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L'AMÉRIQUE VUE PAR LES TOCQUEVILLIENS

Seymour Drescher

Presses de Sciences Po | « Raisons politiques »

2001/1 no 1 | pages 63 à 76
ISSN 1291-1941
ISBN 2724629043
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dossier
SEYMOUR DRESCHER

L’Amérique vue
par les tocquevilliens

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« est-il en train de devenir un auteur
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OCQUEVILLE
américain ? » 1 C’est par ces mots qu’en 1983
Jean-Claude Lamberti laissait entendre que Toc-
queville était devenu un sujet de débat dans tous les milieux intellec-
tuels américains, parmi les enseignants et les chercheurs, les étudiants et
les lycéens, les législateurs et les journalistes. Dans tous ces domaines,
Tocqueville occupait une position bien plus importante que celle qui
lui était réservée en France. À la fin du 20e siècle, cet écart a complète-
ment disparu. Les travaux sur Tocqueville abondent, non seulement en
France, mais partout dans le monde. La liste des collaborateurs de La
Revue Tocqueville/The Tocqueville Review est révélatrice de la popularité
des idées de Tocqueville à l’extérieur des États-Unis.
Cette notoriété mondiale de Tocqueville, qui n’a cessé de croître
au cours des deux dernières décennies, n’entraîne pas pour autant une
diminution de l’intérêt que lui portent des Américains. Au contraire,
sa réputation a atteint un niveau sans précédent. Lorsque le président
Bill Clinton cite De la démocratie en Amérique, lors de son « Discours
sur l’état de l’Union » (State of the Union Address) au peuple américain,
il ne fait qu’emboîter le pas de ses prédécesseurs de la deuxième moitié
du siècle dernier. Bill Clinton avait d’ailleurs été devancé de quelques
semaines, dans sa référence à Tocqueville, par Newt Gingrich, le pré-
sident républicain de la Chambre des représentants, lors de son dis-

1. Jean-Claude Lamberti, Tocqueville et les deux démocraties, Paris, PUF, 1983, p. 9.

Raisons politiques, n° 1, février 2001, p. 63-76.


© 2001 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
64 – Seymour Drescher

cours d’ouverture de la session législative de 1995. Les observations de


Tocqueville sont en outre couramment évoquées dans le cadre des
décisions prises par la troisième branche du Gouvernement fédéral, la
Cour suprême américaine 2.
L’aristocrate français a acquis dans notre République une telle
autorité qu’une voix mythique, voire prophétique, est venue
s’ajouter à l’image classique du sage et de l’historien qui se dégage de
son œuvre. Le trait de sagesse « tocquevillien » le plus souvent
évoqué par le Congrès américain est celui qui lui aurait fait dire :
« L’Amérique est grande parce que l’Amérique est bonne. Quand
l’Amérique cessera d’être bonne, l’Amérique cessera d’être grande ».
Évoquée pour la première fois par Ronald Reagan, cette phrase n’a
jamais pu être retrouvée dans les Œuvres de Tocqueville. Trop perti-
nente pour être vraie, elle a été utilisée, réutilisée et fait désormais
partie du discours politique américain 3.
Aux États-Unis, l’intérêt pour Tocqueville historien ne cesse de se
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développer à un rythme toujours plus rapide. Au cours de ces vingt
dernières années, le nombre d’articles publiés sur Tocqueville s’élève à
plusieurs centaines, et au moins une thèse de doctorat sur son œuvre
est soutenue chaque année dans les universités nord-américaines, ce
qui permet d’espérer un flux continu de publications pour le siècle à
venir 4. Dans ce vaste courant du discours politique américain, les par-
tisans enthousiastes de Tocqueville tendent à se diviser en deux
catégories : les tocquevilliens de « gauche » et les tocquevilliens de
« droite ». Les premiers souhaitent que le gouvernement joue un rôle

2. Cf. Seymour Drescher, « Foreword », dans Françoise Mélonio, Tocqueville and the
French, Charlottesville, University Press of Virginia, 1993, p. VII-XV.
3. Guy Gudliotta, « The Tyranny of the Misquote », The Washington Post Magazine, 6 sep-
tembre 1998, p. 4-5. Cf., aussi, « De Tocqueville Saw it Coming », The New York Times,
Week in Review, 26 novembre 2000, p. 4 sur les élections présidentielles aux États-Unis.
4. Les chiffres ont été calculés à partir de deux index électroniques. Cf. « America : History
and Life » et « Historical Abstracts » (à l’exclusion de l’Amérique du Nord). Sur
l’ampleur de l’intérêt en faveur de Tocqueville, cf. James T. Kloppenberg, « Life
Everlasting : Tocqueville in America », La Revue Tocqueville, 17 (2), 1996, p. 19-36.
Parmi d’autres interprétations collectives récentes sur Tocqueville, cf. Augustine Lawler,
Joseph Alulis (dir.), Tocqueville’s Defense of Human Liberty : Current Essays, New York,
Garland Publishing, 1993 ; Ken Masugi (dir.), Interpreting Tocqueville’s Democracy in
America, Savage, Maryland, Rowman and Littlefield, 1991 ; Tocqueville’s Political
Science : Classic Essays, New York, Garland Publishing, 1992 ; Abraham S. Eisenstadt,
(dir.), Reconsidering Tocqueville’s Democracy in America, New Brunswick, NJ, Rutgers
University Press, 1988 ainsi que Eduardo Nolla (ed.), Liberty, Equality, Democracy, New
York, New York University Press, 1992. Cf., aussi, Democracy in America, traduit par
Harvey C. Mansfield et Delba Winthrop, Chicago, Chicago University Press, 2000.
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actif dans le contrôle des principales forces économiques et sociales,


