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La force du présent
Marc Augé
Augé Marc. La force du présent. In: Communications, 49, 1989. La mémoire et l'oubli. pp. 43-55;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1989.1736
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1989_num_49_1_1736
La force du présent
Marc Auge : L'une des ruses de l'ethnologue, sur son terrain, est de
suggérer qu'il va faire de l'histoire. Il suscite alors une forte
demande, comme si les sociétés auxquelles il s'adresse - que sa seule
présence rend peut-être déjà un peu différentes - découvraient alors
la possibilité d'un oubli auquel elles n'auraient pas songé auparavant.
On lui dit souvent : « Vous allez nous aider à garder nos traditions, à
les enregistrer », et il se trouve conduit, plus ou moins malgré lui, à
jouer ainsi ce rôle de chroniqueur, d'enregistreur et de témoin des
traditions. Il y a là une réelle ambiguïté, voire une part de leurre. Du
côté de l'ethnologue, qui est venu observer un certain nombre de
choses et pas simplement recueillir cette mémoire supposée, même si
cela peut lui servir d'alibi pour s'intégrer dans la société où il se
trouve et établir une communication avec ses membres. Du côté de
ces derniers également, qui découvrent soudain avec sa présence
l'éventualité d'une perte et d'une absence.
Il semble que la nécessité d'une histoire ne s'éprouve et ne
s'affirme que lorsque apparaît l'évidence du fait que la tradition se
défait. Pierre Nora, dans l'introduction à l'ouvrage Les Lieux de
mémoire, parle des sociétés qui, selon son expression, vivent au
« présent éternel ». C'est une formule dont on peut discuter.
Cependant, elle désigne quelque chose de réel : en effet, la mémoire active
ne fait dans ces sociétés que constituer du présent et par conséquent
l'évocation du passé pour lui-même n'y a pas de sens. Pour ma part,
je dirais volontiers que les sociétés auxquelles l'ethnologue a souvent
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Marc Auge : Oui. On est souvent un peu surpris de voir que ces récits
renvoient tout de suite, ou très rapidement, aux origines. Car il y a
une nécessité de penser la fondation. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y
ait pas une mémoire distincte d'événements enregistrés. Il y a, en
fait, des modalités d'enregistrement très précises. Dans les sociétés
africaines, par exemple, tout ce qui touche au langage des tambours
constitue des chroniques enregistrées. De même, les poids à peser
l'or, et beaucoup d'autres objets, concentrent dans une forme plas-
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tique des événements, des allusions, des leçons qui ont été ainsi
gardés. Il y a donc bien un enregistrement de l'expérience. Il y a aussi
des chroniques, des récits, qui ne sont pas purement mythiques et
qui ne se réfèrent pas à l'installation, aux commencements. C'est
précisément tout cela que l'on va présenter à l'ethnologue avec la peur
que cela disparaisse. Mais, encore une fois, ce besoin soudain de se
constituer une mémoire, qui correspond aux dures nécessités, aux
dures menaces auxquelles se trouve confrontée une société qui se
défait, n'implique pas qu'elle fonctionnait comme mémoire lorsque
le problème ne se posait pas. Ces modes d'enregistrement, les
tambours, les poids à peser l'or, les formes plastiques ou les formes
acoustiques, s'apparentent à nos disques, on peut les passer à volonté.
Ils répondent à un besoin occasionnel, mais toujours constitutif du
présent, et pas du tout à un goût du passé pour le passé qui, lui, est
davantage propre à notre tradition occidentale. Dans les sociétés
africaines, le thème des leçons du passé n'a pas grand sens. Il y a une
actualité permanente du fonds historique qui ne se laisse pas
décrypter par le couple mémoire-oubli. En revanche, l'irruption extérieure
introduit la nécessité d'avoir recours à ce couple.
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Marc Auge : Oui. Il en est de plusieurs sortes. Chez les peuples ban-
tous, Sundkler a distingué ce qu'il appelle les mouvements de type
« éthiopien », qui formaient des Églises à l'image de celles des
vainqueurs, et les mouvements de type « sioniste », qui manifestaient une
résistance plus claire, en empruntant davantage à la tradition. Il est
d'ailleurs intéressant de noter que ce sont les Eglises qui avaient un
contenu politique moins évident, celles de type « éthiopien », qui ont
constitué un cadre d'accueil idéal pour la résistance politique, parce
qu'elles étaient structurées de façon plus bureaucratique et plus
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Nicole Lapierre : L'illusion est aussi chez nous. Dans nos propres
sociétés, on cultive aujourd'hui l'idéalisation de l'authenticité, le
goût des survivances et des particularismes, qui vont souvent de pair
avec le repli, l'exaltation des différences. A chacun sa mémoire, sa
culture, sa province, comme si l'autre incarnait la menace et l'oubli.
