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divine

comedie
Entretien avec
John Waters
ENTRETIEN

P our son dixième anniversaire, le festival écrans mixtes


de Lyon (4-12 mars) a offert au public un beau cadeau,
la présence exceptionnelle de John Waters, venu présenter
Marguerite Duras sur la devanture d’un drive-in et je crois que
c’était drôle seulement pour les 2 % qui connaissaient Duras.
Les gens voulaient acheter des tickets pour voir Le Camion en
quelques films et participer à une masterclass animée pensant que c’était un film d’action ! J’ai d’ailleurs été invité par
par Marie Losier. Les deux cinéastes se connaissent de Marie Losier à présenter ses films au Centre culturel français de
New York, alors que Marie Losier faisait la programmation New York. J’adore Marguerite Duras. J’ai même acheté son livre
du Florence Gould Hall de l’Alliance française et avait de recettes. Elle m’avait dit que je n’arriverais jamais à faire les
fait venir le réalisateur de Female Trouble pour présenter plats, d’après elle trop compliqués ! Elle s’en fichait éperdument
Le Camion de Marguerite Duras, dont il est un grand fan. que les gens n’aiment pas ses films. Elle était tellement bou-
« Que demanderiez-vous à Duras si vous aviez l’occasion gonne. Et donc dans Polyester, Divine regarde un exemplaire des
de la faire revenir ? », fut sa première et malicieuse question. Cahiers, un peu circonspecte. Ce plan a d’ailleurs été utilisé pour
Le cinéaste saisit la balle au bond et imagina qu’ils pourraient promouvoir le film. Quand j’ai finalement rencontré les Cahiers
permuter : lui réaliserait un remake du Camion (qui bien sûr, à Cannes au début des années 2000, le journaliste m’a dit que
avec son esprit punk, se terminerait dans un crash l’équipe en place à l’époque avait pris ce gag pour une insulte !
monumental – crash en un sens déjà présent chez Duras à Mais moi, je ne me moque toujours que de ce que j’aime.
travers sa célèbre formule « Que le monde aille à sa perte,
c’est la seule politique ») et Duras un remake de Pink Vous êtes un des rares cinéastes américains avec
Flamingos (dont Waters se demandait, amusé, si elle oserait une cinéphilie radicale, ouverte sur le monde.
refaire la fameuse scène où Divine mange une merde de chien Oui, j’adore les feel bad movies européens ! Mes tops ten
fraîchement moulée). Ce jeune homme élégant de 73 ans, sont pleins de films assez extrêmes. Par exemple Climax de
serti dans d’impeccables costumes bariolés, ne se séparant Gaspar Noé. Mais mon cinéaste français favori en ce moment
jamais de son humour caustique (une vraie philosophie est Bruno Dumont. J’adore ses deux films sur Jeanne d’Arc.
de vie) est l’auteur de quelques-uns des films les plus fous
du cinéma américain, en particulier ses œuvres punk et trash Vous-même avez une position très singulière dans le cinéma
des années 70, qui ont influencé autant Pedro Almodóvar américain. Vous êtes le chaînon manquant entre le cinéma
que les frères Farrelly. Il s’est essayé à tous les cercles, depuis underground gay et queer, et l’industrie du divertissement.
l’underground avec ses « dreamlanders » (qui regroupaient C’est possible. J’ai œuvré dans différents types de produc-
des créatures aussi étranges que Divine, Edith Massey, tion : des films underground, puis ce qu’on appelait des mid-
Mary Vivian Pearce ou Mink Stole) jusqu’à Hollywood où il a night movies, des films indépendants, des films hollywoodiens.
tourné avec Kathleen Turner, Johnny Depp ou Melanie Griffith Aujourd’hui je crois que je suis une sorte de cinéaste hollywoo-
(mais sans jamais vraiment quitter sa ville natale, Baltimore). dien underground ! Je me suis adapté à toutes sortes de business.
Si les Cahiers l’avaient rencontré deux fois au moment Multiple Maniacs (1970), Female Trouble (1974) et Polyester sortent
du Festival de Cannes (en 1990 et 2000), jamais John Waters en DVD chez le prestigieux éditeur Criterion dans de magni-
n’avait eu les honneurs d’un grand entretien. Ce numéro fiques versions restaurées, et passent même à la télévision aux
est l’occasion rêvée de combler cette lacune. J.-S.C. états-Unis. Je n’aurais jamais pu imaginer ça. Multiple Maniacs
est passé sur TCM. J’imagine la tête des téléspectateurs qui
Vous avez vu que Trump vient d’interdire les vols depuis l’Europe ? voulaient juste voir un film avec Bette Davis ou Joan Crawford
Oui, ce qui arrive avec le coronavirus est fou. C’est peut-être et qui d’un coup se sont retrouvés devant la scène du rosaire
notre dernier jour sur Terre ! (Divine s’y fait sodomiser par une lesbienne avec un rosaire,
dans une église, ndlr). Les choses ont radicalement changé.
Et peut-être le dernier entretien…
Voilà (rires) ! De telles scènes pourraient être filmées aujourd’hui ?
Je crois, oui. Gaspar Noé en un sens n’est pas si loin de ça. Dans
Comme il a été beaucoup question des Cahiers ces derniers Love on trouve bien une scène de « rimming » hétérosexuel.
temps dans la presse, on a vu circuler cette image de Polyester
(1981) où Divine lit le numéro de l’été 1980. Peut-être, pour Mais dans votre film, la scène a lieu dans une église.
commencer, pouvez-vous évoquer la petite incompréhension J’essaie de réfléchir aux films blasphématoires vus ces dernières
qui a régné entre les Cahiers et vous ? années. Pas facile d’en trouver en effet. Cela dit, à l’époque mes
Je n’ai jamais pu lire les Cahiers parce que c’était en français mais films n’étaient pas visibles dans des salles traditionnelles. Ils pas-
j’ai toujours eu de l’admiration pour ce que la revue représente. saient dans des universités, ou bien on louait des endroits impro-
Quand j’étais plus jeune, je savais que c’était la revue intellec- bables pour les diffuser. Multiple Maniacs a été projeté dans une
Prod DB / Dreamland

