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« Celles-ci sont condensées en archétypes qui représentent comme un produit de la distillation

de tout I ’existant, de ce qui peut se produire et se produira encore. Il semble que par une
répétition incessante, ces images se soient chargées d'une énergie interne au moyen de laquelle
elles sont véhiculées de génération en génération »

Symbole et sacrifice ou séparer pour unir

A l'appui de cette thèse, nous commencerons par établir deux propositions qui, rapprochées, suffisent
presque à la valider. Elles ont en commun de prendre à contre-pied la vulgate structuraliste, de faire
apparaître une séparation là où cette dernière croit avoir affaire à une " communication ".

Sacrifice, communion et séparation

Contrairement à ce que soutient Lévi-Strauss , et comme l'a bien montré Luc de Heusch , l'opération
sacrificielle n'est pas de l'ordre de la conjonction mais de la disjonction . La première fonction du
sacrifice est de tenir les dieux à distance, de rétablir la séparation du monde surnaturel et du monde
humain et de rétablir, par la même occasion, une bonne distance entre les hommes eux-mêmes .
Aussi consiste-t-il souvent à couper symboliquement en deux la victime sacrificielle pour obtenir cet
effet séparateur : qu'il s'agisse de mettre fin à une relation incestueuse en divisant un cabri dans le
sens de la longueur ou de couper en deux un chien sur la frontière qui sépare deux tribus belligérantes
pour rétablir la paix entre elles . Lorsque les Nuer sacrifient un concombre à la place d'un animal, le
geste rituel est exactement le même : le fruit est fendu en deux, comme le serait une chèvre, un
mouton ou un bœuf. Chez eux, en cas d'inceste, on jette la moitié gauche, car c'est " la mauvaise
moitié ", tandis que les auteurs du délit boivent une infusion faite avec la moitié droite qui est " la
bonne moitié " . Comme le montre cet exemple, le sacrifice a bien pour effet, selon une définition
usuelle, d'unir les hommes autour des dieux, mais sur la base d'une séparation préalable qui rend
possible cette union. Or, nous allons voir que le symbole a, lui aussi, la double propriété d'unir et de
séparer.

Symbole, communication et mise à distance

Considérons le langage, qui représente indéniablement un aspect fondamental de la fonction


symbolique. Bien avant Chomsky, qui a toujours reconnu sa dette à leur égard, les auteurs classiques
avaient déjà remarqué que la communication n'était ni le seul ni le principal attribut de l'usage des
mots. " Les mots, soutenaient Hobbes et Leibniz, ne sont pas moins des marques pour nous que des
signes pour les autres . "

Ce n'est pas tout. Dire que les mots sont d'abord des marques pourrait nous faire croire que leur
fonction est essentiellement de rendre présentes les choses absentes ou passées. Comme nous l'avons
vu, c'est par cette propriété qu'on caractérise généralement la fonction symbolique, et non sans
raison. Mais, comme l'ont montré, indépendamment l'un de l'autre, Raymond Ruyer et René Thom ,
le langage a aussi et surtout pour effet de tenir à distance les choses présentes, d'éviter la fascination
aliénante qu'exercent sur nous les objets qui nous entourent et la présence de nos semblables. En
effet, si les mots sont bien des intermédiaires entre chaque sujet parlant et son environnement
naturel et humain, ce n'est pas seulement parce qu'ils les relient les uns aux autres, c'est aussi parce
qu'ils s'interposent entre eux et font barrage à un contact ou une communication trop directs et
aliénants. Les prédateurs sont fascinés par leurs proies au point de s'identifier à elles et les animaux
grégaires ne cessent de communiquer entre eux et d'exercer des effets mimétiques les uns sur les
autres. Et pour cette raison, c'est seulement, comme le note Ruyer, à la faveur d'un arrêt de cette
communication immédiate avec autrui que nous pouvons accéder au symbole . Lorsque Helen Keller,
par exemple, découvre brusquement la véritable portée du langage, lorsqu'elle saisit pour la première
fois la signification du mot " water " et comprend, tout d'un coup, que toute chose peut être désignée
par un mot, sa première réaction n'est pas de se servir des mots pour mieux communiquer avec sa
maîtresse, mais de communiquer avec elle (par le simple toucher) pour connaître les mots qui
désignent toutes les autres choses et entretenir par là un nouveau rapport avec le monde.
Bref, loin d'être asservi à la communication, le langage suppose une rupture de la communication
spontanée, et pour ainsi dire " horizontale ", des hommes avec leurs semblables et avec les choses qui
les entourent ; rupture qu'il accentue et stabilise, pour instaurer un rapport " vertical " avec le monde,
une " distance psychique ", qui caractérise l'humanité et rend possible la formation des phénomènes
proprement culturels . Comme l'écrit et le montre, de son côté, Leroi-Gourhan, " ce qui nous est
propre et strictement propre ", et qu'on nomme " faculté de symbolisation ", c'est " plus généralement
cette propriété du cerveau humain qui est de conserver une distance entre le vécu et l'organisme qui
lui sert de support. [...] Ce détachement qui s'exprime dans la séparation de l'outil par rapport à la
main, dans celle du mot par rapport à l'objet, s'exprime aussi bien dans la distance que prend la
société par rapport au groupe zoologique ", dans " cette propriété unique que l'homme possède de
placer sa mémoire en dehors de lui-même . " C'est d'elle que procèdent toutes les techniques et toutes
les institutions.

