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N° 166 /// AOÛT-SEPTEMBRE 2019
MDV166couverture 03/07/2019 16:18 Page1
en débat
Le roman
national
AUX ARMES
V
OIR
HISTORIENS
IMAGE :YINKA SHONIBARE RAHMAN
MDV166Ouverture_Mise en page 1 03/07/2019 11:21 Page2
Le Monde diplomatique
Manière de voir
Numéro 166. Bimestriel. Août - septembre 2019
© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. PHOTO: STEPHEN WHITE. ADAGP
Yinka Shonibare Rahman /////
« Comment faire sauter
deux têtes à la fois », 2006
Sommaire Éditorial
4 L’illusion de la neutralité ///// Benoît Bréville et Evelyne Pieiller
L’illusion de la neutralité
PAR BENOÎT BRÉVILLE ET EVELYNE PIEILLER
© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. IMAGE COURTESY STEPHEN FRIEDMAN GALLERY, LONDON. COMMISSIONED BY ISRAEL MUSEUM, JERUSALEM. ADAGP
2 mai dernier par exemple, à
une heure de grande écoute,
Lorànt Deutsch et Stéphane Bern
se sont employés à réhabiliter
Marie-Antoinette, guillotinée par
un méchant «peuple régicide (3)».
Face à cette déferlante, certains
souhaitent mener la guerre
culturelle en promouvant un
« roman national de gauche ».
Non plus Jeanne d’Arc, Louis XIV
et Napoléon, mais Robespierre,
la Commune de Paris et le Front
populaire. L’écho en est bien
moindre. Les médias sont, on le
comprend bien, peu enclins à
rappeler les moments où le peu-
ple parvint à maîtriser son des-
tin. Une telle évocation ne ris-
querait-elle pas en effet d’être
contagieuse ?
Cette double offensive rap-
pelle sans fard que l’histoire est
un champ de bataille idéologi-
que, et que la neutralité de l’his-
torien est une illusion, comme
l’expliquait Howard Zinn. Car le
choix des faits, la signification
qui leur est attribuée, le silence
sur d’autres événements ou leur
minoration impliquent tacite-
ment un jugement reflétant les
croyances et les valeurs de l’au-
teur. Bloch le soulignait : « On
ne saurait condamner ou ab-
soudre sans prendre parti pour
une table des valeurs qui ne relève d’aucune science positive (4). » Yinka Shonibare Rahman /////
« Terre », 2010
Ce n’est pas pour autant que tous les récits se vaudraient. Il relève de l’honnêteté
intellectuelle de reconnaître que l’histoire de France, c’est à la fois l’esclavage, ceux
qui l’ont combattu et ceux qui l’ignoraient ; la Résistance et la collaboration ; les
« porteurs de valises » et l’Organisation armée secrète (OAS) ; les manifestants du
Quartier latin et ceux des Champs-Élysées en Mai 68. Mais la hiérarchisation, la (1) Nicole Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire », Espace Temps,
valorisation de ces faits divergents relèvent d’un choix politique et moral. Paris, n° 87-88, 2005.
(2) Cité dans Jean Leduc, Ernest Lavisse. L’histoire au cœur, Armand Colin,
Aujourd’hui, quand tout semble incliner à la résignation devant le poids d’une fata- Paris, 2016.
lité qu’il serait impossible de combattre, reléguer le peuple au rôle de spectateur
(3) « Laissez-vous guider », France 2, 2 mai 2019.
passif est un choix qui ajoute au malheur du monde. Rendre leur puissance d’espoir
n
(4) Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Armand
à ses luttes en est l’opposé. À l’historien de prendre ses responsabilités. Colin, 1949.
Un début de joie,
1 fraternité la
Des trois notions qui composent la devise de la République,
c’est sans doute la fraternité qui est à la fois la plus évocatrice et la plus
mystérieuse. Indissociable de l’égalité et de la liberté, elle est ce qui donne
son sens aux luttes pour un bonheur commun. Mais, de la Révolution
à Mai 68 en passant par la Commune, les soulèvements contre l’ordre
établi ne débouchent pas toujours sur les changements espérés…
P
arler de la Grande Révolution, comme « modérer » sans le supprimer. Le cas du parti
on l’appela jusqu’au début du XXe siè- colonial esclavagiste est éclairant. La formu-
cle, est devenu périlleux tant elle a été lation « naître et demeurer libre » refusait l’es-
calomniée : le bicentenaire de 1989 l’a clavage ; ce parti exprima ainsi son rejet – « la
condamnée comme prétendue matrice des Déclaration des droits, c’est la terreur des colo-
e
totalitarismes – au pluriel – du XX siècle... nies » – et il refusa sa publication dans les
Mais c’est alors la Déclaration des droits de colonies. La contre-révolution du parti colo-
l’homme qu’on élimine ! Ce sont ces droits nial s’affirmait, tandis que les opprimés, à
déclarés qui contiennent la devise de la Révo- commencer par les esclaves, sentaient poin-
lution, « Liberté, égalité, fraternité » : les trois dre une fraternité humaine.
couleurs forment une ronde que la fraternité
unifie à chaque pas en Le sentiment du juste et de l’injuste
En réponse au roi, qui tente d’arrêter
posant la paix comme La Déclaration s’appuie sur le droit naturel.
les députés, le peuple crée les gardes but de la constitution Cette notion, très ancienne, qui porte sur ce
nationales et mène une immense des droits de l’homme et qui est propre à la nature humaine, se recons-
jacquerie contre la féodalité du citoyen, à l’intérieur titua au Moyen Âge, après la chute de l’Em-
comme à l’extérieur. pire romain d’Occident, conquérant et escla-
La crise de la monarchie contraignit vagiste : expression d’une exigence de justice
Louis XVI à rétablir les États généraux, sup- et de réparation, de sentiments communs au
primés depuis 1651 : le roi convoqua le peuple genre humain, que l’on appelle aussi frater-
à élire ses représentants selon le système élec- nité. Cette communauté affective qui repose
toral du mandataire mandaté et révocable par sur ce qui est à la fois personnel et commun
ses électeurs, ce qui lui valut l’enthousiasme implique la réciprocité des droits naturels.
populaire pour cette restauration des libertés La liberté est le premier des droits. Je nais
françaises, avec le droit de vote aux chefs de libre, je veux le demeurer, libre de vivre, de
famille des deux sexes. penser, de m’exprimer, de me défendre. Et ce
Mais la transformation des États généraux droit de liberté n’est pas à moi seul, c’est celui
en Assemblée nationale constituante provo- de tous les êtres humains. Le sentiment du
qua le refus du roi, qui tenta l’arrestation des juste et de l’injuste, qui réclame de résister à
députés début juillet 1789. Alors le peuple, l’oppression, implique que, si j’ai des droits,
animé de sa liberté, prit le pouvoir dans ses tout membre du genre humain a les mêmes
communes, créa les gardes nationales et que chacun a le devoir de les respecter
locales, mena une immense jacquerie contre chez l’autre.
Voilà l’égalité en droits ou sa réciprocité
comme fondement de la constitution politique.
☛
* Historienne. A codirigé La Guerre du blé au XVIIIe siècle. La cri-
tique populaire de la liberté économique, Kimé, Paris, 2019. On est loin des théories individualistes
DANS LES ARCHIVES //// PAR MARIE-FRANÇOISE LÉVY //// JANVIER 1986
L
a loi du 22 mars 1841 établit pour la première donne à méditer sur les enjeux sociaux et politiques
fois, en France, une réglementation du travail des qu’elles-mêmes recouvrent. Ainsi, l’instruction trouve
enfants employés dans les manufactures. Elle déjà et naturellement sa place.
résulte d’un large mouvement qui se cristallise autour
des années 1835-1837 par des enquêtes et des pétitions L’obligation scolaire contre le travail des enfants
successives rendues publiques, émanant à la fois d’un « Cette loi, écrit Villermé à propos du texte de 1841
courant philanthropique, d’une préoccupation de l’État réglementant l’emploi des enfants dans l’industrie,
et des industriels eux-mêmes, soucieux du « dépérisse- devrait concilier des intérêts opposés, celui des fabri-
ment effrayant de la génération qui se développe (1) ». cants, celui des ouvriers, et ne pas trop accorder à l’un
La France de cette époque se remet des sanglantes de peur de nuire à l’autre. (...) C’est en rendant obliga-
émeutes populaires de 1831 et de 1834 (la révolte des canuts toire l’assiduité des enfants à l’école que l’on peut le
de Lyon). Ceux qui la dirigent – fabricants et hommes poli- mieux résoudre le problème difficile de limiter leur
tiques –, soucieux de mettre en œuvre un emploi dans les manufactures jusqu’à un
processus de moralisation des familles « Cette loi devrait certain âge. »
(1) Cf. « Rapport fait ouvrières, habités par la peur d’une jeu- concilier des intérêts « Retrancher sur le temps de leur pré-
à la Société industrielle nesse qu’il faut encadrer, contrôler, édu- sence dans les ateliers, comme je l’ai vu
de Mulhouse », Bulletin
opposés, celui
de la société, no 28, cité quer (2), ne s’insurgent pas contre le prin- pratiquer dans des manufactures de
par Louis-René Villermé
des fabricants, celui
cipe même du travail des enfants. Il s’agit de Suisse et d’Alsace, quelques instants qui
dans Tableau des ouvriers, et ne pas
de l’état physique et moral le réguler : de fixer à 8 ans l’âge de l’em- seraient consacrés à l’étude, écrivait Vil-
des ouvriers employés
bauche, de limiter à huit heures par jour le trop accorder lermé, ce serait ajouter à leur avenir une
dans les manufactures
de coton, de laine et travail des enfants âgés de 8 à 12 ans, d’in- à l’un de peur nouvelle chance de bonheur, sans nuire
de soie, 1840, tome II.
(2) Cf. Michelle Perrot,
terdire le travail de nuit, de rendre obliga- de nuire à l’autre » à l’intérêt des fabricants. On éviterait
« La fin du charivari », toire la scolarisation jusqu’à l’âge de 12 ans, ainsi le grave reproche d’avoir toléré,
L’Âne, Paris, juillet-
septembre 1985. de mieux protéger la croissance et la santé des plus jeunes favorisé même, une exploitation homicide, et l’on per-
(3) Stéphane Douailler afin de préserver la reproduction d’une force de travail (3). mettrait l’entier développement des enfants qu’entrave
et Patrice Vermeren,
«De l’hospice à la
Par-delà l’objectif d’assurer une meilleure relève s’ins- leur trop long travail, et qui, devenus un jour hommes
manufacture. Le travail crit en parallèle, dans les discours prononcés aux deux faits, récompenseront la patrie, par leurs services, de la
des enfants au
XIXe siècle», Les Révoltes Chambres, le souci de voir naître des classes d’âge appe- protection qu’elle leur aurait accordée dans l’âge de leur
logiques, Paris, n° 3, 1976. lées au service militaire aptes à leur devoir national. faiblesse (4). »
(4) Cf. Louis-René Villermé,
op. cit. De fait, c’est avec l’établissement des lois Jules Ferry
(5) Pierre Hamp, (1881-1882) sur l’obligation scolaire que s’estompera le
Les Gueules noires, * Historienne, chargée de recherche au Centre national de la
recherche scientifique (CNRS), université Paris-I (Panthéon- travail des enfants encore jeunes, l’école devenant alors
coll. « Enquêtes »,
Gallimard, Paris 1938. Sorbonne). le lieu de l’édification du citoyen.
à la loi
Cent ans après, Pierre Hamp, ouvrier devenu inspec-
teur des travaux publics, auteur de romans et d’en-
quêtes, jette sur la législation de mars 1841 un regard
personnel et critique : « L’enquête de Villermé, écrit-il,
fut une terrible révélation pour le public, qui ignorait au
prix de quelles souffrances il avait du linge. (...)
« Misère de l’enfant de 5 ans à 5 sous par jour pour
quinze heures de travail. Leur marche sans souliers mar-
quait sur le sol autour des usines l’empreinte de pieds
mignons. Nourris d’un morceau de pain, ajoutant à l’ex-
ténuation du travail celle de la longue étape matin et
soir, ils vivaient en pénurie de sommeil, de nourriture,
© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. IMAGE COURTESY JAMES COHAN GALLERY. PHOTO: STEPHEN WHITE. ADAGP
E
PAR ALAIN GARRIGOU * n 1848, le printemps commence le ment les principes de la politique extérieure
22 février, à Paris. Pour contourner républicaine : « La proclamation de la Répu-
l’interdiction de réunion et d’associa- blique française n’est un acte d’agression
tion imposée par la monarchie de Juillet, les contre aucune forme de gouvernement dans
partisans d’une réforme du suffrage censi- le monde. Les formes de gouvernement ont
taire organisent, depuis juillet 1847, une des diversités aussi légitimes que les diversités
campagne de banquets où les toasts se trans- de caractère, de situation géographique et de
forment en discours politiques. Celle-ci doit développement intellectuel, moral et matériel
culminer lors d’un rassemblement à Paris ; il chez les peuples. » Et de se démarquer du pré-
est interdit. Les organisateurs décident néan- cédent révolutionnaire : « La guerre n’est
moins de le maintenir et en fixent la date au donc pas le principe de la République fran-
22 février. La veille, ils renoncent à leur pro- çaise, comme elle devint la fatale et glorieuse
jet. Trop tard : les participants se rassem- nécessité en 1792 » (2). Une urgence : rassurer
blent, accueillis par les fusils. La soirée se ter- les rois voisins.
mine par des échauffourées.
Les événements s’enchaînent alors très L’incendie gagne la Diète hongroise
vite. Le 23 février, les Parisiens parcourent Alors qu’à la fin du XVIIIe siècle les sympa-
les rues aux cris de «Vive la réforme ! » et « À thies pour la Révolution française restaient
bas Guizot ! » (le président du conseil des exceptionnelles, en 1848 les sociétés euro-
ministres). Dans l’après-midi, le roi Louis- péennes sont traversées par des revendica-
Philippe accepte la démission de son minis- tions politiques : le peuple exige plus de
tre. Encore trop tard : face liberté. Notion vaste et multiforme, celle-ci
Dans l’après-midi du 23 février, aux manifestants qui fêtent recouvre tout autant le patriotisme au sein
les premiers cadavres, leur victoire, la garde du de pays occupés – comme la Pologne
chargés sur des charrettes, ministère des affaires étran- démembrée ou l’Italie du Nord – que les
sont exhibés dans Paris gères, où réside François revendications unitaires des pays allemands,
Guizot, tire. Les premiers ou encore l’aspiration à l’indépendance de
cadavres, chargés sur des charrettes, sont peuples soumis – comme en Hongrie, sous
exhibés dans Paris. Le lendemain, 24 février, tutelle autrichienne. Elle exprime aussi les
les insurgés attaquent la troupe en plusieurs revendications des populations urbaines
points de la capitale et prennent d’assaut les pour la liberté de la presse et la mise en place
Tuileries. Acculé, le roi abdique. Le 25 février, de Constitutions démocratiques. Dans ce
dans la salle Saint-Jean de l’Hôtel de Ville, le contexte, la nouvelle de la révolution pari-
poète Alphonse de Lamartine promet le suf- sienne a l’effet d’une étincelle.
frage universel : le peuple à la place du trône. Le 3 mars, l’avocat et journaliste Louis
La révolution puis l’avènement de la répu- Kossuth prononce un discours à la Diète
blique en France ne peuvent qu’affoler l’Eu- hongroise pour réclamer la création d’un
rope des cours monarchiques. L’ordre ins- régime parlementaire, puis prend la tête
tauré en 1815 au congrès de Vienne pour d’une délégation qui se dirige vers Vienne.
éviter les révolutions et les conflits euro- Dans la capitale de l’Empire austro-hongrois,
la révolte commence le 12 mars. Comme à
* Professeur émérite de science politique à l’université Paris Paris, les manifestations sont réprimées et
Nanterre. Auteur de La Politique en France de 1940 à nos jours,
La Découverte, Paris, 2017. les cortèges macabres parcourent les rues.
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L’insurrection grossit. Le lendemain, le maître tion d’une Assemblée constituante. Il envoie Yinka Shonibare Rahman ///// « Femme tirant
des fleurs de cerisier », 2019
d’œuvre du congrès de Vienne, le prince de un émissaire à la cour de Vienne et déclare
Metternich, quitte nuitamment ses fonctions. attendre une réunion des souverains le Wurtemberg et aux grandes villes d’Alle-
Le 15 mars, des foules en liesse accueillent la 25 mars à Dresde. En même temps, il masse magne. La Pologne divisée s’agite.
délégation hongroise menée par Kossuth. des troupes à Berlin et dans les autres villes Puis les cours se ressaisissent. Pour se met-
Préfigurant l’indépendance, la de Prusse. Les rassemblements tre à l’abri du peuple, elles quittent les capi-
Pour se mettre
Hongrie se dote pour la première populaires sont dispersés, mais tales, Berlin pour Potsdam, Vienne pour
à l’abri du peuple,
fois d’un premier ministre en la se reforment le jour suivant. Le Innsbruck. Elles s’en remettent aux armées
personne du comte Batthyány. les cours quittent 17 mars, le roi de Prusse découvre et à « ce remède universel qu’est l’état de
Unanimement hostile à l’occu- les capitales, la révolution de Vienne. Dès le len- siège (3) ». Le maréchal Radetzky reprend la
pation autrichienne, la Lombardie Berlin pour demain, il accorde la liberté de la Lombardie ; le maréchal Windischgraetz,
apprend les événements parisiens Potsdam, Vienne presse et convoque une Diète. La Prague puis Vienne. Les monarchies utilisent
avec perplexité. La noblesse y est
pour Innsbruck foule surgit sous les fenêtres du aussi les haines nationalistes, comme en ☛
patriote, pas révolutionnaire. Quand roi qui, blême, apparaît au balcon.
arrive la nouvelle du soulèvement de Vienne, Incapable de se faire entendre, Frédéric-
(1) La Sainte-Alliance réunit au congrès de Vienne les monar-
le 17 mars, les barricades s’élèvent à Milan. Le Guillaume se retire en demandant, dit-on, chies victorieuses de la France napoléonienne (Empire russe,
empire d’Autriche-Hongrie et royaume de Prusse).
maréchal Radetzky, qui commande les trou- « du repos ! du repos ! ». La troupe tire. Dans
(2) Cité par Daniel Stern, Histoire de la révolution de 1848
pes d’occupation, se retranche en prévision les rues de Berlin, les appels aux armes [1850-1852], Balland, Paris, 1985. Daniel Stern est le pseudo-
d’une intervention du Piémont. Après cinq retentissent. Devant l’ampleur du soulève- nyme de Marie de Flavigny, femme libre et scandaleuse,
grande intellectuelle. Ayant abandonné son mari, elle devint
jours d’insurrection, les Milanais forcent les ment, Frédéric-Guillaume annonce de nou- la compagne du compositeur et pianiste Franz Liszt, avec
lequel elle eut plusieurs enfants hors mariage.
occupants à se retirer. velles concessions, dont une Constitution
À Berlin, le roi Frédéric-Guillaume IV démocratique. À Munich, le roi abdique. L’in- (3) Karl Marx, Révolution et contre-révolution en Europe,
dans Œuvres politiques I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de
gagne du temps face aux demandes de créa- surrection s’étend à Leipzig, à Hanovre, au la Pléiade », Paris, 1994.
population. (5) Cf. Alain Corbin et Jean-Marie Mayeur (sous la dir. de),
La Barricade, Publications de la Sorbonne, Paris, 1997.
D’après l’Encyclopœdia Universalis, article « Nation », de Georges Burdeau et Pierre-Clément Timbal, 1999.
(6) Daniel Stern, op. cit.
(7) Ibid.
E
PAR KRISTIN ROSS * n avril 1871, au plus fort de la Com- nale, et les réactions qu’elle provoqua. Dans
mune de Paris, sept mille ouvriers lon- leur récit, l’insurrection apparaît comme
doniens organisèrent une manifesta- un soulèvement spontané, lié à une poussée
tion de solidarité avec leurs camarades de « patriotisme égaré » – comme le dit
parisiens, marchant depuis ce que la presse Thiers lui-même (3) – due aux circons-
bourgeoise britannique appelait « notre tances particulières de la guerre franco-
Belleville » – le quartier de Clerkenwell prussienne.
Green – jusqu’à Hyde Park, par un temps Or, si l’on commence, non par cette réac-
épouvantable. Accompagnés d’une fanfare, tion spontanée, mais par les réunions de
ils brandissaient des dra- travailleurs de la fin de l’Empire, une tout
Le désir de remplacer un gouvernement
peaux ornés des slogans autre image apparaît. On voit certaines
de traîtres et d’incompétents par «Vive la Commune ! » et idées prendre progressivement de l’impor-
la coopération directe de toutes « Longue vie à la Répu- tance. Les réunions des clubs politiques du
les énergies et de toutes les intelligences blique universelle ! ». nord de Paris, les plus révolutionnaires,
La même semaine, dans s’ouvraient et se concluaient au cri de « Vive
l’amphithéâtre de l’école de médecine de la la Commune ! », et les expressions « Répu-
Yinka Shonibare Rahman ///// « Planètes dans Sorbonne désertée par ses professeurs – tous blique universelle » et « République des tra-
ma tête (garçon à la trompette) », 2018 s’étaient enfuis à Versailles (1) –, les artistes vailleurs » y étaient employées indifférem-
et les artisans parisiens (« toutes ment. Ces rassemblements ont créé et
les intelligences artistiques ») développé l’idée d’une commune sociale : le
écoutaient Eugène Pottier lire désir de remplacer un gouvernement de
le manifeste de la Fédération traîtres et d’incompétents par la coopéra-
des artistes de Paris, qui se con- tion directe de toutes les énergies et de
clut par la phrase : « Le comité toutes les intelligences.
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Kristin Ross
D
PAR BENOÎT BRÉVILLE es torrents d’encre gonflent un fleuve ries, ils s’encombrent chaque année de
d’ignorance : il y aura bientôt plus de dizaines de nouveaux ouvrages. Car tout per-
publications consacrées à l’histoire sonnage public peut désormais s’affirmer
qu’à l’automobile. Citons, entre autres, Les apprenti historien.
Clés de l’histoire, L’Histoire, Historia, Tout sur Les porte-voix de l’histoire « popularisée »
l’histoire, ou Secrets d’histoire, qui décline sur ou « vulgarisée » sont rarement des spécia-
papier le concept de l’émission de Stéphane listes. Sur les cinquante meilleures ventes de
Bern sur France 2. S’y ajoutent Guerres & l’année 2012 en France, seuls treize livres ont
Pep Carrió ///// Affiche pour Histoire, Ça m’intéresse Histoire, Le Figaro été écrits par des historiens de profession.
la « Journée du livre,
Plan de promotion de la Histoire et les multiples hors-séries qui peu- Les autres sont journalistes, animateurs de
lecture », Madrid, 2007 plent les kiosques. télévision, écrivains, chroniqueurs princiers
(Gonzague Saint Bris) ou simples témoins
(un prisonnier cambodgien, un résistant, une
déportée). Dans bien des cas, le nom de l’au-
teur fonctionne comme un logo : s’il devenait
invisible, le livre se vendrait beaucoup moins
bien. Les maisons d’édition jouent d’ailleurs
sur l’effet « vu à la télé » en ornant parfois la
couverture de leurs ouvrages d’une photo-
graphie de l’auteur.
