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Voir les Dieux, voir Dieu

Françoise Dunand et François Bœspflug (dir.)

DOI : 10.4000/books.pus.11634
Éditeur : Presses universitaires de Strasbourg
Lieu d'édition : Strasbourg
Année d'édition : 2002
Date de mise en ligne : 19 septembre 2019
Collection : Sciences de l’histoire
ISBN électronique : 9791034404384

http://books.openedition.org

Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 2002
ISBN : 9782868201850
Nombre de pages : 208

Référence électronique
DUNAND, Françoise (dir.) ; BŒSPFLUG, François (dir.). Voir les Dieux, voir Dieu. Nouvelle édition [en
ligne]. Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg, 2002 (généré le 23 septembre 2019).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pus/11634>. ISBN : 9791034404384. DOI :
10.4000/books.pus.11634.

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1

La vision de Dieu, ou des Dieux, est attestée à peu près partout dans l'espace et dans le temps,
même là où elle fut réputée impossible en théorie. Elle constitue donc un objet obligé, mais un
peu délaissé, de l'histoire des religions. Les douze contributions de ce volume tentent de combler
cette lacune en s'interrogeant principalement sur les récits de vision : le témoignage des
visionnaires, comme dans d’autres domaines de l'expérience religieuse, est le seul fondement
possible d'une analyse historique. Il permet de soulever de multiples problèmes, depuis celui du
contenu et des modalités de la vision jusqu'à celui de sa réception et de son éventuelle utilisation.
Ces problèmes sont abordés dans divers contextes, depuis l'hindouisme jusqu'au christianisme
médiéval d’Occident, en passant par Israël, l'Égypte, la Grèce et la Rome anciennes.
Œuvre collective, ce recueil est le fruit de deux journées d'étude organisées en 1998 et 1999 par le
Centre de recherches d'histoire des religions de l'université Marc Bloch de Strasbourg, sous la
direction de Françoise Dunand et François Bœspflug, professeurs d'histoire des religions.

FRANÇOISE DUNAND
Professeur à l’UFR des Sciences Historiques, et directeur de l’Institut d’Histoire des
religions de l’Université Marc Bloch de Strasbourg, est spécialiste de l’Égypte tardive.
Parmi ses dernières publications : Dieux et hommes en Égypte (1991, avec C. Zivie-Coche) ;
Les momies et la mort en Égypte (1994, avec R. Lichtenberg) ; Isis, Mère des dieux, Paris,
Éditions Errance, 2000.

FRANÇOIS BŒSPFLUG
Professeur d’histoire des religions à la Faculté de théologie catholique de l’université
Marc Bloch de Strasbourg. Parmi ses dernières publications : Pour une mémoire des
religions (Paris, 1996, avec Fr. Dunand et J.-P. Willaime) ; Assise, dix ans après (1986-1996)
(1996, dir., avec Y. Labbé) ; Le Comparatisme en histoire des religions (1997, dir., avec Fr.
Dunand) ; S’initier aux religions (1999, dir., avec É. Martini).
2

SOMMAIRE

Introduction
Françoise Dunand et François Bœspflug

Première partie. Antiquité « Païenne »

Visions de Dieu(x) dans l’Inde


Sylvain Mazars
I/ Une technologie des visions
II/ Le contenu des visions
III/ La fonction socio-politique des visions

Le désir de connaître Dieu


Une vision de Mandoulis au temple de Kalabscha
Françoise Dunand
La vision de Mandoulis
Traduction

Les manifestations divines dans les romans grecs : Le cas du Roman de Leucippe et Clitophon
d’Achille Tatius
Pascaline Mangin
Modalités de manifestation des Dieux
La vision comme reflet du rapport des hommes aux Dieux
Les visions comme ressort romanesque

Deuxième partie. Antiquité judéo-chrétienne

La théophanie du Sinaï (Ex 19,9–20,21)


Une approche narrative
André Wénin
Un peu d’histoire
Approche narrative
Ouverture

Les apparitions du ressuscité : De la Théophanie à la Christophanie


Michel Deneken
Voir et entendre
Le marqueur de la christophanie : « ôphthê »
« Voir le Seigneur » : vision ou apparition ?
De la théophanie à la christophanie

Les penseurs gnostiques face à la vision


Madeleine Scopello
Autour des sources
Une conception pessimiste du monde
Pourquoi des visions ?
Les médiateurs de la vision
Attitudes face à la vision
L’initié, médiateur de la vision entre Dieu et les hommes
La mise par écrit de la vision
L’envers de la vision : l’aveuglement
3

Récits de vision chez les pères du désert


Françoise Dunand
Un monde rempli de sèmeia
Vision et extase
De l’extase à l’effroi
Sens et enjeux de la vision

Savoir c’est voir


Les trois sortes de « vues » selon Augustin
Goulven Madec
Thématisation
Notes complémentaires

Troisième partie. Moyen âge chrétien

Les visions de la cour céleste dans le Liber Celestium Revelationum de Brigitte de Suède
Véronique Germanier
Brigitte, prophétesse de son temps
Genèse et genre littéraire des Révélations
Modalités de la vision et de la communication avec Dieu
La tradition illustrée des Révélations dans les manuscrits enluminés
Conclusion
Dossier iconographique

Entrer en dialogue, entrer en vision…


Les visions de la Vierge dans le Dialogus miraculorum de Césaire d’Heisterbach
Sylvie Barnay
Introduction
Entrer dans le dialogue
Entrer dans la vision
Conclusion

La vision béatifique par anticipation ?


À propos de quelques récits de vision de la Trinité dans les « Vitæ sororum » d’Unterlinden (vers 1300)
François Bœspflug
Les « Vitæ sororum » et le monastère d’Unterlinden
Trois « visions de la Trinité »
Éléments d’appréciation

Conclusion
Françoise Dunand et François Bœspflug

Les auteurs
4

NOTE DE L’ÉDITEUR
Les Presses universitaires de Strasbourg remercient l'Université Marc Bloch de
Strasbourg et la Société des Amis des Universités de Strasbourg pour le soutien accordé à
cette publication.
5

Introduction
Françoise Dunand et François Bœspflug

1 Un volume de colloque a toujours quelque chose de disparate. Celui-ci nous paraît


pourtant avoir sa raison d’être, en raison de sa spécificité, et de ce que nous croyons
être son originalité : il porte, non sur les songes et les visions indistinctement, mais sur
les visions ; non sur toutes les visions, quel qu’en soit l’objet, mais sur les visions de Dieu
ou des Dieux. La matière, certes, demeure immense, et peut être abordée de bien des
manières. Et de fait, les contributions réunies dans ce volume pourraient paraître, a
priori, fort hétérogènes : qu’y a-t-il de commun entre la vision de Moïse au Sinaï et celle
de Maximos dans le temple égyptien de Kalabscha, entre celles des yogins indiens et
celles des moniales d’Unterlinden à Colmar ? Il ne s’agit pas, pourtant, d’un
« comparatisme sauvage ». L’idée de confronter, dans des sociétés relativement
éloignées dans le temps et l’espace, mais non sans liens entre elles, un type
d’expérience religieuse à la fois tout à fait particulier et, semble-t-il, largement
répandu, a constitué pendant plusieurs années le thème des travaux d’un séminaire
réuni dans le cadre du Centre de recherches d’Histoire des religions de l’Université
Marc Bloch à Strasbourg. Des enseignants et chercheurs de différentes disciplines –
histoire, histoire de l’art, archéologie, théologie – y ont collaboré et, bien entendu, la
participation des étudiants, de la Maîtrise au Doctorat, a été essentielle. Par ailleurs, au
cours de deux Journées d’étude, en 1997 et 1998, des intervenants extérieurs ont été
amenés à présenter leur recherche spécifique dans ce domaine, ce qui a grandement
contribué à ouvrir les perspectives et à élargir les échanges. Le présent volume est la
réunion de leurs textes, auxquels les éditeurs ont jugé utile de joindre deux exposés
d’étudiants parmi les meilleurs.
2 Notre objectif était tout à fait précis et limité. Toutes les époques, mais certaines plus
que d’autres, toutes les sociétés, mais certaines plus que d’autres, nous ont laissé des
témoignages de l’expérience que des hommes et des femmes disent avoir faite d’une
rencontre avec le divin décrite en termes de vision. Et cela se produit, apparemment,
dans les sociétés polythéistes comme dans les sociétés monothéistes, qu’elles soient
antiques, médiévales, modernes ou contemporaines. Ce phénomène de la vision du
divin, encore que peu étudié, est assurément plus répandu dans les sociétés
polythéistes, où il pourrait paraître normal que les dieux se fassent voir, ne fût-ce que
6

sous des formes « ombreuses », tandis que le Dieu des religions monothéistes serait
caractérisé, lui, par une mesure de transcendance et d’invisibilité qui le rendrait
foncièrement inaccessible à toute forme de vision en dehors des grands moments de la
révélation biblique. Or, il s’avère que les récits de « vision » du Dieu unique, dès les
débuts de l’histoire du christianisme, existent en nombre, et que ce canton de
l’expérience religieuse, justement parce qu’il fut réputé inexistant hors le domaine
biblique, est encore peu exploré, en dépit d’une vague d’études récentes sur les
phénomènes visionnaires1. C’est justement pour remédier à cet état de fait que nous
avons opté pour un programme de recherche sur ce thème de la vision de Dieu.
3 Tout en renonçant à nous interroger, sinon sur la nature, du moins sur l’authenticité de
ces expériences, qui semble le plus souvent hors de portée du travail historique, nous
avons décidé de confronter ces divers témoignages, autant que possible sur la longue
durée allant de l’Antiquité au Moyen Âge. Nous voulions, ce faisant, soulever certaines
des questions qui sont au cœur de l’expérience religieuse. « Voir Dieu », ou pour être
plus précis, désirer ou prétendre « voir Dieu », qu’est-ce que cela signifie ? Que voit-on,
qui voit-on, et selon quelles modalités ? Le récit de vision a-t-il quelque chose à nous
dire des attentes des visionnaires, qu’elles soient individuelles ou collectives ? Quels
peuvent être, sur ce double plan, les effets de l’apparition sur le visionnaire, sa
croyance religieuse, ou sur son milieu ? Qu’en est-il enfin de la « réception » de la
vision, de son éventuelle accession au statut de « modèle » ? Par ailleurs, il était clair
que la dimension religieuse du phénomène, pour essentielle et privilégiée qu’elle soit,
n’était pas la seule qu’il faille envisager. La rencontre avec le divin peut s’inscrire dans
des stratégies de pouvoir, que ce soit à l’intérieur d’une communauté restreinte ou dans
la société globale, et dès lors faire l’objet de diverses manipulations : une manifestation
divine peut servir à justifier l’autorité aussi bien qu’être utilisée comme instrument de
conversion.
4 Un problème essentiel était évidemment celui des sources, et de leur critique. Or dans
ce domaine, comme dans beaucoup d’autres qui touchent à l’expérience religieuse,
nous devons bien constater que la validation du témoignage est impossible : nous ne
savons de la vision que ce que les visionnaires, ou à la rigueur les « témoins » (disciples
et confidents), nous en ont dit... C’est donc avant tout sur un imaginaire, non pas au
sens seulement subjectif et individuel du terme, mais au sens d’un système de
« représentations » et de « valeurs » partagé par un groupe, qu’il nous fallait construire
nos analyses. Cet imaginaire est structuré selon des codes sociaux et culturels qu’il est
possible de déchiffrer, et il s’exprime sur des registres expressifs très divers, qui ont
eux-mêmes leurs lois et leurs nécessités, et fournissent à l’historien un matériel sur
lequel il est en mesure de travailler selon ses méthodes propres. Ces lieux d’expression
de l’imaginaire visionnaire, ce sont d’abord des textes : récits autobiographiques,
émanant des visionnaires eux-mêmes ; exposés à caractère théologique ; textes
polémiques ou apologétiques ; textes littéraires également, dans lesquels l’évocation
d’une vision peut avoir une fonction dramatique ou romanesque. D’autre part, dans
certains cas, le thème de la vision a donné naissance à une véritable floraison
iconographique : c’est ce qui se produit, en particulier, dans les sociétés médiévales
occidentales2. Les problèmes d’interprétation, dans ce cas, ne sont pas moindres qu’en
ce qui concerne l’écrit ; l’image qui paraît avoir servi à « illustrer » un texte peut en
retour stimuler l’imaginaire et être elle-même à l’origine de la production de textes
nouveaux.
7

5 Le choix des communications présentées dans ce volume est restreint ; il est


évidemment fonction des orientations de recherche des participants au séminaire de
Strasbourg. On peut y distinguer trois sous-ensembles. Le « bloc » principal, qui
recouvre deux d’entre eux, est constitué par le thème de la vision en milieu judéo-
chrétien. Il s’ouvre par deux récits qui jouent un rôle essentiel dans l’élaboration d’une
théologie juive, puis chrétienne, de la vision : celui de la manifestation de Yahvé à
Moïse au Sinaï (A. Wénin) et celui des apparitions du Christ après la résurrection (M.
Deneken). À partir de ces expériences fondatrices se développent et se répandent les
élaborations savantes de la littérature gnostique (M. Scopello), et, dans la littérature
hagiographique, toutes sortes de récits d’expérience visionnaire, ainsi chez les moines
et les ascètes des déserts égyptiens (F. Dunand). Puisant son inspiration aussi bien dans
la Bible que dans la littérature de l’Antiquité « païenne », la réflexion synthétique
d’Augustin sur les trois genres de vision (G. Madec) fait pour ainsi dire le point et sera
sans cesse invoquée au Moyen Âge. Un riche corpus est fourni par les textes émanant
de visionnaires médiévaux ou relatant leurs expériences, depuis l’évocation qui en est
faite par Césaire d’Heisterbach au XIIIe siècle (S. Barnay) jusqu’aux récits des
révélations reçues par Brigitte de Suède au XIVe siècle (V. Germanier), en passant par la
relation des visions dont auraient bénéficié, à la charnière de ces deux siècles, plusieurs
moniales dominicaines du couvent d’Unterlinden à Colmar (F. Bœspflug).
6 Si différents soient-ils du fait de leur époque, de leurs objectifs, du genre dont ils
relèvent, du milieu culturel dont ils émanent, ces récits n’en appartiennent pas moins
au même « système religieux » ; cette commune appartenance justifiait une
confrontation dont on pouvait tout attendre, s’agissant de ce problème central de la
relation avec Dieu : cohérences et contradictions, fidélité à des modèles aussi bien que
revendication d’une radicale nouveauté. Mais d’autres récits, qui se situent dans un
tout autre cadre religieux et culturel et relèvent de traditions souvent plus anciennes
que la tradition biblique, nous sont également apparus comme des éléments majeurs
dans ce dossier : ce sont ceux qui émanent de sociétés polythéistes, celles de l’Égypte,
de la Grèce et de l’Inde anciennes, et que nous avons choisis pour encadrer, en quelque
sorte, les récits relevant de la tradition monothéiste judéo-chrétienne.
7 Il n’existe pas, à ce qu’il semble, pour ces sociétés antiques, de récit fondateur, ou s’il en
existait ils n’ont pas été conservés. Mais c’est peu probable : quelle que soit
l’importance souvent considérable des écritures sacrées dans ces cultures, elles ne
constituent pas un canon (sauf peut-être, analogiquement, en ce qui concerne l’Inde
ancienne) et n’ont pas à proprement parler de caractère normatif. En revanche, dans
des textes de caractères très divers (textes liturgiques ou théologiques, textes
littéraires, documents officiels ou privés), on peut retrouver les traces de ce qu’il faut
bien appeler l’expérience de la vision. Or, il est apparu clairement, à notre surprise, que
ces textes (de même que les documents figurés, à vrai dire moins nombreux et
d’interprétation souvent difficile) n’avaient guère retenu l’attention des historiens
depuis le volumineux article de Pfister intitulé Epiphanie dans la Pauly-Wissowa 3. Nous
avons retenu pour ce volume deux cas typiques, chacun à sa façon : les récits de vision
et leur fonction chez un romancier grec du début de notre ère, Achille Tatius (P.
Mangin), l’expérience de la vision vécue et relatée par un Égyptien du II e siècle p.C.
dans le temple nubien de Kalabscha (F. Dunand).
8 Entre un Grec, ou un Égyptien hellénisé, vivant en milieu traditionnel, dans les
premiers siècles de notre ère, et un de ses compatriotes ayant adhéré à la nouvelle
8

religion chrétienne, l’écart culturel et mental était certainement minime. Leurs


expériences respectives de la rencontre avec le dieu, si différentes soient-elles, étaient
donc comparables. Les visions de dieux dans l’Inde ancienne (S. Mazars) étaient-elles du
même ordre ? Dans ce cas, il s’agissait vraiment d’un autre univers, où les conceptions
dominantes sur le monde, sur le temps, sur les dieux, sur les relations entre ceux-ci et
les hommes, ont peu à voir avec celles qui prévalent, à la même époque, dans les
sociétés occidentales, et même proche-ou moyen-orientales. Mais l’expérience de la
vision en milieu indien nous est apparue susceptible de provoquer, du fait même qu’elle
nous était étrangère, une nouvelle interrogation, un regard différent sur le monde plus
familier dans lequel se situaient pour l’essentiel nos recherches.
9 C’est donc dans une démarche comparatiste que voudrait se situer ce recueil. Il ne
s’agit pas de réduire à un schéma unique d’analyse des types d’expérience dont les
analogies pourraient bien n’être qu’apparentes, mais de produire grâce à la
confrontation de ces expériences, dont chacune doit être étudiée dans sa spécificité,
des voies de connaissance et d’interprétation susceptibles de les éclairer dans leur
ensemble. Il n’est certes pas habituel de voir rapprochées dans une même recherche la
théophanie du Sinaï et les visions des Pères du désert, et encore moins les visions de
l’Égypte ancienne et celles du Moyen âge occidental. Il nous a pourtant semblé que ces
rapprochements stimulaient l’interrogation sur les récits qui les rapportent, sur la
situation des bénéficiaires et témoins de ces expériences, et surtout sur les fonctions de
semblables récits dans les milieux sociaux où ils ont été produits et transmis.
10 À quoi servent les colloques ? À faire se rencontrer des chercheurs, autour de quelques
mots servant d’emblèmes à quelques problèmes, afin que les diverses pratiques
scientifiques n’aboutissent pas à la segmentation du savoir et à l’ignorance mutuelle
des spécialités. Que cette rencontre et cette confrontation ne puissent se produire qu’à
la faveur d’une certaine équivocité de départ, il faut bien le constater, mais ce n’est
peut-être pas à regretter. Il y a des équivocités heureuses dans leurs effets. Le lecteur
pourra le constater : le divers a ici valeur heuristique, et devrait contribuer à reposer
d’une manière neuve, croyons-nous, le problème du désir de connaître le divin, et plus
précisément : de l’ardent désir de voir le divin, qui a habité tant et tant de croyants de
toutes provenances.

NOTES
1. Signalons entre autres, pour leur valeur synthétique, depuis le livre d’E. Benz, Die Vision.
Erfahrungsformen und Bilderwelt, Stuttgart, 1969, quelques publications de référence. Pour
l’Antiquité « païenne », voir note 3 ; pour l’Antiquité chrétienne, voir Sogni, visioni e proefezie
nell’antico cristianesimo (= Augustinianum, 29/1-3), 1989 ; pour la fin de l’Antiquité et le Haut
Moyen-Âge occidental, M. Aubrun, « Caractères et portée religieuse et sociale des Visiones en
Occident du VIe au XI e siècle », Cahiers de civilisation médiévale (X e-XIIe siècles), XXIII/2, 1980,
p. 109-130 ; pour le Moyen Âge central, P. Dinzelbacher, Vision und Visionsliteratur im Mittelalter,
« Monographien zur Geschichte des Mittelalters », vol. 23, Stuttgart, 1981 ; Id., « La littérature
des révélations au Moyen Âge : un document historique », Revue historique 275, 1986, p. 289-305 ;
9

Id., Revelationes, « Typologie des sources du Moyen Âge occidental », A-VI.D.3*, Turnhout, 1991 ;
A. Paravicini Bagliani (éd.), Vue et Vision au Moyen Age (Actes du colloque de Lausanne, oct. 1995),
Micrologus, VI, 1998, p. 95-111.
2. Sur les interactions, au Moyen Âge, entre visions et images, voir entre autres Ch. Frugoni, « Le
Mistiche, le visioni e l’iconografia : rapport ! ed influssi », in La mistica femminile del Trecento
(colloque de Todi), 1982, p. 5-45 ; J. Hamburger, « The Visual and the Visionary : The changing
Role of the Image in Late Medieval Monastic Devotions », Viator 20, 1989, p. 161-182 ; Id., The
Rothschild Canticles. Art and Mysticism in the Flanders and the Rhineland circa 1300, New Haven/
Londres, 1990 ; J.-Cl. Schmitt, « Rituels de l’image et récits de vision », in Coll, de Spolète, 41 e
Semaine d’Études, Teste e Immagine nell’Alto Medioevo, 1994.
3. F. Pfister, « Epiphanie », in Pauly-Wissowa, Realencyclopädie, Suppl. 4, 1924, p. 277-323. Une
thèse a été consacrée aux épiphanies des dieux dans la poésie lyrique grecque (A. Kyriazopoulos,
1989), et une autre, plus récemment, au corps des dieux dans les épiphanies en Grèce ancienne
(R. Piettre, 1996) ; ni l’une ni l’autre, à notre connaissance, n’ont encore été publiées. En ce qui
concerne l’Égypte, le travail le plus suggestif, à ce jour, est celui de D. Van Der Plas, « “Voir” Dieu.
Quelques observations au sujet de la fonction des sens dans le culte et la dévotion de l’Égypte
ancienne », BSFE, 115, 1989, p. 4-35 ; on relèvera également l’étude de R. Tefnin, « Miracles,
merveilles et sortilèges dans l’Égypte ancienne », dans le volume collectif Apparitions et miracles,
éd. par A. Dierkens, Problèmes d’Histoire des religions, Université Libre de Bruxelles, 1991,
p. 47-60.

AUTEURS
FRANÇOISE DUNAND
Professeur à l’UFR des Sciences Historiques, et directeur de l’Institut d’Histoire des religions de
l’Université Marc Bloch de Strasbourg, est spécialiste de l’Égypte tardive. Parmi ses dernières
publications : Dieux et hommes en Égypte (1991, avec C. Zivie-Coche) ; Les momies et la mort en Égypte
(1994, avec R. Lichtenberg) ; Isis, Mère des dieux, Paris, Éditions Errance, 2000.

FRANÇOIS BŒSPFLUG
Professeur d’histoire des religions à la Faculté de théologie catholique de l’université Marc Bloch
de Strasbourg. Parmi ses dernières publications : Pour une mémoire des religions (Paris, 1996, avec
Fr. Dunand et J.-P. Willaime) ; Assise, dix ans après (1986-1996) (1996, dir., avec Y. Labbé) ; Le
Comparatisme en histoire des religions (1997, dir., avec Fr. Dunand) ; S’initier aux religions (1999, dir.,
avec É. Martini).
10

Première partie. Antiquité « Païenne


»
11

Visions de Dieu(x) dans l’Inde


Sylvain Mazars

1 L’image revêt une importance primordiale en Inde. Comme le souligne Gonda, « ce qui
caractérise avant tout l’Hindouisme, c’est la vénération d’images et d’emblèmes des
dieux »1. Mais la dimension symbolique est aussi importante que l’image en elle-même.
Ainsi, on trouve des récits de visions divines dans les plus anciens textes de l’Inde,
notamment dans les Veda, le Mahâbhârata et les Purâna, et jusqu’aux époques les plus
récentes. Ces récits ont été étudiés et analysés par Filliozat, dans son article « Les
visions chez les spirituels indiens » (cf. bibliographie). On en trouve dans toutes les
langues : sanskrit, tamoul (recueils de dévots vishnouïtes, les Alvar, et shivaïtes, les
Nayanmâr, du XIe siècle), kannada, bengali, etc.
2 Parallèlement, l’Inde se caractérise par une culture rationaliste très précoce. Depuis
l’Antiquité, la logique et la grammaire tiennent une grande place dans l’enseignement.
Or en Occident, le développement de la critique rationnelle a contribué à démystifier
les visions mystiques. En Inde, si le rationalisme a permis de comprendre, comme en
Occident, les causes réelles de certaines de ces visions, il n’en a pas nié la réalité. Eliade
remarque que « la tendance générale des textes yogiques (…) est d’expliquer tout
phénomène métaphysique et occulte en fonction des “pouvoirs” acquis par le
pratiquant, et d’exclure toute intervention surnaturelle »2 tout en validant la réalité de
ces phénomènes métaphysiques. L’Inde s’est même dotée d’une « technologie des
visions » (Filliozat3) qui lui est propre : le yoga.
3 La croyance aux visions en Inde reste donc une réalité qu’il faut toujours garder à
l’esprit. En toute logique, celui qui a eu une vision en rêve n’est pas obligé de croire à la
réalité de la vision. Il peut la considérer pour ce qu’elle est : un rêve. En Inde, rien de
tel. La croyance aux visions y est encore plus marquée dans les milieux philosophiques
qui attribuent au monde un caractère illusoire. Dans ce cas, vision et monde réel ne se
distinguent plus. Mieux : la perception du monde est considérée comme subie alors que
la vision est choisie ; elle est une création (bhâvanâ) 4. Même les maîtres yogins hostiles à
la recherche de pouvoirs ne doutent pas de leur réalité, alors qu’ils pourraient les
dénoncer comme mensongers et illusoires.
4 Il faut donc avant tout examiner cette « technologie des visions » (I), une méthode
psychophysiologique très rationnelle permettant notamment de faire apparaître des
12

dieux. Ensuite, une analyse du contenu des visions (II) peut révéler dans quelle mesure
celles-ci sont influencées par leur milieu culturel. Enfin, la fonction socio-politique des
visions (III) peut mettre en lumière les motivations des visionnaires dans leur
recherche des dieux.

I/ Une technologie des visions


5 On peut distinguer deux types de visions : les visions spontanées (apparitions) et les
visions provoquées. L’Inde connaît plusieurs méthodes pour provoquer une vision :
• par des pouvoirs (siddhi) innés ;
• par des plantes ou substances psychotropes : chanvre indien, madhu (liqueur spiritueuse des
vishnouïtes et shivaïtes), soma (champignon hallucinogène selon R. Gordon Wasson 5) ;
• par des formules (mantras) ;
• par l’ascèse ;
• par des techniques corporelles (danses rituelles, etc.) ;
• par le yoga, qui est une technique spécifique à l’Inde.
6 Mais toutes ces méthodes ne se valent pas. Par exemple, l’usage des drogues est
condamné par le yoga. En effet, le principe du yoga est d’écarter les états de conscience
d’origine externe. Il est un choix spirituel délibéré. Or l’usage des drogues constitue
précisément une intoxication exogène, qu’on ne saurait substituer à la volonté du
yogin. D’autre part, le yoga permet de choisir à l’avance sa vision et de la réaliser avec
précision6, ce qui n’est pas le cas lorsque l’on recourt à des drogues, qui provoquent des
résultats aléatoires. Cependant, il arrive que certains yogins en utilisent, afin de
faciliter leurs exercices.

***

7 Filliozat définit le yoga comme une « technique de conditionnement et de direction


psychologiques »7 propre à l’Inde, et comme l’instrument des spirituels éduqués. Selon
lui, le yoga serait une « technologie des visions ». En réalité, le yoga ne sert pas qu’à
avoir des visions. Il trouve sa justification dans la théorie du karman. Celle-ci consiste à
expliquer la condition d’un homme dans la vie présente par les actions, bonnes ou
mauvaises, qu’il a commises dans une vie antérieure et dont il reste des traces (vâsanâ :
« parfumages »). Dans cette théorie, si le psychisme humain est abandonné à lui-même,
il devient le jeu de ses états de conscience successifs. Mais en sélectionnant ceux-ci, on
peut se rendre maître de sa constitution finale. C’est le but du yoga. Quelle en est la
technique ?
8 La technique du yoga a été exposée dans les Yogasûtra de Patañjali. Elle consiste en huit
étapes (Yogasûtra II, 29-55 ; III, 1-3)8 :
1. Des conditions d’hygiène.
2. Des conditions de morale.
3. Des postures corporelles (âsana).
4. Des exercices de régulation du souffle (prânâyâma).
5. La neutralisation des excitations sensorielles extérieures (pratyâhâra) ou « rétraction des
sens ». Les sens ne sont plus dirigés vers des objets extérieurs, mais il est toujours possible
13

d’avoir des perceptions sensorielles : leur connaissance est obtenue directement par la
contemplation. Le yogin ne voit plus les formes, mais l’essence même de tous les objets.
6. La concentration de l’attention (dhâranâ) en un seul point. Ce point peut être une partie du
corps, une pensée, un dieu (par exemple, le dieu Isvara).
7. La méditation yogique (dhyâna).
8. La mise en position stable du psychisme (samâdhi) sur un objet de conscience, jusqu’à
l’extinction même de la conscience de le chercher. C’est à ce stade que le yogin obtient ses
pouvoirs magiques (siddhi). Mais il doit être capable d’y renoncer, car il s’agit d’un danger de
tentation magique. En réalité, ces pouvoirs ne sont pas essentiels au yoga, ils constituent
simplement le signe que le yogin a atteint ce stade, qu’il s’est désormais affranchi de
l’engrenage des lois naturelles.

9 Cependant, il arrive que certains yogins ne pratiquent le yoga que pour en obtenir des
visions ou des pouvoirs merveilleux. Quels sont ces pouvoirs ?

***

10 Le yoga procure deux grandes catégories de pouvoirs (Yogasûtras livre III) 9. Les
premiers sont les siddhi (« perfection », « réalisation ») ou aisvarya (« pouvoir »). Il s’agit
de réalisations matérielles impossibles au commun : léviter, toucher le soleil, faire
jaillir des flammes de son corps, se multiplier, etc. Les yogins qui les recherchent sont
intéressés par la puissance. La deuxième catégorie de pouvoirs concerne les
connaissances (jñâna) inaccessibles au vulgaire. Ces connaissances sont de deux types.
D’abord, les jñâna relatifs à ce qui est subtil, caché, éloigné, « hors de la portée des
sens » (atîndriya). Par exemple, la connaissance de l’univers et de sa structure, la
connaissance de l’agencement du corps humain, la connaissance du cri des espèces
animales, la connaissance de la pensée d’autrui. Ces jñâna sont obtenus grâce aux cinq
sens supranormaux, dont l’oreille divine (divyasrotra) qui permet d’entendre des voix
divines, et l’œil divin (divyacaksus), qui procure des visions divines (Yogasûtra III, 36). Le
second type de connaissances est quant à lui relatif aux objets ou événements passés ou
futurs. Il s’agit de la connaissance des existences antérieures et des prophéties
(prémonition de la mort, etc.).
11 Le mécanisme des jñâna repose sur un système de correspondances entre les cinq sens
et les cinq éléments (bhûta). Ainsi, la vision procède du feu, l’ouïe du vide, l’odorat de la
terre, le goût de l’eau et le toucher du vent. Dès lors, il suffit au yogin de prendre
conscience du vide pour acquérir l’oreille divine, ou du feu pour acquérir des visions
supranormales. Ces visions se fondent sur des correspondances analogues : ainsi, si
l’effort psychique du yogin se concentre sur les corps célestes, la vision obtenue sera
celle de la structure de l’univers. S’il se concentre sur le corps humain, la vision
montrera la constitution du corps.
12 Les visions ne témoignent-elles alors que de troubles psychiques ? Ceux-ci seraient dûs
aux substances psychotropes et aux contraintes physiques intenses imposées par le
yoga (par exemple, la rétention du souffle).
14

II/ Le contenu des visions


13 Les visions des yogins témoignent d’un fort conditionnement par l’iconographie et le
symbolisme indiens. Ceux-ci ont été très tôt définis dans leur forme canonique. La
Bhagavad-Gîtâ (au plus tard 300 av. J.-C.) contient ainsi le récit de la vision de Visnu par
le héros Arjuna. Visnu n’est d’abord présenté que comme le compagnon de guerre du
héros. Puis il se révèle comme un maître religieux qui lui enseigne des points de
doctrine, avant d’apparaître sous les traits de Krsna, avatar de Visnu.
14 « Arjuna dit : Le suprême mystère que pour mon bien tu m’as communiqué, la doctrine
de l’âtman, a banni de moi toute erreur./ De ta bouche, ô héros aux yeux de lotus, j’ai
appris en détail l’origine et la fin des êtres et ta grandeur impérissable./ Il en est
comme tu l’as dit en t’affirmant toi-même le dieu souverain. Je désire, ô suprême
Purusha, te voir dans ta forme divine » (Bhagavad-Gîtâ XI, 1-3) 10. Bhagavat (« le
seigneur ») est d’accord : « Mais tu ne peux me voir avec tes seuls yeux d’homme ; je te
confère la vue divine (divyacaksus) ; contemple ma puissance souveraine » (B-G XI, 8) 11.
15 « Arjuna dit : O dieu, je vois dans ton corps tous les dieux et toutes les sortes d’êtres,
Brahmâ, Civa, le dieu au siège de lotus et les rishis et tous les serpents divins./ Je te vois
avec un nombre infini de bras, de poitrines, de bouches et d’yeux, illimités en tous
sens ; de toi, ô maître de l’univers aux aspects infinis, je ne vois ni la fin, ni le milieu, ni
le commencement./ Avec le diadème, la massue et le disque – telle une masse de feu qui
projette de tous côtés ses flammes – je te vois, toi si difficile à apercevoir, immense,
répandant en tous sens l’éclat d’un brasier ardent, du soleil. (…)/ À la vue de cette
apparition immense, aux bouches, aux yeux innombrables, aux bras, aux jambes, aux
pieds sans nombre, ô héros aux grands bras, avec tes innombrables poitrines, tes crocs
formidables, les mondes tremblent et je tremble moi aussi./ En te voyant toucher le ciel
de la tête, éblouissant de mille couleurs, les bouches ouvertes, les yeux immenses et
flamboyants, je me sens épouvanté, je ne puis me ressaisir ni reprendre contenance, ô
Vishnu » (B-G XI, 15-17 ; XI, 23-24)12.
16 Dans cet exemple, il s’agit d’abord d’une apparition (c’est le dieu qui s’est manifesté),
mais c’est Arjuna qui veut voir Visnu sous sa forme divine. C’est impossible sans un des
pouvoirs mentionnés plus haut. Comme Arjuna n’est pas un yogin, il se fait conférer la
« vue divine » par Visnu. Il obtient bien la vision, mais celle-ci lui fait peur. Il faut noter
en outre que cette vision est devenue par la suite un modèle, non seulement pour les
visionnaires, mais aussi pour les artistes, qui ont pris ce texte dans son sens littéral
pour représenter Visnu. Elle est devenue partie intégrante de la culture indienne.
17 Or il est bien connu que les visions concordent en général avec les représentations
culturelles et les croyances d’un milieu donné, paraissant ainsi en confirmer la réalité.
Par exemple, les visions de yogins relatives à la structure de l’univers ou du corps
humain sont bien conformes aux connaissances de la science indienne classique en
astronomie et en anatomie, mais ne concordent pas avec les observations de la science
moderne13. De même, les visions de dieux correspondent aux représentations qui en
sont données dans des traités d’iconographie ou des textes de dévotion comme le
Dhyânasloka, qui précise le caractère des images divines à l’usage des artistes mais aussi
des visionnaires14. Les visions prennent ainsi un caractère idéalisé et stéréotypé. C’est
ainsi que la vision d’Arjuna est devenue la mesure de toutes les visions authentiques du
dieu. Celles-ci ne sont atteintes que lorsque le dieu apparaît avec tous ses attributs
iconographiques : Indra avec son éléphant, Siva avec son taureau et son trident, Visnu
15

sous la forme de ses divers avatars (poisson, tortue, sanglier, homme-lion, nain, le
Rama à la hache, le Rama du Ramayâna à la peau bleue, Krsna, Kalkin (incarnation
future de Visnu, représentée sur un cheval blanc) et même Bouddha) 15.

***

18 L’idéalisation des visions se fonde sur un système de correspondances symboliques.


Celles-ci existent grâce au principe d’identité universelle. Dans le cadre de ce système,
tout peut être théophanie : tout sanglier est Visnu, toute tortue est Visnu, etc. Il ne
s’agit pas à proprement parler de vision, mais de réinterprétation surnaturelle d’une
apparition naturelle. Toujours en vertu de ces correspondances symboliques, la
méditation sur la syllabe « OM » (= « AUM », la « quintessence des Veda », A et M
représentant la première et la dernière lettre de l’alphabet sanskrit) permet de voir le
brahman (« l’absolu »).

***

19 Cependant, la première théophanie attestée en Inde ne fut pas d’ordre visuel mais
auditif. En effet, les dieux se sont d’abord manifestés par les sons. C’est par la parole et
non par la vision que les Veda ont été révélés aux rsi (les « voyants ») : les Veda font
partie du corpus de la Sruti, qui signifie « audition ».
20 Les Upanisad fournissent quelques exemples de sons mystiques. Par exemple,
l’expérience mystique auditive de base : « quand on se bouche les oreilles à l’aide des
pouces, on entend le son de l’espace qui est à l’intérieur du cœur » (Maitry Upanisad, VI,
22). Dans la Nâdabindu Upanisad, on apprend que des phénomènes auditifs
accompagnent certaines expériences yogiques : des sons d’abord violents (tonnerre,
cascade), puis musicaux (cloche, flûte)16.
21 Cet intérêt des Indiens pour les théophanies sonores s’exprime encore à l’époque
contemporaine : dans les années 30, à Beas (près d’Amritsar), il existait une secte, les
Radhaswâmi, qui méditait exclusivement autour des sons mystiques, en pratiquant le
Sabda-yoga (« yoga du son »). Le premier son à entendre pour que la méditation soit
valide était un son de cloche17.

III/ La fonction socio-politique des visions


22 On a vu que les visions pouvaient être conditionnées dans leur production par des états
de conscience modifiés (drogues, yoga) et qu’elles étaient largement déterminées dans
leur contenu par la culture ambiante. Mais on n’a pas encore parlé de l’intérêt pratique
des visions : la question à poser maintenant n’est donc pas « pourquoi les dieux
apparaissent-ils ? », mais « quel intérêt trouve-t-on à les faire apparaître ? ». On
remarque en effet que la plupart des visions, même si elles sont l’œuvre d’un ermite ou
d’un ascète coupé du monde, n’ont en réalité rien de confidentiel. L’expérience
mystique n’est jamais exclusivement individuelle puisqu’elle est relatée, décrite, qu’elle
a donc un public. Il arrive ainsi souvent qu’un dieu apparaisse pour récompenser un
ascète zélé, justifiant par là son ascèse aux yeux des tiers.
16

23 D’autre part, les personnes qui ont des visions appartiennent à une catégorie sociale
bien déterminée. Tout le monde n’a pas de vision. Dans certains exemples, il s’agit de
kavis, spirituels ou poètes inspirés isolés, mais dans la plupart des cas, il s’agit de
dévots, comme les dévots de Visnu (les suris, « savants » ou naro devayano, « hommes
unis à dieu »), dans le cadre d’un groupe religieux engagé dans une lutte politique. Ce
qui modifie considérablement la signification et la portée des visions qu’ils peuvent
avoir. Ce type de visionnaires est donc caractérisé par une fonction sociale plus
importante que celle des simples « poètes inspirés ».

***

24 La question de la fonction sociale des voyants se retrouve aux temps les plus anciens de
l’Inde. Dans certaines tribus archaïques, le voyant est déjà un personnage spécifique.
C’est le cas dans la tribu des Reddis (originaires du Deccan, de langue télougoue). Les
Reddis se croient entourés de dieux et d’esprits. Leurs divinités tutélaires sont les Konda
Devata, dieux des montagnes. Les Reddis se les représentent anthropomorphes et
pratiquant les mêmes activités qu’eux : les dieux vont à la chasse, cultivent leurs
champs (ce qui confirme l’influence culturelle sur le contenu des visions). Leurs
voyants sont les vêju. Ils n’ont rien à voir avec les prêtres (les pujari) qui ne s’occupent
que du culte, et ils sont tous eux-mêmes fils de voyants ; ils voient les dieux en rêve ou
en transe. Leur rôle social est essentiel. Il consiste à guérir les malades en identifiant et
en apaisant par des sacrifices le dieu considéré comme responsable de la maladie. Il
consiste également à prévenir des dangers, dont ils ont connaissance par les
informations qu’ils tirent des dieux au cours de leurs transes 18.
25 Une autre tribu, la tribu des Raj Gonds, située en Andhra Pradesh, présente un cas
similaire. Les voyants y sont aussi distincts des prêtres et ils ont leur don de voyance de
naissance. Ils entrent en contact avec les dieux au cours de transes et ces derniers
s’expriment à travers leurs bouches19.

***

26 La fonction sociale des voyants est plus facile à cerner que la fonction politique de
certaines de leurs visions. Mais dans quelques cas, celle-ci est évidente. Dans l’exemple
de la vision d’Arjuna, on constate que la Bhagavad-Gîtâ est devenue par la suite un
véritable manuel de vishnouisme. C’est précisément parce que les points de doctrine
abordés y ont été révélés par Visnu en personne, attribuant ainsi une autorité plus
grande à ce texte et écrasant du même coup toutes les velléités de divergences
doctrinales. On remarque dans un autre exemple que les vishnouïtes considèrent le
Bouddha comme un des avatars de Visnu. L’image du chef de file d’un mouvement
religieux est donc récupérée par un mouvement religieux antagoniste.
27 Évidemment, on distingue mieux l’impact politique d’une vision à l’époque
contemporaine qu’à l’époque védique. Cela ne veut pas dire que l’impact politique
n’existait pas à cette époque. Simplement, on ne le remarque pas, car il est noyé dans
toute une sémantique merveilleuse et magique. En revanche, le contexte politique
désacralisé de l’époque plus récente ne nous échappe pas. À cet égard, les visions de
Râmakrishna sont exemplaires. Râmakrishna (Gadâdhara Chatterji, 1836-1886), fils
inculte d’un brahmane pauvre, en charge d’un temple de la banlieue de Calcutta, décide
17

de se consacrer exclusivement au culte de la déesse Kali. Il s’impose des brimades, pour


en avoir une vision. Rapidement, il se fait des disciples et se retrouve à la tête d’un
mouvement réformateur militant contre l’occidentalisation de l’Inde. C’est à ce
moment qu’il a également des visions du Christ20. Cela le pousse à prêcher un message
de caractère œcuménique qui s’adresse en fait beaucoup plus à l’occupant anglais
qu’aux Indiens eux-mêmes.
28 Quant aux visions de Sri Aurobindo (1872-1930), elles peuvent elles aussi s’interpréter
dans une optique politique. Sri Aurobindo milite pour l’indépendance de l’Inde et pour
le renouveau spirituel indien, mais moins contre l’occidentalisation que contre
l’islamisation. En 1909, en prison, il a une vision du Krsna de la Bhagavad-Gîtâ 21. Or à
cette époque, c’est une référence très populaire en Inde. Sri Aurobindo ne tire aucun
message, aucun enseignement de sa vision. Dans son cas, ce qui importe est moins le
contenu de la vision que le fait même d’avoir cette vision. Elle sert en effet à prouver
l’authenticité de l’Hindouisme à ceux qui seraient tentés par la conversion à l’Islam.
Ainsi remarque-t-on, dans les exemples où nous connaissons le contexte politique, que
les visions servent à valider un système social ou religieux face à un autre, susceptible
de le menacer.

***

29 Le yoga est la seule technique d’obtention de visions qui soit propre à l’Inde. Pourtant,
son but est tout autre. Le yoga est en réalité une « technique de conditionnement
psychologique » (Filliozat) en vue de la délivrance. Les visions surnaturelles ne sont
qu’un des aspects de sa pratique, bien que certains yogins ne le pratiquent précisément
que pour en obtenir. Les visions ne sont-elles alors que les suites hallucinatoires de la
pratique yogique ? Il semble que la question soit aujourd’hui dépassée. Les distinctions
savantes entre hallucination et vérité, mythe ou réalité, subjectif ou objectif, vision ou
apparition ne conviennent plus aux nouvelles problématiques, en quête d’explications
culturelles, sociologiques et politiques des visions. La question qui se pose, plus que de
savoir par quel moyen on acquiert une vision, c’est de connaître les raisons du succès
ou de l’échec d’une mystique en fonction de la nature des visions qu’elle véhicule : pour
ou contre le pouvoir dominant, bien ou mal perçues par la population.

BIBLIOGRAPHIE
18

Bibliographie
1) Sources

a) Les Veda

F. M. Müller, éd., Rig-Veda-Sanhita, the Sacred Hymns of the Brahmans : together with the commentary
of Sayanacharya, 6 vol., Londres, W.H. Allen and Co., 1849-1874.

J. Varenne, éd., Le Veda, premier livre sacré de l’Inde, 2 vol., Verviers, Gérard et Cie, 1967 (coll.
Marabout Université).

W. D. Whitney, éd., Atharva-Veda samhita translated with a critical and exegetical commentary,
revised and brought nearer to completion and edited by C. Rockwell Lanman, 2 vol., Cambridge
(Mass.), Harvard University Press, 1905 (H.O.S. 7, 8).

b) Les Upanisad

A.M. Esnoul, éd., Maitry Upanisad, Paris, Adrien Maisonneuve, 1952 (Les Upanishad, 15).

E. Senart, éd., Brhadaranyaka Upanisad, Paris, Les Belles Lettres, 1934.

J. Varenne, éd., Upanishads du yoga traduites du sanskrit et annotées, Paris, Gallimard, 1971
(collection « Connaissance de l’Orient » 36).

c) Le Mahâbhârata

E. Senart, éd., La Bhagavad-Gîtâ, Paris, Les Belles Lettres, 1967.

V.S. Sukthankar, S.K. Belvalkar, P.L. Vaidya, éd., The Mahabharata, for the first time critically edited,
19 vol., Poona, Bhandarkar Oriental Research Institute, 1933-1966.

d) Patanjali et le yoga

H. Aranya, Yoga philosophy of Patañjali, trad. angl. de P.N. Mukerji, Calcutta, University of Calcutta,
1963.

J. H. Woods, The Yoga-system of Patañjali, Harvard, Harvard University Press, 1914, réimpr., Delhi,
Motilal Banarsidass, 1972.

2) Articles et ouvrages

A. Bareau, W. Schubring, Ch. von Fürer-Haimendorf, Les religions de l’Inde, vol. 3, Bouddhisme,
jaïnisme, religions archaïques, Paris, Payot, 1966.

M. Eliade, Le yoga, immortalité et liberté, 2e éd. revue et corrigée, Paris, Payot, 1968.

J. Filliozat, « Les visions chez les spirituels indiens », Les visions mystiques, Nouvelles de l’Institut
Catholique de Paris, 1976-1977, no 1, 1977, p. 145-155.

J. Gonda, Les religions de l’Inde, 2 vol., Paris, Payot, 1962-1965.

E. Lamotte, « Les visions dans l’histoire et la légende du bouddhisme indien », Les visions
mystiques, Nouvelles de l’Institut Catholique de Paris, 1976-1977, n o 1, 1977, p. 156-160.
19

NOTES
1. J.Gonda, Les religions de l’Inde, vol. 1, Paris, 1962, p. 397.
2. M. Eliade, Le yoga, immortalité et liberté, Paris, 1968, p. 96.
3. J. Filliozat, « Les visions chez les spirituels indiens », Paris, 1977, p. 155.
4. Ibid., p. 154-155.
5. R. G. Wasson, Soma, divine Mushroom of Immortality, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1969.
6. J. Filliozat, p. 150.
7. Ibid., p. 150.
8. J.H. Woods, The yoga-system of Patañjali, Delhi, 1972, p. 177-205.
9. Ibid., p. 232-296.
10. E. Senart, La Bhagavad-Gîtâ, Paris, 1967, p. 34.
11. Ibid., p. 34.
12. Ibid., p. 35-36.
13. J. Filliozat, note 3, p. 153.
14. Ibid., p. 154.
15. J. Gonda, note 1, p. 300-304.
16. M. Eliade, Le yoga, immortalité et liberté, Paris, 1968, note 2, p. 137.
17. Ibid., p. 381.
18. A. Bareau, W. Schubring, C. von Fürer-Haimendorf, Les religions de l’Inde, vol. 3, Paris, 1966,
p. 290-294.
19. Ibid., p. 303.
20. J. Gonda, vol. 2, p. 371.
21. Ibid, p. 401.

AUTEUR
SYLVAIN MAZARS
Titulaire d’un DEA en histoire des religions (université Marc Bloch) sur l’éthique médicale du
bouddhisme, a entrepris une thèse de doctorat sur ce sujet.
20

Le désir de connaître Dieu


Une vision de Mandoulis au temple de Kalabscha

Françoise Dunand

1 L’expérience de la vision est bien attestée dans la société grecque ancienne, comme en
témoigne une double tradition, héroïque et mythique d’une part, « historique » de
l’autre. L’épopée et les hymnes homériques relatent déjà toute une série d’épiphanies
de divers dieux, non sans préciser qu’il s’agit d’une expérience dangereuse, redoutable.
« Il est difficile de voir les dieux en pleine lumière », affirme Héra, qui va intervenir
pour protéger Achille1 ; et lorsque Aphrodite veut séduire Anchise, elle se fait passer
pour une jeune fille, « afin qu’il n’ait point peur en la voyant de ses yeux » 2… Mais les
épiphanies divines ne constituent pas seulement un thème littéraire. De nombreux
récits les évoquant se trouvent chez Hérodote. Le plus connu est celui de l’apparition
du dieu Pan à Philippidès, le courrier envoyé par les Athéniens à Sparte pour chercher
des secours, la veille de la bataille de Marathon3. Moins connue, mais présentée comme
tout aussi authentique, est l’histoire de la troisième épouse du roi de Sparte Ariston :
considérée alors (on est au milieu du VIe siècle a.C.) comme la plus belle femme de
Sparte, elle avait été un bébé fort laid, que sa nourrice portait quotidiennement au
sanctuaire d’Hélène, dans l’espoir d’une intervention de la déesse, jusqu’au jour où
celle-ci lui apparut et caressa la tête de l’enfant – qui dès lors devint « parfaitement
belle… »4. L’existence de phénomènes de ce type va de soi pour l’auteur du traité
hippocratique Sur les maladies internes, pour qui une maladie peut se déclarer « si
quelqu’un marche sur un chemin isolé, et si la peur s’empare de lui à la suite d’une
apparition »5.
2 À partir de l’époque hellénistique les récits d’apparition divine deviennent de plus en
plus nombreux, non seulement dans les textes, quel qu’en soit le genre, mais, ce qui est
nouveau, dans les documents, officiels ou privés. Apollonios de Rhodes, puis Diodore,
Pausanias, Plutarque, Lucien, multiplient les récits de ce type ; avec Diodore le terme
epiphaneia, connu depuis le IV e siècle, reçoit la connotation religieuse de
« manifestation visible d’un dieu » qui le caractérisera par la suite 6. Mais surtout,
depuis le IIIe siècle a.C. jusqu’à l’époque impériale, de nombreuses inscriptions de Grèce
et d’Asie Mineure mentionnent des apparitions divines. Ces interventions visibles des
dieux s’effectuent souvent dans des situations de crise ou en tout cas d’urgence :
21

Athéna se manifeste aux Lindiens lorsqu’ils sont assiégés par Datis, en 490 a.C., puis par
Démétrios Poliorcète, en 305/4 a.C.7 ; Apollon intervient pour protéger son sanctuaire
de Delphes, menacé par les Galates8 ; Zeus de Panamara se manifeste à travers l’orage et
la foudre pour sauver son temple près de Stratonicée, attaqué par les troupes de
Labienus9. L’apparition peut aussi être liée à la fondation d’un culte ou d’un sanctuaire :
c’est à la suite d’une apparition d’Artémis que la ville de Magnésie du Méandre,
en 220/221 a.C., décide d’installer sa statue dans le temple rénové et d’instituer en son
honneur une fête panhellénique10 ; à Pergame, le roi Attale II institue un culte de Zeus
Sabazios au motif que le dieu s’est souvent montré secourable « dans ses épiphanies » 11.
La grande inscription d’Antiochos Ier de Commagène à Nimrud Dagh mentionne comme
quelque chose de très fréquent les épiphanies des dieux12, et le phénomène perdure à
l’époque impériale : un décret d’Éphèse, en 160 p.C., évoque les sanctuaires et les autels
consacrés à Artémis en de nombreux endroits « en raison des épiphanies qui s’y sont
produites clairement (enargeis) »13.
3 En Égypte, à l’époque pharaonique, les choses sont peut-être plus complexes. On a
relevé14 la fréquence de l’expression « voir le dieu », « voir sa beauté », dès l’Ancien
Empire, dans des textes très divers, textes liturgiques, formules de prière, inscriptions
de statues. Mais de quoi s’agit-il ? On peut « voir le dieu » dans sa statue cultuelle, ou
bien sous la forme de l’animal qui est éventuellement son incarnation, ou encore sous
une forme « naturelle », lorsqu’il s’agit, par exemple, du dieu solaire, Rê. Encore y a-t-il
des réserves à apporter : la statue cultuelle d’un dieu n’est visible, dans son sanctuaire,
que pour un petit nombre de prêtres ; et il n’est pas sûr que les fidèles puissent la voir,
enfermée qu'elle est dans son tabernacle, lors des « sorties » des images divines, à
l’occasion des fêtes15. En revanche, il semble bien qu’on ait relativement peu d’exemples
d’apparition d’un dieu, au sens d’une manifestation sensible de sa présence. Quelques
cas relèvent de traditions littéraires : Bata, dans le Conte des Deux Frères, rencontre
l’Ennéade divine ; Satni et son fils Si-Osiris, dans un conte du cycle de Satni-Khamoïs,
rencontrent les dieux du monde des morts16. Par ailleurs, des textes de caractère officiel
relatent des visions dont plusieurs rois auraient bénéficié : Harmakhis, le Grand Sphinx
de Giza, apparaît au prince Thoutmosis, le futur Thoumosis IV, pour lui prédire sa
prochaine accession au pouvoir17 ; Amon apparaît à la reine Ahmosé, qu’il a élue pour
être la mère de sa fille, la future reine Hatshepsout18 ; selon un texte apocryphe, mais
qui n’en est pas moins révélateur, Khnoum d’Éléphantine apparaît à Djéser, inquiet de
plusieurs années de sécheresse, pour lui révéler l’origine de la crue 19. On peut
s’interroger sur le caractère politique de ces textes, évidemment destinés à servir une
propagande royale. Ce qui en ressort en tout cas, c’est que le roi, de par sa nature et sa
fonction, pouvait rencontrer Dieu ; mais la vision, dans cette acception, paraît bien être
un privilège, quelque chose d’exceptionnel.
4 Aux époques ptolémaïque et romaine, cependant, en Égypte comme en Grèce ou en Asie
Mineure à la même époque, les apparitions divines deviennent beaucoup plus
fréquentes, et le roi n’en est plus le principal bénéficiaire. Sarapis, Isis, Imhotep
apparaissent à des malades qui leur demandent une guérison ou à des femmes
désireuses d’avoir un enfant20 ; Thot apparaît à un de ses prêtres pour lui faire des
révélations sur l’avenir de l’Égypte et sur son propre sort21. Quelques siècles plus tard,
c’est en Égypte que se rend le médecin Thessalos pour obtenir la vision d’un dieu
susceptible de lui enseigner des remèdes miraculeux, vision qu’il obtiendra, grâce à un
prêtre savant, par une véritable « mise en condition » effectuée selon un protocole
complexe22. Ici encore, textes « littéraires » et « documents » convergent. Les
22

apparitions qu’évoquent Diodore et Strabon peuvent être mises en parallèle avec celles
que relatent les « archives » du prêtre Hor de Sébennytos, dans la première moitié du
IIe siècle a.C., ou l’inscription biographique de l’épouse du grand-prêtre de Memphis,
sous le règne de Cléopâtre VII.
5 C’est du genre « documentaire » que relève le récit de vision dont il sera question ici ;
mais il est clair que, tout en relatant l’expérience d’un individu, donnée pour
authentique et directe, il se conforme à un schéma narratif et à un vocabulaire de type
littéraire.
6 Le cadre est celui du temple de Kalabscha, l’ancienne Talmis, autrefois situé à environ
55 km au Sud d’Assouan23. Construit à l’époque d’Auguste et de ses premiers
successeurs (cf. pl. I 1, II 1), tandis que sa décoration se poursuivait jusque sous les
règnes de Trajan et d’Antonin le Pieux, il semble avoir fait suite à un temple édifié au
Nouvel Empire, sous Amenhotep II, dont aucun vestige n’a été conservé 24. Associée à ce
temple, une chapelle rupestre a dû faire office de « maison de la naissance » (mammisi)
pour un jeune dieu ; une autre chapelle remonterait à l’époque de Ptolémée V. Il semble
qu’à l’époque pharaonique il n’y avait pas d’établissement urbain à Kalabscha ; mais à
l’époque impériale on y a placé une garnison romaine, dont la présence est attestée
depuis le règne de Vespasien jusqu’à celui d’Alexandre Sévère, et il est probable que les
compagnes des soldats et leurs enfants étaient installés à proximité, comme c’est le cas
dans d’autres établissements militaires. Au milieu du III e siècle, le temple était sans
doute en déclin, sinon désaffecté : un décret du gouverneur d’Ombos et Éléphantine,
Aurélios Bèsarion, en 249 p.C., ordonne aux propriétaires de cochons de faire sortir ces
animaux du hieron 25… Mais lorsque les Romains se retirent de Basse Nubie, au début du
IVe siècle, les Blemmyes, devenus maîtres de cette partie de la vallée, font de Kalabscha
leur résidence principale, jusqu’à sa conquête au VIe siècle par le roi nubien Silko26.
7 Le dieu auquel est consacré le temple est un dieu nubien, dont le nom égyptien Mrwr
ou Mrwl a été transcrit en grec sous la forme Mandoulis. C’est un dieu solaire, maître
du ciel, que les inscriptions grecques du temple invoquent comme « le très grand », « le
seigneur », et qu’elles identifient à Apollon. Son image est celle d’un dieu égyptien,
pourvu de la couronne hemhemet, généralement attribuée à Harpocrate, le dieu enfant ;
et de fait le dieu est représenté sur les reliefs du temple à la fois comme un adulte et
comme un enfant, ce qui est assez exceptionnel (cf. pl. III 1-2). Son image est la plupart
du temps anthropomorphe, mais elle peut aussi prendre l’aspect d’un faucon, voire
d’un oiseau à tête humaine. Mandoulis avait d’autres lieux de culte en Nubie : Ajuala,
sur la rive Est, à quelques kilomètres au Nord de Kalabscha, où un temple lui avait été
consacré à l’époque ptolémaïque, Philae, où il était synnaos d’Isis, Dendour, où il était
associé aux deux « héros » locaux, deux frères divinisés, Petisis et Pihor. À Kalabscha,
son principal lieu de culte, toute une série de dieux lui étaient associés : sa parèdre
Outo, le dieu enfant Harpocrate, les dieux d’Éléphantine, Khnoum et Satis, ainsi que
divers autres dieux (Isis, Osiris, Hathor, Horus, Amon, Mout, Shou, Min…) dont la
présence caractérise les sanctuaires avoisinant la Première cataracte.
8 Sur la « clientèle » de Mandoulis, nous sommes renseignés par un important ensemble
d’inscriptions et de graffiti relevés pour la plupart sur les parois Sud, Est et Nord de la
cour du temple (cf. pl. I 2, II 2)27. La majeure partie d’entre eux émanent de soldats de la
garnison, venus soit seuls, soit en groupe, faire acte d’adoration (proscynème) auprès
du dieu. Ils appartiennent à la Légion III Cyrenaica et à des corps auxiliaires, Ituréens,
Thraces, Thébains, Hispaniens, Lusitaniens28. D’autres visiteurs n’appartenaient pas à
23

l’armée : le prêtre Sansnos, qui a laissé plusieurs inscriptions, dont une belle
exhortation à la piété envers « tous les dieux », mais particulièrement « les dieux
ancestraux », au premier rang desquels Isis et Sarapis29 ; un tailleur de pierre, venu avec
sa compagne et son fils30 ; un médecin, mais qui appartient peut-être à l’armée31. Au
total, ces « civils » sont peu nombreux, face à la masse des soldats ; il est clair que le
temple de Kalabscha n’était pas, à proprement parler, un lieu de pèlerinage, en tout cas
pour les Égyptiens. Quant aux Blemmyes qui s’y réunissaient, ils n’ont guère laissé de
traces de leur passage.
9 Les inscriptions des soldats sont pour la plupart très répétitives. Elles se réduisent le
plus souvent à la formule « le proscynème de… », ou « j’ai fait le proscynème », suivie
ou précédée du nom du dédicant, parfois accompagnée de la formule « pour le bien ».
Un bon nombre d’entre elles sont des prières collectives, associant plusieurs soldats
d’une même turme32 ; individuelles ou collectives, elles mentionnent souvent les
membres de la famille sur lesquels l’auteur de la dédicace veut attirer la protection du
dieu de Kalabscha : les frères et sœurs, en premier lieu, mais aussi les enfants, l’épouse,
les parents, et, dans plusieurs cas, le cheval, auquel le cavalier est manifestement
attaché, non seulement sans doute parce que c’est un animal de prix, mais parce qu’il
fait en quelque sorte partie de la famille33.
10 Dans ce corpus, cinq textes, dont la datation doit se situer à l’époque où fonctionnait le
temple, entre le Ier et le III e siècle, occupent une place tout à fait particulière. Il s’agit
d’inscriptions beaucoup plus longues que les précédentes, dont quatre sont en vers ;
seule l’une d’entre elles est « signée » par un acrostiche indiquant que son auteur est
« le décurion Maximos ». Peintes à l’origine sur les murs Sud et Est de la cour, elles ont
aujourd’hui disparu34. Il y a une indéniable parenté, de style et de vocabulaire, entre ces
cinq textes ; il n’est pas certain cependant que Maximos en soit le seul auteur. L’un
d’eux est une prière adressée à Mandoulis, demandant qu’un certain Hérôdès puisse
rentrer chez lui35 ; une autre prière demande à Mandoulis de « sauver » son auteur,
ainsi que sa femme et ses enfants, et mentionne une maladie (νόσος) ainsi que, semble-
t-il, le retour dans la patrie (δμόας πατρίδι ίκέσθαι)36. Une troisième prière, adressée à
Apollon Pythien, se termine par un acte d’adoration à Mandoulis, ce qui atteste une
équivalence reconnue entre le dieu grec et le dieu nubien37. Mais les deux textes les
plus intéressants sont ceux qui évoquent des apparitions divines. L’un est le poème de
Maximos qui relate comment, venu visiter ce « lieu béni de solitude » (μακάριον ήρεμίας
τόπον), il s’endort et rêve qu’il se baigne dans le Nil et que lui apparaissent
successivement le chœur des Muses, puis Mandoulis, descendu de l’Olympe en
compagnie d’Isis, qui lui enjoint d’écrire38. L’autre est un récit en prose, qui a déjà été
l’objet d’une abondante « littérature », et qui me paraît mériter tout particulièrement
l’attention39.
11 Ce texte se présente comme la relation d’une expérience de vision, demandée et
obtenue par un fidèle anonyme qu’il faut peut-être identifier au Maximos du poème.
Sur la « réalité » de la vision, il est évidemment impossible de se prononcer. Le récit ne
peut pas être pris « au premier degré » : il s’agit d’un texte littéraire, assez comparable,
quant au vocabulaire, aux invocations au soleil qui figurent dans les hymnes orphiques
et dans les papyrus magiques, caractérisé comme eux par l’accumulation des épithètes
savantes et des allusions mythologiques. Tel quel, il paraît cependant tout à fait
révélateur d’un état d’esprit répandu à cette époque : le désir de « connaître Dieu ».
24

12 Le caractère solaire du dieu est d’emblée indiqué dans l’invocation. L’adjectif aktinobolos
(άκτινοβόλε δέσποτα), très rare, évoque un dieu qui « darde ses rayons » ; le qualificatif
de « Titan » sert à désigner le soleil dans un hymne orphique 40 et se trouve déjà dans le
même emploi chez Empédocle41. Quant à l’épithète « bienheureux » (μακαρεύς), elle se
retrouve aussi dans les Hymnes orphiques, appliquée à divers dieux.
13 Vient ensuite l’objet de la demande, clairement formulé : l’auteur a le pressentiment de
la nature du dieu, mais il voudrait la connaître « de façon certaine », car il a reçu de lui
« des signes éclatants » (σημεία λαμπρά). De quoi s’agit-il ? Le terme sèmeion peut
désigner les marques distinctives, les attributs qui permettent de reconnaître un dieu ;
dans un papyrus magique, le magicien, s’adressant à Hélios qu’il veut faire apparaître,
affirme : « je connais tes signes (sèmeia), tes symboles et tes formes » 42. Mais le terme en
est venu à désigner le miracle, au sens de « signe » envoyé par un dieu, que ce soit à
titre prémonitoire, ou bien pour réconforter, soutenir, parfois aussi châtier un
individu43. Il est probable que c’est un signe de ce genre que l’auteur du récit dit avoir
reçu ; mais on n’en saura pas plus. Ce qu’il attend, en tout cas, c’est une révélation de la
part du dieu, et pour ce faire il doit effectuer une véritable « mise en condition » qui
rappelle celle à laquelle le magicien doit procéder avant une opération magique. Il
s’agit d’une purification morale : « Je me suis rendu étranger à tout vice et à toute
impiété », et probablement matérielle : le terme hagneuein (άγνεύσας) peut désigner des
abstinences alimentaires et sexuelles, peut-être aussi le port d’un vêtement particulier.
Il est clair que les « souillures » inévitables de l’existence doivent être éliminées
lorsqu’on veut entrer en contact avec la divinité44. Cette préparation prend, semble-t-il,
beaucoup de temps (ἐς πολúν χρόνον), mais enfin notre homme reçoit la faveur d’une
vision.
14 La scène se passe très probablement dans une partie du temple accessible aux fidèles ;
le ἔνθα de la I.17 peut être pris dans un sens temporel (« alors ») ou dans un sens
spatial (« à cet endroit »), renvoyant au temple dont il vient d’être question. Y a-t-il eu
incubation, selon une pratique bien connue des sanctuaires égyptiens à époque
tardive ? C’est l’hypothèse d’H. Lewy45, qui propose de restituer, l.8, « au cours de cette
nuit » (τῇδε τῇ νυκτὶ) et, l.9, « je me suis endormi » (ἐπεκοιμήθην) ; cependant, Nock
proposait de lire à la 1.9 « j’ai fait une offrande d’encens », ou un sacrifice
(έπεθυσάμην), ce qui n’est évidemment pas impensable, comme prélude à la rencontre
attendue avec le dieu. Ces restitutions sont l’une et l’autre conjecturales ; mais la
première peut paraître particulièrement vraisemblable, du fait que, dans le poème de
Maximos, l’auteur dit avoir eu ses visions au cours d’un songe, alors qu’il était descendu
dans « un souterrain propice au sommeil » (ὕπνου μυχός), c’est-à-dire, très
probablement, une pièce en sous-sol, à l’intérieur du temple, destinée à l’incubation 46.
L’auteur de l’hymne en prose était-il endormi ou à l’état de veille, on ne le saura pas.
Mais il dit avoir « vu » (ένθεασάμενος) et, peut-être, « compris » ce qui s’est montré à
lui47.
15 Car Mandoulis s’est bel et bien « montré » à lui, comme l’indiquent les termes
κατέδειξας (l.10) et φαίνη (l.15), dont le deuxième appartient au vocabulaire technique
de l’apparition. Le dieu lui a fait connaître par un signe qu’il répondait à sa prière : le
terme νεύων (l.10) désigne un signe de tête ou une inclinaison du corps ; on peut
évoquer le froncement de sourcil par lequel Zeus était censé manifester sa volonté,
dans la tradition grecque, ou, dans les rituels égyptiens, le mouvement de la statue
divine, qui indiquait la réponse donnée par le dieu à la question posée par un fidèle 48. La
25

même expression, sous une forme un peu différente, se retrouve dans une autre
inscription de Kalabscha, dans laquelle le dédicant prie Mandoulis de lui « donner un
signe »49. Le récit de la vision, dont le texte est très mutilé, ne peut malheureusement
être reconstitué que de façon conjecturale. Il s’agit sans doute d’une vision du soleil
traversant dans sa barque (σκάφος) la voûte céleste (ούράνιον πόλον) ; mais la suite est
problématique : il y est question de « formes » (δέμματα) et d’une « terrible course
nocturne » (δεινόν νυκτιδρόμον), dont on a pensé qu'elle pourrait évoquer le voyage
nocturne du soleil dans le monde des morts50. Par ailleurs, il semble bien que notre
auteur ait bénéficié d’une deuxième vision, qui se situerait le matin, lorsque le soleil,
après s’être « baigné dans l’eau d’immortalité » (τής ἀθανασίας ὕδατι λουσάμενος), lui
apparaît « une deuxième fois » (φαίνη δεύτερον), selon une restitution suggérée par
Nock. Cependant, la restitution « comme un enfant » (φαίνη ώς παιδίον), proposée par
Lewy, suivi par E. Bernand, me paraît plus intéressante, dans la mesure où elle évoque
une tradition ancienne en Égypte : le soleil à son lever est vu comme un enfant
émergeant d’une fleur de lotus, hors des eaux primordiales ; chaque matin, cet enfant
solaire recrée l’ordre du monde. Cette tradition, peut-être d’origine hermopolitaine, est
bien connue à époque tardive51 ; et on relèvera que Mandoulis, dans son temple de
Kalabscha, est représenté sous deux formes, alternativement ou simultanément,
comme un adulte et comme un enfant. L’évocation du « bain » du dieu pourrait elle
aussi se référer à une conception égyptienne, celle du passage nocturne du soleil à
travers le « Noun d’en bas », l’océan dans lequel il se régénère. Mais l’idée de la
« renaissance » du soleil à partir des eaux dont il émerge au matin se trouve également
en milieu grec, et elle est reprise par un auteur chrétien du II e siècle, Méliton de Sardes,
à qui elle fournit une image de la régénération du chrétien par les eaux du baptême 52.
16 En revanche, lorsque l’auteur célèbre le retour du dieu dans son temple, apportant à sa
statue « le souffle de vie et un grand pouvoir » (ἓμπνοιαν παρέχων καί δύναμιν
μεγάλην), c’est à des rites spécifiquement égyptiens qu’il me paraît se référer. À un
premier « niveau de lecture », on peut penser au rituel journalier, par lequel le prêtre
principal, dans chaque temple d’Égypte, « éveille » le dieu de façon qu’il vienne habiter
sa statue cultuelle : c’est bien son « souffle de vie » qui anime cette dernière. Mais un
autre rituel, de caractère plus exceptionnel, pourrait également être rapproché de
notre texte : celui de l’« union au disque », bien attesté dans les temples ptolémaïques
et romains, selon lequel, au moins une fois par an, les statues divines étaient sorties de
leur naos pour être exposées dans une chapelle à ciel ouvert, éventuellement sur le toit
du temple, aux rayons du soleil qui les « rechargeait » d’énergie divine 53. Ce rituel est
décrit en détail dans les textes d’Esna relatifs à la « Fête du soulèvement du ciel et de
l’instauration du tour de potier »54, dont il est l’un des épisodes ; l’acte essentiel est la
« révélation du visage », au cours de laquelle on sortait de son tabernacle la statue de
Khnoum, le dieu principal du temple, pour l’exposer devant le portail de la salle
hypostyle ; ainsi, inondée de soleil, elle retrouvait sa puissance. À Kalabscha,
Mandoulis, dieu solaire, illumine et « recharge » sa propre statue 55.
17 Ainsi, l’objet de la « vision » apparaît au premier abord comme quelque chose de banal :
le soleil à son lever… Mais notre visionnaire a vu dans ce spectacle bien autre chose
qu’un phénomène naturel ; ou peut-être faut-il comprendre qu’un prêtre lui a révélé le
sens de ce qu’il voyait. Cette révélation, c’est celle d’un « dieu vivant », « roi de
l’univers » (απάντων βασιλέα), dont l’apparition au matin est le signe de la régénération
du monde, délivré des forces obscures qui menacent son existence. La notion selon
26

laquelle la création, sans cesse menacée d’un retour au chaos, doit être renouvelée
chaque jour grâce à l’action bienfaisante d’un démiurge, est présente en Égypte dans
tous les systèmes cosmogoniques, et la plupart d’entre eux voient ce démiurge sous la
forme d’un être solaire. En ce sens, on peut dire que l’apparition de Mandoulis nous
amène au cœur d’une vision du monde typiquement égyptienne56.
18 Mais cette vision revêt, au moins en partie, un « habillage » grec. Lorsque Mandoulis est
invoqué sous le nom d’Aiôn, le Temps, ou l’Éternité, c’est peut-être avant tout une
manière d’exprimer ce qui est pour ses fidèles une certitude : son retour perpétuel,
promesse de durabilité d’un monde qu’il recrée sans cesse. Mais il est vrai que la figure
d’Aiôn relève de traditions religieuses et philosophiques répandues dans le monde grec
à partir de l’époque hellénistique et qu’on ne peut guère l’identifier à une figure divine
égyptienne”. Des textes tardifs font état d’un culte d’Aiôn à Alexandrie et même d’une
fête célébrée en l’honneur de sa naissance dans la nuit du 3 au 6 janvier 57 ; d’autre part,
sur une monnaie alexandrine d’Antonin le Pieux frappée en 138/9 pour célébrer le
début d’une nouvelle « grande année » sothiaque58, le nom Aiôn figure, accompagnant
l’image du phénix, pour symboliser le « renouvellement » du temps. Il reste que la
désignation de Mandoulis comme Aiôn relève plutôt, semble-t-il, d’un usage attesté
dans les papyrus magiques grecs. Hélios, dans ces textes, est souvent invoqué comme
« l’Éternel » (Αἰών), le « Maître éternel de la voûte céleste », (ἀιωνπολοκράτωρ),
« l’Éternel maître du monde » (Αἰών κοσμοκράτωρ)59. L’invocation à Mandoulis, dieu
solaire, sous le nom d’Aiôn s’inscrit donc dans un courant de pensée spécifique des
premiers siècles de notre ère.
19 Et c’est aussi un trait spécifique de l’époque que la demande de « connaître Dieu ».
Consulter un oracle au sujet de la « nature » ou de l’identité d’un dieu semble avoir été
une pratique fréquente, individuelle ou collective. Les gens de Milet et d’Érythrées
interrogent l’Apollon de Didymes sur la divinité d’Alexandre ; on interroge l’oracle de
Delphes pour savoir si Lycurgue est un dieu ou un héros ; un certain Apollophanès,
Arcadien, demande à ce même oracle de Delphes de qui Asklépios est le fils ; on
interroge l’oracle de Claros pour savoir « qui est Iaô »60… Un exemple caractéristique
est celui du philosophe Proclus : ayant prié pour que lui soit révélée l’identité du dieu
d’un sanctuaire oraculaire où s’accomplissaient des miracles, et dont on se demandait
s’il s’agissait d’Asklépios ou des Dioscures, « le dieu » lui apparaît et lui apprend que les
patrons du sanctuaire sont les héros guérisseurs, fils d’Asklépios, Podalire et
Machaon61. Il arrive aussi, comme dans l’inscription de Kalabscha, que la question soit
directement posée au dieu dont on veut connaître la nature : Nicocréon, roi de Chypre,
aurait interrogé l’oracle de Sarapis pour lui demander qui il était 62 ; les gens
d’Abonoteichos posent la même question à Glykon, le dieu que leur a apporté le « faux
prophète » Alexandre63. Dans ces deux cas, il s’agit d’un dieu « nouveau », sur lequel les
consultants peuvent à bon droit s’interroger. Mandoulis, quant à lui, est un dieu local
nubien, dont le culte n’est attesté que sur un territoire restreint qui va de Philae, au
Nord, à Dendour, au Sud ; l’auteur de l’inscription, qui n’était certainement pas
originaire de la région, pouvait, lui aussi, s’interroger sur un dieu aussi « exotique ».
Mais s’agit-il d’une simple curiosité à l’égard d’un dieu étranger ? Ce n’est pas sûr. Le
désir de connaître s’exprime avec force et à plusieurs reprises dans notre texte (l.4-5, l.
17). Or c’est une attitude que l’on retrouve, à cette époque, chez les philosophes comme
chez les gnostiques. Dans le prologue du premier traité du Corpus Hermeticum, un être
surnaturel, Poimandrès, se révèle au narrateur comme étant une émanation divine,
venue lui apprendre tout ce qu’il désire connaître ; en effet, dit le narrateur, « je veux
27

être instruit sur les êtres, comprendre leur nature, connaître Dieu (γνῶναι τòν θεόν) »
64
. Même attente en milieu païen. « Nous prions tout spécialement afin de recevoir [des
dieux] la connaissance de leur nature », écrit Plutarque en introduction du De hide, et ce
n’est pas seulement une connaissance intellectuelle qui est en cause : « le désir de
vérité, en ce qui concerne les dieux, est une aspiration à la divinité » 65. Autrement dit,
la connaissance peut permettre à l’homme de dépasser sa condition et d’accéder à la vie
divine.
20 Nous ne savons rien de l’homme qui dit avoir bénéficié de la vision de Mandoulis ; peut-
être est-il le même que ce Maximos qui désirait « contempler ce lieu béni de solitude » 66
et a été favorisé de plusieurs visions en songe, mais ce n’est pas certain. Cependant, si
ces textes nous apparaissent comme des compositions savantes, vraisemblablement
élaborées par des prêtres érudits plutôt que par les « pèlerins » 67 eux-mêmes, ils n’en
sont pas moins l’écho d’un type d’expérience dont nous avons trop de témoignages par
ailleurs pour mettre en doute la réalité. Depuis les derniers siècles avant notre ère
jusqu’à l’époque où s’affirme la prédominance du christianisme, en Grèce, en Asie
Mineure, en Égypte, des hommes et des femmes appartenant à des milieux sociaux et
culturels très divers ont désiré « voir le Dieu ». Car le « voir » c’était le « connaître ». Et
le connaître, cela a pu représenter, pour certains d’entre eux, l’espoir d’accéder de
quelque manière à sa divinité ; de toutes manières, c’était pour tous la certitude de sa
présence au monde et de sa bienveillance agissante à l’égard des hommes 68.

