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Joseph Cuoq

L'Église d'Afrique

Éditions Sainte Perpétue


L'Église d'Afrique

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Table des matières

Chapitre I : L'Afrique du Nord avant les chrétiens 4


Chapitre II : Les premières communautés chrétiennes 7

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Chapitre III : Saint Cyprien, Pasteur de l'unité 12

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Chapitre IV : L'Eglise déchirée au temps du schisme donatiste 19


Chapitre V : Saint Augustin, l'apogée de l'Église d'Afrique 25
Chapitre VI : L'Église exilée : les Vandales 34
Chapitre VII : L'Église et l'ordre byzantin 40
Chapitre VIII : L'Église d'Afrique devant la conquête arabe 47
Chapitre IX : Dernières lueurs de la hiérarchie épiscopale 54
Chapitre XII : Ainsi finit l'Église d'Afrique 60
Conclusion générale 63

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Chapitre I
L'Afrique du Nord avant les chrétiens

Sur cette immense scène qui s'étire de Tripoli jusqu'à Tanger en passant par Carthage, avec
l'Atlas comme arrière-fond, trois peuples, différents d'origine mais déjà chargés d'histoire et de
légendes, cohabitaient, à l'époque où le christianisme, aux II-Ille siècles y pénétra : les Berbères,
descendants des Gétules et des Libyens, les Puniques ou Phéniciens, venus de la mer et, enfin, les
Romains, derniers arrivés, qui étaient les maîtres.
C'est par l'implantation phénicienne sur ses côtes, libres de tout occupant, que le Maghreb
commence son histoire. Entre les Xle et IXe siècles avant l'ère chrétienne, des commerçants de Tyr
explorèrent, pour s'y établir, les meilleurs ancrages de cette partie de la côte. Ils fondèrent d'abord
Cadix (1110), en Espagne, puis Utique (1101) dans le golfe de Tunis et beaucoup plus tard
Carthage (814). Pendant longtemps, ces escales ne comprirent qu'un faible contingent de plusieurs
centaines d'hommes, juste le nécessaire à la protection des navires et des marins.
Au cours des vie-Ive siècles, de nombreux établissements ponctuèrent le rivage de l'Afrique :
Leptis Magna, Gabès, Sousse, Nabeul au sud de Carthage et, à l'ouest, Utique, Bizerte, Annaba,
Skikda, Alger, Tipasa, Tanger.
Carthage, qui, au Ve siècle, était devenue une très grande ville, s'affirma très tôt comme la
métropole incontestée de tous ces ports. Par sa flotte, elle fréquentait les mers bien au-delà de la
Méditerranée et de l'Espagne, dont elle exploitait les mines ; elle commerçait avec le Sud du Maroc,
le Rio de Oro ; elle avait même poussé des pointes jusqu'en Cornouailles et en Scandinavie. Par ses
caravanes, guidées par les Garamantes du Fezzan, elle ramenait l'or du Niger jusque dans ses
entrepôts. Un tel développement exigeait des ressources vivrières locales. Aussi, assez rapidement,
les Carthaginois s'associèrent-ils aux Libyens pour mettre en valeur les bonnes terres du territoire,
qui s'étendaient, en cette période, jusqu'à la Tripolitaine. La prospérité régnait. Carthage passait
alors pour la ville la plus riche de la Méditerranée, moins pour le capital accumulé que pour le
volume des affaires traitées.
Cette prééminence n'était pas sans risques ni sans envieux. C'est alors qu'eurent lieu les fameuses
guerres puniques, en 261-242 et en 218-202. Et, comme il arrive souvent dans les guerres trop
longues, des partenaires souvent inattendus surgirent pour réclamer leur part dans l'enjeu initial
engagé sans eux. C'est ce que l'on vit durant la seconde guerre punique, au cours de laquelle
l'Afrique oubliée fit valoir ses droits par la voix d'un habile chef berbère, Masinissa. C'est par lui
que les Berbères entrent dans l'histoire et cette entrée mérite plus qu'une simple mention, car elle est
typique de la politique des populations locales en face de l'étranger occupant leur pays.
Quand éclata la seconde guerre punique, Syphax et Masinissa, chefs des deux plus grandes
confédérations berbères à l'ouest des territoires puniques, prirent le parti des Carthaginois contre les
Romains. Masinissa lui-même combattit brillamment ces derniers en Espagne. Mais, ayant été
écarté de la succession, il laissa Syphax continuer le combat aux côtés des Carthaginois et, faisant la
paix avec Rome, il se mit au service de Scipion l'Africain. Ce fut pour ce dernier un appoint décisif
lors du débarquement des troupes romaines et surtout à la bataille finale de Zama, en 202. Masinissa
en fut largement récompensé : son modeste royaume récupéra les territoires que les Carthaginois lui
avaient enlevés et s'agrandit d'une partie des possessions de Syphax. Il devenait ainsi le plus grand
roi berbère ; ayant pour capitale Cirta (Constantine), il étendait sa domination sur tout l'arrière-pays
du territoire punique. Vainement, il espéra posséder un jour Carthage comme capitale. Les Romains
qui redoutaient en lui un adversaire en puissance s'y opposèrent. Deux ans après la mort de
Masinissa, en 146, ils firent même raser Carthage, ruinant du même coup le rêve du vieux chef
berbère chez ses successeurs.
Entre la victoire romaine de Zama et la destruction de Carthage, un demi-siècle s'écoule, qui n'est
pas vide d'histoire. Rome, victorieuse, s'est repliée chez elle, laissant les Carthaginois à leur sort de
vaincus. Ces derniers n'en reprennent pas moins leur trafic et, fait encore plus surprenant, leur
influence se développe parmi les tribus berbères, particulièrement dans le royaume de Masinissa