N'est-ce pas là un sujet d'étude pour l'anthropologue ?
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saine, c'est que les bras lui en tombent lorsqu'il entend, dans le
discours politique notamment, parler du problème de l'identité. On
passe son temps à découvrir l'Amérique. Les sociétés, les cultures ne
parlent que de cela, depuis la nuit des temps î Elles en parlent de la
seule façon possible, c'est-à-dire en mettant en relation du même et
de l'autre, car cette dialectique est toujours nécessairement à l'œuvre.
Sous les formes de la convention rituelle comme dans les scénarios
sociaux quotidiens, les sociétés produisent des définitions plus ou
moins opératoires de l'identité, au niveau tant de la réalité
biologique d'un individu que de la réalité sociale d'un segment de lignage,
d'un lignage entier ou d'un clan. Les institutions, le langage des
mythes, le rituel, la définition très juridique de la résidence, de la
filiation, de l'alliance, mais aussi la représentation du corps, des
humeurs, des organes expriment ce travail incessant des sociétés,
pour définir du même et de l'autre. Il s'effectue à l'intérieur de
chaque culture, où, avec un peu de chance, nous l'apercevons. Et, de
l'extérieur, nous essayons de le comprendre, par rapport à d'autres
ensembles. Il y a là deux points de vue pour aborder le problème de
l'identité, et deux types de constructions intellectuelles. Elles ne sont
pas indifférentes l'une à l'autre mais ne se confondent pas.
Du point de vue de la méthode, je pense que l'on peut
parfaitement mener semblable étude sur des réalités qui nous sont proches,
et c'est profondément utile. Le rôle important donné dans les sociétés
postmodernes à la communication, à la médiatisation, à l'image, qui
produit tant d'oralité, de visualité, de « naturel », rend, d'une
certaine façon, encore plus nécessaire le travail de l'anthropologue, ce
« mythologue » dont parlait Roland Barthes, appelé à défaire les
apparences de naturel et les effets de reconnaissance. Ce n'est pas une
affaire de taille, de grandeur de groupe. Montrer le caractère ouvert
et les aspects problématiques de la notion de culture (ce qui n'est pas
incompatible avec l'étude de ses aspects cohérents), mettre en
évidence le fait que la réalité culturelle se laisse toujours traduire dans
une problématique de l'identité, laquelle englobe simultanément
l'identité individuelle et l'identité collective, constituent des apports
de l'anthropologie. Il y a donc bien, dans notre discipline, des acquis
utiles pour analyser tous les effets de discours par lesquels,
aujourd'hui, on nous parle d'identité et de culture, que ce soit sous la forme
réductrice des identités nationales ou régionales, sous la forme molle
de la culture d'entreprise - ce modèle pour lequel nous devrions
avoir naturellement du respect ! -, ou sous la forme encore plus
molle de la mondialisation de la culture.
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notre thème. Je crois qu'il faut interpréter tout cela comme notre
manière d'inscrire symboliquement l'histoire individuelle dans une
histoire plus collective, dans l'histoire des autres, dont on ne sait pas
nécessairement grand-chose, mais que la masse monumentale
suggère. Car on la connaît mal, notre histoire ! Visiteurs ignorants,
écoutant le guide d'un air distrait, nous rencontrons là quelque chose
d'impressionnant, de respectable, qui est de l'ordre de la collectivité
historique. L'analyse durkheimienne pourrait ici être opérante. C'est
donc en cela que, pour moi, le monument est intéressant : quel qu'il
soit, indépendamment de ses changements de signification, il semble
disponible à l'investissement du sens. A la Sorbonne, à l'Odéon, tout
d'un coup, on a fait du sens avec de la pierre, des lieux, et on a
retrouvé un sens à l'espace. Or, ce réinvestissement par le sens du
présent, à quoi certaines formes sont toujours disponibles, ne relève,
à proprement parler, ni de l'oubli ni de la mémoire, mais d'une
notion intermédiaire, celle de la disponibilité du symbolique comme
forme « toujours prête ».