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HYPNOS ET THANATOS : UNE ASSOCIATION TRADITIONNELLE

RENOUVELÉE À LA RENAISSANCE

Christine Pigné

Les Belles lettres | « L'information littéraire »

2008/4 Vol. 60 | pages 21 à 34


ISSN 0020-0123
ISBN 2251061320
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Ch. PIGNÉ : HYPNOS ET THANATOS À LA RENAISSANCE

paraître principalement en exerçant l’hospitalité envers tout le une confondante « machine narrative » qui interroge les
monde. Le ciel lui donna des hôtes ; les anges lui apprirent les rouages essentiels de tout récit humain, que Voltaire par-
conseils de Dieu ; il y crut et parut en tout plein de foi et de vient à affronter dans un « duel au sommet » le récit
piété.48 biblique. Car si, comme Paul Ricœur, et, avant lui, Frank
Là où Bossuet ajoute du sens au texte de l’Ancien Kermode, l’ont magistralement montré, le récit est ce qui,
Testament en le lisant à la lumière de son interprétation par la mise en intrigue, vise à donner du sens à l’expérience
comme préfiguration du Nouveau Testament et en soutenant humaine, notamment à travers la création par le discours
ce dédoublement symbolique par un style sublime, Voltaire d’un « début » et d’une « fin » (que Kermode comparait
en retire et vide de toute substance symbolique un récit génialement au tic tac de l’horloge : « Tic est une humble
décharné. Pourtant, et c’est le paradoxe – et la réussite la Genèse, Tac une faible Apocalypse »49), le récit de Voltaire,
plus remarquable sans doute d’« Abraham » – le texte de préfigurant certaines des expériences les plus troublantes de
Voltaire n’est pas du tout exempt de poésie, et d’une poésie notre modernité, parvient, par le travail d’élimination radi-
infiniment plus « moderne » que celle de Bossuet, parce cale de la « transcendance » qu’il met en œuvre, à être au
qu’elle n’est pas épanouissement et apothéose d’une contraire (et partiellement) un essai d’effacement du sens.
« langue spectacle » mais interrogation sur la parole même D’une certaine manière, le génie narratif voltairien apparaît
et sur la narration. donc ici comme porteur d’une philosophie plus radicale (et
peut-être plus « spinoziste » ?) que ses argumentations
« Abraham » n’est donc pas un article « parmi d’autres » explicites et fait d’« Abraham » un véritable rival spirituel
dans l’ensemble des textes consacrés par Voltaire aux figures (ou déspiritualisé) du récit biblique en tant que « conte fon-
majeures de l’Ancien Testament, chacun des textes impor- dateur » d’une modernité dans laquelle, au prix de légers
tants relevant de ce « front » – et, par exemple, « David », mais nécessaires anachronismes, nous pouvons pleinement
« Ézéchiel » ou « Salomon » – expérimentant d’autres formes nous retrouver.
stylistiques de la polémique et de la « déconstruction ». Et ce
n’est pas seulement par l’intervention de l’histoire et de l’éru- Marc HERSANT
dition, qui n’en jouent pas moins un rôle essentiel, mais par Université Paris VII - Denis-Diderot

48. Discours sur l’histoire universelle, p. 673. 49. The sense of and ending, Oxford university press, 1966, p. 44-45.
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Hypnos et Thanatos :
une association traditionnelle renouvelée à la Renaissance
Dans son livre intitulé L’homme devant la mort, Philippe sur cette gémellité et en ont trouvé des traces chez les
Ariès écrit : « Le repos est à la fois l’image la plus ancienne, Romains, dans les textes médiévaux3, mais aussi, loin de
la plus populaire et la plus constante de l’au-delà. Elle n’a l’Occident, chez de nombreux peuples dits « primitifs »4. À
pas encore disparu aujourd’hui, malgré la concurrence la Renaissance, certains penseurs – théologiens, médecins,
d’autres types de représentation »1. Dans la mythologie poètes et écrivains – reprennent cette association tradition-
antique, Hypnos et Thanatos sont frères jumeaux. Or le rap-
prochement du sommeil et de la mort n’est pas le seul fait
des Grecs. Des sociologues et des historiens2 se sont penchés t. XLV, 1928, Paris, E. de Boccard, 1928 ; E. Morin, L’homme et la mort,
Paris, Seuil, 1970 ; P. Ariès, L’homme devant la mort, op. cit. ; R. Bastide
Le Rêve, la transe et la folie, Paris, Seuil, 2003, p. 60-61.
3. P. Ariès cite les adieux d’Olivier et de Roland (L’homme devant
1. P. Ariès, L’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977, p. 32. la mort, op. cit., p. 30).
2. Voir P. Boyancé, Le sommeil et l’immortalité, extrait des Mélanges 4. E. Morin cite par exemple le proverbe boshiman : « la mort est
d’Archéologie et d’Histoire, publiés par l’Ecole Française de Rome, un sommeil » (L’homme et la mort, op. cit., p. 139).

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nelle du sommeil et de la mort, et lui donnent souvent une ainsi ce qui ressemble fort à une agonie : « Il me semblait que
portée qu’elle était loin d’avoir dans les textes antiques. ma vie ne me tenait plus qu’au bout des lèvres : je fermais les
Après avoir analysé les raisons d’une telle association yeux pour aider (ce me semblait) à la pousser hors, et prenais
entre le sommeil et la mort, nous nous pencherons sur l’évo- plaisir à m’alanguir et à me laisser aller. C’était une imagina-
lution de ce thème à la Renaissance, et, dans un dernier tion qui ne faisait que nager superficiellement en mon âme,
temps, nous relèverons les traces d’un tel rapprochement aussi tendre et aussi faible que tout le reste : mais à la vérité
sous la plume d’un des plus grands poètes du XVIe siècle, non seulement exempte de déplaisir, ainsi mêlée à cette dou-
Pierre de Ronsard5. ceur, que sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil. Je
crois que c’est ce même état, où se trouvent ceux qu’on voit
défaillants de faiblesse, en l’agonie de la mort : et tiens que
I. La mort est un « sommeil » nous les plaignons sans cause, estimant qu’ils soient agités de
grièves douleurs, ou avoir l’âme pressée de cogitations
Les raisons d’un tel rapprochement peuvent être nom- pénibles »10. G. Matthieu-Castellani commente ainsi ce pas-
breuses. La plus évidente est l’analogie entre le corps d’un sage : « Plaisir de mourir, mourir de plaisir : ce plaisir est
homme endormi et celui d’un cadavre : même position d’une qualité tout autre que le plaisir viril ; il est tout d’aban-
allongée, même baisse de la température corporelle, mêmes don, de laisser-aller, d’alanguissement, de glissement ; c’est
yeux fermés, apparente décontraction, « inconscience ». un plaisir féminin, marqué par la liquidité, l’effusion (…) un
Mais cette ressemblance ne résiste pas aux simples données plaisir à la surface du corps, à la surface de l’âme, senti “au
de l’expérience. Le corps d’un homme mort ne ressemble à bout des lèvres”, aux “bors de l’ame”, un plaisir oral comme
celui du dormeur que quelques heures ; il est ensuite inéluc- celui de l’infans, arrosé du lait maternel »11.
tablement entraîné dans le processus de décomposition6. De La mort serait donc rapprochée du sommeil pour une autre
plus, le dormeur « sort » de son sommeil ; le cadavre ne peut raison : celle de sa ressemblance avec l’état prénatal. P. Ariès
« sortir » de la mort. cite la réaction des sept dormants d’Ephèse, contenue dans La
Il faut donc chercher ailleurs les causes d’une telle analo- légende dorée de J. de Voragine, s’écriant à leur réveil, après
gie, loin de la simple observation visuelle. Cette association un très long sommeil : « Or, de même que l’enfant dans le
a comme but principal d’euphémiser la mort, de supprimer ce ventre de sa mère vit sans ressentir de besoins, de même nous
qui fait d’elle l’altérité absolue, de la rapprocher d’un état aussi, nous avons été vivant, reposant, dormant et n’éprouvant
connu, rassurant, que traverse l’homme chaque jour : le som- pas de sensations ! »12. Pour E. Morin, cette ressemblance
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meil. Le discours de Socrate à la veille de sa mort est, à cet entre le sommeil, la mort et la vie fœtale est essentielle :
égard, révélateur : la mort n’est peut-être qu’une nuit sans « L’idée d’éternel sommeil n’aurait été qu’une idée à la sur-
rêves7. À la Renaissance, Montaigne reprend le raisonnement face de l’expérience, aussitôt démentie par elle, si elle ne
socratique au livre III des Essais : « Si c’est un anéantisse-
ment de notre être, c’est encore amendement d’entrer en une
longue et paisible nuit. Nous ne sentons rien de plus doux en « voiles » enveloppant la tête et la conscience du personnage. Le som-
meil a « cette propriété de couvrir, de couvrir avec douceur (…) Il voile
la vie, qu’un repos et sommeil tranquille et profond sans les yeux et lie aussi étroitement, paralyse, celui qui est enveloppé de
songes »8. Comment craindre la mort dans ces conditions ? cette façon. (…) Telle est même la mort, et l’on pouvait prier qu’elle
La conséquence immédiate d’un tel raisonnement est égale- aussi pût nous recouvrir avec autant de douceur. » (Les origines de la
ment faite pour rassurer : si la mort est un sommeil, l’agonie pensée européenne sur le corps, l’esprit, l’âme, le monde, le temps et
n’est qu’une autre forme de l’endormissement. Point de dou- le destin, Paris, Seuil, 1999, p. 498).
10. Montaigne, Les Essais, op. cit., livre II, chapitre VI, « De
leur là où la conscience glisse progressivement ailleurs, dans
l’exercitation », p. 596.
la douceur9. À la suite d’un grave accident, Montaigne décrit 11. G. Mathieu-Castellani, « Veiller en dormant, dormir en veillant.
Le Songe dans les Essais », dans Le Songe à la Renaissance, F.
Charpentier éd., U. de Saint-Étienne, 1989, p. 238. U. Langer note le
5. Voir également C. Pigné, Le Sommeil, la Fantaisie : l’âme, même plaisir du « glissement » dans le sommeil dans les œuvres de
l’image et le corps selon Ronsard, thèse soutenue en sept. 2005 à Paris Ronsard : « Ronsard est fasciné par le passage au sommeil, par ce glis-
X Nanterre, sous la direction de J. Céard. ; et du même auteur, De la sement de l’esprit et du corps : la passivité du sujet recevant le don du
fantaisie chez Ronsard, Genève, Droz, à paraître en 2008. sommeil constitue la différence essentielle par rapport au songe éro-
6. Voir E. Morin, L’homme et la mort, op. cit., p. 139. tique qui est fantasme de maîtrise, et aux rêves prophétiques ou autre-
7. Voir Platon, Apologie de Socrate, 40c. ment révélateurs, amenant le sujet apparemment en pleine possession
8. Michel de Montaigne, Les Essais, éd. réalisée par D. Bjaï, B. de ses facultés à des connaissances plus hautes » (« L’invocation au
Boudou, J. Céard et I. Pantin, sous la direction de J. Céard, Le Livre de sommeil dans les Odes : du plaisir de la passivité », dans Lectures des
Poche, 2001, livre III, chapitre XII, « De la physionomie », p. 1635. Odes de Ronsard, sous la direction de J. Gœury, Presses Universitaires
9. R. B. Onians montre que, dans l’imaginaire grec archaïque de Rennes, 2001, p. 116-117).
essentiellement, le sommeil et la mort sont conçus comme deux 12. P. Ariès, L’homme devant la mort, op. cit., p. 31-32.