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que la guerre avait ouvert à une autre civilisation, celle des villes et des bourgs. Cette mutation
socioculturelle est à noter, car elle est à l'origine de l'évolution qui poussera dans la suite les
descendants de ces tribus à s'urbaniser. De cette époque, on peut dater l'expansion sans précédent de
la langue punique parmi les populations berbères vivant au contact des cités phéniciennes.
Ce ne fut que 24 ans après la destruction de Carthage que Rome envoya, pour relever la ville, une
première colonie, qui était composée de 6 000 Italiotes, recrutés par Caïus Gracchus (Colonia
Junonia). Cette initiative, violemment combattue par le Sénat romain, ne fut pas poursuivie. Mais,
pour une bonne part, les immigrés restèrent sur place. La colonisation fut relancée, en 44, par César
et complétée par Auguste (Colonia Julia).
Cette immigration, bien que faible en nombre, eut d'importantes conséquences pour l'avenir de
l'Afrique du Nord. En effet, ces hommes venus d'Italie, en s'alliant par mariage aux femmes du
pays, sont à l'origine de la romanisation. Les générations, nées de ces unions, n'avaient plus de
romain qu'une lointaine appartenance raciale, qui s'amenuisait au fur et à mesure que le temps
s'écoulait. Qui au temps de Tertullien ou de saint Augustin pouvait revendiquer une ascendance
romaine ? Ces métis de race et de culture, nés en Afrique, partageant plus ou moins le mode de vie
de Rome, nous les désignerons sous un nom commode, celui de romanisés. On les retrouvera, tout
au long de ces pages, parlant et écrivant le latin, comme en Italie, non sans accent toutefois, gens au
tempérament de feu, intraitables et violents dans les conflits.

