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Apollon et Dionysos André Suarès, lecteur de Nietzsche

Author(s): J.-M. Barnaud


Source: Revue d'Histoire littéraire de la France, 71e Année, No. 2 (Mar. - Apr., 1971), pp.
270-281
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/40524078
Accessed: 11-04-2020 19:04 UTC

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270 REVUE D'HISTOIRE LrrTÉRMRE DE LA FRANCE

1853) et sous la monarchie de Juillet (2 vol., 1855) que traversent,


par moments -, des éclairs dignes de Veuillot ... A vingt-neuf ans,
sa piété est encore d'une nuance attendrie. Il était - dit-il -
parmi les « ambassadeurs de la jeunesse française près de cette
majesté du génie » ; et, tout en feuilletant « ces saintes reliques »,
« dans lesquelles se reflète magnifiquement une grande vie », il
regardait par moments le paysage (l'Observatoire, le Luxembourg)
qui se découvrait de l'Institution Marie-Thérèse : « retraite jetée
comme un poste d'avant-garde en tête de la grande capitale ...»
C'est ainsi que, parmi de vieux prêtres, la jeune France regardait
vers l'avenir du monde.
Pierre Moreau.

APOLLON ET DIONYSOS
ANDRÉ SUARES, LECTEUR DE NIETZSCHE

« La génération [...] des hommes nés entre 1865 et 1885 envi


écrit G. Bianquis 1, est celle qui a découvert Nietzsche ». De c
génération fait partie André Suarès, né en 1868, comme en f
partie Romain Rolland, Gide, Claudel et tant d'autres qui on
effectivement lu Nietzsche ou qui ont subi l'influence de sa pens
Ces hommes eurent entre vingt et trente ans de 1890 à 1900
adolescence s'était passée au contact débilitant de l'esthét
« décadent » et sous l'influence du wagnérisme. Mais la matu
commença pour eux sous le signe d'une réaction contre la « philo
phie » des années 80. Le sens de l'action, le goût de l'héroïsm
l'exigence d'être, au plein sens du mot, sont les caractéristiqu
cette réaction, sensible dans les Lettres françaises dès 1890,
laquelle préparait sans doute l'influence de Barrés.
Or, fait significatif, c'est précisément dans les années 1890-
que, fut traduite une grande partie de l'œuvre de Nietzsche
ne faut donc pas s'étonner de voir l'élite intellectuelle d'alo
passionner pour cette œuvre, ou tout au moins s'intéresser à
Sorti en 1889 de l'École Normale, Suarès fait certainement part
de cette élite. Mais pour des raisons qu'il faudra exposer et élucid
il n'a lu Nietzsche que bien, plus tard> après 1900, quoiqu'il
amicalement pressé d'aborder cette lecture par son cama
d'École, Romain Rolland. Pourquoi cette lacune chez un hom
dont la passion intellectuelle ne fait aucun doute ?
D'autant que par les thèmes qu'elle développe, par la for
aphoristique qu'elle a souvent privilégiée, l'œuvre de Suarès se
parfois très proche de celle de Nietzsche. La revendication héroïq
s'y inscrit partout en termes fulgurants, comme la seule atti
vraiment humaine, dans un temps où les valeurs traditionnelles
été bouleversées et niées, dans un temps qui reste, pour Sua
celui de la mort de Dieu. Jacques Rivière écrivait, en 1907, à
propos de ce Voici l'Homme - au titre nietzschéen s'il en fut :
1. G. Bianquis, Nietzsche en France, Paris, Alean, 1929, p. 112.

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NOTES ET DOCUMENTS 271

Je comprends maintenant la force qu'il faut pour so


désespoir, pour vivre sans faiblesse ainsi avec le tout
ou de courageux que les extrêmes. Ou la paix, ou la g

