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Gaillard Jacques. Que représentent les Gracques pour Cicéron?. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres
d'humanité, n°34, décembre 1975. pp. 499-529;
doi : https://doi.org/10.3406/bude.1975.3528
https://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1975_num_34_4_3528
1 . Leg. agr. I, 7 : sed mihi ad huius uerbi uim et inter pretationem uehe-
menter opus est uestra sapientia.
2. Leg. agr. II, 10 : Nam uere dicam, Quirites, genus ipsum legis
agrariae uituperare non possum. Venit enim in mentem duos clarissimos
ingeniosissimos amantissimos plebei Romanae uiros, Ti. et C. Gracchos,
plebem in agris publicis constituisse, qui agri a priuatis antea posside-
bantur. Non sum is consul qui, ut plerique, nef as esse arbitrer Gracchos
laudare, quorum consiliis, sapientia, legibus multas esse uideo rei publicae
partes constitutas.
3. Leg agr. II, 14.
4. Quintilien, Inst. or. II, 16, 7 : aut non diuina M. Tulli eloquentia
et contra leges agr arias popularis fuit?
502 QUE REPRÉSENTENT LES GRACQUES POUR CICÉRON?
Quaerit quomodo duo soles uisi sint ; non quaerit cur in una
re publica duo senatus, et duo paene iam populi sint? Nam, ut
uidetis, mors Ti. Gracchi, et iam ante tota illius ratio tribu-
natus diuisit populum unum in duas partes3...
i. De rep. VT. tt
2. Lael. 40 41. Tout au long de cette étude, nous avons cru
indispensable cle citer largement les textes ; à nos yeux nous y reviendrons
plus loin le contexte immédiat des occurrences des Gracques joue un
rôle déterminant pour l'interprétation des jugements que porte Cicéron.
Pour la même raison, et contrairement à l'usage courant, nous avons
préféré reproduire le texte latin, même pour de longues citations : une
traduction risque toujours d'accentuer l'intention que le traducteur prête
à l'auteur, ce qui aurait été préjudiciable à nos analyses.
QUE REPRÉSENTENT LES GRACQUES POUR CICÉRON? 505
Si l'on en, croit ce passage, les Gracques sont donc les seuls à
mériter pleinement la qualification de perniciosi tribuni. A
eux seuls, ils illustrent un type. Comment dans ces conditions
oublier de faire la part des circonstances lorsque Cicéron, pour
les opposer aux agitateurs de son temps, affecte compréhension
et indulgence? Lorsque l'orateur nous présente Tibérius medio-
criter labefactantem rem publicam et affirme que l'on a éliminé
Caius propter quasdam seditionum suspiciones, faut-il vraiment
le prendre au pied de la lettre2?
Il faudrait cependant se garder de ne voir là qu'un procédé
oratoire, vide de signification politique. L'évocation des tribuns
séditieux ne se borne pas à nourrir l'invective : en même temps
qu'il dessine la continuité et l'aggravation d'une « maladie
démagogique » dont les Gracques sont historiquement
responsables, Cicéron se ménage la possibilité, face à certains publics,
de reconnaître l'existence d'un courant politique authenti-
quement populaire, dans lequel Clodius, par exemple, n'est
qu'un imposteur ; nous retrouvons, sous d'autres formes, le
jeu sur les sens de popularis que nous relevions dans le De lege
agraria. A la limite, Cicéron peut dire que les Gracques étaient
populaires « au bon sens du terme », ou du moins que leur
inspiration était généreuse et leur dévouement sincère ; on
peut ainsi relever de surprenants raisonnements, comme dans
le Pro Rabirio, où Cicéron rejette l'accusation honteuse portée
par Labiénus en ces termes :
* * *
ron, pour avoir fait passer les affranchis dans les tribus urbaines,
décision par laquelle il aurait sauvé l'état :
quod nisi fecisset, rem publicam, quam mine uix tenemus, iam
diu nullam haberemus1.
1. De or. I, 38.
2. Nat. deo. II, 10 ; cf. De diu. I, 33, et II, 74 : Quae quaerimus exempta
maiora? est une « cheville » caractéristique, ce qui nous met en garde
sur la valeur des superlatifs qui suivent !
3. De diu. I, 36, et II, 62 ; il convient d'ajouter à ces hauts faits de
Tibérius père le souci qu'il manifesta de faire taire une inimitié
personnelle en se prononçant en faveur de l'octroi du triomphe à son vieil
adversaire L. Scipio (cf. Prov. cons. 18). C'est là, dirons-nous, une conduite
« d'époque ».
