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Fondation Jean Piaget

AVANT‐PROPOS
DE LA PREMIÈRE ÉDITION

(Delachaux et Niestlé, 1943)


La pagination du présent document correspond à la Chargée en 1939, par le Département de l'instruction publique du 
2ème édition de B. Inhelder: canton de Saint‐Gall, du dépistage et du diagnostic mental des enfants 
Le diagnostic du raisonnement chez les débiles mentaux anormaux, nous avons d'abord recouru aux  tests habituels de  déve‐
parue en 1963. loppement  global  et  à  une  série  d'épreuves  telles  qu'elles  étaient 
Version électronique réalisée par les soins de la alors  en  cours  dans  les  consultations  médico‐pédagogiques.  Mais 
Fondation Jean Piaget pour recherches
psychologiques et épistémologiques. nous  avons  bientôt  éprouvé  le  besoin  de  construire  nous‐même  un 
instrument plus spécialisé de diagnostic du raisonnement.
La plupart des cas dont nous avions à nous occuper étaient envoyés, 
soit par des médecins d'écoles,  soit par des instituteurs, en raison de 
difTicultés  scolaires.  A  nous  souvent  de  décider  si  tel  ou  tel  enfant 
suspect de troubles mentaux pouvait cependant être admis en classe 
normale,  s'il devait suivre un enseignement spécial,  ou  s'il fallait le 
libérer de  la  scolarité obligatoire. Il va  de  soi que de telles décisions, 
nécessitant  souvent  le  placement  dans  un  établissement  pour 
anormaux,  doivent  s'appuyer  sur  une  étude  clinique  précise  du 
niveau et de l'équilibre mentaux. Dans certains cas on est, il est vrai, 
rapidement Tixé sur la nature et le degré de la déTicience mentale, par 
exemple lorsqu'il s'agit d'un idiot incapable de tout apprentissage ou 
d'un imbécile à placer de préférence dans une institution pour arriérés. 
Mais déjà la distinction de l'imbécile et du débile peut être délicate et, 
à  plus  forte  raison,  celle  du débile  et du retardé  simple.  De tels cas 
exigent, le plus souvent, un diagnostic poussé.  Les choses se compli‐
quent encore,  lorsqu'il  ne  s'agit  pas  de  pures arriérations,  mais de 
troubles de l'équilibre affectif et intellectuel.
Le  psychologue  chargé  de  l'orientation scolaire  de  ces  sujets est 
donc souvent appelé, sinon à établir un statut complet de l'organisa‐
tion mentale, du moins à faire un diagnostic différentiel d'arriération, 
c'est‐à‐dire  à discerner  dans l'ensemble  des manifestations anorma‐
les celles qui révèlent une déTicience intellectuelle, à en déterminer le 
degré et les possibilités d'évolution ultérieure.
6  LE DIAGNOSTIC DU RAISONNEMENT  AVANT‐PROPOS  7

Or les tests classiques de développement global, qu'ils aboutissent  courante  de  la  débilité.  Certains auteurs s'appuient sur des  indices 