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s’était alourdie, épanouie et poursuivie dans la tiède commu- On peut se demander, dans ces conditions, pourquoi le lien
nication de toutes les profondes analogies de la mort. C’est le de fraternité a été remplacé par un lien de gémellité ? Or la
sommeil originaire que retrouve le mort. Il y a triple analogie gémellité humaine vient ici éclairer la gémellité divine.
entre le sommeil nocturne des vivants, le sommeil de la mort Hypnos et Thanatos, frères jumeaux, ont des destins simi-
et le sommeil fœtal. Ils se tiennent tous trois au niveau des laires, mais l’un le vit dans le monde des vivants, l’autre le
“sources élémentaires” aux “tréfonds de toute vie”. Notre poursuit dans le monde infernal. Dans le cas de jumeaux
petite vie est baignée d’un grand sommeil. Le sommeil notre humains, l’un serait mort, tandis que l’autre resterait en vie.
berceau, le sommeil notre tombeau, le sommeil notre patrie, L’image de rêve vient jouer encore une fois un rôle important :
d’où nous sortons le matin, où nous rentrons le soir, et notre « Que produit l’absence d’un jumeau lorsque le double du dis-
vie, le court voyage, la durée entre l’émergement, l’unité pre- paru poursuit ses jours parmi les vivants ? À l’occasion d’une
mière et l’engloutissement en elle »13. Maternel, doux et naissance gémellaire, n’attribue-t-on pas aux deux nourris-
accueillant, le sommeil profond gomme tout ce que la mort sons un seul et même destin ? Le décès du premier des deux
peut avoir d’effrayant : la coupure définitive avec les êtres le transforme en revenant peut-être jaloux de son alter ego. Le
chers, les douleurs de l’agonie, l’Inconnu absolu. jumeau mort est donc, curieusement, l’unique être qui conti-
Reste une dernière raison qui intéresse moins le sommeil nue son vieillissement de l’autre côté du miroir de la vie »18.
profond que le sommeil propice aux rêves. Selon de nom- L’association de la mort et du sommeil repose donc sur
breuses croyances philosophiques, poétiques et médicales, des bases plus solides que la simple analogie entre le dor-
l’âme du dormeur se détacherait du corps, temporairement meur et le cadavre. Elle répond à des inquiétudes profondes
bien sûr, dans le temps du sommeil. Ronsard, par exemple, de l’homme et permet de les apaiser. La mort ne serait qu’un
utilise l’expression « L’ame du corps a demi detachée »14. Ce sommeil éternel, une nuit sans fin. Mais elle permet aussi de
voyage psychique permettrait au rêveur d’entrer en contact répondre aux interrogations métaphysiques de certains,
avec le monde divin, céleste, et de connaître des vérités anxieux de comprendre à quoi ressemble l’au-delà : le songe
suprasensibles, interdites à l’homme éveillé dont le corps serait cette ouverture timide sur la réalité infernale. Reste
reste trop pesant15. Une telle conception du sommeil est désormais à tracer l’évolution de cette association dans les
alors très proche de celle de la mort, qui suppose, selon de textes antiques et ceux de la Renaissance.
nombreuses croyances, un détachement de l’âme et du corps,
cette fois définitif16. Cette distanciation du rapport âme-
corps – ponctuelle dans le cas du sommeil, définitive dans le II. De la mythologie antique aux mythographes
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cas de la mort – expliquerait par exemple le rapport de fra- de la Renaissance19
ternité entre ces deux notions, divinisées dans la mythologie
grecque. Dans son Anthropologie du rêve, S. Jama écrit ainsi : Au chant XIV de l’Iliade, Homère appelle le Sommeil
« Schématiquement, on dira que le voyage de l’âme est provi- « le frère de Trépas »20. Le chant XVI est plus précis,
soire dans le cas du sommeil : il produit les actions et visions
du rêve. Ce départ de la partie spirituelle de l’homme est défi-
nitif et irréversible au moment de la mort : il entraîne l’altéra- 18. S. Jama, Anthropologie du rêve, op. cit., p. 103. Cet auteur cite
tion corporelle. Sommeil et mort participent bien d’un l’exemple de couples « gémellaires » qui ne se retrouvent que dans le
mécanisme identique. Si l’âme se présente comme inaltérable, rêve ou la mort : Pyrame et Thisbé, Roméo et Juliette, etc.
le corps ne subit de dégradation que dans le cas du décès »17. 19. Proposer un relevé exhaustif de tous les textes antiques évoquant
cette association de la mort et du sommeil, relève de l’impossible. Il s’agit
plutôt de parcourir quelques grands textes de l’Antiquité grecque et latine,
susceptibles d’avoir influencé les auteurs de la Renaissance, et plus particu-
13. E. Morin, L’homme et la mort, op. cit., p. 139-140. lièrement Ronsard. Nous nous en tiendrons aux seuls textes occidentaux.
14. Lm XVI, La Franciade, livre I, p. 81, v. 1045, variante de 1573. Pour une présentation générale d’Hypnos, voir P. Grimal, Dictionnaire de la
Le sigle Lm renvoie à l’édition critique des œuvres de Ronsard établie par mythologie grecque et romaine, Paris, P.U.F, 1963, p. 218-219. Pour une
Paul Laumonier. Voir Pierre de Ronsard, Œuvres complètes (éd. chrono- étude détaillée du Sommeil et de la Mort dans l’Antiquité grecque, voir
logique), P. Laumonier éd., Paris, S. T. F. M., à partir de 1914, 20 vol. C. Ramnoux, La Nuit et les Enfants de la Nuit dans la tradition grecque,
15. Pour Ronsard, voir Lm X, L’Excellence de l’esprit de l’homme, Paris, Flammarion, 1986, p. 50-54 ; J.-C. Eger, Le sommeil et la mort dans
p. 101 et suiv. la Grèce antique, Paris, éd. Sicard, 1966 ; G. Wöhrle, Hypnos, der
16. « Le sommeil donne à l’homme une connaissance et une commu- Allbezwinger : eine Studie zum literarischen Bild des Schlafes in der grie-
nication avec Dieu dont il ne dispose pas dans l’état de veille. Il y a dans le chischen Antike, Stuttgart, F. Steiner, 1995. Pour l’Antiquité latine, voir plus
sommeil et la mort concentration de l’âme hors du corps, au lieu que l’âme particulièrement C. Lochin, « Hypnos / Somnus », dans Lexicon
soit diffuse à travers tout le corps. Une telle ressemblance amène à s’inter- Iconographicum Mythologiae Classicae (LIMC), tome V, 1, Artemis Verlag
roger à la fois sur les pouvoirs de la mort et sur le degré de séparation de Zürich und München, 1990, p. 592 : « Somnus dans le domaine funéraire ».
l’âme et du corps » (P. Ariès, L’homme devant la mort, op. cit., p. 348). 20. Iliade, XIV, v. 231. Pour la traduction française, voir Homère, Iliade,
17. S. Jama, Anthropologie du rêve, Paris, P.U.F., 1997, p. 98. texte établi et trad. par P. Mazon, tome III, Paris, Belles Lettres, 1938, p. 49.