LE PEUPLE LÉGENDAIRE
toires du Petit Caporal – le surnom de Napo-
En cherchant à le définir, Jules Michelet (1798-1874) offre une version idéalisée du léon Bonaparte –, à la faveur de l’amertume
peuple, patriotique mais non ethnique, nationale mais révolutionnaire, dynamique mais et du bouillonnement politique face à ce qui
leur a succédé.
parfois ambiguë. Cette conception d’un peuple romantique et moteur de l’histoire,
Quand Michelet décide de faire parler
symbole de la France, nourrira longtemps la sensibilité collective.
« ceux qui n’en sont pas même à savoir s’ils ont
un droit au monde », Louis-Philippe est roi
E
PAR EVELYNE PIEILLER n 1846, Jules Michelet, titulaire de la des Français, grâce à une très efficace confis-
chaire d’histoire au Collège de France, cation de la révolution de 1830 et de ses Trois
connu comme médiéviste, publie un Glorieuses, les « journées de juillet ». Les
petit livre intitulé Le Peuple (1). Cet essai tenants de la république n’ont pas disparu
contribua fortement à le transformer ulté- pour autant. Quant à la question sociale, sur
rieurement en icône républicaine, en chan- fond d’industrialisation, elle se pose avec de
tre du « grand récit national » cher à la plus en plus d’acuité, la misère des travail-
III République. Il fixa aussi pour longtemps
e leurs devenant difficile à ignorer.
une conception à la fois grandiose et fami-
lière du peuple français, entre labeur et Un refus de l’ordre en construction
insurrection, incarnant une nation excep- Les deux insurrections (en 1831 et 1834) des
tionnelle, celle qui a fait sur- canuts de Lyon, déterminés à refuser la baisse
La première fois qu’un historien
gir l’affirmation de l’égalité de leur salaire, ont marqué les esprits. L’en-
entreprend de décrire, de comprendre, entre les hommes. quête de Louis-René Villermé, Tableau de
de célébrer la « grande France muette », C’est sans doute la pre- l’état physique et moral des ouvriers employés
celle des travailleurs, des obscurs mière fois qu’un historien dans les manufactures de coton, de laine et de
entreprend de décrire, de soie (1840), confirme si bien la violence de
comprendre, de célébrer la « grande France l’exploitation qu’elle aboutira à une loi sur
muette », celle des travailleurs, des obscurs, le travail des enfants (lire l’article page 10).
« depuis longtemps dominée par une petite Du Livre du peuple de Félicité de Lamennais
France, bruyante et remuante ». Mais, si à Organisation du travail de Louis Blanc, de
Michelet est alors celui qui le nomme et Qu’est-ce que la propriété ? de Pierre-Joseph
l’étudie le plus systématiquement, le surgis- Proudhon au Voyage en Icarie d’Étienne
sement du peuple comme héros de l’histoire, Cabet, de nombreux essais témoignent
caractéristique du grand mouvement ardemment d’un refus argumenté de l’or-
romantique dans toute l’Europe, a lieu dans dre en construction. Le combat d’idées est
le sillage de la révolution de 1789 et des vic- mené de façon retentissante, tandis que les
DE JULES MICHELET
clubs révolutionnaires secrets se préparent decency (« décence ordinaire ») qui sera Évidemment, cette représentation du peu-
à prendre les armes et qu’une opposition chère à George Orwell. ple et du génie national est mythifiante et
radicale se diffuse en plusieurs jeunes mou- Cette figure du peuple se dessine ainsi lourde d’équivoques, parfois : le peuple dont
vements – catholicisme social, socialisme, magnifiée en celle du « simple », proche de l’instinct ne se trompe pas, qui choisit spon-
anarchis me, communisme. L’aven turier l’enfant, riche des vraies valeurs – oubliées tanément la voie juste et qui doit rester tel
Louis-Napoléon Bonaparte sent d’ailleurs des intellectuels –, forte d’une vitalité régéné- qu’il est, « source de vie où les classes cultivées
que c’est l’occasion de se fabriquer ratrice portée par l’amour de la doivent chercher aujourd’hui leur rajeunisse-
Opposition entre
une réputation de réformiste, et nation française. Car le peuple ment », à l’abri de toute acquisition de
écrit sans ciller Extinction du pau- une bourgeoisie selon Michelet se reconnaît lié à connaissances savantes, intrinsèquement
périsme, en 1844. « chétive », qui ne l’histoire de son pays, en est l’héri- corruptrices... Et elle est sourdement reli-
« Venez, les travailleurs. Nous produit plus rien tier et le continuateur, loin des gieuse, bien plus que politique.
vous ouvrons les bras. Rapportez- d’important, élites qui se fantasment cosmopo- Mais, dans cette mystique irritante, sinon
nous une chaleur nouvelle ; que le et le « plébéien », lites et détachées de leur patrie dangereuse, il y a un élan splendide, qui
monde, que la vie, que la science – jusqu’à lui préférer d’autres pays, emporte et transforme l’ensemble en une
qui sait la vie
recommencent encore. » Pour Mi- surtout s’ils sont plus riches et émotion active. Michelet savait que ce qu’il
chelet, le peuple, c’est avant tout le labo- puissants. Mais il ne s’agit pas de patriotisme décrivait relevait d’un idéal : « Le peuple, en
rieux, paysan, ouvrier, mais il n’y a pas pour ethnique. Le peuple est le représentant et le sa plus haute idée, se trouve difficilement
autant de lutte de classes : le riche peut être défenseur de la nation, car la France, « plus dans le peuple. Quand je l’observe ici ou là,
méritant, quand il est à sa façon créateur de qu’une nation, c’est une fraternité vivante », et c’est telle classe, telle forme partielle du peu-
projet et d’entreprise. L’opposition fonda- ce qui fait « la vie du monde », c’est « la chaleur ple, altérée et éphémère. » Mais peu importe :
mentale se situe entre une bourgeoisie pour latente de sa Révolution ». Les simples, les cet idéal-là, ardent, d’un puissant lyrisme,
l’essentiel « chétive », qui ne produit plus silencieux, reconnaissent que c’est là le pays, devient une déclaration d’amour à l’aspira-
rien d’important, qui privilégie l’individu et unique, qui « a le plus confondu son intérêt et tion révolutionnaire et aux « barbares », belle
ses droits bien plus que le citoyen et ses sa destinée avec ceux de l’humanité » et fondé, comme une légende qui, saisie par « le peu-
devoirs, et le « plébéien », ignorant sans « pour toute nation, l’évangile de l’égalité ». Le ple », sera une arme.
doute, vulgaire parfois, mais qui sait la vie. pauvre est le dépositaire de cet évangile, pour En 1848, une révolution met à bas le trône
Car « on ne la sait qu’à un prix : souffrir, tra- lequel il s’est battu naguère et pour lequel il et instaure – brièvement, certes, mais quand
vailler, être pauvre ». Lui, son « instinct » ne recommencera à se battre un jour... même – la IIe République. n
le trompe pas, il n’a pas été affaibli ou Il ne s’agit donc pas ici de nationalisme,
dévoyé par un vain savoir ; c’est pourquoi, mais d’un genre de messianisme, qui pose (1) Jules Michelet, Le Peuple, introduction et notes de Paul
« quand il s’agit de son passé, de morale, de que « la vraie France, [c’est] celle de la Révo- Viallaneix, Flammarion, coll. « GF », Paris, 1992. Toutes les
citations en sont extraites, sauf mention contraire.
cœur et d’honneur, ne craignez pas, hommes lution », dont les plus démunis sont les plus à (2) Jules Michelet, La Bible de l’humanité, Complexe,
d’études, de vous laisser enseigner par lui ». même de comprendre la nécessité. « Et ta Bruxelles, 1999. Michelet fut un intense pédagogue de la
Révolution, que de nombreuses générations connaîtront
Comme une première version de la common race est 89 (2) »... par son œuvre.
L
PAR BENOÎT KERMOAL * es barricades ferment les rues mais payés par l’État. L’histoire de Brest est au
ouvrent les perspectives. Beaucoup ont demeurant marquée depuis le début du siè-
pu le penser en août 1935 lorsque Brest cle par la progression des idées socialistes et
fut le théâtre d’affrontements violents entre libertaires, faisant de la ville une enclave
la population ouvrière et les forces de l’ordre. « rouge » dans un département de droite (2).
La presse de l’époque consacra ses gros titres Mais, minée par des divisions, la gauche
à des événements aujourd’hui largement brestoise a connu un échec relatif lors des
oubliés (1). élections municipales d’avril 1935, laissant
Le Front populaire ne fut pas seulement le les rênes de la ville aux radicaux locaux, for-
résultat d’une alliance électorale, mais aussi tement hostiles aux socialistes et aux com-
un puissant mouvement social. Dans la genèse munistes. La municipalité était donc peu
de l’embellie du printemps et de l’été 1936, les encline à se rallier à la dynamique de ras-
émeutes de Brest (6, 7 et 8 août 1935) occupent semblement populaire enclenchée au
une place importante. Elles obligèrent en niveau national.
effet toutes les organisations de gauche asso-
ciées au rassemblement unitaire à répondre Masses révoltées, dirigeants modérés
aux questions posées par les La gauche interprète les décrets-lois de
Enclave « rouge » dans un département manifestants bretons. Assis- Laval comme un affront susceptible de
de droite, Brest dépend de l’arsenal tait-on à un processus révo- dynamiser le mouvement unitaire et d’ac-
maritime, qui emploie des milliers lutionnaire susceptible de croître son influence dans la ville. Oubliant
d’ouvriers payés par l’État dynamiser le Front popu- les querelles passées, les principaux respon-
laire ? Devait-on, au sables syndicaux organisent un cartel de
contraire, freiner les revendications défense des services publics où se côtoient
ouvrières pour ne pas fragiliser une alliance tous les syndiqués, ainsi que des socialistes,
électorale impliquant un parti modéré (les des communistes et des anarchistes. Malgré
radicaux) ? Quelle signification, enfin, don- l’interdiction des forces de l’ordre, une
ner à cet élan de colère qui ne se laissait pas manifestation se déroule. Il s’agit d’un mou-
réduire aux agissements d’« agents provoca- vement spontané ; la colère des ouvriers est
teurs » ? d’ailleurs approuvée par la population bres-
Les partis politiques – en premier lieu le toise, qui compte nombre de familles tra-
Parti communiste français (PCF), champion vaillant à l’arsenal. La contradiction entre la
de l’activisme politique et social quelques révolte des masses et la modération des diri-
mois auparavant – et les syndicats ont dû, geants, syndicaux et politiques, qui ne sou-
pendant dix jours, esquisser des réponses haitaient pas cette manifestation, va devenir
aux attentes d’ouvriers à la fois meurtris par plus tangible les jours suivants.
la crise économique et violentés par une
répression qui entraîna la mort de trois d’en- (1) Cet article s’appuie en particulier sur les comptes rendus
tre eux. de la presse nationale et locale, ainsi que sur une liasse de
documents d’époque, intitulée « Manifestations contre les
En juillet 1935, alors que la gauche fête la décrets-lois (Brest, juillet-août 1935) » et conservée aux
archives départementales du Finistère.
naissance du Front populaire, le gouverne-
(2) Cf. Georges-Michel Thomas, Brest la Rouge, Éditions de
la Cité, Brest, 1989.
* Professeur d’histoire-géographie et doctorant à l’École des (3) On saura une semaine plus tard qu’il s’agissait du dra-
hautes études en sciences sociales (EHESS). peau rouge.
DU FRONT POPULAIRE
Le deuxième acte se situe le lundi 5 août,
jour de paie pour les ouvriers de l’arsenal,
qui constatent sur leur fiche de salaire les
baisses annoncées (de 3 % à 10 % du total
mensuel). Certains débrayent sur-le-champ
et manifestent dans l’enceinte de l’arsenal
sous les yeux d’un service d’ordre militaire
inquiet de la tension naissante. Des dra-
peaux rouges se déploient dans les diffé-
rents cortèges. Près de la moitié des salariés
a manifesté.
U
PAR BERNARD LACROIX * ne commémoration est souvent une conflit de générations, une crise de crois-
relecture du passé en fonction des sance de l’université, un défi œdipien, une
enjeux du présent. Celle de 1968 révolte de civilisation, un conflit de classes
n’échappe pas à ce phénomène. Sous cette (ancien ou nouveau), une crise politique.
référence de « 1968 » sont rassemblés des Aucune de ces figures totalisantes n’est
répertoires d’agitation (manifestations, satisfaisante. L’idée que Mai 68 pourrait être
occupations de bâtiments, défilés, séquestra- un mouvement interne ou international ne
tions, affrontements avec les forces de l’or- vaut guère mieux dès lors que l’observateur
dre) sensiblement hétérogènes que, rétros- n’est jamais confronté à des groupes sans
pectivement, l’idée de contre-culture a servi contacts entre eux et à des contestations qui
à amalgamer. ne font pas référence l’une à l’autre. Le suc-
Selon les cas, l’agitation a duré ou non, elle cès de certaines les transforme parfois en
a flambé, elle est retombée d’elle-même – ou drapeau ailleurs ; cela donne à la situation
bien s’est élargie jusqu’à déstabiliser les française une importance particulière. Au-
équipes gouvernantes, comme en Tchéco- delà, Mai 68 serait inconcevable sans les
slovaquie. Les contestations se sont égale- foules qui lui confèrent un caractère d’ex-
ment distinguées dans leur configuration ception. Et l’énergie des collectifs de coordi-
sociale. Cantonnées à quelques universités en nation rallie les multitudes prêtes à suivre
Italie, répandues dans les rues à Berlin ou à les actions engagées.
Mexico, disséminées en de nombreux
Le Vietnam comme référence
* Professeur de science politique à l’université Paris Nanterre. Partout, à Prague devant les chars sovié-
tiques, à Berkeley durant les sit-in, « organi-
sés » et « inorganisés » coexistent. Partout, les
délégués, représentants ou porte-parole ren-
Sur la Toile contrent le poids et l’appui de sans-parti
décidés à passer à l’action : solidaires devant
Institut d’histoire de la Révolution française (IHRF)
la répression, indignés par l’injustice des rap-
Créé en 1937 par l’historien George Lefebvre et rattaché au département d’histoire de l’université Paris-I
(Panthéon-Sorbonne), l’IHRF représente un des hauts lieux d’étude de la Révolution. Son site donne accès ports de forces internationaux ou portés à
à de nombreux documents et travaux de recherche. Il édite notamment la revue La Révolution française, épouser l’espoir de libération de continents
dont tous les numéros sont disponibles sur le portail OpenEdition Journals. ou de masses exploités. Tout retour élémen-
https://ihrf.univ -paris1.fr
taire sur 68 rend palpable l’opposition cardi-
Internet Modern History Sourcebook nale qui le traverse : entre ceux qui ne trou-
Animée par Paul Halsall, professeur à la Fordham University (New York), cette base de données consacrée vent rien à redire au monde tel qu’il est (soit
à l’histoire mondiale moderne rassemble une collection de textes tombés dans le domaine public et
qu’ils le subissent, soit qu’ils en tirent parti)
d’archives officielles, répartis en rubriques thématiques. À consulter, les sections « French Revolution »,
« 19th Century France », « 1848 », « Decolonization », etc. et tous ceux qui l’espèrent et le conçoivent
www.fordham.edu/halsall/mod/modsbook.html autrement.
Mais comment s’est imposé ce qui apparut
La Commune de 1871
Ce film documentaire de Cécile Clairval-Milhaud, tourné à l’occasion du centenaire de la Commune, en 1971, aux professionnels de la politique comme un
à l’aide d’archives et de témoignages lus par des comédiens, a été réédité en DVD en 2009. Il rend désaveu, et bientôt, à tous les interprètes
hommage à cet élan de liberté réprimé dans le sang au printemps 1871 et en présente les grands moments patentés, comme une crise majeure conju-
et les idéaux en actes. On le trouvera aisément en version intégrale sur la Toile.
www.steinvalfilms.com/commune1871 guant l’expression de désobéissances à l’iné-
vitable délitement de la confiance ?
Trois mécanismes génériques permettent d’une génération, et le Vietnam se trans- Pep Carrió ///// Ci-dessus : illustration pour
le livre En el último rincón aux éditions
d’y voir plus clair. Les circonstances favorisent forme en référence incontournable à Ber-
Chucherías de Arte, Madrid, 2012.
en premier lieu la revalorisation de thèmes lin, à Paris et à Milan. Cette figure du Petit
Ci-dessous : illustration pour
jusque-là condamnés à une circulation confi- Poucet contre l’Amérique, qui contourne le livre Anuario del Círculo de Economía
dentielle entre initiés. Pour s’en tenir au cas l’opposition entre des traditions d’interpré- aux éditions Galaxia Gutenberg, Madrid, 2013.
français, beaucoup admettent l’importance tation différentes de l’histoire ouvrière,
d’idées réputées nouvelles, incarnées par des concentre les raisons de s’en prendre à tous
revues de petite diffusion (Internationale les décrépits enfermés dans leur puissance
situationniste, Arguments, Socialisme ou bar- et leur confort.
barie), autour de noms emblématiques : Guy Le bouleversement scolaire est un deuxiè-
Debord, Claude Lefort, Edgar Morin ou Corne- me élément homologue à la plupart des
lius Castoriadis. Ces idées et ces revues sont contestations de l’époque. Il crée les condi-
pour la plupart nées de la réflexion sur les tions morphologiques
déceptions politiques passées – 1956 (1), de la revendication et les
Le bouleversement scolaire crée
1948 (2), voire sur l’échec de l’espérance révo- conditions idéologiques les conditions morphologiques
lutionnaire des années 1920. de sa justification (3). Ce de la revendication et les conditions
Dans la conjoncture, elles manifestent à n’est pas parce qu’ils idéologiques de sa justification
la fois l’attente d’une révélation (révolution) sont inquiets de leur
improbable et l’humeur critique vis-à-vis insertion future que les étudiants se révol-
des responsables de toutes les « trahisons » tent. Très concrètement, et comme le fait
des attentes placées dans le messianisme ressortir l’exemple français, le moment voit
égalitaire du mouvement ouvrier. Ces idées coexister des situations d’anomie, beaucoup
offrent aux étudiants l’image de l’autre de jeunes diplômés accédant à l’emploi avec
aux couleurs de leurs attentes et de leurs une représentation de la valeur du titre ☛
rêves (l’Union soviétique, la Yougoslavie, la
Chine, mais aussi le tiers-monde, de l’Amé-
rique latine à Cuba), elles l’incarnent sous
le visage de personnages rédempteurs (le
Che ou Fidel Castro). Ces luttes, ces pays et
ces relations lointaines résument l’espoir
C e qui distingue la Révolution française, et ce qui en fait un événement unique dans l’his-
toire, c’est qu’elle est mauvaise radicalement : aucun élément de bien n’y soulage l’œil
de l’observateur ; c’est le plus haut degré de corruption connu ; c’est la pure impureté. Dans
les organisations, quand la colère initiale
retombe ; les résistances à l’« organisation »,
comme refus de l’embrigadement ; les
quelle page de l’histoire trouvera-t-on une aussi grande quantité de vices agissant à la fois conflits entre organisations, chacune plus
sur le même théâtre ? Quel assemblage épouvantable de bassesse et de cruauté ! Quelle sûre que l’autre d’incarner la vérité de l’his-
profonde immoralité ! Quel oubli de toute pudeur ! Tout, jusqu’au crime, porte l’empreinte toire, épuisent les contestations. Toutes ren-
de la grandeur. Comment croire à la durée d’une liberté qui commence par la gangrène ? voient vers des causes moins immédiatement
Que du sein de la corruption la plus dégoûtante puissent sortir les vertus ? C’était un certain collectives : repenser les conditions d’exer-
délire inexplicable, une impétuosité aveugle, un mépris scandaleux de tout ce qu’il y a de cice de son activité ou réorganiser sa vie.
respectable parmi les hommes : une atrocité d’un nouveau genre, qui plaisantait de ses Bernard Lacroix
forfaits ; surtout une prostitution impudente du raisonnement et de tous les mots faits
pour exprimer des idées de justice et de vertu. On croit ce gouvernement fort parce qu’il (4) Cette manifestation, à l’époque sans égale, regroupe à
est violent. Mais on sent non la conviction de la raison, mais le rêve du désir. Paris étudiants et ouvriers derrière leurs chefs de file.
L
es appels à l’histoire se multiplient
La République française est souvent accusée de privilégier le pouvoir central, dans la plupart des débats politiques.
au détriment des régions et des minorités. Mais son rôle est de représenter l’intérêt C’est le cas de celui sur la Corse, qui
rejoint et prolonge celui sur la régionalisa-
général : ce qui implique qu’elle ne peut reconnaître d’intérêts particuliers
tion, comme du débat sur l’Europe (1),
ni d’exception à la loi commune. Ce n’est qu’à cette condition que cette dernière sera
constamment ouvert mais jamais résolu
égale pour tous et pourra assurer la liberté de chacun. depuis plus d’un demi-siècle. Bien souvent,
ces références se traduisent seulement par
PAR CLAUDE NICOLET Historien, spécialiste de la Rome antique. Il est mort en 2010. l’emploi de mots ou de formules à l’em-
porte-pièce, voire d’anathèmes et d’in-
sultes : « national-républicain » (on est prié
Pep Carrió /////
« Naufrage 1 », pour de reconnaître une forme française du
l’exposition « Les restes », national-socialisme), « jacobin », « souverai-
galerie Blanca Berlín,
Madrid, 2014 niste », « colbertiste centralisateur »...
Au-delà de ces étiquettes sont évoquées
des notions que l’on n’a, en général, jamais
pris la peine de définir : État, régime, gouver-
nement, pouvoir, administration et, naturel-
lement, fédéralisme ou centralisation. Elles
doivent d’autant plus être éclaircies qu’elles
sont presque toujours employées à fronts
renversés.