«Vivre sans faiblesse avec le tout néant», c'e


une perspective nietzschéenne. Mais on peut s
est toujours resté fidèle à la « cause des héros
sa vie répondent bien à des exigences si haut
livres comme Variables ou Valeurs sont-ils remp
hautaines sur la vertu des forts, sur le refus d'u
que « le cri des faibles contre les forts»3; sa
tracent^elles l'histoire d'une ascèse longue et
loi consiste à sans cesse « aller au-delà de soi-
la « vertu d-en haut », à refuser la médiocrité d
de telles paroles sont en effet assez caractéri
nietzschéen » ; faudra-t-il dire alors que Suar
dernier stade du nihilisme où «l'homme qui
sw négation, non plus une lamentation, mais
occasion d'affirmer sa puissance et, en ce se
lui-même ?' N'écrivait-il pas, dès 1887 : « Je ne
être que la passion d'être Dieu ? »
II semble au contraire que cette histoire so
projet qui n'est jamais arrivé - ni par le disc
à l'acte libérateur, à « l'affirmation », au sens
à ce terme, au «Gai Savoir». Il suffirait de montrer comment^
parallèlement aux livres de maximes, aux livres « héroïques », Suarès
a écrit une œuvre tout à fait contraire aux impératifs héroïques,
une* œuvre d'esthète, une œuvre dans laquelle le désir fondamental
est de trouver sa rédemption dans l'art et dans la contemplation
esthétique. Une telle hypothèse semble révéler une contradiction.
Mais ce serait être infidèle à la pensée de Suarès et à son honnêteté
intellectuelle que de masquer cette contradiction au cœur de
laquelle, précisément, il se débat, et que sa lucidité a sans cesse
maintenue vivante.
Chez Suarès, la grandeur héroïque n'est pas recherchée pour
elle-même : mieux, elle ne peut pas être entretenue pour elle-même.
Suarès est hanté et déchiré par l'angoisse du sens, par le désir de
trouver un sens. Et c'est précisément en cela qu'il échappe à la
logique nietzschéenne, c'est pour cela qu'il n'est pas et qu'il ne
peut pas être un disciple de Nietzsche : parce qu'il veut trouver,
en Dieu ou dans l'Art, une réponse, une signification à ses angoisses.
Mais ce sens, il ne Ta jamais trouvé. Aussi est-il ramené au « tout
néant », à l'intérieur duquel il ne peut vivre, et à l'attitude héroïque
qui demeure - tragiquement - sans objet, quand Dieu ou l'Art
se sont avérés impuissants à la justifier.
On pourrait sans doute en rester à ces affirmations théoriques si
un certain nombre de textes de Suarès, dont une part de sa corres-
pondance inédite avec Romain Rolland, ne nous renseignaient
2. A Henri Fournier, in Correspondance Jacques Rivière et Alain Fournier, Gallimard,
pu 110, 5 juillet 1907.
3. A. Suarès, Ignorées du Destinataire, Gallimard, 1955, p. 109.

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272 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

d'une façon très claire sur les raisons philosophiques et psycho-


logiques qui l'opposent à Nietzsche : montrer comment et quand
Suarès a lu - ou pourquoi il n'a pas lu - Nietzsche, c'est aller
au cœur de l'aventure suarésienne, c'est mieux comprendre son
esthétisme tragique.

C'est par Romain Rolland que Suarès fut amené à cette lecture.
Mais quelle curieuse répugnance ne fallut-il pas vaincre, avant de
passer à l'acte ! Ils durent en parler dès 1889, puisque c'est à
cette date que Rolland rencontra Malvida von Meyesenbug à
Versailles, chez son maître Monod4 qui avait été aussi celui de
Suarès. Mais ce n'est qu'en 1905 que Suarès lut « enfin » Ainsi
parlait Zarathoustra5. Entre ces deux dates, Rolland fit de nom-
breuses tentatives.
En 1891, il lui signale un article de Wyzéva. Mais Suarès déclare
ne pas être intéressé par l'esthétique nietzschéenne ni par ce
«faiseur de pensées». Il a entendu parler de Nietzsche dans la
Revue wagnérienne, donc avant 1889. Il « sait le titre de deux ou
trois de ses livres » ; il a lu sur lui une étude d'un certain Vittorio
Picca, dans une revue italienne :
On donnait quelques passages d'œuvres d'humour moral et d'analyse de
sentiments à la façon de Schopenhauer, mais avec beaucoup moins de pro-
fondeur encore, quoique d'un pessimisme outré 6.
Rien en tout cas qui lui donne envie de le lire : il n'en a
pas le temps.
Un mois après cette lettre, Malvida von Meyesenbug rencontre
Suarès à Marseille, sur le désir de Rolland qu'elle vient de quitter
à Rome. Ils conversent longtemps ensemble. Elle est très intriguée
par l'attitude de Suarès, « très pâle, refusant de manger et acharné
à jouer du piano pendant qu'elle dînait » 7. Elle le trouve merveil-
leusement intelligent. Nul doute qu'elle lui ait parlé de Nietzsche :
elle a bien évoqué pour lui les figures de ses amis célèbres, Wagner,
Louis de Bavière, Herzen, Mazzini. Toutefois, là encore, aucun
écho chez Suarès.
En 1894, il fait l'ignorant :
Qu'est-ce que ces articles sur Nietzsche ? Je n'entends parler que de cet
homme. Tout le monde le connaît, excepté moi. J'aurai honte à la fin de
n'avoir pas lu le génie, s'il est en livres 8.
4. G. Bianquis note dans son Nietzsche en France (op. cit., p. 4) que G. Monod
signalait, vers 1890, « à de jeunes philosophes en mal de thèse, l'œuvre de Nietzsche ».
5. Lettre inédite à R. Rolland, n° 743, Fonds Romain Rolland, Paris.
6. Cette âme ardente..., A. Michel, 1954, p. 322-323.
7. Ibid., p. 315. Note de P. Sipriot.
8. Fonds Romain Rolland, Paris, n° 432.
Dans la même lettre, Suarès s'inquiète de savoir si Nietzsche est traduit et si on
peut o le lire en français », ce qui laisse supposer, évidemment, qu'il ne pouvait l'abor-
der dans le texte. Mais il ne s'agit pas là, selon nous, d'un empêchement majeur. En
effet, en 1894, deux ouvrages de Nietzsche sont déjà traduits : Richard Wagner à
Bayreuth et Le Cas Wagner. 'jn livre de P. Lauterbach et A. Wagnon» A travers l'œuvre
dm Nietzsche, propose de nombreux textes, et les revues comme La Revue blanche ou le
Mercure de France ont déjà donné des extraits.
Par la suite, le refus de Suarès paraît encore moins expliqué par ce seul obstacle
linguistique : entre 1898 et 1900 sont traduits le Zarathoustra, Par-delà le Bien et le

