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MANIÈRE DE VOIR 166 AUX ARMES, HISTORIENS

aFrique cFa 5500 F cFa • allemagne 8,90 € • antilles-réunion 8,90 € • autriche 8,90 € • Belgique 8,90 € • canada 12,75 $can • espagne 8,90 € • états-unis 13,50 $us • grande-Bretagne 7,95 £ • grèce 8,90 € •
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N° 166 /// AOÛT-SEPTEMBRE 2019
MDV166couverture 03/07/2019 16:18 Page1

8,50 euros France métropolitaine


MANIÈRE DE

en débat
Le roman
national

AUX ARMES
V
OIR

HISTORIENS
IMAGE :YINKA SHONIBARE RAHMAN
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Le Monde diplomatique
Manière de voir
Numéro 166. Bimestriel. Août - septembre 2019

© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. PHOTO: STEPHEN WHITE. ADAGP
Yinka Shonibare Rahman /////
« Comment faire sauter
deux têtes à la fois », 2006

Aux armes, historiens


Numéro coordonné par
Benoît Bréville
et Evelyne Pieiller
Édition : Olivier Pironet
et Thibault Henneton
Conception graphique :
Boris Séméniako
Photogravure :
Patrick Puech-Wilhem
Correction : Aurélie Carrier
et Xavier Monthéard

Sommaire Éditorial
4 L’illusion de la neutralité ///// Benoît Bréville et Evelyne Pieiller

Pep Carrió ///// Sculptures créées pour 1. Un début de joie, la fraternité


l’annuaire de la Société générale des auteurs
et éditeurs (SGAE), Madrid 2006-2007
7 Le bonheur de tous comme horizon ///// Florence Gauthier
10 Ouvriers à 5 ans, de l’émotion à la loi ///// Marie-Françoise Lévy
12 Le bref et beau printemps des peuples ///// Alain Garrigou
15 La Commune, sans État ni frontière ///// Kristin Ross
19 Les partis pris des livres d’histoire ///// B. B.
22 Le peuple légendaire de Jules Michelet ///// E. P.
24 Colère ouvrière et stratégie du Front populaire /////
Benoît Kermoal

28 Les espoirs convergents de Mai 68 ///// Bernard Lacroix


31 Comment s’est construite la République ///// Claude Nicolet
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Pep Carrió ///// Pages


extraites du « Journal
Dans la marge
visuel » de 2009
14 Sujets du royaume et nation française
18 La Révolution n’inspire pas le cinéma
27 Héroïque, le mot de Cambronne
30 Un pays saisi par l’immoralité
34 Les limites de la monarchie absolue
49 Droits et devoirs des biens meubles
59 Retrouver le passé : les identités régionales
61 Libérons les femmes, mais pas trop
64 Petite histoire de l’injustice fiscale
68 L’art de tuer Jaurès
2. L’égalité, un mensonge de la République ? 72 Des quotas de films américains
84 Le patriotisme selon Charles de Gaulle
36 Antilles, de l’esclave à l’exploité ///// Jacques Denis 88 En finir avec le peuple souverain
40 Les ramifications de la traite des noirs ///// Elikia M’Bokolo
42 Ignorées, oubliées, effacées… ///// Nicole Pellegrin Iconographie
44 Jean-Paul Sartre et la guerre d’Algérie ///// Anne Mathieu Les images qui accompagnent ce numéro sont l’œuvre
de Yinka Shonibare Rahman yinkashonibare.com
47 Réactionnaire et anticapitaliste ? ///// E. P.
et de Pep Carrió cargocollective.com/pepcarriolab
50 La grande obsession de l’intégration ///// B. B.
56 Ni intemporelle ni passive, la France paysanne ///// Bande dessinée Guillaume Barou
Gérard Noiriel
53 La Vraie Histoire de Jeanne d’Arc /////
60 Liberté, fraternité, diversité ///// Walter Benn Michaels Anouk Ricard

Documentation Olivier Pironet


3. Liberté, combats avec tes défenseurs !
Bibliographie 17, 40, 76
66 Ambiguïtés du suffrage universel ///// A. G.
Sur la Toile 28, 39, 71
69 Les Spartacus de Saint-Domingue ///// Christophe Wargny
70 L’affaire Durand, au cœur de la guerre des classes /////
Thomas Deltombe
Le Monde diplomatique
74 Ces travailleurs en grève qu’enfin on découvre /////
Roger-Henri Guerrand Édité par la SA Le Monde diplomatique, société anonyme
avec directoire et conseil de surveillance. Actionnaires :
76 À qui appartient Jeanne d’Arc ? ///// Marc Ferro Société éditrice du Monde, Association Gunter Holzmann,
Les Amis du Monde diplomatique
78 Les accords de Munich, un choix antirusse /////
Gabriel Gorodetsky Directoire : Serge HALIMI, président,
directeur de la publication
82 Quand les Américains s’apprêtaient à gouverner Autres membres : Vincent CARON, Bruno LOMBARD,
la France ///// Annie Lacroix-Riz Pierre RIMBERT, Anne-Cécile ROBERT
85 La surprise de la grève générale ///// Baptiste Giraud Secrétaire générale : Anne CALLAIT-CHAVANEL
1, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris
89 Élire le président et pervertir la République ///// Sylvie Aprile
Tél. : 01-53-94-96-01. Télécopieur : 01-53-94-96-26
Courriel : secretariat@monde-diplomatique.fr
Site Internet : www.monde-diplomatique.fr
Voix de faits
Directeur de la rédaction : Serge HALIMI
92 Chiffres-clés, citations… Rédacteur en chef : Benoît BRÉVILLE
Rédacteurs en chef adjoints :
Martine BULARD, Renaud LAMBERT
Les articles publiés dans ce numéro – à l’exception
Commission paritaire des journaux et publications :
de trois inédits – sont déjà parus dans Le Monde 1020 I 87574. ISSN : 1241-6290
diplomatique. La plupart ont fait l’objet d’une
Imprimé en France - Printed in France. Reproduction interdite de tous
actualisation, et leur titre a souvent été modifié. articles, sauf accord avec l’administration.
La date de première publication ainsi que les titres
originaux figurent en page 98.

Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Ce magazine est imprimé


Pep Carrió ///// Œuvre créée pour l’exposition
chez Maury, certifié PEFC. Eutrophisation : Ptot = 0,018 kg/t de papier
« But my face I don’t mind for I am behind it »
(Mais mon visage ne me dérange pas car je suis derrière
tout ça), Fundación Guifré 11, Barcelone, 2004
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L’illusion de la neutralité
PAR BENOÎT BRÉVILLE ET EVELYNE PIEILLER

U Un étudiant en histoire entend bien des conseils : bannir la formule « de tout


temps », éviter les jugements de valeur, ne pas confondre commentaire et para-
phrase. Mais, s’il est une chose qu’on lui enjoint de proscrire, c’est l’anachronisme,
« la bête noire de l’historien, selon l’helléniste Nicole Loraux, le péché capital contre
la méthode dont le seul nom suffit à constituer une accusation infamante (1) ». L’his-
torien doit donc se garder d’envisager le passé avec l’œil du présent, et de blâmer
Platon parce qu’il possédait des esclaves.
Bon nombre de dirigeants politiques seraient avisés de suivre cette prescrip-
tion pour se prémunir d’une autre forme d’anachronisme : envisager le présent
avec l’œil du passé. Ainsi, ils feraient sans doute un usage plus parcimonieux
du concept de « roman national », qui naquit dans les années 1880 pour souder
une République encore en construction, mais que certains envisagent comme
une panacée pour soigner les fractures contemporaines : les descendants d’im-
migrés devraient alors oublier inégalités sociales et discriminations et chercher
à s’intégrer en apprenant à aimer Vercingétorix. Il faut, affirmait le programme
présidentiel de Mme Marine Le Pen, « renforcer l’unité de la nation par la pro-
motion du roman national et le refus des repentances de l’État qui divisent ». Le
ministre de l’éducation nationale, M. Jean-Michel Blanquer, estime quant à lui
qu’on doit « aimer son pays comme on doit aimer sa famille,
Le choix des faits, ses camarades », et il prône « un récit chronologique » per-
la signification qui leur mettant « des sentiments positifs, de l’optimisme » (France
est attribuée reflètent les croyances Inter, 19 mai 2017).
et les valeurs de l’auteur On attribue la paternité du concept de roman national à
Ernest Lavisse, bien que la formule lui soit postérieure. Ce
normalien, major de l’agrégation en 1865, n’était assurément pas le plus grand
historien français – « son œuvre ne paraît guère révéler en lui un tempérament
d’érudit ni une bien vive préoccupation du travail critique », écrivait poliment Marc
Bloch (2) –, mais c’était un brillant pédagogue. Son manuel, le « Petit Lavisse », a
servi de bible à six générations d’élèves, de 1884 à la seconde guerre mondiale.
Dès la couverture, l’ambiance était posée : « Tu dois aimer la France, parce que la
nature l’a faite belle et parce que son histoire l’a faite grande. »
Dans le contexte d’une IIIe République naissante, Lavisse voyait l’histoire
comme un moyen d’éveiller la conscience nationale, d’unifier Auvergnats,
Basques et Bretons autour de personnages et d’événements marquants, propres
à susciter la fierté patriotique. Conçue de manière linéaire, cette histoire se pré-
sente comme une longue marche vers le progrès, dont l’aboutissement serait la
IIIe République. Lavisse ne s’embarrasse, pour parvenir à ce résultat, d’aucun
souci de vérité. Pour lui, les « contes » et les « légendes » sont nécessaires à l’en-
chantement national. Saint Louis était donc « un homme très charitable » (sauf
avec les victimes de ses deux croisades) « qui allait visiter les pauvres malades à
l’Hôtel-Dieu ». Henri IV « était très poli, et voulait plaire à tout le monde » – à part
aux habitants des villes de la Franche-Comté espagnole que le bon roi fit mas-
sacrer en août 1595.
La méthode s’adressait aux enfants de 8 ans. Aujourd’hui, un autre roman natio-
nal, non plus tourné vers l’union, l’avenir et progrès, mais nostalgique du temps
béni des monarchies, prospère, confortablement installé sur le service public. Le

4 //// MANIÈRE DE VOIR //// Éditorial


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© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. IMAGE COURTESY STEPHEN FRIEDMAN GALLERY, LONDON. COMMISSIONED BY ISRAEL MUSEUM, JERUSALEM. ADAGP
2 mai dernier par exemple, à
une heure de grande écoute,
Lorànt Deutsch et Stéphane Bern
se sont employés à réhabiliter
Marie-Antoinette, guillotinée par
un méchant «peuple régicide (3)».
Face à cette déferlante, certains
souhaitent mener la guerre
culturelle en promouvant un
« roman national de gauche ».
Non plus Jeanne d’Arc, Louis XIV
et Napoléon, mais Robespierre,
la Commune de Paris et le Front
populaire. L’écho en est bien
moindre. Les médias sont, on le
comprend bien, peu enclins à
rappeler les moments où le peu-
ple parvint à maîtriser son des-
tin. Une telle évocation ne ris-
querait-elle pas en effet d’être
contagieuse ?
Cette double offensive rap-
pelle sans fard que l’histoire est
un champ de bataille idéologi-
que, et que la neutralité de l’his-
torien est une illusion, comme
l’expliquait Howard Zinn. Car le
choix des faits, la signification
qui leur est attribuée, le silence
sur d’autres événements ou leur
minoration impliquent tacite-
ment un jugement reflétant les
croyances et les valeurs de l’au-
teur. Bloch le soulignait : « On
ne saurait condamner ou ab-
soudre sans prendre parti pour
une table des valeurs qui ne relève d’aucune science positive (4). » Yinka Shonibare Rahman /////
« Terre », 2010
Ce n’est pas pour autant que tous les récits se vaudraient. Il relève de l’honnêteté
intellectuelle de reconnaître que l’histoire de France, c’est à la fois l’esclavage, ceux
qui l’ont combattu et ceux qui l’ignoraient ; la Résistance et la collaboration ; les
« porteurs de valises » et l’Organisation armée secrète (OAS) ; les manifestants du
Quartier latin et ceux des Champs-Élysées en Mai 68. Mais la hiérarchisation, la (1) Nicole Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire », Espace Temps,
valorisation de ces faits divergents relèvent d’un choix politique et moral. Paris, n° 87-88, 2005.
(2) Cité dans Jean Leduc, Ernest Lavisse. L’histoire au cœur, Armand Colin,
Aujourd’hui, quand tout semble incliner à la résignation devant le poids d’une fata- Paris, 2016.
lité qu’il serait impossible de combattre, reléguer le peuple au rôle de spectateur
(3) « Laissez-vous guider », France 2, 2 mai 2019.
passif est un choix qui ajoute au malheur du monde. Rendre leur puissance d’espoir
n
(4) Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Armand
à ses luttes en est l’opposé. À l’historien de prendre ses responsabilités. Colin, 1949.

Éditorial //// MANIÈRE DE VOIR //// 5


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Pep Carrió ///// Masques


créés pour l’exposition
« Miroir de l’âme »
à la galerie Factoría
de Papel, Madrid, 2015

Un début de joie,
1 fraternité la
Des trois notions qui composent la devise de la République,
c’est sans doute la fraternité qui est à la fois la plus évocatrice et la plus
mystérieuse. Indissociable de l’égalité et de la liberté, elle est ce qui donne
son sens aux luttes pour un bonheur commun. Mais, de la Révolution
à Mai 68 en passant par la Commune, les soulèvements contre l’ordre
établi ne débouchent pas toujours sur les changements espérés…

6 //// MANIÈRE DE VOIR //// Un début de joie, la fraternité


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LE BONHEUR DE TOUS COMME HORIZON


la féodalité ; et, fin juillet, la grande institu-
Le 26 août 1789, quelques semaines après la prise de la Bastille et l’abolition tion de la monarchie s’effondra.
des privilèges de la noblesse et du clergé, l’Assemblée nationale constituante vote Début août, le roi perdit sa souveraineté et
son épée. L’Assemblée, bien qu’en partie
la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Âprement débattu, ce texte consacre
effrayée par ce peuple qui l’avait sauvée de la
la notion de fraternité, à la fois fondement de la société politique imaginée par
répression, dut composer et vota la Déclara-
les révolutionnaires et condition nécessaire de la liberté et de l’égalité. tion des droits de l’homme et du citoyen le
26 août, réclamée par les cahiers de doléances.
PAR FLORENCE GAUTHIER * « La fraternité, c’est l’affect de l’union pour À peine voté, ce texte divisa l’Assemblée en
le même but, c’est reconnaître que tout ce un « côté gauche », favorable à l’application
qui fait notre valeur et celle des autres pro- des principes déclarés, et un « côté droit » qui
vient du but commun. » les refusait et chercha à les « modérer ».
Ernst Bloch, Droit naturel et dignité Qu’est-ce que cela signifie ? Prenons l’article
humaine, 1961. premier. « Les hommes naissent et demeurent
libres et égaux en droits » : on ne peut le

P
arler de la Grande Révolution, comme « modérer » sans le supprimer. Le cas du parti
on l’appela jusqu’au début du XXe siè- colonial esclavagiste est éclairant. La formu-
cle, est devenu périlleux tant elle a été lation « naître et demeurer libre » refusait l’es-
calomniée : le bicentenaire de 1989 l’a clavage ; ce parti exprima ainsi son rejet – « la
condamnée comme prétendue matrice des Déclaration des droits, c’est la terreur des colo-
e
totalitarismes – au pluriel – du XX siècle... nies » – et il refusa sa publication dans les
Mais c’est alors la Déclaration des droits de colonies. La contre-révolution du parti colo-
l’homme qu’on élimine ! Ce sont ces droits nial s’affirmait, tandis que les opprimés, à
déclarés qui contiennent la devise de la Révo- commencer par les esclaves, sentaient poin-
lution, « Liberté, égalité, fraternité » : les trois dre une fraternité humaine.
couleurs forment une ronde que la fraternité
unifie à chaque pas en Le sentiment du juste et de l’injuste
En réponse au roi, qui tente d’arrêter
posant la paix comme La Déclaration s’appuie sur le droit naturel.
les députés, le peuple crée les gardes but de la constitution Cette notion, très ancienne, qui porte sur ce
nationales et mène une immense des droits de l’homme et qui est propre à la nature humaine, se recons-
jacquerie contre la féodalité du citoyen, à l’intérieur titua au Moyen Âge, après la chute de l’Em-
comme à l’extérieur. pire romain d’Occident, conquérant et escla-
La crise de la monarchie contraignit vagiste : expression d’une exigence de justice
Louis XVI à rétablir les États généraux, sup- et de réparation, de sentiments communs au
primés depuis 1651 : le roi convoqua le peuple genre humain, que l’on appelle aussi frater-
à élire ses représentants selon le système élec- nité. Cette communauté affective qui repose
toral du mandataire mandaté et révocable par sur ce qui est à la fois personnel et commun
ses électeurs, ce qui lui valut l’enthousiasme implique la réciprocité des droits naturels.
populaire pour cette restauration des libertés La liberté est le premier des droits. Je nais
françaises, avec le droit de vote aux chefs de libre, je veux le demeurer, libre de vivre, de
famille des deux sexes. penser, de m’exprimer, de me défendre. Et ce
Mais la transformation des États généraux droit de liberté n’est pas à moi seul, c’est celui
en Assemblée nationale constituante provo- de tous les êtres humains. Le sentiment du
qua le refus du roi, qui tenta l’arrestation des juste et de l’injuste, qui réclame de résister à
députés début juillet 1789. Alors le peuple, l’oppression, implique que, si j’ai des droits,
animé de sa liberté, prit le pouvoir dans ses tout membre du genre humain a les mêmes
communes, créa les gardes nationales et que chacun a le devoir de les respecter
locales, mena une immense jacquerie contre chez l’autre.
Voilà l’égalité en droits ou sa réciprocité
comme fondement de la constitution politique.

* Historienne. A codirigé La Guerre du blé au XVIIIe siècle. La cri-
tique populaire de la liberté économique, Kimé, Paris, 2019. On est loin des théories individualistes

Un début de joie, la fraternité //// MANIÈRE DE VOIR //// 7


MDV166Chapitre1_Mise en page 1 02/07/2019 10:26 Page8

fédérations communales, qui se poursuivi-


LE BONHEUR DE TOUS COMME HORIZON rent tant que dura la Révolution, comme celle
qui dominent la nôtre aujourd’hui, acharnée à les membres du corps social, afin de vivre dans de Pontivy, liant quatre-vingts villes de Bre-
détruire la protection par les droits, la Sécurité une société de paix, œuvrant au développe- tagne et d’Anjou. On procédait à des baptêmes
sociale, les services et l’école publics. Non, le ment des facultés de chacun et au «bonheur de et à des mariages civiques et non confession-
principe de la politique ne peut être tous ». Le moyen réside dans l’exercice des nels à l’autel de la Patrie ou au temple de la
« L’homme est un loup pour l’homme », mais droits politiques de tous les citoyens qui parti- Concorde, créés en 1789. Les citoyens en famille
celui de la réciprocité des droits. cipent réellement à la confection des lois : le et les gardes nationales prêtaient le serment
La fraternité est bien présente dans la système électoral adéquat à cet de « rester à jamais unis par les
« Rester à jamais
liberté et l’égalité, venues toutes deux de objectif était alors celui du manda- liens de la plus étroite fraternité »,
cette communauté humaine sensible qui taire chargé d’un mandat, respon- unis par les liens de «maintenir les droits de l’homme
impose ses conditions : « on sait déjà que les sable et révocable devant et par ses de la plus étroite et du citoyen », et se donnaient le
loups n’en font pas partie », pour paraphra- mandants, système hérité des pra- fraternité, « baiser de paix et de fraternité ».
ser le philosophe Ernst Bloch et son Droit tiques communales et rétabli avec maintenir les droits L’anniversaire du 14 juillet dans
naturel et dignité humaine... les États généraux. tout le pays fut marqué par la Fête
de l’homme et du
En 1789, on osa poser la question : quel est le La fédération était une pratique de la Fédération des gardes nationa-
citoyen »
but de la société ? On osa y répondre par la populaire rodée depuis des siècles : les communales, convoquées à Paris
Déclaration des droits : le but de la société est en cas de besoin, les communes se fédéraient par l’Assemblée, qui cherchait à les contrôler,
de connaître et de conserver les droits de tous entre elles, créant des unions ou des com- mais dont l’origine toute populaire s’exprima
Pep Carrió ///// Pages extraites des « Journaux visuels » munes régionales armées. L’immense jacque- dans les mots d’ordre spontanément lancés
de 2010, 2013 et 2011 (de gauche à droite) rie de juillet 1789 fut une expression de ces partout : «Vive la Montagne !» – ce rocher des

8 //// MANIÈRE DE VOIR //// Un début de joie, la fraternité


MDV166Chapitre1_Mise en page 1 02/07/2019 09:55 Page9

droits de l’homme –, «Liberté! égalité! fédéra- d’occupation : au printemps 1793, la Gironde


tion! fraternité!», «Vivre libres ou mourir!» s’effondrait, la Convention montagnarde lui
La devise « Liberté, égalité, fraternité » fut succéda. La Montagne, défendant la récipro-
proposée le 5 décembre 1790, à l’issue du cité des droits des peuples, n’a rien à voir
débat suivant. Le 29 août 1789, le côté droit de avec ce que l’on appelle, depuis les années
l’Assemblée avait voté la loi martiale contre 1970, la théorie de l’État-nation liée à une
toute violation de la loi et cherchait à main- politique de puissance. Contre toute con-
tenir armée et police de métier, héritées de la quête, la Révolution des droits de l’homme
monarchie. Le côté gauche s’y opposa : Maxi- déclara le principe de réciprocité du droit
milien de Robespierre propose de les rempla- des peuples à leur souveraineté, et ce fut la
cer par les gardes nationales, ouvertes à tous Montagne qui le réalisa : la fraternité s’op-
les citoyens âgés de 18 ans, pour exercer les pose à la conquête et au colonialisme.
fonctions de police ordinaire et, si nécessaire, Le 24 avril 1793, Robespierre proposa de
pour défendre les frontières : c’était l’esprit compléter la Déclaration des droits par celle
du mouvement populaire de juillet 1789. d’un droit cosmopolitique de la liberté des
Robespierre ajoute que leur drapeau sera tri- peuples, en vue de constituer
Les Girondins refusent
colore, avec les mots « Le peuple français. une alliance défensive de
Liberté, égalité, fraternité », et invente la républiques, fédérées par leur le débat et choisissent
devise, qui devint celle de la République fran- refus de mener une politique de déclencher une guerre
çaise après le renversement de la monarchie, de puissance : « Les hommes de conquête des peuples voisins
le 10 août 1792. La contre-devise du côté droit de tous les pays sont frères et
va lui répondre : « Liberté, égalité, propriété ». les différents peuples doivent s’entraider selon
En 1791, l’Assemblée votait une Constitu- leur pouvoir comme les citoyens d’un même
tion qui instaurait une aristocratie des riches État. Celui qui opprime une nation se déclare
en lui réservant les droits politiques et violait l’ennemi de toutes. Ceux qui font la guerre à un
le principe déclaré de souveraineté du peu- peuple pour arrêter les progrès de la liberté et
ple. Elle adopta une politique de liberté illi- anéantir les droits de l’homme doivent être
mitée du commerce qui provoquait une poursuivis par tous, non comme des ennemis
hausse des prix des subsistances, menaçant ordinaires, mais comme des assassins et des
la vie des salariés. Elle opta enfin pour la loi brigands rebelles. »
martiale contre toutes les formes de résis- La Montagne s’allia avec la révolution des
tance populaire et ouvrit la guerre civile. esclaves de Saint-Domingue, qui avait aboli
l’esclavage en août 1793 et élu une « députa-
« Liberté, égalité, propriété » tion de l’égalité de l’épiderme » pour proposer
Le 3 mars 1792 à Étampes, le maire Guillaume à la France une alliance. Le 4 février 1794,
Simonneau fut tué d’une balle au moment où cette députation entrait dans la Convention,
il commandait la loi martiale. L’Assemblée qui vota alors l’abolition de l’esclavage dans
décida d’une cérémonie nationale en son toutes les colonies françaises et noua un
honneur, où l’on déploya la devise des spécu- pacte de décolonisation avec le « nouveau
lateurs sur les subsistances : « Liberté, égalité, peuple de Saint-Domingue ».
propriété ». La fraternité disparaissait... La Après juin 1793, la Montagne, alliée au
politique de l’Assemblée conduisit à une nou- mouvement populaire, mena une guerre
velle Révolution le 10 août 1792, qui supprima défensive acharnée contre les puissances
la Constitution des riches et élit une Conven- coalisées, qui fut couronnée de succès à Fleu-
tion, nouvelle Constituante, au suffrage uni- rus le 26 juin 1794 : la paix était à portée de la
versel, le 21 septembre. Ce sera la victoire de main. Le 9 thermidor-27 juillet 1794, l’alliance
la fraternité, avec la République monta- des partisans de l’économie de marché et du
gnarde (1792-1794). parti colonial renversa la République monta-
La Convention à peine élue vit apparaître un gnarde. On sait moins que cette coalition
nouveau « côté droit », formé des Girondins, expulsa du droit constitutionnel français la
qui, craignant une Constitution démocratique Déclaration des droits naturels, en 1795. Celle-
et sociale, refusa le débat et choisit de déclen- ci ne fut réintégrée qu’en 1946... après une
cher une guerre de conquête des peuples voi- éclipse de plus de cent cinquante ans.
sins. Mais ces peuples repoussèrent les armées Florence Gauthier

Un début de joie, la fraternité //// MANIÈRE DE VOIR //// 9


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DANS LES ARCHIVES //// PAR MARIE-FRANÇOISE LÉVY //// JANVIER 1986

Ouvriers à 5 ans, de l’émotion


En 1840, un quart de siècle avant « Le Capital », de Karl Marx, Se distingue dans cette période l’ouvrage minutieux et
dense de Louis-René Villermé, publié en 1840 : Tableau
paraissait en France une enquête décisive sur les conditions
de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les
de travail dans les usines. Le sort des enfants-ouvriers apparaît manufactures de coton, de laine et de soie. Réalisée pen-
si dramatique que la monarchie de Juillet est contrainte de dant plusieurs années à la demande de l’Académie des
légiférer. Appliquée bien des années plus tard, cette loi consacre sciences morales et politiques, à laquelle appartenait
l’auteur, cette enquête historique livre une description
la charge dorénavant dévolue à l’État : garantir des droits
précieuse des conditions, des lieux et des temps de travail,
nouveaux, du foyer à l’entreprise. et de leurs incidences sur le développement, les maladies
et la mortalité. En outre, dans les solutions proposées, elle

L
a loi du 22 mars 1841 établit pour la première donne à méditer sur les enjeux sociaux et politiques
fois, en France, une réglementation du travail des qu’elles-mêmes recouvrent. Ainsi, l’instruction trouve
enfants employés dans les manufactures. Elle déjà et naturellement sa place.
résulte d’un large mouvement qui se cristallise autour
des années 1835-1837 par des enquêtes et des pétitions L’obligation scolaire contre le travail des enfants
successives rendues publiques, émanant à la fois d’un « Cette loi, écrit Villermé à propos du texte de 1841
courant philanthropique, d’une préoccupation de l’État réglementant l’emploi des enfants dans l’industrie,
et des industriels eux-mêmes, soucieux du « dépérisse- devrait concilier des intérêts opposés, celui des fabri-
ment effrayant de la génération qui se développe (1) ». cants, celui des ouvriers, et ne pas trop accorder à l’un
La France de cette époque se remet des sanglantes de peur de nuire à l’autre. (...) C’est en rendant obliga-
émeutes populaires de 1831 et de 1834 (la révolte des canuts toire l’assiduité des enfants à l’école que l’on peut le
de Lyon). Ceux qui la dirigent – fabricants et hommes poli- mieux résoudre le problème difficile de limiter leur
tiques –, soucieux de mettre en œuvre un emploi dans les manufactures jusqu’à un
processus de moralisation des familles « Cette loi devrait certain âge. »
(1) Cf. « Rapport fait ouvrières, habités par la peur d’une jeu- concilier des intérêts « Retrancher sur le temps de leur pré-
à la Société industrielle nesse qu’il faut encadrer, contrôler, édu- sence dans les ateliers, comme je l’ai vu
de Mulhouse », Bulletin
opposés, celui
de la société, no 28, cité quer (2), ne s’insurgent pas contre le prin- pratiquer dans des manufactures de
par Louis-René Villermé
des fabricants, celui
cipe même du travail des enfants. Il s’agit de Suisse et d’Alsace, quelques instants qui
dans Tableau des ouvriers, et ne pas
de l’état physique et moral le réguler : de fixer à 8 ans l’âge de l’em- seraient consacrés à l’étude, écrivait Vil-
des ouvriers employés
bauche, de limiter à huit heures par jour le trop accorder lermé, ce serait ajouter à leur avenir une
dans les manufactures
de coton, de laine et travail des enfants âgés de 8 à 12 ans, d’in- à l’un de peur nouvelle chance de bonheur, sans nuire
de soie, 1840, tome II.
(2) Cf. Michelle Perrot,
terdire le travail de nuit, de rendre obliga- de nuire à l’autre » à l’intérêt des fabricants. On éviterait
« La fin du charivari », toire la scolarisation jusqu’à l’âge de 12 ans, ainsi le grave reproche d’avoir toléré,
L’Âne, Paris, juillet-
septembre 1985. de mieux protéger la croissance et la santé des plus jeunes favorisé même, une exploitation homicide, et l’on per-
(3) Stéphane Douailler afin de préserver la reproduction d’une force de travail (3). mettrait l’entier développement des enfants qu’entrave
et Patrice Vermeren,
«De l’hospice à la
Par-delà l’objectif d’assurer une meilleure relève s’ins- leur trop long travail, et qui, devenus un jour hommes
manufacture. Le travail crit en parallèle, dans les discours prononcés aux deux faits, récompenseront la patrie, par leurs services, de la
des enfants au
XIXe siècle», Les Révoltes Chambres, le souci de voir naître des classes d’âge appe- protection qu’elle leur aurait accordée dans l’âge de leur
logiques, Paris, n° 3, 1976. lées au service militaire aptes à leur devoir national. faiblesse (4). »
(4) Cf. Louis-René Villermé,
op. cit. De fait, c’est avec l’établissement des lois Jules Ferry
(5) Pierre Hamp, (1881-1882) sur l’obligation scolaire que s’estompera le
Les Gueules noires, * Historienne, chargée de recherche au Centre national de la
recherche scientifique (CNRS), université Paris-I (Panthéon- travail des enfants encore jeunes, l’école devenant alors
coll. « Enquêtes »,
Gallimard, Paris 1938. Sorbonne). le lieu de l’édification du citoyen.

10 //// MANIÈRE DE VOIR //// Un début de joie, la fraternité


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à la loi
Cent ans après, Pierre Hamp, ouvrier devenu inspec-
teur des travaux publics, auteur de romans et d’en-
quêtes, jette sur la législation de mars 1841 un regard
personnel et critique : « L’enquête de Villermé, écrit-il,
fut une terrible révélation pour le public, qui ignorait au
prix de quelles souffrances il avait du linge. (...)
« Misère de l’enfant de 5 ans à 5 sous par jour pour
quinze heures de travail. Leur marche sans souliers mar-
quait sur le sol autour des usines l’empreinte de pieds
mignons. Nourris d’un morceau de pain, ajoutant à l’ex-
ténuation du travail celle de la longue étape matin et
soir, ils vivaient en pénurie de sommeil, de nourriture,
© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. IMAGE COURTESY JAMES COHAN GALLERY. PHOTO: STEPHEN WHITE. ADAGP

d’habits. Affamés, transis, épuisés, battus, (...) ils mou-


raient vite. Les pays d’industrie textile se plaignaient d’en
manquer. (...)

« C’était une grande stupidité physiologique »


« La loi du 22 mars 1841 fut considérée comme un grand
bienfait social, parce qu’elle interdisait l’embauche des
enfants en dessous de 8 ans et permettait, de cet âge
jusqu’à 12 ans, huit heures de travail, puis douze heures
de 12 à 16 ans. C’était la journée d’adulte que devait pro-
clamer la révolution de 1848. (...) C’était une grande stu-
pidité physiologique que de soumettre à la même durée
de travail des hommes robustes, dont beaucoup d’anciens
soldats des guerres napoléoniennes, qui avaient enduré
Leipzig, la retraite de Russie, Waterloo, terribles épreuves
de l’énergie humaine, et des enfants qui n’avaient quitté
que depuis quatre ou cinq ans la nourriture lactée. »
« La loi ne fut pas appliquée, conclut Pierre Hamp. Les
inspecteurs manufacturiers, patrons établis, ne pouvaient
sévir qu’en s’attirant des inimitiés préjudiciables à leur
chiffre d’affaires. Voués à une tâche impossible, qui les
contraignait à la complaisance ou à être accusés de se
montrer sévères pour leurs concurrents, ils donnèrent leur
démission (5). »
Avec cette loi s’esquisse cependant en France, au mi-
lieu du XIXe siècle, le débat sur la responsabilité pro-
pre de l’État envers l’enfant, de même que se réf léchit
celle dont est dotée la famille ; dans ce sillage émerge
aussi le débat mieux repéré portant sur l’organisation
Yinka Shonibare Rahman /////
des espaces privés et publics et les fines attaches qui « Enfant à l’échelle magique 2 », 2013
les lient. n

Un début de joie, la fraternité //// MANIÈRE DE VOIR //// 11


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LE BREF ET BEAU PRINTEMPS DES PEUPLES


péens s’en trouve gravement menacé. Le tsar
« Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple, et pour Nicolas Ier de Russie prépare déjà la guerre et
chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs », lance un manifeste : « Pour la justice de Dieu
et pour les principes sacrés de l’ordre établi
affirme la Constitution de la Ire République. En 1848, l’étincelle part de Paris, et le feu gagne
sur les trônes héréditaires. »
les grandes capitales européennes. Les monarchies ont beau réprimer l’insurrection, une
Pacifiste et soucieux de ne pas ressusciter
culture révolutionnaire transnationale se développe à travers le continent. la Sainte-Alliance (1), Lamartine, nouveau
ministre des affaires étrangères, fixe rapide-

E
PAR ALAIN GARRIGOU * n 1848, le printemps commence le ment les principes de la politique extérieure
22 février, à Paris. Pour contourner républicaine : « La proclamation de la Répu-
l’interdiction de réunion et d’associa- blique française n’est un acte d’agression
tion imposée par la monarchie de Juillet, les contre aucune forme de gouvernement dans
partisans d’une réforme du suffrage censi- le monde. Les formes de gouvernement ont
taire organisent, depuis juillet 1847, une des diversités aussi légitimes que les diversités
campagne de banquets où les toasts se trans- de caractère, de situation géographique et de
forment en discours politiques. Celle-ci doit développement intellectuel, moral et matériel
culminer lors d’un rassemblement à Paris ; il chez les peuples. » Et de se démarquer du pré-
est interdit. Les organisateurs décident néan- cédent révolutionnaire : « La guerre n’est
moins de le maintenir et en fixent la date au donc pas le principe de la République fran-
22 février. La veille, ils renoncent à leur pro- çaise, comme elle devint la fatale et glorieuse
jet. Trop tard : les participants se rassem- nécessité en 1792 » (2). Une urgence : rassurer
blent, accueillis par les fusils. La soirée se ter- les rois voisins.
mine par des échauffourées.
Les événements s’enchaînent alors très L’incendie gagne la Diète hongroise
vite. Le 23 février, les Parisiens parcourent Alors qu’à la fin du XVIIIe siècle les sympa-
les rues aux cris de «Vive la réforme ! » et « À thies pour la Révolution française restaient
bas Guizot ! » (le président du conseil des exceptionnelles, en 1848 les sociétés euro-
ministres). Dans l’après-midi, le roi Louis- péennes sont traversées par des revendica-
Philippe accepte la démission de son minis- tions politiques : le peuple exige plus de
tre. Encore trop tard : face liberté. Notion vaste et multiforme, celle-ci
Dans l’après-midi du 23 février, aux manifestants qui fêtent recouvre tout autant le patriotisme au sein
les premiers cadavres, leur victoire, la garde du de pays occupés – comme la Pologne
chargés sur des charrettes, ministère des affaires étran- démembrée ou l’Italie du Nord – que les
sont exhibés dans Paris gères, où réside François revendications unitaires des pays allemands,
Guizot, tire. Les premiers ou encore l’aspiration à l’indépendance de
cadavres, chargés sur des charrettes, sont peuples soumis – comme en Hongrie, sous
exhibés dans Paris. Le lendemain, 24 février, tutelle autrichienne. Elle exprime aussi les
les insurgés attaquent la troupe en plusieurs revendications des populations urbaines
points de la capitale et prennent d’assaut les pour la liberté de la presse et la mise en place
Tuileries. Acculé, le roi abdique. Le 25 février, de Constitutions démocratiques. Dans ce
dans la salle Saint-Jean de l’Hôtel de Ville, le contexte, la nouvelle de la révolution pari-
poète Alphonse de Lamartine promet le suf- sienne a l’effet d’une étincelle.
frage universel : le peuple à la place du trône. Le 3 mars, l’avocat et journaliste Louis
La révolution puis l’avènement de la répu- Kossuth prononce un discours à la Diète
blique en France ne peuvent qu’affoler l’Eu- hongroise pour réclamer la création d’un
rope des cours monarchiques. L’ordre ins- régime parlementaire, puis prend la tête
tauré en 1815 au congrès de Vienne pour d’une délégation qui se dirige vers Vienne.
éviter les révolutions et les conflits euro- Dans la capitale de l’Empire austro-hongrois,
la révolte commence le 12 mars. Comme à
* Professeur émérite de science politique à l’université Paris Paris, les manifestations sont réprimées et
Nanterre. Auteur de La Politique en France de 1940 à nos jours,
La Découverte, Paris, 2017. les cortèges macabres parcourent les rues.

12 //// MANIÈRE DE VOIR //// Un début de joie, la fraternité


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© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. PHOTO: STEPHEN WHITE. ADAGP
L’insurrection grossit. Le lendemain, le maître tion d’une Assemblée constituante. Il envoie Yinka Shonibare Rahman ///// « Femme tirant
des fleurs de cerisier », 2019
d’œuvre du congrès de Vienne, le prince de un émissaire à la cour de Vienne et déclare
Metternich, quitte nuitamment ses fonctions. attendre une réunion des souverains le Wurtemberg et aux grandes villes d’Alle-
Le 15 mars, des foules en liesse accueillent la 25 mars à Dresde. En même temps, il masse magne. La Pologne divisée s’agite.
délégation hongroise menée par Kossuth. des troupes à Berlin et dans les autres villes Puis les cours se ressaisissent. Pour se met-
Préfigurant l’indépendance, la de Prusse. Les rassemblements tre à l’abri du peuple, elles quittent les capi-
Pour se mettre
Hongrie se dote pour la première populaires sont dispersés, mais tales, Berlin pour Potsdam, Vienne pour
à l’abri du peuple,
fois d’un premier ministre en la se reforment le jour suivant. Le Innsbruck. Elles s’en remettent aux armées
personne du comte Batthyány. les cours quittent 17 mars, le roi de Prusse découvre et à « ce remède universel qu’est l’état de
Unanimement hostile à l’occu- les capitales, la révolution de Vienne. Dès le len- siège (3) ». Le maréchal Radetzky reprend la
pation autrichienne, la Lombardie Berlin pour demain, il accorde la liberté de la Lombardie ; le maréchal Windischgraetz,
apprend les événements parisiens Potsdam, Vienne presse et convoque une Diète. La Prague puis Vienne. Les monarchies utilisent
avec perplexité. La noblesse y est
pour Innsbruck foule surgit sous les fenêtres du aussi les haines nationalistes, comme en ☛
patriote, pas révolutionnaire. Quand roi qui, blême, apparaît au balcon.
arrive la nouvelle du soulèvement de Vienne, Incapable de se faire entendre, Frédéric-
(1) La Sainte-Alliance réunit au congrès de Vienne les monar-
le 17 mars, les barricades s’élèvent à Milan. Le Guillaume se retire en demandant, dit-on, chies victorieuses de la France napoléonienne (Empire russe,
empire d’Autriche-Hongrie et royaume de Prusse).
maréchal Radetzky, qui commande les trou- « du repos ! du repos ! ». La troupe tire. Dans
(2) Cité par Daniel Stern, Histoire de la révolution de 1848
pes d’occupation, se retranche en prévision les rues de Berlin, les appels aux armes [1850-1852], Balland, Paris, 1985. Daniel Stern est le pseudo-
d’une intervention du Piémont. Après cinq retentissent. Devant l’ampleur du soulève- nyme de Marie de Flavigny, femme libre et scandaleuse,
grande intellectuelle. Ayant abandonné son mari, elle devint
jours d’insurrection, les Milanais forcent les ment, Frédéric-Guillaume annonce de nou- la compagne du compositeur et pianiste Franz Liszt, avec
lequel elle eut plusieurs enfants hors mariage.
occupants à se retirer. velles concessions, dont une Constitution
À Berlin, le roi Frédéric-Guillaume IV démocratique. À Munich, le roi abdique. L’in- (3) Karl Marx, Révolution et contre-révolution en Europe,
dans Œuvres politiques I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de
gagne du temps face aux demandes de créa- surrection s’étend à Leipzig, à Hanovre, au la Pléiade », Paris, 1994.

Un début de joie, la fraternité //// MANIÈRE DE VOIR //// 13


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« patrie » et de « liberté » scandés dans les


LE BREF ET BEAU PRINTEMPS DES PEUPLES rues de Paris. Dans ce grand brassage social
Pologne, où les minorités allemande et juive se matérialisait le rêve de la communauté,
sont dressées contre les populations polo- de la fraternité, de la communion. On
naises. Les troupes croates du colonel Jalla- s’apostrophait, on s’embrassait, on riait et
nich entrent dans Vienne. « Liberté et ordre on pleurait. Le danger exacerbait les émo-
à la croate l’ont emporté, et leur triomphe a tions. Des scènes se gravaient dans les
été célébré par des crimes d’incendie, des mémoires. Marie de Flavigny raconte le
viols, des pillages, des méfaits indicibles (4) », deuxième jour de l’insurrection parisienne :
ironise Karl Marx le 7 novembre. Le roi de « Dans le quartier des Halles, les femmes
Naples fait bombarder ses villes de Naples offrent des vivres aux soldats, les embrassent
et Messine. Le 5 décembre 1848, le général en les suppliant d’épargner leurs frères, de ne
Wrangel soumet Berlin à l’état de siège. pas tirer sur leurs maris, sur leurs enfants.
Le roi fait disperser l’As- On continue les barricades joyeusement, d’un
« Dans le quartier des Halles, sem blée et récuse ses air mutin, à vingt pas de la troupe. “Vous ne
les femmes offrent des vivres aux promesses. tirerez pas sans nous avertir, disaient les
soldats, les embrassent en L’année 1848 s’achève gamins. – Soyez tranquilles, nous n’avons pas
les suppliant d’épargner leurs frères » dans la tragédie et la d’ordre”, répondaient les soldats (6). » Quand
désillusion. Partout en l’ordre vient, c’est l’affolement : la fusillade
Europe, on voit les mêmes scènes : défilés, fauche des vies.
chants révolutionnaires, slogans libérateurs
ou rageurs, pétitions, adresses, conversa- Des cadavres sous le balcon royal
tions improvisées dans les quartiers ou der- La mort même devint une démonstration
rière les barricades. « Barricade » : un mot du droit. Quelle était la légitimité de ce pou-
qui se répand sur tout le continent et se mue voir qui faisait tirer sur un peuple paci-
en symbole même de l’insurrection (5). fique ? Des promenades macabres s’impro-
Dans le peuple révolutionnaire de 1848 visaient dans toute l’Europe, à l’exemple de
étaient représentés des bourgeois, des pro- celle du 23 février à Paris : « Dans un chariot
létaires, des étudiants, des hommes et des attelé d’un cheval blanc, que mène par la
femmes, des enfants aussi – qui n’enten- bride un ouvrier aux bras nus, cinq cadavres
daient pas la même chose aux mots de sont rangés avec une horrible symétrie. De
temps en temps, un autre ouvrier, placé à
l’arrière du chariot, enlace de son bras ce
Sujets du royaume et nation française corps inanimé, le soulève en secouant sa
torche, d’où s’échappent des flammèches et
des étincelles, et s’écrie, en promenant sur la

D epuis la fin du Moyen Âge, la nation française est définitivement constituée, et le


XVIe siècle marque sans nul doute l’organisation de l’État central. L’Angleterre est, à
cet égard, en avance ; de plus, la constitution d’une Église nationale y a ajouté, au XVI siècle, e
foule des regards farouches : “Vengeance !
Vengeance ! On égorge le peuple (7) ! ” » À Ber-
lin, le 22 mars, la foule amena les cadavres
un nouvel élément de cohésion. Il est remarquable qu’à partir de ce siècle on voie, en France sous les balcons du château royal. Le roi dut
comme en Angleterre, se multiplier les histoires nationales. s’incliner sur les dépouilles ; la reine eut un
malaise.
Le roi de France a, dès le Moyen Âge, imposé son autorité à l’extérieur en rejetant toute Les rois et les soldats croyaient faire des
intrusion du pape dans la vie politique du royaume ; sans rompre avec Rome, il parachève victimes, ils créèrent des héros. Cette figure
son indépendance dans le domaine spirituel en faisant respecter les libertés gallicanes. À de la dignité citoyenne paraît quelque peu
l’intérieur, il a maintenant réduit au silence les grands féodaux et il n’accepte aucun partage morbide. Mais qu’aurait valu la démocratie
de son autorité souveraine. Les Français, ses sujets, n’en prennent pas moins part à la vie si des humains n’étaient pas morts pour elle ?
de la nation organisée, dans le cadre de nombreux corps intermédiaires sociaux, adminis- Alain Garrigou
tratifs ou professionnels. Si les états généraux de la nation ne se voient reconnaître aucun
pouvoir politique, leurs doléances font utilement connaître au roi les aspirations de la (4) Ibid.

population. (5) Cf. Alain Corbin et Jean-Marie Mayeur (sous la dir. de),
La Barricade, Publications de la Sorbonne, Paris, 1997.
D’après l’Encyclopœdia Universalis, article « Nation », de Georges Burdeau et Pierre-Clément Timbal, 1999.
(6) Daniel Stern, op. cit.

(7) Ibid.