Le « programme de Nancy »
Mais, malgré l’aspiration à la démocratie
locale, la tendance inverse prévalut à partir
de 1850, accentuée encore sous le Second
Empire, régime de centralisation presque
absolue : maires et adjoints restent nommés
par les autorités supérieures. Cependant,
vers la fin du règne de Napoléon III, l’opinion
se réveille : en 1865, plusieurs dizaines de
personnalités libérales et républicaines
publient le « programme de Nancy », mani-
feste en faveur d’un pouvoir « faisable » et de
libertés locales. En 1870, le ministre Émile
Ollivier met en place une commission dont
les travaux concluent à une forte augmenta-
tion du pouvoir des communes, et, sans en
supprimer la tutelle, proposent de la trans-
férer non plus aux préfets, mais aux conseils
élus du niveau supérieur (3). Ces travaux ser-
viront de base aux décisions que prend enfin
la IIIe République. Une première loi, le
14 avril 1871, prévoit, pour les communes de
moins de 20 000 habitants, l’élection des
maires. Mais, en 1874, on en revient à la
nomination.
Il faudra attendre la véritable installation
du pouvoir républicain (4) pour que les lois
du 28 mars 1882 et du 6 avril 1884 fixent Pep Carrió ///// « Anatomie », exposition
les conditions d’élection, au suffrage univer- « Rien n’est plus profond que
la peau », galerie Blanca Berlín, 2018
sel et au scrutin de liste, des conseils muni-
cipaux. Leurs délibérations sur les affaires ganisation politique. C’est sur
de leur compétence sont exécutoires, sous un contrat – sans doute le plus
réserve des cas de nullité prévus par la loi. souvent tacite, mais libre-
Enfin, les maires et les adjoints sont désor- ment accepté – que repose
mais élus. Ces mesures, voulues par les libé- toute association politique.
raux et les républicains, établissent en Ce contrat n’est plus, comme
France ce qui s’approchait le plus du self- pour les libéraux, limité aux
government à l’anglaise, réclamé depuis domaines du droit civil et
plus d’un demi-siècle par la plupart des pénal. Il est étendu à la sphère
bons esprits. du social par un quasi-contrat,
rétroactivement consenti :
Faire l’épure d’une cité idéale ce dernier reconnaît, au dé-
En France, les choses sont rarement simples. part, la dette que les privilé-
La centralisation « jacobine », si elle a jamais giés de la fortune ou de la
existé, n’a pas été le fait des régimes républi- naissance ont souscrite, du
cains réguliers mais bien celui du despo- fait des avantages qu’ils en
tisme plébiscitaire du Premier et du Second retirent, à l’égard de l’asso -
Empires. Si les libéraux ont réalisé, sous la ciation commune. Il recon-
monarchie de Juillet (1830), quelques avan- naît, inversement, celle de la
cées vers une décentralisation plus souple et société, dans son ensemble, à
vers les libertés locales, c’était au profit d’une l’égard de ceux qui ont été
oligarchie censitaire et des grands notables. frustrés de ces avantages. Le
Le problème est moins de savoir où et à quel consentement de tous à la
niveau sont assurées les libertés et exercés loi – expression de la volonté
les pouvoirs que de se demander quelles sont générale – et la justification
la nature et les fins du pouvoir. En effet, les du devoir de la collectivité,
constructions juridiques dissimulent sou- donc de l’État, d’assurer des
vent des politiques économiques et sociales transferts compensatoires ne
précises. font que tenter de traduire
Au reste, la République, telle qu’on l’en- dans les faits les trois mots
tend en France, a ses exigences provenant pleins de sens de la devise
non pas de l’histoire ou de la tradition, mais républicaine : liberté, égalité,
d’une cohérence rationnelle (5). C’est une devenir un modèle universel. La Ire Répu- fraternité. Personne ne conteste plus la liai-
construction politique qui se déduit d’un blique et surtout l’Empire y avaient aussi son rigoureuse entre ces mots et ces concepts.
rapport constant entre les idées et les faits, prétendu. La France paya très cher toutes Si la liberté est seulement réservée à
entre le pouvoir et le savoir. Il est relative- ces chimères. Si bien que la République, défi- quelques-uns, il n’y a plus d’égalité, et ce n’est
ment facile de faire l’épure d’une cité idéale, nitivement installée depuis cent plus alors la vraie liberté. Si l’éga-
Si la liberté est
petite république autonome et exclusive, trente ans (si l’on excepte la paren- lité est réalisée par le bas, par
selon le modèle antique ; l’installer dans un thèse de Vichy), s’est construite seulement réservée exemple dans une égale servitude,
pays qui, il y a moins de deux siècles, passait dans le cadre national. À partir de à quelques-uns, il n’y a pas non plus de liberté. La
encore pour la plus puissante monarchie ses défaites, mais aussi à partir de il n’y a plus fraternité, que l’on peut appeler
du monde est une tout autre affaire. L’Ancien raisons plus profondes et plus d’égalité et ce n’est aussi solidarité, n’est pas seule-
Régime avait, par instants, rêvé peut-être de estimables. plus alors ment un écho des idéaux chrétiens.
Il s’agissait d’assurer, dans la vie Elle se réfère à quelque chose que
la vraie liberté
(3) Brigitte Basdevant-Gaudemet, La Commission de décen- sociale et politique, la reconnais- peut expliciter la métaphore fami-
tralisation de 1870, PUF, 1973. sance et l’exercice réels des droits naturels et liale et génétique : il faut un père commun ou
(4) Les premières années de la IIIe République se caracté- imprescriptibles de l’homme et du citoyen, une patrie commune pour se dire frères. Sans
risent par une forte pression monarchique et conserva-
trice. l’un n’allant pas sans l’autre, et tous deux quoi la république est impossible.
(5) Cf. Claude Nicolet, L’Idée républicaine en France, Galli- légitimés en eux-mêmes. Ces droits – qui Que les libéraux se rassurent : peu de régi-
mard, Paris, 1995 (1re éd. : 1982) ; La République en France, comportent indissociablement des devoirs – mes demeurent aussi profondément indivi-
☛
Seuil, Paris, 1992 ; et Histoire, nation, république, Odile
Jacob, Paris, 2000. sont à la fois la cause et le but de toute l’or- dualistes que la république « jacobine »,
© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. IMAGE COURTESY STEPHEN FRIEDMAN GALLERY,
LONDON. CO-COMMISSIONED BY 14-18 NOW AND TURNER CONTEMPORARY, MARGATE. PHOTO: STEPHEN WHITE. ADAGP
2 L’égalité,
un mensonge
de la République ?
Il est connu que, si tous les hommes naissent égaux, certains
le sont plus que d’autres… Quand la Révolution affirme l’égalité
des droits, c’est un bouleversement, qui signe la fin de l’Ancien Régime
en abolissant notamment les privilèges de la noblesse. Au fil
des changements politiques, le principe sera souvent bafoué. Pourtant,
c’est parce qu’il existe que continue à s’élever l’exigence de justice.
D
PAR JACQUES DENIS * ans la baie de Pointe-à-Pitre s’étire sombre au plus clair, une échelle de valeurs
sur deux cent soixante mètres un qui va de pair avec le système esclavagiste.
vaisseau noir et argenté, traversé par À Saint-Domingue, on dénombre ainsi vingt-
une arche centrale à partir de laquelle on quatre nuances de noir.
accède aux salles d’exposition. Le Mémorial À l’heure où le capitalisme bourgeonne
ACTe (MACTe), centre caribéen d’expressions dans les Caraïbes, le système de l’habitation-
et de mémoire de la traite et de l’esclavage, sucrerie, qui désigne, dans les colonies fran-
se déploie sur le site de Darboussier, un vaste çaises, l’exploitation agricole où vivent le
terrain d’une dizaine d’hectares, et c’est là un maître et ses esclaves, est progressivement
choix symbolique, tout à la fois poétique et supplanté. Le système usinier, plus perfor-
politique. Ici, naguère, des pans de murs mant, concentre vite les activités de produc-
ensevelis sous les racines et les arbres témoi- tion. Dans les années 1880, la Guadeloupe
gnaient encore de la présence de la plus compte vingt-deux usines – autant qu’en
grande usine sucrière des Petites Antilles. La Martinique. Darboussier, la plus importante,
nature avait repris ses droits, mais des car- affiche alors une capacité de huit mille
casses de camions, les rails d’un fantoma- tonnes de sucre par an, à comparer avec les
tique chemin de fer, des cuves où se concen- productions de seulement cinquante à
trait autrefois le jus de canne rappelaient le soixante-quinze tonnes que délivraient les
passé du lieu. L’usine, qui compta jusqu’à habitations-sucreries avant 1848.
un millier de travailleurs, fut pendant plus
d’un siècle, de 1870 à 1980, le Dealeurs et évangélistes cohabitent
Pour remplacer les esclaves, on fait poumon économique de la « Le rapport maître-esclave était plus ténu
venir des milliers d’Indiens, arrivés ville. Et de l’île. dans les habitations que dans le système de la
par convois, ainsi que quelques L’histoire du site fait écho plantation aux États-Unis, analyse M. Thierry
centaines de Chinois et de Japonais à celle de Pointe-à-Pitre, la Letang, à la tête du pôle scientifique et cultu-
capitale économique de la rel du MACTe. Un territoire plus petit, des
Guadeloupe, fondée en 1763. La ville connaît relations plus soutenues, plus directes. L’ha-
alors un essor très rapide avec l’arrivée de bitant connaissait tous ses esclaves ; il les avait
négociants comme Jean Darboussier, origi- choisis, achetés. Les habitations constituaient
naire de Montpellier, qui achète des terrains, de petites unités autonomes, avec leur infir-
dont le morne (colline) qui portera son nom merie, qui échangeaient avec l’extérieur pour
à l’extérieur de la ville. Le terrain change plu- écouler leur production. » Le système perdure,
sieurs fois de mains. On y exploite le bois, sous diverses formes, jusqu’à la seconde
avant que deux industriels s’associent pour guerre mondiale.
fonder ce fleuron de l’industrie sucrière du Aujourd’hui encore, le quartier de Carénage
XIXe siècle. demeure l’un des plus animés de l’île, et ce
La canne demande des bras, mais l’abolition vingt-quatre heures sur vingt-quatre, comme
définitive de l’esclavage, en 1848, a changé la au temps des trois-huit qui rythmaient l’acti-
donne : la main-d’œuvre, longtemps gratuite vité de l’usine lorsqu’elle tournait à plein
et désormais libre, part en ville chercher du régime, au moment des récoltes. Et c’est dans
travail. On essaie donc de faire venir des Cap- ces anciens faubourgs marécageux que
débarquent des populations de la Caraïbe et
* Journaliste. d’ailleurs. Plusieurs mondes cohabitent dans
FRIEDMAN GALLERY, LONDON AND JAMES COHAN GALLERY, NEW YORK. PHOTO: STEPHEN WHITE. ADAGP
© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. IMAGE COURTESY STEPHEN
l’artère principale, la rue Raspail, qui longeait prit de corps. Tous les gamins du quartier Yinka Shonibare Rahman ///// « Le Voyageur », 2006-07
l’usine : des prostituées venues de Saint- finirent par les fréquenter ; piscine et terrain
Domingue, des évangélistes, des dealeurs... de basket restent encore dans les mémoires. la Siapap (2). Mais, au bout du compte, le colo-
Adjoint à la mairie chargé de la culture et Centrifugeuse économique, l’usine fut nage n’était pas si rentable, et en plus on se
du patrimoine, M. Georges Brédent revient aussi le creuset socioculturel de générations cassait le dos pour l’usine. Pis : la société pou-
sur ce quartier qui a nourri l’écriture de son de Guadeloupéens. Travaillant avec de nom- vait rompre le contrat de manière unilatérale.
roman La Rue des champions (1). Cet avocat a breuses « habitations », elle pouvait fonction- On se savait exploités. »
grandi dans la proximité de l’usine. ner quasi en circuit fermé : elle pos- Les descendants ont parfois refusé d’em-
«Tous les cadres
« C’était le lieu du plein-emploi ! sédait ses propres champs, qu’elle brayer. Fils d’un machiniste central, petit-
étaient blancs
Fortement hiérarchisé : tous les mettait à disposition de ses em- fils d’un mécano, M. Gaston Novercat fait
cadres étaient blancs et le person- et le personnel ployés en colonage – une forme de partie de ceux-là : « Non ! Pour moi, c’était de
nel de maîtrise, antillais. Au bas de de maîtrise, fermage instaurée aux Antilles qui l’esclavage. Il n’y avait pas un jour sans blessé.
la pyramide, il y avait les ouvriers. antillais. Au bas permettait au propriétaire d’ex- Mon père y a perdu le plein usage d’une
Pour autant, cela fonctionnait très de la pyramide, il y ploiter à moindre coût ses terres, jambe. Tous ces gens étaient mal payés. Les
bien parce que ces travailleurs souvent les plus difficiles. patrons se sont sucrés sur le dos des ouvriers. »
avait les ouvriers »
avaient le sentiment d’être fonc- Alphonse François, disparu Cuiseur de sucre pendant quarante-six ans
tionnarisés, avec un statut, une sécurité de récemment, était entré à 14 ans à l’usine et fils d’un charpentier lui-même au service
l’emploi, et qu’ils bénéficiaient de certains comme ouvrier, et avait intégré ensuite la de Darboussier, Paul Bilba vit encore ☛
égards : retraite, congés payés et... soins ! » comptabilité. Pour lui comme pour beau-
Le patronat s’organisait pour que l’argent coup d’autres, Darboussier fut à la fois un
(1) Georges Brédent, La Rue des champions, Jasor, Pointe-
de la paie ne quitte pas les lieux. Il y avait de ascenseur social et la prolongation d’un sys- à-Pitre, 2002.
nombreux commerces plus ou moins affiliés, tème d’exploitation très bien huilé : « Je cul-
(2) La Société industrielle et agricole de Pointe-à-Pitre (Sia-
et l’usine possédait alentour un parc immo- tivais aussi une parcelle de canne que m’avait pap) a été constituée au début du XXe siècle, avant de
fusionner, en 1970, avec la Compagnie française des
bilier. Elle avait mis en place des infrastruc- allouée la Société industrielle de sucrerie. La sucreries pour former la Société industrielle de sucre-
tures pour ses employés afin de cultiver l’es- moitié de la production pour moi, l’autre pour ries - Société agricole de la Guadeloupe (SIS-SAG).
À
PAR ELIKIA M’BOKOLO * travers le Sahara, par la mer Rouge, dises (or, ivoire, bois...), ce fut le commerce
par l’océan Indien, à travers l’Atlan- des hommes qui mobilisa toute l’énergie des
tique, le continent noir a été saigné de Européens sur les côtes d’Afrique. En outre,
son capital humain. Dix siècles au moins (du la traite arabe était orientée principalement
e e
IX au XIX ) de mise en servitude au profit vers la satisfaction des besoins domestiques ;
des pays musulmans. Plus de quatre siècles au contraire, les Africains exportés vers le
(de la fin du XVe au XIXe) de commerce régu- Nouveau Monde fournirent la force de tra-
lier pour construire les Amériques et pour la vail des plantations coloniales, plus rare-
prospérité des États d’Europe. ment celle des mines, dont les produits – or,
Parmi tous ces trafics, c’est la traite euro- argent et, surtout, sucre, cacao, coton, tabac,
péenne et transatlantique qui retient le plus café – alimentèrent très largement le négoce
l’attention et suscite le plus de débats. Elle international.
n’est pas seulement, jusqu’à ce jour, la moins
mal documentée. Elle est aussi celle qui s’est Commerce du « bois d’ébène »
attachée de manière exclusive à l’asservisse- Les deux systèmes esclavagistes ont néan-
ment des seuls Africains, tandis que les pays moins en commun la même justification de
musulmans ont asservi indifféremment des l’injustifiable : le racisme, puisant pareille-
Blancs et des Noirs. Elle est enfin celle qui, de ment dans une même interprétation falla-
toute évidence, peut le mieux rendre compte cieuse de la Genèse selon laquelle les Noirs
de la situation actuelle de l’Afrique. d’Afrique, prétendument descendants de
Cham, seraient maudits et condamnés à être
des esclaves.
* Historien, directeur d’études à l’École des hautes études en
sciences sociales (EHESS) à Paris. Ce ne fut pas sans peine que les Européens
mirent en place le commerce du « bois
d’ébène ». Au début, il ne s’agissait guère que
Bibliographie de rapt. Mais l’exploitation des mines et des
MARCEL DORIGNY, Les Abolitions de l’esclavage, CHRISTINE BARD, MÉLISSA BLAIS ET FRANCIS DUPUIS-DÉRI plantations exigeant sans cesse plus de bras,
Presses universitaires de France (PUF), coll. « Que (sous la dir. de), Antiféminismes et masculinismes
sais-je ? », Paris, 2018. d’hier et d’aujourd’hui, PUF, Paris, 2019. les grandes compagnies de traite vont se
Paru à l’occasion des 170 ans du décret Comment les avancées en faveur constituer dans la seconde moitié du
du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage dans des femmes depuis deux siècles, comme XVIIe siècle. Français, Britanniques et Hol-
les colonies françaises, cet ouvrage le droit au divorce au XIXe siècle,
de Marcel Dorigny, spécialiste les conquêtes du suffragisme dans landais, Portugais et Espagnols, mais aussi
de la colonisation, restitue les débats et les années 1930 ou encore la légalisation Danois, Suédois et Brandebourgeois multi-
les luttes qui ont conduit à l’émancipation de l’avortement en 1975, ont avivé
plient les compagnies à monopole et les forts,
par la loi de millions de femmes les passions au sein de la société française.
et d’hommes. comptoirs et colonies qui s’égrènent du
ÉVELYNE RIBERT, Liberté, égalité, carte d’identité.
MOHAMMED HARBI ET BENJAMIN STORA (sous la dir. de), Les jeunes issus de l’immigration et l’appartenance Sénégal jusqu’au Mozambique. Seuls man-
La Guerre d’Algérie, Hachette, Paris, 2010 (rééd.). nationale, La Découverte, Paris, 2006. quent à l’appel la Russie et les pays balka-
Cet ouvrage collectif, coordonné par les Prenant comme point de départ la loi niques, qui reçoivent néanmoins leurs petits
historiens Mohammed Harbi et Benjamin du 24 mars 2005 sur l’apprentissage
Stora, rassemble les contributions de vingt- obligatoire de La Marseillaise à l’école contingents d’esclaves par l’intermédiaire de
cinq spécialistes français et algériens. primaire, la sociologue Évelyne Ribert l’Empire ottoman.
Ceux-ci dressent un état des lieux des examine comment se construit et se vit
recherches historiographiques sur « ce qui le sentiment d’appartenance nationale À leur corps défendant, les sociétés afri-
reste notre dernier grand drame national ». des enfants d’immigrés. caines entrent dans le système négrier, quitte,
une fois dedans, à chercher à en tirer le
maximum d’avantages. Ainsi, le roi du Kongo
Yinka Shonibare Rahman ///// sement et manifestant leur solidarité avec les
« Méduse Ouest », 2015 gens réduits en esclavage.
L’esclavage aboli, le racisme issu de la
période négrière trouva l’occasion de se
renouveler. En effet, le discours des Euro-
péens sur l’Afrique portait désormais
sur l’« archaïsme », l’« arriération », la
«sauvagerie» du continent, et posait
l’Occident en modèle. Les boule-
versements et la régression de
l’Afrique n’étaient pas mis au
compte de développements
historiques réels, dans les-
quels l’Europe avait sa part,
mais attribués à la « natu-
re » innée des Africains. Le
colonialisme et l’impéria-
lisme naissants purent ainsi
© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. IMAGE COURTESY JAMES COHAN GALLERY, NEW YORK AND SHANGHAI, PHOTO: ADAM REICH. ADAGP
Q
PAR NICOLE PELLEGRIN * ui, en France, connaît l’auteure de la Antoinette l’a devancée de peu) a éclipsé les
Déclaration des droits de la femme autres titres de gloire d’une femme au destin
et de la citoyenne parue le 14 septem- transgressif : fille non reconnue d’un père
bre 1791 ? Une présidentiable en quête de aristocrate et de la belle épouse d’un boucher
voix féminines ? La poignée de féministes et de Montauban, Occitane montée à Paris
les quelques historiens et historiennes qui après un veuvage précoce, romancière auto-
rêvent de faire entrer au Panthéon une biographe et écrivaine de théâtre malmenée,
femme de lettres proprement révolution- cette antiesclavagiste notoire fut une
naire ? N’a-t-elle pas su proclamer et appli- pamphlétaire novatrice qui sut répandre ses
quer, elle-même, le principe : « La femme a le idées par des affiches et par voie de presse :
droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir interdiction de la traite négrière, réforme de
également celui de monter à la tribune » (arti- l’impôt et de la Constitution, opposition à
cle X) ? Ce passage, le plus cité de tous les l’exécution des monarques, droit au divorce
écrits d’Olympe de Gouges (1748-1793), a un et à l’éducation pour tous et toutes, etc.
accent dramatique qui plaît d’autant plus
que le reste de la Déclaration se contente de Les aléas d’une notoriété posthume
corriger, en le féminisant, le texte de 1789. De ses multiples combats, on a surtout retenu
Donner – concrètement ses attaques frontales en faveur des femmes.
« La femme a le droit de monter et non dans l’abstrait – Puisque « la femme naît libre et demeure égale
sur l’échafaud ; tous les droits à tous, y à l’homme en droits » (Déclaration, article I),
elle doit avoir également compris à un « sexe su- « la loi doit être l’expression de la volonté géné-
celui de monter à la tribune » périeur en beauté comme rale ; toutes les citoyennes et tous les citoyens
en courage », c’était pen- doivent concourir personnellement, ou par
ser autrement, c’est-à-dire avec force et leurs représentants, à sa formation ; elle doit
humour, l’ensemble des rapports sociaux et être la même pour tous : toutes les citoyennes
s’inscrire ainsi dans un débat européen sur et tous les citoyens étant égaux à ses yeux, doi-
l’égalité véritable, débat ouvert par les vent être également admissibles à toutes les
Lumières et qui est encore d’actualité. dignités, places et emplois publics, selon leurs
Longtemps ignorée (quelques extraits sont capacités, et sans autres distinctions que celles
publiés en 1840, mais la première version de leurs vertus et de leurs talents » (art. VI).
complète est éditée par Benoîte Groult en Sa vie et ses idées sont désormais bien
1986), la Déclaration signée (et donc pleine- connues grâce notamment à plusieurs réédi-
ment assumée) par Olympe de Gouges est tions : ses Œuvres complètes en deux tomes
dédiée à la reine. Cette brochure semble être publiées par les éditions Cocagne regroupent
passée inaperçue en son temps, contraire- son théâtre et ses écrits politiques, tandis que
ment à la Vindication of the Rights of Women, les éditions Côté Femmes ont fait paraître son
de Mary Wollstonecraft, traduite dès 1792 et Théâtre politique... Des travaux universitaires
bien moins radicale dans sa forme. Cette projettent une lumière de plus en plus nuan-
publication précède de deux ans sa mort sur cée sur une œuvre singulière : Joan Scott avec
l’échafaud, pour fédéralisme et antirobes- La Citoyenne paradoxale. Les féministes fran-
pierrisme, le 3 novembre 1793. çaises et les droits de l’homme (Albin Michel),
Eleni Varikas pour, entre autres, sa préface à
* Historienne et anthropologue. L’Esclavage des Noirs ou l’Heureux Naufrage
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des innombrables (semi-)oubliées de l’his-
toire. Pour avoir pris la parole et fait la
preuve de talents jugés masculins, celles-ci
passèrent, en leur temps, pour des « femmes-
hommes » et des viragos. Cette célébrité pre-
mière, accrue souvent par des situations qui
les rendaient socialement et financièrement
vulnérables, a englouti ou marginalisé ces
femmes, quand elle ne les a pas métamor-
phosées en harpies ou en martyres. Madame
Roland, femme d’influence sous la Révolu-
tion et grande épistolière, George Sand, dont
l’œuvre connut pourtant un succès impor-
tant parmi ses contemporains, n’ont pas
échappé à cette caricature, à la fois physique
et morale. Quant à leurs consœurs écri-
vaines, féministes ou non, elles ont attendu
longtemps avant de reconnaître l’apport
d’Olympe de Gouges à la réflexion politique
en général et à la cause des minoritaires
(femmes ou esclaves) en particulier. Flora
Tristan ne se dit-elle pas, en 1843, dans
L’Union ouvrière, « la première qui a reconnu
en principe les droits de la femme » ? Déni ou
mépris des devancières ? On ne sait, mais les
différentes vagues du féminisme ont connu
des effacements analogues.
