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Qu’importe les critiques et les doutes – et qu’importe les moyens utilisés – Azov et la
Druzhyna entendent bâtir un projet politique national destiné à relever la société ukrainienne
de ses maux.
Présentée en grande pompe le 28 janvier 2018 dans le froid glacial de la place de l’indépendance
de Kiev, au cours d’une prestation de serment aux forts accents militaristes, la “Natsional’ny
Druzhyna” du régiment néo-nationaliste Azov suscite polémiques et débats au sein de la société
ukrainienne.
Faisant l’objet de plusieurs traductions comme “escouades nationales” ou “milices nationales” qui
parfois portent à confusion sur leur place réelle au sein des forces de sécurités ukrainiennes, nous
choisirons volontairement de conserver le terme initial translittéré. Formation militante comptant
selon les sources entre 600 et 700 bénévoles âgés pour la plupart de 20 à 30 ans, la Dryzhyna
nationale reprend une tradition héritée de la Kyiv Rus’ de “veilleurs”, en suppléant la police
ukrainienne au quotidien. La Druzhyna est officiellement déclarée en conformité avec la
législation ukrainienne qui encadre la création et la réglementation de tels groupes de vigilants.
Selon un officiel du ministère de l’intérieur, Ivan Varchenko, “le fait qu’il y a maintenant des
organisations qui veulent s’engager dans ce processus, est absolument légal, ils ont le droit. C’est
avec des représentants de la Police Nationale qu’ils doivent se mettre d’accord sur comment et où
seront-ils affectés, par exemple, des patrouilles dans les rues en alternance avec la Police
nationale”.
Une nouvelle étape d’Azov dans sa quête de légitimité dans le “chaos ukrainien” ?
Dès ses premiers pas sur le champ de bataille du Donbass en 2014, et jusqu’à son entrée en
politique le 14 octobre 2016 par la création de son parti “Corps National” qui lui a permis de
s’institutionnaliser, le régiment Azov s’est toujours réclamé d’un nationalisme radical dont
l’ambiguïté idéologique a été largement utilisée par ses adversaires (1). Par ses symboles comme le
Soleil Noir et la rune SS “Wolfstangel” (Selon la direction du régiment, cette dernière symbolise les
lettres “I” et “N” pour “Idée de la Nation”), ses codes et le parcours de certains membres au sein
d’organisation sulfureuses comme Tryzub ou C14, Azov est ainsi associé de façon péremptoire et
réductrice à une perception occidentale de l’extrême-droite, voire au néo-nazisme (2). Dans leur
ouvrage “Les Droites extrêmes en Europe” (2015), Nicolas Lebourg et Jean-Yves Camus rappellent
que “l’extrême-droite constitue une catégorie d’analyse propre au cadre politique de l’Europe
occidentale”, où l’on tend à regrouper dans une même matrice idéologique des tendances
diverses (populistes, conservatrices, traditionalistes, xénophobes…) et des pratiques extrêmement
différentes d’une aire géographique à une autre. Sans chercher à relativiser la radicalité de
l’idéologie azovienne, il convient de la replacer dans le contexte de l’espace post-soviétique. Les
pratiques et idéologies des mouvements ultra-nationalistes peuvent y être différentes. Or, une
stratégie délibérée d’assimilation d’Azov à une mouvance néo-nazie s’inscrit dans une tentative de
discrédit et de simplification à l’extrême du nationalisme ukrainien; celui-ci étant ramené à la
simple expérience du IIIème Reich et des horreurs perpétrées en Ukraine pendant la Seconde
Guerre mondiale.
D’autre part, en étant sous le commandement direct du ministre de l’Intérieur Arsen Avakov, et
sous perfusion de donateurs influents, par exemple l’oligarque Ihor Kolomoisky en 2014-2015,
nombreux sont ceux qui s’interrogent sur la finalité réelle de ce mouvement. Azov ne serait-il pas
en fin de compte qu’une simple marionnette au service de desseins beaucoup plus personnels que
collectifs ? Certaines de ces ambiguïtés sont levées progressivement, ou mieux comprises
aujourd’hui. La question reste pourtant ouverte sur la montée en puissance d’Azov, illustrée par la
création de la Druzhyna nationale.
