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L’utopie de Miguel Abensour

Par Robert Maggiori — 11 juin 2009 à 06:53

Philosophie. L’itinéraire du fondateur de «Critique de la


politique».
Si Miguel Abensour n’avait écrit aucun livre, signé aucun article, il aurait quand même à son actif une
«œuvre» : la collection «Critique de la politique», qu’il dirige chez Payot depuis 1974. Elle est plus
qu’un fait éditorial remarquable, qui a abouti à la publication des principaux ouvrages des chefs de file
de l’Ecole de Francfort, Max Horkheimer et Theodor Adorno, de Ernst Bloch, de Jürgen Habermas,
Leo Strauss, Georg Simmel, Siegfried Kracauer, Walter Benjamin (pour ne pas citer La Boétie, Fichte,
Hegel ou Schelling). C’est un projet politique, condensé en un court texte qu’Abensour a longtemps
fait figurer dans chacun des volumes à couverture rouge, reconnaissable entre mille. Ce manifeste disait
: «La critique de la politique se définit par le refus de la sociologie politique [qui], prétendant édifier
une science du politique, tend à faire de la politique une science ; par le choix d’un point de vue :
écrire sur la politique du côté des dominés, de ceux d’en bas pour qui l’état d’exception est la règle ;
par l’interrogation fondamentale formulée par La Boétie : pourquoi la majorité des dominés ne se
révolte-t-elle pas ?» Cela impliquait que soient menées une «critique sociale de la domination», une
«critique de la raison politique», ainsi qu’une reconstitution des «critiques pratiques de la politique» et
des mouvements sociaux qui «ont attaqué en acte la structure même de la domination».
Il faudrait une étude sérieuse de l’ensemble des ouvrages parus dans «Critique de la politique» pour
mesurer la réussite au moins théorique de l’entreprise. Mais il est certain que Miguel Abensour, dans sa
propre œuvre - scandée par une multitude d’articles de revue et des ouvrages tels que l’Utopie de
Thomas More à Walter Benjamin, Hannah Arendt contre la philosophie politique ou la Démocratie
contre l’État. Marx et le moment machiavélien - est toujours resté fidèle à l’esprit d’un tel programme,
repris, corrigé, peaufiné, par le constant dialogue avec les auteurs qu’il publiait et ses «interlocuteurs»
privilégiés, La Boétie, Marx, et Machiavel, Saint-Just, les utopistes socialistes ou libertaires (William
Morris, Pierre Leroux…), Walter Benjamin…
Passage.Pour témoigner de cette fidélité, Miguel Abensour - né en 1939, professeur émérite de
philosophie politique à l’université Paris-VII Denis-Diderot, ancien président du Collège international
de philosophie - fait également apparaître le manifeste de sa collection dans son dernier livre, Pour une
philosophie politique critique, dont le sous-titre dit la visée : «Itinéraires». Suivre ces itinéraires n’est
guère aisé, et serait même vain si on se contentait de donner à philosophie, à critique, à politique ou
démocratie des sens vagues. Abensour propose quelques «boussoles» : «La différence entre politique et
domination ; l’opposition dans toute cité entre le désir de liberté et le désir de domination, la
spécificité, l’hétérogénéité irréductible de la politique ; la permanence du conflit, de la division, aussi
persistants que l’utopie.» Les chemins qu’il suit convergent tous vers la «recherche d’une politique de
l’émancipation». Mais, entre les années 60-70 et aujourd’hui, bien des choses ont changé. D’où une
réorientation cruciale : «Le passage d’une position favorable à la philosophie politique, à une position
résolument critique.» Le livre, dont les thèses sont mesurées à celles de Machiavel, Hannah Arendt,
Emmanuel Levinas et Claude Lefort, explique ce passage.
Il est vrai qu’au temps où Abensour fourbissait ses premières armes, la philosophie politique semblait
«offrir un lieu de résistance aux entreprises de scientification ou de sociologisation du politique qui se
multipliaient alors, soit sous le drapeau du marxisme, soit sous l’étendard du fonctionnalisme». Sa
fréquentation permettait d’acquérir «l’intelligence du politique», d’accéder à «l’intelligibilité du social-
historique», ou, plus encore, de concevoir l’émancipation «comme une expérience de la liberté à
plusieurs». Les critiques du totalitarisme devenaient sérieuses, Pierre Clastres, par l’étude des sociétés
primitives, montrait qu’il pouvait y avoir politique sans qu’il y ait nécessairement Etat, Lefort
réinterprétait Machiavel et en faisait un «penseur du conflit», pour qui «toute cité humaine s’édifie à
partir de la division entre les grands et le peuple» - bref, il soufflait un vent nouveau sur la philosophie
politique, et toute «notre génération», écrit Abensour, y voyait l’avènement d’une «pensée tumultueuse
de la liberté politique».
«Virtualités». Or, il y eut marche arrière : «La restauration de la philosophie politique a donné
naissance à une philosophie de la restauration ou de la conservation de ce qui est», à une pensée
frileuse, normalisée, et la politique a été réduite «à la gestion des "blocages" et identifiée à la
gouvernance, comme si l’institution d’une communauté politique libre pouvait se comparer au
gouvernement d’une entreprise». Que faire ? Repenser la démocratie, pour «réveiller en elle les
virtualités émancipatrices quil’habitent», et, pour cela - l’argumentation est trop circonstanciée pour
être résumée -, confronter de façon inventive démocratie et utopie - une utopie arrachée à la sphère de
l’objectivation, et pensée, à la manière de Buber ou Levinas, «du côté de la relation Je-Tu», de la
socialité, de l’humain. Hypothèse extravagante ? Pensée rêveuse, qui songe à une «indissociabilité de
l’insurrection démocratique et de l’élan utopique» ? Peut-être. Mais, si l’on refuse cet élan, il faudra
être réaliste et ne demander que le possible. Se contenter de la réalité, faite d’inégalité, d’injustice, de
«grisaille».

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