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NOTES ET DOCUMENTS 273

Curieux refus que masque à peine l'ironie. Il


lettre inédite de 1900 9 pour en comprendre les
Elles sont étonnantes :
Tu dois avoir remarqué, cher ami, l'espèce de parti pris que je mets à ne
pas lire Nietzsche. Ce n'est pas que je n'en sois pas tenté. Au contraire,
pour dire la vérité, je crains cette lecture ; sur les articles qui sont venus à
ma connaissance, et sur ce que tu m'as dit toi-même de Nietzsche, je ne
veux pas le lire. Je te dirai pourquoi quelque jour, et tu es bien capable
de le deviner, au moins en partie, il me semble.

Ainsi c'est la crainte qui retire à Suarès le bénéfice de cette


lecture. Et pourquoi cette crainte ? Suarès explique par la suite
qu'il serait « cruel » de rencontrer une pensée trop proche de la
sienne, avant qu'il se soit découvert lui-même ; et puis, ajoute-t-il,
« je préfère qu'on me mesure à me mesurer ». Acceptons pour
l'instant cette réponse pour le moins orgueilleuse 10.
Entre la mort de Nietzsche, qui avait amené la lettre que nous
venons de citer, et 1905, Suarès lit Le Cas Wagner et deux ou trois
fragments parus dans le Mercure de France. C'est en 1905 qu'il
entreprend la lecture d'Ainsi parlait Zarathoustra. L'œuvre lui
semble écrite par un grand poète, « aux images très fortes et très
belles, au génie surtout satirique ». Mais il la trouve « pédante »
et d'une « outrecuidance écœurante ». Pourtant la critique la plus
intéressante que Suarès fasse à ce livre porte sur l'essentiel : pour
Suarès, Nietzsche n'a pas de cœur :
II ne pouvait créer dans la douleur. Il insulte donc au cœur, à l'art, à la
puissance créatrice et à la douleur. Voilà mon explication de Nietzsche et
de ses paroxysmes. Il hait trop la douleur.

Rien n'est plus révélateur de la pensée suarésienne que ces


phrases : elles portent en elles les motivations peut-être inconscientes
de cette « crainte » dont il parlait dès 1900 : cette crainte ne
serait-elle pas la peur de s'affronter à une philosophie qui exige
l'abandon d'un dolorisme nihiliste et romantique et le recours à
une forme de courage auquel le tempérament de Suarès reste
peut-être finalement étranger? Crainte d'être convié à une ivresse
dionysiaque qui lui répugne parce qu'elle lui semble une prosti-
tution de l'art, n'est-elle pas précisément le signe le plus tangible
de l'aliénation à laquelle sa logique schopenhauerienne a conduit
Mal, Le Crépuscule des Idoles, Nietzsche contre Wagner, L'Antéchrist, Humain trop
humain (Ie partie), des Pages choisies (trad. H. Albert) et la Généalogie de la Morale.
En 1901, sont traduits Le Gai Savoir et L'Origine de la Tragédie ; Le Voyageur et son
ombre et La Volonté de puissance, en 1902 et 1903. (Voir à ce sujet la bibliographie
que donne G. Bianquis, op. cit.)
En 1905, au moment où il entreprend la lecture de Zarathoustra, Suarès n'a donc lu
qu'un seul livre de Nietzsche, alors qu'une quinzaine d'ouvrages, parmi les plus impor-
tants, sont déjà parus.
9. Ibid., n° 600, Lettre du 29 août 1900.
10. La suite de cette lettre, dans laquelle Suarès compare, d'une façon méprisante
à ses yeux, Nietzsche à Anatole France, suscite cette réponse de Rolland : a Nietzsche
l'Anatole allemand ? Oui, sauf que c'est un Anatole qui est devenu fou et que l'autre
ne le deviendra jamais, sauf qu'il avait malgré tout du génie - qui est ce qui man-
quera, malgré tout à l'autre - sauf enfin qu'il n'était pas allemand, ou si peu, au lieu
que le nôtre est horriblement français. »

Revue d'hist. litter, de la France (71« Ann.), lxxi. 18

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274 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Suarès ? « Tourner le dos à ce Dionysos doctoral », comme il est


<Jit dans la même lettre, n'était-ce pas au fond renouer avec l'éthi-
que du détachement qui lui avait déjà fait « tourner le dos » à la
vie, qu'elle ait pris autrefois pour lui le visage de Tolstoï, celui du
Barrès « deuxième mode ». Quels qu'aient été plus tard les juge-
ments de Suarès sur Nietzsche, qu'il ait fait de lui, comme beau-
coup, le prophète de l'impérialisme allemand avant de « s'en
excuser » n, ou qu'il ait repris certains de ses thèmes, leur oppo-
sition restera toujours aussi virulente et essentielle.

Opposition, en premier lieu, à l'égard de Wagner.