telles que les grands groupes d’affaires, qui, à Washington, ont rem-
placé avec succès la participation massive des citoyens par le lobbying
des groupes de pression capitalistes. Pour ces tocquevilliens de gauche,
« le temps n’est pas de l’argent ». Quant aux tocquevilliens de droite,
ils ont accusé la bureaucratie nationale d’État d’avoir découragé l’ini-
tiative personnelle et d’avoir empêché la recherche de solutions locales
aux problèmes locaux. Leur formidable attaque contre l’État provi-
dence repose sur la réédition en 1997, simultanément des deux côtés
de l’Atlantique 5, d’un texte de Tocqueville, longtemps oublié, intitulé
Mémoire sur le paupérisme.
Compte tenu des impératifs liés à cet essai, je ne saurais
qu’esquisser l’étendue des études les plus importantes sur Tocqueville
parues aux États-Unis ces vingt dernières années. En revanche, j’exa-
minerai de plus près deux thèmes fondamentaux qui ont émergé
dans la pensée politique américaine, tous deux inspirés de l’étude de
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La démocratie en Amérique. Un groupe de spécialistes s’est particuliè-
rement intéressé au concept de démocratie chez Tocqueville, au sens
d’égalité des conditions. De la démocratie s’ouvre, on le sait, sur une
généralisation hâtive qui voit dans l’Amérique l’incarnation du prin-
cipe égalitaire, souligne l’extension progressive des frontières de
l’inclusion dans le corps politique de la nation et attribue le recul de
la notion d’égalité au principe aristocratique, qui implique des exclu-
sions et des hiérarchies « naturelles ». Quelles sont les véritables fron-
tières historiques de l’égalité aux États-Unis ? Comment sont-elles
liées à la « tendance dominante » de la tradition américaine ? C’est à
ces questions que se sont attachés les commentateurs américains.
Ce regain d’intérêt pour la question de l’égalité des conditions
chez Tocqueville est évidemment lié, à l’origine, au contexte qui a
prévalu, au lendemain de la seconde guerre mondiale. En Europe, la
menace soviétique et l’aggravation de la guerre froide ne pouvaient
qu’influencer le débat sur ses textes, même lorsque le lien entre Toc-
queville et la guerre froide n’était pas toujours évident. L’identifica-
tion prophétique que Tocqueville avait faite, en 1835, entre l’Amé-
rique et la Russie, comprises comme deux voies opposées vers la
réalisation d’un futur égalitaire, a trouvé un large écho auprès de

5. Cf. Peter Berkowitz, « The Art of Association », New Republic, 24 juin 1996, p. 44-49.
Les deux réimpressions de Memoir on Pauperism sont : Chicago, Ivan R. Dee, 1997 et
Londres, Institute of Economic Affairs, 1997. Chacun des deux ouvrages comporte une
introduction de Gertrude Himmelfarb.
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nombreux auteurs 6. Dans une telle perspective internationale,


l’exception américaine et l’exception tocquevillienne allaient de pair.
Le Français, dont le rôle avait été longtemps secondaire au regard des
classiques de la pensée politique européenne, a alors bénéficié d’une
réception favorable de la part d’auteurs qui voyaient dans la démo-
cratie libérale américaine une exception, accidentelle, tranchant avec
le sombre héritage politique européen aboutissant aux cauchemars
des hégémonies fasciste et communiste.
Dans The Liberal Tradition in America (1955), reçu très favorable-
ment par les critiques, Louis Hartz situe l’histoire des États-Unis entiè-
rement hors de la tradition européenne continentale. Comme l’avait
observé Tocqueville, les Américains sont « nés » à la fois libres et égaux
(selon que l’on choisit de citer telle ou telle partie de La démocratie). Ils
ont eu la chance d’éviter la triple malédiction du féodalisme hiérar-
chique, de l’autoritarisme monarchique et de la révolution sociale. Aux
États-Unis, la démocratie libérale et nationale représentait l’idéologie
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dominante et incontestable. Pour l’école de l’exceptionnalité améri-
caine, la prééminence de Tocqueville parmi les penseurs politiques euro-
péens était due à son génie qui avait su reconnaître la profondeur et la
force de cette tradition particulière 7.
Depuis dix ans, la lecture dite « hartzienne » de La démocratie en
Amérique est sévèrement critiquée. Selon Tocqueville, les États-Unis
représentent une société démocratique complète ayant atteint son déve-
loppement le plus abouti. Dans l’introduction de La démocratie, en
1835, Tocqueville pose l’égalité des conditions comme point de départ
de son argument et comme principe clé du fonctionnement de toute la
société américaine. La notion d’égalité incarne le passé de l’Amérique et
le futur du monde. Certes, pour le lecteur qui lit au-delà de l’introduc-
tion, l’argument se révèle beaucoup plus subtil que ne le suggèrent les
phrases inaugurales du chapitre premier. Tocqueville n’a jamais affirmé
avoir rendu compte de la société américaine tout court, ni avoir décrit
son identité politique in toto. Cela étant, sa prémisse majeure a cons-
titué le point de départ pour les historiens et les spécialistes en sciences
sociales qui invoquent son autorité pour ou contre l’hégémonie de