14 //// MANIÈRE DE VOIR //// Un début de joie, la fraternité


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LA COMMUNE, SANS ÉTAT NI FRONTIÈRE


exprimait le désir des communards d’une vie
Nombre d’historiens ont analysé la Commune de Paris comme un soulèvement sociale organisée selon les principes de la
patriotique trouvant son origine dans la confiscation des canons de la garde participation et de la décentralisation.
La majorité des historiens situent le
nationale en 1871. L’un de ses principaux mots d’ordre fut pourtant la « République
début de la Commune au 18 mars 1871, avec
universelle », c’est-à-dire l’association volontaire de tous les travailleurs et
ce que Karl Marx appela la « tentative d’ef-
de toutes les initiatives locales, au-delà des frontières. fraction » d’Adolphe Thiers (2), sa décision
de confisquer les canons de la garde natio-

E
PAR KRISTIN ROSS * n avril 1871, au plus fort de la Com- nale, et les réactions qu’elle provoqua. Dans
mune de Paris, sept mille ouvriers lon- leur récit, l’insurrection apparaît comme
doniens organisèrent une manifesta- un soulèvement spontané, lié à une poussée
tion de solidarité avec leurs camarades de « patriotisme égaré » – comme le dit
parisiens, marchant depuis ce que la presse Thiers lui-même (3) – due aux circons-
bourgeoise britannique appelait « notre tances particulières de la guerre franco-
Belleville » – le quartier de Clerkenwell prussienne.
Green – jusqu’à Hyde Park, par un temps Or, si l’on commence, non par cette réac-
épouvantable. Accompagnés d’une fanfare, tion spontanée, mais par les réunions de
ils brandissaient des dra- travailleurs de la fin de l’Empire, une tout
Le désir de remplacer un gouvernement
peaux ornés des slogans autre image apparaît. On voit certaines
de traîtres et d’incompétents par «Vive la Commune ! » et idées prendre progressivement de l’impor-
la coopération directe de toutes « Longue vie à la Répu- tance. Les réunions des clubs politiques du
les énergies et de toutes les intelligences blique universelle ! ». nord de Paris, les plus révolutionnaires,
La même semaine, dans s’ouvraient et se concluaient au cri de « Vive
l’amphithéâtre de l’école de médecine de la la Commune ! », et les expressions « Répu-
Yinka Shonibare Rahman ///// « Planètes dans Sorbonne désertée par ses professeurs – tous blique universelle » et « République des tra-
ma tête (garçon à la trompette) », 2018 s’étaient enfuis à Versailles (1) –, les artistes vailleurs » y étaient employées indifférem-
et les artisans parisiens (« toutes ment. Ces rassemblements ont créé et
les intelligences artistiques ») développé l’idée d’une commune sociale : le
écoutaient Eugène Pottier lire désir de remplacer un gouvernement de
le manifeste de la Fédération traîtres et d’incompétents par la coopéra-
des artistes de Paris, qui se con- tion directe de toutes les énergies et de
clut par la phrase : « Le comité toutes les intelligences.
© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. IMAGE COURTESY

concourra à notre régénération, Le terme « Commune » exprimait le souci


STEPHEN FRIEDMAN GALLERY AND TAFETA, LONDON. PHOTO: STEPHEN WHITE. ADAGP

à l’inauguration du luxe commu- de l’échelle d’action, le désir d’autonomie


nal et aux splendeurs de l’avenir, locale, l’autosuffisance d’unités sociales
et à la République universelle. » assez petites et humaines pour que chacun
« Commune » et « République se sente directement concerné par les
universelle » représentent deux détails de la vie quotidienne. La notion de
éléments fondamentaux de l’ima- « République universelle » représentait, elle,
ginaire politique de la Commune l’horizon internationaliste. Ensemble, les
de Paris, deux expressions dont deux mots d’ordre dessinaient les contours
la charge affective déborde tout d’un imaginaire puissamment non national.
contenu sémantique précis. Ainsi, par « luxe communal », les artistes ☛
Mais la répétition de ces termes
au long des dernières années de (1) Siège du gouvernement de défense nationale instauré
l’Empire, du siège de la capitale après la défaite de Sedan et la reddition de Napoléon III
(septembre 1870).
et de l’insurrection elle-même
(2) Monarchiste orléaniste, Adolphe Thiers (1797-1877)
devient chef du pouvoir exécutif en février 1871, peu après
la chute du Second Empire. La restauration monarchique
se révélant impossible, il se rallie à la République en 1873.
* Professeure de littérature comparée à l’univer-
sité de New York. Auteure de L’Imaginaire de la (3) Cité dans La Revue blanche. 1871, enquête sur la Com-
Commune, La Fabrique, Paris, 2015. mune, Éditions de l’Amateur, Paris, 2011 (1re éd. : 1897).

Un début de joie, la fraternité //// MANIÈRE DE VOIR //// 15


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œuvrait contre la conception même de l’es-


LA COMMUNE, SANS ÉTAT NI FRONTIÈRE pace monumental et sa logique centralisa-
et les artisans de la Commune semblaient trice (nationaliste). Ce type de programme
penser à une sorte de « beauté publique » : ne devrait pas nous étonner de la part de
l’amélioration des espaces partagés dans ceux qui ont mis à bas la colonne Vendôme.
toutes les villes et tous les villages, le droit Mais il faut se garder d’imaginer que le
pour chacun de vivre et de travailler dans terme ait pu impliquer un repli à l’intérieur
un environnement agréable. En créant un des contours étroits de la municipalité. La
Yinka Shonibare Rahman ///// « Planètes dans art public, un art vécu, au niveau de muni- Fédération des artistes considérait qu’elle
ma tête, Physique », 2010 cipalités autonomes, le « luxe communal » agissait en même temps pour le luxe com-
munal et pour la République
universelle.
Sous la Commune, comme l’un
de ses protagonistes les plus célè-
bres, le peintre Gustave Courbet,
l’écrivit à sa mère, « Paris a
renoncé à être la capitale de la
France (4) ». Le Paris d’alors ne
voulait pas être un État, mais
une entité autonome au sein
d’une fédération internationale
des peuples. L’échelle que privi-
légiait l’imaginaire communard
était à la fois plus limitée et plus
large que la nation. L’expression
« République universelle » ren-
voyait à un ensemble de désirs,
d’identifications et de pratiques
qui ne se laissaient pas définir
par le territoire de l’État ou cir-
conscrire par la nation. Elle dis-
tinguait très nettement ceux qui
l’employaient des républicains
parlementaires ou libéraux : ces
derniers croyaient en la néces-
sité d’une autorité étatique forte
et centralisée, supposée garante
de l’ordre social.
© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. ADAGP

Durant les mois du siège, qui


précédèrent la Commune, Paris,
selon les mots du communard
Arthur Arnould, « vivait de sa
vie propre, ne relevait que de sa
volonté individuelle. (...) Paris
avait (...) appris le mépris absolu
des deux seules formes gouver-
nementales qui avaient été jus-
qu’alors en présence dans notre
pays : la monarchie et la Républi-
que oligarchique ou bourgeoise (5)».
La République universelle signi-
fiait par opposition le démantè-
lement de la bureaucratie impé-
riale, de son armée de métier et

16 //// MANIÈRE DE VOIR //// Un début de joie, la fraternité


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de sa police en premier lieu. « Il ne suffit pas


d’émanciper chaque nation en particulier de Bibliographie
la tutelle des rois, écrivait, dès 1851, le géo-
ALBERT SOBOUL, La Révolution française, Presses PATRICK FRIDENSON ET BÉNÉDICTE REYNAUD (sous
graphe anarchiste et futur communard Eli- universitaires de France (PUF), coll. « Quadrige », la dir. de), La France et le temps de travail
Paris, 2005. (1814-2004), Odile Jacob, Paris, 2004.
sée Reclus, il faut encore la libérer de la
Dans cette synthèse de référence, l’historien Ce livre analyse l’histoire du temps de travail
suprématie des autres nations, il faut abolir marxiste, auteur du Dictionnaire historique en France depuis le début du XIXe siècle,
ces limites, ces frontières qui font des ennemis de la Révolution française (PUF, 2005), marquée par les transformations
revient sur les tenants et les aboutissants économiques, les luttes syndicales,
d’hommes sympathiques (6) ! » les réflexions médicales et morales sur
de la Révolution, en s’efforçant
de la « comprendre (...) plutôt que d’essayer les effets physiologiques du travail, les
de la penser ». avancées et les reculs sociaux et juridiques.
Rompre avec l’héritage de 1789
Le lendemain de la proclamation de la LUCIEN FEBVRE ET FRANÇOIS CROUZET, Nous sommes ALAIN RUSTENHOLZ, Les Grandes Luttes de la France
des sangs-mêlés. Manuel d’histoire de ouvrière, Les Beaux Jours, Paris, 2008.
Commune, tous les étrangers furent admis la civilisation française, Albin Michel, Paris, 2012.
Journaliste et écrivain, Alain Rustenholz,
dans ses rangs, car « le drapeau de la Com- Rédigé pour l’Unesco en 1950 mais publié qui a également publié l’ouvrage Paris
mune est celui de la République univer- seulement en 2012, cet ouvrage ouvrier (Parigramme, 2003), relate
des historiens Lucien Febvre et François cent cinquante ans d’histoire ouvrière au
selle (7) ». Mais l’expression n’est pas née à Crouzet entend prouver que l’« identité » travers de soixante-huit moments
ce moment ; elle remonte en réalité à un française, loin d’être gravée dans le marbre, « emblématiques de formes d’action ou
est le fruit du métissage et de la rencontre de périodes historiques ». Les années 1960
bref épisode d’internationalisme pendant de « nombreuses civilisations ». et 1970 sont largement traitées.
la Révolution française. Son inventeur,
Anacharsis Cloots, Prussien d’origine, qui
se présentait lui-même comme « l’orateur
du genre humain », soutint cette révolution dentelles, où l’on pratiquait la peinture sur
aux côtés de Thomas Paine, sur des bases étoffes et sur céramique. Des artisans quali-
internationalistes, avant d’être guillotiné. fiés de diverses origines et nationalités tra-
Cependant, loin de signifier un retour aux vaillaient ensemble à des tâches complémen-
principes de la révolution bourgeoise de taires ; leur internationalisme s’explique pour
1789, le mot d’ordre de la République uni- partie par la mobilité qui caractérisait ce type
verselle, lancé par les communards, de métiers : ils allaient librement d’une région
marque leur rupture avec son héritage, en à l’autre et même d’un pays à l’autre. Comme
faveur d’un véritable internationalisme des beaucoup de jeunes d’aujourd’hui, que la
travailleurs. précarité économique contraint à une exis-
Pensons par exemple aux habitudes de tra- tence nomade, les hommes et les femmes
vail et à la culture des artisans d’art, qui par- artisans du milieu du
Les hommes et les femmes artisans du
ticipèrent en si grand nombre au mouvement XIXe siècle passaient l’es-
de mars 1871, comme le nota plus tard Pros- sentiel de leur temps non milieu du X IXe siècle passaient l’essentiel
per-Olivier Lissagaray, le premier et le plus pas à travailler, mais à de leur temps non pas à travailler,
influent des historiens de la Commune. Ils chercher du travail. mais à chercher du travail
étaient des internationalistes avant la lettre. Lorsque la France dé-
On se souvient surtout aujourd’hui de Pottier clara la guerre à la Prusse, le 19 juillet 1870,
comme de l’auteur de L’Internationale, écrite les employés de l’atelier de Pottier furent
en juin 1871 au milieu des exécutions brutales parmi les signataires du manifeste de la sec-
des révolutionnaires vaincus ; à la veille de tion parisienne de l’Internationale, aux côtés
l’insurrection, il dirigeait un grand atelier où de leurs camarades d’Allemagne et d’Es-
l’on confectionnait draperies, tapisseries, pagne, contre ce que Pottier appela dans un
poème le « régime cellulaire de la nationa-
(4) Correspondance de Courbet, texte établi par Petra Ten- lité (8) ». Fait inédit dans une formation so-
Doesschate Chu, Flammarion, Paris, 1996. cialiste, le message était résolument antina-
(5) Arthur Arnould, Histoire populaire et parlementaire
de la Commune de Paris, Res Publica, Gémenos, 2009
tionaliste : « Une fois encore, sous prétexte
(1re éd. : 1878). d’équilibre européen, d’honneur national, des
(6) Cité dans Le Libertaire, Paris, 28 août-1er octobre 1925. ambitions politiques menacent la paix du
(7) Journal officiel de la République française sous la Com- monde. Travailleurs français, allemands,
mune, Ressouvenances, Villers-Cotterêts, 1995 (1re éd. : 1871).
(8) Eugène Pottier, « La Guerre », Chants révolutionnaires,
espagnols, que nos voix s’unissent dans un cri
Comité Pottier, Paris, 1908. de réprobation contre la guerre ! (...) La guerre
(9) Manifeste de la section parisienne de l’Association (...) ne peut être aux yeux des travailleurs

internationale des travailleurs publié dans Le Réveil, Paris,
12 juillet 1870. qu’une criminelle absurdité (9). »

Un début de joie, la fraternité //// MANIÈRE DE VOIR //// 17


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LA COMMUNE, SANS ÉTAT


NI FRONTIÈRE
La Révolution n’inspire pas le cinéma

Mais c’est peut-être la direction particu-


lière prise alors par les femmes et par le
féminisme qui témoigne le mieux de cette
L a Révolution française a inspiré peu de films (1), et elle n’y est guère que
prétexte à une lecture politique, toujours conjoncturelle, de l’événement.
Certes, dès 1897, les productions Lumière réalisaient, mises en scène par
volonté de dépasser le cadre politique
Georges Hatot, une Mort de Robespierre et une Mort de Marat : pures images
de l’État moderne. Louise Michel, Paule
d’Épinal. Ensuite, pendant plusieurs décennies, aucun réalisateur français ne
Minck, Élisabeth Dmitrieff et d’autres
saura représenter avec talent cette période.
ne cherchaient pas l’intégration dans l’État
ou sa protection ; elles n’exigeaient pas, En Allemagne, les besoins d’une propagande anti-Alliés favorisent l’adap-
comme les femmes l’avaient fait en 1848, le tation du célèbre drame de Georg Büchner, La Mort de Danton (1835), confiée
droit de vote ni aucun autre droit de type au cinéaste russe émigré Dmitri Boukhovetski. Ce film (Danton, 1921) proposait
parlementaire. une vision fort défavorable de la Révolution, réduite à la rivalité entre deux
Elles pratiquaient une forme de liberté hommes : Robespierre et Danton. Quant aux masses et aux assemblées, elles
au mépris total de l’État. En tant que parti- apparaissent aussi méprisables que leurs cyniques dirigeants. En 1931, un nou-
cipantes à la République universelle, elles veau Danton est réalisé par Hans Behrendt, avec un Robespierre d’allure pré-
se montraient indifférentes à la politique hitlérienne. Comme Büchner, les deux cinéastes sont séduits par le roman-
républicaine. Pourtant, Dmitrieff et sept tisme d’un Danton « révolutionnaire mais humain », hésitant devant la violence
ouvrières de l’habillement créèrent ce qui qu’exige le progrès.
devint la plus grande et la plus efficace des
C’est le caractère universel du message révolutionnaire qu’illustre en
organisations de la Commune : l’Union des
revanche Abel Gance en 1926 dans son Napoléon. Le général Bonaparte est
femmes. Ses comités se réunissaient quo-
tidiennement dans presque tous les arron-
investi d’un messianisme rédempteur, et présenté comme le dépositaire des
dissements de Paris, fournissant du travail idées de 1789. Dans une des séquences les plus saisissantes, il est attiré mys-
rémunéré aux femmes tout en répondant térieusement vers la salle vide de la Convention. Soudain, la salle se peuple
à l’urgence des situations de combat. de fantômes, et apparaît l’ombre gigantesque de Danton qui lui dit : « La Révo-
lution française te parle. N’oublie pas que tu es son héritier direct...»
Un massacre comme acte fondateur À l’époque du Front populaire, Jean Renoir réalisera La Marseillaise, une
Rien n’était plus éloigné de la République sorte d’anti-Cuirassé Potemkine où la révolution se fait presque par consen-
universelle, envisagée comme association tement mutuel. Ni Américains ni Soviétiques n’y ont consacré d’œuvre vraiment
volontaire de toutes les initiatives locales marquante.
ou « libre confédération de collectivités
Dans les années 1960, Stellio Lorenzi (avec Alain Decaux et André Castelot)
autonomes », que la République conserva-
propose à la télévision, dans la série La caméra explore le temps, « La Terreur
trice à prétention universaliste qui allait
et la vertu », en deux épisodes, qui reste sans doute le meilleur traitement fil-
finir par s’imposer.
La République universelle imaginée et,
mique des enjeux de l’an II. Les stratégies politiques, les raisons d’État et les
dans une certaine mesure, vécue pendant faiblesses de Danton et Robespierre y sont exposées avec intelligence, sans
la Commune n’était pas seulement très ignorer l’environnement extérieur (menaces étrangères aux frontières, guerre
différente de celle qui adviendra. Elle était civile), ni le rôle des ultrarévolutionnaires groupés autour d’Hébert.
aussi conçue en opposition avec la Répu- Malgré les richesses scénographiques du Marat-Sade (1967) de Peter Brook
blique française timidement accouchée en ou du 1789 (1974) d’Ariane Mnouchkine, un seul film a retenu l’intérêt : « Le
septembre 1870 par Thiers, alors monar- journal parlé », de Vincent Nordon (épisode de Guerres civiles en France, 1976),
chiste, et plus encore avec celle qui s’affer- qui évoque, avec une superbe élégance, Gracchus Babeuf, premier politicien
mit sur les cadavres des communards. Car communiste, guillotiné en 1797 pour avoir fomenté la conjuration des Égaux.
ce massacre fut l’acte fondateur de la On est très loin du Danton d’Andrzej Wajda (1983)... La Révolution n’a point
IIIe République, qui se consolida ensuite
encore trouvé son Eisenstein.
tandis que la bourgeoisie industrielle et les
Ignacio Ramonet
grands cultivateurs de province nouaient Directeur du Monde diplomatique de 1990 à 2008.
leur alliance historique, soudant pour la
première fois la modernisation capitaliste (1) En 2018 sont sortis deux longs-métrages sur le sujet : Un peuple et son roi, de Pierre Schoeller,
à l’État républicain. et Un violent désir de bonheur, de Clément Schneider.

Kristin Ross

18 //// MANIÈRE DE VOIR //// Un début de joie, la fraternité


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LES PARTIS PRIS


DES LIVRES D’HISTOIRE
Sur les ondes aussi, on raconte beaucoup
Les Français se passionnent pour l’histoire. À la télévision, les séries et d’histoires. La discipline a droit à des émis-
les documentaires consacrés à la seconde guerre mondiale ou à la Révolution française sions sur Europe 1, France Inter, France Cul-
ture et, à la télévision, sur France 2 et sur la
remportent des succès d’audience. Dans les kiosques et les librairies, les publications
chaîne Histoire (propriété à 100 % du groupe
sur le sujet pullulent. Mais de quelle histoire s’agit-il ? Quelles sont les recettes
TF1 et longtemps dirigée par M. Patrick Buis-
de Stéphane Bern ou Lorànt Deutsch pour caracoler en tête des ventes ? son, ancien directeur du journal d’extrême
droite Minute). Quant aux rayons des librai-

D
PAR BENOÎT BRÉVILLE es torrents d’encre gonflent un fleuve ries, ils s’encombrent chaque année de
d’ignorance : il y aura bientôt plus de dizaines de nouveaux ouvrages. Car tout per-
publications consacrées à l’histoire sonnage public peut désormais s’affirmer
qu’à l’automobile. Citons, entre autres, Les apprenti historien.
Clés de l’histoire, L’Histoire, Historia, Tout sur Les porte-voix de l’histoire « popularisée »
l’histoire, ou Secrets d’histoire, qui décline sur ou « vulgarisée » sont rarement des spécia-
papier le concept de l’émission de Stéphane listes. Sur les cinquante meilleures ventes de
Bern sur France 2. S’y ajoutent Guerres & l’année 2012 en France, seuls treize livres ont
Pep Carrió ///// Affiche pour Histoire, Ça m’intéresse Histoire, Le Figaro été écrits par des historiens de profession.
la « Journée du livre,
Plan de promotion de la Histoire et les multiples hors-séries qui peu- Les autres sont journalistes, animateurs de
lecture », Madrid, 2007 plent les kiosques. télévision, écrivains, chroniqueurs princiers
(Gonzague Saint Bris) ou simples témoins
(un prisonnier cambodgien, un résistant, une
déportée). Dans bien des cas, le nom de l’au-
teur fonctionne comme un logo : s’il devenait
invisible, le livre se vendrait beaucoup moins
bien. Les maisons d’édition jouent d’ailleurs
sur l’effet « vu à la télé » en ornant parfois la
couverture de leurs ouvrages d’une photo-
graphie de l’auteur.

« Les épisodes les plus truculents »


La recette pour rencontrer les faveurs du
grand public est simple : « Il faut attirer avec
des méthodes de divertissement » (Bern, dont
les ouvrages figurent régulièrement dans les
classements des meilleures ventes), en choi-
sissant « les épisodes les plus spectaculaires,
les plus truculents » (Lorànt Deutsch, plus de
deux millions de livres vendus), en privilé-
giant ce qui est « atroce », « poignant » ou
« inattendu » (Franck Ferrand, animateur
d’une émission d’histoire sur Radio Clas-
sique après quinze ans sur Europe 1) (1). Bref,
l’histoire séduit au-delà du cercle des initiés
si elle parvient à éveiller des émotions, des
sentiments, des impressions. ☛

(1) Entretien avec Stéphane Bern, TéléObs, Paris, 27 août 2013;


conférence de Lorànt Deutsch à la Fnac de Paris-la Défense,
21 avril 2012 ; entretien avec Franck Ferrand, Médias & His-
toire, 11 juin 2012.

Un début de joie, la fraternité //// MANIÈRE DE VOIR //// 19


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passé glorieux. En d’autres termes, les


LES PARTIS PRIS DES LIVRES D’HISTOIRE « héros » favorisent l’amour de la patrie.
Pour aboutir à ce résultat, une excellente Cette conception, tout droit héritée de la
méthode consiste à la personnaliser, à l’incar- IIIe République, domine dans les médias, où
ner dans des personnages prompts à susciter pullulent les propos qui transforment la
l’émerveillement, la compassion, la colère, France en royaume des Bisounours : « L’his-
l’indignation, la pitié ou l’effroi. Dans Femmes toiredeFrance,c’estavanttoutlaplusbelle
dedictateur (2), qui lui a permis de se hisser des histoires » (Deutsch) ; « Mes ancêtres
en tête des ventes de 2012, la journaliste Diane n’étaient pas gaulois, loin s’en faut, mais
Ducret propose une plongée « dansl’intimité l’étude passionnée de l’histoire de France
de Hitler, Mussolini, Mao, Lénine, Staline, m’apermisd’aimercepaysquim’avunaî-
Bokassa ou Ceaușescu ». De même que tre » (Bern) ; « IlfautquelaFranceseréappro-
Rocky II a succédé à Rocky, Ducret a publié priesaproprehistoireetréapprenneàs’ai-
Femmesdedictateur 2. Au menu du nouveau mer » (Éric Zemmour).
millésime : l’« intimité » de Fidel Castro, mais
aussi de Saddam Hussein, Oussama Ben Idées reçues dans les manuels scolaires
Laden, Slobodan Milošević et Kim Jong-il. Pour tous ces auteurs, les problèmes de
Les « dictateurs » n’étant pas seuls à faire cohésion nationale viendraient donc de ce
vendre, beaucoup d’auteurs préfèrent se que l’histoire ne remplit plus sa mission :
concentrer sur les « grands hommes ». Ainsi, elle alimenterait le désamour des jeunes
Bern a raconté les vies de envers leur nation. L’idée n’est pas nouvelle.
Max Gallo a écrit la biographie Napoléon et de Louis XIV En 1979, déjà, à l’unisson du Figaro, du Point
de Louis X IV, Napoléon, Henri IV, – lequel a également été et de Valeursactuelles, Alain Decaux criti-
mais aussi Charles de Gaulle, étudié par Saint Bris, par quait les réformes scolaires, qui contri-
Spartacus ou Jules César ailleurs biographe d’Hen- buaient selon lui à « couper [les jeunes] de
ri IV. Mais le maître en la leursracines (3) ».
matière était l’historien Max Gallo, mort en À cet égard, les manuels scolaires de lycée
2017, qui a dressé le portrait de ces trois sou- demeurent aujourd’hui encore d’importants
verains, mais aussi de Jean Jaurès, Charles de vecteurs de la pensée dominante, mais pas
Gaulle, Jules César, Giuseppe Garibaldi, Spar- nécessairement dans le sens évoqué par ces
tacus, Néron, Rosa Luxemburg, Jules Vallès publications conservatrices. Ils véhiculent
ou Maximilien de Robespierre. avec ardeur nombre d’idées reçues : le mythe
La biographie n’est en rien un sous-genre : de l’union sacrée dans les tranchées de la
elle peut aider à comprendre les subtilités de première guerre mondiale, alors que les uni-
certains phénomènes sociaux, politiques ou tés de soldats étaient souvent traversées par
culturels. Mais la version qu’en présentent des divisions sociales ; le prétendu anti-
en général les médias se résume trop sou- impérialisme du président américain Woo-
vent au panégyrique d’un grand homme, drow Wilson, qui n’hésitait pourtant pas à
émaillé de scènes d’alcôve et de commé- multiplier les interventions militaires et les
rages, imposant au passé des probléma- ingérences politiques en Amérique latine
tiques contemporaines. Ainsi, selon l’hebdo- tout en prônant le « droit à l’autodétermina-
madaire Valeursactuelles,qui réhabilitait en tion des peuples » à la conférence de Paris ; le
décembre 2013 les « héros français piétinés rôle prétendument décisif du débarquement
par la gauche », de Clovis à Charles Martel en allié dans la défaite de l’Allemagne ; la fable
passant par les inévitables Louis XIV et d’une Union européenne créée dans le seul
Napoléon, Vercingétorix aurait été « unchef but d’instaurer une paix durable sur le conti-
courageux,uncombattantquiafaitlechoix nent, etc. Tous ces clichés ne dénotent pas
del’actionguerrièrepourpréserversacul- vraiment une éducation altermondialiste.
ture », et Martel, qui « arrêtalesArabesàPoi- Cristallisant toutes les passions, les ma-
tiers », un « résistantréprouvé »... nuels scolaires représentent un enjeu dont
Les auteurs les plus en vogue revendiquent chacun perçoit l’importance. Soupçonnés à
cette « héroïsation ». Le grand homme joue tort d’influencer les enseignants – lesquels
un rôle fédérateur : en magnifiant la France, élaborent en réalité eux-mêmes leurs
il rassemble les citoyens autour du culte d’un cours, et n’utilisent le plus souvent les

20 //// MANIÈRE DE VOIR //// Un début de joie, la fraternité


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manuels que comme supports –, ils habitent,


entre autres sources, l’imaginaire des élè-
ves qui en parcourent les textes, les images,
les figures.
Les ouvrages qui ont obtenu l’agrément du
ministère frappent par leur ton consensuel
et froid : des événements, des dates, des chif-
fres y défilent comme les noms dans un
annuaire, mécaniquement, tout juste reliés
par quelques conjonctions de coordination.
« Depuis la crise des années 1970, les sociétés
postindustrielles entrent dans une phase de
croissance démographique et économique
plus lente. Le chômage et la précarité renais-
sent : même s’ils sont amortis par l’État-pro-
vidence, ils rendent plus difficile son finance-
ment », dit par exemple un livre de Belin pour
expliquer l’apparition du chômage de masse.
Or la crise de l’« État-providence » n’est pas
le produit d’une fatalité ; elle résulte de déci-
sions politiques : la baisse des impôts et l’ou-
verture des frontières économiques, par
exemple, décisions qui correspondent à une
idéologie particulière et sont promues par
certains groupes sociaux. Écrire n’est pas
simplement décrire.

Des victimes sans bourreaux


Pour les manuels scolaires, les conséquen-
ces n’ont pas de causes, ni les victimes de
bourreaux (sauf si ces derniers sont nazis
ou communistes). Ils parlent de la pauvreté
mais n’évoquent pas la richesse. Parce
qu’ils attribuent les évolutions sociales et
politiques à des entités non définies (« la
France », « les Français », « la société », « l’opi-
nion publique »), les manuels négligent les
jeux d’inf luence, les résistances, les inter-
actions qui font de l’histoire une science Dès les années 1930, aux États-Unis, Harold Pep Carrió ///// Image
tirée du livre « Libro este
jubilatoire. Ils donnent raison à Deutsch Rugg avait imaginé un manuel d’histoire pro-
mundo », Madrid, 2014
quand il voit dans cette discipline telle gressiste, qui abordait de front le problème des
qu’on l’enseigne « une matière froide, un inégalités sociales afin d’en dénoncer les
objet de dissection ». causes. L’initiative se heurta à l’opposition
Est-on vraiment condamnés à choisir d’organisations conservatrices, qui s’employè-
entre l’histoire-spectacle, mise au service de rent à la torpiller. Pour trois cent mille exem-
l’amour de la France, et cette matière désin- plaires de Man and His Changing Society ven-
carnée que nous imposent l’école et la dus en 1938, il ne s’en écoulait plus que vingt
science universitaire ? mille six ans plus tard. « Un prolétariat éduqué
est une source constante de désordre et de dan-
ger pour toute nation », déclara à l’époque le
(2) Diane Ducret, Femmes de dictateur, Perrin, Paris, 2011.
président de l’université Columbia (4), bien
(3) Alain Decaux, « On n’enseigne plus l’histoire à vos
enfants », Le Figaro Magazine, Paris, 20 octobre 1979. conscient de l’enjeu que représente la diffu-
(4) Cité dans Michael Parenti, History as Mystery, City Lights
sion d’un savoir historique critique.
Books, San Francisco, 1999. Benoît Bréville

Un début de joie, la fraternité //// MANIÈRE DE VOIR //// 21


MDV166Chapitre1_Mise en page 1 02/07/2019 10:09 Page22

Pep Carrió /////


Sculptures créées pour
l’annuaire de la Société
générale des auteurs
et éditeurs (SGAE),
Madrid 2006-2007

LE PEUPLE LÉGENDAIRE
toires du Petit Caporal – le surnom de Napo-
En cherchant à le définir, Jules Michelet (1798-1874) offre une version idéalisée du léon Bonaparte –, à la faveur de l’amertume
peuple, patriotique mais non ethnique, nationale mais révolutionnaire, dynamique mais et du bouillonnement politique face à ce qui
leur a succédé.
parfois ambiguë. Cette conception d’un peuple romantique et moteur de l’histoire,
Quand Michelet décide de faire parler
symbole de la France, nourrira longtemps la sensibilité collective.
« ceux qui n’en sont pas même à savoir s’ils ont
un droit au monde », Louis-Philippe est roi

E
PAR EVELYNE PIEILLER n 1846, Jules Michelet, titulaire de la des Français, grâce à une très efficace confis-
chaire d’histoire au Collège de France, cation de la révolution de 1830 et de ses Trois
connu comme médiéviste, publie un Glorieuses, les « journées de juillet ». Les
petit livre intitulé Le Peuple (1). Cet essai tenants de la république n’ont pas disparu
contribua fortement à le transformer ulté- pour autant. Quant à la question sociale, sur
rieurement en icône républicaine, en chan- fond d’industrialisation, elle se pose avec de
tre du « grand récit national » cher à la plus en plus d’acuité, la misère des travail-
III République. Il fixa aussi pour longtemps
e leurs devenant difficile à ignorer.
une conception à la fois grandiose et fami-
lière du peuple français, entre labeur et Un refus de l’ordre en construction
insurrection, incarnant une nation excep- Les deux insurrections (en 1831 et 1834) des
tionnelle, celle qui a fait sur- canuts de Lyon, déterminés à refuser la baisse
La première fois qu’un historien
gir l’affirmation de l’égalité de leur salaire, ont marqué les esprits. L’en-
entreprend de décrire, de comprendre, entre les hommes. quête de Louis-René Villermé, Tableau de
de célébrer la « grande France muette », C’est sans doute la pre- l’état physique et moral des ouvriers employés
celle des travailleurs, des obscurs mière fois qu’un historien dans les manufactures de coton, de laine et de
entreprend de décrire, de soie (1840), confirme si bien la violence de
comprendre, de célébrer la « grande France l’exploitation qu’elle aboutira à une loi sur
muette », celle des travailleurs, des obscurs, le travail des enfants (lire l’article page 10).
« depuis longtemps dominée par une petite Du Livre du peuple de Félicité de Lamennais
France, bruyante et remuante ». Mais, si à Organisation du travail de Louis Blanc, de
Michelet est alors celui qui le nomme et Qu’est-ce que la propriété ? de Pierre-Joseph
l’étudie le plus systématiquement, le surgis- Proudhon au Voyage en Icarie d’Étienne
sement du peuple comme héros de l’histoire, Cabet, de nombreux essais témoignent
caractéristique du grand mouvement ardemment d’un refus argumenté de l’or-
romantique dans toute l’Europe, a lieu dans dre en construction. Le combat d’idées est
le sillage de la révolution de 1789 et des vic- mené de façon retentissante, tandis que les

22 //// MANIÈRE DE VOIR //// Un début de joie, la fraternité


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DE JULES MICHELET
clubs révolutionnaires secrets se préparent decency (« décence ordinaire ») qui sera Évidemment, cette représentation du peu-
à prendre les armes et qu’une opposition chère à George Orwell. ple et du génie national est mythifiante et
radicale se diffuse en plusieurs jeunes mou- Cette figure du peuple se dessine ainsi lourde d’équivoques, parfois : le peuple dont
vements – catholicisme social, socialisme, magnifiée en celle du « simple », proche de l’instinct ne se trompe pas, qui choisit spon-
anarchis me, communisme. L’aven turier l’enfant, riche des vraies valeurs – oubliées tanément la voie juste et qui doit rester tel
Louis-Napoléon Bonaparte sent d’ailleurs des intellectuels –, forte d’une vitalité régéné- qu’il est, « source de vie où les classes cultivées
que c’est l’occasion de se fabriquer ratrice portée par l’amour de la doivent chercher aujourd’hui leur rajeunisse-
Opposition entre
une réputation de réformiste, et nation française. Car le peuple ment », à l’abri de toute acquisition de
écrit sans ciller Extinction du pau- une bourgeoisie selon Michelet se reconnaît lié à connaissances savantes, intrinsèquement
périsme, en 1844. « chétive », qui ne l’histoire de son pays, en est l’héri- corruptrices... Et elle est sourdement reli-
« Venez, les travailleurs. Nous produit plus rien tier et le continuateur, loin des gieuse, bien plus que politique.
vous ouvrons les bras. Rapportez- d’important, élites qui se fantasment cosmopo- Mais, dans cette mystique irritante, sinon
nous une chaleur nouvelle ; que le et le « plébéien », lites et détachées de leur patrie dangereuse, il y a un élan splendide, qui
monde, que la vie, que la science – jusqu’à lui préférer d’autres pays, emporte et transforme l’ensemble en une
qui sait la vie
recommencent encore. » Pour Mi- surtout s’ils sont plus riches et émotion active. Michelet savait que ce qu’il
chelet, le peuple, c’est avant tout le labo- puissants. Mais il ne s’agit pas de patriotisme décrivait relevait d’un idéal : « Le peuple, en
rieux, paysan, ouvrier, mais il n’y a pas pour ethnique. Le peuple est le représentant et le sa plus haute idée, se trouve difficilement
autant de lutte de classes : le riche peut être défenseur de la nation, car la France, « plus dans le peuple. Quand je l’observe ici ou là,
méritant, quand il est à sa façon créateur de qu’une nation, c’est une fraternité vivante », et c’est telle classe, telle forme partielle du peu-
projet et d’entreprise. L’opposition fonda- ce qui fait « la vie du monde », c’est « la chaleur ple, altérée et éphémère. » Mais peu importe :
mentale se situe entre une bourgeoisie pour latente de sa Révolution ». Les simples, les cet idéal-là, ardent, d’un puissant lyrisme,
l’essentiel « chétive », qui ne produit plus silencieux, reconnaissent que c’est là le pays, devient une déclaration d’amour à l’aspira-
rien d’important, qui privilégie l’individu et unique, qui « a le plus confondu son intérêt et tion révolutionnaire et aux « barbares », belle
ses droits bien plus que le citoyen et ses sa destinée avec ceux de l’humanité » et fondé, comme une légende qui, saisie par « le peu-
devoirs, et le « plébéien », ignorant sans « pour toute nation, l’évangile de l’égalité ». Le ple », sera une arme.
doute, vulgaire parfois, mais qui sait la vie. pauvre est le dépositaire de cet évangile, pour En 1848, une révolution met à bas le trône
Car « on ne la sait qu’à un prix : souffrir, tra- lequel il s’est battu naguère et pour lequel il et instaure – brièvement, certes, mais quand
vailler, être pauvre ». Lui, son « instinct » ne recommencera à se battre un jour... même – la IIe République. n
le trompe pas, il n’a pas été affaibli ou Il ne s’agit donc pas ici de nationalisme,
dévoyé par un vain savoir ; c’est pourquoi, mais d’un genre de messianisme, qui pose (1) Jules Michelet, Le Peuple, introduction et notes de Paul
« quand il s’agit de son passé, de morale, de que « la vraie France, [c’est] celle de la Révo- Viallaneix, Flammarion, coll. « GF », Paris, 1992. Toutes les
citations en sont extraites, sauf mention contraire.
cœur et d’honneur, ne craignez pas, hommes lution », dont les plus démunis sont les plus à (2) Jules Michelet, La Bible de l’humanité, Complexe,
d’études, de vous laisser enseigner par lui ». même de comprendre la nécessité. « Et ta Bruxelles, 1999. Michelet fut un intense pédagogue de la
Révolution, que de nombreuses générations connaîtront
Comme une première version de la common race est 89 (2) »... par son œuvre.

Un début de joie, la fraternité //// MANIÈRE DE VOIR //// 23


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COLÈRE OUVRIÈRE ET STRATÉGIE


ment de Pierre Laval décide de sortir la
La rue ou les urnes ? En 1935, partis de gauche et syndicats sont dépassés par la contestation France de la crise économique en imposant,
ouvrière qui, comme à Brest, répond aux sacrifices imposés par le gouvernement de par décrets-lois, d’importants sacrifices aux
travailleurs de l’État. La population de Brest
Pierre Laval. Or la coalition des partis de gauche (Front populaire) est aux portes du pouvoir.
est concernée au premier chef. Dans une
Ses représentants finissent par condamner les débordements du mouvement social, dont
Bretagne fortement rurale, la ville dépend
l’effervescence les conduira cependant bientôt à prendre des mesures audacieuses. de l’arsenal maritime, qui emploie six mille
personnes, pour la plupart des ouvriers

L
PAR BENOÎT KERMOAL * es barricades ferment les rues mais payés par l’État. L’histoire de Brest est au
ouvrent les perspectives. Beaucoup ont demeurant marquée depuis le début du siè-
pu le penser en août 1935 lorsque Brest cle par la progression des idées socialistes et
fut le théâtre d’affrontements violents entre libertaires, faisant de la ville une enclave
la population ouvrière et les forces de l’ordre. « rouge » dans un département de droite (2).
La presse de l’époque consacra ses gros titres Mais, minée par des divisions, la gauche
à des événements aujourd’hui largement brestoise a connu un échec relatif lors des
oubliés (1). élections municipales d’avril 1935, laissant
Le Front populaire ne fut pas seulement le les rênes de la ville aux radicaux locaux, for-
résultat d’une alliance électorale, mais aussi tement hostiles aux socialistes et aux com-
un puissant mouvement social. Dans la genèse munistes. La municipalité était donc peu
de l’embellie du printemps et de l’été 1936, les encline à se rallier à la dynamique de ras-
émeutes de Brest (6, 7 et 8 août 1935) occupent semblement populaire enclenchée au
une place importante. Elles obligèrent en niveau national.
effet toutes les organisations de gauche asso-
ciées au rassemblement unitaire à répondre Masses révoltées, dirigeants modérés
aux questions posées par les La gauche interprète les décrets-lois de
Enclave « rouge » dans un département manifestants bretons. Assis- Laval comme un affront susceptible de
de droite, Brest dépend de l’arsenal tait-on à un processus révo- dynamiser le mouvement unitaire et d’ac-
maritime, qui emploie des milliers lutionnaire susceptible de croître son influence dans la ville. Oubliant
d’ouvriers payés par l’État dynamiser le Front popu- les querelles passées, les principaux respon-
laire ? Devait-on, au sables syndicaux organisent un cartel de
contraire, freiner les revendications défense des services publics où se côtoient
ouvrières pour ne pas fragiliser une alliance tous les syndiqués, ainsi que des socialistes,
électorale impliquant un parti modéré (les des communistes et des anarchistes. Malgré
radicaux) ? Quelle signification, enfin, don- l’interdiction des forces de l’ordre, une
ner à cet élan de colère qui ne se laissait pas manifestation se déroule. Il s’agit d’un mou-
réduire aux agissements d’« agents provoca- vement spontané ; la colère des ouvriers est
teurs » ? d’ailleurs approuvée par la population bres-
Les partis politiques – en premier lieu le toise, qui compte nombre de familles tra-
Parti communiste français (PCF), champion vaillant à l’arsenal. La contradiction entre la
de l’activisme politique et social quelques révolte des masses et la modération des diri-
mois auparavant – et les syndicats ont dû, geants, syndicaux et politiques, qui ne sou-
pendant dix jours, esquisser des réponses haitaient pas cette manifestation, va devenir
aux attentes d’ouvriers à la fois meurtris par plus tangible les jours suivants.
la crise économique et violentés par une
répression qui entraîna la mort de trois d’en- (1) Cet article s’appuie en particulier sur les comptes rendus
tre eux. de la presse nationale et locale, ainsi que sur une liasse de
documents d’époque, intitulée « Manifestations contre les
En juillet 1935, alors que la gauche fête la décrets-lois (Brest, juillet-août 1935) » et conservée aux
archives départementales du Finistère.
naissance du Front populaire, le gouverne-
(2) Cf. Georges-Michel Thomas, Brest la Rouge, Éditions de
la Cité, Brest, 1989.
* Professeur d’histoire-géographie et doctorant à l’École des (3) On saura une semaine plus tard qu’il s’agissait du dra-
hautes études en sciences sociales (EHESS). peau rouge.

24 //// MANIÈRE DE VOIR //// Un début de joie, la fraternité


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DU FRONT POPULAIRE
Le deuxième acte se situe le lundi 5 août,
jour de paie pour les ouvriers de l’arsenal,
qui constatent sur leur fiche de salaire les
baisses annoncées (de 3 % à 10 % du total
mensuel). Certains débrayent sur-le-champ
et manifestent dans l’enceinte de l’arsenal
sous les yeux d’un service d’ordre militaire
inquiet de la tension naissante. Des dra-
peaux rouges se déploient dans les diffé-
rents cortèges. Près de la moitié des salariés
a manifesté.