La vision de Mandoulis
21 Texte copié et transcrit par H. Gauthier, Cinq inscriptions grecques de Kalabchah
(Nubie), Annales du Service des Antiquités de l’Égypte, X, 1909-1910, p. 87-88.
28

22 Texte transcrit par A.D. Nock, A Vision of Mandulis Aion, Harvard Theological Review, 27,
1934, p. 363.

23 Texte transcrit par E. Bernand, Inscriptions métriques de l’Égypte gréco-romaine, Paris,


1969, p. 577.
29

Traduction
24 Seigneur qui dardes tes rayons, Mandoulis, Titan, Makareus, ayant vu certains signes
éclatants venant de toi, j’ai réfléchi et j’étais préoccupé, désireux de savoir de façon
sûre si tu étais le soleil. Je me suis rendu étranger à tout vice et à toute impiété, je suis
resté pur pendant une longue période ; [cette nuit-là ?] en raison de ma piété envers les
dieux [je me suis endormi ?], j’ai eu une vision et [j’ai compris ?]. Car tu m’as donné un
signe et tu t’es montré à moi dans le [ ] doré, traversant dans ta barque [la voûte ?]
céleste et [ ] dans la terrible course nocturne [ ]. Et après t’être baigné dans l’eau sainte
de l’immortalité, tu m’es apparu [comme un enfant ?]. Tu es venu, effectuant ton lever
en temps voulu dans ton temple, apportant à ta statue et à son habitacle le souffle de
vie et un grand pouvoir. Alors je t’ai connu, Mandoulis, soleil, seigneur qui voit tout, roi
de l’univers, Aiôn tout-puissant. Bienheureux les hommes qui habitent la ville qu’aime
le soleil Mandoulis, la sainte Talmis, sous le sceptre d’Isis aux beaux cheveux, aux dix
mille noms.

NOTES
1. Iliade, XX, 129-131 ; Achille, dit Héra, risque de prendre peur « quand il se trouvera face à face
avec un dieu dans la mêlée ».
2. Hymne homérique à Aphrodite, I, v. 81 sq.
30

3. Hérodote, Histoires, VI, 105.


4. Hérodote, Histoires, VI, 61.
5. Hippocrate, Sur les maladies internes, 48.
6. En revanche le verbe phainomai est déjà employé chez Homère pour désigner les
manifestations visibles des dieux ; cf. Pfister, Epiphaneia, dans PW Suppl. 4. D’autres termes
comme parousia, phasma, epidèmia, peuvent également désigner une apparition divine ; une
distinction intéressante est apportée par un texte de Diodore, IV, 43,2 : l’apparition (parousia) au
ciel de deux étoiles révèle la manifestation (epiphaneia) des Dioscures.
7. Cf. Ch. Blinkenberg, La chronique du temple lindien, Copenhague, 1912.
8. SIG3 398 (décret de Cos commémorant cette intervention).
9. P. Roussel, Le miracle de Zeus Panamaros, BCH, 1931, p. 278-323.
10. SIG1 256-261 = SIG3 557-562 ; F. Sokolowski, Lois sacrées d’Asie Mineure, n o 33.
11. OGIS 331, IV (entre 159 et 138 a.C.).
12. OGIS 383 (Ier siècle a.C.).
13. SIG2 656 = SIG3 867 ; F. Sokolowski, Lois sacrées d’Asie Mineure, n o 31. Le terme enargès désigne un
fait qui se produit « ouvertement », « en pleine lumière » ; il s’agit donc bien de manifestations
visibles de la déesse. Déjà dans Odyssée III, 420, Nestor évoque la venue d’Athéna, « visible »
(enargès), au festin qu’il a donné en l’honneur de Poseidon.
14. D. Van Der Plas, « Voir » Dieu. Quelques observations au sujet de la fonction des sens dans le
culte et la dévotion de l’Égypte ancienne, BSFE, 1 15, 1989, p. 4-35.
15. D. Van Der Plas pense cependant, après Erman, que le tabernacle était ouvert et la statue
visible, mais c’est indémontrable. « Voir le dieu face à face » est un privilège du grand-prêtre ou
du premier prophète, dans chaque sanctuaire ; il paraît contradictoire que ce même dieu ait pu
être visible par tous, même s’agissant d’occasions exceptionnelles.
16. Je dois ces références à Jean-Luc Fisolo, qui a participé à notre séminaire, et que je remercie.
17. Traduction de ce texte dans C. Lalouette, Textes sacrés et textes profanes de l’ancienne Égypte,
Paris, 1984, I, p. 37-39.
18. C. Lalouette, Textes sacrés…, I, p. 30-35.
19. Cf. S. Sauneron, Les songes et leur interprétation dans l’Égypte ancienne, Sources Orientales, 2,
Paris, 1959, p. 29-30.
20. Sur les cures opérées par Sarapis dans son temple de Canope, par l’intermédiaire
d’apparitions en songe, cf. Strabon, XVII, 17 ; cf. aussi Diodore, I, 25, 2-3, sur les apparitions d’Isis
à des malades, texte confirmé par un papyrus provenant de Kerkéosiris et émanant d’un fermier,
Haryotès, qui se dit « en traitement dans le temple d’Isis » (Wilcken, Chrestomathie, I, n o 118 ; 114
a.C.). Apparition d’Imhotep au grand-prêtre de Ptah à Memphis, Pasherinptah, lui promettant la
naissance d’un garçon, cf. l’inscription funéraire de l’épouse du grand-prêtre, Taimhotep, stèle
BM 147, traduction dans E. Otto, Die Biographische Inschriften der Ägyptischen Spätzeit, Leyde, 1954,
no 57, p. 190-194.
21. J.D.Ray, The Archive of Hor, Londres, Egypt Explor. Society, 1976.
22. A.J.Festugière, L’expérience religieuse du médecin Thessalos, dans Hermétisme et mystique
païenne, Paris, 1967, p. 141-180.
23. Au cours des opérations de sauvetage des temples de Nubie, consécutives à la construction du
Haut Barrage, le temple a été remonté à Shellal, tout près d’Assouan.
24. Une statue de Thoutmosis III aurait encore été visible à Kalabscha au début du XX e siècle ; cf.
A.E.P. Weigall, A Report on the Antiquities of Lower Nubia, Oxford Univ. Press, 1907, p. 68-73. Relief
représentant Amenhotep II faisant l’offrande à Min et à Mandoulis, H.G. Bonnet, Reallexikon, s.v.
Talmis.
25. Sans doute avait-on pris l’habitude de les laisser divaguer dans l’enceinte du temple ; H.
Gauthier, Le temple de Kalabchah, I, 1911, p. 193-194.
26. Cf. l’inscription qui relate cette conquête, H. Gauthier, Kalabchah, p. 203-205.
31

27. Comme il est normal ; le temple étant en activité, il était exclu que les visiteurs pénètrent
dans la partie fermée.
28. On sait que, à cette époque, la désignation des cohortes ne correspond plus à l’origine
géographique de leurs membres ; le recrutement des auxiliaires devait se faire, pour une bonne
part, localement.
29. H. Gauthier, Kalabchah, p. 195 ; cf. aussi p. 200. L’inscription de Sansnos a été repri se dans
Wilcken, Chrestomathie, no 116.
30. H. Gauthier, Kalabchah, p. 277, 20.
31. Il est associé, dans son proscynème, à un cavalier « de la I re cohorte des Thébains », ib., p. 291, 20.
32. Escadron de 30 cavaliers.
33. Cf. des lettres privées dont les auteurs demandent à leur correspondant des nouvelles de son
cheval, voire le prient de lui transmettre des salutations.
34. Publiés par H. Gauthier, Cinq inscriptions grecques de Kalabchah (Nubie), ASAE, XX, 1909,
p. 66-90, ces textes ont fait l’objet de nombreuses tentatives de relecture et d’interpétation. Ils
ont été repris, avec traduction et commentaires, par E. Bernand, Inscriptions métriques de l’Égypte
gréco-romaine, n o 166-170, p. 576-616, qui n’a pu cependant faire aucune vérification in situ, les
caractères étant quasi complètement effacés.
35. H. Gauthier, ASAE, no III = Kalabchah, p. 261, 29 ; E. Bernand, Inscriptions, n o 170.
36. H. Gauthier, ASAE, no II = Kalabchah, p. 246, 16 ; E. Bernand, Inscriptions, n o 167.
37. H. Gauthier, ASAE, no V = Kalabchah, p. 278, 23 ; E. Bernand, Inscriptions, n o 169.
38. H. Gauthier, ASAE, no I = Kalabchah, p. 238,1 ; E. Bernand, Inscriptions, n o 168.
39. H. Gauthier, ASAE, no IV = Kalabchah, p. 240, 4 ; E. Bernand, Inscriptions, n o 166. Cette inscription
avait été relevée dès 1844 par Lepsius. Parmi les commentaires qu’elle a suscités, on retiendra en
particulier ceux d’A.D.Nock, A vision of Mandulis Aion, Harvard Theoogical Review, 27, 1934,
p. 53-104, et d’A.J. Festugière, dans La révélation d’Hermès Trismégiste, I, Paris, 1944, p. 46-50.
40. Hymne 8 : « Titan à l’éclat doré » (Orphei Hymni, éd. Quandt, Berlin, 1941 ; traduction de P.
Charvet, La prière, les hymnes d'Orphée, Paris, 1995).
41. Empédocle, Frgt. 38 : « Titan qui étreint de ses bras tout l’univers ». Chez Hésiode cependant,
Hélios n’est pas lui-même Titan, mais il est fils du Titan Hypérion et de la Titanide Theia, enfants
d’Ouranos et de Gaia.
42. K. Preisendanz, Papyri Graecae Magicae (PGM), III, 499.
43. Sèmeion est constamment employé au sens de « miracle » dans la littérature néo-
testamentaire.
44. Cf. la mise en condition à laquelle se prête le médecin Thessalos, A.J.Festugière,
L’expérience…, p. 141-167.
45. H. Lewy, A dream of Mandulis, ASAE, 44, 1944, p. 227-234 ; son interprétation du texte est
suivie par E. Bernand.
46. C’est l’interprétation d’A.J.Festugière, Révélation…, p. 48.
47. Si on adopte la restitution de Lewy, άνεδάην, ou celle d’E. Bernand, ἀνέγνών ; Nock proposait
ἀνεπάην, au sens de « j’ai trouvé le repos, la paix de l’âme ».
48. Sur l’interprétation des oracles à l’aide d’un signe donné par la statue du dieu, portée en
procession, et qui « contraint » ses porteurs à avancer ou à reculer, cf S. Sauneron, Les prêtres de
l'ancienne Égypte, Paris, 1957, p. 94 ; le rapprochement entre cette pratique et le « signe »
qu’évoque notre texte a déjà été envisagé par Nock, A Vision…, p. 368-369.
49. H. Gauthier, ASAE, no II, p. 77 : πίνευσον.
50. C’est l’interprétation proposée par H. Lewy, art. cit., p. 232-233 ; mais la plupart des
commentateurs se refusent à traduire ce passage très lacunaire, et le texte paraît en
contradiction avec l’idée que le visionnaire aurait suivi – ou pensé suivre – la course nocturne du
soleil. Par ailleurs, l’adjectif deinon pourrait évoquer une vision « effrayante » : allusion au
combat mené par Rê, le soleil, chaque nuit, contre les forces du chaos ?
32

51. Cf textes cités par S. Sauneron, La naissance du monde selon l’Égypte ancienne, Sources
Orientales, 1, Paris, 1959, p. 37, 54-59. Une adresse au soleil, dans un papyrus magique grec,
l’invoque comme celui qui est « jeune au matin, vieux le soir », K. Preisendanz, Papyri Graecae
Magicae (PGM), I, 33 (traduction dans H.D.Betz, The Greek Magical Papyri in translation, Chicago, 2 e
éd. 1992, p. 4).
52. Texte cité par Nock, A Vision…, p. 376.
53. F. Dunand et C. Zivie-Coche, Dieux et hommes en Égypte, Paris, 1991, p. 103.
54. S. Sauneron, Les fêtes religieuses d’Esna aux derniers siècles du paganisme, Le Caire, 1962,
p. 121-183.
55. Nock, A Vision…, p. 375, rappelle, pour expliquer la « venue » de Mandoulis dans son temple, la
coutume, assez souvent observable, d’orienter le temple de façon telle que les rayons du soleil
levant viennent éclairer les salles jusqu’alors obscures ; mais la mention de la statue, à qui sont
donnés « souffle » et « puissance », me paraît avoir une référence beaucoup plus précise.
56. Sur cette désignation de Mandoulis comme Aiôn, cf. le commentaire de Nock, A Vision…,
p. 377-396.
57. Épiphane, Panarion, LI, 22 ; il pourrait s’agir, selon Nock, d’une fête solaire célébrée à une date
qui devait être celle du solstice d’hiver. Cf. aussi le Roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène, I, 30,
33 : un oracle aurait enjoint à Alexandre de fonder Alexandrie « là où Aiôn trône en maître… ».
58. Le début d’une nouvelle ère, selon le calendrier égyptien, dans lequel l’année de 365 jours
retarde d’un jour tous les quatre ans sur l’année solaire ; la « grande année » est celle où le
premier jour de l’an, 1er Tybi, coïncide avec le lever héliaque de l’étoile Sothis (= Sirius).
59. Cf., entre autres, PGM I, 200 (Betz p. 8) ; IV, 2197 (Betz p. 77). Mais Hélios peut aussi être
distingué d’Aiôn ; cf. PGM VII, 510 (Betz p. 132), où il est appelé « père d’Aiôn, celui qui est né à
nouveau ». Nock, A Vision…, p. 383, fait remarquer qu’Aiôn semble bien être « a term of fluid
sense » plutôt qu’un nom, voire une entité divine, spécifique.
60. Exemples cités par Nock, A Vision…, p. 370-371.
61. Marinus, Vie de Proclus, 32.
62. Macrobe, Saturnales, I, 20, 16.
63. Lucien, Alexandre ou le faux prophète, 43.
64. Corpus Hermeticum, I, 1-3, éd. A.D.Nock et A.J. Festugière, Belles Lettres, Paris, 1960.
65. Plutarque, De hide et Osiride, 1, éd. et comm. J. Gwyn Griffiths, Univ. of Wales Press, 1970.
66. Makarion hremias topon, H. Gauthier, ASAE, I, 1. On notera que le désir de solitude, si
fréquemment exprimé dans les textes chrétiens, n’est pas sans exemple en milieu païen. Cf. chez
Plutarque (De defect, orac., 21,421) l’histoire du philosophe, probablement néo-platonicien, qui
avait choisi de vivre en ermite au bord de la Mer Rouge ; cf. surtout Porphyre qui, d’après
Chaerémon, attribue aux prêtres égyptiens la pratique de l’erémitisme (De abst. I, 36 ; IV, 6).
67. J’emploie ce terme sans lui donner sa signification littérale ; il est clair que la plupart des
visiteurs de Kalabscha n’étaient pas venus là en « pèlerinage », mais parce que leurs fonctions,
essentiellement militaires, les appelaient à séjourner dans la région.
68. On relèvera que les dernières lignes de l’inscription évoquent l’amour (agapa) de Mandoulis
pour sa ville, qualifiée de « sainte » (ieran) ; l’évocation appuyée du dieu principal du temple ainsi
que d’une déesse très présente dans les temples de Nubie, Isis (cf. pl. III 3), apparaît comme un
argument de plus en faveur d’une rédaction sacerdotale du texte.
33

AUTEUR
FRANÇOISE DUNAND
Professeur à l’UFR des Sciences Historiques, et directeur de l’Institut d’Histoire des religions de
l’Université Marc Bloch de Strasbourg, est spécialiste de l’Égypte tardive. Parmi ses dernières
publications : Dieux et hommes en Égypte (1991, avec C. Zivie-Coche) ; Les momies et la mort en Égypte
(1994, avec R. Lichtenberg) ; Isis, Mère des dieux, Paris, Éditions Errance, 2000.
34

Les manifestations divines dans les


romans grecs : Le cas du Roman de
Leucippe et Clitophon d’Achille
Tatius
Pascaline Mangin

1 Trop longtemps méconnus et mésestimés, les romans grecs antiques ont été remis à
l’honneur par la critique actuelle. Cette mise à l’écart s’explique à la fois par
l’indétermination théorique et historique qui entoure le roman et par l’apparence
trompeuse de naïveté de ces œuvres. Un rapide tableau de ces romans s’impose donc
malgré toutes les zones d’ombres et les controverses qui subsistent.
2 Les origines de ce genre restent problématiques : orientales, égyptiennes, arabe, perse,
toutes les hypothèses ont été avancées. Néanmoins, on a longtemps considéré le roman
comme le résultat de la désagrégation des genres nobles de la Grèce Antique. Là encore,
il s’agit au contraire de montrer, à l’instar de Pierre Grimal 1, que « si tous les genres
littéraires de la Grèce classique sont teintés de roman, le “roman grec” lui-même, à son
tour, leur emprunte à tous un élément caractéristique ».
3 Ce flou tient aussi au problème du genre. Le grec ne possède pas de terme qui désigne
clairement le roman ; au IVe siècle, l’Empereur Julien parle de « plasmata historia en
historias eidei » (fictions en forme d’histoire), Photius au XI e siècle parle de « drama »
ou de « ta erotika »…, mais aucun terme n’exprime l’unité du genre romanesque 2. Il faut
ajouter à cela que le roman ne trouve place dans aucune des typologies des genres de
l’époque et qu’aucun Art poétique des romanciers ne nous est parvenu. La cohérence et
la pertinence d’un regroupement de ces œuvres en « genre romanesque » résident dans
un schéma narratif stable : une fiction narrative en prose à intrigue simple ; deux
jeunes gens d’une beauté rivalisant avec celle des dieux s’éprennent l’un de l’autre, sont
séparés par un coup du sort et affrontent des obstacles et des dangers innombrables
dans des contrées étrangères avant de pouvoir concrétiser leur amour. Ce canevas
récurrent des intrigues romanesque tend à constituer un groupe d’œuvres assez
homogène pour être rassemblé sous le terme de « genre ». Toutefois, des réserves sont
35

à émettre (en particulier à propos des Phoenicica de Lollanius qui présentent des écarts
flagrants3), d’autant que nous sommes loin de connaître l’ensemble du corpus
romanesque de l’époque. En effet, seulement cinq romans complets nous sont
parvenus4.
4 La question du public a été elle aussi l’objet de nombreux débats. Longtemps, on a
attribué au roman, considéré comme genre mineur et naïf, un public populaire, jeune
ou féminin. Or, en réévaluant le degré d’élaboration des romans, on a été obligé de
reconnaître qu’ils devaient être lus aussi par un public riche et cultivé, qui « goûtaient,
au second degré, l’ironie et le ludisme »5 de ces textes. On suivra donc l’avis de Reardon
qui juge « absurde de vouloir dresser un portrait cohérent et monolithique du lectorat
du roman ancien »6.
5 D’un point de vue général, le roman grec, comme tout roman, peut être défini ainsi :
« une forme romanesque est la rencontre, à un moment historique et culturel donné,
d’une forme (ou ensemble de traits distinctifs qu’on peut nommer structure) avec une
matière qu’on peut aussi nommer thématique ou imaginaire. L’histoire du roman (…)
est donc une suite de rencontres entre une structure et une imaginaire dans une
conjoncture précise »7. Dans ce cadre, le roman constitue une source historique (à part
entière) intéressante pour l’étude des mentalités, et plus particulièrement des
mentalités religieuses. L’objectif est donc de déterminer la place du religieux et plus
particulièrement des apparitions divines dans les romans grecs. Une étude
comparatiste sur les différentes modalités de manifestations divines dans les cinq
romans grecs classiques serait instructive, mais on a préféré se pencher ici sur le cas
très spécifique et instructif d’Achille Tatius.
6 Dès les premières lignes des Aventures de Leucippé et Clitophon 8, l’originalité et la
modernité d’Achille Tatius, au sein des romanciers grecs, s’imposent. En effet, Tatius
affirme dès l’abord sa volonté de se mettre à l’arrière-plan, voire même de dissimuler
tout indice de sa présence, et ceci par deux techniques narratives. D’une part,
contrairement à l’habitude dans les romans grecs, le récit débute sans aucune
présentation ni de l’auteur9 ni du contexte de narration. D’autre part, le mode de
narration se démarque fortement de celui des autres romans : après quelques lignes à la
troisième personne, apparaît un je inconnu (la voix de Tatius) qui, en tant qu’auditeur
du récit à la première personne fait par le héros, Clitophon, va constituer, en coulisse,
le véritable narrateur du roman. Si l’on ajoute à cette absence de présentation
liminaire, la rareté des informations biographiques, il est difficile de dresser un portrait
précis d’Achille Tatius. Une des premières allusions à Tatius nous est donnée dans la
Bibliotheca10 de Photius le Patriache qui juge le roman de Tatius indécent mais qui lui
reconnaît des qualités littéraires et stylistiques. Une notice de la Souda nous livre plus
d’informations : « Achille. Tatius d’Alexandrie, écrivit l’histoire de Leucippé et
Clitophon et d’autres histoires amoureuses, en huit livres ; à la fin de sa vie, il devint
chrétien et évêque. Il écrivit aussi sur la sphère et l’étymologie et une “histoire”
mélangée, qui traite de nombreux personnages importants et admirables. Son style est
partout semblable à ce qu’il est dans ses histoires amoureuses ». Cependant, de même
que l’attribution de l’épiscopat de Trikka à Héliodore, la conversion et la prêtrise
d’Achille Tatius relèvent probablement de la légende. Seule l’origine alexandrine
semble être un renseignement biographique sûr.
7 La datation des Aventures de Leucippé et Clitophon est, elle aussi, problématique 11.
Pendant longtemps ce roman a été daté du Ve siècle après J.-C., et considéré de fait
36

comme une pâle copie des Ethiopiques d’Héliodore. La découverte de deux nouveaux
papyri a permis de reconsidérer cette datation tardive et de situer l’œuvre de Tatius au
IIe siècle après J.-C., soit peu après Xénophon d’Ephèse mais avant Héliodore.
8 Cette découverte a permis à la critique actuelle de reconsidérer son appréciation
littéraire des Aventures de Leucippé et Clitophon. Jugé un peu hâtivement comme un
roman naïf, ce texte recèle au contraire de nombreux éléments qui soulignent sa
complexité et son haut degré d’élaboration. Tatius mérite une place à part du fait qu’il
brise de nombreuses conventions narratives : en témoins, le principe du héros-
narrateur, la complexité des personnages, le ton ironique voire parodique et la place
importante octroyée à la sensualité.
9 Néanmoins, l’intrigue et ses rebondissements multiples correspondent parfaitement au
canevas des romans grecs. Clitophon, promis en mariage à sa demi-sœur Calligoné,
s’éprend de sa cousine Leucippé. Leur relation, découverte par Panthéia, la mère de
Leucippé, les oblige à s’exiler en Égypte. Ils y subissent les malheurs habituels du genre
– naufrages, séparations, enlèvements par des pirates, morts (apparentes), accusations,
emprisonnements, jalousie et trahisons – avant de pouvoir se retrouver, retourner sur
leurs terres, se marier et concrétiser ainsi leur amour.
10 De nombreuses apparitions divines ponctuent cette aventure. Dès lors, il importe de
s’intéresser aux modalités de ces manifestations, à la vision en tant que concrétisation
du rapport des personnages au monde divin, et aussi à sa fonction narrative, c’est-à-
dire à son utilisation comme ressort romanesque.

Modalités de manifestation des Dieux


11 Les puissances divines présentes dans ce roman sont très diverses. Les aventures de
Leucippé et Clitophon sont principalement structurées autour de deux puissances
surnaturelles, Éros, force centripète de réunion qui règne sur le pays d’origine, et
Tychè12, force centrifuge de séparation qui règne sur l’ailleurs13. Mais de nombreux
dieux du panthéon traditionnel interviennent également : deux déesses, tout d’abord,
Artémis et Aphrodite, qui symbolisent deux pôles de la femme et de l’amour, Zeus
ensuite, puis en arrière plan Héraclès et quelques dieux égyptiens.
12 Deux modalités de manifestation divine sont présentes dans le texte de Tatius : l’une
directe où le dieu apparaît et délivre un message concret au visionnaire, et l’autre
indirecte où le héros reçoit des signes ou présages émanant de la sphère divine sans
intervention concrète du dieu. Ces derniers se présentent soit sous la forme de songes à
fort contenu symbolique soit sous la forme de peintures représentant des scènes
mythiques en lien direct avec la situation des personnages. Dans les deux cas, le héros
doit identifier ce phénomène comme signe divin avant de pouvoir l’interpréter.
13 Quatre modes de communication sont utilisés par les divinités : les oracles, les ordalies,
mais surtout les songes (avec vision directe ou indirecte) et les peintures.
14 Les oracles n’ont qu’une importance limitée chez Tatius. On admet souvent qu’au II e
siècle après J.-C., l’institution de l’oracle perd sa suprématie, au profit des songes, en
matière de dialogue avec les dieux : les auteurs tardifs utilisent le rêve pour
authentifier ou renforcer les messages des oracles, alors que jusque là, c’était le
principe inverse qui était de mise14. L’utilisation réduite des oracles et leur importance
37

mineure chez Achille Tatius sont significatives de cette évolution. En effet, deux oracles
seulement interviennent dans Les aventures de Leucippé et Clitophon :
• « Il y avait en effet chez les Byzantins un oracle qui dit : “Il est une ville dans une île, et le
sang qui l’habite à son nom d’une plante ; elle est en même temps un isthme et un détroit
sur la terre ferme ; là Héphaïstos est joyeux de posséder à jamais Athéna aux yeux pers. C’est
là que je t’invite à apporter à Héraclès l’hommage de ton sacrifice”. Les gens de Byzance ne
savaient pas quel était le sens de cet oracle. Alors Sostratos (qui était, comme je l’ai dit, l’un
des stratèges chargés de la guerre) leur dit : “Le moment est venu pour nous d’envoyer à Tyr
une ambassade sacrifier à Héraclès ; c’est l’endroit que s’accordent à désigner tous les détails
de l’oracle” » (II.13). Cet oracle est relativement simple (comme l’explicite ensuite Sostratos)
et ne nécessite pas beaucoup de travail d’interprétation. Sa conséquence directe est
d’amener à Tyr, dans la délégation des Byzantins, Callisthènes qui projette d’enlever
Leucippé. Il enlèvera par méprise Calligoné, délivrant par là même Clitophon du mariage.
L’importance de cet oracle est donc moins dans son sens religieux que dans la simplification
de l’intrigue qu’il légitime ; la fonction du message divin est ici avant tout narrative. L’oracle
sert de pivot narratif puisqu’en libérant Clitophon, il permet à l’aventure de progresser.
• À Péluse, Clitophon et Leucippé, rescapés d’un naufrage, demandent un oracle à Zeus du
Casion au sujet de leurs amis, Clinias et Satyros. Ils n’obtiennent pas d’oracle à proprement
parler, mais ils découvrent en faisant le tour du temple un tableau d’Andromède et de
Prométhée qui, dans le cadre de leur aventure, est très significatif, aux yeux du lecteur, mais
qu’eux-mêmes n’interprètent pas comme un message divin.
15 S’ils restent chargés de sens, les oracles occupent toutefois une place mineure tant au
niveau de l’intrigue qu’au niveau des manifestations divines.
16 En revanche, les ordalies, si elles ne constituent pas une apparition des dieux à
proprement parler, ont néanmoins une fonction déterminante, tant dans la résolution
concrète des péripéties des héros, que dans le dénouement narratif. Les dieux, Pan et
Artémis, « s’expriment » à travers ces ordalies. Leurs voix sont, dans ce cadre,
déterminantes puisqu’elles légitiment le discours des héros et dans le même temps
rendent possible un dénouement heureux. L’histoire de l’eau du Styx, appelée aussi
l’histoire d’Artémis et de Rhodopis, permet de disculper Melitté du soupçon d’adultère,
bien que Tatius indique explicitement (V.27) « et il arriva tout ce que voulut l’Amour
(…) ». La grotte de la flûte de Pan offre à Leucippé l’occasion de prouver qu’au travers
de ces péripéties, elle a conservé sa virginité. Les interventions indirectes de Pan et
d’Artémis permettent de confondre Thersandre et de conclure le procès en faveur de
nos héros.
17 En ce sens, même s’il n’y a pas d’apparition divine au sens strict du terme, les dieux
laissent leur empreinte dans le récit.
18 Ce sont avant tout les rêves, et, par extension les tableaux, qui sont le véhicule
privilégié de communication avec les divinités. Dans l’œuvre de Tatius, le siège
principal des signes divins comme des apparitions divines directes est sans conteste le
songe.
19 La littérature antique avait déjà largement utilisé le songe, en tant qu’instrument de
divination, comme « agent du divin ». L’époque hellénistique, qui consacre un retour en
force de l’irrationnel dans les mentalités, dénote un véritable engouement pour
l’interprétation des rêves considérés comme porteurs de vérités et de messages en
provenance directe des dieux. Il suffit de rappeler le retentissement de L’Oneirokritikon
d’Artémidore de Daldis.
38

20 Achille Tatius use également de la fonction anticipatrice du rêve et des peintures,


exprimant ainsi une stricte équivalence de ces deux cadres comme lieux de
cristallisation de la volonté divine.
21 Dès l’ouverture du roman, Tatius annonce le pouvoir et la fonction de ces deux modes
d’apparition :
• « La divinité se plaît souvent à révéler, en songe, le futur aux hommes – non pas qu’ils
évitent ainsi le malheur (car personne ne peut être plus fort que le Destin), mais pour qu’ils
supportent plus aisément leurs souffrances. Car ce qui survient tout à la fois brusquement,
et sans qu’on s’y attende, bouleverse l’esprit sous la brutalité du coup et le submerge ; tandis
que ce à quoi l’on s’est attendu avant de le subir a pu, par l’accoutumance graduelle,
émousser le chagrin » (I.3).
• « Ménélas dit alors : Je suis d’avis de remettre notre voyage à Pharos. Tu vois : voici deux
mauvais présages, l’aile de l’oiseau qui nous a touchés et la menace contenue dans ce
tableau. Les interprètes de présages conseillent de faire attention au sujet des tableaux que
l’on peut rencontrer lorsqu’on sort pour quelque affaire ; ils affirment que l’issue de celle-ci
sera semblable à celle de l’histoire contée par le tableau » (V.3).
22 Cela soulève une série de questions relatives aux modalités des apparitions : sous quelle
forme se présente le dieu ; quels sont les éléments qui permettent au visionnaire de
reconnaître son interlocuteur ; quelles sont les réactions du visionnaire et les
conséquences des visions.
23 Dans ce roman les visions sont individuelles, c’est-à-dire qu elles ne sont vécues que par
le personnage concerné par le message. Par ailleurs, si parfois les héros sont interpellés
par le contenu de la vision, ou égarés dans l’interprétation qu’ils en font, jamais ils ne
doutent vraiment de l’authenticité du phénomène, du message délivré ou de l’identité
de la divinité. Dans Les aventures de Leucippé et Clitophon, quatre moments particuliers de
visions divines sont déterminants : à la fois des manifestations directes où le
visionnaire (ou plutôt l’auditeur) entend le dieu et des manifestations indirectes ou
signes extérieurs.

L’annonce de l’exil

24 Le premier rêve divinatoire est fondamental car il est lisible à plusieurs niveaux et
contient toute l’intrigue du roman. Clitophon est le « bénéficiaire » de cette première
vision terrifiante : « Il me sembla, en rêve, que ma sœur Calligoné et moi, nous n’avions
plus qu’un corps à partir du nombril jusqu’en bas, tandis que, vers le haut, nous en
formions deux ; et voici qu’au-dessus de moi se dresse une femme terrifiante, immense,
une expression de visage féroce. Ses yeux étaient injectés de sang, sa figure effrayante,
des serpents formaient sa chevelure ; elle avait un cimeterre dans la main droite, une
torche dans la gauche ; elle se précipita sur moi d’un air furieux en brandissant son
cimeterre, me porta un coup à la hauteur des hanches, à l’endroit où les deux corps
n’en formaient plus qu’un, et sépara de moi la jeune fille. Epouvanté, je m’éveillai en
sursaut, de terreur ; et je ne racontais rien à personne, mais je nourrissais à part moi de
tristes sentiments » (I.4).
25 Le visionnaire est donc terrifié par ce message, mais ne cherche aucunement à
l’interpréter. La vision est, par contre, claire pour le lecteur qui comprend, car peu
auparavant Clitophon dit « (…) mais les Moires, plus puissantes que les humains, me
réservaient une autre femme » (I.3), préfigurant ainsi l’arrivée de Leucippé et l’idylle à
39

venir. Cette interprétation prédictive du rêve est confirmée par les rêves funestes que
le père de Clitophon fait au sujet du mariage de son fils (il célèbre le mariage de son fils,
et aussitôt après que les torches de l’hyménée aient été allumées, le feu s’éteint), et par
le mauvais présage de l’aigle qui vole l’offrande faite pour le mariage. Devant ces signes
néfastes, le père consulte devins et interprètes qui lui conseillent de faire un sacrifice à
Zeus Hospitalier au bord de la mer. C’est à cette occasion que Callisthènes enlève par
méprise Calligoné, annulant ainsi le mariage et libérant Clitophon de toute obligation.
L’interprétation à un premier niveau faite par le lecteur (et non par Clitophon qui ne
semble pas relier sa vision à la suite des événements) est donc confirmée. Toutefois, à
un deuxième niveau de lecture, on peut voir dans ce songe l’annonce de l’irruption de
la mère de Leucippé, Panthéia, dans la chambre des amants, l’exil conséquent, voire
l’immolation de Leucippé par les brigands.
26 En effet, le songe de Clitophon fonctionne en diptyque avec le songe de Panthéia. Celle-
ci, le soir où Leucippé et Clitophon ont arrangé un rendez-vous galant, rêve qu’un
brigand armé saisit sa fille et après l’avoir renversée sur le dos, l’ouvre de son sabre par
le milieu, depuis le bas, en partant du sexe (I.22). Convaincue du bien fondé de son rêve,
Panthéia se précipite dans la chambre de sa fille et, en voyant un homme en sortir, voit
là la réalisation du présage et le signe manifeste de la défloration de sa fille.
27 Cette manifestation divine est intéressante car elle agit comme agent provocateur
d’événement : devant l’incrédulité de sa mère, Leucippé se résout à fuir avec son
soupirant. Ainsi, c’est le rêve qui se trouve être l’origine du départ des amants et des
péripéties qui s’ensuivent. Par ailleurs, ce rêve préfigure également un épisode
postérieur dans le récit qui est l’immolation de Leucippé par les brigands : « Puis, il (le
brigand) prit son épée et l’enfonça dans le cœur de la jeune fille ; et, l’ayant retirée, il la
plongea dans le bas-ventre et fit une longue ouverture » (III.15). Tatius, par ce procédé,
souligne toute l’ironie de la situation de cette mère qui, par une mauvaise
interprétation15 du rêve, amène la réalisation du présage. En poussant sa fille à l’exil,
elle la jette indirectement dans les bras des brigands éventreurs.
28 La description d’un tableau de Péluse représentant Andromède et Prométhée dont le
foie est offert en pâture aux oiseaux vient lui aussi annoncer le terrible sacrifice. Mais
les héros ne perçoivent pas l’enjeu du message. Or ce tableau constitue une annonce
supplémentaire de l’enlèvement des deux héros et du sacrifice de Leucippé selon ce qui
a été prescrit par l’oracle reçu par les brigands, c’est-à-dire l’ouverture du corps d’une
vierge et l’ingestion de son foie (à l’image de Prométhée).

L’apparition d’Artémis et d’Aphrodite

29 Cet épisode met en scène la seule véritable vision du roman où il y ait présence directe.
Après les premières retrouvailles des héros et le récit du subterfuge qui a permis de
sauver Leucippé du sacrifice, les deux jeunes gens bénéficient d’une nuit de répit
pendant laquelle Clitophon, toujours sensuel, tente de convaincre Leucippé de
s’adonner aux plaisirs d’Aphrodite. C’est à cette occasion que Leucippé lui fait part de
sa vision d’Artémis et que Clitophon se souvient d’avoir eu, lui aussi, une vision divine.
30 « J’ai vu, hier, la déesse Artémis, qui m’est apparue en songe, tandis que je pleurais
parce qu’on allait me tuer. “Ne pleure pas, me dit-elle, car tu ne vas pas mourir ; je vais
venir à ton secours ; mais tu resteras vierge jusqu’à ce que je te revête moi-même des
40

ornements de mariage, et personne d’autre ne t’épousera que Clitophon”. Et moi j’étais


triste de ce délai, mais heureuse de cet espoir pour le futur » (IV. 1).
31 L’héroïne ne nous livre aucun détail sur l’apparence visuelle d’Artémis, ni sur ce qui lui
permet de savoir qu’elle est en présence d’Artémis. Néanmoins ce présage rassure les
héros et les confirme dans la croyance au bien fondé des rêves (puisque, comme promis
par Artémis, Leucippé a survécu au sacrifice).
32 Clitophon a eu une vision analogue, bien que plus floue et dont la signification est plus
ambiguë. « (…) il m’avait semblé, la nuit précédente, que je voyais un temple
d’Aphrodite, avec la déesse à l’intérieur ; mais lorsque je m’approchai dans l’intention
de prier, les portes se fermèrent. Et, comme je me désolais, une femme toute pareille à
la statue m’apparut et me dit “Maintenant, il ne t’est pas permis d’entrer dans le
temple, mais si tu attends quelque temps, non seulement je t’ouvrirai, mais je ferai de
toi un prêtre de la déesse”. Je raconte mon rêve à Leucippé et je ne tente plus de la
forcer à se donner à moi, mais, lorsque je rapprochais du mien le rêve de Leucippé,
j’étais plongé dans un grand trouble » (IV.l).
33 Dans cet écart entre les deux rêves se joue, comme peut le découvrir le lecteur,
l’opposition à la fois entre deux déesses, Artémis et Aphrodite, entre deux femmes,
Leucippé et Mélitté et entre deux rapports à la sexualité, chasteté et sensualité 16. Le
parallèle amorcé dans ces visions entre ces deux femmes et les déesses qui leur sont
attachées, est confirmé à la fin du roman par les deux tests de pureté qui leur sont
imposés et dont nous avons déjà traité plus haut. Dans la suite des péripéties, le lecteur
va donc être amené à comprendre le malaise et l’incompréhension de Clitophon face à
cette divergence entre les deux visions.

L’annonce du rapt de Leucippé par Chaeréas

34 Un épervier poursuivant une hirondelle frappe de son aile Leucippé à la tête. Face à
l’incompréhension de Clitophon, Ménélas explicite ce phénomène comme une mise en
garde divine. Clitophon invoque Zeus en requérant un présage plus évident. À la suite
de quoi, ils découvrent une peinture représentant le rapt de Philomèle. Comprenant le
message divin, Ménélas invite les amants à repousser leur visite à Chaeréas. La vision
est ici conçue comme préventive.

L’intervention d’Artémis et le dénouement

35 Non seulement Leucippé est accueillie dans le sanctuaire d’Artémis et mise sous la
protection du prêtre, mais encore Artémis prévient, en songe, le père de Leucippé que
celle-ci est en vie en Égypte. Cette vision amène le père sur les lieux et permet la
résolution des problèmes des amants ainsi que leur retour à Tyr et leur mariage, qui
clôt leur périple et le roman.
36 Toutefois, avant cela, et pour l’unique fois dans ce roman, un personnage doute de la
véracité du message délivré par la vision. Le père de Leucippé à qui l’on apprend la
mort probable de sa fille, s’écrie en effet : « C’est donc pour cela, reine, que tu m’as
amené ici ? C’est ainsi que se réalisent les prophéties des rêves que tu envoies ? Oui,
j’avais confiance dans cette vision venue de toi et je m’attendais à trouver ma fille
auprès de toi. Ah, tu m’as fait un beau présent ! J’ai trouvé son assassin dans ta ville »
(VIII.14).
41

37 Lorsque la vision est concrète et directe, on n’a pour ainsi dire aucune véritable
description de la forme prise par le dieu ni des signes spécifiques qui permettent son
identification. D’ailleurs, la vision semble être avant tout audition ; le message, adressé
nommément à une personne, est moins sybillin que les présages et autres tableaux
signifiants. La réaction des personnages est fonction du contenu même de la vision
(bonheur, terreur, incompréhension), mais jamais les personnages ne s’étonnent d’en
être les bénéficiaires, ce qui donne une idée assez précise de ce que le public de
l’époque pouvait considérer comme crédible et vraisemblable en matière d’apparition.

La vision comme reflet du rapport des hommes aux


Dieux
38 Le songe, dans le roman grec, est présenté comme lieu de la présence de la divinité. Dès
lors, les fonctions directes qui incombent à ces visions sont diverses.
39 Le rêve, en tant qu’il est conçu comme porteur d’un message divin, constitue aux yeux
des personnages un pronostic signifiant pour le futur. La première fonction de la vision,
dans le roman d’Achille Tatius, est en effet la prémonition. En livrant des
renseignements sur les événements à venir, les dieux préparent les personnages aux
épreuves qu’ils vont subir. « Subir », car il est rare que les personnages, à partir de la
prédiction, modifient assez leurs actes pour échapper à leur Destin. La première
fonction du rêve est donc anticipatrice.
40 Pourtant il y a une fonction sous-jacente plus spirituelle, voire métaphysique. La vision
est présentée comme principe explicateur. Dans un monde hostile où les héros sont
ballottés par la Fortune d’un tourment à un autre, la vision est ce qui donne cohérence
au monde. C’est ce que montre S. Mac Alister17 qui considère les manifestations divines
comme un outil de compréhension de l’arbitraire de la Fortune, pour les héros
démunis. Par extension, la vision possède également une fonction sociale et politique.
Le roman grec peut être vu comme le récit d’une initiation dans lequel les héros sont
autant en quête de l’Amour – et de leur amour – que de leur identité propre 18. Molinié,
dans son étude comparée du roman grec et du roman baroque, considère que le roman
grec, comme le roman baroque, reflète un moment de « crise de représentation de
l’univers »19. En effet, l’émergence du genre romanesque antique coïncide avec le
« passage d’un monde fini, clos, socialement fixé et hiérarchisé, à un mode infini (ou
indéfini) et ouvert ». Pour lui, « ce passage se situe entre un ordre socio-politique
relatif et momentané (les dynasties alexandrines20, la Renaissance et ses États unifiés),
consécutifs à la destruction d’un ordre plus ancien (la cité, les groupements du Moyen
Age) toujours vivace dans les mentalités, et l’instauration d’un nouvel ordre imposé (la
paix romaine, l’étatisation classique) ». Ces conditions sont favorables à « un genre
esthétique nouveau, figure agréable et illustration pittoresque de l’individualisme
précaire, d’amertume douce et de tranquillité superficielle : le roman grec ».
41 Dans ce cadre, la vision devient fondamentale pour démystifier les incertitudes et
l’obscurité de la Fortune. Dès lors, les apparitions divines participent d’une lutte contre
l’incertitude d’un monde chaotique où l’individu, dépossédé de son identité et de sa
place sociale, quête pour la validation de soi.
42

42 On conclura comme Mac Alister en insistant sur la multifonctionnalité du rêve qui


• en terme d’espoir et de désespoir, est le reflet des préoccupations et anxiétés des
personnages,
• en tant que dispositif de révélation, invite à l’interprétation,
• en terme d’anticipation articule les événements à venir.
43 Il est alors possible d’élargir le champ d’étude et d’envisager la vision dans le cadre
romanesque comme un reflet intéressant, malgré le coefficient de déformation, du
rapport des hommes aux dieux.
44 En chaque occasion, les personnages réaffirment la toute-puissance des dieux, et plus
particulièrement de la Fortune, sur la marche des événements. En effet, « l’expansion
du culte de la Fortune est concommitante d’un déclin de la religion traditionnelle et
d’une accentuation du formalisme religieux caractéristiques du début de la période
hellénistique »21. Dans Les aventures de Leucippé et Clitophon, la Fortune, bien que
ressentie comme arbitraire par les personnages, est posée comme « principe
d’explication » de tout ce qui semble incompréhensible22. De fait, les réactions des
personnages à l’égard de la Fortune sont diverses ; rares sont ceux qui rendent grâce à
la divinité (Thersandre à la découverte de Leucippé) ; si Leucippé refuse pour sa part de
s’abandonner à la Fortune et à l’abattement, la réaction principale reste néanmoins la
protestation et la déploration :
• « C’est donc pour cela que la Fortune t’a sauvée des brigands, pour que tu deviennes le jouet
de la Folie ? Ô infortunés que nous sommes, même lorsque la chance paraît nous sourire !
(…) Et moi, même si tu recouvres la raison, ô ma chérie, je redoute que le dieu ne revienne et
ne te fasse du mal. (…) et que la Fortune recommence à se jouer de nous. » (IV.9)
• « Ô dieux et démons, dis-je, si vous existez vraiment et si vous m’entendez, quels si grands
crimes avons-nous donc commis pour qu’en quelques jours nous ayons été plongés dans un
aussi grand nombre de maux ! » (III. 10)
45 Ce dernier exemple est significatif d’une certaine désacralisation des dieux. On peut
rappeler, dans ce cadre, l’épisode où Ménélas, pour raconter le subterfuge de
l’immolation de Leucippé et mystifier un peu Clitophon, fait une fausse incantation à
Hécate. Une certaine ironie, voire un ton carrément parodique, est discernable dans
cette imitation des résurrections miraculeuses opérées par les dieux. Clitophon finit
par se prosterner devant Ménélas comme devant un dieu.
46 Néanmoins, comme l’énonce Billault23, « les événements malheureux comptent moins
par eux-mêmes que par leur écho dans l’homme qui y exprime une conception de
l’attitude divine à son égard et à l’égard des humains en général ».

Les visions comme ressort romanesque


47 Les apparitions divines revêtent indiscutablement des fonctions plus spécifiques
relatives à la nature romanesque du texte de Tatius. La vision est conçue par le
romancier comme véhicule d’anticipation, comme pivot de la narration ou encore
comme agent provocateur d’action.
48 Le texte offre deux types d’anticipation, tous deux présentés comme émanant des
dieux : la description qui est le type d’anticipation esthétique par excellence et les rêves
prémonitoires qui constituent des anticipations temporelles sur le déroulement des
péripéties… De ce fait, les manifestations divines agissent comme des structurants de la
43

trame narrative et des organisateurs de la perception que le lecteur a de l’intrigue.


Ensuite, bien qu’à la différence de la tragédie le dieu dans le roman grec ne fonctionne
pas comme un deus ex machina à proprement parler, les visions peuvent parfois relever
d’un besoin proprement littéraire. Ainsi l’apparition d’Artémis, que relate Leucippé,
sert à justifier la sauvegarde de la chasteté des amants nécessaire à la poursuite de
leurs tribulations. Cette vision légitime et crédibilise (par rapport à ses abandons
premiers) la résistance de Leucippé aux avances de Clitophon. Or, la virginité de
Leucippé est nécessaire puisqu’elle sert la « machination littéraire » de Tatius quant au
test de virginité du dénouement24. Ainsi, la vision apparaît comme un moyen technique
utilisé par les romanciers pour relancer et dynamiser une situation bloquée. Force est
de constater que toutes ces visions fonctionnent comme des agents provocateurs 25. En
effet, elles influent directement sur le comportement des héros et de fait sur la
poursuite des intrigues. Ainsi, face au présage de l’épervier et du tableau, les amants
reportent d’un jour leur visite à Chaeréas, ce qui permet à Ménélas d’agir ; l’irruption
de la mère de Panthéia, suite à un songe, précipite les jeunes amants dans l’exil et
l’aventure… Les manifestations divines ont donc un effet narratif immédiat qui répond
à des besoins spécifiquement littéraires de l’auteur.
49 La vision, chez Tatius, est investie d’une autre fonction, celle de lien avec le lecteur. Là
encore se joue la modernité de Tatius. En effet, à la différence des autres romanciers
grecs, l’interprétation n’est pas livrée par l’auteur. Tatius, à travers la vision, sollicite
un véritable travail d’interprétation de la part du lecteur. En ce sens, il est légitime de
voir, dans l’utilisation littéraire des visions faite par Tatius, un appel à la participation
du lecteur26. Étant donné que les personnages comprennent rarement les visions, elles
semblent donc surtout servir à la compréhension anticipée de l’intrigue par le lecteur.
Par ailleurs, cet écart de compréhension, qui se fait jour dans le cadre des apparitions,
peut avoir pour but l’ironie et la dérision. En effet, le lecteur est enclin à trouver
comique ces personnages qui, bien que prévenus des dangers par une vision pour le
moins claire, se jettent dans la gueule du loup. Ainsi, les visions et l’écart produit
participent à l’aspect indéniablement ironique et parodique de l’œuvre de Tatius.
50 En dernière analyse, on peut aller jusqu’à voir dans les divinités un « masque du
romancier »27 Tatius. Le récit s’organise autour de cette phrase liminaire de Clitophon :
« Bref, j’avais dix-neuf ans, et mon père se préparait à célébrer mon mariage l’année
suivante lorsque la Fortune commença toute l’aventure. » (I.3) C’est donc la divinité qui
est présentée comme origine de toute l’histoire de Clitophon et de Leucippé. Or, en fait,
la Fortune et les dieux, particulièrement Éros, sont rendus responsable des événements
là où le seul responsable est le romancier puisque ce texte est une fiction. Tatius, en
tant qu’auteur d’une œuvre de fiction est le seul démiurge de cette histoire. Les
divinités ne sont que des masques que le romancier utilise pour mieux manipuler les
personnages qu’il a créés. Grâce à ces porte-parole, Tatius peut exprimer d’un même
geste, l’arbitraire du monde et l’arbitraire de la fiction. Au travers de la distance
ironique qu’il adopte face au déroulement de l’histoire, Tatius nous laisse entendre que
le monde, comme le roman, est le lieu de la contingence et de l’arbitraire. Loin de la
naïveté qu’on lui prêtait jusqu’alors, le roman de Tatius est si élaboré qu’il contient une
mise en abyme du discours romanesque : en montrant un monde livré au hasard, il
nous montre que le monde romanesque est, lui, laissé à la volonté toute puissante du
romancier-créateur. On peut même rejoindre l’interprétation métaphysique de
Billault28 : l’aventure correspond à la mise en œuvre d’un ordre du monde voulu par les
dieux ; en le représentant, les romanciers se font les secrétaires de la création. En
44

réalité, ce sont les romanciers qui apparaissent en filigrane comme les créateurs, et
même comme de véritables dieux.
51 Nombreux sont alors les parallèles qui apparaissent entre les apparitions divines dans
le roman grec et d’autres épiphanies. Il serait intéressant, mais ce n’était pas ici notre
propos, d’étudier, au travers des romans grecs, les interactions entre la religion
grecque et le christianisme primitif. Il suffit de noter, comme l’a développé Mac Alister,
que « le christianisme, loin de censurer les romans du fait de leur contenu païen et
érotique, les incorporait dans le nouveau système de croyance » 29. C’est ainsi que
Métaphraste30 réutilise les personnages de Tatius dans un sermon où Leucippé 31, stérile,
est rejetée par Clitophon et sauvée grâce à un baptême chrétien qui l’a rend enceinte.
Son fils, Galaktion, qu’elle consacre à Jésus, convertit Épistémè. Ils partent tout deux
prêcher et meurent en martyrs.

NOTES
1. P. GRIMAL, Introduction in Romans grecs et latins, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1958, p. X.
2. S. RABAU, « Le roman grec ancien » in J. BESSIERE et D.-H. PAGEAUX (dir.), Formes et imaginaire
du roman : Perspectives sur le roman antique, médiéval, classique moderne et contemporain, Honoré
Champion Editeur, Paris, 1998, p. 30. Voir aussi B.P. REARDON, The Form of Greek Romance,
Princeton University Press, Princeton/Oxford, 1991, p. 7 : « Several terms are indeed employed,
such as plasma (fictitious creation), diegema (narrative), historia (account of what one has
dicovered), and drama (story of action) ; all relate to one or another aspect of prose fiction
adequately-or even inadequately, as do “romance” and “novel” ».
3. J.R.MORGAN, R. STONEMAN (dir.), Greek Fiction : The Greek Novel in Context, Routledge, Londres/
New York, 1994, p. 6.
4. Les aventures de Chéréas et Callirhoé de Chariton d’Aphrodise, Abrocomes et Anthée de Xénophon
d’Ephèse, Les Aventures de Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius, Les Ethiopiques d’Héliodore, Daphnis
et Chloé de Longus. La datation de ces romans est controversée, toutefois on s’accorde à les situer
entre le Ier et le IVe siècle après J.-C.
5. S. RABAU, « Le roman grec ancien » in J. BESSIERE et D.-H. PAGEAUX (dir.), Formes et imaginaires
du roman, 1998, p. 28. Voir aussi les analyses de J.R. MORGAN.
6. B.P. REARDON, Collected Ancient greek Novels, Berkeley, University of California Press, 1989,
p. 10-11.
7. J. BESSIERE et D.-H. PAGEAUX (dir.), Formes et imaginaire du roman : Perspectives sur le roman
antique, médiéval, classique moderne et contemporain, Honoré Champion Éditeur, Paris, 1998, p. 9.
8. L’étude s’appuie sur deux traductions contemporaines de l’œuvre de Tatius : A.TATIUS
d’ALEXANDRIE, Le roman de Leucippé et Clitophon, Les Belles Lettres, Paris, 1991. A. TATIUS,
Leucippé et Clitophon in Romans grecs et latins, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1958.
9. « Moi, Chariton d’Aphrodise, secrétaire du rhéteur Athénagore, je vais conter une histoire
d’amour qui est arrivée à Syracuse. » Les aventures de Chéréas et de Callirhoé de Chariton
d’Aphrodise in Romans grecs et latins, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1958, p. 385.
10. Bibliotheca, I, p. 73, éd. Bekker.
11. Pour plus d’informations voir B.E. PERRY, The Ancient Romances, Berkeley, 1967.
45

12. P. GRIMAL, Romans grecs et latins, Introduction, p. XVIII ; « Au temps de l’hellénisme


alexandrin, les hommes avaient tendance à invoquer souvent la déesse Fortune, Tychè, dont les
caprices leur semblaient gouverner le monde. Tychè n’est pas une divinité bienveillante ; elle ne
tient compte d’aucun mérite, récompense l’impie, persécute le juste, protège le tyran et plonge le
sage dans des abîmes de misère. »
13. S. RABAU, « Le roman grec ancien » in J. BESSIERE et D.H. PAGEAUX (dir.), Formes et imaginaire
du roman, p. 24-25.
14. S. MAC ALISTER, Dreams and Suicides : the Greek Novel from Antiquity to the Byzantine Empire,
Routledge, London/Paris, 1996, p. 8 : « In the literature of this late Hellenistic period several
writers use the dream to authenticate or reinforce the message of an oracle : whereas earlier
Greek literature mostly saw the oracle or omen authenticating or confirming the dream, by this
period we see, as frequently, the dream authenticating the oracle or omen. »
15. S. BARTSCH, Decoding the Ancient Novel, Princeton University Press, Princeton, 1989, p. 87-90.
16. Idem, p. 92-93.
17. S. MAC ALISTER, Dreams and Suicides, p. 19-53.
18. Idem, p. 17.
19. G. MOLINIE, Du roman grec au roman baroque, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 1995,
p. 10.
20. On attendrait plutôt le terme « dynasties hellénistiques ».
21. A. BILLAULT, La création romanesque dans la littérature grecque à l’époque impériale, P.U.F., Paris,
1991, p. 107-109.
22. Idem, p. 109 : « Dans les romans, elle (la Fortune) apparaît comme un principe d’explication
qui ne donne pas, cependant, un sens manifeste aux faits particuliers. (…) même si son action est
honnie, la Fortune empêche que le cours des choses soit contingent. Elle est le dernier avatar du
sens que les personnages ne trouvent pas en dehors d’elle. Cruelle à leur regard, elle leur fait
cependant présent d’une raison à tout. Le hasard aveugle signifierait l’atomisation absolue,
l’anéantissement de l’aventure humaine, au lieu qu’un pouvoir malfaisant suppose un ordre. »
23. Idem, p. 103.
24. S. BARTSCH, Decoding the Ancient Novel, Princeton University Press, Princeton, 1989, p. 90-93.
25. Idem, p. 94.
26. Bartsch cite P HAMON, « Rhetorical Status of the Descriptive. » in Towards a Theory
ofdescription, Yale French Studies 61, 1981, p. 1-26 : « Oneirography, like pictorial description,
provides both readers and characters with a visual image that requests a “translation” as to its
meaning, its function in the world (and) calls upon and interrogates the reader whom it
transforms into an interpreter. »
27. « Le roman grec ne cesse de jouer : jeu extragénérique avec la tradition et le modèle
rhétorique, jeu intragénérique avec le modèle romanesque, jeu intatextuel enfin avec la
rhétorique narrative. (…) Surtout Eros et Tuchè ne sont pas seulement des thèmes structurant
l’intrigue, ils sont aussi clairement les masques ironiques du romancier. Chez Chariton, c’est Eros
“faiseur de roman” qui noue les fils de l’intrigue ; Achille Tatius va plus loin en écrivant que “La
Fortune commença toute l’aventure”. Au moment où le narrateur commence tout son récit, il se
dissimule tout en exhibant l’Amour ou la Fortune rendus soudain responsables d’une ouverture
qui n’a d’autre origine que la volonté du romancier. », S. RABAU in J. BESSIERE et D. H. PAGEAUX
(dir.), Formes et imaginaires du roman, p. 26-27.
28. A. BILLAULT,. La création romanesque, p. 227.
29. S. MAC ALISTER, Dreams and Suicides, p. 111 : « We might conclude, then that far from
dismissing the novels for their pagan and erotic content, actually they incorporated them into
their own belief system. »
30. In Life and Martyrdom of Saints Galaktion and Episteme, cité par S. MAC ALISTER, p. 110-111.
46

31. « In the northern parts of Phoenicia, lying amongst the many towns pressed up against
Mount Lebanon to the south and the north, was a town which stood apart from the rest : Emesa.
There, born and bred, lived a man called Kleitophon, distinguished fot his family wealth, second
to none amongst his fellow citizens and, in intelligence, sharper by far than others. He had,
moreover, a wife called Leukippe who whas, in all else, a woman befitting such a husband-
upright in character and unsurpassed in the exceptional beauty of her appearence-except for one
thing alone : she was infortunately sterile. Because of thism she was being constantly subjected
to reproaches from her husband and so lived in a state of misery, careworn and wishing all
manner and means of delivrance from these bonds », S. MAC ALISTER, p. 110-111.

AUTEUR
PASCALINE MANGIN
Étudiante à l’université Marc Bloch, a soutenu un mémoire de maîtrise en histoire sur la virginité
dans les romans grecs et prépare un autre mémoire en lettres classiques.
47

Deuxième partie. Antiquité judéo-


chrétienne
48

La théophanie du Sinaï (Ex 19,9–


20,21)
Une approche narrative

André Wénin

1 À première vue, il y a quelque chose d’incongru à parler de visio Dei dans le premier
Testament. En effet, on y lit en toutes lettres qu’aucun être humain ne peut voir Dieu et
rester en vie (Ex 33,20). Pourtant, quelques pages avant cet aphorisme, au terme du
processus d’alliance, le narrateur raconte comment Moïse, Aaron et soixante-douze
anciens d’Israël contemplent Dieu au sommet de la montagne du Sinaï (24, 10-11). Il y a
là un signe de ce que l’alliance donne de voir Dieu, bien que cette vision soit
indescriptible1.
2 En réalité, ce que le narrateur rapporte dans cette scène, c’est le terme d’un processus
de révélation de Dieu que l’alliance rend possible. C’est ce processus que je voudrais
tenter d’étudier ici en lisant le récit de la théophanie d’alliance en Ex 19-20. Mon
approche sera surtout narrative, ce qui mènera aussi, on le verra, à des considérations
plus théologiques. Mais avant d’entreprendre cette démarche, je voudrais dire quelques
mots de l’histoire de ce texte.

Un peu d’histoire
3 À propos d’Ex 19-20 et d’autres textes du même livre, Martin Noth écrivait que « leur
état actuel est tel que l’énigme de leur formation littéraire ne pourra
vraisemblablement jamais être véritablement résolue ». Or, éclairer l’histoire d’un
texte est un passage obligé pour qui entend déterminer l’historicité de son contenu.
Autant dire dès à présent qu’une telle entreprise est sans doute vouée à l’échec.
Pourtant les tentatives de mettre en lumière l’histoire de la formation de ce texte n’ont
pas manqué dans la recherche récente.
49

Le problème littéraire

4 À lire le récit, le lecteur est frappé par les problèmes de logique et de cohérence
narratives. À côté de l’alternance des noms divins (YHWH en 19.9.10.11.18.20.21.22.23.24
et Élohîmn 19,17.19 ; 20,1.19.20.21), les doublets et autres tensions sont nombreux 2 :
• Moïse monte sur la montagne et en descend souvent (19,10 et 14 ; 19,20 ; 19,21.24 et 25 ;
20,21) sans parfois que l’on sache pourquoi multiplier ainsi ces aller et retour.
• Apeuré, le peuple se tient à distance de la montagne (19,16 ; 20,18.21). Pourquoi dès lors ces
instructions répétées pour que nul n’approche ou ne franchisse la limite (avec un doublet en
19,12-13 et 21-24) ?
• Plus largement, dans le contexte narratif, Dieu semble tantôt résider en haut de la montagne
(19,3-4 ; 24,9-11), tantôt y descendre pour rencontrer Moïse ou Israël (noter aussi la
répétition : 19,9.11.18.20 ; 20,20).
• La théophanie est décrite à l’aide de deux imageries différentes : ici, c’est une éruption
volcanique (19,18) ; là, une nuée d’orage avec éclairs et tonnerre (19,16.19 ; 20,18).
• Au ch. 19, Moïse semble déjà jouer le rôle d’un médiateur entre Dieu et le peuple, et ce n’est
qu’en 20,18-20 que le peuple lui demande d’être cet intermédiaire.
• Enfin, une inconséquence criante sépare la fin du ch. 19, l’introduction d’un discours de
Moïse qui n’est pas rapporté, et le début du ch. 20 où Dieu proclame les dix Paroles.
5 En partant de ces constatations et en analysant de près le texte, les exégètes ont
proposé différentes hypothèses explicatives.