6. À titre indicatif, cf. George Probst, The Happy Republic : a Reader in Tocqueville’s Ame-
rica, New York, 1962.
7. Cf. Louis Hartz, The Liberal Tradition in America : an Interpretation of American Political
Thought Since the Revolution, New York, Harcourt, Brace and World, 1955. Pour
d’autres études tocquevilliennes importantes de la même époque, cf. Daniel Boorstin,
The Genius of American Politics, Chicago Press, 1953 ; Seymour Martin Lipset, The First
New Nation, New York, Basic Books, 1963.
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l’égalitarisme ou de l’égalité en Amérique 8. Au cours des années


1960 et 1970, la notion d’une Amérique jacksonienne comme
société égalitaire a subi les attaques des historiens qui reprochent à
Tocqueville de ne tenir aucun compte des réalités de la lutte des
classes aux États-Unis et de la distribution inégale des richesses dans
le pays 9.
Lors des années 1990, les arguments avancés pour mettre en
question le « modèle » tocquevillien d’égalité des conditions ont
généralement mis l’accent sur les groupes exclus de la communauté
politique démocratique américaine (polity) par Tocqueville lui-
même. La tradition tocquevillienne, telle qu’elle est élaborée dans les
principales interprétations ultérieures, a été critiquée pour avoir
écarté les questions de race, d’ethnicité et de relations entre les sexes.
Les critiques de l’approche tocquevillienne de l’« orthodoxie sur
l’identité américaine » se réfèrent, dans La démocratie, aux discus-
sions touchant les Indiens (désormais appelés Amérindiens), les
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Noirs (rebaptisés Africains-Américains) et les femmes. Les spécia-
listes remarquent qu’aux États-Unis dans les années 1830, puis pen-
dant plus d’un siècle, une majorité écrasante d’habitants ont été
privés de droits civils et civiques ainsi que de l’égalité des chances 10.
Ces groupes ou populations exclus ou défavorisés étaient prima facie
la preuve d’une tradition allant à l’encontre de la « tendance
générale » du modèle d’égalité des conditions. L’étude de La démo-
cratie elle-même, en faisant appel à l’histoire ou à la nature, parfois
aux deux, pour expliquer ces privations, a expressément marginalisé
ces groupes du « fait générateur » démocratique, c’est-à-dire de cette

8. Pour un résumé de la littérature sur la question, cf. Rogers M. Smith, « Beyond Toc-
queville, Myrdal and Hartz : the Multiple Traditions in America », American Political
Science Review, 87 (3), septembre 1993, p. 549-566 ; Jacqueline Stevens, Rogers
M. Smith, « Beyond Tocqueville, Please ! », American Political Science Review, 89 (4),
décembre 1995, p. 987-995 ; Rogers M. Smith, Civic Ideals : Conflicting Visions of
Citizenship in US History, New Haven, Londres, Yale University Press, 1997.
9. Cf. Edward Pessen, Jacksonian America : Society, Personality and Politics, Homewood,
Ill., Dorsey Press, 1969. Les sociaux-historiens, envisageant les inégalités fondamen-
tales et les divisions de classe en tant que moteur de l’histoire américaine, ne tendaient
pas à considérer La démocratie de Tocqueville comme une grille d’analyse de référence
pour faire leurs propres histoires de l’Amérique.
10. R. M. Smith, « Beyond Tocqueville… », art. cité, p. 552-553. L’interprétation domi-
nante affirme le fort sentiment (strong sense) de Tocqueville pour le pouvoir intégrateur
de la culture politique américaine et de ses institutions. Cf., par exemple, Lawrence
H. Fuchs, The American Kaleidoscope : Race, Ethnicity and the Civic Culture, Londres,
University Press of New England, 1990, chap. 1, « True Americanism : the Founda-
tions of Civic Culture », p. 3-4.
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réalité primordiale à partir de laquelle tout « fait particulier » 11 est