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puisque l’aède parle désormais de gémellité : le corps de propre frère »28. Euripide fait du sommeil « le rejeton de
Sarpédon est enlevé par des « porteurs rapides qui doivent la sombre Nuit »29. Pausanias30 décrit également la Nuit
l’emporter, Sommeil et Trépas, dieux jumeaux »21. Hypnos a comme une mère, portant sur ses genoux deux enfants
des rapports quasi maternels avec la Nuit, puisque, dans son assoupis, la Mort et le Sommeil. Cette allégorie de la Nuit
récit à Héra, il évoque sa dernière mésaventure avec Zeus et infernale, mère du Sommeil, donnera naissance à une tra-
l’aide providentielle que la Nuit « qui dompte les dieux aussi dition iconographique très importante31.
bien que les hommes » lui a apportée22. La mort est donc Dans l’Enéide, Virgile parle lui aussi du « Sommeil frère
décrite par Homère comme « un sommeil d’airain23 ». La du trépas » (consanguineus Leti Sopor)32. Le poète localise
Mort et le sommeil profond sont constamment reliés24. Dans les Songes dans le monde infernal que visitent Énée et la
l’Odyssée, cette association est moins fréquente, quoique le Sibylle : « on dit que les Songes vains (Somnia vana) y ont
chant XIII présente le sommeil d’Ulysse comme très proche confusément leur demeure, immobiles sous toutes les
de la mort : « Mais déjà sur ses yeux, tombait un doux som- feuilles »33. Certaines ombres infernales s’adressent au héros
meil, sans sursaut, tout pareil à la paix de la mort »25. virgilien. Palinure, le marin d’ailleurs trahi par un sommeil
La Théogonie d’Hésiode offre également une trace de mortifère34, dit à Énée : « afin qu’au moins dans la mort je
cette association de la mort et du sommeil. Parmi les repose en un séjour de paix »35. Charon décrit ainsi le séjour
enfants de la Nuit, effrayants et mortifères, se trouve infernal : « C’est ici le séjour des ombres, du sommeil et de
Hypnos : « Nuit enfanta l’odieuse Mort, et la noire Kère, la nuit endormeuse »36. Déiphobe retrouve des accents homé-
et Trépas (Thanatos). Elle enfanta Sommeil (Hypnos) et, riques en disant à Énée : « un repos doux et profond pressait
avec lui, toute la race des Songes – et elle les enfanta mon corps étendu, en tout semblable à une mort paisible »37.
seule, sans dormir avec personne, Nuit la ténébreuse »26. L’épisode de la mort de Palinure, au livre V de l’Enéide, pré-
Cette filiation est d’autant plus forte qu’aucun géniteur n’a sente également une description de l’action du Sommeil, qui
participé à cette création. La Nuit « aussi, comme Gaïa, justifie son rapprochement avec la mort : léger, aérien, le
engendre des enfants sans s’unir à personne, comme si elle dieu glisse des astres et fond sur le pauvre homme38. Il noie
les taillait dans son propre tissu nocturne »27. L’hymne les yeux du marin, avant de le noyer lui-même39. Un passage
orphique au Sommeil se souvient de ces filiations homé-
riques et hésiodiques : « Car d’Oubli et de Mort, tu es le
28. « Au Sommeil », v. 10. Les hymnes orphiques sont reproduits
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en version originale dans The Orphic Hymns, Text, Translation and
21. Iliade, XVI, v. 671-672, op. cit., p. 124. Voir également v. 682. Notes by Apostolos N. Athanassakis, Atlanta, Scholars Press, 1977. Ils
C. Ramnoux fait remarquer que dans ce passage, les deux divinités ne sont accompagnés d’une traduction anglaise. Il existe également une
sont pas « psychopompes » : elles ne portent pas l’âme, mais le corps traduction italienne de cet hymne dans le livre de S. Carrai, Ad
de Sarpédon. Encore ne s’agit-il pas de n’importe quel corps : « La Somnum. L’invocazione al sonno nella lirica italiana, Padoue, éd.
Mort, non pas n’importe laquelle, mais la mort du héros, est représen- Antenore, 1990, note 6, p. 14-15. Notons simplement qu’Hésiode fai-
tée comme rendant un bon office : aussi serviable à sa façon que son sait naître Léthé (l’oubli) d’Eris (la colère) : voir Théogonie, v. 226-27.
jumeau le Sommeil. La Mort est un retour à la Terre de la Patrie auréo- 29. Le Cyclope, v. 601. Voir Euripide, Tome I, Le Cyclope, Alceste,
lée de divinité » (La Nuit et les Enfants de la Nuit dans la tradition Médée, les Héraclides, texte établi et traduit par L. Méridier, Paris,
grecque, op. cit., p. 52). Belles Lettres, 1976, p. 38.
22. Iliade, XIV, v. 259, op. cit., p. 50. 30. Pausanias, Description de la Grèce, livre V, Elis, XVIII, 1-2.
23. Iliade, XI, v. 241. Pour la traduction française, voir Homère, 31. Voir G. de Tervarent, Attributs et symboles dans l’art profane,
Iliade, texte établi et trad. par P. Mazon, tome II, Paris, Belles Lettres, Genève, Droz, 1997, p. 212 : « Femme avec deux enfants ».
1937, p. 118. 32. Virgile, Énéide, texte établi et trad. par H. Goelzer et A.
24. Voir Iliade, XVI, v. 454. Bellessort, Paris, Belles Lettres, 1948, 2 vol. Livre VI, v. 278.
25. Odyssée, chant XIII, v. 79-80. Pour la traduction française, voir 33. Virgile, Énéide, op. cit., livre VI, v. 283-284.
Homère, L’Odyssée, texte établi et trad. par V. Bérard, Paris, Belles 34. Virgile, Énéide, op. cit., livre V, v. 835 et suiv.
Lettres, 1924, p. 139. 35. Virgile, Énéide, op. cit., livre VI, v. 371.
26. Hésiode Théogonie, v. 211-213. Voir aussi v. 756-766. Le texte 36. Virgile, Énéide, op. cit., livre VI, v. 390.
français est emprunté à Hésiode, Théogonie. Les travaux et les jours. 37. Virgile, Énéide, op. cit., livre VI, v. 521-522.
Le bouclier, texte établi et trad. par P. Mazon, Paris, Belles Lettres, 38. Du Bellay se souvient parfaitement de ce sommeil aérien et mor-
1993, p. 39. tifère dans « La Mort de Palinure » : « Quand le sommeil des estoilles
27. J.-P. Vernant, L’Univers, les Dieux, les Hommes, Paris, Seuil, coulant / L’air tenebreux esclaircit en volant, / Pour t’abuser, et d’un
1999, p. 23. C. Ramnoux interprète ainsi cet enfantement : « Ce type de somme trop dur / Charmer tes yeux, ô pauvre Palinur’, / Ne meritant un
la femme, reine refusant le partage, mère solitaire d’une lignée malé- si triste mechef » (Joachim Du Bellay, Œuvres poétiques, éd. critique de
fique, et dorénavant stérile, a servi de modèle du mal pour la Grèce » D. Aris et F. Joukovsky, Paris, Bordas, 1993, tome I, v. 95-99).
(« Histoire d’un Symbole. Histoire antique de “la Nuit” », dans Cahiers 39. Voir Virgile, Énéide, op. cit., livre V, v. 854-856. Sur ce « som-
internationaux de symbolisme, n° 13, 1967, p. 65). Voir également meil de Palinure », voir P. Heuzé, L’image du corps dans l’œuvre de
Hygin, préface des Fables, où l’on retrouve la même filiation. Virgile, Collection de l’école française de Rome, n° 86, 1985, p. 395-401.

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des Géorgiques associait également la mort et le sommeil. songes48. Les deux dieux disposent en effet du même pou-
Condamnée par la désobéissance d’Orphée, Eurydice voir d’endormissement ; la baguette qu’ils tiennent à la main
retourne au pays des morts, comme elle s’enfoncerait dans le est la même ; ils sont tous deux un peu menteurs49 et tous
sommeil. Ses yeux se ferment progressivement ; elle s’enfuit deux « psychopompes ». Là réside pourtant la seule diffé-
comme une fumée dans la brise. Orphée cherche à saisir rence : si Hermès conduit les âmes loin du corps et les
cette ombre, mais en vain. L’univers infernal et l’univers oni- accompagne dans les régions infernales, Hypnos ne le fait
rique sont très proches…40 que temporairement. Le sommeil doit rester « toutesfois
Les Fastes d’Ovide soulignent l’institutionnalisation de reveillable », pour reprendre une expression ronsardienne50.
cette association entre Somnus et Mors : « Le jour des Il est le fils de la Nuit, mais, comme sa mère, il s’enfuit dès
Feralia, jour des morts, les Romains sacrifiaient selon Ovide les premières lueurs de l’aube.
à Tacita, la déesse muette, un poisson à la bouche cousue, À la Renaissance, de nombreuses invocations au
allusion au silence qui règne chez les Mânes, locus ille silen- Sommeil débutent par un rappel de cette filiation légendaire.
tiis aptus (ce lieu voué au silence). C’était aussi le jour des Dans l’Ode à Nicolas Denizot du Mans de 1555, Ronsard
offrandes portées sur les tombes, car les morts, à certains évoque le « Somme, fils de la Nuit et de Lethe oublieux »51.
moments et à certains endroits, sortaient de leur sommeil En 1573, Pontus de Tyard dédie un poème au « Somme, fils
comme les images incertaines d’un songe et pouvaient trou- de la nuit, faveur chère à nos yeux »52. La même année,
bler les vivants »41. Dans Les Métamorphoses, sommeil et Philippe Desportes parle du « Sommeil, paisible fils de la
mort sont liés d’une façon bien particulière : le dormeur Nuict solitaire »53.
s’expose à tous les dangers, désarmé et inconscient face à ses Or les compilateurs et mythographes de la Renaissance
ennemis42. L’absence de vigilance qu’implique le sommeil et du XVIIe siècle insistent également sur cette association
fait du repos un état favorisant la mort. mort-sommeil. Lilio Gregorio Gyraldo écrit ainsi : « Nox
Reste une dernière remarque sur le lien établi entre peperit Somnum, genuitque Insomnia vulgo. Ab eodem et
Hypnos-Somnus et Hermès-Mercure43. Hypnos est, dès Mortis frater dicitur, quod et ab Homero in decimoquarto
l’origine, classé parmi les divinités infernales. Or, à l’excep- Iliad. Ita enim ait : Occurrit Somno, qui Mortis frater habe-
tion des villes de Sparte44, de Sicyone45 et de Trézène46, la tur »54. Le chapitre XIV de la Mythologie de Natale Conti55
Grèce antique ne semble pas avoir voué de culte particulier intitulé « Du Somme », s’ouvre par la citation d’Homère
à ce dieu. On ne lui en connaît pas non plus à Rome47. indiquant le lien de fraternité entre le Sommeil et la Mort,
Comme le suggère J.-C. Eger, il est probable qu’on s’adres- ainsi que par l’allégorie de Pausanias. Vincenzo Cartari,
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sait directement à Hermès, le dispensateur du sommeil et des quant à lui, fait de même : « Car les anciens firent aussi du
Sommeil un Dieu, et luy dresserent des statues, comme aux
autres Dieux : et mesmes ils estimoient comme dient
40. Voir Virgile, Géorgiques, livre IV, v. 467-527. Hesiode, et Homere, qu’il fust frere de la Mort : ce que signi-
41. P. Ariès, L’homme devant la mort, op. cit., p. 30. fioit aussi les images engravées au coffre de Cipse, où estoit
42. La liste des dormeurs tués ou volés au plus profond de leur
sommeil est considérable dans Les Métamorphoses. Citons le piège
tendu par Lycaon à Jupiter endormi (livre I, v. 224 et suiv.) ; la lutte
d’Argus contre l’assoupissement (livre I, v. 685 et suiv.) ; le sommeil 48. J.-C. Eger, Le sommeil et la mort dans la Grèce antique, op. cit.
de Méduse qui permet à Persée de lui couper la tête (livre IV, v. 784 et 49. Hermès est le dieu des menteurs, de l’illusion ; le sommeil
suiv.) ; l’attaque de Triptolème par Lyncus qui profite du sommeil de ouvre au « songe », qui rime si souvent avec « mensonge » chez les
son ennemi (livre V, v. 658 et suiv.) ; le vol de la toison d’or par Jason, poètes de la Renaissance.
rendu possible par le sommeil du dragon (livre VII, v. 149 et suiv.) ; le 50. Lm VII, p. 200, v. 42.
vol du cheveu de pourpre de Nisus, par sa fille Scylla, qui profite du 51. Lm VII, p. 199, v. 13.
sommeil de son père (livre VIII, v. 81 et suiv.), etc. 52. Pontus de Tyard, cité dans Songes de la Renaissance, textes ras-
43. Nous renvoyons à l’article de E. Karagiannis, « Les armes de semblés et présentés par F. Joukovsky, Paris, 10/18, série
l’ombre au service de la lumière : Mercure et la nuit dans la poésie de « Bibliothèque médiévale », 1991, p. 239.
la Pléiade », dans Penser la nuit (XVe-XVIIe siècle) : actes du colloque 53. Philippe Desportes, cité dans Songes de la Renaissance, op.
international du CERHAC, Centre d’études sur les réformes, l’huma- cit., p. 240. Ce poème est commenté par F. Rigolot dans Poésie et
nisme et l’âge classique de l’Université Blaise-Pascal, 22-24 Juin 2000, Renaissance, Paris, Seuil, 2002, p. 340-341.
éd. par D. Bertrand, Paris, Champion, 2003, p. 281-304. 54. Lilio Gregorio Gyraldo, De Deis Gentium varia et multiplex
44. Voir Pausanias, Description de la Grèce, III, « Laconie », 18, Historia, Libris sive Syntagmatibus XVII comprehensa : in qua simul
1. Le Somme est associé ici à la Mort. de eorum imaginibus et cognominibus agitur, plurimaque etiam hacte-
45. Voir Pausanias, Description de la Grèce, II, « Corinthe », 10, 2. nus multis ignota explicantur, et pleraque clarius tractantur, Basileae,
46. Voir Pausanias, Description de la Grèce, II, « Corinthe », 31, 3. per Joannem Oporinum, 1560, p. 303.
Le Somme est associé ici aux Muses. 55. N. Conti, Mythologie, P. Frelon éd., Lyon, 1607. Notons que la
47. Voir C. Lochin, « Hypnos / Somnus », art. cit., p. 592 : « Le description du Sommeil (chapitre XIV) suit très naturellement celle de
culte ». la Mort (chapitre XIII) chez Natale Conti.