L’hypothèse classique : critique littéraire et histoire de la tradition

6 Longtemps, la critique a considéré ce texte comme le résultat de la combinaison de


deux récits antérieurs. Le premier était ordinairement situé à l’époque de Salomon
(milieu du Xe siècle). Selon lui3, une fois le peuple préparé, Adonaï (YHWH) descendait
sur la montagne, y déclenchant une éruption volcanique accompagnée d’un
tremblement de terre, avant d’imposer au peuple de rester à distance, Moïse seul étant
autorisé à monter. Dans le second récit4, postérieur de deux siècles, Dieu (Elohîm) était
censé habiter sur la montagne. Une fois purifié, le peuple vient au bas de la montagne.
Se déchaîne alors un orage du sein duquel Dieu s’entretient avec Moïse. Dans sa crainte
de mourir, le peuple demande à ce dernier d’être son médiateur.
7 Remontant plus haut dans l’histoire du récit, certains faisaient l’hypothèse d’une
antique tradition antérieure à la monarchie (avant l’an 1000). Elle aurait reçu, dans des
milieux différents, deux expressions divergentes5. Il faut ajouter que ces propositions
de reconstitution de l’histoire du texte n’ont jamais fait l’unanimité des chercheurs : à
peine un consensus s’ébauchait-il qu’il se trouvait aussitôt mis en question. Aussi, ce
passage célèbre a souvent fait figure de casse-tête historique.

La recherche récente

8 Depuis vingt-cinq ans, les hypothèses classiques concernant l’histoire de la composition


du Pentateuque ont volé en éclats après avoir été défendues durant près d’un siècle.
Mais il est difficile de rendre compte brièvement de l’état actuel de la recherche, vu
qu’aucun consensus ne se fait jour entre les chercheurs6. En particulier, l’histoire
ancienne de ce texte apparaît comme étant de plus en plus difficile à cerner, et bien des
50

hypothèses s’en tiennent aujourd’hui aux rédactions et relectures successives que le


récit a dû connaître7. Inutile de dire que, dans ces conditions, l’événement – si
événement il y a eu – échappe plus que jamais aux prises de l’historien.
9 À titre d’exemple, on peut proposer la façon dont Bernard Renaud se représente
l’émergence progressive de ce texte8. D’après lui, le noyau ancien du récit du Sinaï a été
retravaillé deux fois par des auteurs deutéronomistes avant de recevoir sa forme
définitive de l’intervention d’un écrivain sacerdotal9. Voyons cela en remontant dans le
temps.
10 (1) Tout d’abord, le vocabulaire typique et les préoccupations de certains passages
permettent de les identifier comme sacerdotaux10. Leur auteur, qui est sans doute le
rédacteur final du Pentateuque (Rp), a laissé sa trace dans le récit de la théophanie.
C’est à lui que l’on doit les ordres pour délimiter la montagne en 19,12-13a et 20-25,
mais il s’agit là de retouches apportées à un récit antérieur. Elles font de la
sanctification du peuple une séparation et elles accentuent le rôle de Moïse comme
médiateur du don de la loi. Elles introduisent encore une certaine hiérarchie
(sacerdotale) dans le peuple (19,21.24). Cette rédaction remonte sans doute au
mouvement d’Esdras au IVe siècle.
11 (2) Une fois ôtés les compléments dus à l’école sacerdotale, on obtient un récit cohérent
et bien structuré, centré sur la théophanie (19,16-19 et 20,1-17), avec sa préparation
(19,9-11.13b-15) et ses suites (20,18-20). Ce récit s’avère être parallèle à celui de Dt 5.
Aussi est-il permis de penser qu’il est le fruit d’une composition deutéronomiste,
d’autant que le vocabulaire et la théologie de certains de ces passages relèvent de ce
mouvement.
12 À partir de contradictions internes, Renaud conclut que deux mains deutéronomistes
ont dû se succéder. La plus récente intervient ici et là pour souligner la place unique de
Moïse, médiateur admis dans l’intimité de Dieu et dont la parole mérite la foi du peuple
(19,9 ; 20,18a. 19 et 21). Quant à la plus ancienne, elle élabore à nouveau un récit
existant à qui elle donne sa structure actuelle. C’est elle qui fait du décalogue une loi
révélée et qui articule la théophanie à deux scènes qui l'encadrent (19,3b-8 : annonce
d’alliance ; et 24,3-8 : rites) et lui assignent comme visée ultime l’alliance entre Adonaï
et Israël. Cette première rédaction deutéronomiste pourrait remonter à la fin de l’exil
(seconde moitié du VIe siècle), la seconde lui étant de peu postérieure.
13 (3) Dégagé de ses éléments rédactionnels, le texte primitif est un petit récit cohérent.
Israël campe face à la montagne tandis que Moïse monte vers Dieu (19,2b-3a) qui lui
donne des instructions pour la purification du peuple invité à monter lui aussi
(v. 10-11a. 13b). Moïse exécute l’ordre de Dieu et prépare le peuple. Le troisième jour,
Dieu se manifeste par une tempête d’orage, tandis que Moïse emmène le peuple à sa
rencontre (v. 14-17). Suit un dialogue entre Dieu et Moïse (v. 19). Et tandis que le peuple
prend peur, Moïse le rassure (20,18b.20). Il n’est pas impossible qu’on trouvait
également ici la proclamation d’une loi.
14 Ce récit appelé « Élohiste » à cause de la dénomination de Dieu (Élohîm), raconte
comment le peuple passe de l’effroi à la crainte de Dieu faite de respect émerveillé et de
confiance. La théophanie permet donc un autre type de relation à Dieu. Le peuple y
passe « de la perception d’un sacré impersonnel perçu comme plus ou moins arbitraire,
capricieux, à la découverte d’une Présence personnelle, transcendante certes, mais qui
engage un dialogue (c’est un Dieu qui parle) et qui exige la sainteté » (p. 107). Dans ce
51

récit, la figure de Moïse a déjà un certain relief comme leader du peuple, interlocuteur
de Dieu et interprète autorisé des faits. Des contacts avec des textes prophétiques
anciens poussent Renaud à dater ce premier récit du VIIIe siècle.

Approche narrative
15 Une étude de la structure littéraire11 met en évidence les parallélismes entre les deux
sections de ce récit qui ont chacune une phase de préparation (19,10-15// 19,21-25) et
une autre de théophanie, avec ses suites (19,16-20 // 20, 1-21). La lecture se devra de
prendre en compte ces constatations. Néanmoins, elle suivra le fil du récit de façon à
pouvoir mettre en lumière sa logique narrative.

Préparation à la rencontre (19,10-15)

16 Dans ces lignes, Adonaï annonce à Moïse l’événement qui va se produire : une
rencontre entre lui et le peuple (v. 11b et 13b). L’événement est tout sauf banal,
d’autant qu’il est précisé ailleurs qu’il s’agit de sceller une alliance. Une préparation
s’avère donc indispensable : préparation du peuple d’une part (v. 10-1 la et 14-15) et de
l’espace de rencontre d’autre part (v. 12-13a).

Annonce de la rencontre (v. 11b-13b)

17 En parlant à Moïse, Adonaï évoque deux mouvements complémentaires qui doivent


permettre une rencontre. Les partenaires de l’alliance vont en effet s’approcher l’un de
l’autre :

Adonaï descendra aux yeux de tout le peuple sur la montagne (᾿al-har)

ceux-là monteront en la montagne (bchar)

18 À ce stade du récit, le lecteur ignore qui sont « ceux-là », et il comprend spontanément


qu’il s’agit du peuple, ceux qui auront été sanctifiés (v. 10) pour pouvoir être admis en
présence d’Adonaï12. Par ailleurs, celui-ci précise que sa « descente » sur la montagne se
fera « aux yeux de tout le peuple » (lc’êne kalha’am) : il qualifie donc d’emblée sa venue
comme un phénomène à voir, une théophanie censée rendre possible la rencontre entre
Adonaï et le peuple sur la montagne (v. 11b et 13b).

Préparation du peuple (v. 10-11a et 14-15)

19 Avant tout, Adonaï prescrit à Moïse des rites de « sanctification » destinés à préparer le
peuple à le rencontrer et à faire alliance avec lui (cf. 19,6). Ici, la sanctification est
décrite principalement en termes de rupture. Israël doit en quelque sorte être soustrait
à la sphère profane pour être à même d’entrer en relation avec Dieu 13. Au fond, ce qui
s’exprime là est une constante de toute relation authentique. En effet, pour être
capable en vérité de rencontrer un autre dans sa différence, il faut être prêt à rompre
avec ce que l’on est et à se laisser transformer par la relation.
52

20 Les rites prescrits par Adonaï à Moïse sont du reste significatifs d’une rupture. Laver
ses vêtements (v. 10 et 14) est sans doute un geste de purification de la personne elle-
même, vu la symbolique biblique du vêtement. De plus, en Gn 35,2, ce geste manifeste le
renoncement de Jacob aux idoles14. Dans le cas d’Israël au Sinaï, il s’agit sans doute de
marquer une rupture vis-à-vis du passé d’esclavage, la poussière des manteaux étant
celle de l’Égypte et du long chemin vers la liberté.
21 Lors de la purification du peuple selon les ordres divins, Moïse ajoute une
recommandation : « N’approchez pas d’une femme » (v. 14). La relation sexuelle en
effet est censée rendre « impur », c’est-à-dire impropre à poser un geste relevant du
sacré (voir Lv 15,16-18 ; 1 S 21,5-6). Childs commente avec justesse : Moïse « demande
comme préparation une séparation par rapport à ces choses qui sont normalement
permises et bonnes en elles-mêmes. Car le don de l’alliance est différent d’un
événement ordinaire, de la vie de tous les jours15 ». La rupture que Moïse recommande
ainsi se situe donc par rapport au quotidien des relations vis-à-vis duquel il s’agit de
prendre distance.
22 Cette séparation rituelle d’avec le passé et d’avec la vie ordinaire est tout à fait dans la
ligne de la mise à part d’Israël annoncée par Adonaï à Moïse et déjà acceptée par le
peuple (« Vous serez pour moi une part réservée, […] un royaume de prêtres et une
nation sainte » : 19,5-6 et 8). Ainsi, en se prêtant aux rites prescrits, Israël concrétise
dans les faits l’accord de principe qu’il a donné plus haut suite à l’offre d’alliance. Il se
montre prêt à entrer dans la différence, dans la « sainteté » que requiert l’alliance avec
Dieu.
23 Il faut remarquer d’ailleurs que cette séparation suppose aussi une distance temporelle.
C’est le troisième jour seulement que le peuple sera prêt à la rencontre : « aujourd’hui
et demain… le troisième jour » (v. 10-11). Comme le note Renaud, cette symbolique
temporelle semble venir de traditions cultuelles anciennes. On la trouve chez Amos
(4,4) et Osée (6,1-3), deux prophètes qui utilisent des schèmes liturgiques au service de
leur message prophétique16. Dans ce contexte, le troisième jour apparaît comme le
moment capital de l’action rituelle. Comme tel, il pose un certain délai pour la prise de
distance vis-à-vis du quotidien et, corrélativement, pour la prise de conscience de
l’importance de l’événement qui va avoir lieu.

Préparation de l’espace par délimitation (v. 12-13a)

24 Pour la rencontre, il ne suffit pas de préparer les personnes. Il faut encore aménager
l’espace. Moïse reçoit l’instruction de fixer au peuple une limite en lui communiquant
un ordre formel assorti d’une peine de mort pour les éventuels transgresseurs. L’ordre
précise même le mode d’exécution des coupables : ils seront tués à distance, par tir à
l’arc ou par lapidation.
25 De soi, un tel ordre reflète une antique conception du sacré selon laquelle il est
indispensable pour la vie qu’une séparation radicale entre sacré et profane soit
maintenue. Tout contact indu avec le sacré provoque la mort. À titre d’exemple, on
peut lire les vieilles histoires de l’arche d’alliance : après s’être emparés de l’arche du
Dieu d’Israël, les Philistins sont victimes de plaies et certains meurent (1 S 5) ; des
Israélites qui accueillent l’arche à son retour sont également frappés à mort, pour
avoir, semble-t-il, manqué de déférence à son égard (1 S 6,19-21) 17 ; enfin l’un des
conducteurs du chariot qui emmène l’arche à Jérusalem est foudroyé pour avoir retenu
53

de la main l’objet sacré qui menaçait de tomber (2 S 6,6-8). De même, celui qui franchit
la limite séparant sacré et profane devient impur, et tout qui le touche encourt la même
impureté. Ainsi s’explique qu’il faille exécuter les coupables sans les toucher 18.
26 On peut pourtant explorer une autre dimension de cette instruction divine. En tant
qu’« ordre », c’est une parole qui « ordonne » l’endroit où va avoir lieu la rencontre
pour que celle-ci soit possible. Selon cet ordre, la rencontre implique une distance, et
l’alliance ne peut pas être un processus fusionnel où l’altérité des partenaires serait
abolie. En définissant la place de l’autre 19, la limite dispose l’espace de sorte qu’y soit
signifiée la nécessité de deux pôles distincts. Telle est la condition pour que l’alliance
inaugurée par la rencontre soit réellement relation : que la différence de l’autre et sa
place soient positivement respectées.
27 Toute transgression sera punie de mort, précise encore l’ordre divin. La dureté d’une
telle sentence est à bien comprendre. Comme bien souvent dans le premier Testament,
la formule de condamnation à mort mot yûmat (« il sera mis à mort ») 20 indique que
l’enjeu fondamental de la loi énoncée n’est autre que la vie et la mort. Dans le cas
présent, elle signifie sans équivoque que, dans la relation qui va se nouer, le non-
respect de la limite et donc de l’altérité du partenaire est mortifère. Au demeurant,
cette attitude rend impur, c’est-à-dire inapte à la rencontre d’Adonaï, elle interdit
l’alliance avec lui et prive ainsi le partenaire humain de la vie qu’il peut en recevoir.
28 Bref, pour que l’alliance puisse se nouer, non seulement il faut être prêt à devenir
autre, ce que disaient les rites. Il est encore impératif que le partenaire soit respecté à
part entière. C’est cela que signifie, au fond, le commandement imposant une limite qui
s’avère vitale. La rencontre ne sera ni fusion ni annexion. Au contraire, la place de
chacun y est déterminée pour rendre possible une relation respectueuse de chacun.

Théophanie et rencontre (19,16-20)

29 Au sens strict du terme, « théophanie » est une manifestation, une apparition de Dieu
(θεός φαίνεσται). Il ne faudrait donc pas parler ici de théophanie, car ce dont il est
question dans le récit, c’est de phénomènes naturels interprétés comme signes de la
présence de Dieu. Le Deutéronome y insiste : « La montagne était en feu, embrasée
jusqu’en plein ciel, dans les ténèbres des nuages et de la nuit épaisse. Et Adonaï vous a
parlé du milieu du feu : une voix parlait et vous l’entendiez, mais vous ne voyiez aucune
forme, seulement une voix » (Dt 4,11-12 ; voir aussi v. 15).
30 Par ailleurs, les signes théophaniques développés par le récit semblent être des
phénomènes d’orage et d’éruption volcanique. Ils relèvent de l’expérience du lumineux
et sont assez courants dans l’histoire des religions21. La Bible les assume tous deux, et
on les retrouve ailleurs que dans le récit du Sinaï (voir Ps 18,8-9 et 10-16 ; Ps 29 ; Ha
3,10-11). Mon intention dans les lignes qui suivent est de montrer l’originalité du
traitement de ce motif dans la narration et de tenter d’en décoder le symbolisme.

Signes de la présence d’Adonaï

31 Ces signes sont donc de deux types. Aux versets 16 et 19, ce sont des phénomènes
d'orage : le tonnerre (en hébreu, les « voix », qôlôt), les éclairs (b c raqîm) et une lourde
nuée (‘anan kabéd). De même, la « voix de la trompe » fait penser au grondement de
l’orage interprété ici comme un appel au rassemblement cultuel, la « trompe » ou le
54

« cor » dont il est question (shofar) étant un instrument à usage liturgique 22. Au verset
18, par contre, on décrit une sorte d'éruption volcanique avec la fumée (‘ashan), le feu
(’ésh), la fournaise (kibsban) et le tremblement de terre (verbe harad). On notera des
points communs dans la description de ces deux phénomènes : ici et là, il y a un nuage
(nuée ou fumée) et du feu (éclairs ou fournaise). La portée de ces deux images est à
élucider : qu’évoquent-elles du Dieu qui se montre ainsi23 ?

La nuée d’orage

32 La nuée d’orage et l’écran de fumée évoquent un Dieu qui se montre et se cache en


même temps. Comme le dit le psalmiste : « Il fit des ténèbres sa cachette et de leurs
replis son abri : ténèbres diluviennes, nuées sur nuées » (Ps 18,12). Si Dieu n’était pas
sur la montagne, il n’y aurait ni nuée, ni orage, ni fumée ; mais cette nuée, signe de sa
présence, est aussi ce qui la voile aux yeux du peuple24.
33 On touche ici à une caractéristique essentielle de la révélation de Dieu dans le premier
Testament : quand il se manifeste, il se cache en même temps. « Vraiment, tu es un Dieu
qui se cache (’él mistattér), Dieu d’Israël, sauveur ! », s’exclame le second Isaïe (Is 45,15).
C’est une expérience de même nature que Moïse fera un peu plus tard, lorsqu’il
« verra » la gloire de Dieu, mais seulement de dos après son passage (Ex 33,18-23 et
34,6-8). Ainsi, Dieu est présent-absent, dévoilé-voilé, dans une dialectique cruciale
quant au respect de la liberté du partenaire invité à lire les signes hors de toute
évidence, à prendre le risque de l’interprétation.

Le feu de fournaise

34 Au Ps 97,3, après avoir souligné que « ténèbres et nuées entourent » Adonaï, le


psalmiste ajoute : « un feu marche devant lui ». Ce feu de fournaise que décrit Ex 19,18
vaut lui aussi son pesant de révélation25. Fondamentalement, le feu procure chaleur et
lumière. Pour profiter de ses bienfaits, il faut en être proche, mais pas trop, sans quoi
on se brûle. Comme l’évoque à merveille le narrateur de la théophanie du buisson, le
feu requiert une proximité assortie de distance (Ex 3,3-5).
35 Ici aussi, l’image du feu évoque adéquatement la rencontre de Dieu telle que le premier
Testament l’évoque. Dieu est reconnu par les croyants comme présence lumineuse et
chaleureuse permettant l’épanouissement de la vie. Mais comme toute relation juste, la
relation avec lui requiert à la fois proximité et distance. C’est ce que figurent dans le
récit les limites mises au peuple et à la montagne (v. 12-13 et 23), des limites
indispensables pour garantir la vie du partenaire et la possibilité de la rencontre. Dans
le même sens, le narrateur précisera plus loin que le peuple est au bas de la montagne
et Adonaï au sommet, ou encore que la « Tente de la rencontre », lieu de la Présence,
est située hors du camp, à l’écart (Ex 33,7)26. Rencontrer Dieu suppose que l’on trouve
une juste distance, afin de s’ajuster à cette présence de feu.

Nuée et feu, lieux d’identification de Dieu

36 Au niveau du livre de l’Exode, la nuée et le feu, avec leurs symboliques propres et


complémentaires, servent en outre à identifier la présence d’Adonaï à des moments clés
de l’histoire racontée.
55

37 La première fois que celui-ci se manifeste, c’est dans « une flamme de feu au milieu
d’un buisson », ce feu ne consumant pas ce qu’il brûle (Ex 3,2). La vision intrigue Moïse
par son étrangeté ; elle l’attire tout en lui posant question – reflet sans doute du
mystère du Dieu de vie qui choisit de se révéler dans un feu heureusement privé de ses
effets destructeurs. Dans la suite, ce Dieu se désignera d’un nom aussi insaisissable et
mystérieux que le feu :’èhyèh ᾿ashèr ’èhyèh, « Je suis qui je serai », « Je suis qui je suis »,
« Je serai qui je suis ». Ce nom imprononçable, YHWH, rend Adonaï proche et accessible,
tout en maintenant l’écart qui empêche la mainmise et le savoir. Car son nom intrigue
et attire, mais aussi rend impossible toute tentative d’en fixer le signifiant. Comme le
feu qui ne dévore pas, ce nom attire par son paradoxe, tout en faisant écho à la voix qui
dit : « N’approche pas d’ici, ôte tes sandales de tes pieds » (v. 5).
38 Au moment crucial de la libération d’Israël, c’est par les signes de la nuée et du feu
qu’Adonaï se rend présent. Au moment du départ, nous dit le narrateur, « Adonaï
marchait devant eux : de jour dans la colonne de nuée pour les guider sur la route, et la
nuit dans la colonne de feu pour les éclairer, pour qu’ils marchent jour et nuit. Et la
colonne de nuée de jour ne quittait pas le devant du peuple, ni la colonne de feu la nuit »
(Ex 13,21-22). Ensuite, dans la scène dramatique de la Mer des Joncs, c’est du haut de la
même colonne de nuée et de feu qu’Adonaï agit. C’est là qu’il combat contre l’Égypte
pour mettre un terme au pouvoir de mort de Pharaon et pour faire entrer les fils
d’Israël dans la vie et la liberté (14,19-20 et 24). Ainsi manifeste-t-il sa gloire (v. 4 et 18 :
kabôd)27. Dès lors, la nuée devient l’image d’Adonaï à l’œuvre en faveur d’Israël : non
seulement elle guide le peuple, mais elle le protège et l’éclaire dans la nuit, le rassurant
par le fait même28. Plus loin, elle est le lieu où Adonaï vient en gloire annoncer qu’il va
nourrir son peuple (16,10-12). Bref, en elle, Dieu se montre berger de son peuple : il le
guide et le nourrit, et sa présence le protège et lui donne confiance.
39 Après la théophanie du Sinaï, la nuée et le feu de la montagne deviennent le lieu de la
manifestation de la « gloire » d’Adonaï (24,15-18). Aussi, lorsqu’à la fin du livre, cette
gloire viendra demeurer dans la tente que les fils d’Israël lui ont bâtie, c’est tout
naturellement sous les signes de la nuée et du feu qu'elle en prendra possession : « La
nuée d’Adonaï était sur la demeure le jour ; mais, la nuit, il y avait en elle un feu, aux
yeux de tout Israël, à toutes leurs étapes » (40,34-38). Aussi n’est-il pas étonnant de voir
la nuée et le feu présents lorsque Israël quittera le Sinaï (Nb 9,15-17) 29.
40 Bref, si dans le processus de conclusion de l’alliance, Adonaï se donne à « voir » dans la
nuée et le feu, ce n’est pas un hasard. C’est le signe que le Dieu qui vient sur la
montagne pour entrer en alliance est bien le même que celui qui a tiré le peuple
d’Égypte, et qui veut pour lui vie et liberté. Une telle identification n’est évidemment
pas sans incidence sur le sens de l’alliance et de la loi qui va la structurer 30. Mais il y a
plus. Car, comme le développera le Deutéronome, en se voilant dans la nuée et le feu,
Dieu libère son peuple d’un ennemi mortel, comme lors du passage de la mer. Mais
cette fois, l’ennemi est intérieur. C’est la tentation idolâtre de figer Adonaï dans une
image, tentation à laquelle il est plus difficile de succomber dès lors qu’aucune
« forme » n’est donnée à voir (Dt 4,11-12.15,18). Enfin, si à la fin du livre de l’Exode, ces
mêmes signes sont liés à la tente de rencontre, c’est sans doute pour signifier que
l’alliance permet la cohabitation entre le Dieu du Sinaï et le peuple devenu sien.
56

La rencontre entre Israël et Adonaï en 19,16-20

41 Voilà ce que je puis dire des signes de la présence d’Adonaï. Mais s’il se rend présent,
c’est en vue d’une rencontre avec Israël. Une étude précise de la structure de cette
scène met en évidence un parallèle entre deux tremblements : celui de tout le peuple
d’une part (v. 16), celui de toute la montagne d’autre part (v. 18) 31. Tout se passe comme
si le narrateur entendait souligner l’émotion grave qui entoure la rencontre 32. Les deux
partenaires tremblent, comme lors d’une entrevue bouleversante. J’y verrais volontiers
le signe de ce que la rencontre d’alliance déstabilise les partenaires, les obligeant à un
déplacement, à une mise en cause « fondamentale ».
42 En tout cas, ce double tremblement semble fonction de la rencontre puisqu’il est
directement lié aux mouvements symétriques du peuple et d’Adonaï s’approchant l’un
de l’autre. L’opposition entre le bas de la montagne où le peuple vient se poster (v. 17)
et son sommet où Adonaï descend (v. 18 et surtout v. 20) marque bien la distance entre
les deux partenaires au lieu même de leur rencontre, la montagne.
43 Comme cela avait été annoncé (v. 9), la venue de Dieu vise, entre autres choses,
l'accréditation de Moïse. Dieu parle avec lui en présence du peuple : « Moïse parlait, et
Dieu lui répondait dans une voix » (v. 19b). Ainsi prend place le dernier élément
essentiel à la rencontre : le médiateur. Car la limite entre Dieu et le peuple ainsi que la
nécessaire distance imposée par la nuée et le feu ne visent pas à séparer, à isoler. La
limite posée n’est pas étanche car Moïse s’y tient : en montant vers le sommet de la
montagne (v. 20b) et en descendant vers le peuple en bas (v. 21 et 25), il montre que, si
cette limite sépare les partenaires, elle est aussi le lieu où résonne la parole qu’ils se
donnent l’un à l’autre. De la sorte, le récit signifie clairement que la limite et la distance
sont fondamentalement ordonnées à la relation et à la communication 33.
44 Les verbes utilisés pour parler du peuple dans cette scène sont eux aussi significatifs.
« Moïse fit sortir le peuple à la rencontre du Dieu hors du camp, et ils se postèrent debout
au bas de la montagne » (v. 17). L’expression, « faire sortir le peuple hors de… »
(wayyôcé ’èt-ha‘am min), renvoie inévitablement à l’exode dont elle est presque un terme
technique. Mais en ajoutant l’indication du terme de cette sortie – « à la rencontre de
Dieu » (liqra’t ’èlohîm) –, le narrateur suggère qu’on est au terme et même à l’apogée de
tout le processus de libération du peuple évoqué plus haut : « vous avez vu vous-mêmes
ce que j’ai fait à l’Égypte et je vous ai portés sur des ailes d’aigles et vous ai fait venir
vers moi » (19,4). Quant à l’autre verbe, « se tenir debout » (wayyityç cbû), il est courant
dans les scènes théophaniques où il décrit l’attitude de celui qui est « prêt à participer
activement à ce qui va se produire »34. Ainsi, au pied de la montagne, Israël se tient
debout dans sa liberté nouvelle, prêt à s’engager dans l’alliance pour laquelle Adonaï se
manifeste à lui.

Nouvelles recommandations (19,21-25)

45 À première lecture, ce passage perturbe le cours du récit en répétant inutilement le


contenu des versets 12-13. L’étude de la structure met en évidence de nombreux
rapports entre ces deux sections explicitement rapprochées par Moïse (« toi, tu nous as
avertis en disant… », v. 23). Mais la même analyse soulève un certain nombre de
différences qu’il faut envisager35.
57

La logique narrative

46 Du fil de la narration, une logique semble se dégager. Aux versets 14-1 5, en effet, le
narrateur a omis de rapporter que Moïse transmet au peuple les instructions divines
concernant la délimitation de la montagne. Dès lors, en lisant le verset 21, on peut
comprendre qu’Adonaï demande à Moïse de descendre faire ce qu’il n’a pas fait. Mais au
verset 23, cette première interprétation se voit démentie lorsque Moïse précise qu’il a
bien transmis au peuple les ordres reçus.
47 Malgré cela, au verset 24, Adonaï insiste, comme pour montrer que les premières
recommandations, déjà répétées, ne suffisent pas : nul ne peut s’approcher, pas même
s’il est prêtre, de peur de se précipiter dans la mort. Comment comprendre une telle
insistance ? Certes, comme le dit Renaud, elle est fonction de la solennité du moment :
ces mots préludent à la proclamation de la Loi dont on entend souligner l’importance 36.
Mais c’est en considérant les différences introduites dans les répétitions que l’on peut
entrer vraiment, je crois, dans la compréhension de ce passage particulièrement
répétitif.

Différences significatives entre les discours divins

48 La première différence se situe au plan du contenu. La seconde fois, Adonaï précise que
même si Israël devient un royaume de prêtres (19,6)37, et est donc, à ce titre, habilité à
« s’approcher » de Dieu, il doit se sanctifier (v. 22). Du reste, Adonaï rappelle plus loin
que le peuple ne peut monter vers lui, malgré son sacerdoce. Seuls Moïse et Aaron sont
autorisés à le faire (v. 25). Cette mesure d’exception souligne à nouveau le caractère
indispensable de la limite dont le respect s’avère capital pour la rencontre d’alliance, et
cela, même au moment où Israël reçoit d’Adonaï un statut sacerdotal.
49 Mais la différence la plus sensible dans les paroles divines est le changement de ton. Alors
qu’en 19,12-13, le commandement est précis, formulé juridiquement et assorti d’une
sanction de mort pour les transgresseurs, aux versets 21-24, c’est une recommandation
inquiète que l’on entend. On dirait qu’Adonaï a peur de voir mourir des gens en Israël
du fait de sa présence : par trois fois, il dit pèn, « de peur que » (v. 21.22.24). C’est ce
qu’il semble vouloir à tout prix éviter, signe que sa venue a pour but la vie d’Israël.
50 En réalité, ce qui se fait jour ici, c’est l’intention qui préside au don de la loi par Adonaï.
S’il a posé une limite, ce n’est pas qu’il entende garder jalousement sa supériorité, lui
qui est en haut de la montagne, ou qu’il craigne d’être dérangé chez lui. Non. S’il donne
une loi, c’est qu’il a souci de la vie du peuple dont il ne veut pas voir la mort. Aussi le
met-il en garde contre toute volonté, ou bien de vouloir prendre la place de Dieu, c’est-
à-dire de se totaliser, ou bien de se fondre en lui, c’est-à-dire de se néantiser. Dans les
deux cas, ce serait la mort. Ainsi la limite apparaît-elle comme la condition d’une
rencontre qui soit pour la vie.
51 À mon avis, ce qui est encodé dans le récit, c’est la conscience aiguë qu’à Israël de ce
que la Loi est source de vie. Même si elle fixe des limites, ou plutôt parce qu’elle en fixe
– et que font les dix Paroles quand elles disent « Tu ne feras pas ceci, tu ne feras pas
cela », sinon poser des limites ? –, la Loi est chemin de vie pour le peuple et elle
témoigne du vouloir constant de Dieu de voir l’homme échapper à la mort et épanouir
son existence dans l’alliance38. C’est une clé de lecture majeure qui est donnée ici pour
l’intelligence de la Loi qui va être proclamée solennellement (20,1-17).
58

La réciprocité soulignée par Moïse

52 D’autres différences notoires apparaissent encore dans la réponse de Moïse à Adonaï


(v. 23). Le médiateur en effet répète à Adonaï l’ordre qu’il lui a donné auparavant, mais
il le transforme sur deux points. D’une part, là où Dieu avait dit : « tu mettras des
limites au peuple » (v. 12), Moïse dit : « mets des limites à la montagne ». D’autre part,
alors qu’Adonaï avait demandé : « sanctifie-les » en parlant du peuple (v. 10), Moïse
semble rectifier en désignant la montagne : « sanctifie-la ».
53 Bref, là où Adonaï parle du peuple, Moïse parle de la montagne, qui est le lieu de Dieu.
Quand Adonaï fait sanctifier le peuple pour le préparer à la rencontre, Moïse évoque la
sanctification de la montagne qui doit recevoir la présence de Dieu. Et si cette présence
impose une limite au peuple, de façon symétrique, la présence d’Israël signifie une
limite pour Adonaï, pour le lieu qu’il investit. Ainsi donc, chaque partenaire est pour
l’autre exigence de « sainteté » et limite à assumer. Telles sont les conditions d’une
réelle réciprocité, qui caractérise toute alliance.

Conclusion

54 On perçoit mieux à présent la fonction du « doublet » en 19,21-24. 11 s’agit de préparer


la proclamation des dix Paroles. En plus du retard narratif qui contribue à mettre la
parole divine en exergue en la faisant attendre, ce dialogue entre Adonaï et Moïse
prépare la promulgation de la Loi. Car elle fournit à l’avance une clé de lecture qui
insiste sur la volonté de vie que cachent les interdits d’Adonaï. De plus, est soulignée à
nouveau la réciprocité de la rencontre et de l’alliance qui en procède et que la Loi est
destinée à structurer.

Proclamation de la Loi et réaction du peuple (20,1-21)

55 La proclamation de la Loi a un côté théophanique. Le narrateur lui-même suggère cette


clé de lecture dans un passage curieux. Immédiatement après la proclamation des dix
Paroles, il ajoute : « Et tout le peuple voyait les voix » (wkol-ha‘am ro’îm ᾿èt-haqqôlot,
v. 18). De la sorte, il donne à penser que l’on peut « voir » Dieu dans la voix des paroles
proclamées aux oreilles du peuple, que ces voix ont en quelque sorte un côté
théophanique. Mais en quoi ? Tel est un des défis que l’interprétation ne peut éviter.

La question du double locuteur (20,1)

56 L’introduction de cette partie est étrange en raison du choc quelle produit avec la fin de
la section précédente : « Et Moïse descendit vers le peuple et leur dit ; et Adonaï parla
toutes ces paroles en disant… » (19,25-20,1). Le narrateur assigne ainsi un double
locuteur aux dix Paroles : Moïse d’une part et Dieu de l’autre 39. Cela pourrait être voulu,
car l’introduction narrative de la seconde version des dix Paroles en Dt 5,4-5 est de
même facture : « C’est face à face qu’Adonaï a parlé avec vous sur la montagne du
milieu du feu ; moi, je me tenais entre Adonaï et vous en ce moment-là pour vous faire
rapport de la parole d’Adonaï… »
57 Tout se passe comme si, dans la conscience du narrateur et d’Israël qui reçoit son récit,
la Loi était prononcée en même temps par Dieu et son médiateur. En examinant le
59

décalogue, on constate que l’usage des pronoms personnels indique un changement de


locuteur puisque, jusqu’au verset 6, c’est Adonaï qui parle, tandis qu’à partir du verset
suivant, on parle de lui à la troisième personne. Mais au-delà de ce détail formel, il reste
qu’un sens théologique s’exprime à travers cette énigme du double locuteur. À chaque
génération, Israël reçoit les dix Paroles de ceux qui les transmettent et il reconnaît
pourtant dans cette parole transmise le véritable cœur de la parole divine, une parole
qui réalise ce que Dieu fait. En cela déjà, les mots humains de la Loi sont théophaniques.

Venue de Dieu et crainte du peuple (20,18-21)

58 En 20,20, Moïse répond au peuple effrayé : « C’est pour vous mettre au test que le Dieu
est venu ». La proclamation des dix Paroles est ainsi présentée comme une « venue » de
Dieu, présent non seulement dans les signes que le peuple perçoit (v. 18), mais aussi
dans la parole entendue. Cette présence constitue pour Israël un test (verbe nasah, au
Piel). En effet, tout événement important – ici, c’est la présence de Dieu –, en particulier
tout don – ici, c’est la Loi et l’alliance – ne peut manquer de provoquer une réaction
chez le bénéficiaire. Et celle-ci est révélatrice de ce qu’il est et de la manière dont il vit
l’événement et reçoit le don. Comment donc le peuple va-t-il réagir à la venue de Dieu
dans le don de la Loi pour l’alliance40 ?
59 La réaction du peuple est de se tenir au loin, d’assumer la limite, de la renforcer même
puisque le peuple prend ses distances. En cela, il respecte jusqu’à l’excès les
préoccupations et les ordres de Dieu, ce que confirme sa demande à Moïse de parler
seul désormais : « Parle, toi avec nous, que nous écoutions, mais que Dieu ne parle pas
avec nous » (v. 19) – une requête mue par la crainte de la mort, qui se manifeste dans
un frémissement, un vacillement (v. 18).
60 Dans sa réponse (v. 20), Moïse déclare que cette peur est à convertir. Si la crainte du
peuple face aux signes théophaniques engendre chez lui un recul, une prise de distance,
il ne doit pas en rester là. Car il a vu que Dieu vient pour sa vie. Qu’il oublie donc sa
peur pour entrer dans la « crainte » qui est respect positif de la différence de l’autre,
acceptation volontaire et libre de la limite qui permet la rencontre et l’alliance. « Ne
craignez pas… », dit Moïse, avant d’ajouter : c’est « pour que sa crainte soit sur vos faces
et que vous ne péchiez pas »41. C’est ce que le peuple fait lorsque, sans qu’on parle
encore de peur, il se tient à distance tandis que Moïse monte vers la nuée pour y
recevoir d’autres paroles de Dieu – signe que, pas plus qu’avant, la distance n’est
séparation.
61 Sur ce point, l’expérience du Sinaï rejoint celle de la libération d’Égypte. Au Sinaï
comme lors du passage de la Mer (Ex 14,10.13.31), il s’agit pour Moïse d’inviter Israël à
quitter la peur générique qui le tient pour entrer dans la « crainte » positive de Dieu.
Comme l’écrit Ska à propos de 14,31, celle-ci est « un sentiment né d’un acte libre
d’Israël. Alors que la crainte servile (…) provient d’une menace de mort, la crainte de
YHWH se situe là où la mort n’a plus d’empire (…) dans l’univers de la vie et de la
liberté »42. C’est bien un tel univers qu’ouvre l’alliance.
62 L’enjeu de cette crainte, c’est de ne pas « pécher » (hata’), autrement dit d’éviter l’échec
de la relation que Dieu inaugure43. Pour cela, il s’agit de trouver la bonne distance – ni
trop près, ni trop loin – en acceptant la non-immédiateté de Dieu, ce qui est une autre
manière de décrire la « crainte ». Mais concrètement, cela signifie aller à contre-
courant du mouvement spontané de l’humain qui croit d’emblée que l’autre est tel qu’il
60

le perçoit, ce qui, lorsqu’il s’agit de Dieu, est pure idolâtrie. Ainsi, les manifestations
théophaniques dans la nuée et le feu provoquent chez le peuple une réaction qui,
corrigée par la réponse de Moïse, correspond adéquatement aux premières des dix
paroles, celles qui invitent Israël à renoncer à toute idolâtrie.
63 Enfin, et c’est à souligner, dans cette même scène, le peuple confirme le choix du
médiateur. Moïse, déjà légitimé par Dieu qui parle avec lui aux oreilles du peuple (19,19,
voir v. 9), est à présent accrédité par l’autre partenaire de l’alliance, Israël. Et il est à
noter que celui-ci semble considérer le rôle du médiateur comme vital, puisque c’est
pour ne pas mourir qu’il demande à Moïse de parler seul désormais. Voilà qui confirme
le caractère indispensable du médiateur dans la relation d’alliance telle que le
narrateur la conçoit.

Loi, théophanie et limites

64 Si la Loi a quelque chose de théophanique, il n’est pas inutile de dire un mot des
relations entre Loi et théophanie. À mon avis, les deux signes théophaniques essentiels,
la nuée et le feu, peuvent être lus comme une métaphore de la Loi en tant qu'elle est
présence de Dieu.
65 De soi, on l’a vu, la Loi pose des limites pour permettre à l’alliance et à la vie de
s’épanouir. Ce qui est vrai de l’interdit d’approcher en 19,12-13 avec son interprétation
aux versets 21-24 doit l’être aussi des préceptes négatifs du décalogue : ils signalent des
impasses pour la vie, des chemins que Dieu indique à Israël pour qu’il n’aille pas se
précipiter dans la mort ou l’esclavage. Mais si la Loi est ainsi un masque pudique que
Dieu jette sur son désir de vie pour le peuple44, en creux, elle en reste la manifestation.
66 Ainsi donc, comme dans la nuée, Dieu se révèle et se cache dans la Loi. Car celle-ci dit
Dieu en manifestant son vouloir, qui est la vie pour Israël. Mais elle le cache aussi
derrière une multitude de préceptes et d’interdits qui ne parlent pas d’emblée d’un
Dieu de vie et de communion. De plus, après avoir défendu le peuple contre Pharaon,
un ennemi extérieur qui menaçait sa vie et sa liberté, au Sinaï la nuée cache le Dieu qui
se montre, pour protéger Israël de la tentation mortifère de s’en faire une image. De
même à présent, après avoir rappelé la sortie d’Égypte, la Loi commence par mettre en
garde Israël contre cet ennemi intérieur, menace pour sa liberté et sa vie.
67 Comme dans le feu, encore, Dieu se fait proche dans la Loi puisque c’est sa parole qu’il
communique à travers elle. Mais c’est une parole qui exige la distance, car c’est un
« je » qui pose un « tu » en face de lui en vue de la relation. Et la « crainte » que
provoque la venue de Dieu dans la Loi peut être comparée sans doute à celle que l’on
éprouve devant un feu. Venant à proximité pour bénéficier de ce qu’il offre, il est bon
de garder les distances de crainte que le feu bienfaisant se fasse dévorant.
68 Bref, dans la Loi comme dans le feu, Dieu se montre proche, mais à distance. Dans la Loi
comme dans la nuée, il se tient présent, mais reste voilé 45. Marquant une limite, il
assigne leur place aux partenaires, au « je » et au « tu » que le médiateur met en
communication. C’est ainsi que, par la Loi, Dieu structure l’alliance, comme à travers les
signes du feu et de la nuée, il structurait la rencontre entre le peuple et lui.
61

Ouverture
69 L’interprétation qui lit dans la nuée et le feu des signes de Dieu « en négatif » se voit en
quelque sorte confirmée par la Bible elle-même. En effet, en 1 Rois 19,11-19, lors de la
théophanie à Élie, le narrateur nie explicitement qu’Adonaï habite les signes de
puissance que sont l’ouragan, le tremblement de terre et le feu. Face au prophète pour
qui Dieu était censé s’exprimer dans le feu du ciel et l’orage (1 R 18), Adonaï manifeste
qu’il ne se tient pas lui-même dans ces manifestations grandioses et terrifiantes. Il se
cache derrière elles, dans « une voix de fin silence », selon la traduction d’Emmanuel
Lévinas (qôl dc mamâ daqqâ, 1 R 19,12)46.
70 Ainsi donc, de l’avis du narrateur du livre des Rois, il se fourvoie celui qui lit les signes
théophaniques du Sinaï comme la manifestation directe d’un Dieu de puissance qui fait
peur à Israël pour mieux lui prouver sa souveraineté et le maintenir dans son
infériorité de vassal. Ces signes, certes ambigus, parlent de son mode de présence et
non de ce qu’il est, puisqu’il faut nier ces signes pour être à même de trouver derrière
eux la trace de celui qu’ils voilent.
71 Dans le récit de la transfiguration de Jésus, dans l’évangile selon Luc (9,28-36), on
retrouve sur la montagne Moïse et Élie parlant avec Jésus d’un « exode ». Une nuée
suscite la crainte, et une voix en sort désignant un élu à écouter… Tous ces traits
convergent pour rapprocher ce récit de l’événement du Sinaï. Mais quel y est le signe
de la présence de Dieu ? Non plus le feu ou la nuée ; ni même le murmure du silence.
C’est le Fils, l’Élu, celui qui va vivre son exode à Jérusalem. Ainsi, pour Luc, le signe
authentique de Dieu, c’est un contre signe : un Crucifié en qui Dieu se manifeste… et se
voile tout à la fois. Car comment reconnaître Dieu en un crucifié ? Telle est pourtant,
aux dires de l’Évangéliste, la véritable révélation de Dieu, celle qu’il importe d’écouter :
« Celui-ci est mon fils, l’élu : écoutez-le » (v. 35).

NOTES
1. En Ex 24,10, le narrateur se contente de décrire ce qui est sous les pieds de Dieu. Voir dans le
même sens Ez 1,26 et Ap 4,2-3. Au sujet de cette « vision », voir Jean-Louis Ska, « Le repas de Ex
24,11 », dans Biblica 74 (1993), p. 305-327.
2. Pour la position du problème et la solution classique, voir l’excellent point de la question par
Brevard S. Childs, Exodus. A Commentary (coll. Old Testament Library), Londres, SCM Press, 1974,
p. 344-351.
3. Voir 19,15.18.20-21.21.25 : récit dit Jahviste.
4. Voir 19,10.13b. 14.16-17.19 ; 20,18-20 : récit dit Élohiste.
5. Ainsi, Dennis J. McCarthy, Treaty and Covenant. A Study in Form in the Ancient Oriental
Documents and in the Old Testament (coll. Analecta Biblica 21A), Rome, Biblical Institute Press,
21981, p. 256-264.

6. À ce sujet, voir le point de la question proposé par Erich Zenger, « Wie und wozu die Tora zum
Sinai kam. Literarische und theologische Beobachtungen zu Exodus 19-34 », dans M.Vervenne
62

(ed.), Studies in the Book of Exodus (coll. Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium
126), Leuven, University Press-Peeters, 1996, p. 265-288, voir p. 267-277. Voir sa bibliographie aux
n. 1 et 2.
7. Voir p. ex. l’essai de Erhard Blum, « Israël à la montagne de Dieu. Remarques sur Ex
19-24,32-34 et sur le contexte littéraire et historique de sa composition », dans Albert de Pury
2
(éd.), Le Pentateuque en question (coll. Le monde de la Bible 19), Genève, Labor et Fides, 1991,
p. 271-295 : un récit non-sacerdotal du Sinaï relève de la mouvance deutéronomiste et sa
composition peut être située peu après l’exil. Les rédacteurs reprennent des traditions anciennes
dont ils disposent, mais leur travail de composition est largement original. Voir aussi les
hypothèses de John Van Seters, The Life of Moses. The Yahwist as Historian in Exodus-Numbers
(coll. Contributions to Biblical Exegesis and Theology 10), Kampen, Kok Pharos, 1994 (surtout
p. 247-289). Van Seters distingue une source yahviste, œuvre d’un historien de l’exil et qu’il situe
en dépendance critique vis-à-vis du Deutéronome et des deutéronomistes.
8. Bernard Renaud, La théophanie du Sinaï. Ex 19-24 : exégèse et théologie (coll. Cahiers de la Revue
biblique 30), Paris, Gabalda, 1991.
9. Dans le même sens, voir p. ex. Jacques Vermeylen, Moïse (Pro manuscripto) Bruxelles, CETEP,
1988, qui prend ses distances à propos du rapport entre 19,10-15 et 20-25 dans « Théophanie,
purification et liturgie. À propos de Ex 19,10-25 », dans Collectif, Ce Dieu qui vient. Mélanges offerts à
Bernard Renaud (coll. Lectio Divina 159), Paris, Cerf 1995, p. 113-130 ; Thomas B. Dozeman, God on
the Mountain. A Study of Redaction, Theology and Canon in Exodus 1924 (coll. SBL Monograph
Series 37), Atlanta, 1989.
10. Ainsi, il envisage des retouches sacerdotales à la loi du sabbat dans le décalogue (20,8-11).
11. J’ai mené cette étude de structure dans une autre publication : André Wénin, « La théophanie
du Sinaï. Structures littéraires et narration en Exode 19,10-20,21 », dans Vervenne (éd.), Studies in
the Book of Exodus, p. 471-480.
12. Ce n’est qu’au ch. 24 que le narrateur précisera que seuls des représentants du peuple
monteront vers Dieu pour être reçus en sa présence (v. 1 et 9).
13. Voir André Boudard, « Pureté, impureté », dans DEB, p. 1076, ou Renaud, La théophanie,
p. 108-110, et Vermeylen, « Théophanie, purification et liturgie », p. 127-128. D’après Jules de
Vaulx, « Saint », dans VTB, c. 1178-1184, la racine çdq signifierait à la base « couper », « séparer »
(c. 1178), mais il semble plutôt que ce sens ne soit pas originel : voir Hans-Peter Müller, « qds
heilig », dans THAT II, c. 589-609 (c. 590).
14. De même, dans le Lévitique, l’ordre de laver les vêtements est donné à ceux et celles qui
doivent rompre avec ce qui les empêche d’entrer en communication avec Dieu, comme le contact
avec un cadavre (11,24-28.39-40).
15. Childs, Exodus, p. 369.
16. Renaud, La théophanie, p. 93-94 et 110. À l’appui de la valeur cultuelle du troisième jour, il cite
également des textes comme Gn 22,4 (jour du sacrifice d’Isaac) ou Jos 1,11 et 3,2 (passage du
Jourdain).
17. En 6,20, les gens s’écrient : « Qui peut se tenir en présence de Yhwh, ce Dieu saint ? »
18. Voir Lv 24,15-16 ; Nb 15,32-36. « Dans la mentalité ancienne, l’impur et le sacré sont des
notions connexes. Ils contiennent l’un et l’autre une force mystérieuse et effrayante, qui agit par
contact et qui met en était d’interdit. L’impur et le sacré sont également “intouchables” et celui
qu’ils atteignent devient “intouchable” lui-même ». (Roland de Vaux, Les institutions de l’Ancien
Testament II [Paris, Cerf, 2 1967] p. 353.)
19. Le verbe gabal employé en 19,12 connote l’image d’une frontière délimitant deux entités
distinctes. Du reste, la limite ainsi marquée définit pour le peuple un espace « sacré » : la
montagne où Dieu demeure ou descend et qui fait figure de temple.
20. À ce sujet, voir Pietro Bovati, Ristabilire la giustizia. Procedure, vocabolario, orientamenti (coll.
Analecta Biblica 110), Rome, Biblical Institute Press, 1986, p. 332-334.
63

21. Sur ce point, voir Van Seters, The Life of Moses, p. 254-270 (Mésopotamie et Canaan), avec
bibliographie, ou Zenger, « Wie und wozu die Tora zum Sinai kam », p. 277-280.
22. Voir p. ex. 2 S 6,15 ; Lv 25,9 ; Jl 2,15 et Ps 81,4. L’instrument est également utilisé pour la
guerre et les cérémonies royales. Voir André Lemaire, « Cor », dans DEB, p. 300.
23. La question reste pertinente même si ces phénomènes sont courants dans l’histoire des
religions pour décrire la venue d’une divinité.
24. Voir, p. ex., Yves Saoût, Le grand souffle de l’Exode, Paris, Fayard-Mame, 1977, p. 113-115, et
surtout Marc Girard, Les symboles dans la Bible (coll. Recherches, N.S. 26), Montréal-Paris,
Bellarmin-Cerf, 1991, p. 455-457.
25. En un sens différent, voir Girard, Les symboles, p. 194-196.
26. Voir aussi Nb 12,4-8. Dans la conception sacerdotale, la Demeure se trouve au centre du camp
d’Israël (Nb 2,2) : l’insistance est mise ici sur la proximité d’Adonaï, au cœur de la vie de son
peuple. Mais il est remarquable que ce même texte sacerdotal semble impliquer qu’une certaine
distance sépare le peuple de la Tente (minnègëd).
27. Dans ce récit, la colonne semble être de feu et de nuée en même temps : selon l’interprétation
de Sg 18,1-4, du Targum et de Symmaque (voir TOB, AT [1975], p. 157, note m), la colonne est
nuée ténébreuse pour les agresseurs, mais elle illumine la nuit pour les Israélites. Marc
Vervenne, « Exodus 14,20 TM-LXX. Textual or Literary Variation ? », dans J.-M. Auwers & A.
Wénin (éds), Lectures et relectures de la Bible. Fs P.-M. Bogaert (coll. Bibliotheca Ephemeridum
Theologicarum Lovaniensium 144), Leuven, University PressPeeters, 1999, p. 3-25 (surtout
p. 21-23), va en ce sens pour le TM. Jean-Louis Ska, Le passage de la mer Étude de la construction,
du style et de la symbolique d’Ex 14,1-31 (coll. Analecta Biblica 109), Rome, Biblical Institute
Press, 1986, p. 18-19, envisage une autre solution : le texte hébreu d’Ex 14,20a décrit une nuée
opaque qui sépare les camps ennemis tout en les illuminant l’un et l’autre pour permettre la
poursuite.
28. Sur ce triple rôle, voir Ska, Le passage de la mer, p. 101-106, qui résume ce thème pour tout le
livre. Concernant l’origine du motif, voir T.W. Mann, « The Pillar of Cloud in the Reed Sea
Narrative », dans Journal of Biblical Literature 90 (1971), p. 15-30.
29. Voir encore Is 4,5 à propos de Jérusalem et son temple : « Adonaï créera sur toute l’assise du
mont Sion et sur son assemblée une nuée le jour et une fumée, et l’éclat d’un feu de flamme la
nuit… »
30. Du reste, le locuteur divin des dix Paroles se présente comme tel (20,2) : voir André Wénin,
« Le décalogue. Approche contextuelle, théologie et anthropologie », dans C. Focant (éd.), La Loi
dans l’un et l’autre Testament (coll. Lectio Divina 168), Cerf, Paris 1997, p. 9-43 (surtout p. 12-14 et
22-23).
31. Voir Wénin, « La théophanie au Sinaï », p. 478.
32. Bien des auteurs voient dans le tremblement du peuple un signe de sa peur : ainsi Childs,
Exodus, p. 369, ou Vermeylen, Moïse, p. 186. Mais pourquoi le narrateur précise-t-il que la
montagne, le lieu de Dieu, vacille elle aussi ? Et pourquoi emploie-t-il le verbe harad (trembler,
vaciller) qui n’est usité que pour des personnes (cf. Paul Heinisch, Das Buch Exodus, Bonn, Peter
Hanstein, 1934, p. 148) ?
33. Tous ces éléments donnent à la rencontre entre Israël et Adonaï un tour particulièrement
complexe et paradoxal. Mais doit-on y voir autre chose qu’un reflet de la conscience vive de ce
que la rencontre authentique et la communication vraie avec Dieu sont difficiles, délicates ? Ce
qui est vrai pour toute rencontre se vérifie aussi pour la relation entre Dieu et son peuple.
34. Ska, Le passage, p. 73. Parmi les théophanies où le peuple « se tient debout », il cite Ex 19,17 ;
Nb 11,16 ; Dt 31,14. Toujours selon Ska, dans le cadre d’« assemblées en présence de Dieu », le
verbe sert à décrire les assistants « considérés comme des membres actifs, capables de prendre
des engagements ».
64

35. Voir ci-dessus, p. 5-6. Traditionnellement, la critique attribue à J les versets 12-13 et à un
rédacteur (élohiste ou sacerdotal) le passage parallèle. Pour Renaud, La théophanie, p. 19-24, ils
sont tous deux de la même main sacerdotale. Dans le même sens, Van Seters, The Life of Moses,
p. 251.
36. Dans le récit, les versets 21-24 introduisent un retard assez long avant la promulgation du
décalogue, comme si « un “plus” de sainteté [était] exigé des acteurs humains » avant l’instant
solennel entre tous (Renaud, La théophanie, p. 171).
37. À ce propos, un problème se pose quant à la logique narrative de la présence des prêtres. En
effet, le sacerdoce Israélite n’est inauguré que plus tard dans le récit (Ex 28,1). L’issue proposée
est de considérer que les « prêtres » (hakkoha nîm ) désignent ici les gens du peuple qui sont
constitués prêtres pour Adonaï comme celui-ci le précise en 19,6. Je traduirais alors : « Même
[s’ils sont] les prêtres qui s’approchent d’Adonaï, qu’ils se sanctifient… » (v. 22a), et « mais les
prêtres, c’est-à-dire le peuple, qu’ils ne se précipitent pas… » – la conjonction étant ici un waw
d’explication, ou épexégétique (v. 24b).
38. Cette vision de la Loi est omniprésente dans les parties homilétiques du Deutéronome (Dt
4,40 ; 5,33 ; 6,24 ; ou encore Ps 19,8). Dès Gn 2,16-17, le précepte divin est là pour que l’homme ne
meure pas. Le thème est repris fréquemment dans la littérature juive post-biblique (voir p. ex.
Pirqé Abôt VI, 7).
39. Renaud, La théophanie, p. 171, propose une interprétation de l’articulation actuelle entre les
ch. 19 et 20. Il traduit : « Moïse descendit vers le peuple et leur dit : Dieu a prononcé toutes ces
paroles… » Moïse rapporterait au peuple des paroles que Dieu lui a dites. Cette traduction me
semble incorrecte car elle ne rend pas justice à la forme verbale de 20,1a, un wayyiqtol qui
exprime la continuité narrative dans le passé. À ce sujet, voir Wénin, « Le décalogue », p. 15-16.
40. Comme dit Childs, Exodus, p. 373 : « Comment répondent-ils au Dieu qui se révèle lui-même à
la fois en parole et en acte ? » Sur le test comme processus de révélation, voir p. ex. Gn 22,1 et 12
(suite au don d’Isaac), Ex 16,4 (don de la manne) ou Dt 8,2 (don de la liberté).
41. Le texte joue ici sur le verbe yaré’, « craindre », qui peut avoir deux sens : avoir peur ou
respecter, éprouver une crainte révérencieuse. Sur cette double notion de crainte, voir S. Plath,
Furcht Cottes. Der Begriff jr’im Alten Testament (Arbeiten zur Theologie II/2), Stuttgart, 1963 ;
Louis Derousseaux, La crainte de Dieu dans l’Ancien Testament (Lectio Divina 63), Cerf, Paris, 1970, ou
encore Hans P. Stähli, « jr’fürchten », dans THAT I, c. 765-778.
42. Ska, Le passage, p. 136-143 (citation p. 138), cite et analyse de nombreux textes où le même
passage s’effectue. Le schéma littéraire est identique en Ex 14 et 20 : peur initiale, appel au
dépassement de la peur (« ne craignez pas »), attitude neuve de « crainte » respectueuse. Dt
5,23-34 développe la même théologie à propos de la théophanie du Sinaï.
43. Selon le sens concret du verbe hata’qui signifie « manquer, rater », l’image étant celle d’une
cible que l’on manque (voir Jg 20,16 ; Jb 5,24 ; Pr 8,35-36).
44. Dt 30,15-20 (« tu choisiras la vie, afin de vivre toi et ta descendance […]. Oui, il est ta vie et la
longueur de tes jours », v. 19-20), ou Ps 1 lèvent un peu ce masque. Il faut noter à ce sujet que le
seul but assigné à la pratique des préceptes dans la version exodienne des dix paroles, c’est la
vie : « afin que se prolongent tes jours » (20,12).
45. « La Loi implique une présence du Seigneur (…), mais la Loi n’est pas la présence. L’énoncé de
la Loi (…) cache et signifie à la fois », écrit Paul Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai de lecture
(coll. Parole de Dieu), Seuil, Paris, 1976, p. 51.
46. À ce sujet, Jacques Briend, Dieu dans l’Écriture (coll. Lectio Divina, 150), Paris, Cerf, 1992,
surtout p. 26-28 (le chapitre premier est consacré à 1 R 19).
65

AUTEUR
ANDRÉ WÉNIN
Professeur d’exégèse de l’Ancien Testament à la Faculté de théologie de l’université catholique de
Louvain-la-Neuve. Parmi ses publications : L’homme biblique. Anthropologie et éthique dans le Premier
Testament (Paris, 1995) ; Pas seulement de pain… Violence et alliance dans la Bible (1998) ; Isaac ou
l’épreuve d’Abraham. Approche narrative de Genèse 22 (Bruxelles, 1999) ; Studies in the Book of Genesis.
Redaction and History (Leuven, 2000).
66

Les apparitions du ressuscité : De la


Théophanie à la Christophanie
Michel Deneken

1 Les théophanies vétérotestamentaires comme celle d’Exode 3,14 au cours de laquelle


Dieu se révèle lui-même à Moïse dans le buisson ardent, constituent stricto sensu
davantage des « acouphanies ». Dieu y advient à la Parole qui convoque Moïse, Élie,
Samuel, etc. à l’histoire de leur peuple et non à la vision – nul ne pouvant voir la face de
Dieu sans mourir. Dans le Nouveau Testament cet événement de parole divine existe
aussi : au baptême de Jésus ou à la transfiguration, la voix vient du ciel pour attester la
seigneurie de Jésus. Cependant, à côté de ces manifestations de la voix divine, le
Nouveau Testament propose un autre type de récits de révélation qui concernent plus
directement le « voir » et qui peuvent ressortir à la visio dei : les apparitions du
Ressuscité.
2 Le Ressuscité se manifeste aux disciples non seulement par la vue, mais aussi par l’ouïe.
Mais c’est la parole qui convainc ceux qui doutent (I). Ce phénomène, propre au
Nouveau Testament, est introduit par un marqueur verbal, ôphthê, construit à partir du
verbe oraô, permettant de désigner Dieu comme origine de ce phénomène (II). Pour la
sémantique chrétienne, « voir le Seigneur » va devenir synonyme de « il est
ressuscité » : l’apparition constitue donc un événement qui est aussi événement de
connaissance que les auteurs néotestamentaires semblent vouloir distinguer des
phénomènes visionnaires ordinaires (III). Bien qu’apparentées aux récits de
théophanies, les narrations pascales pointent un paradoxe : si le Ressuscité adresse la
Parole aux siens pour témoigner de lui-même, l’histoire du christianisme, à commencer
par le Nouveau Testament, fera de l’expérience du « voir Jésus » la norme de la foi
pascale. C’est l’originalité de ce qu’on peut alors appeler des « christophanies » (IV) 1.

Voir et entendre
3 Les évangiles présentent les apparitions de Jésus entre Pâques et Ascension comme une
confirmation de sa résurrection. Cette confirmation ne requiert pas seulement la
vision, mais aussi l'audition2. Le Ressuscité est vu et entendu. La sémantique du « voir »
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est seule devenue langage technique chrétien, (« Le Seigneur est ressuscité et il est
apparu3 ») ; cependant, le Ressuscité parle et l’on peut dire, à la lecture des récits
évangéliques, que l’expression « est apparu » a fini par absorber le voir et l’entendre. Ce
motif déroule une sorte de fil conducteur commun à tous les récits d’apparition, tous
ressortissant au genre littéraire des théophanies. Les rédacteurs du Nouveau Testament
ont pu avoir recours à des éléments bibliques constituant des marqueurs de
théophanies·, ce faisant, ils conduisent l’auditeur de l’Évangile à transposer ce qui était le
fait de Dieu (buisson ardent, révélation à Élie à l’Horeb, etc.) sur le Christ.
4 Le verbe « voir » désigne un événement qui s’impose. Il existe des conditions dans le
cœur même des disciples pour que puisse naître la foi pascale. La foi juive en la
résurrection des morts n’a pas forcément aidé les disciples à se préparer à l’événement.
Certes, comme tous les croyants juifs, ils partageaient la conviction enracinée dans la
Bible que Dieu est le maître de la vie. Mais les représentations de la résurrection étaient
des plus floues. L’impression que le Jésus historique a dû faire sur le groupe des
disciples, la manière dont il s’est référé au Fils de l’Homme, les expériences que les
disciples ont pu vivre avec lui, ont rendu possible leur venue à la foi. Malgré le temps
que ces derniers ont passé avec leur maître, les apparitions furent la condition
nécessaire pour que naisse la foi pascale.
5 Les apparitions ne constituent pas un événement seulement intérieur, qui les
assimilerait à une expérience de type mystique ou piétiste. Les récits évangéliques
insistent tous sur le « venir-vers-les-disciples » de Jésus. Par une sorte de maïeutique de
la foi christologique, une illumination progressive, cette rencontre qui commence dans
le doute (Thomas) ou la méprise (Marie-Madeleine) aboutit à la re-connaissance. Celui
qui apparaît n’est pas toujours reconnu immédiatement. Or cette reconnaissance ne
s’origine pas dans un « voir » qui ne semble pas se suffire à lui-même ; il faut une parole
ou un geste qui fasse référence au passé d’avant Pâques4. Comme simple phénomène
considéré en soi, la vision pose des questions et provoque des doutes 5. La parole, elle,
est génératrice de foi.
6 Dans les cultures sous influence hellénistique, plutôt marquées par le « voir », on s’est
beaucoup focalisé sur ce que les apôtres ont vu et comment leur expérience avait été
possible. Le peuple biblique est davantage un peuple de l’écoute, et les yeux ne sont pas
plus importants que les oreilles. Les théophanies de l’Ancien Testament sont toujours
des événements au cours desquels ce qui apparaît n’est jamais Dieu comme se donnant
à voir, mais comme Celui qui parle (au buisson ardent, à l’Horeb pour Élie, pour Samuel
dans le Temple). L’invitation qui est faite à Israël n’est pas de voir Dieu, mais d’écouter ;
shemah Israël... Vögtle demande : Celui-qui-apparaît ne doit-il pas être en même temps
Celui-qui-parle6 ? Lorsque les apôtres voient le Christ ressuscité, ce n’est pas seulement
une forme muette qu’ils voient, ils entendent une parole, donc une personne parlante
qui prononce une parole sur elle-même (« Je suis celui qui a été crucifié ; regardez ;
écoutez ; je suis vivant ») et une parole pour les apôtres (« Allez témoigner »).
7 La révélation a lieu quand les apôtres reconnaissent dans telle ou telle attitude du
Ressuscité qui leur apparaît la sollicitude qui fut celle de Jésus 7, rappelée par un geste
particulièrement parlant – comme celui de la commensalité, la fraction du pain ou
encore la parole affective rappelant le passé – qui établit un pont entre le Jésus
historique et le Seigneur exalté. Ces récits de manifestation du Ressuscité cherchent à
répondre à la question de savoir comment les disciples, qui ne furent pas témoins
originels des apparitions, ont pu malgré tout accéder à la foi pascale en Jésus ressuscité
68

8
. Les disciples qui suivirent, pour lesquels les récits d’apparition étaient des narrations
de témoins qui ne les mettaient pas directement en scène, avaient pour référence
l’expérience des premiers témoins. Ce ne sont pas les informations sur le tombeau vide
ni les apparitions initiales qui les conduisirent à la foi, mais c’est à partir de
l’expérience d’une rencontre avec le Seigneur ressuscité qu’ils y sont parvenus 9.

Le marqueur de la christophanie : « ôphthê »


Dans le kérygme

8 Les récits de la manifestation du Ressuscité à ses disciples révèlent que l’origine de la


foi pascale est dans cette expérience d’apparition de Jésus qui se donne à voir, ou, plus
exactement, « qui est donné à voir ». La forme passive ôphthê du verbe oraô devient un
terme technique désignant l’originalité de la christophanie pascale. L’aoriste ôphthê
indique que le Christ s’est donné à voir. L’expression implique une certaine « passivité ».
S’agit-il d’un passivum divinum, c’est-à-dire un marqueur syntaxique permettant
d’évoquer Dieu sans le nommer ? Peut-être. Toujours est-il que la manière la plus juste
de traduire ôphthê implique une formule passive : « il a été donné à voir », ce qui, en
milieu sémitique peut être compris, sans équivoque, comme « Dieu a donné à voir ».
9 Les apparitions du Ressuscité constituent une « lecture »10 qui s’impose aux disciples. Si
l’on cherche à comprendre la nature et la fonction des apparitions, il faut se référer au
texte le plus ancien qui y fait allusion : 1 Co 15,3-8. Le kérygme que Paul y reproduit
reprend la formule ôphthê.
10 1 Co 15,3-8 se réfère à une tradition antérieure à Paul. Elle fait mention des apparitions
à Pierre, aux Onze, à d’autres disciples. L’apôtre ajoute qu’il a lui-même bénéficié d’une
apparition du Christ qu’il définit par le terme ôphthê. En 1 Co 15,8 Paul écrit : « et en
tout dernier lieu il m’est aussi apparu, à moi, l’avorton. » Bien qu’il n’ait pas connu le
Jésus historique, Paul identifie son expérience à celle des autres apôtres auxquels le
Ressuscité est apparu11. Paul ne fait pas de différence entre son expérience et celle des
autres apôtres ; il cherche par là à légitimer sa condition apostolique. Pour lui,
l’apparition est identique à celle dont les premiers témoins firent l’expérience. Pour
Luc, en revanche, elle s’en distingue12.
11 Le témoignage de Paul concernant les apparitions s’appuie sur la paradosis des
apparitions qui lui est antérieure. Ce témoignage n’est rien de plus qu’un résumé
sténographique, un chiffre. Mais c’est justement dans cette extrême concision que ce
texte est unique. Cette formule s’appuie sur la Septante et semble donc être née dans la
communauté judéo-chrétienne de tradition hellénistique. Paul n’argumente jamais à
partir de l’événement de Damas compris comme une expérience visionnaire. Il veut se
rattacher à l’expérience des communautés de témoins. Il dit lui-même (Ga 1,18s.) avoir
été quinze jours avec Pierre et Jacques ; il connaît également Jean (Ga 2,9) ; d’autre part
il a travaillé avec Barnabée et Marc (cf. Ac 4,36 ; 11,22 ; 12,12 ; 13,2ss ; 15,37), et se
trouvait en contact avec la communauté primitive.

Prédéterminations de la formule « ôphthê »

12 La formule ôphthê désigne plus qu’une légitimation de l’expérience apostolique. Elle


appartient aux marqueurs sémantiques de la théophanie. Plongeant pour partie ses
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racines dans la Septante, elle indique une puissance de révélation. Pour certains, il
semble difficile de comprendre ôphthê dans le Nouveau Testament à partir de la
Septante, parce que cette expression ne fait que reproduire le sens commun de la koinê
13 Pour d’autres, au contraire, ôphthê ne doit pas être compris différemment dans le

Nouveau Testament que dans la Septante14. D’autres encore y voient plutôt l’insistance
sur le caractère concret de la vision pascale, s’appuyant sur le ra’ah hébraïque 15. La
forme ôphthê qui désignait les apparitions des héros grecs, est également intégrée
comme telle dans la Septante qui l’utilise lorsque Dieu sort de son secret pour
s’adresser à des hommes, afin d’établir une communication avec eux. La Septante
assume ce sens de ôphthê et n’y désigne pas des visions (prophétiques), mais la
manifestation salvifique de Dieu16. L’exemple en est fourni par Gn 12,7 : « Le Seigneur
apparut à Abraham et lui adressa la parole »17. « Voir Dieu » constitue, pour les
prophètes, l’expérience extraordinaire qui détermine la mission 18. L’apparition de Dieu
est une grâce pour le peuple, et lorsque celui-ci n’est plus digne de l’Alliance, Dieu reste
caché. « Le Seigneur s’irrita contre Salomon parce que son cœur s’était détourné de lui,
le Dieu d’Israël qui lui était apparu deux fois » (1 R 11,9). Seul un renouveau de
l’espérance eschatologique permettra au langage apocalyptique de donner une nouvelle
réalité au terme ôphthê qui est souvent appliqué à des personnages historiques (Judas
Maccabée, les prophètes...)19.
13 Dans l’Ancien Testament, ôphthê désigne des manifestations d’une réalité (divine)
jusque-là cachée qui devient « visible »20. Ces manifestations sont décrites comme
indépendantes de la volonté humaine, comme s’imposant à leur destinataire. Cela peut
se vérifier dans des textes prophétiques, tels que Is 40,5 : « Alors la gloire du Seigneur
sera dévoilée et tous les êtres de chair ensemble verront que la bouche du Seigneur a
parlé. » Ou encore en Is 52,10 : « Le Seigneur met à nu sous les yeux de toutes les
nations, le bras déployant sa sainteté, et tous les confins de la terre verront le salut de
notre Dieu. »
14 L’expérience vétérotestamentaire de la révélation de Dieu recourt à un vocabulaire
permettant de formuler une certaine « objectivation » du phénomène21. Les
témoignages de Moïse, de Samuel ou d’Élie plongent dans l’expérience de Dieu qui fut
celle d’Israël, Dieu prend l’initiative de se manifester et de se faire connaître, il est Deus
revelatus. Le fait que Dieu soit invisible, caché, n’empêche pas qu’au témoignage de
l’Écriture il fait partie de l’expérience de foi de reconnaître Dieu comme Dieu caché, au
moins à certaines heures22.