prétendument dérivé.
Cette critique n’était pas véritablement nouvelle dans les années
1990. On sait depuis les années 1960 que Tocqueville avait eu connais-
sance d’une série de faits et de hiérarchies fondamentalement inégali-
taires, aussi bien en Amérique qu’ailleurs, inégalités qui, selon lui,
devaient persister indéfiniment dans le futur du monde 12. Les lecteurs
de Tocqueville pouvaient toujours trouver dans ses écrits et ses œuvres
de nombreuses observations clairement anti-égalitaires. Ce qui était dif-
férent dans la relecture des années 1990 tenait à la place qu’occupait
désormais l’argument, jusqu’alors confiné dans les cercles de spécialistes
de Tocqueville, au sein d’un débat plus large sur l’identité politique amé-
ricaine. En d’autres termes, tous les mouvements d’exclusion dans l’his-
toire des États-Unis, qui étaient en contradiction avec la philosophie
démocratique libérale, ont été replacés dans le contexte d’une tradition
inégalitaire permanente. La liste des exclus établie par Tocqueville lui-
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même a été dressée en remontant dans le passé et en se projetant dans le
futur de l’histoire américaine, afin de repenser celle-ci sous la forme de
l’histoire d’une oppression, dont ont été victimes des groupes successifs
marginalisés pour des raisons ethniques et religieuses. La difficulté de la
démocratie américaine à accepter la différence a été parfaitement mise en
évidence, au même titre que l’interprétation démocratique-libérale dans
l’histoire des États-Unis du 17e au 21e siècle 13.
En développant cette philosophie explicitement contre-tocque-
villienne de l’histoire américaine, la perspective comparative initiale
de Tocqueville (l’Amérique en 1835 au regard de l’Europe de la
même année) a été quasi délaissée, bien que certains critiques aient
souvent compris La démocratie de Tocqueville précisément comme
une analyse lucide des contradictions susmentionnées de la démo-
cratie américaine. Ce qui a avant tout irrité les critiques du modèle
« Tocqueville-Hartz », c’est que Tocqueville historien et homme
politique français avait introduit son chapitre sur les relations entre

11. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1992, (coll.


« Bibliothèque de la Pléiade »). À comparer l’introduction du volume 1 avec « État
actuel et avenir probable des tribus indiennes qui habitent le territoire possédé par
l’Union », vol. 1, p. 373-421.
12. Cf. S. Drescher, Dilemmas of Democracy : Tocqueville and Modernization, Pittsburgh,
University of Pittsburgh Press, 1968.
13. R. M. Smith, Civic Ideals…, op. cit., passim. Cette dimension de l’œuvre de Tocqueville
explique pourquoi la pensée de l’auteur est interprétée selon le modèle hartzien, relati-
vement tronqué, et demeure ainsi un sujet insuffisamment mis en valeur.
L’Amérique vue par les tocquevilliens – 69

les races en refusant d’admettre le lien qui existe entre cet aspect de
la vie américaine, d’une part, et l’« immense et complète démocra-
tie », d’autre part. À l’évidence, dans le chapitre sur les relations entre
les races, Tocqueville n’avait cependant pas hésité à pousser la logique
d’exclusion jusqu’à sa forme la plus aboutie. Il était clair pour tout
lecteur américain ou européen que le modèle de la « démocratie sans
bornes » était incompatible avec les sinistres prédictions concernant
l’aboutissement probable des relations interraciales aux États-Unis.
L’ironie réside dans le fait que la réflexion marginalisée (margina-
lized mediation) de Tocqueville sur l’issue probable des relations inter-
raciales en Amérique n’était que le signe annonciateur de l’émergence
du problème des relations interraciales dans les sociétés démocratiques
partout dans le monde. Dans le cas des États-Unis, il est maintenant
évident que le modèle égalitaire de Tocqueville a été plus solide qu’il
ne le croyait dans son chapitre sur l’avenir des relations interraciales
aux États-Unis. Le modèle tocquevillien qui souligne la capacité
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d’intégration de la démocratie en Amérique pour les émigrés euro-
péens reste dominant pour la majorité des groupes ethniques non
européens en Amérique. La confrontation entre Européens et Indiens
ne s’est pas soldée par un complet génocide comme l’avait prévu Toc-
queville. La rencontre euro-africaine ne s’est pas conclue non plus par
une guerre ou un apartheid géographique. À coup sûr, les Américaines
n’ont pas été exclues de manière définitive du corps politique, ni de
l’économie ni même de la société civile 14. Quel que soit le crédit
accordé à la prémisse de Tocqueville concernant l’égalité des condi-
tions dans l’Amérique jacksonienne, une conclusion reste incontes-
table : le modèle « accepté » (mainstream) de toute la tradition démo-
cratique américaine est encore attribué par ses amis comme par ses
ennemis au jeune aristocrate français qui a visité pendant quelques
mois les États-Unis au 19e siècle.