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une femme, qui tenoit sur le bras gauche un petit enfant médecin Levinus Lemnius semble fasciné par une sorte de
blanc qui dormoit, et un noir sur le gauche, qui dormoit vie végétative du corps mort, observable juste après le
aussi, et avoit les pieds tortus. Cestuy-cy estoit la Mort, décès60. Il décrit le phénomène de la cruentatio61 : le sang
l’autre le Sommeil, et la femme c’estoit la Nuict, qui les s’écoule de la plaie d’un homme assassiné si le respon-
nourrissoit tous deux »56. Dans son Iconologie, Cesar Ripa sable de sa mort s’approche du cadavre. Ce liquide est
insiste également sur le visage infernal de la Nuit : « C’est « quelquefois aussi rouge et aussi vif quasi comme si les
fort à propos qu’on la dépeint sous l’Image de Proserpine, facultez et les espris vitaus, lesquels esmeuvent les
Reyne des Enfers. (…) Quant au Trident et à la torche allu- humeurs, n’estoyent encores assopis »62. Ce dernier adjec-
mée qu’on luy fait porter en la main ; c’est pour monstrer tif est significatif : les esprits vitaux du cadavre s’assoupi-
l’empire qu’elle a sur les tenebres ; à travers lesquelles il est raient dans la mort. Le cadavre semble donc animé d’une
impossible d’agir, si elles ne sont dissipées par la clarté. A certaine vie : « Bien sçay-je que la force vegetative
raison dequoy quelques-uns tirent l’ethymologie de Nox du demeure encores pour un temps és corps morts, par
verbe Latin Nocere, pour monstrer que la Nuict est asseuré- laquelle les cheveus et les ongles leur croissent, l’humeur
ment nuisible aux yeux, en ce qu’elle les prive de l’acte de qui est en la chaleur externe leur suppeditant nourri-
voir, en leur cachant les couleurs des choses ausquelles l’œil ture »63. Le médecin hésite alors devant deux types d’ex-
se plaist naturellement »57. plications. La première est quasiment mécanique : tout
Mais c’est désormais du côté des médecins que nous comme les branches coupées d’un arbre continuent de
trouverons un certain renouvellement de cette association fleurir dans l’eau quelque temps, de même le corps mort
mort-sommeil, devenue un véritable topos à la Renaissance. va émettre du sang pendant une certaine période. Les
viandes taillées par le boucher continuent de même à sai-
gner quelque temps. La seconde explication suppose une
III. La sensibilité du cadavre : vie du cadavre, moins végétative que sensitive, reposant
de la médecine à la théologie sur une identification au meurtrier. Ce dernier est très trou-
blé de voir celui qu’il a tué. « Son sang ne fait qu’un
Reste une dernière analogie entre le sommeil et la tour », comme dit l’expression populaire. De même, il
mort, qui, bien que s’enracinant dans certains textes de reste une sorte de colère dans les veines du mort, dont le
l’Antiquité58, a surtout connu son heure de gloire à la sang s’échauffe à la vue du meurtrier. P. Ariès a bien mon-
Renaissance. Le cadavre présenterait une certaine ressem- tré que cette conception survivait encore au XVIIe siècle. Il
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blance avec le dormeur, car toute sensibilité n’aurait pas étudie deux ouvrages de médecine légale, l’un de Paul
disparu en lui59. Dans Les Secrets miracles de la nature, le Zacchia intitulé Totius Ecclesiastici protomedici generalis
quaestionum medicolegalium libri tres, et l’autre de
Garmann, le De miraculis mortuorum64. « Le cadavre est
encore le corps et déjà le mort. Il n’est pas privé par la
56. V. Cartari, Les Images des dieux des anciens, contenant les mort d’une sensibilité. Il conserve une vis vegetans, un
idoles, coustumes, cerémonies et autres choses appartenans à la reli-
gion des payens, traduites en françois, et augmentées par Antoine Du vestigium vitae, un résidu de vie. Cette opinion s’appuie
Verdier, seigneur de Vauprivas, Tournon, 1606-1607.
57. C. Ripa, Iconologie, ou, explication nouvelle de plusieurs
images, emblemes, et autres figures Hyerogliphiquse des Vertus, des Temps : deux grands thèmes ronsardiens, Revue des Amis de Ronsard,
Vices, des Arts, des Sciences, des Causes naturelles, des Humeurs dif- n° X, 1997, p. 45). P. Ariès écrit également : « On regarde le mort
ferentes, et des Passions humaines, Paris, chez Matthieu Guillemot, comme plus tard on a regardé le malade sur son lit. C’est une attitude
1644, p. 178. Voir également Les images ou tableaux de platte-pein- étrangère à la médecine actuelle où la mort n’est pas séparable de la
ture, traduction et commentaire de Blaise de Vigenère (1578), présenté maladie dont elle est l’une des deux fins, l’autre étant la guérison. On
et annoté par F. Graziani, vol. I, Paris, Champion, 1995, Amphiaraus, étudie donc, de nos jours, la maladie et non plus la mort, sauf dans le
p. 389-391. cas très spécial, plus marginal qu’autrefois, de la médecine légale »
58. « L’idée la plus ancienne et la plus grossière est que le cadavre (L’homme devant la mort, op. cit., p. 348).
même n’était pas dépourvu d’une sensibilité obscure, qu’il ne pouvait 60. Voir Levinus Lemnius, Les Secrets miracles de nature, et divers
plus manifester ; on se le figurait plongé dans une torpeur semblable à enseignemens de plusieurs choses, par raison probable et artiste
celle du sommeil. L’énergie vitale qui l’avait animé, continuait à res- conjecture expliquez en deux livres, traduction en français de Du Pinel,
ter attachée à son corps et ne pouvait subsister sans lui » (F. Cumont, Lyon, imprimé chez J. Frellon, 1566, livre II, chapitre VII.
Lux perpetua, Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1949, p. 15- 61. Voir à ce sujet A. Boureau, Théologie, Science et Censure au
16). XIIIe siècle. Le cas de Jean Peckham, Paris, Belles Lettres, 1999, cha-
59. « La philosophie naturelle du temps de Ronsard s’intéresse aux pitre 8 : « Le cadavre qui saigne », p. 245-291.
indices de “sympathie” du mort et du vivant, et estime volontiers que 62. Levinus Lemnius, Les Secrets miracles de nature, op. cit., p. 292.
dans un corps mort la vie végétative demeure quelque temps » (J. 63. Levinus Lemnius, Les Secrets miracles de nature, op. cit., p. 293.
Céard, « Ronsard, le sommeil et les songes », dans Le Merveilleux et le 64. Voir P. Ariès, L’homme devant la mort, op. cit., p. 347 et suiv.

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sur des observations nombreuses, rapportées depuis Pline le corps étendu par l’amicale force du sommeil, vaincu par
jusqu’à nos jours, sur les témoignages de l’épigraphe la douce nécessité du repos, immobile tel qu’il fut gisant
funéraire quand les épitaphes latines demandent que la avant la vie, tel qu’il le sera après elle, comme un témoi-
terre soit légère aux morts »65. gnage de sa formation et de sa sépulture, en attente de l’âme,
L’imaginaire médical rejoint en partie l’imaginaire reli- soit qu’elle ne lui ait pas été encore jointe, soit qu’elle lui ait
gieux sur cette question de la sensibilité du cadavre. Mais là été déjà arrachée »72. La liturgie et les épitaphes multiplient
où les médecins pensent que cette vie végétative ne dure que les formules faisant de la mort un simple repos73. Le mort
quelque temps, juste avant la décomposition, certains théo- « dort », « se repose ». Il « gît » dans sa tombe, tout comme
logiens catholiques avancent l’idée selon laquelle l’homme dans un dernier lit funèbre. Le cimetière est, par son étymo-
mort ne fait que dormir, attendant la résurrection des corps logie grecque, le koimêtêrion, le lieu où l’on dort, le « dor-
au jour du jugement dernier. Comme M. Covin l’a bien mon- toir ». L’iconographie, quand elle se veut rassurante,
tré, tout un courant théologique se méfie du sommeil. représente « les corps des trépassés dans une attitude de
L’essence même de l’homme étant de communiquer avec repos tranquille, identique au sommeil »74. On perçoit la
Dieu par la prière, le sommeil ne peut être qu’un état néga- volonté de rassurer la famille du défunt derrière toutes ces
tif, celui de la rupture de tout dialogue entre les fidèles et le formules.
Seigneur, une catastrophe sotériologique66. Le pire sommeil Mais une autre inquiétude plus métaphysique est éga-
est celui des apôtres à Gethsémani67 qui trahissent en même lement muselée par cette mort-sommeil : celle qui
temps Jésus et Dieu. Au contraire, « l’Agonie du Christ à concerne le devenir du cadavre avant le jour du jugement
Gethsémani apparaît (…) comme l’un des plus grands sym- dernier. Le mort qui dort, se réveillera, bienheureux, au
boles de la Vigilance dans notre culture »68. Le sommeil de jour de la résurrection de la chair. Son corps, reposé,
l’ivrogne, du paresseux, ou de l’homme licencieux, sera éga- retrouvera sa fraîcheur au sortir de ce dormir de la mort.
lement stigmatisé comme un péché69. Les exhortations de À la Renaissance, les anabaptistes ont développé l’idée
l’apôtre Paul à ne pas dormir70 sont donc prises au pied de la d’un sommeil de deux ou trois siècles, précédant le jour
lettre par ceux qui veulent respecter les temps de prière : les du jugement dernier75. Cette conviction religieuse a dû
moines. s’associer à la croyance populaire en des sommeils extrê-
Un autre courant de la pensée chrétienne a tout à fait inté- mement longs, dont on trouve par exemple trace chez
gré l’association traditionnelle de la mort et du sommeil71. Henri Corneille Agrippa : « Mais la vie, les sens, le mou-
Le philosophe chrétien Tertullien considère le sommeil, par vement peuvent quitter le corps et l’homme peut ne pas
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exemple, comme une image, au sens de paradigme, de ce être mort mais rester inanimé, comme mort, pendant un
qu’était le corps avant la naissance et de ce qu’il sera après temps parfois très long. (…) Donc, ce sommeil peut aussi
la mort : « Car Dieu, qui n’a rien créé si ce n’est selon des bien arriver à un homme qui a bu un poison quelconque,
images, comme dans le paradigme de Platon, mais d’une qui est atteint de quelque torpeur maladive ou qui est
plus parfaite manière, voulut nous donner un dessin quoti- endormi par la peur. À cela il faut ajouter bien d’autres
dien précisément du commencement et de la fin de la vie causes qui peuvent le faire dormir plusieurs jours, plu-
humaine, allant au-devant de notre Foi qu’assistent en parole sieurs mois, des années mêmes, suivant l’état de tension
comme en acte les images et les paraboles. Il te propose donc ou de relâchement de ses forces et suivant le degré de per-
turbation de son âme »76. Cette croyance se donne égale-
ment à lire dans les Essais de Montaigne : « Chez
65. P. Ariès, L’homme devant la mort, op. cit., p. 349. Hérodote, il y a des nations, auxquelles les hommes dor-
66. M. Covin, Une esthétique du sommeil, Paris, Beauchesne,
ment et veillent par demi-années. Et ceux qui écrivent la
1990, p. 43-56.
67. Mt. 26, 36-41 ; Mc 14, 32-38 ; Lc 22, 39-46. Voir à ce sujet
J.-L. Chrétien, Corps à corps. À l’écoute de l’œuvre d’art, Paris, les Édi-
tions de Minuit, 1997, « Un polyptyque de sommeils », p. 64-79. Voir 72. Tertullien, Du sommeil, des songes, de la mort, trad. de P.
également D. Ménager, « Les apôtres au jardin des Oliviers », dans Klossowski, Paris, Le Promeneur, 1999, p. 25.
Camenae, n° 5, « Les Visages contradictoires du Sommeil, de 73. Que l’on songe à la formule traditionnelle « Requiescat in
l’Antiquité à la Renaissance », numéro organisé par V. Leroux et C. pace ».
Pigné à la demande de P. Galand-Hallyn, article à paraître en déc. 2008. 74. S. Jama, Anthropologie du rêve, op. cit., p. 100.
68. M. Covin, Une esthétique du sommeil, op. cit., p. 45. 75. Voir B. Roussel, « F. Lambert, P. Caroli, G. Farel… et J. Calvin
69. Pour toutes ces questions, voir B. Gain, « Sommeil et vie spiri- (1530-1536) », Calvinus Servus Christi (Actes du Congrès International
tuelle », dans Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, 1988, des Recherches calviniennes, 25-28 Sept. 1986, Debrecen), Budapest,
Tome XIV, p. 1033-1041. 1988, p. 41-44.
70. Voir 1 Thes. 5, 6-8. 76. Henri Corneille Agrippa, Les Trois Livres de la Philosophie
71. Dans le Nouveau Testament, voir par exemple Mt., 9, 24 ; Jean, occulte ou Magie, J. Servier éd., Paris, Berg International, 1982, « La
11, 11. magie naturelle », chapitre LVIII, p. 169-170.

