Kany-Turpin José. Comment échapper au destin : signes auguraux et pouvoir politique à Rome. In: Pouvoir, divination et
prédestination dans le monde antique. Besançon : Institut des Sciences et Techniques de l'Antiquité, 1999. pp. 259-272.
(Collection « ISTA », 717);
https://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1999_act_717_1_1577
José Kany-Turpin
Université de Reims
1. Cicéron, Div. II, 70 : "Non enim sumus H nos augures, qui auium reliquorumue signorum observatione
futura dicamus" (trad. G. Freyburger et J. Scheid, Paris, 1992).
2. La polémique qui opposa D. Sabbatucci ("Diritto augurale e religione romana", Studi e Materiali di
Storia délie Religioni, 32, 1961, p. 155-165) à P. Catalano est représentative des enjeux idéologiques
que peut revêtir le débat sur le droit augurai. Voir la réponse de P. Catalano : "Per lo studio dello
'/us divinum'", SMSR, 33, 1962, p. 129-153.
3. F. Guillaumont, Cicéron, philosophe et augure, Latomus, vol. 184, Bruxelles, 1984, p. 59-93
4. Voir H.W.G. Liebeschuetz, Continuity and Change in Roman Religion, Oxford, 1979, p. 7-39.
5. N. Denyer, "The Case against Divination : an Examination of Cicero's De divinatione", Proceedings
ofthe Cambridge Philological Society, n° 211, 1985, p. 1-10, et notamment p. 5.
6. Cicéron, Div., 1, 1.
7. Cicéron, Div., 1, 125-128.
8. Sénèque, N.Q., II, 32, 3-4. Dans sa critique, Cicéron rejette cette notion de fatum pour des raisons
philosophiques sans aborder son application à l'art augurai. La plupart des exegetes modernes
semblent considérer cette question comme résolue ou sans objet ; j'ai tenté cependant d'étudier les
différences entre la pratique augurale et le système stoïcien auquel certains auteurs anciens préten-
dent l'assimiler dans un exposé "La divination augurale, une science politique des signes ?",
:
Colloque international sur La représentation théorique des sciences, des arts et des métiers dans la
philosophie hellénistique et romaine, 1997 (dir. B. Besnier, Ph. Hoffmann, C. Lévy). À paraître dans la
collection Latomus.
9. Sur cette tripartition de Posidonius, voir F. Pfeffer, Studien zur Mantik in der Philosophie der Antike,
Beitrage zur klassischen Philologie, 64, Meisenheim, 1976, p. 65-94.
10. Cicéron, Div., 1,118.
11. Cicéron, Div., I, 8 "quae (diuinatio) est rerum quae fortnitae putantur" .
12. Voir P. Catalano, "Aspetti spaziau de! sistema giudico-religioso romano", ANRW, II, 16, 1, Berlin-
New-York, 1978, p. 492-498.
13. J. Ruepke, Domi militiae, 1990, p. 43-57 et p. 147-151.
proeliares"1^ . En outre, les jours intercisi sont pour partie fastes, pour partie
néfastes. Enfin, parmi les jours signalés comme néfastes, il faut distinguer entre
les jours feriae, qui sont "dis dicati', et les dies interdits même aux cérémonies
religieuses, parce qu'ils sont de mauvais augure : dies religiosi, vitiosi, atri. C'est dans
ce découpage complexe du temps que se placent les signes envoyés par le dieu.
Nous sommes en quelque sorte à l'opposé de la conception séculaire du temps
que l'on trouve chez les Étrusques et que développe par exemple un Varron.
En résumé, la divination augurale repose sur un temps et un espace
discontinus, dont la définition est politico-religieuse et non pas naturelle, elle ne
s'appuie sur aucune loi, fût-elle divine, et elle ne suppose aucun enchaînement
des faits, notamment entre un signe divinatoire et un événement signifié, tel
qu'il impliquerait une prédestination.
Mais à quoi correspond alors l'art augurai rangé parmi les divinations du
monde antique ? Ne serait-il que l'art d'observer selon des règles strictes et de
reconnaître d'après un recueil ou de deviner par conjecture, lorsqu'ils n'ont pas
encore été répertoriés, les signes positifs ou négatifs de la volonté de Jupiter afin
d'y obtempérer ? L'énonciation du signe par le magistrat ou par l'augure a-t-elle
pour seul objet de faire connaître le dit négatif ou positif, le fatum ponctuel de
Jupiter15 ?