14. Pour un excellent réexamen de l’influence de Tocqueville sur l’historiographie des


« sphères autonomes » (separate spheres) aux États-Unis, cf. Linda K. Kerber, « Separate
Spheres, Female Worlds, Woman’s Place : the Rhetoric of Woman’s History », Journal
of American History, 75 (1), 1988, p. 9-39. Une démonstration de la résistance à consi-
dérer Tocqueville inscrit dans la tendance générale (mainstream) libérale américaine est
fournie dans J. Stevens, R. M. Smith, « Beyond Tocqueville… », art. cité, p. 550-552,
mise à jour dans Civic Ideals…, op. cit., chap. 1, note 6, p 508-511. Sur des vues
d’ensemble sur la tension en Amérique entre intégration, diversité et assimilation selon
une perspective tocquevillienne, cf. Lawrence Fuchs, « Assimilation in the US : Identi-
ties and Boundaries », La Revue Tocqueville, 9, 1987-1988, p. 181-199 et Olivier
Zunz, « The Genesis of American Pluralism », ibid., p. 201-219.
70 – Seymour Drescher

À l’aube du troisième millénaire, l’influence la plus spectacu-


laire qu’a exercée Tocqueville sur la façon dont les Américains se
représentent eux-mêmes dérive de sa réflexion (mediation) sur la
liberté à l’intérieur des frontières de l’égalité formelle des conditions.
Les politistes aux États-Unis – tout en appartenant à un mouvement
international plus large – ont insisté sur un aspect fondamental de
La démocratie, aspect auquel l’auteur accorde une attention particu-
lière, aussi bien en 1835 qu’en 1840 ; l’intérêt général pour le rap-
port entre démocratie et société civile est passé au premier plan.
Alors que la première génération des analystes politiques de l’après-
guerre n’avait pas attaché beaucoup d’importance au rôle des associa-
tions civiles, et avait négligé l’insistance que Tocqueville avait mise
sur ce phénomène, la deuxième génération a été attentive à la quête,
propre à la démocratie occidentale, d’expansion et de protection des
droits par des mécanismes législatifs et juridiques et à sa conséquence :
les ingérences toujours plus nombreuses de l’administration étatique
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dans la société. Ils y ont vu une menace pour la liberté politique et
individuelle, sapant ces « habitudes du cœur qui font marcher les
démocraties libérales » 15.
Cet aspect a suscité une vive discussion sur la société civile et la par-
ticipation civique. Tocqueville est apparu sous un éclairage nouveau,
laissé dans l’ombre par la génération qui avait initialement contribué au
« renouveau » d’intérêt pour Tocqueville après la seconde guerre mon-
diale. On a accordé une attention croissante à la façon dont il avait
insisté sur le mélange des valeurs culturelles (religion et mœurs) et sur
l’activité de groupes autonomes (associations) comme éléments essen-
tiels pour un gouvernement populaire libre et efficace. Aussi le discours
des années 1980-1990 se distingue-t-il nettement des débats sur les
démocraties pluralistes des années 1950. Les discussions d’après guerre
sur la démocratie libérale visaient essentiellement, d’une part, à mettre
en lumière les différences entre sociétés gouvernées, ou susceptibles
d’être gouvernées par un pouvoir totalitaire et, d’autre part, une démo-
cratie stable à l’instar des États-Unis notamment, et d’autres pays du
monde anglophone. Dans cette perspective, une culture politique éga-
litaire devait être soutenue par des solidarités associatives médiatrices
(bridging organizations) de nature à limiter l’extrémisme idéologique et

15. « Habits of the heart that make liberal democracies work. » Cf. Jean Cohen, « Trust,
Voluntary Association and Workable Democracy : the Contemporary American Dis-
course of Civil Society », dans Mark Warren (dir.), Democracy and Trust, Cambridge,
Cambridge University Press, 1999, p. 208.
L’Amérique vue par les tocquevilliens – 71

l’atomisation sociale (individualisme) que favorise la société de masse.


Jusqu’aux années 1970, l’orientation antitotalitaire des discussions était
toutefois prédominante. Elle avait conduit l’auteur de l’entrée « Toc-
queville », dans l’Encyclopædia Britannica, à penser que l’enthousiasme
pour Tocqueville, manifesté après guerre, risquait de diminuer en
l’absence d’une confrontation bipolaire entre communisme et démo-
cratie libérale 16.
Les préoccupations de cet auteur se sont révélées sans fondement.
En effet, deux crises imprévues en 1970 ont rendu possible et nécessaire
une connaissance plus approfondie et plus subtile de Tocqueville. D’une
part, le rôle joué par la notion de « société civile » dans la chute de
l’empire soviétique a vraisemblablement rendu plus prophétiques et per-
tinents que jamais L’Ancien Régime et les Souvenirs. L’analyse de Tocque-
ville sur les liens entre groupes sociaux autonomes et gouvernement amé-
ricain démocratique n’avait pour ainsi dire joué aucun rôle dans les
débats autour des démocraties naissantes après la première guerre
mondiale ; en 1919, le concept de société civile était presque entièrement
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inconnu en Europe 17. D’autre part, en 1989, bien sûr, la division bipo-
laire du monde présentée dans La démocratie entre modèles russe et amé-
ricain semblait tomber en désuétude. De la démocratie contient cepen-
dant une analyse plus fine de la société civile démocratique comme
relation dynamique entre valeurs culturelles, religieuses et vie associative,
analyse soudain mise en vedette dans la mesure où ces rapports sont
essentiels pour le maintien de la liberté politique dans toutes les démocra-
ties, qu’elles soient anciennes ou nouvelles. La crise de l’État providence
et le mécontentement résultant des effets culturels, sociaux et politiques
associés à la démocratie dite « normale », ont suscité une reprise du dis-
cours sur la société civile. Il est apparu que ni les mécanismes du marché
ni l’État centralisé ne pouvaient fournir de solutions adéquates à nombre
de problèmes posés par la démocratie dans les sociétés postindustrielles.
Cette importance du discours sur la société civile dans les
démocraties stables a ainsi renforcé le débat dans les pays en transi-