L’expérience de Paul

15 En 1 Co 15,3-8 Paul évoque son expérience personnelle qu’il rattache à celle des autres
disciples par le recours au terme technique ôphthê. Il sait décrire son expérience de
saisissement par le Christ autrement que par l’expression ôphthê (Ph 3,8-14). Ailleurs,
lorsqu’il défend sa qualité d’apôtre, il a recours au langage prophétique pour fonder
son apostolat sur le « voir le Seigneur »23. Les trois notices autobiographiques de Ph 3,
12 ; 1 Co 15,8s. et Ga 1,15s. livrent les seuls témoignages à la première personne dans le
Nouveau Testament concernant les apparitions.
16 Paul a vu le Ressuscité24 : cet événement se rattache à la tradition prophétique des
récits de vocation25. Dans son témoignage, qui mêle données de la tradition antérieure
et expression de l’expérience personnelle, l’emploi de ôphthê se rattache à la première
70

tradition missionnaire. Paul affirme avoir été appelé gratuitement, sans acception de
ses mérites ; le mystère de son élection s’identifie au mystère de l’élection d’Israël,
choisi pour témoigner de Dieu au milieu des nations, alors qu’il n’était pas plus
méritant qu’un autre. On ne peut guère aller plus loin dans la connaissance de
l’expérience transformante de Damas. Paul lui-même distingue ses expériences
visionnaires ultérieures de l’épisode de Damas26. En outre, se plaçant à la fin de la
chaîne des témoins, n’évoquant plus jamais ailleurs dans son œuvre épistolaire connue
d’autres apparitions qui auraient pu suivre celle dont il a été le bénéficiaire sur la route
de Damas, il laisse entendre qu’il fut le dernier des témoins.
17 L’expérience de Paul est également évoquée dans les Actes des Apôtres. Luc ne concède
pas à Paul le titre de « témoin » (Ac 13,31) car elle ne correspond pas aux critères
d’apostolicité définis en Ac 1,21-23, les témoins ne peuvent être que ceux qui ont vécu
avec Jésus avant sa mort27. Pour parler de l’expérience paulinienne, Luc a recours à des
termes empruntés au langage populaire des récits de conversion dans les milieux juifs
hellénistiques évoquant l’effet d’aveuglement consécutif à l’illumination 28. La
différence que Luc semble vouloir établir réside dans le fait que, selon lui, Paul
considère que les apparitions ne sont pas simplement des rencontres d’une série
privilégiée, « mais le prototype et la matrice des relations ultérieures du Ressuscité
avec les croyants »29.

Traditions primitives

18 La vision telle que Paul la rapporte a trois caractéristiques : il s’agit d’une vision dans
laquelle le témoin peut contempler Jésus dans sa splendeur seigneuriale ; elle est
exclusive et imperceptible pour ceux qui n’y prennent pas part ; elle est une vocation.
Or, ces caractéristiques se retrouvent aussi dans les récits d’apparition de la tradition
ancienne.
19 La parenté avec les théophanies vétérotestamentaires, au cours desquelles Dieu n’est
pas visible en tant que tel, mais seulement accessible par un bruit de vent ou un feu, ne
permet donc pas d’expliquer le recours à ôphthê suivi du datif, puisque Dieu, par
définition, ne s’y donne pas à voir. Cet emploi aurait été, selon certains, la marque du
désir de supprimer l’idée de vision30. En Mt 28,16-20, l’apparition pascale équivaut à une
révélation. Chez Luc et Jean, l’accent mis sur la corporéité de Jésus indique une
importance plus grande du « voir ». La manière primitive de dire l’expérience pascale
par le truchement des récits d’apparition était donc le « voir ». Le vocabulaire du
« voir » devient le bien commun servant à désigner l’expérience pascale dans laquelle
se reconnaît toute l’Église primitive31. Toutefois, aucun récit d’apparition n’est muet ni
statique. La parole est une attestation, « c’est moi », un envoi en mission « allez dire »,
le geste une tessère permettant de reconnaître le Jésus d’avant Pâques « et il mangeait
devant eux ».

Dans les traditions plus récentes

20 Si la tradition la plus ancienne concernant les apparitions du Ressuscité était


probablement constituée de listes des témoins des apparitions, individus ou groupes 32,
répondant surtout au souci de garder la mémoire des témoins, les récits d’apparition
dans les traditions néotestamentaires plus récentes s’intéressent de plus près à la
71

corporéité du Ressuscité. À mesure que l’on s’éloigne des origines, la question de la


nature du corps qui est apparu aux apôtres va en effet se poser. Cette évolution est
marquée par quelques motifs qui sont amplifiés. Le Ressuscité mange avec les disciples
en leur prouvant par là qu’il n’est pas un fantôme33. Il fait de ses plaies un moyen de
reconnaissance qui permet de franchir le pont entre Vendredi saint et Pâques 34. À
mesure qu’on s’éloigne dans le temps c’est ce qui a été vu qui prend le pas sur ce qui a
été entendu. Le vocabulaire du « voir » devient le bien commun servant à désigner
l’expérience pascale dans laquelle se reconnaît toute l’Église primitive 35.
21 Le corps du Ressuscité peut être « touché »36. Si cette hypothèse est envisagée, elle n’est
jamais vérifiée. Dans la scène avec Thomas, Jésus propose à l’incrédule de toucher ; ce
dernier fait profession de foi, l’évangile laissant comprendre que la seule hypothèse du
« pouvoir toucher » suffit. La vision du Ressuscité porte sur son soma. Il entre ainsi dans
des lieux qui sont fermés37 ou peut, au contraire, disparaître brusquement (Lc 24,41) 38.
Ensuite, à mesure que l’on avance dans le temps, la fonction du tombeau vide, avec son
caractère concret, va devenir de plus en plus importante. La distance chronologique qui
sépare les communautés des deuxième et troisième générations chrétiennes implique
déjà une difficulté à garder à ces apparitions leur spontanéité des origines. On s’éloigne
d’elles, et l’on désire donc des indices tangibles.

« Voir le Seigneur » : vision ou apparition ?


22 « Voir le Ressuscité » désigne une expérience originale autant qu’originelle. « Voir est
un acte humain, mais voir un être, un être ressuscité, est un don, une œuvre divine
dans une expérience humaine, dans un événement humain déterminant une
personne »39. La particularité des visions apostoliques ne vient pas du seul fait que celui
qui est vu soit le Christ ressuscité. Elles sont aussi comprises comme don fait et non
mérite accordé aux témoins.
23 Le rapprochement, qui ne vient peut-être pas immédiatement à l’esprit, entre les récits
d’apparition et la théophanie de Ex 3,14 se révèle fort suggestif. Certes, le feu n’est pas
un corps, mais il circonscrit, pour un instant, la présence du divin. Or cette flamme n’a
de sens que par une parole, comme le corps du Christ n’est « parlant » pour la foi qu’à
partir du moment où c’est un corps glorieux qui parle. Une des particularités des
apparitions pascales réside dans le fait qu’elles ne sont fondées que sur et par celui qui
se donne à voir et se révèle : le Christ. Il n’y a pas de garantie en dehors de l’expérience
de la foi.

Visions « objectives » ou « subjectives » ?

24 Les récits néotestamentaires d’apparition disent autant sur « celui-qui-est-vu » 40, Jésus
qui est ressuscité, que sur « celui-qui-donne-à-voir », Dieu qui a ressuscité Jésus. Dès les
origines, les destinataires des visions et ceux qui, par la suite, ont mis cette expérience
en récit, avaient le souci de ne pas laisser prise à l’ambiguïté. Les apparitions n’auraient
rien mis au monde sans la foi des disciples témoins. Ce qui est né dans les apparitions,
ce n’est pas la foi comme telle. Il n’y a pas de malédiction du ciel, ni de lamentations, ni
de « pourquoi » d’un Job dans les évangiles. De même, les premiers chrétiens n’ont pas
produit de mystique d’un désir de (re)-voir Jésus.
72

25 Les récits d’apparition offrent des similitudes avec le travail de deuil que toute
personne entreprend pour continuer de vivre lorsqu’elle perd un être cher. Depuis D.F.
Strauss en 1830, on a souvent interprété les apparitions comme étant suscitées par le
remords de Pierre.
26 G. Lüdemann cite des témoignages de personnes qui, ayant perdu un être cher,
affirment l’avoir revu et réentendu. Ainsi, du point de vue psychanalytique, la pensée
peut, dans le contexte dramatique des situations de perte, revêtir des traits archaïques.
Il pourrait même se produire une déconstruction du réel, car l’inconscient ne peut se
faire à la perte de la personne aimée, et met en œuvre les organes qui sont
principalement concernés par l’élaboration du principe de réalité pour se procurer une
satisfaction d’apparence41.
27 L’interprétation « objective » insiste sur le caractère exogène des apparitions,
surprenantes, imprévisibles, en mettant en valeur l’impossibilité de préparation
psychologique, culturelle et religieuse des apôtres à recevoir le kérygme pascal. Ces
interprétations font des visions pascales un point de départ extérieur pour la foi. Sans
elles, les apôtres n’auraient pas eu accès à la foi en Jésus ressuscité. Mais cette
conception exogène de la naissance du kérygme se heurte elle aussi à des difficultés
herméneutiques. Les apparitions ne risquent-elles pas, interprétées comme événement
uniquement extérieur, de se transformer en une sorte de consolation 42 ?

Quelles visions ?

28 Le concept de vision est délicat à manipuler43. Les phénomènes visionnaires sont chose
courante dans l’expérience religieuse et aucune tradition ne les ignore. Le scepticisme
est souvent de mise dans le judéo-christianisme lorsqu’il s’agit de visions ayant trait à
un corps physiquement visible, bien qu’il s’agisse d’un jugement que le visionnaire
émet la plupart du temps sur la vision qu’il a eue en la disant « réelle », corporelle.
29 S’appuyant sur des distinctions aristotéliciennes reprises par Thomas d’Aquin, Karl
Rahner souligne que l’originalité des visions pascales apparaît lorsque l’on procède à un
classement de l’ensemble des phénomènes désignés par « vision » en trois catégories. 1.
La première catégorie est celle dans laquelle le visionnaire traduit son expérience
comme étant celle d’une vision44. Comment une telle conception de la vision peut-elle
être considérée comme objective puisque personne d’autre que le visionnaire ne
bénéficie de cette contemplation ? 2. La deuxième catégorie, relevant de la mystique
classique, est marquée par son caractère imaginatif, revêtant aussi une dimension
d’intériorité, alors que la première prétend à l’extériorité. Si, dans ce deuxième cas, le
jugement appartient également au seul visionnaire, l’objet de la vision, bien que perçu
comme présent, résulte d’un travail d’intériorisation45. 3. La troisième catégorie de
visions, enfin, correspond à celles qui représentent de pures visions intellectuelles,
spirituelles. On peut se demander si les apparitions pascales ne ressortissent pas à la
deuxième catégorie, puisque la première est par trop liée à l’appréciation subjective du
voyant alors que la troisième est sans représentation, ce qui va contre le message
évangélique46. Toutefois, lorsque les apôtres affirment avoir vu Jésus, ils entrent aussi
dans la première catégorie, car personne ne peut attester une vision hormis le
visionnaire lui-même.
30 Dans la perspective de la christophanie, le contenu de la vision imaginative c’est Dieu
lui-même en tant que manifesté en Christ 47. Ce contenu n’est dépendant que de Dieu lui-
73

même. Le contenu imaginatif de la vision n’est pas seulement une « image » de la


divinité dans le contact avec l’humain, mais forme aussi une « image » de l’homme qui
l’accueille. Pratiquement, le contenu de ces visions imaginatives est incertain et doit
être laissé au jugement subjectif de celui qui en prend connaissance. Dans bien des cas,
les visionnaires soumettent le contenu de leurs visions, qui leur semble souvent
secondaire, à examen et le remettent souvent radicalement en question. Le contenu de
la vision comme apparition du Ressuscité est une manifestation, elle est de l’ordre de la
révélation48.

De la théophanie à la christophanie
Du côté de la vision prophétique

31 Nous l’avons vu, « voir le Seigneur » est devenu synonyme de « le Seigneur est
ressuscité ». La catégorie de vision imaginative se trouve de ce fait trop étroite pour
fournir un cadre aux apparitions pascales. Elle ne permet pas de rendre compte du fait
que non seulement « quelqu’un est donné à voir », mais aussi que « quelqu’un donne à
voir ». Ce qui distingue les apparitions pascales d’autres phénomènes visionnaires est
déjà présent, d’une certaine manière, dans la vision prophétique vétérotestamentaire.
En effet, les visions des prophètes bibliques ne figurent pas seulement dans le contenu
de la foi vivante partagée par la communauté à laquelle appartiennent les visionnaires :
elles la fondent. « Elles ne sont pas non plus, comme les visions dans d’autres religions,
la reproduction des croyances partagées. Dieu y fait personnellement irruption dans
l’histoire humaine »49.
32 Pour les apôtres, l’important n’est pas de faire correspondre la vision du Ressuscité à
telle ou telle catégorie d’expérience repérable dans l’histoire des religions, mais que
l’on y découvre la révélation de Dieu comme personnellement expérimenté.
« L’important des visions prophétiques n’est donc pas que les prophètes ont été des
visionnaires, mais qu’ils avaient conscience de recevoir par cette médiation une
véritable révélation et que celle-ci les autorisait à parler au nom de Dieu. La
particularité des visions prophétiques invite les croyants à y voir l’intervention très
spécifique de l’Esprit »50. Du point de vue théologique, les apparitions de Jésus sont, à
proprement parler, des apparitions du Ressuscité, dans lesquelles Dieu s’est révélé.
Cependant, au plan psychologique, elles ressortissent à la catégorie des visions, car
Dieu s’est servi de la capacité imaginative des disciples 51. Le contenu des visions est
l’objet même de ce qui à Pâques est révélé, lié à une évidence qui ne trompe pas et à
l’assurance de son origine divine du côté des témoins primitifs 52.
33 Rien ne permet de déceler dans l’expression ôphthê des expériences de type extatique
ou volontariste. La tradition chrétienne semble avoir cherché à éviter l’emploi du mot
« vision » pour parler des apparitions pascales53. Le terme « vision » met l’activité du
côté du visionnaire. Or les récits de la manifestation du Ressuscité mettent en scène des
témoins qui ne recherchent pas activement la vision. Bien au contraire. Le Nouveau
Testament insiste sur leur aveuglement, leur trahison, leur fuite.
74

Les apparitions : christophanie et expérience de foi

34 Le soma glorieux dans lequel Jésus est représenté en tant que Ressuscité manifeste la
présence de Dieu lui-même dans l’expérience d’apparition54. La christophanie a donc
une valeur propre. À l’origine, le « voir » a dû être aussi fondamental que
l’« entendre ». L’expérience « visuelle » des disciples n’est donc complète que si le
Ressuscité advient à la Parole. S’il est vrai qu’à partir du ôphthê seul on ne peut pas tirer
de conclusions sur la nature spécifique des apparitions du Ressuscité 55, il faut toutefois
constater que le Nouveau Testament ne s’est pas intéressé au comment des apparitions.
35 La reconnaissance du Ressuscité dans l’apparition n’est pas présentée par le Nouveau
Testament comme résultant d’une contemplation par les apôtres, mais comme une
advenue de Dieu vers le groupe apostolique. De la même manière que les théophanies
sont une auto-affirmation de Dieu (Ex 3,14), au cours desquelles la divinité se montre et
se donne à reconnaître, l’apparition pascale constitue l’affirmation par le Christ lui-
même de sa présence. Il se donne aux témoins comme parlant, agissant, vivant, en un
mot, comme le Vivant (Lc 24). C’est cette certitude désormais acquise que Jésus exalté
est désormais présent aux siens qui fonde la foi pascale dans les apparitions. La
révélation du Ressuscité dans les apparitions introduit à une « relation d’épiphanie et
de foi, d’apparition et de vision, de perception et de confession de foi » 56.
36 Très tôt, on assiste dans le Nouveau Testament à l’établissement d’un parallélisme
entre Jésus ressuscité et l’Esprit Saint. Cette identité entre Esprit et Christ est reconnue
comme un fait dans certains aspects de la théologie paulinienne 57. La question n’est pas
de savoir si les christophanies et les expériences de l’Esprit ont été considérées comme
identiques, mais de déterminer, aux points de vue phénoménologique et historique, si,
dans le christianisme primitif, expérience de l’Esprit et animation par l’Esprit étaient
traduits au plan conceptuel par un « être-touché-par » le Christ58. Or, selon les Actes
des Apôtres, l’expérience de l’Esprit est expérience d’une présence.
37 L’expérience de la vision, telle qu'elle est rapportée, entre autres, par Paul, peut donc
aussi être considérée comme une expérience de Pentecôte, renforcée par la mention
des cinq cents témoins. Où, ailleurs que dans le récit de la Pentecôte, est-il question
d’une expérience de foule concernant la compréhension profonde de l’événement
pascal ? Il s’agirait alors d’un phénomène de masse auquel on pouvait s’attendre après
le Vendredi saint59. La conviction qui anime les apôtres est que le Jésus qu’ils ont connu
est vivant. Mais cette connaissance selon la chair et dans l’histoire n’est plus suffisante
après Pâques. N’est-ce pas ce que suggère Mt 16,17 ? Pierre ne peut pas anticiper, du
vivant de Jésus, avant la Résurrection et le don de l’Esprit, une connaissance dont la
modalité n’est pas encore rendue possible. Dès lors, il est légitime d’interpréter les
passages évangéliques qui évoquent le fait que Jésus ne soit plus immédiatement
connaissable : remplis de l’Esprit, les apôtres ont « vu », non pas de manière sensorielle
mais avec les yeux de la foi. À la Pentecôte, l’ère des visions fondatrices est bel et bien
close. La « vraie foi chrétienne se caractérise et s’entretient par sa référence, à travers
la tradition, au témoignage des apôtres »60.
38 Les apparitions ne sont pas nécessairement « miraculeuses ». Point n’est besoin de se
représenter les apparitions de manière spectaculaire, comme des miracles qui
rendraient littéralement les apôtres « groggy »61. En effet, s’il s’était agi de miracles qui
écrasent l’individu en s’imposant à lui, le christianisme ne serait pas fondé sur la foi. Si
miracle il y a, c’est dans la transformation du regard que le Ressuscité opère chez les
75

témoins auxquels il se manifeste. Pour Thomas d’Aquin, les yeux de la chair sont le
truchement de la foi. Le regard rempli de la vision pascale devient regard de foi en
raison même de l’objet qu’il contemple, le Ressuscité62.
39 L’expérience pascale, qui n’a pas été coulée dans les moules préexistants des récits de
miracles, « non purement subjective, répétée, partagée entre [les disciples], a été
communiquée par la médiation du langage ambiant et de la tradition religieuse, en
particulier à l’aide de leur foi en la résurrection collective à la fin des temps » 63.

En guise de conclusion : un corps ressuscité qui parle

40 La théophanie vétérotestamentaire requiert un lieu ou un objet, une sorte de captatio


benevolentiae, pour permettre une acouphanie de la voix divine. La christophanie, quant
à elle, constitue une manifestation comprise par le Nouveau Testament comme la
révélation de Dieu lui-même qui fait voir le Jésus comme le Christ ressuscité qui « est
vu ». L’apparition est toujours d’initiative divine et se saisit d’un « visionnaire » surpris.
La vision dont ce dernier est gratifié n’est donc pas le fruit d’une quête mystique ou
d’un désir d’expérience spirituelle. Celui qui « a vu » le Ressuscité ne désire pas le re-
voir. Dans la rencontre de Moïse avec Dieu, le buisson ardent était le topos visible d’un
Dieu qu’on ne peut voir, mais seulement entendre. Au bord du lac de Galilée, en Jn 21,
un feu brûle sur la rive. On ne sait qui l’a allumé. Mais ce feu n’est plus rien. En effet, le
Ressuscité lui-même apparaît aux disciples. Dieu se donne à voir.
41 Le Nouveau Testament opère des transferts d’attributs divins sur la personne de Jésus
ressuscité. Dieu est le vivant ; le ressuscité est le vivant qu’on ne cherchera plus parmi
les morts (Lc). Dieu promet d’être au milieu de son peuple ; Jésus est au milieu des siens
jusqu’à la fin des temps (Mt). Dieu est Seigneur ; Christ est Seigneur (Jn et Paul). Ce
transfert du Dieu vétérotestamentaire sur le Ressuscité, convoque la catégorie de la
théophanie dont les marqueurs (crainte, prosternation) accompagne les manifestations
du Ressuscité aux siens.
42 Si la théophanie devient christophanie, c’est en vertu de la lecture croyante de cet
événement appelé « pâques » comme étant celui d’un transfert de l’autorité de Yaweh
sur Jésus. Ce n’est donc qu’en vertu de cette réquisition par le christianisme de la
théophanie vétérotestamentaire que ôphthê peut traduire en catégories historiques ce
que l’évangile de Jean affirme en termes ontologiques : « qui me voit, voit le Père », ce
qui, partout dans le Nouveau Testament, peut aussi être traduit par « qui m’entend,
entend le Père ». L’apparition du Ressuscité ne provoque pas une sidération du regard
et encore moins un arrêt du temps. Elle convoque à l’histoire par la Parole qui envoie
les disciples en mission. Est-ce pour cette raison que le macarisme de Jean – « heureux
ceux qui croient sans avoir vu » – propose un dépassement de la vision ? Après tout, le
Christ n’est-il pas la manifestation incarnée du logos éternel (ce qui est entendu) dans le
soma (ce qui est vu) ?
76

NOTES
1. Pour les aspects théologiques des apparitions du Ressuscité, que nous n’aborderons pas dans le
contexte de cette contribution, on pourra se référer à M. Deneken, La foi pascale. Rendre compte de
la résurrection de Jésus aujourd’hui, Paris, Éd. du Cerf, 1997, surtout 315-396.
2. L. Brun, Die Auferstehung Christi in der urchristlichen Überlieferung, Oslo-Giessen, 1925, 61 ; H.
Grass, Ostergeschehen und Osterberichte, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 31964, 88.
3. H. Kessler, Sucht den Lebenden nicht bei den Toten. Die Auferstehung Jesu Christi in biblischer,
fundamentaltheologischer und systematischer Sicht. Neuausgabe mit ausführlicher Erörterung der
aktuellen Fragen, Düsseldorf, Patmos Verlag, 1995,129.
4. Lc 24,13-31 ; Jn 21,4b.9.12s. (geste) ; Jn 20,14-16 ; Jn 20,24-29 (parole).
5. Mt 28,17 ; Lc 24,16.31.41 ; Jn 20,14.16 ; Ac 9,5.
6. A. Vögtle, (avec. R. PESCH), Wie kam es zum Osterglauben ? Düsseldorf, Patmos, 1975, 122.
7. L. Goppelt, Theologie des Neuen Testaments, Göttingen, Vandehoeck & Ruprecht, 31980, 292.
8. P. Hoffmann, « Auferstehung Jesu Christi / NT », G. Krause & G. Müller, Theologische
Realenzyklopädie IV, Berlin, 1979, 478-513, 509.
9. H. Kessler, 132.
10. J. Doré, « Croire en la résurrection de Jésus Christ », Études, avril 1982 (356/4), 525-542, 538 :
« Si la foi en la résurrection de Jésus est la lecture croyante que les disciples ont cru pouvoir/
devoir faire des « apparitions », cette lecture a supposé chez eux deux choses : d’une part le
partage préalable de la vie terrestre de Jésus et d’autre part la foi et l’espérance, préalables elles
aussi, en un Dieu expressément reconnaissable et reconnu dans cela précisé ment qu’il réalise
pour et dans la vie des hommes. On peut donc dire : 1. que, originellement, l’affirmation de la
résurrection de Jésus représente la lecture que les disciples ont faite de « quelque chose » qui [leur]
était arrivé dans certaines circonstances bien précises peu de temps après la mort de Jésus ; et 2.
que cette lecture a consisté à reconnaître ce « quelque chose » comme un acte de la puissance de
Dieu : comme un acte manifestant que la puissance divine qu’ils avaient déjà expérimentée en
Jésus avant sa mort allait, en lui, bien plus loin qu’ils ne l’avaient alors pensé. »
11. H. Kessler, 153 s.
12. « Luc veut même enlever à l’apparition de Paul le caractère pascal qu’ont les autres
apparitions dans les évangiles. Sur ce point, la conciliation semble impossible et il faut
rechercher auquel des deux auteurs doit être attribuée la modification », X. Léon-Dufour,
Résurrection de Jésus et message pascal, Paris, Seuil, 1971, « Parole de Dieu », 116.
13. B. Rigaux, Dieu l’a ressuscité. Exégèse et théologie biblique, Gembloux (Belgique), Duculot, 1973,
342.
14. H. Kessler, 149, contre B. Rigaux.
15. A. Vögtle, 40-43 ; P. Hoffmann, 492 s. ; H. Kessler, 149.
16. Voir la remarquable étude de H. F. Fuchs, Sehen und Schauen. Die Wurzel « hzh » im Alten Orient
und im Alten Testament. Ein Beitrag zum prophetischen Offenbarunsempfang, Wurzbourg, 1978, 256.
17. Cf. Gn 17,1 ; 18,1 ; 26,2.24 ; Ex 3,2.16 ; cf. H. Kessler, p. 150 s. Dans la Septante, wajera el devient
ôphthê.
18. B. Rigaux, 342.
19. H. Kessler, 151.
20. Ph. Seidensticker, Die Auferstehung Jesu in der Botschaft der Evangelien. Ein
traditionsgeschichtlicher Versuch zum Problem der Sicherung der Osterbotschaft in der apostolischen Zeit,
Stuttgart, Katholisches Bibelwerk, (2) 1968, « Stuttgarter Bibelstudien » n. 26, 40 s.
21. Ph. Seidensticker, 43.
22. Cf. J. Briend, Dieu dans l’Écriture, Paris, Éd. du Cerf, 1992, « Lectio divina » n. 150, 109.
77

23. H. Kessler, 153 s. ; Cf. 1 Co 9,1 ; voir Is 6,1.5. ; Jr 1,12.


24. K. M. Fischer, Das Ostergeschehen, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2 1980, 75.
25. H. Kessler, 154.
26. Cf. 2Co 12,1-7 ; 1 Th 4,15 ; 1 Co 15,51 ; Ga 2,2 ; Rm 11,25.
27. C’est l’avis de X. Léon-Dufour, 116.
28. H. Kessler, 157. Cf. Ac 9,3s. ; 22,6s. ; 16,13s.
29. X. Léon-Dufour, p. 18.
30. A. Vögtle, 43.
31. B. Rigaux, 346.
32. C.H. Dodd, « The Appearances of the Risen Christ ; An Essay in Form-Criticism of the
Gospels », in Studies in the Gospel 9-35, 328.
33. Lc 24,41-43 ; Jn 21,5.9.12.13 ; Ac 1,4 ; 10,41.
34. Jn 20,20.25.27 ; Lc 24,39a.
35. B. Rigaux, 346.
36. Cf. Mt 28,9 ; Lc 24,39 ; Jn 20,27.
37. Lc 24,36s ; Jn 20,19.26.
38. K. M. Fischer, 80.
39. B. Rigaux, 351.
40. H. Kessler, 220.
41. G. Lüdemann, Die Auferstehung Jesu. Historie, Erfahrungen, Theologie, Stuttgart, Im Radius Verlag,
1994, 114.
42. N’a-t-on pas, à tort, traduit, dans la liturgie chrétienne, le « paraklètos » qui désigne l’Esprit
Saint chez Jean par « consolateur » alors que ce terme signifie « avocat » ?
43. K. M. Fischer, 89.
44. K. Rahner, Visionen und Profezeiungen, Flerder, Fribourg/Bg, 3 1958, « Quaestiones Disputatae »
n. 4 33 s.
45. K. Rahner, 39 s.
46. H. Kessler, 223.
47. Ce que ne manque pas de faire H. Kessler à partir de sa lecture de Rahner, H. Kessler, 225 s.
48. H. Kessler, 226 : « Appliqué aux apparitions pascales, le contenu, qui est aussi une donnée
sensible, de la vision, est la manifestation du Crucifié Vivant par la puissance de Dieu et de sa
présence salvifique comme étant issue de cette puissance divine. Cette autorévélation de
l’humanité mise à mort de Jésus le manifestant comme le Vivant dans l’expérience historique et
sensible des disciples est elle-même le noyau central de l’expérience pascale. Elle n’est pas produite
par les disciples et n’est pas non plus un écho imaginaire et secondaire, pouvant s’avérer erroné,
dans la sensibilité des disciples. »
49. A. Vergote, « Visions et apparitions. Approche psychologique », Revue Théologique de Louvain,
22, 1991,202-225, 221.
50. A. Vergote, 222.
51. G. Lohfink, « Der Ablauf der Osterereignisse und die Anfänge der Urgemeinde », Theologische
Quartalschrift (160), 1980, 162-176, 167.
52. H. Kessler, 227.
53. H. Kessler, 117.
54. J. Lindblom, Geschichte und Offenbarungen, Lund, 102-112 et Theologisches Worterbuch zum Neuen
Testament IX, 8-11. R. Bultmann et D. Lührmann se refusent à employer la catégorie d’épiphanie
pour désigner les apparitions du Ressuscité. Dans la mesure où une expression comme
« épiphanie christique », telle que la propose E. Schillebeeckx, dans Die Auferstehung Jesu als Grand
der Erlösung, Fribourg/Bg, Herder, 1979, « Qauestiones Disputatae » n. 78, 95, peut rendre
l’expression allemande Christus-Epiphanie. H. Kessler, 233 la rejette. Au lieu d’« épiphanie
christique » ou de « vision christique » ce dernier préfère parler de christophanie.
78

55. H. Kessler, 231.


56. H. U. Von Balthasar, Pâques, le mystère, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Foi vivante » n. 357, 245.
57. G. Lüdemann, 120.
58. G. Lüdemann, 121.
59. G. Lüdemann, 123.
60. A. Vergote, 224 s.
61. W. Kasper, « Der Glaube an die Auferstehung Jesu vor dem Forum historischer Kritik »,
Theologische Quartalschrifi, Tubingen (4/1973), 229-241, 239.
62. S. Th. IIIa, q. 55 a 2 : « Les apôtres ont pu attester la résurrection du Christ même comme
témoins oculaires, car ils ont vu de leurs yeux celui auquel ils croyaient, le Christ, vivant après la
résurrection, alors qu’ils avaient vu sa mort. Mais, s’il est vrai que l’on ne parvient à la vision
bienheureuse que par l’audition de la foi, les hommes ne sont parvenus également à la vision du
Christ que par ce qu’ils en avaient d’abord entendu de la part des anges. » La tradition catholique
n’a jamais survalorisé l’aspect miraculeux des apparitions. Si l’on peut soutenir que la théologie
protestante a mis radicalement en œuvre le sola fides dans l’entreprise bultmannienne de
démythologisation en renonçant à toute révélation extrinsèque, on ne peut pas dire pour autant
que le catholicisme ait dressé contre cette entreprise des contre-feux puissants. Traduction M.-J.
Nicolas, éditeur de la Somme Théologique, Paris, Éd. du Cerf, T985.
63. X. Léon-Dufour, 275.

AUTEUR
MICHEL DENEKEN
Maître de conférences en théologie dogmatique et doyen de la Faculté de théologie catholique de
l’université Marc Bloch de Strasbourg. Parmi ses dernières publications, sa thèse d’habilitation :
La Foi pascale. Rendre compte de la résurrection de Jésus aujourd’hui, Paris, 1997.
79

Les penseurs gnostiques face à la


vision
Madeleine Scopello

1 Les littératures anciennes aux premiers siècles de l’ère chrétienne sont parcourues par
des récits de visions. Que ce soit en milieu juif, avec le courant de l’apocalyptique, ou en
christianisme, la révélation céleste des temps premiers ou des fins dernières se revêt
souvent des habits de la vision : la littérature chrétienne apocryphe, par exemple,
constitue un terrain d’enquête privilégié sur ce sujet. Ces récits ont été étudiés par les
spécialistes et la bibliographie sur ce thème est abondante.
2 Les courants de pensée qui ont fleuri aux frontières du christianisme, et ont été
considérés comme hérétiques par la Grande Église, attestent également des visions,
porteuses d’un message concurrentiel par rapport à celui de l’orthodoxie, message dont
l’on revendique le caractère de vérité unique. Dans ce cadre, le gnosticisme constitue
un domaine de recherche particulièrement riche. Compte tenu de l’abondance des
sources qui mériteraient d’être examinées, nous ne pourrons pas, dans les limites de cet
article, prétendre à l’exhaustivité : notre but est, plus modestement, de prendre en
compte quelques échantillons de la littérature gnostique, composée entre le II e et le IIIe
siècle de notre ère, et de relever quelques thèmes qui nous ont paru dignes d’attention.

Autour des sources


3 Le gnosticisme est connu par les documents polémiques que les Pères de l’Église 1 lui ont
consacré, dans le but de l’éradiquer du paysage du christianisme, ainsi que par un
certain nombre de sources de première main, conservées en langue copte 2. Si l’on se
tourne, tout d’abord, vers les documents écrits par les gnostiques eux-mêmes, on
remarque que les récits de visions y sont relativement nombreux.
4 Le Codex de Londres3, contenant le volumineux traité généralement appelé Pistis Sophia,
décrit une série de visions accordées à Marie-Madeleine par le Christ ressuscité. Ces
visions portent sur les mystères célestes. Le Codex d’Oxford 4 n’est pas en reste non plus
dans les enseignements visionnaires : les deux traités qui le composent, le Livre du grand
80

traité initiatique et la Topographie céleste fournissent un précieux matériel d’enquête à ce


propos. Le Codex de Berlin5, avec ses quatre traités6, est également source de réflexion
sur le thème de la vision, surtout en ce qui concerne l’Évangile selon Marie (B, 1) et le
Livre des secrets, de Jean (B, 2). Ces deux textes ont été analysés sous cet angle et ont
suscité d’importantes études7.
5 Quant à la bibliothèque copte de Nag Hammadi8, bon nombre des cinquante-deux
traités qui la composent présentent des expériences de vision, liées à une
communication des secrets célestes. Certaines de ces visions revêtent les traits dont
elles étaient parées dans les écrits intertestamentaires juifs, d’allure apocalyptique 9, et
dans certains apocryphes du Nouveau Testament. Elles se déroulent souvent dans un
lieu privilégié (une montagne, un lieu solitaire) et elles sont ponctuées par le
déchaînement des éléments. Elles s’insèrent dans un cadre littéraire précédemment
élaboré et destiné à transmettre un logos de révélation 10. Certaines d’entre elles
concernent un disciple de Jésus, particulièrement digne de recevoir, de la part du
ressuscité, un enseignement secret ; ce schéma se retrouve, par exemple, dans l’
Apocalypse de Paul11 (Nag Hammadi (NH) V, 2) et dans les deux Apocalypses de Jacques (NH
V,3 et V,4)12. D’autres textes en revanche, sans être totalement marqués par le thème de
la vision, y font des allusions chargées de signification : c’est le cas, par exemple, de l’
Évangile selon Philippe (NH II,3), troisième traité du codex II de Nag Hammadi.
6 La bibliothèque de Nag Hammadi, recueil de textes provenant d’écoles gnostiques
différentes, nous a également conservé des écrits profondément influencés par les
structures de la pensée philosophique grecque. Des traités, tel celui de l’Allogène (NH XI,
3)13 ou de Zostrien14 (NH VIII, 1), par ailleurs connus et discutés dans le cercle de Plotin 15,
doivent être versés au dossier de la vision. La scène devient ici des plus abstraites –
c’est le paysage des intelligibles qui intéresse leurs auteurs – et la vision se trouve
dépouillée des repères qui la caractérisaient dans les textes de genre apocalyptique.
Comme tout se joue à l’intérieur de l’homme, il n’est nul besoin de s’attarder sur une
représentation visuelle du contexte de la vision (lieu, mode, occasion). L’accent est
exclusivement mis sur le contenu de la connaissance qui, par la vision, pénètre l’initié à
la recherche de l’Un.
7 La découverte de sources directes, notamment les codices de Nag Hammadi, a jeté sur le
problème du gnosticisme une lumière inattendue16. Néanmoins, les documents élaborés
par les Pères de l’Église dans un but polémique restent d’actualité et recèlent des
informations essentielles sur les systèmes des penseurs de la gnose. En ce qui concerne
le thème qui nous intéresse ici, on peut affirmer que les récits de vision sont nettement
moins nombreux que dans les sources directes. Ces récits sont toutefois d’un intérêt
tout particulier car ils ne concernent pas un initié abstrait, se cachant éventuellement
sous un pseudonyme d’envergure, mais des figures historiques précises, des maîtres de
renom du gnosticisme17.

Une conception pessimiste du monde


8 Les gnostiques conçoivent l’univers comme une immense prison, mise en place par un
dieu méchant et jaloux, le Démiurge, et par ses acolytes, les archontes planétaires. Dans
cette prison soumise au rythme du temps et à l’engrenage du destin, l’homme se trouve
enchaîné à jamais. Son corps lui est également une geôle infernale, reproduisant dans
son façonnement les traits pervers du macrocosme18. L’âme cogne brutalement contre
81

les parois du corps, incapable de trouver une issue19. La matière aveugle ses yeux et la
jette dans l’ignorance20. Seule une intervention du dieu d’en haut, infiniment lointain,
l’Inconnu, peut réveiller dans quelques élus le souvenir du monde supérieur auquel
leur âme est liée et les réveiller de la torpeur de l’ignorance 21. Cette intervention peut
se réaliser par l’envoi d’un sauveur, le Logos ou le Noûs, qui rend l’âme à elle même.
Gnostikos, celui qui connaît, est l’homme qui prend conscience de sa condition de
prisonnier et du fait que sa nature est autre par rapport au monde, dans lequel il se
trouve tel un étranger22. Gnostikos est l’homme qui distingue son aveuglement et se pose
les questions essentielles qui vont lui permettre d’effectuer la remontée vers ce qui est
sien : « Qui étions-nous ? Que sommes-nous devenus ? Où étions-nous ? Où avons-nous
été jetés ? Vers quel but nous hâtons-nous ? D’où sommes-nous rachetés ? » (Extrait de
Théodote 78)23.

Pourquoi des visions ?


9 Si la connaissance – gnôsis – est un don, une étincelle (spinther, en grec) de lumière
venue du monde d’en haut et réservée à une minorité24, si cette connaissance est une
ouverture sur le divin qui déchire le brouillard de l’ignorance où l’homme s’est perdu,
la vision est une de ses représentations logiques.
10 La vision fait irruption dans la vie de l’élu, elle le marque à jamais, entraînant en lui un
changement radical. Elle le rend en effet autre par rapport à lui-même, lui manifestant
non seulement une vérité inconnue mais aussi son être, jusqu’alors caché. Le contenu
de la vision modifie la perception des choses de celui qui la reçoit tout comme son moi
le plus profond. Les pages les plus explicites sur ce thème sont celles de l’Évangile selon
Thomas (NH II,2). Le logion 84 de cet apocryphe gnostique relate deux expériences
visionnaires : dans la première, l’initié voit sa ressemblance, son apparence sensible
(eine, en copte), et dans la deuxième, il perçoit son image, son eikon. C’est l’eikon qui
représente le sommet de la révélation, car il met en face de l’homme son moi réel, son
image éternelle. Cette vision efface la dualité entre l’objet qui est vu et le sujet qui voit,
opérant une transfiguration qui rend l’individu à lui-même 25.

Les médiateurs de la vision


11 La vision dans les textes gnostiques n’est pas décrite comme un face à face immédiat
entre Dieu et l’homme. L’entité supérieure, voilée dans l’indescriptible, ne peut être
approchée que par le biais d’êtres intermédiaires qui se chargent d’accompagner l’initié
sur le difficile parcours menant à la contemplation divine et qui lui ‘ouvrent’ les yeux à
certains moments de ce parcours. C’est la théologie négative d’inspiration médio-
platonicienne qui sert de toile de fond à ces spéculations gnostiques tendant à
multiplier les paliers qui séparent la créature de l’Un.
12 Considérons, en guise d’exemple, deux textes de Nag Hammadi, issus de milieux
différents. Le premier appartient à la tradition hermétique, dont la bibliothèque a
conservé quelques témoins. L’Ogdoade et l’Ennéade (NH VI,6) 26 est un dialogue entre un
maître et son disciple. Le premier guide le second à l’intérieur d’une expérience
mystique, le but étant de parvenir à l’Ogdoade et à l’Ennéade, les deux cieux situés au-
dessus des sphères planétaires. L’initiateur est Hermès Trismégiste lui-même qui, par
82

ses explications et ses encouragements, mène le nouvel initié sur le chemin de la


connaissance. Hermès deviendra, à un moment crucial du récit, l’Intellect (le Noûs), car
la vision a un pouvoir transformant qui agit non seulement sur le disciple mais aussi
sur son guide.
13 Le deuxième exemple est constitué par le traité de l’Allogène (NH XI,3) 27, écrit fortement
influencé par la théologie post-platonicienne. Allogène, l’initié, au nom chargé de
significations symboliques – allogénès signifie l’étranger 28 – accomplit un itinéraire
mental à travers les différents niveaux de l’être jusqu’à son point le plus haut, le Dieu
Inconnaissable. Tout au long de cette aventure spirituelle, Allogène profite de
l’enseignement d’une entité angélique, Youel, et obtient également des visions. Youel 29,
dont le nom évoque celui de Yaoel, ange bien connu de la mystique juive, appartient,
selon le texte gnostique, à la catégorie des Gloires et semble revêtu de traits féminins.
Youel communique à l’initié cinq révélations qui vont l’introduire à une série de visions
des êtres célestes, dans une échelle ascendante, jusqu’à atteindre l’éon de Barbélo. Dans
la mythologie de ce traité, cet éon coïncide avec la puissance inférieure des trois qui
composent le Trois fois Puissant, l’être situé en dessous de l’invisible Esprit. Au seuil de
l’inconnaissable, Youel30 s’effacera devant d’autres révélateurs, les luminaires de
Barbélo, qui amèneront Allogène au sommet de la connaissance. Ce traité conservé à
Nag Hammadi, traduction copte d’un original grec, dut avoir une certaine diffusion :
l’école romaine de Plotin s’attacha en effet à sa réfutation. La date de sa rédaction
grecque se situe probablement dans la première moitié du III e siècle. Le compte rendu
du visionnaire se présente sous la forme d’une structure épistolaire dans laquelle
Allogène relate à son fils spirituel Messos son expérience intérieure.

Attitudes face à la vision


14 La vision est entourée d’un certain nombre de précautions qui trouvent leur
justification dans le fait que le visionnaire est transporté, en la recevant, dans l’espace
du sacré. Les textes gnostiques nous renseignent sur l’attitude que l’initié doit tenir,
tant dans les actes qui précèdent la vision, que dans ceux qui suivent sa réalisation. On
peut les résumer ainsi : silence et retenue. Ces attitudes sont suggérées au visionnaire
par le maître ou par l’entité céleste qui le guide.
15 Porteuse d’un message concernant les secrets célestes, la vision doit être accueillie dans
l’absence de toute manifestation humaine : c’est en effet dans l’absence de parole qu elle
est reçue par l’initié, tout autant que dans l’absence de mouvement.
16 Revenons sur les textes précédemment cités. Dans L’Ogdoade et l’Ennéade, une
instruction et une prière précèdent la vision que maître et disciple vont obtenir à
l’unisson. Cette prière, adressée au Dieu Invisible (VI,6 55,6-57,25) afin d’obtenir la
contemplation31 de l’Ogdoade et l’Ennéade, est silencieuse, ainsi que la prononciation
du nom de Dieu, sous la forme d’un ensemble de voyelles 32. Ce qui s’ensuit se joue
également à l’enseigne d’un silence chargé de signification. La première illumination
vient de se réaliser : « Car déjà venant d’eux (sc. les êtres supérieurs), la puissance qui
est lumière arrive jusqu’à nous. – Je vois33, oui je vois des profondeurs indicibles ! –
Comment te le dirais-je, ô mon enfant, [nous avons commen]cé à l’ins[tant de voir…] les
lieux. Comment [te parlerai-je du] tout ? Je suis l’Intellect [et] je vois un autre intellect
qui met l’âme en mouvement » (VI,6 57,28-58,6). Quelques lignes plus bas nous lisons, –
c’est toujours le maître qui s’exprime « Je me vois moi-même. Je veux parler. Une crainte
83

me retient. J’ai trouvé, moi, le principe de la puissance qui est au-dessus de toutes les
puissances et qui lui-même n’a pas de principe » (VI,658,8-13). Le maître est désormais
divinisé : « Je t’ai dit, ô mon enfant, que je suis l’intellect. J’ai contemplé Dieu : il est
impossible à la parole de révéler cela. Toute l’Ogdoade, ô mon enfant, avec les âmes et les
anges chantent des hymnes en silence34. Mais à moi, l’Intellect, ils sont intelligibles » (VI,6
58,14-22).
17 À Hermès devenu Intellect, le disciple s’adresse ainsi : « Je fais silence, ô mon Père. Je
désire t’adresser un hymne en silence » (VI,6 58,24-26). Et Trismégiste de l’inciter :
« Reviens à l’action de grâce, ô mon enfant, et exprime tout cela en silence. Demande ce
que tu veux en silence » (VI,6 59,19-22). C’est à ce moment que le disciple voit : « Nous
avons reçu cette lumière et, moi, je vois cette même vision à l’intérieur de toi. Et je vois
l’Ogdoade avec les âmes (qui sont en elle) et les anges adressant leurs hymnes à
l’Ennéade et à ses Puissances » (VI,6 59,26-32). La consigne du silence perdure
également au-delà de la vision. Voici en effet, comment le maître met en garde le
disciple : « Il est bon que nous fassions désormais silence. Ne va pas précipitamment parler
de la vision ! Désormais il convient d’adresser des hy[mnes] au Père, jusqu’au jour de
quitter ce corps » (VI,6 60,1-6). L’hymne adressé à Dieu est une invocation, « du fond du
cœur », de son nom mystérieux, sous forme d’une suite de voyelles 35, hymne formulé en
un état divin (VI,6 61,8-17).
18 Si l’on examine maintenant le traité de l’Allogène, nous trouverons également la
consigne du silence. Elle est donnée par Youel à Allogène au début de la troisième
révélation36, qui consiste dans un enseignement sur le Trois fois Puissant : « Puisque ton
instruction est devenue parfaite et que tu as connu le bien qui est en toi, écoute, au
sujet du Trois fois Puissant, les propos que tu garderas dans un grand silence 37 et un
grand mystère » (XI,3 52,16-21). Youel fournit la raison de cette retenue absolue : « Car
(ces propos) on ne les dit à personne sinon à ceux qui en sont dignes, ceux qui
possèdent le pouvoir d’entendre » (XI,3 52, 22-25). Si, à la quatrième révélation (XI,3
57,17-30) Allogène réagit par la prière, à la cinquième et dernière octroyée par Youel
(XI,3 55,33-57,23), il répond par une préparation intérieure de la durée de cent ans (XI,3
57,24-31). Il connaît alors la joie d’être « dans une grande lumière et dans un chemin de
béatitude, car les choses que j’avais été digne de voir et aussi d’entendre sont celles que
seules les grandes puissances38 peuvent voir et entendre » (XI,3 57,32-39). Maintenant
Allogène est prêt à recevoir une vision qui lui présente, de la moins à la plus élevée,
toutes les catégories célestes sur lesquelles il a précédemment été instruit :
l’Autoengendré, l’Enfant trois fois mâle, le Premier Manifesté, le Caché, Barbélo et
l’invisible Esprit Trois fois Puissant (XI,3 58,12-16). La suite de la vision advient hors du
corps39 et dans un lieu saint où Allogène a été élevé (XI,3 58,26-33). Youel est remplacée
dans ses fonctions par d’autres révélateurs, les Luminaires de Barbélo. Ceux-ci réitèrent
la consigne du silence : « Allogène, vois dans le silence comment ta béatitude existe, dans
laquelle tu te connais toi-même comme tu es » (XI,3 59,10-13).
19 À cette consigne s’ajoute désormais celle du repos40 : « Et si tu deviens parfait en ce
lieu-là, repose-toi » (XI,3 59,35-37). À l’image des niveaux de l’être qu’il va pénétrer,
Allogène se tient dans la quiétude et le repos. Et c’est dans une totale absence d’activité
41
qu’il s’apprête à recevoir la première révélation de l’inconnaissable : « Ne désire pas
non plus être actif de peur que tu ne tombes tout à fait [hors de] la non-activité qui est en
toi, provenant de l’inconnaissable » (XI,3 60,5-8). Devant l’être suprême, le seul
comportement possible est la non-connaissance : « Ne cherche pas à le connaître car
84

c’est impossible, mais si par une lumineuse pensée 42 tu le connaissais, ne le connais


pas » (XI,3 60,8-12). Allogène expérimente alors une « quiétude et un silence » (XI,3
60,15), puis il se connaît comme il est par une béatitude (XI,3 60,17-18). On pourrait
encore fournir d’autres exemples tirés de la partie conclusive de ce traité : ce qu’il est
intéressant de noter est qu’Allogène reproduit, en son for intérieur, l’attitude qui est
celle des puissances dont il perçoit la vision : celles-ci en effet, et jusqu’à l’Un, sont
caractérisées par le calme, le repos, la non-activité. Voici les paroles adressées à
Allogène au sommet de sa quête : « Garde-toi de chercher davantage mais va-t-en. Nous
ne savons pas non plus si l’inconnaissable a des anges ou des dieux ni si celui qui se tient
au repos possède quelque chose en lui-même si ce n’est le repos » (XI,3 67,22-31).
20 Quelle attitude faut-il en revanche envisager après l’avènement de la vision ? Faut-il
garder son contenu dans le secret de son cœur ? Ou alors faut-il le communiquer ?

L’initié, médiateur de la vision entre Dieu et les


hommes
21 La vision a rendu son récipiendaire responsable d’une médiation entre Dieu et les
hommes, en le faisant devenir, pour un temps, un lien entre deux mondes dont la
relation ne peut être qu’épisodique. À cette tâche de médiation, le visionnaire ne peut
se soustraire : il se doit en effet de communiquer, en temps opportun, le contenu de la
vision. Les modes de cette communication sont toutefois strictement réglementés : un
laps de temps peut s’écouler entre la réception de la vision et sa diffusion. Ce temps
d’attente inclut une préparation de la part du récipiendaire de la vision, une ‘mise en
forme’ des secrets qu’il a reçus, une sorte de ‘traduction’ en des mots compréhensibles
pour l’homme. C’est là où les outils intellectuels humains, précédemment mis entre
parenthèses, rentrent à nouveau en jeu. Ces consignes de prudence tout autant que de
réflexion sont fournies au visionnaire par le révélateur qui s’est manifesté à lui. De
plus, seuls ceux qui s’en montreront dignes pourront profiter du contenu de la vision.
L’initié doit en effet veiller à la communication correcte de ce qu’il a appris en voyant,
et faire en sorte que son message ne tombe pas en des mains impies.

La mise par écrit de la vision


22 Dans le traité de l’Allogène, le dernier révélateur, selon l’ordre du temps, ordonne à
l’initié de communiquer ce qu’il a vu et connu : « Écris les choses que je te dirai et que
je te remémorerai pour ceux qui seront reconnus dignes après toi » (XI,3 68,16-20).
L’entité angélique se charge ainsi, une fois la révélation terminée, d’aider Allogène à
composer un livre qui devra être déposé sous bonne garde sur une montagne : « Et tu
laisseras ce livre sur une montagne et tu appelleras le gardien : viens, ô terrible ! » (XI,3
68,20-23). Suite aux révélations visionnaires, l’initié n’est donc pas en mesure, sans un
soutien céleste, de les mettre par écrit. Est-il déjà envahi par l’oubli ? Ou doit-il, dans la
transmission qui s’impose, laisser de côté certains contenus ? Par ailleurs, le livre
qu’Allogène va rédiger semble être déjà idéalement écrit dans les deux. Les paroles
d’Allogène sont, sur ce point, sans ambiguïté : « Or, après qu’il eut dit ces choses il (le
révélateur) se sépara de moi. Je fus désormais rempli de joie ; j’écrivis alors ce livre qui
était préparé pour moi » (XI,3 68,24-28).
85

23 Ce livre est, bien entendu, réservé seulement « à ceux qui s’en montreront dignes après
toi ». Ceci vise tout d’abord le disciple direct d’Allogène, Messos, ensuite ceux qui
auront fait leurs preuves dans le chemin de la connaissance. Une chaîne idéale d’êtres
élus, aboutissant à une communauté d’esprit et de croyance gnostiques, se dessine dans
ce traité, à travers la transmission de maître à disciple.
24 L’injonction de transmettre la vision par le biais de l’écriture est également présente
dans l’Ogdoade et l’Ennéade. Ce traité fournit de nombreux détails sur les modes de
réalisation du livre, qui mettent en lumière le contexte égyptien43 de cet écrit : « Ce
livre, ô mon enfant, écris-le pour le temple de Diospolis, en caractères hiéroglyphiques,
tout en appelant le nom de l’Ogdoade <qui> révèle l’Ennéade. - Je le ferai, ô mon <Père>,
comme tu me le prescris » (VI,6 61,18-24). Le disciple demande des renseignements
supplémentaires à son maître : faut-il écrire le texte de ce livre sur des stèles
turquoises ? La réponse est affirmative car, dit le maître, « c’est l’intellect lui-même qui
est devenu leur gardien » (VI,6 61,25-32). Le maître ordonne également que « ce
discours soit gravé sur de la pierre et mis à l’intérieur de son sanctuaire sous la garde
de huit gardiens et des neuf du soleil »44 (VI,6 62,1-6). Suivent d’autres consignes, liées à
des considérations d’ordre astrologique45. Enfin, une formule imprécatoire46 sera écrite
sur le livre « afin que le Nom ne soit pas détourné à des fins mauvaises par ceux qui
liront le livre » (VI,6 62,22-26).
25 L’ensemble de ces précautions aboutit à un procédé d’exclusion mis en place pour
préserver une connaissance réservée à peu d’élus. Cette connaissance partagée en petit
nombre renforce également les liens sociaux du groupe qui se ferme sur lui-même et
qui trouve sa justification dans un enseignement validé par la vision.

L’envers de la vision : l’aveuglement


26 Un passage de l’Allogène affirme que l’homme qui oserait affirmer que l’inconnaissable
est « quelque chose qui relève de la connaissance commettrait Une impiété à son égard.
Cet homme serait passible de jugement car il n’a pas connu Dieu » (XI,3 64,18-23) – de
fait la seule attitude face à l’inconnaissable est la non-connaissance. Le jugement,
toutefois, ne pourrait venir de Dieu car, selon les canons de la théologie négative,
« celui-ci n’est concerné par rien et n’a aucun désir » (XI,3 64,25-27). En revanche, « cet
individu se jugera lui-même car il n’a pas trouvé l’origine qui existe véritablement. Il
est devenu aveugle, étant éloigné de l’œil de la révélation qui est au repos, l’œil qui a une
existence active, qui dérive du Trois fois Puissant de la première pensée de l’Esprit
Invisible » (XI,3 64,30-36).
27 Ce passage évoque l’envers de la vision : l’aveuglement. Aveugle est celui qui n’a pas
trouvé le principe ultime ; celui qui a fait fausse route dans la quête de la connaissance ;
celui qui, par arrogance et par ignorance, a réduit Dieu aux catégories du savoir
humain, ne tenant pas compte de l’absolue transcendance de l’Un. Un individu de cette
sorte est défini par l’Allogène comme un aveugle, comme quelqu’un, donc, qui n’est ni
en mesure de recevoir une vision ni de comprendre le message qui en découle. En effet,
le texte précise que l’individu en question est éloigné de l’œil de la révélation. Cette
dernière expression désigne selon toute vraisemblance la vision, œil spirituel qui ne
s’ouvre que pour des privilégiés.
86

28 Le cas de figure, d’allure rhétorique, de l’individu aveugle pourrait viser une


controverse interne entre différents groupes gnostiques revendiquant, pour chacun
d’entre eux, l’exclusivité de la connaissance, ou alors il pourrait faire référence à un
débat de philosophes à l’extérieur du gnosticisme. K. King 47 y a vu une allusion à la
suprématie de la doctrine gnostique des séthiens, dont le traité de l’Allogène serait
imprégné, ce qui se justifierait par l’importance que ceux-ci accordaient à la métaphore
de l’œil. Sans entrer dans l’épineux débat des dénominations des sectes gnostiques, qui
souvent ne relèvent que de l’imaginaire hérésiologique, on peut affirmer que dans l’
Allogène la vision sert à donner une légitimité à un enseignement ésotérique révélé ; que
cet enseignement est inaccessible à ceux qui ne respectent pas les règles établies dans
le processus de la connaissance ; que ce même enseignement est également inaccessible
à ceux qui ne rentrent pas dans la filière de transmission autorisée par le groupe
gnostique dont est issu le traité.
29 Si la métaphore de l’aveuglement vise dans l’Allogène une catégorie d’individus qui,
ayant entrepris la recherche des origines, ne la mènent pas à bien, elle indique plus
largement dans d’autres écrits gnostiques l’homme dont la vue est obscurcie par la
matière. Le Livre de Thomas l’Athlète 48 décrit la situation des « hommes emprisonnés
dans les ténèbres douces, captivés par l’odeur du plaisir, aveuglés par le désir
insatiable » (NH II,7 140,23-25). Ces hommes ont été trompés par l’illusion du feu qu’ils
ont pris pour lumière. À la lumière, symbole de vérité, s’opposent ainsi les flammes,
symbole de l’illusion mensongère de l’univers terrestre. On retrouve l’image de
l’aveuglement dans le traité de l’Authentikos Logos. Ici l’on représente le salut de l’âme
sous la forme d’un collyre bénéfique que le Logos, le Sauveur, lui apporte en guérissant
ainsi les yeux de psyché aveuglés par la matière (NH VI,2 27,30-33) 49.
30 D’autres passages de la littérature gnostique pourraient être cités, qui vont dans le
même sens : entre vision et aveuglement, il n’y a pas de moyen terme. Moments
extrêmes, c’est entre eux que se joue le destin de l’homme, son salut par la
connaissance ou sa perte par la compromission avec les réalités sensibles.

NOTES
1. Parmi les principales réfutations, on peut rappeler le Contre les hérésies. Réfutation de la Gnose au
nom menteur d’Irénée de Lyon, rédigé en grec entre 180 et 185 (l’original grec étant perdu, il reste
une traduction latine de cette œuvre et quelques fragments en arménien) ; la Réfutation de toutes
les hérésies du Pseudo Hippolyte de Rome, composée en grec au début du III e siècle ; sur les trente-
trois hérésies décrites, trente sont gnostiques ; le Panarion (Boîte à remèdes) d’Epiphane de
Salamine (315 ?-403). Quatre-vingt hérésies font partie de ce catalogue, bon nombre d’entre elles
sont gnostiques. Le paysage hérésiologique est complété par les différents traités de polémique
de Tertullien (160 ?-220), auquel s’ajoute Clément d’Alexandrie (150-211) ; ce dernier a transmis,
dans ses ouvrages, de nombreuses pages de maîtres gnostiques (Valentin, Basilide, Isidore et
Carpocrate). Origène, quant à lui, a reconstitué dans son Commentaire à l'Évangile de Jean les dits de
l’exégète gnostique Héracléon.
87

2. Il s’agit de textes traduits en copte à partir d’originaux grecs, perdus. Les traductions coptes
ont été effectuées au cours du IVe siècle, à l’usage d’une ou de plusieurs communautés gnostiques
implantées en Égypte. Les originaux grecs datent généralement du II e et du III e siècles, avec
quelques exceptions, légèrement plus tardives (Codex de Londres et Codex d’Oxford, voir notes 3
et 4).
3. On trouvera les renseignements nécessaires sur le Codex de Londres dans M. Tardieu J.-D.
Dubois, Introduction à la littérature gnostique, I, Collections retrouvées avant 1945, Le Cerf, Paris, 1986,
p. 65-82. Selon M. Tardieu, op. cit., p. 80, ce traité a été composé en grec vers 330, et traduit en
copte une dizaine d’années plus tard.
4. Sur le Codex d’Oxford, voir M. Tardieu-J.-D. Dubois, op. cit., p. 83-97. M. Tardieu envisage
comme date de composition du premier traité ca 330 (p. 90), du deuxième, pas avant 260 (p. 96).
5. Cf. toujours M. Tardieu – J.-D. Dubois, op. cit., p. 99-138. Une édition, accompagnée d’une
introduction, d’une traduction et d’un ample commentaire est fournie par M. Tardieu, Codex de
Berlin, Écrits Gnostiques, Sources gnostiques et manichéennes I, Paris, 1984. En ce qui concerne le
troisième traité du Codex de Berlin, signalons l’étude de C. Barry, La Sagesse de Jésus-Christ, Texte
établi, traduit et commenté (Bibliothèque copte de Nag Hammadi), Section ‘Textes’20, Pul-
Peeters, Québec-Louvain, 1993.
6. Dans l’ordre : L’Évangile selon Marie, Le Livre des secrets, de Jean, La Sagesse de Jésus et Eugnoste,
L’Acte de Pierre.
7. Outre l’étude de M. Tardieu, déjà citée, il faut mentionner, pour l'Évangile selon Marie, A.
Pasquier, L’Évangile selon Marie (BG 1), Texte établi et présenté (Bibliothèque Copte de Nag
Hammadi), Section ‘Textes’ 10, Pul-Peeters, Québec-Louvain, 1983.
8. On a l’habitude d’appeler ‘bibliothèque’ le corpus de textes de Nag Hammadi qui furent
découverts, en Haute Égypte, en 1945. Entreposés en des jarres cachées dans une grotte
surplombant le Nil, ces textes appartenaient probablement à une communauté gnostique
d’Égypte qui les avait mis à l’abri des persécutions. Cf. M. Scopello, Les gnostiques, Collection Bref,
Le Cerf, Paris, 1991, p. 26-32. Une traduction en langue anglaise des textes de Nag Hammadi a été
effectuée par J.-M. Robinson et R. Smith ed., The Nag Hammadi Library in English, Translated and
Introduced by Members of the Coptic Gnostic Library Project of the Institute for Antiquity and
Christianity, Pasadena, Cal., Harper and Row, San Francisco, 1988 (3'édition revue et corrigée).
Les traités de Nag Hammadi ont été en grande partie édités, traduits et commentés dans deux
collections éditoriales : celle de ‘Nag Hammadi Studies’ (depuis ‘Nag Hammadi and Manichaean
Studies’), aux éditions J. E. Brill et celle de la ‘Bibliothèque Copte de Nag Hammadi’, Presses de
l’Université Laval, Québec-Éditions Peeters, Louvain. Les papyrus de Nag Hammadi ont été
publiés, en plusieurs volumes, par le Department of Antiquity of Arab Republic of Egypt and
Scientific Commitee of U.S.A., The Facsimile Edition of the Nag Hammadi Codices, E.J. Brill, Leyde,
1972-1984.
9. À ce sujet F.T. Fallon, « The Gnostic Apocalypses » in Semeia 14 (1979), p. 123-158.
10. Ce cadre est constitué par le voyage de l’âme au ciel, pendant lequel des révélations et des
visions lui sont accordées. Cf. K. Colpe « Die Himmelreise der Seele ausserhalb und innerhalb der
Gnosis » in Le origini dello gnosticisme, Colloquio di Messina (13-18 aprile 1966), ed. U. Bianchi, E.J. Brill,
Leiden, 1967, p. 429-447.
11. Voir H.-J. Klauck, « Die Himmelfahrt des Paulus (2 Kor 12,2-4) in der kopdschen
Paulusapokalypse aus Nag Hammadi » in Studien zum Neuen Testament und seiner Umwelt 10 (1985),
p. 151-190.
12. Voir l’étude de A. Veilleux, La première apocalypse de Jacques (NH V,3)/La seconde apocalypse de
Jacques (NH V,4), Texte établi et présenté (Bibliothèque Copte de Nag Hammadi), Section ‘Textes’
17, Pul-Peeters, Québec-Louvain, 1986.
88

13. Texte édité et traduit, avec des notes de commentaire par J.-D. Turner et O. Wintermute,
Allogenes in C.W. Hedrick ed., Nag Hammadi Codices XI, XII, XIII (Nag Hammadi Studies 28), E.J. Brill,
Leiden, 1990, p. 193-241.
14. Deux études récentes éclairent ce traité complexe : M. Tardieu, Recherches sur la formation de
l’Apocalypse de Zostrien et les sources de Marius Victorinus et P. Hadot, Porphyre et Victorinus. Questions
et hypothèses, Res Orientales IX, Bures-sur-Yvette, 1996. C. Barry, W.-P. Funk, P.-H. Poirier, J.-D.
Turner, Zostrien (NH VIII, I), Bibliothèque Copte de Nag Hammadi, Section ‘Textes’ 24, Québec-
Louvain, 2000.
15. Ce renseignement est donné par Porphyre, Vie de Plotin 16. À ce sujet on peut utilement lire M.
Tardieu, « Les gnostiques dans La vie de Plotin. Analyse du chapitre 16 » in L. Brisson et al. ed,
Porphyre. La Vie de Plotin, tome II (Histoire des doctrines de l’Antiquité classique, 16), Vrin, Paris,
1992, p. 503-563.
16. Un volume récent offre un certain nombre de réflexions sur cette découverte : J.-D. Turner et
A. McGuire ed., The Nag Hammadi Library after Fifty Years : Proceedings of the 1995 Society of Biblical
Literature Commemoration (Nag Hammadi and Manichaean Studies 44), E.J. Brill, Leyde, 1997.
17. Notamment, la vision de Valentin et celle de Marc le Mage.
18. Le cinquième traité du codex II de Nag Hammadi, généralement dénommé Écrit sans titre,
décrit, dans un langage chargé d’angoisse, la situation de l’homme en ce monde (II,5 114,20-24).
L’esclavage de l’homme, mis en place au moment de la création d’Adam – son corps est structuré
par les archontes en vue de l’emprisonner dans un lourd carcan – est rendu avec force dans le
Livre des secrets, de Jean II,1 15,1-21,15. Voici les lignes conclusives de cette section : « Voilà le lien !
Voilà le tombeau du remodelage du corps ! Voilà ce qu’ils ont fait endosser à l’homme, ces
brigands : le lien de l’oubli ! » (II,1 21,10-12). La traduction est de M. Tardieu, Codex de Berlin,
p. 137. Voir le riche commentaire par M. Tardieu, p. 299-321.
19. L’Hymne sur l’âme des naasséniens, transmis par le Pseudo-Hippolyte, Réfutation V, 10,2,1-25
est fondé sur cette métaphore.
20. La métaphore de l’aveuglement de l’âme se trouve dans l'Authentikos Logos (NH VI,2).
21. Sur ce thème, les pages de H. Jonas restent d’actualité : The Gnostic Religion, Boston, 1958
(traduction française, La Religion gnostique, Payot, Paris, 1978). Voir également H.-Ch. Puech, En
quête de la Gnose, I, La Gnose et le temps, Gallimard, Paris, 1978.
22. La métaphore de l’étranger a été étudiée par H. Jonas, La Religion gnostique, chapitre II Aux
exemples fournis, on peut ajouter celui du titre allégorique d’un traité de Nag Hammadi :
l'Allogène (=l’Étranger). Cf. M. Scopello, « Les penseurs gnostiques face à l’allégorie » in Anthropos
Laïkos. Mélanges Alexandre Faivre, Éditions universitaires Fribourg Suisse, Fribourg, 2000,
p. 287-303.
23. Texte transmis par Clément d’Alexandrie, Extraits de Théodote, texte grec, introduction,
traduction et notes par F. Sagnard (Sources Chrétiennes 23), 1948, réédition, 1970, p.203.
24. Le gnosticisme est une doctrine d’élite, une religion réservée à des élus. Ce fut une des raisons
de la réaction du christianisme, religion pour tous, contre ce mouvement de pensée. On ne
choisit pas d’être gnostique, on l’est, par choix divin, depuis toujours. Il n’y a pas, du moins en
théorie, de conversion au gnosticisme.
25. Ce thème a été remarquablement étudié par H.-Ch. Puech, En quête de la gnose, tome II,
L’Évangile selon Thomas, Gallimard, Paris, 1978, surtout p. 108-127. On lira également l’étude de F.
Filoramo, Il risveglio della gnosi ovvero diventare dio, Laterza, Roma-Bari, 1990, p. 45-82, qui analyse
plusieurs textes gnostiques, en reprenant son article « Sogni, visioni e profezie nell’antico
cristianesimo » in Augustinianum 29/1-3 (1989), p. 81-121. Voir aussi, du même auteur, « Pneuma e
luce in alcuni testi gnostici » in Augustinianum 20/3, 1980, p. 595-613.
26. Nous utilisons la traduction de J.-P. Mahé, Hermès en Haute Égypte, Les textes hermétiques de Nag
Hammadi et leurs parallèles grecs et latins, tome I (Bibliothèque Copte de Nag Hammadi), Section
‘Textes’3, Pul-Peeters, Québec-Louvain, 1978, p. 65-87.
89

27. Les passages de l'Allogène sont traduits par moi-même (traduction et commentaire à paraître
dans la Bibliothèque Copte de Nag Hammadi, Pul-Peeters, Québec-Louvain, 2002). On peut
également consulter la traduction de J.-D. Turner, signalée à la note 13, et l’étude de K. King,
Revelation ofthe Unknowable God, Polebridge Press, Santa Rosa, 1995 (introduction au traité,
traduction, notes).
28. Étranger au monde, exilé sur terre, est la première lecture allégorique de ce titre. Pour
d’autres interprétations allégoriques que ce titre pourrait sous-entendre, voir M. Scopello, « Les
penseurs gnostiques face à l’allégorie », infine.
29. Sur cette entité angélique, voir M. Scopello, « Youel et Barbélo dans le traité de l’Allogène (NH
XI, 3) » in Colloque International sur les textes de Nag Hammadi (Québec 22-29 août 1978) (Bibliothèque
Copte de Nag Hammadi), Section ‘Études’ I, éd. B. Barc, Pul-Peeters, Québec-Louvain, 1981,
p. 374-382.
30. Le rôle d’entité guide de Youel est également connu par le traité de Zostrien (NH VIII, 1). Ici
Youel (ou Yoel), mère des Gloires, vierge et mâle, est, dans l’ordre d’apparition, le quatrième
révélateur. Voir à ce propos l’introduction de J. Turner à Zostrien, op. cit., p. 32-34 (« Zostrianos
and the celestial revelears in order of their appearance ») et commentaire à la p. 57, 13-20 du
traité, ibid., p. 572-573 (« The appearance of Youel »).
31. Le mot retenu en copte est d’origine grecque : theoria (VI,6 56,25 et 57,3).
32. VI,6 56,17-22. Voir le commentaire de J.-P. Mahé, op. cit., p. 106-107.
33. Le verbe copte signifiant voir est nay, ainsi que par la suite.
34. Le mot silence est rendu ici par le terme copte karof, ainsi que par la suite.
35. Sur cet ensemble de voyelles, le deuxième dans le traité, voir J.-P. Mahé, op. cit., commentaire,
p. 124.
36. À la première révélation (XI,3 50,17-52,6) Allogène réagit dans l’effroi. Il a néanmoins compris
des choses, tout en étant revêtu de chair (XI,3 50,8-10). À la deuxième révélation Allogène réagit
dans le trouble : « [Mon âme devint] faible et [je] m’enfuis, [je fus très tr]oublé et [je] me
retournai en moi-même » (XI,3 52,7-10). Cela se comprend, car Allogène vient de contempler la
lumière qui l’entoure et le bien qui est en lui. Ceci lui octroie un statut divin : « Je devins Dieu »
(XI,3 52,10-13).
37. Le terme utilisé est le mot grec sigé, que le traducteur copte de l'Allogène adopte tout au long
du traité.
38. Dans la structure du panthéon céleste évoquée par l’auteur de l' Allogène, les ‘grandes
puissances’ jouissent également de la vision de l’Un.
39. En revanche les premières révélations obtenues par Allogène eurent lieu ‘dans le corps’ :
« Quant à moi, je fus capable (de connaître ces choses par une révélation supérieure) bien que
revêtu de chair » (XI,3 50,6-9).
40. Le terme utilisé pour désigner le repos est le mot copte hrok, équivalent du grec anapausis. Ce
dernier terme est attesté en plusieurs traités gnostiques où le repos est symbole du monde
supérieur. Néanmoins dans l'Allogène la réflexion sur le repos est davantage philosophique.
41. Le traducteur copte utilise les termes grecs energein et energeia.
42. Littéralement : par une pensée (ennoia) qui est de lumière.
43. Il s’agit de fictions littéraires typiques des logoi de révélation : voir J.-P. Mahé, op. cit., p. 125
pour les références.
44. C’est-à-dire l’Ogdoade et l’Ennéade.
45. Voir J.-P. Mahé, op. cit. p. 129 pour le commentaire.
46. Le texte de la formule est donné en VI,6 63,1 5-24.
47. K. King, op. cit., p. 171.
48. Voir R. Kuntzmann, Le livre de Thomas (NH II,7), Texte établi et présenté (Bibliothèque Copte de
Nag Hammadi), Section ‘Textes’, Pul-Peeters, Québec-Louvain, 1986.
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49. Voir J.-E. Ménard, L'Authentikos Logos, Texte établi et présenté (Bibliothèque Copte de Nag
Hammadi), Section ‘Textes’ 2, Pul-Peeters, Québec-Louvain, 1977.