à  la  détermination  d'âges  mentaux,  de  quotients intellectuels ou de  physiques ou psycho‐moteurs.  D'autres  se  basent  davantage  sur les 
proTils  psychologiques,  mesurent  davantage  le  rendement  qu'ils  déTiciences  d'acquisitions  scolaires  ou  des  difTicultés  d'intégration 
n'analysent les  processus eux‐mêmes et,  de  ce  fait,  nous semblent  sociale  ;  d'autres  encore  indiquent  des âges mentaux  ou  quotients 
insufTisants  pour   établir  un  diagnostic  de  débilité  mentale.  Les  intellectuels.  Mais  même  dans  l'évaluation  quantitative,  ii  subsiste 
épreuves cliniques  d'apprentissage  et  d'adaptation,  dues  au  talent  encore  une  grande  marge  de  variabilité  selon  les tests.  Si  l'on  peut 
de  M.  André  Rey,  nous  fournissent  par contre  des  indices  psycho‐ espérer que  la systématisation des divers indices permettra  un  jour 
fonctionnels précieux. Seulement, ces dernières investigations, étant  de déterminer un syndrome  de  débilité, il nous paraît indispensable 
d'abord  orientées  vers  les  acquisitions  mnésiques,  les  processus  de  relever  dès  maintenant  des  symptômes  précis  susceptibles  de 
affectifs et l'intelligence  pratique,  il nous a  paru  utile  d'y apporter  circonscrire cette notion de la débilité mentale. Or, dans le domaine du 
un complément sous forme d'épreuves diagnostiques du raisonnement. raisonnement,  la  pratique  et  l'expérience  diagnostiques  nous  ont 
Ayant  étudié  précédemment,  en  collaboration  avec  M.  Piaget,  la  conduite à la délimitation suivante : le raisonnement débile est carac‐
genèse d'un mécanisme  opératoire  du raisonnement, dont les étapes  térisé par une construction opératoire inachevée. Tandis que  l'idiot 
successives  se  construisent  par  différenciation  et  intégration,  nous  et  l'imbécile  sont  incapables  de  parvenir à  l'emploi  des méthodes 
avons cru possible d'adapter nos recherches génétiques au diagnostic  opératoires de pensée (ils ne connaissent que les méthodes préopé‐
mental.  Selon  notre  hypothèse,  les  stades  opératoires  pourraient  ratoires,  perceptives ou  intuitives) et  que  le simple retardé aboutit 
nous fournir un modèle de développement sur lequel les phénomènes  tôt ou tard, mais avec quelque décalage sur le normal, à une construc‐
de  débilité  du raisonnement se  dessineraient sous forme  d'arrêts et  tion opératoire formelle, le débile nous a toujours paru être capable 
de Tixations anormales. Les épreuves que nous proposons ici  ont été  de  raisonner  par opérations  concrètes mais sans  jamais  atteindre 
tirées de notre ouvrage Le développement des quantités chez l’enfant 1.  le  niveau  des  opérations  formelles  (ou  hypothético‐déductives). 
De  même  que  nous avons interrogé  précédemment des jeunes nor‐ Telle  est  la  conception  que  nous  chercherons à  justifier  dans  cet 
maux au sujet de la conservation de la matière lors de la déformation  ouvrage.
d'une boulette de plasticine,  de  la dissolution d'un morceau de sucre  Seulement, on peut se demander  s'il est légitime d'isoler une fonc‐
et  des  compositions  de  poids  ou  de  volume,  nous  nous  servirons  tion mentale  — aussi restreinte que le raisonnement — de l'ensem‐
maintenant  de  ces  expériences  pour  étudier  le  raisonnement  des  ble de  l'organisation mentale.  Est‐ce  légitime  en particulier, lorsque 
débiles mentaux. celle‐ci  est  conçue  comme  une  totalité  réelle,  ainsi  que  le  suggère 
Les  épreuves  opératoires  supposent  naturellement  un  certain  l'état  actuel  des  investigations  psycho‐pathologiques  ?  A  notre 
minimum de compréhension et d'échanges intellectuels, et de ce  fait  avis,  au  lieu  de  s'engager  dans  des  appréciations  globales  ou  la 
elles s'appliquent de  préférence au diagnostic des degrés supérieurs  détermination  de  facteurs  généraux,  sous  prétexte  d'atteindre 
d'oligophrénie.  Les  analyses  cliniques  que  nous  présenterons  dans  directement  cette  totalité  comme  telle,  mieux  vaut  tenter  l'essai 
cet ouvrage se limitent donc à des sujets qu'on a coutume de désigner  d'une  dissection  plus fine  dont les  résultats,  si  partiels  soient‐ils, 
sous le nom de « débiles mentaux ». Nous nous sommes surtout inté‐ se  prêtent  au  moins  à  être  intégrés  tels  quels  dans  un  diagnostic 
ressée  aux  débiles d'âge  scolaire,  mais avons également examiné  un  d'ensemble. 
nombre sufTisant d'adultes restés déTinitivement Tixés à ce niveau. L'analogie avec la dissection anatomique fera peut‐être comprendre 