Des militaires tuent un travailleur


Le lendemain, la préfecture maritime ren-
force le service d’ordre. Les baïonnettes sont
bien visibles. Un nouvel arrêt de travail ne
sera pas toléré. Très vite, les ouvriers affi-
chent des signes de nervosité, des bagarres
éclatent. Un travailleur, Joseph Baraër, est
frappé à mort, à coups de crosse, par les mili-
taires. C’est l’élément déclencheur des
émeutes. La violence se déchaîne, l’arsenal
est fermé, les ouvriers quittent le site et se
dispersent dans la ville. Vitrines de magasins
brisées, incendies de véhicules de police, blo-
cage de trains, tout y passe, sans coordina-
tion apparente. La préfecture maritime est
encerclée ; un ouvrier arrache le drapeau tri-
colore pour lui en substituer un autre. Les
autorités s’affolent : est-ce un drapeau
rouge ? L’étendard de l’URSS (3) ? Le jeune
homme est blessé par un lieutenant de vais-
seau, dont on découvrira rapidement les
accointances avec le mouvement d’extrême
droite des Croix-de-Feu.
Les gardes mobiles peinent à dégager les
premières barricades spontanées érigées
dans des ruelles étroites de Brest. Il y a un
mort, plus de cent blessés. Les leaders syndi-
caux et politiques sont dépassés par la vio-
lence ouvrière. Seuls les libertaires et le com-
muniste Paul Valière, orateur écouté, arrivent
à canaliser les actions des manifestants. Le
7 août, plusieurs centaines de gendarmes
sont appelés en renfort. rapport du commissaire de police au préfet Pep Carrió ///// Pages extraites
du « Journal visuel » de 2010
Dans l’après-midi, de nouvelles barricades du Finistère, à une guérilla menée par des
sont dressées ; à la violence incontrôlée des groupes de dix jeunes gens qui vont attaquer
jours précédents succèdent des actions simultanément plusieurs points. » Le soir
mieux organisées, avec de petits groupes de connaît un paroxysme de violence : toutes les
manifestants, très mobiles, qui harcèlent les lampes de l’éclairage public sont détruites,
forces de l’ordre. « On va assister, précise un de nombreuses barricades de fortune ☛

Un début de joie, la fraternité //// MANIÈRE DE VOIR //// 25


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muniste » et suggère une « véritable tentative


COLÈRE OUVRIÈRE ET STRATÉGIE DU FRONT POPULAIRE révolutionnaire », croit savoir le préfet du
sont construites dans le centre-ville, les département.
ouvriers se protégeant des assauts des forces Il est exact que, quelques mois plus tôt, le
de l’ordre à coups de revolver. PCF diffusait des brochures appelant à la
Les organisations du Front populaire pei- sédition, comme le livre signé du pseudo-
nent à trouver leurs marques. Des représen- nyme A. Neuberg, L’Insurrection armée, qui
tants nationaux de la Confédération générale comporte un chapitre sur la guérilla
du travail (CGT), proche des socialistes, ou de urbaine... Toutefois, en mai 1935, Joseph
la Confédération générale du travail unitaire Staline signait un traité de coopération
(CGTU), proche des communistes, appellent avec Laval, reconnaissant implicitement la
au calme ; les journaux de gauche fustigent politique de défense française et encoura-
des « provocateurs » non identifiés. Les geant le PCF à voter les crédits militaires.
obsèques du premier ouvrier victime de la On voit mal aussi les communistes mettre
répression intervien- en péril l’industrie française de l’arme-
« J’ai vu son enterrement. nent le 8 août. « J’ai vu ment, dont l’arsenal de Brest est le f leuron
Pas un mot. On sentait une colère son enterrement, dira dans l’ouest du pays. Presque au même
terrible », racontera plus tard plus tard le militant moment, le VIIe congrès du Komintern (5),
le militant trotskiste André Calvès trotskiste André Calvès. conscient que l’arrivée d’Adolph Hitler au
Pas un mot. On sentait pouvoir – en partie imputable aux divisions
une colère terrible (4). » Ce calme empli de de la gauche allemande – a détruit le mou-
colère ne dure que quelques heures. Les vement communiste dans ce pays, adopte la
affrontements se poursuivent deux ou trois ligne de front populaire.
jours de plus, causant la mort d’un autre
ouvrier, Pierre Gautron, le 10 août 1935. Ne pas effrayer les classes moyennes
Tous, forces de l’ordre, autorités, leaders de Un des délégués français au congrès, Marcel
la gauche, ont été surpris par ces journées Cachin, directeur du quotidien communiste
meurtrières. Pour des raisons opposées, cha- L’Humanité, est donc préoccupé de constater
cun a toutefois choisi de dénoncer les mani- que la presse allemande voit dans les trou-
festations et de dénicher les meneurs des bles à Brest la main de son parti. Le journal
émeutes. À en croire les forces de l’ordre et cherche au contraire à calmer les ardeurs
les autorités de l’État, les coupables seraient des manifestants. Son rédacteur en chef,
clairement identifiés : principalement des Paul Vaillant-Couturier, affirme que « ni le
militants anarchistes, encore nombreux à Front populaire ni les communistes qui sont
Brest, ville marquée par le syndicalisme dans les premiers rangs ne brisent les vitres,
révolutionnaire, mais aussi des commu- ne pillent les cafés, ni n’arrachent les dra-
Pep Carrió ///// Pages
extraites du « Journal nistes, pourtant plus rares dans la ville. « La peaux tricolores (6) ». Il ne faut pas effrayer
visuel » de 2010 tactique des ouvriers est d’inspiration com- les classes moyennes et les radicaux en

26 //// MANIÈRE DE VOIR //// Un début de joie, la fraternité


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appuyant cette explosion de colère. Les orga-


nisations du Front populaire perçoivent le
danger qu’il y aurait à soutenir ces manifes-
Héroïque, le mot de Cambronne
tations de rue, alors que la conquête légale
du pouvoir se profile avec les élections pré-
vues quelques mois plus tard. Emboîtant le
pas aux communistes, les journaux de
L e lecteur français voulant être respecté, le plus beau mot peut-être qu’un Français ait
jamais dit ne peut lui être répété. Défense de déposer du sublime dans l’histoire.
À nos risques et périls, nous enfreignons cette défense.
gauche fustigent les provocateurs sans pou-
Donc, parmi tous ces géants, il y eut un titan, Cambronne. (...)
voir les identifier.
Foudroyer d’un tel mot le tonnerre qui vous tue, c’est vaincre.
« Éléments tarés » et théories du complot Faire cette réponse à la catastrophe, dire cela au destin, donner cette base au lion futur,
Plusieurs dizaines d’ouvriers sont incarcé- jeter cette réplique à la pluie de la nuit, au mur traître de Hougomont, au chemin creux
rés ; déjà prompts à discréditer tout mouve- d’Ohain, au retard de Grouchy, à l’arrivée de Blücher, être l’ironie dans le sépulcre, faire en
ment social, les rapports de police fustigent sorte de rester debout après qu’on sera tombé, noyer dans deux syllabes la coalition euro-
les « éléments tarés » qui ont participé aux péenne, offrir aux rois ces latrines déjà connues des césars, faire du dernier des mots le
troubles. Socialistes et communistes évo- premier en y mêlant l’éclair de la France, clore insolemment Waterloo par le Mardi gras,
quent des complots, soit de l’extrême droite, compléter Léonidas par Rabelais, résumer cette victoire dans une parole suprême impos-
soit d’éléments incontrôlés. Une commission sible à prononcer, perdre le terrain et garder l’histoire, après ce carnage avoir pour soi les
parlementaire, qui enquêtera les jours sui- rieurs, c’est immense. (...)
vants, ne parviendra pas à dénicher les éven- Ils sont là, tous les rois de l’Europe, les généraux heureux, les Jupiter tonnants, ils ont
tuels « provocateurs ». cent mille soldats victorieux, et derrière les cent mille, un million, leurs canons, mèche allu-
Un peu comme les grèves de juin 1936, dix mée, sont béants, ils ont sous leurs talons la garde impériale et la Grande Armée, ils vien-
mois plus tard, les émeutes de Brest sont nent d’écraser Napoléon, et il ne reste plus que Cambronne ; il n’y a plus pour protester
d’abord le fruit d’une exaspération ouvrière, que ce ver de terre. Il protestera. Alors il cherche un mot comme on cherche une épée. (...)
ainsi que de l’espoir de changement ouvert L’esprit des grands jours entra dans cet homme inconnu à cette minute fatale. Cambronne
par le Front populaire. Des militants, des trouve le mot de Waterloo comme Rouget de l’Isle trouve La Marseillaise, par visitation du
travailleurs, mus par un sentiment d’injus- souffle d’en haut. Un effluve de l’ouragan divin se détache et vient passer à travers ces
tice et victimes d’une répression sans pré- hommes, et ils tressaillent, et l’un chante le chant suprême et l’autre pousse le cri terrible.
cédent, construisent un espace de contesta- Cette parole du dédain titanique, Cambronne ne la jette pas seulement à l’Europe au nom
tion conforme à la tradition des luttes de l’Empire, ce serait peu ; il la jette au passé au nom de la Révolution. On l’entend, et l’on
ouvrières françaises, mais peu adapté au reconnaît dans Cambronne la vieille âme des géants. Il semble que c’est Danton qui parle
contexte politique du moment. Observateur ou Kléber qui rugit.
attentif de la vie politique française, Léon Au mot de Cambronne, la voix anglaise répondit : feu ! Les batteries flamboyèrent, la col-
Trotski déduit des événements de Brest la line trembla, de toutes ces bouches d’airain sortit un dernier vomissement de mitraille,
nécessité d’une organisation ouvrière « par épouvantable, une vaste fumée, vaguement blanchie du lever de la lune, roula, et quand
le bas », plus propre à entraîner des change- la fumée se dissipa, il n’y avait plus rien.
ments sociaux qu’une alliance électorale Victor Hugo
décrétée « par le haut » (7). Les militants Extrait des Misérables, deuxième partie, « Cosette », livre premier, « Waterloo », chapitre XV, « Cambronne ».

libertaires ont également appuyé une telle


analyse, qui leur était plus naturelle, et
ajouté que l’action directe était davantage de la crise économique fragilisaient chaque
porteuse de perspectives qu’une victoire jour un peu plus la démocratie et la Répu-
parlementaire. blique. Le pari des organisations du Front
L’agitation essaimera dans d’autres arse- populaire fut de privilégier l’action par les
naux, comme Toulon, Tarbes ou Lorient, urnes, et donc d’attendre les élections de 1936,
montrant la combativité des ouvriers à une plutôt que de soutenir un mouvement dont
époque où la menace du fascisme et les effets l’issue leur semblait imprévisible. Une telle
situation interviendra de nouveau lors des
(4) André Calvès, Sans bottes ni médailles, un trotskiste bre- occupations d’usines de juin 1936, qui obli-
ton dans la guerre, La Brèche, Montreuil, 1984.
geront cette fois le gouvernement de Léon
(5) L’Internationale communiste, fondée en mars 1919 par
Lénine et dissoute en 1943 par Staline.
Blum à prendre en compte les aspirations
(6) L’Humanité, éditorial du 7 août 1935.
sociales des ouvriers et le potentiel de révolte
spontanée des masses.
(7) Léon Trotski, « Front populaire et comités d’action »,
La Vérité, Paris, 26 novembre 1936. Benoît Kermoal

Un début de joie, la fraternité //// MANIÈRE DE VOIR //// 27


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LES ESPOIRS CONVERGENTS DE MAI 68


endroits, de la grande ville au chef-lieu,
Crise de la jeunesse ou guerre de classes, crise politique ou opposition de générations… comme en France, elles ont, selon les endroits
Comment définir Mai 68 ? La question divise. Période de solidarité avec les peuples et les moments, mobilisé des ouvriers, des
étudiants, des paysans, des artistes.
du tiers-monde, plus grande grève d’ouvriers et d’employés de l’histoire de France, l’événement
Tour à tour, Mai 68 a été présenté comme
fut hétérogène, géographiquement et sociologiquement. Trois facteurs peuvent expliquer
un complot (téléguidé de Moscou ou Wash-
la convergence des ouvriers, étudiants, paysans, artistes, des militants et des sans-parti. ington), la répétition générale d’un « grand
soir », une crise mondiale de la jeunesse, un

U
PAR BERNARD LACROIX * ne commémoration est souvent une conflit de générations, une crise de crois-
relecture du passé en fonction des sance de l’université, un défi œdipien, une
enjeux du présent. Celle de 1968 révolte de civilisation, un conflit de classes
n’échappe pas à ce phénomène. Sous cette (ancien ou nouveau), une crise politique.
référence de « 1968 » sont rassemblés des Aucune de ces figures totalisantes n’est
répertoires d’agitation (manifestations, satisfaisante. L’idée que Mai 68 pourrait être
occupations de bâtiments, défilés, séquestra- un mouvement interne ou international ne
tions, affrontements avec les forces de l’or- vaut guère mieux dès lors que l’observateur
dre) sensiblement hétérogènes que, rétros- n’est jamais confronté à des groupes sans
pectivement, l’idée de contre-culture a servi contacts entre eux et à des contestations qui
à amalgamer. ne font pas référence l’une à l’autre. Le suc-
Selon les cas, l’agitation a duré ou non, elle cès de certaines les transforme parfois en
a flambé, elle est retombée d’elle-même – ou drapeau ailleurs ; cela donne à la situation
bien s’est élargie jusqu’à déstabiliser les française une importance particulière. Au-
équipes gouvernantes, comme en Tchéco- delà, Mai 68 serait inconcevable sans les
slovaquie. Les contestations se sont égale- foules qui lui confèrent un caractère d’ex-
ment distinguées dans leur configuration ception. Et l’énergie des collectifs de coordi-
sociale. Cantonnées à quelques universités en nation rallie les multitudes prêtes à suivre
Italie, répandues dans les rues à Berlin ou à les actions engagées.
Mexico, disséminées en de nombreux
Le Vietnam comme référence
* Professeur de science politique à l’université Paris Nanterre. Partout, à Prague devant les chars sovié-
tiques, à Berkeley durant les sit-in, « organi-
sés » et « inorganisés » coexistent. Partout, les
délégués, représentants ou porte-parole ren-
Sur la Toile contrent le poids et l’appui de sans-parti
décidés à passer à l’action : solidaires devant
Institut d’histoire de la Révolution française (IHRF)
la répression, indignés par l’injustice des rap-
Créé en 1937 par l’historien George Lefebvre et rattaché au département d’histoire de l’université Paris-I
(Panthéon-Sorbonne), l’IHRF représente un des hauts lieux d’étude de la Révolution. Son site donne accès ports de forces internationaux ou portés à
à de nombreux documents et travaux de recherche. Il édite notamment la revue La Révolution française, épouser l’espoir de libération de continents
dont tous les numéros sont disponibles sur le portail OpenEdition Journals. ou de masses exploités. Tout retour élémen-
https://ihrf.univ -paris1.fr
taire sur 68 rend palpable l’opposition cardi-
Internet Modern History Sourcebook nale qui le traverse : entre ceux qui ne trou-
Animée par Paul Halsall, professeur à la Fordham University (New York), cette base de données consacrée vent rien à redire au monde tel qu’il est (soit
à l’histoire mondiale moderne rassemble une collection de textes tombés dans le domaine public et
qu’ils le subissent, soit qu’ils en tirent parti)
d’archives officielles, répartis en rubriques thématiques. À consulter, les sections « French Revolution »,
« 19th Century France », « 1848 », « Decolonization », etc. et tous ceux qui l’espèrent et le conçoivent
www.fordham.edu/halsall/mod/modsbook.html autrement.
Mais comment s’est imposé ce qui apparut
La Commune de 1871
Ce film documentaire de Cécile Clairval-Milhaud, tourné à l’occasion du centenaire de la Commune, en 1971, aux professionnels de la politique comme un
à l’aide d’archives et de témoignages lus par des comédiens, a été réédité en DVD en 2009. Il rend désaveu, et bientôt, à tous les interprètes
hommage à cet élan de liberté réprimé dans le sang au printemps 1871 et en présente les grands moments patentés, comme une crise majeure conju-
et les idéaux en actes. On le trouvera aisément en version intégrale sur la Toile.
www.steinvalfilms.com/commune1871 guant l’expression de désobéissances à l’iné-
vitable délitement de la confiance ?

28 //// MANIÈRE DE VOIR //// Un début de joie, la fraternité


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Trois mécanismes génériques permettent d’une génération, et le Vietnam se trans- Pep Carrió ///// Ci-dessus : illustration pour
le livre En el último rincón aux éditions
d’y voir plus clair. Les circonstances favorisent forme en référence incontournable à Ber-
Chucherías de Arte, Madrid, 2012.
en premier lieu la revalorisation de thèmes lin, à Paris et à Milan. Cette figure du Petit
Ci-dessous : illustration pour
jusque-là condamnés à une circulation confi- Poucet contre l’Amérique, qui contourne le livre Anuario del Círculo de Economía
dentielle entre initiés. Pour s’en tenir au cas l’opposition entre des traditions d’interpré- aux éditions Galaxia Gutenberg, Madrid, 2013.
français, beaucoup admettent l’importance tation différentes de l’histoire ouvrière,
d’idées réputées nouvelles, incarnées par des concentre les raisons de s’en prendre à tous
revues de petite diffusion (Internationale les décrépits enfermés dans leur puissance
situationniste, Arguments, Socialisme ou bar- et leur confort.
barie), autour de noms emblématiques : Guy Le bouleversement scolaire est un deuxiè-
Debord, Claude Lefort, Edgar Morin ou Corne- me élément homologue à la plupart des
lius Castoriadis. Ces idées et ces revues sont contestations de l’époque. Il crée les condi-
pour la plupart nées de la réflexion sur les tions morphologiques
déceptions politiques passées – 1956 (1), de la revendication et les
Le bouleversement scolaire crée
1948 (2), voire sur l’échec de l’espérance révo- conditions idéologiques les conditions morphologiques
lutionnaire des années 1920. de sa justification (3). Ce de la revendication et les conditions
Dans la conjoncture, elles manifestent à n’est pas parce qu’ils idéologiques de sa justification
la fois l’attente d’une révélation (révolution) sont inquiets de leur
improbable et l’humeur critique vis-à-vis insertion future que les étudiants se révol-
des responsables de toutes les « trahisons » tent. Très concrètement, et comme le fait
des attentes placées dans le messianisme ressortir l’exemple français, le moment voit
égalitaire du mouvement ouvrier. Ces idées coexister des situations d’anomie, beaucoup
offrent aux étudiants l’image de l’autre de jeunes diplômés accédant à l’emploi avec
aux couleurs de leurs attentes et de leurs une représentation de la valeur du titre ☛
rêves (l’Union soviétique, la Yougoslavie, la
Chine, mais aussi le tiers-monde, de l’Amé-
rique latine à Cuba), elles l’incarnent sous
le visage de personnages rédempteurs (le
Che ou Fidel Castro). Ces luttes, ces pays et
ces relations lointaines résument l’espoir

(1) Soulèvement de Budapest, réprimé par les chars sovié-


tiques.
(2) Sous la pression des Soviétiques, le président de la Répu-
blique tchécoslovaque doit céder tout le pouvoir au Parti
communiste.
(3) Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Histoire du court
XXe siècle (1914-1991), Le Monde diplomatique - Complexe,
Paris-Bruxelles, 2008 (1re éd. : 1999).

Un début de joie, la fraternité //// MANIÈRE DE VOIR //// 29


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pour les gouvernements, mais aussi pour les


LES ESPOIRS CONVERGENTS DE MAI 68 initiateurs de ces mouvements.
liée à un état antérieur du marché. En effet, La synchronisation de contestations de
un accroissement de l’intensité des compé- cibles distinctes, troisième aspect, devient,
titions pour un même poste engendrant des avec les réactions de l’adversaire et les
formes de déclassement et l’apparition de effets de seuil de l’affrontement, le principe
structures de compétition particulières, la d’histoires très contrastées. L’exacerbation
multiplication des réussites induit para- des antagonismes et la superbe des respon-
doxalement une insatisfaction accrue. sables allongent les défilés ; la radicalisation
Grossièrement résumé, le nombre plus encourage les oppositions jusqu’à dégéné-
élevé des étudiants dont les parents n’ont rer en émeute : la « nuit des barricades »
fréquenté ni lycée ni succède en France à un innocent rassem-
Arrêt des chaînes de production
université conduit ceux- blement place Paul-Painlevé pour réclamer
et impossibilité de se rendre au travail, ci à attendre de l’école la libération de camarades. Les rencontres
difficultés de circulation, interruption les rétributions qu’elle débordant les catégories instituées devien-
des communications… procurait à d’autres nent pensables (à l’instar de l’immense pro-
quand ils n’y avaient pas testation du 13 mai) (4). Et cela quand la
accès, à un moment où l’élévation des situation prend un caractère extraordinaire
attentes de tous rend impossible que chacun à cause des multiples difficultés qu’elle fait
tire son épingle du jeu. naître : arrêt des chaînes de production et
L’attention aux mécanismes scolaires impossibilité de se rendre au travail, diffi-
dynamite la fausse opposition entre étu- cultés de circulation, interruption des com-
diants et ouvriers. L’analyse historique des munications, limitations réelles ou imagi-
grèves fait émerger de nouvelles couches un nées des approvisionnements, devant un
peu plus qualifiées, tout comme elle montre gouvernement sourd.
l’exigence du recours aux immigrés. Cela ne
fait pas qu’éloigner l’espoir égalitaire d’une Une foule surchauffée à Charléty
démocratisation ; cela réorganise les rela- Les « événements de 68 » font peur à ceux
tions entre les univers, par exemple manuel qu’ils surprennent ; ces derniers n’auront de
et intellectuel, de la division du travail. Ainsi, cesse que de mettre au pas les déchaîne-
les mobilisations peuvent entrer en réso- ments protéiformes qui questionnent leur
nance, converger, se rencontrer parfois et façon d’exister. L’effervescence favorise la
entraîner des développements imprévus convergence de groupes aux histoires poli-
tiques et idéologiques différentes, comme on
le constate, le 27 mai 1968, dans l’arène sur-
Un pays saisi par l’immoralité chauffée de Charléty (5).
Mais la démobilisation est déjà à l’œuvre
dans la mobilisation. L’indifférence devant

C e qui distingue la Révolution française, et ce qui en fait un événement unique dans l’his-
toire, c’est qu’elle est mauvaise radicalement : aucun élément de bien n’y soulage l’œil
de l’observateur ; c’est le plus haut degré de corruption connu ; c’est la pure impureté. Dans
les organisations, quand la colère initiale
retombe ; les résistances à l’« organisation »,
comme refus de l’embrigadement ; les
quelle page de l’histoire trouvera-t-on une aussi grande quantité de vices agissant à la fois conflits entre organisations, chacune plus
sur le même théâtre ? Quel assemblage épouvantable de bassesse et de cruauté ! Quelle sûre que l’autre d’incarner la vérité de l’his-
profonde immoralité ! Quel oubli de toute pudeur ! Tout, jusqu’au crime, porte l’empreinte toire, épuisent les contestations. Toutes ren-
de la grandeur. Comment croire à la durée d’une liberté qui commence par la gangrène ? voient vers des causes moins immédiatement
Que du sein de la corruption la plus dégoûtante puissent sortir les vertus ? C’était un certain collectives : repenser les conditions d’exer-
délire inexplicable, une impétuosité aveugle, un mépris scandaleux de tout ce qu’il y a de cice de son activité ou réorganiser sa vie.
respectable parmi les hommes : une atrocité d’un nouveau genre, qui plaisantait de ses Bernard Lacroix
forfaits ; surtout une prostitution impudente du raisonnement et de tous les mots faits
pour exprimer des idées de justice et de vertu. On croit ce gouvernement fort parce qu’il (4) Cette manifestation, à l’époque sans égale, regroupe à
est violent. Mais on sent non la conviction de la raison, mais le rêve du désir. Paris étudiants et ouvriers derrière leurs chefs de file.

Joseph de Maistre (1753-1821) (5) Dans un contexte de dissolution du pouvoir, le rassem-


blement, au stade parisien de Charléty, réunit, autour du
Extrait des « Considérations sur la France » (1796), Œuvres, Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 2007. thème de l’autogestion, les forces avancées de la contesta-
tion et des hommes politiques, comme Pierre Mendès
France, inquiets devant la situation.

30 //// MANIÈRE DE VOIR //// Un début de joie, la fraternité


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COMMENT S’EST CONSTRUITE LA RÉPUBLIQUE

L
es appels à l’histoire se multiplient
La République française est souvent accusée de privilégier le pouvoir central, dans la plupart des débats politiques.
au détriment des régions et des minorités. Mais son rôle est de représenter l’intérêt C’est le cas de celui sur la Corse, qui
rejoint et prolonge celui sur la régionalisa-
général : ce qui implique qu’elle ne peut reconnaître d’intérêts particuliers
tion, comme du débat sur l’Europe (1),
ni d’exception à la loi commune. Ce n’est qu’à cette condition que cette dernière sera
constamment ouvert mais jamais résolu
égale pour tous et pourra assurer la liberté de chacun. depuis plus d’un demi-siècle. Bien souvent,
ces références se traduisent seulement par
PAR CLAUDE NICOLET Historien, spécialiste de la Rome antique. Il est mort en 2010. l’emploi de mots ou de formules à l’em-
porte-pièce, voire d’anathèmes et d’in-
sultes : « national-républicain » (on est prié
Pep Carrió /////
« Naufrage 1 », pour de reconnaître une forme française du
l’exposition « Les restes », national-socialisme), « jacobin », « souverai-
galerie Blanca Berlín,
Madrid, 2014 niste », « colbertiste centralisateur »...
Au-delà de ces étiquettes sont évoquées
des notions que l’on n’a, en général, jamais
pris la peine de définir : État, régime, gouver-
nement, pouvoir, administration et, naturel-
lement, fédéralisme ou centralisation. Elles
doivent d’autant plus être éclaircies qu’elles
sont presque toujours employées à fronts
renversés.

Une centralisation presque totale


Ces débats n’ont rien de nouveau (2). Deux
livres fameux, L’Ancien Régime et la Révolu-
tion, d’Alexis de Tocqueville (paru en 1856),
et Les Origines de la France contemporaine,
d’Hippolyte Taine (paru entre 1875 et 1891),
ont, l’un et l’autre, de manière antinomique
dans les principes, mais avec des conclusions
analogues, mis à la mode l’idée d’une conti-
nuité irrésistible, par-delà la Révolution,
entre les tendances profondes de l’Ancien
Régime et celles de la France moderne : pro-
grès et prédominance du pouvoir central,
unitaire et centralisateur, au détriment des
pouvoirs locaux et de leurs franchises.
Pourtant, ni l’Ancien Régime ni les répu-
bliques ou les empires qui ont suivi la Révo-
lution n’ont eu de politiques homogènes. Le
premier a tenté, entre 1787 et 1789, plusieurs
expériences à la fois libérales et décentrali-
satrices, vite balayées. La période révolution-
naire, jusqu’au Consulat, a vu à la fois un ☛

(1) Cf. par exemple, le dossier « Faut-il fédéraliser la


France ? », Le Monde des débats, Paris, n° 21, janvier 2001, et
le face-à-face Jean-Pierre Chevènement - Joschka Fischer,
Le Monde, 21 juin 2000.

(2) Cf. Pierre Legendre, Histoire de l’administration de 1750


à nos jours, Presses universitaires de France, Paris, 1968.

Un début de joie, la fraternité //// MANIÈRE DE VOIR //// 31


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dictature de salut public que le gouverne-


COMMENT S’EST CONSTRUITE LA RÉPUBLIQUE ment (d’Assemblée) central fut conduit à
profond mouvement de création et d’organi- exercer par des interventions directes dans
sation des pouvoirs locaux, avec, en particu- les départements.
lier, l’élection des municipalités dans le cadre Ni la révolution stabilisée de l’an III ni le
de l’ancienne paroisse au début de 1790, sui- régime de Napoléon Bonaparte – issu d’un
vie de celle des districts et des départements. coup d’État – ne voulurent relâcher cette
Pep Carrió ///// Mais ce progrès fut presque immédiatement mise en tutelle de la vie locale. La loi du
« Naufrage 2 », pour remis en cause par les insurrections et les 7 février 1800, qui créa, entre autres, les pré-
l’exposition « Les
restes », galerie Blanca guerres civiles qui menacèrent le pays fets, établit pour presque deux siècles le cadre
Berlín, Madrid, 2014 d’éclatement et, en réaction, par la véritable territorial et hiérarchique d’un régime de
centralisation presque total : on ne modifiera
plus la hiérarchie des communes, cantons,
arrondissements et départements jusqu’à la
création des régions au début des années 1980.
De 1831 à 1837, une série de lois vient préciser
la composition et la compétence des conseils
municipaux et des conseils généraux, qui
reçoivent la personnalité juridique, mais qui
sont toujours recrutés par des élections de
type censitaire et oligarchique. L’élection des
assemblées locales au suffrage universel
ainsi que celle des maires dans les petites
communes furent introduites – conformé-
ment à la doctrine républicaine – par la
IIe République à ses débuts (1848).

Le « programme de Nancy »
Mais, malgré l’aspiration à la démocratie
locale, la tendance inverse prévalut à partir
de 1850, accentuée encore sous le Second
Empire, régime de centralisation presque
absolue : maires et adjoints restent nommés
par les autorités supérieures. Cependant,
vers la fin du règne de Napoléon III, l’opinion
se réveille : en 1865, plusieurs dizaines de
personnalités libérales et républicaines
publient le « programme de Nancy », mani-
feste en faveur d’un pouvoir « faisable » et de
libertés locales. En 1870, le ministre Émile
Ollivier met en place une commission dont
les travaux concluent à une forte augmenta-
tion du pouvoir des communes, et, sans en
supprimer la tutelle, proposent de la trans-
férer non plus aux préfets, mais aux conseils
élus du niveau supérieur (3). Ces travaux ser-
viront de base aux décisions que prend enfin
la IIIe République. Une première loi, le
14 avril 1871, prévoit, pour les communes de
moins de 20 000 habitants, l’élection des
maires. Mais, en 1874, on en revient à la
nomination.
Il faudra attendre la véritable installation
du pouvoir républicain (4) pour que les lois

32 //// MANIÈRE DE VOIR //// Un début de joie, la fraternité


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du 28 mars 1882 et du 6 avril 1884 fixent Pep Carrió ///// « Anatomie », exposition
les conditions d’élection, au suffrage univer- « Rien n’est plus profond que
la peau », galerie Blanca Berlín, 2018
sel et au scrutin de liste, des conseils muni-
cipaux. Leurs délibérations sur les affaires ganisation politique. C’est sur
de leur compétence sont exécutoires, sous un contrat – sans doute le plus
réserve des cas de nullité prévus par la loi. souvent tacite, mais libre-
Enfin, les maires et les adjoints sont désor- ment accepté – que repose
mais élus. Ces mesures, voulues par les libé- toute association politique.
raux et les républicains, établissent en Ce contrat n’est plus, comme
France ce qui s’approchait le plus du self- pour les libéraux, limité aux
government à l’anglaise, réclamé depuis domaines du droit civil et
plus d’un demi-siècle par la plupart des pénal. Il est étendu à la sphère
bons esprits. du social par un quasi-contrat,
rétroactivement consenti :
Faire l’épure d’une cité idéale ce dernier reconnaît, au dé-
En France, les choses sont rarement simples. part, la dette que les privilé-
La centralisation « jacobine », si elle a jamais giés de la fortune ou de la
existé, n’a pas été le fait des régimes républi- naissance ont souscrite, du
cains réguliers mais bien celui du despo- fait des avantages qu’ils en
tisme plébiscitaire du Premier et du Second retirent, à l’égard de l’asso -
Empires. Si les libéraux ont réalisé, sous la ciation commune. Il recon-
monarchie de Juillet (1830), quelques avan- naît, inversement, celle de la
cées vers une décentralisation plus souple et société, dans son ensemble, à
vers les libertés locales, c’était au profit d’une l’égard de ceux qui ont été
oligarchie censitaire et des grands notables. frustrés de ces avantages. Le
Le problème est moins de savoir où et à quel consentement de tous à la
niveau sont assurées les libertés et exercés loi – expression de la volonté
les pouvoirs que de se demander quelles sont générale – et la justification
la nature et les fins du pouvoir. En effet, les du devoir de la collectivité,
constructions juridiques dissimulent sou- donc de l’État, d’assurer des
vent des politiques économiques et sociales transferts compensatoires ne
précises. font que tenter de traduire
Au reste, la République, telle qu’on l’en- dans les faits les trois mots
tend en France, a ses exigences provenant pleins de sens de la devise
non pas de l’histoire ou de la tradition, mais républicaine : liberté, égalité,
d’une cohérence rationnelle (5). C’est une devenir un modèle universel. La Ire Répu- fraternité. Personne ne conteste plus la liai-
construction politique qui se déduit d’un blique et surtout l’Empire y avaient aussi son rigoureuse entre ces mots et ces concepts.
rapport constant entre les idées et les faits, prétendu. La France paya très cher toutes Si la liberté est seulement réservée à
entre le pouvoir et le savoir. Il est relative- ces chimères. Si bien que la République, défi- quelques-uns, il n’y a plus d’égalité, et ce n’est
ment facile de faire l’épure d’une cité idéale, nitivement installée depuis cent plus alors la vraie liberté. Si l’éga-
Si la liberté est
petite république autonome et exclusive, trente ans (si l’on excepte la paren- lité est réalisée par le bas, par
selon le modèle antique ; l’installer dans un thèse de Vichy), s’est construite seulement réservée exemple dans une égale servitude,
pays qui, il y a moins de deux siècles, passait dans le cadre national. À partir de à quelques-uns, il n’y a pas non plus de liberté. La
encore pour la plus puissante monarchie ses défaites, mais aussi à partir de il n’y a plus fraternité, que l’on peut appeler
du monde est une tout autre affaire. L’Ancien raisons plus profondes et plus d’égalité et ce n’est aussi solidarité, n’est pas seule-
Régime avait, par instants, rêvé peut-être de estimables. plus alors ment un écho des idéaux chrétiens.
Il s’agissait d’assurer, dans la vie Elle se réfère à quelque chose que
la vraie liberté
(3) Brigitte Basdevant-Gaudemet, La Commission de décen- sociale et politique, la reconnais- peut expliciter la métaphore fami-
tralisation de 1870, PUF, 1973. sance et l’exercice réels des droits naturels et liale et génétique : il faut un père commun ou
(4) Les premières années de la IIIe République se caracté- imprescriptibles de l’homme et du citoyen, une patrie commune pour se dire frères. Sans
risent par une forte pression monarchique et conserva-
trice. l’un n’allant pas sans l’autre, et tous deux quoi la république est impossible.
(5) Cf. Claude Nicolet, L’Idée républicaine en France, Galli- légitimés en eux-mêmes. Ces droits – qui Que les libéraux se rassurent : peu de régi-
mard, Paris, 1995 (1re éd. : 1982) ; La République en France, comportent indissociablement des devoirs – mes demeurent aussi profondément indivi-

Seuil, Paris, 1992 ; et Histoire, nation, république, Odile
Jacob, Paris, 2000. sont à la fois la cause et le but de toute l’or- dualistes que la république « jacobine »,

Un début de joie, la fraternité //// MANIÈRE DE VOIR //// 33


MDV166Chapitre1_Mise en page 1 03/07/2019 10:11 Page34

COMMENT S’EST CONSTRUITE


LA RÉPUBLIQUE Les limites de la monarchie absolue
puisqu’elle doit seulement tendre à assurer
à chaque citoyen, de manière aussi égale que
possible, le libre développement de toutes
ses facultés, grâce à la solidarité de tous. Cela
L a France sous la monarchie absolue est déjà, contrairement à l’opinion
commune, un État de droit : le roi ne peut agir selon son « bon plaisir ».
Monarque de droit divin, il doit dans son action se conformer aux principes de
implique, précisément, que les acteurs du
contrat soient des individus libres et égaux, la doctrine chrétienne, car il devra, un jour, rendre compte à Dieu, dont procède
et non pas des groupes, des ethnies, des son pouvoir. Mais, surtout, il est limité dans l’exercice de ce pouvoir par la
Églises ou des communautés. Car ces regrou- nécessité de respecter les « lois fondamentales » qui sont, bien qu’elles ne
pements, dont certains sont légitimes, ne soient pas toutes écrites, l’équivalent approximatif de notre Constitution et
peuvent en aucune manière, et par leur l’équivalent exact de ces lois et coutumes qui aujourd’hui encore tiennent lieu
nature même, contribuer à exprimer l’inté- de Constitution au Royaume-Uni.
rêt général. Ce dernier n’est pas la juxtaposi-
tion ou la balance des intérêts particuliers, Certes, il n’y a pas à l’époque de Louis XIV de juridiction chargée de faire res-
mais doit tendre, à travers les procédures pecter la légalité des règlements ou de veiller à la constitutionnalité des lois.
démocratiques, parlementaires ou autres, à Mais il existe depuis fort longtemps, depuis Philippe le Bel au moins – et c’est
définir l’intérêt de tous. pourquoi la France est, à cet égard, le premier pays à se constituer en État de
droit – des juristes, les « légistes », qui précisent la portée des lois fondamen-
Ne brader ni la nation ni l’État tales, définissent ce qu’est le pouvoir royal, et par là même insèrent son exercice
C’est pourquoi, et très sagement, la Répu- dans un cadre juridique. De plus, il existe des contre-pouvoirs, institutionnels
blique ne peut reconnaître de rôle public à (le Parlement de Paris) ou sociaux (les grands, la noblesse), que Louis XIV n’a
une faction, à un « peuple », à une Église ou à
pas détruits, contrairement à une légende répandue par le duc de Saint-Simon
une secte. Tel est le principe fondamental de
dans ses Mémoires et reprise par l’historiographie du XIXe siècle. On les
la laïcité, qui consacre à la fois la liberté
retrouve, actifs et puissants, tout au long du XVIIIe siècle, et ils finiront par
totale des associations (sous réserve qu’elles
aient un but licite) et leur séparation com- avoir raison de la monarchie absolue.
plète (en principe) d’avec l’État. La loi n’est la Ainsi n’est-elle pas un régime où la seule règle est le caprice, la passion du prince.
loi, et ne requiert donc respect et obéissance,
que si elle est égale pour tous et assure la Même en politique extérieure, par excellence « domaine réservé » du roi, et
liberté de chacun. Une atteinte à cette règle, contrairement à des légendes tenaces fondées sur des propos apocryphes
bientôt centenaire, pourrait n’avoir au début passés dans la vulgate de la mythologie nationale (« l’État, c’est moi » ou « j’ai
que d’innocents côtés folkloriques. Mais elle trop aimé la guerre »), ce n’est pas la passion mais la raison qui inspire les
ouvrirait bien vite une brèche dans laquelle décisions royales. Car il faut se garder de juger d’après les critères qui sont
les prétentions irrecevables de communau- les nôtres et qui n’étaient pas ceux du XVIIe siècle. De nos jours, seule la guerre
tés moins innocentes s’engouffreraient. défensive est considérée comme légitime. À l’époque de Louis XIV, la politique
C’est la raison fondamentale pour
extérieure des États est fondée explicitement, et non pas hypocritement
laquelle la République ne peut envisager de
comme aujourd’hui, sur des rapports de forces, et la guerre est l’un des
brader ni la nation ni l’État. Chaque langue
moyens, parmi beaucoup d’autres (comme le recours aux espèces sonnantes
emploie les mots que lui a légués son his-
et trébuchantes pour former des alliances), qu’on utilise en toute légitimité
toire. L’étymologie de « nation » est, bien
entendu, génétique : c’est, à l’origine, une pour modifier ces rapports de forces à son profit. Chaque État, à commencer
communauté qui nous tient par la nais- par l’Angleterre et les Provinces-Unies, les deux grandes puissances rivales de
sance et par les morts. Mais la France, avant la France, mène donc en toute bonne conscience une politique qu’on qualifie-
même la République, lui a donné un autre rait aujourd’hui d’impérialiste. Les guerres de Louis XIV s’inscrivent dans le
sens, désormais très fortement idéologique cadre d’une politique multiséculaire qui consiste non pas à donner à la France
et consensuel. C’est, depuis 1790 et la Fête des « frontières naturelles », conception qui ne peut avoir de sens à cette
de la Fédération, le serment juré qui a solen- époque-là, et qui ne sera théorisée que sous la Révolution, mais à unifier le
nellement transformé les habitants des
territoire troué d’enclaves étrangères et à éloigner la menace qui pèse sur
anciennes provinces, lourdes de leur his-
Paris en reculant les frontières du Nord et de l’Est.
toire, en citoyens français, par la volonté et
Romain d’Erlon
le libre consentement.
Claude Nicolet

34 //// MANIÈRE DE VOIR //// Un début de joie, la fraternité


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© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. IMAGE COURTESY STEPHEN FRIEDMAN GALLERY,
LONDON. CO-COMMISSIONED BY 14-18 NOW AND TURNER CONTEMPORARY, MARGATE. PHOTO: STEPHEN WHITE. ADAGP

Yinka Shonibare Rahman ///// « Fin de l’empire », 2016

2 L’égalité,
un mensonge
de la République ?
Il est connu que, si tous les hommes naissent égaux, certains
le sont plus que d’autres… Quand la Révolution affirme l’égalité
des droits, c’est un bouleversement, qui signe la fin de l’Ancien Régime
en abolissant notamment les privilèges de la noblesse. Au fil
des changements politiques, le principe sera souvent bafoué. Pourtant,
c’est parce qu’il existe que continue à s’élever l’exigence de justice.

L’égalité, un mensonge de la République ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 35


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ANTILLES, DE L’ESCLAVE À L’EXPLOITÉ


verdiens ou d’autres Caribéens. Des milliers
La fin de l’esclavage ne signifie pas la fin de la domination, et encore moins celle d’Indiens, pour la plupart d’origine tamoule,
de l’exploitation. Fondée au XIXe siècle, la plus grande usine sucrière de Guadeloupe arrivent par convois, ainsi que quelques cen-
taines de Chinois et de Japonais, et des exilés
sut développer sans affrontement un capitalisme paternaliste, malgré un encadrement
politiques indochinois. L’usine va refléter la
réservé aux Blancs et un travail éprouvant. Les mouvements indépendantistes
ségrégation qui est l’une des caractéristiques
et la création de syndicats permettront ensuite d’interroger le poids de la mémoire. de la société créole. Traditionnellement, il
existe une gradation de couleurs, du plus

D
PAR JACQUES DENIS * ans la baie de Pointe-à-Pitre s’étire sombre au plus clair, une échelle de valeurs
sur deux cent soixante mètres un qui va de pair avec le système esclavagiste.
vaisseau noir et argenté, traversé par À Saint-Domingue, on dénombre ainsi vingt-
une arche centrale à partir de laquelle on quatre nuances de noir.
accède aux salles d’exposition. Le Mémorial À l’heure où le capitalisme bourgeonne
ACTe (MACTe), centre caribéen d’expressions dans les Caraïbes, le système de l’habitation-
et de mémoire de la traite et de l’esclavage, sucrerie, qui désigne, dans les colonies fran-
se déploie sur le site de Darboussier, un vaste çaises, l’exploitation agricole où vivent le
terrain d’une dizaine d’hectares, et c’est là un maître et ses esclaves, est progressivement
choix symbolique, tout à la fois poétique et supplanté. Le système usinier, plus perfor-
politique. Ici, naguère, des pans de murs mant, concentre vite les activités de produc-
ensevelis sous les racines et les arbres témoi- tion. Dans les années 1880, la Guadeloupe
gnaient encore de la présence de la plus compte vingt-deux usines – autant qu’en
grande usine sucrière des Petites Antilles. La Martinique. Darboussier, la plus importante,
nature avait repris ses droits, mais des car- affiche alors une capacité de huit mille
casses de camions, les rails d’un fantoma- tonnes de sucre par an, à comparer avec les
tique chemin de fer, des cuves où se concen- productions de seulement cinquante à
trait autrefois le jus de canne rappelaient le soixante-quinze tonnes que délivraient les
passé du lieu. L’usine, qui compta jusqu’à habitations-sucreries avant 1848.
un millier de travailleurs, fut pendant plus
d’un siècle, de 1870 à 1980, le Dealeurs et évangélistes cohabitent
Pour remplacer les esclaves, on fait poumon économique de la « Le rapport maître-esclave était plus ténu
venir des milliers d’Indiens, arrivés ville. Et de l’île. dans les habitations que dans le système de la
par convois, ainsi que quelques L’histoire du site fait écho plantation aux États-Unis, analyse M. Thierry
centaines de Chinois et de Japonais à celle de Pointe-à-Pitre, la Letang, à la tête du pôle scientifique et cultu-
capitale économique de la rel du MACTe. Un territoire plus petit, des
Guadeloupe, fondée en 1763. La ville connaît relations plus soutenues, plus directes. L’ha-
alors un essor très rapide avec l’arrivée de bitant connaissait tous ses esclaves ; il les avait
négociants comme Jean Darboussier, origi- choisis, achetés. Les habitations constituaient
naire de Montpellier, qui achète des terrains, de petites unités autonomes, avec leur infir-
dont le morne (colline) qui portera son nom merie, qui échangeaient avec l’extérieur pour
à l’extérieur de la ville. Le terrain change plu- écouler leur production. » Le système perdure,
sieurs fois de mains. On y exploite le bois, sous diverses formes, jusqu’à la seconde
avant que deux industriels s’associent pour guerre mondiale.
fonder ce fleuron de l’industrie sucrière du Aujourd’hui encore, le quartier de Carénage
XIXe siècle. demeure l’un des plus animés de l’île, et ce
La canne demande des bras, mais l’abolition vingt-quatre heures sur vingt-quatre, comme
définitive de l’esclavage, en 1848, a changé la au temps des trois-huit qui rythmaient l’acti-
donne : la main-d’œuvre, longtemps gratuite vité de l’usine lorsqu’elle tournait à plein
et désormais libre, part en ville chercher du régime, au moment des récoltes. Et c’est dans
travail. On essaie donc de faire venir des Cap- ces anciens faubourgs marécageux que
débarquent des populations de la Caraïbe et
* Journaliste. d’ailleurs. Plusieurs mondes cohabitent dans

36 //// MANIÈRE DE VOIR //// L’égalité, un mensonge de la République ?


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FRIEDMAN GALLERY, LONDON AND JAMES COHAN GALLERY, NEW YORK. PHOTO: STEPHEN WHITE. ADAGP
© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. IMAGE COURTESY STEPHEN

l’artère principale, la rue Raspail, qui longeait prit de corps. Tous les gamins du quartier Yinka Shonibare Rahman ///// « Le Voyageur », 2006-07
l’usine : des prostituées venues de Saint- finirent par les fréquenter ; piscine et terrain
Domingue, des évangélistes, des dealeurs... de basket restent encore dans les mémoires. la Siapap (2). Mais, au bout du compte, le colo-
Adjoint à la mairie chargé de la culture et Centrifugeuse économique, l’usine fut nage n’était pas si rentable, et en plus on se
du patrimoine, M. Georges Brédent revient aussi le creuset socioculturel de générations cassait le dos pour l’usine. Pis : la société pou-
sur ce quartier qui a nourri l’écriture de son de Guadeloupéens. Travaillant avec de nom- vait rompre le contrat de manière unilatérale.
roman La Rue des champions (1). Cet avocat a breuses « habitations », elle pouvait fonction- On se savait exploités. »
grandi dans la proximité de l’usine. ner quasi en circuit fermé : elle pos- Les descendants ont parfois refusé d’em-
«Tous les cadres
« C’était le lieu du plein-emploi ! sédait ses propres champs, qu’elle brayer. Fils d’un machiniste central, petit-
étaient blancs
Fortement hiérarchisé : tous les mettait à disposition de ses em- fils d’un mécano, M. Gaston Novercat fait
cadres étaient blancs et le person- et le personnel ployés en colonage – une forme de partie de ceux-là : « Non ! Pour moi, c’était de
nel de maîtrise, antillais. Au bas de de maîtrise, fermage instaurée aux Antilles qui l’esclavage. Il n’y avait pas un jour sans blessé.
la pyramide, il y avait les ouvriers. antillais. Au bas permettait au propriétaire d’ex- Mon père y a perdu le plein usage d’une
Pour autant, cela fonctionnait très de la pyramide, il y ploiter à moindre coût ses terres, jambe. Tous ces gens étaient mal payés. Les
bien parce que ces travailleurs souvent les plus difficiles. patrons se sont sucrés sur le dos des ouvriers. »
avait les ouvriers »
avaient le sentiment d’être fonc- Alphonse François, disparu Cuiseur de sucre pendant quarante-six ans
tionnarisés, avec un statut, une sécurité de récemment, était entré à 14 ans à l’usine et fils d’un charpentier lui-même au service
l’emploi, et qu’ils bénéficiaient de certains comme ouvrier, et avait intégré ensuite la de Darboussier, Paul Bilba vit encore ☛
égards : retraite, congés payés et... soins ! » comptabilité. Pour lui comme pour beau-
Le patronat s’organisait pour que l’argent coup d’autres, Darboussier fut à la fois un
(1) Georges Brédent, La Rue des champions, Jasor, Pointe-
de la paie ne quitte pas les lieux. Il y avait de ascenseur social et la prolongation d’un sys- à-Pitre, 2002.
nombreux commerces plus ou moins affiliés, tème d’exploitation très bien huilé : « Je cul-
(2) La Société industrielle et agricole de Pointe-à-Pitre (Sia-
et l’usine possédait alentour un parc immo- tivais aussi une parcelle de canne que m’avait pap) a été constituée au début du XXe siècle, avant de
fusionner, en 1970, avec la Compagnie française des
bilier. Elle avait mis en place des infrastruc- allouée la Société industrielle de sucrerie. La sucreries pour former la Société industrielle de sucre-
tures pour ses employés afin de cultiver l’es- moitié de la production pour moi, l’autre pour ries - Société agricole de la Guadeloupe (SIS-SAG).

L’égalité, un mensonge de la République ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 37


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baguette sans que le patron soit là. L’ombre du


ANTILLES, DE L’ESCLAVE À L’EXPLOITÉ Blanc planait dès qu’on passait la porte. Dar-
dans l’une des cases chancelantes qui bor- boussier, c’est le début de la société guadelou-
dent l’ancien site industriel. Elle lui a été péenne stratifiée. »
cédée par l’usine, qui pouvait se montrer Au cours du XXe siècle, ce capitalisme
« généreuse » envers ses « bons » employés. paternaliste a prospéré. Jusqu’au début des
« Médecine du travail, location de case, prêt années 1960, quand, dans toutes les Antilles,
d’argent, association sportive : tout était sur l’économie sucrière entame sa phase de
place, se souvient-il. L’usine for- déclin. L’État français met en
L’État organise
mait ses ouvriers, particulièrement place, en 1963, le Bureau pour le
les corps de métier mécaniques qui l’émigration développement des migrations
constituaient un gros secteur. Dar- de jeunes Antillais dans les départements d’outre-
boussier, c’était une administra- vers la métropole mer (Bumidom), qui organise
tion ! Nous étions une famille. » pour les faire l’émigration des jeunes vers la
« Comme dit le proverbe, “mieux métropole pour leur faire occuper
travailler dans
vaut haillons que tout nu”. Traduc- des emplois dans la fonction
la fonction publique
tion : mieux vaut Darboussier que publique. Les indépendantistes,
l’esclavage », tempère M. Eddy Deher-Lesaint, qui commencent à se structurer, dénoncent
personnage haut en couleur, à l’image du une saignée des forces vives de l’île.
Yinka Shonibare drapeau indépendantiste de la Guadeloupe Fidel Castro et les indépendances ryth-
Rahman ///// « Le Bateau
de Nelson dans qu’il arbore à l’ombre d’un manguier. « Mais ment alors l’actualité de la région. La nou-
une bouteille », 2010 attention, précise-t-il, l’usine marchait à la velle génération veut rompre avec la logi-
© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. IMAGE COURTESY STEPHEN FRIEDMAN GALLERY, LONDON AND JAMES COHAN GALLERY, NEW YORK. ADAGP

38 //// MANIÈRE DE VOIR //// L’égalité, un mensonge de la République ?