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vie du sage Epimenides, disent, qu’il dormit cinquante- IV. L’association du Sommeil et de la Mort
sept ans de suite »77. La doctrine anabaptiste a dû se dif- chez Ronsard
fuser de façon importante, à en juger par la violence dont
fait preuve Calvin pour la combattre. En 1534, en effet, il L’assimilation de la mort à une nuit éternelle est une
écrit une œuvre au titre éloquent : Psychopannychia, qua constante dans l’univers poétique ronsardien81. Les occur-
refellitur quorundam imperitorum error, qui animas post rences sont trop nombreuses, les développements originaux
mortem usque ad ultimum judicium dormire putant 78, qui qu’impliquent cette association traditionnelle trop impor-
scelle son entrée en théologie : « Dans ce texte aujour- tants, pour qu’il s’agisse ici de simples calques. Ronsard
d’hui oublié, parce qu’il est terriblement technique, le s’inspire des textes de l’Antiquité cités plus haut, mais il se
jeune évangélique défend la thèse traditionnelle (recours montre également sensible aux débats plus contemporains
à la tradition aristotélicienne d’entéléchie) et chrétienne portant sur les rapports de l’âme et du corps pendant la
(argumentation scripturaire et patristique) de l’immorta- mort.
lité de l’âme, contre des doctrinaires “anabaptistes”, qui
soutenaient à l’époque l’idée d’un sommeil des âmes 1. Le sommeil et l’absence de gloire
après la mort jusqu’à leur réveil au moment du Jugement
Au début de son œuvre essentiellement, Ronsard relie
dernier »79. Le penseur protestant s’en prend donc à ceux
cette association au thème de la gloire et de l’oubli82. Dans
qui continuent à localiser l’âme dans le corps après la
les Odes, le silence, l’oubli et le sommeil menacent les hauts
mort : « De hominis ergo anima nobis certamen est quam
faits de l’homme glorieux. Seul le travail de la Muse peut
alii fatentur quidem esse aliquid : sed a morte, ad judicii
venir conjurer cette triple menace :
usque diem, quo e somno suo expergefiet, sine memoria,
sine intelligentia, sine sensu dormire putant »80. On com- Jamais la Muse ne soufre
prend la menace qui pèse sur l’âme dans de telles condi- Qu’un silence soumeillant
tions. Présenter une âme endormie durant la mort, c’est la En ses tenebres engoufre
Les faits d’un homme vaillant.
condamner à rester enchaînée au corps pendant des
(Lm I, p. 87, v. 61-64)83
siècles. Calvin s’applique ensuite à montrer que l’âme, au
contraire, se sépare définitivement du cadavre après la La « nuit oblivieuse » (Lm II, p. 66, v. 25) ne menace que
rupture qu’est la mort. L’âme est donc dotée d’intelli- l’homme inconnu. Or, même si la renommée du poète défunt
gence et de sens, et non pas profondément endormie, continue à courir de bouche en bouche, il n’en reste pas
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comme ses adversaires anabaptistes l’ont pensé. moins que son corps mort semble bien dormir :
Cette gémellité traditionnelle d’Hypnos et de Thanatos,
renouvelée à la Renaissance, se donne tout naturellement
à lire dans les écrits de Ronsard. Il est temps désormais
de se pencher sur les écrits du Vendômois pour voir com-
ment le poète fait sienne cette association de la mort et 81. Les auteurs qui ont étudié le thème de la mort chez Ronsard
ont également abordé cette question. Voir, dans l’ordre chronologique,
du sommeil. M. Bensimon, « Ronsard et la mort », dans Modern Language Review,
1962, n° 57, p. 183-194 ; J. Céard, La Nature et les Prodiges.
L’insolite au XVIe siècle, en France (1977), nouv. éd., Genève, Droz,
1996 ; T. Sankovitch, « Ronsard and the new iconography of death »,
dans French Literature and the Arts, French Literature Studies, vol. V,
University of South Carolina, Phillip Crant ed., 1978, p. 12-14 ; M. D.
Quainton, Ronsard’s ordered chaos. Visions of flux and stability in the
77. Montaigne, Les Essais, op. cit., livre I, chapitre XLIV « Du poetry of Pierre de Ronsard, Manchester U. P., 1980 ; C. Blum, La
dormir », p. 444-445. représentation de la mort dans la littérature française de la
78. Voir Jean Calvin, Psychopannychia, qua refellitur quorundam Renaissance. Tome I : D’Hélinant de Froidmont à Ronsard, Paris,
imperitorum error, qui animas post mortem usque ad ultimum judicium Champion, 1989 ; J. Céard, « Ronsard, le sommeil et les songes », art.
dormire putant, Argentorati, per W. Rihelium, 1545. « Psychopannychia » cit.
pourrait se traduire par « l’âme, toute la nuit ». Notons que Pannychia 82. Pour ce thème de la gloire, voir F. Joukovsky, La Gloire dans
est le nom d’une fontaine, inventée par Lucien dans son île du la poésie française et néolatine du XVIe siècle (des Rhétoriqueurs à
Sommeil. Le texte grec original est disponible dans Lucien, Complete Agrippa d’Aubigné), Genève, Droz, 1969. Pour l’association du som-
works, volume I, with an english translation by A. M. Harmon, Loeb meil et de l’oubli, voir M. D. Quainton, Ronsard’s ordered chaos, op.
Classical Library, Harvard University Press, 1991, « A true story », II, cit., p. 197. Du Bellay associe aussi souvent ces deux notions. Voir par
33-35, p. 336-341 exemple l’Ode au Seigneur des Essars, v. 111-120 (Œuvres poétiques,
79. O. Millet, Calvin et la dynamique de la parole. Étude de rhéto- op. cit., p. 249).
rique réformée, Paris, Champion, 1992, p. 442. 83. Voir également Lm I, p. 107, v. 118-126 ; Lm II, p. 234, v. 5-
80. J. Calvin, Psychopannychia, op. cit., p. 1. 8.

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Ch. PIGNÉ : HYPNOS ET THANATOS À LA RENAISSANCE