AUTEUR
MADELEINE SCOPELLO
Chercheur au CNRS. Parmi ses publications : L’exégèse de l’âme (Nag Hamadi II, 6) (Leyde, 1985) ; Les
Gnostiques (Paris, 1991), et de nombreuses contributions scientifiques dans les domaines de la
gnose et du manichéisme.
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Récits de vision chez les pères du


désert
Françoise Dunand

1 Parmi les nombreux textes qui relatent la vie et les enseignements des pères du désert,
les Apophtegmata Patrum offrent sur les visions un matériel d’information
particulièrement riche1. C’est pourquoi j’ai choisi de les utiliser comme base de cette
enquête, tout en ayant recours, à titre de comparaison, à l’Historia Monachorum et aux
vies coptes de Pacôme et de Macaire2. Les Apophtegmata ont soulevé et soulèvent encore
de nombreux problèmes d’interprétation et de datation, sur lesquels je ne m’attarderai
pas. Qu’il s’agisse d’une compilation de récits, sans doute réalisée vers la fin du V e
siècle, dans laquelle il est difficile d’identifier la personnalité et les enseignements de
tel ou tel père, on n’en disconviendra pas. Les discours, anecdotes, exhortations qui
leur sont attribués ne sont évidemment pas authentiques ; l’existence même de certains
d’entre eux est sujette à caution. Ce qui s’exprime à travers ces textes, c’est l’image,
plus ou moins idéalisée, que la tradition hagiographique a transmise de ces hommes (et
aussi de quelques femmes…) qui avaient fait choix de la vie ascétique. Et cette image
devait bien constituer, pour les moines et les fidèles pieux, qu’il s’agissait d’enseigner et
d’édifier, un modèle susceptible d’être adopté.
2 Dans quelle mesure les autorités ecclésiastiques sont-elles intervenues pour élaborer ce
modèle de vie sainte, il est très difficile d’en juger. D’une part, nous ne savons pas grand
chose des conditions dans lesquelles ont été rédigés les Apophtegmata, dont les auteurs
sont tout à fait anonymes ; d’autre part, le mouvement qui a poussé tant d’hommes au
désert, probablement dès la fin du IIIe siècle et pendant tout le IVe, semble pour une
bonne part échapper au contrôle de la hiérarchie ecclésiastique. On ne peut exclure que
les folles surenchères dans la recherche de la perfection dont ces textes nous rendent
témoins ne relèvent davantage de l’initiative individuelle d’hommes « ivres de Dieu » 3
que de quelconques directives.
3 Comme point de départ de cette enquête, j’ai choisi deux textes apparemment
contradictoires. L’un est attribué à Abba Olympios :
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4 « Un prêtre des Grecs4 descendit un jour à Scété, vint dans ma cellule et y dormit. Ayant
observé la manière de vivre des moines, il me dit : Vivant ainsi, n’avez-vous aucune
vision de votre Dieu ? Et je lui dis que non. Le prêtre me dit : Pourtant, lorsque nous
faisons un sacrifice à notre Dieu, il ne nous cache rien, mais nous découvre ses
mystères ; et vous qui vous donnez tant de mal en veilles, en recueillement et en ascèse,
tu dis que vous ne voyez rien ! En vérité, si vous ne voyez rien, c’est que vous avez dans
le cœur des pensées impures qui vous séparent de votre Dieu, et pour cette raison ses
mystères ne vous sont pas révélés » (Olympios 1).
5 L’autre texte est attribué à Abba Arsène :
6 « Arsène dit : Si nous cherchons Dieu, il se manifestera à nous (= il nous apparaîtra) ; et
si nous le retenons, il restera près de nous » (Arsène 10) 5.
7 Ce qui se manifeste, me semble-t-il, dans cette apparente contradiction, c’est une
oscillation entre le désir et la peur : désir de « voir », confiance en la bonté de Dieu, qui
nécessairement répond à celui qui le cherche ; mais en même temps peur que ce désir
ne soit pas « saint »6, que la vision ne vienne pas de Dieu. Et cette oscillation est
caractéristique des récits de vision chez les pères du désert.

Un monde rempli de sèmeia


8 La présence dans le monde où vivent les moines7 d’anges et de démons, souvent dotés
d’une apparence physique, semble bien vue dans ce milieu comme quelque chose de
tout à fait naturel. On ne parle pas alors de « vision », mais plutôt de « rencontre ». Le
moine voit (θεωρεί) un ange à la porte de sa cellule, mais souvent il est dit que l’ange
vint (ήλθεν) à lui, ou encore qu’il se tenait (εστη) à sa porte. Un ange vient enjoindre à
Abba Isaac le Thébain de ne pas juger ses frères (A Sys IX 5) ; un autre, qui a « pris la
forme d’un homme », vient encourager Abba Antoine, en proie à l’acedia 8 (A Sys VII 1).
Abba Zénon, qui s’est perdu dans les marais, rencontre un petit enfant tenant un pain
et une jarre d’eau, qui lui donne à manger et à boire et le remet sur son chemin (Zénon
5). Des fidèles pieux peuvent eux aussi faire de telles rencontres : un jardinier qu’on
devait amputer d’un pied voit soudain auprès de lui un ange qui touche son pied et le
guérit (A Sys VI 25).
9 L’être qu’on rencontre peut être un démon ; mais, quand c’est le cas, il a presque
toujours pris une apparence trompeuse et l’identification n’est pas immédiate.
Lorsqu’on voit le démon, c’est souvent dans une vision double, où anges et démons
s’affrontent. Un anachorète sur le point de mourir voit « les anges qui attendent pour
prendre son âme » et « de l’autre côté Satan qui l’assaille avec des pensées de
fornication » (A Sys V 49). Macaire, une nuit, voit les démons se poser comme des
mouches sur le visage et la bouche d’un jeune homme venu auprès de lui pour faire
pénitence, tandis que l’ange du Seigneur tourne autour du garçon avec un glaive de feu
et les chasse (Macaire 33). Abba Moïse, en proie au découragement, est invité par Abba
Isidore à regarder vers le couchant : il voit « un nombre considérable de démons qui
s’agitent et font du bruit », et s’apprêtent à combattre ; mais, tourné vers le levant, il
voit « une multitude innombrable de saints anges rayonnant de gloire », et comme ils
sont plus nombreux que les démons, il reprend courage…(Moïse 1). Le désert est un
champ clos où s’affrontent les cohortes démoniaques et les milices célestes ; les moines
sont à la fois enjeu et acteurs de ce combat.
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10 Ces démons dont la présence est aussi « réelle » que celle des anges, on les identifie
parfois sans ambiguïté comme étant les dieux des « païens ». Un vieillard qui, en route
pour rendre visite à un anachorète, passe la nuit dans un « temple des idoles » (ιερόν
ειδώλων), entend les « démons » parler entre eux (A Sys V 28). Un autre a une vision de
« Satan assis entouré de son armée » (A Sys V 44) ; or, fils d’un prêtre, étant enfant, il
accompagnait son père au temple et le regardait faire son service « auprès de l’idole » :
une correspondance est suggérée entre sa vision et les spectacles auxquels il a assisté
dans son enfance. Les démons peuvent aussi s’incarner dans les morts « païens ».
Macaire, allant de Scété à Terenouthis, entre pour dormir dans un tombeau où il y avait
« de vieilles momies des Grecs » (σκηνώματα Ἑλλήνων παλαιά) et en prend une comme
oreiller. La nuit, les « démons » se mettent à s’interpeller ; l’un d’eux invite à « venir au
bain » avec les autres la momie sur laquelle Macaire est couché, mais elle se plaint
qu’elle ne peut pas bouger. Lorsque Macaire la frappe en disant « Debout, vas-y si tu
peux », les démons s’enfuient… (A Sys VII 15).
11 Ce monde est un monde de signes (sèmeia, prodigia). Un père voit sur la tête de son
disciple cinq couronnes, parce que, attaqué à cinq reprises par le démon, il a chaque
fois vaincu la tentation (A Sys V 52). Un frère qui s’est égaré dans le désert, où il cherche
un endroit pour se retirer, voit se poser près de lui un aigle qui le conduit à un endroit
où il y a « une petite grotte, une source et trois palmiers9 » (A Sys VII 31). Un moine qui
a renié son engagement monastique et même son baptême par amour pour la fille d’un
prêtre païen voit comme une colombe s’envoler hors de sa bouche ; par la suite,
lorsqu’il fait pénitence, la colombe revient ; quand sa pénitence est complète, elle entre
de nouveau dans sa bouche… (A Sys V 43). Abba Ephrem, étant enfant, a eu la vision
d’un pied de vigne qui poussait sur sa langue, chargé de fruits que les oiseaux venaient
manger (Ephrem 1) 10. Ces prodiges sont bien d’origine divine : pour encourager un
moine dans sa foi, pour amener un pécheur à la repentance, Dieu lui « montre un
signe », sèmeion (ἓδειξέν τι σημεῖον, A Sys IX 6). Lorsque Abba Serapion confesse son
péché (il a volé des galettes…) : une lampe de feu sort de son cœur et remplit la maison
de soufre : c’est le signe de sa libération du péché (A Sys IV 27).

Vision et extase
12 Il y a un état visionnaire. Voir Dieu, c’est un charisme. Abba Marc l’Égyptien, qui a
passé 30 ans dans sa cellule, « a été jugé digne de ce charisme » (κατηξιώθη τού
χαρίσματος τούτου), c’est à dire une vision angélique accompagnée d’une voix divine (A
Sys IX 6). On pourrait penser, dans ce cas, que le don de vision récompense un homme
qui a toujours vécu pieusement, mais il n’en est rien : si Marc est gratifié de ce don,
c’est parce qu’il a refusé de juger le prêtre qui venait lui donner l’eucharistie, et dont
on lui avait dit qu’il était un pécheur. Tout se passe comme si le don était arbitraire,
imprévisible : un moine peut passer sa vie dans l’ascèse sans l’obtenir. Or la vision est
souvent l’objet d’un désir très ardent. Lorsque Pacôme s’étonne de voir pleurer son
jeune disciple Théodore, récemment entré parmi les frères, celui-ci lui répond : « Je
désire, mon père, que tu me déclares que je verrai Dieu ; sinon, quel avantage ai-je
d’avoir été mis au monde ? » (Lefort, p. 104)11.
13 La vision paraît, dans de nombreux cas, impliquer un état particulier, que les textes
dénomment ἓκστασις. Il s’agit, au sens littéral du terme, d’un « changement » d’état,
d’une « perturbation » ; désignant dans les textes néo-testamentaires un état de
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« stupeur », le terme est employé pour la première fois dans ce contexte au sens
d’« extase » pour qualifier la vision de Pierre12. Entrer en extase (γενέσθαι έν ἐκστάσει),
c’est être hors de soi, pour un temps plus ou moins long, le temps de l’ὄρασις ; après
quoi le visionnaire « revient à lui »13. Pendant cette expérience, il n’a aucune
conscience de ce qui se passe autour de lui : lorsque le disciple de Silvanos, Zacharie, le
trouve « en extase, les mains tendues vers le ciel », il se passe plusieurs heures avant
que Silvanos ne revienne à son état « normal » et son disciple, pendant ce temps, sera
revenu auprès de lui trois fois de suite sans qu’il s’en soit aperçu (Silvanos 3). Si la
personne physique du visionnaire demeure dans son environnement familier, son
esprit peut être transporté hors de son corps, dans un espace et dans un temps qui
n’ont rien à voir avec le présent14. Ainsi Abba Poemen, trouvé « en extase » par Abba
Isaac, révèle à ce dernier qu’il était « là où était sainte Marie, à pleurer auprès de la
croix du Sauveur » (A Syr III 31) ; Silvanos finit par avouer à son disciple, qui l’a vu en
extase : « j’ai été ravi au ciel et je vis la gloire de Dieu, et je me tenais là jusqu’à ce que
j’en sois renvoyé » (Silvanos 3).
14 La vision peut se produire à l’état de veille, ou bien pendant le sommeil ; dans ce cas, il
arrive qu’on emploie le verbe φαντάζομαι, qui de longue date désigne une vision en
songe15, mais la « réalité » de la vision n’est pas pour autant mise en doute : on emploie
également, dans le même contexte, le verbe όράω.
15 La vision est, littéralement, une « révélation » (άποκάλυψις, άποκαλύπτω). Mais elle ne
comporte pas nécessairement une ὄρασις : il peut s’agir d’une vision apophatique.
Lorsque Arsène, fonctionnaire au palais impérial, prie Dieu de le conduire sur la voie du
salut, il entend par deux fois une voix lui dire « Fuis les hommes et tu seras sauvé » (A
Sys II 4). De même, la première « vision » de Pacôme n’est autre qu’une manifestation
de la parole divine : « l’esprit de Dieu l’agita et lui parla disant : Installe-toi ici » ; plus
tard, alors qu’il se trouve à Tabennese, une voix venue du ciel lui dit : « Construis ici ta
demeure, car une foule d’hommes viendront à toi » (Lefort, Codex Bo 7-8, 17). Pourtant,
dans la plupart des cas, il semble bien que la révélation soit à la fois visuelle et auditive.

De l’extase à l’effroi
16 Les visions sans doute les plus fréquentes, en tout cas les plus marquantes, sont celles
de l’au-delà et des fins dernières. Une expérience tout à fait particulière est celle du
vieillard qui, alors qu’il semblait mort, revient à lui et, à ses frères qui lui demandent
« ce qu’il a vu là-bas », répond : « J’ai entendu la voix de la lamentation de ceux qui
disent sans cesse : Malheur à moi, malheur à moi (ούαί μοι, ούαί μοι) » (A Sys III 44).
Abba Silvanos, dans une vision du jugement, voit des moines allant au châtiment, des
séculiers allant au royaume (A Sys III 33). Abba Anouph voit les anges et les élus
chantant les louanges de Dieu, tandis que Satan et ses anges sont livrés au châtiment
(Historia, Sourous 6-7). Un frère qui se voit « emporté pour le jugement » aperçoit sa
mère parmi les condamnés et en ressent une grande douleur (A Syr III 38). De façon plus
prosaïque, Abba Macaire voit les âmes des défunts se présentant, pour accéder à l’au-
delà, à des postes de douane, τελώνια16… Les visions les plus terrifiantes sont celles de
Pacôme : « enlevé par ordre du Seigneur pour contempler les châtiments et les
tourments par lesquels on torture les enfants des hommes », il voit des fleuves et des
puits de feu, des anges tortionnaires fouettant les pécheurs – parmi lesquels des moines
(Lefort, Codex Bo 88). La vision du paradis paraît beaucoup moins fréquente que celle
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des tourments de l’enfer. Cependant, le saint homme Patermouthios, enlevé en vision


aux deux, y a vu « toutes les bonnes choses, indicibles, qui attendent les vrais moines » ;
transporté dans son corps (έν σαρκί), il a pu goûter aux fruits du paradis et en a même
rapporté une énorme figue parfumée, que ses disciples disent avoir conservée pendant
des années (Historia, Coprès 20-21). Plus brève, plus touchante aussi, la vision du paradis
qu’a eue Théodore, le disciple de Pacôme : il a vu les frères couchés comme des brebis,
un ange les gardant (Lefort, Codex Bo 84)17…
17 D’assez nombreuses visions concernent la vie présente des moines, leur comportement,
leur état d’avancement spirituel. Abba Macaire a des révélations concernant deux
jeunes frères, dont l’un est très avancé spirituellement, l’autre moins : il voit celui-ci
assailli par les démons sous forme de mouches, tandis que son ange le protège (Macaire
33). Paul le simple, qui a reçu le don de voir ce qui est dans l’âme de chacun, voit ses
frères entrer dans l’église, le visage tout brillant, « et l’ange de chacun se réjouissait sur
lui » ; l’un des frères, cependant, est tout noir et environné de démons (Paul le simple 1).
Un vieillard voit en extase un « lieu glorieux » avec un trône sur lequel se trouvent sept
couronnes : elles ont été données à son disciple, parce qu’il a résisté sept fois à la
tentation (A Sys VII 2).
18 On peut voir des anges, ou des démons ; mais peut-on voir Dieu ? Ce type de vision
semblerait, par définition, exclu, du moins à cette époque. La présence de Dieu n’est
rendue sensible que par l’intermédiaire de ses envoyés ; elle peut aussi se manifester
par une voix – encore qu’il ne soit jamais dit clairement qu’il s’agit de la voix divine. En
revanche, il semble bien que le Christ puisse apparaître : ne s’est-il pas manifesté, après
la résurrection, à ses disciples ? Plusieurs visions christiques sont relatées dans les vies
de Pacôme. En extase, il voit « les frères assemblés et Notre Seigneur assis sur un trône
élevé, les entretenant des paroles du saint Évangile » ; et il pourra même rapporter à
ses frères les paroles qu’il a entendues de sa bouche (Lefort, Codex Bo 86). De même,
nous apprenons qu’un ange a révélé à Macaire que, s’il devenait parfait, le Seigneur lui
apparaîtrait « pour lui parler bouche à bouche » (Vie copte de Macaire de Scété, trad.
Amelineau). Mais, de façon très significative, ces visions ne sont jamais détaillées,
comme si l’image du Christ était au-delà de toute description. Pacôme et Théodore, en
prière, voient un grand trône « sur lequel était assis le Seigneur sous la forme sous
laquelle il voulait se montrer à eux » (Lefort, Codex Bo 76) ; dans un autre texte, tout aussi
énigmatique, Pacôme voit le démon lui apparaître « déguisé sous la forme sous laquelle le
Seigneur lui apparaissait » (Lefort, Codex Sahidique S2 p. 8). Ainsi le Christ apparaît à de
rares élus ; mais cette vision peut être source de frayeur et de trouble. Lorsque Pacôme
a la vision d’une « grande icône couronnée », gardée par deux archanges, la crainte de
Dieu fond sur lui comme un rayon « merveilleusement effrayant et vert » ; il tombe par
terre, tremble et défaille – sans doute parce qu’il a vu « la face de Dieu » (Lefort, Codex
Bo 73). Son disciple Théodore est gratifié d’une vision du même ordre, lorsqu’un ange
lui dit : « Lève-toi, va à l’église, le Seigneur y est ». La seule description qui nous soit
donnée de l’apparition est que, à l’endroit où reposent ses pieds, elle ressemble « à un
saphir étincelant »18. Théodore ne peut supporter sa lumière ; il est effrayé et troublé ;
il pense à la vision de Moïse au Sinaï19, quand « la montagne était pleine de feu et
d’éclairs » (Lefort, Codex Bo 184).
19 Une vision singulière, effrayante elle aussi mais d’une autre manière, est celle du Christ
présent dans l’eucharistie. Comme un vieillard de Scété professait que le pain
eucharistique n’est pas le corps du Christ, mais son « antitype » 20, deux frères, ne
96

parvenant pas à le convaincre, prièrent Dieu de lui « révéler ce mystère ». Le dimanche


suivant, le pain placé sur l’autel leur apparut à tous trois sous la forme d’un petit
enfant. Au moment de la fraction du pain, un ange descendit du ciel, armé d’une épée,
tua l’enfant, vida son sang dans le calice et le découpa en morceaux. Et le vieillard,
lorsqu’il alla communier, reçut en guise de pain un morceau de chair sanglante…
Effrayé, il se hâta de professer la saine doctrine ; le morceau de chair qu’il avait dans la
main aussitôt redevint pain (Daniel 7)21.
20 Il arrive que la présence divine s’impose avec une force aveuglante. Mais la vision peut
être ambiguë, et le démon essayer de se faire passer pour le Christ. Ainsi, des moines
vont trouver Abba Antoine pour l’informer des visions qu’ils ont eues et lui demander
si elles sont « vraies » ou si elles viennent des démons : ils ont, disent-ils, peur de se
tromper. Antoine les convaincra qu’elles sont diaboliques (Antoine 12). Quand Zacharie,
à Scété, a une vision, son père spirituel, Abba Carion, le châtie en disant que cela vient
des démons ; or un autre vieillard lui assure que cette vision vient de Dieu, mais ajoute
qu’il doit se conformer à ce que lui a dit son père… (Zacharie 4) Conflit d’interprétations
en présence d’une vision dont la signification n’est pas claire ? Il semble surtout que,
face à ce phénomène, les pères manifestent souvent une certaine réticence. Si nombre
d’entre eux enseignent à leurs disciples qu’il ne faut pas chercher à avoir des visions,
c’est peut-être de crainte qu’ils ne se laissent aller à une « vaine gloire ». Mais on
pourrait penser aussi que ceux qui ont eu ce privilège ne sont pas très désireux de le
partager…
21 Les démons peuvent en tout cas se manifester, c’est bien clair, et comment les
reconnaître ? Il leur arrive en effet de prendre une apparence trompeuse pour égarer le
moine et le faire tomber. Un apophtegme dont seul le texte latin a été conservé dans la
traduction de Pélage (A Sys VII 31) raconte comment un jeune moine, qui s’est retiré au
désert après avoir « accompli à la perfection tout ce qu’on fait au monastère », reçoit
un jour la visite d’« un vieil abba au visage terrible » : ce n’est autre que le diable. Ce
vieillard prétend que, habitant un monastère tout proche, il est venu s’entretenir avec
le frère du salut de leur âme, et le persuade d’aller avec lui dans un autre monastère où
il y a un prêtre, afin de recevoir l’eucharistie dont ils sont restés longtemps éloignés.
Une fois arrivés dans ce monastère, le pseudo-abba disparaît ; le jeune frère reconnaît
alors qu’il s’agissait du démon22, qui voulait le faire sortir de sa cellule (il y parviendra
d’ailleurs pour de bon au cours d’un deuxième épisode de tentation). Plus souvent,
cependant, le démon prend une forme, repoussante ou séduisante, que le moine ne
tarde pas à identifier. Il apparaît ainsi sous le forme d’une Éthiopienne « qui sentait si
mauvais qu’[on] ne pouvait en supporter l’odeur » – heureusement, car elle n’aurait
paru que trop agréable, glukeia, au jeune homme tenté (A Sys V 27). Plus dangereuse est
la « jeune Éthiopienne » qui apparaît au saint Abba Pachôn, semblable à une jeune fille
qu’il se rappelle avoir vue, dans sa jeunesse, en train de glaner ; il lui semble qu’elle
était « assise sur ses genoux », et il est bien près de succomber, mais il prend peur et la
frappe et aussitôt la vision diabolique se dissipe (A Sys V 54).
22 Les démons revêtent toutes sortes de formes : des cavaliers armés qui lancent « des
balles de feu » contre la grotte où habite Macaire, des chiens qui l’assaillent si bien que
tout son corps est « comme du raisin noir » (Vie copte de Macaire de Scété, trad.
Amelineau). En revanche lorsque le démon apparaît « charnellement » (σωματικῶς) à
Amma Sarra, pour lui avouer qu’elle l’a vaincu, alors qu’elle a été tentée pendant 13 ans
97

par l’esprit de fornication, on ne saura pas sous quelle forme il se manifeste (A Sys V
14).
23 Dans d’autres cas, le démon n’apparaît pas formellement, mais le moine peut être
victime d’une plaisanterie diabolique : croyant voir un de ses frères « pécher » avec une
femme, un moine se met à leur donner des coups de pied en criant « Arrêtez ». Or c’est
à des gerbes de blé qu’il avait affaire… L’illusion diabolique l’a fait tomber dans la faute
qui consiste à juger un frère, faute condamnable quelle que soit l’occasion, ainsi que
l’enseignent de nombreux récits (A Sys IX 22).

Sens et enjeux de la vision


24 La vision est un charisme ; elle est un privilège ; on ne doit ni la rechercher, ni s’en
vanter. Lorsque Silvanos est vu en extase par son disciple Zacharie, il ne veut pas en
convenir et commence par lui dire qu’il était malade ; ce n’est que sur l’insistance de
Zacharie qu’il reconnaît avoir été « ravi au ciel » (Silvanos 3). Quand un frère voit Abba
Arsène dans sa cellule « tout entouré de feu », il dira par la suite, à Arsène qui
l’interroge, qu’il n’a rien vu : la discrétion est visiblement recommandée (Arsène 27).
Pourtant, il est clair qu’on en parle, et qu’on s’interroge sur le sens à donner à la vision.
25 Elle est d’abord un réconfort pour le moine. Parfois c’est d’un simple réconfort
physique qu’il s’agit, lorsqu’un ascète épuisé de faim et de soif, perdu dans le désert,
voit lui apparaître un ange qui le nourrit et le remet sur son chemin. C’est également
un réconfort au sens où la vision vient justifier un moine injustement accusé. Lorsque
le démon veut persuader Abba Marc que le prêtre qui lui apporte l’eucharistie est un
pécheur, Marc voit un ange poser sa main sur la tête du prêtre, qui devient « comme
une colonne de feu » (A Sys IX 6). Dans un cas analogue, l’anachorète se laisse persuader
que le prêtre qui lui apporte l’eucharistie est indigne ; mais dans une vision il voit un
lépreux puisant une eau très pure dans une citerne en or, avec un seau d’or, tandis
qu’une voix lui dit : « Qu’importe celui qui puise ? Il se contente de puiser et de
transvaser… » Le vieillard comprend, et rappelle le prêtre (A Sys IX 16) 23.
26 Le plus souvent, cependant, la vision réconforte le moine tenté par l’acedia ou par le
désespoir ; elle est une arme qui lui permet de résister au démon de la fornication, un
encouragement à pratiquer l’ascèse. Lorsque une voix divine dit à Abba Arsène que
vont lui être révélées « les œuvres des hommes », il voit un Ethiopien coupant sans
arrêt du bois qu’il ne peut pas porter, un homme puisant de l’eau dans un récipient
percé, d’autres qui s’efforcent de faire entrer une poutre trop large par une porte
étroite : vanité des efforts de ceux qui vivent dans le monde, et qui sont incapables de
se corriger. C’est là une leçon pour le moine, appelé à se perfectionner sans cesse dans
la voie de Dieu (Arsène 33). Une préoccupation qui s’exprime souvent dans les textes
relatifs aux pères du désert concerne l’avancement spirituel auquel le moine est
parvenu. La vision peut alors être une réponse à un désir et à une angoisse spécifiques,
désir du salut, crainte de la damnation.
27 L’angoisse des fins dernières s’exprime fortement dans les récits de visions. Leurs
images sont souvent inquiétantes, quand ce n’est terrifiantes. Pacôme voit des hommes
– et en particulier des moines – en proie à toutes sortes de tourments : certains sont
entourés de flammes, d’autres d’épines dont les piquants s’enfoncent dans leur chair ;
d’autres sont au fond d’un ravin qu’ils ne peuvent escalader, et ils ne peuvent pas non
plus se jeter dans le fleuve « à cause des crocodiles qui les guettent » (Lefort, Codex Bo
98

66). Ici, la vision paraît bien évoquer non seulement les tourments de l’enfer, mais les
dangers du monde présent, ce monde qui a pour centre le Nil et ses féroces habitants,
encore très redoutés des Égyptiens à cette époque tardive ; et ces dangers symbolisent
probablement les tentations auxquelles les moines sont exposés dans cette vie. Mais
dans une autre vision, spécifiquement infernale, Pacôme voit des anges fouettant les
pécheurs, et il s’étonne que Dieu ait pu créer ces êtres impitoyables… (Lefort, Codex Bo
88). Un récit des Apophtegmata met en scène un vieillard qui crie et pleure toutes les
nuits ; à son disciple qui s’en étonne, il raconte que, au cours d’une vision, il a été
conduit « dans l’Hadès » (εἰς τòν Άίδην) et que, ayant vu dans quelle affliction (θλίψις)
sont les pécheurs, il ne peut plus trouver de consolation (A Sys III 48). Bien sûr, il y a
aussi la promesse de la félicité paradisiaque, dont on peut avoir un avant-goût :
Pacôme, malade et considéré comme mort, fut « ramené à son corps » sur l’ordre divin
pour « subir encore un petit martyre dans le monde » ; il s’en attrista, « car il voyait que
la lumière de cet air là était merveilleuse et si belle qu’il n’y avait pas moyen de
l’exprimer ». Après cela, « bien des fois il fut emmené en Paradis » (Lefort, Codex
Sahidique, p. 8-9). Mais, si avancé soit-on sur la voie de la perfection, l’issue est toujours
incertaine : le combat que se livrent anges et démons autour des âmes se poursuit
jusqu’à l’heure de la mort. Un anachorète sur le point de mourir voit les anges qui
l’attendent pour prendre son âme, et de l’autre côté Satan aux aguets (A Sys V 49). Liée
à la peur des châtiments infernaux, la peur de succomber à la tentation est partout
présente ; la vision de l’au-delà renforce ces peurs, mais elle apporte aussi l’espoir d’un
bonheur paradisiaque, dont l’attente est aussi forte que ses bienfaits sont indicibles.
L’enjeu de la vision, le résultat qu’on peut en attendre, c’est alors de pousser le moine à
la recherche de la perfection pour atteindre le salut.
28 La vision a donc une fonction pédagogique, au sens le plus fort du terme : elle est un
enseignement, et un enseignement d’autant plus efficace qu’elle est en même temps
une expérience toujours sentie comme exceptionnelle et bouleversante. En revanche, il
semble qu’elle ait rarement pour objet de répondre à des difficultés d’ordre
théologique, à l’expression d’un doute. Elle intervient cependant pour rectifier
l’opinion mal venue d’un père « simple dans sa foi ». Le vieillard qui professait que le
pain eucharistique n’est pas le corps du Christ voit ce dernier s’incarner de manière
tout à fait matérielle dans l’hostie ; un autre prétendant que Melchisédech est fils de
Dieu obtient (sur la suggestion de l’archevêque Cyrille) une vision au cours de laquelle
tous les patriarches défilent devant lui, depuis Adam jusqu’à Melchisédech : c’est la
preuve que celui-ci est un homme (Daniel 7 et 8).
29 Il est enfin une fonction non négligeable de la vision : justifier les activités d’un moine,
et en particulier la fondation de monastères. Ce thème intervient de façon récurrente
dans la vie de Pacôme. Par deux fois, il voit « la rosée du ciel descendre sur sa tête »,
puis devenir un rayon de miel dans sa main, tomber à terre et se répandre sur la terre
entière : annonce de son destin, qui sera de voir sa règle embrassée par des milliers
d’hommes (Lefort, Codex Bo 7-8). Plus tard, il voit « des clefs qu’on lui donne en secret »
(Lefort, Codex Bo 12). Plus clairement encore, lorsqu’il a sa vision de Tabennese, une
voix venue du ciel lui dit « Pacôme, installe-toi ici et construis une demeure, car une
foule d’hommes viendront à toi » ; puis, les frères s’étant multipliés à Tabennese, une
nouvelle vision lui enjoint d’aller construire un monastère au village de Phbôou (Lefort,
Codex Bo 17, 49). Quant à son disciple Théodore, alors qu’il était dans sa cellule en train
de tresser des cordes, deux anges lui apparaissent, « ayant l’aspect de deux hommes
resplendissants », dont l’un dépose des clefs dans sa main : Théodore a peur et n’ose pas
99

en parler à son maître Pacôme ; mais il est clair qu’il est ainsi désigné comme son futur
successeur (Lefort, Codex Bo 34). De telles visions prémonitoires ne sont pas rares.
Macaire entend une voix qui l’interpelle trois fois de suite et lui annonce qu’« un
peuple de toute tribu » se rassemblera autour de lui (Vie copte de Macaire de Scété, trad.
Amelineau). Alors que l’Abba Or vivait au désert, ne mangeant que des herbes et des
« racines douces », un ange lui apparaît, qui lui dit « Tu deviendras une grande
nation ». De fait, il devint par la suite « père d’ermitages d’un millier de moines »
(Historia, Ôr 4).
30 La vision apparaît au total, dans les Apophtegmata, comme un phénomène ambigu. Elle
est sans doute une marque exceptionnelle de la bienveillance divine, qui encourage et
guide les hommes sur la voie du salut, mais elle peut être une occasion de chute, en
favorisant l’orgueil spirituel. Clairement intelligible, lorsqu’elle vient de Dieu, elle peut
aussi égarer le moine, s’il n’a pas su identifier à travers elle la présence du démon. Don
gratuit, parfois dispensée à des « simples », elle peut être refusée à des hommes qui
auront passé leur vie à la désirer et à s’efforcer de la mériter. C’est sans doute cette
ambiguïté qui rend compte du mélange de confiance et de crainte si sensible dans nos
textes à l’égard de la vision24.
31 Quant à son importance dans la vie des moines (ou du moins dans l’image qui nous en
est donnée), il ne faut pas s’en étonner : les premières communautés chrétiennes
d’Égypte ont été nourries de récits de vision. La bibliothèque de Nag Hammadi, à elle
seule, ne contient pas moins de cinq apocalypses, celles d’Adam, de Paul, de Pierre, et
les deux apocalypses de Jacques25. Dans beaucoup de ces textes, les thèmes des fins
dernières et du jugement occupent une place essentielle – et c’est aussi une des
préoccupations essentielles des moines égyptiens. Ces hommes ont fui le monde et ses
sollicitations ; mais la retraite au désert, loin de leur apporter la paix, les laisse seuls en
face de leurs désirs et de leurs peurs. La vision, dans la mesure où elle rend manifeste la
présence de Dieu, si redoutable soit-elle, est peut-être le moyen le plus efficace d’y
échapper.

NOTES
1. Hors du contexte apocalyptique, sur lequel la littérature est abondante, les récits de vision,
dans le christianisme primitif, n’ont pas suscité beaucoup d’études. On se réferera à l’ouvrage
déjà ancien de J. Lindblom, Gesichte und Offenbarungen : Vorstellungen von göttlichen Weisungen und
übernatürlichen Erscheinungen im ältesten Christentum, Lund, 1968 ; plus récemment, un bref aperçu
sur le thème de la vision en songe a été présenté par J.S. Hanson sous le titre « Dreams and
Visions in the Graeco-Roman World and Early Christianity », ANRW, 11,23,2, p. 1395-1427. Sur le
milieu spécifique des moines d’Égypte, cf. l’article d’A. Guillaumont, « Les visions mystiques dans
le monachisme oriental chrétien », repris dans Aux origines du monachisme chrétien, Spiritualité
Orientale 30, Bellefontaine, 1979, auquel on ajoutera quelques pages de L. Regnault, La vie
quotidienne des pères du désert, Paris, 1990, p. 224-230, et de F. Dodel, Das Sitzen der Wüstenväter. Eine
Untersuchung anhand der Apophtegmata Patrum, Fribourg, 1997, p. 121-126.
100

2. Texte des Apophtegmata dans Migne, PG Les traductions que j’ai utilisées sont celles de J.-Cl.
Guy, Paroles des anciens (collection alphabétique), Paris, Seuil, 1976, et Les apophtegmes des pères
(collection systématique), Paris, Cerf, 1993 (dont, malheureusement, seul le premier volume a pu
être réalisé par J.-Cl. Guy). L’Historia Monachorum in Aegypto a été éditée par A. J. Festugière et sa
traduction publiée sous le titre Enquête sur les moines d’Égypte, Paris, 1964. Pour Pacôme, cf. Th.
Lefort, Vies coptes de Pacôme, éd. et trad., Louvain, 1943 ; pour la vie de Macaire, cf. E. Amelineau,
Histoire des monastères de Basse-Égypte, Annales du Musée Guimet, XXV, Paris, 1894.
3. C’est l’expression, fort belle, que J. Lacarrière a empruntée à une homélie du Pseudo Macaire
pour en faire le titre de son livre, Les hommes ivres de Dieu, Paris, 1975.
4. Il est clair que cette désignation englobe indifféremment les fidèles des religions
traditionnelles pratiquées alors en Égypte.
5. Le « don de vision » est largement attesté chez les pères ; deux exemples parmi d’autres : un
vieillard était gratifié de nombreuses visions, « tout ce qu’il demandait à Dieu, il le lui révélait »
(Daniel 7) ; Piammônas, « un prêtre saint et d’une rare humilité, jouissait constamment de
visions » (Historia monachorum, Piammônas, 2).
6. Car source possible de vaine gloire.
7. J’emploie ce terme non pas dans son sens moderne, mais dans son sens originel, tel qu’il
apparaît dans nos récits ; c’est à dire qu’il peut désigner aussi bien un « solitaire », ermite ou
anachorète, qu’un homme vivant dans une communauté monastique, que ce soit sous la forme
d’un groupe d’ermitages ou d’un couvent de type pacômien.
8. L'acedia apparaît comme une des plus graves tentations de la vie monastique ; on pourrait la
traduire par les termes de « désenchantement », « mal de vivre » : le moine ne trouve plus de
sens à la vie dans laquelle il s’est engagé.
9. C’est à dire ce qu’il lui faut pour vivre.
10. La métaphore du pied de vigne est fréquente dans l’Ancien Testament ; elle désigne
généralement chez les prophètes le peuple d’Israël.
11. Il faut noter cependant chez Pacôme une certaine réticence à l’égard du désir de vision ; il
demande à son disciple s’il veut voir Dieu « en ce siècle ou dans le siècle à venir », et c’est
apparemment « le siècle à venir » qui est la bonne réponse (Vie copte, codex bohaïrique).
12. Actes X 10 : tombé en extase, Pierre voit le ciel ouvert. On retrouve le terme employé dans ce
sens chez Plotin.
13. Cf. A Sys IX 16 : έλθών δέ εἰς ἑαὐτòν ὁ ἀναχώρητής…
14. Il ne semble pas qu’il y ait de lieu privilégié pour la vision. Elle peut se produire dans la
cellule du moine aussi bien que dans l’endroit où se fait la synaxe, dans l’espace libre du désert,
aussi bien que dans un endroit fermé, dans la solitude, mais aussi au milieu de témoins (qui
généralement ne « voient » rien de ce que le visionnaire contemple). En revanche, la vision
intervient dans des circonstances particulières, en relation avec la situation ou l’état d’esprit
dans lequel se trouve le moine ; cf. infra.
15. Il est employé par Hérodote (VII, 15) pour évoquer une vision en songe de Darius. Cf. Historia
monachorum, Jean de Lycopolis 45 : un moine retiré au désert jouissait d’apparitions « tantôt dans
l’état de veille (ἐγρηγορώς), tantôt dans le sommeil (καθ ὕπνον) ».
16. Cité par A. Guillaumont, Anal. Bolland. 87, 1969, p. 188.
17. Cette vision est étonnante ; faut-il penser que les moines sont endormis, dans l’attente du
Royaume à venir ? Ou bien n’y a-t-il pas là tout simplement l’image d’un troupeau paisiblement
couché, suggérée par la mention de l’ange gardien ?
18. Il y a là, sans aucun doute, un souvenir de la vision d’Ezéchiel I 26 : il voit un trône dont
l’aspect était de saphir, et sur ce trône « une forme d’homme ».
19. Exode 19, 16-18.
20. Ce vieillard était « simple dans sa foi », dit le texte ; effectivement la notion d’antitype, dans
ce cas, n’est certainement pas employée à bon escient.
101

21. C’est le thème bien connu pendant tout le Moyen Âge de la messe de Saint Grégoire ; cf. la
Légende dorée de Jacques de Voragine (éd. Garnier-Flammarion, t. I, p. 229).
22. Ce n’est peut-être pas le fait que le pseudo-abba a disparu qui fait comprendre au jeune frère
que c’est en réalité le démon, mais plutôt la constatation qu’il a été le seul à le voir ; c’est donc
bien d’une vision qu’il s’agit, et c’est une vision diabolique, puisque le pseudo-abba a réussi à
convaincre le frère de quitter sa cellule.
23. La vision est cependant ambiguë : le prêtre est peut-être réellement un pécheur… Mais la
vision rappelle que, même s’il a failli, il reste celui qui a le pouvoir de « célébrer les saints
mystères ».
24. Le désir de vision, ou de révélation à travers une vision, que l’on va chercher au désert, serait
plus affirmé en milieu juif, pendant la période du second Temple ; cf. A. Kerkeslager, « Jewish
pilgrimage and Jewish identity in Hellenistic and early Roman Egypt », dans D. Frankfurter (ed.),
Pilgrimage and Holy Space in Late Antique Egypt, Leyde, Brill, 1998, p. 177-179.
25. Cf. The Nag Hammadi Library, ed. by J.M. Robinson, New York – London, 1977.

AUTEUR
FRANÇOISE DUNAND
Professeur à l’UFR des Sciences Historiques, et directeur de l’Institut d’Histoire des religions de
l’Université Marc Bloch de Strasbourg, est spécialiste de l’Égypte tardive. Parmi ses dernières
publications : Dieux et hommes en Égypte (1991, avec C. Zivie-Coche) ; Les momies et la mort en Égypte
(1994, avec R. Lichtenberg) ; Isis, Mère des dieux, Paris, Éditions Errance, 2000.
102

Savoir c’est voir


Les trois sortes de « vues » selon Augustin

Goulven Madec

1 La thèse d’Augustin « psychologue » est claire dans son ensemble, d’une « simplicité
biblique », dirai-je même. Savoir c’est voir, soit les réalités sensibles par les yeux du
corps à la lumière du soleil, soit les réalités intelligibles par les yeux de l’esprit à la
lumière de Dieu1. Entre deux, il y a2, de l’imagination, de l’imaginaire, des rêves et des
visions. La réflexion d’Augustin sur les phénomènes de « vision » s’exerce, en effet,
dans une théorie générale de la connaissance axée sur le voir, les trois sortes de vues :
« Tria genera uisionum : primum corporale, secundum spiritale, tertium intellectuale » 3.

Thématisation
2 Cette thèse se trouve « thématisée », comme on dit, dans quatre œuvres : le dernier
chapitre du Contra Adimantum, qui date de 394 environ ; le début du livre II de l'Ad
Simplicianum, daté de 396-397 ; les paragraphes 10-12 de la Lettre 120, à Consentius, qui
date soit de 410, soit de 413-414 ; et surtout le livre XII du De Genesi ad litteram, qui date
de 412-4144.
3 Deux remarques marginales ou préliminaires.
4 1°. Je ne m’embarrasse pas de précisions chronologiques ; car je suis persuadé
qu’Augustin a acquis l’essentiel de sa « théorie », lors de sa conversion, à la lecture de
livres néoplatoniciens, qu’il a partagée avec ses amis. Le dossier Nebridius de sa
correspondance est rempli, en effet, de questions d’ordre psychologique, concernant la
mémoire, l'imagination, les images (phantasiae) et les songes 5.
5 On lit notamment dans la lettre 7,4 : « Omnes istas imagines, quas cummultis phantasias
uocas, in tria genera commodissime ac uerissime distribui uideo, quorum est unum sensis
rebus impressum, alterum putatis, tertium ratis »6. Essayons de traduire : « Toutes ces
images qu’avec bien d’autres tu appelles phantasiae, je vois qu’on les répartit de façon
très commode et très vraie en trois classes ; ce sont les gravures 1) de la sensation, 2) de
l’imagination, 3) du calcul mental »7.
103

6 2°. Je n’apprendrai à peu près rien dans ce qui suit à ceux qui ont lu les 130 pages
bilingues du livre XII du De Genesi ad litteram, dans le volume 49 de la Bibliothèque
Augustinienne, avec les savantes notes complémentaires d’Aimé Solignac, ainsi que
l’ouvrage remarquable de Martine Dulaey sur le rêve dans la vie et la pensée
d’Augustin. J’espère seulement rendre quelque service aux historiens des visions en
résumant les textes dans lesquels Augustin a présenté l’ensemble de sa théorie de la
vue et en mettant en évidence typographique, si je puis dire, les articulations de ses
analyses et les traits caractéristiques de son vocabulaire, autrement dit les difficultés
auxquelles se heurte constamment le traducteur.

Contra Adimantum, 28

7 Le disciple de Mani dans ses « Disputationes », analogues aux Antithèses de Marcion,


prétendait saper l’autorité de l’Ancien Testament, en montrant systématiquement que
telle affirmation est infirmée par telle autre du Nouveau Testament.
8 La dernière « disputatio » que discute Augustin concerne l’opposition dressée entre
Isaïe 6,1-2 : « je vis le Seigneur assis sur un siège très élevé », et I Tim 1,17 : « Au Roi des
siècles, invisible, honneur et louange dans les siècles ».
9 Augustin observe qu’on trouve dans les saintes Écritures trois espèces de vues :
1. des yeux du corps (secundum oculos corporis), Abraham vit trois hommes sous le chêne de
Mambré (Gn 18,1-6) ; Moïse vit le feu dans le buisson (Ex 3,1-7) ; et les disciples virent le
Seigneur transfiguré sur la montagne entre Moïse et Élie (Mt 17,1-9) ; et autres fait de ce
genre.
2. des yeux de l’imagination (secundum quod imaginamur), Pierre vit une nappe descendre du
ciel avec divers animaux (Actes 11,5-6). Et c’est de cette sorte aussi qu’est la vision d’Isaïe,
que les impies critiquent sans y rien connaître. Car il n’y a pas de forme corporelle qui
circonscrive Dieu ; mais, de même qu’on dit bien des choses au figuré, non au propre, de
même bien des choses sont montrées au figuré… par intervention divine (diuinitus).
3. des yeux de l’esprit (secundum mentis intuitum), on voit en intelligence la vérité et la sagesse…
« Inuisibila enim Dei, a constitutione mundi, per ea quae facta sunt intellecta conspiciuntur »
(Rm 1,20).

10 Il n’y a de dévoilement parfait (tunc est perfecta reuelatio) que par cette vue de l’esprit,
l’intelligence ; sans elle les deux autres sont infructueuses 8 ou même induisent en
erreur.
11 Par exemple, Daniel (5,5-28) voyait d’esprit (mente), comprenait ce que le roi Balthasar
ne voyait que de corps (corpore)9.

Ad Simplicianum, II

12 Vers 397 Augustin répondait à une série de questions que lui avait posées Simplicianus
sur plusieurs passages de 1'Epître aux Romains d’une part, et sur diverses formules des
livres des Rois d’autre part. La première de celles-ci concernait le verset 1 Rois 10,10 :
« Et l’Esprit du Seigneur bondit (insiluit) sur Saül ». Elle donne lieu à une dissertation
sur l’esprit de prophétie (spiritus prophetiae) relativement longue 10. Je n’en évoque que le
début.
104

13 L’esprit du Seigneur (l’Esprit-saint) n’affecte pas tous les hommes de même manière ;
mais
1. les uns par in-formation de leur esprit (per informationem spiritus) 11, là où sont montrées les
images des choses,
2. d’autres par le fruit de l’esprit12 qui donne l’intelligence (per fructum mentis ad intellegentiam),
3. d’autres par cette double inspiration (utraque inspiratione),
4. d’autres même à leur insu.

14 L’information de l’esprit (spiritus) peut se faire de deux manières :


1. soit par le songe (per somnium), non seulement chez les saints, mais aussi chez le Pharaon et
Nabuchodonosor (cf. Gn 41,1-8 ; Dan. 2 et 4,1-15) ;
2. soit par présentation dans l’extase (per demonstrationem in ecstasi) ; mot que certains latins
traduisent par pauor. Il m’étonnerait, dit Augustin, que le terme soit exact, mais il s’en
approche, puisqu’il s’agit de la séparation de l’esprit d’avec les sens du corps (mentis alienatio
a sensibus corporis), de sorte que l’esprit de l’homme, assumé par l’esprit divin s’adonne à la
saisie et à la vue des images (ut spiritus hominis diuino spiritu assumptis capiendis atque intuendis
imaginibus uacet) ; par exemple Daniel et Pierre (Dan. 7-8 ; Actes 10,10-16).

15 Le fruit de l’esprit qui donne l’intelligence


1. s’acquiert lorsque sont dévoilés (reuelatur) le sens et la référence de ce qui est présenté en
images ; et c’est la prophétie proprement dite, suivant saint Paul (1 Co 13,2) ; par exemple
chez Joseph et Daniel (cf. Gn. 41,1-36 ; Dan. 2,29-45 ; 4,16-24).
2. Mais lorsque l’esprit (mens) est affecté de telle sorte qu’il voit les choses elles-mêmes, comme
on comprend la sagesse, la justice et toute autre forme immuable et divine, il ne s’agit pas de
la prophétie dont nous traitons présentement.

16 Le double don de prophétie, lui, est donné à ceux qui 1) voient en esprit (in spiritu) les
images des choses et qui, en même temps, 2) comprennent leur signification (quid
ualeant intellegunt), ou du moins sont informés dans la présentation elle-même par des
explications claires, comme dans l’Apocalypse (1,12-20, par exemple)…

Epistula 120

17 Consentius est un laïc des îles Baléares qui s’exerce à la théologie. Il est venu à Hippone
pour s’entretenir avec Augustin ; mais celui-ci s’est absenté pour une convalescence à la
campagne. Consentius lui écrit, pour lui demander ses lumières sur le mystère de La
Trinité.
18 Personnellement, il s’est donné un principe : percevoir la vérité de la réalité divine,
c’est affaire de foi plutôt que de raison ; autrement il n’y aurait que les philosophes et
les orateurs à pouvoir accéder à la béatitude… Il demande pourtant à Augustin de
braquer sur lui la lumière de l’intelligence, afin qu’il puisse voir avec les yeux de son
cœur.
19 Augustin lui objecte gentiment que sa requête contredit son principe fidéiste. Puis il
exhorte sa foi à l’amour de l’intelligence à laquelle mène la raison vraie et à laquelle la
foi prépare l’esprit. C’est le seul moyen de combattre les méfaits de l’imagination qui
mènent à l’idolatrie, à la représentation de la Trinité invisible, incorporelle, immuable,
sous la forme de trois masses vivantes disposées côte à côte ou en triangle 13. Dès que la
raison vraie commence à ébranler cette construction de la pensée charnelle, cette
fiction vaine (istam cogitationis carnalis compositionem uanumque figmentum), aussitôt,
105

aidés intérieurement et illuminés par Celui qui ne veut pas cohabiter en notre cœur
avec ces idoles (qui cum talibus idolis in corde nostro (cf. Ez. 14,7) habitare non uult), nous
nous hâtons de les casser et de les balayer en quelque sorte hors de notre foi, au point
que nous ne supportons pas qu’il y reste la moindre poussière de tels fantasmes (talium
phantasmatum)14.
20 Il y a trois sortes de réalités qui se voient :
1. les choses corporelles (corporalia), comme ce ciel et cette terre et tout ce qu’en eux le sens
corporel voit et atteint ;
2. ce qui ressemble aux choses corporelles (simile corporibus), comme sont ces choses que nous
nous représentons en esprit (spiritu cogitata) et que nous imaginons, soit que nous nous en
souvenions, soit quelles nous soient présentées et que nous les voyions comme des corps
(siue recordata uel oblata quasi corpora)15 ; d’où proviennent aussi les visions qui, soit dans les
rêves, soit en quelque extase de l’esprit, se mêlent à ces qualités quasi locales ;
3. ce qui est différent des deux, qui n’est pas corps et qui n’a aucune ressemblance avec le
corps, comme la sagesse qui est comprise et vue par l’esprit (mente intellecta conspicitur) et à
la lumière de laquelle on juge véritablement de tout cela.

21 Dans quelle sorte se trouve cette Trinité que nous voulons connaître ? Assurément dans
l’une d’elles ou dans aucune.
22 Si c’est dans l’une d’elles, c’est bien sûr dans celle qui l’emporte sur les deux autres,
comme la sagesse.
23 Mais si la Trinité ne se trouve dans aucune de ces sortes et qu'elle soit tellement
invisible que même l’esprit ne la voit pas, il faut d’autant moins l’assimiler aux corps ou
aux images des corps. Elle est supérieure à tout. Elle n’est pourtant pas totalement
étrangère à notre intelligence. L’Apôtre en est témoin : « Inuisibilia enim eius, a
constitutione mundi, per ea quae facta sunt intellecta conspiciuntur… (Rom. 1,20) » 16.

De Genesi ad litteram, XII

24 Augustin a consacré les onze premiers livres à un « commentaire » de Gn 1-3,24, en


suivant l’ordre du texte biblique verset par verset. Les livres I-V couvrent le premier
récit de la création (Gn 1,1-2,4) ; les livres VI-XII couvrent le deuxième récit ( Gn
2,4-3,24). Mais le nombre de versets commentés est très variable d’un livre à l’autre ;
par exemple les livres VI-VII commentent le seul verset Gn 2,7, tandis que le livre XI
commente Gn 2,25 à 3,24. Dans le livre XII, Augustin s’affranchit du texte biblique pour
s’occuper librement du problème de la localisation du paradis.
25 Ce problème se pose à partir de cette confidence de Paul : « Je connais un homme dans
le Christ qui, voici quatorze ans – était-ce dans le corps, je ne sais, ou hors du corps, je
ne sais, Dieu le sait –, fut emporté de cette manière jusqu’au troisième ciel. Et je sais que
de cette manière l’homme – était-ce dans le corps ou hors du corps, je ne sais pas, Dieu
le sait –, fut emporté dans le paradis et entendit des paroles indicibles qu’il n’est pas
permis à l’homme de dire » (2 Co 12,2-4)17.
26 C’est un texte énigmatique à souhait, puisque Paul lui-même avoue son ignorance, et
que nous ne savons pas exactement sur quoi porte son doute. Augustin l’analyse
subtilement ; puis il interpelle Paul : « Que sais-tu donc que tu discernes de ce que tu ne
sais pas ? ». Un homme fut ravi jusqu’au troisième ciel. Mais ce ciel était corps ou esprit.
106

27 S’il était corps et fut vu des yeux corporels, pourquoi sait-on que c’est ce ciel et ne sait-
on pas s’il fut vu corporellement ?
28 Et s’il était esprit, ou bien il offrait l’image d’un corps ; et il est aussi incertain que ce fût
un corps qu’il est incertain qu’il lût vu corporellement ; ou bien il fut vu comme l’esprit
voit la sagesse, sans aucune image corporelle ; et il est absolument certain qu’il n’a pu
être vu par le corps18.
29 En définitive, ce que Paul ignorait c’était si, quand il fut enlevé (raptus) au troisième
ciel,
1. ou il était dans le corps, comme l’âme est dans le corps, lorsqu’on dit que le corps vit, soit à
l’état de veille, soit dans le sommeil, soit dans l’extase 19, l’âme étant alors séparée des sens
du corps (siue in ecstasi a sensibus corporis alienata) ;
2. ou bien il était tout à fait sorti du corps, de sorte que le corps gisait mort, jusqu’à ce que,
cette vision achevée (peracta illa demonstratione), l’âme soit rendue aux membres morts, non
pas qu’il se soit éveillé comme un dormeur ou qu’il soit retourné dans ses sens après y avoir
été étranger dans l’extase, mais que, tout à fait mort, il ait revécu.

30 Par conséquent, ce que Paul vit, emporté dans le troisième ciel, ce qu’il affirme savoir,
c’est qu’il le vit en réalité et non en image (proprie uidit non imaginaliter). Or ce que l’on
voit non pas en image, mais en réalité, et qui n’est pas vu par le corps, est vu de cette
vue qui surpasse les autres.
31 Augustin estime donc devoir se livrer à une longue dissertation sur les trois sortes de
vues dont l’homme dispose20.
32 Prenons le précepte : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt22,39). Les yeux
du corps lisent le texte ; l’esprit de l’homme se représente le prochain même absent ; le
regard de l’intelligence voit l’amour lui-même (§ 15). Pour ne pas perdre notre temps
en circonlocutions incessantes, il convient de dénommer ces trois sortes de vues :
33 « Tria genera uisionum…
34 « Primum ergo appellemus corporale, quia per corpus percipitur et corporis sensibus
exhibetur ; secundum spiritale ; quidquid enim corpus non est et tamen aliquid est, iam
recte spiritus dicitur ; et utique non est corpus, quamuis corpori similis sit, imago
absentis corporis, nec ille ipse obtutus quo cernitur ; tertium uero intellectuelle ab
intellectu, quia mentale a mente ipsa uocabuli nouitate nimis absurdum est ut
dicamus. »21 Augustin se refuse à un néologisme intempestif22 !
35 J’ai dit que la thèse d’Augustin est d’une simplicité biblique ; sa doctrine est biblique,
parce qu'elle concerne des faits rapportés par les Écritures, et parce que sa réflexion est
fondée sur des testimonia bibliques.
36 Ce qui existe et n’est pas corps est esprit, c’est clair. Mais la vie de l’esprit est complexe
et la palette de spiritus et spiritale dans les Ecritures est étendue (« Spiritale autem
pluribus modis dicitur », § 18) :
1. le corps ressuscité est spirituel, selon l’Apôtre (surget corpus spiritale, 1 Co 15,44) ;
2. l’air, le souffle, le vent sont spiritus (spiritus tempestatis, Ps 148,8) ;
3. l’âme de l’animal ou de l’homme est esprit (spiritus filiorum hominis, spiritus pecoris, Ecclésiaste
3,21) ;
4. la mens rationalis, où il y a comme un œil de l’âme, est aussi spiritus, au témoignage de
l’Apôtre : « Renouamini spiritu mentis uestrae » (Eph. 4,23) ; redoutable formule pour le
traducteur !
107

5. Dieu lui-même est appelé esprit (spiritus est Deus, Jn 4,24) 23.
6. La distinction du spiritus et de la mens ne se trouve dans aucun de ces textes ; mais bien dans
le chapitre 14 de la Premiere aux Corinthiens : « Si enim orauero lingua, spiritus meus orat ;
mens autem mea infructuosa est (1 Co 14,14). « Orabo spiritu, orabo autem et mente (1 Co
14,15). La lingua désigne ici les indications (significationes) qui sont comme les images des
choses et leurs ressemblances, qui pour être comprises ont besoin du regard de l’intelligence
(mentis obtutum). Paul dit encore, entre autres : « Si je venais à vous parlant en langues, en
quoi vous serait-ce utile, si je ne vous parle pas en dévoilement ou en reconnaissance ou en
prophétie ou en enseignement (nisi loquar uobis in reuelatione aut in agnitione aut in
prophetia aut in doctrina) » (1 Co 14,6) 24. Ce qui veut dire qu’il n’y a de véritable prophétie que
par intervention de l’intelligence. Celui qui interprète ce qu’un autre a vu est plus prophète
que celui qui a seulement vu ; exemples : Joseph et le Pharaon (Gn 41,1-32), Daniel et
Nabuchodonosor (Dan. 2,27-45 et 4,16,24).

37 Voilà les trois sortes de choses vues (uisa) ; il faut les considérer une à une, afin de
monter de bas en haut (ut ab inferioribus ratio ad superiora conscendat) 25. La formule peut
paraître banale ; elle ne l’est pas, car elle signale une méthode de réflexion constante
chez Augustin26. Il reprend donc le précepte : « Tu aimeras ton prochain comme toi-
même », pour expliquer qu’il y a une hiérarchie des trois vues, un réseau de relations
entre elles, de dépendance vers le haut, de présidence et de judicature vers le bas 27.
Exemples : la vision corporelle de Balthazar interprétée encore par Daniel (5,5-28) ; la
vision spirituelle de Pierre qu’il comprit seulement à l’arrivée des envoyés du centurion
Corneille (Actes 10,1-33).
38 Mais il faut distinguer diverses situations.
1. À l’état de veille, lorsque nous sommes dans la vue corporelle et que notre intelligence n’est
pas séparée des sens du corps (neque mente a sensibus corporis alienata), nous en distinguons la
vue spirituelle par laquelle nous nous représentons les corps absents, en imagitation
(imaginaliter), soit (1) ceux que nous connaissons en nous les rappelant par la mémoire, soit
(2) ceux que nous ne connaissons pas, mais qui existent, en les formant de quelque façon par
la représentation de l’esprit (in ipsa spiritus cogitatione utcumque formantes), soit (3) ceux qui
n’existent absolument nulle part, en les imaginant à notre gré ou par supputation (pro
arbitrio uel opinatione fingentes).
2. Dans un état de trouble causé (1) par un excès de concentration mentale (nimia cogitationis
intentione), ou (2) sous l’effet d’une maladie, comme la fièvre chez les frénétiques, ou (3) par
l’intervention (commixtione) d’un autre esprit, mauvais ou bon, il y a confusion des corps et
des images des corps.
3. Quand l’attention de l’âme est complètement détournée, soustraite aux sens du corps
(auertitur atque abripitur animi intentio a sensibus corporis), on parle habituellement d’extase ;
alors (1), même les yeux ouverts, on ne voit aucun des corps qui sont présents, on n’entend
plus du tout aucune voix ; tout le regard de l’âme (totus animi contuitus) s’exerce ou (2) sur les
images des corps par la vue spirituelle, ou (3) sur les choses incorporelles, sans
représentation imagée de corps (nulla corporis imagine figuratis), par la vue intellectuelle 28.

39 Mais lorsque l’âme, totalement séparée des sens du corps, est occupée par les images
des corps, soit dans les rêves, soit dans l’extase, si ces images n’ont pas de signification,
ce sont des imaginations (imaginationes) analogues à celles que l’on brasse à l’état de
veille par la représentation (cogitatione uersant). Si elles ont une signification, en
revanche, c’est un phénomène étonnant qui peut s’expliquer par l’intervention d’un
autre esprit qui peut montrer (ostendat) ce qu’il sait à celui auquel il se mêle (cui
miscetur)29.
108

40 Augustin reviendra sur cette distinction en disant : « Si l’âme façonne elle-même ces
images, ce ne sont que des phantasiae ; si elle voit celles qui lui sont présentées, ce sont
des ostensiones »30. Cela pose bien des questions ; mais une chose est sûre : c’est que les
images corporelles vues en esprit soit dans la veille, soit dans le sommeil, soit dans la
maladie, ne sont pas toujours des signes d’autres choses ; en revanche, il serait
étonnant qu’il puisse y avoir extase, sans que ces ressemblances de choses corporelles
n’aient quelque signification31.
41 Certains prétendent que l’âme humaine a en elle-même un pouvoir de divination.
Augustin ne le croit pas ; car pourquoi ne pourrait-elle pas l’exercer toujours alors
qu'elle le veut toujours ? Est-ce parce qu'elle n’est pas toujours aidée pour le pouvoir ?
Et lorsqu’elle est aidée, est-ce par personne ou par le corps (numquid a nulle aut a
corpore) ? Non ; il reste donc qu'elle est aidée par un esprit…
42 Selon A. Solignac, Augustin se lance alors dans « une longue digression sur les visions
divinatoires, leurs causes et leur valeur ; (et) il est fort possible que (ces § 27-49) aient
fait l’objet d’un ajout à la première rédaction »32. Ajout peut-être, mais c’est douteux.
Digression peut-être, mais qui déborde largement la divination, puisqu’elle traite des
diverses activités du spiritus, comme en témoigne le résumé du § 49 qui détaille en 12
points, 12 siue en latin, les diverses activités du spiritus. Je les regroupe maladroitement :
1) à l’état de veille : la formation des images, l’imagination reproductrice et créatrice, 2)
dans le sommeil, les rêves normaux et pathologiques, 3) les rêves inspirés, les
ostensiones, disons-les : par intervention d’un esprit, mauvais ou bon…
43 Ce qui est frappant, c’est qu’Augustin s’applique à réfléchir sur le mécanisme des
rêves33 et des visions dans le cadre de sa théorie de la connaissance ; sans dogmatisme :
il multiplie les points d’interrogation, en réponse auxquels il ne faut rien affirmer à la
légère34 ; ce sont là choses difficiles à trouver et à expliquer 35 ; il déclare que si
quelqu’un peut dépister les causes et les modes de ces visions et divinations (istarum
uisionum et diuinationum causas et modes uestigare) et les saisir avec certitude, il voudrait
l’écouter plutôt qu’on n’attende de lui qu’il en disserte ; ce qu’il fait en homme qui
discute et qui cherche plutôt qu’il ne sait36 ; il n’hésite pas à avouer son ignorance37.
44 Pour ne pas allonger démesurément cet exposé, je renonce à entrer dans le détail de
cette « dissertation » ; je n’en suis pas fâché, car ces pages sont d’une complexité et
d’une densité qui défient le résumé ; elles méritent d’être lues attentivement par tous
ceux qui s’intéressent aux rêves et aux visions.
45 Aux § 50 ss. Augustin revient sur la hiérarchie des trois vues, pour expliquer comment
la vue spirituelle est sujette à l’erreur, tandis que la vue intellectuelle ne l’est pas. En
effet, ou bien l’âme comprend, et c’est vrai, ou bien, si ce n’est pas vrai, elle ne
comprend pas. Autre chose est d’errer sur ce qu’on voit, autre chose d’errer parce
qu’on ne voit pas38.
46 Si l’âme est enlevée, non seulement hors des sens du corps, mais aussi hors des images
que voit l’esprit, si elle est emportée jusque dans cette région des réalités intellectuelles
ou intelligibles, elle voit la vérité limpide (perspicua ueritas cernitur). C’est la région de la
béatitude. Là on voit la clarté du Seigneur (claritas Domini), non par une vue signifiante,
corporelle comme celle de Moïse au Sinaï, ou spirituelle comme celle d’Isaïe, mais en
face, non par des énigmes (sed per speciem non per aenigmata), pour autant que
l’intelligence humaine peut la saisir, selon la grâce de Dieu qui l’assume pour parler
109

bouche à bouche (os ad os) à celui qu’il aura rendu digne d’un tel dialogue ; non à la
bouche du corps, mais de l’âme intellectuelle (non os corporis, sed mentis).
47 Moïse a vu et entendu Dieu à plusieurs reprises et de diverses façons : dans le buisson
ardent (Ex 3,1-15), lors de l’Alliance au Sinaï (Ex 19,16-25), puis encore sur la montagne
(Ex 33,11-23). Augustin a longuement traité de ces textes dans le livre II du De Trinitate 39.
Ce sont des théophanies (Visiones… Deum ostendentes) qui se sont produites par
l’intermédiaire d’une créature soumise à Dieu40. Mais il y a en outre une page du livre
des Nombres qui témoigne que Moïse a bénéficié aussi de la vue intellectuelle de Dieu.
Selon ce récit, Dieu règle le différend qui oppose Aaron et Marie à leur frère Moïse ; et il
leur dit entre autres : « Si vous avez un prophète, moi, le Seigneur, je me ferai connaître
à lui en vision (in uisione) et je lui parlerai en songe (in somno). Il n’en est pas ainsi pour
Moïse : je lui parlerai bouche à bouche, en face et non par énigmes (os ad os loquar ad
ilium in specie et non per aenigmata) et il a vu la clarté du Seigneur » (Nb 12,6-8). Cela ne se
peut en cette vie, à moins qu’on ne meurt de quelque façon à cette vie, soit en sortant
complètement du corps, soit en étant tellement détourné et séparé des sens charnels,
qu’on ne sache pas justement, comme le dit l’Apôtre, si l’on est dans le corps ou hors du
corps, lorsque l’on est saisi et soulevé vers cette vision41.
48 L’expérience que Paul a faite lors de son transport au troisième ciel doit être de cet
ordre ; car, pourquoi ne pas croire que Dieu ait voulu montrer à ce grand apôtre, au
docteur des nations, enlevé jusqu’à cette vue excellente entre toutes, la vie en laquelle,
après cette vie-ci, on vivra éternellement42 ?
49 Moïse et Paul ont donc bénéficié d’une « vision béatifique » 43 momentanée. Sont-ils les
seuls ? On le dit. A. Solignac écrit à ce sujet : « Comme l'ont fort bien noté Μ. E. Korger
et H. U. von Balthasar… l’idée que se fait Augustin de la vision de Dieu est toute
différente de celle de Maître Eckart ; la connaissance de Dieu n’a jamais pour fin
l’illumination d’une âme individuelle, mais une fonction charismatique au service du
peuple de Dieu ; c’est pourquoi, d’après Augustin, les seuls bénéficiaires d’une vision
plénière de Dieu, dans un état d’extase parfaite, ont été Moïse, le prophète de
l’ancienne Alliance, et Paul, l’apôtre de la Nouvelle… M.E. Korger rappelle la
controverse au sujet de la théorie du P. Maréchal suivant laquelle Augustin aurait
admis une possibilité de voir l’essence divine in statu viae… il pense avec raison que la
thèse de Maréchal est valable dans le cas de Moïse et de saint Paul » 44. Il faut toutefois
préciser qu’Augustin ne traite que de ces deux cas, et non pas de la « mystique » en
général45 ; on ne sait trop ce qu’il en pensait. Dieu le sait, comme disait Paul.