tuelle par excellence. Je lisais surtout Variety, dès mes 14 ans, église ! Le prêtre était politiquement engagé, mais il n’avait pas vu
et j’étais incollable sur le business, mais au fond j’ai toujours le film sinon il aurait probablement refusé. Aujourd’hui ce genre
fait des films pour les intellectuels. Les gens pensent que je fais de film passerait sans doute dans des cinémas indépendants.
Pink Flamingos (1972).

des films trash et populaires alors qu’en fait ce sont des films
trash pour intellectuels ! Mes films marchaient dans les quartiers Comment avez-vous réussi à produire un film pareil ?
branchés, auprès des spectateurs éduqués. Quand j’ai commencé Mon père m’avait prêté quelques milliers de dollars et, à
à les sortir dans les circuits traditionnels, ça s’est soldé par des l’époque, j’ai juste gagné de quoi le rembourser. Bizarrement
échecs. Mais c’est sans doute un peu de ma faute. Dans Polyester, les gens venaient voir mes films. J’ai appris la distribution par
j’ai eu cette idée fantaisiste de mettre des titres de films de moi-même avec Multiple Maniacs. J’avais eu la chance qu’un réseau

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qui s’appelait Underground Cinema Twelve passe le film. Ils


vous donnaient un dollar la minute et possédaient plusieurs
salles, si bien que j’ai pu l’accompagner dans une quinzaine de
villes. Mon père espérait que je ne puisse pas le rembourser
car alors j’aurais dû arrêter de faire ces films ! Mon nom est
John Waters Jr., ce qui signifie que mon père a le même nom
que moi. Les gens lui demandaient s’il était bien celui qui avait
réalisé ces films horribles, il recevait des appels téléphoniques
obscènes au milieu de la nuit… Je suis sur liste rouge mais pas
lui. Avant de prénommer votre enfant avec le même nom que
vous, réfléchissez aux conséquences !