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que d’assimilation. En Guadeloupe, la


situation se détériore en mai 1967, quand,
lors d’une manifestation, deux jeunes sont
Sur la Toile
tués par les forces de l’ordre. Embrase- Calendrier des crimes de la France outre-mer
ment. De Basse-Terre à Pointe-à-Pitre, la La version électronique du livre de Jacques Morel (L’Esprit frappeur, 2001), ancien ingénieur au Centre
national de la recherche scientifique et membre de l’association Survie, qui relate « 92 forfaits commis
répression marquera durablement les
par la France outre-mer, depuis le sac de Jérusalem par les croisés jusqu’à l’implication dans le génocide
esprits, même si elle a été effacée de l’his- au Rwanda en 1994 ». Il revient en particulier sur les heures sombres de la colonisation.
toire officielle. http://jacques.morel67.pagesperso -orange.fr/ccfo

C’est le début de longues luttes, dont l’em-


Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage
blématique grande grève qui bloque la Composé d’historiens, de scientifiques et d’intellectuels, le comité a été créé en 2004 afin de tirer les leçons
récolte de 1971. Deux ans plus tard, l’Union de la loi Taubira (10 mai 2001), qui définit la traite négrière et l’esclavage comme un crime contre l’humanité.
Il est à l’origine de la journée commémorative de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, célébrée
générale des travailleurs de Guadeloupe chaque année le 10 mai.
(UGTG) est fondée et revendique bientôt des www.comite-memoire-esclavage.fr
droits pour les ouvriers. La même année, la
Clio
chute du cours du sucre est fatale à l’usine,
Cette base de données très fournie, consacrée à l’histoire sociale de l’immigration et réalisée par
pourtant encore rentable : les usiniers lais- une équipe d’historiens de l’École normale supérieure et de l’École des hautes études en sciences sociales,
sent pourrir sur place l’ancien fleuron, donne notamment accès à un atlas de l’immigration en France entre les deux guerres, à une série d’articles
publiés dans la revue électronique Actes de l’histoire de l’immigration, ainsi qu’à des notices
jusqu’à la fermeture, programmée en 1980. bibliographiques.
M. Claude Morvan, secrétaire général de la http://barthes.ens.fr/clio
Confédération générale du travail de Gua-
deloupe (CGTG) de 1975 à 2002, souligne : zaine, témoigne du passé industriel ; il est
« Des milliers d’emplois, directs et indirects, question d’en faire un lieu consacré à l’art
étaient concernés ! Ces négociations nous ont contemporain... Quant aux murs de l’usine,
permis de mettre en place les Assedic de ils ont été rasés.
Guadeloupe. Avant, nous bénéficiions d’un Klod Kiavué, joueur de tambour gwo ka,
régime spécial. » a son explication : « Chez nous, il existe très
peu de lieux consacrés au passé, sans doute
Les patrons revendent la ferraille parce que cela nous rappelle trop de mau-
Pour Pointe-à-Pitre, cette fermeture annonça vais souvenirs. Alors les murs de l’usine,
des années difficiles. Quant à Carénage, selon c’est bien joli, mais pour nous cela évoque
le guitariste Christian Laviso, qui y est né, quand même beaucoup de souffrances. Il y a
« il est évident que son identité est menacée. eu beaucoup de morts, de pleurs... » Mais
On laisse pousser la mauvaise herbe et, peut-on faire table rase du
comme ça, on peut éradiquer toute la zone. » passé si l’on souhaite se pro- « Il faut faire ce travail pédagogique,
La ville assure s’être préservée de la spécu- jeter plus avant ? sans ressentiment. Pas
lation en acquérant en 2002, pour une « Il aura toujours fallu et à de ressassement, mais un dépassement,
dizaine de millions d’euros, le site industriel la fin en revenir à la mé- pour paraphraser Glissant »
en jachère, dont environ un tiers a été attri- moire, à ses ombres et à ses
bué à la région pour ériger le MACTe, qui audaces », écrivait Édouard Glissant dans
s’inscrit dans un processus de réappropria- Mémoire des esclavages (3). Une « mémoire
tion de l’histoire locale. Mais l’usine a été escamotée », estime M. Pierre Reinette, chargé
dépecée pièce par pièce ; la ferraille, reven- de mission pour le MACTe. « Il faut faire ce
due par les anciens patrons : il n’y a pas de travail pédagogique, sans ressentiment. Pas
petits profits ! Et, paradoxalement, le Mémo- de ressassement, mais un dépassement,
rial a parachevé le démembrement de tout pour paraphraser Glissant. Néanmoins, il
un pan de l’histoire. Seul le centre admi- faut bien savoir d’où l’on part. Certains pen-
nistratif, classé par les Monuments histo- sent que l’on va fouiller dans la merde, que
riques, où les paies se réglaient à la quin- l’esclavage est derrière nous. Non : nous
n’avons pas fait la paix avec cela, car nous ne
l’avons toujours pas exorcisé. Nous n’avons
(3) Édouard Glissant, Mémoire des esclavages, Gallimard,
Paris, 2007. pas raconté cette histoire (4). Nous connais-
(4) Lire « Le combat de Solitude », Le Monde diplomatique, sons l’histoire française, pas l’histoire qui
juillet 2015, consacré à une esclave qui partit rejoindre les nous a menés ici. »
rebelles lors du retour à l’esclavage, aboli par la Révolution
en 1794 et réinstauré par Napoléon en 1802. Jacques Denis

L’égalité, un mensonge de la République ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 39


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LES RAMIFICATIONS DE LA TRAITE DES NOIRS


Il faut peut-être revenir aux commence-
L’Afrique eut à subir deux systèmes esclavagistes, s’appuyant sur un racisme nourri ments. Il n’est pas sûr que, à l’origine, la traite
d’une semblable interprétation de la Genèse : la traite arabe et la traite européenne, européenne soit dérivée de la traite arabe.
auxquelles les sociétés africaines elles-mêmes purent donner la main, Celle-ci apparut longtemps comme le com-
plément d’un commerce autrement plus
et en tirer profit. La traite interdite, le racisme se renouvela, du côté des Européens,
fructueux, celui de l’or du Soudan et des pro-
en imputant au continent une arriération dont l’Occident devait le sauver.
duits précieux, rares ou curieux, alors que,
malgré quelques exportations de marchan-

À
PAR ELIKIA M’BOKOLO * travers le Sahara, par la mer Rouge, dises (or, ivoire, bois...), ce fut le commerce
par l’océan Indien, à travers l’Atlan- des hommes qui mobilisa toute l’énergie des
tique, le continent noir a été saigné de Européens sur les côtes d’Afrique. En outre,
son capital humain. Dix siècles au moins (du la traite arabe était orientée principalement
e e
IX au XIX ) de mise en servitude au profit vers la satisfaction des besoins domestiques ;
des pays musulmans. Plus de quatre siècles au contraire, les Africains exportés vers le
(de la fin du XVe au XIXe) de commerce régu- Nouveau Monde fournirent la force de tra-
lier pour construire les Amériques et pour la vail des plantations coloniales, plus rare-
prospérité des États d’Europe. ment celle des mines, dont les produits – or,
Parmi tous ces trafics, c’est la traite euro- argent et, surtout, sucre, cacao, coton, tabac,
péenne et transatlantique qui retient le plus café – alimentèrent très largement le négoce
l’attention et suscite le plus de débats. Elle international.
n’est pas seulement, jusqu’à ce jour, la moins
mal documentée. Elle est aussi celle qui s’est Commerce du « bois d’ébène »
attachée de manière exclusive à l’asservisse- Les deux systèmes esclavagistes ont néan-
ment des seuls Africains, tandis que les pays moins en commun la même justification de
musulmans ont asservi indifféremment des l’injustifiable : le racisme, puisant pareille-
Blancs et des Noirs. Elle est enfin celle qui, de ment dans une même interprétation falla-
toute évidence, peut le mieux rendre compte cieuse de la Genèse selon laquelle les Noirs
de la situation actuelle de l’Afrique. d’Afrique, prétendument descendants de
Cham, seraient maudits et condamnés à être
des esclaves.
* Historien, directeur d’études à l’École des hautes études en
sciences sociales (EHESS) à Paris. Ce ne fut pas sans peine que les Européens
mirent en place le commerce du « bois
d’ébène ». Au début, il ne s’agissait guère que
Bibliographie de rapt. Mais l’exploitation des mines et des
MARCEL DORIGNY, Les Abolitions de l’esclavage, CHRISTINE BARD, MÉLISSA BLAIS ET FRANCIS DUPUIS-DÉRI plantations exigeant sans cesse plus de bras,
Presses universitaires de France (PUF), coll. « Que (sous la dir. de), Antiféminismes et masculinismes
sais-je ? », Paris, 2018. d’hier et d’aujourd’hui, PUF, Paris, 2019. les grandes compagnies de traite vont se
Paru à l’occasion des 170 ans du décret Comment les avancées en faveur constituer dans la seconde moitié du
du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage dans des femmes depuis deux siècles, comme XVIIe siècle. Français, Britanniques et Hol-
les colonies françaises, cet ouvrage le droit au divorce au XIXe siècle,
de Marcel Dorigny, spécialiste les conquêtes du suffragisme dans landais, Portugais et Espagnols, mais aussi
de la colonisation, restitue les débats et les années 1930 ou encore la légalisation Danois, Suédois et Brandebourgeois multi-
les luttes qui ont conduit à l’émancipation de l’avortement en 1975, ont avivé
plient les compagnies à monopole et les forts,
par la loi de millions de femmes les passions au sein de la société française.
et d’hommes. comptoirs et colonies qui s’égrènent du
ÉVELYNE RIBERT, Liberté, égalité, carte d’identité.
MOHAMMED HARBI ET BENJAMIN STORA (sous la dir. de), Les jeunes issus de l’immigration et l’appartenance Sénégal jusqu’au Mozambique. Seuls man-
La Guerre d’Algérie, Hachette, Paris, 2010 (rééd.). nationale, La Découverte, Paris, 2006. quent à l’appel la Russie et les pays balka-
Cet ouvrage collectif, coordonné par les Prenant comme point de départ la loi niques, qui reçoivent néanmoins leurs petits
historiens Mohammed Harbi et Benjamin du 24 mars 2005 sur l’apprentissage
Stora, rassemble les contributions de vingt- obligatoire de La Marseillaise à l’école contingents d’esclaves par l’intermédiaire de
cinq spécialistes français et algériens. primaire, la sociologue Évelyne Ribert l’Empire ottoman.
Ceux-ci dressent un état des lieux des examine comment se construit et se vit
recherches historiographiques sur « ce qui le sentiment d’appartenance nationale À leur corps défendant, les sociétés afri-
reste notre dernier grand drame national ». des enfants d’immigrés. caines entrent dans le système négrier, quitte,
une fois dedans, à chercher à en tirer le
maximum d’avantages. Ainsi, le roi du Kongo

40 //// MANIÈRE DE VOIR //// L’égalité, un mensonge de la République ?


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Yinka Shonibare Rahman ///// sement et manifestant leur solidarité avec les
« Méduse Ouest », 2015 gens réduits en esclavage.
L’esclavage aboli, le racisme issu de la
période négrière trouva l’occasion de se
renouveler. En effet, le discours des Euro-
péens sur l’Afrique portait désormais
sur l’« archaïsme », l’« arriération », la
«sauvagerie» du continent, et posait
l’Occident en modèle. Les boule-
versements et la régression de
l’Afrique n’étaient pas mis au
compte de développements
historiques réels, dans les-
quels l’Europe avait sa part,
mais attribués à la « natu-
re » innée des Africains. Le
colonialisme et l’impéria-
lisme naissants purent ainsi
© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. IMAGE COURTESY JAMES COHAN GALLERY, NEW YORK AND SHANGHAI, PHOTO: ADAM REICH. ADAGP

se parer des atours de l’hu-


manitarisme et des préten-
dus « devoirs » des « civili-
sations supérieures » et des
« races supérieures ». Les États
ci-devant négriers ne parlaient
plus que de libérer l’Afrique des
«Arabes» esclavagistes et des poten-
tats noirs, eux aussi esclavagistes.
Nzinga Mais une fois le gâteau africain réparti
M ve m b a , entre les puissances coloniales, celles-ci,
« converti » au sous prétexte de ne pas brusquer le cours des
christianisme dès choses et de respecter les coutumes « indi-
1491, qui considère le péens gènes », se gardèrent bien d’abolir effective-
souverain du Portugal comme vont s’impli- ment les structures esclavagistes. L’escla-
son « frère », ne comprend pas que les quer directement dans vage persista donc à l’intérieur du système
Portugais se permettent de razzier ses pos- les réseaux guerriers et marchands africains, colonial, comme le montrèrent les enquêtes
sessions et d’emmener les gens du Kongo en avec la complicité de partenaires locaux menées à l’initiative de la Société des nations
esclavage. Mais il se laissera peu à peu noirs ou métis, qui constitueront la classe de (SDN) entre les deux guerres mondiales (1).
convaincre de l’utilité et de la « princes marchands » sur laquelle Pis, pour faire marcher la machine écono-
Le colonialisme
nécessité de ce commerce. En la traite va reposer. mique, elles créèrent un esclavage nouveau,
effet, parmi les marchandises pro- naissant put ainsi Les Africains n’avaient, comme sous la forme du travail forcé : « De quelque
posées en échange des hommes, se parer des atours tous les peuples, aucun goût par- nom que l’on masque le travail forcé, on ne
les fusils occupent une place de des prétendus ticulier pour l’esclavage. Si l’on peut pas faire que ce ne soit pas en fait et en
choix. Et seuls les États équipés de devoirs connaît bien les révoltes des droit l’esclavage rétabli et encouragé (2). » Ici
ces fusils, c’est-à-dire participant des « civilisations esclaves noirs au cours de la tra- encore, pour s’en tenir au cas français, c’est
à la traite, peuvent à la fois s’oppo- versée de l’Atlantique et dans les à l’intérieur de l’Afrique qu’est né le désir de
supérieures »
ser aux attaques éventuelles de pays d’accueil, on est loin d’imagi- liberté. N’est-ce pas aux élus africains, Félix
leurs voisins et développer des politiques ner l’ampleur et la diversité des formes de Houphouët-Boigny et Léopold Sédar Sen-
expansionnistes. De Saint-Louis (Sénégal) à résistance en Afrique même. Les auteurs de ghor en tête, que l’on doit l’abolition du tra-
l’embouchure du fleuve Congo, les sociétés ces actes de rébellion étaient les esclaves, vail forcé en 1946, seulement en 1946 ? n
et États locaux vont pour la plupart s’engager mais aussi des gens de la côte. Tout se passe
dans une politique pour le moins ambiguë de comme si l’on était en face de deux logiques :
(1) Claude Meillassoux, L’Esclavage en Afrique précoloniale,
collaboration, et de suspicion. celle des États installés bon gré, mal gré dans François Maspero, Paris, 1975.
Au contraire, dans certaines parties de la le système négrier ; celle des populations (2) Lettre des députés français au ministre des colonies,
Guinée, en Angola et au Mozambique, les Euro- libres, menacées en permanence d’asservis- 22 février 1946.

L’égalité, un mensonge de la République ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 41


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IGNORÉES, OUBLIÉES, EFFACÉES…


Réédité sous une forme souvent tronquée,
Les féministes ont beaucoup contribué à faire sortir Olympe de Gouges de l’oubli. ce document tend à faire de Marie Gouze,
Dramaturge et pamphlétaire, elle réclama en 1791 des droits égaux pour veuve Aubry, dite Olympe de Gouges, une
icône internationale du féminisme. Cepen-
les citoyennes et les citoyens. Au XIXe siècle, ceux qui connaissaient ses écrits
dant, cette renommée, qu’ignore encore lar-
la classèrent dans la catégorie des « toquées ». Une entreprise de déconsidération
gement l’Hexagone, reste partielle. Quand
dont les femmes déterminées à prendre la parole ou la plume furent longtemps l’objet. elle est connue, la fin tragique de la deuxième
guillotinée de l’histoire de France (Marie-

Q
PAR NICOLE PELLEGRIN * ui, en France, connaît l’auteure de la Antoinette l’a devancée de peu) a éclipsé les
Déclaration des droits de la femme autres titres de gloire d’une femme au destin
et de la citoyenne parue le 14 septem- transgressif : fille non reconnue d’un père
bre 1791 ? Une présidentiable en quête de aristocrate et de la belle épouse d’un boucher
voix féminines ? La poignée de féministes et de Montauban, Occitane montée à Paris
les quelques historiens et historiennes qui après un veuvage précoce, romancière auto-
rêvent de faire entrer au Panthéon une biographe et écrivaine de théâtre malmenée,
femme de lettres proprement révolution- cette antiesclavagiste notoire fut une
naire ? N’a-t-elle pas su proclamer et appli- pamphlétaire novatrice qui sut répandre ses
quer, elle-même, le principe : « La femme a le idées par des affiches et par voie de presse :
droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir interdiction de la traite négrière, réforme de
également celui de monter à la tribune » (arti- l’impôt et de la Constitution, opposition à
cle X) ? Ce passage, le plus cité de tous les l’exécution des monarques, droit au divorce
écrits d’Olympe de Gouges (1748-1793), a un et à l’éducation pour tous et toutes, etc.
accent dramatique qui plaît d’autant plus
que le reste de la Déclaration se contente de Les aléas d’une notoriété posthume
corriger, en le féminisant, le texte de 1789. De ses multiples combats, on a surtout retenu
Donner – concrètement ses attaques frontales en faveur des femmes.
« La femme a le droit de monter et non dans l’abstrait – Puisque « la femme naît libre et demeure égale
sur l’échafaud ; tous les droits à tous, y à l’homme en droits » (Déclaration, article I),
elle doit avoir également compris à un « sexe su- « la loi doit être l’expression de la volonté géné-
celui de monter à la tribune » périeur en beauté comme rale ; toutes les citoyennes et tous les citoyens
en courage », c’était pen- doivent concourir personnellement, ou par
ser autrement, c’est-à-dire avec force et leurs représentants, à sa formation ; elle doit
humour, l’ensemble des rapports sociaux et être la même pour tous : toutes les citoyennes
s’inscrire ainsi dans un débat européen sur et tous les citoyens étant égaux à ses yeux, doi-
l’égalité véritable, débat ouvert par les vent être également admissibles à toutes les
Lumières et qui est encore d’actualité. dignités, places et emplois publics, selon leurs
Longtemps ignorée (quelques extraits sont capacités, et sans autres distinctions que celles
publiés en 1840, mais la première version de leurs vertus et de leurs talents » (art. VI).
complète est éditée par Benoîte Groult en Sa vie et ses idées sont désormais bien
1986), la Déclaration signée (et donc pleine- connues grâce notamment à plusieurs réédi-
ment assumée) par Olympe de Gouges est tions : ses Œuvres complètes en deux tomes
dédiée à la reine. Cette brochure semble être publiées par les éditions Cocagne regroupent
passée inaperçue en son temps, contraire- son théâtre et ses écrits politiques, tandis que
ment à la Vindication of the Rights of Women, les éditions Côté Femmes ont fait paraître son
de Mary Wollstonecraft, traduite dès 1792 et Théâtre politique... Des travaux universitaires
bien moins radicale dans sa forme. Cette projettent une lumière de plus en plus nuan-
publication précède de deux ans sa mort sur cée sur une œuvre singulière : Joan Scott avec
l’échafaud, pour fédéralisme et antirobes- La Citoyenne paradoxale. Les féministes fran-
pierrisme, le 3 novembre 1793. çaises et les droits de l’homme (Albin Michel),
Eleni Varikas pour, entre autres, sa préface à
* Historienne et anthropologue. L’Esclavage des Noirs ou l’Heureux Naufrage

42 //// MANIÈRE DE VOIR //// L’égalité, un mensonge de la République ?


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(Indigo), Christine Fauré dans Femmes de tête.


XVIIIe-XXIe siècle (Chryséis éditions), Gabrielle
Verdier, Catherine Masson...
Mais les aléas de sa notoriété posthume, y
compris comme féministe, méritent atten-
tion car ils posent la question plus générale

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des innombrables (semi-)oubliées de l’his-
toire. Pour avoir pris la parole et fait la
preuve de talents jugés masculins, celles-ci
passèrent, en leur temps, pour des « femmes-
hommes » et des viragos. Cette célébrité pre-
mière, accrue souvent par des situations qui
les rendaient socialement et financièrement
vulnérables, a englouti ou marginalisé ces
femmes, quand elle ne les a pas métamor-
phosées en harpies ou en martyres. Madame
Roland, femme d’influence sous la Révolu-
tion et grande épistolière, George Sand, dont
l’œuvre connut pourtant un succès impor-
tant parmi ses contemporains, n’ont pas
échappé à cette caricature, à la fois physique
et morale. Quant à leurs consœurs écri-
vaines, féministes ou non, elles ont attendu
longtemps avant de reconnaître l’apport
d’Olympe de Gouges à la réflexion politique
en général et à la cause des minoritaires
(femmes ou esclaves) en particulier. Flora
Tristan ne se dit-elle pas, en 1843, dans
L’Union ouvrière, « la première qui a reconnu
en principe les droits de la femme » ? Déni ou
mépris des devancières ? On ne sait, mais les
différentes vagues du féminisme ont connu
des effacements analogues.

« Paranoïa reformataria »
La misogynie des « découvreurs » récurrents
d’Olympe de Gouges a, au XIXe siècle, des
accents féroces et stupides : «héroïque et folle»
pour les frères Jules et Edmond de Goncourt, les femmes font alors, sans le fard de l’ano- Yinka Shonibare Rahman ///// Vénus de Milo (d’après
Alexandros), 2016 (détail)
elle était atteinte de « paranoïa reformataria » nymat, une percée remarquée et controver-
selon un certain docteur Guillois, ou encore sée. Au milieu d’écrivaines francophones
« toquée dans ses mauvais jours, trop nom- talentueuses, comme Isabelle de Charrière,
breux, ce fut une gâcheuse dans ses meilleurs » Germaine de Staël, Stéphanie de Genlis,
d’après l’essayiste Léopold Lacour, par ailleurs Constance Pipelet, Louise de Kéralio et beau-
e
féministe, etc. Mais, en ce début de XXI siècle, coup d’autres, Olympe de Gouges est bien
il serait fâcheux de voir se mettre en place une – selon le Dictionnaire historique, littéraire et
vision qui, pour être plus pondérée, n’en res- bibliographique des Françaises et des étran-
terait pas moins biaisée et tronquée. gères naturalisées en France de Fortunée Bri-
Activiste des lettres françaises, elle est quet, en 1804, consacré à celles qui furent
inséparable de l’ensemble des débats de son liées au monde des lettres – une des « femmes
temps et d’un monde violemment genré où les plus intéressantes de son temps ». n

L’égalité, un mensonge de la République ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 43


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DANS LES ARCHIVES //// NOVEMBRE 2004 //// PAR ANNE MATHIEU *

Jean-Paul Sartre
et la guerre d’Algérie
Il analyse le colonialisme comme une honte qui, en voulant quand ils approuvent l’invasion de la Hongrie par les
chars soviétiques, il rompt avec le Parti communiste
ravaler le colonisé au niveau de la bête, s’oppose aux idéaux
français. Pour Mohammed Harbi, « à partir de là, il
proclamés par la devise de la République. Il soutient activement s’opère chez lui un glissement éthique qui le mène, par
tous ceux qui sont solidaires des combattants pour touches successives, à découvrir un nouveau sujet de l’his-
l’indépendance. Jean-Paul Sartre, pendant la guerre d’Algérie, toire, plus radical que le prolétariat : les colonisés. La cause
algérienne en bénéficiera (2) ».
prend le parti de la justice contre celui de l’ordre.
En 1957, l’écrivain et essayiste Albert Memmi, né à
Tunis, publie Portrait du colonisé précédé du Portrait

L
’engagement de la revue Les Temps modernes du colonisateur, dont les premiers extraits paraissent
dans la guerre d’Algérie précède celui de son dans Les Temps modernes et dans Esprit. Sartre en rend
fondateur et directeur, Jean-Paul Sartre. En compte dans un article qui servira plus tard de préface
mai 1955, la revue fait paraître un numéro sur le conflit à ce livre (3). Il y souligne notamment : « Le colonialisme
et, en novembre, un article intitulé « L’Algérie n’est pas la refuse les droits de l’homme à des hommes qu’il a sou-
France ». Le ton est donné. Les Temps modernes seront mis par la violence, qu’il maintient de force dans la
saisis tout au long de la guerre : quatre fois en Algérie, une misère et l’ignorance, donc, comme dirait Marx, en état
fois en France. C’est en mars 1956 que de “sous-humanité”. Dans les faits eux-
paraît le premier article de Sartre sur le Intitulé mêmes, dans les institutions, dans la
sujet, « Le colonialisme est un système ». « Vous êtes nature des échanges et de la production, le
Jusqu’en avril 1962, ses textes (1) révèle- racisme est inscrit. »
formidables »,
ront une vigueur polémique et un cou- La thématique de la « sous-humanité »,
le premier article
rage peu courants à notre époque : la vie qui demeurera au centre de ces articles,
du philosophe était menacée, et son de Sartre entièrement vient de ce que, pour lui, les colonisés ont
appartement fut plastiqué deux fois par consacré été « maintenus par un système oppressif
l’Organisation armée secrète (OAS). à la torture paraît au niveau de la bête » – ce qui s’est traduit
Si le moment de l’engagement sartrien en mai 1957 aussi bien par le déni de droit que par le
en tant qu’individu intervient en 1956, sa déni de la culture, contraires au respect
prise de conscience anticolonialiste est plus ancienne ; des « droits de l’homme » si souvent invoqués. Il y insiste
(1) Tous publiés dans depuis plusieurs années, il soutient, en Tunisie, la cause dans sa préface, en septembre 1961, aux Damnés de la
Situations V, Gallimard, du Néo-Destour – la branche « moderniste » du Destour, terre, de Frantz Fanon. Psychiatre martiniquais qui
Paris, 1964. Toutes les
citations d’articles de le parti de l’indépendance tunisienne –, et, au Maroc, celle épouse très vite la lutte indépendantiste algérienne,
Jean-Paul Sartre
renvoient, sauf mention
de l’Istiqlal (Indépendance). À l’automne de 1955, il membre du Gouvernement provisoire de la République
contraire, à cet ouvrage. apporte son appui au Comité d’action des intellectuels algérienne (GPRA), animateur d’El Moudjahid clandes-
(2) Mohammed Harbi, contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord. tin, Fanon s’est déjà fait connaître par les essais Peau
« Une conscience libre »,
Les Temps modernes, Francis Jeanson, collaborateur des Temps modernes, qui noire, masques blancs (1952) et L’An V de la révolution
Paris, octobre-
décembre 1990.
a publié avec sa femme Colette L’Algérie hors la loi en algérienne (1959). La rencontre – intellectuelle mais aussi
(3) Albert Memmi décembre 1955, contribue également à son évolution. fraternelle – entre ces deux hommes qui deviendront
publiera Portrait du Mais, en 1956, quand les communistes votent les pouvoirs amis marquera l’itinéraire du philosophe. Sartre sou-
décolonisé arabo-
musulman et de quelques spéciaux demandés, pour intensifier la guerre, par le pré- tient sans réserve les thèses de Fanon et se les réappro-
autres, Gallimard, Paris,
2004.
sident du Conseil Guy Mollet, ancien dirigeant de la Sec- prie par son style propre, si particulier. Il écrit notam-
(4) Frantz Fanon, Les tion française de l’Internationale ouvrière (SFIO), puis ment dans sa préface : « Ordre est donné de ravaler les
Damnés de la terre, habitants du territoire annexé au niveau du singe supé-
Maspero, coll. « Cahiers
libres », Paris, 1961. * Directrice de la revue Aden, Nantes. rieur pour justifier le colon de les traiter en bêtes de

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© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. IMAGE COURTESY STEPHEN FRIEDMAN GALLERY. PHOTO: JONATHAN BASSETT. ADAGP
somme. La violence coloniale ne se donne pas seulement La métaphore de la gangrène sera à nouveau employée Yinka Shonibare
Rahman /////
le but de tenir en respect ces hommes asservis, elle cherche dans la critique du livre d’Henri Alleg La Question, publié « The British Library »
à les déshumaniser. Rien ne sera ménagé pour liquider en février 1958 aux Éditions de Minuit. Militant du Parti (Bibliothèque nationale
du Royaume-Uni),
leurs traditions, pour substituer nos langues aux leurs, communiste algérien, directeur d’Alger républicain, de 2014 (détail)
pour détruire leur culture sans leur donner la nôtre ; on les 1950 à son interdiction en septembre 1955, Alleg est arrêté
abrutira de fatigue (4). » par les parachutistes en juin 1957 et torturé au centre de
Le premier article de Sartre entièrement consacré à la tri d’El-Biar. La Question, premier document de ce type à
dénonciation de la torture, « Vous êtes formidables », conquérir une réelle audience, est saisi le 28 mars 1958.
paraît en mai 1957 dans Les Temps modernes. Au départ, André Malraux, Roger Martin du Gard, François Mauriac
il s’intitulait « Une entreprise de démoralisation », et avait et Sartre rédigent alors une adresse solennelle au prési-
été commandé par Le Monde, qui le refusa. Il commente dent de la République (Albert Camus refuse de s’y asso-
un recueil de récits de jeunes recrues, pour la plupart cier). Le 30 mai, Sartre participe, avec l’épouse d’Henri
prêtres et aumôniers, publié deux mois plus tôt, en s’in- Alleg, le mathématicien Laurent Schwartz et François
surgeant contre la complicité des Français et des médias, Mauriac, à une conférence de presse sur « les violations
seulement capables de porter secours au nom de l’huma- des droits de l’homme en Algérie ».
nitarisme, comme dans l’émission populaire de Jean Le 6 mars précédent, au moment de la sortie de La
Nohain intitulée précisément « Vous êtes formidables ». Question, Sartre écrivit dans L’Express un article, titré
Sartre y dénonce avec vigueur « cette gangrène (...), l’exer- « Une victoire », qui provoqua la saisie de l’hebdomadaire.
cice cynique et systématique de la violence absolue. Pil- Il y affirmait : « Vous savez ce qu’on dit parfois pour justi-
lages, viols, représailles exercées contre la population fier les bourreaux : qu’il faut bien se résoudre à tourmenter


civile, exécutions sommaires, recours à la torture pour un homme si ses aveux permettent d’épargner des cen-
arracher des aveux ou des renseignements ». taines de vies. Belle tartufferie. (...) Était-ce pour

L’égalité, un mensonge de la République ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 45


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Jean-Paul Sartre et la guerre d’Algérie Mais la contamination ne s’arrêtera pas aux confins
de l’Occident. La maladie va s’emparer des colonisés :
sauver des vies qu’on lui brûlait les seins, les poils du sexe ? « L’indigénat est une névrose introduite et maintenue par
Non : on voulait lui extorquer l’adresse du camarade qui le colon chez les colonisés avec leur consentement », écrit
l’avait hébergé. S’il eut parlé, on eût mis un communiste de Sartre dans la préface aux Damnés de la terre. La « folie »,
plus sous les verrous : voilà tout. Et puis l’on arrête au désormais intrinsèque aux comportements de la gauche
hasard ; tout musulman est “questionnable” à merci : la française et aux « agents du colonialisme », va atteindre
plupart des torturés ne disent rien parce qu’ils n’ont rien les colonisés. Cette fois, cependant, ils vont s’en emparer
à dire. » Et l’intellectuel d’y reprendre sa métaphore de la et se l’approprier : « Lisez Fanon : vous saurez que, dans
maladie contagieuse : « Et d’ailleurs le temps de leur impuissance, la folie meurtrière est l’in-
« Liberté, égalité, fraternité, la gangrène s’étend, elle a traversé la conscient collectif des colonisés. » En cautionnant leur
amour, honneur, patrie, mer : le bruit a même couru qu’on réaction, à l’instar de Fanon, Sartre charge d’une valeur
que sais-je ? Cela ne nous mettait à la question dans certaines positive la « folie », retournée par l’opprimé contre l’op-
empêchait pas de tenir en même prisons de la “Métropole”. » presseur. Il peut alors conclure : « Guérirons-nous ? Oui.
Dès son premier article de 1956, La violence, comme la lance d’Achille, peut cicatriser les
temps des discours racistes »
Sartre insiste sur le silence des Fran- blessures qu’elle a faites. (...) C’est le dernier moment de la
çais, il martèle que la domination coloniale s’oppose aux dialectique : vous condamnez cette guerre, mais n’osez pas
idéaux dont la France se réclame – « Quel bavardage : encore vous déclarer solidaires des combattants algériens ;
liberté, égalité, fraternité, amour, honneur, patrie, que n’ayez crainte, comptez sur les colons et sur les merce-
sais-je ? Cela ne nous empêchait pas de tenir en même naires : ils vous feront sauter le pas. Peut-être, alors, le dos
temps des discours racistes, sale nègre, sale juif, sale au mur, débriderez-vous enfin cette violence nouvelle que
raton » – mais, pis, en fait un synonyme de fascisme : « Il suscitent en vous de vieux forfaits recuits. Mais ceci,
est notre honte, il se moque de nos lois ou les caricature (...). comme on dit, est une autre histoire. Celle de l’homme. Le
Il oblige nos jeunes gens à mourir malgré eux pour les temps s’approche, j’en suis sûr, où nous nous joindrons à
principes nazis que nous combattions il y a dix ans ; il tente ceux qui la font. »
de se défendre en suscitant un fascisme jusque chez nous, Le combat de Sartre ne fut pas uniquement une
en France. Notre rôle, c’est de l’aider à mourir. Non seule- « bataille de l’écrit ». Engagé, l’intellectuel le fut, et sur
ment en Algérie, mais partout où il existe. » tous les fronts que lui commandèrent les événements. Il
intervint dans plusieurs meetings pour la paix en Algérie ;
Au-delà de la bataille de l’écrit il participa à la manifestation silencieuse du 1er novem-
Du silence à la complicité, il n’y a qu’un pas, ce qu’il illustre bre 1961 consécutive aux massacres du 17 octobre, où
dans «Vous êtes formidables ». Sa colère le conduit à rap- moururent de très nombreux Algériens, venus à l’appel
peler la seconde guerre mondiale : « Fausse candeur, fuite, de la branche française du Front national de libération
mauvaise foi, solitude, mutisme, complicité refusée et, tout (FLN), à celle du 13 février 1962 protestant contre la
ensemble, acceptée, c’est cela que nous avons appelé, en 1945, répression meurtrière du métro Charonne ; il témoigna à
la responsabilité collective. Il ne fallait pas, plusieurs procès de « porteurs de valise »,
à l’époque, que la population allemande pré- Un intellectuel, ces militants qui soutenaient, en France,
tendît avoir ignoré les camps. “Allons donc ! fidèle à sa conception l’action du FLN. « Utilisez-moi comme vous
disions-nous. Ils savaient tout !” Nous avions voulez », avait insisté Sartre, qui venait de
de l’engagement
raison, ils savaient tout, et c’est aujourd’hui signer la « Déclaration sur le droit à l’in-
seulement que nous pouvons le compren-
du clerc, mit soumission dans la guerre d’Algérie »,
dre : car nous aussi nous savons tout. (...) sa plume et sa notoriété connue comme le « Manifeste des 121 »
Oserons-nous encore les condamner ? » Et au service – le nombre de signataires qui provo-
Sartre d’asséner : « Les crimes que l’on com- d’une cause qu’il quaient ainsi directement l’État français.
met en notre nom, il faut bien que nous en « Non récupérable », la voix de Sartre
estimait juste
soyons personnellement complices puisqu’il dérange encore. Elle nous permet de regar-
reste en notre pouvoir de les arrêter. » La mystification des der avec moins de honte cette période de notre histoire. Un
gouvernants profite de la complicité de médias pour qui intellectuel, fidèle à sa conception de l’engagement du
« le seul crime serait de nous troubler ». Signe de la déca- clerc, mit sa plume et sa notoriété au service d’une cause
dence d’une civilisation : «Fiévreuse et prostrée, obsédée par qu’il estimait juste. Pour lui, cette bataille valait d’autant
ses vieux rêves de gloire et par le pressentiment de sa honte, plus d’être menée qu’elle permettrait aux Algériens de ne
la France se débat au milieu d’un cauchemar indistinct pas avoir pour toute vision de la France celle d’un État dont
qu’elle ne peut ni fuir ni déchiffrer. Ou bien nous verrons les parachutistes torturaient dans les prisons.
clair ou bien nous allons crever. » ANNE MATHIEU

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RÉACTIONNAIRE
ET ANTICAPITALISTE ?
est ainsi la « sédimentation historique d’un
Un idéal : c’est ce que représente la France pour certains, dont M. Patrick Buisson. patrimoine matériel et immatériel » qui a pro-
Un idéal ancestral, porteur du sens de l’honneur et de la solidarité, nourri des valeurs gressivement « conféré à la France les attri-
buts d’une personne vivante » (2). Nation et
chrétiennes, qui s’oppose au pouvoir de l’argent et remplace la lutte des classes
patrie sont ici synonymes. La terre des pères,
par la lutte contre les castes. La droite catholique se voit alors en alliée d’une certaine
son passé, les valeurs qui l’ont animée, les
gauche antilibérale, pour redonner au peuple sa grandeur unique. conflits qui l’ont traversée, ses paysages, sa
langue, ses coutumes sont un bien commun,

M
PAR EVELYNE PIEILLER onsieur Patrick Buisson, directeur à la fois un héritage et... une identité. M. Buis-
de la chaîne Histoire de 2007 à 2018, son chante ainsi la « nation-chaîne » et la
responsable quelque temps du jour- « nation-chêne », celle qui est faite de trans-
nal d’extrême droite Minute, et conseiller de mission et celle qui est faite d’enracinement.
M. Nicolas Sarkozy de 2007 à 2012, s’attira les Cette France ancestrale s’est traduite en un
foudres de la gauche quand il fut soupçonné peuple qui fut communauté, organique,
d’être à l’origine de la création en 2007 du naturelle, familière voire quasi familiale.
ministère de l’immigration, de l’intégration, Ce peuple-France (ou inversement), qui n’est
de l’identité nationale et du codéveloppement. pas si éloigné de la conception qu’en eut Jules
C’est avant tout la mention de l’identité natio- Michelet (lire l’article page 22), sut mettre en
nale qui suscita l’hostilité. Intellectuels et œuvre la fraternité, et ainsi inventer sa gran-
artistes se dressèrent pour en dénoncer l’indi- deur. Car il fut porté par un idéal de bien com-
gnité, en rappelant que le seul précédent était mun, nourri par l’« esprit chrétien », un terme
le Commissariat général aux questions juives, désignant ici l’« amitié supérieure qui lie les
sous le gouvernement de Vichy. Le hommes entre eux», et qui, selon
La pensée qu’il
ministère fut supprimé en 2010. M. Buisson, a engendré la Révolu-
La proposition put être considé- développe s’appuie tion. Mais cet idéal, qui sut se
rée comme la quintessence d’une sur une conception concrétiser notamment par les soli-
position d’extrême droite : il n’en du monde qui peut darités familiales et communau-
serait pas moins erroné de réduire paraître se rapprocher taires, c’est l’« enracinement » qui le
d’emblée M. Buisson à une carica- des aspirations fait vivre – « peut-être le besoin le
ture de franchouillard réaction- plus important et le plus méconnu
de la gauche
naire et xénophobe. Car la pensée de l’âme humaine », selon les mots
qu’il développe s’appuie sur une conception de la philosophe Simone Weil dans L’Enraci-
du monde qui peut, par certains aspects et de nement, écrit à Londres en 1943, qu’il se plaît
façon assurément inattendue sinon pertur- à citer – l’amour du proche, et du terroir, et du
bante, paraître se rapprocher des aspirations passé qui irrigue le présent... Le nouveau venu
de la gauche – mieux, il n’est pas certain serait donc moins une menace pour la nation
qu’elle soit sans avenir. qu’un corps étranger incapable d’en partici-
C’est effectivement l’ « identité nationale » per... avant de s’y enraciner à son tour. Non, la
qui en est le cœur, ou plus exactement l’iden- véritable menace, pour M. Buisson, c’est la
tité de la nation française, à connaître, à pré- République, et c’est encore plus le libéralisme.
server, à chanter. Cette nation, elle est, pour Deux atteintes à l’essence du peuple et du pays.
M. Buisson, charnelle, vivante, sensible, faite, Ce qu’il reproche à la République, c’est
comme l’écrivait Ernest Renan, du « souvenir que le système représentatif n’y est que « fic-
des grandes choses faites ensemble (1) », et tion ». L’objectif de notre système électoral
cette mémoire collective assemble les indivi- serait « d’empêcher la volonté populaire ☛
dus qui la partagent en un peuple. La nation
(1) Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, Mille et une
Pep Carrió ///// Visuel de l’affiche « Diseñadores nuits, Paris, 1997 (1re éd. : 1882).
para un libro » (Designers pour un livre), (2) Patrick Buisson, La Cause du peuple, Perrin, coll. « Tempus »,
pour la région de Castille-La Manche, 2005 Paris, 2018. Toutes les citations proviennent de cet ouvrage.

L’égalité, un mensonge de la République ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 47


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dégoût du « matérialisme mortifère », qui


RÉACTIONNAIRE ET ANTICAPITALISTE ? s’exacerbe non sans subtilité dans le libéra-
lisme, économique comme sociétal. L’appétit
pour l’argent, devenu le critère de la réussite
et la justification des injustices sociales, mais
aussi bien la «dictature du bonheur», la reven-
dication d’épanouir son ego à soi, sous l’inci-
tation dominante à s’exprimer, lui semblent à
la fois concourir à la désagrégation du senti-
ment national et au rapetissement des âmes.
Toutes positions caractéristiques de la droite
d’affaires, autrement dit la droite libérale,
comme de la gauche libérale : entre elles, pas
de différences véritables. Toutes deux
œuvrent à la marchandisation généralisée, à
la « mobilité » présentée comme une liberté,
au clientélisme des identités, au fantasme de
la possibilité de se réinventer : M. Buisson, lui,
se situe avec force dans l’opposition radicale
à ces deux courants faussement antagonistes.
Ni cette droite-là, ni cette gauche-là. Et il
assure qu’il y a « confluence de la pensée réac-
tionnaire et de la pensée révolutionnaire ».

Nostalgie médiévale
C’est le refus de « la domination absolue de la
finance », le souci d’une souveraineté effective
du peuple, l’opposition à la « réification des
êtres opérée par l’univers marchand » qui le
conduisent à cette hypothèse. Sous le parrai-
nage de Charles Péguy, il l’appuie en dévelop-
pant les raisons de son mépris pour les valeurs
Pep Carrió ///// Image bourgeoises, et celles de son estime pour les
tirée du livre « Libro este valeurs aristocratiques et ouvrières : la com-
mundo », Madrid, 2014
mon decency chère à George Orwell, le sens de
de s’exprimer » : le slogan « Élections, piège le protéger de son «immaturité» en déconsi- l’honneur qui postule si nécessaire le don de
à... », cher en particulier aux libertaires et dérant ses choix ou en les neutralisant. La soi. M. Buisson a la nostalgie du monde pré-
«gauchistes» d’obédiences diverses, M. Buis- quête du bien commun par laquelle s’exprime capitaliste. Et il en appelle au surgissement
son l’adopte sans réserve. Pur théâtre d’om- une nation devient une mascarade, où ne sont d’un «populisme chrétien», qui en finirait avec
bres, jeu pipé, qui signe de fait la rouerie d’une pris en compte que les besoins d’une caste, sous « l’argent roi », retrouverait les anciennes soli-
« postdémocratie » juste bonne à couvert d’une «démocratie apaisée». darités « naturelles », rendrait au peuple,
Ni cette droite-là,
faire croire aux gogos qu’ils contri- Il s’agit là pour M. Buisson de la débarrassé de ses élites destructrices, sa sou-
ni cette gauche-là.
buent à l’expression de la souverai- transposition dans les institutions veraineté, et offrirait un idéal commun : non
neté populaire, alors que ce vote Et il assure qu’il y d’une volonté politique d’en finir plus celui du plaisir égoïste, mais celui du bien
n’est qu’«un outil par lequel se per- a « confluence de la avec la nation, et d’en finir avec le général, inscrit concrètement dans une his-
pétuent les injustices les plus crian- pensée réactionnaire peuple. Afin de les dissoudre dans toire concrète. Il n’est pas question, dans cette
tes», un système savamment orga- et de la pensée le marché, de ne plus y voir que des conception, de promettre le bonheur à tous,
nisé par l’oligarchie pour maintenir révolutionnaire » individus, animés par leurs désirs mais de donner un sens à la vie : chacun se
«la surreprésentation des “inclus”», singuliers, et oublieux du collectif. reconnaissant lié à ses concitoyens, forgé par
ceux de la France urbaine «où se mêlent et s’al- S’il se définit allègrement comme un « objec- le commun passé, prêt à accepter de faire pas-
lient la fonction publique et la bourgeoisie intel- teur de modernité », et revendique comme ser au second plan ses désirs propres pour le
lectuelle», au profit d’un «modèle économique esprits frères Philippe Muray ou Christopher salut de la communauté.
et social entièrement conforme » à leurs inté- Lasch, voire Jean-Claude Michéa, c’est parce Il y a là un romantisme qui peut séduire : ce
rêts. Le peuple est piégé par l’élite, qui prétend qu’il estime partager avec eux un même à quoi M. Buisson invite, c’est à renouer avec

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la transcendance – en finir avec « le tout à


l’ego», comme disait Philippe Muray, à retrou-
ver un certain héroïsme, appuyé sur la
Droits et devoirs des biens meubles
conscience d’une identité collective plus
grande que soi. Il y a là un rêve médiévalisant, Extraits du Code noir, promulgué en 1685 par Louis XIV, ensemble de dispo-
dont on voit ailleurs d’autres manifestations sitions réglant la vie des esclaves.
dans un certain goût du terroir et de la com- Art. premier. Voulons que l’édit du feu roi du 23 avril 1615 soit exécuté dans
munauté. La France selon M. Buisson est nos îles ; enjoignons à tous nos officiers d’en chasser tous les juifs.
grande, généreuse, réconfortante et exi-
Art. II. Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront baptisés et instruits
geante. Elle est, à l’en croire, éternelle et
dans la religion catholique, apostolique et romaine.
vibrante, royale et révolutionnaire.
Art. XI. Défendons très expressément aux curés de procéder aux mariages des
Populisme spiritualiste esclaves, s’ils ne font apparoir du consentement de leurs maîtres. Défendons
Mais le partage de cette identité-là, pour être aussi aux maîtres de les marier sous la contrainte.
effectif, passe par la chair et le sang, la proxi- Art. XII. Les enfants qui naîtront des mariages entre esclaves seront esclaves.
mité, le fameux « enracinement », plus que
Art. XIII. Voulons que, si le mari esclave a épousé une femme libre, les enfants
par l’adhésion à la citoyenneté (comme chez
suivent la condition de leur mère et soient libres comme elle, et que, si le père
Renan), et cette France-là ignore les classes
est libre et la mère esclave, les enfants soient esclaves pareillement.
et l’exploitation, préfère le poids de la tradi-
tion à son questionnement, privilégie le sen- Art. XV. Défendons aux esclaves de porter aucunes armes offensives.
sible et se défie de la raison. Quand bien Art. XVI. Défendons aux esclaves appartenant à différents maîtres de s’attrou-
même M. Buisson peut à l’occasion se récla- per le jour ou la nuit sous prétexte de noces ou autrement, à peine de punition
mer de Pierre-Joseph Proudhon, à l’instar corporelle qui ne pourra être moindre que du fouet et de la fleur de lys.
d’ailleurs de Charles Maurras, quand bien Art. XXVI. Les esclaves qui ne seront point nourris, vêtus et entretenus par
même il n’est pas sans sympathie pour leurs maîtres pourront en donner avis à notre procureur général, les maîtres
M. Jean-Luc Mélenchon, la France, d’hier et seront poursuivis.
de demain, dont il rêve est un arrêt sur image
Art. XXVII. Les esclaves infirmes par vieillesse, maladie ou autrement seront
fantasmée : immobilisant chacun à sa place,
nourris et entretenus par leurs maîtres.
élément d’une communauté qui le justifie, et
à laquelle il se doit. Et son populisme spi- Art. XXVIII. Déclarons les esclaves ne pouvoir rien avoir qui ne soit à leurs maîtres.
ritualiste, pour s’offrir en réponse aux Art. XXXIII. L’esclave qui aura frappé ses maîtres ou leurs enfants avec contusion
impasses du libéralisme et aux dévoiements ou effusion de sang, ou au visage, sera puni de mort.
de notre démocratie, n’en est pas moins un
Art. XXXVIII. L’esclave qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour
retour à une certaine droite catholique, qui
que son maître l’aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera mar-
se prétend au-dessus des clivages partisans,
qué d’une fleur de lys sur une épaule.
et résout la question de la justice sociale en
renvoyant à l’acceptation d’un ordre naturel, Art. XLII. Pourront seulement les maîtres, lorsqu’ils croiront que leurs esclaves
où chacun joue son rôle, soutenu par les
l’auront mérité, les faire enchaîner et les faire battre de verges ou cordes. Leur
défendons de leur donner la torture, ni de leur faire aucune mutilation de
réseaux tout aussi naturels de solidarité. La
membres, à peine de confiscation des esclaves et d’être procédé contre les
droite de M. Buisson sait faire résonner les
maîtres extraordinairement.
questions posées par le triomphe du libéra-
lisme et les aspirations de la gauche antilibé- Art. XLIII. Enjoignons à nos officiers de poursuivre criminellement les maîtres
rale, sait jouer de la nostalgie, et peut faire ou les commandeurs qui auront tué un esclave étant sous leur puissance ou
miroiter les charmes de l’union salvatrice sous leur direction et de punir le meurtre selon l’atrocité des circonstances.
des valeurs gaullistes et « rouges ». Comme Art. XLIV. Déclarons les esclaves être meubles et comme tels se partager éga-
disent les magiciens, il faut croire pour voir... lement entre les cohéritiers.
Il n’est pas impossible qu’une partie de la
Art. XLVII. Ne pourront être saisis et vendus séparément le mari, la femme et
population, assez révoltée par le capitalisme leurs enfants impubères, s’ils sont tous sous la puissance d’un même maître.
financier et par l’effritement de la souverai-
Art. LV. Les maîtres âgés de 20 ans pourront affranchir leurs esclaves, sans
neté, nationale et populaire, ait envie d’y
qu’ils soient tenus de rendre raison de l’affranchissement.
croire. Il se murmure que M. Buisson travail-
lerait à la candidature d’Éric Zemmour à Art. LIX. Octroyons aux affranchis les mêmes droits, privilèges et immunités
l’élection présidentielle. dont jouissent les personnes nées libres.
Evelyne Pieiller

L’égalité, un mensonge de la République ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 49


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LA GRANDE OBSESSION
DE L’INTÉGRATION
C’était mieux avant. Les étrangers d’hier, d’origine européenne,
savaient se fondre dans la culture française ; pour les Italiens, les
Espagnols, les Polonais, le « modèle républicain » fonctionnait sans
heurts. Ce cliché fallacieux efface les difficultés passées, et, utilisé
contre les immigrés d’origine extraeuropéenne, oublie le contexte
social de l’intégration, pour lui substituer la question identitaire.