16. L’une des études américaines les plus remarquables en politique démocratique et cultu-
relle comparative menée dès le début des années 1960 ne contenait qu’une seule réfé-
rence à Tocqueville ; elle portait sur le degré d’engagement civique aux États-Unis. Cf.
Gabriel A. Almond, Sidney Verba, The Civic Culture : Political Attitudes and Democracy
in Five Nations, Princeton, Princeton University Press, 1963, p. 274-75. Sur les pers-
pectives de Tocqueville au début des année 1970, cf. S. Drescher, « Tocqueville, Alexis
de », dans Encyclopædia Britannica, Chicago, University of Chicago Press, 1974.
17. Cf. Fritz Stern, « The New Democracies in Crisis in Interwar Europe », dans Demo-
cracy’s Victory and Crisis, The Nobel Symposium, n° 93, Uppsala, New York, Cam-
bridge University Press, 1997, p. 15-22.
72 – Seymour Drescher

tion démocratique. Dans un contexte complexe marqué par l’insta-


bilité manifeste des démocraties naissantes aggravée par une crise de
confiance chronique dans les démocraties occidentales, l’analyse de
Tocqueville sur la société civile a renouvelé l’appareil conceptuel, aux
côtés de la théorie hégélienne de l’État et de la société, des concep-
tions de Marx ou de Smith sur le marché et la société 18. L’idée toc-
quevillienne selon laquelle l’exercice du gouvernement démocra-
tique dépend de l’existence d’une culture démocratique et des effets
involontaires des rapports sociaux non gouvernementaux a été au
centre de cette nouvelle vague de théorisation.
Dans une perspective nationale comparative, la « crise » amé-
ricaine paraît de nature plutôt chronique qu’aiguë. Les État-Unis
restent encore l’une des nations les plus actives civiquement et les
plus prêtes à s’engager socialement (trusting nation) 19. Néanmoins,
dans le contexte historique américain, l’insistance mise par Tocque-
ville sur les associations civiques, maillons essentiels du bon fonc-
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tionnement de la démocratie, est d’un intérêt fondamental pour les
spécialistes en sciences sociales. Les universitaires « néotocque-
villiens » ont ainsi mis à jour un éventail remarquable de preuves
empiriques révélant que les prémisses théoriques de Tocqueville
n’ont pas moins de pertinence aujourd’hui qu’elles n’en avaient dans
l’Amérique du 19e siècle. Certains spécialistes en sciences sociales
(en Europe comme en Amérique) ont repensé les observations de
Tocqueville sur le rôle des associations à partir de la notion de
« capital social » (social capital) selon laquelle les réseaux de relations
relèvent d’une valeur empirique que l’on peut mesurer et qui est
comparable au capital matériel : les machines (physical capital) et au
capital humain (l’éducation). Aujourd’hui, Tocqueville est simulta-
nément le « saint patron » des universitaires à la fois « capitalistes-
sociaux » et « communautariens » 20. Peut-être la plus grande contri-

18. Ronald Axtmann, Liberal Democracy into the Twenty-First Century : Globalization, Inte-
gration and the Nation-State, Manchester/New York, Manchester University Press/
St. Martin’s Press, 1996, p. 62-67.
19. Robert D. Putnam, « Democracy in America at Century’s End », Democracy’s Victory
and Crisis : Nobel Symyosium n° 93, Cambridge, Cambridge University Press, 1997,
p. 27-70 et p. 56-57.
20. Robert D. Putnam, Bowling Alone : The Collapse and Revival of American Community,
New York, Simon and Schuster, 2000, p. 292. La Revue Tocqueville contribue pleine-
ment à cette réincarnation particulière des concepts tocquevilliens. Cf. « Confiance et
capital social » pour un résumé sur les grandes dimensions internationales de ce
concept, 20 (1), 1999, p. 5-81, avec des essais théoriques et méthodologiques de Henk
Flap, Tom A. B. Snijders, Olivier Galland et Michel Forsé.
L’Amérique vue par les tocquevilliens – 73