Sans doute n'est-ce pas le lieu, ici, de faire l'histoire complexe
des rapports de Nietzsche et de Wagner. Il suffira simplement de
rappeler pourquoi, après avoir trouvé dans l'amitié du maître un
réconfort, et dans sa musique un soutien, à l'époque où ses pre-
mières intuitions philosophiques contribuaient à l'isoler par rapport
à l'ensemble de la pensée allemande, Nietzsche se sépara de lui;
c'est que l'esthétisme wagnérien comportait un grand risque :
celui de substituer au pur chant tragique un mysticisme de la
délivrance et du détachement, une certaine vision d'un salut
possible par et dans l'art, un rachat à travers une prétendue théo-
phanie. Or, pour Nietzsche, l'art doit nous réconcilier avec la vie,
et non nous offrir un rachat. C'est pourquoi il jugera si sévèrement,
dans son autocritique, La Naissance de la Tragédie et sa « méta-
physique d'artiste » 12, tout en saluant, dans ce livre, la naissance
de l'esprit dionysien, la volonté «d'affirmer la vie elle-même dans
ses problèmes les plus étranges et les plus ardus, la volonté de vie
se réjouissant de faire le sacrifice de ses types les plus élevés au
bénéfice de son caractère inépuisable ». Ainsi, comme le remarque
Léon Chestov :
Nietzsche rejette ses théories d'interprétation esthétique de la tragédie au
moment même où, selon toute apparence, elles sont le plus nécessaires, car
la tragédie qui, jusqu'alors se passait dans les âmes de Prométhée, d'Œdipe,
et d'autres héros des drames de Sophocle et d'Eschyle, se passe maintenant
dans son âme même. Il comprend maintenant qu'un grand malheur ne peut
être justifié par le seul fait qu'on peut le représenter avec des couleurs belles
et sublimes ; l'art qui embellit la douleur humaine ne lui est d'aucun refuge *3.

Au contraire, l'adhésion à Dionysos, c'est le retour à la vie, à ses


pulsions les plus instinctives ; participer aux sollicitations du dieu
bachique, c'est accepter de sacrifier les victoires des « hommes
supérieurs », qui sont illusoires ; c'est en fin de compte se confier
à la vie, car la vie est, sinon bonne, puisque toute morale est
vaincue, du moins source de joie.

11. Voir « Excuse à Nietzsche », in Écrits nouveaux, août-décembre 1921, et Lettre


à A. Faugère citée dans Ignorées du destinataire, p. 156-157.
12. La Naissance de la Tragédie, Editions Gonthier, « Bibliothèque Médiations », 1964,
ß. 172. Nos citations sont extraites de traductions récentes et non pas de celles auxquelles
Suarès a pu avoir accès. En 1905* il a dû lire Zarathoustra dans la traduction d'H. Albert^
de mèvm pour Le Cas Wagner (traduit en 1899 par H. Albert et déjà traduit en 1892
pa* D. Halévy et R. Dreyfus).
13. Vidée de Bien chez Nietzsche et Tolstoï, Paris, Éditions Sociales, 1925, p. 143»

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NOTES ET DOCUMENTS 275

Or, c'est précisément sur ce plan que Suar


Nietzsche. A cela plusieurs raisons : il y a
Elles sont une tentative de réfutation qui
forme d'une critique de l'esthétique nietzsché
celles qu'il ne donne pas, mais qu'on peut infé
Nous exposerons celles-là d'abord, nous réserva
secondes ensuite, poursuivant sans doute auda
logue que Suarès n'a pas vraiment voulu.
Nombreuses sont les pages où Suarès expose s
populaire et de
[...] ces fades contes venus de l'Allemagne sur la poésie
muses de la race et l'éclosion fatale des poèmes sublim
volonté d'artiste, sans auteur 14.

Toutes ces thèses sont de plates adorations «


foule anonyme, de la force inconsciente ». Il n
que des textes semblables renvoient à Nietz
dionysiaque se refuse aux représentations a
rêve aristocrate de l'artiste qui cherche avant
intelligible. Le dionysiaque s'exprime plutôt «
la Saint-Guy, [où] nous reconnaissons le chœ
grecs, et, derrière eux, leur préhistoire, en As
lone, aux orgies des Sacées » 15.
Tout cela, pour Suarès, est incompatible avec
Une jeune femme en Corse, qui vocifère au chevet de
pour eux est une Sapho. Le bon pâtre ou le paysan qui
Provence, en Morée ou en Espagne, comme le figuier sa
son amande, ils en font le pur poète. C'est tout le cont

C'est tout le contraire parce que l'art, justement


des aristocrates » 16. Comment donc Suarès pourr
Nietzsche ? Il le trouve étrange, contradictoir
II confond tout ; il a ressuscité le barbare et il l'appelle Apollon. La bête
selon le voyant de Pathmos est la culture selon Nietzsche.