« Paranoïa reformataria »
La misogynie des « découvreurs » récurrents
d’Olympe de Gouges a, au XIXe siècle, des
accents féroces et stupides : «héroïque et folle»
pour les frères Jules et Edmond de Goncourt, les femmes font alors, sans le fard de l’ano- Yinka Shonibare Rahman ///// Vénus de Milo (d’après
Alexandros), 2016 (détail)
elle était atteinte de « paranoïa reformataria » nymat, une percée remarquée et controver-
selon un certain docteur Guillois, ou encore sée. Au milieu d’écrivaines francophones
« toquée dans ses mauvais jours, trop nom- talentueuses, comme Isabelle de Charrière,
breux, ce fut une gâcheuse dans ses meilleurs » Germaine de Staël, Stéphanie de Genlis,
d’après l’essayiste Léopold Lacour, par ailleurs Constance Pipelet, Louise de Kéralio et beau-
e
féministe, etc. Mais, en ce début de XXI siècle, coup d’autres, Olympe de Gouges est bien
il serait fâcheux de voir se mettre en place une – selon le Dictionnaire historique, littéraire et
vision qui, pour être plus pondérée, n’en res- bibliographique des Françaises et des étran-
terait pas moins biaisée et tronquée. gères naturalisées en France de Fortunée Bri-
Activiste des lettres françaises, elle est quet, en 1804, consacré à celles qui furent
inséparable de l’ensemble des débats de son liées au monde des lettres – une des « femmes
temps et d’un monde violemment genré où les plus intéressantes de son temps ». n
DANS LES ARCHIVES //// NOVEMBRE 2004 //// PAR ANNE MATHIEU *
Jean-Paul Sartre
et la guerre d’Algérie
Il analyse le colonialisme comme une honte qui, en voulant quand ils approuvent l’invasion de la Hongrie par les
chars soviétiques, il rompt avec le Parti communiste
ravaler le colonisé au niveau de la bête, s’oppose aux idéaux
français. Pour Mohammed Harbi, « à partir de là, il
proclamés par la devise de la République. Il soutient activement s’opère chez lui un glissement éthique qui le mène, par
tous ceux qui sont solidaires des combattants pour touches successives, à découvrir un nouveau sujet de l’his-
l’indépendance. Jean-Paul Sartre, pendant la guerre d’Algérie, toire, plus radical que le prolétariat : les colonisés. La cause
algérienne en bénéficiera (2) ».
prend le parti de la justice contre celui de l’ordre.
En 1957, l’écrivain et essayiste Albert Memmi, né à
Tunis, publie Portrait du colonisé précédé du Portrait
L
’engagement de la revue Les Temps modernes du colonisateur, dont les premiers extraits paraissent
dans la guerre d’Algérie précède celui de son dans Les Temps modernes et dans Esprit. Sartre en rend
fondateur et directeur, Jean-Paul Sartre. En compte dans un article qui servira plus tard de préface
mai 1955, la revue fait paraître un numéro sur le conflit à ce livre (3). Il y souligne notamment : « Le colonialisme
et, en novembre, un article intitulé « L’Algérie n’est pas la refuse les droits de l’homme à des hommes qu’il a sou-
France ». Le ton est donné. Les Temps modernes seront mis par la violence, qu’il maintient de force dans la
saisis tout au long de la guerre : quatre fois en Algérie, une misère et l’ignorance, donc, comme dirait Marx, en état
fois en France. C’est en mars 1956 que de “sous-humanité”. Dans les faits eux-
paraît le premier article de Sartre sur le Intitulé mêmes, dans les institutions, dans la
sujet, « Le colonialisme est un système ». « Vous êtes nature des échanges et de la production, le
Jusqu’en avril 1962, ses textes (1) révèle- racisme est inscrit. »
formidables »,
ront une vigueur polémique et un cou- La thématique de la « sous-humanité »,
le premier article
rage peu courants à notre époque : la vie qui demeurera au centre de ces articles,
du philosophe était menacée, et son de Sartre entièrement vient de ce que, pour lui, les colonisés ont
appartement fut plastiqué deux fois par consacré été « maintenus par un système oppressif
l’Organisation armée secrète (OAS). à la torture paraît au niveau de la bête » – ce qui s’est traduit
Si le moment de l’engagement sartrien en mai 1957 aussi bien par le déni de droit que par le
en tant qu’individu intervient en 1956, sa déni de la culture, contraires au respect
prise de conscience anticolonialiste est plus ancienne ; des « droits de l’homme » si souvent invoqués. Il y insiste
(1) Tous publiés dans depuis plusieurs années, il soutient, en Tunisie, la cause dans sa préface, en septembre 1961, aux Damnés de la
Situations V, Gallimard, du Néo-Destour – la branche « moderniste » du Destour, terre, de Frantz Fanon. Psychiatre martiniquais qui
Paris, 1964. Toutes les
citations d’articles de le parti de l’indépendance tunisienne –, et, au Maroc, celle épouse très vite la lutte indépendantiste algérienne,
Jean-Paul Sartre
renvoient, sauf mention
de l’Istiqlal (Indépendance). À l’automne de 1955, il membre du Gouvernement provisoire de la République
contraire, à cet ouvrage. apporte son appui au Comité d’action des intellectuels algérienne (GPRA), animateur d’El Moudjahid clandes-
(2) Mohammed Harbi, contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord. tin, Fanon s’est déjà fait connaître par les essais Peau
« Une conscience libre »,
Les Temps modernes, Francis Jeanson, collaborateur des Temps modernes, qui noire, masques blancs (1952) et L’An V de la révolution
Paris, octobre-
décembre 1990.
a publié avec sa femme Colette L’Algérie hors la loi en algérienne (1959). La rencontre – intellectuelle mais aussi
(3) Albert Memmi décembre 1955, contribue également à son évolution. fraternelle – entre ces deux hommes qui deviendront
publiera Portrait du Mais, en 1956, quand les communistes votent les pouvoirs amis marquera l’itinéraire du philosophe. Sartre sou-
décolonisé arabo-
musulman et de quelques spéciaux demandés, pour intensifier la guerre, par le pré- tient sans réserve les thèses de Fanon et se les réappro-
autres, Gallimard, Paris,
2004.
sident du Conseil Guy Mollet, ancien dirigeant de la Sec- prie par son style propre, si particulier. Il écrit notam-
(4) Frantz Fanon, Les tion française de l’Internationale ouvrière (SFIO), puis ment dans sa préface : « Ordre est donné de ravaler les
Damnés de la terre, habitants du territoire annexé au niveau du singe supé-
Maspero, coll. « Cahiers
libres », Paris, 1961. * Directrice de la revue Aden, Nantes. rieur pour justifier le colon de les traiter en bêtes de
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somme. La violence coloniale ne se donne pas seulement La métaphore de la gangrène sera à nouveau employée Yinka Shonibare
Rahman /////
le but de tenir en respect ces hommes asservis, elle cherche dans la critique du livre d’Henri Alleg La Question, publié « The British Library »
à les déshumaniser. Rien ne sera ménagé pour liquider en février 1958 aux Éditions de Minuit. Militant du Parti (Bibliothèque nationale
du Royaume-Uni),
leurs traditions, pour substituer nos langues aux leurs, communiste algérien, directeur d’Alger républicain, de 2014 (détail)
pour détruire leur culture sans leur donner la nôtre ; on les 1950 à son interdiction en septembre 1955, Alleg est arrêté
abrutira de fatigue (4). » par les parachutistes en juin 1957 et torturé au centre de
Le premier article de Sartre entièrement consacré à la tri d’El-Biar. La Question, premier document de ce type à
dénonciation de la torture, « Vous êtes formidables », conquérir une réelle audience, est saisi le 28 mars 1958.
paraît en mai 1957 dans Les Temps modernes. Au départ, André Malraux, Roger Martin du Gard, François Mauriac
il s’intitulait « Une entreprise de démoralisation », et avait et Sartre rédigent alors une adresse solennelle au prési-
été commandé par Le Monde, qui le refusa. Il commente dent de la République (Albert Camus refuse de s’y asso-
un recueil de récits de jeunes recrues, pour la plupart cier). Le 30 mai, Sartre participe, avec l’épouse d’Henri
prêtres et aumôniers, publié deux mois plus tôt, en s’in- Alleg, le mathématicien Laurent Schwartz et François
surgeant contre la complicité des Français et des médias, Mauriac, à une conférence de presse sur « les violations
seulement capables de porter secours au nom de l’huma- des droits de l’homme en Algérie ».
nitarisme, comme dans l’émission populaire de Jean Le 6 mars précédent, au moment de la sortie de La
Nohain intitulée précisément « Vous êtes formidables ». Question, Sartre écrivit dans L’Express un article, titré
Sartre y dénonce avec vigueur « cette gangrène (...), l’exer- « Une victoire », qui provoqua la saisie de l’hebdomadaire.
cice cynique et systématique de la violence absolue. Pil- Il y affirmait : « Vous savez ce qu’on dit parfois pour justi-
lages, viols, représailles exercées contre la population fier les bourreaux : qu’il faut bien se résoudre à tourmenter
☛
civile, exécutions sommaires, recours à la torture pour un homme si ses aveux permettent d’épargner des cen-
arracher des aveux ou des renseignements ». taines de vies. Belle tartufferie. (...) Était-ce pour
Jean-Paul Sartre et la guerre d’Algérie Mais la contamination ne s’arrêtera pas aux confins
de l’Occident. La maladie va s’emparer des colonisés :
sauver des vies qu’on lui brûlait les seins, les poils du sexe ? « L’indigénat est une névrose introduite et maintenue par
Non : on voulait lui extorquer l’adresse du camarade qui le colon chez les colonisés avec leur consentement », écrit
l’avait hébergé. S’il eut parlé, on eût mis un communiste de Sartre dans la préface aux Damnés de la terre. La « folie »,
plus sous les verrous : voilà tout. Et puis l’on arrête au désormais intrinsèque aux comportements de la gauche
hasard ; tout musulman est “questionnable” à merci : la française et aux « agents du colonialisme », va atteindre
plupart des torturés ne disent rien parce qu’ils n’ont rien les colonisés. Cette fois, cependant, ils vont s’en emparer
à dire. » Et l’intellectuel d’y reprendre sa métaphore de la et se l’approprier : « Lisez Fanon : vous saurez que, dans
maladie contagieuse : « Et d’ailleurs le temps de leur impuissance, la folie meurtrière est l’in-
« Liberté, égalité, fraternité, la gangrène s’étend, elle a traversé la conscient collectif des colonisés. » En cautionnant leur
amour, honneur, patrie, mer : le bruit a même couru qu’on réaction, à l’instar de Fanon, Sartre charge d’une valeur
que sais-je ? Cela ne nous mettait à la question dans certaines positive la « folie », retournée par l’opprimé contre l’op-
empêchait pas de tenir en même prisons de la “Métropole”. » presseur. Il peut alors conclure : « Guérirons-nous ? Oui.
Dès son premier article de 1956, La violence, comme la lance d’Achille, peut cicatriser les
temps des discours racistes »
Sartre insiste sur le silence des Fran- blessures qu’elle a faites. (...) C’est le dernier moment de la
çais, il martèle que la domination coloniale s’oppose aux dialectique : vous condamnez cette guerre, mais n’osez pas
idéaux dont la France se réclame – « Quel bavardage : encore vous déclarer solidaires des combattants algériens ;
liberté, égalité, fraternité, amour, honneur, patrie, que n’ayez crainte, comptez sur les colons et sur les merce-
sais-je ? Cela ne nous empêchait pas de tenir en même naires : ils vous feront sauter le pas. Peut-être, alors, le dos
temps des discours racistes, sale nègre, sale juif, sale au mur, débriderez-vous enfin cette violence nouvelle que
raton » – mais, pis, en fait un synonyme de fascisme : « Il suscitent en vous de vieux forfaits recuits. Mais ceci,
est notre honte, il se moque de nos lois ou les caricature (...). comme on dit, est une autre histoire. Celle de l’homme. Le
Il oblige nos jeunes gens à mourir malgré eux pour les temps s’approche, j’en suis sûr, où nous nous joindrons à
principes nazis que nous combattions il y a dix ans ; il tente ceux qui la font. »
de se défendre en suscitant un fascisme jusque chez nous, Le combat de Sartre ne fut pas uniquement une
en France. Notre rôle, c’est de l’aider à mourir. Non seule- « bataille de l’écrit ». Engagé, l’intellectuel le fut, et sur
ment en Algérie, mais partout où il existe. » tous les fronts que lui commandèrent les événements. Il
intervint dans plusieurs meetings pour la paix en Algérie ;
Au-delà de la bataille de l’écrit il participa à la manifestation silencieuse du 1er novem-
Du silence à la complicité, il n’y a qu’un pas, ce qu’il illustre bre 1961 consécutive aux massacres du 17 octobre, où
dans «Vous êtes formidables ». Sa colère le conduit à rap- moururent de très nombreux Algériens, venus à l’appel
peler la seconde guerre mondiale : « Fausse candeur, fuite, de la branche française du Front national de libération
mauvaise foi, solitude, mutisme, complicité refusée et, tout (FLN), à celle du 13 février 1962 protestant contre la
ensemble, acceptée, c’est cela que nous avons appelé, en 1945, répression meurtrière du métro Charonne ; il témoigna à
la responsabilité collective. Il ne fallait pas, plusieurs procès de « porteurs de valise »,
à l’époque, que la population allemande pré- Un intellectuel, ces militants qui soutenaient, en France,
tendît avoir ignoré les camps. “Allons donc ! fidèle à sa conception l’action du FLN. « Utilisez-moi comme vous
disions-nous. Ils savaient tout !” Nous avions voulez », avait insisté Sartre, qui venait de
de l’engagement
raison, ils savaient tout, et c’est aujourd’hui signer la « Déclaration sur le droit à l’in-
seulement que nous pouvons le compren-
du clerc, mit soumission dans la guerre d’Algérie »,
dre : car nous aussi nous savons tout. (...) sa plume et sa notoriété connue comme le « Manifeste des 121 »
Oserons-nous encore les condamner ? » Et au service – le nombre de signataires qui provo-
Sartre d’asséner : « Les crimes que l’on com- d’une cause qu’il quaient ainsi directement l’État français.
met en notre nom, il faut bien que nous en « Non récupérable », la voix de Sartre
estimait juste
soyons personnellement complices puisqu’il dérange encore. Elle nous permet de regar-
reste en notre pouvoir de les arrêter. » La mystification des der avec moins de honte cette période de notre histoire. Un
gouvernants profite de la complicité de médias pour qui intellectuel, fidèle à sa conception de l’engagement du
« le seul crime serait de nous troubler ». Signe de la déca- clerc, mit sa plume et sa notoriété au service d’une cause
dence d’une civilisation : «Fiévreuse et prostrée, obsédée par qu’il estimait juste. Pour lui, cette bataille valait d’autant
ses vieux rêves de gloire et par le pressentiment de sa honte, plus d’être menée qu’elle permettrait aux Algériens de ne
la France se débat au milieu d’un cauchemar indistinct pas avoir pour toute vision de la France celle d’un État dont
qu’elle ne peut ni fuir ni déchiffrer. Ou bien nous verrons les parachutistes torturaient dans les prisons.
clair ou bien nous allons crever. » ANNE MATHIEU
RÉACTIONNAIRE
ET ANTICAPITALISTE ?
est ainsi la « sédimentation historique d’un
Un idéal : c’est ce que représente la France pour certains, dont M. Patrick Buisson. patrimoine matériel et immatériel » qui a pro-
Un idéal ancestral, porteur du sens de l’honneur et de la solidarité, nourri des valeurs gressivement « conféré à la France les attri-
buts d’une personne vivante » (2). Nation et
chrétiennes, qui s’oppose au pouvoir de l’argent et remplace la lutte des classes
patrie sont ici synonymes. La terre des pères,
par la lutte contre les castes. La droite catholique se voit alors en alliée d’une certaine
son passé, les valeurs qui l’ont animée, les
gauche antilibérale, pour redonner au peuple sa grandeur unique. conflits qui l’ont traversée, ses paysages, sa
langue, ses coutumes sont un bien commun,
M
PAR EVELYNE PIEILLER onsieur Patrick Buisson, directeur à la fois un héritage et... une identité. M. Buis-
de la chaîne Histoire de 2007 à 2018, son chante ainsi la « nation-chaîne » et la
responsable quelque temps du jour- « nation-chêne », celle qui est faite de trans-
nal d’extrême droite Minute, et conseiller de mission et celle qui est faite d’enracinement.
M. Nicolas Sarkozy de 2007 à 2012, s’attira les Cette France ancestrale s’est traduite en un
foudres de la gauche quand il fut soupçonné peuple qui fut communauté, organique,
d’être à l’origine de la création en 2007 du naturelle, familière voire quasi familiale.
ministère de l’immigration, de l’intégration, Ce peuple-France (ou inversement), qui n’est
de l’identité nationale et du codéveloppement. pas si éloigné de la conception qu’en eut Jules
C’est avant tout la mention de l’identité natio- Michelet (lire l’article page 22), sut mettre en
nale qui suscita l’hostilité. Intellectuels et œuvre la fraternité, et ainsi inventer sa gran-
artistes se dressèrent pour en dénoncer l’indi- deur. Car il fut porté par un idéal de bien com-
gnité, en rappelant que le seul précédent était mun, nourri par l’« esprit chrétien », un terme
le Commissariat général aux questions juives, désignant ici l’« amitié supérieure qui lie les
sous le gouvernement de Vichy. Le hommes entre eux», et qui, selon
La pensée qu’il
ministère fut supprimé en 2010. M. Buisson, a engendré la Révolu-
La proposition put être considé- développe s’appuie tion. Mais cet idéal, qui sut se
rée comme la quintessence d’une sur une conception concrétiser notamment par les soli-
position d’extrême droite : il n’en du monde qui peut darités familiales et communau-
serait pas moins erroné de réduire paraître se rapprocher taires, c’est l’« enracinement » qui le
d’emblée M. Buisson à une carica- des aspirations fait vivre – « peut-être le besoin le
ture de franchouillard réaction- plus important et le plus méconnu
de la gauche
naire et xénophobe. Car la pensée de l’âme humaine », selon les mots
qu’il développe s’appuie sur une conception de la philosophe Simone Weil dans L’Enraci-
du monde qui peut, par certains aspects et de nement, écrit à Londres en 1943, qu’il se plaît
façon assurément inattendue sinon pertur- à citer – l’amour du proche, et du terroir, et du
bante, paraître se rapprocher des aspirations passé qui irrigue le présent... Le nouveau venu
de la gauche – mieux, il n’est pas certain serait donc moins une menace pour la nation
qu’elle soit sans avenir. qu’un corps étranger incapable d’en partici-
C’est effectivement l’ « identité nationale » per... avant de s’y enraciner à son tour. Non, la
qui en est le cœur, ou plus exactement l’iden- véritable menace, pour M. Buisson, c’est la
tité de la nation française, à connaître, à pré- République, et c’est encore plus le libéralisme.
server, à chanter. Cette nation, elle est, pour Deux atteintes à l’essence du peuple et du pays.
M. Buisson, charnelle, vivante, sensible, faite, Ce qu’il reproche à la République, c’est
comme l’écrivait Ernest Renan, du « souvenir que le système représentatif n’y est que « fic-
des grandes choses faites ensemble (1) », et tion ». L’objectif de notre système électoral
cette mémoire collective assemble les indivi- serait « d’empêcher la volonté populaire ☛
dus qui la partagent en un peuple. La nation
(1) Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, Mille et une
Pep Carrió ///// Visuel de l’affiche « Diseñadores nuits, Paris, 1997 (1re éd. : 1882).
para un libro » (Designers pour un livre), (2) Patrick Buisson, La Cause du peuple, Perrin, coll. « Tempus »,
pour la région de Castille-La Manche, 2005 Paris, 2018. Toutes les citations proviennent de cet ouvrage.