bution des capitalistes-sociaux et des analyses des organisations


fondées sur l’État est-elle la solide dimension empirique ajoutée à
l’idée mère de Tocqueville. En général, l’auteur de La démocratie en
Amérique ne put fournir qu’un appui anecdotique à sa thèse selon
laquelle l’intense activité de la vie associative nourrit la vie et la
santé de la démocratie en Amérique, tout en permettant aux
citoyens de transcender le matérialisme et l’individualisme qu’il
considérait comme endémiques aux sociétés modernes. Cent cin-
quante ans après la parution de La démocratie, les analystes ne font
que répéter les polarités impressionnistes de Tocqueville en compa-
rant l’apogée civique de La démocratie de 1835 à l’individualisme
envahissant caractéristique du retrait civique annoncé dans La
démocratie en 1840 21. De telles représentations a-historiques d’un
« grand » déclin de l’« esprit public » aux États-Unis relèvent d’une
méthodologie anecdotique et d’une nostalgie romantique pour
l’« âge d’or ». De telles images continuent de susciter le doute sur
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les recettes supposées ranimer l’esprit civique découlant d’une nos-
talgie de l’Amérique des petites villes d’autrefois (small-is-beau-
tiful), protégée de la mainmise de la bureaucratie nationale
moderne 22.
La plupart de ces analystes politiques nostalgiques travaillant
sur l’Amérique contemporaine ne mentionnent guère l’insistance de
Tocqueville sur le fait que la participation civique américaine était
autant nationale que locale. Ce n’est pas sans raison que Tocqueville
a choisi le mouvement anti-alcoolique, un mouvement social
national, comme exemple d’un premier ordre d’association civique
en Amérique. Même une lecture superficielle de La démocratie
montre que, pour Tocqueville, les interactions continues entre
régions représentaient le plus grand espoir pour une culture poli-
tique unique américaine face aux forces centrifuges du conflit
interne et à l’éparpillement démographique. Enfin, les analystes poli-
tiques américains sont souvent totalement ignorants du fait que la
peur de l’individualisme et de la centralisation chez Tocqueville

21. Robert M. Bellah et al., Habits of the Heart : Individualism and Commitment in Ame-
rican Life, New York, Harper and Row, 1986.
22. Theda Skocpol, Marshall Ganz, Ziad Munson, « A Nation of Organizers : the Institu-
tional Origins of Civic Voluntarism in the United States », American Political Science
Review, 94 (3), septembre 2000, p. 527-544. Cf. aussi les nombreux essais dans Theda
Skocpol, Morris P. Fiorina (dir.), Civic Engagement in American Democracy,
Washington, DC, Brookings Institution Press, 1999.
74 – Seymour Drescher

découlerait plus des observations immédiates de son expérience


européenne que de son expérience américaine 23.
En tout état de cause, la confusion mineure que peut susciter
De la démocratie parmi les spécialistes américains en sciences sociales
est largement compensée par ce que Tocqueville a pu leur faire
découvrir sur le rôle de l’association en Amérique. Pendant un peu
moins de deux siècles, les commentateurs ont rassemblé des données
en série qui ont permis pour la première fois d’examiner la participa-
tion civique américaine au cours du siècle dernier, et même de
remonter jusqu’à l’Amérique de Tocqueville. Grâce à une mise au
point du néotocquevillien Robert Putnam, nous avons maintenant
les moyens de prendre la mesure du long terme : la participation
américaine au niveau politique, civique, religieux et professionnel,
les liens sociaux informels, les domaines du bénévolat et de la phi-
lanthropie, la réciprocité, l’honnêteté et la confiance. Nous avons
aussi accès à des preuves exhaustives (longitudinal evidence) de l’im-
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pact historique des technologies, du téléphone à l’Internet en passant
par la télévision, à la commercialisation de l’organisation civique, au
développement de l’éducation, à la prospérité économique et au
consumérisme. Les résultats semblent aussi convergents que les don-
nées sur le réchauffement de la planète. D’après la quasi-totalité des
mesures disponibles, la participation civique en Amérique et le
capital social s’affaiblissent régulièrement et, pour les deux dernières
générations, de manière parfois spectaculaire. Les informations
quantitatives sont importantes, quoique apparemment moins pessi-
mistes dans la mesure où la génération la plus « âgée », la plus active
et la plus patriotique, ayant une espérance de vie plus élevée qu’aupa-
ravant, a rendu moins accablantes les données relatives à la
« décapitalisation sociale » (ou « demosclérose ») 24.
Comme pour toute maladie, le commun accord sur le dia-
gnostic ne garantit pas le consensus sur les remèdes à prescrire. Les
arguments de la société civile et des capitalistes-sociaux tendent à