L
PAR BENOÎT BRÉVILLE a fanfare identitaire
vous souhaite une
bonne année 2018.
Dès le réveillon, le pas-
sage à tabac de deux po-
liciers en marge d’une
soirée à Champigny-sur-
Marne déclenche une
controverse sur les vio-
lences en banlieue. L’af-
faire se transforme en
polémique sur l’intégra-
tion des immigrés quand
un journaliste du Figaro
publie sur son compte
Twitter des photogra-
phies d’enfants jouant dans la boue, avec ce ment une vaste tournée médiatique pour
commentaire : « Le bidonville de Champigny promouvoir La Communauté (Albin Michel),
qui accueillait plus de 10 000 Portugais. Sans une enquête sur la ville de Trappes qui
haine, ni violence. » Cette idée lumineuse se s’alarme du communautarisme musulman.
voit aussitôt recyclée à la télévision par le Pendant ce temps, le ministre de l’éducation
politiste et fondateur du Printemps républi- nationale Jean-Michel Blanquer annonce la
cain Laurent Bouvet. « Dans les années 1960, création d’un « conseil des sages de la laï-
comme dans beaucoup de villes de banlieue, cité », auquel participera notamment Lau-
à Champigny, il y avait des bidonvilles de Por- rent Bouvet. Bientôt, les médias rendent
tugais et il n’y avait pas d’agressions de poli- compte avec stupeur et désolation d’un son-
ciers », affirme-t-il (1). dage de l’IFOP : 48 % des Français considére-
Le 3 janvier, les journalistes du Monde raient l’immigration comme « un projet poli-
Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin enta- tique de remplacement d’une civilisation par

50 //// MANIÈRE DE VOIR //// L’égalité, un mensonge de la République ?


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Pep Carrió ///// Collage créé pour l’exposition


« But my face I don’t mind for I am behind it »
(Mais mon visage ne me dérange pas car je suis
derrière tout ça), Fundación Guifré 11, Barcelone, 2004

admet même l’éditorialiste du Figaro, du bien que de culture chrétienne, on les trou-
Figaro Magazine et de RTL Éric Zemmour, vait trop religieux, superstitieux, mys-
qui regrette le temps où les immigrés se tiques (4). Le rejet a parfois duré plusieurs
pliaient à « l’antique sagesse “À Rome, fais décennies. Apparu dans le dernier quart du
comme les Romains” » (2). XIXe siècle, le racisme anti-Italiens ne s’est
véritablement éteint qu’après la seconde
Mesurer le « degré d’assimilabilité » guerre mondiale.
Comparer l’intégration des diverses vagues Selon le second présupposé, moins sou-
d’immigration a toujours été un jeu très prisé vent discuté, les immigrés européens
des commentateurs. Dans les années 1930, auraient été plus enclins à « s’assimiler »
les démographes s’amusaient à mesurer le pour embrasser pleinement la culture fran-
« degré d’assimilabilité » des étrangers ; après çaise. Rien n’est plus faux. Chaque généra-
la guerre, les experts vantaient les mérites tion d’immigrés a eu le souci de préserver
des Nordiques au détriment des Euro- son identité d’origine et de la transmettre à
péens du bassin méditerranéen. Depuis ses enfants ; chaque génération a été traver-
trente ans, un consensus semble se dégager sée par des clivages entre ceux qui voulaient
pour diagnostiquer une « crise de l’intégra- s’assimiler et ceux qui restaient attachés à
tion » inédite, apparue « dès qu’il s’est agi leurs particularismes.
d’accueillir, de promouvoir et de revendiquer À la fin du XIXe siècle, il n’était pas rare que
les travailleurs issus de nos immigrations les Italiens renvoient leurs enfants au pays
coloniales et postcoloniales », selon le direc- jusqu’à l’âge de 12 ans, avant de les faire
teur de Mediapart Edwy Plenel, revenir en France. À Paris, Mon-
À la fin du
qui situe le blocage dans « l’incons- treuil, Marseille, Nice ou Nogent-
cient toujours enfoui du rapport X IX siècle, il n’était
e
sur-Marne, certains quartiers re-
colonial, y compris au sein de la pas rare que les gorgeaient de boutiques de produits
gauche française » (3). Laurent Italiens renvoient transalpins, de cafés-hôtels qui
Bouvet fustige aussi la gauche, leurs enfants accueillaient les nouveaux arri-
mais pour des raisons opposées : il au pays jusqu’à vants, de bars où les exilés se
lui reproche d’avoir promu à par- retrouvaient pour écouter de l’ac-
l’âge de 12 ans
tir des années 1980 le thème du cordéon, instrument alors typique-
« droit à la différence », ouvrant ainsi la voie ment italien. Grâce à la loi du 1er juillet 1901,
aux revendications communautaires et au les Italiens ont pu cultiver cet entre-soi en
une autre ». On se demande bien pourquoi. repli identitaire. fondant des dizaines d’associations cultu-
Derrière les multiples palabres sur la laïcité, Cette mise en scène de l’histoire conjugue relles, sportives, récréatives, de bienfaisance
la religion ou le communautarisme se deux présupposés. Le premier consiste à réservées à leurs compatriotes. Pour satis-
cachent souvent les mêmes questions : les penser que les étrangers s’intégraient plus faire l’état civil – qui imposait alors de ☛
musulmans sont-ils solubles dans le chau- aisément et plus rapidement hier qu’au-
dron français ? L’islam est-il compatible avec jourd’hui. Mais nombre de chercheurs
(1) « 28 minutes », Arte, 4 janvier 2018.
la République ? Le « modèle républicain », mettent en avant la permanence des méca-
(2) Éric Zemmour, « Prêchi-prêcha Plenel », Le Figaro, Paris,
qui a permis l’intégration des Italiens, des nismes d’exclusion (sociale, urbaine, sym- 1er octobre 2014.
Polonais, des Espagnols, etc., peut-il fonc- bolique) et de préjugés frappant les per-
(3) Edwy Plenel, Dire non, Don Quichotte, Paris, 2014.
tionner avec les Maghrébins et les Africains ? sonnes d’origine étrangère. Brutaux, sales,
(4) Cf. à ce sujet « Étrangers, immigrés, Français », Ving-
« Les combats autour de la laïcité ne sont que voleurs d’emplois, agents de l’extérieur : les tième Siècle, n° 7, juillet-septembre 1985, ou Gérard Noi-
riel, Immigration, antisémitisme et racisme en France
des rideaux de fumée qui dissimulent la vraie Italiens, les Polonais, les Portugais, les
(XIXe - XXe siècle). Discours publics, humiliations privées,
question de fond, celle de l’assimilation », Espagnols durent aussi en passer par là, et, Fayard, Paris, 2007.

L’égalité, un mensonge de la République ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 51


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Les Polonais arrivés après la première


LA GRANDE OBSESSION DE L’INTÉGRATION guerre mondiale entendaient encore davan-
choisir des noms du calendrier français –, les tage préserver leur « polonité ». Ils se
immigrés appelaient certes leurs enfants mariaient entre eux, refusaient toute natu-
Albert et Marie, mais, dès la sortie de l’école, ralisation, interdisaient à leurs enfants de
tout le monde les appelait Alberto et Maria. parler français à la maison. Certaines villes
À partir de 1922, la préservation de l’« ita- du Pas-de-Calais comptaient deux clubs de
lianité » des immigrés, selon le vocabulaire football : le premier pour les Polonais, le
alors en usage, devint un objectif du pouvoir second pour les Français et les autres étran-
fasciste, qui voulait empêcher leur assimila- gers. Lors des grandes fêtes religieuses,
tion. Le gouvernement durant l’entre-deux-guerres, les membres
Les Polonais se mariaient entre eux,
de Rome s’employa de la communauté, en costumes tradition-
refusaient toute naturalisation, donc à vivifier le senti- nels, défilaient en chantant des cantiques, ce
interdisaient à leurs enfants ment d’attachement qui ne manquait pas de déplaire à la popu-
de parler français à la maison patriotique, en créant lation locale.
plus de deux cents sec-
tions de l’Association nationale des anciens Mattéo, Enzo, Giulia…
combattants italiens en France, en plaçant Le clergé polonais, qui considérait la France
les associations italiennes sous le contrôle comme une terre impie, encourageait ses
des consulats, en regroupant les cultivateurs fidèles à cultiver leur identité, sous le regard
au sein de coopératives qui dépendaient de bienveillant du patronat français qui finan-
banques italiennes. En face, les antifascistes çait la construction de presbytères et
encourageaient au contraire les immigrés à d’églises, ou même le voyage et le salaire
s’intégrer dans la société française en parti- d’aumôniers venus de Pologne. Quel meil-
cipant aux luttes sociales et politiques aux leur rempart qu’un prêtre contre l’agitation
côtés des forces populaires (5). ouvrière et la prétendue dépravation du pro-
létariat ? Lors des sermons (en polonais), les
curés se livraient à l’apologie de leur terre
natale. Ils qualifiaient de traîtres ceux qui
demandaient leur naturalisation et ne man-
quaient jamais une occasion de critiquer
l’immoralité de la France et ses visées assi-
milatrices.
L’attachement identitaire des enfants
CHAQUE JOUR, CHAQUE SEMAINE, d’immigrés s’estompe progressivement,
UN AUTRE REGARD SUR L’ACTUALITÉ mais peut néanmoins traverser les généra-
tions. Nombre de petits-enfants des Polonais
CET ÉTÉ DANS POLITIS arrivés dans l’entre-deux-guerres ont mani-
DEMAIN,
DEMAIN, festé leur émotion quand Jean Paul II est
ON MANGE devenu pape en 1978, puis, deux ans plus
tard, face aux espoirs suscités par Soli-
QUOI ? LES
darność. Il existe encore des centres culturels
NOUVEAUX
NOUVEAUX
espagnols ouverts par les premières généra-
PLATS
PL ATS DE tions d’immigrés. Parallèlement, les petits
RÉSISTANCE
RÉSIS TA
ANCE Mattéo, Enzo ou Giulia (au rang des prénoms
été 2019 les plus donnés en 2017) ne sont assurément
pas tous d’origine italienne...
Loin de l’assimilation fantasmée par cer-
EN VENTE CHEZ
C VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
tains, l’« intégration à la française » s’appa-
ET SUR POLITIS.FR
rente plutôt à un cheminement vers « l’invi-
sibilité, qui ne veut pas dire la fin des
+ d’infos : 03 80 48 95 36 / abonnement@politis.fr différences, mais l’acceptation par le milieu
d’accueil, où personne ne se préoccupe plus
EN VENTE, CHAQUE
QUE SEMAINE,
SEMAIN CHEZ V
VOTRE
OTRE MARCHAND DE JOURNA
JOURNAUX
UX ET SUR P
POLITIS.FR
OLITIS.FR
des différences » (6). Or ce cheminement n’a

52 //// MANIÈRE DE VOIR //// L’égalité, un mensonge de la République ?


MDV166Chapitre2_Mise en page 1 03/07/2019 10:58 Page53

pas été tracé à coups de circulaires ministé-


rielles, de colloques ou de tribunes : il a été le
résultat de contacts et d’échanges quotidiens
Par la bande
entre les populations minoritaires et leur La Vraie Histoire
milieu d’insertion, c’est-à-dire le plus sou-
vent un milieu urbain, populaire, ouvrier.
de Jeanne d’Arc
L’histoire a largement balisé les sentiers de
cette intégration : le travail, à une époque où
la solidarité ouvrière, le sentiment d’appar-
Création originale d’Anouk Ricard
tenance professionnelle et la conscience de
(texte et dessin) pour Manière de voir
classe étaient vifs ; le service militaire et les
deux guerres mondiales, qui réunirent sous
le même drapeau Français et descendants
d’étrangers ; l’école, alors lieu d’acclimata-
tion à la culture dominante et outil d’ascen-
sion sociale ; l’Église catholique, qui tentait de
D es chiens grincheux, des canards idiots, des chevaux incompé-
tents vêtus d’aplats vifs qui naviguent à vue dans un monde
dénué de toute raison : un résumé un peu sauvage de l’œuvre
s’attirer les fidèles étrangers en leur propo-
sant patronage et services de bienfaisance ; d’Anouk Ricard.
les luttes sociales et le militantisme au sein Née en l’an de grâce 1970, biberonnée à Lucky Luke, Astérix, Snoopy
des organisations de gauche, quand le Parti et Mafalda, elle passe deux années aux beaux-arts d’Aix-en-Provence
communiste français, la Confédération avant d’obtenir un diplôme d’illustration aux arts décoratifs de Stras-
générale du travail et leurs associations bourg. La bande dessinée attendra quelques années, le temps de
satellites (Secours populaire français, Union digérer une expérience malheureuse avec Fluide glacial. Après une
des femmes françaises, Tourisme et travail...) dizaine d’albums jeunesse sort Anna et Froga (2004), série matri-
servaient d’activeurs d’intégration ; la ville cielle où une jeune fille vit des aventures trépidantes avec une gre-
populaire ancienne, qui offrait une certaine nouille, un chien, un chat et un canard. Anouk Ricard y déploie déjà
mixité sociale et ethnique. son humour décalé nourri de dialogues absurdes, qui permet à ces
planches d’être lues avec le même bonheur par des adultes aigris.
Des demandes profondément sociales
Des livres pour les plus grands sortent ensuite, et d’autres albums
La plupart de ces sentiers sont aujourd’hui
jeunesse, certains auréolés de prix. De manière toujours inventive et
barrés. Dans un contexte de chômage de
singulière, Anouk Ricard s’essaie à la peinture, à l’animation, à la
masse et de concurrence généralisée au
musique, et plus récemment à la pédagogie. Manifeste et effective
sein des classes populaires, le travail joue
dans Petit Manuel pour aller sur le pot (2014), elle est plus contes-
désormais un rôle de division plutôt que
de rapprochement. Les bancs des églises table dans Experts en tout (2015). Mais, comme dans ses Faits divers
sont désertés, les organisations progres- illustrés (2012), elle y déploie des bijoux de parodie et de nonsense
sistes vidées de leurs adhérents, et les ban- – Goossens et Pierre La Police ne sont pas ses « deux idoles en
lieues populaires connaissent une ségréga- humour » pour rien –, dont La Vraie Histoire de Jeanne d’Arc qui suit
tion socio-ethnique toujours plus importante, est un glorieux exemple.
qui se répercute sur l’école à travers la carte Guillaume Barou
scolaire. Faire de l’origine des descendants
d’immigrés l’unique source de leurs « pro-
blèmes d’intégration » conduit à négliger le


contexte social de cette intégration. Et à
transformer en questions identitaires des
demandes qui sont pour la plupart profon-
dément sociales.
Benoît Bréville

(5) Pierre Guillen, « L’antifascisme, facteur d’intégration des


Italiens en France dans l’entre-deux- guerres », dans Fran-
cesca Taddei (sous la dir. de), L’emigrazione socialista nella
lotta contro il fascismo (1926-1939), Sansoni, Florence, 1982.

(6) Marie-Claude Blanc-Chaléard, En finir avec les bidon-


villes. Immigration et politique du logement dans la France
des Trente Glorieuses, Éditions de la Sorbonne, Paris, 2016.

L’égalité, un mensonge de la République ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 53


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NI INTEMPORELLE NI PASSIVE,
La pluriactivité était donc une nécessité
« Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ? », s’interrogeait Jean vitale pour ce prolétariat rural. Dans la plu-
de La Fontaine à propos des paysans. Le travailleur de la terre a souffert part des régions, la diversification des tâches
était possible parce que l’industrie n’était pas
d’une double injustice. À ses conditions de travail misérables s’ajoutaient taxes
encore séparée de l’agriculture. Prenons
et impôts. Son univers fut en outre méconnu et souvent méprisé par les autres
l’exemple de la sidérurgie. Grâce au minerai
catégories sociales, qui négligèrent ses capacités de révolte. de fer, en abondance dans un grand nombre
d’endroits, les forges s’étaient multipliées au

E
GÉRARD NOIRIEL * n dépit de la grande diversité des situa- bord des rivières, actionnées grâce à des
tions locales, on peut dresser un tableau moulins à eau et au combustible fourni par
global de la paysannerie française sous les ressources locales en bois. Yvon Lamy a
le règne de Louis XIV (1643-1715), en retenant montré dans sa thèse sur l’industrie du fer
les traits suivants : la moitié des paysans en Périgord que cette économie naturelle
étaient des journaliers (ouvriers agricoles). Ils « interférait continuellement avec l’économie
disposaient d’un lopin de quelques ares, sur “monétaire et commerciale” monopolisée,
lequel ils avaient construit une maison d’une dans les limites de la localité ou de la région,
seule pièce. Ils cultivaient aussi un potager, par les quelques grands propriétaires fon-
avec quelques poules, quelques brebis pour la ciers, les maîtres de forge fermiers ou proprié-
laine. La fraction la plus pauvre de la paysan- taires de parcelles de bois taillis (1) ».
nerie était composée de manouvriers qui ne
possédaient que quelques outils manuels Aggravation de la ponction fiscale
(faucille, fourche, etc.). Du printemps jusqu’au La puissance atteinte par l’État royal sous le
début de l’automne, ils travaillaient sur les règne de Louis XIV eut évidemment des réper-
terres du seigneur, d’un membre du clergé ou cussions sur les paysans, qui représentaient
d’un riche laboureur. Ils participaient aux 85 % de la population totale du royaume. Les
moissons, aux foins et aux vendanges. En calculs d’Alain Guéry ont abouti à la conclu-
hiver, ils cherchaient à se faire embaucher sion que le taux de prélèvement par l’impôt
comme hommes de peine. fut multiplié par six au cours du XVIIe siècle.
La taille représentait en moyenne 20 % des
revenus paysans (8 % pour la dîme), s’y ajou-
* Historien. Auteur d’Une histoire populaire de la France. De la taient les taxes sur le sel, sur le tabac, sur l’al-
guerre de Cent Ans à nos jours, Agone, Marseille, 2018, dont ce
texte est extrait. cool et les droits seigneuriaux. On estime que

56 //// MANIÈRE DE VOIR //// L’égalité, un mensonge de la République ?


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Pep Carrió ///// Pages extraites des « Journaux visuels »


de 2013, 2012, 2013 et 2011 (de gauche à droite)

LA FRANCE PAYSANNE
plus de la moitié des faibles revenus paysans à 27% pour les femmes. Cette démocratisation rent à leurs privilèges, n’aurait certainement
étaient ainsi ponctionnés par les classes diri- de la culture écrite accentua le clivage entre le pas eu lieu. Sans la marche des femmes des
geantes. Selon Michel Morineau, la producti- monde rural et le monde urbain. En 1789, dans 5 et 6 octobre 1789 pour ramener le roi de
vité ne fit aucun progrès dans les campagnes les campagnes, 42 % des hommes et 21 % des Versailles à Paris, ce dernier n’aurait sûre-
e e
françaises entre le XV et le XVIII siècle car femmes savaient signer leur acte de mariage, ment pas accepté une monarchie parlemen-
l’aggravation constante de la ponction fiscale dans les villes les proportions étaient respec- taire. Et sans l’insurrection du 10 août 1792,
priva les paysans des ressources qu’ils auraient tivement de 65 % et 43 %. la République n’aurait pas pu s’imposer.
pu mobiliser pour innover (lire page 64) (2). Au XVIIIe siècle, quatre Français sur cinq
Pour que les « fils invisibles du capita- vivaient à la campagne. Toutefois, le dyna- Une France de petits propriétaires
lisme » dont parlait Karl Marx puissent tisser misme démographique multiplia le nombre La mobilisation du monde paysan fut égale-
la toile dans laquelle nous sommes tous pris des journaliers sans terre, les contraignant à ment l’un des facteurs qui poussèrent le pou-
aujourd’hui, il fallut donc que la communi- entrer dans le cycle des migrations tempo- voir révolutionnaire à confisquer les biens de
cation écrite se développe dans toutes les raires, qui précédaient souvent l’émigration l’Église pour les transformer en biens natio-
couches de la société. L’alphabétisation des définitive. Ces mouvements migratoires se naux : 6 à 10 % des terroirs français furent
classes populaires, motivée, au dirigèrent principalement vers les vendus aux enchères. Ce transfert de pro-
Sans le soulèvement
départ, par des considérations grandes villes. Au milieu du priété fut assurément un moment décisif de
des paysans
religieuses, devint progressive- XVIIIe siècle, Paris comptait notre histoire sociale, contribuant à dessiner
ment un enjeu à la fois écono- (la célèbre Grande 650 000 habitants, Lyon 140 000, la physionomie originale d’une France de
mique, social et politique. Par une Peur), la nuit du Bordeaux et Marseille 110 000. petits propriétaires. Néanmoins, les résultats
ordonnance de 1698, Louis XIV 4 août 1789 n’aurait Les migrants qui avaient définiti- furent loin de combler les espérances des
rendit obligatoire la fréquentation certainement vement rompu les amarres avec paysans. Dans certaines régions, ils parvin-
des écoles paroissiales, dites leur village d’origine s’entassaient rent parfois à s’associer pour acquérir une
pas eu lieu
« petites écoles ». L’enseignement bien souvent dans les faubourgs partie de ces terres, notamment dans les
était assuré par les Frères des écoles chré- qui croissaient à vue d’œil. Les autres multi- zones éloignées des centres urbains. Mais ce
tiennes, en latin et en patois, à partir des livres pliaient les déplacements temporaires, en furent les riches bourgeois et une partie de
de prière. Même si son influence resta super- fonction des saisons ; comme les maçons de la noblesse qui mirent la main sur la plus ☛
ficielle, cette pédagogie permit aux classes la Creuse, au nombre de 20 000 à Paris à la
populaires de nouer un premier contact avec veille de la Révolution, qui rentraient dans
(1) Yvon Lang, Hommes de fer en Périgord au XIXe siècle, La
le monde de l’écriture. Le taux des personnes leur village pendant les mois d’hiver. Manufacture, Lyon, 1987.
capables de signer leur acte de mariage pro- Sans le soulèvement des paysans (la célè- (2) Michel Morineau, « Les faux-semblants d’un démarrage
gressa de façon significative. Il passa en un siè- bre Grande Peur), la nuit du 4 août 1789, au économique. Agriculture et démographie en France au
XVIIIe siècle », Cahiers des Annales, no 30, Armand Colin,
cle de 29 % à 47 % pour les hommes, et de 14 % cours de laquelle les aristocrates renoncè- Paris, 1971.

L’égalité, un mensonge de la République ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 57


MDV166Chapitre2_Mise en page 1 02/07/2019 14:38 Page58

ment à l’égard d’une paysannerie qui avait


NI INTEMPORELLE NI PASSIVE, LA FRANCE PAYSANNE acquis une partie de « leurs » terres depuis la
grande partie de ces biens. Preuve de l’im- Révolution. C’est ce regard péjoratif qu’Ho-
portance extrême de ce point, Paul Bois a noré de Balzac mit en forme littéraire dans
montré qu’au sein d’un même département son roman Les Paysans, écrit en 1844 (mais
(ici, la Sarthe) l’attitude des paysans face à la publié après sa mort). Il apparaît également
Révolution fut conditionnée par la vente des dans le livre célèbre du comte Arthur de Gobi-
biens nationaux (3). Ceux qui réussirent à en neau, Essai sur l’inégalité des races humaines
acquérir une partie restèrent favorables à la (1853), souvent présenté comme le texte fon-
République. En revanche, ceux qui eurent le dateur du racisme moderne, et qui contient
sentiment d’avoir été dépossédés par la effectivement de nombreux développements
bourgeoisie retournèrent leur haine initiale sur l’infériorité des races « primitives » et le
contre la noblesse vers cette nouvelle classe danger des métissages. Cependant, son rai-
dominante. Beaucoup rejoignirent les rangs sonnement s’applique aussi aux paysans de
des chouans. France. Sur trente-six millions d’habitants,
Selon les représentations du monde Eugène Buret, dans sa écrit-il, il y en a dix qui agissent « dans notre
rural, la proximité du paysan monographie sur la mi- sphère de sociabilité » et vingt-six qui restent
avec la nature le maintenait dans sère des classes laborieu- en dehors. « Il en va de ces masses comme de
un état de sauvagerie chronique ses en France et en certains sauvages : au premier abord on les
Angleterre (1841), avait juge irréfléchissantes et à demi brutes parce
explicitement exclu les paysans de son enquête que l’extérieur est humble et effacé, puis on
en affirmant : « Nous sommes à peu près constate que cette antipathie est volontaire. Ils
étrangers au milieu dans lequel ils vivent. » ne sont pas méchants, mais ils se regardent
Selon les représentations du monde rural, comme d’une autre espèce. »
toutes construites par les élites urbaines et
généralement parisiennes, la proximité du La « guerre des demoiselles »
paysan avec la nature le maintenait dans un Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte
état de sauvagerie chronique, illustré par ses (1852), Karl Marx explique lui aussi le sou-
comportements brutaux et cruels. tien que le monde rural a apporté au Second
Les aristocrates ayant connu le déclasse- Empire par les « préjugés » des millions de
Pep Carrió ///// Pages extraites ment social cautionnaient ce point de vue petits paysans isolés, vivant « bien plus par
du « Journal visuel » de 2009 parce qu’ils avaient gardé un fort ressenti- un échange avec la nature que par un
échange avec la société », sans « aucune diver-
sité de développement, aucune variété de
talents, aucune richesse de rapports sociaux ».
Les recherches menées sur l’histoire du
monde rural au XIXe siècle permettent d’in-
valider une bonne partie de ce diagnostic.
Rappelons que vers 1850 plus de 70 % des
trente-cinq millions d’habitants que
comptait la France vivaient à la cam-
pagne. Sur seize millions d’actifs, plus
de la moitié étaient paysans.
Il est vrai que la violence était
encore très présente dans ce monde
rural. Elle s’inscrivait dans le prolon-
gement des révoltes frumentaires et
antifiscales de l’Ancien Régime. Parfois,
elle était alimentée par des enjeux qui
paraissaient insignifiants aux bourgeois de la
ville, mais qui étaient vitaux pour les pay-
sans. En 1827, par exemple, la réforme du
code forestier, qui voulait les priver du droit
de ramasser le bois mort, fut à l’origine

58 //// MANIÈRE DE VOIR //// L’égalité, un mensonge de la République ?


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d’une révolte massive en Ariège, la « guerre


des demoiselles ».
Cette violence endémique était inégale-
Retrouver le passé : les identités régionales
ment répartie sur le territoire. On estime
qu’entre 1815 et 1880 plus de huit rixes sur
dix se produisirent au sud d’une ligne allant
de la Gascogne au Jura. Il faut aussi rappeler
A vec l’essor des mouvements breton, occitan, corse, alsacien, c’est une certaine idée de
la France et donc de son histoire qui est remise en question. Tous sont fondés sur un
certain nombre de refus et de revendications : sous-développement économique, laminage
que les représentations retardent toujours scolaire et culturel, migration forcée des jeunes, invasion du tourisme et du béton. Ces
sur la réalité. Au milieu du XIXe siècle, dans revendications ont conduit à une prise de conscience collective, à l’affirmation d’une identité
le milieu rural, la violence avait déjà com- régionale plus nette, et donc à la recherche d’un ancrage dans l’histoire. La démarche
mencé à reculer, en raison du décloisonne- remonte explicitement du présent au passé. « Nous voulons nous réapproprier un passé qui
ment des campagnes et de l’amélioration de nous a été volé, déclarait au correspondant du Monde (21 juin 1973) un jeune Occitan, nous
la situation matérielle des paysans. voulons redécouvrir l’histoire des peuples qui composent la France, nous voulons reprendre
Cette réalité a été longtemps sous-estimée notre histoire là où elle s’est arrêtée.» L’accent porte sur l’héritage historique spécifique.
par les historiens parce que la construction Par exemple, les militants bretons jugés à Paris en 1972 pour divers attentats invoquèrent,
de l’appareil statistique a conforté la vision et donc remirent en mémoire, le traité de 1532 entre la France et la dernière duchesse titu-
biaisée des élites urbaines. À la fin du Premier laire de Bretagne, prévoyant que les sujets bretons ne pourront être jugés qu’à Rennes.
Empire, lorsque le Bureau de la statistique Cet ancrage dans le passé est le plus souvent un ancrage dans les luttes et dans la culture
demanda à Christophe-Philippe Oberkampf, du peuple : fest-noz bretons, ou insurrection paysanne des Bonnets rouges en Bretagne du nord
l’un des premiers grands patrons de l’indus- au XVIIe siècle. Guerre des camisards, Communes de Narbonne et d’autres villes du Midi en 1871,
trie textile française, de répondre à une révolte des vignerons du Midi en 1907, etc. : tout cela revit aujourd’hui notamment par le théâtre
enquête industrielle, celui-ci crut nécessaire itinérant ou la chanson populaire. On fait place aussi à la mémoire individuelle ou collective, «au
de préciser : « Je porte le nombre de personnes pays» même et chez les déracinés, émigrés occitans ou bretons de Paris.
que j’occupe sans désignation de leur emploi, Extrait du dossier « Quand l’histoire agit dans le présent », Le Monde diplomatique, avril 1975.
à cause de la trop grande diversité et des fré-
quents changements d’un emploi à un autre. »
Pour pouvoir disposer d’une vue d’ensem- ont mis en évidence la souplesse des statuts
ble des ressources de l’Empire, les responsa- professionnels dans le monde rural. En 1862,
bles de ce bureau furent donc contraints près de la moitié des actifs masculins travail-
d’opérer un immense travail de regroupe- lant dans l’agriculture étaient des salariés
ment et d’homogénéisation de données très qui étaient également propriétaires. Les
disparates. Les individus furent ainsi répar- journaliers étaient employés dans les
tis dans des catégories logiques désignant grandes fermes deux cent soixante-six jours
des métiers ou des secteurs d’activité. Ces par an, en moyenne, et les journalières cent
classifications bureaucratiques occultèrent soixante-douze jours. Le reste du temps, ils
complètement la diversité des activités travaillaient sur leur propre lopin ou ils se
qu’un ouvrier ou un paysan pouvait assumer faisaient embaucher dans
à cette époque. des entreprises industrielles. En 1862, près de la moitié des actifs
Dans les villages, la division du travail Sous le Second Empire, la masculins travaillant dans l’agriculture
entre activités agricoles et activités artisa- grande industrie progressa étaient des salariés qui se trouvaient
nales était encore peu développée, à tel point fortement, mais ce dévelop- être également propriétaires
qu’Annie Moulin a pu écrire : « La nuance est pement ne se fit pas au détri-
difficile à établir entre le paysan-artisan ou ment de l’ouvrier-artisan car les grandes
l’artisan-paysan qui est aussi propriétaire manufactures furent créées le plus souvent
d’un lopin (4). » De même, la séparation entre dans les campagnes pour mobiliser une
ouvriers agricoles et propriétaires n’avait pas main-d’œuvre rurale qui avait besoin de
l’évidence qu’on lui accorde aujourd’hui. Les compléter ses ressources. Le soutien des
nouvelles recherches en histoire écono- paysans au Second Empire, que Marx, en
mique de Gilles Postel-Vinay et son équipe accord sur ce point avec les bourgeois répu-
blicains, mit sur le compte de leurs « préju-
(3) Paul Bois, Paysans de l’Ouest. Des structures économiques gés », s’explique en réalité par ce compromis
et sociales aux options politiques depuis l’époque révolution-
grâce auquel la plupart d’entre eux amélio-
naire dans la Sarthe, Mouton, Paris, 1960.
rèrent leur sort.
(4) Annie Moulin, Les Paysans dans la société française. De
la Révolution à nos jours, Seuil, Paris, 1988. Gérard Noiriel

L’égalité, un mensonge de la République ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 59


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Yinka Shonibare

© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. IMAGE COURTESY STEPHEN FRIEDMAN GALLERY, LONDON. COMMISSIONED BY ISRAEL MUSEUM, JERUSALEM. PHOTO: STEPHEN WHITE. ADAGP
Rahman ///// « Feu », 2010

LIBERTÉ,
FRATERNITÉ,
DIVERSITÉ
Le combat contre les inégalités,
longtemps cantonné au champ
économique, s’attaquait à l’exploitation
des travailleurs. Aujourd’hui, la lutte
contre les discriminations et pour
le respect de la diversité, ethnique,
culturelle, sexuelle, etc., tend
à le supplanter et engrange des succès.
La question identitaire serait-elle
un atout pour l’ordre social ?

«E
PAR WALTER BENN MICHAELS * n 2001, la question de la diver- candidats de gauche dits « de la diversité »
sité ne se posait même pas, aux élections municipales de la même année.
aujourd’hui, le débat est lancé. » Mais la gauche n’a pas le monopole de la
Cette remarque du quotidien Libération, en réflexion sur la diversité en France. Après
date du 8-9 mars 2008, saluait l’augmenta- tout, c’est M. Nicolas Sarkozy qui avait pro-
tion (jugée encore timide) du nombre de posé d’inscrire cette valeur dans le préam-
bule de la Constitution ; le chef de l’État
entendait en effet « accélérer puissamment »
* Professeur de littérature à l’université de l’Illinois à Chicago. l’expression de la « diversité ethnique » (1)
Auteur de La Diversité contre l’égalité, Raisons d’agir, Paris, 2009,
dont sont tirés ces extraits. au sein des élites.

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Face à cette dynamique française, un Amé- gauche se préoccupaient exclusivement d’éga-


ricain peut éprouver surprise et déception : lité économique. Les questions relatives au
cela fait des décennies que la diversité occupe féminisme, au racisme, à l’homosexualité, etc.,
une place de plus en plus importante dans la étaient ravalées au rang de « contradictions
vie politique, sociale et, par-dessus tout, éco- secondaires » ou simplement ignorées. Mais,
nomique des États-Unis; comment les Français depuis un quart de siècle, la situation a évolué
ont-ils pu prendre un tel retard ? Et surtout : au point de renverser l’ordre des priorités : à
pourquoi diable la France a-t-elle finalement partir du tournant libéral de 1983, la lutte
décidé de rattraper ce « retard » ? Ce livre ne contre les discriminations (illustrée en parti-
répondra pas à la première question, qui de culier par SOS-Racisme) a remplacé la «rup-
toute évidence constitue un sujet d’étude pour ture avec le capitalisme » dans la hiérarchie
les historiens. Il s’attaque en revanche à la des objectifs. Dès lors qu’il s’est souvent subs-
seconde. L’éventail des partisans déclarés de la titué (au lieu de s’y ajouter) au combat pour
diversité – des Indigènes de la République (2) l’égalité, l’engagement en faveur de la diversité
jusqu’au chef de l’État – apporte déjà, par son a fragilisé les digues politiques qui contenaient
étendue, un début de réponse. la poussée libérale. ☛
On peut en préciser les contours en exami-
nant une question posée par un militant des
(1) Associated Press, 27 novembre 2008.
Indigènes de la République à propos non pas
(2) Le Mouvement des Indigènes de la République, né en
de la diversité, mais de l’égalité : «Que signifie janvier 2005 et devenu un parti en 2008, combat, pour
concrètement l’affirmation paradoxale d’une citer son appel, « les inégalités raciales qui cantonnent les
Noirs, les Arabes et les musulmans à un statut analogue à
égalité entre riches et pauvres, bourgeois et pro- celui des indigènes dans les anciennes colonies » et lutte
létaires, patrons et ouvriers, maîtres et servi- contre « toutes les formes » de « suprématie blanche à
l’échelle internationale ».
teurs, Blancs et non-Blancs, hommes et femmes,
(3) Cf. le site du collectif Les mots sont importants, octo-
hétéros et homos (3)?» Ici, c’est la forme même bre 2005.
de l’interrogation qui importe, et en particulier
le glissement structurel qui s’opère quand on
place sur un même plan l’opposition entre Libérons les femmes, mais pas trop
« maîtres et serviteurs », d’une part, et entre
«Blancs et non-Blancs», d’autre part. En effet,
les inégalités entre Blancs et non-Blancs – et
entre hommes et femmes, hétéros et homos... – L es femmes doivent-elles participer un jour à la vie politique? Oui, un jour, je le crois avec
vous, mais ce jour est-il proche? Non, je ne le crois pas, et pour que la condition des femmes
soit ainsi transformée, il faut que la société soit transformée radicalement. (...)
découlent avant tout de discriminations et de
préjugés. Et, puisqu’elles procèdent du racisme
Nous sommes peut-être déjà d’accord sur ces deux points. Mais il s’en présente un troisième.
et du sexisme, il suffirait, pour les éliminer,
Quelques femmes ont soulevé cette question : pour que la société soit transformée, ne faut-
d’éradiquer le racisme et le sexisme.
il pas que la femme intervienne politiquement dès aujourd’hui dans les affaires publiques?
J’ose répondre qu’il ne le faut pas, parce que les conditions sociales sont telles que les femmes
Comme un système de tri
ne pourraient pas remplir honorablement et loyalement un mandat politique. (...)
Mais les inégalités entre riches et pauvres,
patrons et ouvriers ne trouvent leur origine Pour ne pas laisser d’ambiguïté dans ces considérations que j’apporte, je dirai toute ma pen-
ni dans le racisme ni dans le sexisme ; elles sée sur ce fameux affranchissement de la femme dont on a tant parlé dans ce temps-ci. Je le
résultent des rapports de propriété et du crois facile et immédiatement réalisable, dans la mesure que l’état de nos mœurs comporte.
capitalisme. En matière d’inégalité écono- Il consiste simplement à rendre à la femme les droits civils que le mariage seul lui enlève, que
mique, le racisme et le sexisme fonctionnent
le célibat seul lui conserve; erreur détestable de notre législation qui place en effet la femme
comme des systèmes de tri : ils ne génèrent
dans la dépendance cupide de l’homme, et qui fait du mariage une condition d’éternelle mino-
pas l’inégalité elle-même, mais en répartis-
rité, tandis qu’elle déciderait la plupart des jeunes filles à ne se jamais marier si elles avaient
sent les effets. Une France où un plus grand
la moindre notion de la législation civile à l’âge où elles renoncent à leurs droits.
nombre de Noirs seraient riches ne serait pas
économiquement plus égalitaire, ce serait
George Sand
« Aux membres du comité central », Correspondance, tome VIII, Classiques-Garnier, Paris, 1971.
juste un pays où le fossé entre les Noirs pau-
vres et les Noirs riches serait plus large.
En 1848, le suffrage universel est instauré, mais demeure réservé aux hommes : un comité central de femmes
Certes, la situation française comporte ses révoltées décide de présenter George Sand à la députation, à son insu. Elle rédige pour expliquer sa position cette
particularités : de l’après-guerre jusqu’à la fin longue lettre, qu’elle n’enverra pas.

des années 1970, les courants dominants de la

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un engouement aussi puissant dans les écoles


LIBERTÉ, FRATERNITÉ, DIVERSITÉ de commerce qu’auprès des Indigènes de la
La volonté d’en finir avec le racisme et le République. Soucieux d’offrir aux futurs diri-
sexisme s’est révélée compatible avec le libé- geants d’entreprise « une perspective “globale”
ralisme économique, alors que la volonté de de l’interculturel dans le domaine des affaires»,
réduire – sans même parler de combler – le Carlos et Javier Rabassó publiaient en septem-
fossé entre les riches et les pauvres ne l’est pas. bre 2007 une Introduction au management
En même temps qu’elle affichait son engage- interculturel. Pour une gestion de la diver-
ment en faveur de la diversité (en combattant sité (4). Pratiquement chaque ligne pourrait en
les préjugés, mais aussi en célébrant les « dif- avoir été écrite par les « gauchistes » des Indi-
férences »), la classe dirigeante française a gènes de la République. Par exemple, le
accentué son penchant libéral. Ce dernier reproche qu’adresse, sur leur site (18 novem-
mouvement, caractéristique de la droite, se bre 2006), un de leurs dirigeants, M. Sadri
retrouve fréquemment chez des gens qui se Khiari, à la « gauche unitaire » (se soucier de la
proclament de gauche. En fait, à mesure que «diversité culturelle à l’échelle mondiale» mais
la question de l’« identité nationale » affermit pas «en France même») résonne avec celui que
son emprise sur la vie intellectuelle française, les frères Rabassó font aux gouvernements
elle masque l’augmentation des inégalités éco- européens, qui soutiendraient la diversité,
nomiques qui caractérise le néolibéralisme. sauf « à l’intérieur des frontières nationales ».
Mon intention ici n’est évidemment pas de Et, de même que les Indigènes appellent
soutenir que la discrimination positive (ou « l’État et la société » à « opérer un retour cri-
l’engagement pour la diversité en général) tique » sur l’« universalisme égalitaire, affirmé
accroît les inégalités. Il s’agit plutôt de mon- pendant la Révolution française» (« L’appel des
trer que la conception de la justice sociale Indigènes de la République »), nos deux pro-
qui sous-tend le combat fesseurs d’école de commerce réclament une
La diversité n’est pas
pour la diversité repose « nouvelle “révolution française” » s’appuyant
un moyen d’instaurer elle-même sur une con- sur « les thèmes controversés de la diversité, la
l’égalité ; c’est une méthode ception néolibérale. Il discrimination et l’action positive ».
de gestion de l’inégalité s’agit d’ailleurs d’une pa-
rodie de justice sociale Des convergences surprenantes
qui accepte les injustices générées par le Que peut bien signifier le fait que des repré-
capitalisme. Et qui optimise même le système sentants du monde des affaires et des descen-
économique en distribuant les inégalités sans dants de «grands-parents (...) mis en esclavage,
distinction d’origine ni de genre. La diversité colonisés, animalisés » partagent la même
n’est pas un moyen d’instaurer l’égalité ; c’est vision du monde ? Que la diversité, « dans son
une méthode de gestion de l’inégalité. acception la plus large (origines ethniques,
En dépit de leur ralliement tardif, les classes sexe, handicap, âge, orientation sexuelle) », a
dirigeantes françaises apprennent vite. Dans acquis ce que le quotidien financier Les Échos
le rapport annuel 2006 de la Haute Autorité (22 février 2008) appelle un statut d’« impé-
de lutte contre les discriminations et pour ratif économique », et que la gauche se montre
l’égalité (Halde), M. Louis Schweitzer, son pré- aussi prompte que la droite à s’enthousiasmer
sident de l’époque, expose son approche sin- pour ce nouvel « impératif ».
gulière du concept d’égalité : « Si l’on croit à En d’autres termes, la logique selon laquelle
l’égalité, l’absence de diversité est le signe visi- les questions sociales fondamentales portent
ble de discriminations ou d’une égalité des sur le respect des différences identitaires et
chances mal assurée. » En somme, si votre ori- non sur la réduction des différences écono-
gine ou votre sexe vous prive des chances de miques commence à s’épanouir en France
réussite offertes aux autres, il y a un pro- comme naguère aux États-Unis. Ici comme là-
blème ; si c’est votre pauvreté, il n’y en a pas. bas, la droite néolibérale s’est enfin trouvé une
M. Schweitzer, qui a longtemps dirigé gauche néolibérale qui réclame ce que la
Renault, sait, en homme d’affaires avisé, que droite n’est que trop heureuse de lui accorder.
l’engagement en faveur de la diversité définit Parler de convergence entre la droite néo-
tout autant une stratégie managériale qu’une libérale et la gauche néolibérale à propos de la
position politique. La cause suscite d’ailleurs diversité peut passer pour une affirmation sur-

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prenante. Après tout, M. Sarkozy n’a-t-il pas été se proclamer de gauche sans jamais adopter, Il suffit de comparer les obligations liées à
élu, en 2007, sur un programme exaltant dans les faits, aucune position politique de la diversité (tout le monde doit être aimable
l’identité nationale? Et, une fois élu, ne s’est-il gauche – sachant, ce qui facilite encore la avec tout le monde) avec celles qu’implique
pas empressé d’instaurer un ministère de l’im- chose, que la critique radicale du capitalisme l’égalité (certains doivent renoncer à leur
migration et de l’identité natio- ne passe pas pour très «contempo- richesse) pour comprendre à quel point l’en-
L’objectif consiste
nale? Toutefois, à peine le ministère raine ». Mais nous autres Améri- gagement pour la diversité a transformé le
était-il inauguré que M. Sarkozy
à se proclamer cains avons trouvé la solution. Nous projet politique de la gauche américaine en un
déclarait, en janvier 2008 : « La de gauche sans nous querellons sans fin sur l’iden- programme visant à ce que les riches de cou-
diversité est bonne pour tout le jamais adopter, tité, en inventant des distinguos leur de peau ou d’orientation sexuelle « diffé-
monde. » Avant d’annoncer que ce dans les faits, comme : s’opposer à la discrimina- rentes » se sentent plus « à l’aise » sans toucher
combat serait au centre de son aucune position tion positive (parce que, prétendent à la chose qui, entre toutes, les met les plus « à
mandat. La gauche néolibérale n’en les républicains, c’est de la discrimi- l’aise » : leur argent. Déjà, le cofondateur en
politique de gauche
attaque pas moins fréquemment nation envers les Blancs!) serait une 1966 du parti des Black Panthers aux États-
M. Sarkozy comme s’il était vraiment raciste. position de droite, soutenir la discrimination Unis, Bobby Seale, militant des droits civiques,
L’explication est simple : si elle ne dépeint pas positive (parce que, répliquent les démocrates, mettait en garde ses camarades : « Ceux qui
la droite néolibérale comme le faux nez de la c’est une réparation que nous devons aux espèrent obscurcir notre combat en mettant en
vieille droite xénophobe, rien ne lui permet Noirs) serait une position de gauche. Bref, nous avant l’existence de différences ethniques aident
plus de s’en distinguer. L’objectif, ici, consiste à nous occupons. au maintien de l’exploitation des masses :
Blancs pauvres, Noirs pauvres, Bruns [Hispa-
niques], Indiens, Chinois et Japonais pauvres. »
Pour Seale, les choses étaient claires : «Nous ne
combattrons pas l’exploitation capitaliste grâce
à un capitalisme noir. Nous combattrons le
capitalisme grâce au socialisme » (5).
© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. IMAGE COURTESY TAFETA, LONDON. PHOTO: STEPHEN WHITE. ADAGP

En demande d’argent ou de respect ?