Notes complémentaires
50 Je termine par quelques observations qui ne sont pas des conclusions, mais peut-être
des incitations à lire et à relire ces pages extraordinaires : je ne veux pas dire géniales,
mais seulement quelles sont sans équivalent connu dans l’histoire ancienne de la
psychologie.

Les difficultés du vocabulaire

51 Les parenthèses dont j’ai truffé mes paraphrases auront probablement agacé certains
lecteurs. Mais je les prie de bien vouloir entretenir quelque sentiment de compassion à
l’égard des traducteurs qui souffrent constamment de l’indigence de notre langue.
110

Selon Etienne Gilson, « la terminologie d’Augustin, ici comme ailleurs, est assez
flottante »46. C’est aussi l’avis d’Henri-Irénée Marrou, qui ajoute : « Il n’a pas su se
forger une langue technique, il n’y a pas une terminologie augustinienne comme il y en
a une chez Aristote, saint Thomas ou Kant »47. Mais aussi, – faut-il le rappeler ? –, il ne
fonctionnait pas dans une salle de cours ! Et au vu des textes que j’ai résumés et
paraphrasés, il était parfaitement capable de sérier les sens d’un mot et de définir les
termes quand il en était besoin.
52 Les procédés CDromiques actuels permettraient de rassembler facilement les données
du vocabulaire psychologique d’Augustin. Ce serait peut-être matière à une grande
thèse dont les traducteurs tireraient grand bénéfice. L’ouvrage de M. Dulaey abonde en
précieux détails d’ordre terminologique ; son index lexicographique compte une
soixantaine de termes ; il faut y ajouter notamment alienatio, ecstasis, excessus mentis.
53 L'alienatio est « an estrangement of the mind from the bodily senses » 48. Dommage que
nous ne disposions pas ou plus en français du substantif « étrangement » ! L’ecstasis est
un excessus mentis, un transport, un transfert ou un déplacement de l’esprit, qui se
produit soit sous l’effet du pauor, du saisissement, de l’effroi, soit sous l’effet d’une
reuelatio, d’un dévoilement par séparation de l’esprit des sens du corps (per aliquam
reuelationem alienatione mentis a sensibus corporis)49.

La primauté de la vue

54 La lumière est ce qu’il y a de plus subtil dans le corps et par là de plus voisin de l’âme.
Dans le corps, la lumière se diffuse d’abord seule par les yeux et jaillit dans les rayons
visuels pour voir les objets visibles ; puis elle se mêle à l’air pur, à l’air nébuleux, à
l’élément humide, à l’épaisseur de la terre, et génère ainsi les cinq sens 50.
55 On lit dans le récit de la théophanie du Sinaï (Ex 20,18) : « Et tout le peuple voyait la voix
et les lueurs, et la voix de la trompe et la montagne fumante ». Augustin explique cela
en disant qu’il est courant de dire « voir » pour le sens en général, 1) non seulement du
corps, 2) mais aussi de l’âme ; par exemple dans cette formule : « Quand Jacob vit qu’il y
avait de la nourriture en Égypte » (Gn 42,1), alors qu’il en était absent. Mais certains ont
estimé que « voir la voix » n’est rien d’autre que comprendre, ce qui est 3) la vue de
l’esprit ou de l’intelligence (uisus mentis). On dit couramment : « vois ce qui résonne » ;
on ne dit pas : « écoute ce qui brille »51. De même, l’expression johannique (1 Jn 2,16) de
« convoitise des yeux » s’applique à l’ensemble des expériences sensorielles. On dit, non
seulement : vois cette lumière ; mais aussi : vois, observe ce son, cette senteur, ce goût,
cette consistance52.
56 Augustin a peut-être bénéficié d’une « vision auditive », lors de la fameuse scène du
jardin de Milan, quand il entendit le « Toile, lege » 53 provenant de la maison voisine ou,
selon la variante que préférait P. Courcelle, de la maison divine 54.

Le désordre visuel

57 Les trois vues sont hiérarchisées : la mens préside normalement au spiritus qui préside
au sensus 55. « L’infaillibilité de la vision intellectuelle est la raison de sa fonction
judicatrice par rapport aux autres genres de vision ; c’est donc à son niveau que se fait
le discernement des esprits. »56
111

58 Mais il y a aussi la perturbation de l’ordre qu’Augustin connaît bien pour en avoir


longuement souffert avant sa conversion : l’encombrement de l’esprit par les produits
dérivés de l’imagination, les phantasmata. La phantasia est l’image que la mémoire
retient à la suite de la perception sensible ; le phantasma est une « image d’image ». « Je
me représente (cogito), en effet, de manière différente mon père que j’ai souvent vu et
mon grand-père que je n’ai jamais vu ; dans le premier cas, il s’agit d’une phantasia ;
dans le second phantasma. »57 Celui-ci est le produit de l’« imagination créative » dans le
rôle de la folle du logis, celle qui permet de superposer à la vraie Carthage une Carthage
imaginaire, celle qui faisait vagabonder Épicure à travers des mondes innombrables,
celle d’où provient le mythe manichéen, « cette terre de lumière répandue en des
espaces infinis, et les cinq antres de la nation des ténèbres avec ses habitants : in quibus
Manichaei phantasmata ueritabis sibi nomen ausa sunt usurpare » 58. C’est la situation de
l'animalis homo (cf. 1 Co 2,24) « qui ne peut se représenter que masses et étendues,
petites ou grandes, à cause des phantasmata qui volèrent dans son esprit » 59. C’est aussi
le cas des philosophes qui ont confondu l’esprit avec le sang, le cerveau, le cœur, etc. :
pris au piège d’une trop longue familiarité avec les objets corporels où il se complaît à
l’excès, l’esprit s’assimile à eux ou à leurs images (phantasiae) et se fait illusion sur lui-
même60.
59 Nous croyons que le Christ est assis à la droite du Père. Cela veut dire qu’il exerce sa
puissance judiciaire. Mais n’allons pas imaginer que Dieu le Père ait une droite et une
gauche ou qu’il soit assis les genoux pliés. Ce serait tomber dans le sacrilège, exécré par
l’Apôtre, de ceux qui ont rabaissé la gloire de Dieu incorruptible à l’image de l’homme
corruptible (cf. Rm 1,23). Pareille représentation est interdite dans un temple chrétien ;
à plus forte raison l'est-elle dans le cœur où se trouve vraiment le temple de Dieu, s’il
est purifié de la convoitise et de l’erreur terrestres61.
60 Il faut se méfier des méfaits de l’imaginaire ; d’où la sévère mise en garde de la lettre
120. Je ne sais comment Augustin aurait commenté l’icône de Roublev !

Le problème de la vue corporelle de Dieu

61 Peu avant de rédiger le livre XII du De Genesi, Augustin avait dû s’occuper du problème
de la « vue de Dieu » dans sa correspondance. Dans une lettre de consolation adressée à
Italica, il s’était emporté vigoureusement, violemment même, contre des gens qui
prétendaient que, dans l’au-delà, nous verrons Dieu des yeux de notre corps 62. Un
évêque se sentit visé et en fut profondément blessé. Augustin écrivit donc à son
collègue, Fortunatianus de Sicca, pour le prier de s’entremettre pour obtenir le pardon
de l’évêque offensé par la rudesse de sa lettre antérieure. Dans cette lettre 148, il
maintenait pourtant son point de vue : prétendre que l’on peut v²oir Dieu des yeux du
corps, c’est faire de Dieu un corps. Il citait à l’appui des textes d’Ambroise, de Jérôme,
d’Athanase et de Grégoire. Et il finissait en réservant la question du corps spirituel,
ressuscité63. Un peu plus tard, il adressait une longue lettre à Paulina, le De uidendo Deo,
où il traitait calmement l’ensemble du problème. On y trouve une allusion aux trois
sortes de vues64. Mais Augustin différait encore la question du corps spirituel 65. Il en
traitera plus tard dans le dernier livre du De ciuitate Dei, sans parvenir à une solution
très nette.
62 Ou bien Dieu sera vu par les yeux du corps spirituel ; ce qui suppose que ces yeux soient
dotés d’une excellence semblable à celle de l’esprit (mens) qui peut voir un être
112

incorporel ; mais il est difficile, sinon impossible, de le montrer par quelque


témoignage des Écritures divines. Ou bien, ce qui est plus facile à comprendre, Dieu
nous sera connu et offert à la vue de telle sorte que chacun de nous le verra, en esprit
(spiritu) ; on le verra les uns dans les autres, on le verra en lui-même, on le verra dans le
ciel nouveau et la terre nouvelle et dans toute la création qui existera alors ; on le verra
aussi en tout corps par le moyen du corps, partout où se portera le regard des yeux du
corps spirituel66. Ce sera enfin le royaume de la transparence !

L’influence de Porphyre

63 D’après Etienne Gilson, le terme spiritus « a deux sens entièrement différents selon
qu’Augustin le dérive de Porphyre (De ciu. Dei, X,9,2), ou de l’Écriture (De anima et eius
origine, II,2,2) »67. L’assertion est reprise par Paul Agaësse68. Mais nous avons vu
qu’Augustin tient à appuyer le sens porphyrien sur le témoignage paulinien. Pour
autant, je ne récuse nullement l’influence de Porphyre dans la théorie augustinienne
des trois vues, décelée par de savants travaux de J. Pépin, de M. Dulaey, d’A. Solignac. Je
serais même tenté de la surévaluer, à trop bon compte, de l’avis de certains, étant
donné l’état misérable dans lequel nous sont parvenues les œuvres du néoplatonicien.
En revanche, je suis mal disposé à l’égard d’une interprétation syncrétiste de la
réflexion d’Augustin, celle d’un mixte de néoplatonisme et de christianisme, d’« un
mélange de mysticisme biblique et d’épistémologie néoplatonicienne », comme dit G.
Verbeke69. La tentation est là de dire : ceci est du néoplatonisme, ce n’est donc pas du
christianisme. Pour autant que je le connaisse, Augustin n’était pas de cet avis. Il
estimait que Porphyre, comme tout autre philosophe, lorsqu’il raisonnait juste, le
faisait à la lumière de Dieu. Avec lui et avec les saintes Ecritures, il réfléchissait
librement sur la structure réelle de l’esprit ; il faisait ou croyait faire de la bonne
psychologie.

La réception médiévale

64 Je n’ai que quelques indications sporadiques à faire à ce sujet.


65 Je dois à François Dolbeau un renseignement d’importance concernant l’ouvrage de
Walter Berschin, Vitae sanctae Wiborade, St Gall, 1983, qui édite et étudie deux vies de la
sainte, datées du Xe siècle. La deuxième, aux pages 162-168, contient un démarquage du
De Gen. XII,23,49ss., que l’éditeur n’avait pas remarqué.
66 À la suite de M. Korger70, A. Solignac71 signale plusieurs auteurs médiévaux qui ont
repris le thème du spiritus augustinien : Alcuin, Walafrid Strabo, Aelred de Rievaulx,
Pierre Lombard, Alexandre de Halès, Bonaventure, Richard Kilwardby et Thomas
d’Aquin, Il faut assurément y ajouter le De spiritu et anima, qui fut très répandu aux XII-
XIIIe siècles sous le nom d’Augustin et qui a été attribué à Alcher de Clairvaux (sans
certitude). Les chapitres 23-2472 résument la théorie développée dans le livre XII du De
Genesi ad litteram. Jacqueline Hamesse en prépare l’édition critique. En attendant, on lira
les résultats de son enquête érudite sur spiritus chez les lexicographes et les
philosophes-théologiens des XIIe et XIIIe siècles.
67 A. Solignac73 estime également qu’« il serait intéressant d’étudier l’influence de ces
vues d’Augustin sur les auteurs médiévaux comme saint Bernard, Henri de Freimar et
Denys le Chartreux » ; et il fait référence à l’article « Discernement des esprits » du
113

Dictionnaire de spiritualité, III, 1255-1266. Enfin Fr. Bœspflug signale que les quinze
visions de Rupert de Deutz relèvent de ce qu’Augustin appelle la uisio spiritalis 74.
68 Il y a là un beau champ de recherche.

BIBLIOGRAPHIE

Choix bibliographique par ordre chronologique


M.-D. Chenu, « Le “De spiritu imaginativo” de R. Kilwardy, O. P., 1279 », Revue des sciences
philosophiquess et théologiques, 15, 1926, p. 507-517.

M.-D. Chenu, « Spiritus. Le vocabulaire de l’âme au XIIe siècle », Revue des sciences philosophiques et
théologiques, 41, 1957, p. 209-232.

G. Verbeke, L’évolution de la doctrine du Pneuma du Stoïcisme à saint Augustin, Paris-Louvain, 1945.

J. H. Taylor, « The Meaning of Spiritus in St. Augustines De Genesi XII » The Modem Schoolman, 26,
1948-1949, p. 211-218.

W. A. Schumacher, Spiritus and Spiritualis. A Study in the Sermons of saint Augustine, St. Mary of the
Lake, Mundelein, Illinois, 1957.

G. Verbeke, « Pensée et discernement chez saint Augustin. Quelques réflexions sur le sens du
terme “cogitare” », Recherches Augustiniennes, 2, 1962, p. 59-80.

G. Bardy - F.-J. Thonnard, « La vision de Dieu », Bibliothèque Augustinienne, 37, p. 853-857.

M. Korger, H. U. von Balthasar, Augustinus, Psychologie und Mystik. De Genesi ad litteram 12,
Einsiedeln, 1960.

M. Korger, « Grundprobleme der augustinischen Erkenntnislehre, erläutert am Beispiel von De


Genesi ad litteram XII », Recherches Augustiniennes, II, Hommage au R. P. Fulbert Cayré, 1962, p. 33-57.

A. Solignac, « “Spiritus” dans le livre XII du De Genesi » – « Vision spirituelle et divination » –


« Les trois genres de visions », Bibliothèque Augustinienne, 49, p. 559-585.

M. Dulaey, Le rêve dans la vie et la pensée de saint Augustin, Paris, Études Augustiniennes, 1973.

J. Hamesse, « Spiritus chez les auteurs philosophiques des 12 e et 13e siècles », Spiritus, « Lessico
intellettuale europeo », Roma, 7-9 gennaio 1983, p. 157-190

G. O’Daly, Augustines Philosophy of Mind, Berkeley-Los Angeles, 1987.

C. Mayer, « Augustins Lehre vont “Homo spiritalis” », Homo spiritalis, Festgabe für Luc Verheijen,
Würzburg, 1987, p. 3-60.

C. Mayer, « Alienatio », Augustinus-Lexikon, I, 228-233.

G. Watson, « Cogitatio », Ibidem, 1046-1051.

F. Boespflug, « La vision-en-rêve de La Trinité de Rupert de Deutz (v. 1100), Liturgie, spiritualité


et histoire de Part », Revue des sciences religieuses, 71, 1997, p. 205-229.
114

F. Boespflug, « Apophatisme théologique et abstinence figurative », Revue des sciences religieuses,


72, 1998, p. 446-468.

NOTES
1. Voir De magistro, § 37-38 ; Bibliothèque Augustinienne (= BA), 6, p. 124-137.
2. Epistula 7,5 (PL 33,70).
3. De Gen. ad litt. XII, 716 (BA 49, p. 350-351).
4. On peut y ajouter De anima et eius origine, IV,20,31 (BA 22, p. 644-645).
5. Voir Epistulae 6-9 (PL 33,67-73).
6. Ep. 7,4.
7. Je risque la formule « calcul mental », en m’appuyant sur l’explication d’Augustin : « de rebus
quod ad tertium genus attinet imaginum, numeris maxime atque dimensionibus agitur » (Ep. 7,4).
Cf. G. O’Daly, p. 110. – Voir les indications bibliographiques.
8. Allusion à 1 Co 14,14 : « mens autem mea infructuosa est ».
9. Contra Adimantum, 28 (BA 17, p. 366-371).
10. BA 10, p. 512-545.
11. Contrairement à M. Dulaey, p. 124-125, j’estime que le mot informatio relève déjà ici de la
langue philosophique, au sens de « former dans ».
12. Cf. 1 Co 14,14.
13. Ep. 120,7 (CSEL 34,2, p. 710) : « quasi tres uiuentes moles... siue una earum sic in medio
constituta, ut duas sibi ex lateribus singulis iunctas, siue in modum trigoni duas ceteras
unaquaeque contingat ».
14. Ibidem.
15. Oblata, et non oblita, leçon retenue par les Mauristes.
16. Ep. 120,11-12.
17. Je traduis le texte latin tel que le cite Augustin en De Gen. XII, 1,1. Les deux « eius modi » font,
je suppose, allusion aux « uisiones et reuelationes » du verset précédent qu’Augustin ne cite pas.
18. De Gen. XII, 5,13 (BA 49, p. 342-345).
19. Je me dispense de traduire le mot grec ; je note seulement qu’il n’a pas ici de connotation
mystique directe.
20. De Gen. XII, 5,14 ; 6,15 (p. 344-351).
21. XII, 7,16.
22. Que dirait-il de l’usage actuel du « mental » ?
23. XII, 7,18 (p. 352-355). Voir aussi De Trinitate, XIV, 16,22 (BA 16, p. 404-409) et De anima et eius
origine, IV, 22,36 ; 23,37 (BA 22, p. 654-663).
24. XII, 7,18 ; 8,19 (p. 352-357).
25. § 22 (p. 360-363).
26. Voir G. Madec, « Ascensio, ascensus », Augustinus-Lexikon, I, 465-475.
27. Comme l’observe A. Solignac « “praesidere” ne signifie pas seulement une supériorité de
dignité, mais encore une supériorité active, une présence animatrice qui donne à la vision
inférieure son efficacité » (BA 49, p. 577).
28. § 25(BA 49, p. 366-369).
29. § 26 (p. 368-371).
30. § 42 (p. 398-399).
31. § 27 (p. 370-373).
32. BA 49, p. 568-569.
33. M. Dulaey, p. 93-107.
115

34. § 27 (p. 370-373).


35. § 34 (p. 384-387).
36. § 39 (p. 390-393).
37. §40 (p. 391-395).
38. § 52. Voir A. Solignac, « L’infaillibilité de la vision intellectuelle », BA 49, p. 577-578.
39. De Trin. II (BA 15, p. 238-263).
40. De Trin. II, 17, 32 (p. 262).
41. § 55 (p. 428-429) : « sed nisi ab hac uita quisque quodammodo moriatur, sine omnino exiens de
corpore siue ita auersus et alienatus a carnalibus sensibus, ut merito nesciat, sicut apostolus ait, utrum
in corpore an extra corpus sit, cum in illam rapitur et subuehitur uisionem ».
42. § 56 (p. 428-431).
43. Mais la formule ne se trouve pas chez Augustin.
44. BA 49, p. 580.
45. Cf. Ep. 147,31 : « et non sit incredibile sanctis, nondum ita defunctis, ut sepelienda cadauera
remanerent, etiam istam excellentiam reuelationis fuisse concessam ».
46. Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 56, n. 1.
47. Saint Augustin et la fin de la culture antique, p. 245-246.
48. G. O’Daly, p. 120.
49. En. in ps. 67,36. Cf. En. in ps. 30, en. 2,1-3 ; 103,s.3,2 ; 1 15,3. Cicéron, Tusculanes, IV, 19 :
« (definiunt) pauorem metum mentem loco mouentem ».
50. § 32 (p. 380-383).
51. Qu. in Heptateuchum, II, 72 (PL 34,623).
52. Conf. X, 35,54 ; Ep. 147,1,6.
53. Conf. VIII, 12,29.
54. Voir P. Courcelle, Les Confessions de saint Augustin dans la tradition littéraire, Paris, 1963, ch. IX :
« “Maison voisine” ou “maison divine” ? », p. 165-168 ; ch. X : « L’interprétation traditionnelle du
“Toile, lege” : images et textes », p. 169-177 ; et l’« iconographie de la conversion », à la fin du
volume.
55. § 22 (p. 360-363).
56. A. Solignac, BA 49, p. 578.
57. De musica, VI, 11, 32 (BA 7, p. 426-431).
58. Contra epistulam fundamenti, 18 (BA 17, p. 436-437).
59. De Trinitate, VII, 6, 11 (BA 15, p. 546-549).
60. De Trinitate, X, 5,7ss. ; cf. De Genesi ad litteram, X,24,40.
61. De fide et symbole, 7,14 (BA 9, p. 44-47) ; voir F. Boespflug, « Apophatisme », p. 461-463.
62. Ep. 92.
63. Ep. 148,5,16.
64. Ep. 147,16,38.
65. Ep. 147,23,54.
66. De ciuitate Dei, XXII, 29 (BA 37, p. 688-707) ; voir la note de G. Bardy et F.-J. Thonnard.
67. Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 56, n. 1
68. BA 16, p. 582-583.
69. p. 504, cité dans BA 49, p. 560.
70. Grundprobleme, p. 43.
71. BA 49, p. 564.
72. PL 40, 795-797.
73. BA 49, p. 571.
74. « La vision en rêve », p. 212.
116

AUTEUR
GOULVEN MADEC
Membre de l’Institut des études augustiniennes, professeur à la Faculté de philosophie de
l’Institut catholique de Paris, est directeur de recherche au CNRS. Parmi ses ouvrages récents, Le
Dieu d'Augustin, Paris, Cerf, 1998.
117

Troisième partie. Moyen âge chrétien


118

Les visions de la cour céleste dans le


Liber Celestium Revelationum de
Brigitte de Suède
Véronique Germanier

1 Dans le Livre des Révélations Célestes, on distingue deux sortes de récits de vision de Dieu
et des saints : certains sont la retranscription d’un enseignement prodigué par les
figures saintes, tandis que d’autres sont une description de séquences d’images
représentant les lieux de l’au-delà. Après une brève évocation de la vie et de l’œuvre
littéraire de Brigitte de Suède, nous allons considérer, dans une première partie
d’analyse textuelle, l’identité des interlocuteurs célestes de Brigitte, la teneur de leur
discours et examiner les visions du ciel et de ses habitants. Dans une deuxième partie,
nous nous attacherons à l’étude des illustrations des manuscrits des Révélations, réalisés
en Italie peu de temps après la rédaction définitive du texte.

Brigitte, prophétesse de son temps


2 Dans le domaine de la mystique féminine, il est difficile de tracer une biographie
normative tant les personnalités et les modalités de leur communication avec Dieu sont
multiples.
3 En ce qui concerne Brigitte de Suède (1303-1373), sa capacité de visionnaire se révéla
tardivement, après l’accomplissement de son rôle d’épouse et de mère de famille.
D’ascendance noble, Brigitte fut mariée à l’âge de quatorze ans à Ulf Gudmarsson qui,
comme son propre père, exerçait la charge de gouverneur (lagman). Au retour d’un
pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle en 1343, Ulf décéda et elle se retira au
couvent cistercien d’Alvastra en Suède. Peu après, elle fonda l’ordre du Saint-Sauveur
(monastère de Vadstena) dont les constitutions seront approuvées par Urbain V
en 1370 ; elle fut dès lors gratifiée de visions dont la teneur est de portée universelle
comme le lui a déclaré le Christ lors d’une de ses premières apparitions ; « Sache que je
ne parle pas pour toi seule, mais pour le salut de tous les chrétiens » 1. Le désir d’entrer
119

en communication avec les dirigeants laïques et ecclésiastiques l’incita à quitter la


Suède ; dès 1350, elle établit sa résidence à Rome et effectua de nombreux
déplacements dans les cours princières et sur les lieux de pèlerinage. Durant ces années
d’exil volontaire elle fut secondée par sa fille, la Bienheureuse Catherine, qui ramènera
en Suède le corps de sa mère, décédée en 1373. Elle sera canonisée en 1391 par Boniface
IX, moins de vingt ans après sa mort, canonisation qui sera confirmée en 1415 lors du
concile de Constance2.
4 En tant que femme, laïque et visionnaire, Brigitte de Suède est représentative d’une
nouvelle catégorie de sainteté émergeant à la fin du Moyen Âge. Son mysticisme est
toutefois de nature différente de celui de la spiritualité féminine de l’époque 3. Il est
dénué d’une forte connotation affective ou sensuelle fixée sur la personne du Christ, en
dépit de la désignation de Brigitte comme épouse (sponsa). Son rapport à Dieu concerne
souvent la Trinité entière. Comme nous allons tâcher de le mettre en évidence, Dieu,
dans sa complexité trinitaire, apparaît au sommet d’une hiérarchie céleste constituée
d’anges et de saints ; certains d’entre eux, la Vierge notamment, peuvent devenir les
interlocuteurs particuliers de la visionnaire. La soumission, la vénération et
l’obéissance caractérisent l’attitude de Brigitte vis-à-vis des messages qu’elle reçoit. En
revanche, elle fait preuve d’une grande combativité dans son engagement religieux et
politique. Des nombreuses causes défendues, retenons le retour de la papauté à Rome
pour lequel a également œuvré Catherine de Sienne († 1380)4. Brigitte de Suède peut
être ainsi considérée comme prophétesse car elle s’efforça de transmettre la parole
divine à ses contemporains dans un souci du bien collectif 5.

Genèse et genre littéraire des Révélations


5 Très tôt, Brigitte fut assistée par deux directeurs spirituels suédois qui furent aussi ses
secrétaires : Pierre de Skänninge, prêtre séculier, et Pierre Olafsson, prieur cistercien.
Sa connaissance de la Bible lui fut apportée par Maître Matthias de Linköping, auteur
d’un commentaire sur l’Apocalypse de Jean, texte dont nous retrouvons des éléments
dans les Révélations. À Rome elle reçut de Dieu l’ordre d’apprendre le latin mais fut
certainement très dépendante de ces clercs pour la retranscription de ses visions 6 dont
le corpus fut rassemblé dès 1373 par Alfonso Pecha de Vadaterra, un évêque d’origine
espagnole. La rédaction définitive, sous le titre Liber Celestium Revelationum, parfois
abrégé Revelationes, fut achevée en 1377. Le texte est divisé en sept livres dénués
d’indications chronologiques et dont le découpage thématique n’est pas clairement
articulé7, suivis par un huitième, le Liber celestis imperatoris ad reges 8. Un recueil
complémentaire, les Revelationes Extravagantes, à la teneur davantage anecdotique,
serait attribuable à Pierre Olafsson ; il est néanmoins inclus dans la plus ancienne
édition imprimée, parue à Lübeck en 14929. La dénomination Revelationes s’inscrit dans
la tradition de la littérature visionnaire médiévale. Ce titre qualifie en effet une dizaine
d’écrits, situés entre le IXe siècle (le Liber Revelationum d’Andracus de Sens) et le XV e
siècle (le Compendium Revelationum de Jérôme Savonarole)10.
120

Modalités de la vision et de la communication avec


Dieu
6 L’analyse des Révélations nous incite à distinguer deux types de vision que Brigitte
reçoit selon des modalités différentes.
7 I. Un premier type de vision se caractérise par la transmission d’un message verbal.
L’apparition de l’interlocuteur précède le discours qu’il adresse à la visionnaire. Les
brefs prologues aux chapitres, dus au rédacteur Alfonso Pecha précisent l’identité des
personnages en présence. Brigitte y est presque systématiquement qualifiée de Sponsa :
Collocutio, Verba Christi ad sponsam, Verba melliflua Christi ad sponsam, Filius loquitur,
Loquebatur Christus, ou encore Responsio Dei patris (ou Jesu Christi) adprecem sponse. Les
chapitres sont en fait des monologues ; ceux des Personnes divines et de la Vierge sont
numériquement plus nombreux. Il n’y a pas véritablement d’échange entre Brigitte et
ses interlocuteurs. Le plus souvent elle écoute leur discours sans intervenir ; quand elle
s’exprime, elle le fait sous forme de prière, de louange ou d’exposé sur une question
particulière ; ces passages font généralement l’objet d’un chapitre en soi : Laus sponse ad
virginem (Rév. III,29) ; Verba Sponse notanda de urbe Romana (Rév. IV,33), Deprecatio Sponse
addominum pro Roma (Rév. III,28).
8 Considérons comment Dieu s’adresse à la visionnaire et quels sont les qualificatifs qui
s’appliquent à chacune des trois personnes de la Trinité.
9 Le Père est l’interlocuteur le plus discret. Sobrement qualifié de Pater ou de Deus Pater, il
parle rarement à Brigitte ; quand il le fait, c’est conjointement avec les deux autres
personnes de la Trinité. Ainsi dans Rév. I, 28, le Père, le Fils et l’Esprit se font entendre
successivement (Vox patris, vox filii, vox spiritus) mais comme « dans une seule voix » 11.
10 Le Christ se définit comme le créateur : « Je suis le créateur du ciel et de la terre, un
dans la divinité avec le Père et l’Esprit Saint » (Rév. I,1 ; I,19 ; II,1) ; « Je suis le créateur
du ciel et de la terre, de la mer et de toutes les créatures qui s’y trouvent » (Rév. II,1). Il
est le Verbe (Rév. VIII, 1), ce qui peut justifier qu’il apparaisse comme l’interlocuteur
majeur. Mais il est avant tout qualifié par deux prérogatives tout à fait conformes à
l’exégèse et à la tradition scripturaire médiévales : il est roi 12 et juge 13 : « Je suis le roi
couronné » (Rév. II,7, à l’épouse) ; « Je suis le vrai roi parce que tout honneur et toute
puissance me reviennent » (Rév. II,12). La Vierge s’adresse souvent à lui dans ces
termes : « Tu es roi de gloire, mon fils ». Le rang d’empereur lui est conféré dans le titre
du VIIIe livre, le Liber celestis imperatoris ad reges et dans le corps de ce texte il se désigne
lui-même ainsi14. Ce titre est sans doute ici justifié par la nécessité de placer le Christ
dans un rapport hiérarchique avec les souverains terrestres auxquels le livre est
adressé. Nous verrons que l’image du frontispice à ce livre ne le représente pas en
empereur, iconographie qui semble apparaître dans l’enluminure seulement au début
du XVe siècle dans les domaines français et germanique 15. Sa qualité de juge recouvre
l’ensemble du temps de l’Église du début de l’humanité : « Je suis celui qui a jugé le
premier ange, Adam et Caïn et le monde entier » (Rév. II,12, réitéré en VIII,2) à la fin des
temps et détermine le sort de l’âme après la mort16. Elle s’applique surtout à la réforme
de la société contemporaine ; ainsi, pour ne retenir qu’un exemple, dans Rév. I,28, le
Christ apparaît à Brigitte afin qu’elle incite clercs et laïcs à la pénitence et à la réforme
des mœurs17. La cour céleste peut accréditer la capacité judiciaire du Fils : « Tous les
121

saints proclament d’une seule voix : ceci est la justice divine, qu’elle soit toujours par
ton règne et par ta joie »18.
11 L’Esprit Saint apparaît comme un guide intérieur agissant conformément à la volonté
du Christ : « Tu sens mon Esprit se mouvoir dans ton cœur » dit le Christ à Brigitte (Rév.
II,18) ; « Je suis ton Dieu. Mon Esprit te fera entendre, voir et sentir » (Rév. II,19, Verba
Christi ad sponsam). Elle est également appelée le conduit de l’Esprit-Saint, flexible à sa
volonté insufflée en elle (Rév. II,30).
12 La Vierge est la principale interlocutrice de Brigitte. Elle est la Regina coeli, Mater Dei
comme l’énonce Jean-Baptiste (Rév. I,28). On retrouve ces qualificatifs de façon
récurrente dans les Révélations. Dans les en-têtes aux chapitres, elle est généralement
désignée comme Mater ou Virgo (Verba Matris ou Verba Virginis ad Sponsam). Dans Rév. IV,
7, elle siège couronnée à côté du Christ désigné comme Sol. Le lien de Brigitte avec le
Christ et avec la Vierge relève de la parenté spirituelle. Ainsi, Brigitte est appelée belle-
fille par la Vierge (Rév. VI,88 ; II,18), fille et épouse par le Christ, qui place leur relation
au-dessus de tout lien terrestre : « Mais toi, ma fille, que j’ai choisie pour moi et à qui je
parle en esprit, aime-moi de tout ton cœur, non pas comme un fils ou une fille aime ses
parents, mais plus que tout au monde »19. Le rapport Sponsus-Sponsa est établi par le
Christ avec la visionnaire dès ses premières apparitions. À Alvastra, alors qu’elle était
en prière, Brigitte l’entendit s’adresser directement à elle ; il lui demanda de devenir
son épouse et de lui subordonner sa volonté : « Entends donc ce que je dis : assurément
tu seras mon épouse et le canal de ma voix » (Extravagantes XLVII) ; « l’épouse doit agir
selon la volonté de l’époux » (Rév. 1,2). Ce lien matrimonial n’est pas corrélatif à une
transposition érotique sur la personne du Christ dans les Révélations, qui se distinguent
en cela de nombreux écrits de la mystique féminine. Dans les rares passages qui font
état des sensations physiques éprouvées lors des extases, on peut constater que la
relation met en présence moins le Christ que Dieu, comme nous l’indiquent les en-têtes
aux chapitres. La perception du message divin est ainsi rendue possible par une prise
de possession de la visionnaire ; celle-ci se révèle très consciente du phénomène : « Il
me semble que tu es ainsi ancré dans ma personne, comme si tu étais vraiment cœur,
moelle et intestins. Et ainsi tu m’es plus cher que ma propre âme et mon propre corps »
20
.
13 La cour céleste, définie comme la réunion des différentes catégories de saints autour de
Dieu, ne constitue pas une entité qui dialogue avec la visionnaire. Celle-ci assiste de
façon extérieure aux rares échanges entre Dieu et ces catégories énoncées, comme les
apôtres, les patriarches, les prophètes (Rév. I,45), les martyrs ou une collectivité (omnes
sancti). Cependant, certains saints, peu nombreux au demeurant, peuvent devenir des
interlocuteurs particuliers de Brigitte ; ils ont pour fonction de lui commenter une
vision – Jean-Baptiste y excelle – ou de satisfaire son désir de connaissance sur un point
précis ; dans ce deuxième cas, ils lui apparaissent généralement sur le lieu de leur
tombeau ou dans une église qui leur est consacrée. Ainsi, Nicolas de Bari (Rév. VI, 103)
lui explique la signification du liquide huileux qui émane de son sarcophage. François
lui apparaît le jour de sa fête dans l’église romaine de San Francesco a Ripa et lui
enjoint de « venir dans sa chambre afin de manger et boire avec lui » (Rév. VII,3).
Brigitte interprète ce message comme la nécessité de se rendre à Assise, voyage qu’elle
entreprend en 135121. Agnès, sa fidèle conseillère, l’aide dans son apprentissage du latin
à son arrivée à Rome et l’éclaire sur la personnalité de Jeanne d’Anjou, reine de
Naples22.
122

14 II. Un deuxième type de visions comporte aussi l’apparition d’interlocuteurs, mais


l’aspect visuel est cette fois privilégié par rapport au discours comme en témoignent les
débuts de chapitres (Et vidit, apparuit etc.). Brigitte voit défiler des images dans de
rapides séquences. Son état est manifestement celui du ravissement (raptus) « degré
spécial de prophétie » selon la définition de saint Thomas 23. La visionnaire devient
étrangère au monde environnant afin d’être réceptive à une réalité surnaturelle 24. Se
rattachant à ce deuxième type, les visions du Paradis constituent un sujet d’étude
particulièrement intéressant : malgré leur caractère statique, elles mettent en scène
des apparitions simultanées de plusieurs personnages, interlocuteurs privilégiés ou
membres anonymes de la société céleste. Mais le Christ avertit Brigitte que l’évidence
visuelle et auditive de ces images est un artifice destiné à lui enseigner des réalités
spirituelles : « Tu vois avec des yeux spirituels ; de même, tu entends avec des oreilles
spirituelles. (…) La vision que tu vois ne t’apparaît pas telle qu’elle est. En effet si tu
voyais la beauté spirituelle des anges et des âmes saintes, ton corps ne pourrait le
supporter et serait brisé comme un vase (…) et cela à cause de la joie qu’éprouverait ton
âme d’une telle vision » (Rév. II,18)25.
15 Au livre VI,75, Brigitte est « in excessu mentis », littéralement hors de son mental, de son
propre esprit ; elle est alors guidée par un autre esprit, « Spiritus », qui se définit comme
celui qui l’écarte des tentations » ; il pourrait être interprété comme la troisième
personne de la Trinité, en vertu des appropriations26. Ce guide spirituel lui commente
ce qu’elle voit : le ciel ouvert et les âmes vêtues de gloire. L’esprit l’invite ensuite à
prier pour que les âmes du ciel et du purgatoire voient la face de Dieu ; s’ensuit une
vision de l’Enfer.
16 Dans Rév. IV,7, Brigitte voit un palais d’une grandeur incommensurable « dans une
vision spirituelle »27. À l’intérieur, se trouvent des êtres vêtus d’aubes blanches et
étincelantes, chacun siégeant individuellement. Un ange explique à Brigitte que ces
êtres sont les âmes des saints. On peut rapprocher ce passage du verset d’Apocalypse 7,9,
où les élus, vêtus de robes blanches, adorent Dieu en compagnie des anges 28.
17 Il arrive fréquemment que le symbolisme complexe de ce type de vision lui soit
expliqué par la Vierge, un saint ou un ange. Dans Rév. I,20, l’assemblée des saints est
ainsi décrite par la Vierge : les saints qui sont près de Dieu sont comme des étoiles
innombrables dont la luminosité et la splendeur ne peuvent être comparées à aucune
lumière temporelle29. Dans la majorité des visions du paradis, c’est le Christ avec ses
prérogatives de roi et juge qui domine la cour céleste, suivi de la Vierge et d’une armée
qu’il faut comprendre comme les anges bien qu’une distinction entre les différents
chœurs ne soit pas spécifiée. Les saints et les élus sont perçus comme une foule où les
individus ne sont pas distingués. Par exemple dans Rév. V, 1 : « Je vis un trône dans le
ciel où siégeait le Seigneur Jésus-Christ comme un juge ; à ses pieds la Vierge Marie
était assise et autour du trône il y avait une légion d’anges et une multitude de saints »
30
.
18 Le caractère royal du paradis est accentué par son enveloppe architecturale : il s’agit
d’un palais (palatmm)31. En Rév. VII,30 : « Je vis un palais grand comme le ciel serein dans
lequel se trouvait l’armée céleste de soldats innombrables, littéralement comme les
atomes (athomi) du soleil, ayant une lueur comme les rayons du soleil (…) et cette vierge
se tenant devant celui qui est assis sur un trône qui était plus brillant que le soleil,
(vierge) que toute la milice céleste et tous les assistants honoraient comme la reine du
ciel »32. L’image du palais est reprise au début du huitième livre ; il abrite la cour céleste
123

dont les membres définis globalement « comme tous ceux qui sont présents autour du
Seigneur » le louent par des hymnes et des cantiques et honorent la Vierge comme la
reine du ciel.

La tradition illustrée des Révélations dans les


manuscrits enluminés
19 Les Révélations connurent rapidement une tradition illustrée en Italie. Carl Nordenfalk
puis Mereth Lindgren ont recensé quatre manuscrits, tous décorés dans les deux
dernières décennies du XIVe siècle en Italie et très vraisemblablement à Naples33. La
question du rapport entre leur localisation et les séjours de Brigitte à la cour de Jeanne
d’Anjou, effectués entre 1372 et 1373, mériterait une étude approfondie. La décoration
de ces manuscrits consiste en des frontispices (réservés aux livres I, V et VIII) et en des
lettrines historiées. Le manuscrit conservé à la Pierpont Morgan Library de New York 34
est le plus ancien parvenu jusqu’à nous. Il est issu d’un atelier napolitain vers 1380 35 et
donc postérieur de moins de cinq ans à la rédaction définitive du texte. Les frontispices
aux livres I et VIII font l’objet d’une décoration en pleine page qui présente,
respectivement, une iconographie de la cour céleste (fol. 4v) et de la cour terrestre
(fol. 343v).

Le frontispice au livre I : la communion céleste

20 Le fol. 4v du manuscrit de New York, qui sert de frontispice au livre I des Révélations,
présente une composition mettant en évidence le domaine céleste superposé au
terrestre assigné à la visionnaire (fig. 1). Le Christ siège au sommet dans une mandorle
qu’il partage avec la Vierge ; de leur main gauche partent des rayons qui atteignent
l’oreille de Brigitte figurée en bas à droite dans un espace délimité par une estrade en
bois sur laquelle sont posés un siège et un pupitre36. Brigitte est dotée d’un nimbe
rayonnant conféré, dès le milieu du XIVe siècle, dans certaines représentations
picturales, aux personnes bienheureuses mais non encore officiellement canonisées 37.
Un ange est figuré en buste à gauche du pupitre au-dessus d’un bâton et d’une bourse
de pèlerinage (peut-être une allusion à celui effectué par Brigitte à Saint-Jacques de
Compostelle). Ses bras écartés constituent le trait d’union entre la visionnaire et un
prêtre élevant une hostie d’où émerge le Christ sous l’apparence d’un homoncule
entouré de flammes, scène dont le caractère surnaturel est suggéré par un fond d’or. La
vision du Christ en jeune homme se superposant à l’hostie au moment de l’élévation est
fréquente dans la mystique féminine38. L’enlumineur a simplifié ce passage des
Révélations, importé du Livre VI, où dans une séquence brève, inscrite entre deux
visions eucharistiques, la complexité des liens trinitaires est révélé à Brigitte 39.
21 La cour céleste représentée dans ce feuillet avec une grande importance (les deux-tiers
de sa surface lui sont consacrées) ne constitue assurément pas une synthèse des visions
paradisiaques décrites dans les Révélations. Pour ne faire état que de quelques
divergences, aucune structure architecturale qui pourrait évoquer le palais, dont il est
question à plusieurs reprises dans le texte, n’est ici représentée ; l’exercitus celestis (Rév.
VII,30) est, dans l’image, développée en neuf chœurs angéliques disposés sur deux
registres autour de la mandorle abritant la Vierge et le Christ. Le caractère autonome
de cette représentation se comprend lorsqu’on réalise qu’il s’agit d’une iconographie
124

empruntée à la peinture monumentale qui se développe sur la péninsule italienne dès


la dernière décennie du Duecento ; le paradis du feuillet du manuscrit de New York,
caractérisé par la présence du Christ et de la Vierge dominant une composition
structurée en registres superposés, semble constituer une synthèse abrégée des paradis
intégrés dans la thématique générale du Jugement dernier, selon une formulation en
partie tributaire de la tradition byzantine. Le motif des chœurs angéliques associés aux
apôtres40, figurait déjà, selon certaines reconstitutions, dans le Jugement en partie
détruit de Pietro Cavallini dans la basilique romaine de Santa Cecilia in Trastevere
(1293 environ)41 ; on le retrouve dans celui de Giotto au revers du mur occidental de la
chapelle Scrovegni à Padoue (entre 1304-1306) et à Naples à Santa Maria Donna Regina
(vers 1320, fig. 2). On ne saurait sous-estimer l’importance de ce dernier programme,
peut-être tributaire des deux autres du fait des séjours napolitains de Cavallini et de
Giotto42, parce qu’il nous ramène au lieu de production du feuillet de New York. À ces
peintures murales, nous pourrions ajouter celle recouvrant la paroi sud du Camposanto
de Pise, réalisée vers 1332-1342 et attribuée à Buonamico Buffalmacco (fig. 3), un des
rares exemples où la Vierge est placée sur le même niveau que le Christ-Juge dans une
mandorle adjacente43. Par rapport à ces éventuels modèles, l’enlumineur a fortement
abrégé la représentation des catégories de saints, réduites d’abord aux apôtres, ensuite
au trio formé par Abraham, David et Jean-Baptiste, enfin à deux groupes convergents
de saints masculins et féminins peu caractérisés par la physionomie, le costume ou les
attributs.
22 La composition du feuillet de New York a été reprise dans la page frontispice d’un Livre
d’Heures de la Vierge en latin, conservé à la Bibliothèque Royale de La Haye 44 (fig. 4). Le
reste de sa décoration consiste en six initiales historiées relatives à la vie de la Vierge ;
d’après les catalogues45, ce manuscrit aurait été réalisé pour un couvent brigittin
napolitain, vers la fin du XIVe siècle. Du point du vue stylistique, ce feuillet est
manifestement italien mais il ne présente pas la qualité de dessin et de luminosité du
modèle napolitain. Son caractère de copie assez grossière rend difficile la perception
d’indices singuliers qui permettraient une localisation et une datation précises. Les
carnations foncées aux traits expressifs parlent en faveur d’une production du nord de
l’Italie. Un colophon inséré à la fin du manuscrit de New York 46 indiquant qu’il été
apporté de Naples par Alfonso de Vadaterra au couvent San Girolamo in Quarto 47 près
de Gênes pourrait suggérer que le frontispice de La Haye a été copié soit à Naples peu
après 1380, soit en Italie du Nord une à deux décennies plus tard.
23 En ce qui concerne l’iconographie, le feuillet du manuscrit de La Haye témoigne de
lacunes par rapport au frontispice de New York : deux chœurs angéliques manquent à
la cour céleste et les rayons de transmission entre le couple Christ-Vierge et la
visionnaire ont disparu. Les mains gauches du Christ et de la Vierge font en
conséquence des gestes différents : la Vierge lève la sienne et le Christ l’utilise pour
désigner sa plaie latérale visible par une incision de sa tunique ; cet élément est
important car il permet de rattacher l’iconographie de ce folio à un contexte judiciaire,
déjà suggéré par la composition de la cour céleste. En revanche, les deux groupes
convergents d’élus sont davantage détaillés dans le manuscrit de La Haye : les élus
(hommes et femmes), sont pourvus de codices fermés et on y constate une insistance sur
le statut clérical par la présence d’un évêque à gauche et de trois moines à droite (deux
bénédictins, un dominicain). Brigitte dirige son regard non plus en direction de la cour
céleste mais sur la gauche vers l’élévation de l’hostie et l’apparition du Christ qui tient
un parchemin déroulé, détail qui est ici plus clairement figuré que dans le manuscrit de
125

New York. Le pupitre de la sainte comportant ici deux niches, est doté d’accessoires
absents du manuscrit de New York, comme une serviette suspendue à un crochet fixé
sur la gauche ; on remarque ces modifications dans deux exemplaires des Révélations,
réalisés au XVe siècle, l’un suédois et l’autre germanique, qui reprennent cette
composition comme frontispice48. C. Nordenfalk avait suggéré que le possible modèle de
ces deux manuscrits devait être italien et très similaire à celui de New York 49. Voir ce
modèle dans le frontispice de La Haye serait possible si l’on accepte l’existence d’un
feuillet intermédiaire qui justifierait les singularités de l’inversion des positions
respectives du Christ et de la Vierge et du rétablissement de leur communication avec
la visionnaire, communication non plus symbolisée par des rayons mais par deux
phylactères.

Le frontispice au livre VIII : la transmission des Révélations à la cour


terrestre

24 Le fol. 343v du manuscrit de New York sert de page frontispice au Liber coelestis
imperatoris ad reges (fig. 5). Le message divin est ici matérialisé par un codex ouvert qui
laisse voir des feuillets recouverts de texte. Les Révélations sont remises par le Christ à
Brigitte qui a quitté son pupitre ; elle reçoit ce livre de la main droite du Christ, assisté
par la Vierge. Vêtus d’un manteau doré et irradiant de lumière 50, ils émergent à mi-
corps d’un espace dont le fond est tapissé d’étoiles. La cour céleste est ici réduite à deux
groupes de figures placées aux extrémités de ce registre supérieur. La transmission des
Révélations entre la visionnaire et les souverains terrestres se fait ensuite par deux
religieux, un franciscain assisté d’un cistercien51. S’il s’agit de la cour angevine de
Naples, elle n’est pas représentée de façon réaliste mais évoquée par les différents
corps la constituant : un souverain, représentant d’une dynastie qui est disposée à ses
côtés, trônant au-dessus de ses sujets, divisés en deux corps, les membres laïques à sa
droite, le clergé à sa gauche. Cette représentation schématisée des souverains semble
être calquée sur l’image de la généalogie des angevins de Naples dans la Bible réalisée
vers 1340 par l’enlumineur Cristoforo Orimina pour Nicolas d’Alife 52, secrétaire de
RobertIer d’Anjou (fig. 6). Dans les deux enluminures, les rois sont vêtus d’une
dalmatique similaire dont la standardisation contribue au caractère hiératique et
répétitif des figures. Les costumes des laïcs semblent conformes aux usages
vestimentaires contemporains et mettent en évidence les différentes fonctions des
membres de la cour.

Conclusion
25 L’étude des visions de la cour céleste dans le texte des Révélations met en évidence la
complexité des rapports entre Brigitte et La Trinité et le rôle essentiel joué par la
Vierge et par certains saints comme interlocuteurs. Le caractère fortement imagé de
ces visions ne semble toutefois pas avoir engendré une iconographie originale dans les
plus anciens manuscrits enluminés des Révélations, tous italiens d’origine et réalisés peu
après la rédaction définitive du texte. Selon des modalités qui restent à étudier,
l’iconographie du paradis, très développée sur les frontispices introduisant le livre I des
manuscrits conservés dans les bibliothèques de New York et de La Haye, est redevable à
126

un schéma de composition développé déjà depuis le début du Trecento dans la peinture


monumentale.

Dossier iconographique

Figure 1 : New York, Pierpont Morgan Library, Ms. 498, fol. 4v.
127

Figure 2 : Naples, Santa Maria Donnaregina, partie supérieure gauche du mur nord du chœur.

Figure 3 : Pise, Camposanto, mur sud.


128

Figure 4 : La Haye, Bibliothèque royale, Ms. 76 F 29, fol. 2v.

Figure 5 : New York, Pierpont Morgan Library, Ms. 498, fol. 343v.
129

Figure 6 : Louvain, Bibliothèque universitaire, Ms. 1, fol. 4

NOTES
1. Rév. Extravagantes 47 : Scias quia non loquor propter te solam, sed propter salutem omnium
christianorum.
2. Pour les éléments biographiques voir G. Cecchetti, s.v. « Brigida di Svezia » dans Bibliotheca
Sanctorum, t. III, Rome, 1963, col. 439-530. G. Binding, s.v. « Birgitta v. Schweden » dans Lexicon des
Mittelalters, t. II, Münich, Zürich, 1983, col. 215-218. E. Mornet, s.v. « Brigitte de Suède » dans
Histoire des saints et de la sainteté chrétienne, t. VII (sous la dir. de A. Vauchez), Paris, 1986, p. 84-90.
3. Ce contexte a bien été étudié par P. Dinzelbacher ; voir surtout Vision und Visionsliteratur im
Mittelalter, Stuttgart, Hiersemann, 1981 et « Die heilige Birgitta und die Mystik ihrer Zeit », dans
Santa Brigida profeta dei nuovi tempi, actes du colloque, Rome 3-7.X. 1991, Cité du Vatican, 1993,
p. 207-303. Voir aussi A. Vauchez, Saints, prophètes et visionnaires. Le pouvoir surnaturel au Moyen
Age, Paris, Albin Michel, 1999.
4. Sur cette figure et ses similitudes avec Brigitte de Suède voir A. Vauchez, « Sainte Brigitte de
Suède et sainte Catherine de Sienne : la mystique et l’Église aux derniers siècles du Moyen Âge »
dans Terni e problemi nella mistica femminile trecentesca, actes du colloque, Pérouse, 14-17.X. 1979,
Todi, 1983, p. 227-248.
5. Selon la définition de j. Auneau, s.v. « Prophètes et prophétisme », dans Catholicisme, t. 11, Paris,
1998, col. 1261.
130

6. Les modalités de cette retranscription sont expliquées dans la Vita écrite par Pierre Olafsson et
Pierre de Skanninge peu de temps après la mort de celle-ci. Brigitte formule ses visions dans sa
langue natale sous forme écrite ou dictée pendant certaines extases (le message est alors fluide
« comme si elle lisait dans un livre ») ; le texte est ensuite traduit en latin par ses secrétaires et
revu par elle. Voir B. Morris, « Labyrinths of the Urtext », dans Heliga Birgitta. Budskapet och
Forebilden, actes du colloque Vadstena 3-7.X.1991, Stockolm, 1993, p. 30, note 2.
7. Les quatre premiers livres concernent surtout Dieu et les lieu de l’au-delà (ciel, purgatoire,
enfer). Le livre V, rédigé comme une suite d’interrogations et de réponses, est consacré à la vision
du moine escaladant une échelle céleste. Le livre VI relate les voyages de Brigitte à travers l’Italie
et porte sur la réforme du clergé ; le livre VII contient les visions de Brigitte lors de son
pèlerinage à Jérusalem.
8. L’édition moderne des Révélations est en voie d’achèvement. C. G. Undhagen, éd., Sancta Birgitta
Revelaciones Book I, Stockholm, Kungl. Vitterhets Historie Och Antikvitets Akademien, 1977. H.
Aili, éd., Sancta Birgitta Revelaciones Book IV, Stockholm, Kungl. Vitterhets Historie Och Antikvitets
Akademien, 1992. B. Bergh, éd., Sancta Birgitta Revelaciones Book V, Uppsala, Almqvist & Wiksells
Boktryckeri Ab, 1971. B. Bergh, éd., Sancta Birgitta Revelaciones Book VI, Stockholm, Kungl.
Vitterhets Historie Och Antikvitets Akademien, 1991. B. Bergh, éd., Den Heliga Birgittas.
Revelaciones Book VII, Uppsala, Almqvist & Wiksells Boktryckeri Ab, 1967. Nous avons également
utilisé l’édition latine Liber Revelationum celestium Domine Birgittae de Suetia, éd. In aedibus sanctae
Brigidae per Duodecimum et Antonium socios, Rome, 1556.
9. Voir B. Morris, article cit. note 6, p. 26.
10. Voir P. Dinzelbacher, Revelationes, Turnhout, Brepols, 1991, p. 89-108 (« Typologie des sources
du Moyen Âge occidental », fasc. 57).
11. Rév. I,28 : He tres voces non ideo audite sunt quasi sint tres Dii (…) Deinde tres voces predicte,
scilicetpatris, et filii, et spiritus sancti, converse sunt statim in unam vocem tantum…
12. Sur ce sujet voir notamment J. Leclercq, L’idée de la royauté du Christ au Moyen Âge, Paris, Cerf,
1959.
13. Des citations scripturaires nombreuses, retenons les versets de Jean 5, 22-23 : « Le Père ne
juge personne, il a remis tout jugement au Fils afin que tous honorent le Fils comme ils honorent
le Père » (traduction de la TOB).
14. VIII,1 : Ego sum verus et summus imperator et dominas.
15. Pour le domaine parisien, on en repère des occurrences dès le premier quart du XV e siècle.
Par exemple dans Le livre des propriétés des choses, Paris BNF, Fr. 9141, fol. 23 où Dieu, présentant la
physionomie du Père, domine trois rangs d’anges et d’élus ; il ne porte pas de couronne mais
tient le globe surmonté d’une croix ; cet attribut est associé systématiquement à une couronne
impériale (à fleurons formant la base d’un cône) surmonté d’une croix dans une série de quatre
miniatures répétant un schéma de composition identique : Dieu en vieillard domine l’assemblée
des saints réunis autour de la Vierge à l’Enfant ; ces manuscrits de nature différente (trois livres
d’heures et une Légende dorée) sont issus d’ateliers parisiens, Paris, BNF, fr. 414, fol. 1, (Légende
dorée) vers 1407 ; New York, The Cloisters, ms 5411, fol. 218 (Belles Heures de Jean de Berry)·, Paris,
BNF, lat. 9471, fol. 29v ; Chicago, Spitz Collection, feuillet sans cote). À ces feuillets, publiés par M.
Meiss (dans French Painting in the Time ofJean de Berry. The Limbourg and their Contemporaries, New
York, 1974. fig. 388-391), nous aimerions ajouter le fol. 13 d’un livre d’heures angevin ou breton
réalisé vers 1440, paru dans la vente Sotheby’s Londres du 23.VI.87, lot 107. La volonté d’associer
à ces attributs impériaux des éléments du costume liturgique (chape, étole croisée) est manifeste.
La question de l’iconographie de Dieu en empereur sur le territoire germanique a été soulevée
par P. E. Schramm, Herrschaftszeichen und Staatssymbolik. Beiträge zu ihrer Geschichte vom dritten bis
zum sechzehnten Jarhundert, t. III, Stuttgart, Hiersemann, 1956, p. 1001. L’auteur y exprime son
souhait d’une étude de l’iconographie de la souveraineté impériale, étude esquissée ensuite par F.
Bœspflug, « Dieu en pape. Une singularité de l’art religieux de la fin du Moyen Âge », Revue
131

Mabillon, t. 63, 1991, p. 187-205, en particulier p. 183 : « Les pays germaniques (…) avaient exprimé
dès le XVe siècle une nette préférence pour un Père coiffé d’une tiare impériale ».
16. Rév. IV, 9 : (…) Ideo post mortem iudicavit iusticia Dei, quod deberet per sex etates ardere in
purgatorio (Verba angeli ad sponsam de iudicio Dei iusticie contra animam supradictani).
17. Rév. I,28 : Ego sedi quasi in iudicio, quia omne indicium datum est mihi et venit quidam iudicandus
ante tribunal (Verba domini ad sponsam).
18. Rév. I,28 : (…) et omnes sancti una voce clamabant dicentes : hec est divina iusticia, utperpetuo exul sit
a regno et gaudio tuo.
19. Rév. I,19 : Tu autem, filia mea, quam elegi michi et cum qua spiritu meo loquor, dilige me toto corde,
non sicut filium et filiam seu parentes, sed plus quam aliquid in mundo, cité par B. Mc Cuire
« Friendship in Birgitta of Vadstena : tradition or renewal ? » dans Heliga Birgitta…, op. cit. note 6,
p. 157.
20. Extravagantes 116 (chapitre intitulé Quam dulcis et dilectus erat deus sancte Birgitte, et converso),
22 : Michi videtur, quod ita imprimeris in animam meam, ut vere sis eius cor et medulla et omnia eius
intestina. Et ideo carior michi es quam utrumque, anima scilicet et corpus meum.
21. Le Christ lui apparaîtra dans l’église où Giotto a peint dans la dernière décennie du XIII e siècle
un cycle relatant la vie de saint François et l’entretiendra des vertus du Poverello : Cum beata
Birgitta esset in ecclesia Jratrum in Assisio audivit et vidit Christum dicentem « Amicus Franciscus (…) »
(Rév. Extravagantes, 92).
22. VIII, 15 : Beata Agnes apparuit Sponse Christi, et loquebatur ei de quadam regina superba et pomposa,
dicens : vidisti filia dominam superba, in curru superbie (…).
23. Summa theologiae, IIa IIae, Qu. 171, prologue. Pour une mise en contexte de cette notion, voir
A. Vauchez, op. cit. note 3, p. 122.
24. « Il n’est pas naturel (pour l’homme) d’être élevé aux réalités divines avec abstraction des
sens » (Summa theologiae, Qu. 175, art. 1, solution 1).
25. Rév. II,18 : Vides enim spiritualibus oculis. Tu etiam audis spiritualibus auribus. (…) Visio quam vides
non tibi videtur sicut est. Si enim videres spiritualem pulchritudinem angelorum et animarum sanctarum,
corpus tuum non sufficeret videre, sed rumperetur quasi vas corruptum etputridum, propter gaudium
animae ex visione.
26. Voir A. Chollet s.v. « Appropriations aux personnes de la Trinité » dans Dictionnaire de théologie
catholique, t. I.2, Paris, 1909, col. 1708-1717, en particulier 1712 : « (…) au Saint-Esprit revient
tout ce qui est parfait, tout ce qui sanctifie ». On trouve déjà cette notion chez saint Paul (I, Cor.
12,4-6).
27. Rév. IV,7 : Videbatur in spirituali visionem (Visio mirabilis).
28. Ap.7,9 : « Après cela je vis : c’était une foule immense que nul ne pouvait dénombrer, de
toutes nations, tribus, peuples et langues. Ils se tenaient debout devant le trône et devant
l’Agneau, vêtus de robes blanches et des palmes à la main » (Traduction de la TOB).
29. Passage qu’on peut rapprocher de 1 Corinthiens, 15,41-42, allégorie du statut différencié des
élus, justifié par l’éclat distinct des étoiles.
30. Rév. V, 1: Vidi thronum in celo, in quo sedebat Dominus Ihesus Christus ut index. Ante cuius pedes
sedebat virgo Maria et in circuitu throni erat exercitus angelorum et infinita multitudo sanctorum.
31. Le rapport avec la Jérusalem céleste d’ Ap. 21 est implicite malgré l’inadéquation de la
structure architecturale.
32. Rév. VII,30: Vidi palacium grande simile celo sereno, in quo erat exercitus celestis militie innumerabilis
quasi athomi solis, habens fulgorem sicut radii solis. (…) Et quedam virgo stabat ante sedentem in throno
que erat fulgentior sole quam omnes illi assisientes celestis militie honorant reverenter ut reginam celorum.
33. C. Nordenfalk, « Saint Bridget of Sweden as represented in illuminated manuscripts » dans De
Artibus opuscula XL. Essays in honor of Erwin Panofiky, M. Meiss éd., New York, 1961, p. 371-393. M.
Lindgren, « Ett återupptäckt Birgittamanuskript », Iconographiskpost, 4, 1993, p. 1-15. New York,
Pierpont Morgan library, M. 498 (les frontispice aux livres I, V, VIII font l’objet d’une décoration
132

en pleine page) ; Palerme, Bibl. Nazionale, ms IV. G.2 (ne comporte pas d’enluminure en pleine
page) ; Turin, Bibl. Nazionale, ms I. III. 23 (détruit dans l’incendie de 1904) ; Varsovie, Bibl.
Narodowa, ms Lat. Q.V.I. 123. Les deux seules enluminures en pleine page des manuscrits de
Turin et de Varsovie servent de frontispice au livre V et représentent le moine de Vadstena
gravissant l’échelle céleste. Sur l’iconographie de ce frontispice, voir C. Heck, L’échelle céleste dans
l’art du Moyen Age. Une image de la quête du ciel Paris, Flammarion, 1997, p. 125-126.
34. New York, Pierpont Morgan library, M. 498, 414 ff., 268 x 192 mm. Acquis en 1912. M. Harrsen
et G. K. Boyce, Italian Manuscripts in the Pierpont Morgan Library, New York, 1953, p. 25-26, n o 46.
Italian Manuscript Painting 1300-1550, cat. d’exp. (Pierpont Morgan Library), New York, 1984, n o 17.
35. Il s’agirait du deuxième atelier par ordre d’importance à cette époque ; nous tenons cette
précision d’Andréas Bräm que nous remercions vivement.
36. Sur l’iconographie de Brigitte visionnaire, voir G. Kaftal, Saints in Italian Art. Iconography of the
Saints in Tuscan Painting, Florence, Sansoni, 1952, p. 218-222. Plus récemment, M. Lingren,
« Birgitta och bilderna » dans Heliga Birgitta, op. cit. note 6 p. 231-253. La représentation des
visionnaires féminines comme secrétaires de la parole divine est calquée sur celle des
évangélistes et des Pères de l’Église. Voir, comme précoce exemple vers 1165, la figure de
Hildegard de Bingen dans un manuscrit enluminé du Liber scivias, fol. 1. L. E. Jaurma-Jeltsch, Die
Miniaturen im « Liber scivias » der Hildebard von Bingen, Wiesbaden, Reichert, 1998.
37. Les peintres semblent effectivement avoir précédé les juristes sur cette question, comme en
témoigne la décoration de la salle capitulaire du couvent dominicain de Saint-Nicolas à Trévise
(Vénétie) datée de 1352 et signée par Tomaso da Modena. Sur les parois sont représentés
quarante membres de l’ordre lisant ou écrivant à leur pupitre ; parmi eux, Dominique, Thomas
d’Aquin et Pierre de Vérone, alors canonisés, sont dotés du nimbe plein ; seize figures ont la tête
auréolée de rayons ; il s’agit de figures dont le culte s’est rapidement développé soit de leur
vivant, soit du fait de miracles posthumes (par exemple dans le cas de l’évêque Agostino da
Tragurio et du pape Benoît XI), mais dont la canonisation n’était pas alors prononcée. Pour une
reproduction du cycle, voir L. Coletti, Tomaso da Modena, Venise, Neri Pozza, 1963, fig. 3-41. La
béatification ne semble pas avoir eu de statut juridique jusqu’aux décrets d’Urbain VIII (1634). A.
Vauchez (dans La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Age, École française de Rome,
1988, p. 114) mentionne un texte de 1487 très révélateur sur la pratique iconographique d’opérer
une telle distinction : « (…) pingunt imaginem beati cum radiis, sancti vero cum diademate
circum caput ut inter eos appareat differentia ». (De sanctorum canonizatione opusculum, du juriste
Troilo Malvezzi). Chaque image devrait cependant être examinée selon des critères particuliers ;
on peut néamoins constater au sein d’une même représentation ou d’un même cycle, une volonté
de hiérarchisation des figures en leur conférant des nimbes différents ; dans le cas des premiers
manuscrits italiens des Révélations, le nimbe rayonnant de Brigitte, qui contraste avec le nimbe
plein des figures de la cour céleste, peut donc constituer un terminus ante quem (rappelons que sa
canonisation date de 1391).
38. Notamment chez Béatrice d’Ornacieux († 1303) et Angèle de Foligno († 1309). Voir P. Adnès,
s.v. « Visions », dans Dictionnaire de Spiritualité, t. 16, Paris 1994, col. 949-1002, en particulier col.
973.
39. Rév. VI,86, (le chapitre en entier) Quidam sacerdos in die pentecosten celebravit primam missam in
quodam monasterio. Tunc autem in ipsa elevacione corporis Christi vidit sponsa ignem descendere de celo
per totum altare, et in manu sacerdotis vidit panem, et in pane agnum vivum et in agno faciem quasi
hominis inflammantem. Et tunc audivit vocem dicentem sibi : Sicut nunc vides ignem descendere in altare,
per simile spiritus meus sanctus descendit in apostolos meos tali die sicut hodie, inflammans corda eorum.
Pants vero per verbum fit agnus vivus, idest corpus meum, et facies est in agno et agnus in facie, quia Pater
est in Filio, et Filius in Patre et Spiritus Sanctus in utroque. Et iterum sponsa vidit in manu sacerdotis, in
ipsa elevacione, eucharistie iuvenem mire pulchritudinis, qui dixit : « Benedico vos credentes ; non
credentibus ero index ».
133

40. Le motif des apôtres officiant comme les assesseurs du Christ-Juge apparaît vers 1050 dans
l’art byzantin. Voir Y. Christe, La Vision de Matthieu. Origines et développement d’une image de la
Seconde Parousie, Paris, Klincksieck, 1973, p. 68 et suiv. (Excursus IL Les apôtres trônant autour du
Christ et Matth. XIX, 28).
41. Voir par exemple la reconstitution de J. Wilpert en 1916, discutée dans l’étude récente de B.
Bruderer Eichberg, Les neuf chœurs angéliques. Origine et évolution du thème dans l’art du Moyen Age,
Poitiers, Centre d’études supérieures de civilisation médiévale, 1998, p. 115-116.
42. P. Cavallini fut appelé en 1308 par Charles II d’Anjou comme peintre de cour (P. Hetherington,
s.v. « Cavallini Pietro. », dans The Dictionnary of Art, VI, Londres, 1996, p. 105). Giotto réalisa dès
1331 au Castelnuovo un cycle de peintures murales disparu, consacré aux hommes illustres. Voir
E Bologna, I Pittori alla corte angioina di Napoli 1266-1414, Rome, Ugo Bozzi, 1969, p. 220. Voir aussi
P. L. de Castris, Arte di corte nella Napoli angioina, Florence, Cantini, 1986, p. 89.
43. Sur l’iconographie de ces peintures murales, voir J. Baschet, Les Justices de l'Au-delà. Les
représentations de l'Enfer en France et en Italie (XIIe -XV siècle), École française de Rome, 1993, en
particulier le ch V (p. 293-398) focalisé sur le Camposanto de Pise.
44. La Haye, Bibliothèque royale, ms 76 F. 29, fol. 2v. 231 x 176 (156 x 128) mm.
45. Treasures of the Royal Library, cat. d’exp., La Haye, 1980, p. XII, 71, 73 n o 54. J.-P. J. Brandhorst,
K. H. Broekhuijsen-Kruijer, De verluchte handschriften en incunabelen van de Koninklijke Bibliotheek.
Een overzicht voorzien van een iconografische index, La Haye, 1985, p. 125 n o 463.
46. Iste liber revelacionum beate Brigide est conventus fratrum sancti Jeronimi de Quarto riperie ordinis
Montis Oliveti. Le manuscrit a engendré des copies au sein même du couvent comme en témoigne
un colophon placé à la fin du Livre VI du Ms. Vat. lat. 3826 : Explicit liber VI scriptus et correctus ex
originalibus quondam venerabilis heremite Alfonsij quondam episcpi genensis anno M°CCC°IC° Janue in
monasterio nostro sancti Jeronimi. Retranscriptions par C. Nordenfalk, op. cit. note 33, p. 381.
47. Maison fondée en 1382 par des moines espagnols dissidents de la branche augustine, dont fait
partie le propre frère d’Alfonso, Pedro Fernandez Pecha.
48. Ericsberg Castle, (Suède), ms sans cote, fol. 4. Manuscrit suédois, vers 1410-20, dont les
enluminures sont réalisées sur papier ; Tübingen, Universitat. Bibl. (anciennement Berlin,
Staatsbibl. Ms. theol. lat. fol. 33) provenant de la maison Brigittine de Marienbaum (Ruhr), vers
1460.
49. C. Nordenfalk, op. cit. note 42, p. 384 ss.
50. Dans Rév. IV,7, le Christ est qualifié de soleil et la Vierge est à ses côtés, cf. supra p. 4.
51. Le cistercien pourrait être Pierre Olafsson ; l’identité du franciscain est plus difficile à établir
précisément ; les frères mineurs exerçaient une influence certaine à la cour angevine.
52. Louvain, Bibliothèque universitaire, Ms. 1, fol. 4. Reproduit par F. Bologna, op. cit. note 42, pl.
X.