Quand ce viendra que mon dernier trespas (…) ayant bien mangé de la saincte ambrosie
M’asouspira d’un somme dur, à l’heure Redevalle en son corps pour le remettre en vie,
Sous le tumbeau tout Ronsard n’ira pas Qui pasmé sommeilloit, et qui soudain mourroit
Restant de lui la part qui est meilleure. Si l’ame à retourner trop long temps demouroit
(Lm II, p. 152, v. 5-8)84 (Lm X, p. 103, v. 33-36)
Nulle différence d’essence entre la mort et le sommeil,
2. Le sommeil et l’agonie
mais bien une différence de durée : la mort serait un sommeil
Dans la suite de l’œuvre du poète, l’association de la où l’âme s’attarderait définitivement aux cieux. Dans les deux
mort et du sommeil est envisagée dans un sens moins méta- cas, le dormeur et l’agonisant s’endormiraient d’une façon
phorique. Tout comme dans l’imaginaire antique, le similaire.
Sommeil et la Mort ont en commun d’entourer d’un voile, L’évanouissement est d’ailleurs décrit par le poète
d’une couronne d’ombre, d’une aile protectrice, la tête du comme une autre forme du sommeil :
dormeur : Ore un estourdiment tout le cerveau luy serre,
O Somme, ô grand Daimon, ô l’utille repos Ore tout à lentour il pensoit que la terre
De tout ame qui vit : pren à gré ces pavots, Chancelloit dessoubs luy, et ores il dormoit
Cet encens, cette manne, et vien desous ton aisle Acablé d’un sommeil qui son chef assommoit.
Couver un peu les yeus, les temples, et le front (Lm VIII, p. 267, v. 217-220)86
De Cassandre malade (…)
(Lm VII, p. 200, v. 37-41)
Le sommeil létal est du côté de la pesanteur ; il paralyse
et « assomme » l’agonisant87 :
ou de l’agonisant : (…) envoyez moy le somme,
Or adieu, mon amy ! je remeurs de rechef, Affin d’interpreter la doute de mon sort,
Une nuit ombrageuse environne mon chef. Et faittes, s’il est vray, que mes yeux il assomme,
(Lm XII, p. 140, v. 303-304) Sans plus les reveiller, au dormir de la mort.
(Lm X, p. 99, sonnet XIV, vers 11-14)88
La mort, dans ces conditions, n’est qu’un doux endor-
missement. Dans l’Hymne triumphal sur le trepas de
Marguerite de Valois, l’ange de Jésus-Christ est convié à 3. Le fantasme de la mort douce
endormir la reine, non à la faire mourir : « Là, de ta parolle
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Or ce « dormir de la mort » n’est pas une simple figure
endors / Cette Guerriere » (Lm III, p. 68, v. 301-302). Le de style sous la plume du poète. Il se révèle être un fantasme
messager du Christ est, en tous points, semblable au Mercure récurrent, dont on peut trouver des traces dans l’ensemble de
antique. À propos de sa « verge » (v. 324), Ronsard écrit : son œuvre. Cette mort-sommeil permet d’atténuer la douleur
De celle il est defermant de la perte. Revenant sur un épisode douloureux de sa jeu-
L’œil de l’homme qui sommeille, nesse, le Vendômois décrit ainsi le corps mort du jeune dau-
De celle il est endormant phin, François II :
Les yeux de l’homme qui veille
(Lm III, p. 70, v. 325-328)85
Mercure, psychopompe, détache l’âme du corps, dans la
mort comme dans le sommeil. Mais cette rupture reste tem-
poraire dans le cas du repos nocturne. L’âme du dormeur : 86. Voir également la description de l’agonie de Lyncée dans
l’Hymne de Pollux et de Castor, Lm VIII, p. 325, v. 725-732 : « Le
cœur qui sans souffletz en pasmoison demeure, / De sang large
estouffé, roidist sur la mesme heure / Ses muscles et ses nerfs, et menu
sanglottant, / De gros souspirs alloit ses entrailles battant : / Il trepi-
84. Dans une pièce adressée à André Blondet, Ronsard évoque gnoit des piedz sus la rouge poussiere, / Un dur sommeil de fer luy
encore une fois la différence entre le corps endormi et la renommée du seilla la paupiere, / Et rouant de travers les prunelles des yeux, /
défunt : « Icy reposent enclos / Et les cendres et les os / De Blondet, Comme vent souspira son ame dans les cieulx ».
dont enfermée / N’est icy la renommée » (Lm X, p. 313, v. 1-4). 87. Dans l’Hymne de l’Esté, Nature s’impatiente contre son mari le
85. On peut comparer ce passage aux descriptions que Ronsard fait Temps : « O combien luy desplaist ce vieillard que le Somme / Sur les
de Mercure : « Ton baston je n’oublirai pas, / Dont tu nous endors, et plumes d’un lit si froidement assomme, / Languissant de vieillesse, en
reveilles, / Et fais des euvres nompareilles / Au ciel, en la terre, et là un lit ocieus. » (Lm XII, p. 42, v. 161-163).
bas » (Lm II, p. 81, Ode à Mercure, v. 15-18) ; « C’est toy qui de ta 88. La variante de 1578-1587 des v. 12-14 est également très inté-
verge endors les yeux de l’homme, / Les desbouches apres et rebouches ressante : « Somme aux liens de fer, ennemy du Soleil / Et faites, s’il
du somme, / Et luy fais sommeillant du soir jusque au matin / Loin ravy est vray, que mes yeux il assomme / Pour victime eternelle au frere du
de soy-mesme apprendre son Destin » (Lm XVIII, p. 270, v. 111-114). Sommeil ».

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L’INFORMATION LITTÉRAIRE N°4 / 2008 – DOCUMENTATION GÉNÉRALE

Six jours devant sa Fin je vins à son service. Mais, sommeillant souz la terre poudreuse,
Mon malheur me permeit qu’au lict mort je le veisse, J’eusse dormy d’une mort bienheureuse,
Non comme un homme mort, mais comme un endormy Et en ma part je n’eusse point senty
(Lm XVII, p. 67, vers 41-43) Le mal venu d’un siecle perverty.
(Lm XIII, p. 153-154, v. 69-72)
Cela est particulièrement frappant dans la poésie amou-
reuse de Ronsard. Dans L’Adonis, Vénus s’écrie : Le Vendômois oppose également, de façon constante,
Allés et racontés aux plus sourdes montagnes, deux types d’agonisants : le malheureux qui meurt seul, de
Que mort en mon giron j’embrasse mon amy, façon brutale, et violente92 et celui qui s’éteint, sans prati-
Qui ne ressemble un mort, mais un homme endormy, quement s’en rendre compte, entouré de l’affection des
Qu’encores le sommeil ne commence qu’à poindre. siens. Dans une très belle évocation de l’âge d’or, Ronsard
(Lm XII, p. 123, v. 306-309)89 décrit la mort « idéale » : « Les vieillars sans douleur sor-
toient de ceste vie / Comme en songe, et leurs ans doucement
On comprend la logique imaginaire à l’œuvre dans de
finissoient » (Lm XIII, p. 102, v. 532-533). En ce siècle de
tels passages : si la mort est un sommeil, le défunt peut se
fer, cette mort-endormissement peut encore se produire pour
réveiller et retrouver celui ou celle qui l’aime tant90. Genèvre
le vieil homme :
s’adresse ainsi au cadavre de son amant :
(…) qui plain de repos en la grise saison
Las, avant que partir parle encores à moy,
Atend au coin du feu la mort en sa maison,
Derobe du sommeil tes paupieres (…)
A fin qu’il ait les yeus clos des mains de sa fille,
(Lm XII, p. 274, vers 421-422)
Et qu’il soit mis en terre aupres de sa famille
L’univers infernal et l’univers onirique se superposent Non aupres d’une haye, ou dedans un fossé,
également. La perte de l’aimée devient la fuite d’un Songe91. Ayant d’un coup de plomb le cors outrepersé.
Orphée décrit ainsi le départ irrémédiable d’Eurydice : (Lm VI, p. 210, v. 109-114)

Par trois fois retourné je la voulus reprendre, Au fil du temps, le lit ne devient plus seulement le lieu
Et l’ombre par trois fois ne me voulut attendre, de la mort douce. Dans l’Hymne de la Justice, certains
Se desrobant de moy, et s’enfuyant devant meurent « ainsi que ceux à qui les yeux / S’endorment dans
Comme un leger festu s’en fuit poussé du vent. le lict d’un sommeil gracieux » (Lm VIII, p. 56, v. 181-182)
(Lm XII, p. 140, v. 305-308) et certains ont l’œil fermé par la Mort « dans un lict angois-
seux » (Lm VIII, p. 56, v. 186). Le pauvre homme meurt,
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Cette mort-sommeil permet aussi d’unir enfin deux
amants, trop longtemps séparés. Le poète supplie sa Dame sans renommée, assommé par « la commune mort (…)
de l’enterrer : Dans son lict incongneu » (Lm VIII, p. 333, v. 116-117)93.
Mais le poète le plus célèbre, bien qu’auréolé de toute sa
(…) apres le mien trespas,
gloire, peut également subir les affres d’une agonie longue
Au lieu que vous aurés choisi pour sepulture,
Pour dormir pres de vous soubs mesme couverture
et difficile, cloué sur son lit de souffrances. On songe à
(Lm XII, p. 221, v. 126-128) Ronsard lui-même, qui, dans les Derniers vers, invoque la
mort qui tarde à venir. L’insomnie qui consume et ronge
La mort envisagée comme un sommeil est également son corps l’empêche de quitter cette vie qui le fait tant
souhaitée par un Ronsard vieillissant et désabusé par la vio- souffrir ; le sommeil est appelé par le poète de tous ses
lence des guerres de religion : vœux, comme prémisse de la mort. L’agonie avilissante et
torturante est du côté de l’insomnie ; la belle mort, du côté
du sommeil.

89. Dans la même pièce, voir également le v. 332 : « Chasse un peu


de ton chef le somme oblivieux » (Lm XII, p. 124) et le v. 356 : « Puis, 92. La pire mort reste celle qui empêche le cadavre d’avoir une
pressé de la mort, il se laisse assoupir » (Lm XII, p. 125). sépulture : mieux vaut mourir dans son lit qu’être la pâture des loups et
90. Dans un tout autre contexte, Agrippa d’Aubigné associe égale- des chiens (voir par exemple Lm IX, p. 5, v. 33-34 ; Lm IX, p. 24,
ment la mort et l’univers onirique : « Comme un nageur venant du pro- v. 181-182).
fond de son plonge : /Tous sortent de la mort, comme l’on sort d’un 93. L’homme pauvre meurt aussi mal qu’il a dormi durant sa vie :
songe » (Les Tragiques, VII, Jugement, v. 675-676). « Quel plaisir peut il prendre à dormir contre terre, / S’il n’a plaisir de
91. L’idole funèbre est souvent décrite dans les mêmes termes que prendre une fiebvre, un caterre, / Une goutte, une toux, ou bien quelque
l’idole du songe. Voir par exemple Lm X, p. 337, v. 5-6 ; Lm XIV, autre mal / Pour le mener languir au lict d’un hospital ? » (Lm VIII,
p. 118-119, v. 115-130. p. 200, v. 479-482).

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Ch. PIGNÉ : HYPNOS ET THANATOS À LA RENAISSANCE