Nostalgie médiévale
C’est le refus de « la domination absolue de la
finance », le souci d’une souveraineté effective
du peuple, l’opposition à la « réification des
êtres opérée par l’univers marchand » qui le
conduisent à cette hypothèse. Sous le parrai-
nage de Charles Péguy, il l’appuie en dévelop-
pant les raisons de son mépris pour les valeurs
Pep Carrió ///// Image bourgeoises, et celles de son estime pour les
tirée du livre « Libro este valeurs aristocratiques et ouvrières : la com-
mundo », Madrid, 2014
mon decency chère à George Orwell, le sens de
de s’exprimer » : le slogan « Élections, piège le protéger de son «immaturité» en déconsi- l’honneur qui postule si nécessaire le don de
à... », cher en particulier aux libertaires et dérant ses choix ou en les neutralisant. La soi. M. Buisson a la nostalgie du monde pré-
«gauchistes» d’obédiences diverses, M. Buis- quête du bien commun par laquelle s’exprime capitaliste. Et il en appelle au surgissement
son l’adopte sans réserve. Pur théâtre d’om- une nation devient une mascarade, où ne sont d’un «populisme chrétien», qui en finirait avec
bres, jeu pipé, qui signe de fait la rouerie d’une pris en compte que les besoins d’une caste, sous « l’argent roi », retrouverait les anciennes soli-
« postdémocratie » juste bonne à couvert d’une «démocratie apaisée». darités « naturelles », rendrait au peuple,
Ni cette droite-là,
faire croire aux gogos qu’ils contri- Il s’agit là pour M. Buisson de la débarrassé de ses élites destructrices, sa sou-
ni cette gauche-là.
buent à l’expression de la souverai- transposition dans les institutions veraineté, et offrirait un idéal commun : non
neté populaire, alors que ce vote Et il assure qu’il y d’une volonté politique d’en finir plus celui du plaisir égoïste, mais celui du bien
n’est qu’«un outil par lequel se per- a « confluence de la avec la nation, et d’en finir avec le général, inscrit concrètement dans une his-
pétuent les injustices les plus crian- pensée réactionnaire peuple. Afin de les dissoudre dans toire concrète. Il n’est pas question, dans cette
tes», un système savamment orga- et de la pensée le marché, de ne plus y voir que des conception, de promettre le bonheur à tous,
nisé par l’oligarchie pour maintenir révolutionnaire » individus, animés par leurs désirs mais de donner un sens à la vie : chacun se
«la surreprésentation des “inclus”», singuliers, et oublieux du collectif. reconnaissant lié à ses concitoyens, forgé par
ceux de la France urbaine «où se mêlent et s’al- S’il se définit allègrement comme un « objec- le commun passé, prêt à accepter de faire pas-
lient la fonction publique et la bourgeoisie intel- teur de modernité », et revendique comme ser au second plan ses désirs propres pour le
lectuelle», au profit d’un «modèle économique esprits frères Philippe Muray ou Christopher salut de la communauté.
et social entièrement conforme » à leurs inté- Lasch, voire Jean-Claude Michéa, c’est parce Il y a là un romantisme qui peut séduire : ce
rêts. Le peuple est piégé par l’élite, qui prétend qu’il estime partager avec eux un même à quoi M. Buisson invite, c’est à renouer avec
LA GRANDE OBSESSION
DE L’INTÉGRATION
C’était mieux avant. Les étrangers d’hier, d’origine européenne,
savaient se fondre dans la culture française ; pour les Italiens, les
Espagnols, les Polonais, le « modèle républicain » fonctionnait sans
heurts. Ce cliché fallacieux efface les difficultés passées, et, utilisé
contre les immigrés d’origine extraeuropéenne, oublie le contexte
social de l’intégration, pour lui substituer la question identitaire.
L
PAR BENOÎT BRÉVILLE a fanfare identitaire
vous souhaite une
bonne année 2018.
Dès le réveillon, le pas-
sage à tabac de deux po-
liciers en marge d’une
soirée à Champigny-sur-
Marne déclenche une
controverse sur les vio-
lences en banlieue. L’af-
faire se transforme en
polémique sur l’intégra-
tion des immigrés quand
un journaliste du Figaro
publie sur son compte
Twitter des photogra-
phies d’enfants jouant dans la boue, avec ce ment une vaste tournée médiatique pour
commentaire : « Le bidonville de Champigny promouvoir La Communauté (Albin Michel),
qui accueillait plus de 10 000 Portugais. Sans une enquête sur la ville de Trappes qui
haine, ni violence. » Cette idée lumineuse se s’alarme du communautarisme musulman.
voit aussitôt recyclée à la télévision par le Pendant ce temps, le ministre de l’éducation
politiste et fondateur du Printemps républi- nationale Jean-Michel Blanquer annonce la
cain Laurent Bouvet. « Dans les années 1960, création d’un « conseil des sages de la laï-
comme dans beaucoup de villes de banlieue, cité », auquel participera notamment Lau-
à Champigny, il y avait des bidonvilles de Por- rent Bouvet. Bientôt, les médias rendent
tugais et il n’y avait pas d’agressions de poli- compte avec stupeur et désolation d’un son-
ciers », affirme-t-il (1). dage de l’IFOP : 48 % des Français considére-
Le 3 janvier, les journalistes du Monde raient l’immigration comme « un projet poli-
Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin enta- tique de remplacement d’une civilisation par
admet même l’éditorialiste du Figaro, du bien que de culture chrétienne, on les trou-
Figaro Magazine et de RTL Éric Zemmour, vait trop religieux, superstitieux, mys-
qui regrette le temps où les immigrés se tiques (4). Le rejet a parfois duré plusieurs
pliaient à « l’antique sagesse “À Rome, fais décennies. Apparu dans le dernier quart du
comme les Romains” » (2). XIXe siècle, le racisme anti-Italiens ne s’est
véritablement éteint qu’après la seconde
Mesurer le « degré d’assimilabilité » guerre mondiale.
Comparer l’intégration des diverses vagues Selon le second présupposé, moins sou-
d’immigration a toujours été un jeu très prisé vent discuté, les immigrés européens
des commentateurs. Dans les années 1930, auraient été plus enclins à « s’assimiler »
les démographes s’amusaient à mesurer le pour embrasser pleinement la culture fran-
« degré d’assimilabilité » des étrangers ; après çaise. Rien n’est plus faux. Chaque généra-
la guerre, les experts vantaient les mérites tion d’immigrés a eu le souci de préserver
des Nordiques au détriment des Euro- son identité d’origine et de la transmettre à
péens du bassin méditerranéen. Depuis ses enfants ; chaque génération a été traver-
trente ans, un consensus semble se dégager sée par des clivages entre ceux qui voulaient
pour diagnostiquer une « crise de l’intégra- s’assimiler et ceux qui restaient attachés à
tion » inédite, apparue « dès qu’il s’est agi leurs particularismes.
d’accueillir, de promouvoir et de revendiquer À la fin du XIXe siècle, il n’était pas rare que
les travailleurs issus de nos immigrations les Italiens renvoient leurs enfants au pays
coloniales et postcoloniales », selon le direc- jusqu’à l’âge de 12 ans, avant de les faire
teur de Mediapart Edwy Plenel, revenir en France. À Paris, Mon-
À la fin du
qui situe le blocage dans « l’incons- treuil, Marseille, Nice ou Nogent-
cient toujours enfoui du rapport X IX siècle, il n’était
e
sur-Marne, certains quartiers re-
colonial, y compris au sein de la pas rare que les gorgeaient de boutiques de produits
gauche française » (3). Laurent Italiens renvoient transalpins, de cafés-hôtels qui
Bouvet fustige aussi la gauche, leurs enfants accueillaient les nouveaux arri-
mais pour des raisons opposées : il au pays jusqu’à vants, de bars où les exilés se
lui reproche d’avoir promu à par- retrouvaient pour écouter de l’ac-
l’âge de 12 ans
tir des années 1980 le thème du cordéon, instrument alors typique-
« droit à la différence », ouvrant ainsi la voie ment italien. Grâce à la loi du 1er juillet 1901,
aux revendications communautaires et au les Italiens ont pu cultiver cet entre-soi en
une autre ». On se demande bien pourquoi. repli identitaire. fondant des dizaines d’associations cultu-
Derrière les multiples palabres sur la laïcité, Cette mise en scène de l’histoire conjugue relles, sportives, récréatives, de bienfaisance
la religion ou le communautarisme se deux présupposés. Le premier consiste à réservées à leurs compatriotes. Pour satis-
cachent souvent les mêmes questions : les penser que les étrangers s’intégraient plus faire l’état civil – qui imposait alors de ☛
musulmans sont-ils solubles dans le chau- aisément et plus rapidement hier qu’au-
dron français ? L’islam est-il compatible avec jourd’hui. Mais nombre de chercheurs
(1) « 28 minutes », Arte, 4 janvier 2018.
la République ? Le « modèle républicain », mettent en avant la permanence des méca-
(2) Éric Zemmour, « Prêchi-prêcha Plenel », Le Figaro, Paris,
qui a permis l’intégration des Italiens, des nismes d’exclusion (sociale, urbaine, sym- 1er octobre 2014.
Polonais, des Espagnols, etc., peut-il fonc- bolique) et de préjugés frappant les per-
(3) Edwy Plenel, Dire non, Don Quichotte, Paris, 2014.
tionner avec les Maghrébins et les Africains ? sonnes d’origine étrangère. Brutaux, sales,
(4) Cf. à ce sujet « Étrangers, immigrés, Français », Ving-
« Les combats autour de la laïcité ne sont que voleurs d’emplois, agents de l’extérieur : les tième Siècle, n° 7, juillet-septembre 1985, ou Gérard Noi-
riel, Immigration, antisémitisme et racisme en France
des rideaux de fumée qui dissimulent la vraie Italiens, les Polonais, les Portugais, les
(XIXe - XXe siècle). Discours publics, humiliations privées,
question de fond, celle de l’assimilation », Espagnols durent aussi en passer par là, et, Fayard, Paris, 2007.
➤
contexte social de cette intégration. Et à
transformer en questions identitaires des
demandes qui sont pour la plupart profon-
dément sociales.
Benoît Bréville
NI INTEMPORELLE NI PASSIVE,
La pluriactivité était donc une nécessité
« Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ? », s’interrogeait Jean vitale pour ce prolétariat rural. Dans la plu-
de La Fontaine à propos des paysans. Le travailleur de la terre a souffert part des régions, la diversification des tâches
était possible parce que l’industrie n’était pas
d’une double injustice. À ses conditions de travail misérables s’ajoutaient taxes
encore séparée de l’agriculture. Prenons
et impôts. Son univers fut en outre méconnu et souvent méprisé par les autres
l’exemple de la sidérurgie. Grâce au minerai
catégories sociales, qui négligèrent ses capacités de révolte. de fer, en abondance dans un grand nombre
d’endroits, les forges s’étaient multipliées au
E
GÉRARD NOIRIEL * n dépit de la grande diversité des situa- bord des rivières, actionnées grâce à des
tions locales, on peut dresser un tableau moulins à eau et au combustible fourni par
global de la paysannerie française sous les ressources locales en bois. Yvon Lamy a
le règne de Louis XIV (1643-1715), en retenant montré dans sa thèse sur l’industrie du fer
les traits suivants : la moitié des paysans en Périgord que cette économie naturelle
étaient des journaliers (ouvriers agricoles). Ils « interférait continuellement avec l’économie
disposaient d’un lopin de quelques ares, sur “monétaire et commerciale” monopolisée,
lequel ils avaient construit une maison d’une dans les limites de la localité ou de la région,
seule pièce. Ils cultivaient aussi un potager, par les quelques grands propriétaires fon-
avec quelques poules, quelques brebis pour la ciers, les maîtres de forge fermiers ou proprié-
laine. La fraction la plus pauvre de la paysan- taires de parcelles de bois taillis (1) ».
nerie était composée de manouvriers qui ne
possédaient que quelques outils manuels Aggravation de la ponction fiscale
(faucille, fourche, etc.). Du printemps jusqu’au La puissance atteinte par l’État royal sous le
début de l’automne, ils travaillaient sur les règne de Louis XIV eut évidemment des réper-
terres du seigneur, d’un membre du clergé ou cussions sur les paysans, qui représentaient
d’un riche laboureur. Ils participaient aux 85 % de la population totale du royaume. Les
moissons, aux foins et aux vendanges. En calculs d’Alain Guéry ont abouti à la conclu-
hiver, ils cherchaient à se faire embaucher sion que le taux de prélèvement par l’impôt
comme hommes de peine. fut multiplié par six au cours du XVIIe siècle.
La taille représentait en moyenne 20 % des
revenus paysans (8 % pour la dîme), s’y ajou-
* Historien. Auteur d’Une histoire populaire de la France. De la taient les taxes sur le sel, sur le tabac, sur l’al-
guerre de Cent Ans à nos jours, Agone, Marseille, 2018, dont ce
texte est extrait. cool et les droits seigneuriaux. On estime que
LA FRANCE PAYSANNE
plus de la moitié des faibles revenus paysans à 27% pour les femmes. Cette démocratisation rent à leurs privilèges, n’aurait certainement
étaient ainsi ponctionnés par les classes diri- de la culture écrite accentua le clivage entre le pas eu lieu. Sans la marche des femmes des
geantes. Selon Michel Morineau, la producti- monde rural et le monde urbain. En 1789, dans 5 et 6 octobre 1789 pour ramener le roi de
vité ne fit aucun progrès dans les campagnes les campagnes, 42 % des hommes et 21 % des Versailles à Paris, ce dernier n’aurait sûre-
e e
françaises entre le XV et le XVIII siècle car femmes savaient signer leur acte de mariage, ment pas accepté une monarchie parlemen-
l’aggravation constante de la ponction fiscale dans les villes les proportions étaient respec- taire. Et sans l’insurrection du 10 août 1792,
priva les paysans des ressources qu’ils auraient tivement de 65 % et 43 %. la République n’aurait pas pu s’imposer.
pu mobiliser pour innover (lire page 64) (2). Au XVIIIe siècle, quatre Français sur cinq
Pour que les « fils invisibles du capita- vivaient à la campagne. Toutefois, le dyna- Une France de petits propriétaires
lisme » dont parlait Karl Marx puissent tisser misme démographique multiplia le nombre La mobilisation du monde paysan fut égale-
la toile dans laquelle nous sommes tous pris des journaliers sans terre, les contraignant à ment l’un des facteurs qui poussèrent le pou-
aujourd’hui, il fallut donc que la communi- entrer dans le cycle des migrations tempo- voir révolutionnaire à confisquer les biens de
cation écrite se développe dans toutes les raires, qui précédaient souvent l’émigration l’Église pour les transformer en biens natio-
couches de la société. L’alphabétisation des définitive. Ces mouvements migratoires se naux : 6 à 10 % des terroirs français furent
classes populaires, motivée, au dirigèrent principalement vers les vendus aux enchères. Ce transfert de pro-
Sans le soulèvement
départ, par des considérations grandes villes. Au milieu du priété fut assurément un moment décisif de
des paysans
religieuses, devint progressive- XVIIIe siècle, Paris comptait notre histoire sociale, contribuant à dessiner
ment un enjeu à la fois écono- (la célèbre Grande 650 000 habitants, Lyon 140 000, la physionomie originale d’une France de
mique, social et politique. Par une Peur), la nuit du Bordeaux et Marseille 110 000. petits propriétaires. Néanmoins, les résultats
ordonnance de 1698, Louis XIV 4 août 1789 n’aurait Les migrants qui avaient définiti- furent loin de combler les espérances des
rendit obligatoire la fréquentation certainement vement rompu les amarres avec paysans. Dans certaines régions, ils parvin-
des écoles paroissiales, dites leur village d’origine s’entassaient rent parfois à s’associer pour acquérir une
pas eu lieu
« petites écoles ». L’enseignement bien souvent dans les faubourgs partie de ces terres, notamment dans les
était assuré par les Frères des écoles chré- qui croissaient à vue d’œil. Les autres multi- zones éloignées des centres urbains. Mais ce
tiennes, en latin et en patois, à partir des livres pliaient les déplacements temporaires, en furent les riches bourgeois et une partie de
de prière. Même si son influence resta super- fonction des saisons ; comme les maçons de la noblesse qui mirent la main sur la plus ☛
ficielle, cette pédagogie permit aux classes la Creuse, au nombre de 20 000 à Paris à la
populaires de nouer un premier contact avec veille de la Révolution, qui rentraient dans
(1) Yvon Lang, Hommes de fer en Périgord au XIXe siècle, La
le monde de l’écriture. Le taux des personnes leur village pendant les mois d’hiver. Manufacture, Lyon, 1987.
capables de signer leur acte de mariage pro- Sans le soulèvement des paysans (la célè- (2) Michel Morineau, « Les faux-semblants d’un démarrage
gressa de façon significative. Il passa en un siè- bre Grande Peur), la nuit du 4 août 1789, au économique. Agriculture et démographie en France au
XVIIIe siècle », Cahiers des Annales, no 30, Armand Colin,
cle de 29 % à 47 % pour les hommes, et de 14 % cours de laquelle les aristocrates renoncè- Paris, 1971.
Yinka Shonibare
© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. IMAGE COURTESY STEPHEN FRIEDMAN GALLERY, LONDON. COMMISSIONED BY ISRAEL MUSEUM, JERUSALEM. PHOTO: STEPHEN WHITE. ADAGP
Rahman ///// « Feu », 2010
LIBERTÉ,
FRATERNITÉ,
DIVERSITÉ
Le combat contre les inégalités,
longtemps cantonné au champ
économique, s’attaquait à l’exploitation
des travailleurs. Aujourd’hui, la lutte
contre les discriminations et pour
le respect de la diversité, ethnique,
culturelle, sexuelle, etc., tend
à le supplanter et engrange des succès.
La question identitaire serait-elle
un atout pour l’ordre social ?
«E
PAR WALTER BENN MICHAELS * n 2001, la question de la diver- candidats de gauche dits « de la diversité »
sité ne se posait même pas, aux élections municipales de la même année.
aujourd’hui, le débat est lancé. » Mais la gauche n’a pas le monopole de la
Cette remarque du quotidien Libération, en réflexion sur la diversité en France. Après
date du 8-9 mars 2008, saluait l’augmenta- tout, c’est M. Nicolas Sarkozy qui avait pro-
tion (jugée encore timide) du nombre de posé d’inscrire cette valeur dans le préam-
bule de la Constitution ; le chef de l’État
entendait en effet « accélérer puissamment »
* Professeur de littérature à l’université de l’Illinois à Chicago. l’expression de la « diversité ethnique » (1)
Auteur de La Diversité contre l’égalité, Raisons d’agir, Paris, 2009,
dont sont tirés ces extraits. au sein des élites.
prenante. Après tout, M. Sarkozy n’a-t-il pas été se proclamer de gauche sans jamais adopter, Il suffit de comparer les obligations liées à
élu, en 2007, sur un programme exaltant dans les faits, aucune position politique de la diversité (tout le monde doit être aimable
l’identité nationale? Et, une fois élu, ne s’est-il gauche – sachant, ce qui facilite encore la avec tout le monde) avec celles qu’implique
pas empressé d’instaurer un ministère de l’im- chose, que la critique radicale du capitalisme l’égalité (certains doivent renoncer à leur
migration et de l’identité natio- ne passe pas pour très «contempo- richesse) pour comprendre à quel point l’en-
L’objectif consiste
nale? Toutefois, à peine le ministère raine ». Mais nous autres Améri- gagement pour la diversité a transformé le
était-il inauguré que M. Sarkozy
à se proclamer cains avons trouvé la solution. Nous projet politique de la gauche américaine en un
déclarait, en janvier 2008 : « La de gauche sans nous querellons sans fin sur l’iden- programme visant à ce que les riches de cou-
diversité est bonne pour tout le jamais adopter, tité, en inventant des distinguos leur de peau ou d’orientation sexuelle « diffé-
monde. » Avant d’annoncer que ce dans les faits, comme : s’opposer à la discrimina- rentes » se sentent plus « à l’aise » sans toucher
combat serait au centre de son aucune position tion positive (parce que, prétendent à la chose qui, entre toutes, les met les plus « à
mandat. La gauche néolibérale n’en les républicains, c’est de la discrimi- l’aise » : leur argent. Déjà, le cofondateur en
politique de gauche
attaque pas moins fréquemment nation envers les Blancs!) serait une 1966 du parti des Black Panthers aux États-
M. Sarkozy comme s’il était vraiment raciste. position de droite, soutenir la discrimination Unis, Bobby Seale, militant des droits civiques,
L’explication est simple : si elle ne dépeint pas positive (parce que, répliquent les démocrates, mettait en garde ses camarades : « Ceux qui
la droite néolibérale comme le faux nez de la c’est une réparation que nous devons aux espèrent obscurcir notre combat en mettant en
vieille droite xénophobe, rien ne lui permet Noirs) serait une position de gauche. Bref, nous avant l’existence de différences ethniques aident
plus de s’en distinguer. L’objectif, ici, consiste à nous occupons. au maintien de l’exploitation des masses :
Blancs pauvres, Noirs pauvres, Bruns [Hispa-
niques], Indiens, Chinois et Japonais pauvres. »
Pour Seale, les choses étaient claires : «Nous ne
combattrons pas l’exploitation capitaliste grâce
à un capitalisme noir. Nous combattrons le
capitalisme grâce au socialisme » (5).
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C’est la philosophie des Lumières qui a mis
l’accent sur la valeur prééminente de la liberté,
c’est-à-dire la capacité de déterminer sa vie en
toute autonomie, grâce à l’exercice de la raison
délivrée des préjugés. L’aspiration à cette
liberté - là animera de nombreux combats.
Mais sa réalisation se heurte à la puissance
des intérêts politiques et économiques, masqués
en protecteurs de la société.