Dionysos est donc la brute, ou encore le poète maladroit et impru-


dent qu'on nomme Marsyas : Apollon l'écorche sans aucune pitié,
pour lui apprendre que « la lyre seule convient à la musique ». La
lyre est un instrument noble ; elle n'écorche pas les mains soignées
de l'éphèbe. Elle n'a rien à voir avec les éructations sordides et
rabelaisiennes du barbare Dionysos.
Au reste, Suarès s'est expliqué très clairement, dans un texte de
Variables, sur les raisons pour lesquelles il refuse catégoriquement
l'esthétique de Nietzsche :
L'idée de l'apollinien dans Nietzsche n'est pas assez juste : elle est simple à
l'excès, elle est sèche ; et tout en sentant le philologue, elle est trop populaire.
Dionysos lui-même est Apollon enfant qui jette sa gourme. L'éphèbe s'enivre
au premier vin, et les ménades sont ses outres. De bonne heure, c'est Dionysos
qu'Apollon écorche sous le nom de Marsyas. Je l'ai toujours compris ainsi. De

14. Xénies, Paris, Émüe-Paul, 1923, p. 218.


15. La Naissance de la Tragédie. Gonthier, Collection « Médiations », 1964, p. 21.
16. Wagner, Editions de la Revue d'art dramatique, Paris, 1899, p. 126.

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276 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

là sans doute mon extrême cruauté pour Marsyas, dès mon premier poème.
Une cruauté si sûre de n'être jamais assouvie qu'au fond elle-même est
amoureuse. Apollon, pour devenir le maître souverain de la lumière, le dieu
qu'il est même pour les dieux, doit crucifier en lui l'homme de passion :
l'être enivré de vie doit le céder au roi de la sereine harmonie, en qui la
connaissance est beauté, et beauté connaissance purgée de l'éphémère. Toute
ivresse est une servitude, moins celle de l'esprit. La non-conscience trempe
dans l'abject, et ses racines tiennent à la matière. L'âme du monde, comme
on l'appelle pour donner un nom à ce qui n'est rien, n'est qu'un éther de la
matière, si la conscience n'y est pas. Sans Dionysos il n'y aurait pas d'Apollon ;
mais Apollon dépouille fatalement, pour devenir lui-même, l'enfant fou et le
prince de l'orgie. L'art n'est pas la nature. La nature est orgiaque. On le sent
trop. Que la liqueur divine gonfle toujours le cep et coule toujours de cette
vigne. Cependant, plus Apollon est présent et fort dans un homme, plus
Dionysos fait sentir sa piésence et sa force : mais elles sont bridées ; elles
sont asservies et vaincues 1?.

Voilà donc Nietzsche accusé d'être « simple » à l'excès. Et


Suarès de rectifier, au nom d'Apollon, une esthétique jugée trop
facile et populaire. Selon un procédé qui lui est familier, il dresse
une véritable liste des obligations de l'artiste, faute desquelles aucun
art n'est possible. Et cette législation qui n'accepte aucune contes-
tation, révèle un schéma extrêmement clair et significatif de la
pensée suarésienne : tout art, comme toute vie, est une lutte à
mort contre les puissances dionysiaques. D'un côté sont l'ivresse,
la passion, la non-conscience, la matière, l'orgie, la servitude, c'est-
à-dire Dionysos. De l'autre, la lumière, la sereine harmonie, la
beauté, la connaissance, la spiritualité, la liberté : Apollon. Entre
un Dieu et l'autre, c'est une guerre sans merci. D'un Dieu à
l'autre, un seul chemin : celui de l'ascèse, de la crucifixion. La
rédemption est à ce prix : il faut tarir en nous les sources géné-
reuses de l'ivresse, les danses folles et impures qui sont la voie
de l'éphémère nature, autant dire « l'enfer » 18.
Apollon, c'est le dieu de la conscience ; il choisit l'intelligible,
dirait Nietzsche en évoquant Socrate, ou mieux, Euripide. Mais
n'est-ce pas Suarès qui dit ailleurs :
L'un des poètes les plus puissants par la pensée, voilà Euripide [...] Il est
très rare qu'un poète soit l'homme de la révolution et du changement. Euripide
l'était. Mais au lieu d'y perdre ou d'y altérer la poésie, il l'accroît et l'élève. 19

Si Dionysos s'enivre de l'éphémère, Apollon « arrête le temps » 20,


« ravit le cœur » et « le met en possession d'un moment éternel ».
Leur lutte est donc l'histoire d'un détachement et d'une libération.
Suarès voulait écrire un livre intitulé L'Homme de Beauté. Il en
parle, en 1902, à Rolland, dans une lettre inédite :
Je te donne la clé : L'Homme de Beauté c'est l'homme de douleur racheté,
renouvelé par l'intelligence du monde. On y va du désespoir à une sorte de
souveraineté sereine, mais toujours triste 21.

17. Variables, Émüe-Paul, 1929, p. 140-141.


18. A Rouault, in Correspondance G. Rouault et André Suarès, Gallimard, I960,
8 février 1913.
19. A Bourdelle, in Correspondance, Pion, 1961, 17 mars 1924.
20. Voici l'Homme, Albin Michel, 1948 (3* mule), p. 419.
21. Fonds R. Rolland, Paris, n° 668.

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NOTES ET DOCUMENTS 277

Le royaume de Fart, c'est celui de l'esprit; la


esprit, la corruption s'y absout. L'œuvre d'a
quitter la terre et passer la nature ».
L'art joue donc le rôle d'un anti-destin. Il es
éternel sur la réalité éphémère. En ce sens
thème de l'accomplissement revient sans cess
Suarès. En cela, il diffère de Claudel par exem
art cosmique. L'art, pour Suarès, ne « co-crée
par elle-même absurde. Il la nie pour la dépas
à la plénitude qui donne le repos ; il met toutes s
l'action : « hors la grandeur et la beauté, ce n
charger le faix dégoûtant de vivre ».
On est bien aux antipodes de Nietzsche.