Par son refus de toute concession aux acteurs du désordre interne ukrainien, on peut donc
aisément comprendre qu’en dépit de leur aura encore minoritaire, Azov et sa Druzhyna puissent
représenter pour certains une alternative crédible, l’étendard du refus de la défaite et de
l’immobilisme, l’oriflamme du retour de l’Ukraine comme nation souveraine.
Ces statistiques illustrent la diversité du mouvement, animé par un même désir d’action pour faire
face aux enjeux d’un pays plongé dans l’état d’urgence. Au fil d’entretiens menés avec plusieurs
militants, ceux-ci revendiquent une prise de conscience totale de la nécessité d’agir, de résister,
d’accepter le don d’eux-mêmes pour la “noble cause de la défense de l’identité ukrainienne” (6).
Cette résistance dite “autonome”, revendiquée par les membres d’Azov, fait de ce dernier une
mouvance qui dépasse les différentes sous-cultures existantes en Ukraine. On parlera d’un
“nationalisme social” qui inclut au sein de la nation toutes les personnes ayant un degré élevé de
conscience nationale indépendamment de leurs sous-cultures et de leurs identités. Il ne s’agirait en
aucun cas de personnes exclues de la société, de personnes rejetées et considérées comme
dangereuses, dès lors qu’elles sont insérées dans un tissu social tissé par Azov. Ces militants se
définissaient au départ comme des artisans de la défense ultime du pays et des thuriféraires de sa
stabilité. Selon leurs dires, c’est le contexte de délitement de l’Etat qui les a mobilisés autour d’une
idéologie guerrière et de défense comme l’ultranationalisme ou le néo-fascisme. Nourri par la
guerre et l’incurie du gouvernement actuel, beaucoup ont souhaité prolonger leur activisme dans
un combat intérieur teinté de politique. En filigrane, la conviction que les solutions se trouvent
non chez les élites et les réformes promulguées (les idées ne tombent pas du ciel) mais bien dans la
société ukrainienne et ses structures militantes (l’action quotidienne est mère de toutes les
batailles).
L’affirmation d’une identité nationale ukrainienne qui “hoquetait” il y a encore peu dans les
traumas de l’ère post-soviétique et les difficultés de se penser face à l’Occident et face à la Russie, a
connu un essor sans précédent avec la guerre à l’Est. Avant, les Ukrainiens étaient plutôt organisés
à l’échelle locale, au sein d’un oblast, d’une ville ou d’une communauté, comme l’expliquait
l’historien Ivan Fedyk dans un entretien, en février 2017. Ils s’en réclamaient, et s’installaient dans
une fragmentation subie sinon assumée. Le politologue Konstantin Batozsky rajoute que le
Maïdan, puis la guerre, ont amené à une prise de conscience de l’importance de l’Etat pour le bon
fonctionnement de la vie quotidienne, pour la sécurité collective, pour la défense d’une histoire et
d’un territoire. C’est cette mutation qui a été décisive et a motivé idéologiquement Azov pour
créer la Druzhyna. Cette nouvelle identité nationale, résolument attachée à la défense de l’intégrité
territoriale du pays, doit être défendue à tout prix de toute tentative de subversion intérieure ou
extérieure. Face aux nouvelles zones grises générées par la guerre en Ukraine, face à la menace de
sape russe ou oligarchique, Azov choisit donc d’adapter son discours et son attitude de façon
pragmatique. Il lui incombait de porter ce sentiment national sur l’ensemble du territoire par son
parti et désormais, la Druzhyna. Azov se rêve en fédérateur d’un nationalisme ukrainien retrouvé,
et compte utiliser son aura pour le faire de façon plus paternaliste qu’autoritaire en répondant aux
doléances de la population en matière de sécurité. Cette mue d’Azov est la base même de son
nouveau parcours en politique avec le Corps National.
Source: Page Facebook Національні Дружини
En tant que parti politique, régiment ultranationaliste et force milicienne, Azov fournit trois types
de représentations pour arriver à concilier les populations avec son objectif de réconciliation
nationale :
Celle d’être en même temps par sa branche politique une force d’opposition au sein de l’Etat
qui tend à faire valoir l’ensemble des droits et des attentes de la population ukrainienne en
étant proche d’elle. Il exprime la volonté de se donner une nouvelle légitimité, se conformer en
dépit des craintes à la législation. Un des objectifs étant de se forger une image expurgée , bien
loin de celles de l’organisation “Patriotes d’Ukraine” dont on pouvait s’indigner des dérives.