Quand on lit votre autobiographie, on comprend que vous avez


un sens inné de la publicité, comme Hitchcock par exemple.
Vous aimez trouver la formule qui va faire venir les spectateurs
dans la salle pour voir vos films.
J’ai toujours inventé des campagnes publicitaires pour chacun
de mes films, des phrases d’accroche. N’oubliez pas que je lisais
avidement Variety ! Je trouvais certaines affiches promotionnelles
absolument hilarantes. Par exemple celle qui annonçait la sor-
tie du Monstre est vivant (It’s Alive) de Larry Cohen (1974) :
« There’s something wrong with that baby, it’s alive ! » C’était génial et
ludique. J’ai beaucoup appris de personnalités comme Herschell
Gordon Lewis, qui fournissait des sacs à vomi à l’entrée des
salles, ou William Castle qui ajoutait toutes sortes de gimmicks
pour attirer les spectateurs. J’adore cet art de la mise en scène
de la promotion d’un film. Et puis certains films trouvaient
des moyens hétérodoxes d’attirer le public. Comme Les Fausses
Pudeurs (Mom and Dad, 1945) de William Beaudine, qui montrait
la naissance d’un bébé. C’était le seul moyen, dans les années 50,
de voir un vagin au cinéma. Certains spectateurs hommes
éjaculaient devant une naissance !

Ce talent était utile, parce que ça ne devait pas être facile


de vendre vos films…
Non, en effet. La tagline de Mondo Trasho (1968) était : « At last,
a gutter film ! » (« Enfin un film de caniveau ! »). Celle de
Multiple Maniacs : « You won’t believe this one. » Pink Flamingos
(1972) : « Very understated : an exercise in poor taste » (« Très sous-
estimé : un exercice de mauvais goût »), etc. Quand je suis venu
à Hollywood, je leur ai livré des campagnes publicitaires clé en
main. Je croyais que j’allais faire de l’argent avec mes films.
Mais j’ai échoué, tout en gravissant les échelons.

Ce talent vous a aidé à réussir à Hollywood ?


Oui, bien sûr. D’abord j’ai pu m’acheter une maison ! J’ai pu y
faire Cry-Baby (1990) puis Serial Mother (1994), que je considère Vos films, spécialement les premiers, étaient prophétiques.
comme mon meilleur film, pour 15 millions de dollars, ce qui Ils mettaient en scène une certaine folie, en réaction
était beaucoup. Même si le film a été un échec, il continue de au conformisme de la société. Mais désormais cette folie est
passer un peu partout. La plupart de mes films n’ont pas mar- devenue réelle. Trump pourrait être un de vos personnages.
ché lors de leur sortie. Même Hairspray (1988), qui est mon C’est ce qu’un critique du New York Times a dit il y a quelques
plus grand succès, n’a rapporté d’argent que sur le long terme. semaines à propos de Desperate Living (1977) : que ce film
annonçait l’administration Trump. La reine Carlotta, c’est
Je pensais pourtant que le film avait été un succès à l’époque. Trump. Quand elle est portée sur son lit et traverse la rue
Oui plutôt, mais Divine est mort une semaine après la sortie, en admonestant les citoyens à coups de « Salut mocheté ! Salut
ce qui a freiné son succès. Par contre le musical qui en a été tiré imbécile ! », elle lui ressemble. D’ailleurs je crois qu’il a dit
a été un énorme succès. C’est ce qui a fait d’Hairspray le plus des choses assez similaires ! En écrivant de telles répliques
rentable de mes films. La pièce est d’ailleurs encore jouée par- j’étais hilare mais j’étais loin de me douter que ce cauchemar
tout dans le monde. C’est une sorte de cheval de Troie pour absurde pouvait se réaliser. Je faisais seulement une blague
moi. Même les racistes aiment le film, c’est dire ! sur le politiquement correct. Je fais toujours des blagues sur

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John Waters à Lyon, en mars (photo :Jean-Sébastien Chauvin, avec l’aide de Marie Losier).