Le symbole prototypique et le " signifiant transcendantal "

Revenons à Mauss qui, dans sa conférence sur les rapports de la sociologie et de la psychologie,
rappelait à ses auditeurs que Durkheim et lui-même enseignent depuis très longtemps " qu'on ne peut
communier et communiquer entre hommes que par symboles, par signes communs, permanents,
extérieurs aux états mentaux individuels ". Il faisait cette déclaration tout juste après avoir rappelé
que " la notion de symbole " est " issue de la religion ". Si l'on suit cette ligne de pensée, on est tout
naturellement conduit à voir dans la victime sacrificielle, autour de laquelle les hommes se
réunissent, le symbole prototypique. Car, soit que les hommes l'abandonnent aux dieux en tout ou
partie, soit qu'ils se la partagent sous le regard des dieux, la victime sacrificielle comme ses
destinataires jouissent de cette extériorité qui donne aux institutions humaines leur réalité objective.
Bien mieux, si l'on admet une théorie en faveur de laquelle nous allons bientôt rencontrer de
nombreux indices convergents, la victime sacrificielle constitue un symbole au sens le plus commun
du terme : elle représente la victime émissaire qu'entoure, interdite et attentive, la foule apaisée
des lyncheurs, le cadavre qui à la fois rassemble les hommes autour de lui et les tient à bonne distance
les uns des autres .

De sorte que le vinculum substantiale des sociétés humaines, la source du lien social, serait bien le
sacrifice plutôt que le don, et la victime émissaire, le " signifiant transcendantal ", d'où procèdent la
victime sacrificielle et tous les autres symboles. Car, même si le sacrifice est souvent une sorte de
don fait aux dieux, même si l'objet donné s'interpose lui aussi, comme la victime, entre le donateur
et le donataire, le rite sacrificiel renferme presque toujours une dimension de rejet, de mise à l'écart,
et surtout une part irréductible de violence qui sont étrangères à l'acte de donation. Le sacrifice
englobe le don, alors que le don n'englobe pas le sacrifice. L'antériorité du sacrifice sur le don est
donc beaucoup plus vraisemblable que l'hypothèse inverse, et nous allons voir que de nombreux faits
viennent l'accréditer.

Le sumbolon et les lois de l'hospitalité

Pour les besoins de notre démonstration, nous commencerons par lire quelques lignes d'Alain Caillé
auxquelles nous avons déjà fait allusion, mais que nous n'avons pas encore examinées.

Dans une belle envolée, Caillé nous rappelle tout d'abord l'origine du mot " symbole ". " Or, le symbole
originellement, écrit-il, le sumbolon, n'était-il pas cet anneau (ce qui lie, le cercle, celui de la kula
ou de l'alliance par exemple, l'anneau nuptial) jeté par terre et cassé en deux morceaux emportés
par les amis séparés, et dont chaque fragment n'était susceptible de s'ajointer qu'avec sa moitié
originaire puisque la fracture réelle, qui unit symboliquement, est à chaque fois singulière, à nulle
autre pareille ? "

Puis, emporté par sa plume, il risque un bref commentaire : " Le symbole n'est donc rien d'autre en
effet à l'origine que le signe même de l'alliance qui doit perdurer par-delà toute séparation ou
éloignement ; la commémoration toujours vivante de cette alliance que contracte le don . "

La première phrase donne une description du sumbolon somme toute assez classique , à ceci près
toutefois, (i) que le sumbolon n'était pas nécessairement un anneau mais pouvait être un autre objet,
et le plus communément, semble-t-il, une astragale ; (ii) que l'évocation du cercle de la kula et de
l'anneau nuptial sont évidemment des associations libres qui n'engagent que leur auteur ; (iii)
qu'aucune des descriptions attestés du sumbolon et des pratiques rituelles qui lui étaient associées
ne signale, à notre connaissance, qu'on le jetait par terre pour le briser (ou avant de le briser).

Ce dernier point mérite toutefois une mention particulière, car même il s'agit d'un lapsus , la précision
donnée par Caillé a l'intérêt de mette l'accent sur les connotations violentes du sumbolon qui, même
s'il avait pour fonction de réunir deux individus, n'était pas constitué de deux objets complémentaires
mais bien d'un seul et même objet qu'il fallait d'abord briser pour obtenir deux fragments
complémentaires. Ce n'est pas tout. Même si Caillé a imaginé qu'on le jetait par terre, il n'a pas
inventé cette scène de toutes pièces, puisque sumbolon vient de sumballo, qui vient lui-même du
verbe balleïn signifiant " jeter ". En fait, la méprise de Caillé, si méprise il y a, ou plutôt sa conjecture,
a le mérite d'attirer notre attention sur une petite énigme étymologique qui est centrale pour notre
propos.