La religion

La religion, tant chez les Carthaginois que chez les Romains, tenait une grande place dans la vie
publique comme dans la vie privée. Elle était un des moyens d'affirmer son identité, son
appartenance culturelle et son loyalisme envers l'État. Elle jouait, pourrait-on dire, le rôle qui sera
plus tard celui de l'idée de nation.
Chez les Carthaginois, la religion se rattachait, par ses origines, aux cultes les plus anciens de la
terre de Chanaan (Palestine actuelle) : Tanit, que Carthage vénérait, n'était autre qu'Astarté de
Phénicie, déesse de la fécondité, la « face de Baal », chef du panthéon sémite. Chaque ville avait ses
dieux particuliers.
D'ordinaire, dans les cérémonies et dans les enceintes du culte, plusieurs dieux se trouvaient
associés et simultanément invoqués dans les prières et les serments. Un clergé nombreux, qui se
recrutait dans les familles importantes, assurait le service.
Les symboles, dessinés sur les pierres tombales, abondent. On trouve ainsi : le disque solaire,
entouré ou non d'étoiles ou de la lune, le croissant de lune, le caducée, le palmier, et enfin, à des
milliers d'exemplaires, le signe de Tanit.
Ce qui a le plus frappé les historiens dans cette religion est le sacrifice de jeunes enfants par le
feu, choisis souvent dans les meilleures familles. Il s'agissait de sacrifices officiels et non de rites
magiques clandestins. Ils étaient offerts à Baal-Hamon au nom de la collectivité dans le but
d'obtenir la faveur du dieu et sa protection dans un fléau, une épidémie ou une guerre. Ces sacrifices
disparurent officiellement avec l'occupation romaine.
La ruine de Carthage n'effaça pas la religion punique, qui survécut aux désastres de ses temples.
Les Romains, qui venaient du Latium pour rebâtir et repeupler la cité carthaginoise, adoptèrent les
divinités qu'ils trouvèrent sur place et, en les faisant entrer dans leur culture, les romanisèrent. C'est
ainsi que le culte de Tanit se poursuivit sous le nom de Juno Caelestis avec les mêmes attributions.
Baal Hamon se perpétua dans le culte de Saturne, qui préside à la course des astres et au
renouvellement des saisons. Une troisième divinité, Eshmun, le dieu des médecins et de la santé, fut
romanisé sous le nom d'Esculape. A côté des dieux puniques en subsistaient beaucoup d'autres,
auxquels le peuple recourait suivant les circonstances.
A ces puissances célestes était rendu un culte privé et public. On organisait des sacrifices, des
banquets et des processions. Plus tard, un culte impérial s'y adjoignit, auquel toute la population
devait participer pour témoigner son loyalisme à l'empereur et sa fidélité à servir l'État. Chez
beaucoup, le culte rendu aux divinités était empreint de mentalité magique : on cherchait moins à
honorer la divinité qu'à se prémunir contre le malheur ou à s'assurer la bonne fortune dans ses

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entreprises.
En marge de cette mentalité polythéiste, largement majoritaire, subsistaient des communautés
juives, humbles foyers du monothéisme abrahamique et de l'observance mosaïque. On n'a pas de
preuves archéologiques d'une présence juive en Afrique avant le milieu du IIe siècle de l'ère
chrétienne. Le fait ne prouve nullement qu'il n'y ait pas eu de communauté avant cette date. Il est
probable que la persécution de l'empereur Adrien contre les juifs, en 134/135, provoqua un exode
de ces derniers d'Alexandrie et de Cyrène vers la Tripolitaine et le territoire de Carthage. Leur
présence à Tripoli ne devait pas être négligeable, puisque l'on voit le futur empereur Septime
Sévère, libyen d'origine, les fréquenter et laisser le futur Caracalla, son fils, se mêler à leurs enfants,
détail révélateur sur le brassage des races et des cultures en Afrique à cette époque. Nous savons
même qu'alors les juifs se livraient au prosélytisme, puisque l'un d'eux s'interrogeait sur
l'opportunité de ne pas admettre de Libyen comme prosélyte avant la troisième génération. Notons
ici, nous y reviendrons dans la suite, que la diffusion du judaïsme précéda de deux à trois siècles
celle du christianisme en milieu nord-africain.
Il semble bien qu'au milieu du IIe siècle se soit généralisée de plus en plus, même dans le peuple,
une tendance vers le monothéisme... Saint-Cyprien, un siècle plus tard il est vrai, en témoignait
quand il déclarait au cours d'un des conciles de Carthage : « Les païens, quoiqu'ils adorent les
idoles, reconnaissent pourtant et adorent un Dieu souverain, père et créateur. »
C'est dans une telle société, fortement imprégnée de paganisme et du culte de l'empereur romain,
en pleine fermentation d'idées et de croyances, que, modestement, comme à pas de loup, pénétra le
christianisme. Carthage n'était alors ni moins riche qu'Alexandrie (elle envoyait même à Rome deux
fois plus de blé que cette dernière), ni moins raffinée que Rome ; elle aspirait à rivaliser sur le plan
de la culture avec Athènes : nulle part, elle n'était à la traîne, partout elle faisait partie du peloton de
tête. Elle ne pouvait rester indifférente au christianisme qui se répandait alors dans toute la
Méditerranée orientale.