3
Liberté, combats
avec tes défenseurs ! Liberté, combats avec tes défenseurs ! //// MANIÈRE DE VOIR //// 65
MDV166Chapitre3_Mise en page 1 02/07/2019 15:05 Page66
L
PAR ALAIN GARRIGOU e 2 mars 1848, le suffrage universel fut ment une note dans Le Moniteur pour rassu-
proclamé en France. Ce fut le premier rer par les premières précisions de contenu :
État de la planète à s’engager dans cette l’Assemblée serait constituante, l’élection
voie. Dans d’autres pays européens, l’échec aurait « pour base la population », les repré-
des révolutions de 1848 signa l’échec provi- sentants seraient 900, la majorité électorale
soire du suffrage universel. Du coup, les était fixée à 21 ans, l’éligibilité à 25 ans, et le
Français pouvaient se flatter d’avoir innové. scrutin serait secret. Les élections auraient
Il n’y eut pourtant pas d’eurêka politique. La lieu le 9 avril suivant, et la réunion de l’As-
Constitution de 1793 avait déjà adopté ce prin- semblée le 29 avril. Le lendemain, et après
cipe, mais il était resté sans application. La « une dernière lecture du projet », le gouver-
révolution de 1848 donna l’occasion de passer nement provisoire adoptait le décret.
aux actes. Principe proclamé (à nouveau) le
2 mars 1848, institution légale décrétée le Éviter les « influences de clocher »
5 mars, les élections des 23 et 24 avril 1848 Une invention surgie toute prête des cer-
furent l’occasion de sa mise en œuvre. Tou- veaux de juristes ? Sur le brouillon de travail,
tefois, il fallut attendre 1944 pour qu’en seuls n’ont pas été modifiés (« quelques modi-
France le suffrage « univer- fications de détail ») les articles sur le « suf-
« Le gouvernement provisoire arrête
sel » inclue enfin les femmes. frage direct et universel » et sur l’indemnité
en principe et à l’unanimité Contre la monarchie de législative qui s’opposaient au cens et à la
que le suffrage sera universel et direct Juillet (1830-1848), qui résis- gratuité du mandat électif, symboles du
sans la moindre condition de cens » tait à tout élargissement du régime rejeté. Tout le reste fut précisé,
droit de vote, la campagne réaménagé, corrigé. Combien y aurait-il de
des banquets avait revendiqué l’abaisse- représentants ? On tenta des simulations. Des
ment du cens (le seuil d’imposition qui per- pesanteurs locales n’influeraient-elles pas
mettait d’être électeur, voire éligible), pas sa sur les résultats électoraux ? Le lieu de vote
suppression. Les journées révolutionnaires était fixé au chef-lieu de canton pour éviter
de février 1848 renversèrent le roi Louis- les « influences de clocher ». Le mode de scru-
Philippe ; un gouvernement provisoire à la tin fut modifié : à la place d’un scrutin unino-
tête d’une République elle aussi provisoire minal, le gouvernement adopta un scrutin de
dut alors organiser l’élection d’une Assem- liste plurinominal et départemental. Mais ces
blée constituante. Chargés de la rédaction expressions n’étaient pas utilisées.
d’une nouvelle loi électorale, les juristes L’universalité du vote proclamée, comment
Louis-Marie de Lahaye de Cormenin et allait-on concrètement la définir ? La ques-
François-André Isambert rendaient leur tion fut posée dans le huis clos de la délibéra-
copie dès le 2 mars à un gouvernement tion. Il s’agissait en effet de savoir si l’on pou-
pressé par l’urgence. La discussion fut vait conférer le droit de vote à des personnes
ajournée, mais le suffrage universel immé- socialement dépendantes : « L’armée votera-
diatement proclamé. Il fallait en effet cal- t-elle ? Non, attendu l’impossibilité de faire
mer des insurgés menaçants et contreba- voter les soldats dans leur commune [ce serait
lancer des mesures d’austérité. Une formule en fait le canton], sans disperser l’armée d’une
tautologique soulignait la rupture avec l’An- manière arbitraire et dangereuse pour la
cien Régime : « Le gouvernement provisoire sécurité nationale. Les domestiques voteront-
arrête en principe et à l’unanimité que le suf- ils ? Oui. » La réponse était donc nuancée. En
fait, même les militaires ne furent pas exclus. mistes et orléanistes? La gauche républicaine Pep Carrió ///// Œuvre créée pour l’exposition
« But my face I don’t mind for I am behind it »
Ainsi, l’audace restait réelle, même si le vote engagea donc la bataille du report des élec-
(Mais mon visage ne me dérange pas car je suis
féminin ne fut pas évoqué. tions. Elles eurent lieu les 23 et 24 avril au lieu derrière tout ça), Fundación Guifré 11, Barcelone, 2004
« A-t-on jamais vu dans le monde rien de du 9. Le temps était court pour rallier les
semblable à ce qui se voit aujourd’hui ? Où est ruraux. Mais le ministre de l’intérieur, Alexan- à peine se f latter que cette gigantesque opé-
le pays où l’on a jamais été jusqu’à faire voter dre Ledru-Rollin, confia aux commissaires des ration se ferait avec le calme et la dignité que
les domestiques, les pauvres, les départements la mission d’éclairer comporte l’émancipation d’un grand peuple,
Comment gérer
soldats ? Avouez que cela n’a jamais les électeurs. Les instituteurs et et les ennemis de la République ne voyaient
été imaginé jusqu’ici. » Bien qu’il la multitude quelques missionnaires, plus zélés pas sans de secrètes espérances une occasion
jugeât la démocratie inéluctable, d’un corps qu’habiles, furent conviés à pren- de désordre dans ce premier acte de la souve-
Alexis de Tocqueville rapportait électoral passant dre leur part du combat. raineté nationale ».
des propos prêtés à Cormenin pour subitement Le ministère de l’intérieur avait Bien que le scrutin fût allongé à deux
souligner l’irresponsabilité de leur de 246 000 électeurs une autre raison d’accepter le jours – et un troisième si nécessaire –, un
auteur. Et sa réaction fut large- report du scrutin. Le corps électo- seul suffit ou presque. On se félicita de
à plus de 9 millions ?
ment partagée dans son milieu ral passait subitement de 246 000 cette simple réussite. Quelques années plus
social, qui craignait l’irruption politique de électeurs à plus de 9 millions. Comment tard, Marie d’Agoult se souvenait : « Les
populations ignorantes et indisciplinées. gérer la multitude ainsi mise en branle ? La craintes si vives qu’avait excitées cette jour-
D’autres responsables furent effrayés pour situation politique ne se prêtait-elle pas à née reçurent un éclatant démenti. » Les
des raisons exactement opposées. Ces popula- toutes les passions ? Car, ainsi que le rappe- contemporains furent d’autant plus frap-
tions dépendantes n’allaient-elles pas remet- lait Élias Regnault, « les partisans même les pés par ce grand mouvement de millions
tre leur vote aux mains des notables légiti- plus prononcés du suffrage universel osaient d’hommes qu’il prit souvent une allure ☛
J ean Jaurès n’a pas attendu le centième anniversaire de son assassinat pour être victime de
récupérations. Pendant la campagne présidentielle de 2007, M. Nicolas Sarkozy prononça
son nom trente-deux fois dans un même discours : «Ilrécusaitlaluttedesclasses», affirmait-il
certains crurent qu’il remisait la violence
dans le grenier d’un passé définitivement
dépassé. Comment se serait-on plié de bon
alors. Deux ans plus tard, c’est l’extrême droite qui scandait que «JaurèsauraitvotéFrontnational». gré au verdict de l’électeur lorsque celui-ci
Jaurès voulait placer l’armée sous le contrôle du peuple, supprimer les castes et les classes, menaçait des intérêts vitaux ? Longtemps, les
abolir le salariat... Les médias et les dirigeants politiques préfèrent ne pas mentionner ces élites n’acceptèrent la loi du nombre que si
aspects de sa pensée. Exit la « lutte des classes », place à la « dimension humaine du person- elle leur donnait raison. Dès 1850, la loi élec-
nage ». On peut ainsi louer le chroniqueur de LaDépêcheduMidi, et non celui qui fonda L’Hu- torale concoctée par une Assemblée conser-
manité pour contrer une « pressevénale (...) auxmainsdupouvoiroudesfinanciers (1) » ; vatrice excluait les populations réputées
célébrer l’amoureux du Tarn plutôt que le militant qui analysait le monde au prisme de la dangereuses. L’année suivante, un coup
« lutteincessantedusalariéquiveutaffirmersalibertéetducapitalistequiveutletenirdans d’État militaire, couvert par l’autorité d’un
sadépendance (2) » ; glorifier le critique littéraire, mais taire ses combats contre l’« Interna- grand nom, se justifia par la restauration du
tionaledesobusetdesprofits » ; encenser le brillant orateur et oublier son anticolonialisme suffrage universel... au service d’un régime
visionnaire, qui l’amena à se demander en 1912 : « Quiauraledroitdes’indigner (...) sil’islam autoritaire.
unjourrépondparunfanatismeetunevasterévolteàl’universelleagression (3) ?» À l’inverse, d’autres, à gauche, suspectè-
Le personnage célébré en 2014 permet d’effacer l’homme qui fut en butte à la haine et aux rent une institution qui donnait si facilement
insultes constantes des nationalistes comme des affairistes, des cléricaux, des colonialistes, raison aux puissants et qui ne contrebalan-
des antisémites, des militaristes, des diplomates, et de toute leur presse. çait pas les moyens de domination accumu-
lés dans les mêmes mains. Les espérances
Jaurès, nous explique-t-on souvent, serait mort à cause de son pacifisme. Il a été tué par un
(finies les révolutions, puisque le peuple était
«fanatique», d’après M. François Hollande. Il est fort pratique de dénoncer un acte individuel,
enfin souverain) furent d’ailleurs prompte-
quand c’est toute une partie de la France, ses écrivains, ses députés, sa presse et jusqu’à l’en-
ment douchées par les journées de juin 1848,
tourage de son président Raymond Poincaré, qui formulait son souhait de le voir mort. Une
lorsque les ouvriers se révoltèrent contre la
France revancharde qui, en 1919, ose acquitter son assassin et condamner sa veuve à payer les
suppression des Ateliers nationaux. À nou-
frais du procès.
veau, les barricades, les morts et la répres-
Benoît Bréville et Jérôme Pellissier (écrivain)
sion. Fallait-il se plier à la loi majoritaire sans
révolte ? Parole sans réplique d’un ouvrier au
(1) Plaidoirie lors du procès du journal Le Chambard, 4 novembre 1894.
(2) Lille, 26 novembre 1900. représentant qui tentait une conciliation :
(3) « L’ordre sanglant », L’Humanité, Paris, 22 avril 1912. « Vous n’avez jamais eu faim ! »
Alain Garrigou
© YINKA SHONIBARE CBE. ALL RIGHTS RESERVED, DACS/ARTIMAGE 2019. IMAGE COURTESY STEPHEN FRIEDMAN GALLERY. PHOTO: MARK BLOWER. ADAGP
avec son armée, son projet écono-
mique : maintien de la plantation,
distribution des terres à ses lieute-
nants, parcellisation interdite, né-
gociation avec la métropole et éli-
mination des opposants. Devenus
libres en 1793, les esclaves refusent,
eux, le travail forcé prévu par le
code rural – un esclavage édul-
coré – et réclament le partage des
terres au profit de tous. Ce n’est pas
la liberté, au sens de la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen,
U
ne vraie révolution dans la révolution Révolution française, elle suit pas à pas les mée française redéfinit son objectif : non
haïtienne (1791-1804), ou du moins dans esclaves dans leur lutte. Qui est d’abord un plus rétablir l’esclavage, mais exterminer la
la connaissance que nous croyons en combat contre la maltraitance et l’horreur « race bâtarde et dégénérée », devenue irrécu-
avoir : c’est l’apport du travail de l’historienne quotidienne, avant de se définir un avenir, dans pérable. On la remplacera grâce à la traite.
américaine Carolyn E. Fick (1). Elle fait descen- l’âpreté de l’apprentissage révolutionnaire. Nouveaux soldats de l’an II réunis en bandes
dre de leur piédestal les dirigeants qui gouver- Les esclaves : ils sont un demi-million mal équipées, mais fraternelles, et connaissant
nèrent tour à tour, François-Dominique Tous- quand éclate la révolution de 1791 à Saint- bien le terrain, les révoltés sont mobiles et obs-
saint Louverture, Jean-Jacques Dessalines, Domingue, la colonie la plus riche du monde. tinés. Tournant casaque, les généraux noirs
Alexandre Pétion ou Henri Christophe. À la Des Africains venus au rythme de trente-six finiront par les rejoindre, reprendront le com-
manière des historiens Albert Soboul accom- mille par an dans les années 1780, qui rempla- mandement et, l’armée française chassée,
pagnant les sans-culottes parisiens ou Georges cent leurs devanciers morts à la tâche. Profits renoueront avec le modèle économique occi-
Lefebvre analysant les masses rurales de la maximalisés, violence extrême. À côté d’eux, dental contre celui des masses rurales. Un
des créoles, esclaves plus anciens, trente-cinq combat qui n’a jamais cessé en Haïti. n
mille mulâtres et Noirs libres, et autant de
* Maître de conférences au Conservatoire national des arts et Blancs. Contre les planteurs, ce sont les der-
métiers (CNAM), Paris. Auteur de Haïti n’existe pas. Deux cents 1) Carolyn E. Fick, Haïti, naissance d’une nation. La révolution
ans de solitude, Autrement, Paris, 2008. niers arrivés qui constituent les troupes de de Saint-Domingue vue d’en bas, Les Perséides, Mordelles, 2014.
L’AFFAIRE DURAND,
Jules Durand, secrétaire du syndicat des
Un ouvrier syndicaliste accusé de « complicité morale » dans l’assassinat charbonniers du Havre, est arrêté. Et la grève
d’un briseur de grève est condamné à mort. Le procès de Jules Durand suscite qu’il menait depuis trois semaines s’inter-
rompt brusquement...
une intense mobilisation de la gauche. Il est libéré, mais il est devenu fou. Ce crime
Ainsi débute l’affaire Durand (1), qualifiée à
de la « raison d’État capitaliste », comme l’appelait Jean Jaurès, a – contrairement
l’époque d’« affaire Dreyfus ouvrière ». Car
à l’affaire Dreyfus, qui s’est déroulée dix ans plus tôt – sombré dans l’oubli. Jules Durand, comme Alfred Dreyfus
quelques années plus tôt, va être victime
N
PAR THOMAS DELTOMBE * euf septembre 1910. Sur les quais d’une erreur judiciaire alimentée par les pho-
brumeux du port du Havre, un bies du moment. Dans le contexte des rivalités
homme est tué par une bande en franco-allemandes, les nationalistes avaient
colère. Banale bagarre d’ivrognes. Mais l’af- fait de Dreyfus, juif d’origine alsacienne, le
faire prend une autre tournure lorsqu’on coupable idéal. Dans le climat de guerre
apprend que la victime, le charbonnier Louis sociale qui agite la France une décennie plus
Dongé, est un « jaune », un briseur de grève. tard, c’est sur Durand, prolétaire, syndicaliste
Ce qu’on appelle, à l’époque, un « renard ». et anarchiste, que s’acharne le destin.
Pep Carrió ///// Pages extraites
des « Journaux visuels » de 2013, 2007, Le destin, et la Compagnie générale trans-
2013 et 2010 (de gauche à droite) * Journaliste. atlantique. Symbole de la bourgeoisie de la
dants pourraient pourtant se sentir rassurés. (2) Déposséder les possédants. La grève générale aux « temps
héroïques » du syndicalisme révolutionnaire (1895-1906),
Jadis virulent théoricien de la grève générale,
textes rassemblés et présentés par Miguel Chueca, Agone,
l’ancien syndicaliste s’est converti au plus Marseille, 2008.
L e dimanche 4 janvier 1948, plus de dix mille personnes défilaient sur les grands boule-
vards, à Paris, avec, à leur tête, les cinéastes Jacques Becker, Jean Grémillon, Louis
Daquin, Yves Allégret et les acteurs Jean Marais, Simone Signoret, Raymond Bussières,
Le Capitaliste et les autres crient au « retour
de la barbarie » et réclament les châtiments
les plus sévères contre le « syndicat du crime ».
pour défendre le cinéma français contre les accords Blum-Byrnes. Après avoir tué dans l’œuf la grève des che-
Dans les années 1930, les écrans français étaient régis par des accords de contingente- minots, Briand se dit prêt à « recourir à l’illé-
ment (quotas) avec l’étranger, qui n’autorisaient que 188 films américains doublés par an galité » contre les grèves insurrectionnelles.
(plus une cinquantaine en version originale). Autant dire que l’atmosphère manque singu-
De 1940 à 1944, les importations américaines et les films anglo-saxons furent interdits dans lièrement de sérénité lorsque s’ouvre le « pro-
les zones sous contrôle allemand direct, c’est-à-dire sur tout le territoire à partir de novem- cès Dongé » devant la cour d’assises de Rouen,
bre 1942, pour le plus grand profit du cinéma français, qui connut paradoxalement un âge d’or. le 24 novembre 1910.
Mais, à la Libération, son appareil de production et d’exploitation était largement obsolète. Outre-
Atlantique, au contraire, le cinéma hollywoodien était une industrie prospère qui s’apprêtait à Condamnation à la peine de mort
déverser sur le Vieux Continent cinq années de production déjà rentabilisée sur les écrans natio- Défendu par l’avocat havrais René Coty, futur
naux... Avec ce qui deviendra le plan Marshall, les États-Unis vont proposer aux pays intéressés président de la République, Jules Durand
d’annuler leur dette de guerre et de leur ouvrir de nouveaux crédits, à condition que ces pays trouve pourtant au tribunal des alliés inatten-
renoncent à toute barrière douanière pour les produits américains, films compris. dus. Le chef de la police du Havre, qui entre-
Dans ce cadre global, Léon Blum, représentant le gouvernement français, signa, le tient une foule d’indicateurs dans les rangs
28 mai 1946, avec James Byrnes, représentant le gouvernement de Washington, des syndicaux, jure n’avoir jamais eu vent d’assas-
accords qui supprimaient tout contingentement des importations mais garantissaient pour sinat prémédité. Quant à la veuve Dongé, elle
deux ans aux films français un nombre minimal de quatre semaines d’exploitation par tri- refuse de s’en prendre au syndicat : c’est à la
mestre sur tous les écrans nationaux, avant d’établir le régime intégral de libre-échange. Transat et à la mairie du Havre, qui n’ont pas
Les accords Blum-Byrnes furent perçus comme la condamnation à mort du cinéma fran- su protéger son mari, qu’elle demande répa-
çais, et une vaste campagne de protestation se développa. Pendant deux ans, articles, mani- ration... Mais les jurés passent outre. Convain-
festations, conférences de presse, interpellations allaient accentuer la pression sur le gou- cus par les fabulations des « témoins » de la
vernement. Les accords furent renégociés en septembre 1948, un contingentement fut Compagnie générale transatlantique et terro-
rétabli (121 films américains par an). Mais la bataille avait aussi conduit au vote de la pre- risés par l’anarchisme revendiqué de Durand,
mière loi d’aide au cinéma français, alimentée par une taxe de 7 % sur toutes les recettes, ils condamnent le syndicaliste pour « compli-
grâce à quoi celui-ci retrouvait dès 1949 son niveau d’avant-guerre. cité morale »... à la peine de mort !
Geneviève Sellier Soufflée par ce verdict, consciente que c’est
elle qui est visée derrière le syndicaliste
DANS LES ARCHIVES //// MAI 1974 //// PAR ROGER-HENRI GUERRAND *
O
n a pu longtemps déplorer l’absence de tout représentatifs des penchants romantiques du socialisme
travail historique – et sociologique – sérieux français, non de l’existence quotidienne telle qu’elle a été
portant sur le phénomène des grèves. La thèse réellement vécue. Ainsi apprendra-t-on que l’ouvrier des
de Michelle Perrot est donc non seulement bienvenue, années 1880 rêve d’un bel habit, signe d’intégration
mais elle va devenir, n’en doutons pas, un classique de sociale : le vêtement vient au deuxième rang des
l’histoire sociale française – l’histoire sociologisante, dépenses ouvrières, plus pour le mari que pour la
celle des « Annales » – et un modèle pour les cher- femme ! La faim est nettement en recul et le pain perd la
cheurs isolés, puisque ce n’est pas, malgré la mode, un part écrasante qu’il avait naguère dans les budgets popu-
livre « collectif » (1). laires. Mais l’alcoolisme est déjà un fléau, et de graves
La voilà bien, conforme au vœu d’un carences alimentaires en lait – très
auteur qui ne trompe pas son public, cette Dans l’échantillon « mouillé » à cette époque, – sucre, fruits,
« histoire chaleureuse et libre, compré- étudié, 66 % des grèves légumes verts se manifestent : elles seront
hensive et rigoureuse » que l’on ne ren- concernent des attestées au moins jusqu’en 1939 dans
contre pas si souvent sous une plume uni- toutes les enquêtes de budgets familiaux.
revendications
versitaire. Implacable chercheur d’objets Cet ouvrier « consommateur » – pour la
quantifiables destinés à entrer dans un salariales et première fois dans l’histoire de sa classe –
jeu complet de cartes perforées, Michelle 11 % se focalisent va profiter de la loi de 1864 [sur l’instau-
Perrot est aussi un écrivain dont il faut, sur la durée ration du droit de grève], dont le caractère
dès l’abord, célébrer la maîtrise de style : de travail libérateur est bien souligné par Michelle
sa variété, son rythme, ses vibrations, en Perrot, pour cesser le travail quand il juge
font l’une des plus belles proses que la Sorbonne ait que son salaire ne correspond ni à ses besoins ni à ses
jamais produites. Quelle leçon pour les docteurs en her- aspirations. Dans une société où le sursalaire familial
métisme qui voudraient que nous prenions leur obscu- n’existe pas, le salaire est en effet l’unique source de
rité pour des « ténèbres lumineuses » à la façon des revenu. La part en pourcentage des revendications sala-
mystiques ! riales dans l’échantillon de Michelle Perrot atteint 66 %,
Dans cette thèse magnifiquement « lisible », voici donc alors que celles concernant la durée du travail ne sont
la grève, certes typifiée à travers 2 923 cas avec tous les que de 11 %. Ces grèves, que l’auteure nous fait pour ainsi
tableaux et les graphiques exigés par la méthodologie la dire vivre de l’intérieur en en suivant minutieusement le
plus rigoureuse, mais voici également, voici surtout ses cours, ont un aspect de fête où le verbe est roi. On ne brise
plus le matériel : ainsi se soude l’alliance du mouvement
(1) Michelle Perrot. Les ouvrier et de la croissance économique. Nous sommes
Ouvriers en grève. France, * Historien (1923-2006), auteur, notamment, de l’ouvrage
Les Origines du logement social en France, Éditions de la loin des masses aveugles et bestiales haineusement
1871-1890, Mouton, Paris.
1974, 2 tomes, 900 pages. Villette, Paris, 2010 (1re éd. : 1966). entraînées par ces farouches meneurs qui firent si long-
temps partie des créatures fantasmatiques de la mytho- sur la xénophobie ouvrière et la participation des syndi- Pep Carrió ///// Œuvre
créée pour l’exposition
logie bourgeoise. Michelle Perrot déclare avoir voulu cats à l’idéologie nationaliste pour limiter l’immigration « Contient des animaux
esquisser une psychosociologie, voire une psychologie du ne plaira sans doute pas. Sur les grèves féminines, que les vivants », galerie Blanca
Berlín, Madrid, 2012
meneur. Une si louable entreprise pourra être tentée en hommes ne prennent pas au sérieux et ne soutiennent
partant des données tout à fait inédites qu’elle apporte pas toujours, des choses importantes sont dites. Comme
sur ces nouveaux protagonistes du drame social. Sur leur l’affirmait Karl Marx, la travailleuse est bien à cette
jeunesse – 71 % de 15 à 34 ans, 42 % entre 20 et 29 ans –, époque la prolétaire du prolétaire. Ce passage du livre est
le fait qu’ils sont de bons professionnels sans attaches d’ailleurs le seul sur lequel on pourrait peut-être regret-
familiales, leur fidélité à l’idéal libertaire, l’historienne ter que Michelle Perrot ne soit pas allée assez loin. La
apporte des renseignements de première main et pose condition de l’ouvrière dans son foyer au XIXe siècle n’est
même des jalons de biographies. Leurs actions abouti- pas moins tragique que celle de la bourgeoise. Elles sont
ront à de nombreux succès puisque, de 1864 à 1914, ceux- toutes les deux étroitement soumises à la loi des mâles :
ci l’emportent sur les échecs : 56 %, contre 44 %. on sait que le Parti ouvrier de Jules Guesde et Paul
La thèse de Michelle Perrot, traitée avec des méthodes Lafargue ne soutiendra jamais, au contraire, les proposi-
scientifiques, ne relève en rien de l’hagiographie tions des malthusiens, accusées de contribuer à l’affai-
ouvrière. Les points noirs ne sont pas oubliés : le chapitre blissement du pays n
À QUI APPARTIENT
JEANNE D’ARC ?
