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Le Monde diplomatique

vendredi 1 mai 2020 2003 mots, p. 3

Controverse sur le populisme de gauche

Ce que Pierre Rosanvallon ne comprend pas


Chantal Mouffe

La crise sanitaire a rouvert la chasse aux « populistes ». À l'instar des caricatures -


MM. Donald Trump et Jair Bolsonaro -, ils mépriseraient la science, la séparation
des pouvoirs, la complexité, l'État de droit. Avocat d'une démocratie apaisée,
consensuelle, Pierre Rosanvallon reprend à son compte certaines de ces
critiques, arbitraires, du populisme. Une théoricienne réputée de ce courant lui
répond.

@@IMAGES Source : IMG003.tif Légende : VASSILY KANDINSKY. - « Gegenklänge » (Accords


opposés), 1924 Crédit : Photographie : Centre Pompidou, MNAM-CCI - RMN-Grand Palais

Dans son récent ouvrage Le Siècle du populisme (1), Pierre Rosanvallon s'étonne du fait que,
contrairement aux autres idéologies de la modernité comme le libéralisme, le socialisme, le
communisme ou l'anarchisme, le populisme ne se rattache à aucune oeuvre d'envergure. Il
s'agirait pourtant, selon lui, d'une proposition politique dotée d'une cohérence et d'une force
positive, mais qui n'a été ni formalisée ni développée. Dans son livre, Rosanvallon se propose de
dé nir la doctrine populiste et d'en faire la critique.

Cette doctrine, il la construit de manière arbitraire, à partir d'éléments provenant de sources très
hétérogènes et en reprenant les clichés déjà exposés dans la plupart des critiques du populisme.
Sa dé nition n'apporte rien à la thèse, reprise par de nombreux auteurs, selon laquelle le
populisme consiste à opposer un « peuple pur » à une « élite corrompue » et à concevoir la
politique comme l'expression immédiate de la « volonté générale » du peuple (2). Avec quelques
variations, on retrouve cette vision dans Le Siècle du populisme.

Lorsqu'il se réfère à des auteurs qui défendent une autre position, il le fait en travestissant leurs
idées pour les rendre conformes à la thèse qu'il défend. Plusieurs de mes travaux sont ainsi
caricaturés au point qu'on se demande si cet historien, pourtant réputé, les a lus ou s'il fait preuve
d'une mauvaise foi méthodologiquement douteuse.

Il af rme par exemple que je rejette la démocratie libérale représentative alors que mon ouvrage
Pour un populisme de gauche souligne l'importance d'inscrire cette stratégie dans le cadre de la
démocratie pluraliste et de ne pas renoncer aux principes du libéralisme politique. Contrairement
à ce que prétend Rosanvallon, je soutiens, dans Le Paradoxe démocratique (3), que la démocratie
libérale résulte de l'articulation de deux logiques incompatibles en dernière instance, mais que la
tension entre l'égalité et la liberté, lorsqu'elle se manifeste de façon « agonistique », sous la forme
d'une lutte entre adversaires, garantit l'existence du pluralisme. De même, je défendrais, selon lui,
l'unanimité comme horizon régulateur de l'expression démocratique, alors que le thème de la
division sociale et de l'impossibilité d'un consensus inclusif se trouve au centre de mes ré exions.

Mais si cet ouvrage qui vise à faire la théorie du populisme ne contribue pas à une meilleure
intelligence du phénomène, c'est d'abord en raison de la vanité de son ambition : le populisme
n'existe pas en tant qu'entité dont on pourrait faire la théorie ou produire le concept. Il n'existe
que des populismes, ce qui explique d'ailleurs pourquoi la notion donne lieu à tant
d'interprétations et de dé nitions contradictoires.

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Plutôt que de chercher à dé nir les principes du populisme, il faut examiner la logique politique
mise en oeuvre par les mouvements quali és de « populistes ». Suivant cette démarche, Ernesto
Laclau montre dans La Raison populiste (4) qu'il s'agit d'une stratégie de construction de la
frontière politique, établie sur la base d'une opposition entre ceux d'en bas et ceux d'en haut,
entre les dominants et les dominés. Les mouvements qui l'adoptent surgissent toujours dans le
contexte d'une crise du modèle hégémonique. Envisagé de cette façon, le populisme n'apparaît ni
comme une idéologie, ni comme un régime, ni comme un contenu programmatique spéci que.
Tout dépend de la façon dont se construit l'opposition nous/eux ainsi que des contextes
historiques et des structures socio-économiques dans lesquels elle se déploie. Appréhender les
différents populismes implique de partir des conjonctures spéci ques de leur émergence au lieu,
comme le fait Rosanvallon, de les réduire à des manifestations d'une même idéologie.