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Chapitre II
Les premières communautés chrétiennes

L'introduction du christianisme en Afrique du Nord reste enveloppée de mystère. On ne sait ni


quel milieu social fut atteint en premier ni à quelle date eut lieu cette rencontre. Peut-être les
premiers prédicateurs de l'Évangile se sont-ils adressés d'abord aux communautés juives,
nombreuses à Carthage et dans les villes voisines. L'hospitalité, qu'offrit l'antique nécropole juive
de Gammarth (près de Carthage) aux tombes chrétiennes, tend à prouver qu'au début les relations
entre les membres des deux religions étaient fraternelles. Ne partageaient-elles pas une foi
commune au Dieu unique et aux Écritures ? Mais, pour des raisons diverses, les chrétiens ne se sont
pas laissés enfermer dans la synagogue. Assez vite probablement, ils se sont tournés vers les païens,
descendants des Romains et des Puniques, moins encombrés de préjugés et de préventions que les
juifs.
On ne peut avancer aucune date, même approximative, sur cette première rencontre avec
l'Évangile. Certains ont voulu la faire remonter à quelque apôtre. Prétention vaine qui ne peut
avancer aucun indice sérieux en sa faveur. Sur cette question, saint Augustin a eu le mot juste : «
C'est de toutes les régions (de la Méditerranée), affirme-t-il, que l'Évangile est venu en Afrique »
(Epist. XLIII, 7) ; Carthage, était, en effet, un carrefour de toutes races et de tous milieux. Rien ne
s'oppose à supposer qu'il y ait eu, dès le 1 er siècle, des conversions au christianisme, ou peut-être
même une communauté naissante. Pure hypothèse, encore une fois, que ne confirme aucune preuve
littéraire ou archéologique.
Les plus anciennes mentions du christianisme en Afrique datent de la fin du IIe siècle. Elles se
précisent et s'amplifient rapidement dans la suite avec l'intensification des persécutions et, dans la
période d'accalmie, avec la tenue des conciles régionaux.

Premières manifestations de la communauté chrétienne

Les toutes premières assemblées chrétiennes d'Afrique ont joui, semble-t-il, de la paix et d'une
liberté relative. Peut-être se firent-elles moins remarquer que d'autres ou bien les proconsuls se
montrèrent-ils plus tolérants. En tout cas, les persécutions furent très postérieures à celles qui
sévirent à Rome ou en Orient, dès le temps de Néron, de Trajan et d'Adrien. Ici, comme ailleurs
dans l'Antiquité chrétienne, c'est par le sang des martyrs que l'Église manifesta sa présence. Ce n'est
qu'à partir de 180 que l'on vit tomber en Afrique les premières victimes des persécutions. Notons
une coïncidence : c'est à la même époque, en 177 exactement, que moururent à Lyon les premiers
martyrs des Gaules, l'évêque Pothin, l'esclave Blandine et leurs compagnons.
Les premiers martyrs africains forment deux groupes distincts : l'un de Scilli (lieu non identifié),
l'autre de Madaure. Celui de Scilli était composé de 12 personnes dénommées : Speratus, Nazeratus,
Cittinus, Veturius, Felix, Aquilinus, Caelestinus, Donata, Vestia, Januaria, Generosa, Secunda.
Celui de Madaure comprend quatre noms, dont deux d'origine punique : Miggin, Sanamé, Lucitas,
Namphano. En refusant de sacrifier à la divinité de l'empereur, ils inauguraient une longue série de
témoignages sanglants.
Les persécutions se prolongèrent, avec des hauts et des bas, quelque 30 ans. On ne sait pas au
juste quelle fut leur ampleur. L'exorde de l'Apologétique de Tertullien, composé en 197, nous en dit
quelque chose. « Chaque jour, rapporte-t-il, des chrétiens comparaissaient devant les tribunaux. La
cause ne traînait pas en longueur ; accusés, ils ne se défendaient pas ; interrogés, ils avouaient ;
condamnés, ils s'en faisaient gloire. Quelques-uns furent torturés avant le jugement, d'autres
décapités, déchirés par les bêtes féroces, par des crocs de fer, crucifiés ; une chrétienne fut
condamnée à subir les derniers outrages. Des frères furent lapidés dans les rues et leurs maisons
brûlées. »
Quelques années plus tard, en 202, Septime Sévère prit un décret interdisant les conversions et
condamnant toute propagation de la foi chrétienne. Accusés d'avoir violé le décret impérial, six
néophytes ou catéchumènes de Tébourba, près de Carthage, furent arrêtés et emprisonnés, dont les