En  réunissant  ainsi  plus  d'une  centaine  de  sujets,  tous  désignés  toute  la  différence existant  entre  la  conception  que  nous  défendons 
par des médecins et pédagogues spécialisés comme atteints de débilité,  ici et celle qui a inspiré un grand nombre de tests. Supposons que l'on 
nous avons été frappée d'autre part du vague de la définition pourtant cherche  à  débrouiller  l'anatomie  d'une  région  compliquée  d'un 
organe  quelconque,  ainsi  que  les  régressions  ou  réintégrations  qui 
1 J. PIAGET  et B. INHELDER : Le développement des quantités  chez l'enfant. Delachaux 
auront pu s'y produire. Deux méthodes sont possibles : où bien l'on
et Niestlé, Neuchâtel et Paris, 1941.
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pratique  au  hasard  le  plus grand nombre  de  coupes possibles,  avec  ficier  de  nombreuses  méthodes  dont  il  a  inauguré  l'emploi  à  la 
l'espoir de les rattacher les unes aux  autres par simple  sommation  consultation médico‐pédagogique de l'Institut des Sciences de l'Edu‐
de leurs résultats, ou bien on suit un à un le parcours de chaque nerf,  cation.  Par  son  exemple  et  ses  conseils  M.  Lambercier  nous  a  fait 
de chaque faisceau ou chaque élément. Il peut arriver que la première  comprendre les exigences de la technique précise des laboratoires de 
méthode  réussisse  d'emblée,  mais lorsqu'elle  échoue  parce  que  la  psychologie. L'influence qu'a exercée sur la conception de notre travail 
totalité est trop complexe, la seconde seule permettra la détermination  la  pensée  de  M.  Piaget  nous  paraît  ressortir  avec  trop  d'évidence 
de  signes  précis.  Autrement  dit,  comment  conduire  l'examen  pour  pour   qu'il  soit  nécessaire  d'y  insister  longuement.  Les  recherches 
disséquer,  dans  l'ensemble  des  troubles  psycho‐pathologiques  auxquelles nous nous sommes livrée ont précisément mis en lumière 
pouvant affecter le  sujet,  les déTiciences  propres  de  la  construction  la valeur de sa théorie génétique pour la pratique du diagnostic mental. 
intellectuelle ? Qu'il  trouve  ici  l'expression  de  notre  profonde  reconnaissance  pour 
Si  l'on  se  bornait à faire  des coupes transversales comme  c'est le  l'appui bienveillant qu'il nous a témoigné tout au long de nos études.
cas dans certains tests d'âges,  on  obtiendrait bien des niveaux, mais  A  l'Institut  des  Sciences  de  l'Education,  fondé  et  inspiré  par 
sans  savoir si ceux‐ci  sont des stades de  construction.  Pour isoler  la  Edouard Claparède,  nous avons eu le privilège de trouver l'ambiance 
structure  de  la  construction  comme  telle,  il  faut  donc  en  découper  favorable aux recherches de psychologie génétique et clinique.
tout  le  pourtour,  et  ceci,  dans  le  domaine  du  raisonnement,  n'est  Nous tenons en  outre  à  remercier très vivement  Messieurs les Directeurs Plüer, 
possible qu'avec une méthode de conversation libre qui permette à la  Grob Niedermann et Kläui de l'amabilité avec laquelle  ils ont mis à notre  disposition 
fois de  suivre  une  à  une  les opérations et de  les replacer dans leur  les sujets d'expérience des établissements qu'ils dirigent.
contexte naturel.
Il est évident que nos résultats,  limités à l'étude du raisonnement,                  B. I.
ne prendront leur pleine signiTication qu'une fois mis en relation avec 
tous  les aspects de  la  vie  mentale.  Eclairés par  eux  et  situés  dans 
l'ensemble  de  l'organisation  mentale,  les  signes  d'arriération  du 
raisonnement  que  nous  allons  relever  au  cours de  cette  recherche 
peuvent fournir des indications précises au diagnostic complet.
Il va de soi que le diagnostic du raisonnement, tel que nous allons 
le décrire dans les chapitres II, III et IV, ne saurait en aucune manière 
remplacer  un  diagnostic  d'ensemble  tenant  compte  de  tous  les 
facteurs en jeu. Mais le jour où la méthode diagnostique  aura atteint 
un  niveau  suffisant  pour  que  tous  les  signes  cliniques  puissent 
prendre  leur signiTication complémentaire dans un tableau de détail, 
il est certain que le diagnostic de la construction opératoire y trouvera 
sa place et complétera les autres aspects de cette analyse, autant qu'il 
en sera enrichi lui‐même.
Qu'on nous  permette  enfin  de  dire  ce  que  nous devons  à  ceux 
de nos maîtres en pédagogie et en psychologie dont on trouvera l'ins‐
piration dans ce travail. M. Bovet et Mlle  Descœudres nous ont formée 
à  l'éducation  fonctionnelle  et à  la  pédagogie  des anormaux.  M.  Rey 
nous a initiée au problème du diagnostic mental et nous a fait béné‐

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