4. Cf. De or. I, 38 : homo prudens et grauis ; Prou. Cons. 1 8 : au nombre des
fortissimi et clarissimi dues ; Nat. deo. II, 10 (cité supra) ; De off. II,
80 : summus uir.
512 QUE REPRÉSENTENT LES GRACQUES POUR CICÉRON?
1 . De off. II, 80 : Ti. Gracchi summi uiri filios,Africani nepotes; Brut. 126 :
uel paternam esset uel auitam gloriam consecutus ; De or. I, 38 : uelpaterno
consilio uel auitis armis ; Cat. I, 4 : clarissimo pâtre, auo, maioribus.
2. De or. I, 38 : cum ciuitatem uel paterno consilio uel auitis armis floren-
tissimam accepissent, ... eloquentia rem publicam dissupauerunt. Nous
reviendrons plus attentivement su,r ce texte en étudiant l'éloquence
funeste des Gracques. Aux exemples cités, il faut ajouter un passage
de De finibus (IV, 65) : Nisi forte censés Ti. Gracchum patrem non beatio-
vem fuisse quant filium, cum alter stabilire rem publicam studuerit, alter
euertere. L'opposition est transposée sur le plan philosophique, et l'on
peut en mesurer la gravité : Tibérius père figure le sage et, en politique,
la sagesse est une recherche d'équilibre, de stabilité. L'aventure des
Gracques tombe ici sous le coup d'une condamnation morale, en même
temps que s'affirme une opposition historique entre la génération du père
et celle des fils (le temps de l'ordre, le temps du désordre). Cette
opposition est, nous l'avons vu, reconnue par Salluste, mais l'optique est
toute différente : Ti. et Caius Gracchus, quorum maiores Punico atque
aliis bellis multum rei publicae addiderant... (Iug. XLII, 1) — l'auteur
met surtout l'accent sur la conquête.
3. De or. I, 38.
4. Brut. 79.
514 QtTE REPRÉSENTENT LES GRACQUES POUR CICÉRON?
t. De or. I, 38.
2. De or. I, 211.
3 De off. II, 43.
4. Cf. Brut. 103 (Tibérius) : propter turbulentissimum tribunatum, ad
quem ex inuidia foederis Numantini iratus accesserat ; 126 (Caius) fratri
pietas ; Har. res. 43 (Tibérius) inuidia Numantini foedetis, (Caius) mors
fraterna, pietas, dolor, magnitudo animi ad expetendas domestid sanguinis
poenas. Au demeurant, ces « bons motifs » d'ordre psychologique, que
Cicéron évoque pour « blanchir » les Gracques en comparaison de Clodius
ou pour essayer de justifier le gâchis qu'ils ont fait de leur éloquence, ne
cautionnent en rien leur action : ils ont mis leur carrière au service de
leurs ressentiments au lieu de la mettre au service de la communis utilitas.
QUE REPRÉSENTENT LES GRACQUES POUR CICÉRON? 515
ces talents dont ils héritaient, loin de servir l'état, ont causé
sa perte : en s'écartant de la vertueuse tradition, en affrontant
le Sénat, Tibérius s'est définitivement dévoyé, malgré toutes
les qualités qui le prédestinaient à la gloire de ses ancêtres :
C'est tout particulièrement Caius qui est ici visé, mais la reprise
par illos uiros généralise le jugement de Crassus : au nombre de
ces hommes de grand talent, orateurs accomplis, riches en
culture et en connaissances théoriques, Tibérius a sa place,
comme l' affirme le Brutus :
212.
2. De or. I, 154.
3. De or. III, 129 : Crassus cite en exemple le mouvement fameux :
Quo miser me conferam? quo uertam? in Capitoliumne? at fratris sanguine
redundatt an domum? Matremne ut miseram lamentantem uideam et
abiectam?
4. De or. III, 225.
5. Brut. 104.
6. Brut. 126.
5l8 QUE REPRÉSENTENT LES GRACQUES POUR CICÉRON?
i. De or. I, 38.
2. De inu. I, 4.
3. Ibid. En faisant du second Africain le discipulus de Caton et Lélius,
Cicéron donne la mesure du vague de ses jugements historiques à l'époque
du De inuentione... Mais l'idée que l'éloquence a pour mission d'être
un praesidium rei publicae est déjà clairement affirmée.
QUE REPRÉSENTENT LES GRACQUES POUR CICÉRON? 519
Et Cicéron de conclure :
Parumne declarauit uir grauis et sapiens lege Sempronia patri-
monium publicum dissupari? Lege orationes Gracchi, patronum
aerari esse dices2.