AUTEUR
VÉRONIQUE GERMANIER
Historienne de l’art (université de Genève), est l’auteur de plusieurs publications sur des
manuscrits enluminés (du XIIIe au XVe siècle) et achève une thèse de doctorat sur « L’image de
tous les saints dans l’art médiéval », sous la direction de Jean Wirth.
134

Entrer en dialogue, entrer en


vision…
Les visions de la Vierge dans le Dialogus miraculorum de Césaire
d’Heisterbach

Sylvie Barnay

Introduction
1 Les récits de visions et d’apparitions de la Vierge ont fourni le cadre narratif et
conceptuel avec lequel furent relues de nombreuses pratiques et expériences
religieuses du Moyen Âge. Depuis la fin du IVe siècle, des milliers de récits ont décrit les
interventions visibles de la Mère de Dieu : ses « visions », ses « apparitions », ses
« révélations ». Le terme de « mariophanie », calqué sur celui d’« épiphanie », est sans
doute le plus neutre pour qualifier toutes ces formes de manifestations mariales 1.
Innombrables, elles constituent une masse documentaire de près de cinq mille récits
auxquels les spécialistes des visions n’ont eux-mêmes guère consacré d’attention
particulière2. L’ensemble de ces récits visionnaires éclaire pourtant les conceptions que
les hommes médiévaux se sont faites des rapports entre le ciel et la terre et la manière
dont ils ont pensé leur homologie. Il témoigne de la manière dont la pensée médiévale a
projeté dans le cadre visionnaire certains événements de son histoire pour leur donner
une dimension relevant d’une histoire déjà engagée dans l’histoire céleste. Ces récits
permettent enfin d’interroger par définition la forme narrative que constitue la vision
mariale à travers laquelle les hommes médiévaux ont dit et décrit les rapports entre
l’histoire terrestre et l’histoire céleste, les correspondances entre le temps historique et
le temps eschatologique, l’histoire et l’histoire sainte. Dans le cadre de ce colloque et de
la question implicite qu’il pose sur les rapports entre forme et vision, récit et langage
visionnaire, c’est précisément sur le sens de la vision mariale comme espace de
narration que nous voulons aborder à travers l’analyse des mariophanies rapportées
dans le Dialogus miracolorum de Césaire d’Heisterbach (c.l 180-C.1240). En l’année 1217,
ce dernier, alors maître des novices du monastère cistercien d’Heisterbach près de
Cologne, commence la rédaction de son Dialogus miraculorum où il rapporte de
135

nombreux récits d’apparitions de la Vierge3. Cet ouvrage est emblématique à bien des
égards de la dimension que la pensée cistercienne donne à la mariophanie pour réduire
le décalage vécu entre idéal et réalité au seuil du XIIIe siècle. C’est ce système de
représentation que les pages suivantes s’efforcent de mettre en perspective.

Entrer dans le dialogue


2 Deux grands modèles littéraires sont sous-jacents à la mise en forme du Dialogue des
miracles dont Césaire d’Heisterbach entreprend la rédaction au lendemain du concile du
Latran IV (1215) : la tradition monastique des dialogues sur les miracles et la tradition
biblique du dialogue entre Dieu et l’âme telle qu’elle est rapportée dans le Cantique des
Cantiques4. Le Dialogus miraculorum se présente comme une suite ordonnée de dialogues
entre un maître des novices et son élève terminés par une leçon exemplaire. Le Dialogue
des miracles entend, en effet, présenter l’ordre de Cîteaux et la vie spirituelle
cistercienne sous un jour exemplaire aux novices. Un peu plus d’un siècle après sa
fondation en 1098, l’ordre est alors l’objet de critiques accrues. Peu avant le concile du
Latran IV, le pape Innocent III a adressé, le 19 juillet 1214, une lettre à tous les abbés de
Cîteaux où il critique le relâchement de l’ordre5. Il s’agit donc pour l’auteur du Dialogus
miraculorum de redorer le blason de l’ordre en glorifiant les personnages ou les
événements principaux de l’histoire de l’ordre tout en s’inscrivant dans la perspective
du concile6. À cette fin, Césaire d’Heisterbach utilise un outil narratif pour mettre en
valeur les faits édifiants de l’ordre : l’exemplum, petite histoire exemplaire « donné(e)
comme véridique et destinée à être insérée dans un discours (en général un sermon)
pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire »7. À cet outil, la mariophanie
donne, dans son projet, une coloration particulière.
3 La mariophanie prend en effet, dans ce dessein, une place particulière. Toute une
modélisation de l’ordre cistercien projeté dans cet entre-deux entre terre et ciel que
constitue le monde visionnaire, se dessine sous la plume de Césaire d’Heisterbach.
L’image que les visions et les apparitions mariales en dessinent est inséparable de la
place allouée par la culture cistercienne à la Vierge comme norme de la règle
monastique. Elle est aussi liée au sens dévolu par la tradition monastique à la vision de
Marie dans les étapes de la vie spirituelle conduisant à la vision divine. Avant même
d’entrer dans le « système narratif » du Dialogue des miracles, pour reprendre
l’expression forgée par l’historien Alain Boureau, il importe d’abord de retracer, dans
un premier temps, les grandes lignes de ces deux héritages.

Voir Marie pour voir Dieu

4 La première apparition de la Vierge est attestée vers 390 dans l’Empire chrétien
d’Orient, au lendemain du concile de Constantinople (381)8. Les Pères grecs sont les
Pères des apparitions de la Vierge dans la mesure où ils sont les premiers à donner une
forme narrative aux apparitions mariales mais aussi à en penser les contours
conceptuels. La naissance des apparitions est contemporaine du moment où les Pères
de l’Église définissent la doctrine de l’intercession de Marie et donnent à la Mère du
Seigneur une place dans les étapes de la vie spirituelle qui conduisent à la
contemplation de Dieu9. Grégoire de Nysse (+393) joue un rôle capital dans cette
naissance de la tradition littéraire de la mariophanie. Sous sa plume d’hagiographe, on
136

lit en effet le premier récit connu d’une apparition de la Vierge à saint Grégoire le
Thaumaturge ordonnant que lui soit révélées les paroles d’un credo privé 10. Un contexte
historique, celui de la définition de l’orthodoxie dans le cadre des querelles
christologiques opposant les défenseurs de l’orthodoxie à leurs détracteurs est sous-
jacent à la mise en forme de ce récit. Un schéma mental est corollaire à cette mise en
forme : l’articulation de la vision mariale à la définition chrétienne de la vision de Dieu
au moyen d’un miroir : « Aujourd’hui, nous voyons comme en un miroir, d’une manière
obscure, mais alors nous verrons face à face » (1 Co 13,12). Selon l’outillage conceptuel
néoplatonicien qui est celui des Pères grecs, l’homme capte la vision de Dieu au moyen
du miroir de son âme. Ce miroir sert à passer du visible à l’invisible, à s’élever
progressivement de la terre vers le ciel11. Mais la Chute, en alourdissant la matière, a
précipité les hommes du paradis originel vers un monde opaque à la vision de Dieu. Elle
a voilé la surface du miroir des créatures, le mettant dans l’incapacité de refléter la
lumière divine. Elle a fait perdre à l’homme sa qualité de voyant de Dieu. L’essentiel de
la doctrine de Grégoire de Nysse repose donc sur l’idée que l’homme doit restaurer le
miroir qui se trouve en lui afin de recouvrer sa capacité visionnaire. L’imitation de la
Vierge est alors proposée aux moines et aux vierges appelées à devenir, à la
ressemblance de Marie, des miroirs : se laisser voir par Dieu et être le reflet de Dieu 12.
Dans le récit mariophanique rapporté par Grégoire de Nysse, la vision de la Vierge est
précisément présentée comme un moyen de parvenir à la vision de Dieu, c’est-à-dire
comme un « miroir » permettant au visionnaire d’accéder à la Révélation 13. En somme,
voir Marie pour voir Dieu, tel est l’axiome intellectuel que la pensée grecque laisse en
héritage à la postérité.
5 Entre les subtilités du dogme et les manifestations cultuelles de la dévotion mariale, les
mariophanies trouvent alors progressivement leur place dans la littérature édifiante où
elles travaillent principalement à la consolidation de la doctrine toujours menacée par
les hérésies. Aux Ve-VIe siècle, en Orient, la croyance trouve ainsi une première
réception dans les milieux monastiques, foyers actifs de contestation dans les querelles
religieuses14. En Occident, les milieux monastiques sont également les premiers à ouvrir
leur regard à la vision mariale. Dès le tout début du Ve siècle, les Dialogues sur les
miracles de saint Martin de Tours composés vers 403 par son hagiographe et disciple,
Sulpice Sévère, convoquent furtivement la Vierge sur la scène visionnaire, derrière les
martyrs et les anges en même temps qu’ils inaugurent la tradition monastique des
Dialogues15. Tout à la fin du VIe siècle, les Dialogues dont Grégoire le Grand entreprend la
rédaction autour des années 593-594 font un usage apologétique de la vision mariale. La
mariophanie sert à illustrer les affirmations théoriques du théologien sur la survie de
l’âme après la mort16. Mais ce sont là les seuls récits d’apparitions mariales que l’on
trouve dans la littérature latine d’édification. Au moment où le christianisme devient
religion d’État en Orient, l’Occident proclame l’indépendance du spirituel et du
temporel, fermant du même coup la porte à la fonction reconnue par les Pères grecs à
la Vierge des apparitions : statuer sur l’orthodoxie des révélations. Les auteurs latins se
contentent de faire écho aux controverses et aux règlements de compte en matière de
politique religieuse qui s’effectuent dans l’Empire byzantin par le biais des récits
visionnaires, comme en témoigne encore, par exemple, Grégoire de Tours (+594), tout à
la fin du VIe siècle17. Il faut ensuite attendre la fin du IXe siècle et la réouverture de la
pensée latine aux catégories intellectuelles du néoplatonisme chrétien, par
l’intermédiaire de la traduction latine des ouvrages majeurs du Pseudo-Denys par Jean
Scot Erigène (+877), pour voir, en Occident, la Vierge se déplacer entre ciel et terre et
137

présider à la mise en correspondance des hiérarchies célestes et terrestres 18. Placée


entre hiérarchie céleste et hiérarchie ecclésiastique, la Vierge est investie de la charge
de faire régner l’harmonie entre ciel et terre. Entre visible et invisible, Dieu et les
hommes, le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, ses visions et ses apparitions
jouent un rôle d’ajustement. Vers le milieu du Xe siècle, la première hagiographie
clunisienne redonne alors un nouveau souffle à la circulation de la croyance dans la
littérature d’édification. La Dame des apparitions est associée au mouvement de
réforme lancé par Cluny qui s’efforce de ramener les monastères bénédictins à la stricte
observance de la Règle de saint Benoît et de les détacher de toute emprise laïque. Elle
apostrophe, par exemple, en vision, les laïcs qui usurpent les terres appartenant au
temporel des communautés monastiques ou qui s’emparent des biens ecclésiastiques 19.
Elle encourage encore les nouveaux élans bâtisseurs des moines réformateurs. La
Vierge se manifeste ainsi de manière visible là où souffle l’esprit de la réforme
monastique et bientôt de la Réforme grégorienne. Les récits de visions mariales sont
également l’occasion de justifier le système de solidarité entre les vivants et les morts
mis en place par l’ordre clunisien20. Comme dans les visions du VIe siècle, elles
continuent de venir chercher les âmes des mourants et de s’occuper du destin des âmes
après la mort. Au début du XIIe siècle, la mariophanie comble de manière nouvelle le
désir du ciel si caractéristique de la pensée monastique qui commence également à
exprimer explicitement son désir de voir la Vierge. Des collections entières de miracles
achèvent alors d’ouvrir les regards à la vision de Marie, ouverture dans laquelle les
milieux monastiques notamment anglo-saxons jouent une importance capitale 21. Le
Dialogus miraculorum puise à ces collections environ un tiers de ses récits
mariophaniques. Les deux autres tiers des récits visionnaires rapportés proviennent
essentiellement du fonds qui circule au sein de l’ordre cistercien à partir des
années 1165-1170 et des histoires que l’abbé d’Heisterbach dit avoir entendues
personnellement22. C’est aux récits mettant en scène des moines ou des novices
visionnaires qu’on s’intéressera exclusivement ci-dessous.

La Vierge, règle des moines

6 Le Dialogus miraculorum fait de la Vierge des apparitions le pivot d’une norme de la vie
cistercienne, un fondement de la vie régulière, dont il importe encore, avant d’entrer
dans l’analyse des récits, de comprendre les fondements doctrinaux. La tradition
monastique s’est attachée dès la fin du VIIIe siècle à définir la Vierge Marie comme la
norme des moines. Le Sermo in laudibus Beatae Mariae d’Ambroise Autpert (+784) confère
à la Vierge le titre de « règle des moines », regula monachorum 23. Les sermons de la fin du
Haut Moyen Âge véhiculent cette titulature que l’on retrouve dans plusieurs leçons de
l’office monastique de la fin du XIe siècle24. Au XIIe siècle, la spiritualité cistercienne
donne à cette titulature une véritable dimension narrative en exploitant ce registre
dans la littérature édifiante. Elle donne également une impulsion définitive à cette voie
de sainteté appelant à l’imitation de la Vierge Marie déjà esquissée à l’époque
patristique dans le De Virginitate de saint Ambroise (+397) ou dans plusieurs sermons de
saint Augustin (+430)25 Différentes homélies de saint Bernard (+1153) ou d’Aelred de
Rielvaux (+1167) appellent les moines à une vie « marieforme », une vie à la forme de
Marie, c’est à dire de ressemblance à sa sainteté26. Ils contribuent à présenter la Vierge
comme le modèle de la vie spirituelle des moines, la fiancée du Cantique des cantiques à
laquelle chaque moine est invité à ressembler pour progresser, par le « dialogue », dans
138

la voie d’amour proposée par la mystique cistercienne commentant le Cantique des


Cantiques27.
7 La figure mariale offre également aux commentateurs cisterciens l’occasion de justifier
la synthèse entre l’action et la contemplation qui définit la vie cistercienne 28. Le Sermon
pour la Nativité de Marie d’Aelred de Rielvaux permet par exemple de saisir de façon
ramassée le mouvement qui conduit à la modélisation de la figure mariale comme
mesure de la vie cistercienne. L’interprétation homilétique du passage scripturaire de
la rencontre des deux sœurs de Lazare, Marthe et Marie, suffit à définir la vie mariale
comme l’exercice de leurs deux vies et de leurs deux voies de l’action et de la
contemplation accomplies à la perfection. Aelred écrit : « Quand elle (la Vierge)
nourrissait, habillait son enfant… tout cela tenait de l’activité corporelle ; mais quelle
considérât sa divinité, qu’elle contemplât sa puissance et qu’elle goûtât sa douceur,
c’était alors la part de Marie »29. Saint Bernard renchérit, commentant ainsi l’évangile
de Marthe et de Marie dans un des sermons pour l’Assomption : « C’est la vraie Marie,
l’unique et parfaite Marie (Mère de Dieu) qui réunit en elle et l’occupation de Marthe et
l’oisiveté de Marie »30. Dans cet esprit, les théologiens cisterciens appellent les moines à
l’imitation de la vie mariale. En somme, la vie marieforme, la vie à la forme de Marie,
fournit aussi la norme idéale d’un partage entre le travail et la contemplation, la
pratique et la théorie qui est peut-être le trait le plus caractéristique de la Réforme de
Cîteaux31. Mieux que tout autre, le modèle de Marie ne sert-il pas à magnifier l’absolue
obéissance à un ordre divin que l’ordre cistercien entend aussi incarner ? Mais pour
que ce modèle marial tienne encore lieu d’exemple aux moines, c’est le langage des
visions et des apparitions de la Vierge qui fut choisi pour en présenter toutes les
applications pratiques. Le Dialogue des miracles en fait un véritable choix d’écriture 32.

Entrer dans la vision


Le sens du récit mariophanique

8 Pour comprendre la place que prend la mariophanie dans le Dialogus miraculorum, il


importe d’emblée de saisir le sens du premier récit de vision mariale que rapporte
Césaire d’Heisterbach dans son ouvrage :
9 « Au temps où le roi Philippe dévasta pour la première fois le diocèse de Cologne, je me
rendais à Cologne avec Don Gevard, Abbé d’Heisterbach. Et comme en chemin, il
m’exhortait à la conversion avec beaucoup d’insistance mais sans grand succès, il me
raconta la glorieuse vision de Clairvaux. On y lit que, à un certain temps de la moisson,
quand la communauté faisait la récolte dans la vallée, la bienheureuse Vierge Marie,
Mère de Dieu, sainte Anne, sa mère et sainte Marie-Madeleine, vinrent d’une colline. Un
saint homme qui se tenait sur l’autre versant les aperçut. Elles descendirent au sein de
cette vallée dans une grande lumière, essuyèrent la sueur des moines et firent du vent
avec l’éventail de leurs manches. Je fus tellement ému par le récit de cette vision que je
promis à l’abbé que je ne me présenterais pas ailleurs que dans ce monastère pour ma
conversion »33.
10 Ce récit visionnaire a fait partie de la première tradition orale cistercienne avant d’être
mis par écrit aux alentours de 1174 dans une des toutes premières collections
exemplaires cisterciennes, compilée par le prieur Jean de Clairvaux (+1179) 34. Césaire
lui-même dit en avoir entendu l’histoire de la bouche du second abbé d’Heisterbach,
139

Dom Gevard, donc au cours de son abbatiat, vraisemblablement entre 1196 et 1208. Le
tableau champêtre que brosse le récit renvoie à la réalité du modèle économique mis en
place par les moines cisterciens. Mais cette seule donnée n’épuise aucunement le sens
du récit et ne dit rien de la dimension visionnaire qui projette ce moment de la vie
cistercienne entre ciel et terre. Or le temps visionnaire permet précisément de
résoudre la tension entre la prière et le travail, la contemplation et l’action, qui sont les
deux dimensions constitutives de la vie cistercienne. Ainsi en prodiguant aux moines la
part de ménagement nécessaire, en les éventant et en ramassant leur sueur, la Vierge
permet aux moines de prendre part au repos spirituel, l’otium, tout en travaillant. La
Mère de Dieu réalise ainsi par son apparition la conciliation de l’otium et du negotium, le
travail et la vie du repos en Dieu à laquelle aspire toute la vie monastique 35. Par elle, se
réconcilient les deux parts de la vie monastique, contemplative et active, puisque Marie
est le modèle de l’une et de l’autre. En somme, Césaire d’Heisterbach, en rapportant ce
récit, ne fait que proposer une adaptation exemplaire et littéraire du discours proposé
par les théologiens de l’ordre.
11 Un sermon d’Isaac de l’Étoile (+1178) permet de mesurer le degré de cette adaptation :
« À nous voir à présent, mes bien-aimés, on peut constater comment l’homme tout
entier mange son pain à la sueur de son front… En train de sarcler cette jachère, pour
ne pas semer sur des épines, nous ruisselons de sueur, sous la brûlure d’un soleil qui est
presque celui de midi. C’est pourquoi, fatigués à l’excès pour ces semailles terrestres,
étendons-nous un moment sous le feuillage de ce chêne vert largement déployé que
nous voyons devant nous, et là, non sans répandre encore une manière de sueur
spirituelle, secouons le grain du Verbe divin ; broyons-le et humectons-le, faisons-le
cuire et mangeons-le afin de ne pas défaillir de faim et de fatigue » 36. Cette homélie
formule admirablement la thématique centrale, dans la pensée bernardine, de l’« action
contemplative »37. Son adaptation narrative, sous la forme d’un récit visionnaire, fait de
la Vierge un modèle d’imitation monastique qui trouve sa propre définition dans le
dépassement de la tension entre l’« ora » et le « labora », la prière et le travail, qui
partage le temps dans l’ordre bénédictin. Le sermon comme le récit visionnaire
expliquent au moine comment vivre à tous moments une « action contemplative », le
travail dans le repos et le repos dans le travail, pour faire de sa vie un incessant labeur
divin. Le moine participe ainsi par son travail à l’œuvre de la Création divine. À Dieu, la
Vierge remettra la sueur du moissonneur quelle aura ramassée pendant son travail
comme pendant son repos. La sueur est le fruit du travail des hommes, le fruit de la
création retournant à son Créateur. La Vierge accomplit l’aller et retour entre le ciel et
la terre pour que l’homme connaisse la fraîcheur de Dieu – la Création issue de Dieu – et
que Dieu connaisse la sueur de l’homme – la création venant de l’homme –. Derrière le
récit visionnaire des moines cisterciens, se trouve un modèle nourri par les conceptions
d’inspiration platonicienne et dionysienne et leurs visions du monde reposant sur l’idée
que seul l’élan de l’amour permet d’accéder au degré suprême de la connaissance et à la
plénitude de l’illumination38. Selon la pensée du Pseudo-Denys, en effet, chaque
créature, à mesure qu’elle devient moins réfractaire à la lumière divine, retourne à
Dieu sa part de lumière et lui restitue le meilleur d’elle-même. L’histoire de l’apparition
de la Vierge aux moissonneurs est un exemple imagé du fonctionnement dionysien de
l’univers tel que le comprenaient les théologiens cisterciens. Elle entend ainsi situer
l’ordonnance bien réglée de la vie cistercienne entre travail et prière à ce point de
jonction entre ciel et terre, éternité et présent, prière et travail voulu par les
140

commentateurs cisterciens. Entre idéal et réalité, elle convie donc les moines à vivre
l’idéal de vie proposé par l’Ordre de Cîteaux.

La Vierge-abbé et l’unanimité cistercienne

12 Le Dialogue des miracles obéit à une logique de composition en douze livres qui explique,
suite à ce premier récit, la distribution des mariophanies dans l’ordonnance de
l’ouvrage. « Le premier livre traite de la conversion, le second de la contrition, le
troisième de la confession, le quatrième de la tentation, le cinquième des démons, le
sixième de la vertu de simplicité, le septième de la bienheureuse Vierge Marie, le
huitième de diverses visions, le neuvième du sacrement du corps et du sang du Christ,
le dixième des miracles, le onzième des morts et le douzième de la peine et de la gloire
des morts » écrit Césaire d’Heisterbach39. En douze livres, le moine invite les novices à
entrer dans le dialogue avec leur maître. Comment l’âme cistercienne aurait-elle su en
effet entreprendre le dialogue avec Dieu, but et fin de la vie monastique, si d’emblée on
ne lui avait pas appris à dialoguer ? Ce n’est qu’après avoir gravi pas à pas chacun des
degrés de cet itinéraire spirituel menant de la conversion à la vision de gloire que le
novice pouvait espérer parvenir à l’union d’amour avec Dieu, en commençant par
dialoguer avec son maître des novices et à se convertir à la vie cistercienne. Dans ce
dialogue, la Vierge des apparitions occupe la place exemplaire qui lui revient au Livre
sept, entre le Livre six consacré à la vertu de simplicité et le Livre huit consacré à
l’exposé de diverses visions. Le Livre sept est en effet un livre presque exclusivement
composé de visions ou d’apparitions mariales. Sur les 59 chapitres qui le composent, 54
contiennent un récit de vision ou d’apparition dont les deux tiers se rapportent à la vie
monastique40. Les dialogues de ce livre donnent à la Vierge un rôle majeur dans les
étapes de la vie spirituelle conduisant de la simplicité à la vision.
13 La Vierge fait en effet le lien entre la simplicité et la vision divine. Dans la pensée
cistercienne, la simplicité désigne le regard de Dieu sur l’homme. « La simplicité (…) est
comme la matière informe » écrit, par exemple, Guillaume de Saint-Thierry 41. Lorsque
l’âme est devenue simple, cela signifie qu’elle n’a plus de forme. Elle est vierge, en
quelque sorte. Il est donc possible que le Créateur se contemple à nouveau en elle, que
l’empreinte de Dieu puisse à nouveau y être imprimée comme elle s’est imprimée en
Marie, à l’Incarnation. Pour arriver à la simplicité de l’âme, le novice commence par se
convertir, la conversion indiquant qu’il se tourne vers Dieu. C’est le but du premier
Livre du Dialogus miraculorum. Dans son humilité, le novice reconnaît ensuite qu’il est
pécheur, c’est-à-dire qu’il a perdu sa ressemblance avec Dieu. Un tel parcours occupe
les Livres deux à cinq du Dialogus miraculorum. Au Livre six le novice accède donc à la
vertu simplicité dont les exempla lui enseignent le sens. Par simplicité, le novice s’offre
pour ce qu’il est, à savoir une créature pécheresse, qui a perdu sa forme propre et qui
est prête à recevoir la forme de Dieu dans son âme. À la septième étape ou septième
Livre, la Vierge prend alors en main son itinéraire spirituel, elle qui est le miroir de
Dieu, et comme telle, médiatrice entre le regard de Dieu et l’âme humaine. Dans la
pensée cistercienne, la Mère de Dieu a pour tâche de modeler l’âme vierge ou informe à
la ressemblance divine. Ainsi, elle achemine le novice vers la vision divine afin qu’il
s’unisse à lui. Étape intermédiaire, étape capitale. Voir Dieu est en effet, selon les
spirituels cisterciens, le but de la destinée humaine. « Dieu ayant créé l’homme à sa
ressemblance, l’appelle par sa grâce à sortir de la dissemblance du péché, à retrouver sa
141

voie pour aboutir à la vision divine », dit encore Guillaume de Saint-Thierry 42. Aux
novices à qui il dédie son ouvrage, Césaire d’Heisterbach propose ce cheminement.
14 Si la Vierge apparaît alors si souvent dans le Livre sept du Dialogus miraculorum, c’est
parce que sa vision conduit à la vision divine dans une définition retrouvée de la
mariophanie avec son propre fondement néoplatonicien. Elle a pour fonction de guider
l’âme vers la ressemblance avec Dieu. En revanche, le Livre huit consacré aux visions,
où l’on attendrait de voir figurer les récits d’apparitions mariales, s’ouvre sur quatre
tableaux visionnaires de la Nativité qui laissent contempler en vision la Figure de la
Vierge Marie, puis laissent la place, pour l’essentiel, aux visions du Christ 43. En effet, la
tâche visionnaire de la Vierge est pour ainsi dire accomplie, la vision de Marie ayant
pour but de conduire à la vision divine. C’est pourquoi, la quasi totalité des visions
mariales du Dialogus miraculorum se trouvent concentrées dans le Livre sept.
15 De vision en vision, de dialogue en dialogue, d’exemplum en exemplum, le moine est alors
convié à progresser selon l’idéal de la vie monastique cistercienne proposée par Césaire
d’Heisterbach. La vision de la Vierge est présentée comme le signe de l’avancement
spirituel du moine vers la vision divine ; d’où le sens de ces récits visionnaires où les
moines supplient la Vierge de se montrer à eux de manière visible. Un récit du Livre
sept présente par exemple l’histoire d’un moine qui supplie un convers d’Himmerod de
prier pour lui afin qu’il soit visité par la Vierge Marie 44. Un récit de l’Exordium magnum,
lui-même emprunté au Liber miraculorum d’Herbert de Clairvaux composé en 1178, a
vraisemblablement servi de canevas à ce récit exemplaire. Un novice de Clairvaux,
désireux de voir la Vierge, priant en vain, s’entendit répondre de la sorte : « Sache que
tu n’es pas encore en état de contempler la clarté de la très sublime et immaculée Mère
de Dieu. Efforce-toi de grandir et de progresser jusqu’à ce que tu mérites de la voir un
jour »45. À la même communauté de motifs, se rattachent les nombreux récits
visionnaires du Livre sept où la Vierge se montre aux moines cisterciens, au moment de
leur mort : récompense d’une vie exemplaire et promesse de la vision divine qui les
attend au-delà de la mort46.
16 La majeure partie des interventions visionnaires de la Vierge relatives aux moines
cisterciens consiste à faire respecter la règle et les statuts de l’ordre, elle qui est norme
des moines, et en premier lieu à faire respecter le modèle institutionnel régissant
l’ordre tel qu’il est décrit dans la Charte de charité dont la rédaction semble remonter à
l’année 1124. On lira ici, pour le faire comprendre, le second récit mariophanique que
rapporte Césaire d’Heisterbach dans son Dialogus miraculorum :
« Un mardi de la semaine sainte, (Godefroid de Villers) se trouvait au chœur,
pendant que la communauté chantait avec ferveur le psaume “Exulte mon cœur”
(Ps 44,1). Et voici que la glorieuse Vierge Marie, Mère de Dieu, descendant du
presbytère et faisant le tour du chœur de manière semblable à l’abbé, bénit les
moines, puis s’avança ensuite entre les stalles de l’abbé et du prieur comme si elle
se hâtait vers le chœur des convers. Le moine sortit derrière elle pour voir où elle
irait, mais il ne put la voir »47.
17 C’est la figure de la Vierge comparée à l’abbé-Père qui apparaît ici. Elle incarne le
modèle institutionnel de Cîteaux tel qu’il est décrit dans la Charte de la Charité 48. Cette
charte implique en effet une tutelle parentale en fixant notamment la visite de
l’abbé-« Père » à chacune des abbayes issues de la maison-« Mère » de Cîteaux, une fois
par an, afin d’assurer leur maintien dans l’unanimité cistercienne. Selon la volonté qui
anima son rédacteur, la Charte de charité se voulait une charte d’unanimité, c’est-à-dire
une charte régie par un seul et même esprit « afin que dans nos actions, il n’y ait nulle
142

discorde mais que nous vivions selon une même charité, une même règle et des mœurs
semblables »49. Afin d’éviter tout risque de discorde, la charte de charité imposait une
visite annuelle de l’abbé de Cîteaux dans chacune des maisons cisterciennes. Ce dernier
était chargé de faire le lien entre les monastères de l’ordre. En pratique, Cîteaux s’est
considérablement éloignée de l’idéal décrit dans la Charte de charité. Au début du XIII e
siècle, le gouvernement de l’ordre n’est plus conforme à son modèle 50. Les récits
cisterciens du Dialogus miraculorum, conformément à son but, convoquent donc les
apparitions de la Vierge pour qu’elle fasse régner l’ordre et joue le rôle de la « Vierge-
Père », une figure symbolique qui inverse la figure du « Christ-Mère » dont la pensée
cistercienne a posé les premiers linéaments et qu’a si bien décrite Caroline Bynum 51.
18 C’est pourquoi, la Vierge des apparitions opère des circulations symboliques à
l’intérieur des monastères. En vision, elle sillonne non seulement les champs, mais
également chœurs, dortoirs, infirmeries ou réfectoires afin de veiller en permanence
sur l’unanimité cistercienne requise par la Charte de charité, fondement de la vie
cistercienne. Dans ces lieux conçus pour répondre à la logique des tâches, prier et
travailler, la Mère de Dieu exerce le contrôle d’un abbé. Elle rétablit le courant de
charité entre les moines dès qu’il menace de se rompre. Dans plusieurs exempla du Livre
sept, la Vierge opère l’unanimité en donnant un baiser de paix ou en présentant
l’Enfant Jésus à embrasser à l’ensemble de la communauté monastique rassemblée au
chœur52. Ayant ainsi créé un lien d’amour entre les moines et le Fils de Dieu, la Vierge
permet à l’ensemble du monastère de vibrer d’amour dans la même unité. La preuve,
c’est qu’ensuite les moines peuvent se communiquer l’amour de Dieu les uns aux autres
sous la forme d’un divin baiser. Les moines peuvent alors suivre le sillage de la Vierge,
mettre leurs pas dans ses pas, lui ressembler et faire circuler l’amour divin en
s’accordant avec eux-mêmes mais aussi avec leur prochain pour ensuite espérer un jour
s’unir à Dieu. À l’inverse, la Vierge se détourne de tous les moines qui ne sont pas
dignes, à ses yeux, de la contempler. Césaire d’Heisterbach rapporte de nombreux récits
où la Vierge refuse de regarder, de bénir les moines ou de donner une nourriture
céleste aux moines qui ont fait montre de désobéissance à la règle 53.
19 À ce titre, les récits exemplaires suivent également à la lettre les ordonnances des
chapitres. La Vierge des apparitions se voit encore confier la tâche de faire appliquer
les décisions capitulaires ou de légitimer les nouveautés introduites graduellement
dans l’ordre. Une dizaine de visions mariales se déroulent ainsi au dessus du maître-
autel, non sans légitimer la présence des statues de Notre-Dame nouvellement placées à
cet endroit54. L’importance progressive des dispositions statutaires relatives à la place
de la Vierge dans la liturgie – 41 occurrences dans les statuts au début du XIII e siècle
contre 22 au début du XIIe siècle – explique d’autre part l’attention portée par la Vierge
des apparitions du Dialogus miraculorum aux observances liturgiques de ses protégés. La
Vierge se manifeste par exemple en vision à un moine malade pour l’aider à réciter les
heures de la Vierge55. L’obligation en est faite par les statuts depuis l’année 1 185 56. Elle
exhorte encore les moines à réciter quotidiennement le Salve Regina, ainsi que
l’imposent les tout nouveaux statuts de l’année 121857. Visions et apparitions
permettaient ainsi d’ouvrir un espace de dialogue afin que, peu à peu, la réalité s’ajuste
à l’idéal imposé par les décisions capitulaires.
143

Conclusion
20 Espace visionnaire, espace de dialogue ? On peut dire que les visions et les apparitions
de la Vierge ont permis de délimiter un espace narratif ouvert à toutes sortes
d’ajustements entre idéal et réalité, à l’heure où l’ordre cistercien s’est
considérablement éloigné de son modèle primitif. En donnant à la Vierge le rôle d’une
interlocutrice privilégiée dans le dialogue entre le moine et le maître des novices,
Césaire d’Heisterbach lui a aussi conféré la charge de porter à un point de conciliation
tous les écarts au modèle idéal défini par les « pères » de l’ordre, puis par les
définiteurs des chapitres successifs. Les exempta qui ouvrent le dialogue visionnaire
entre la Vierge et les moines ou les novices cisterciens ont pour fonction de donner une
image exemplaire de la vie cistercienne. Aussi, la Vierge y joue un rôle exemplaire.
Qu’elle apparaisse pour recueillir la sueur des moissonneurs épuisés ou pour suppléer
aux défaillances de l’unanimité à l’intérieur des monastères, la Dame des apparitions
fait le lien entre théorie et pratique, modèles et quotidien. On comprend alors la raison
profonde du succès des exempla du Dialogus miraculorum. Leur leçon se résume à
l’essentiel : apprendre au moine cistercien à devenir un moine exemplaire, c’est-à-dire
« un » avec lui-même et avec l’esprit de Cîteaux pour devenir « un avec Dieu ». Le
novice exemplaire avait ainsi toute chance d’unir un jour son âme à Dieu. En humiliant
son corps dans le travail, en obéissant à la règle, il œuvrait pour sa simplicité. Il
devenait exemplaire. Le maître des novices avait ensuite la possibilité de conformer son
âme simple à la forme divine. « Sur le tour de l’obéissance, dans le feu de l’épreuve, le
maître des novices modèle (le novice) et lui donne sa forme » écrit encore Guillaume de
Saint-Thierry58. C’est encore la raison pour laquelle le Livre sept du Dialogus miraculorum
se termine sur l’évocation de la vision des moines sous le manteau de Marie, métaphore
de l’unité retrouvée59. Conformer les novices cisterciens aux vues générales de l’ordre,
donner au maître des novices des exemples de la Vierge pour le faire, tel est le but, en
définitive, que s’est donc fixé Césaire d’Heisterbach en rédigeant son Dialogus
miraculorum. Espace narratif modulable à volonté, la vision mariale lui permettait
d’introduire en quelque sorte un tiers dans le dialogue : la Vierge. Alors s’offraient
toutes sortes de perspectives pour le faire progresser, y compris celui d’offrir un espace
« vierge » pour des « révélations » relatives aux controverses théologiques, telle celle
sur l’Assomption de Marie60. Raconter de telles visions était aussi une manière d’inviter
au dialogue.

NOTES
1. Sur la mariophanie au Moyen Âge, nous nous permettons de renvoyer à S. Barnay, Les
apparitions de la Vierge, Paris, 1992 ; Le Ciel sur la terre. Les apparitions de la Vierge au Moyen Age
(préface de Jean Delumeau), Paris, 1999. L’analyse des différentes formes de manifestations
mariales a fait l’objet de ma thèse de doctorat nouveau régime soutenue le 14 mars 1997 à
l’Université Paris-X Nanterre : Un moment vécu d’éternité. Histoire médiévale des apparitions mariales
144

(IVe-XVe siècles). Lire et traduire le langage visionnaire, en cours de publication sous le titre Les
apparitions de la Vierge au Moyen-Âge (XIIe-XVe siècle). Un moment vécu d’éternité.
2. Par exemple, E. Benz, Die Vision. Erfahrungsformen und Bilderwelt, Stuttgart, 1969 ou encore P.
Dinzelbacher, Vision und Visionsliteratur im Mittelalter, Stuttgart, 1981.
3. Pour une présentation succincte du Dialogus miraculorum, F. Wagner, « Studium zu Caesarius
von Heisterbach », dans Analecta Cisterciensia, 29, 1975, p. 79-95 ; J. Berlioz, M.A. Polo de Beaulieu
(sous la direction de), Les Exempla médiévaux. Introduction à la recherche, suivie des tables critiques de
l’Index exemplorum de F. C. Tubach, Garae/Hésiode, 1992, p. 91-92.
4. E. Bertaud, s.v. « Dialogues spirituels », Dictionnaire de Spiritualité, t. III, Paris, 1957, c. 834-850.
Sur l’importance du « dialogue » comme genre littéraire dans la pensée cistercienne, voir
également A. H. Bredero, « Le Dialogus duorum monachorum. Un rebondissement de la polémique
entre cisterciens et clunisiens », dans Studi medievali, 1981, p. 501-585.
5. R. Foreville, Latran I, II, III et Latran IV, Paris, 1965, p. 332-333 ; M. Pacaut, Les moines blancs.
Histoire de l’ordre de Cîteaux, Paris, 1993, p. 172-173.
6. A. Barbeau (trad.), Césaire de Heisterbach. Le Dialogue des miracles, Livre 1, La conversion, Oka, 1992
(Collection « Voix monastiques », 6), p. VIII.
7. Sur l’exemplum médiéval, Cl. Brémond, J. Le Goff, J. Cl. Schmitt, L’exemplum, Turnhout, 1982
(Typologie des sources du Moyen Âge occidental), p. 37-38.
8. S. Barnay, Le ciel sur la terre, p. 16-19
9. Ibidem.
10. De vita s. Gregorii Thaumaturgi, in PG, vol. 46, col. 909-912. L’édition de ce texte est reprise dans
S. Alvarez-Campos (éd.), Corpus marianum patristicum, II, Burgos, 1970, p. 291-292. L. Froidevaux,
« Le symbole de saint Grégoire le Thaumaturge », Recherches de Science religieuse, 19, 1929,
p. 193-204.
11. M. Canevet, Grégoire de Nysse et l’herméneutique biblique. Étude des rapports entre le langage et la
connaissance de Dieu, Paris, 1983, p. 246-247 et p. 324.
12. Sur la mariologie des pères grecs du concile de Constantinople, la synthèse la plus récente est
celle de A. E. Nachez, Mary : Virgin Mother un the Theological Thought of St. Basil the Great, St. Gregory
Nazianzen et St. Gregory of Nyssa, Dayton, 1997, p. 120-178.
13. S. Barnay, Le ciel sur la terre, p. 16-21.
14. Idem, p. 22-23.
15. Gregorii episcopi Turonensis libri miraculorum, liber I : De gloria martyrum, in PL, vol. 71, col.
714-715.
16. A. de Vogué et P. Antin (éd. et trad.), Grégoire le Grand. Dialogues, t. 3, Paris, 1980, p. 70-73
(Sources chrétiennes no 265). Sur cette vision, V. Recchia, « Una visione mariana nei “Dialoghi” di
Gregorio Magno : “dialogus” IV, 18 », Virgo Fidelis. Studi mariani a cura di F. Bergamelli, M.
Cimosa (Miscellanea di Studi mariani in onore di Don Domenico Bertello), Roma, 1988, 203-214.
17. De gloria martyrum, chapitre VIII, in PL, 71, c. 713-715.
18. S. Barnay, Le ciel sur la terre, p. 35-38.
19. Idem, p. 40-41.
20. Ibidem.
21. R.W. Southern, « The english origines of the Miracles of the Virgin », dans Mediaeval and
Renaissance Studies, 4, 1958, p. 176-216.
22. Sur les sources du Dialogus miraculorum, B.P. Mc Guire « Friends and Tales in the Cloister : Oral
Sources in Caesarius of Heisterbach’s Dialogus miraculorum », dans Analecta Cisterciensia, 36, 1980,
p. 167-247.
23. J. Winandy (éd), Ambroise Autpert, moine et théologien, Paris, 1953, p. 94.
24. H. Barré, Prières mariales de l’Occident à la Mère du Sauveur, Paris, 1963, p. 109, note 40.
25. De Virginitate, II, 2, 6, in PL, 16.
145

26. Nombreux exemples cités par B. Martelet, Saint Bernard et Notre-Dame, Paris, 1985, p. 115-117 ;
G. Raciti (éd.), Aelredi Rievallensis Sermones I-XLVI, Collectio Claraevallensis prima et secunda,
Turnhout, 1989, Sermo XXIII, In Nativitate Sanctae Mariae, p. 185 §6 ; Sermo XXVI, In Festivitate
omnium sanctorum, p. 210 §1 (Corpus christianorum Continuatio mediaevalis IIA). Deux colloques
récents font le point sur la place de la figure mariale dans la pensée cistercienne : Respice stellam.
Maria in san Bernardo e nella tradizione cistercense. Atti del Convegno Internazionale (Roma,
Marianum, 21-24 ottobre 1991) a cura di M. Calabuig, Roma, 1993 ; La Vierge dans la tradition
cistercienne (sous la direction de J. Longère), Etudes mariales. Bulletin de la Société française
d’Études mariales, 1999.
27. B. M. Pranger, « The Virgin Mary and the Complexities of Love-Language in the works of
Bernard of Clairvaux », dans Cîteaux, 10, 1989, p. 112-138. Les étapes historiques de cette imitation
mariale sont rappelées par R. D. Hale, Imitatio Mariae. Motherhood Motifs in late medieval german
Spirituality, Harvard, 1992, p. 66-76 (notamment). Voir encore C. W. Atkinson, The oldest vocation :
Christian Motherhood in the Middle Ages, Ithaca, 1991.
28. La bibliographie mariale sur l’ordre cistercien est abondante : voir en particulier G. Vitti, M.
Falletti, « La devozione a Maria nell’Ordine Cistercense », Respice stellam, op. cit. note 26,
p. 287-348 ; bibliographie mariale sur l’ordre de Cîteaux présentée par S.M. Danieli, « Studi sul
pensiero mariano di San Bernardo. Rassegna bibliografia, 1950-1990 », dans Respice Stellam, op.
cit. note 26, p. 17-38 ; J. Leclercq, « Saint Bernard et la dévotion médiévale envers Marie », dans
Revue d’Ascétique et de mystique, 30, 1954, p. 361-375 ; D.J. Aunior, D.R. Thomas, « Cîteaux et Notre-
Dame », Maria. Études sur la sainte Vierge (sous la direction d’Hubert du Manoir), t. II, Paris, 1951,
p. 579-624 ; La madonna nel pensiero di san Bernardo e dei primi cistercensi (a cura di L. Scanu),
Milan, 1989 ; H. Barré, « Saint Bernard, docteur marial », dans Analecta Sacri Ordinis Cistercensis, 9,
1953, p. 92-113.
29. Aelred de Rielvaux, Sermon pour l’Assomption, 19, 23. G. Raciti (éd), Alredi Rievallensis Sermones I-
XLVI, Collectio Clarevallensis prima et secundo, Turnhout, 1989, (CCCM IIA). Ch. Dumont, « Aspects de
la dévotion du Bienheureux Aelred à Notre Dame », dans Collectanea Cisterciensia, 20, 1958,
p. 313-326. H. Häderlin, « St. Aelred of Rievaulx on the Imitation of Mary », Mary and the Churches.
Papers of the Chichester Congress of the Oecumenical Society of the Blessed Virgin Mary, The Columbia
Press, p. 30-41.
30. Bernard de Clairvaux, Sermon pour l’Assomption, 2, 8. La meilleure introduction aux sermons
mariaux de Bernard de Clairvaux reste celle de Μ.I. Huille et J. Regnard (éd. et trad.), À la louange
de la Vierge Mère, Paris, 1993 (Sources Chrétiennes n o 390), p. 25-96). Voir encore P.Y. Emery
(trad.), Sermons pour l’année, Turnhout-Taizé, 1990.
31. Point notamment souligné par L. Pressouyre, T.N. Kinder (éd), Saint Bernard et le monde
cistercien. Catalogue de l’exposition présentée à la Conciergerie de Paris, Paris, 1991, p. 12. Même
remarque dans L. Pressouyre, Le rêve cistercien, Paris, 1990, p. 24-25.
32. Sur ce point, l’article de M. Della Volpe, « Maria nell’“Exordium magnum” e nel “Dialogus
miraculorum” », Respice stellam, op. cit. note 26, p. 255-285 n’apporte aucun éclairage nouveau.
33. J. Strange (éd.), Césaire d’Heisterbach, Dialogus miraculorum, Cologne, 1851-1857, t. I (désormais
cité J. Strange), Distinctio prima, cap. XVII, p. 24 : Et cum me in via cum multa instantia hortaretur ad
conversionem, nec proficeret, retulit mihi visionem illam gloriosam Claraevallis, in qua legitur, quod
quodam tempore messis, cum conventus in valle meteret, beata Dei genitrix Virgo Maria et sancta Anna
mater eius ac sancta Maria Magdalena de monte venientes, quodam viro sancto qui stabat ex adverse,
aspiciente, de vallem eandem in magna claritate descenderunt, monachorum sudores terserunt, flabello
manicarum suarum ventura admoverunt, et reliqua quae ibidem posita sunt. Sermones huius visionis in
tantum motus fui, ut abbati promitterem me non venturum nisi ad eius domum gratia conversionis…
34. Comme en témoigne la tradition manuscrite et le premier témoin conservé dans le recueil
anonyme du Liber visionum et miraculorum compilé sous le priorat de Jean de Clairvaux
(1171-1179). Ms. Troyes 946, fol. 146. Le récit est ensuite rapporté par Herbert de Clairvaux
146

en 1178, in PL 185, c. 1273-1274, puis par Césaire d’Heisterbach et dans la chronique d’Helinand de
Froidmont après 1200, in PL. 212, c. 1077. Bonne mise au point sur la transmission littéraire de
cette vision, cf. B. P. McGuire, « A lost Clairvaux exemplum collection found : the Liber visionum et
miraculorum compiled under prior John of Clairvaux (1171-79) », dans Analecta Cisterciensia, 39,
1983, fasc. 1, p. 40-41.
35. J. Leclercq, Otia monastica. Etudes sur le vocabulaire de la contemplation au Moyen Age, Romae,
1963 (Studia Anselmiana, 51) et Id, L’amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs
monastiques du Moyen Age, Paris, 19903, p. 67-68.
36. A. Hoste, G. Salet, G. Raciti (éd. et trad.), Isaac de l’Étoile. Sermons, t. II, Paris, 1974, sermo 24,
p. 98 (Sources chrétiennes no 207).
37. Sur ce thème, cf. Ch. Dumont, « L’action contemplative, le temps dans l’éternité d’après saint
Bernard », dans Collectanea Cisterciensia, 54, 1992, p. 269-283, repris dans Id, Une éducation du cœur.
La spiritualité de saint Bernard et de saint Aelred, Notre-Dame du Lac, Oka (Québec), 1996, (Pain de
Cîteaux, 10, série 3), p. 57-77.
38. S. Barnay, Le ciel sur la terre, p. 74-93.
39. J. Strange (éd), op. cit. note 33, p. 2.
40. Nous laissons ici de côté l’analyse des récits mariophaniques du Dialogus miraculorum mettant
en scène des clercs ou des laïcs.
41. Μ. M. Davy (trad), Guillaume de Saint-Thierry, Un traité de la vie solitaire, Paris, 1940, p. 214-215
(Études de philosophie médiévale, 29). Sur la notion de simplicité, cf. J. Leclercq, L’amour des
lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Age, Paris, 1990, p. 195-197 ; Id,
Études sur le vocabulaire monastique du Moyen Age, Rome, 1961, p. 31-33 (excursus II, monachisme et
simplicité).
42. J. Déchanet (éd. et trad.), Guillaume de Saint-Thierry. Lettre aux frères du Mont-Dieu, Paris, 1985,
p. 197-199 (Sources chrétiennes no 223).
43. J. Strange (éd), op. cit. note 33, Distinctio octava, cap. II, III, IV et V, p. 80-86.
44. Par exemple, Idem, cap. XVI, p. 17.
45. B. Griesser (éd.), Exordium magnum Cisterciense sive narratio de initio Cisterciensis ordinis, Rome,
1961, dist. IV, c. XI, p. 236.
46. J. Strange (éd), op. cit. note 33, cap. XXXVIII, p. 56 ; cap. L, p. 70-71 ; cap. LII, p. 73 ; cap. LIII,
p. 73-74.
47. Idem, cap. XXXV, p. 44 ; Secunda feria post Palmas, stans in chore, cum psalmus “Eructavit cor
meum”, devote a conventu decanteretur, ecce Virgo gloriosa Dei genitrix Maria de presbyterio descendens,
et chorum more abbatis circuiens, monachis benedixit, sicque inter abbatis et prioris stallum exiens, quasi
ad conversorum chorum properavit. Exivit ille post earn, ut videret quo iret, sed earn videre non potuit.
48. J. B. Mahn, L’ordre cistercien et son gouvernement, des origines au milieu du XIII e siècle (1098-1265),
Paris, 1945.
49. F. de Place (introduction et bibliographie), G. Ghislain, J.-C. Christophe (éd. et trad.), Cîteaux.
Documents primitifs. Texte latin et traduction française, Achel, 1988, p. 62 (Cîteaux, Commentarii
cistercienses, 1988).
50. Sur cette question, la meilleure présentation reste celle de J.-B. Auberger, L’Unanimité
cistercienne primitive. Mythe ou réalité ?, Achel, 1986. Voir également L.J. Lekai, The Cistercians, Ideal
and Reality, Kent State Union, 1977, p. 54-78 (notamment).
51. C. Walker Bynum, Jesus as mother : Studies in the Spirituality of the High Middle Ages, Berkeley-Los
Angeles, 1982.
52. Par exemple, J. Strange (éd), op. cit. note 33, cap. XII, p. 15-16 ; cap. XXXIX, p. 57-58 ; cap.
XVIII, p. 24.
53. Par exemple, Idem, cap. XIV, p. 16. Dans un récit parallèle, inséré dans un des chapitres de l’
Exordium magnum, où la Vierge occupe la place et la fonction de l’abbé, elle se tourne ainsi vers le
plus vieux des moines qui se trouve à sa droite et lui donne un baiser de paix avant de lui laisser
147

contempler son enfant béni. Elle fait de même avec le moine assis à sa gauche. Les autres moines
présents reçoivent alors des deux vieux moines la paix céleste et se la communiquent par un
saint baiser. J. Strange (éd.), Dialogus miraculorum, op. cit., p. 16-17 ; p. 20.
54. Par exemple, Idem, cap. XVII, p. 23 ; cap. XIX, p. 24-25 ; cap. XXIV, p. 33-34.
55. Idem, cap. XVI, p. 23.
56. J.-M. Canivez (éd), Statuta Capitulorum Generalium Ordinis Cisterciensis ab anno 1116 ad annum
1786, Louvain, 1933, vol. 1, p. 101-102.
57. Idem, anno 1218, p. 484-485. J.-M. Canal, Salve Regina Misericordiae. Historia y leyendas en torno a
est antifona, Rome, 1963 (Terni e testi, 9), p. 15-20 ; H. Barré, « Saint Bernard et le Salve Regina »,
Marianum, 26, 1964, p. 208-216.
58. J. Strange (éd), op. cit. note 33, cap. LIX, p. 79-80.
59. J. Déchanet (éd. et trad.), Guillaume de Saint-Thierry. Lettre aux frères du Mont-Dieu, Paris, 1985,
p. 197-199 (Sources chrétiennes no 223).
60. J. Strange (éd), op. cit. note 33, cap. XXXVII, p. 45-46. Sur les controverses théologiques sur
l’Assomption dans l’ordre cistercien, la meilleure synthèse reste celle de M.E. Wellens, « L’ordre
de Cîteaux et l’Assomption », dans Collectanea Ordinis Cistercensium Reformatorum, 13, 1951,
p. 30-51.

AUTEUR
SYLVIE BARNAY
Maître de conférences à l’université de Metz et enseigne à l’Institut catholique de Paris. Elle a fait
sa thèse de doctorat en histoire sur « Les apparitions de la Vierge et le sens du langage
visionnaire au Moyen Age ». Parmi ses publications, Les Apparitions de la Vierge (Paris, 1992), Le Ciel
sur la terre. Les apparitions de la Vierge au Moyen Age (1999), et La Vierge, femme au visage divin (2000).
148

La vision béatifique par


anticipation ?
À propos de quelques récits de vision de la Trinité dans les « Vitæ
sororum » d’Unterlinden (vers 1300)

François Bœspflug

1 En lien avec mon travail systématique sur l’iconographie de la Trinité et un autre, plus
sectoriel, que j’ai entrepris récemment avec Véronique Germanier, sur la Trinité
comme « objet » de la vision béatifique telle que traduite dans l’art 1, je poursuis une
recherche sur les récits de « vision » de la Trinité dans l’Occident médiéval 2. Inconnus
du premier millénaire de l’ère chrétienne, ces récits commencent d’être attestés au
début du XIIe siècle. Le premier que je connaisse est un rêve visionnaire de Rupert de
Deutz, vers 11003. Il est suivi de peu par une vision de Christine de Markyate 4. Par la
suite, sans être légion, les visions de la Trinité se multiplient 5. Elles forment un genre
qui mérite d’être étudié pour lui-même : raconter une telle vision, réputée impossible,
suppose levés certains interdits et prises certaines précautions oratoires.
2 Les trois récits de vision de la Trinité que je vais présenter relèvent de ce corpus. Ils
renvoient à des expériences (réelles ou présumées) de la fin du XIII e siècle ou du début
du xive. Ils apparaissent, parmi d’autres mentions de visions, dans les portraits qui ont
été dressés de trois sœurs dominicaines (Bénédicte d’Eguisheim, Hedwige de
Laufenberg et Marguerite de Brisach) du monastère d’Unterlinden à Colmar, dans un
texte édifiant qui constitue une véritable galerie de portraits mystiques comparables,
les Vita sororum.

Les « Vitæ sororum » et le monastère d’Unterlinden


3 1. Les Vitæ sororum sont l’un des livres les plus célèbres de la littérature religieuse du
Moyen Âge6. Or, l’on n’en connaît que quelques manuscrits. Le plus ancien est le
manuscrit 508 de la bibliothèque municipale de Colmar, qui date du XV e siècle7 ; c’est la
copie, faite sans doute sur l’original, du texte latin du XIII e ou du début du XIV e siècle,
qui sera traduit au XVe siècle en langue vernaculaire (haut-allemand), avec quelques
149

ajouts8. La prieure de l’époque, sœur Elisabeth Kempf9, bonne latiniste, connaissant


bien l’œuvre de S. Augustin, mit à la disposition de chaque sœur un texte allemand des
Vitæ. Une mauvaise copie du texte conservé à Colmar, trop tronquée pour présenter
quelque intérêt, est conservée à Paris10. L’exemplaire de Colmar a connu une première
édition en 1625 par Matthieu Thanner, un chartreux de Fribourg11. L’ouvrage étant
devenu introuvable et n’étant plus connu que par une copie peu fiable éditée en 1725
par Bernard Pez, Jeanne Ancelet-Hustache en a donné une nouvelle édition, parue
en 193012. Le texte latin de cette édition couvre à lui seul cent soixante-quinze pages.
4 Soixante-dix ans plus tard, sauf erreur, aucune traduction intégrale n’en a été publiée –
du moins en français-, même si elle en a tenté plus d’un 13. Au siècle dernier, à côté
d’une traduction allemande14, une traduction française, incomplète et entrelardée de
considérations d’éditeur, avait été faite sur un manuscrit lui-même défectueux, qui fut
publiée sous le titre Fleurs dominicaines·. elle n’est plus guère utile 15, sauf au non-
latiniste désireux de se faire une idée rapide des Vita sororum. Plus surprenant : si
l’histoire de la transmission et de la traduction de ce texte a progressé depuis grâce aux
travaux de K.-E. Geith16, et même si les travaux des spécialistes actuels des mystiques
médiévales (tels P. Dinzelbacher, J. Hamburger, C. Bynum ou McGuire) y renvoient
souvent, il semble en revanche n’y avoir eu aucune étude approfondie du contenu
mystique de ce texte depuis l’édition de 1930, voire depuis les travaux de Danzas 17
(1877), ce qui ne laisse pas de surprendre, tant ce texte est riche d’indications et
d’informations susceptibles d’intéresser toutes sortes de spécialistes. La célébrité des
Vitæ sororum pourrait donc masquer le fait paradoxal que ce texte souvent lu par les
historiens de la vie religieuse et de la spiritualité n’a peut-être pas encore été scruté
comme il mériterait de l’être.
5 Rappelons sa structure. Il comporte d’abord une introduction faite d’un Prologue suivi
de huit chapitres, et se donnant pour un tableau d’ensemble des vertus qui fleurissaient
au monastère d’Unterlinden, qualifié de « Jardin des délices » 18. L’auteur y déclare son
propos, qui est de sélectionner à l’intention de ses « chères sœurs », quelques unes des
« fleurs parmi les plus rares », et de dresser un tableau de la vie du monastère à ses
origines. Cette introduction n’est pas une œuvre en tout point originale, tant s’en faut.
Dès le Prologue, on peut relever de nombreux extraits de la Vie de saint Dominique de
Thierry d’Apolda19.
6 Viennent ensuite quarante chapitres (chap. IX à XLVIII) qui sont en gros autant de
notices nominales dont on peut se demander, cette fois, si elles ne seraient pas
inspirées de celles des frères dans les Vitæ fratrum que Gérard de Frachet a rédigées vers
126020. En général, chacune d’elles est consacrée à une moniale 21 et une seule ;
quelques-unes évoquent deux moniales dans le même chapitre, quelques autres sont
des compléments. Elles vont de une à dix pages. Elles sont destinées à édifier le lecteur
(la lectrice) et à montrer que les sœurs « d’avant » illustrent ces mêmes vertus. Les
notices sont avares de précisions datées ; une seule comporte un millésime (chap. IX). Il
est difficile de savoir dans quel ordre les sœurs se succèdent : la rédactrice ne s’en
explique pas clairement22. Il semblerait cependant que ce défilé obéisse à l’ordre
chronologique des décès (ou des entrées au monastère23).
7 L’auteur du livre est une sœur qui fut prieure du même monastère vers 1340 24,
Catherine de Gueberschwihr25, qui dit avoir personnellement connu plusieurs sœurs et
s’être mise à écrire alors qu’elle-même était iam senescens, déjà vieillissante. Son
intention déclarée est à la fois d’édifier et d’empêcher l’oubli. Toutes les sœurs dont elle
150

parle sont défuntes. Elle tient ce qu'elle sait des confidences faites par les intéressées à
elle-même ou, plus souvent, à d’autres sœurs qui lui ont servi d’informatrices, et
parfois à des confesseurs26 (ce qui ne semble d’ailleurs pas lui poser de problème moral :
le secret de la confession ne s’applique donc pas aux pieuses confidences). Par
recoupements avec les obituaires d’Unterlinden (Colmar, ms. 302 pour les dominicains,
et ms. 57627), on en déduit que le manuscrit n’a pas pu être écrit avant 1282. L’éditrice
du XXe siècle considère finalement que « le Livre des Vies a été écrit à la fin du XIII e
siècle, ou plus vraisemblablement au début du XIVe siècle28 ».
8 2. « Il n’est sans doute pas de monastère dominicain du Moyen Âge dont l’histoire soit
plus familière que celle d’Unterlinden29 »: la bibliothèque municipale de Colmar
conserve cinquante manuscrits concernant ce monastère ou produits par lui 30. La
plupart datent du XVe siècle, comme les Vita sororum : ce sont des manuscrits
liturgiques, des commentaires bibliques, des vies de Jésus ou des saints, des traités
mystiques ou des recueils de prières. Parmi les sources qui renseignent sur la vie du
monastère, signalons les Annales du frère Jean 31, qui en relatent avec une certaine
candeur certains événements majeurs ou mineurs : dépenses (par ex., l’acquisition
d’une horloge : tous les monastères de l’époque n’en possédaient pas...), la douceur
exceptionnelle du climat tel hiver et les mouvements corrélatifs des cigognes, la mort
de la prieure, la famine de 1282, etc. Une autre source utile, pour la connaissance de la
vie religieuse du monastère, est le Liber miraculorum, ou Livre des Miracles de la Vierge, du
XVe siècle32.

9 S’agissant de l’histoire de la communauté, un document placé en tête de l’obituaire


d’Unterlinden33, et qui paraît avoir été rédigé, lui, vers le milieu du XIII e siècle, raconte
que le monastère est né de l’association de deux riches veuves résidant à Colmar, Agnès
de Mittelheim et Agnès de Herencheim (ou Herkhenheim ou Hergheim). À l’instigation
de frère Walther, dominicain de Strasbourg, lecteur conventuel34, elles résolurent en
effet de vivre ensemble une vie consacrée, en emmenant leurs enfants et leurs
domestiques, d’abord, en 1230, dans une maison du centre-ville (sub tilia, « sous les
tilleuls »), puis, en 1232, dans une autre, plus spacieuse, à Uf Mulin, un lieu-dit du
faubourg nord-ouest de la ville que possédait l’une d’elles près d’une chapelle dédiée à
saint Jean-Baptiste ; les premiers mots du manuscrit de Colmar (Iste liber est sororum de
sub tilia) font référence au nom de cette maison du début, qui, germanisé, deviendra
durablement le nom de la communauté.
10 Les deux femmes seront bientôt rejointes par d’autres, elles-mêmes issues pour la
plupart de la noblesse du sud de l’Alsace - se vérifie ici, dès le départ, le recrutement
nobiliaire des communautés des ordres mendiants que les travaux de Charles Wittmer
et de Georges Bischoff ont mis en relief35. Elles sont déjà huit pour la Saint-Jean de 1232.
Ces huit-là reçoivent l’habit religieux (de sœurs de l’ordre de Saint-Augustin ?) le jour
de la fête de saint André (c’est-à-dire le 30 novembre), des mains de frère Walther.
Diverses vicissitudes surviennent alors – changements de direction, retour à Sub Tilia, à
l’intérieur de l’enceinte de la ville nouvellement construite, pour des raisons de
sécurité (1252).
11 En 1245, la communauté fut placée du fait d’une bulle pontificale sous la règle de saint
Augustin. Elle ne sera canoniquement rattachée à l’ordre dominicain qu’en 1252 – ce
qui suppose peut-être, durant treize ans, un statut canonique encore souple, sur lequel
on aimerait être mieux renseigné. Les Constitutions de 1228 interdisaient aux Frères
prêcheurs, en tout cas, sous peine d’excommunication, toute cura monialium, qu’il
151

s’agisse de dominicaines ou de moniales d’autres ordres. Dans ce sens, l’ordre obtint des
bulles de Grégoire IX et d’innocent IV en 1239, 1243, 1252 – ce qui suppose que la
« direction » assurée par le frère Walther n’était pas tout à fait licite. Le mouvement
s’inverse ensuite : en 1257, Hugues de Saint-Cher, dominicain, cardinal et légat du pape,
s’appuyant sur un bref d’innocent IV (18 février 1254), fit précepte formel aux frères de
la province d’Allemagne de reprendre la charge des monastères de moniales
dominicaines36. Dix ans plus tard (1267), Clément IV chargea l’ordre du soin des
moniales. Cette décision eut une grande importance pour l’histoire de la mystique
rhéno-flamande et allemande37. Quoi qu’il en soit, les sœurs d’Unterlinden furent
dirigées successivement par les dominicains de Strasbourg, de Bâle (1234), de Fribourg
(1268 ; maître Albert, alors évêque de Ratisbonne, viendra consacrer le chœur de
l’église en 1269), puis par ceux de Colmar, lorsque les frères se construisirent, non sans
l’aide financière des sœurs, une maison dans cette ville, en 1278 38 – le couvent de sœurs
précéda donc de près d’un demi-siècle, à Colmar, celui des frères. Par la suite, lors des
graves disettes de 1282 et 1294, le couvent des sœurs parviendra à nourrir un grand
nombre de pauvres, se construisant une réputation de charité dans toute la région.
12 Les Vitæ sororum ne constituent pas une exception dans l’histoire de la vie religieuse de
cette époque. De tels manuscrits, obituaires développés ou véritables chroniques
monastiques, ont existé dans d’autres monastères de femmes au Moyen Âge 39,
notamment des monastères de dominicaines (Adelshausen près de Fribourg-en-Brisgau,
Engelthal près de Nuremberg, Katharinenthal près de Diessenhofen, etc.) 40 – ainsi la
chronique du monastère de Töss par Elsbeth Stagel, la confidente de Suso 41. Ils
permettent de les connaître de l’intérieur et d’observer le développement d’un courant
de spiritualité où les phénomènes mystiques ont eu une force et une fréquence
inconnues ailleurs et auparavant.
13 Le texte des Vitæ sororum contient de nombreuses indications sur l’origine des sœurs et
les circonstances de leur entrée à Unterlinden. La majorité d’entre elles, redisons-le, est
d’origine nobiliaire. On relève cependant la présence de quelques femmes d’origine
modeste, devenues sœurs converses (XLIII, XLIV) ; de l’une d’elles, il est précisé qu'elle
a été la femme d’un cultivateur (XXXIX) ; d’une autre, qu'elle ne savait ni lire ni écrire
(XXIV). Parmi les sœurs issues de la noblesse ou des milieux aisés, les unes ont été
confiées très jeunes au monastère et n’ont jamais eu d’autre horizon que celui du
cloître. D’autres qui ont ressenti une vocation précoce ont été longtemps empêchées de
la suivre par un projet de mariage imposé par leur famille, ou un mariage plus ou moins
subi ; dans le meilleur des cas, elles auront pu, d’un commun accord avec leur mari, se
séparer de lui et rentrer à Unterlinden tandis qu’il deviendra de son côté dominicain
(XXIII) ou cistercien (IX) ; dans le pire des cas, qui est aussi le cas le plus fréquent, elles
devront conquérir de haute lutte le droit de se faire religieuse, quitte, si elles étaient
belles, à demander et à obtenir la grâce de devenir laides (XVI), ou quitte à devoir
passer devant un tribunal ecclésiastique (XVIII) avant d’avoir gain de cause. Plusieurs
ont été mères (l’une d’elles a eu huit enfants) et sont arrivées accompagnées d’une,
deux ou trois filles42 (le monastère admettait ces novices très jeunes, à qui il fallait tout
apprendre, y compris à lire) ; plusieurs auront un ou des fils dominicains (X). Plusieurs
religieuses eurent donc à vivre durablement en présence de leur mère, religieuse dans
la même communauté – situation singulière.
14 Le monastère dut sans doute son rayonnement à l’excellence de son recrutement. Celui-
ci peut être dit excellent dans la mesure où nombreuses paraissent avoir été les sœurs,
152

à en croire les Vitæ sororum, qui avaient une motivation religieuse extrêmement forte.
Témoin le climat de ferveur du monastère : la foi y est très vive, cela va sans dire – ce
qui n’empêche pas certains doutes d’affleurer43 et d’être surmontés Dieu aidant (ce qu’il
fallait démontrer) ; elle est toute tendue vers la vision béatifique ; l’austérité y règne,
en particulier à table ; certaines sœurs dorment à la dure (XXII, XLV) ; la loi du silence
(celui-ci est valorisé comme « fondement de notre vie religieuse » ou comme « Père des
prêcheurs ») est strictement observée, jusqu’à l’héroïsme ; la participation régulière à
l’office divin est de règle, et le manuscrit cite plusieurs sœurs d’une exceptionnelle
assiduité dans la prière, ne quittant plus le chœur de toute la journée lors des fêtes... Le
prédicateur d’aujourd’hui pourra s’inquiéter de voir cité comme une marque de
sainteté le fait qu’une sœur ne s’est jamais endormie pendant le sermon. Moins
anecdotique : les pratiques de prière répétitive à dose héroïque sont monnaie courante,
la rédactrice se plaît à le souligner de manière quantifiée dans le dessein d’édifier ses
lectrices ; plusieurs soeurs récitent chaque jour le psautier en entier (XI, XXX), d’autres
s’obligent à 1 000 ou 2000 Pater et/ou Ave (XXXI, XXXIX), ou à 1 000 Salve Regina ; une
sœur a entrepris de réciter 300000 Pater (XXV). Nombreuses sont celles qui s’infligent
diverses pénitences ou supplices corporels : port d’un cilice (chaînes cloutées, cordes
rêches), application de la discipline (ce qui revient à se fouetter ou à se faire fouetter :
saint Dominique lui-même le faisait).
15 L’image de Dieu qui se dégage des Vita sororum pourra sembler ambivalente de prime
abord. Car si Dieu est bon, continuellement, et réserve des grâces insignes à celles qui
se considèrent comme ses épouses, le verset d’Écriture le plus souvent cité véhicule
l’image d’un Dieu qui réserve à ses élues ses coups : « Je châtie qui j’aime 44. » On peut se
demander si cette image d’un Dieu à l’amour cruel n’a pas été surimposée au manuscrit
primitif par la rédactrice du XVe siècle. Car le panorama des thèmes de piété et de
vision des Vies ne va pas dans ce sens. Il montre une dévotion communautaire qui se
porte en priorité vers Jésus, plus précisément vers Jésus enfant (avec un intérêt marqué
pour la préhistoire au ciel de sa naissance), vers Jésus en sa Passion (le culte des cinq
plaies y occupe une bonne place) et vers Jésus-hostie ; la sainte Vierge n’est pas en
reste ; un chapitre (VIII) est consacré à témoigner « de la dévotion spéciale et de la
vénération » que lui vouaient les premières sœurs ; les saints, en revanche, ne sont pas
très présents et se plaignent à une sœur, dans une vision, que leurs images aient été
écartées de l’autel45 – il en va de même des anges, la Trinité ne fait pas non plus partie
des insistances thématiques du manuscrit, encore que la relation du Fils au Père
apparaisse souvent. Le diable, qui fait quelques apparitions 46, ne paraît pas avoir
obnubilé les sœurs.
16 Dernière touche dans cette esquisse, l’importance extrême des phénomènes mystiques :
flots de larmes, olfaction tellement pénétrante qu’elle en devient paralysante (XXII),
afflux de douceur, révélation du jour de la mort (XXIV, XXXIII, XLIII), assurance du
salut éternel (XXXV), intellection surnaturelle de l’Ecriture (XXXVII), miracles,
apparitions de défunts ou défuntes, visions, auditions mystérieuses (par exemple du
bruit du marteau sur les clous de la Crucifixion : XXVIII, XLIV), rapts, mort en odeur de
sainteté (XVI, XIX), sans compter certains phénomènes plus rares, comme la lévitation
(XV), sont présentés comme des grâces, faveurs ou « consolations spirituelles 47 », c’est
à-dire comme des récompenses accordées par Dieu pour autant d’amour et autant de
vertu. La sainteté des sœurs est souvent confirmée post mortem par une apparition de la
défunte à une sœur du monastère (XI, XXI, XXXIV). Certaines visions supposent aux
yeux des contemporains, et aussi à ceux de l’historienne de ce siècle, « une très haute
153

faveur – telle la vision de la Sainte Trinité – que les mystiques des âges suivants sauront
mieux décrire48 ».