4. Cadavres et dormeurs ou plutôt sa cendre, « gist » dans la tombe98. La « nuit »


désigne donc l’espace infernal99.
Cadavres et dormeurs présentent en effet d’étonnantes
similitudes. Ronsard évoque ainsi le dernier mausolée de
5. La nature du sommeil mortuaire
Catherine de Médicis :
« Son plus certain, son Palais le plus beau, Mais une difficulté se profile désormais : comment défi-
« C’est sainct Denis, quand aupres du tombeau nir ce sommeil mortuaire ? En d’autres termes, si la mort est
« De son mary dormira trespassee, bien cette séparation de l’âme et du corps, conception à
« A joinctes mains, à clos yeux renversee. laquelle Ronsard semble souvent souscrire, quelle est la par-
(Lm XVIII, p. 303, v. 55-58) tie du mort qui dort ? La réponse est loin d’être homogène.
L’homme « se couche » dans le lit, comme dans la tombe Certains textes présentent les âmes-ombres des morts en
(Lm VI, p. 244, v. 17-18). Le corps mort gît « à l’envers » repos, conformément à la description antique des Champs-
(Lm VII, p. 311, v. 14), « à la renverse » (Lm XV, p. 223, Élysées. Les idoles des défunts « oisifz dans les prez tous-
v. 6) ; le dormeur a la même position (Lm VI, p. 175, v. 17). jours boivent du ciel / Le Nectar qui distille, et se paissent de
Il arrive même parfois que les idoles des morts – dont les miel » (Lm VI, p. 35, v. 71-72). Dans un très célèbre sonnet
corps sont déjà étendus dans les tombes – désirent également à Hélène, le poète évoque sa mort future : « Je seray sous la
« se couche[r] à l’envers » aux Champs-Élysées (Lm VI, terre, et fantaume sans os / Par les ombres Myrtheux, je pren-
p. 34, v. 47). Double repos, du cadavre et de l’âme du dray mon repos » (Lm XVII, p. 266, sonnet XXIV, v. 9-10).
défunt…. L’immobilité de Narcisse fait pratiquement de lui Ce sommeil des idoles est parfois moins bucolique. Un son-
un gisant : « Mais serai-je toujours couché de sur le bord / net de 1560 évoque « la debile trope / Des morts, qui sont
Comme un froid simulacre, en attendant la mort » (Lm VI, sillez d’un long somme de fer » (Lm X, p. 97, sonnet XII,
p. 81, v. 155-156). v. 10-11).
On comprend donc pourquoi les épitaphes94 développent Il semblerait parfois que, seuls, les « restes » du cadavre
amplement ce thème du repos procuré par la mort. Ronsard dorment. La renommée continuerait sa belle carrière, tandis
conjugue alors une inspiration chrétienne et des expressions que l’âme du défunt retournerait auprès de Dieu. L’Epitaphe
homériques et virgiliennes. Dans Aux cendres de Marguerite de Pierre de Ronsard sur la mort de Charles de Boudeville
de Valois, « la Royne sommeille / Des Roynes la nonpa- débute par ces vers solennels :
reille » (Lm III, p. 81, v. 43-44). Dans l’Epitafe d’Albert, le Icy gist d’ung enfant la despouille mortelle :
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passant est invité à honorer la tombe du mort et à le laisser Au ciel pour n’en bouger volla son ame belle :
« dormir » (Lm VI, p. 27, v. 51). L’Epitaphe de Jan de la Qui parmy les espritz, bien heureux jouissant,
Peruse évoque le mort dont « un dormir de fer lui sille la Du plaisir immortel, loue Dieu tout puissant
(Lm XV, p. 402, v. 1-4)
paupiere / D’un eternel sommeil » (Lm VII, p. 94, v. 17-18).
Dans l’Hymne du Treschrestien Roy de France Henry II de Mais la pièce se termine par cette exhortation :
ce nom, les deux frères et la mère du roi « dorment » avec « Repose, o doux enfant » (v. 17). L’appellation reste très
François Ier, dans un même mausolée (Lm VIII, p. 22, ambiguë : le poète parle encore de « l’enfant » et non de son
v. 326). corps. Cette désignation floue est bien l’indice d’un certain
Le mort est invité à dormir en « repos »95, en « doux embarras ou, tout du moins, d’un certain questionnement du
repos »96, « en paisible et sommeilleux repos » (Lm XV, Vendômois.
p. 306, v. 75), « en long repos » (Lm XVI, p. 182, v. 202),
« en repos eternel » (Lm XVI, p. 209, v. 776), à « prendre 6. La délicate question de la sensibilité du cadavre
son sommeil » (Lm XVIII, p. 160, v. 12), à dormir « en
Ronsard évoque parfois la résurrection de la chair, qui ne
paix » (Lm XVIII, p. 254, v. 37), à « reposer »97. Le défunt,
fait de la mort qu’une attente, un sommeil :
Le Chrestien endormy sous le tombeau de pierre
Doit revestir son corps en despit de la nuit :
94. Voir à ce sujet M. de Schweinitz, Les épitaphes de Ronsard. Il doit suivre son Christ, qui la Mort a destruit,
Étude historique et littéraire, Paris, PUF, 1925. Premier victorieux d’une si forte guerre.
95. Lm XVI, p. 128, v. 695 ; Lm XVII, p. 90, v. 123 ; Lm XVII, (Lm XVII, p. 383, Autre sonet, v. 5-8)
p. 266, sonnet XXIV, v. 10 ; Lm XVIII, p. 156, v. 30.
96. Lm X, p. 111, v. 41 ; Lm XV, p. 296, v. 21 ; Lm XVII, p. 4,
v. 13.
97. Lm VI, p. 195, v. 1 ; Lm X, p. 230, v. 336 ; Lm X, p. 314, v. 3 ; 98. Lm X, p. 229, v. 331 ; Lm XVII, p. 83, v. 413.
Lm XVI, p. 209, v. 760 ; Lm XVII, p. 124, v. 12 ; Lm XVII, p. 125, 99. Lm II, p. 181, v. 16 ; Lm XII, p. 140, v. 304 ; Lm XV, p. 225,
v. 11 ; Lm XVII, p. 202, v. 45 ; Lm XVIII, p. 335, v. 9. v. 62 ; Lm XVII, p. 386, v. 6 ; Lm XVIII, p. 421, v. 14.

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Si le cadavre dort, peut-on trouver en lui un reste de sen- Cette absence de sensation est d’ailleurs parfois plus
sibilité ? Ronsard se montre assez hésitant dans sa réponse. proche du bonheur que de la complète anesthésie :
Parfois catégorique, il affirme que la mort entraîne l’absence Heureux ceulx là dont la terre a les oz,101
de toute sensation. Le mort est celui « qui ne sent rien » (Lm Heureux vous rien, que la nuict du Chaos
XIV, p. 195, v. 46). Si la mort est conçue comme une sépa- Presse au giron de sa masse brutalle !
ration de l’âme et du corps, elle ne peut qu’entraîner cette Sans sentiment vostre rien est heureux
anesthésie, au sens premier du terme : (Lm IV, p. 50, v. 9-12)
Dieu seul est eternel : de l’homme elementaire Ce terme de « giron » transforme la mort en une instance
Ne reste apres la mort ny veine ny artere : quasi maternelle102. Le corps mort retrouve la même insensi-
Qui pis est, il ne sent, il ne raisonne plus. bilité qu’il connaissait déjà à l’état prénatal :
Locatif descharné d’un vieil tombeau reclus.
(Lm XVIII, p. 247-248, v. 5-8) Chetif, apres la mort le corps ne sent plus rien,
En vain tu es paoureux, il ne sent mal ny bien
Les morts ne sont heureux, d’autant que l’ame vive Non plus qu’il faisoit lors que le germe à ton pere
Du mouvement principe en eux n’est plus active. N’avoit enflé de toy le ventre de ta mere.
L’heur vient de la vertu, la vertu d’action : (Lm VIII, p. 167-168, v. 105-108)103
Le mort privé du faire est sans perfection.
(Lm XVIII, p. 248, v. 17-20) Il n’est pas étonnant, dès lors, que Ronsard rapproche ces
deux états, prénatal et létal, du sommeil. Nouvelle mère, la
Le cadavre ne peut tirer aucun plaisir de sa gloire post- mort endort l’agonisant : « Ainsi le froid giron / De la tombe
hume : « Dequoy sert le renom au mort qui ne sent rien ? » assoupist tous les sens de nature » (Lm XVIII, p. 249, v. 44-
(Lm X, p. 344, v. 147). Le Dialogue des Muses et de 45). La mère humaine et la Mort maternelle procurent à l’en-
Ronsard précise quelque peu la nature de cette insensibilité. fant et au vieillard le même sommeil :
Il s’agit bien évidemment de celle du corps ; l’âme de
l’homme glorieux peut jouir, quant à elle, de sa renommée Il faut charger la barque Stygieuse :
« La barque, c’est la Biere sommeilleuse,
posthume :
« Faite en bateau : le naistre est le trepas :
Ronsard « Sans naistre icy l’home ne mourroit pas :
O le gentil loyer ! que chaut-il à Homere, « Fol qui d’ailleurs autre bien se propose,
Or’ qu’il ne sent plus rien sous les ombres là bas, « Naissance et mort est une mesme chose.
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Qu’il n’a plus yeux, ne bras, nez, ny oreille entiere, (Lm XV, p. 84, v. 161-166)
Si son renom fleurist, ou s’il ne fleurist pas ? Or ce sommeil du corps mort pourrait aussi bien impliquer
Muses une certaine vis vegetans. Cette interrogation104 n’est peut-être
Vous estes abusé : le corps de sous la lame que purement rhétorique dans la poésie amoureuse :
Pourri ne sent plus rien, aussi ne lui en chaut :
Mais ce n’est pas ainsi, apres la mort, de l’ame,
Qui oyt ce qu’on dit d’elle, et l’entend de là haut.
(Lm VII, p. 308, v. 17-24) 101. La variante de 1578-1587 se veut encore plus précise :
« Heureux les corps ».
Mais la mort permet aussi de mettre fin aux souffrances 102. Voir également Lm XVI, p. 182, variante de 1578-1587 des
de l’amant malheureux : v. 201-203 : « Heureux les hommes que la terre / En son giron, mere
Mais, Amour, si me vengerai-je commune, enserre / D’un eternel et paisible sommeil ».
En peu de jours de ton outrage, 103. Voir également Lm XVIII, p. 218, sonnet LXXVII, v. 1-4 :
Quittant ma vie : et si je meurs, « Est-ce tant que la Mort : est-ce si grand malheur / Que le vulgaire
croit ? Comme l’heure premiere / Nous faict naistre sans peine, ainsi
Je serai franc de tes douleurs,
l’heure derniere / Qui acheve la trame, arrive sans douleur. » Du Bellay,
Car rien ne peut ta tyrannie
quant à lui, a évoqué le bonheur du fœtus mort, dormant éternellement
Sus un corps qui n’a plus de vie. dans le ventre de sa mère : « Et cetuy là, qui est myeux fortuné / Que
(Lm VI, p. 111, v. 31-36)100 les premiers, avant que d’estre né / Ensevely d’un sommeil eternel, /
Fait son tumbeau du ventre maternel » (Les Miseres et la Calumnie,
v. 25-28, dans Joachim du Bellay, Œuvres poétiques, op. cit., p. 112).
104. Cette interrogation peut être rapprochée de celle de Charles
Baudelaire qui, dans « Le mort joyeux », s’adresse aux vers : « À travers
100. Voir également Lm VII, p. 179, sonnet LXI, v. 12-14 : « Puis, ma ruine allez donc sans remords, / Et dites moi s’il est encor quelque
quand je seray mort, plus ne sentiray rien / (Tu m’auras beau pincer) torture / Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts ! » (Les
que ta rigueur me face, / Ma dame, ni amour : car rien ne sent un Fleurs du mal, éd. établie par J. Dupont, Paris, Flammarion, 1991, p. 114,
mort ». sonnet LXXII de « Spleen et Idéal », v. 12-14).