Mais il faut aller plus loin et chercher à ce


des sources plus secrètes.
Déjà, à deux reprises, le texte de Variables q
montre une férocité dont l'excès ne manque pa
quoi cette « cruauté si sûre de n'être jamais ass
dit Suarès, « au fond elle est amoureuse ». E
pèse lourd ! Il est charmeur, le vieux silène,
entraver, comme Sancho, la marche de Don Qu
quoi le refus de la vie entraîne-t-il des express
que celles-ci : « Notre conscience trempe dans l'ab
Suarès l'affirme encore, « Apollon écorche Ma
moque pas », ne serait-ce pas qu'il a peur de l
Qu'y a-t-il donc dans ces réjouissances et dan
ces amours et dans ces rires, qui répugne tant
Je n'entends que rire. Une allégresse universelle : qui
semble arriver d'une autre planète. On dirait que ni la so
n'ont jamais de prises. Ces gens-là ne feront jamais rien
ils se contentent de vivre [...] Ils vivent par la chair [...
de ce bonheur en le voyant 22.

Ce qu'il y a d'horrible, plus que de se conten


la chair. Puritanisme exacerbé par une sensibil
de l'impuissance, avatars sexuels ffl ? Tout cel
dans les interdits où se débat Suarès. On pour
propos l'image de la femme, telle qu'elle appara
image contradictoire et tragique, car la « jeune f
femme, retourne à la chair et donc à la damna
est de montrer que le refus du dionysiaque révèl
de T'Eros, que l'introversion ne fait qu'accentu
D'où sortent-elles ces pensées, ou qui les souffle ? quel
Qui nous hante ainsi ? 25

22. Lettre inédite à Rolland, op. cit., n° 614.


23. Voir à ee sujet le livre de M. Dietschy, Le Cas André Suares, et la thèse soutenue
à Montpellier (inédite) en 1969 par C. Liger : La Jeunesse d'André Suarès.
24. Voir notre thèse (inédite), Esthétisme et aliénation chez A. Suarès, Nice, 1970,
chapitre rv : « L'esthète et la femme ».
25. Valeurs, Paris, Grasset, 1936, p. 39.

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278 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Tout ce qui exprime la vie, dans ses manifestations les plus


instinctives, répugne à Suarès ou, pour reprendre son expression, lui
fait horreur : quel dommage que Wagner ait inclus ce deuxième
acte de Parsifal « qui trouble d'une émotion si impure, si malsaine,
un poème céleste... Il n'est pas bon de découvrir ces abîmes à tout
le monde » 26. C'est la faiblesse de Wagner et peut-être ce qui l'a
empêché de composer des œuvres « parfaitement belles ». Il n'est
pas bon de révéler ces profondeurs troubles où dorment « les puis-
sances de la vie ». Ainsi Rodin, qui n'a jamais dépassé la nature :
« ouvrez-lui la porte du cachot, qui donne sur la paix et la lumière,
il ne voudra pas quitter sa niche sexuelle... C'est un damné»27.
On ne peut être plus explicite : la vie est la damnation, il faut
donc en sortir. En fin de compte, c'est en lui-même que Suarès
veut « brider, asservir et vaincre » Dionysos. Ce n'est plus tant
l'artiste ou le critique qui parlent, quand il méprise ces « freudons »
qui « brûlent d'éprouver leur pierre de touche charnelle sur les
poètes » 28, que l'homme déchiré par un rêve de pureté impossible,
révélateur d'une impuissance douloureuse à être au monde.
Chez Suarès, l'introspection recouvre toujours dans la vie des
profondeurs malsaines. D'où ce mépris constant pour la « cavale
rouge » qui « galope les veines et qui vous aliène le repos et le
rêve ». C'est le même mépris, au fond, qui lui fait refuser le Dionysos
de Nietzsche, le rire de Rabelais, la puissance de Hugo et tant
d'autres. C'est le même mépris qui suscite en lui le rêve apollinien
comme la justification esthétique d'un faible coefficient d'incarnation.
Il faut atteindre, sous peine de mort, cette terrasse où « la vie se
contemple jusqu'au fond dormant de la mer » M ; autrement, c'est
la damnation. Rappelons ce mot d'une lettre à Bourdelle, qui
résume tout : « La vie, c'est la maladie » 30.

Elle est triste, cette conclusion, et, puisque nous en étions à


comparer Nietzsche et Suarès, rappelons la suite d'un texte de
La Naissance de la Tragédie, dont nous avons déjà cité le début.
Il s'agit de reconnaître, dans les danseurs de la Saint-Guy, les
chœurs bachiques des grecs. Nietzsche ajoute :
II est des gens qui, faute d'expérience ou par sottise, se détournent de tels
phénomènes avec des ricanements ou des mines apitoyées et, forts de leur
propre santé, les taxent de « maladies populaires ». Ces malheureux ne soup-
çonnent pas l'aspect cadavérique et fantomatique que prend leur « santé »,
quand, rougeoyant de vie, le cortège dionysien passe à côté d'eux.