Ce que j’écrivais de l’histoire de France, je
L’histoire de Jeanne d’Arc a connu plusieurs versions, au gré de l’usage qu’on pourrais le dire de l’histoire en France. Elle
a entrepris d’en faire. Sainte ou hallucinée ? Victime de l’Église ou des Anglais ? est un des lieux privilégiés de la guerre civile.
Ses composantes forment plusieurs strati-
Récupérée par l’extrême droite, mais également revendiquée par la Résistance,
fications. L’exemple de Jeanne d’Arc, de la
l’équipée de Jeanne illustre la permanence de la guerre idéologique qui, avec l’appui
façon dont on raconte son histoire, permet
des historiens, se mène depuis des siècles en France. d’en repérer quelques-unes. Dès le XVe siècle,
les historiens omettent d’utiliser des
D
PAR MARC FERRO * ans La Grande Guerre, en 1969, j’écri- archives à portée de main, celles du Procès de
vais : « La France, constaterait un his- Jeanne ; ils parlent à peine de la Pucelle, il
torien morose, n’a pas tant le génie des n’est pas question de « miracles »... Car ils
armes que celui de la guerre civile. Que l’on sont au service du roi, et son triomphe ne
jette un regard sur son histoire proche ou loin- saurait s’accompagner de l’aide d’une sor-
taine, et il apparaît que chacun des conflits cière ou d’une sainte. Le service du roi exige
livrés par la nation la plus fière de la laïcisation de l’héroïne, une
sa gloire militaire a été peu ou prou
Au XVe siècle, diminution de son rôle. On parle
mâtiné de guerre civile. Ce qui est le récit est laïque : alors d’un « miracle apposté,
clair pour 1939-1944 l’a été égale- les chroniqueurs machiné par des hommes de
ment pour la Révolution et l’Em- parlent à peine guerre avisés qui surent user de la
pire, ou encore pour l’époque de de la Pucelle, superstition populaire ». La ver-
Jeanne d’Arc et des Bourguignons, sion « pieuse » naquit ultérieure-
il n’est pas question
la Ligue et les temps de Richelieu. ment. Très informé, l’historien
de « miracles »
Même en 1870, il s’est trouvé un Mezeray explique au XVIIe siècle
parti qui, secrètement ou ouvertement, dési- que « Dieu fit intervenir Jeanne parce qu’il
rait la défaite de ceux qui dirigeaient le pays. voulait sauver le Dauphin. Ultérieurement,
Pas en 1914-1918 : la France n’a pas eu de quand Jeanne continua à guerroyer alors que
“ parti de l’étranger ” (1). » sa mission était accomplie, Charles VII cou-
ronné, et qu’elle eût dû retourner à la maison,
* Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences Dieu ne continua plus les miracles en sa
sociales (EHESS), codirecteur de la revue Les Annales.
faveur » (2). Au XIXe siècle, quand renaît la
vision chrétienne de l’histoire, les catho-
Bibliographie liques sont embarrassés par l’action que les
MIGUEL CHUECA (textes rassemblés et présentés RICHARD MONVOISIN ET NICOLAS PINSAULT, La Sécu, évêques jouèrent au procès. Christian
par), Déposséder les possédants. les vautours et moi. Les enjeux de la protection
La grève générale aux « temps héroïques » sociale, Éditions du Détour, Paris, 2017.
Amalvi a noté que, dans les illustrations, on
du syndicalisme révolutionnaire (1895-1906), Des mutualistes du XIXe siècle au programme escamote l’évêque Cauchon (3). On réduit le
Agone, Marseille, 2008.
du Conseil national de la Résistance rôle de l’Église, la mort de Jeanne est la faute
Cette compilation de textes signés, entre (mars 1944), les auteurs reviennent sur
autres, de Jean Jaurès, Fernand Pelloutier, l’histoire de la protection sociale, aujourd’hui aux Anglais.
Émile Pouget, Georges Sorel, etc., éclaire menacée par l’entreprise de démolition
les origines et les principes directeurs libérale. Et fournissent de précieux
du syndicalisme français. instruments pour en défendre les acquis. Le « méchant évêque Cauchon »
Pour sa part, la version « laïque » est gênée
JEAN MOULIN, Écrits et documents de Béziers à XAVIER VIGNA, L’Insubordination ouvrière dans
Caluire, L’Harmattan, Paris, 2018 (deux tomes). les années 68. Essai d’histoire politique des usines, par « les voix » que Jeanne entendit à Dom-
Presses universitaires de Rennes, 2008.
Ce recueil en deux volets de textes rédigés rémy. Aussi évoque-t-elle ce « qu’elle a cru
S’appuyant sur un important corpus
par Jean Moulin ou reçus par lui, rassemblés d’archives, comme celles des grandes entendre », ou encore « les hallucinations
par François Berriot et préfacés par Daniel centrales syndicales, du ministère du travail qu’elle a eues ». À l’époque de l’Entente cor-
Cordier, auteur de la biographie de référence ou des renseignements généraux, Xavier
L’Inconnu du Panthéon, offre un riche Vigna retrace la décennie qui commence en diale, en 1904, Ernest Lavisse, qui veut jouer
témoignage sur cette célèbre figure 1968 et s’achève en 1979, avec la défaite les rassembleurs, met au point la solution de
de la Résistance. des sidérurgistes de Longwy et Denain.
synthèse : « Jeanne entendit quelqu’un qui lui
disait d’être bonne et sage (...), elle crut enten-
dre des voix venues du Ciel. » Pour ménager
(1) La Grande Guerre, 1914-1918, Gallimard, coll. « Idées », Pep Carrió ///// « Corps 7 »,
Paris, 1969. tiré de l’exposition
(2) George Huppert, L’Idée de l’histoire parfaite, Flamma- « Rien n’est plus profond
rion, Paris, 1973. que la peau »,
galerie Blanca Berlín,
(3) Christian Amalvi, Les Héros de l’histoire de France,
Madrid, 2018
Phot’œil, Paris, 1980.
(4) Ibid.
LES ACCORDS
DE MUNICH,
UN CHOIX
ANTIRUSSE
Contre le bellicisme nazi, la diplomatie
soviétique cherche très tôt à nouer
des alliances avec le Royaume-Uni
et la France. Mais les gouvernements
des deux pays, plus hostiles aux
« rouges » qu’au Führer, écartent
les propositions russes. Les premiers
ministres britannique et français signent
en 1938 avec Adolf Hitler les accords
de Munich, en affirmant que c’est
le seul moyen de préserver la paix.
I
PAR GABRIEL GORODETSKY * l y a plus de quatre-vingts ans se tint la Royaume-Uni, minimisé leur russophobie
calamiteuse conférence de Munich, qui, traditionnelle et leur parti pris idéologique,
le 30 septembre 1938, sacrifia la Tchéco- tout en exagérant les « contraintes objec-
slovaquie dans l’espoir d’apaiser Adolf Hitler. tives » sous-tendant les politiques britan-
Son dommage collatéral fut le pacte de non- nique et française. Remarquable fut l’ab-
agression germano-soviétique, qui, signé par sence d’analyse d’une autre solution viable
les ministres des affaires étrangères Joa- à travers une collaboration avec l’Union
chim von Ribbentrop et Viatcheslav Molo- soviétique.
tov, servit de prélude au déclenchement de Tout juste un mois après l’accord de
la seconde guerre mondiale (1). Des décen- Munich, le premier ministre britannique
nies d’historiographie révisionniste ont dis- Neville Chamberlain, avocat de l’apaisement
culpé les « coupables (2) » aux commandes du avec l’Allemagne, confia au roi George VI
qu’il était « significatif que ni la France ni la
* Historien, professeur émérite à l’All Souls College, université Russie ne se soient mutuellement posé des
d’Oxford, a établi l’édition du Journal (1932-1943) d’Ivan Maïski,
Les Belles Lettres, Paris, 2017. questions pendant la crise ». Le premier
ministre considérait qu’il valait mieux lais- tration, de 1934 à 1936, en tentant vainement
ser les Soviétiques à l’écart. de battre en brèche l’hostilité britannique.
Malgré son évidente prédilection pour Un accord franco-germano-britannique
l’idéologie, Joseph Staline menait une poli- « aux dépens de la Russie » semblait se dessi-
tique étrangère hautement pragmatique et ner. Presque deux années d’efforts fréné-
rationnelle, fondée sur les rapports de forces tiques pour donner de la substance au traité
et les sphères d’influence. L’historiographie franco-soviétique ne produisirent aucun
de la conférence de Munich a délibérément résultat. Staline essaya de changer de bra-
passé sous silence les efforts intenses de la quet, mais ses ouvertures diplomatiques pré-
diplomatie soviétique pour contrecarrer les cipitées et clandestines en direction de Ber-
actes belligérants de Hitler au cours des cinq lin afin d’anticiper la politique britannique
années précédentes. d’apaisement n’eurent aucun écho.
En mai 1937, la nomination de Chamber-
Une éphémère lune de miel avec Moscou lain à la tête du gouvernement britannique
À l’automne 1932, le ministre des affaires coïncida avec la Grande Terreur à Moscou.
étrangères, Maxime Litvinov, avertissait Sta- La politique étrangère soviétique resta
line que l’Allemagne de Weimar était « en cependant stable, et, en juillet 1937, Maïski
phase terminale » et que les avancées du assura à Chamberlain que son pays ne pour-
nazisme rendraient nécessaire une volte- suivait aucun dessein idéologique d’utiliser
face radicale dans les relations de Moscou la crise internationale pour imposer « un sys-
avec le Royaume-Uni et la France. En 1934, tème communiste ou autre » où que ce soit en
ce revirement fut bien accueilli par le minis- Europe. Peine perdue. À l’issue de l’entretien,
tre des affaires étrangères français, Louis le premier ministre
Barthou, et il permit l’entrée de l’Union se déclara convaincu L’ambassadeur soviétique à Londres
soviétique dans la Société des nations (SDN). que, «de manière su- alla de frustration en frustration
En mai 1935, la France signa avec l’Union breptice et par la ruse, en tentant vainement de battre
soviétique un traité d’assistance mutuelle, les Russes tiraient les en brèche l’hostilité britannique
suivi d’un accord semblable entre l’URSS et ficelles dans les cou-
la Tchécoslovaquie. Il existait cependant lisses pour nous entraîner dans une guerre
entre ces deux textes – par ailleurs iden- avec l’Allemagne », une guerre qui, pour la
tiques – une différence significative, qui majorité des conservateurs, aurait pour
allait leur retirer toute efficacité en 1938 : le résultat une expansion du communisme.
président de la Tchécoslovaquie, Edvard En février 1938, la démission d’Anthony
Beneš, avait insisté pour que figure dans le Eden de son poste de ministre des affaires
traité qu’il avait signé une clause condition- étrangères n’arrangea pas les choses. Le
nant toute assistance de l’Union soviétique à comportement de dilettante de son succes-
une intervention préalable de la France. La seur, Edward Frederick Lindley Wood (lord
position française était ainsi devenue cru- Halifax), dans la conduite de la diplomatie
ciale en 1938 : faute d’assistance, la Tchéco- permit à Chamberlain de court-circuiter le
slovaquie se retrouverait seule face à l’Alle- Foreign Office et de s’appuyer sur ses pro-
magne. pres conseillers. La position soviétique fut
La lune de miel avec Moscou se révéla encore plus ébranlée par la réaction particu-
éphémère quand, le 9 octobre 1934, à Mar- lièrement mesurée de Londres à l’annexion
seille, Barthou fut assassiné en même temps de l’Autriche par Hitler, le 12 mars 1938.
que le roi de Yougoslavie Alexandre I et er
« Extrêmement pessimiste », Maïski craignait
remplacé par Pierre Laval, moins bien dis- que Chamberlain – qu’il pensait guidé exclu-
posé à l’égard des Russes au cours des quatre sivement par ses penchants idéologiques – ☛
années suivantes. En France, la montée des
conflits sociaux tout au long des années 1930 (1) Lire « Les dessous du pacte germano-soviétique », Le
fit craindre à Moscou un virage à droite pro- Monde diplomatique, juillet 1997.
gressif des élites, voire leur conversion au (2) NDLR : Guilty Men (« Les coupables ») est le titre d’un
livre publié à Londres en juillet 1940 par un auteur camou-
fascisme. flé sous le pseudonyme de Cato. Il dénonçait quinze diri-
De même, l’ambassadeur soviétique à Lon- geants britanniques, dont le premier ministre Neville
Chamberlain, coupables de complaisance envers Hitler et
dres, Ivan Maïski, alla de frustration en frus- de sous-équipement des forces armées.
où « les avantages qu’en tirerait une Tchéco- per à une rencontre au sommet à Munich.
slovaquie devenue un État homogène l’empor- Alors que Chamberlain volait vers l’Alle-
teraient sur les évidents désavantages de la magne, Halifax convoqua Maïski et lui pré-
perte des districts frontaliers allemands des senta ses excuses « pour ne pas avoir soulevé
Sudètes ». Le 8 septembre, remuant le couteau la question de l’envoi d’une invitation à l’URSS
dans la plaie, Halifax convoqua Maïski afin parce que, premièrement, les délais étaient
qu’il fasse savoir à Litvinov que, à son vif terriblement courts, sans une minute à per-
regret, et compte tenu de la menace d’une dre, et, deuxièmement – et c’était le plus Pep Carrió ///// Œuvre
crise en Tchécoslovaquie, sa présence n’était important –, il savait à l’avance quelle serait créée pour l’exposition
pas souhaitée à Genève. Halifax était sou- la réponse de Hitler. La dernière chance de « But my face I don’t
mind for I am behind it »
cieux de ne pas provoquer Hitler en dialo- sauver la paix ne pouvait pas être gaspillée à (Mais mon visage ne me
guant avec les « rouges ». cause d’une querelle sur la composition de la dérange pas car je suis
derrière tout ça),
La session de la SDN – moralement dis- conférence ». Fundación Guifré 11,
créditée pour avoir pratiquement ignoré la Gabriel Gorodetsky Barcelone, 2004
crise tchèque – coïncida avec
l’annonce par Chamberlain, dans
la soirée du 14 septembre, de sa
décision de rencontrer Hitler à
Berchtesgaden. Ce qui allait con-
duire à la conférence de Munich.
Litvinov ne put que laisser libre
cours à sa frustration dans un
discours enflammé où il réitérait
l’engagement soviétique. Il ter-
minait par un avertissement
prémonitoire : la « capitulation»
franco-britannique ne pourrait
qu’avoir d’« incalculables et dé-
sastreuses conséquences ». Sa
demande d’une réunion d’ur-
gence, à Paris ou à Londres, d’ex-
perts militaires des trois pays
fut écartée d’un revers de main
par le Foreign Office au motif
qu’elle avait «peu d’utilité», dans
la mesure où elle ne pouvait
manquer de « provoquer l’Alle-
magne à coup sûr».
L’attitude de Chamberlain à
l’égard de la Tchécoslovaquie
se manifesta spectaculairement
dans son intervention à la Bri-
tish Broadcasting Corporation
(BBC) le 27 septembre 1938. « Il
est vraiment horrible, fantas-
tique et incroyable, dit-il à ses
auditeurs, d’essayer ici des mas-
ques à gaz à cause d’un conflit
dans un pays lointain entre des
gens dont nous ne savons rien. »
Sans surprise, il annonça le len-
demain au Parlement son inten-
tion de répondre favorablement
à l’invitation de Hitler à partici-
C
PAR ANNIE LACROIX-RIZ * ’est une page peu connue de l’histoire Paris userait de son éventuel pouvoir de nui-
de la seconde guerre mondiale : dès sance pour l’entraver à nouveau. D’autre part,
1941-1942, Washington avait prévu la France répugnerait à lâcher son empire,
d’imposer à la France – comme aux futurs riche en matières premières et en bases stra-
vaincus, Italie, Allemagne et Japon – un tégiques, alors que les Américains avaient dès
statut de protectorat, régi par un Allied 1899 exigé – pour leurs marchandises et
Military Government of Occupied Terri- leurs capitaux – le bénéfice de la « porte
tories (Amgot). Ce gouvernement mili- ouverte » dans tous les empires coloniaux (2).
taire américain des territoires occupés
aurait aboli toute souveraineté, y compris De l’ère allemande à la « pax americana »
le droit de battre monnaie, sur le modèle C’est pourquoi les États-Unis pratiquèrent à la
fourni par les accords Darlan-Clark de fois le veto contre de Gaulle, surtout lorsque
novembre 1942. son nom contribua à unifier la Résistance, et
À en croire certains historiens américains, une certaine complaisance mêlée de rigueur
ce projet tenait à la haine qu’éprouvait Fran- envers Vichy. À l’instar des régimes latino-
klin D. Roosevelt pour Charles de Gaulle, américains chers à Washington, ce régime
« apprenti dictateur » qu’il eût voulu épar- honni aurait, à ses yeux, l’échine plus souple
gner à la France de l’après-Philippe Pétain. qu’un gouvernement à forte assise populaire.
Cette thèse d’un président américain sou- Ainsi chemina un «Vichy sans Vichy» amé-
cieux d’établir la démocratie universelle est ricain, qu’appuyèrent, dans ses formes suc-
séduisante, mais erronée (1). cessives, les élites françaises, accrochées à
l’État qui leur avait rendu les privilèges enta-
* Professeure émérite d’histoire contemporaine, université més par l’«ancien régime» républicain et sou-
Paris-VII. Dernier ouvrage paru : Les Élites françaises entre 1940
cieuses de négocier sans dommage le passage
et 1944. De la collaboration avec l’Allemagne à l’alliance améri-
caine, Armand Colin, Paris, 2016. de l’ère allemande à la pax americana.
À GOUVERNER LA FRANCE
Préparant depuis décembre 1940, bien çaises, contrôle et commandement des ports, tionnaires (tel Maurice Couve de Murville,
avant leur entrée en guerre (décembre 1941), aérodromes, fortifications, arsenaux, télé- directeur des finances extérieures et des
leur débarquement au Maroc et en Algérie communications, marine marchande ; liberté changes de Vichy), industriels (tel l’ancien
avec Robert Murphy, représentant spécial du de réquisitions ; exemption fiscale ; droit cagoulard Jacques Lemaigre-Dubreuil, des
président Roosevelt en Afrique du Nord et d’exterritorialité ; « administration des zones huiles Lesieur et du Printemps, qui jouait
futur premier conseiller du gouverneur mili- militaires fixées par eux » ; certaines activi- depuis 1941 sur les tableaux allemand et
taire de la zone d’occupation américaine en tés seraient confiées à des « commissions américain) et banquiers collaborateurs (tel
Allemagne – bête noire des gaul- mixtes » (maintien de l’ordre, ad- Alfred Pose, directeur général de la Banque
Les Américains
listes –, les États-Unis tentèrent un ministration courante, économie nationale pour le commerce et l’industrie,
regroupement autour d’un sym-
veulent s’arroger des et censure) (4). féal de Darlan).
bole de la défaite, le général droits sur l’Afrique Laval lui-même préparait son C’est cette option américaine qu’incarnait
Maxime Weygand, délégué géné- du Nord : liberté avenir américain tout en procla- Pierre Pucheu en rejoignant alors Alger et
ral de Vichy pour l’Afrique des réquisitions, mant « souhaiter la victoire de l’Al- Giraud : quel symbole du maintien de Vichy
jusqu’en novembre 1941. contrôle des ports lemagne » (22 juin 1942) : secondé que ce ministre de la production industrielle,
L’affaire échouant, ils se tournè- par son gendre, René de Cham- puis de l’intérieur du gouvernement Darlan,
et des arsenaux…
rent, juste avant leur débarque- brun, avocat d’affaires collabora- délégué de la banque Worms et du Comité
ment du 8 novembre 1942, vers le général tionniste doté de la nationalité américaine et des forges, ancien dirigeant et bailleur de ☛
Henri Giraud. Vint ensuite le tour de l’amiral française, il se croyait promis par Washing-
François Darlan, alors à Alger : ce héraut de ton à un rôle éminent au lendemain d’une
(1) Costigliola Frank, France and the United States. The Cold
la collaboration d’État à la tête du gouverne- « paix séparée » germano-anglo-américaine
Alliance Since World War II, Twayne Publishers, New
ment de Vichy, de février 1941 à avril 1942, contre les Soviets (5). Mais soutenir Laval York, 1992.
était resté auprès de Pétain après le retour au était aussi incompatible avec le rapport de (2) William A. Williams, The Tragedy of American Diplo-
pouvoir de Pierre Laval (3). forces hexagonal que ladite « paix » avec la macy, Dell Publishing, New York, 1972 (1re éd. : 1959).
Le 22 novembre 1942, le général améri- contribution de l’Armée rouge à l’écrase- (3) Robert O. Paxton, La France de Vichy, Seuil, Paris, 1974
cain Mark W. Clark fit signer à l’amiral ment de la Wehrmacht. (rééd. : Points Seuil, 1999).
« retourné » « un accord singulier » mettant Après l’assassinat, le 24 décembre 1942, (4) Jean-Baptiste Duroselle, L’Abîme, 1939-1945, Imprime-
rie nationale, Paris, 1982, et Annie Lacroix-Riz, Industriels
« l’Afrique du Nord à la disposition des Amé- de Darlan, auquel furent mêlés les gaul-
et banquiers français sous l’Occupation, Armand Colin,
ricains » et faisant de la France « un pays listes, Washington revint vers Giraud, fu- Paris, 1999.
vassal soumis à des “capitulations” ». Les gace second de de Gaulle au Comité français (5) Leitmotiv depuis 1942 de Pierre Nicolle, journal dac-
Américains « s’arrogeaient des droits exorbi- de libération nationale (CFLN) fondé le tylographié, 1940-1944, PJ 39 (Haute Cour de justice),
archives de la préfecture de police, plus net que l’im-
tants » sur le « prolongement territorial de la 3 juin 1943. Au général vichyste s’étaient ral- primé tronqué, Cinquante Mois d’armistice, André Bonne,
France » : déplacement des troupes fran- liés, surtout depuis Stalingrad, hauts fonc- Paris, 1947.