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Ch. PIGNÉ : HYPNOS ET THANATOS À LA RENAISSANCE

J’ai tant de mal, qu’il me prendroit envie 7. L’eau du Léthé


Cent fois le jour de me trancher la vie,
Minant le fort où loge ma langueur, Reste un dernier lien entre le Sommeil et la Mort que le
Si ce n’estoit que je tremble de creinte Vendômois évoque maintes fois dans son œuvre : l’eau du
Qu’apres la mort ne fust la plaïe éteinte Léthé, l’eau de l’oubli108. Seul ce liquide, en effet, a la puis-
Du coup mortel qui m’est si dous au cœur. sance de détacher l’âme du corps, et de permettre à l’homme
(Lm V, p. 153, v. 9-14)105 d’oublier sa vie passée ou éveillée :
Elle se décline pourtant sous des formes variées dans (…) l’Oubly se tenoit,
l’ensemble de l’œuvre du poète. Dans l’Epitafe de François Qui pres d’un fleuve aux espritz donne à boyre
Rabelais, Ronsard se demande « si encor dessous la lame / A plains vaisseaux une eau bourbeuse et noire,
Quelque sentiment a son ame » (Lm VI, p. 23, v. 53-54). Qui du cerveau fait les sens deslier,
Et tout d’un coup toutes choses oublier.
Dans l’Elegie sur le livre de la chasse du feu Roy Charles IX,
(Lm XIV, p. 118, v. 102-106)
il s’interroge de même :
Et si le sentiment là bas ne t’est osté, Cet oubli est réversible dans le cas du sommeil ; il se
Aggravé du sommeil, et de la tombe vaine révèle définitif dans le cas de la mort109.
(Lm XVIII, p. 61, v. 54-55) D’après la mythologie antique, l’univers infernal baigne
dans une eau stagnante, mortifère, « oblivieuse », pour
Dans une épitaphe tardive, il se demande « si le Sens pre- reprendre un adjectif ronsardien. Sous la plume du poète,
side / Encore aux trespassez » (Lm XVIII, p. 288, v. 4-5). « oubli » et « Léthé » deviennent même interchangeables.
Deux odes successives développent surtout ce rapport Ronsard parle des « champs / Que le long oubly couronne »
entre la mort et le sommeil, et posent le problème de la (Lm III, p. 85, v. 117-118). Lorsqu’il meurt « L’homme là
sensibilité du cadavre : « Celuy qui est mort aujourdhuy » bas s’en va boyre de l’onde / Du froid oubly » (Lm XIII,
et « Quand je dors je ne sens rien »106. Dans la première p. 183, v. 32-33). La Parque « qui n’a[s] point d’yeux / La
ode, Ronsard semble adhérer à la croyance en un sommeil fille de la Nuict et du Lac stygieux »110 (Lm XVII, p. 6,
létal : v. 67-68) ferme les yeux des humains, et les envoie boire
Homere est mort, Anacreon, l’eau de ce fleuve-oubli :
Pindare, Hesiode, et Bion,
De tous côtés la Parque noire
Et plus n’ont soucy de s’enquerre
Devant le tans sillant nos yeus,
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Du bien et du mal qu’on dit d’eulx :
Maugré nous, nous envoïe boire
Ainsin apres un siecle ou deux
Les flos du lac oblivieus
Plus ne sentiray rien soubz terre.
(Lm V, p. 194, v. 33-36)
(Lm VII, p. 283, v. 31-36)
Or le Sommeil puise un peu de cette eau pour la verser
Les adversaires protestants de Ronsard ne se priveront
dans l’œil du dormeur : il baigne la tête de l’homme endormi
donc pas de l’attaquer sur ce point :
« d’un flot Lethé » (Lm VII, p. 200, v. 30). Cette eau
Je ne te parle point des Opinions folles « léthéenne » ou « stygieuse » n’est donc pas seulement l’at-
Que l’on peut recueillir souvent de tes parolles, tribut de la Mort. Le Sommeil l’utilise pour permettre au
En tes œuvres jà longs tes notables erreurs,
dormeur de s’oublier lui-même, ainsi que la journée qui
Tes grandes faulsetés, tes bisarres fureurs :
Un sommeil eternel, une nuit eternelle
vient de s’écouler : « Dans cette métaphore, l’oubli se
Qu’au bout de ceste vie on te voit juger telle.107 confond purement et simplement avec l’élément fluide et

108. D. Ménager remarque que le mot « Léthé » ne se rencontre


que deux fois chez Ronsard ; pourtant, la présence de ce fleuve dans les
écrits du Vendômois est indéniable : « En fait, le Léthé aime se faire
oublier : les poètes le désignent très souvent par des périphrases » (« Le
105. Ronsard souhaite parfois, au contraire, continuer à aimer, mythe du Léthé dans quelques œuvres de la Renaissance », dans
même après la mort. Voir par exemple Lm IV, p. 30, sonnet XXVI, Mémoire et oubli au temps de la Renaissance, actes du colloque de
v. 12-14 : « Et quant la mort m’aura la vie ostée, / Encor là bas je veulx Paris 2000-2001, sous la direction de M. T. Jones-Davies, Paris,
aymer l’Idée / De ces beaulx yeulx que j’ay fichez au cuœur ». Champion, 2002, p. 107-108).
106. Lm VII, p. 281-283 et p. 283-284. 109. Même dans le cas de la métempsycose, la remontée de l’âme
107. La polémique protestante contre Ronsard, éd. J. Pineaux, à la lumière ne signifie pas qu’elle se souvienne à nouveau de son
Paris, STFM, 1973, vol. I, Remonstrance à la Royne, v. 769-774, incarnation précédente. Voir Lm XVI, La Franciade, livre IV, p. 288,
p. 139. Ce passage est cité par J. Céard, « Ronsard, le sommeil et les v. 949-954.
songes », art. cit., note 19 de la p. 52. 110. Ronsard confond souvent les propriétés du Styx et du Léthé.

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L’INFORMATION LITTÉRAIRE N°4 / 2008 – DOCUMENTATION GÉNÉRALE

liquide qu’est l’eau. Un sens symbolique très profond peut L’œil du dormeur et l’œil de l’homme qui agonise sont
être dégagé de cette affinité, car, dans la douceur de l’écou- arrosés de la même eau, « une eau puisée au fleuve sty-
lement perpétuel, ce sont les raides et durs contours de la gieux » (Lm XVI, p. 172, v. 4). Seul ce liquide est à même
réalité qui sont liquidés et se perdent par liquéfaction »111. de détendre le lien qui attache l’âme au corps. Dans le cas de
Deux types d’images semblent d’ailleurs se concurrencer la Mort, la dissolution est totale ; dans le cas du Sommeil,
sous la plume de Ronsard. Le sommeil létal immobilise le elle reste partielle.
corps du dormeur, le paralyse, le durcit. L’imaginaire du Or là réside toute la différence. Si la Mort procure un
métal traduit parfaitement cette raideur cadavérique : le oubli absolu, irrévocable, le Sommeil plonge le dormeur
Sommeil-Mort est alors aussi compact et froid que le bronze, dans un « bain d’oubli » qui lui permet d’effacer les soucis
le fer ou l’airain. Les yeux de l’agonisant sont sillés « d’un de la journée. Puissance bénéfique, conçue comme un pré-
long somme d’acier » (Lm XVII, p. 70, v. 128). Le sommeil sent, un don, le Sommeil est moins désormais du côté de la
« enserre(s) les yeus de tous les animaus / D’un lien fait d’ai- Mort que de la Vie.
rain » (Lm VII, p. 199, v. 19-20). Mais le poète choisit par-
fois une toute autre veine d’images poétiques : celles qui Dans une Ode à Cassandre datant de 1550, Ronsard
associent les yeux du dormeur, non à un froid métal, mais à écrit :
l’eau léthéenne. Tout comme le Songe « nage », « noue » Mais quand nostre lumiere
dans les yeux du rêveur112 les yeux des agonisants sont Est eteinte une fois,
noyés dans une eau mortifère : « le flot mortel leur noue dans Long tens sans s’eveiller
les yeux » (Lm VIII, p. 171, v. 178). Dans l’Adonis, Vénus, Nous faudra sommeiller.115
s’adressant au cadavre de son ami, s’écrie :
Le Vendômois s’inspire d’une pièce de Catulle où le
Faut il qu’en t’embrassant je n’embrasse plus rien, poète latin écrivait : « nous, quand une fois est morte la
Qu’un rien, à qui la mort, des beautés envieuse, brève lumière de notre vie, il nous faut dormir une seule et
A fait baigner tes yeux dans l’onde Stigieuse.
même nuit éternelle » (« Nobis cum semel occidit brevis lux,
(Lm XII, p. 119, v. 208-210)113
/ Nox est perpetua una dormienda »)116.
Dans L’Orphée, de la même façon, Eurydice lance un Comme le remarque M. Quainton : « There is nothing
dernier adieu à son époux more commonplace or central to man’s psychological needs
Adieu, mon cher espoux, d’un adieu eternel : than this association of sleep and death. »117 De l’Antiquité
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Le destin me rapelle en ma place ancienne, gréco-latine à la Renaissance, l’image du sommeil a maintes
Et mes yeux vont nouant dedans l’eau Stygienne. fois permis d’atténuer la brutalité, la violence et le caractère
(Lm XII, p. 140, v. 300-302)114 définitif de la mort. L’association traditionnelle d’Hypnos et
de Thanatos s’est enrichie au XVIe siècle sous la plume de
penseurs soucieux d’expliquer cette gémellité mythologique
111. H. Weinrich, Léthé. Art et critique de l’oubli, traduit de l’alle- par des considérations médicales ou théologiques. De nom-
mand par D. Meur, Fayard, 1999, p. 18. breux vers de Ronsard portent la trace de ces nouvelles
112. Voir par exemple Lm IV, p. 33, sonnet XXIX, v. 10.
explications.
113. M. Glatigny commente ainsi ce passage : « L’eau, “œil véritable
de la terre”, comme l’écrit G. Bachelard, est le correspondant dans le
macrocosme de l’œil dans le microcosme. Or, dans notre texte, l’onde et Christine PIGNÉ
l’œil se rejoignent et fusionnent dans l’écoulement éternel du Styx. Université de Paris X-Nanterre
L’eau, selon la formule de Claudel, est le “regard de la terre, son appareil
à regarder le temps”. C’est bien ici la fin du temps personnel qui s’inscrit
dans la durée éternelle. L’onde n’a rien de maléfique, elle est le symbole
d’une transformation » (« Eau et onde dans l’œuvre de Ronsard : étude
lexicologique », dans Ronsard et l’Imaginaire, M. Dassonville éd., Studi
di Letteratura Francese, n° 12, Firenze, Olschki, 1986, p. 217). 115. Ronsard, Lm I, p. 189, Ode à Cassandre, v. 3-6.
114. Voir également dans La defloration de Lede à Cassandre : « Ses 116. Catulle, Poésies, texte établi et trad. par G. Lafaye, Paris,
membres tombent peu forts, / Et dedans la mort voisine / Ses yeus ja Belles Lettres, 1932, V, 5-6, p. 4.
nouoient, alors / Que lui répondit le cigne » (Lm II, p. 78, v. 197-200). 117. M. D. Quainton, Ronsard’s ordered chaos, op. cit., p. 202.

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