Si l'on consulte, en effet, l'entrée sumballo des grands dictionnaires usuels , on constate que les
occurrences les plus anciennes du terme font apparaître deux significations distinctes mais
contemporaines (" jeter ensemble " et " mettre ensemble " ou " réunir "), sans qu'on nous explique du
tout comment on a pu passer de l'une à l'autre, alors que la première est, de toute évidence,
logiquement sinon chronologiquement antérieure à la seconde, puisque balleïn signifie " jeter ", "
lancer ", " frapper avec un objet lancé ", voire " expulser ", et non pas simplement " mettre ", " placer
" ou " disposer ". Même si l'étymologie du mot français " mettre " (de mittere, " envoyer ") laisse
vaguement entendre comment on pourrait aller d'une idée à l'autre (mais peut-être vaudrait-il mieux
dire qu'elle pose le même problème ?), on reste perplexe. On aimerait pouvoir remonter (si la chose
est possible) au-delà de la période homérique pour observer le processus sémantique qui a d'abord
permis d'associer le mouvement convergent de deux rivières qui se jettent plus ou moins violemment
l'une dans l'autre et le heurt de deux armées qui s'affrontent face à face et se jettent l'une sur l'autre
dans un combat rapproché, puis passer de là au mouvement paisible de deux paupières qui se ferment
ou à celui de deux mains qui se rejoignent pour conclure une alliance . Car, enfin, ce n'est pas la
même chose que de jeter ensemble dans la même direction ou de jeter l'un contre l'autre, et ce n'est
pas non plus la même chose que de jeter l'un contre l'autre ou de rapprocher l'un de l'autre (de battre
des mains ou de se donner mutuellement la main). Non certes que les hommes ne puissent se réunir
en jetant quelque chose ensemble dans la même direction. C'est ce qui a lieu par exemple dans une
lapidation. Mais les sources, ne permettent pas, pour le moment, d'étayer cette conjecture .

Quoi qu'il en soit, nous en savons assez pour voir que la glose ajoutée par Caillé à sa description du
sumbolon est difficilement recevable. Par quelque bout qu'on prenne la chose, on n'aperçoit dans
nous sources aucun rapport direct ou indirect entre le sumbolon et l'idée ou la pratique du don.
Certes, le sumbolon est bien le signe d'une alliance mais il en est aussi et surtout l'opérateur, et cette
alliance est contractée non par un don mais par un partage, et même, pourrait-on dire, un partage
sacrificiel. En effet, le sumbolon n'est pas le signe d'un don et n'opère pas par le don mais bien par la
destruction (symbolique) d'un objet, bref, par le sacrifice. Le symbole originel, c'est la victime que
l'on se partage et qui nous lie.

On sait d'ailleurs, que là où nous disons " contracter une alliance ", l'hébreu dit " couper une alliance
". Car la première alliance, celle de Iaweh avec Abram, se réduit à un sacrifice consistant à couper
en deux des victimes . Le sumbolon grec, pour sa part, est muet, mais laisse entendre la même leçon.
Les deux sources de notre tradition, la source hébraïque et la source grecque, sont donc implicitement
d'accord : l'alliance solide est fondée non pas sur le don qui oblige et aliène le donataire, mais sur le
sacrifice qui met les co-sacrificateurs à bonne distance les uns des autres . C'est seulement une fois
cette relation établie que les dons et les échanges peuvent tisser des relations plus déterminées entre
les hommes.

Partage et sacrifice

Un article de Leïla Babès, paru dans la même livraison que le texte d'Alain Caillé relatif au sumbolon,
confirme l'a primauté du sacrifice sur le don. Il est intitulé " Le couscous comme don et sacrifice ",
alors que " Le couscous comme sacrifice et comme don " aurait sans doute été un titre plus approprié.
En effet, l'auteur rattache immédiatement les opérations culinaires au sacrifice et à la religion. Elle
distingue deux sortes de couscous : un couscous festif, comprenant de la viande et des grains, et un
couscous ordinaire, purement végétal. Car " en dehors des fêtes, le couscous est un plat pauvre, et
d'une extrême simplicité. Sans viande _ le sacrifice d'une bête ne se justifie traditionnellement qu'à
l'occasion d'une fête ou d'un acte d'hospitalité _ , il peut même être consommé sans bouillon, avec
simplement du petit-lait . " Mais ces deux types de couscous ont l'un et l'autre des connotations
religieuses : la présence de la viande exigeant un sacrifice, et la préparation de la semoule revêtant,
à elle seule, un caractère rituel en raison de la valeur sacrale de l'aliment céréalier .

Par ailleurs, le couscous, " plat à base de fins grains de semoule séparés entre eux par un procédé
particulier de roulage à la main et de cuisson à la vapeur " s'oppose nettement à la " rustique bouillie
de froment ", obtenue en mélangeant l'eau et les grains. Et à cet égard aussi, les opérations culinaires
ont une portée symbolique. La " séparation des grains, par roulage et cuisson, a évidemment une
fonction digestive. Mais elle est aussi, selon J. Bahloul, porteuse de félicité et d'abondance, dans la
mesure où, en séparant les grains les uns des autres, le roulage est aussi une "forme symbolique du
multiple bénéfique" . "

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