Enfin celle d’être une puissance dissuasive mais tolérante engagée avant tout dans un
processus de Risorgimento (7). Il s’agit ici de bâtir un Etat-nation en se séparant d’un empire,
russo-soviétique en l’occurrence, et des stigmates encore visibles de son ancienne domination.
Ce faisant, le but est d’unir différentes branches longtemps opprimées d’une même nation
(Ukrainiens d’origine russe, Ukrainiens russophones, Ukrainiens ukrainophones, Grecs
pontiques, etc.) pour résoudre les crises d’identité, résister à la “tyrannie étrangère” et fournir
la base d’une nouvelle reconstruction nationale. Les cultures régionales, religions et mémoires
se trouvent ainsi rassemblées au sein d’un même Etat-nation où les nationalistes comme Azov
peuvent s’efforcer de préserver, d’améliorer, transformer ou recréer une identité ukrainienne
expurgée de toute réminiscence du “soviétisme”.
Plongée dans une crise allant bien plus loin que la simple opposition d’une Ukraine occidentale
européanisée à un némésis oriental et russophile, le pays est en proie à une multitude de
représentations qu’Azov souhaite reformater en les rendant conformes à sa vision. Le mouvement
compte sur l’attraction de son parti et de sa Druzhyna pour les appliquer directement sur le
terrain. Partageant l’idée d’un territoire ukrainien souverain, le régiment Azov se démarque du
nationalisme stato-territorial de ses alliés du Pacte national (8). Il épouse une vision de l’Ukraine
chère aux penseurs des années 1920 Yuri Lypaa et Dmitro Dontsov, dépassant ses frontières
juridiques, puissante face à ses voisins, et très conservatrice sur le plan politique. Loin d’être
affranchie d’une certaine vision suprémaciste de l’Ukraine, cette représentation du territoire et de
la nation constitue l’essence même du « nationalisme moderne » vanté par la Druzhyna et ses
affidés.
C’est une “société de corps” qui est le but des transformations vitales pour Azov. La
représentation de l’Ukraine défendue par son chef Andriy Biletsky est une représentation
organique. Elle est forgée autour des écris de Mykola Stsiborskyi (1897-1941) combattant et
théoricien de l’OUN originaire de Jytomyr, ayant développé l’idée de “natiocratie”. Cet Etat sera
autoritaire, et corporatiste (où la société et l’économie sont organisées en groupements défendant
leurs intérêts) mu par une vision élitiste et technicienne —seule capable de favoriser
l’indépendance nationale— mais aussi paradoxalement par une vision assurant le primat du
peuple sur des élites jugées corrompues et népotistes. Il s’agit donc de recomposer l’Etat autour
du principe de “solidarité nationale”, fondé sur le rejet des classes et des partis et sur l’affirmation
de l’individu, membre de la nation qui occupera une place prédéfinie au sein de la société, en
fonction de sa valeur réelle. Cette valeur est étalonnée par ses combats, ses aptitudes physiques et
intellectuelles, ses capacités à nouer des relations avec d’autres. Cette vision est un rejet direct
d’une élite autoproclamée et systémique. Pour les idéologues azoviens, la “natiocratie” induit un
pouvoir segmenté très lié à la valeur reconnue de chaque acteur dans tel ou tel domaine. Dans ce
système très darwinien, les droits et libertés seraient donc calés sur une méritocratie rigoureuse.
On reconnaît dans ce dispositif de la “natiocratie” l’idée d’un Etat nation voulu comme “une entité
en charge des destins de la collectivité nationale”. Pour Azov “la Nation constitue la forme la plus
optimale de l’existence humaine, et l’Etat constitue la forme la plus optimale de l’existence de la
Nation” (9). En d’autres termes il s’agit d’un retour au sens premier de la définition de l’Etat
nation : “la synthèse territoriale, politique voire idéologique de l’Etat et de la nation”. On y
retrouve le caractère dominant de l’Etat nation : sa cohésion nait de caractères ethniques communs
(cf. étymologie) ou de la volonté de vivre ensemble par un “plébiscite de tous les jours” (E. Renan
1882). L’Etat nation reconvoqué et retrouvé par Azov est bordé par d’un système politique sans
concessions pour les élites actuelles et leurs pratiques et surtout par des symboles historiques
(drapeau, hymnes nationaux, héros).