La répartition des droits d'auspices entre magistrats et augures, la
gymnastique, pour reprendre une expression de Dumézil, à laquelle ils peuvent
se livrer, la complexité des procédures d'observation et d'interprétation des
signes invitent à ne pas réduire à cette donnée factuelle l'art augurai et à
s'interroger sur ce que peut recouvrir une telle complexité. Tout d'abord, le rapport à
la volonté de Jupiter est en quelque sorte biaisé dans l'observation des signes à
partir du templum :
Le templum de Bantia16 confirme ce que dit le texte de Tite-Live relatif à
l'inauguration de Numa : l'auspiciant était assis à l'ouest des cippes inscrits et
regardait à l'est ; son champ de vision, le templum in aère, était évidemment
orienté de la même façon. Mais le site de l'auspiciation, le templum in terris, était
orienté du point de vue des dieux, regardant au sud depuis leurs demeures
septentrionales. C'est dans cette direction qu'est tourné Numa tandis que
l'augure regarde vers l'est. Les cippes centraux de Bantia portent le nom de Jupiter
au nord, celui de Flusa - représentant l'élément terrestre - au sud et le soleil au
milieu, au zénith entre ciel et terre. Le templum n'est donc pas simplement la
représentation locale des régions favorables et défavorables, il symbolise aussi
le microcosme selon une orientation divine. Pourtant, celui qui prend les
auspices regarde à l'est et son point de vue rejoint la détermination de celui des
dieux uniquement au nord-est, précisément là où un cippe marque le signe le
plus favorable, B(ene) IV(uante) AV(e)17. Le système est paradoxal. Il rejaillit
sur la conception de la droite et de la gauche dans les auspices selon que l'on
considère le point de vue divin ou celui de l'augure. Il y a donc une
combinatoire biaisée entre le point de vue de l'homme et celui de la divinité. On
retrouve dans d'autres arts à Rome ce système paradoxal conjuguant deux
points de vues apparemment opposés18. Je ne tenterai pas d'en saisir le
principe, mais il semble que ce système permet dans la divination d'affronter
directement le point de vue des dieux seulement pour le signe exhortant à faire
ce pour quoi ils sont consultés.
Le partage et les compromis entre les hommes et le divin, le politique et
le religieux, se retrouvent au niveau de la distribution prêtres /magistrats,
auguria /auspicia, signes impétratifs/oblatifs.
Le droit - doublé d'un devoir - que les magistrats ont de prendre les
auspices avant l'action dont ils ont la charge leur est conféré en vertu de la lex
curiata de imperio et c'est l'ensemble du peuple romain représenté par les licteurs
qui leur délègue ce droit. La différence entre auspices mineurs ou majeurs n'est
qu'une projection de leur pouvoir politique. L'obnuntiatio des magistrats relève
aussi de ce pouvoir politique puisqu'elle ne peut s'exercer que contre un
magistrat de ius agendi égal. Au contraire, l'augure tient son droit d'auspice
d'une véritable investiture jupitérienne. Il y a là un remarquable équilibre
politico-religieux que l'on retrouve dans la différence entre auspicia et auguria.
17. Voir les remarques éclairantes de Linderski, "The Augurai Law", ANRW, II, 16, 3, 1986, p. 2285.
L'ensemble de sa présentation du droit augurai (p. 2146-2312) constitue une somme magistrale sans
précédent depuis les travaux du pionnier Valeton.
18. Voir R. Beck, "Cosmic Models : Some Uses of Hellenistic Science in Roman Religion", The
Sciences in Greco-Roman Society, (T.D. Barnes éd.), Edmonton, 1995.
19. Voir Cicéron, De legibus, II, 21 : "urbem et agros et templa liberata et effata habento".
'auspicia sentante, auguri [publico] parento'. Est autem boni auguris meminisse [se] maximis rei publicae
temporibus praesto esse debere, Ionique Optimo Maxime se consiliarium atque administrum datum, ut sibi
eos quos in auspicio esse iusserit...".