Est-il abusif d'appliquer ce texte à Suarès? Nous ne le pensons


pas. Car nous sommes maintenant au cœur du drame suarésien. Il
ne s'agit pas de jouer avec les mots : Suarès ne l'a jamais fait.
Refuser la vie, c'est se condamner à mourir. Voilà la forme si
subtile d'un lent suicide auquel il s'est voué toute sa vie. Si ce

26. Wagner, op. cit., p. 58.


27. A Bourdelle, op. cit., p. 25.
28. Les Fleurs du Mal, Paris, 1933, in-16°, préface d'André Suarès, p. xvn.
29. Sur la mort de mon frère, Paris, P. Hébert, 1904, p. »7.
30. A Bourdelle, op. cit., p. 121.

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NOTES ET DOGUMENTS 278

cœur ne s'est éteint qu'à quatre-vingts ans, ce furent


années d'une hantise de la mort : non pas seulem
charnelle, mais aussi d'une mort plus angoissante
pour l'homme de chair, car elle prenait pour l'un et p
forme et la hantise de l'impuissance : « Je suis com
à qui on aurait coupé les bras et les jambes - éc
en 1906 - après lui avoir arraché la langue : j'a
d'œuvres et je ne puis rien faire. »
Comment vivre en effet dans la joie de créer si
toutes les sources d'inspiration ? Comment faire q
ne tourne pas en rond, sans cesse, comme le fait l'œu
sur un seul plan, comme celle d'un homme en c
jamais trouvé la création libératrice ? Ce dialogue
qui n'a jamais abouti, était au fond inutile : il ava
indirectement, avec Rolland et avec Claudel. Or il les
à risquer un jugement extrêmement clair : le s
drame de Suarès, c'était justement celui qu'il ne po
Terrible exemple que cette âme, la plus haute, mais elle a vo
et la nature s'est vengée sur son corps... Et l'excès de la so
faiblesse croissante ont gagné jusqu'au fond, où le doute est
et le blasphème impuissant du néant 31.

Claudel ne parlait pas autrement. Sa propre v


expérience lui prouvaient que seule une maïeutiqu
conduit chacun à son propre salut : « Pour vous gu
à Suarès, pas d'autre moyen que de vous éventrer.
que de mettre son Dieu au monde ». Mais c'étai
vaines et qui ne pouvaient vaincre l'aliénation qu
d'une pratique de la solitude avaient rendues irré
J'ai passé mon enfance à tisser le voile qui me cache l'horreur de notre
destin 32.

La haine du monde, la réprobation des passions, la peur de la beauté et de


la sensualité, un au-delà céleste inventé pour mieux calomnier l'existence ter-
restre, au fond une aspiration au néant, à la fin, au repos, au « sabbat des
sabbats », tout cela [.,.] m'est toujours apparu comme la forme la plus dan-
gereuse et la plus inquiétante d'une aspiration à la mort ou tout au moins
un signe très net de maladie, de fatigue, de découragement, d'épuisement,
d'appauvrissement de la vie 33.

Ce texte de Nietzsche 34 définit fort bien, à nos yeux, une certaine


catégorie d'esthète à laquelle appartient Suarès. Sans doute Nietzsche
visait-il indirectement Wagner lorsqu'il écrivait ces lignes ; mais
31. Le Cloître de la rue d'Ulm, p. 376.
32. Lettre à Rouault, op. cit., p. 254.
33. La Naissance de la Tragédie, op. cit., p. 171-172.
34. « Comment deux malades ont pensé la santé » : tel aurait pu être le titre de
ce chapitre.
Peut-être nous reprochera-t-on d'en revenir encore à Nietzsche, d'inverser arbitrai-
rement notre analyse et de faire de sa psychologie le critère par excellence de notre
jugement sur Suarès. On pourrait répondre qu'il s'agit toujours de pousser jusqu'à ses
extrêmes limites ce dialogue « Nietzsche-Suarès » qui n'a presque jamais été entamé,
puisqu'il était interrompu, en quelque sorte, par la fin de non-recevoir qu'impliquent
la plupart des textes de Suarès sur Nietzsche. Mais nous préférerions à cette objection
une autre réponse : nous utilisons l'analyse nietzschéenne parce qu'elle nous paraît

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280 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