Vecteur principal de cohésion, l’Histoire demeure importante pour Azov dans l’élaboration et la
structuration de l’idée nationale. En temps de crise, la mobilisation du récit historique comme
référence commune à un peuple permet d’exalter son patriotisme en vue de surmonter les
épreuves qui lui sont infligées. L’Ukraine d’Azov est à la fois considérée comme le berceau
civilisationnel slave, mais aussi comme une région martyre des différents empires allant de la
Pologne (révolte des Zaporogues en 1654) à l’URSS. Soit un lieu de confrontation directe et
indirecte entre l’Ouest et l’Est. Ce passé produit inévitablement des forces centrifuges, et c’est par
réaction que se définit l’extrême droite ukrainienne et particulièrement Azov, en vue de bâtir sa
propre représentation de l’Ukraine. Loin d’être une image improvisée dans l’urgence de la guerre,
l’Ukraine d’Azov se doit, en tant que “grande nation” unie, de fédérer l’ensemble de ses individus
grâce à un nouveau roman national mettant en valeur les grandes figures de l’histoire ukrainienne,
longtemps délaissées par le pouvoir. Cette nouvelle histoire puise à la fois dans les récits orientaux
et occidentaux de l’histoire européenne. Référence récurrente dans le nationalisme ukrainien
contemporain, Azov reprend à son compte le modèle de druzhyna, l’ancienne garde prétorienne
du prince de la Ru’s kiévienne : il cultive et renforce une image de fraternité comparable avec ses
propres codes. D’autre part, la démarche d’Azov est une sublimation esthétique de la tradition:
l’héritage des temps les plus reculés comme celui de l’époque ru’ssienne est vu comme un “âge
d’or”. Celui-ci doit être redécouvert à travers les symboles utilisés par Azov. On peut aussi citer le
lieu chargé d’histoire qui a servi à la prestation de serment de la Druzhyna : la forteresse de Kosy
Kaponir.
Enfin, Azov n’échappe pas à la quête de l’image symbolique du corps : un corps jeune, en bonne
santé, renvoyant à des notions de capacités et de volonté et d’action. C’est pour cela que la
Druzhyna azovienne doit être au coeur de l’éveil des jeunes générations en Ukraine. Par ses
activités aussi bien militaires que civiles, la Druzhyna espère pouvoir purger la jeunesse d’un
contenu trop soviétisé susceptible de faire émerger une “cinquième colonne pro-russe”. Les
nouvelles générations doivent devenir un moteur fondamental dans l’élaboration du corps
national souhaité. Dynamique et facilement perméable aux images et idéaux forts, la jeunesse
concentre toute l’attention d’Azov qui déploie une offre médiatique, sportive, d’initiation militaire
et d’invitation à une série d’évènements collectifs. Tout semble être mis en oeuvre par le régiment
et son parti pour séduire la jeunesse et la façonner à son image.
Conclusion
Notes:
(1) UMLAND, Andreas, Voluntary militia and radical nationalism in post-Maidan Ukraine, 50 pages
(2) FEDORENKOK., RYBIY O., UMLAND A., The Ukrainian far right and the ukrainian revolution, 23
pages
(3) GUILLEMOLES A., Ukraine le réveil d’une nation, les Petits matins,Paris, 2015, 211pages
(6) FRANQUEVILLE, Bertrand, Le phénomène milicien en Ukraine : le cas du bataillon Azov, Dossier
de recherche de Master 1 de Science Politique, Spécialité Relations Internationales, Année
universitaire 2015-2016, Université Paris I Sorbonne, 40 pages
(7) KUZIO, Taras, Nationalism in Ukraine: towards anew theoretical and comparative framework, Journal
of Political Ideologies N°7, 2002, op.cit p 138
(8) Signé en Mars 2017, la Pacte national est une alliance politique en vue des prochaines élections
législatives et présidentielles, associant Svoboda, Praviy Sektor et le Corps National
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