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deux célèbres martyres, Félicité et Perpétue. Retenons pour le moment seulement le fait ; il prouve
que le christianisme s'était étendu en dehors des grands centres et dans toutes les classes sociales,
chez les riches comme Perpétue et chez les servantes comme Félicité.
Autre cas bien significatif : de Lambèse, à l'occasion de l'avènement de Caracalla, un soldat
refusa, au nom de sa foi, de porter la couronne de laurier et de rendre hommage avec ses camarades
à la divinité de l'empereur. Interrogé, il est mis en prison, où il attend la récompense du Christ,
conclut Tertullien qui rapporte cet épisode.
Tous ces faits, y compris les tout premiers, suggèrent l'existence d'une communauté chrétienne,
qui a formé ces martyrs, les a nourris spirituellement et a su leur rester fidèle par-delà la mort, ainsi
qu'en témoignent les nombreuses basiliques construites plus tard en leur honneur, à Carthage et
ailleurs.
Fait encore plus significatif de l'importance et de la vitalité de la communauté chrétienne :
Agripinus, premier évêque connu de Carthage, parvint à réunir autour de lui, en cette même cité, 70
évêques d'Afrique Proconsulaire et de Numidie. Ce fut le premier concile africain mentionné par
l'histoire. Il se tint entre 218 et 222. Le chiffre étonnant de 70 évêques est avancé par saint
Augustin. Peu à peu, au cours des décennies précédentes, s'étaient donc constituées, en au moins 70
bourgs ou villes, autant de communautés chrétiennes groupées autour de leur évêque et de leurs
prêtres.
Signalons en passant, car le fait est par lui-même assez suggestif, qu'en même temps que régnait à
Rome l'empereur Septime Sévère, originaire de Leptis Magna, était assis sur la chaire de Saint-
Pierre, un autre Libyen, le pape Victor (181-191), également de Leptis Magna, dont il fut peut-être
l'évêque. La Tripolitaine devait être d'un niveau culturel honorable pour pouvoir donner à l'État et à
l'Église ses deux chefs. On peut supposer que le pape Victor n'était pas un converti de fraîche date.

Motivation de la persécution

Pourquoi la persécution ? Pourquoi si longtemps après celle de Rome ? Avait-elle en Afrique une
motivation particulière ? Il est possible que l'arrivée au pouvoir suprême de Septime Sévère ait été
l'occasion pour lui de mettre au pas ses compatriotes chrétiens, qu'il avait pu observer durant sa
jeunesse en Afrique. Comme tout empereur, il était imbu de la grandeur de Rome et de sa propre
dignité et il est probable que l'attitude des chrétiens envers lui dut heurter plus d'une fois son
orgueil. Deux faits, entre bien d'autres, ont dû le pousser à édicter l'interdiction de toute adhésion au
christianisme ou au judaïsme : le nombre croissant des convertis et leur refus de célébrer le culte dû
à l'empereur.
Il semble, en effet, qu'à la fin du IIe siècle le christianisme ait regroupé des adhérents de plus en
plus nombreux. On connaît la fameuse déclaration de Tertullien aux autorités de son temps : « Vous
constatez vous-mêmes notre grand nombre ! La ville est envahie ; jusque dans la campagne, dans
les bourgs fortifiés, dans les îles, il y a des chrétiens ; tout sexe, tout âge, toute condition, tout rang
même passent au nom chrétien et on s'en afflige comme d'un dommage pour l'État ! Nous ne vous
laissons que les temples... » Et 15 ans plus tard, il lançait au proconsul d'Afrique : « Nous sommes
une multitude et nous formons presque la majorité dans chaque ville. » Exagération sans doute,
mais qui devait reposer sur une part de vérité pour que Tertullien se la permette devant un
personnage aussi bien informé qu'un proconsul. Devant une telle hémorragie qui vidait les temples,
on comprend que l'empereur ait eu recours à des mesures pour protéger la religion traditionnelle.
Le deuxième motif de la persécution, et sans doute le plus pressant, fut la volonté d'enrayer le
mouvement de refus d'hommage religieux à l'empereur. Ce mouvement paraissait avoir pris de
l'ampleur dans l'armée et dans le peuple. Il était la contestation d'un régime autoritaire qui
consacrait le despotisme de son chef par le sacerdoce suprême. Certes, les chrétiens acceptaient de
rendre à César ce qui appartenait à César ; ils priaient pour lui dans leurs assemblées, mais
opposaient le refus le plus implacable à une vénération qui n'était due qu'à Dieu.
Aux yeux des autorités romaines, cette contestation était plus politique que religieuse. Le
christianisme faisait figure de parti politique, prônant l'insubordination. Cette religion venue
d'Orient, apparaissait plus dangereuse pour la paix de l'État qu'une rébellion de tribus, car elle