Non contents de prétendre que notre vrai pro-
blème est la différence culturelle, et non la
différence économique, nous nous sommes
mis en outre à traiter cette dernière comme si
elle était elle-même une différence culturelle.
Ce qu’on attend de nous, aujourd’hui, c’est que
nous nous montrions plus respectueux envers
les pauvres et que nous arrêtions de les consi-
dérer comme des victimes – ce serait faire
preuve de condescendance à leur égard,
dénier leur « individualité ». Or, si nous parve-
nons à nous convaincre que les pauvres ne
sont pas des personnes en demande d’argent
mais des individus en demande de respect,
alors c’est notre « attitude » à leur égard, et pas
leur pauvreté, qui devient le problème à
résoudre. Nous pouvons dès lors concentrer
nos efforts non plus sur la suppression des
classes, mais sur l’élimination de ce que nous,
Américains, appelons le « classisme ». Le
« truc », en d’autres termes, revient à analyser
l’inégalité comme une conséquence de nos
préjugés plutôt que de notre système ☛

Yinka Shonibare (4) Carlos A. et Javier Rabassó, Introduction au management


interculturel. Pour une gestion de la diversité, Ellipses, Paris, 2007.
Rahman ///// « Garçon
sur un globe », 2014 (5) Bobby Seale, Seize the Time. The Story of the Black Pan-
ther Party and Huey P. Newton, Black Classic Press, Balti-
more, 1991 (1re éd. : 1970).

L’égalité, un mensonge de la République ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 63


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LIBERTÉ, FRATERNITÉ, DIVERSITÉ


social : on substitue ainsi au projet de créer
Petite histoire de l’injustice fiscale
une société plus égalitaire celui d’amener les
individus (nous et, en particulier, les autres) à
renoncer à leur racisme, à leur sexisme, à leur
classisme et à leur homophobie.
A u tournant de l’an mil, la fiscalité ne ressemble en rien à celle d’aujour-
d’hui. Il n’existe que des droits féodaux attachés à la terre. Le cens, impôt
versé au propriétaire foncier, offre l’expression la plus manifeste du rapport
Cette stratégie, libre à la France de l’adopter de soumission de celui qui ne possède rien envers le propriétaire. Le roi capé-
elle aussi. Et de se livrer aux controverses qui tien tire ses ressources de son propre domaine. Puis il cherchera à prélever
la nourrissent. Ainsi, la polémique autour de la l’impôt sous forme monétaire, et non en nature, et à se soustraire aux
mémoire et de l’histoire de France offre un
contraintes imposées par les États généraux, qui refusaient parfois de lui
modèle indéfiniment reproductible. Pendant
accorder ce qu’il demandait.
que la gauche «mouvementiste» déplore – par
la voix des Indigènes – que la France néglige Les monarques vont donc œuvrer à rendre l’exceptionnel permanent. La
complètement «la réhabilitation et la promo- charge fiscale augmente rapidement, engendrant des révoltes durement répri-
tion de nos histoires dans l’espace public» (c’est mées. L’injustice et l’arbitraire dominent alors, accentués par la gestion privée
moi qui souligne), la droite conservatrice – par de la fiscalité, déléguée à des financiers.
la voix d’Alain Finkielkraut et consorts – esti- Inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789,
me que les Indigènes devraient soit considérer le droit de « consentir librement » à l’impôt confère à celui-ci une légitimité nou-
l’histoire de France comme leur histoire, soit se velle. Les impositions indirectes, comme la gabelle sur le sel, toutes honnies,
rappeler qu’«ils ont le droit de partir (6)». Mais disparaissent progressivement, tandis que les prélèvements seigneuriaux et
les chefs d’entreprise, y compris ceux qui ont
ecclésiastiques sont supprimés, instituant un monopole fiscal au profit de l’État.
suivi les cours de Finkielkraut à l’École poly-
À la recherche de nouvelles formes d’impôt, l’Assemblée constituante vote en
technique, n’ont aucune envie de voir toute
1790-1791 la contribution foncière (sur la propriété des terrains), la contribution
cette main-d’œuvre bon marché exercer son
mobilière (sur la rente et le profit) et la patente (sur les bénéfices commerciaux
«droit de partir», car ils comprennent vite que
et industriels). Le Directoire ajoute la taxe sur les portes et fenêtres, achevant
manifester son respect pour les gens – pour
ainsi un système d’impôts directs qui perdure jusqu’en 1917.
leur culture, leur histoire, leur sexualité, leurs
goûts vestimentaires, et ainsi de suite – revient 1789 associe étroitement le principe du juste partage de la charge fiscale à
bien moins cher que leur verser un bon salaire. proportion des facultés contributives des contribuables (l’une des dimensions
de l’égalité républicaine) et le consentement à l’impôt adossé au vote de la
« Aider les élites à changer » représentation nationale. De cet ensemble émerge un espace démocratique
Coauteur d’un ouvrage sur La Diversité dans de liberté et de solidarité, condition de l’autonomie des citoyens et de l’avè-
l’entreprise. Comment la réaliser ? (Éditions nement de l’État social.
d’organisation, 2006), M. Yazid Sabeg, patron
Pourtant, durant un XIXe siècle marqué par la réaction, la fiscalité participe
d’entreprise millionnaire, a lancé en novem-
au maintien de très fortes inégalités, et sa contestation se développe rapide-
bre 2008 un manifeste audacieusement inti-
ment. À gauche, la méfiance antifiscale est la règle, et l’anarchiste Pierre-
tulé « Oui, nous pouvons ! » ; le mois suivant,
Joseph Proudhon l’exprime sans détour : « L’État, par l’impôt proportionnel, se
le chef de l’État le nommait commissaire à la
fait chef de bande.» À droite, le discours libéral dominant, comme celui de Fré-
diversité et à l’égalité des chances. « L’Amé-
déric Bastiat, voit dans l’État une volonté de spoliation qui « peut s’exercer
rique a confirmé la validité d’un modèle
d’une multitude infinie de manières : (...) subventions, impôt progressif, ins-
démocratique fondé sur l’équité et la diver-
truction gratuite, droit au travail, (...) droit à l’assistance ».
sité », proclame ce manifeste, signé par des
personnalités de droite comme de gauche et En 1914, l’adoption de l’impôt sur le revenu progressif, qui augmente le poids
me
soutenu par M Carla Bruni-Sarkozy. de la fiscalité proportionnellement aux revenus, donne un nouvel élan à la fis-
Laquelle estime qu’« il faut aider les élites à calité démocratique.
changer ». Non pour remettre si peu que ce
La méfiance envers l’impôt n’a cependant pas disparu. Le renforcement de la
soit en cause leur statut d’élites, mais pour les
pression fiscale et la permanence d’importantes inégalités entretiennent un sen-
rendre plus noires, plus multiculturelles, plus
timent d’arbitraire, qui mine les fondements démocratiques du consentement.
féminines – le rêve américain.
Jean-Marie Monnier
Walter Benn Michaels
Professeur d’économie à l’université Paris-I. Auteur de Parlons dette en 30 questions,
La Documentation française, Paris, 2013.
(6) Alain Finkielkraut, « Quelle sorte de Francais sont-ils ? », Extrait du Manuel d’économie critique du Monde diplomatique, 2016.
entretien avec Dror Mishani et Aurelia Smotriez, Haaretz, Tel-
Aviv, 17 novembre 2005.

64 //// MANIÈRE DE VOIR //// L’égalité, un mensonge de la République ?


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Yinka Shonibare Rahman /////


« Ballerine de Révolution », 2013

© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. IMAGE COURTESY BLAIN|SOUTHERN. PHOTO: MATTHEW HOLLOW. ADAGP
C’est la philosophie des Lumières qui a mis
l’accent sur la valeur prééminente de la liberté,
c’est-à-dire la capacité de déterminer sa vie en
toute autonomie, grâce à l’exercice de la raison
délivrée des préjugés. L’aspiration à cette
liberté - là animera de nombreux combats.
Mais sa réalisation se heurte à la puissance
des intérêts politiques et économiques, masqués
en protecteurs de la société.

3
Liberté, combats
avec tes défenseurs ! Liberté, combats avec tes défenseurs ! //// MANIÈRE DE VOIR //// 65
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AMBIGUÏTÉS DU SUFFRAGE UNIVERSEL


frage sera universel et direct sans la moindre
Que va devenir un pays où l’on donne le droit de voter à des domestiques, condition de cens. »
à des soldats et même à des pauvres, influençables et peu instruits ? Comment La discussion s’engageait le 4 mars à
8 heures du soir au Petit Luxembourg :
accepter la loi du nombre quand on fait partie des élites ? En 1848, le recours au
« M. Cormenin donne une nouvelle lecture...
suffrage universel inquiéta les notables et préoccupa la gauche. Trois ans après
Tous les articles de ce projet sont adoptés suc-
sa proclamation, il permettait l’instauration d’un régime autoritaire. cessivement, sauf quelques modifications de
détail... » On décidait de publier immédiate-

L
PAR ALAIN GARRIGOU e 2 mars 1848, le suffrage universel fut ment une note dans Le Moniteur pour rassu-
proclamé en France. Ce fut le premier rer par les premières précisions de contenu :
État de la planète à s’engager dans cette l’Assemblée serait constituante, l’élection
voie. Dans d’autres pays européens, l’échec aurait « pour base la population », les repré-
des révolutions de 1848 signa l’échec provi- sentants seraient 900, la majorité électorale
soire du suffrage universel. Du coup, les était fixée à 21 ans, l’éligibilité à 25 ans, et le
Français pouvaient se flatter d’avoir innové. scrutin serait secret. Les élections auraient
Il n’y eut pourtant pas d’eurêka politique. La lieu le 9 avril suivant, et la réunion de l’As-
Constitution de 1793 avait déjà adopté ce prin- semblée le 29 avril. Le lendemain, et après
cipe, mais il était resté sans application. La « une dernière lecture du projet », le gouver-
révolution de 1848 donna l’occasion de passer nement provisoire adoptait le décret.
aux actes. Principe proclamé (à nouveau) le
2 mars 1848, institution légale décrétée le Éviter les « influences de clocher »
5 mars, les élections des 23 et 24 avril 1848 Une invention surgie toute prête des cer-
furent l’occasion de sa mise en œuvre. Tou- veaux de juristes ? Sur le brouillon de travail,
tefois, il fallut attendre 1944 pour qu’en seuls n’ont pas été modifiés (« quelques modi-
France le suffrage « univer- fications de détail ») les articles sur le « suf-
« Le gouvernement provisoire arrête
sel » inclue enfin les femmes. frage direct et universel » et sur l’indemnité
en principe et à l’unanimité Contre la monarchie de législative qui s’opposaient au cens et à la
que le suffrage sera universel et direct Juillet (1830-1848), qui résis- gratuité du mandat électif, symboles du
sans la moindre condition de cens » tait à tout élargissement du régime rejeté. Tout le reste fut précisé,
droit de vote, la campagne réaménagé, corrigé. Combien y aurait-il de
des banquets avait revendiqué l’abaisse- représentants ? On tenta des simulations. Des
ment du cens (le seuil d’imposition qui per- pesanteurs locales n’influeraient-elles pas
mettait d’être électeur, voire éligible), pas sa sur les résultats électoraux ? Le lieu de vote
suppression. Les journées révolutionnaires était fixé au chef-lieu de canton pour éviter
de février 1848 renversèrent le roi Louis- les « influences de clocher ». Le mode de scru-
Philippe ; un gouvernement provisoire à la tin fut modifié : à la place d’un scrutin unino-
tête d’une République elle aussi provisoire minal, le gouvernement adopta un scrutin de
dut alors organiser l’élection d’une Assem- liste plurinominal et départemental. Mais ces
blée constituante. Chargés de la rédaction expressions n’étaient pas utilisées.
d’une nouvelle loi électorale, les juristes L’universalité du vote proclamée, comment
Louis-Marie de Lahaye de Cormenin et allait-on concrètement la définir ? La ques-
François-André Isambert rendaient leur tion fut posée dans le huis clos de la délibéra-
copie dès le 2 mars à un gouvernement tion. Il s’agissait en effet de savoir si l’on pou-
pressé par l’urgence. La discussion fut vait conférer le droit de vote à des personnes
ajournée, mais le suffrage universel immé- socialement dépendantes : « L’armée votera-
diatement proclamé. Il fallait en effet cal- t-elle ? Non, attendu l’impossibilité de faire
mer des insurgés menaçants et contreba- voter les soldats dans leur commune [ce serait
lancer des mesures d’austérité. Une formule en fait le canton], sans disperser l’armée d’une
tautologique soulignait la rupture avec l’An- manière arbitraire et dangereuse pour la
cien Régime : « Le gouvernement provisoire sécurité nationale. Les domestiques voteront-
arrête en principe et à l’unanimité que le suf- ils ? Oui. » La réponse était donc nuancée. En

66 //// MANIÈRE DE VOIR //// Liberté, combats avec tes défenseurs !


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fait, même les militaires ne furent pas exclus. mistes et orléanistes? La gauche républicaine Pep Carrió ///// Œuvre créée pour l’exposition
« But my face I don’t mind for I am behind it »
Ainsi, l’audace restait réelle, même si le vote engagea donc la bataille du report des élec-
(Mais mon visage ne me dérange pas car je suis
féminin ne fut pas évoqué. tions. Elles eurent lieu les 23 et 24 avril au lieu derrière tout ça), Fundación Guifré 11, Barcelone, 2004
« A-t-on jamais vu dans le monde rien de du 9. Le temps était court pour rallier les
semblable à ce qui se voit aujourd’hui ? Où est ruraux. Mais le ministre de l’intérieur, Alexan- à peine se f latter que cette gigantesque opé-
le pays où l’on a jamais été jusqu’à faire voter dre Ledru-Rollin, confia aux commissaires des ration se ferait avec le calme et la dignité que
les domestiques, les pauvres, les départements la mission d’éclairer comporte l’émancipation d’un grand peuple,
Comment gérer
soldats ? Avouez que cela n’a jamais les électeurs. Les instituteurs et et les ennemis de la République ne voyaient
été imaginé jusqu’ici. » Bien qu’il la multitude quelques missionnaires, plus zélés pas sans de secrètes espérances une occasion
jugeât la démocratie inéluctable, d’un corps qu’habiles, furent conviés à pren- de désordre dans ce premier acte de la souve-
Alexis de Tocqueville rapportait électoral passant dre leur part du combat. raineté nationale ».
des propos prêtés à Cormenin pour subitement Le ministère de l’intérieur avait Bien que le scrutin fût allongé à deux
souligner l’irresponsabilité de leur de 246 000 électeurs une autre raison d’accepter le jours – et un troisième si nécessaire –, un
auteur. Et sa réaction fut large- report du scrutin. Le corps électo- seul suffit ou presque. On se félicita de
à plus de 9 millions ?
ment partagée dans son milieu ral passait subitement de 246 000 cette simple réussite. Quelques années plus
social, qui craignait l’irruption politique de électeurs à plus de 9 millions. Comment tard, Marie d’Agoult se souvenait : « Les
populations ignorantes et indisciplinées. gérer la multitude ainsi mise en branle ? La craintes si vives qu’avait excitées cette jour-
D’autres responsables furent effrayés pour situation politique ne se prêtait-elle pas à née reçurent un éclatant démenti. » Les
des raisons exactement opposées. Ces popula- toutes les passions ? Car, ainsi que le rappe- contemporains furent d’autant plus frap-
tions dépendantes n’allaient-elles pas remet- lait Élias Regnault, « les partisans même les pés par ce grand mouvement de millions
tre leur vote aux mains des notables légiti- plus prononcés du suffrage universel osaient d’hommes qu’il prit souvent une allure ☛

Liberté, combats avec tes défenseurs ! //// MANIÈRE DE VOIR //// 67


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Berryer lors de l’ouverture de l’Assemblée,


AMBIGUÏTÉS DU SUFFRAGE UNIVERSEL Charles de Rémusat s’amusa : « Nous rîmes
de fête patriotique. Le dimanche 23 avril, de nous voir là. » Ce n’était que le premier des
jour de Pâques, les cortèges se dirigèrent tours du suffrage universel.
vers les chefs-lieux de canton avec les Par son succès inaugural (une participation
curés et les maires à leur tête. Chaque com- massive), le suffrage universel parut définiti-
mune vota à tour de rôle en commençant vement inventé. Ses lacunes même renforcent
par les plus éloignées. Les trou- l’impression, puisque ce suffrage, à
Les résultats égrenés
bles furent rares, mais la peur nos yeux pas tout à fait universel,
avait conduit à laisser quelques tout au long l’est devenu avec le droit de vote
hommes dans les villages (ils d’une semaine féminin et en s’étendant à la plu-
n’iraient voter au chef-lieu que le de dépouillement part des pays de la planète. Pour
lundi). Les résultats égrenés tout confirment les craintes nous détromper, il faut rappeler
au long d’une semaine de dépouil- d’un vote dominé que ces premières élections étaient
lement confirmèrent les craintes bien peu semblables à celles que
par les notables
d’un vote dominé par les nota- nous connaissons, qu’il fallut encore
bles : les trois quarts des représentants plusieurs décennies pour que la relation élec-
étaient des éligibles de la monarchie censi- torale mette en œuvre des opinions politiques
taire. En retrouvant le chef légitimiste Pierre personnelles et non des solidarités locales ou
des dépendances sociales.
Immédiat, le succès du suffrage universel
L’art de tuer Jaurès se révéla néanmoins discutable, à en juger
par la faible participation aux élections de
l’été 1848. Et il y eut d’autres illusions quand

J ean Jaurès n’a pas attendu le centième anniversaire de son assassinat pour être victime de
récupérations. Pendant la campagne présidentielle de 2007, M. Nicolas Sarkozy prononça
son nom trente-deux fois dans un même discours : «Ilrécusaitlaluttedesclasses», affirmait-il
certains crurent qu’il remisait la violence
dans le grenier d’un passé définitivement
dépassé. Comment se serait-on plié de bon
alors. Deux ans plus tard, c’est l’extrême droite qui scandait que «JaurèsauraitvotéFrontnational». gré au verdict de l’électeur lorsque celui-ci
Jaurès voulait placer l’armée sous le contrôle du peuple, supprimer les castes et les classes, menaçait des intérêts vitaux ? Longtemps, les
abolir le salariat... Les médias et les dirigeants politiques préfèrent ne pas mentionner ces élites n’acceptèrent la loi du nombre que si
aspects de sa pensée. Exit la « lutte des classes », place à la « dimension humaine du person- elle leur donnait raison. Dès 1850, la loi élec-
nage ». On peut ainsi louer le chroniqueur de LaDépêcheduMidi, et non celui qui fonda L’Hu- torale concoctée par une Assemblée conser-
manité pour contrer une « pressevénale (...) auxmainsdupouvoiroudesfinanciers (1) » ; vatrice excluait les populations réputées
célébrer l’amoureux du Tarn plutôt que le militant qui analysait le monde au prisme de la dangereuses. L’année suivante, un coup
« lutteincessantedusalariéquiveutaffirmersalibertéetducapitalistequiveutletenirdans d’État militaire, couvert par l’autorité d’un
sadépendance (2) » ; glorifier le critique littéraire, mais taire ses combats contre l’« Interna- grand nom, se justifia par la restauration du
tionaledesobusetdesprofits » ; encenser le brillant orateur et oublier son anticolonialisme suffrage universel... au service d’un régime
visionnaire, qui l’amena à se demander en 1912 : « Quiauraledroitdes’indigner (...) sil’islam autoritaire.
unjourrépondparunfanatismeetunevasterévolteàl’universelleagression (3) ?» À l’inverse, d’autres, à gauche, suspectè-
Le personnage célébré en 2014 permet d’effacer l’homme qui fut en butte à la haine et aux rent une institution qui donnait si facilement
insultes constantes des nationalistes comme des affairistes, des cléricaux, des colonialistes, raison aux puissants et qui ne contrebalan-
des antisémites, des militaristes, des diplomates, et de toute leur presse. çait pas les moyens de domination accumu-
lés dans les mêmes mains. Les espérances
Jaurès, nous explique-t-on souvent, serait mort à cause de son pacifisme. Il a été tué par un
(finies les révolutions, puisque le peuple était
«fanatique», d’après M. François Hollande. Il est fort pratique de dénoncer un acte individuel,
enfin souverain) furent d’ailleurs prompte-
quand c’est toute une partie de la France, ses écrivains, ses députés, sa presse et jusqu’à l’en-
ment douchées par les journées de juin 1848,
tourage de son président Raymond Poincaré, qui formulait son souhait de le voir mort. Une
lorsque les ouvriers se révoltèrent contre la
France revancharde qui, en 1919, ose acquitter son assassin et condamner sa veuve à payer les
suppression des Ateliers nationaux. À nou-
frais du procès.
veau, les barricades, les morts et la répres-
Benoît Bréville et Jérôme Pellissier (écrivain)
sion. Fallait-il se plier à la loi majoritaire sans
révolte ? Parole sans réplique d’un ouvrier au
(1) Plaidoirie lors du procès du journal Le Chambard, 4 novembre 1894.
(2) Lille, 26 novembre 1900. représentant qui tentait une conciliation :
(3) « L’ordre sanglant », L’Humanité, Paris, 22 avril 1912. « Vous n’avez jamais eu faim ! »
Alain Garrigou

68 //// MANIÈRE DE VOIR //// Liberté, combats avec tes défenseurs !


MDV166Chapitre3_Mise en page 1 02/07/2019 15:07 Page69

Yinka Shonibare choc de la lutte pour l’émancipa-


Rahman ///// tion ; les généraux viennent des
« David » (d’après
Michel-Ange), 2016 autres catégories.
Toussaint, généralissime, se pro-
clame président à vie. Et promeut,

© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. IMAGE COURTESY STEPHEN FRIEDMAN GALLERY. PHOTO: MARK BLOWER. ADAGP
avec son armée, son projet écono-
mique : maintien de la plantation,
distribution des terres à ses lieute-
nants, parcellisation interdite, né-
gociation avec la métropole et éli-
mination des opposants. Devenus
libres en 1793, les esclaves refusent,
eux, le travail forcé prévu par le
code rural – un esclavage édul-
coré – et réclament le partage des
terres au profit de tous. Ce n’est pas
la liberté, au sens de la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen,

LES SPARTACUS qui les motive en priorité, mais le


refus de travailler pour autrui.

DE SAINT- Volonté d’autonomie et refus de


l’autoritarisme : leur modèle écono-
mique d’autarcie vivrière tourne le
DOMINGUE dos à la modernité des élites blan-
ches ou noires. Hommes et femmes
PAR CHRISTOPHE WARGNY *
partent la fleur au fusil, ou à la ma-
chette, préférant la mort en embus-
La Révolution abolit l’esclavage en 1794. cade à celle, plus lente, du servage.
En 1802, Napoléon Bonaparte le rétablit.
À Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti), « Race bâtarde et dégénérée »
Quand arrivent en 1802 les troupes
la colonie la plus riche du monde,
expédiées par Napoléon Bonaparte,
les masses se soulèvent et affrontent ce ne sont pas les chefs de l’insur-
les troupes. Hommes et femmes, rection d’après 1791 qui résistent :
mal équipés mais connaissant bien ce sont les masses qui se soulè-
le terrain, vont chasser l’armée. vent, créant leur propre organisa-
tion et définissant leurs buts. Leur
rage de liberté est telle que l’ar-

U
ne vraie révolution dans la révolution Révolution française, elle suit pas à pas les mée française redéfinit son objectif : non
haïtienne (1791-1804), ou du moins dans esclaves dans leur lutte. Qui est d’abord un plus rétablir l’esclavage, mais exterminer la
la connaissance que nous croyons en combat contre la maltraitance et l’horreur « race bâtarde et dégénérée », devenue irrécu-
avoir : c’est l’apport du travail de l’historienne quotidienne, avant de se définir un avenir, dans pérable. On la remplacera grâce à la traite.
américaine Carolyn E. Fick (1). Elle fait descen- l’âpreté de l’apprentissage révolutionnaire. Nouveaux soldats de l’an II réunis en bandes
dre de leur piédestal les dirigeants qui gouver- Les esclaves : ils sont un demi-million mal équipées, mais fraternelles, et connaissant
nèrent tour à tour, François-Dominique Tous- quand éclate la révolution de 1791 à Saint- bien le terrain, les révoltés sont mobiles et obs-
saint Louverture, Jean-Jacques Dessalines, Domingue, la colonie la plus riche du monde. tinés. Tournant casaque, les généraux noirs
Alexandre Pétion ou Henri Christophe. À la Des Africains venus au rythme de trente-six finiront par les rejoindre, reprendront le com-
manière des historiens Albert Soboul accom- mille par an dans les années 1780, qui rempla- mandement et, l’armée française chassée,
pagnant les sans-culottes parisiens ou Georges cent leurs devanciers morts à la tâche. Profits renoueront avec le modèle économique occi-
Lefebvre analysant les masses rurales de la maximalisés, violence extrême. À côté d’eux, dental contre celui des masses rurales. Un
des créoles, esclaves plus anciens, trente-cinq combat qui n’a jamais cessé en Haïti. n
mille mulâtres et Noirs libres, et autant de
* Maître de conférences au Conservatoire national des arts et Blancs. Contre les planteurs, ce sont les der-
métiers (CNAM), Paris. Auteur de Haïti n’existe pas. Deux cents 1) Carolyn E. Fick, Haïti, naissance d’une nation. La révolution
ans de solitude, Autrement, Paris, 2008. niers arrivés qui constituent les troupes de de Saint-Domingue vue d’en bas, Les Perséides, Mordelles, 2014.

Liberté, combats avec tes défenseurs ! //// MANIÈRE DE VOIR //// 69


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L’AFFAIRE DURAND,
Jules Durand, secrétaire du syndicat des
Un ouvrier syndicaliste accusé de « complicité morale » dans l’assassinat charbonniers du Havre, est arrêté. Et la grève
d’un briseur de grève est condamné à mort. Le procès de Jules Durand suscite qu’il menait depuis trois semaines s’inter-
rompt brusquement...
une intense mobilisation de la gauche. Il est libéré, mais il est devenu fou. Ce crime
Ainsi débute l’affaire Durand (1), qualifiée à
de la « raison d’État capitaliste », comme l’appelait Jean Jaurès, a – contrairement
l’époque d’« affaire Dreyfus ouvrière ». Car
à l’affaire Dreyfus, qui s’est déroulée dix ans plus tôt – sombré dans l’oubli. Jules Durand, comme Alfred Dreyfus
quelques années plus tôt, va être victime

N
PAR THOMAS DELTOMBE * euf septembre 1910. Sur les quais d’une erreur judiciaire alimentée par les pho-
brumeux du port du Havre, un bies du moment. Dans le contexte des rivalités
homme est tué par une bande en franco-allemandes, les nationalistes avaient
colère. Banale bagarre d’ivrognes. Mais l’af- fait de Dreyfus, juif d’origine alsacienne, le
faire prend une autre tournure lorsqu’on coupable idéal. Dans le climat de guerre
apprend que la victime, le charbonnier Louis sociale qui agite la France une décennie plus
Dongé, est un « jaune », un briseur de grève. tard, c’est sur Durand, prolétaire, syndicaliste
Ce qu’on appelle, à l’époque, un « renard ». et anarchiste, que s’acharne le destin.
Pep Carrió ///// Pages extraites
des « Journaux visuels » de 2013, 2007, Le destin, et la Compagnie générale trans-
2013 et 2010 (de gauche à droite) * Journaliste. atlantique. Symbole de la bourgeoisie de la

70 //// MANIÈRE DE VOIR //// Liberté, combats avec tes défenseurs !


MDV166Chapitre3_Mise en page 1 03/07/2019 11:39 Page71

AU CŒUR DE LA GUERRE DES CLASSES


Belle Époque, qui rêve de croisières intercon-
tinentales dans des salons à dorures, et fleu-
ron du capitalisme hexagonal, la «Transat »,
Sur la Toile
toute-puissante sur le port du Havre, est au Centre d’histoire sociale (CHS)
cœur de l’affaire. C’est pour protester contre Le CHS, rattaché à l’université Paris-I et au CNRS, a été fondé en 1966 par Jean Maitron. Son site présente
ses axes de recherche, le programme des colloques et journées d’études qu’il organise, une bibliographie
sa politique de mécanisation de la manuten- sélective, une base documentaire comprenant notamment la liste des mémoires de maîtrise et des thèses
tion que les charbonniers se sont dotés d’un déposés à sa bibliothèque, ainsi qu’une rubrique audiovisuelle.
http://histoire-sociale.univ -paris1.fr
syndicat, en juillet 1910, et mis en grève à la
mi-août. C’est pour elle que travaillent les
Histoire de l’éducation
rares non-grévistes qui, comme l’infortuné Le site de cette revue historique, consacrée à l’enseignement et à l’éducation en France et à l’étranger,
Dongé, se sont laissé séduire par de coquettes donne accès à une grande partie des numéros parus depuis sa création, en 1978. À lire, l’article d’Annie
Bruter, « L’enseignement de l’histoire nationale à l’école primaire avant la IIIe République », et celui de Patrick
primes. C’est elle, surtout, qui transforme l’in- Cabanel, « École et nation : l’exemple des livres de lecture scolaires (XIXe-première moitié du XXe siècle),
cident du 9 septembre en « crime syndical ». tirés du n° 126 (avril-juin 2010, dossier : « École, histoire, nation »).
http://histoire-education.revues.org
À peine la mort de Dongé connue, les res-
ponsables locaux de la Transat poussent une Les Classiques des sciences sociales
poignée de jaunes devant le magistrat chargé Cette bibliothèque numérique francophone développée par un sociologue canadien, en coopération avec
l’université du Québec à Chicoutimi, propose les ouvrages d’historiens majeurs, comme Jules Michelet,
de l’enquête. Terrorisés par la mort de leur Alexis de Tocqueville, Lucien Febvre, Marc Bloch, Albert Mathiez, etc., disponibles en version intégrale
collègue, ces derniers s’exécutent. Ils inven- et en libre téléchargement.
http://classiques.uqac.ca/classiques/
tent de toutes pièces une invraisemblable
histoire. La mort de Dongé, affirment-ils, a
été votée à main levée, au vu et au su de tous, sage réformisme. Mais la gauche ne désarme
en assemblée syndicale. Les chefs syndicaux pas. La Section française de l’Internationale
auraient même fait défiler, devant des cen- ouvrière (SFIO, ou Parti socialiste), qui a réa-
taines de grévistes, les gros bras chargés lisé un beau score aux législatives d’avril,
d’exécuter la sinistre besogne ! durcit le ton contre le capitalisme assassin.
Quant à la gauche syndicaliste et révolution-
Les possédants dans la psychose naire, qui rejette l’élec-
Le magistrat ne semble guère surpris par cet toralisme, elle fustige Le 26 août 1910, « La Voix du peuple »,
étonnant récit. Au contraire. Depuis des sans relâche le « rené- l’hebdomadaire de la CGT, appelle
années, on s’inquiète dans les beaux quar- gat » Briand – « Aristide à « affûter les bistouris »
tiers du durcissement du mouvement syndi- la Jaunisse ! » – et titille pour « crever le monde bourgeois »
cal. À Paris, au Havre, comme dans toutes les les « parlementeurs » so-
villes de France, la Confédération générale cialistes, dont la plupart viennent de voter
du travail (CGT), qui prêche sans relâche la l’« escroquerie » que constitue, selon elle, la
guerre des classes, fait trembler les puis- première loi générale sur les retraites
sants. Dix ans après l’affaire Dreyfus, qui a ouvrières et paysannes...
permis aux républicains les plus modérés Pendant que La Voix du peuple, l’hebdoma-
d’accéder au pouvoir, les théories révolution- daire de la CGT, appelle à « affûter les bistou-
naires, portées par exemple par Fernand Pel- ris » pour « crever le monde bourgeois »
loutier et Émile Pouget, ont pénétré les pro- (26 août 1910), les grèves éclatent de tous
fondeurs du mouvement ouvrier. Dans côtés. Les cheminots annoncent pour octobre
toutes les Bourses du travail, on parle de une grève générale qui doit paralyser le pays.
grève générale, de manifestations, de sabo- Ce qui rend crédibles les inventions de la
tages, de toutes ces armes qui permettront Transat, c’est qu’elles collent au plus près ☛
d’abattre « la république bourgeoise » (2).
À l’été 1910, celle-ci sombre dans la psy-
(1) Cf. Philippe Huet, Les Quais de la colère, Albin Michel,
chose. Avec Aristide Briand, président du Paris, 2004, et Emile Danoën, L’Affaire Quinot, éd. CNT-RP,
Conseil depuis l’année précédente, les possé- Paris, 2010.

dants pourraient pourtant se sentir rassurés. (2) Déposséder les possédants. La grève générale aux « temps
héroïques » du syndicalisme révolutionnaire (1895-1906),
Jadis virulent théoricien de la grève générale,
textes rassemblés et présentés par Miguel Chueca, Agone,
l’ancien syndicaliste s’est converti au plus Marseille, 2008.

Liberté, combats avec tes défenseurs ! //// MANIÈRE DE VOIR //// 71


MDV166Chapitre3_Mise en page 1 03/07/2019 12:02 Page72

à main armée, le renard recevra du plomb


L’AFFAIRE DURAND, AU CŒUR DE LA GUERRE DES CLASSES dans les reins » (4 août 1910).
aux polémiques de l’heure. En ces temps de À la lecture de tels brûlots, vendus à des
révolte sociale et de reniements gouver- dizaines de milliers d’exemplaires et parfois
nementaux, les jaunes, fer de lance du com- reproduits dans les organes locaux de la CGT,
bat antisyndical du patronat, passionnent on comprend sans peine comment s’enclen-
les gazettes. En réponse, les révolution- che l’affaire du Havre. Alors que la grève des
naires revendiquent la « chasse charbonniers rencontre un incon-
Les incidents
aux renards », sans toujours en testable succès, la Transatlantique
définir précisément les limites. Les se multiplient placarde sur les quais des affiches
plus exaltés s’amusent par leurs (confrontations avec incendiaires. Elle mobilise l’Union
écrits à effrayer les rupins. Si les la police, sabotages...) corporative antirévolutionnaire,
hommes d’ordre persistent à en- sans qu’on sache le syndicat jaune. Et exige de la
courager les jaunes, menace par toujours qui en police qu’elle protège la « liberté
exemple La Guerre sociale, le jour- du travail ». Les incidents se mul-
est à l’origine
nal de Gustave Hervé, alors « les tiplient – confrontations avec la
“rouges”, en partant à la chasse aux renards, police, sabotages nocturnes, bagarres... –
auront soin d’avoir en poche “le citoyen Brow- sans qu’on sache toujours qui en est à l’ori-
ning” [un revolver] et, à la première résistance gine. C’est dans ce contexte que, le 10 sep-
tembre 1910, on apprend la mort de Dongé.
À Paris, la presse gouvernementale et
Des quotas de films américains patronale l’élève immédiatement au rang de
martyr. Versant quelques larmes sur sa veuve
et ses enfants orphelins, Le Temps, L’Aurore,

L e dimanche 4 janvier 1948, plus de dix mille personnes défilaient sur les grands boule-
vards, à Paris, avec, à leur tête, les cinéastes Jacques Becker, Jean Grémillon, Louis
Daquin, Yves Allégret et les acteurs Jean Marais, Simone Signoret, Raymond Bussières,
Le Capitaliste et les autres crient au « retour
de la barbarie » et réclament les châtiments
les plus sévères contre le « syndicat du crime ».
pour défendre le cinéma français contre les accords Blum-Byrnes. Après avoir tué dans l’œuf la grève des che-
Dans les années 1930, les écrans français étaient régis par des accords de contingente- minots, Briand se dit prêt à « recourir à l’illé-
ment (quotas) avec l’étranger, qui n’autorisaient que 188 films américains doublés par an galité » contre les grèves insurrectionnelles.
(plus une cinquantaine en version originale). Autant dire que l’atmosphère manque singu-
De 1940 à 1944, les importations américaines et les films anglo-saxons furent interdits dans lièrement de sérénité lorsque s’ouvre le « pro-
les zones sous contrôle allemand direct, c’est-à-dire sur tout le territoire à partir de novem- cès Dongé » devant la cour d’assises de Rouen,
bre 1942, pour le plus grand profit du cinéma français, qui connut paradoxalement un âge d’or. le 24 novembre 1910.
Mais, à la Libération, son appareil de production et d’exploitation était largement obsolète. Outre-
Atlantique, au contraire, le cinéma hollywoodien était une industrie prospère qui s’apprêtait à Condamnation à la peine de mort
déverser sur le Vieux Continent cinq années de production déjà rentabilisée sur les écrans natio- Défendu par l’avocat havrais René Coty, futur
naux... Avec ce qui deviendra le plan Marshall, les États-Unis vont proposer aux pays intéressés président de la République, Jules Durand
d’annuler leur dette de guerre et de leur ouvrir de nouveaux crédits, à condition que ces pays trouve pourtant au tribunal des alliés inatten-
renoncent à toute barrière douanière pour les produits américains, films compris. dus. Le chef de la police du Havre, qui entre-
Dans ce cadre global, Léon Blum, représentant le gouvernement français, signa, le tient une foule d’indicateurs dans les rangs
28 mai 1946, avec James Byrnes, représentant le gouvernement de Washington, des syndicaux, jure n’avoir jamais eu vent d’assas-
accords qui supprimaient tout contingentement des importations mais garantissaient pour sinat prémédité. Quant à la veuve Dongé, elle
deux ans aux films français un nombre minimal de quatre semaines d’exploitation par tri- refuse de s’en prendre au syndicat : c’est à la
mestre sur tous les écrans nationaux, avant d’établir le régime intégral de libre-échange. Transat et à la mairie du Havre, qui n’ont pas
Les accords Blum-Byrnes furent perçus comme la condamnation à mort du cinéma fran- su protéger son mari, qu’elle demande répa-
çais, et une vaste campagne de protestation se développa. Pendant deux ans, articles, mani- ration... Mais les jurés passent outre. Convain-
festations, conférences de presse, interpellations allaient accentuer la pression sur le gou- cus par les fabulations des « témoins » de la
vernement. Les accords furent renégociés en septembre 1948, un contingentement fut Compagnie générale transatlantique et terro-
rétabli (121 films américains par an). Mais la bataille avait aussi conduit au vote de la pre- risés par l’anarchisme revendiqué de Durand,
mière loi d’aide au cinéma français, alimentée par une taxe de 7 % sur toutes les recettes, ils condamnent le syndicaliste pour « compli-
grâce à quoi celui-ci retrouvait dès 1949 son niveau d’avant-guerre. cité morale »... à la peine de mort !
Geneviève Sellier Soufflée par ce verdict, consciente que c’est
elle qui est visée derrière le syndicaliste

72 //// MANIÈRE DE VOIR //// Liberté, combats avec tes défenseurs !


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havrais, toute la gauche se mobilise, du socia-


liste Jean Jaurès à l’anarchiste Sébastien Faure,
en passant par les cégétistes Léon Jouhaux ou
Georges Yvetot. L’affaire Dongé devient l’af-
faire Durand. Partout en France, pendant des
semaines, des foules vont défiler contre le
« crime judiciaire ». Des centaines de réunions
publiques seront organisées dans toutes les
villes contre cette « justice de classe ». Des mil-
liers de cartes postales à l’effigie de Durand
seront envoyées à la présidence de la Répu-
blique pour demander sa grâce. À l’étranger, à
Liverpool, à Rome et jusqu’à Melbourne ou
Chicago, on enregistrera des grèves et des
marches en faveur de Durand.

Détourner les ouvriers de la boisson


On distingue toutefois plusieurs stratégies au
sein de la gauche française. La frange insur-
rectionnelle prône la guerre à outrance.
« Assez d’ordres du jour platoniques. Assez de
meetings où toute l’énergie s’envole en claque-
ments de main, décrète La Guerre sociale
(25 novembre 1910) à l’annonce du verdict. Pep Carrió ///// Pages extraites lementaire, les autres magnifient la mobili-
du « Journal visuel » de 2013
Nos maîtres ne commenceront à se montrer sation ouvrière. C’est l’union qui a permis la
raisonnables et humains que quand nous « nouvelle affaire Dreyfus ». Comme pour victoire, tranche Jaurès. S’étant de longue
nous déciderons à leur appliquer la loi de le capitaine, c’est la réhabilitation qu’on date donné pour mission de réhabiliter
Lynch : œil pour œil, dent pour dent. » Dans réclame pour l’ouvrier. En rapprochant les l’idée républicaine aux yeux d’un prolétariat
L’Humanité (10 décembre 1910), dont il est le deux affaires, la gauche cherche aussi à désabusé, le dirigeant socialiste en profite
directeur, Jean Jaurès exhorte au contraire à défier les intellectuels et les répu- pour revenir sur l’affaire Dreyfus,
En captivité, Jules
maintenir l’affaire sur le terrain légal et juri- blicains de gouvernement. « Si, souvent perçue dans les milieux
dique. S’étant plongé dans le dossier judi- par aventure, la haine bourgeoise Durand s’enfonce populaires comme une simple
ciaire et ayant découvert la machination de s’obstinait sur le condamné à mort, dans la démence. « affaire de bourgeois ». C’est pré-
la Transat, il ne s’attaque pas qu’à la lourdeur tonne le journaliste libertaire Vic- Il se frappe la tête cisément parce que nous nous
du verdict mais à la condamnation même. tor Méric, l’affaire Durand pour- contre les murs sommes jadis « dressés contre le
« Ce n’est pas seulement l’échafaud qui serait rait bien prendre des proportions crime de la raison d’État milita-
et se prend pour
un crime contre Durand, insiste-t-il, c’est le telles qu’à côté, l’autre affaire, celle riste », insiste-t-il, que nous pou-
Jésus-Christ
bagne. Il est innocent, pleinement innocent. » du capitaine, n’apparaîtrait plus vons aujourd’hui exiger de la
Le journal de Jaurès publie les lettres que que comme un jeu de marmousets (3). » République qu’elle rende justice à l’ouvrier
Durand, tout juste trentenaire, a envoyées à Les intellectuels commencent à signer des victime de la « raison d’État capitaliste »
ses parents dans les jours qui ont suivi son pétitions. Un nombre croissant de parlemen- (L’Humanité, 16 février 1911).
arrestation. On y découvre un militant exem- taires, suivant le député radical-socialiste Mais Jules Durand, en captivité, a perdu la
plaire et une personnalité délicate, aux anti- Paul Meunier, finissent par prendre position. raison. Choqué par son arrestation, sonné
podes de ce que dit des syndicalistes la presse Les militants syndicalistes, joignant le geste par sa condamnation, fragilisé par sa déten-
huppée. Militant antialcoolique et membre à la parole, organisent une marche sur l’Ély- tion, il est sujet au délire de persécution et
de la Ligue des droits de l’homme, Durand sée pour le 1er janvier 1911. Sous pression, le s’enfonce dans la démence. Il ne reconnaît
s’est toujours battu pour détourner ses cama- président Armand Fallières commue la peine plus ses proches, se frappe la tête contre les
rades de la boisson, qui embrume le travail de Durand à sept ans de réclusion. Les protes- murs, se prend pour Jésus-Christ... Incurable,
syndical, et de la violence, dérivatif impuis- tataires s’étouffent : « Sept ans pour un inno- il est placé en asile psychiatrique en
sant, à ses yeux, qui divise la classe ouvrière. cent ! ? » La mobilisation ne faiblissant pas, avril 1911, pour le restant de ses jours. Il fau-
Son innocence ne faisant bientôt plus de Durand est finalement libéré le 16 février. dra toute la persévérance du député Paul
doute, l’affaire Durand se transforme en Les cris de joie qui accueillent cette libéra- Meunier pour permettre enfin sa réhabilita-
tion n’effacent pas les divergences à gauche. tion, en 1918.
(3) Les Hommes du jour, Paris, 7 décembre 1910. Pendant que les uns y voient un succès par- Thomas Deltombe

Liberté, combats avec tes défenseurs ! //// MANIÈRE DE VOIR //// 73


MDV166Chapitre3_Mise en page 1 02/07/2019 15:11 Page74

DANS LES ARCHIVES //// MAI 1974 //// PAR ROGER-HENRI GUERRAND *

Ces travailleurs en grève


qu’enfin on découvre
La vie bourgeoise de la fin du XIXe siècle a fait l’objet acteurs en cette période 1871-1890, temps obscur, pré-
syndical, et qui n’avait fait jusqu’alors l’objet d’aucune
de nombreux essais. Le quotidien des ouvriers en revanche,
recherche centrée sur lui. C’est beaucoup plus que l’ana-
n’a longtemps suscité qu’un très maigre intérêt. Au début tomie et la physiologie d’un phénomène social aussi par-
des années 1970, une historienne, Michelle Perrot, consacre enfin faitement délimité que le souhaitait Émile Durkheim que
sa thèse à leurs conditions de travail, à leurs revendications, nous offre l’historienne dans son tableau de la vie
ouvrière de cette époque. On savait tout de la vie bour-
à leurs joies, pulvérisant les clichés de tous bords.
geoise à la fin du XIXe siècle, celle de la classe ouvrière
n’avait encore intéressé personne. De là maints clichés

O
n a pu longtemps déplorer l’absence de tout représentatifs des penchants romantiques du socialisme
travail historique – et sociologique – sérieux français, non de l’existence quotidienne telle qu’elle a été
portant sur le phénomène des grèves. La thèse réellement vécue. Ainsi apprendra-t-on que l’ouvrier des
de Michelle Perrot est donc non seulement bienvenue, années 1880 rêve d’un bel habit, signe d’intégration
mais elle va devenir, n’en doutons pas, un classique de sociale : le vêtement vient au deuxième rang des
l’histoire sociale française – l’histoire sociologisante, dépenses ouvrières, plus pour le mari que pour la
celle des « Annales » – et un modèle pour les cher- femme ! La faim est nettement en recul et le pain perd la
cheurs isolés, puisque ce n’est pas, malgré la mode, un part écrasante qu’il avait naguère dans les budgets popu-
livre « collectif » (1). laires. Mais l’alcoolisme est déjà un fléau, et de graves
La voilà bien, conforme au vœu d’un carences alimentaires en lait – très
auteur qui ne trompe pas son public, cette Dans l’échantillon « mouillé » à cette époque, – sucre, fruits,
« histoire chaleureuse et libre, compré- étudié, 66 % des grèves légumes verts se manifestent : elles seront
hensive et rigoureuse » que l’on ne ren- concernent des attestées au moins jusqu’en 1939 dans
contre pas si souvent sous une plume uni- toutes les enquêtes de budgets familiaux.
revendications
versitaire. Implacable chercheur d’objets Cet ouvrier « consommateur » – pour la
quantifiables destinés à entrer dans un salariales et première fois dans l’histoire de sa classe –
jeu complet de cartes perforées, Michelle 11 % se focalisent va profiter de la loi de 1864 [sur l’instau-
Perrot est aussi un écrivain dont il faut, sur la durée ration du droit de grève], dont le caractère
dès l’abord, célébrer la maîtrise de style : de travail libérateur est bien souligné par Michelle
sa variété, son rythme, ses vibrations, en Perrot, pour cesser le travail quand il juge
font l’une des plus belles proses que la Sorbonne ait que son salaire ne correspond ni à ses besoins ni à ses
jamais produites. Quelle leçon pour les docteurs en her- aspirations. Dans une société où le sursalaire familial
métisme qui voudraient que nous prenions leur obscu- n’existe pas, le salaire est en effet l’unique source de
rité pour des « ténèbres lumineuses » à la façon des revenu. La part en pourcentage des revendications sala-
mystiques ! riales dans l’échantillon de Michelle Perrot atteint 66 %,
Dans cette thèse magnifiquement « lisible », voici donc alors que celles concernant la durée du travail ne sont
la grève, certes typifiée à travers 2 923 cas avec tous les que de 11 %. Ces grèves, que l’auteure nous fait pour ainsi
tableaux et les graphiques exigés par la méthodologie la dire vivre de l’intérieur en en suivant minutieusement le
plus rigoureuse, mais voici également, voici surtout ses cours, ont un aspect de fête où le verbe est roi. On ne brise
plus le matériel : ainsi se soude l’alliance du mouvement
(1) Michelle Perrot. Les ouvrier et de la croissance économique. Nous sommes
Ouvriers en grève. France, * Historien (1923-2006), auteur, notamment, de l’ouvrage
Les Origines du logement social en France, Éditions de la loin des masses aveugles et bestiales haineusement
1871-1890, Mouton, Paris.
1974, 2 tomes, 900 pages. Villette, Paris, 2010 (1re éd. : 1966). entraînées par ces farouches meneurs qui firent si long-

74 //// MANIÈRE DE VOIR //// Liberté, combats avec tes défenseurs !