les règles et en premier lieu sur moi-même, sur mes propres La moitié de vos films ont été faits avec les mêmes gens,
valeurs. à cette époque l’expression « politiquement correct » avec vos amis. C’est très émouvant.
n’existait pas. Multiple Maniacs a été réalisé alors que le mou- Je les ai faits de la même façon que n’importe quel enfant ferait
vement hippie et le Peace and Love étaient au sommet. Et ses films avec ses amis. J’ai juste des amis plus extrêmes ! Nous
voilà ce film qui en prend le contre-pied et glorifie la vio- avons toujours eu un groupe très bigarré, avec des beatniks,
lence ! Pink Flamingos, c’était au moment où la pornographie des gays, etc. Je n’ai jamais aimé le séparatisme, la ségrégation
est devenue légale. Je me suis alors demandé ce qu’on pouvait qu’on pouvait trouver dans les bars gays à l’époque. Je me
faire pour aller encore plus loin, et la réponse était : manger suis construit avant tout contre les années 50. Les gens pen-
de la merde ! Mais on ne l’a pas fait pour des raisons sexuelles sent que cette décennie était super, alors qu’elle était horrible.
et fétichistes comme ça a pu être perçu alors. Et puis chacun Il fallait être comme tout le monde. Cette idée de la famille
de mes films parodie un genre spécifique. Mondo Trasho était parfaite, avec le bon père de famille, encore en vogue chez
un mondo movie, Multiple Maniacs un film gore, Pink Flamingos certains, n’a aucun sens. Il est bien difficile de décrire ce qu’est
un porno, etc. Jusqu’à mon dernier, A Dirty Shame (2004), une famille aujourd’hui. Mes films ont la famille pour sujet.
qui est une sorte de sexploitation movie. Un groupe de personnes qui fait un film, c’est une famille.