A
PAR BAPTISTE GIRAUD * doptée en 1906 par le IXe congrès de révolutionnaire pour renverser l’ordre capi-
la Confédération générale du travail taliste. Et celle d’un syndicalisme d’action
(CGT), la charte d’Amiens érige la stra- directe, qui entend agir en toute indépen-
tégie de la grève générale au rang de principe dance par rapport aux partis.
fondateur du mouvement ouvrier : « [Le syn- Dans un contexte encore marqué par la
dicalisme] prépare l’émancipation intégrale, violente répression de la Commune de Paris,
qui ne peut se réaliser que par l’expropriation nombre de dirigeants syndicaux sont acquis
capitaliste ; il préconise comme moyen d’ac- à l’idée, défendue par les anarchistes, que les
tion la grève générale et il considère que le travailleurs ne peuvent et ne doivent comp-
ter sur aucun allié politique ; il leur faut s’or-
* Maître de conférences en science politique à l’université d’Aix- ganiser de manière autonome, lutter avec
Marseille, Laboratoire d’économie et de sociologie du travail.
leurs propres armes, en portant le combat
Pep Carrió ///// Image sur le terrain économique. La grève générale
extraite du livre
La Tristesse des
apparaît ainsi comme le moyen spécifique
choses, aux éditions dont disposent les travailleurs pour engager
Editorial Amanuta, le processus révolutionnaire, mais sans avoir
Bilbao, 2017
à s’en remettre à un quelconque parti. Les
grèves partielles – limitées à certains sec-
teurs ou entreprises – sont elles-mêmes
théorisées comme une « gymnastique prépa-
ratoire » à la grève générale. Dans son livre
Le Syndicalisme révolutionnaire (1909), Vic-
tor Griffuelhes, secrétaire général de la
CGT de 1901 à 1909, estime par exemple que
« la grève est pour nous nécessaire parce
qu’elle frappe l’adversaire, stimule l’ouvrier,
l’éduque, l’aguerrit, le rend fort, par l’effort
donné et soutenu, lui apprend la pratique de
la solidarité et le prépare à des mouvements
généraux devant englober tout ou partie de la
classe ouvrière ».
L e régime électoral, représentatif, majoritaire, parlementaire qui vient d’être détruit par
la défaite était condamné depuis longtemps par l’évolution générale (...).
de l’action ». Puis, en 2003 comme en 2010,
la direction de FO se déclare favorable à un
Voilà le fait qui domine et commande toute la Révolution nationale. (...) appel à une « grève générale interprofession-
Les problèmes à résoudre découlent les uns des autres. nelle et reconductible », mais ne prend pas
l’initiative de l’engager : elle en rejette la res-
Le premier consiste à remplacer le « peuple souverain » exerçant des droits absolus dans
ponsabilité sur la CGT. Laquelle refuse de se
l’irresponsabilité totale par un peuple dont les droits dérivent de ses devoirs. (...)
rallier à ce mot d’ordre, alors que son pouvoir
La solution consiste à rétablir le citoyen, juché sur ses droits, dans la réalité familiale,
de mobilisation reste, de loin, le plus élevé.
professionnelle, communale, provinciale et nationale.
Avec un taux de syndicalisation de 8 % (5 %
C’est de cette réalité que doit procéder l’autorité positive et sur elle que doit se fonder dans le privé), la capacité des organisations
la vraie liberté (...). de travailleurs à créer les conditions d’une
J’ai dit à maintes reprises que l’État issu de la Révolution nationale devait être autoritaire grève générale est désormais limitée. Dans
et hiérarchique. (...) ce contexte, et à la différence de ce qui s’est
Hier, l’autorité procédait du nombre, incompétent, périodiquement tourbillonnant ; elle passé en Mai 68, ce n’est pas seulement la
s’obtenait par le moyen d’une simple addition. (...) peur d’être débordés par les « gauchistes »
qui retient les dirigeants de la CGT d’appeler
Par État hiérarchique, j’entends remembrement organique de la société française.
à une grève générale reconductible, mais
Ce remembrement doit s’opérer par la sélection des élites à tous les degrés de l’échelle
aussi la crainte d’un échec de la mobilisation.
sociale. (...)
Baptiste Giraud
Elle rétablira cette qualification générale (...) en fondant le droit de citoyenneté non plus
sur l’individu épars et abstrait, mais sur la position et les mérites acquis dans le groupe
familial, communal, professionnel, provincial et national. (5) Le Peuple, no 799-801, Paris, juin 1968.
Extraits du discours de Philippe Pétain du 8 juillet 1941. (6) Cité dans Xavier Vigna, L’Insubordination ouvrière dans
les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Presses
universitaires de Rennes, 2007.
E
PAR SYLVIE APRILE * n février 1848, une révolution met fin de la république : celle d’un régime représen-
à la monarchie de Juillet, usée par tatif et celle d’une « vraie république »,
les scandales et par des pratiques de démocratique et sociale.
plus en plus autoritaires. Le gouvernement L’idée d’élaborer une nouvelle Constitution
provisoire veut organiser au plus vite des ne va pas de soi. Les socialistes et les républi-
élections afin de désigner une Assemblée cains les plus radicaux souhaitent plutôt met-
constituante, chargée d’établir les nou- tre en place la Constitution de 1793, ou
velles règles politiques. Aussitôt, reprendre des projets préparés
Certains socialistes
des voix s’élèvent pour dénoncer dans les années 1830-1840. Le
un processus prématuré et dange- et républicains texte de 1793, jamais appliqué
reux. Selon le républicain Fran- radicaux souhaitent (dans l’attente de la paix), prévoit
çois-Vincent Raspail ou le socia- plutôt mettre pour la première fois le suffrage
liste Louis Blanc, le peuple ne en place la universel (masculin) et une démo-
serait pas prêt : il faudrait l’édu- Constitution de 1793, cratie semi-directe, avec une
quer avant de lui confier cette res- concentration des pouvoirs au
jamais appliquée
ponsabilité, arguent-ils, et les profit de l’Assemblée et la possibi-
mesures sociales doivent précéder lité pour le peuple de proposer directement
les préoccupations politiques. des candidats au conseil exécutif ou de se
Le 23 avril 1848, une Assem- prononcer sur toutes les lois. Les députés,
blée est néanmoins élue. élus par les « assemblées primaires », sont
Elle compte plus de huit simplement considérés comme des manda-
cents membres, dont trois taires, pour une période limitée à un an.
cents anciens représen-
tants monarchistes, « répu- Un pouvoir exécutif révocable
blicains » du lendemain. Quant aux projets établis sous la monarchie
La Constitution est prépa- de Juillet, ils visent avant tout à poser des
rée en deux temps, au prin- limites à l’exécutif, en trouvant les moyens
temps et à l’automne. En de le contraindre à reconnaître la souverai-
mai et juin, le travail est neté du peuple et à accepter les réformes
délégué à un « comité de sociales nécessaires. La priorité alors accor-
Constitution », composé de dée au social est telle que, en 1832, dans le
dix-huit parlementaires élus programme de la Société des amis du peu-
après une semaine d’âpres ple, François-Vincent Raspail ne consacre
débats. Aux côtés du socia- que quelques lignes à la question du pouvoir
liste Victor Considérant, on exécutif : celui-ci est d’une certaine façon
retrouve les orléanistes (1) Odi- « concédé », mais aussi révocable, non héré-
lon Barrot et Jules Dufaure, ou ditaire et discontinu dans le temps.
encore le conservateur Alexis L’examen article par article de la Consti-
de Tocqueville. Les postes de tution de 1848 se déroule du 4 septembre
Pep Carrió ///// Image au 27 octobre. Deux sujets retiennent ☛
tirée du livre Dans * Professeure d’histoire contempo-
le dernier coin, aux raine à l’université Paris Nanterre.
éditions Chucherías Auteure de La Révolution inachevée (1) Partisans de la monarchie constitutionnelle instaurée
de Arte, Madrid, 2012 (1815-1870), Belin, Paris, 2010. par Louis-Philippe d’Orléans en juillet 1830.
l’ambition d’un homme qui souhaiterait res- n’est le président sortant, qui ne peut se
ter au pouvoir et ferait pendant son mandat représenter. Les autres prétendants sont
des promesses au peuple qu’il monnaierait hostiles à la république, comme le général
contre le renversement de la république ? Ses monarchiste Nicolas Changarnier, ou discré- Pep Carrió ///// Image
arguments ne sont pas retenus. Le danger dités, comme Cavaignac, l’homme de la tirée du livre Dans
le dernier coin, aux
représenté par la candidature de Louis- répression de juin 1848, candidat malheu- éditions Chucherías de
Napoléon Bonaparte paraît encore peu plau- reux en décembre 1848. Bien peu sont ceux Arte, Madrid, 2012
sible, même si certains l’identifient claire- qui attendent de ce scrutin un résultat posi-
ment. C’est le cas du député républicain tif. Déjà peu convaincus de la nécessité
modéré Antony Thouret, élu du Nord, qui d’un exécutif unique, voire par le
propose d’étendre aux Bonaparte l’inéligibi- suffrage universel, certains répu-
lité touchant déjà les membres des autres blicains prônent toujours l’adop-
familles ayant régné sur la France. Mais son tion d’autres formes de gou-
amendement est rejeté, et l’Assemblée décide, vernement, plus proches d’une
par 627 voix contre 130, l’élection du prési- démocratie directe. Victor Consi-
dent de la République au suffrage universel. dérant déclare que « la solution,
À aucun moment il n’est fait mention des c’est le gouvernement du peuple
limites de ce suffrage « universel » qui exclut par lui-même » ; Ledru-Rollin se pro-
les femmes. Le 4 novembre, la Constitution est nonce pour un retour à la Constitution
adoptée. « En présence de Dieu et au nom du de 1793 et la suppression de la fonction
Peuple français », proclame son préambule, présidentielle.
tandis que l’article IV dispose que la Répu- L’élection de mai 1852 n’aura finalement
blique « a pour principe la Liberté, l’Égalité et pas lieu. Louis-Napoléon Bonaparte raye
la Fraternité. Elle a pour base la Famille, le Tra- cette échéance par le coup d’État du
vail, la Propriété, l’Ordre public ». On est déjà 2 décembre 1851. La répression parisienne
loin de la république démocratique et sociale fait 400 morts ; 30 000 arrestations ont lieu
rêvée par les ouvriers au printemps 1848. Les en France ; l’état de siège est institué dans un
« journées de juin » ont consacré l’écrasement tiers du pays. Louis-Napoléon décide cepen-
des révolutionnaires par la troupe. dant d’une élection pré-
sidentielle au suffrage En 1851, année préélectorale singulière,
« C’est un crétin que l’on mènera » universel, sous la forme il n’y a pas de candidats déclarés,
Le 10 décembre 1848, Louis-Napoléon Bona- d’un plébiscite organisé si ce n’est le président
parte est élu par 5 434 226 voix. Son plus à peine quinze jours sortant, qui ne peut se représenter
proche rival, Eugène Cavaignac, n’en plus tard. Sept millions
recueille que 1 448 107, et le candidat socia- de Français disent « oui » à cet appel au peu-
liste François-Vincent Raspail seulement ple ; 640 737 courageux votent « non », sur-
37 000. Si le nouveau président incarne la tout à Paris. Outre le climat de répression et
continuité de la légende napoléonienne, il de terreur, la fraude est patente. On compte
apparaît également comme un homme neuf, tout de même un million et demi d’absten-
qui n’appartient à aucun parti. Auteur d’une tionnistes. Bon nombre de républicains pen-
brochure teintée de socialisme utopique (De sent comme George Sand que « sans tout
l’extinction du paupérisme, 1844), ce candidat cela » le peuple aurait voté de la même
« attrape-tout » séduit une partie de l’électo- manière. La restauration de l’empire un an
rat de gauche. Défenseur de l’ordre, de la plus tard consacre le retour d’un monarque
famille, de la religion, de la propriété, il béné- et achève de discréditer le principe de l’élec-
ficie du soutien de la droite monarchiste, et tion du président au suffrage universel
du « comité de la rue de Poitiers », qui pour... un siècle. Dans Napoléon le Petit, pam-
l’oriente. Adolphe Thiers, l’un de ses émi- phlet écrit en exil, Victor Hugo se prend à
nents représentants, est persuadé qu’il sera imaginer que le deuxième dimanche de
aisé de le manipuler. « C’est un crétin que l’on mai 1852 aurait pu être un dimanche calme
mènera », aurait-il déclaré. « où le peuple serait venu voter, hier travail-
La question de l’échéance de 1852 devient leur, aujourd’hui électeur, demain travailleur,
cruciale en 1851, année préélectorale singu- toujours souverain ».
lière : il n’y a pas de candidats déclarés, si ce Sylvie Aprile
Voix de faits
France
« Histoire : mot français
désignant dans tous
Réécriture
« Pourquoi les enfants chinois apprennent-ils par
« La France se dit avec
une lettre mal faite, aussi
encombrante que la croix
les pays du monde cœur la liste des dynasties qui ont régné sur leur pays du Général à Colombey.
durant trois mille ans et expriment-ils leur fierté On a du mal à prononcer
une justification d’appartenir à une grande civilisation, quand les le mot, la grandeur
emphatique du début
d’apparence jeunes Français ignorent des pans de leur histoire ou, empêche de moduler
scientifique des intérêts pire encore, apprennent à en avoir honte ? [Il faut] correctement le peuple
réécrire les programmes d’histoire avec l’idée de les de minuscules qui la suit.
d’un groupe humain Le grand F expire, le reste
concevoir comme un récit national. Le récit national, du mot se respire mal,
donné par le récit c’est une histoire faite d’hommes et de femmes, de comment parler encore ?
ordonné et interprété symboles, de lieux, de monuments, d’événements qui Comment dire ?
La France est une façon
de faits antérieurs » trouvent un sens et une signification dans l’édification d’expirer. »
progressive de la civilisation singulière de la France. » Alexis Jenni, L’Art français
Louis Aragon,
Dans le lexique du Fou d’Elsa (1963). François Fillon, discours à Sablé-sur-Sarthe, 28 août 2016. de la guerre, 2011.
JEANNE
« Bergère née en Lorraine, 459 628
Jeanne qui avez gardé Nombre de visionnages
les moutons en robe de futaine,
sur la plate-forme Youtube
Et qui avez pleuré aux misères
(au 25 juin 2019)
du peuple de France,
de la conférence CHEVAL DÉSYNCHRONISÉ
Et qui avez conduit le roi à Reims « Toute nation est divisée, vit de l’être.
parmi les lances, de l’historien Henri Mais la France illustre trop bien la règle :
Jeanne qui étiez un arc, une croix, Guillemin (1903-1992) protestants contre catholiques, jansénistes contre
un glaive, un cœur, une lance, jésuites, bleus contre rouges, républicains
consacrée à la Révolution contre royalistes, droite contre gauche,
Jeanne que les gens aimaient française et à Robespierre. dreyfusards contre antidreyfusards,
comme leur père et leur mère, collaborateurs contre résistants... La division
Jeanne blessée et prise, mise au est dans la maison française, dont l’unité n’est
cachot par les Anglais, « Seules 2 % des rues qu’une enveloppe, une superstructure, un pari.
Jeanne brûlée à Rouen
par les Anglais,
2% françaises portent
des noms de femmes,
selon un tweet du collectif Nous
Tant de diversités entraînent le manque
de cohésion. Aujourd’hui encore, “la France n’est
pas un pays synchronisé”, écrivait récemment
Jeanne qui ressemblez à un ange Toutes. Cette nuit, Nous Toutes a un essayiste ; “elle ressemble à un cheval dont
en colère, renommé plus de 1 400 rues [de chacune des pattes se déplacerait à un rythme
Jeanne d’Arc, mettez beaucoup Paris] avec des noms de femmes différent”. J’aime cette image excessive,
de colère dans nos cœurs. » célèbres ou victimes de féminicides. ni tout à fait exacte, ni tout à fait fausse. »
Poème de Remy de Gourmont (1858-1915). Des femmes ignorées, censurées, Fernand Braudel, L’Identité de la France,
oubliées. Nous ne les oublions pas. » tome I, Espace et histoire, 1986.
La rue des Rigoles dans le XXe est par
Patriotisme ?
«Le vrai patriotisme est à la fois un sentiment et la notion d’un
Le curé les prit chez lui pour
leur faire la classe. »
Jacques Ozouf,
Nous les maîtres d’école.
devoir. Or tous les sentiments sont susceptibles d’une culture, et Autobiographies d’instituteurs
toute notion, d’un enseignement. L’histoire doit cultiver le sentiment de la Belle Époque, 1993.
17
« Le président de la République
du dernier siècle et de l’âge contemporain. Il y a dans le passé le plus [Nicolas Sarkozy] a demandé à ce
lointain une poésie qu’il faut verser dans les jeunes âmes pour y que la lettre de Guy Môquet, jeune
résistant de 17 ans, à ses parents, juste avant d’être
fortifier le sentiment patriotique. Faisons-leur aimer fusillé par les Allemands en octobre 1941, soit lue
nos ancêtres gaulois et les forêts des druides, Charles dans tous les lycée. [Le sélectionneur de l’équipe
Martel à Poitiers, Roland à Roncevaux, Godefroy de France de rugby] Bernard Laporte et le staff
de Bouillon à Jérusalem, Jeanne d’Arc, Bayard, tous nos tricolore se sont dit qu’une telle lecture pourrait
donner un élan patriotique supplémentaire aux
héros du passé, même enveloppés de légendes; car c’est
joueurs du XV de France. Lecture fut donc faite
un malheur que nos légendes s’oublient, que nous vendredi après-midi, à quelques heures du coup
n’ayons plus de contes du foyer.» d’envoi de France-Argentine, et de la défaite
Ernest Lavisse, article « Histoire », dans le Dictionnaire inaugurale du XV tricolore dans le Mondial. »
de pédagogie et d’instruction primaire, 1887. Rugbyrama.fr, 10 septembre 2007.
Romancier Supputation
« Mieux vaut l’histoire « Il faut écrire ce qu’on ignore. Au
écrite par les romanciers fond, le 14 Juillet, on ignore ce qui se
produisit. Les récits que nous en avons
que l’histoire écrite sont empesés, ou lacunaires. C’est
par les historiens, depuis la foule sans nom qu’il faut
d’abord parce qu’elle envisager les choses. Et l’on doit
raconter ce qui n’est pas écrit. Il faut
est plus vraie, et ensuite CENSURE le supputer du nombre, de ce qu’on
parce qu’elle « Une représentation sait de la taverne et du trimard, des
est plus amusante. » du tableau fonds de poche et du patois des choses,
de Delacroix, liards froissés, croûtons de pain. »
Alexandre Dumas,
La Royale maison de Savoie, tome I, 1852. “La Liberté guidant
Éric Vuillard, 14 Juillet, 2016.
le peuple”, où une
fille du peuple
les seins nus
brandit un Ramassis
drapeau
français, a été de miteux
temporairement « Elle en a bien besoin, la race
censurée sur le
réseau social de Mark Zuckerberg. »
française [d’être défendue], vu
Le Figaro, 19 mars 2018.
qu’elle n’existe pas ! (...) La race, ce
que t’appelles comme ça, c’est
seulement ce grand ramassis de
Paris, 1961 2,3 MILLIONS miteux dans mon genre, chassieux,
puceux, transis, qui ont échoué ici
« Le 17 octobre 1961, C’est le nombre record de visiteurs
des Algériens qui poursuivis par la faim, la peste, les
du Puy du Fou en 2018. Ce parc
manifestaient pour tumeurs et le froid, venus vaincus
d’attractions vendéen, fief de
le droit à l’indépendance des quatre coins du monde. Ils ne
ont été tués lors d’une Philippe de Villiers, qui présida
pouvaient pas aller plus loin à
sanglante répression. la région de 1988 à 2010, est
La République reconnaît
cause de la mer. C’est ça la France
aussi connu pour ses spectacles
avec lucidité ces faits. » et puis c’est ça les Français. »
en costumes que pour la révision
Communiqué de la présidence de Louis-Ferdinand Céline,
la République, 17 octobre 2012. de l’histoire qu’il propose. Voyage au bout de la nuit, 1932.
Bien et mal
« Hexagone » « Longtemps, l’historien a passé pour une manière
de juge des Enfers, chargé de distribuer aux
« Ils s’embrassent au mois
de janvier / Car une nouvelle année héros morts l’éloge ou le blâme. (...) On rirait
aujourd’hui d’un chimiste qui mettrait à
commence / Mais depuis
part les gaz méchants comme le chlore,
des éternités / L’a pas tellement les bons comme l’oxygène. »
changé, la France / Marc Bloch, Apologie pour l’histoire
Passent les jours ou Métier d’historien, 1942-1943.
et les semaines /
Y a que le décor Orientations
qui évolue / « Il ne faut qu’un moment de réf lexion pour comprendre
La mentalité que deux historiens, disposant des mêmes matériaux, ne
est la même / les traiteront pas d’une manière identique. (...) [Mais]
Tous des tocards / les historiens ne sont pas orientés uniquement par leur être
intime ; leur milieu a aussi son importance. Leur religion,
Tous des
leur nationalité et leur classe sociale les inf luencent plus
faux culs. » ou moins profondément. »
Chanson de Renaud, 1975.
Henri Pirenne, « La tâche de l’historien », Le Flambeau, 1931.
1998
La victoire de l’équipe Fasciné
DEVOIR ET PATRIE
L’adulte s’adresse à un écolier, Julien.
« Les écoles, les cours d’adultes, les
nationale en finale Sur les 85 sujets
bibliothèques scolaires sont des bienfaits de
de la Coupe du monde de diffusés dans
votre patrie. La France veut que tous ses
football le 12 juillet 1998 l’émission «Secrets enfants soient dignes d’elle, et chaque jour
au stade de Saint-Denis d’histoire » entre
a suscité un moment elle augmente le nombre de ses écoles et de
janvier 2007 ses cours, elle fonde de nouvelles
éphémère de communion
nationale et d’allégresse et juillet 2014, bibliothèques, et elle prépare des maîtres
collective. Avant que présentée par Stéphane Bern, 50 traitaient savants pour diriger la jeunesse.
les fractures sociales d’un roi ou d’une reine, d’un empereur ou – Oh ! dit Julien, j’aime la France de tout
n’enterrent le mythe d’une impératrice, d’un pharaon ou mon cœur ! Je voudrais qu’elle fût la
mobilisateur de la France d’une pharaonne, ou encore d’un sultan. première nation du monde.
« black-blanc-beur ». Les autres sujets étaient bien souvent – Alors, Julien, songez à une chose : c’est que
Stéphane Beaud, dans Histoire mondiale l’honneur de la patrie dépend de ce que
de la France (sous la dir. de Patrick historiquement insignifiants (quel est
Boucheron), 2017. le mystère de la bête du Gévaudan ? Où est valent ses enfants. »
caché le trésor des Templiers) ou consacrés G. Bruno, Tour de la France par deux enfants. Paru
à une « célébrité » historique (Jésus, Barbe- aux éditions Belin en 1877, ce manuel (« avec plus de
deux cents gravures instructives pour les leçons de
Bleue, Nostradamus, Robin des Bois...).
choses ») sert à l’origine pour l’apprentissage de la
Source : Blaise Magnin, « “Secrets d’histoire”,
lecture du cours moyen des écoles de la
le magazine royaliste de France 2 ? »,
21 juillet 2014, Acrimed.org IIIe République. Il sera utilisé jusqu’aux années 1950.
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V
MANIÈRE DE OIR