« République du centre »

À défaut d'éclairer son objet, Rosanvallon révèle dans son étude du populisme la nature et les
limites de sa propre conception de la démocratie. La théorie démocratique qui structure
l'idéologie populiste appelle selon lui une « forme limite de la démocratie » qui consiste à faire le
procès de la nature libérale et représentative des démocraties existantes. Et ce en leur opposant
une solution de remplacement fondée sur trois caractéristiques : une démocratie directe, un
projet de démocratie polarisée et une conception immédiate et spontanée de l'expression
populaire.

À cette supposée doctrine populiste, l'ancien secrétaire de la Fondation Saint-Simon oppose sa


propre conception, développée dans ses ouvrages antérieurs. Sur le plan philosophique, on y
trouve une version sophistiquée de la doctrine dominante des partis sociaux-démocrates sous
hégémonie néolibérale. Celle élaborée dans les années 1980 et 1990 par les théoriciens de la «
troisième voie » comme Anthony Giddens au Royaume-Uni et Ulrich Beck en Allemagne. Leur
thèse : nous sommes entrés dans une « seconde modernité » où le modèle antagonique de la
politique devient obsolète faute d'adversaires sociaux. Les identités collectives comme les classes
ont perdu leur pertinence, et les catégories de droite et de gauche se périment. Il subsiste des
différences d'opinion potentiellement con ictuelles mais qui se réduisent et s'apaisent en
réconciliant la diversité des demandes individuelles. Dès lors, une « politique de la vie » liée aux
préoccupations environnementales, familiales, aux identités personnelles et culturelles prendrait
le pas, selon Giddens, sur la « politique de l'émancipation » (5).

L'adoption d'une telle conception par les partis sociaux-démocrates fut à l'origine du social-
libéralisme qui domine l'Europe occidentale depuis la n des années 1980. En France, ce projet
d'une « République du centre » trouva ses plus fervents adeptes autour de Rosanvallon et
d'intellectuels du Centre Raymond-Aron de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
(6). Ce courant privilégie la dimension libérale de la démocratie : il met l'accent sur la défense des
aspects constitutionnels au détriment de la participation du peuple. Cette prédominance du
libéralisme sur la souveraineté populaire conduit à faire l'impasse sur la division sociale, sur les
rapports de pouvoir et les formes de lutte antagoniques associés avec la notion de lutte de classes.

Centrée sur l'absence de solution de rechange à la mondialisation néolibérale, une vision «


postpolitique » de ce type, loin de constituer un progrès pour la démocratie, assigne au système
politique la tâche de « gouverner le vide », comme l'a montré Peter Mair (7). En 2005, je soutenais
que l'absence de lutte entre projets de société opposés prive les élections de leur sens et fournit
un terrain favorable au développement des partis populistes de droite (8). Lesquels peuvent ainsi
prétendre rendre au peuple le pouvoir con squé par l'establishment. Quinze ans plus tard, le
paysage politique européen conforte cette hypothèse.

Rosanvallon ne réalise pas que le modèle consensuel d'une politique sans frontières est à l'origine
de la montée en puissance du populisme. Seule peut l'interrompre à ses yeux l'élaboration d'un
projet alternatif fort, une « deuxième révolution démocratique » qui implique de repenser tant
l'activité citoyenne que les institutions démocratiques. Il formule ainsi une série de propositions,
qui ne sont pas inintéressantes, visant à diversi er et à démultiplier les institutions démocratiques
et à élargir la portée de l'activité citoyenne. À la « démocratie d'autorisation », qui délivre par les

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élections le pouvoir de gouverner, devrait par exemple s'ajouter une « démocratie d'exercice », qui
soumet l'exercice du pouvoir à des critères démocratiques. Mais, comme ces propositions
participent de la conception postpolitique, ignorent les antagonismes qui structurent la société et
ne mettent pas en question le modèle néolibéral, on peine à voir en quoi la « deuxième révolution
démocratique » contribuerait à faire reculer les forces populistes.

Concevoir le populisme comme une stratégie de construction de la frontière politique rend


intelligible le « moment populiste », ce que la perspective de Rosanvallon ne permet pas. Ces
mouvements rejettent le gouvernement des experts et la réduction de la politique à des
questions d'ordre technique. Ils se réclament d'une vision partidaire et montrent les failles de
l'approche consensuelle. Ils récusent en n la postpolitique et exigent la possibilité pour les
citoyens de participer aux décisions qui concernent les affaires publiques et pas seulement de
contrôler leur mise en oeuvre. Certains expriment leurs revendications sous la forme d'un
populisme de droite, de type « immunitaire » et xénophobe, désireux de restreindre la démocratie
aux nationaux; d'autres le font sous la forme d'un populisme de gauche visant à étendre cette
dernière à de nombreux domaines et à l'approfondir.