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Fassbinder faisait des films avec ses amis, Bergman, Russ Meyer, Mais c’est toujours à double tranchant. à la fin de
Warhol, Cassavetes aussi. Ce qui est beau, c’est que les acteurs Desperate Living ils deviennent cannibales et mangent la reine !
et moi-même vieillissons ensemble à travers les films. C’est « Eat the richs », comme dit la chanson d’Aerosmith ! Simplement
comme un point de référence. Et même quand j’ai travaillé ils le font littéralement, puisqu’ils font cuire la reine. C’est ce
avec des stars hollywoodiennes, je n’ai jamais cessé de faire que je devrais dire aux studios d’ailleurs : mes films ont toujours
tourner mes amis. des happy ends ! Ce sont des life-affirming movies, des films qui
affirment la vie. Dans Multiple Maniacs, Divine devient Godzilla.
Pour vous, faire un film est un principe de plaisir ? Mais c’est ce qu’elle a toujours rêvé d’être.
Non, faire un film, ce n’est jamais un plaisir, c’est un enfer.
Le plaisir c’est déguster un Martini quand la journée de tour- Comment avez-vous imaginé une fin aussi délirante ?
nage est terminée ! Avec le recul, j’éprouve beaucoup de satis- Je ne sais pas. La drogue peut-être, même si nous n’étions
faction d’avoir tourné ces films, mais au moment de les faire ce jamais défoncés sur les tournages. Je n’ai jamais eu de problème
n’était pas la joie. Mon livre Mr.  Know-It-all :The Tarnished Wisdom d’addiction. Aussitôt que j’ai eu du succès j’ai arrêté la drogue.
of a Filth Elder, qui va bientôt être traduit en français, parle de En général c’est plutôt l’inverse. J’ai juste repris du LSD récem-
ça. Je n’ai jamais réalisé de film contre mon gré, même si je n’ai ment pour écrire un des chapitres de mon dernier livre, à 70 ans,
jamais eu le final cut dans mes contrats à Hollywood. J’ai appris à avec Mink Stole, l’une de mes amies et comédiennes fétiches.
négocier ou à faire du chantage aux studios pour obtenir ce que Nous ne l’avions pas fait depuis 50 ans. C’était super.
je voulais. Ils ne voulaient pas que je sois contre mon propre film,
sinon qui allait faire cinquante entretiens pour sa promotion ? Parlons un peu de Divine, votre grande égérie. C’est incroyable
à quel point elle dévore l’écran.
Mais quand vous avez fait Serial Mother, ils n’étaient pas C’est une belle manière de la décrire. J’ai su tout de suite que
inquiets pour la fin ? Divine avait ce potentiel de star, dès Roman Candles (1966),
Oh que si ! J’ai dû me battre contre eux. Quand ils ont décou- un de mes premiers courts métrages. Dans la vie, Divine,
vert le film fini, ils étaient consternés. Pourtant c’était dans Glenn Milstead de son vrai nom, était un nerd en surpoids.
le scénario qu’ils avaient eux-mêmes approuvé. Mais je crois C’était la personne la moins agressive du monde et je crois qu’il
qu’ils ne l’avaient pas lu. Kathleen Turner est allé voir Liz a utilisé la rage accumulée toutes ces années où il a été harcelé et
Smith, qui tenait la chronique des potins d’Hollywood, et lui maltraité à l’école pour créer ce personnage. Divine n’était pas
a dit qu’ils essayaient de détruire le film et ça, ça les a rendus trans, il n’a jamais voulu devenir femme, c’était un drag queen.
furieux ! Ils étaient tellement en colère qu’ils voulaient tester D’ailleurs il ne s’habillait jamais en femme en dehors des films
le film auprès d’un public qui ignorait tout de moi. Je leur et de sa carrière musicale. Et il a joué des rôles d’homme, dans
ai demandé pourquoi ils m’avaient embauché, et pourquoi ils Wanda’s Café d’Alan Rudolph (1985) par exemple. Et dans mes
allaient dépenser tout cet argent pour prouver que les gens films aussi. Dans Mondo Trasho il montre ses fesses depuis la por-
n’aiment pas le film. Ils m’ont amené dans le plus obscur centre tière d’une voiture et dans Female Trouble, il se viole lui-même !
commercial de banlieue et sans surprise, le public n’a pas du
tout apprécié. Ils ont tout fait pour me prouver que personne C’est une idée vraiment folle.
n’aimerait le film. à l’époque un studio avait changé la fin de Peut-on se violer soi-même ? Il faudrait poser la question à un
Liaison fatale d’Adrian Lyne (1987) et le film était devenu un autosexuel. Je suis un peu obsédé par les autosexuels. Ils pen-
énorme succès. Ces groupes de spectateurs, on les appelle les sent que la masturbation est le seul sexe véritable et que baiser
focus groups mais pour l’occasion nous les avions rebaptisé les avec quelqu’un d’autre, c’est être infidèle à soi-même. J’ai lu
fuckers groups ! Mais j’ai survécu et ils m’ont grassement payé. récemment l’entretien d’un type qui disait qu’il était tombé
amoureux de lui-même à 30 ans et qu’il avait divorcé de
à Hollywood, vous n’étiez pas nostalgique des années où lui-même à 40 ! Il était très sérieux.
vous faisiez les films avec vos amis en étant totalement libre ?
Non, parce que les choses sont arrivées graduellement. Ça a Edith Massey aussi est incroyable. Quel personnage !
commencé avec New Line Cinema, qui avait distribué Même Warhol m’a demandé où j’avais trouvé une telle créa-
Pink Flamingos et qui est peu à peu devenu un petit studio ture. Je l’ai rencontrée à l’occasion de Multiple Maniacs. Elle est
à lui seul. Et puis je voulais vivre de mes films. Je n’ai jamais réellement la serveuse du bar qu’on voit dans le film. Elle avait
été contre le cinéma commercial. J’ai inventé un nouveau une gouaille tout à fait singulière. Je ne l’ai jamais dirigée pour
genre qu’on pourrait appeler le cinéma d’exploitation d’art qu’elle parle de cette façon, elle avait son propre timbre, son
et essai ! Aujourd’hui des cinéastes comme Lars von Trier ou propre tempo. C’était sa manière d’être.
Gaspar Noé appartiennent à cette catégorie. Un genre qu’on
pourrait qualifier de « artxploitation »… Mais c’étaient vos dialogues.
Oui. Même si elle avait de sacrées difficultés à les mémoriser. Mes
Beaucoup de vos films finissent tragiquement ou dans spectateurs l’ont adoptée dès sa première apparition. Elle était un
la violence. peu perturbée je crois, mais d’une façon très attachante. Plus tard
Oui, mais ce sont aussi des fins heureuses. À la fin de Female Trouble, elle s’est occupée d’un dépôt-vente et les fans venaient lui rendre
Divine tenait à sa scène de la chaise électrique. Quand elle grille visite. Ils lui donnaient des choses à vendre. Elle a eu une grande
à la fin c’est la même extase que si elle recevait un Oscar ! à la part dans le succès de mes premiers films. On peut d’ailleurs
fin de Polyester les héros respirent de bonnes odeurs, et dans l’entendre parler français dans Polyester. Elle a même fait partie
Desperate Living et Serial Mother, les héros gagnent. d’un groupe punk les dernières années de sa vie.