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temps partie des créatures fantasmatiques de la mytho- sur la xénophobie ouvrière et la participation des syndi- Pep Carrió ///// Œuvre
créée pour l’exposition
logie bourgeoise. Michelle Perrot déclare avoir voulu cats à l’idéologie nationaliste pour limiter l’immigration « Contient des animaux
esquisser une psychosociologie, voire une psychologie du ne plaira sans doute pas. Sur les grèves féminines, que les vivants », galerie Blanca
Berlín, Madrid, 2012
meneur. Une si louable entreprise pourra être tentée en hommes ne prennent pas au sérieux et ne soutiennent
partant des données tout à fait inédites qu’elle apporte pas toujours, des choses importantes sont dites. Comme
sur ces nouveaux protagonistes du drame social. Sur leur l’affirmait Karl Marx, la travailleuse est bien à cette
jeunesse – 71 % de 15 à 34 ans, 42 % entre 20 et 29 ans –, époque la prolétaire du prolétaire. Ce passage du livre est
le fait qu’ils sont de bons professionnels sans attaches d’ailleurs le seul sur lequel on pourrait peut-être regret-
familiales, leur fidélité à l’idéal libertaire, l’historienne ter que Michelle Perrot ne soit pas allée assez loin. La
apporte des renseignements de première main et pose condition de l’ouvrière dans son foyer au XIXe siècle n’est
même des jalons de biographies. Leurs actions abouti- pas moins tragique que celle de la bourgeoise. Elles sont
ront à de nombreux succès puisque, de 1864 à 1914, ceux- toutes les deux étroitement soumises à la loi des mâles :
ci l’emportent sur les échecs : 56 %, contre 44 %. on sait que le Parti ouvrier de Jules Guesde et Paul
La thèse de Michelle Perrot, traitée avec des méthodes Lafargue ne soutiendra jamais, au contraire, les proposi-
scientifiques, ne relève en rien de l’hagiographie tions des malthusiens, accusées de contribuer à l’affai-
ouvrière. Les points noirs ne sont pas oubliés : le chapitre blissement du pays n

Liberté, combats avec tes défenseurs ! //// MANIÈRE DE VOIR //// 75


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À QUI APPARTIENT
JEANNE D’ARC ?
Ce que j’écrivais de l’histoire de France, je
L’histoire de Jeanne d’Arc a connu plusieurs versions, au gré de l’usage qu’on pourrais le dire de l’histoire en France. Elle
a entrepris d’en faire. Sainte ou hallucinée ? Victime de l’Église ou des Anglais ? est un des lieux privilégiés de la guerre civile.
Ses composantes forment plusieurs strati-
Récupérée par l’extrême droite, mais également revendiquée par la Résistance,
fications. L’exemple de Jeanne d’Arc, de la
l’équipée de Jeanne illustre la permanence de la guerre idéologique qui, avec l’appui
façon dont on raconte son histoire, permet
des historiens, se mène depuis des siècles en France. d’en repérer quelques-unes. Dès le XVe siècle,
les historiens omettent d’utiliser des

D
PAR MARC FERRO * ans La Grande Guerre, en 1969, j’écri- archives à portée de main, celles du Procès de
vais : « La France, constaterait un his- Jeanne ; ils parlent à peine de la Pucelle, il
torien morose, n’a pas tant le génie des n’est pas question de « miracles »... Car ils
armes que celui de la guerre civile. Que l’on sont au service du roi, et son triomphe ne
jette un regard sur son histoire proche ou loin- saurait s’accompagner de l’aide d’une sor-
taine, et il apparaît que chacun des conflits cière ou d’une sainte. Le service du roi exige
livrés par la nation la plus fière de la laïcisation de l’héroïne, une
sa gloire militaire a été peu ou prou
Au XVe siècle, diminution de son rôle. On parle
mâtiné de guerre civile. Ce qui est le récit est laïque : alors d’un « miracle apposté,
clair pour 1939-1944 l’a été égale- les chroniqueurs machiné par des hommes de
ment pour la Révolution et l’Em- parlent à peine guerre avisés qui surent user de la
pire, ou encore pour l’époque de de la Pucelle, superstition populaire ». La ver-
Jeanne d’Arc et des Bourguignons, sion « pieuse » naquit ultérieure-
il n’est pas question
la Ligue et les temps de Richelieu. ment. Très informé, l’historien
de « miracles »
Même en 1870, il s’est trouvé un Mezeray explique au XVIIe siècle
parti qui, secrètement ou ouvertement, dési- que « Dieu fit intervenir Jeanne parce qu’il
rait la défaite de ceux qui dirigeaient le pays. voulait sauver le Dauphin. Ultérieurement,
Pas en 1914-1918 : la France n’a pas eu de quand Jeanne continua à guerroyer alors que
“ parti de l’étranger ” (1). » sa mission était accomplie, Charles VII cou-
ronné, et qu’elle eût dû retourner à la maison,
* Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences Dieu ne continua plus les miracles en sa
sociales (EHESS), codirecteur de la revue Les Annales.
faveur » (2). Au XIXe siècle, quand renaît la
vision chrétienne de l’histoire, les catho-
Bibliographie liques sont embarrassés par l’action que les
MIGUEL CHUECA (textes rassemblés et présentés RICHARD MONVOISIN ET NICOLAS PINSAULT, La Sécu, évêques jouèrent au procès. Christian
par), Déposséder les possédants. les vautours et moi. Les enjeux de la protection
La grève générale aux « temps héroïques » sociale, Éditions du Détour, Paris, 2017.
Amalvi a noté que, dans les illustrations, on
du syndicalisme révolutionnaire (1895-1906), Des mutualistes du XIXe siècle au programme escamote l’évêque Cauchon (3). On réduit le
Agone, Marseille, 2008.
du Conseil national de la Résistance rôle de l’Église, la mort de Jeanne est la faute
Cette compilation de textes signés, entre (mars 1944), les auteurs reviennent sur
autres, de Jean Jaurès, Fernand Pelloutier, l’histoire de la protection sociale, aujourd’hui aux Anglais.
Émile Pouget, Georges Sorel, etc., éclaire menacée par l’entreprise de démolition
les origines et les principes directeurs libérale. Et fournissent de précieux
du syndicalisme français. instruments pour en défendre les acquis. Le « méchant évêque Cauchon »
Pour sa part, la version « laïque » est gênée
JEAN MOULIN, Écrits et documents de Béziers à XAVIER VIGNA, L’Insubordination ouvrière dans
Caluire, L’Harmattan, Paris, 2018 (deux tomes). les années 68. Essai d’histoire politique des usines, par « les voix » que Jeanne entendit à Dom-
Presses universitaires de Rennes, 2008.
Ce recueil en deux volets de textes rédigés rémy. Aussi évoque-t-elle ce « qu’elle a cru
S’appuyant sur un important corpus
par Jean Moulin ou reçus par lui, rassemblés d’archives, comme celles des grandes entendre », ou encore « les hallucinations
par François Berriot et préfacés par Daniel centrales syndicales, du ministère du travail qu’elle a eues ». À l’époque de l’Entente cor-
Cordier, auteur de la biographie de référence ou des renseignements généraux, Xavier
L’Inconnu du Panthéon, offre un riche Vigna retrace la décennie qui commence en diale, en 1904, Ernest Lavisse, qui veut jouer
témoignage sur cette célèbre figure 1968 et s’achève en 1979, avec la défaite les rassembleurs, met au point la solution de
de la Résistance. des sidérurgistes de Longwy et Denain.
synthèse : « Jeanne entendit quelqu’un qui lui
disait d’être bonne et sage (...), elle crut enten-
dre des voix venues du Ciel. » Pour ménager

76 //// MANIÈRE DE VOIR //// Liberté, combats avec tes défenseurs !


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les Anglais, le « méchant évêque Cauchon »


retrouve sa place, et, pour épargner les
catholiques, un moine fait son apparition : il
tend la croix à Jeanne lorsqu’elle monte au
bûcher. Il n’y a pas de témoignage sur la mort
de Jeanne ; néanmoins Lavisse assure qu’elle
a dit « Jésus ! » au moment de mourir.
La guerre civile française, toutefois, inter-
dit de confronter ces versions. Amédée Tha-
lamas en sait quelque chose : ce professeur
agrégé au lycée Condorcet avait nié les
« miracles », parlé des « hallucinations » de
Jeanne. Il fut blâmé par son proviseur, pour
« manque de tact ». On était en 1904 et la
dénonciation était partie des milieux cléri-
caux ; la gauche le condamna également
« pour avoir diminué une héroïne nationale
que la droite voulait s’approprier, commet-
tant un sacrilège : les cléricaux oubliaient-ils
que Jeanne était morte à cause de leurs
évêques ? » (4).

Variations sur l’histoire de Jeanne


Cet exemple montre bien quelles variations
subit l’histoire de Jeanne selon que l’on est au
service du roi, du Christ ou de la République ;
qu’en fut-il, en outre, lorsque les Ligues s’em-
parèrent de Jeanne, vers 1930, puis Philippe
Pétain, enfin la Résistance ? Or s’il en est ainsi
des héros du Panthéon national, qu’en peut-
il être de ceux qui appartiennent à des pan-
théons particuliers : chrétien ou socialiste,
libéral ou communiste... Jusque-là, tel
Bayard ou Jean le Bon, l’historien ferraillait
à gauche, ferraillait à droite pour instituer ce
qu’il jugeait être la vérité historique,
conforme aux « faits » : mais le choix de ces
faits n’était-il pas idéologique, lui aussi ?
N’était-elle pas idéologique également, jaco-
bine à sa façon, cette identification du Pro-
grès, perçu comme sens de l’histoire, à l’ac-
croissement des pouvoirs de l’État ? n

(1) La Grande Guerre, 1914-1918, Gallimard, coll. « Idées », Pep Carrió ///// « Corps 7 »,
Paris, 1969. tiré de l’exposition
(2) George Huppert, L’Idée de l’histoire parfaite, Flamma- « Rien n’est plus profond
rion, Paris, 1973. que la peau »,
galerie Blanca Berlín,
(3) Christian Amalvi, Les Héros de l’histoire de France,
Madrid, 2018
Phot’œil, Paris, 1980.

(4) Ibid.

Liberté, combats avec tes défenseurs ! //// MANIÈRE DE VOIR //// 77


MDV166Chapitre3_Mise en page 1 02/07/2019 15:17 Page78

Pep Carrió ///// Œuvre


créée pour l’exposition
« But my face I don’t
mind for I am behind it »
(Mais mon visage ne me
dérange pas car je suis
derrière tout ça),
Fundación Guifré 11,
Barcelone, 2004

LES ACCORDS
DE MUNICH,
UN CHOIX
ANTIRUSSE
Contre le bellicisme nazi, la diplomatie
soviétique cherche très tôt à nouer
des alliances avec le Royaume-Uni
et la France. Mais les gouvernements
des deux pays, plus hostiles aux
« rouges » qu’au Führer, écartent
les propositions russes. Les premiers
ministres britannique et français signent
en 1938 avec Adolf Hitler les accords
de Munich, en affirmant que c’est
le seul moyen de préserver la paix.

I
PAR GABRIEL GORODETSKY * l y a plus de quatre-vingts ans se tint la Royaume-Uni, minimisé leur russophobie
calamiteuse conférence de Munich, qui, traditionnelle et leur parti pris idéologique,
le 30 septembre 1938, sacrifia la Tchéco- tout en exagérant les « contraintes objec-
slovaquie dans l’espoir d’apaiser Adolf Hitler. tives » sous-tendant les politiques britan-
Son dommage collatéral fut le pacte de non- nique et française. Remarquable fut l’ab-
agression germano-soviétique, qui, signé par sence d’analyse d’une autre solution viable
les ministres des affaires étrangères Joa- à travers une collaboration avec l’Union
chim von Ribbentrop et Viatcheslav Molo- soviétique.
tov, servit de prélude au déclenchement de Tout juste un mois après l’accord de
la seconde guerre mondiale (1). Des décen- Munich, le premier ministre britannique
nies d’historiographie révisionniste ont dis- Neville Chamberlain, avocat de l’apaisement
culpé les « coupables (2) » aux commandes du avec l’Allemagne, confia au roi George VI
qu’il était « significatif que ni la France ni la
* Historien, professeur émérite à l’All Souls College, université Russie ne se soient mutuellement posé des
d’Oxford, a établi l’édition du Journal (1932-1943) d’Ivan Maïski,
Les Belles Lettres, Paris, 2017. questions pendant la crise ». Le premier

78 //// MANIÈRE DE VOIR //// Liberté, combats avec tes défenseurs !


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ministre considérait qu’il valait mieux lais- tration, de 1934 à 1936, en tentant vainement
ser les Soviétiques à l’écart. de battre en brèche l’hostilité britannique.
Malgré son évidente prédilection pour Un accord franco-germano-britannique
l’idéologie, Joseph Staline menait une poli- « aux dépens de la Russie » semblait se dessi-
tique étrangère hautement pragmatique et ner. Presque deux années d’efforts fréné-
rationnelle, fondée sur les rapports de forces tiques pour donner de la substance au traité
et les sphères d’influence. L’historiographie franco-soviétique ne produisirent aucun
de la conférence de Munich a délibérément résultat. Staline essaya de changer de bra-
passé sous silence les efforts intenses de la quet, mais ses ouvertures diplomatiques pré-
diplomatie soviétique pour contrecarrer les cipitées et clandestines en direction de Ber-
actes belligérants de Hitler au cours des cinq lin afin d’anticiper la politique britannique
années précédentes. d’apaisement n’eurent aucun écho.
En mai 1937, la nomination de Chamber-
Une éphémère lune de miel avec Moscou lain à la tête du gouvernement britannique
À l’automne 1932, le ministre des affaires coïncida avec la Grande Terreur à Moscou.
étrangères, Maxime Litvinov, avertissait Sta- La politique étrangère soviétique resta
line que l’Allemagne de Weimar était « en cependant stable, et, en juillet 1937, Maïski
phase terminale » et que les avancées du assura à Chamberlain que son pays ne pour-
nazisme rendraient nécessaire une volte- suivait aucun dessein idéologique d’utiliser
face radicale dans les relations de Moscou la crise internationale pour imposer « un sys-
avec le Royaume-Uni et la France. En 1934, tème communiste ou autre » où que ce soit en
ce revirement fut bien accueilli par le minis- Europe. Peine perdue. À l’issue de l’entretien,
tre des affaires étrangères français, Louis le premier ministre
Barthou, et il permit l’entrée de l’Union se déclara convaincu L’ambassadeur soviétique à Londres
soviétique dans la Société des nations (SDN). que, «de manière su- alla de frustration en frustration
En mai 1935, la France signa avec l’Union breptice et par la ruse, en tentant vainement de battre
soviétique un traité d’assistance mutuelle, les Russes tiraient les en brèche l’hostilité britannique
suivi d’un accord semblable entre l’URSS et ficelles dans les cou-
la Tchécoslovaquie. Il existait cependant lisses pour nous entraîner dans une guerre
entre ces deux textes – par ailleurs iden- avec l’Allemagne », une guerre qui, pour la
tiques – une différence significative, qui majorité des conservateurs, aurait pour
allait leur retirer toute efficacité en 1938 : le résultat une expansion du communisme.
président de la Tchécoslovaquie, Edvard En février 1938, la démission d’Anthony
Beneš, avait insisté pour que figure dans le Eden de son poste de ministre des affaires
traité qu’il avait signé une clause condition- étrangères n’arrangea pas les choses. Le
nant toute assistance de l’Union soviétique à comportement de dilettante de son succes-
une intervention préalable de la France. La seur, Edward Frederick Lindley Wood (lord
position française était ainsi devenue cru- Halifax), dans la conduite de la diplomatie
ciale en 1938 : faute d’assistance, la Tchéco- permit à Chamberlain de court-circuiter le
slovaquie se retrouverait seule face à l’Alle- Foreign Office et de s’appuyer sur ses pro-
magne. pres conseillers. La position soviétique fut
La lune de miel avec Moscou se révéla encore plus ébranlée par la réaction particu-
éphémère quand, le 9 octobre 1934, à Mar- lièrement mesurée de Londres à l’annexion
seille, Barthou fut assassiné en même temps de l’Autriche par Hitler, le 12 mars 1938.
que le roi de Yougoslavie Alexandre I et er
« Extrêmement pessimiste », Maïski craignait
remplacé par Pierre Laval, moins bien dis- que Chamberlain – qu’il pensait guidé exclu-
posé à l’égard des Russes au cours des quatre sivement par ses penchants idéologiques – ☛
années suivantes. En France, la montée des
conflits sociaux tout au long des années 1930 (1) Lire « Les dessous du pacte germano-soviétique », Le
fit craindre à Moscou un virage à droite pro- Monde diplomatique, juillet 1997.

gressif des élites, voire leur conversion au (2) NDLR : Guilty Men (« Les coupables ») est le titre d’un
livre publié à Londres en juillet 1940 par un auteur camou-
fascisme. flé sous le pseudonyme de Cato. Il dénonçait quinze diri-
De même, l’ambassadeur soviétique à Lon- geants britanniques, dont le premier ministre Neville
Chamberlain, coupables de complaisance envers Hitler et
dres, Ivan Maïski, alla de frustration en frus- de sous-équipement des forces armées.

Liberté, combats avec tes défenseurs ! //// MANIÈRE DE VOIR //// 79


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envisageable de faire quoi que ce soit de subs-


LES ACCORDS DE MUNICH, UN CHOIX ANTIRUSSE tantiel alors qu’ils ne jugeaient pas nécessaire
ne « jette par-dessus bord » la SDN et ne tente de rechercher notre appui. Ils nous ignorent
de ressusciter l’accord quadripartite de et ils décident entre eux de tout ce qui a trait
1933 (3) « excluant l’Union soviétique ». au conflit germano-tchécoslovaque ».
À Genève, cependant, Litvinov continua à À Paris, Georges Bonnet, le nouveau minis-
explorer la possibilité de reconstituer une tre des affaires étrangères, pensait que
coalition antinazie à partir de la SDN. Mais l’unique désir de la Russie était de « fomenter
quand, en avril 1938, il rencontra Léon Blum, une guerre générale dans les eaux troubles où
redevenu président du Conseil français, il se elle ira à la pêche ». Le 2 septembre 1938,
trouva face à un homme qui n’était pas pour la préparation de l’assemblée générale
assuré de son avenir. Litvinov câbla à Staline de la SDN, Litvinov convoqua Jean Payart,
que Blum lui avait donné « une impression de chargé d’affaires français à Moscou. Afin de
fatigue et de fatalisme d’outre-tombe ». Quant lever les incertitudes sur la position sovié-
aux discussions militaires franco-sovié- tique, il lui demanda de faire savoir à Bonnet
tiques, qui avaient constamment été repor- que, pourvu que la France remplisse ses obli-
tées par les Français, le chef du gouverne- gations, « l’URSS s’était également engagée à
ment reconnut qu’elles remplir les siennes en application du pacte
« Nous sommes disposés à apporter tchéco-soviétique ». Il insista aussi pour la
étaient en train d’être
une assistance armée « sabotées », non seule- tenue immédiate de négociations militaires
à la Tchécoslovaquie si les autres sont ment par les généraux, entre des représentants des forces armées
prêts à faire leur devoir » mais aussi par Édouard soviétiques, françaises et tchécoslovaques, et
Daladier, son puissant pour l’inscription de la crise à l’ordre du jour
ministre de la défense, qui le remplaça peu de l’assemblée générale. Les conclusions
après en s’alliant avec la droite. sans équivoque que Maïski tira de ces
Le sommet franco-britannique tenu à conversations sont particulièrement éclai-
Londres les 28 et 29 avril mit en évidence rantes pour les historiens : « Nous sommes
l’attitude hégémonique de la puissance invi- disposés à apporter une assistance armée à la
tante. Le plaidoyer de Daladier en faveur Tchécoslovaquie si les autres sont prêts à faire
d’une vigoureuse résistance à Hitler en Tché- leur devoir. Seront-ils à la hauteur des exi-
coslovaquie, avec l’aide soviétique si néces- gences de ce moment historique particulière-
saire, fut sèchement récusé en privé par le ment grave ? »
sous-secrétaire d’État Alexander Cadogan,
qui le qualifia de « très belle mais épouvanta- Le couteau dans la plaie
ble ineptie ». Lors de la visite du roi George VI Conscient du scepticisme de sa hiérarchie au
à Paris, Halifax raya en quelque sorte la Quai d’Orsay, Payart minimisa la portée du
Tchécoslovaquie de la carte en la présentant message et suggéra cyniquement que le
comme un État artificiel et en disant à ses ministre soviétique savait pertinemment que
interlocuteurs français qu’il la jugeait inca- la Russie ne serait pas appelée à remplir ses
pable tant de se défendre elle-même que de obligations. Le 4 septembre, Maïski, dépité de
recevoir une assistance de l’extérieur. À Lon- n’avoir pas eu de réponse de la France, se ren-
dres, dans ses conversations à cœur ouvert, dit dans la résidence de campagne de Wins-
Maïski fit état de l’existence en Russie d’un ton Churchill. Il lui dévoila « en détail » le
« mouvement naissant vers l’isolement » contenu de la déclaration de Litvinov à
imputable à l’habitude de l’Occident de tenir Payart et l’incita à transmettre cette informa-
son pays à bonne distance. L’ambassadeur tion à Halifax. La réponse arriva le 7 septem-
promit cependant que, dans l’hypothèse où bre sous la forme d’un ballon d’essai lancé par
la France et le Royaume-Uni viendraient au The Times au nom du cabinet restreint bri-
secours de la Tchécoslovaquie en cas d’inva- tannique. Celui-ci conseillait vivement au
sion de la région des Sudètes par l’Allemagne, gouvernement de Prague de céder à l’Alle-
la Russie se mettrait dans ce qu’il appela magne la région des Sudètes, dans la mesure
« notre camp ». Mais, dans le même souffle,
Litvinov faisait le constat amer que, sans
(3) NDLR : accord signé à Rome le 7 juin 1933 par l’Alle-
l’aide des Occidentaux, « il était difficilement magne, la France, l’Italie et le Royaume-Uni.

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où « les avantages qu’en tirerait une Tchéco- per à une rencontre au sommet à Munich.
slovaquie devenue un État homogène l’empor- Alors que Chamberlain volait vers l’Alle-
teraient sur les évidents désavantages de la magne, Halifax convoqua Maïski et lui pré-
perte des districts frontaliers allemands des senta ses excuses « pour ne pas avoir soulevé
Sudètes ». Le 8 septembre, remuant le couteau la question de l’envoi d’une invitation à l’URSS
dans la plaie, Halifax convoqua Maïski afin parce que, premièrement, les délais étaient
qu’il fasse savoir à Litvinov que, à son vif terriblement courts, sans une minute à per-
regret, et compte tenu de la menace d’une dre, et, deuxièmement – et c’était le plus Pep Carrió ///// Œuvre
crise en Tchécoslovaquie, sa présence n’était important –, il savait à l’avance quelle serait créée pour l’exposition
pas souhaitée à Genève. Halifax était sou- la réponse de Hitler. La dernière chance de « But my face I don’t
mind for I am behind it »
cieux de ne pas provoquer Hitler en dialo- sauver la paix ne pouvait pas être gaspillée à (Mais mon visage ne me
guant avec les « rouges ». cause d’une querelle sur la composition de la dérange pas car je suis
derrière tout ça),
La session de la SDN – moralement dis- conférence ». Fundación Guifré 11,
créditée pour avoir pratiquement ignoré la Gabriel Gorodetsky Barcelone, 2004
crise tchèque – coïncida avec
l’annonce par Chamberlain, dans
la soirée du 14 septembre, de sa
décision de rencontrer Hitler à
Berchtesgaden. Ce qui allait con-
duire à la conférence de Munich.
Litvinov ne put que laisser libre
cours à sa frustration dans un
discours enflammé où il réitérait
l’engagement soviétique. Il ter-
minait par un avertissement
prémonitoire : la « capitulation»
franco-britannique ne pourrait
qu’avoir d’« incalculables et dé-
sastreuses conséquences ». Sa
demande d’une réunion d’ur-
gence, à Paris ou à Londres, d’ex-
perts militaires des trois pays
fut écartée d’un revers de main
par le Foreign Office au motif
qu’elle avait «peu d’utilité», dans
la mesure où elle ne pouvait
manquer de « provoquer l’Alle-
magne à coup sûr».
L’attitude de Chamberlain à
l’égard de la Tchécoslovaquie
se manifesta spectaculairement
dans son intervention à la Bri-
tish Broadcasting Corporation
(BBC) le 27 septembre 1938. « Il
est vraiment horrible, fantas-
tique et incroyable, dit-il à ses
auditeurs, d’essayer ici des mas-
ques à gaz à cause d’un conflit
dans un pays lointain entre des
gens dont nous ne savons rien. »
Sans surprise, il annonça le len-
demain au Parlement son inten-
tion de répondre favorablement
à l’invitation de Hitler à partici-

Liberté, combats avec tes défenseurs ! //// MANIÈRE DE VOIR //// 81


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QUAND LES AMÉRICAINS S’APPRÊTAIENT


À l’époque, les États-Unis redoutaient sur-
Pour Washington, le général de Gaulle était à la fois un apprenti dictateur tout que la France, bien qu’affaiblie par la
de droite et un pantin des communistes. Pour préserver la France de ce « risque », les défaite de juin 1940, s’oppose à leurs vues sur
deux points, du moins si de Gaulle, qui pré-
Américains envisagèrent d’en faire un protectorat dont ils administreraient, entre
tendait lui rendre sa souveraineté, la diri-
autres, les zones militaires. Ils y renoncèrent en 1944.
geait. D’une part, ayant lutté après 1918-1919
contre la politique allemande de Washington,

C
PAR ANNIE LACROIX-RIZ * ’est une page peu connue de l’histoire Paris userait de son éventuel pouvoir de nui-
de la seconde guerre mondiale : dès sance pour l’entraver à nouveau. D’autre part,
1941-1942, Washington avait prévu la France répugnerait à lâcher son empire,
d’imposer à la France – comme aux futurs riche en matières premières et en bases stra-
vaincus, Italie, Allemagne et Japon – un tégiques, alors que les Américains avaient dès
statut de protectorat, régi par un Allied 1899 exigé – pour leurs marchandises et
Military Government of Occupied Terri- leurs capitaux – le bénéfice de la « porte
tories (Amgot). Ce gouvernement mili- ouverte » dans tous les empires coloniaux (2).
taire américain des territoires occupés
aurait aboli toute souveraineté, y compris De l’ère allemande à la « pax americana »
le droit de battre monnaie, sur le modèle C’est pourquoi les États-Unis pratiquèrent à la
fourni par les accords Darlan-Clark de fois le veto contre de Gaulle, surtout lorsque
novembre 1942. son nom contribua à unifier la Résistance, et
À en croire certains historiens américains, une certaine complaisance mêlée de rigueur
ce projet tenait à la haine qu’éprouvait Fran- envers Vichy. À l’instar des régimes latino-
klin D. Roosevelt pour Charles de Gaulle, américains chers à Washington, ce régime
« apprenti dictateur » qu’il eût voulu épar- honni aurait, à ses yeux, l’échine plus souple
gner à la France de l’après-Philippe Pétain. qu’un gouvernement à forte assise populaire.
Cette thèse d’un président américain sou- Ainsi chemina un «Vichy sans Vichy» amé-
cieux d’établir la démocratie universelle est ricain, qu’appuyèrent, dans ses formes suc-
séduisante, mais erronée (1). cessives, les élites françaises, accrochées à
l’État qui leur avait rendu les privilèges enta-
* Professeure émérite d’histoire contemporaine, université més par l’«ancien régime» républicain et sou-
Paris-VII. Dernier ouvrage paru : Les Élites françaises entre 1940
cieuses de négocier sans dommage le passage
et 1944. De la collaboration avec l’Allemagne à l’alliance améri-
caine, Armand Colin, Paris, 2016. de l’ère allemande à la pax americana.

82 //// MANIÈRE DE VOIR //// Liberté, combats avec tes défenseurs !


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Pep Carrió ///// Pages extraites des « Journaux visuels »


de 2010, 2009, 2010 et 2009 (de gauche à droite)

À GOUVERNER LA FRANCE
Préparant depuis décembre 1940, bien çaises, contrôle et commandement des ports, tionnaires (tel Maurice Couve de Murville,
avant leur entrée en guerre (décembre 1941), aérodromes, fortifications, arsenaux, télé- directeur des finances extérieures et des
leur débarquement au Maroc et en Algérie communications, marine marchande ; liberté changes de Vichy), industriels (tel l’ancien
avec Robert Murphy, représentant spécial du de réquisitions ; exemption fiscale ; droit cagoulard Jacques Lemaigre-Dubreuil, des
président Roosevelt en Afrique du Nord et d’exterritorialité ; « administration des zones huiles Lesieur et du Printemps, qui jouait
futur premier conseiller du gouverneur mili- militaires fixées par eux » ; certaines activi- depuis 1941 sur les tableaux allemand et
taire de la zone d’occupation américaine en tés seraient confiées à des « commissions américain) et banquiers collaborateurs (tel
Allemagne – bête noire des gaul- mixtes » (maintien de l’ordre, ad- Alfred Pose, directeur général de la Banque
Les Américains
listes –, les États-Unis tentèrent un ministration courante, économie nationale pour le commerce et l’industrie,
regroupement autour d’un sym-
veulent s’arroger des et censure) (4). féal de Darlan).
bole de la défaite, le général droits sur l’Afrique Laval lui-même préparait son C’est cette option américaine qu’incarnait
Maxime Weygand, délégué géné- du Nord : liberté avenir américain tout en procla- Pierre Pucheu en rejoignant alors Alger et
ral de Vichy pour l’Afrique des réquisitions, mant « souhaiter la victoire de l’Al- Giraud : quel symbole du maintien de Vichy
jusqu’en novembre 1941. contrôle des ports lemagne » (22 juin 1942) : secondé que ce ministre de la production industrielle,
L’affaire échouant, ils se tournè- par son gendre, René de Cham- puis de l’intérieur du gouvernement Darlan,
et des arsenaux…
rent, juste avant leur débarque- brun, avocat d’affaires collabora- délégué de la banque Worms et du Comité
ment du 8 novembre 1942, vers le général tionniste doté de la nationalité américaine et des forges, ancien dirigeant et bailleur de ☛
Henri Giraud. Vint ensuite le tour de l’amiral française, il se croyait promis par Washing-
François Darlan, alors à Alger : ce héraut de ton à un rôle éminent au lendemain d’une
(1) Costigliola Frank, France and the United States. The Cold
la collaboration d’État à la tête du gouverne- « paix séparée » germano-anglo-américaine
Alliance Since World War II, Twayne Publishers, New
ment de Vichy, de février 1941 à avril 1942, contre les Soviets (5). Mais soutenir Laval York, 1992.
était resté auprès de Pétain après le retour au était aussi incompatible avec le rapport de (2) William A. Williams, The Tragedy of American Diplo-
pouvoir de Pierre Laval (3). forces hexagonal que ladite « paix » avec la macy, Dell Publishing, New York, 1972 (1re éd. : 1959).

Le 22 novembre 1942, le général améri- contribution de l’Armée rouge à l’écrase- (3) Robert O. Paxton, La France de Vichy, Seuil, Paris, 1974
cain Mark W. Clark fit signer à l’amiral ment de la Wehrmacht. (rééd. : Points Seuil, 1999).

« retourné » « un accord singulier » mettant Après l’assassinat, le 24 décembre 1942, (4) Jean-Baptiste Duroselle, L’Abîme, 1939-1945, Imprime-
rie nationale, Paris, 1982, et Annie Lacroix-Riz, Industriels
« l’Afrique du Nord à la disposition des Amé- de Darlan, auquel furent mêlés les gaul-
et banquiers français sous l’Occupation, Armand Colin,
ricains » et faisant de la France « un pays listes, Washington revint vers Giraud, fu- Paris, 1999.
vassal soumis à des “capitulations” ». Les gace second de de Gaulle au Comité français (5) Leitmotiv depuis 1942 de Pierre Nicolle, journal dac-
Américains « s’arrogeaient des droits exorbi- de libération nationale (CFLN) fondé le tylographié, 1940-1944, PJ 39 (Haute Cour de justice),
archives de la préfecture de police, plus net que l’im-
tants » sur le « prolongement territorial de la 3 juin 1943. Au général vichyste s’étaient ral- primé tronqué, Cinquante Mois d’armistice, André Bonne,
France » : déplacement des troupes fran- liés, surtout depuis Stalingrad, hauts fonc- Paris, 1947.

Liberté, combats avec tes défenseurs ! //// MANIÈRE DE VOIR //// 83


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QUAND LES AMÉRICAINS


S’APPRÊTAIENT Le patriotisme selon Charles de Gaulle
À GOUVERNER LA FRANCE
fonds du Parti populaire français de Jacques
Doriot, champion de la collaboration écono-
mique et de la répression anticommuniste
L e Petit Robert ayant été publié sous la Ve République, on peut croire que
c’est en pensant au « cas » du général de Gaulle qu’a été rédigé l’article
suivant : « Nationalisme : a) Attachement passionné à la nation à laquelle on
au service de l’occupant (désignation des
appartient, accompagné parfois de xénophobie et d’une volonté d’isolement ;
otages de Châteaubriant, création des sec-
tions spéciales, etc.). b) Doctrine fondée sur ce sentiment, subordonnant toute la politique intérieure
Lâché par Giraud et emprisonné en au développement de la puissance nationale.»
mai 1943, il fut jugé, condamné à mort et Telle est bien la philosophie qui inspire Charles de Gaulle : toute activité
exécuté à Alger en mars 1944. Pas seulement humaine s’ordonne autour de la nation, collectivité suprême modelée par
pour plaire aux communistes, que Pucheu
l’histoire, armée par l’État, enracinée sur un territoire, soudée par l’intérêt,
avait martyrisés : de Gaulle lançait ainsi un
entraînée par le héros. Contre ce bloc viennent se briser les idéologies. Et
avertissement aux États-Unis et au Royaume-
quels que soient leurs statuts juridiques, un Arabe, un Maltais d’Algérie, un
Uni. Il sema l’effroi chez ceux qui attendaient
que le sauvetage américain succédât au Malgache ne sauraient avoir, de la France, la même « idée » que Charles de
« rempart » allemand : « Le bourgeois fran- Gaulle, une idée que l’on n’a pu former qu’en visitant, à l’âge des cerceaux,
çais, ricanait un policier en février 1943, [a] les Invalides ; en lisant, à 12 ans, le récit de la mort du tambour Bara. Notions
toujours considéré le soldat américain ou bri- qui viennent de Charles Maurras. S’y ajoute l’esthétisme géopolitique de
tannique comme devant être à son service au Maurice Barrès. Fascination des lieux, attachement aux mots de la tribu,
cas d’une victoire bolchevique (6). » volonté d’incarnation du groupe, passion pour le discours, culte de l’énergie
en tant qu’attitude, fulgurant mépris pour toute collectivité qui n’est pas la
Une « belle et bonne alliance » nation, appel au passé, presciences et conscience d’une certaine forme
Peignant de Gaulle à la fois en dictateur de
d’unité biologique de la patrie.
droite et en pantin du Parti communiste
français et de l’URSS, Washington dut pour- Néanmoins, lorsqu’en novembre 1942 les Alliés, en usant avec lui de la
tant renoncer à imposer le dollar dans les façon la plus cavalière, déclenchent le débarquement en Algérie sans même
« territoires libérés » et (avec Londres) recon- le prévenir, il a d’abord une réaction de nationalisme épidermique, et clame :
naître, le 23 octobre 1944, son Gouvernement « J’espère que les vichystes vont les f... à la mer. » Mais il se ravise et lance
provisoire de la République française : deux son grand appel aux Français : la cause de la liberté a pris le pas. Lorsqu’en
ans et demi après la reconnaissance sovié-
1958 il revient aux affaires, son premier geste n’est pas de retirer la France
tique du « gouvernement de la vraie France »,
des coalitions où l’ont encastrée les dirigeants de la IVe République : il est
un an et demi après celle, immédiate, du
pour exiger la constitution d’un directoire à trois de l’Alliance occidentale. Et,
CFLN, deux mois après la libération de Paris
et peu avant que de Gaulle ne signât avec si la politique même de Charles de Gaulle face aux nationalismes d’outre-mer
Moscou, le 10 décembre, pour contrebalan- reste bien dans la ligne de sa pensée, elle n’est pas d’un nationaliste vulgaire :
cer l’hégémonie américaine, un « traité d’al- car il admet que la passion nationale peut aussi brûler dans le cœur d’un
liance et d’assistance mutuelle » qu’il qualifia Algérien et l’ennoblir. En revanche, après les accords d’Évian, et comme
de « belle et bonne alliance (7) ». décidé à faire payer au monde cette exorbitante concession du nationa-
Écartée de Yalta en février 1945, dépendante lisme français, le voilà parti en guerre contre le monde anglo-saxon : jan-
des États-Unis, la France s’intégra pleinement
vier 1963, juillet 1965, février 1966, décembre 1967, aucun coup n’est trop
dans leur sphère d’influence. La vigueur de sa
dur s’il est porté contre ceux dont l’ombre s’est trop longtemps appesantie
résistance intérieure et extérieure l’avait
sur le paysage français.
cependant soustraite à leur protectorat.
Annie Lacroix-Riz « Xénophobie » ? Pour le Petit Robert, le mot ne saurait être tout à fait dis-
socié du concept de nationalisme. On ne peut l’écarter d’une description atten-
(6) Lettre n° 740 du commissaire de police au préfet de tive du comportement diplomatique du général, aussi noble la volonté de
Melun, 13 février 1943, F7 14904, Archives nationales ; cf.
Richard Vinen, The Politics of French Business, 1936-1945, résister à l’hégémonie américaine fut-elle.
Cambridge University Press, 1991. Jean Lacouture
(7) Note du directeur adjoint des affaires politiques, Paris, Écrivain et historien (1921-2015). Auteur, entre autres, de Gamal Abdel Nasser,
25 octobre 1944, et traité en huit articles Europe-URSS, Bayard-BNF, Paris, 2005. Ce texte est extrait du Monde diplomatique de janvier 1968.
1944-1948, vol. 51, archives du ministère des affaires
étrangères.

84 //// MANIÈRE DE VOIR //// Liberté, combats avec tes défenseurs !


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LA SURPRISE DE LA GRÈVE GÉNÉRALE


syndicat, aujourd’hui groupement de résis-
Un pays qui arrête toute activité pour faire entendre ses revendications : le rêve tance, sera dans l’avenir le groupement de
de la grève générale reste présent, nourri des souvenirs du Front populaire et production et de répartition, base de réorga-
e nisation sociale. » Cette stratégie procède de
de Mai 68. Au cœur de la réflexion syndicale depuis le début du XX siècle, et alors
deux logiques. Celle d’un syndicalisme révo-
même qu’elle est rare et peu prévisible, sa finalité continue à être discutée :
lutionnaire, qui doit s’atteler à une « double
révolutionnaire ou réformiste, politique ou strictement non partisane? besogne » : la défense des intérêts immédiats
des travailleurs et la préparation de la lutte

A
PAR BAPTISTE GIRAUD * doptée en 1906 par le IXe congrès de révolutionnaire pour renverser l’ordre capi-
la Confédération générale du travail taliste. Et celle d’un syndicalisme d’action
(CGT), la charte d’Amiens érige la stra- directe, qui entend agir en toute indépen-
tégie de la grève générale au rang de principe dance par rapport aux partis.
fondateur du mouvement ouvrier : « [Le syn- Dans un contexte encore marqué par la
dicalisme] prépare l’émancipation intégrale, violente répression de la Commune de Paris,
qui ne peut se réaliser que par l’expropriation nombre de dirigeants syndicaux sont acquis
capitaliste ; il préconise comme moyen d’ac- à l’idée, défendue par les anarchistes, que les
tion la grève générale et il considère que le travailleurs ne peuvent et ne doivent comp-
ter sur aucun allié politique ; il leur faut s’or-
* Maître de conférences en science politique à l’université d’Aix- ganiser de manière autonome, lutter avec
Marseille, Laboratoire d’économie et de sociologie du travail.
leurs propres armes, en portant le combat
Pep Carrió ///// Image sur le terrain économique. La grève générale
extraite du livre
La Tristesse des
apparaît ainsi comme le moyen spécifique
choses, aux éditions dont disposent les travailleurs pour engager
Editorial Amanuta, le processus révolutionnaire, mais sans avoir
Bilbao, 2017
à s’en remettre à un quelconque parti. Les
grèves partielles – limitées à certains sec-
teurs ou entreprises – sont elles-mêmes
théorisées comme une « gymnastique prépa-
ratoire » à la grève générale. Dans son livre
Le Syndicalisme révolutionnaire (1909), Vic-
tor Griffuelhes, secrétaire général de la
CGT de 1901 à 1909, estime par exemple que
« la grève est pour nous nécessaire parce
qu’elle frappe l’adversaire, stimule l’ouvrier,
l’éduque, l’aguerrit, le rend fort, par l’effort
donné et soutenu, lui apprend la pratique de
la solidarité et le prépare à des mouvements
généraux devant englober tout ou partie de la
classe ouvrière ».

Jules Guesde et le « mirage trompeur »


Cette perspective anarcho-syndicaliste ne
fait toutefois pas l’unanimité dans les rangs
du syndicat. Les dirigeants socialistes de la
confédération y voient une rhétorique
impossible à traduire dans les faits. « Si nous
sommes obligés d’écarter, comme un mirage
trompeur, la grève générale (...), c’est qu’elle
serait plus longue encore que le suffrage uni-
versel à nous conduire au but, écrit par exem-
ple le socialiste Jules Guesde en 1892. Ce ☛

Liberté, combats avec tes défenseurs ! //// MANIÈRE DE VOIR //// 85


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rale se soldent d’ailleurs par des échecs : en


LA SURPRISE DE LA GRÈVE GÉNÉRALE 1914 par exemple, quand la confédération
n’est pas cinquante ans, c’est un siècle ou deux appelle sans succès à cesser le travail pour
qu’exigerait cette suspension générale du tra- empêcher le déclenchement de la guerre ; ou
vail (1). » Selon ces dirigeants, qui préconisent en 1920, avec la tentative avortée de généra-
une stratégie articulant lutte syndicale et liser la grève des cheminots (2).
lutte partidaire pour la conquête du pouvoir, Au lendemain du premier conflit mondial,
l’implantation et les forces militantes limi- l’approche anarcho-syndicaliste est aban-
tées de la CGT rendent illusoire la possibilité donnée par la CGT, qui se divise désormais en
de mobiliser, de manière coordonnée, l’en- deux courants. Le premier, dominé par les
semble des travailleurs. Tout miser sur le militants socialistes, se convertit aux prin-
déclenchement d’une grève générale insur- cipes de l’action syndicale réformiste et
rectionnelle condamnerait dès défend une politique de « pré-
En 1914, la CGT
lors le syndicalisme à l’impuis- sence » dans les dispositifs de
sance et risquerait de décourager appelle à cesser le concertation tripartite qui se met-
les masses ouvrières. travail pour empêcher tent en place dans les années 1920.
De fait, ce mot d’ordre demeure, le déclenchement Le second est emmené par les
au début du XXe siècle, essentiel- de la guerre, mais communistes. Après la création de
lement théorique. Même si les la tentative se la Section française de l’Interna-
grèves tendent à se multiplier dans tionale communiste (futur Parti
solde par un échec
les entreprises, les dirigeants de la communiste français, PCF) en
CGT hésitent à en appeler à l’arrêt général du 1920, et alors qu’ils sont minoritaires dans la
travail. Conscients que les ouvriers attendent CGT, ces militants se regroupent au sein de la
avant tout des syndicats qu’ils œuvrent à CGT unitaire (CGTU) en 1921. Ils continuent
améliorer concrètement leurs conditions de de défendre un syndicalisme engagé dans la
travail et de rémunération, les militants révo- lutte des classes et ancré dans le combat poli-
lutionnaires se consacrent surtout aux tique et révolutionnaire.
actions revendicatives quotidiennes et à l’or- Mais leur stratégie rompt radicalement
ganisation de grèves locales, afin de forcer les avec le principe de l’autonomie de l’action
directions à négocier. Les rares tentatives de des organisations de travailleurs. Ils se ral-
la CGT pour organiser une mobilisation géné- lient à une pratique de la lutte syndicale arti-

86 //// MANIÈRE DE VOIR //// Liberté, combats avec tes défenseurs !


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culée et subordonnée à la stratégie du Parti


communiste, qui incarne, selon les principes
énoncés par Lénine, «l’avant-garde consciente
de la classe ouvrière ». Dans cette optique,
l’action syndicale est d’abord envisagée
comme le moyen d’agir au contact de la
masse et de la rallier aux positions défendues
par le Parti. Après la réunification des deux
CGT en 1936, puis l’interdiction de la confé-
dération sous le régime de Vichy, les mili-
tants communistes, renforcés et légitimés
par leur action dans la Résistance, prennent
le contrôle de l’organisation, qui va durable-
ment dominer le paysage syndical français.