Pour atteindre cet objectif, la stratégie populiste de gauche propose une rupture avec l'ordre
néolibéral et le capitalisme nancier, qui, comme l'a montré le sociologue Wolfgang Streeck (9),
s'avèrent incompatibles avec la démocratie. Elle vise à établir une nouvelle formation
hégémonique capable d'assumer la centralité des valeurs d'égalité et de justice sociale. Pareil
projet n'implique pas le rejet mais au contraire la reconquête des institutions constitutives du
pluralisme démocratique. Pour mettre en oeuvre une telle rupture, la stratégie du populisme de
gauche entend fédérer les luttes démocratiques a n de créer une volonté collective, un « nous »
susceptible de transformer les rapports de pouvoir et d'instaurer un nouveau modèle économico-
social à travers ce qu'Antonio Gramsci appelle une « guerre de position ». L'affrontement entre ce «
nous », qui articule les différentes demandes liées à des conditions d'exploitation, de domination
et de discrimination, et son adversaire, ce « eux » constitué par les pouvoirs néolibéraux et leurs
alliés, est la forme dans laquelle s'exprime aujourd'hui ce que la tradition marxiste appelle la «
lutte de classes ». Il n'est donc pas étonnant que Rosanvallon y soit hostile. Prisonnier de son
modèle centriste, il voit toute forme de populisme comme une menace pour la démocratie.

Épuisement du modèle néolibéral

La stratégie populiste de gauche apparaît particulièrement pertinente dans la perspective d'une


sortie de la crise du Covid 19 qui préluderait à la construction d'un nouveau contrat social. Cette
fois, contrairement à la crise de 2008, pourrait s'ouvrir un espace d'affrontement entre projets
opposés. Un retour pur et simple aux affaires courantes paraît peu envisageable, et l'État jouera
probablement un rôle à la fois crucial et accru. Peut-être assisterons-nous à l'apparition d'un «
capitalisme étatisé » utilisant la puissance publique pour reconstruire l'économie et restaurer le
pouvoir du capital. Il pourrait prendre des formes plus ou moins autoritaires selon les forces
politiques qui le dirigeraient. Ce scénario signi erait soit la victoire des forces populistes de droite,
soit l'ultime sursaut des défenseurs du néolibéralisme pour assurer la survie de leur modèle.
Toutefois, une stratégie populiste de gauche visant à construire une volonté collective autour d'un
Green New Deal (« nouvelle donne écologique ») peut aussi faire de cette crise une occasion de
démocratiser en profondeur l'ordre socio-économique existant et de créer les conditions d'une
véritable transition écologique.

En exacerbant les inégalités, la crise du coronavirus con rme l'épuisement du modèle néolibéral.
En recréant des frontières politiques et en réaf rmant l'existence d'antagonismes, elle signale un
retour du politique et donne une nouvelle dimension au moment populiste. Selon les forces
sociales qui s'en saisiront et la manière dont elles construiront l'opposition nous/eux, cette
pandémie peut déboucher sur des solutions autoritaires ou mener à une radicalisation des valeurs
démocratiques. Une chose est sûre : contrairement à ce qu'af rme Rosanvallon, loin de menacer la
démocratie, le populisme de gauche représente aujourd'hui la meilleure stratégie pour orienter
dans un sens égalitaire les résistances à l'ordre postdémocratique néolibéral.

Note(s) :

3/4
(1) Pierre Rosanvallon, Le Siècle du populisme. Histoire, théorie, critique, Seuil, Paris,
2020.

(2) Cf. Cas Mudde et CristÏ?bal Rovira Kaltwasser, Brève Introduction au populisme,
Éditions de l'Aube, La Tour-d'Aigues, 2018.

(3) Cf. Le Paradoxe démocratique, Beaux-Arts de Paris Éditions, 2016.

(4) Ernesto Laclau, La Raison populiste, Seuil, Paris, 2008.

(5) Anthony Giddens, Modernity and Self-Identity. Self and Society in the Late
Modern Age, Polity Press, Cambridge, 1991.

(6) François Furet, Pierre Rosanvallon et Jacques Julliard, La République du centre.


La n de l'exception française, Calmann-Lévy, Paris, 1988.

(7) Peter Mair, Ruling the Void. The Hollowing-out of Western Democracy, Verso,
Londres, 2013.

(8) Cf. L'Illusion du consensus, Albin Michel, Paris, 2016 (première parution anglaise
en 2005).

(9) Wolfgang Streeck, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme
démocratique, Gallimard, Paris, 2014.

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4/4

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