elles sont au centre de sa critique esthétique, comme l'indiquent


de nombreux textes, et notamment l'aphorisme 370 du Gai Savoir,
dans lequel il définit l'œuvre romantique : elle est toujours, selon
lui, l'expression d'une sublimation par laquelle la volonté de
puissance tend à se masquer son impuissance. L'œuvre de Suarès
témoigne d'un travestissement semblable, sans pour autant s'y
complaire, sans qu'il en soit satisfait. Au reste, il n'y a aucune
satisfaction, aucune réconciliation à attendre d'une interrogation
qui découvre sans cesse le néant autour de soi et dans soi. Et Jean
de Pierrefeu n'avait pas tort d'intituler un article sur Suarès : « Un
évadé du Nihilisme » 35. Mais si l'on veut vraiment comprendre la
psychologie du nihiliste, c'est encore à Nietzsche qu'il faut revenir ;
c'est à lui que nous emprunterons, pour conclure, sa « typologie des
profondeurs » 36.
Le premier stade du nihilisme, c'est le ressentiment : « c'est
ta faute ».
La fatalité pèse lourd sur Suarès : le destin l'a fait juif, l'a privé,
jeune, de sa mère, de son frère, d'une constitution robuste. Il en
veut à ceux qui l'ignorent ou qui ne le comprennent pas. On
l'exclut. On ne le publie pas ; il y a contre lui une conspiration du
silence. En contre-coup, la vie pâtit de sa propre souffrance ; elle
est accusée, méprisée, refusée.
Le second stade, c'est la mauvaise conscience : « c'est ma faute ».
C'est le moment de « l'introjection » : il correspond, chez Suarès,
à la découverte des « profondeurs troubles », à sa maladie, à
«l'inconscient abject»; il est, par ailleurs, la cause du malheur de
sa « pauvre compagne », Betty, il la fait souffrir ; il lui impose une
existence médiocre ; il l'exclut, avec lui, de la communauté.
Vient le troisième stade : celui de la « sublimation ».
C'est l'idéal ascétique. La volonté de puissance devient négation,
volonté de néant : « elle ne tolère que la vie faible, mutilée, réac-
tive ». C'est Apollon, la valorisation d'une spiritualité désincarnée
- et, partant, impossible. Plus Suarès découvre en lui de faiblesses,
plus il travaille à s'affaiblir, à s'enfermer sur lui-même, à conquérir,
à l'égard de la vie, une liberté et une autonomie complètes : il
s'en évade.
A ce stade* l'homme devient « l'homme supérieur ». Mais cette
étape, qui est celle de « la mort de Dieu », n'est pas nécessairement
libératrice. En effet, elle implique parfois la substitution de la
« morale » à la religion, celle des valeurs humaines aux valeurs
divines qu'on a supprimées. L'homme supérieur, c'est le Condottiere
de la Beauté en quête d'une royauté que l'art seul peut conférer
et grâce à laquelle la négation de la vie serait justifiée.

particulièrement révélatrice de la psychologie suarésienne. Nietzsche ne propose aucune


solution. Mais sa grandeur ne viendrait-elle pas, justement, de ce que sa pensée, multi-
forme, est essentiellement provocatrice ? En ce sens, elle aussi prédispose à une ascèse.
Peut-être n'est-elle grande que par la violence des réponses qu'elle suscite, adhésions ou
refus.
35. L'Opinion, 14 janvier 1911.
36. Voir à ce sujet le livre de G. Deleuze, Nietzsche et la Philosophie, P.U.F., 1965,
auquel nous empruntons le schéma qui suit.

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NOTES ET DOCUMENTS 281

Toutefois, cette substitution de valeurs ris


faire : l'homme prend conscience qu'il ne peu
et qu'alors il est toujours « sous le règne des
Ainsi Suarès s'aperçoit de l'illusion dans la
illusion de vie, illusion d'éternité, illusion de
est arrivé au dernier stade du nihilisme, selo
du « dernier homme » : « Tout est vain, plutôt u
qu'une volonté de néant ». Tentation de suicide,
Il n'y a plus rien à dire.
... A moins que la volonté de néant, se reto
même, ne trouve la force de « nier la vie réactiv
qui serait, pour le dernier homme, la voie du
la volonté de mourir à sa négation, pour q
retournant contre les forces réactives, devienne elle-même une
action et passe au service d'une affirmation supérieure ». Alors sont
possibles la danse et le rire de Dionysos.
Suarès ne va pas jusque-là. Il reste le dernier homme ; il oscille
entre l'homme supérieur et le dernier homme. Voilà l'explication
de sa « démarche boiteuse » 37. Voilà son drame et les sources de
son « aliénation ».
J.-M. Barnaud.

JOË BOUSQUET A JEAN DE BOSCHÈRE :


CORRESPONDANCE 1933-1949

Ce n'est que pendant les dernières années de sa vie que Joë


Bousquet a connu Jean de Boschère, son aîné de dix-neuf ans
La première lettre de Bousquet date de juillet 1933, au moment
où il envoie à Boschère un exemplaire de La Tisane de Sarments
et exprime son admiration pour Satan l'Obscur. Dans la corres-
pondance qui s'ensuivit Bousquet nous a laissé une quinzaine de
lettres importantes qui sont échelonnées sur dix-sept années. Grâce
à la facilité avec laquelle Bousquet se livrait, la plus grande partie
de cette correspondance, tout en n'étant pas très copieuse, enrichit
notre connaissance de l'âme aussi bien que de l'existence journalièr
de Bousquet. Elle révèle d'ailleurs une amitié unique, car Boschère
l'ermite de La Châtre, et Bousquet, l'invalide de Carcassonne,
étendu depuis la première guerre mondiale, celui que Gaston
Massât appelle « la destinée la plus pathétique du siècle », ne se
sont jamais rencontrés. Ce sera donc surtout par leur pensée
mystique, leur profondeur spirituelle que les nœuds de leur amiti
se resserreront. Enfin cette amitié est d'autant plus touchante qu'elle
console les deux écrivains pendant des années particulièrement
tragiques de leur vie.
Si Bousquet sait, dans son style vigoureux, mêler l'amusant au
sérieux, c'est surtout cette dernière qualité qui domine. Ce qui

37. Voir Correspondance avec Claudel, op. cit., Préface de R. Mallet.

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