23. Une discussion sur ce point figure dans Seymour Drescher, « More than America :
Comparison and Synthesis in Democracy in America », dans Abraham S. Eisenstadt
(dir.), Reconsidering Tocqueville’s Democracy in America, New Brunswick, NJ, Rutgers
University Press, p. 77-93 ; James T. Schleiffer, « How Many Democracies ? », dans
Eduardo Nolla (ed.), Liberty, Equality, Democracy, op. cit., p. 193-205.
24. R. D. Putnam, Bowling Alone, op. cit., passim. Cet ouvrage fournit une mine d’infor-
mations sur la participation civique aux États-Unis. Sur les diverses applications de ces
idées fructueuses, cf. Nancy L. Rosenblum, Membership and Morals : The Personal Uses
of Pluralism in America, Princeton University Press, 1998, p. 43-45.
L’Amérique vue par les tocquevilliens – 75

souligner les bénéfices acquis à la suite du processus même de


l’action tocquevillienne, angle d’analyse comparable à la thèse sou-
tenue passionnément par Tocqueville sur les liens entre association et
liberté. En tenant compte du « côté sombre du capital social », cer-
tains néotocquevilliens reconnaissent les conflits potentiels entre
formes d’association et objectifs généraux de tolérance et désir
d’inclusion. D’autres vont au-delà de Tocqueville en s’efforçant de
dépasser la magie interactive des associations civiles et en fixant leur
regard sur les valeurs morales et religieuses. Celles-ci, rappellent-ils,
sont aussi cruciales pour la liberté que la participation civique. Par-
fois ces analystes font remarquer qu’il s’agit d’un système de réfé-
rences spécifiquement chrétien, ce qui se rapproche de la description
de l’Amérique jacksonienne telle qu’exposée dans La démocratie de
1835. D’autres encore se contentent de critères sensiblement moins
rigoureux pour la transcendance recommandée aux lecteurs dans La
démocratie de 1840. De temps en temps, le lecteur verra un signe
d’espérance pour la société civile, même dans le cadre des idéologies
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les plus antidémocratiques, lorsqu’un lien se dessine avec les béné-
fices non intentionnels de l’association 25. En dernière analyse, nous
comprenons que les valeurs religieuses, tout comme les associations
civiles, représentent un côté sombre pour la liberté, un côté que
Tocqueville lui-même a souvent décrié en regardant son propre pays.
En 2001, comme en 1840, La démocratie de Tocqueville ne peut que
fournir une grille d’analyse générale suggérant qu’à terme une plus
grande égalité est nécessaire et juste, que la démocratie politique et
ses composantes présentent aussi des inconvénients, et que la liberté
dépend de la foi en des virtus que la démocratie elle-même n’encou-
rage pas toujours 26. 쏆

(Traduit de l’américain par Jennifer Mergy)

Seymour Drescher est professeur d’histoire et de sociologie à l’univer-


sité de Pittsburgh. Il a publié A Historical Guide to World Slavery (New
York, 1998) ; Slavery to Freedom : Comparative Studies in the Rise and Fall

25. Cf. inter alia, Joshua Mitchell, The Fragility of Freedom : Tocqueville on Religion. Demo-
cracy and the American Future, Chicago, University of Chicago Press, 1995 ; Stephen
L. Carter, The Culture of Disbelief : How American Law and Politics Trivialize Religious
Devotion, New York, Basic Books, 1993, p. 35-37.
26. Cf. P. Berkowitz, « The Art of Association », art. cité, p. 48-49.
76 – Seymour Drescher

of Atlantic Slavery (New York, 1999) et publiera en 2001 un ouvrage inti-


tulé Slavery. Auteur également de nombreux ouvrages et articles sur Toc-
queville, dont « Why Great Revolutions Will Become Rare » (Journal of
Modern History, 64 (3), 1992), il est membre de la Commission nationale
pour la publication des œuvres de Tocqueville.

RÉSUMÉ

L’intérêt dont Tocqueville est aujourd’hui l’objet aux États-Unis n’a jamais été
aussi intense. Il est cité et invoqué dans tous les domaines de la vie politique et
intellectuelle. La raison de cet engouement a pourtant changé. Après 1945, le
contexte de la guerre froide a incité à utiliser les écrits de Tocqueville pour souli-
gner l’exceptionnalité de la société et de l’histoire américaines. Au cours des vingt
dernières années, l’attention s’est reportée sur deux autres aspects de la pensée toc-
quevillienne. Ses réflexions sur les relations entre les races et entre les sexes ont ali-
menté un débat persistant sur la validité du concept d’« égalité des conditions »
comme point de départ pour une tentative de compréhension des États-Unis.
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Mais ce sont avant tout ses intuitions sur les thèmes de l’association et de la société
civile qui ont donné à la science politique une dimension empirique nouvelle et
l’ont conduite à s’interroger davantage sur le rôle des valeurs spirituelles pour la
survie de la démocratie.

In the United States interest in Tocqueville has never been higher. He is cited and
invoked at all levels of political and intellectual life. However, the focus of interest has
changed. During the generation after 1945, the existence of the Cold War encouraged
the use of his writings to stress the exceptionality of American society and history.
During the last two decades attention has turned to two other aspects of Tocqueville’s
thought. His writings on race and gender relations in America have inspired prolonged
debate over the applicability of his idea of “equality of conditions” as the point of depar-
ture for understanding America. But, above all, Tocqueville’s ideas on association and
civil society have inspired a new empirical dimension of political science, and a renewed
emphasis on the role of spiritual values in the survival of democracy.

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