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Courtesy of The Criterion Collection


Multiple Maniacs (1970).

Elle était parfaite pour vos films parce que vous avez ce sens où joue Rita Hayworth. Je me souviens bien de l’arrivée du
de l’exagération presque cartoonesque. mot camp, ce qu’en disait Susan Sontag et sa version européenne,
Je vais vous raconter une histoire qui illustre bien qui elle était. le kitsch. Quand ces termes se sont épuisés, le trash a pris leur
Elle avait les dents de travers qui tombaient l’une après l’autre. place. Le camp, c’est quand c’est si mauvais que c’est beau sans
à un moment elle n’en a plus eu une seule et en a parlé dans le savoir. Le trash, c’est la suite logique.
une émission de télévision. Un dentiste de Baltimore qui regar-
dait l’émission lui a offert un appareil dentaire. Mais les dents Quel cinéma aimiez-vous dans vos années de formation
étaient trop parfaites ! Alors il a dû faire un nouvel appareil, avec cinéphile ?
des fausses dents de travers qu’elle portait pour ses apparitions D’abord le cinéma indépendant venu de l’étranger, les films
publiques.Voilà pour le sens de l’exagération ! de Fellini ou de Bergman, dans lesquels on voyait beaucoup
de seins nus. Les films de Bergman étaient montrés dans les
Vous aimez pousser les comédiens vers le surjeu, au moins cinémas pornos de Baltimore. Les diffuseurs coupaient les par-
dans vos premiers films. ties dialoguées pour ne garder que les scènes les plus sexuelles.
Oui. J’ai cessé à un moment d’aller dans ce sens. Mais j’ai- Quand Monika (Monika Sins en anglais), est sorti, on pouvait
mais beaucoup ça au début. C’est peut-être l’influence de acheter des glaces « Monika Hot Fudge Sundae » (du nom d’un
Russ Meyer, de Faster, Pussycat ! Kill !  Kill ! (1965) où l’héroïne dessert à base de glace et de caramel, ndlr) ! à Baltimore, Monika
est sans cesse en train de hurler. C’était peut-être lié aussi au était un skin flick (une sorte de porno trash, ndlr). Et puis il y
fait que nous enregistrions les dialogues avec un mauvais son, avait aussi le cinéma underground d’Andy Warhol, de Kenneth
du coup je faisais hurler les comédiens pour qu’on les entende. Anger ou des frères Kuchar qui avaient filmé une merde en
C’est peut-être ça la véritable raison (rires) ! Et je crois aussi gros plan dans un de leurs films : c’était la première fois qu’on
que ça vient du théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud. Et sans voyait une chose pareille au cinéma. Et enfin les films gore,
doute aussi du theatre of the ridiculous des années 60. Le titre tout le cinéma d’exploitation de Herschell Gordon Lewis et
initial de Female Trouble était Rotten Mind, Rotten Face (« Esprit autres Bloody Butcher. J’adorais le titre de l’un d’eux : Mary, Mary,
pourri, visage pourri »), c’était un hommage à cette photo où Bloody Mary (Juan López Moctezuma, 1975).
on voit le visage d’Artaud complètement ravagé.
Et le cinéma américain des années 50 aussi ?
Visiblement les acteurs prennent du plaisir à en faire des tonnes, Devant Polyester, impossible de ne pas penser à Douglas Sirk.
mais ça n’est jamais vraiment camp, sauf peut-être Polyester. Même Serial Mother a un parfum d’années 50.
Mes films sont punk, pas camp ! Le camp pour moi c’est plutôt Oui bien sûr, c’est aussi une influence importante. C’est grâce à
deux gentlemen gays chez un antiquaire qui parlent d’un film Fassbinder que Sirk est revenu sur le devant de la scène chez