Non enim paruit ille Ti. Gracchi temeritati, sed praefuit, nec se
comitem eius furorem, sed ducem praebuit. Itaque hac amentia
quaestione noua perterritus, in Asiam profugit, ad hostes se contu-
lit, poenas rei publicae graues iusta sque persoluit2.
i. Brut. 211. Sur la culture des Gracques (dans ses rapports avec
l'éloquence), cf. Tusc. I, 5, où l'on distingue trois générations dans le
progrès de la culture à Rome : Caton ; Galba, l'Africain, Lélius ; Lépidus,
Carbo, les Gracques.
2. De off. II, 81-83. Aratus de Sycione est évidemment un exemple de
choix dans de telles circonstances et il est célébré en termes
enthousiastes : 0 uirum magnum dignumque qui in re publica nostra natus esset 1
(peut -on concevoir plus bel éloge?). Notons que cet exemplwm complexe
est dirigé à la fois contre les bienfaits injustes des lois agraires
démagogiques et contre les confiscations de biens des tyrans (Sulla et César en
l'occurrence) : Sic est par agere cum ciuibus, non, ut bis iam uidimus,
hastam in foro ponere et bona ciuium uoci subiicere praeconis.
522 QUE REPRÉSENTENT LES GRACQUES POUR CICÉRON?
1. De off. I, 76.
2. Lael. 40 : Ti. Gracchus regnum occupare conatus est, uel regnauit is
quidem paucos menses.
3. Brut. 212 (cf. supra) ; cf. Off. I, 109 : P. Scipio Nasica... qui Ti.
Gracchi conatus perditos uindicauit.
4. Dom. 91, où Cicéron poursuit : Sed P. Scipionis factum statim
P. Mucius qui ingerenda re publica putabatur fuisse senior gesta multis
senatus consultis non modo défendit, sed etiam ornauit.
524 QUE REPRÉSENTENT LES GRACQUES POUR CICÉRON?
Ubi enim mihi praesto fuissent aut tam fortes consules quam
L. Opimius, quam L. Flaccus, quibus ducibus improbos ciuis res
publica uicit armatis, aut, si minus fortes, at tamen tam iusti quam
P. Mucius, qui arma quae priuatus P. Scipio ceperat, ea Ti. Graccho
interempto iure optimo sumpta esse défendit1?
1. Plane. 88; cf. également Sest. 98. Sur l'attitude de Cicéron lors
des événements de 58, cf. Cl. Nicolet, « Consul tegatus », p. 243 ; l'auteur
estime que, si Cicéron déclare avoir refusé la guerre civile en 58, étant
simple priuatus, alors qu'il en avait pris le risque en 63 en tant que
consul, c'est que l'idéologie du priuatus ne tient pas encore dans sa
pensée politique, au moment du Pro Sestio, le rôle qu'elle jouera à l'époque
du De Republica. Il convient d'observer que les réalités de 58 imposaient
à Cicéron d'autres déterminations que ses convictions intimes (proclamées
a posteriori, du reste) ; dans les textes que nous citons, Cicéron souligne
surtout que, s'il n'a rien fait, c'est parce qu'il ne pouvait rien faire, parce
qu'il avait les mains liées : il évoque des empêchements insurmontables
(sine publico praesidio son isolement politique le fait que les consuls
sont « vendus » à l'adversaire) plus que des scrupules politiques (nolui
marque sa détermination, fût -elle résignée). Il laisse entendre que, face à
des consuls dépassés par la stituation, mais hommes de bien comme l'était
P. Mucius en 133, il n'aurait pas hésité à suivre l'exemple de Scipion
Nasica, et l'idéologie du priuatus nous semble dès ces textes clairement
affirmée.
2. J. BÉRANGER, Op. cit., p. 749.
3. Part. or. 104 ; 106.
QUE REPRÉSENTENT LES GRACQUES POUR CICÉRON? 525
1. Tusc. IV, 51 (cf. De rep. II, 46). Sur ces deux textes importants,
cf. la remarquable étude de P. Grenade, « Autour du De Republica »,
R. É. L. XXIX, 1961, p. 162-183, notamment p. 170.
2. La distinction que nous marquons en opposant « légalité » et «
légitimité » (dans l'acception moderne de ces concepts) est formulée par
P. Grenade, loc. cit., p. 169, en ces termes : « ... dans cette entreprise
de salut public, le « libérateur » s'inspire d'un droit naturel supérieur
au droit positif ». On pourrait également dire : « selon la loi » et « selon
sa conscience ».
3. Part. or. 104.
Bulletin Buié 34
526 QUE REPRÉSENTENT LES GRACQUES POUR CICÉRON?
ou de la définition ex uocabulo
Sei consul est qui consulit patriae, quid aliud fecit Opimius2?