Trois « visions de la Trinité »


17 Les Vitæ sororum rapportent trois visions de la Trinité 49. Nous les abordons dans l’ordre
où elles apparaissent dans le manuscrit ; nous proposons au lecteur de lire d’abord une
traduction annotée des trois textes correspondants, avant de lui soumettre un
commentaire qui vaut pour les trois.
18 1. La première à être mentionnée est celle de Bénédicte d’Eguisheim 50, sœur de l’une
des deux fondatrices, Agnès de Herencheim (qui est présentée au chap. XXI). Mariée 51,
elle a eu trois enfants dont un garçon qui deviendra dominicain ; elle rentra à
Unterlinden avec ses deux filles52. Le titre du chapitre qui lui est consacré (chap. X) la
présente comme « entièrement vouée à Dieu (supra modum Deo devota) 53 ». Deux
phénomènes mystiques sont rapportés à son sujet, une audition puis un afflux de
douceur purificatrice, l’une et l’autre lors de la communion. La vision de la Trinité est
placée en dernier, comme il se doit pour le nec plus ultra 54.
19 « Enfin, cette servante de Dieu mérita d’être favorisée d’une grâce plus excellente, et
même très charismatique, par le Seigneur Sauveur. Un jour, pendant l’oraison, ses yeux
intellectuels s’ouvrirent subitement et, ravie totalement hors d’elle-même, elle fut
introduite sous la conduite du Seigneur dans cette paix qui surpasse tous les sens 55 et
qui est réservée en récompense éternelle pour tous les saints et en joie sans mélange ni
interruption. Dans cette extase, il lui fut donné de voir et de comprendre, environ une
heure durant, d’un regard lumineux, la Trinité superessentielle de la déité 56, que la vie
éternelle consiste à connaître, savoir et comprendre. Heureuse cette âme, vraiment, à
laquelle il a été concédé, par une admirable habilitation de la grâce divine, de goûter
avant l’heure (proegustare) et de jouir (frui 57) un petit moment (parva mora), autant qu’il
était possible à un homme mortel encore enveloppé de chair, de ces biens ineffables
que l’oeil n’a pas vus, que l’oreille n’a pas entendu, et qui ne sont pas montés dans le
coeur de l’homme58. Qui pourrait expliquer de manière adéquate (digne) comment, tous
les sentiments de son âme ayant été recréés et rénovés, elle s’enflamma d’amour pour
ce (ou celui ?) quelle avait vu ? Il est réservé à celui qui donne et à celui [celle] qui
reçoit de connaître l’immensité (l’intensité) des divines délectations dont elle jouissait.
C’est donc à bon droit (merito) qu'elle put s’écrier avec le patriarche Jacob : “J’ai vu le
Seigneur face à face et mon âme a été sauvée59”.
20 « Elle ne voulut révéler cette glorieuse vision à personne durant quatorze ans 60. Ensuite
elle s’en ouvrit (patefecit) à une sœur d’une grande sainteté, alors prieure, sous le sceau
du secret (secretius)61, affirmant que dans cette vision supracéleste elle aurait vu et
entendu des choses si admirables et ineffables, qu’il n’est ni permis ni opportun à
l’homme de les dire62. En outre (verumtamen), le Seigneur lui réitéra par trois fois 63 au
cours de sa vie le même excès de l’esprit (excessum mentis) par une semblable vision et
une semblable fruition, mais successivement et à longs intervalles de temps.
21 « Après avoir passé de nombreuses années dans l’ordre des Prêcheurs au monastère de
Sub Tilia, comme elle avait vaincu par sa dévotion sincère, ainsi fut-elle aussi rendue
libre par une heureuse mort (defunctione) de la chair et accomplit-elle ses jours dans le
bien et ses années en gloire. » Signalons au passage que l’un des comtes d’Eguisheim
avait, en 1317, un sceau avec trois anneaux et que l’église d’Eguisheim, de nos jours
154

encore, abrite une Vierge ouvrante qui, selon toute vraisemblance, a contenu en son
intérieur un groupe sculpté de la Trinité (aujourd’hui perdu). Cet objet est daté du
début du XIVe siècle, « vers 1320 », par la plus récente synthèse sur ce type d’objet 64.
22 2. Le chapitre consacré à Hedwige de Laufenberg (ou Löwenberg) (chap. XXXVI), l’un
des plus longs65 des Vita sororum, mentionne plusieurs visions. Il s’ouvre par une
déclaration précise sur le rédacteur et son lien à la visionnaire. Hedwige compte parmi
les anciennes, c’est-à-dire les « primitives » – elle a sans doute fait partie du premier
groupe de huit sœurs qui se sont installées à Colmar en 1232. Elle a une réputation « de
grande sainteté et religion », ce que confirme le fait que le Seigneur lui envoya des
« consolations divines multiples et fréquentes, lui révélant très souvent, par la vision
sensible à l’état de veille ou en excédant son esprit, les profonds mystères au sujet des
choses célestes et éternelles ».
23 Sa vision de la Trinité est précédée de deux visions qui, l’une et l’autre, placent la
visionnaire au milieu des bienheureux au ciel et déjà lui permettent de contempler la
Majesté de Dieu, sans que la Trinité soit mentionnée explicitement – il en est plusieurs
autres exemples dans les Vitæ sororum. Elle est suivie de plusieurs autres : une vision où
le Christ, qui apparaît vêtu en prêtre, à l’autel, communie lui-même les sœurs – de ce
type de vision, il existe également plusieurs autres cas ; puis des visions de sa sœur,
Mechtilde ; une vision lui fait voir le comte Gottfried « dans les plaies du Christ » ; une
apparition de saint Jean-Baptiste, le saint patron du monastère ; à l’agonie, la sœur
aurait reçu l’extrême onction des mains du Christ... La rédactrice estime que ces récits
devraient être salutaires pour beaucoup.
24 Voici le texte de sa vision de la Trinité66 : « Un jour, tandis que les divins mystères
étaient accomplis dans le chœur, cette sainte soeur, sortant subitement (subito) de son
esprit, et mise hors de soi (extra se facta) au moment où le prêtre immole à Dieu le Père
l’hostie salutaire, vit à travers les rayons d’une lumière intérieure les très profonds
mystères de la Trinité indivise, que la vie éternelle consiste sans nul doute à savoir,
connaître et comprendre. Introduite plus haut encore (sublimius) sous la conduite de la
grâce dans cette douceur, dans cette paix qui surpasse tout sens, il lui fut donné de
boire (prelibare) pour ainsi dire et de goûter (pregustare) par avance ces liesses
ineffables, que Dieu réserve en récompense éternelle dans la patrie à ses élus, en sorte
que de son esprit illuminé et liquide elle comprit alors et saisit lumineusement la
Trinité de la déité, plus manifestement que tous les dits et écrits de saint Augustin,
l’éminent docteur, par lesquels il avait élucidé celle-ci très bellement jadis dans ses
livres ; en sorte que ceux-ci n’étaient pas du tout comparables (minime comparari) au
point d’un unique instant de sa très pure intelligence, par laquelle à cette heure elle
avait été incomparablement illuminée (illustrabatur) dans la connaissance divine par
une grâce d’onction supracéleste.
25 « Revenue à soi de son extase, elle rapportait [cela], en toute confiance, à ceux qu'elle
voulut. Elle entendit bien et vit dans cette vision très divine, comme dit, le suprême
secret (archanum) de la Majesté, qu’il n’est pas possible ni permis à l’homme de dire 67.
De la contemplation vraiment du Souverain Bien elle se sentit remplie elle-même et
imprégnée d’une telle sagesse et d’une telle science, qu’elle aurait pu prêcher au monde
entier, très clairement et lumineusement, de l’essence ineffable de la Trinité, comme
elle l’affirmait très fermement (firmiter) après68 ».
26 3. Marguerite de Brisach (chap. LII)69 est présentée comme la fidèle servante de
l’observance : elle paraît avoir été « circatrice70 », c’est-à-dire avoir été chargée des
155

« proclamations » (accusations concernant les manquements à la règle commis par les


sœurs, et formulées lors de chapitres de communauté réservés à cet effet, appelés
« chapitres de coulpes »). C’est aussi une championne de l’ascèse : elle reste à prier au
chœur après matines ; « garde le silence » avec une exceptionnelle rigueur ; dort à la
dure ; ne boit que par trois fois, à petites gorgées ; mêle à ses mets de la cendre, des
épluchures rejetées de la bouche d’une sœur malade dont elle a la charge ; se prive de
multiples façons, par exemple : pendant quarante ans, elle ne s’est jamais appuyée au
mur ou au dossier d’une chaise.
27 Voici sa vision de la Trinité71 : « Nous ne devons pas passer sous silence une très grande
et très admirable grâce de consolation divine qui n’est accordée, croyons-nous, qu’à
très peu de personnes, et que la bénignité du Sauveur concéda à la bienheureuse sœur
dont nous parlons. Car elle affirmait en secret (asserebat secretius) à ceux qu'elle voulait
qu'elle fut ravie jusqu’en présence de la souveraine Majesté et élevée très haut au-
dessus de l’homme sous la conduite de la grâce jusqu’au spectacle (conspectum) de la
Très Haute (summoe) Trinité, où il lui fut accordé de ressentir (experiri) et de jouir très
heureusement (frui feliciter) et de déguster (degustare) l’espace d’une petite heure 72 et un
bref moment (brevi mora) de ce bien incompréhensible qu’est Dieu et qui est réservé aux
élus dans la patrie en récompense éternelle. Dans cette vision supracéleste, elle fut
assurément si déifiée par la conformité de l’union de Dieu que, durant ce rapt, elle put
être sur un mode merveilleux et ineffable, mais par grâce, ce que Dieu est par nature. Et
ainsi, par cette heureuse expérience, elle vérifia en soi plus pleinement la vérité de la
Sainte Écriture disant : “Voici, j’ai dit : vous êtes des dieux, et les fils du Très Haut” [Ps
81, 6]. Et en vérité, nous ne doutons pas du tout que soit véritablement arrivée à cette
heureuse sœur la grâce des merveilleux transports mentionnés ci-dessus, étant donné
surtout que sa sainteté était si manifeste pour ceux qui la fréquentaient que nous
jugerions déplacé de ne pas accorder foi à ses paroles. »

Éléments d’appréciation
28 Ces trois visions sont peu imagées. Leur rôle historique semble avoir été négligeable.
Mais contrairement à ce que l’on pourrait estimer de prime abord, elles sont loin d’être
insignifiantes. Elles livrent leur sens pourvu qu’on les resitue dans l’ensemble des
visions comparables de leur époque. Les trois visionnaires sont des inconnues dans
l’histoire de la mystique comme dans celle de la sainteté, ou peu s’en faut. Elles nous
mettent au contact d’un phénomène historique beaucoup plus vaste. Leurs visions
valent pour leur « moyenneté », leur mediocritas au sens étymologique : elles sont à mi-
distance entre la vision « très singulière », soit par la richesse de ses images (Mechtilde
de Magdebourg), soit par la densité de son contenu théologique (par exemple celles de
Hildegarde de Bingen, Elisabeth de Schönau), soit encore par son statut (ecclésio-
politique : ainsi certaines visions de Catherine de Sienne), et la vision dépourvue
d’originalité et de contenu (on en connaît beaucoup). Tentons d’en retenir et d’en
analyser quelques aspects.
29 1. Nature de l’expérience. Qu’est-ce que les soeurs ont réellement vu ? Leurs
expériences ont-elles pour prix un certain effacement de la frontière entre le réel et
l’imaginaire ? C’est difficile à dire. Mais un aspect qui leur est commun est leur mode
extatique : les soeurs ont le sentiment d’être (ou bien l’on veut croire quelles ont été)
ravies hors d’elles-mêmes — ce sont les mots raptus et excessus qui reviennent. Le
156

propre de l’extase est de distendre le lien de l’âme et du corps, de donner même le


sentiment que l’une se sépare de l’autre, au point d’entraîner la perte complète,
provisoirement, de toute perception sensorielle73. Les récits insistent sur cet état – à la
sublimité du contenu de la vision correspond la sublimité de l’état des visionnaires,
celui-ci n’étant pas éclipsé par celuilà dans le récit. Quelle réalité reconnaître à ces
extases ? Aucune d’entre elles n’a eu de témoin oculaire. Autant il paraît impossible à
l’historien de se prononcer sur l’authenticité de l’expérience, autant il lui paraît
intéressant de relever que cinquante ans auparavant, dans sa Somme théologique, saint
Thomas d’Aquin avait rajouté à la liste des charismes empruntée à saint Paul celui de
raptus, par lui défini comme un degré spécial de prophétie 74.
30 Ces visions extatiques ont-elles été sollicitées ou non ? L’attente individuelle est une
chose, et une autre l’entraînement ou la prédisposition qu’apporte le climat de ferveur
communautaire. Il est clair, dans le cas du monastère d’Unterlinden, que l’atmosphère
de ferveur liturgique, de dévotion et d’ascèse doit être considérée comme un cadre
favorable à de semblables phénomènes. Le charisme mystique de telle ou telle sœur
paraît avoir compté moins que le charisme mystique de la communauté tout entière.
31 Le lien entre ascèse et vision n’est pas explicitement souligné par la rédactrice, mais
beaucoup d’entre les visions adviennent alors que la soeur est dans un état
d’épuisement dû à un jeûne et/ou à une veille prolongée75.
32 2. Contenu. Le contenu de la vision et le langage du récit de vision sont si convenus, si
orthodoxes, et apparemment si dépourvus de surprise et de fantaisie que l’on peut
douter qu’il vaille la peine de s’attarder sur un tel « prêt-à-porter » mystique 76. C’est en
effet dans l’Écriture que ces visions puisent l’essentiel de leur contenu. Le modèle du
visionnaire auquel les sœurs s’identifient est parfois un patriarche de l’Ancien
Testament, tel Jacob, et le plus souvent saint Paul. Le vocabulaire employé est
fréquemment celui du ravissement rapporté par l’Apôtre dans la deuxième épître aux
Corinthiens (2 Co 12,1-6). C’est peut-être le texte du Nouveau Testament qui est le plus
souvent sous-jacent aux récits, voire aux expériences dont ces récits font mémoire. La
liturgie a évidemment joué le rôle de relais et de facteur incitatif : de nombreuses
visions adviennent durant l’office choral – on peut parler de visions à contenu
liturgique lorsque la date du calendrier liturgique n’est pas seulement l’occasion de la
vision, mais détermine aussi voire alimente directement son contenu : c’est vrai en
particulier des visions survenant à l’occasion des matines des grandes fêtes comme
Noël, Pâques et Pentecôte, la première des trois ayant une évidente priorité dans le
coeur des sœurs. De même, plusieurs visions ont lieu durant la célébration de
l’eucharistie, souvent au moment précis de la consécration ou de l’élévation. En
revanche, il ne semble pas que la plupart de ces visions, à quelques exceptions près 77,
aient dû beaucoup de leur contenu à des images matérielles présentes au monastère. Il
est en effet remarquable que les mentions d’images plastiques soient rares dans les Vita
sororum. J’en ai repéré trois seulement : l’une qui renvoie à une statue de la Vierge
devant laquelle une sœur est en prière (XXVII), une autre image de la Vierge que l’on
transporte en procession lors du siège de Colmar (XXII)78, et la troisième étant une
référence indirecte à l’iconographie traditionnelle de S. Jean-Baptiste (XXXVI : on parle
de l’agneau qu’il tient). En comparaison de la richesse en images du Liber miraculorum,
ou d’autres manuscrits de provenance ou d’usage monastique comme le Sci Vias de
Hildegarde de Bingen, le Hortus deliciarum de Herrade, le Das Fliessende Licht der Gottheit
de Mechtilde de Magdebourg ou les Cantiques Rothschild étudiés par J. Hamburger 79,
157

« l’iconicité » des Vita sororum est faible : on peut imaginer que dans les premiers temps,
Unterlinden était un monastère relativement pauvre en images plastiques. La période
que couvrent les Vitæ est antérieure à l’influence directe de Maître Eckhart, qui ne
reçoit son mandat de visite des moniales qu’en 1322, et dont la mystique de l’Être aura
précisément pour fonction de corriger la mystique des dominicaines allemandes en
jugulant ce qui devait apparaître alors comme une propension toute féminine à donner
un rôle de premier plan aux images et aux visions. Sans doute eût-il considéré de
manière fort critique les visions des sœurs d’Unterlinden. Mais au total, ces visions, si
audacieuses (ou prétentieuses) qu'elles puissent paraître à un lecteur contemporain,
sont passablement floues et relativement sages en comparaison de celles qui ont fleuri
dans d’autres abbayes de femmes, en particulier dans les Flandres et en Allemagne.
33 3. Fonctions. On peut estimer que la fonction de ces visions aura été, pour les sœurs
visionnaires, une fonction de compensation et, pour la communauté, une fonction de
légitimation80 – elles entrent dans la saga des origines. Mais à s’en tenir à la lettre des
récits de vision eux-mêmes, ceux-ci ont avant tout pour raison d’être d’édifier. La
rédactrice, et sans doute les visionnaires elles-mêmes, ont eu conscience, certes, du
caractère audacieux et exceptionnel de leurs visions. De peur d’être jugées
orgueilleuses, voire follement présomptueuses par leurs consœurs, et peut-être aussi
pour ménager leur propre pudeur et respecter la discrétion sur des expériences
relevant à leurs propres yeux de l’intimité avec Dieu, elles ont parfois exercé une forme
d’auto-censure à l’égard de ces expériences, quelles ont tues durant des années – pas
toujours : l’enthousiasme en a fait « craquer » une. Les Vitæ sororum placent ainsi le
lecteur dans la situadon d’un confident auquel on fait l’amitié de raconter des
expériences tenues longtemps secrètes. Cette attitude est aussi le reflet de ce qui est
expérimenté : au secret de Dieu (secret de son intimité divine, secret de ses décisions)
correspond le fait de garder secrètes les visions qui y donnent accès. Ce sont sans doute
les plus cultivées parmi les sœurs qui se taisent, étant mieux conscientes des enjeux,
c’est-à-dire du risque que certaines visions font courir aux sœurs qui les ont eues,
d’être jugées sévèrement et taxées d’orgueil. D’autres au contraire disent tout, tout de
suite81. Mais pour finir, on parle : ainsi le veut le genre édifiant. Le fait que ces récits
aient été tenus un temps secrets les rend encore plus édifiants...
34 4. Les visionnaires. Ces visions, et les Vitæ sororum en général, témoignent de l’entrée en
scène et de l’affirmation des « femmes religieuses », aux XII e et XIII e siècles, dans le
domaine de l’expression religieuse et de la réalisation de soi sur ce plan 82. Selon
certaines estimations, moins de 10 % des saints vénérés en Occident entre le VI e et le
XIIe siècle appartenaient au sexe féminin. Les chiffres les plus bas se situent entre 800
et 1150, après quoi s’amorce une remontée qui devient tout à fait significative autour
de 125083. L’image de la femme était globalement négative jusqu’alors 84 : cela commence
de changer. Les femmes sont au XIIIe siècle les destinataires les plus fréquentes des
phénomènes visionnaires. Ainsi, en l’espace d’un siècle, l’expérience visionnaire, jadis
réservée à une élite exaltée, recouvre une aspiration commune : ce qui était
extraordinaire aux yeux de Bernard devient presque banal dans la culture monastique
de la fin du Moyen Âge85.
35 Les visions « au plus haut niveau », celles de Dieu et de la Trinité, sont l’un des terrains
de cette affirmation des femmes à cette époque. Il s’agit d’un registre relativement neuf
où, dès le départ, les femmes vont faire pour ainsi dire jeu égal avec les hommes : dès le
XIIe siècle, à côté de Rupert de Deutz, on trouve Christine de Markyate, Elisabeth de
158

Schônau... et Hildegarde de Bingen. Au siècle suivant, les femmes prétendant avoir eu


une vision de la Trinité seront plus nombreuses encore que les hommes. Les trois
visions analysées supposent une certaine banalisation du phénomène – c’est du moins
ce que l’on peut affirmer avec le recul. Sur le moment, ces visions contribuent à l’image
idéale, et pour tout dire héroïque, des premiers temps de la communauté
d’Unterlinden86. L’intensité de ce qui se vit peut être analysée comme le lieu d’une
initiative des femmes dont les visiteurs ne viendront pas facilement à bout. Le
phénomène est d’ampleur européenne et caractérise les derniers siècles du Moyen Âge,
de Hildegarde de Bingen à Thérèse d’Avila. Comme le note P. Dinzelbacher,
« incontestablement, il n’est pas de genre littéraire, au Moyen Âge, dans lequel les
femmes aient produit autant de textes que dans la littérature visionnaire 87 ».

NOTES
1. Fr. Bœspflug - V. Germanier, « La communion des saints comme liturgie et prophétie. À propos
de deux miniatures de la seconde moitié du XVe siècle », La Maison Dieu, 220, 1999/4, p. 147-158.
2. Fr. Bœspflug, « la Trinité au Moyen Âge : visions et images (XII e -XIV e siècle) », in J. Ries (éd.),
Expérience religieuse et expérience esthétique. Rituel, art et sacré dans les religions, « Homo religiosus,
16 » (actes du coll, intern. de Liège/Louvain, mars 1990), Louvain-la-Neuve, 1993, p. 121-153 et pl.
IV-XV.
3. Fr. Bœspflug, « La vision en rêve de la Trinité de Rupert de Deutz (v. 1100). Liturgie, spiritualité
et histoire de l’art », Revue des sciences religieuses, 71/2, 1997, p. 205-229.
4. Fr. Bœspflug, « La vision de la Trinité de Christine de Markyate et le Psautier de Saint-Alban », in
A. Paravicini Bagliani (éd.), La visione et lo sguardo nel Medio Evo, (actes du colloque de Lausanne,
oct. 1995), Micrologus, VI, 1998, p. 95-111.
5. Fr. Bœspflug, « Le diable et la Trinité tricéphales. À propos d’une pseudo “vision de la Trinité”
advenue à un novice de saint Norbert de Xanten », Revue des sciences religieuses, 72/2, 1988,
p. 156-175.
6. Cette célébrité pourrait remonter aux études de Von Görres, La Mystique divine, naturelle et
diabolique, tr. fr., première partie : La Mystique divine, Paris, t. 1, 1854, sp. p. 119-125, à l’édition de
Klarus (voir infra, n. 14), à la traduction de Bussière (voir infra, n. 15), et à A. Danzas, Étude sur les
temps primitifs de l’ordre de saint Dominique, Paris/Poitiers, 4 t., 1877 (voir surtout t. 4).
7. Du point de vue codicologique, le manuscrit de Colmar occupe 141 pages écrites au recto et au
verso, avec un texte en latin disposé sur deux colonnes de 23 lignes ; ce manuscrit est de qualité
modeste, mais soignée : il n’est pas enrichi d’enluminures, mais comporte quelques belles
initiales filigranées. D’après l’écriture, une belle « gothique », il a été copié au XV e siècle – le
manuscrit original du début du XIIIe siècle n’a jamais été retrouvé.
8. K.-E. Geith, « Elisabeth Kempfs Übersetzung und Fortsetzung der “Vitae sororum” der
Katharina von Gueberschwihr », Annuaire de la Société d’histoire et d’archéologie de Colmar, XXXII,
1984, p. 27-42. L'Annuaire présente de manière détaillée le manuscrit Extravagantes 164.1 de la
Herzog-August-Bibliothek de Wolfenbüttel, qui contient la traduction allemande des Vitae
sororum (f. 7-126).
9. K.-E. Geith, « Elisabeth Kempf (1415-1485) : Priorin und Übersetzerin in Unterlinden zu
Colmar », Verfasser Lexikon, IV, col. 1115-1117.
159

10. BNF, lat. 5642 ; ms. décrit in J. Ancelet-Hustache, « Les “Vitae sororum” d’Unterlinden.
Édition critique du manuscrit 508 de la Bibliothèque de Colmar », Archives d’histoire doctrinale et
littéraire du Moyen Age, t. 5, 1930, p. 317-509 (p. 325-327).
11. J. Ancelet-Hustache, p. 324.
12. J. Ancelet-Hustache, art. cité.
13. Je dois à l’amabilité de la Sr Élie, o. p., moniale d’Orbey, d’avoir eu accès à la traduction
manuscrite (inédite) qu’une sœur de ce monastère, chartiste, Marguerite-Marie Jouanny
(1909-1976), a faite des Vitæ sororum. Une traduction a été entreprise également par M.
Eichenlaub, directeur des Archives du Haut-Rhin, qui n’a pas été publiée non plus, mais que son
auteur a eu l’obligeance de me communiquer.
14. L. Klarus, Reliquien aus dem Mittelalter, t. IV, Ratisbonne, 1863, qui donne la traduction
intégrale des Vitæ sororum sous le titre Lebembeschreibungen der ersten Schw. des Klosters der
Dominikanerinnen zu Unterlinden, von deren Priorin Catharina von Gebweiler.
15. Vicomte de Bussière, Fleurs dominicaines, ou Les Mystiques d’Unterlinden, Paris, 1864.
16. K.-E. Geith, « Zur Textgeschichte der “Vitae sororum” (Unterlindener Schwesternbuch) der
Katharina von Gueberschwihr », Mittellateinisches Jahrbuch, 21, 1986, p. 231-238 ; Id., « L’activité
littéraire des dominicaines d’Unterlinden aux XIVe et XV e siècles », dans Les Dominicaines
d’Unterlinden, Paris/Colmar, 2000, p. 160-166. Ce recueil constitue un excellent status quaestionis. Il
contient d’importantes contributions (notamment de J. Hamburger) sur la vie mystique des
moniales dont parlent les Vita sororum. Je n’ai malheureusement pas pu en tenir compte dans la
présente contribution.
17. A. Danzas, Études sur les temps primitifs de l’ordre de saint Dominique, Paris/Poitiers, 4 t., 1877.
Voir surtout t. 4, chap. 27.
18. On sait que cette expression qui provient du Cantique des Cantiques est aussi le titre d’un
recueil célèbre de l’abbesse Herrade de Hohenburg, destiné aux moniales de l’abbaye du Mont-
Saint-Odile.
19. Acta sanctorum, éd. de Venise, 1750, 4 août, § 79 s. ; voir Th. D’Apolda, Livre sur la vie et la mort
de saint Dominique, traduit et annoté par l’abbé A. Curé, Paris, 1887.
20. Une courte présentation des Vita fratrum est donnée dans Saint Dominique et ses frères. Evangile
ou croisade ?, textes du XIII e siècle présentés et annotés par M.-H. Vicaire, o. p., Paris, Cerf, 1967,
p. 40 s. Le texte des Vita a été publié en 1896 par Reichert dans Monumenta ordinis fratrum
pradicatorum, Louvain/Rome, t. I. Une traduction française a été publiée en 1912 par Lecoq, et une
traduction italienne du XVe siècle a été republiée par Ferrua en 1963.
21. Quelques notices sont consacrées à des sœurs converses ; une seule (chap. XLV) est réservée à
une « servante ». Il n’est pas rare que le nom de la sœur soit suivi de l’indication de la fonction
que ladite sœur a assumée dans la vie du monastère : prieure (XVII, XVIII, XXIII), sous-prieure
(XXIX, XXXV), chantre (XII, XIV, XXVIII, XXXV : celle-ci pendant trente ans !), lectrice ( ? XIV),
copiste de manuscrits (XXV, XXXIII), tourière (XI), infirmière (XXXI, XLIV), « circatrice » (XII ;
sur le sens de ce terme, voir infra, note 70), etc.
22. Elle parle ici et là du « fil » de ses pensées comme du principe d’ordre de sa rédaction (XV,
XVIII), voire comme du « plan » de l’ouvrage (XXIV), sans plus.
23. J. Ancelet-Hustache, p. 321, donne la liste des sœurs. Mais l’éditeur ne s’explique pas sur
l’ordre des notices.
24. J.-L. Eichenlaub, « Unterlinden », Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, Paris, 1997.
25. Bourg situé entre Rouffach et Colmar. Sur cette sœur, voir M.-H. Laurent, « Catherine de
Gueberschwihr », Dictionnaire d’Histoire et de Géographie Ecclésiastiques, XI, 1939, col. 1515 ; J.
Ancelet-Hustache, « Catherine de Gueberschwihr (1260 ? - † v. 1330 ?) », Dictionnaire de Spiritualité,
t. II, 1953, col. 348-351 ; P. Dinzelbacher, « Katharina von Gebersweiler », Verfasser Lexikon, IV, col.
1073-75. La partie du manuscrit qui parle d’Unterlinden, dans l’édition de Thanner, commence
160

par l’éloge de cette sœur Catherine, qui ne se trouve pas dans le manuscrit de Colmar (J. Ancelet-
Hustache, 1930, p. 324).
26. Par ex. au chap. XXXV.
27. C. Wittmer (éd.), L'Obituaire des dominicaines d’Unterlinden, Strasbourg-Zurich, 1946.
28. J. Ancelet-Hustache, p. 323.
29. J. Ancelet-Hustache, p. 332. Voir A.-M.-P. Ingold, Le Monastère des Unterlinden au XIII e siècle,
Paris-Strasbourg, 1896 ; G. Bischoff, G. Braeuner, C. Heck, Unterlinden, Strasbourg, 1979 ; A. Duval,
« Unterlinden », Dictionnaire de spiritualité, XVI, 1992, col. 62-64 ; J.-L. Eichenlaub, « Unterlinden »,
Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, Paris, 1997.
30. J.-L. Eichenlaub, « Note sur les livres manuscrits des établissements dominicains de Colmar et
Guebwiller », in J.-L. Eichenlaub (éd.), Dominicains et dominicaines en Alsace, XIII e -XX e siècle, actes
du coll. de Guebwiller (8-9 avril 1994), conseil général du Haut-Rhin, 1996, p. 31-36 (34-35).
31. Annales colmarienses maiore, texte présenté par J. Ancelet-Hustache, p. 332.
32. Colmar, BM, ms. 495 ; édité par P. Ingold, « Le Liber miraculorum d’Unterlinden », Miscellanea
Alsatica, 3e S., Colmar, 1897, p. 99-116. L’édition de ce texte est préparée par J.-Cl. Schmitt.
33. Colmar, ms. 576 ; J. Ancelet-Hustache, p. 329-330.
34. Serait-il le fils d’Agnès de Herencheim ? Irait en ce sens un passage du chap. XXI qui semble
avoir échappé à J. Ancelet-Hustache – qui dit (p. 385, en note) n’avoir rien trouvé sur ce frère, et
ne fait pas le rapprochement ; un doute subsiste, mais il est minime : le mari étant mort.
35. G. Bischoff, « Noblesse et ordres mendiants. Quelques remarques sur les couvents de Haute-
Alsace à la fin du Moyen Âge », in J.-L. Eichenlaub, op. cit., p. 21-30, qui renvoie aux contributions
de Christian Wilsdorf et de Gabriel Braeuner dans Georges Livet (dir.), Histoire de Colmar,
Toulouse, 1983.
36. Texte latin et traduction dans L'Année dominicaine, XIX, mars 1886, p. 552-553.
37. J. Ancelet-Hustache, La Vie mystique d’un monastère de Dominicaines au Moyen Age, d’après la
Chronique de Toss, Paris, 1928, n. p. 11 ; G. Théry, ο. p., « Esquisse d’une vie de Tauler », Le
Supplément à la Vie spirituelle, mars 1927, p. 146-148 ; J. Hamburger, The Rothschild Canticles. Art and
Mysticism in Flanders and the Rhineland circa 1300, New Haven/Londres, 1990, n. 15 p. 242 (biblio.).
38. J. Ancelet-Hustache, p. 330.
39. G.-J. Lewis, « Die Verfasserinnen der Schwesterbücher des 14. Jahrhunderts », in Y. Shichiji
(éd.), Begegnung mit des « Fremden » : Akten des VIII Internationalen Germanisten-Kongresses Tokyo,
1990, Munich, 1991, p. 201-211 ; C. Bynum, Jeûnes et Festins sacrés. Les femmes et la nourriture dans la
spiritualité médiévale, Paris, 1994, note 42, p. 52.
40. P. Dinzelbacher, « Dominicaines allemandes », Dictionnaire de la mystique, Turnhout, 1993.
41. Das Leben der Schwestern zu Toss beschrieben von Elsbet Stagel..., éd. par F. Vetter, Berlin, 1906 ; J.
Ancelet-Hustache, La Vie mystique d’un monastère de dominicaines, op. cit.
42. Avec une fille (XXXIX), avec deux (X, XXIII, XL), avec trois (XXXVIII).
43. Plusieurs mentions de sœurs en proie au doute, celui-ci étant vécu comme une tentation. Le
doute en milieu monastique est un domaine qui mériterait une étude particulière, à verser au
dossier publié par P. Dinzelbacher, « Étude sur l’incroyance à l’époque de la foi », Revue des
sciences religieuses, 73/1, 1999, p. 42-79.
44. Ap 3,19 ; voir aussi Pr 3,11-12, cité en He 12,6 ; ce verset est explicite en XIX, XXXVII, XLII,
LIII.
45. Apparition de Pierre et Paul, de saint Jean-Baptiste, le patron du monastère (XXXVI, XLVII).
Voir K.-E. Geith, « Heiligenverehrung und Hagiographie im Kloster Unterlinden zu Colmar », in
J.-L. Eichenlaub, Dominicains et dominicaines..., p. 167172.
46. Apparitions du diable : XIII, XXVIII, XXXVII).
47. Sur ce mot important du vocabulaire de la mystique, voir L. Poullier, « Consolation
spirituelle », Dictionnaire de spiritualité, II, 1953, col. 1617-1634.
48. J. Ancelet-Hustache, art. « Catherine... », col. 350.
161

49. Du moins si l’on réserve l’expression « vision de la Trinité » à celles des visions qui ont pour
objet principal la Trinité. Car il est encore plusieurs visions qui, sans être des « visions de la
Trinité » à proprement parler, ont une dimension explicitement trinitaire, par exemple celle de
Hedwige de Laufenberg lors la fête de Noël (éd. cité, p. 440, 1. 33 – 441, 34). D’autres visions
eschatologiques ont placé la sœur visionnaire devant le « Dieu de Majesté » (sans autre précision)
en présence de la cour céleste (en particulier dans les chap. XI, XX, XXII, XXIII, XLII).
50. Egenshen est le nom ancien d’Eguisheim, au sud de Colmar, ville natale du seul pape d’origine
alsacienne, Léon IX (1049-1054). La commune existe encore aujourd’hui. Bénédicte est la
cinquième sur la liste des moniales avec la mention suppriorissa (ms. 576, f. 2). Elle est morte un 21
juin.
51. A-t-elle été mariée à un membre de la dynastie des comtes d’Eguisheim ? La longue note de J.
Ancelet-Hustache, art. cité, p. 350, le laisse entendre, sans l’affirmer formellement.
52. L’une d’elles est Tude (chap. XIII). On peut se demander si l’autre n’est pas morte
précocement : ce qui expliquerait la demande de Tude de ne pas mourir avant sa mère, sous-
entendu comme sa sœur.
53. J. Ancelet-Hustache, art. cité, p. 350,1. 20 - 354, 1. 5, sp. p. 353, l. 7 s.
54. Ma traduction s’inspire de celle de la sœur Marguerite-Marie, mais restitue beaucoup de
nuances, lourdeurs et obscurités par elle gommées.
55. Comme me l’a fait observer G. Madec, que je remercie, il s’agit là d’une formule paulinienne
(Phil 4,7 : « Et la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, gardera vos cœurs et vos pensées
en Jésus-Christ », trad. TOB).
56. Cette formule vient du pseudo-Denys, peut-être à travers Jean Scot Érigène.
57. Référence au vocabulaire augustinien de la vision béatifique. Voir plus bas l’usage du terme
fruitio.
58. 1 Co 2,2.
59. Gn 32,30. À ma connaissance, la vision de l’échelle par Jacob n’a pas fait l’objet d’une
interprétation trinitaire largement diffusée. On attendrait plutôt que la sœur soit comparée à
Moïse ou à saint Paul.
60. La référence scripturaire, sinon la raison dernière, de cette forme fréquente d’autocensure
est de nouveau paulinienne : « Je connais un homme en Christ qui, voici quatorze ans... » (2 Co
12,2).
61. C’est vraisemblablement par cette sœur que la rédactrice eut connaissance de cette vision de
Bénédicte. Curieusement, la rédactrice n’indique que très rarement sa source.
62. Citation à peine voilée de 2 Co 12,4, que ne signalent ni Mme Ancelet-Hustache, ni la sœur
Marguerite-Marie.
63. La logique trinitaire semble commander cette triple répétition...
64. G. Radier, Die Schreinmadonna « Vierge ouvrante », von den bernhardinischen Anfängen bis zur
Frauenmystik im Deutschordensland, mit beschreibendem Katalog, « Frankfurter Fundamente der
Kunstgeschichte », Kunstgeschichtliches Institut der Johann Wolfgang Goethe-Universität,
Frankfort-sur-le-Main, 1990, cat. no 20, p. 86, et fig. 73 ; Fr. Boespflug, « la Trinité dans l’art
alsacien (XIIe -XV e siècle). À propos de quelques œuvres, du Hortus Deliciarum à la tapisserie de
Saint-Jean-Saverne », Cahiers alsaciens d’archéologie, d’art et d’histoire, XL, 1997, p. 99-123 (107 s.).
65. J. Ancelet-Hustache, art. cité, p. 439, 10 ; 450, 13 : c’est l’une des plus longues notices, avec
celles d’Adelheid de Rheinfelden (chap. XXIII, p. 394-406), et de Gertrude de Westphalie
(p. 480-493) ; la plupart des autres notices font de deux à quatre pages.
66. J. Ancelet-Hustache, p. 441, 1. 35-442, 21.
67. Encore une citation de 2 Co 12,4.
68. La présomption de cette sœur est d’autant plus candide qu’à la même époque un chapitre
général cistercien recommande au prédicateur de la fête de la Trinité de se taire sur ce mystère,
propter difficultatem materia. Voir P. Browe, « Zur Geschichte der Dreifaltigkeitsmesse », Archiv für
162

Liturgiewissenschaft, 1, 1950, p. 65-81 (70). La fête avait été adoptée par l’ordre dès 1175, avec rang
de fête d’apôtre, un sermon devant être prononcé lors de la vigile. Il faut croire que l’expérience
ne fut pas concluante ! Rappelons à ce propos que Rome résistera longtemps à l’inscription de
cette fête au calendrier liturgique : c’est seulement sous Jean XXII, en 1334, que cette inscription
eut lieu (F. Cabrol, « Le culte de la Trinité dans la liturgie et l’institution de la fête de la Trinité »,
Ephemerides liturgicæ 45, 1931, p. 270-278).
69. Sa notice fait partie de celles qui ont été rajoutées. Pourquoi la rédactrice dit-elle : « à
maintes reprises, contre mon gré, j’ai différé d’écrire ce chapitre... » ?
70. Niermeyer, Mediæ latinitatis lexicon minus, Leyde-New York-Cologne, 1997, art. « Circator » : 1.
Moine chargé de la ronde de contrôle dans un monastère ; 2. (Prémontrés) : dignitaire chargé de
faire le tour d’inspection dans une province de l’ordre ; 3. enquêteur ; 4. auditeur des comptes.
71. J. Ancelet-Hustache, art. cité, § 52, p. 499-504, sp. p. 501 à partir de la ligne 27.
72. On soupçonne un oxymore, ou une antiphrase de modestie : une heure, c’est à la fois très peu
et considérable pour une vision de ce type.
73. Sur les phénomènes d’extase au Moyen Age, voir P. Dinzelbacher, « Ekstase », Lexikon des
Mittelalters, III, 1985, sp. 1772 s. ; Revelationes, p. 17. Voir également l’art. « Extase » du Dictionnaire
de spiritualité, IV, 1961, sp. 2045-2189.
74. IIa IIæ, q. 178, a. 5 ; A. Vauchez, Saints, prophètes et visionnaires, p. 122.
75. Sur le lien entre jeûne et vision, voir E. Benz, Die Vision. Erfahrungsformen und Bilderwelt,
Stuttgart, 1969, chap. II/1 (« Vision und Askese »), p. 37 s.
76. Voir A. Vauchez, Saints, prophètes et visionnaires, p. 110, parlant d’un « prêt-à-porter
prophétique ».
77. J. Hamburger, The Visual and the Visionary. Art and Female Spirituality in Late Medieval Germany,
New York, 1998, chap. VI (« The Liber miraculorum of Unterlinden : An Icon and Its Convent
Setting »), p. 301. L’A. ne souligne peut-être pas assez la rareté de ces visions appuyées sur des
images. Il se pourrait que son analyse soit infléchie par la lecture du Liber miraculorum, et
l’évolution générale de la pratique d’images dans les monastères féminins à partir de la seconde
moitié du XIVe siècle.
78. J. Hamburger, The Visual and the Visionary, p. 279 s.
79. J. Hamburger, The Rothschild Canticles.
80. A. Vauchez, Saints, prophètes et visionnaires, p. 11 et 210 s.
81. XX, XXIV, XXVII, XXVIII, XXXVIII, XXXIX, XLI, XLII.
82. G. Duby et M. Perrot, Histoire des femmes en Occident, t. II, Moyen Âge, Paris, 1991.
83. A. Vauchez, « L’accession des laïcs à la vie religieuse », in A. Vauchez (dir.), Histoire du
christianisme, t. V, Paris, 1993, p. 862 s.
84. M.-Th. D’Alverny, « Comment les théologiens et les philosophes voient les femmes », in La
Femme et la civilisation des Xe -XIIe siècles, Cahiers de civilisation médiévale, 20, 1977, p. 105-129.
85. J. Hamburger, « The Visual and the Visionary. The Image in Late Medieval Monastic
Devotions », Viator, 20, 1989, p. 161-182 (181) ; A. Vauchez, Saints, prophètes et visionnaires, p. 125 s.
86. J. Hamburger, The Visual and the Visionary, p. 313.
87. P. Dinzelbacher, Revelationes, « Typologie des sources du Moyen Âge occidental », Turnhout,
1991, p. 80-81 ; « Europäische Frauenmystik des Mittelalters », in P. Dinzelbacher et D. Bauer
(éd.), Frauenmystik im Mittelalter, Ostfildern, 2e éd., 1990, p. 11-23.
163

AUTEUR
FRANÇOIS BŒSPFLUG
Professeur d’histoire des religions à la Faculté de théologie catholique de l’université Marc Bloch
de Strasbourg. Parmi ses dernières publications : Pour une mémoire des religions (Paris, 1996, avec
Fr. Dunand et J.-P. Willaime) ; Assise, dix ans après (1986-1996) (1996, dir., avec Y. Labbé) ; Le
Comparatisme en histoire des religions (1997, dir., avec Fr. Dunand) ; S’initier aux religions (1999, dir.,
avec É. Martini).
164

Conclusion
Françoise Dunand et François Bœspflug

1 Faut-il conclure ? Peut-on conclure ? L’hésitation est permise, voire recommandée au-
delà de toute rhétorique. Car il est apparu clairement au cours nos échanges, que les cas
de figure envisagés, et la manière même de les aborder, révélaient des disparités
considérables, selon que l’accent était mis sur le contenu même de la vision, ou sur la
fonction sociale, voire politique, de cette dernière, ou encore sur les visionnaires et la
nature de leur expérience. Eu égard à l'ampleur du champ considéré, le présent recueil
est limité, et divers : toute conclusion péremptoire serait aléatoire.
2 Pourtant, des lignes de force se sont dessinées. Et il semble bien qu’un accord se soit
fait sur des points essentiels.
3 S’agissant de terminologie, tout d’abord. Nous n’avons pas cru indispensable de
distinguer avec insistance les unes des autres les notions voisines d’apparition, de
vision, d’épiphanie et de théophanie. La notion de la « vision du divin » nous est
apparue comme une expression dont il est difficile de faire un concept, qui se peut
employer avec souplesse, et que l’on gagne à entendre au sens large qu’André Grabar
donnait à l’expression « théophanie-vision » : « l’apparition d’une divinité, pour un
temps limité et généralement très bref, à un seul fidèle, ou à un nombre limité de
croyants […] ; si éphémère qu’ elle soit, elle permet la contemplation immédiate du
divin1» – la seule réserve à émettre serait sur cette qualification d’« immédiate », nous
y reviendrons. On notera au passage que mises à part la théophanie du Sinaï, dont
certains aspects visuels et acoustiques furent perçus, nous dit-on, par toute l’assemblée
d’Israël, et certaines apparitions du Christ après la résurrection, qui auraient eu
plusieurs témoins, toutes les autres visions étudiées dans le présent recueil sont des
visions individuelles, y compris chez les sœurs d’Unterlinden, à propos desquelles on
peut parler d’un climat de ferveur communautaire extrêmement favorable aux visions.
4 Autre thème de réflexion qui se dégage du travail entrepris, et confirme notre intuition
de départ : la vision de Dieu, ou des dieux, c’est-à-dire du plus éminent des objets de
vision que l’on puisse imaginer, est attestée à peu près partout dans l’espace et dans le
temps, lors même qu'elle fut réputée impossible. Cette réfutation factuelle de
« l’impossible en théorie » est précisément ce qui a retenu d’emblée notre intérêt : une
chose la théorie des visions du divin qui prévaut chez les philosophes et les théologiens,
165

une autre le corpus constitué par les textes relatant ces visions : celui-ci n’obéit pas en
tout à celle-là. Le phénomène recouvre une attente collective ou un désir individuel qui
nous paraissent en constituer la part la mieux documentée. Et il est frappant, pour ceux
qui sont familiers de la culture grecque, de la théologie biblique ou de la mystique
chrétienne médiévale, de découvrir que l’Inde ancienne a connu une même tension
entre désir de voir le divin (« Je désire, ô suprême Purusha, te voir dans ta forme
divine ! ») et déclaration d’impossibilité (« Tu ne peux me voir avec tes seuls yeux
d’homme »). La vision du divin est de ce fait un chapitre obligé de l’histoire concrète
des religions, et même de l’anthropologie et de la sociologie religieuses.
5 Il serait toutefois hasardeux, d’après nous, de postuler quelque chose comme un fond
commun de l’expérience visionnaire du divin, un desiderium naturale qui serait
autonome, au moins partiellement, par rapport aux multiples déterminations
psychologiques, linguistiques, sociales et culturelles dans lesquelles l’expérience en
question a dû à chaque fois se couler pour accéder à elle-même, se dire et se
transmettre. La valorisation socioculturelle de ce type d’expérience varie d’ailleurs du
tout au tout, y compris au sein d’une même aire culturelle et religieuse : il est des
époques plus disposées que d’autres à lui faire sa place en lui accordant du prix.
Certaines, le second Moyen Âge par exemple, l’ont positivement encouragée, et ont
constitué à cet égard de véritables « pics de valorisation » ; d’autres, qui ne sont pas
toutes plus récentes, ont été très loin dans la suspicion, voire le mépris affiché, à
l’égard de telles expériences.
6 Nous n’avons pas cherché, les uns et les autres, à nous prononcer sur la réalité ou non
de la vision. Non qu’il faille disqualifier d’entrée de jeu toute recherche sur
l’authenticité du récit de la vision, c’est-à-dire sur l’historicité de son lien avec le
visionnaire désigné par ce récit : il est des cas permettant une critique interne, au plan
littéraire, du témoignage visionnaire, et autorisant des conclusions qui semblent
fiables2. Mais les récits de vision étudiés ici n’ont pas été scrutés dans cette perspective.
Comme le lecteur pourra le constater, les diverses contributions de ce volume, en dépit
de la variété des méthodes mises en œuvre et des périodes abordées, admettent sans
réserve que les visions ne nous sont accessibles qu’à travers une mise en mots ou une
mise en image qui impliquent à chaque fois la double médiation d’un langage
préexistant et d’une élaboration de circonstance. Nous nous sommes donc tous efforcés
d’appréhender la vision de Dieu à travers la grille du discours ou le code de l’image, en
partant du principe qu’il était possible d’analyser les circonstances et les conditions
dans lesquelles le récit ou l’image est produit, les circonstances et les conditions dans
lesquelles, à un moment donné, un individu dit (croit ?) avoir « rencontré Dieu ».
7 En revanche, on n’a guère pris en compte dans ces études – et on pourra le regretter –
le conditionnement psychique susceptible de favoriser l’expérience de la vision 3 ; il est
vrai que, s’agissant de sociétés anciennes, les données de cet ordre sont
particulièrement difficiles à appréhender et à interpréter. On peut essayer de
comprendre pourquoi, dans certains contextes, on a voulu « voir Dieu » – et on l’a voulu
si fort qu’on l’a vu, ou du moins on l’a cru. Mais dans d’autres cas la vision nous est
présentée comme spontanée, gratuite, échappant complètement à la volonté du
bénéficiaire et à son contrôle. Comment alors l’interpréter, si l’on exclut une lecture
purement théologique ? Une approche rationnelle du phénomène de la vision nous est
cependant apparue possible ; sans cette hypothèse de départ, il n’y aurait pas eu de
recherche commune. Mais nous avons refusé une démarche rationaliste, au sens
166

étroitement positiviste du terme, consistant à ne voir a priori dans l’expérience de la


vision qu’un cas pathologique, une pure illusion, un phénomène d’autosuggestion,
d’hallucination ou d’« hystérie » (pour parler comme au siècle dernier), ou bien le
simple effet d’une « manipulation » – encore qu’il apparaisse clairement que des visions
aient pu être utilisées pour des enjeux de pouvoir, ainsi lorsqu’il s’agit de justifier et
d’accréditer les fondations monastiques pacômiennes.
8 Divers exposés ont abordé le thème des modalités de la vision : corporelle, imaginative,
intellectuelle. C’est souvent avec les « yeux de l’âme » qu’on dit avoir vu Dieu ; ou bien
l’expérience, littéralement indicible, est celle d’une lumière intense, d’un feu qui brûle,
d’une présence ressentie plutôt que constatée, qui transporte éventuellement le
visionnaire dans un état d’extase et ne lui laisse le souvenir d’aucune forme bien
circonscrite. Mais par ailleurs la vision peut être tout à fait charnelle : ce corps divin,
on peut non seulement le voir, mais le toucher, toucher ses plaies, respirer son odeur…
Ici encore, le témoignage doit être pris pour ce qu’il est. Cela ne veut pas dire qu’il faille
renoncer à le décrypter : l’imaginaire des hommes et des femmes d’une époque est
marqué par des codes qui sont ceux de leur milieu et de leur temps. On doit donc,
autant que possible, s’efforcer de situer dans son contexte l’état d’esprit des
visionnaires, ce qui implique la prise en compte de l’accueil qui leur a été fait par les
contemporains, des attentes auxquelles leurs visions pouvaient répondre comme des
réticences qu’elles pouvaient soulever. Il reste que l’imaginaire du visionnaire ne peut
qu’être marqué par son « vécu », par l’expérience intellectuelle et affective qui lui est
propre et qui, la plupart du temps, nous échappe.
9 Une donnée importante, sous-jacente à tous les textes étudiés, est celle du genre
littéraire auquel appartient le récit de vision, et de la terminologie qui lui est propre. Il
ne nous semble pas que ce type de récit, qui est incontestablement marqué par l’objet
même de la vision (Dieu, le divin), constitue pour autant un genre littéraire spécifique.
Certes, il lui arrive souvent de se conformer à des schémas préétablis : deux des récits
de vision trinitaire des moniales d’Unterlinden utilisent des thèmes et un vocabulaire
quasiment identiques, très tributaires du récit du « rapt » visionnaire de saint Paul
rapporté dans la Seconde Épître aux Corinthiens. On peut, dans certains cas,
reconstituer la filiation littéraire de tel ou tel récit de vision ; mais son interprétation
dépend nécessairement de la nature et des objectifs du texte dans lequel il est inséré.
Ainsi, l’apparition d’un dieu grec peut être relatée dans un document faisant partie des
archives d’un sanctuaire, comme les inscriptions de l’Asklepieion d’Épidaure, et dans ce
cas on pourra lui attribuer sans trop de risque d’erreur une intention édifiante, voire
propagandiste. Mais le récit peut figurer dans un texte de caractère historique, chez
Hérodote par exemple, et dès lors on s’interrogera sur sa capacité d’exprimer une
croyance commune, une expérience partagée par l’auteur et ses lecteurs/auditeurs.
Enfin le récit de vision peut trouver place dans une tragédie ou dans un roman : il est
clair que, dans ce cas, il intervient comme un ressort dramatique ou romanesque,
permettant de faire avancer ou de dénouer une action ; mais cela ne veut pas dire pour
autant qu’il n’a pas, pour son public, une signification authentiquement religieuse. Cela
dit, il n’y a sans doute pas lieu d’opérer un strict partage entre les récits de vision
« littéraires » et ceux que l’on peut considérer comme des « documents ». Les textes
littéraires doivent bien tenir compte de la demande et du savoir d’un public, donc
renvoyer à un type d’expérience connu. Et les textes qui relatent une expérience vécue
167

ne sont jamais le reflet direct de cette expérience : ils se conforment à des codes qui les
rendent intelligibles.
10 Nous avons choisi de confronter des exemples de vision en milieu « païen » et en milieu
chrétien, ou judéo-chrétien ; or cette confrontation a fait apparaître à la fois des
divergences et des similitudes. Des parallèles existent : les « visions auditives », les
théophanies exprimées par le bouleversement des éléments (lumière intense, sol qui
tremble, orage…), bien attestées en milieu « païen », ont de nombreux parallèles en
milieu judéo-chrétien. De même, l’on retrouve ici et là, mutatis mutandis, jusqu’en plein
Moyen Âge chrétien, le thème des statues « animées », agissantes, parlantes, à travers
lesquelles la puissance divine est susceptible de se manifester 4. Mais on notera que
l’évocation des apparitions divines, dans les textes grecs ou égyptiens, est
généralement beaucoup moins détaillée, beaucoup moins explicite que dans les textes
chrétiens, médiévaux en particulier. Cette économie dans l’évocation pourrait
s’expliquer par l’omniprésence des images divines dans le décor quotidien : tout le
monde sait ce qu’est le dieu, nul besoin de le décrire… Mais ce n’est pas si sûr, et H.
Versnel a eu certainement raison de s’interroger : « Que voyait un homme d’une société
ancienne quand il voyait un dieu ? »5. Dans les sociétés anciennes non chrétiennes, on
peut « voir » les dieux – et donc les représenter –, parce qu’ils peuvent « s’incarner »
dans des formes diverses ; mais on dira d’un dieu grec qu’il est apparu « sous sa propre
forme », ou bien « sous forme humaine » : qu’est-ce alors qui permet de l’identifier
comme dieu ? On connaît l’histoire de la fleuriste que Pisistrate aurait déguisée en
Athéna et placée auprès de lui sur un char pour faire son entrée dans Athènes,
en 561/60 ; Hérodote, qui raconte cette histoire, s’indigne que les Athéniens aient pu
prendre cette femme pour la déesse ; or, il écrit une centaine d’années après
l’événement : y a-t-il eu un si grand changement dans les esprits ?
11 Les récits antiques non chrétiens font souvent état de visions en songe, qu’ils
distinguent de la vision « en plein jour » (ou du moins « à l’état de veille »). Mais il n’y a
peut-être pas une différence fondamentale entre ces deux types de vision : dans le rêve,
le Dieu vient (est dit venir) réellement auprès du dormeur ; parfois même, nous dit-on,
il laisse une trace de son passage : Bellérophon, à qui Athéna est apparue en songe,
trouve près de lui au réveil le mors qu'elle lui a donné pour dompter Pégase ; le
dormeur qui a vu Sarapis lui apparaître en songe trouve le matin une lettre que le dieu
a laissée sous son oreiller ; le malade qui, à Épidaure, a vu Asklépios pendant son
sommeil, constate le matin au réveil les traces du passage du dieu qui l’a guéri.
12 Reste une question centrale : « voir Dieu », est-ce considéré comme normal, en milieu
« païen », ou bien est-ce quelque chose d’exceptionnel, de l’ordre du miracle ? Pour les
Grecs et les Romains comme pour les Egyptiens, les dieux appartiennent à la fois au
monde de l’immanence et à celui de la transcendance. Ils sont souvent censés s’être
éloignés des hommes après une phase de cohabitation : c’est ce qu’exprime le mythe
hésiodique des races aussi bien que le mythe égyptien de la révolte des hommes. Mais
ces dieux demeurent présents au monde, susceptibles à chaque instant d’intervenir
concrètement pour orienter les activités des hommes, infléchir leur destinée. En
Égypte, le dieu habite sa statue cultuelle, dans le saint des saints du temple ; le temple
grec, lui aussi, constitue l’habitation terrestre du dieu. On pourrait admettre que, dans
des systèmes de ce type, il va de soi que les dieux se rendent visibles à tous. Or il ne
semble pas que ce soit le cas. Dans l’Égypte ancienne, la rencontre avec un dieu est
quelque chose d’exceptionnel, et généralement seul le roi en bénéficie ; dans le culte du
168

temple, seul le prêtre principal est admis à « voir le dieu face à face » (c’est-à-dire, en
l’occurrence, en sa statue). En Grèce, de telles rencontres se produisent, et semblent
parfois banalisées : c’est apparemment sans étonnement que Philippidès, aux dires
d’Hérodote, rencontre Pan sur le chemin de Marathon… Pourtant, le plus souvent,
l’homme qui comprend qu’il est en face d’un dieu a terriblement peur : « il est difficile
de soutenir la vue des dieux en pleine lumière » (Iliade, XX, 131). On ne s’étonnera pas
que, dans des systèmes religieux comme le judaïsme et le christianisme, qui mettent
beaucoup plus fortement l’accent sur la transcendance divine, la manifestation visible
de Dieu soit un phénomène exceptionnel, face auquel la réaction humaine ne peut être,
au moins dans un premier temps, que la peur : malheur à moi, déclarent
invariablement ceux qui en sont les témoins, persuadés que nul ne peut voir Dieu et
rester en vie (voir Ex 19,21 et 33,20).
13 Mais la peur n’exclut sans doute pas le désir. Elle en serait plutôt, parfois très
clairement, la signature. Mais pas toujours. Les divers récits de vision et d’apparition
analysés dans ce volume peuvent se classer, d’un point de vue objectif ou
phénoménologique, sur un même axe, entre ces deux bornes que sont la vision
spontanée, qui crée la surprise, et la vision recherchée ou provoquée (qui peut
également surprendre quand elle survient…). L’analyse des récits des apparitions du
Christ après la résurrection, par exemple, a fait ressortir leur caractère spontané : il n’y
a pas à proprement parler d’attente ni de désir déclaré chez les disciples de voir le
Christ, puisqu’ils le croient mort ; celui qui leur apparaît, du moins est-ce ce qui ressort
des textes, est donc un Dieu qui « se donne à voir », à l’improviste, pourrait-on dire, à
qui il veut, comme et quand il veut, ce qui suscite chez les « bénéficiaires » des
réactions allant de la surprise à l’incrédulité et à l’incompréhension. En revanche, les
visionnaires médiévales ont certainement désiré et recherché la vision. Pour le dire en
d’autres mots, mais d’un point de vue subjectif cette fois, les récits de visions en milieu
chrétien oscillent justement entre un pôle plus actif (la vision comme privilège à
obtenir, à conquérir ou à mériter) et un pôle plus passif (la vision comme grâce
imprévisible et imméritée, que l’on se garde bien de demander), oscillation qu’éclaire a
contrario la conception du yoga qui en fait une véritable « technologie de la vision »,
celle-ci étant recherchée pour elle-même, laborieusement et sciemment construite,
tandis que la Théophanie du Sinaï ou les apparitions du Christ surviennent et
surprennent, déroutant et malmenant les destinataires, au point que l’on est conduit à
parler d’une forme spécifique, le passivum divinum, pour désigner les expressions par
lesquelles on rapporte que « Dieu a été vu ». Les visions des Pères du désert, celles du
Dialogue de Césaire de Heisterbach occupent au fond une position médiane entre ces
deux pôles opposés du tout volontaire et du tout involontaire.
14 Cette polarité existe déjà en milieu « païen », ce qui justifie à nos yeux le
rapprochement fait entre les deux univers. Le « prêtre des Grecs » qui s’étonne que tant
de sacrifices consentis par les « fous de Dieu » ne leur obtiennent pas des visions
témoigne à sa façon d’une conception selon laquelle les visions devraient advenir
comme le juste salaire de l’effort ascétique, alors que d’autres discours les présentent
comme un don imprévisible, auquel il serait présomptueux voire franchement coupable
d’aspirer. L’apparition en milieu « païen » est souvent spontanée, imprévue,
troublante ; elle n’en est pas moins demandée par les fidèles comme une grâce. Vers la
fin du Ier millénaire a.C., puis dans les premiers siècles de notre ère, le désir de « voir
Dieu » s’exprime plus fortement que par le passé dans les milieux « païens » ; les récits
de vision deviennent plus nombreux, peut-être en liaison surtout avec une
169

fréquentation accrue des sanctuaires guérisseurs. Le terme epiphaneia, au sens où il


désigne la manifestation visible d’un dieu, apparaît dans les inscriptions grecques à
l’époque hellénistique ; chez les auteurs à partir du Ier siècle a.C. Faut-il admettre que se
développe alors chez les fidèles un besoin de proximité plus grande avec leur dieu, le
désir de se sentir l’objet d’une élection ?
15 La question de l’irruption de la nouveauté, enfin, et celle, corrélative, de la reprise des
modèles, ont été croisées à plusieurs reprises. La Théophanie du Sinaï est inimitable :
l’expérience de Moïse au sommet (et du peuple au pied) du Sinaï n’a guère
d’antécédent ; mais surtout, la réception de la Loi place Moïse, définitivement, au-delà
de toute imitation pensable (même si la réflexion d’un Grégoire de Nysse reviendra sur
sa figure pour en faire l’archétype du visionnaire, au moins à certains égards) ; de
même, les apparitions du Christ après la résurrection n’ont eu qu’un temps, elles
s’achèvent et ne se reproduiront pas de la même façon. Il n’en va pas de même du
ravissement de Paul, des visions des Pères du désert ou de celles des moniales
d’Unterlinden, qui ont été pour ainsi dire « modelés » par d’autres visions, et pourront
à leur tour constituer des modèles pour beaucoup d’autres chercheurs de Dieu après
eux.
16 On le voit, le présent volume ne se contente pas de récapituler une recherche
collective, il pointe aussi vers d’autres tâches à accomplir. L’une d’entre elles, aussi
ardue que stimulante, consisterait à envisager désormais de faire une véritable
« histoire de la vision du divin » en tant qu'elle constitue un révélateur de la
transformation des attitudes mentales et de la relation entre les fidèles et leur dieu.
Est-il pertinent de distinguer des « époques privilégiées » de la vision ? Dans quelle
mesure celles-ci coïncident-elles avec les moments forts d’une histoire de l’imaginaire
et des autres phénomènes « mystiques » comme la possession et l’extase ? L’histoire
sociale du surnaturel reste à écrire.

NOTES
1. A. Grabar, Martyrium. Recherches sur le culte des reliques et l’art chrétien antique, Paris, t. 2, 1946,
p. 132.
2. Voir par exemple le travail de J. Amat, « L’authenticité des songes de la Passion de Perpétue et
Félicité », dans Sogni, visioni e proefezie nell’antico cristianesimo (= Augustinianum, 29/1-3), 1989,
p. 177-191. On trouvera dans le même volume d’intéressantes considérations sur le problème de
l’authenticité des visions sous la plume de P. Maraval, « Songes et visions comme mode
d’invention des reliques », p. 583-599, sp. p. 598-599.
3. Pour une approche de ce type, mais sur un terrain qui n’est pas celui de l’histoire proprement
dite, voir A. Vergote, « Visions et apparitions. Approche psychologique », Revue Théologique de
Louvain, 22, 1991, p. 202-225.
4. Voir à ce sujet le texte éclairant de J.-Cl. Schmitt, « Rituels de l’image et récits de vision », Testo
e immagine dell’alto medioevo, Spolète, 1994, p. 419-459.
5. H. S. Versnel, « What did ancient man see when he saw a god ? Some reflexions on greco-
roman epiphany », dans Effigies Dei, éd. D. Van der Plas, Leyde, 1987, p. 42-55.
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AUTEURS
FRANÇOISE DUNAND
Professeur à l’UFR des Sciences Historiques, et directeur de l’Institut d’Histoire des religions de
l’Université Marc Bloch de Strasbourg, est spécialiste de l’Égypte tardive. Parmi ses dernières
publications : Dieux et hommes en Égypte (1991, avec C. Zivie-Coche) ; Les momies et la mort en Égypte
(1994, avec R. Lichtenberg) ; Isis, Mère des dieux, Paris, Éditions Errance, 2000.

FRANÇOIS BŒSPFLUG
Professeur d’histoire des religions à la Faculté de théologie catholique de l’université Marc Bloch
de Strasbourg. Parmi ses dernières publications : Pour une mémoire des religions (Paris, 1996, avec
Fr. Dunand et J.-P. Willaime) ; Assise, dix ans après (1986-1996) (1996, dir., avec Y. Labbé) ; Le
Comparatisme en histoire des religions (1997, dir., avec Fr. Dunand) ; S’initier aux religions (1999, dir.,
avec É. Martini).
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Les auteurs

1 Sylvie BARNAY est maître de conférences à l’université de Metz et enseigne à l’Institut


catholique de Paris. Elle a fait sa thèse de doctorat en histoire sur « Les apparitions de
la Vierge et le sens du langage visionnaire au Moyen Age ». Parmi ses publications, Les
Apparitions de la Vierge (Paris, 1992), Le Ciel sur la terre. Les apparitions de la Vierge au
Moyen Age (1999), et La Vierge, femme au visage divin (2000).
2 François BŒSPFLUG est professeur d’histoire des religions à la Faculté de théologie
catholique de l’université Marc Bloch de Strasbourg. Parmi ses dernières publications :
Pour une mémoire des religions (Paris, 1996, avec Fr. Dunand et J.-P. Willaime) ; Assise, dix
ans après (1986-1996) (1996, dir., avec Y. Labbé) ; Le Comparatisme en histoire des religions
(1997, dir., avec Fr. Dunand) ; S’initier aux religions (1999, dir., avec É. Martini).
3 Michel DENEKEN est maître de conférences en théologie dogmatique et doyen de la
Faculté de théologie catholique de l’université Marc Bloch de Strasbourg. Parmi ses
dernières publications, sa thèse d’habilitation : La Foi pascale. Rendre compte de la
résurrection de Jésus aujourd’hui, Paris, 1997.
4 Françoise DUNAND, professeur à l’UFR des Sciences Historiques, et directeur de l’Institut
d’Histoire des religions de l’Université Marc Bloch de Strasbourg, est spécialiste de
l’Égypte tardive. Parmi ses dernières publications : Dieux et hommes en Égypte (1991, avec
C. Zivie-Coche) ; Les momies et la mort en Égypte (1994, avec R. Lichtenberg) ; Isis, Mère des
dieux, Paris, Éditions Errance, 2000.
5 Véronique GERMANIER, historienne de l’art (université de Genève), est l’auteur de
plusieurs publications sur des manuscrits enluminés (du XIIIe au XVe siècle) et achève
une thèse de doctorat sur « L’image de tous les saints dans l’art médiéval », sous la
direction de Jean Wirth.
6 Goulven MADEC, membre de l’Institut des études augustiniennes, professeur à la Faculté
de philosophie de l’Institut catholique de Paris, est directeur de recherche au CNRS.
Parmi ses ouvrages récents, Le Dieu d'Augustin, Paris, Cerf, 1998.
7 Pascaline MANGIN, étudiante à l’université Marc Bloch, a soutenu un mémoire de
maîtrise en histoire sur la virginité dans les romans grecs et prépare un autre mémoire
en lettres classiques.
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8 Sylvain MAZARS titulaire d’un DEA en histoire des religions (université Marc Bloch) sur
l’éthique médicale du bouddhisme, a entrepris une thèse de doctorat sur ce sujet.
9 Madeleine SCOPELLO, chercheur au CNRS. Parmi ses publications : L’exégèse de l’âme (Nag
Hamadi II, 6) (Leyde, 1985) ; Les Gnostiques (Paris, 1991), et de nombreuses contributions
scientifiques dans les domaines de la gnose et du manichéisme.
10 André WÉNIN, professeur d’exégèse de l’Ancien Testament à la Faculté de théologie de
l’université catholique de Louvain-la-Neuve. Parmi ses publications : L’homme biblique.
Anthropologie et éthique dans le Premier Testament (Paris, 1995) ; Pas seulement de pain...
Violence et alliance dans la Bible (1998) ; Isaac ou l’épreuve d’Abraham. Approche narrative de
Genèse 22 (Bruxelles, 1999) ; Studies in the Book of Genesis. Redaction and History (Leuven,
2000).

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