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les cinéphiles américains. Moi je ne les voyais pas comme des films Edith Massey dans Female Trouble par exemple est tellement
camp à l’époque. Ils étaient considérés comme des women movies. odieuse. Elle balance un verre d’acide à la figure de Divine !
Mais cela fait rire les gens. C’est fait pour être drôle. Ces
Les Cahiers ont beaucoup défendu Sirk à l’époque. personnages sont ridicules. Et c’est aussi une façon de faire des
Je l’ignorais. Personnellement, j’en veux à Sirk parce que son blagues contre le politiquement correct.
cinéma m’a fait croire que dans la vie les relations amoureuses
ressemblaient à celles de ses films. Et il m’a fallu 20 ans pour com- Vos films sont très politiques, mais jamais vous n’avez essayé
prendre qu’une biche ne viendrait pas à la fenêtre pour couronner de faire des films à sujet.
un amour… Vous savez que j’ai rencontré Lana Turner, qui joue Non, surtout pas. Je n’ai jamais voulu faire passer un message. Ou,
dans Imitation of Life ? Je connais bien sa fille, Cheryl Crane, grâce s’il y a un message, alors il est le même pour tous mes films : ne
à qui un jour j’ai passé une soirée de Thanksgiving avec sa star jugez pas les autres avant de connaître leur histoire. La personne
de mère. Lana se comportait comme une diva. Au lieu de dire qui gagne à tous les coups dans mes films, c’est celle qui accepte
« passe-moi le vin », elle prenait une voix de tragédienne et disait : ce que les autres utilisent contre elle, l’exagère et en fait même
« Reste-t-il une goutte d’alcool à boire dans cette maison pour un style personnel. Ce pourrait être cela la politique de mes films.
une pauvre mère ? » Elle était extraordinaire. Quand elles parlaient
de leur histoire (le meurtre de l’amant de Lana Turner par Cheryl C’est pour ça que vous faites des comédies très
Crane alors à peine adolescente, ndlr), elles l’appelaient « the para- irrévérencieuses ?
graph », comme si elles parlaient d’un simple paragraphe de leur Oui. Je crois que toute comédie est politique. Faire rire les
vie ! Lana avait un coiffeur à domicile qui, à sa mort, s’est empressé gens est politique.Vous les faites rire des us et coutumes que
d’écrire un livre venimeux sur elle. C’était tellement méchant ! la société accepte par ailleurs avec le plus grand sérieux. C’est
une manière de questionner leur point de vue. Faire rire est
La méchanceté caractérise pas mal de vos personnages ! la seule façon de gagner contre votre pire ennemi. Davantage
C’est vrai. Mais ils sont punis à la fin ! que leur faire la morale. Et moi qui suis totalement progres-
siste, j’ai tendance à me moquer autant des progressistes que
Même dans Serial Mother ? des conservateurs.
Elle n’est pas méchante. Elle tue pour de bonnes raisons (rires).
J’aurais aimé que ma mère tue quelques-uns de mes professeurs ! Beaucoup de vos films abordent le racisme,
l’appropriation culturelle, la sexualité… Vous étiez
en avance sur votre temps.
Je n’y pensais pas en ces termes. Adolescent, je vivais dans un
quartier blanc et comme tous les Blancs, même les racistes,
j’écoutais de la musique noire. Mais j’allais aussi traîner dans
les quartiers noirs. à un certain moment je ne traînais qu’avec
des Noirs. Des deux côtés tout le monde se détestait, les Blancs
détestaient les Noirs et les Noirs les Blancs. Les policiers noirs
avaient pour habitude de nous arrêter, nous les adolescents
blancs. Quant à ma mère, elle me disait : « Que tu ramènes
des Noirs à la maison, je m’en fiche, mais il faut vraiment
qu’ils soient gays en plus !? » Noir et gay, c’était un peu trop
pour elle. Mes parents ne m’ont jamais demandé si j’étais gay
à mon avis parce qu’ils redoutaient que la réponse soit pire
que gay ! (rires).