22. J. Linderski, op. cit. p. 2206.
23. Aulu-Gelle, 3, 2, 10 : "magistratus, quando uno die eis auspiciendum est et id super quo auspicauerunt
agendum, post mediam noctem auspiciantur et post meridiem sole maglno ag]unt".
24. 1.M.J. Valeton, "De modis auspicandi", Mnemosyne, XVIII, 1890, p. 249-255 ; P. Catalano, Contribua
allô studio del diritto augurale, I, Torino, 1960, p. 42-45.
25. A. Magdelain, Recherches sur l'imperium. La loi curiate et les auspices d'investiture. Travaux et
recherches de la faculté de droit et des sciences économiques de Paris (série Sciences historiques 12),
Paris, 1968.
26. P. Catalano, Contribua allô studio del diritto augurale, op. cit., p. 43.
30. La formule traditionnelle du triomphe "ductu auspicio imperioque" marque l'importance capitale
des auspices pour la victoire, qui n'a pu s'obtenir qu'avec l'accord successif des dieux, mais elle ne
signifie pas que la personne du général ait été investie par Jupiter d'un signe positif permanent. Sur
la relation entre imperium et auspicium voir J. Ruepke, op. cit. p. 44-47.
31. Ce système peut être mis en parallèle avec un type de conditionnelle latine et avec certaines
pratiques du discours délibératif des orateurs (J. Kany-Turpin, "Fonction de vérité dans les signes
auguraux : le paradoxe du menteur Ateius Capito", Conceptions latines du sens et de la signification,
Presses de la Sorbonne, Paris, 1999, p. 255-266).
33. J. Scheid, "Le délit religieux dans la Rome tardo-républicaine", MEFRA, Rome, 1981, notamment
n. 143-146.
34. Cicéron place la définition "scientia significationis" dans la bouche de son frère Quintus
{Div. I, 83).
de leur compétence, comme, plus généralement, si l'on en croit Quintus, elle est
hors de la portée de l'entendement humain. Il exprime ainsi l'opinion
traditionnelle des Romains qui ne possèdent pas de théologie pour justifier leur
divination mais qui la jugent à l'aune de sa réussite, presque totale si l'on en
croit les exemples accumulés par Quintus.
Le système d'observation et d'interprétation des signes propre à l'art
augurai est si complexe que sa validité ne pouvait guère être mise en
doute. L'honneur de Jupiter paraît toujours sauf, la responsabilité de l'homme
entière. Les meilleurs auspices, comme l'affirme Cicéron, restent ceux de la
conscience35.
Que l'universel Jupiter Optimus Maximus préside à ce système des
auspices et que ce même Jupiter ait voulu par avance l'existence de la cité
romaine donne évidemment à celle-ci une force exceptionnelle et lui permet
d'aspirer à l'empire du monde, comme l'a excellemment montré Catalano36. Tel
est bien le destin originaire dont Rome s'enorgueillit ; c'est pourquoi les prises
d'auspices et les augures représentent essentiellement une manière de réactiver
Yaugurium maximum de Romulus. Parallèlement, le droit augurai a mis en
œuvre toute une casuistique, non seulement pour l'acceptation et
l'interprétation des signes, mais aussi pour leur observation, avec l'utilisation d'un système
"croisé", apparemment paradoxal, qui permet de concevoir le divin dans le
cadre de la divination technique des Romains moins comme un ordre
transcendant que comme le reflet indirect, pour ainsi dire réfracté mais aussi sublimé,
d'un ordre politique qui pourtant prétend, grâce au mythe fondateur, être
légitimé par lui.
Le destin au sens d'un déterminisme divin n'est, dans l'art augurai, que la
place en creux d'une transcendance qui ne se manifeste, après la geste
fondatrice, que lorsque le pacte scellant l'union entre le domaine politique et celui du
sacré est rompu par la faute de l'homme. Quant aux deux autres formes de la
divination officielle, haruspicine et consultation des livres sibyllins, pratiquées
en cas de prodiges, elles font également apparaître le destin à l'occasion d'une
faute qui rompt la pax deorum. Finalement la relation du pouvoir romain avec
Jupiter au sein de la divination est du type de celle que les personnes privées
entretenaient avec Fortuna, telle qu'elle ressort des analyses de Jacqueline