Contre les « aventuriers gauchistes »


Dans cette nouvelle configuration, la grève
générale reste une forme d’action récurrente
de la CGT ; mais, en pratique, elle se limite
souvent à l’organisation de journées ponc-
tuelles de débrayages et de manifestations
interprofessionnelles. De plus, les objectifs
assignés à cette forme de mobilisation évo-
luent. La grève générale n’est plus conçue
comme une grève insurrectionnelle devant
accoucher du « grand soir ». Elle est d’abord
destinée à servir de point d’appui pour éta-
blir un rapport de forces dans les négocia-
tions avec le patronat et le gouvernement, ou
pour prolonger l’action politique du Parti
communiste par des mobilisations de masse
dans les entreprises et dans la rue (3).
En 1936 comme en 1968, la France a certes
connu deux immenses mouvements de
grève généralisée et reconductible, qui ont
contribué à entretenir dans les mémoires
militantes le mythe de la grève générale. Le
déclenchement de ces mobilisations ne
résulte toutefois pas d’une stratégie syndi-
cale planifiée, ni même d’un mot d’ordre
explicite. En 1968, la première journée d’ac- décidée dans certaines usines, souvent les Pep Carrió ///// Image
extraite du livre
tion répond à un appel lancé par les syndi- plus syndiquées, alors même que les direc-
La Tristesse des choses,
cats (à l’initiative de la CGT) pour protester tions centrales n’avaient pas envisagé de aux éditions Editorial
contre la répression des mobilisations étu- suites à cette journée (4). Ainsi, la générali- Amanuta, Bilbao, 2017

diantes. Mais la reconduction de la grève est sation de la mobilisation ne provient pas


d’un centre de décision, mais résulte de la
rencontre entre le processus de mobilisation
(1) Cité dans Robert Brécy, La Grève générale en France,
Études et documentation internationales, Paris, 1969. impulsé d’en haut et des dynamiques de
(2) Stéphane Sirot, La Grève en France, une histoire sociale luttes locales qui rendent possible la diffu-
(XIXe-XXe siècle), Odile Jacob, Paris, 2002. sion progressive de la contestation.
(3) Bertrand Badie, Stratégie de la grève, Presses de Sciences La gestion du mouvement de mai-
Po, Paris, 1977.
juin 1968 a fait l’objet de nombreux débats.
(4) Cf. Bernard Pudal et Jean-Noël Retière, « Les grèves
Les directions syndicales ont obtenu l’ouver-

ouvrières de 68, un mouvement social sans lendemain
mémoriel», dans Mai-juin 68, Éditions de l’Atelier, Paris, 2008. ture de négociations qui ont abouti à des

Liberté, combats avec tes défenseurs ! //// MANIÈRE DE VOIR //// 87


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tifs plus importants, plus “politiques”, disons


LA SURPRISE DE LA GRÈVE GÉNÉRALE le mot (6). » Ainsi, la question de la grève
avancées sociales considérables dans les générale est intimement liée aux débats sur
accords de Grenelle (augmentation salariale la finalité de l’action syndicale.
de 10 %, création de la section syndicale d’en- Ces débats resurgissent encore régulière-
treprise, engagement du patronat sur une ment, portés par Solidaires ou même par
réduction du temps de travail, etc.), mais ce Force ouvrière (FO). Issu d’une scission de la
sont ces mêmes négociations qui ont justifié CGT en 1947 et créé avec le soutien des États-
la reprise du travail. De nombreux grévistes Unis dans le contexte de la guerre froide, ce
et militants syndicaux, souvent venus de l’ex- syndicat s’est d’emblée opposé à la politisa-
trême gauche, ont ainsi reproché à la direc- tion des luttes syndicales, préférant promou-
tion de la CGT d’avoir tenté de contrôler le voir une pratique plus autonome et ouverte
mouvement de protestation, en le canton- à la négociation. Pendant les « trente glo-
nant dans un cadre revendicatif classique et rieuses », il était donc l’interlocuteur privilé-
en refusant d’exploiter son potentiel révolu- gié du gouvernement et du patronat. Puis il a
tionnaire. Tandis que la CGT prétend opposer perdu ce statut au profit de la Confédération
« la plus grande fermeté à toutes les tentatives française démocratique du travail (CFDT)
des aventuriers gauchistes », afin de déjouer dans les années 1980. Sa direction a alors
« les entreprises de provocation qui [peuvent] durci son discours, au motif que les négocia-
remettre en cause tous les succès acquis dans tions ne visaient plus à produire du progrès
la lutte » (5), un militant de ce syndicat social mais à imposer des reculs sociaux.
regrette : « J’apprécie les résultats obtenus
dans ma corporation, mais je pense que la Comment défendre les retraites ?
CGT au niveau national aurait dû, dès le Ainsi, en novembre-décembre 1995, FO s’en-
début, démarrer sur des objectifs revendica- gage pleinement aux côtés de la CGT dans le
mouvement contre le projet du gouverne-
ment Juppé de réforme de la Sécurité sociale
En finir avec le peuple souverain et du régime spécial des retraites des chemi-
nots. Le 2 décembre, son secrétaire général
Marc Blondel appelle à une « généralisation

L e régime électoral, représentatif, majoritaire, parlementaire qui vient d’être détruit par
la défaite était condamné depuis longtemps par l’évolution générale (...).
de l’action ». Puis, en 2003 comme en 2010,
la direction de FO se déclare favorable à un
Voilà le fait qui domine et commande toute la Révolution nationale. (...) appel à une « grève générale interprofession-
Les problèmes à résoudre découlent les uns des autres. nelle et reconductible », mais ne prend pas
l’initiative de l’engager : elle en rejette la res-
Le premier consiste à remplacer le « peuple souverain » exerçant des droits absolus dans
ponsabilité sur la CGT. Laquelle refuse de se
l’irresponsabilité totale par un peuple dont les droits dérivent de ses devoirs. (...)
rallier à ce mot d’ordre, alors que son pouvoir
La solution consiste à rétablir le citoyen, juché sur ses droits, dans la réalité familiale,
de mobilisation reste, de loin, le plus élevé.
professionnelle, communale, provinciale et nationale.
Avec un taux de syndicalisation de 8 % (5 %
C’est de cette réalité que doit procéder l’autorité positive et sur elle que doit se fonder dans le privé), la capacité des organisations
la vraie liberté (...). de travailleurs à créer les conditions d’une
J’ai dit à maintes reprises que l’État issu de la Révolution nationale devait être autoritaire grève générale est désormais limitée. Dans
et hiérarchique. (...) ce contexte, et à la différence de ce qui s’est
Hier, l’autorité procédait du nombre, incompétent, périodiquement tourbillonnant ; elle passé en Mai 68, ce n’est pas seulement la
s’obtenait par le moyen d’une simple addition. (...) peur d’être débordés par les « gauchistes »
qui retient les dirigeants de la CGT d’appeler
Par État hiérarchique, j’entends remembrement organique de la société française.
à une grève générale reconductible, mais
Ce remembrement doit s’opérer par la sélection des élites à tous les degrés de l’échelle
aussi la crainte d’un échec de la mobilisation.
sociale. (...)
Baptiste Giraud
Elle rétablira cette qualification générale (...) en fondant le droit de citoyenneté non plus
sur l’individu épars et abstrait, mais sur la position et les mérites acquis dans le groupe
familial, communal, professionnel, provincial et national. (5) Le Peuple, no 799-801, Paris, juin 1968.

Extraits du discours de Philippe Pétain du 8 juillet 1941. (6) Cité dans Xavier Vigna, L’Insubordination ouvrière dans
les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Presses
universitaires de Rennes, 2007.

88 //// MANIÈRE DE VOIR //// Liberté, combats avec tes défenseurs !


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ÉLIRE LE PRÉSIDENT ET PERVERTIR LA RÉPUBLIQUE


président et de rapporteur sont occupés par
Une seule Assemblée parlementaire. Et un président élu au suffrage universel. les républicains modérés Louis-Marie de
e
Ces deux points de la Constitution de la II République font débat. Ils sont Lahaye de Cormenin et Armand Marrast. Dès
la fin de mai, un projet est envoyé devant les
de fait porteurs de dangers pour la République même : les démagogues savent
commissions de l’Assemblée, mais les débats
se faire aimer du peuple, et l’élection directe donne au président un pouvoir quasi
ne commencent qu’après les « journées de
monarchique. La fin rapide de ce modèle donnera raison aux opposants. juin », qui voient s’affronter autour de la fer-
meture des Ateliers nationaux deux visions

E
PAR SYLVIE APRILE * n février 1848, une révolution met fin de la république : celle d’un régime représen-
à la monarchie de Juillet, usée par tatif et celle d’une « vraie république »,
les scandales et par des pratiques de démocratique et sociale.
plus en plus autoritaires. Le gouvernement L’idée d’élaborer une nouvelle Constitution
provisoire veut organiser au plus vite des ne va pas de soi. Les socialistes et les républi-
élections afin de désigner une Assemblée cains les plus radicaux souhaitent plutôt met-
constituante, chargée d’établir les nou- tre en place la Constitution de 1793, ou
velles règles politiques. Aussitôt, reprendre des projets préparés
Certains socialistes
des voix s’élèvent pour dénoncer dans les années 1830-1840. Le
un processus prématuré et dange- et républicains texte de 1793, jamais appliqué
reux. Selon le républicain Fran- radicaux souhaitent (dans l’attente de la paix), prévoit
çois-Vincent Raspail ou le socia- plutôt mettre pour la première fois le suffrage
liste Louis Blanc, le peuple ne en place la universel (masculin) et une démo-
serait pas prêt : il faudrait l’édu- Constitution de 1793, cratie semi-directe, avec une
quer avant de lui confier cette res- concentration des pouvoirs au
jamais appliquée
ponsabilité, arguent-ils, et les profit de l’Assemblée et la possibi-
mesures sociales doivent précéder lité pour le peuple de proposer directement
les préoccupations politiques. des candidats au conseil exécutif ou de se
Le 23 avril 1848, une Assem- prononcer sur toutes les lois. Les députés,
blée est néanmoins élue. élus par les « assemblées primaires », sont
Elle compte plus de huit simplement considérés comme des manda-
cents membres, dont trois taires, pour une période limitée à un an.
cents anciens représen-
tants monarchistes, « répu- Un pouvoir exécutif révocable
blicains » du lendemain. Quant aux projets établis sous la monarchie
La Constitution est prépa- de Juillet, ils visent avant tout à poser des
rée en deux temps, au prin- limites à l’exécutif, en trouvant les moyens
temps et à l’automne. En de le contraindre à reconnaître la souverai-
mai et juin, le travail est neté du peuple et à accepter les réformes
délégué à un « comité de sociales nécessaires. La priorité alors accor-
Constitution », composé de dée au social est telle que, en 1832, dans le
dix-huit parlementaires élus programme de la Société des amis du peu-
après une semaine d’âpres ple, François-Vincent Raspail ne consacre
débats. Aux côtés du socia- que quelques lignes à la question du pouvoir
liste Victor Considérant, on exécutif : celui-ci est d’une certaine façon
retrouve les orléanistes (1) Odi- « concédé », mais aussi révocable, non héré-
lon Barrot et Jules Dufaure, ou ditaire et discontinu dans le temps.
encore le conservateur Alexis L’examen article par article de la Consti-
de Tocqueville. Les postes de tution de 1848 se déroule du 4 septembre
Pep Carrió ///// Image au 27 octobre. Deux sujets retiennent ☛
tirée du livre Dans * Professeure d’histoire contempo-
le dernier coin, aux raine à l’université Paris Nanterre.
éditions Chucherías Auteure de La Révolution inachevée (1) Partisans de la monarchie constitutionnelle instaurée
de Arte, Madrid, 2012 (1815-1870), Belin, Paris, 2010. par Louis-Philippe d’Orléans en juillet 1830.

Liberté, combats avec tes défenseurs ! //// MANIÈRE DE VOIR //// 89


MDV166Chapitre3_Mise en page 1 02/07/2019 15:56 Page90

Anciens, les deux assemblées législatives du


ÉLIRE LE PRÉSIDENT ET PERVERTIR LA RÉPUBLIQUE Directoire. L’amendement préconisant deux
particulièrement l’attention : la reconnais- clamée le 25 février par le gouvernement chambres est rejeté par 530 voix contre 289.
sance du droit au travail et le monocamé- provisoire, cette disposition est considérée Le mandat des députés est fixé à trois ans.
ralisme, autrement dit un système parle- par les républicains et les socialistes Le projet du comité de Constitution place à
mentaire à une seule chambre. Le droit au comme la spécificité de la nouvelle Répu- côté de cette assemblée unique un président
travail apparaît à la fois comme la réalisa- blique, selon la formule d’Alexandre Ledru- élu au suffrage universel direct. Pour justifier
tion de la promesse faite par la République Rollin : « On a dit : le droit au travail, c’est le ce choix, le modèle américain est convoqué :
aux ouvriers qui se sont battus contre la socialisme. Je réponds : non, le droit au tra- il montrerait qu’un tel système fonctionne et
monarchie et comme le moyen de résoudre vail, c’est la République appliquée. » évite les problèmes inhérents à la collégialité
la question sociale. Le libéral Joseph Alcock L’idée d’une chambre unique reprend telle qu’elle fut incarnée par le Directoire. Il
ne craint pas de parler le 5 septembre d’une quant à elle la tradition des Constitutions s’agit également d’équilibrer les pouvoirs. À
« loi de haine, de colère, d’envie et de ven- de 1791 et 1793, en refusant l’existence d’une l’unicité de l’Assemblée répond l’unicité de
geance ». Son collègue Prosper Duvergier seconde chambre qui rappellerait la Cham- l’exécutif. Seuls deux membres du comité ont
de Hauranne évoque « une voie qui (...) bre des pairs des monarchies censitaires ou plaidé pour un système mixte, où l’Assemblée
conduit à la destruction de la société ». Pro- le Conseil des Cinq Cents et le Conseil des présélectionnerait cinq candidats.

Pep Carrió /////


Image tirée du livre De nombreux garde-fous
Le Langage des choses, Élu dans cinq départements, Louis-Napoléon
aux éditions El Jinete Bonaparte triomphe lors des élections com-
Azul, Madrid, 2011
plémentaires du 17 septembre. Ce succès
renforce les craintes des constituants qui,
comme le député de gauche Félix Pyat, y
voient une royauté déguisée. Jules Grévy,
député républicain du Jura, prévient solen-
nellement l’Assemblée par un amendement
resté célèbre : « Je dis que le seul fait de l’élec-
tion populaire donnera au président une force
excessive. Oubliez-vous que ce sont les élec-
tions de l’an X qui ont donné à Bonaparte la
force de relever le trône et de s’y asseoir ? Voilà
le pouvoir que vous élevez ! Et vous dites que
vous voulez fonder une république démocra-
tique ! Un semblable pouvoir conféré à un seul,
quelque nom qu’on lui donne, roi ou prési-
dent, est un pouvoir monarchique ; celui que
vous élevez est plus considérable que celui que
vous avez renversé. Il est vrai que ce pouvoir,
au lieu d’être héréditaire, sera temporaire et
électif ; mais il n’en sera que plus dangereux
pour la liberté. »
Pour préserver la République de tels ris-
ques, les constituants ont mis en place des
garde-fous : l’Assemblée dispose d’une force
militaire dont elle fixe elle-même l’impor-
tance, et tout acte par lequel le président dis-
sout l’Assemblée, suspend ses travaux ou fait
obstacle à l’exercice de son mandat est un
crime de haute trahison, qui entraîne sa
déchéance. En outre, la Constitution interdit
la rééligibilité immédiate du président sor-
tant, ne l’admettant qu’au bout de quatre ans.
Jules Grévy souligne encore les limites de
cette précaution : suffira-t-elle à contrer

90 //// MANIÈRE DE VOIR //// Liberté, combats avec tes défenseurs !


MDV166Chapitre3_Mise en page 1 02/07/2019 15:57 Page91

l’ambition d’un homme qui souhaiterait res- n’est le président sortant, qui ne peut se
ter au pouvoir et ferait pendant son mandat représenter. Les autres prétendants sont
des promesses au peuple qu’il monnaierait hostiles à la république, comme le général
contre le renversement de la république ? Ses monarchiste Nicolas Changarnier, ou discré- Pep Carrió ///// Image
arguments ne sont pas retenus. Le danger dités, comme Cavaignac, l’homme de la tirée du livre Dans
le dernier coin, aux
représenté par la candidature de Louis- répression de juin 1848, candidat malheu- éditions Chucherías de
Napoléon Bonaparte paraît encore peu plau- reux en décembre 1848. Bien peu sont ceux Arte, Madrid, 2012
sible, même si certains l’identifient claire- qui attendent de ce scrutin un résultat posi-
ment. C’est le cas du député républicain tif. Déjà peu convaincus de la nécessité
modéré Antony Thouret, élu du Nord, qui d’un exécutif unique, voire par le
propose d’étendre aux Bonaparte l’inéligibi- suffrage universel, certains répu-
lité touchant déjà les membres des autres blicains prônent toujours l’adop-
familles ayant régné sur la France. Mais son tion d’autres formes de gou-
amendement est rejeté, et l’Assemblée décide, vernement, plus proches d’une
par 627 voix contre 130, l’élection du prési- démocratie directe. Victor Consi-
dent de la République au suffrage universel. dérant déclare que « la solution,
À aucun moment il n’est fait mention des c’est le gouvernement du peuple
limites de ce suffrage « universel » qui exclut par lui-même » ; Ledru-Rollin se pro-
les femmes. Le 4 novembre, la Constitution est nonce pour un retour à la Constitution
adoptée. « En présence de Dieu et au nom du de 1793 et la suppression de la fonction
Peuple français », proclame son préambule, présidentielle.
tandis que l’article IV dispose que la Répu- L’élection de mai 1852 n’aura finalement
blique « a pour principe la Liberté, l’Égalité et pas lieu. Louis-Napoléon Bonaparte raye
la Fraternité. Elle a pour base la Famille, le Tra- cette échéance par le coup d’État du
vail, la Propriété, l’Ordre public ». On est déjà 2 décembre 1851. La répression parisienne
loin de la république démocratique et sociale fait 400 morts ; 30 000 arrestations ont lieu
rêvée par les ouvriers au printemps 1848. Les en France ; l’état de siège est institué dans un
« journées de juin » ont consacré l’écrasement tiers du pays. Louis-Napoléon décide cepen-
des révolutionnaires par la troupe. dant d’une élection pré-
sidentielle au suffrage En 1851, année préélectorale singulière,
« C’est un crétin que l’on mènera » universel, sous la forme il n’y a pas de candidats déclarés,
Le 10 décembre 1848, Louis-Napoléon Bona- d’un plébiscite organisé si ce n’est le président
parte est élu par 5 434 226 voix. Son plus à peine quinze jours sortant, qui ne peut se représenter
proche rival, Eugène Cavaignac, n’en plus tard. Sept millions
recueille que 1 448 107, et le candidat socia- de Français disent « oui » à cet appel au peu-
liste François-Vincent Raspail seulement ple ; 640 737 courageux votent « non », sur-
37 000. Si le nouveau président incarne la tout à Paris. Outre le climat de répression et
continuité de la légende napoléonienne, il de terreur, la fraude est patente. On compte
apparaît également comme un homme neuf, tout de même un million et demi d’absten-
qui n’appartient à aucun parti. Auteur d’une tionnistes. Bon nombre de républicains pen-
brochure teintée de socialisme utopique (De sent comme George Sand que « sans tout
l’extinction du paupérisme, 1844), ce candidat cela » le peuple aurait voté de la même
« attrape-tout » séduit une partie de l’électo- manière. La restauration de l’empire un an
rat de gauche. Défenseur de l’ordre, de la plus tard consacre le retour d’un monarque
famille, de la religion, de la propriété, il béné- et achève de discréditer le principe de l’élec-
ficie du soutien de la droite monarchiste, et tion du président au suffrage universel
du « comité de la rue de Poitiers », qui pour... un siècle. Dans Napoléon le Petit, pam-
l’oriente. Adolphe Thiers, l’un de ses émi- phlet écrit en exil, Victor Hugo se prend à
nents représentants, est persuadé qu’il sera imaginer que le deuxième dimanche de
aisé de le manipuler. « C’est un crétin que l’on mai 1852 aurait pu être un dimanche calme
mènera », aurait-il déclaré. « où le peuple serait venu voter, hier travail-
La question de l’échéance de 1852 devient leur, aujourd’hui électeur, demain travailleur,
cruciale en 1851, année préélectorale singu- toujours souverain ».
lière : il n’y a pas de candidats déclarés, si ce Sylvie Aprile

Liberté, combats avec tes défenseurs ! //// MANIÈRE DE VOIR //// 91


MDV166VoixDeFaits_Mise en page 1 02/07/2019 18:21 Page92

Voix de faits
France
« Histoire : mot français
désignant dans tous
Réécriture
« Pourquoi les enfants chinois apprennent-ils par
« La France se dit avec
une lettre mal faite, aussi
encombrante que la croix
les pays du monde cœur la liste des dynasties qui ont régné sur leur pays du Général à Colombey.
durant trois mille ans et expriment-ils leur fierté On a du mal à prononcer
une justification d’appartenir à une grande civilisation, quand les le mot, la grandeur
emphatique du début
d’apparence jeunes Français ignorent des pans de leur histoire ou, empêche de moduler
scientifique des intérêts pire encore, apprennent à en avoir honte ? [Il faut] correctement le peuple
réécrire les programmes d’histoire avec l’idée de les de minuscules qui la suit.
d’un groupe humain Le grand F expire, le reste
concevoir comme un récit national. Le récit national, du mot se respire mal,
donné par le récit c’est une histoire faite d’hommes et de femmes, de comment parler encore ?
ordonné et interprété symboles, de lieux, de monuments, d’événements qui Comment dire ?
La France est une façon
de faits antérieurs » trouvent un sens et une signification dans l’édification d’expirer. »
progressive de la civilisation singulière de la France. » Alexis Jenni, L’Art français
Louis Aragon,
Dans le lexique du Fou d’Elsa (1963). François Fillon, discours à Sablé-sur-Sarthe, 28 août 2016. de la guerre, 2011.

PAR ORDONNANCE Nos ancêtres les Gaulois


Par l’ordonnance de Villers-Cotterêts, signée en 1539, François Ier « Nous sommes français... nos
déclare le français langue officielle (à la place du latin) et décide
la création des registres de naissance, de mariage et de décès dans
ancêtres les Gaulois... un peu
les paroisses. Pour la première fois, la population peut être évaluée germains, un peu romains,
avec précision. Cette ordonnance marque une étape
dans la centralisation du pouvoir et l’importance
un peu juifs, un peu italiens,
de l’administration. Elle accroît le contrôle de plus en plus portugais...,
royal sur la France tout en l’unifiant
davantage. Cette volonté d’unifier le royaume un peu polonais..., et je me
derrière un roi puissant est un trait marquant demande si... nous ne sommes
du règne de François Ier. Parallèlement,
dès 1549, le poète Joachim Du Bellay publie pas de plus en plus arabes. »
une Défense et illustration de la langue française : [Rires, applaudissements.]
c’est un renouvellement de l’expression poétique
et littéraire, qui privilégie le français François Mitterrand,
aux dépens du latin. discours à la Sorbonne, 18 mai 1987.

Trahison TERRE GLAISE


1320
« Les “grands hommes” ont-ils
vraiment disparu des salles
« La France est une garce et on s’est fait trahir/
Le système, voilà ce qui nous pousse à les haïr/
La haine, c’est ce qui rend nos propos vulgaires/
On nique la France sous une tendance de
musique populaire/ On est d’accord et on se
« La France vient du fond des âges.
Elle vit. Les siècles l’appellent.
Mais elle demeure elle-même au
moque des répressions/ On
de classe ? Une étude, menée se fout de la République et
long du temps. Ses limites peuvent
en 2011-2012, invitait 6 000 élèves de la liberté d’expression/
à “décrire, présenter ou raconter Faudrait changer les lois se modifier sans que changent
et pouvoir voir bientôt à
l’histoire de France”. Les l’Élysée des Arabes et
le relief, le climat, les fleuves,
personnages les plus souvent cités des Noirs au pouvoir.» les mers, qui la marquent
ont été, dans l’ordre, Louis XIV Chanson du groupe de rap
(1 320 occurrences), Napoléon, Sniper, 1999. Elle outre le indéfiniment. Y habitent
ministre de l’intérieur
Charlemagne, Louis XVI, Clovis, Nicolas Sarkozy en 2003. des peuples qu’étreignent, au
Son successeur
de Gaulle, Hitler... Dominique de Villepin cours de l’histoire, les épreuves
et Nicolas Sarkozy. » porte plainte en 2004,
les plus diverses, mais que
pour « injure publique
Françoise Lantheaume et Jocelyn envers une
Létourneau (sous la dir. de), Le Récit administration et la nature des choses, utilisée par
provocation directe à la
du commun. L’histoire nationale commission de crimes et de la politique, pétrit sans cesse. »
racontée par les élèves, 2016. délits ». La cour d’appel de
Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, 1970.
Rouen relaxe le groupe en 2005.

92 //// MANIÈRE DE VOIR //// Voix de faits


MDV166VoixDeFaits_Mise en page 1 03/07/2019 09:59 Page93

JEANNE
« Bergère née en Lorraine, 459 628
Jeanne qui avez gardé Nombre de visionnages
les moutons en robe de futaine,
sur la plate-forme Youtube
Et qui avez pleuré aux misères
(au 25 juin 2019)
du peuple de France,
de la conférence CHEVAL DÉSYNCHRONISÉ
Et qui avez conduit le roi à Reims « Toute nation est divisée, vit de l’être.
parmi les lances, de l’historien Henri Mais la France illustre trop bien la règle :
Jeanne qui étiez un arc, une croix, Guillemin (1903-1992) protestants contre catholiques, jansénistes contre
un glaive, un cœur, une lance, jésuites, bleus contre rouges, républicains
consacrée à la Révolution contre royalistes, droite contre gauche,
Jeanne que les gens aimaient française et à Robespierre. dreyfusards contre antidreyfusards,
comme leur père et leur mère, collaborateurs contre résistants... La division
Jeanne blessée et prise, mise au est dans la maison française, dont l’unité n’est
cachot par les Anglais, « Seules 2 % des rues qu’une enveloppe, une superstructure, un pari.
Jeanne brûlée à Rouen
par les Anglais,
2% françaises portent
des noms de femmes,
selon un tweet du collectif Nous
Tant de diversités entraînent le manque
de cohésion. Aujourd’hui encore, “la France n’est
pas un pays synchronisé”, écrivait récemment
Jeanne qui ressemblez à un ange Toutes. Cette nuit, Nous Toutes a un essayiste ; “elle ressemble à un cheval dont
en colère, renommé plus de 1 400 rues [de chacune des pattes se déplacerait à un rythme
Jeanne d’Arc, mettez beaucoup Paris] avec des noms de femmes différent”. J’aime cette image excessive,
de colère dans nos cœurs. » célèbres ou victimes de féminicides. ni tout à fait exacte, ni tout à fait fausse. »
Poème de Remy de Gourmont (1858-1915). Des femmes ignorées, censurées, Fernand Braudel, L’Identité de la France,
oubliées. Nous ne les oublions pas. » tome I, Espace et histoire, 1986.
La rue des Rigoles dans le XXe est par

« Ma France » exemple devenue la rue Annie-Jump-


Cannon, une astronome américaine,
Église-école
et la rue Nicolas-Roret dans le XIIIe En 1908-1909, l’Église passe à l’offensive
« Cet air de liberté au-delà contre l’école laïque, et veut faire proscrire
la rue Jane-Alexander, du nom
des frontières certains manuels. Un instituteur se souvient :
d’une plasticienne sud-africaine.
Aux peuples étrangers qui « Le nouveau curé du village est venu à la mairie
m’entretenir du changement d’un livre d’histoire, où il
donnait le vertige
était dit que Jeanne d’Arc avait “cru” entendre des voix.
Et dont vous usurpez Il m’a demandé de changer ce livre. Je lui ai répondu
aujourd’hui le prestige qu’il m’était impossible de satisfaire sa demande.
“Eh bien, ce sera la guerre
Elle répond toujours du nom
entre l’Église et l’école”,
de Robespierre m’a-t-il dit. Et ce fut la
Ma France » guerre. Un matin, je trouvai
Chanson de Jean Ferrat, interdite d’antenne la porte de l’école
pendant deux ans à sa sortie, en 1969. badigeonnée d’excréments.
Trois enfants refusèrent de
se servir de ce livre d’histoire.

Patriotisme ?
«Le vrai patriotisme est à la fois un sentiment et la notion d’un
Le curé les prit chez lui pour
leur faire la classe. »
Jacques Ozouf,
Nous les maîtres d’école.
devoir. Or tous les sentiments sont susceptibles d’une culture, et Autobiographies d’instituteurs
toute notion, d’un enseignement. L’histoire doit cultiver le sentiment de la Belle Époque, 1993.

et préciser la notion. C’est pourquoi le maître rejettera les conseils


de ceux qui prétendent réduire l’enseignement historique à l’étude

17
« Le président de la République
du dernier siècle et de l’âge contemporain. Il y a dans le passé le plus [Nicolas Sarkozy] a demandé à ce
lointain une poésie qu’il faut verser dans les jeunes âmes pour y que la lettre de Guy Môquet, jeune
résistant de 17 ans, à ses parents, juste avant d’être
fortifier le sentiment patriotique. Faisons-leur aimer fusillé par les Allemands en octobre 1941, soit lue
nos ancêtres gaulois et les forêts des druides, Charles dans tous les lycée. [Le sélectionneur de l’équipe
Martel à Poitiers, Roland à Roncevaux, Godefroy de France de rugby] Bernard Laporte et le staff
de Bouillon à Jérusalem, Jeanne d’Arc, Bayard, tous nos tricolore se sont dit qu’une telle lecture pourrait
donner un élan patriotique supplémentaire aux
héros du passé, même enveloppés de légendes; car c’est
joueurs du XV de France. Lecture fut donc faite
un malheur que nos légendes s’oublient, que nous vendredi après-midi, à quelques heures du coup
n’ayons plus de contes du foyer.» d’envoi de France-Argentine, et de la défaite
Ernest Lavisse, article « Histoire », dans le Dictionnaire inaugurale du XV tricolore dans le Mondial. »
de pédagogie et d’instruction primaire, 1887. Rugbyrama.fr, 10 septembre 2007.

Voix de faits //// MANIÈRE DE VOIR //// 93


MDV166VoixDeFaits_Mise en page 1 03/07/2019 10:24 Page94

Paris, juillet 1942 JEUX VIDÉO


« Il y a cinquante-trois ans, le 16 juillet 1942, « Je suis écœuré par cette propagande.
450 policiers et gendarmes français, sous Le dénigrement de la grande
l’autorité de leurs chefs, répondaient aux exigences Révolution est une sale besogne
des nazis. (...) Ce jour-là, dans la capitale et en pour instiller davantage de
région parisienne, près de dix mille hommes, dégoût de soi et de déclinisme aux
femmes et enfants juifs furent arrêtés à leur Français. Si l’on continue comme
domicile, au petit matin, et rassemblés dans ça, il ne restera plus aucune
les commissariats de police. (...) La France, patrie identité commune possible aux
des Lumières et des droits de l’homme, terre Français à part la religion et
d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là,
la couleur de peau. »
accomplissait l’irréparable. Manquant à sa
Jean-Luc Mélenchon à propos du
parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. » jeu vidéo Assassin’s Creed Unity, qui
Discours de Jacques Chirac prononcé lors des a pour décor le Paris révolutionnaire
commémorations de la rafle du Vel’d’Hiv’, le 16 juillet 1995. de 1789, Le Figaro.fr, 13 novembre 2014.

12 MILLIONS D’EUROS « Pour savoir si ces critiques


sont fondées, il faudrait
(80 MILLIONS DE FRANCS) analyser la totalité des cent
C’est le budget de Vercingétorix,
la légende du druide-roi, un film heures de jeu et non les quatre
de 2001 de Jacques Dorfmann, avec minutes de la bande-annonce
Christophe Lambert dans le rôle- promotionnelle mise en ligne
titre. Le tribunal de grande instance il y a de cela plusieurs mois. (...)
de Paris a ordonné en novembre 2013 Je compte utiliser le moteur
à Google de retirer et de faire cesser
La guerre l’affichage sur ses moteurs
de recherche de tous les clichés,
du jeu et ses décors afin
de faire vivre à mes étudiants
« On vient de déclarer la guerre : visuels ou simples textes le saisissement et l’émotion
“Allons-y ! disent les vautours ; évoquant l’existence de ce film.
Mais cela ne nous change guère,
que provoquent les grands
Cette demande fait suite événements de la Révolution,
N’est-ce pas guerre tous les jours ?” à une plainte de Christophe Lambert,
(...) On chauffe à blanc votre colère, pour préjudice à la fois
et plus encore la ville de Paris
Peuples sans solidarité,
professionnel au XVIIIe siècle. »
Mis au régime cellulaire
et moral engendré Laurent Turcot, conseiller historique sur
De la nationalité. » Assassin’s Creed Unity, répondant à Jean-Luc
par la libre
Eugène Pottier, Paris, 1857.
circulation sur le Mélenchon, Parismatch.com, 15 novembre 2014.
Net d’informations
le reliant à ce Provence, août 1944
22 MILLIONS film, considéré
comme l’un
« “Veuillez écouter tout d’abord quelques
messages personnels.” Le 14 août 1944 en
C’est la somme, en euros, début de soirée, parmi les quelques mots
des pires
récoltée grâce au Loto du prononcés sur l’antenne française
du cinéma de la BBC, certains résonnent tout
patrimoine en 2018. Ce jeu, français. particulièrement aux oreilles
inspiré du Royaume-Uni, où de la Résistance. “Nancy a le torticolis”,
il sert depuis des décennies “Le chasseur est affamé”, “Gaby va
se coucher dans l’herbe”...
à subventionner les arts,
a été conçu dans le cadre
de la « Mission patrimoine »
1 000 000
C’est le nombre quotidien
Au total, une douzaine de messages
codés annoncent pour le lendemain
le débarquement des forces alliées
en Provence. »
confiée à l’animateur Huffington Post, 14 août 2014.
de télévision Stéphane Bern. d’auditeurs des deux émissions
La Française des Jeux prévoit d’histoire sur les radios publiques
25 à 30 millions en 2019. France Inter (« La marche
Autant de millions que l’État de l’histoire », Jean Lebrun) et
n’aura pas à verser au France Culture (« La fabrique de
bénéfice de 121 « sites en l’histoire », Emmanuel Laurentin,
péril », contre 270 l’an passé. qui s’arrête cette année).

94 //// MANIÈRE DE VOIR //// Voix de faits


MDV166VoixDeFaits_Mise en page 1 03/07/2019 10:30 Page95

Romancier Supputation
« Mieux vaut l’histoire « Il faut écrire ce qu’on ignore. Au
écrite par les romanciers fond, le 14 Juillet, on ignore ce qui se
produisit. Les récits que nous en avons
que l’histoire écrite sont empesés, ou lacunaires. C’est
par les historiens, depuis la foule sans nom qu’il faut
d’abord parce qu’elle envisager les choses. Et l’on doit
raconter ce qui n’est pas écrit. Il faut
est plus vraie, et ensuite CENSURE le supputer du nombre, de ce qu’on
parce qu’elle « Une représentation sait de la taverne et du trimard, des
est plus amusante. » du tableau fonds de poche et du patois des choses,
de Delacroix, liards froissés, croûtons de pain. »
Alexandre Dumas,
La Royale maison de Savoie, tome I, 1852. “La Liberté guidant
Éric Vuillard, 14 Juillet, 2016.
le peuple”, où une
fille du peuple
les seins nus
brandit un Ramassis
drapeau
français, a été de miteux
temporairement « Elle en a bien besoin, la race
censurée sur le
réseau social de Mark Zuckerberg. »
française [d’être défendue], vu
Le Figaro, 19 mars 2018.
qu’elle n’existe pas ! (...) La race, ce
que t’appelles comme ça, c’est
seulement ce grand ramassis de
Paris, 1961 2,3 MILLIONS miteux dans mon genre, chassieux,
puceux, transis, qui ont échoué ici
« Le 17 octobre 1961, C’est le nombre record de visiteurs
des Algériens qui poursuivis par la faim, la peste, les
du Puy du Fou en 2018. Ce parc
manifestaient pour tumeurs et le froid, venus vaincus
d’attractions vendéen, fief de
le droit à l’indépendance des quatre coins du monde. Ils ne
ont été tués lors d’une Philippe de Villiers, qui présida
pouvaient pas aller plus loin à
sanglante répression. la région de 1988 à 2010, est
La République reconnaît
cause de la mer. C’est ça la France
aussi connu pour ses spectacles
avec lucidité ces faits. » et puis c’est ça les Français. »
en costumes que pour la révision
Communiqué de la présidence de Louis-Ferdinand Céline,
la République, 17 octobre 2012. de l’histoire qu’il propose. Voyage au bout de la nuit, 1932.

Bien et mal
« Hexagone » « Longtemps, l’historien a passé pour une manière
de juge des Enfers, chargé de distribuer aux
« Ils s’embrassent au mois
de janvier / Car une nouvelle année héros morts l’éloge ou le blâme. (...) On rirait
aujourd’hui d’un chimiste qui mettrait à
commence / Mais depuis
part les gaz méchants comme le chlore,
des éternités / L’a pas tellement les bons comme l’oxygène. »
changé, la France / Marc Bloch, Apologie pour l’histoire
Passent les jours ou Métier d’historien, 1942-1943.
et les semaines /
Y a que le décor Orientations
qui évolue / « Il ne faut qu’un moment de réf lexion pour comprendre
La mentalité que deux historiens, disposant des mêmes matériaux, ne
est la même / les traiteront pas d’une manière identique. (...) [Mais]
Tous des tocards / les historiens ne sont pas orientés uniquement par leur être
intime ; leur milieu a aussi son importance. Leur religion,
Tous des
leur nationalité et leur classe sociale les inf luencent plus
faux culs. » ou moins profondément. »
Chanson de Renaud, 1975.
Henri Pirenne, « La tâche de l’historien », Le Flambeau, 1931.

Voix de faits //// MANIÈRE DE VOIR //// 95


MDV166VoixDeFaits_Mise en page 1 03/07/2019 10:35 Page96

1998
La victoire de l’équipe Fasciné
DEVOIR ET PATRIE
L’adulte s’adresse à un écolier, Julien.
« Les écoles, les cours d’adultes, les
nationale en finale Sur les 85 sujets
bibliothèques scolaires sont des bienfaits de
de la Coupe du monde de diffusés dans
votre patrie. La France veut que tous ses
football le 12 juillet 1998 l’émission «Secrets enfants soient dignes d’elle, et chaque jour
au stade de Saint-Denis d’histoire » entre
a suscité un moment elle augmente le nombre de ses écoles et de
janvier 2007 ses cours, elle fonde de nouvelles
éphémère de communion
nationale et d’allégresse et juillet 2014, bibliothèques, et elle prépare des maîtres
collective. Avant que présentée par Stéphane Bern, 50 traitaient savants pour diriger la jeunesse.
les fractures sociales d’un roi ou d’une reine, d’un empereur ou – Oh ! dit Julien, j’aime la France de tout
n’enterrent le mythe d’une impératrice, d’un pharaon ou mon cœur ! Je voudrais qu’elle fût la
mobilisateur de la France d’une pharaonne, ou encore d’un sultan. première nation du monde.
« black-blanc-beur ». Les autres sujets étaient bien souvent – Alors, Julien, songez à une chose : c’est que
Stéphane Beaud, dans Histoire mondiale l’honneur de la patrie dépend de ce que
de la France (sous la dir. de Patrick historiquement insignifiants (quel est
Boucheron), 2017. le mystère de la bête du Gévaudan ? Où est valent ses enfants. »
caché le trésor des Templiers) ou consacrés G. Bruno, Tour de la France par deux enfants. Paru
à une « célébrité » historique (Jésus, Barbe- aux éditions Belin en 1877, ce manuel (« avec plus de
deux cents gravures instructives pour les leçons de
Bleue, Nostradamus, Robin des Bois...).
choses ») sert à l’origine pour l’apprentissage de la
Source : Blaise Magnin, « “Secrets d’histoire”,
lecture du cours moyen des écoles de la
le magazine royaliste de France 2 ? »,
21 juillet 2014, Acrimed.org IIIe République. Il sera utilisé jusqu’aux années 1950.

« Certes, on peut être de droite «Les Français


par esprit de conservation,
par libre-échangisme ou par ne sont pas
attachement à l’autorité, faits pour la
mais cela n’explique pas que
les hussards [un mouvement liberté : ils en
littéraire des années 1950]
aient tant aimé les voitures abuseraient.»
rapides ni pourquoi Voltaire (1694-1778), 1er janvier 1849
Faits singuliers de l’histoire de France. C’est sous la IIe République qu’est
les Français chérissent apparue la réforme postale avec
à ce point les dialogues l’émission du premier timbre
de Michel Audiard. » Service public français, le « 20 centimes noir », qui
Au terme d’une émission arbore le profil de Cérès, déesse
Alexandre de Vitry, Sous les pavés des Moissons. Non dentelé, il est
consacrée à la noblesse
imprimé en typographie et vendu
la droite, 2018. française au XXIe siècle, la
à 31 millions d’exemplaires.
journaliste Béatrice Schönberg,
s’adressant à Jean d’Orléans,
prétendant au trône de France,
Révolution
« Les deux concepteurs de cette nouvelle
invité sur le plateau pour
débattre avec le duc de Brissac,
1282
« “Mort aux Français !” La révolte
Stéphane Bern et Thierry des Vêpres siciliennes, en 1282, marque
vision de 1789, car c’en est une, fort Ardisson, la fin de la domination française sur
originale, ont saisi l’enjeu de l’ambition monarchistes l’île italienne, imposée par le pape et
qu’ils s’étaient f ixée : donner à voir déclarés, lui par les armes vingt ans auparavant.
comment un peuple devient demande s’il Mais l’événement renverse également
a commémoré les équilibres politiques en
révolutionnaire, ce qui est une tout autre
l’« assassinat » Méditerranée, bouleverse l’Italie,
affaire que de se contenter de ronronner de Louis XVI, déstabilise la papauté et cristallise
la énième histoire de la Révolution. » le 21 janvier. passions politiques et identités
L’historien Pierre Serna dans la postface de la France 2, nationales jusqu’au XIXe siècle. »
bande dessinée de Florent Grouazel et Younn « Prise directe », Florian Mazé, dans Histoire mondiale de la
Locard, Révolution, tome 1, Liberté, parue en 2019. 25 janvier 2011. France (sous la dir. de Patrick Boucheron), 2017.

96 //// MANIÈRE DE VOIR //// Voix de faits


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Ça fait d’excellents Français


« Le colonel était dans la finance MARIANNE Ingénieurs,
Le commandant dans l’industrie
« La République au sens d’État dépourvu
de monarque fut représentée par une
ouvriers,
Le capitaine était dans l’assurance
Et le lieutenant était dans l’épicerie
femme en habit antique, allusion à la contremaîtres
République romaine. L’abbé Grégoire, « L’histoire est comme toute
Le juteux était huissier chargé à la Convention du rapport sur discipline. Elle a besoin de bons
de la Banque de France les sceaux de la République, proposa de
l’assimiler à l’image de la Liberté, ouvriers et de bons contremaîtres,
Le sergent était boulanger-pâtissier capables d’exécuter correctement
représentée sous les traits d’une femme
Le caporal était dans l’ignorance vêtue à l’antique, debout, tenant de la les travaux d’après les plans
Et le deuxième classe était rentier ! main droite une pique surmontée d’un d’autrui. (...) Pour tracer des plans,
Et tout ça, ça fait bonnet phrygien ou bonnet de la Liberté de vastes plans, de larges plans,
et s’appuyant de la gauche sur
D’excellents Français un faisceau d’armes, symbole d’union. » il faut des esprits vastes et larges.
D’excellents soldats www.histoire-image.org/fr Il faut une claire vision des choses.
Qui marchent au pas. Il faut travailler en accord avec
Ils n’en avaient tout le mouvement de son temps.
plus l’habitude
Mais c’est
comme
EXPLOSIF
« L’histoire est le produit le
Il faut avoir horreur du petit, du
mesquin, du pauvre, de l’arriéré.
D’un mot, il faut savoir penser. C’est
la bicyclette, plus dangereux que la chimie ce qui manque terriblement aux
Ça s’oublie pas ! » de l’intellect ait élaboré. Ses historiens, sachons le reconnaître,
Chanson de Maurice propriétés sont bien connues. depuis un demi-siècle. »
Chevalier reprise, revue et
corrigée par Pierre Dac Il fait rêver, il enivre Lucien Febvre, «Propos d’initiation : vivre
pour Radio-Londres en 1943. les peuples, leur engendre l’histoire», Mélanges d’histoire sociale, n° 3, 1943.
de faux souvenirs, exagère
leurs réflexes, entretient leurs
Subjugué vieilles plaies, les tourmente
dans leur repos, les conduit
Frénésie
« Alors, une joie frénétique
« Je suis curieux de nature. J’ai envie au délire des grandeurs ou
de connaître l’histoire de la rue qui me éclata, comme si, à la place
à celui de la persécution, et
mène tous les matins chez le boulanger. du trône, un avenir de bonheur
rend les nations amères,
Cette rue, moi, elle m’emporte très loin, superbes, insupportables et illimité avait paru : et le peuple,
je voyage dans le temps, dans moins par vengeance que pour
vaines. L’histoire justifie
l’histoire ! Je vis dans une réalité affirmer sa possession, brisa,
ce que l’on veut. Elle
augmentée. Avec Stéphane Bern, lacéra les glaces et les rideaux,
n’enseigne
je me sens comme Marty McFly et les lustres, les flambeaux, les
rigoureusement rien,
Doc dans “Retour vers le futur”.
car elle contient tables, les chaises, les tabourets,
(...) Dans “Paris by Lorànt
tout, et donne tous les meubles, jusqu’à
Deutsch”, je remonte la Seine,
où je croise les monuments des exemples des albums de dessins, jusqu’à
emblématiques de tout. » des corbeilles de tapisserie. »
de la capitale. » Paul Valéry, La révolution de février 1848 (prise
Regards sur le des Tuileries) vue par Gustave Flaubert,
Lorànt Deutsch, TV Magazine, 2 mai 2019. monde actuel, 1933. dans L’Éducation sentimentale, 1869.

8 FÉVRIER 1962 AU MÉTRO CHARONNE


Au lendemain d’une nouvelle série d’attaques commises Guide du poilu
à Paris par l’Organisation armée secrète (OAS) – qui milite « Tu éviteras (...) de noircir le tableau
pour le maintien de l’Algérie française –, les syndicats que tu feras aux tiens, en
CGT, CFTC, FEN, SNI et UNEF organisent, le 8 février 1962, gardant pour toi les
une manifestation « contre le fascisme » et « pour
souffrances inhérentes
la paix en Algérie ». Le gouvernement interdit
la manifestation, qui rassemble 20 000 à 30 000 personnes.
à la guerre, que tu dois
Alors que la foule commence à se disperser, les policiers supporter stoïquement,
se ruent sur la foule, près de la station de métro Charonne. en silence, en bon
Entassés dans la descente d’escalier, empêchés Français. »
de sortir par les forces de l’ordre qui les matraquent, Commandant Charton,
Pour nos soldats. Guide du poilu.
les manifestants sont écrasés. Neuf d’entre eux vont trouver
Avant-pendant-après,
la mort. De nombreux manifestants sont blessés. Henri-Charles Lavauzelle, Paris, 1916.

Voix de faits //// MANIÈRE DE VOIR //// 97


MDV166VoixDeFaits_Mise en page 1 03/07/2019 12:54 Page98

DATES DE PARUTION DES ARTICLES


« Manière de voir » présente tous les deux mois un autre point de vue sur les enjeux
contemporains et les points chauds du globe. Il donne à lire : des articles tirés des archives
du « Monde diplomatique » ayant fait l’objet d’un minutieux travail d’actualisation et
de remise en contexte ; d’autres, inédits. À comprendre : des cartographies, infographies,
chronologies et compléments documentaires. À percevoir : ce que l’œil du photographe
et le trait du dessinateur savent seuls sentir et restituer.

Florence Gauthier, « Le bonheur de tous comme horizon » (inédit).


Marie-Françoise Lévy, « La naissance d’une protection », janvier 1986.
Alain Garrigou, « 1848, le printemps des peuples », mai 2011.
Kristin Ross, « L’internationalisme au temps de la Commune », mai 2015.
Benoît Bréville, « Pour remettre l’histoire à l’endroit », septembre 2014.
Evelyne Pieiller, « Le peuple légendaire », mars 2019.
Benoît Kermoal, « Colère ouvrière à la veille du Front populaire », juin 2006.
Bernard Lacroix, « Le retournement de Mai 68 », mai 2008.
Claude Nicolet, « Plus de deux siècles d’exception républicaine française », avril 2001.
Jacques Denis, « Darboussier, mémoire tenace de l’esclavage », juillet 2015.
Elikia M’Bokolo, « La dimension africaine de la traite des Noirs », avril 1998.
Nicole Pellegrin, « Les disparues de l’histoire », novembre 2008.
Anne Mathieu, « Jean-Paul Sartre et la guerre d’Algérie », novembre 2004.
Evelyne Pieiller, « Réactionnaire et anticapitaliste ? » (inédit).
Benoît Bréville, « Intégration, la grande obsession », février 2018.
Gérard Noiriel, « Ni intemporelle ni passive, la France paysanne » (inédit).
Walter Benn Michaels, « Liberté, fraternité… diversité ? », février 2009.
Alain Garrigou, « Le suffrage universel, “invention” française », avril 1998.
Christophe Wargny, « Les Spartacus de Saint-Domingue », juin 2015.
Thomas Deltombe, « Il y a cent ans, un “Dreyfus ouvrier” », octobre 2010.
Roger-Henri Guerrand, « La première thèse sur les grèves en France », mai 1974.
Marc Ferro, « Tentation et peur de l’histoire », février 1981.
Gabriel Gorodetsky, « Un autre récit des accords de Munich », octobre 2018.
Annie Lacroix-Riz, « Quand les Américains voulaient gouverner la France », mai 2003.
Baptiste Giraud, « La grève générale, une invitée-surprise », juin 2016.
Sylvie Aprile, « Aux origines du présidentialisme », avril 2017.

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98 //// MANIÈRE DE VOIR //// Dates de parution des articles


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