Au mitan des années 70, ça devait quand même être très rare
de voir des personnages de lesbiennes et de trans comme
on en voit dans Desperate Living.
Je crois d’ailleurs que ce film est très trans incorrect ! Cette scène
où on entend hurler « I want a wang and I want it now ! » (« Je
veux une bite et je la veux maintenant ! »), serait peut-être
moins acceptée aujourd’hui. Quand le film est sorti, certaines
femmes se sont demandées comment un homme pouvait oser
faire un film sur des lesbiennes. Aujourd’hui je suis invité au
Dinah Shore, une sorte de Woodstock lesbien, pour y faire
des discours. Je suis ce qu’on appelle une lesbro ! J’adore les
lesbiennes. Je pense vraiment que les gays ne leur ont pas été
assez reconnaissants. Quand l’épidémie de sida a déferlé sur
la communauté gay, elles ne tombaient pas malades et pour-
New Line Cinema

tant elles étaient très actives dans la lutte contre la maladie.


Dans le film, une trans pointe une arme sur un docteur pour
Hairspray (1988). qu’il lui greffe un pénis et quand elle rentre chez elle,

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New Line Cinema


Polyester (1981).

son amoureuse lui dit qu’elle l’aime comme elle était, sans que les jeunes ne soient pas dégoûtés par les poils pubiens
pénis, et elle le lui coupe : je ne suis pas sûr que le message aujourd’hui…
politique soit très clair !
Voilà un projet politique !
Comment les groupes féministes recevaient vos films ? Oui ! La bataille entre les pro-poils pubiens et les anti-poils
Je ne sais pas. En tout cas je n’ai jamais eu beaucoup de récrimi- pubiens, c’est un bon début d’histoire !
nations. Je crois que mes personnages féminins sont toujours les
plus forts. Alors que les hommes sont toujours les personnages Vous adorez raconter des histoires. Même si parfois vos
les plus faibles. histoires sont totalement absurdes.
Oui, quelle que soit la forme que ça prend. Ça peut être un film,
Cela fait de vous un cinéaste féministe. un livre ou un one-man-show, ce que je fais une quinzaine de
J’adore les personnes radicales. J’adore Andrea Dworkin par fois par an où je me produis sur scène. Si un film ne voit pas le
exemple, qui a déclaré un jour que la sexualité hétérosexuelle jour, j’en fais un livre. Et je n’ai jamais eu envie de faire un film
c’était du viol ! J’aimerais toujours rencontrer des gens aussi à partir d’un scénario que je n’aurais pas écrit. D’ailleurs mon
radicaux, même si je ne suis pas toujours d’accord avec eux. avocat m’a dit de surtout ne jamais lire de scénario, je pourrais
Au fond j’adore les femmes qui détestent les hommes, mais je être poursuivi pour avoir volé une idée. C’est l’alibi parfait !
n’aime pas les hommes qui détestent les femmes. Et je déteste les
gays qui détestent les femmes. Mais bizarrement je comprends Vous avez d’autres projets ?
pourquoi les lesbiennes peuvent ne pas aimer les hommes. C’est Oui. J’ai d’abord le John Waters Summer Camp dont ce sera
assez paradoxal (rires) ! la 5e édition, et le Christmas Tour pour mon one-man-show.
J’écris aussi un roman. Je suis plus occupé que jamais.
Pourquoi ne faites vous plus de films depuis 15 ans ?
Parce que je ne trouve pas d’argent pour les faire. J’ai souvent Dernière question : Female Trouble et Polyester sont
de l’argent pour écrire des projets mais ensuite, impossible de empreints de mélodrame, mais sans jamais y tomber vraiment.
les mener à bien. Par exemple Fruit Cake, mon film de Noël Vous pourriez faire un film qui soit juste tragique ?
pour enfants : aujourd’hui j’essaie de le monter en tant que Non, je ne peux pas m’empêcher de faire des blagues. C’est ce
film d’animation. Pareil pour la suite d’Hairspray qu’on m’a que j’ai toujours fait : des blagues sur des choses dont norma-
proposé d’écrire, sous forme de film, puis de musical, puis de lement on ne rit jamais.
série. Je crois que c’est trop extrême. Le seul espoir qui me Entretien réalisé par Jean-Sébastien Chauvin
reste c’est d’en faire un porno, Pubic Hairspray ! Mais pas sûr à Lyon, le 12 mars.

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cahiers du cinéma AVRIL 2020

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