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s'appuyait sur une doctrine qui se propageait dans tous les milieux.
La persécution, à Rome, à Éphèse, à Alexandrie et tout récemment à Lyon, les chrétiens l'avaient
subie sans mot dire, mourant en silence, joyeux de donner un ultime témoignage de leur foi. A
Carthage, l'atmosphère était quelque peu différente. Les persécutés avaient trouvé un défenseur
véhément en Tertullien, qui était avocat de profession et connaissait bien le droit et la tradition
juridique de Rome. Loin de tendre la nuque au bourreau, il relève la tête et dit crûment son fait au
pouvoir. Il ne manie pas d'arguments humanitaires de tolérance, de pitié ou de bon sens ; il se situe,
et c'est nouveau, sur le plan du droit, du Droit romain, se faisant le protagoniste de la liberté de
croyance. « Il est de droit humain et naturel, s'écrie-t-il, que chacun puisse adorer ce qu'il veut : la
religion d'un individu ne nuit ni ne sert à autrui. Il n'appartient pas à une religion de faire violence à
une autre. Une religion doit être embrassée par conviction et non par force, car les offrandes à la
divinité exigent le consentement du coeur. » Comme on le constate, il ne s'agit plus d'implorer la
tolérance, mais d'exiger le droit à l'existence et à la différence. Ce langage nouveau ne sera pas
oublié par les chrétiens des siècles suivants.
Fort de cette argumentation, Tertullien exigeait des persécutés une conduite qui soit à la hauteur
du droit : il demandait de relever le front et ne pas fuir comme des malfaiteurs. On lui a reproché sa
dureté pour les fuyards. A vrai dire, ses recommandations exigeantes se situent au coeur même de
son raisonnement juridique. Il ne taxe pas tant les fuyards de lâcheté ou d'opportunisme — ce qui a
pu être le cas — que de manquer de logique à l'égard du droit qui est le leur. Les prévaricateurs, ce
sont les juges, non les condamnés. La fermeté dans l'épreuve lui paraît être le moyen le plus efficace
pour faire honte au pouvoir et le mettre au banc des accusés. La fuite, au contraire, donne une
apparence de raison aux persécuteurs.

Organisation de la communauté chrétienne

Il n'y a pas de communauté chrétienne sans lieu de rassemblement. Dès les toutes premières
générations, on parle d'un lieu de réunion appelé ecclesia. C'était sans doute une salle ou des
dépendances dans une maison assez spacieuse. On peut supposer que ce lieu n'était autre que
l'habitation de l'évêque. Pendant longtemps (jusqu'au IVe siècle, semble-t-il), les chrétiens de
Carthage n'eurent pas de temple véritable.
Avec l'accroissement des fidèles et le développement du culte des martyrs, les associations
funéraires offrirent leurs cimetières, cadre idéal et discret pour les assemblées. De telles
associations funéraires étaient alors assez répandues en milieu païen ; elles fonctionnaient sous la
protection de la loi et présentaient, de ce fait, toutes les garanties légales. Les chrétiens se
réunissaient donc, eux aussi, dans les cimetières, à ciel ouvert. En Afrique, étant donné la nature des
sols, les catacombes étaient rares : on y connaît plus particulièrement celles de Sousse.
A en juger de l'extérieur, les cimetières chrétiens ressemblent à ceux de païens. Celui de Cherchel
donne une idée de ce que l'on pouvait observer en d'autres villes. C'était une assez vaste étendue de
deux hectares, où se pressaient côte à côte les tombes individuelles des fidèles. Il comprenait un
enclos de 30 m sur 15, au centre duquel se trouvaient deux édicules voûtés, l'un de 2 m de côté et
l'autre plus petit. Il est probable que ces deux petites chambres abritaient les restes vénérés de
quelque martyr.
C'est autour de la tombe des martyrs que la communauté se rassemblait lors des anniversaires de
leur mort. En temps de persécution, les cimetières étaient les seuls lieux accessibles et protégés. Les
chrétiens s'y assemblaient au vu et au su de tous. La populace, ne supportant pas l'abandon des
anciens rites, accusait les chrétiens des pires infamies. Elle criait dans les rues : « A bas les
cimetières ! » Les autorités se montraient plus tolérantes. Tertullien, défendant ses coreligionnaires,
n'hésitait pas à proclamer aux détracteurs : « Notre vie vous est bien connue. Vous connaissez les
jours de nos assemblées. Aussi on nous assiège, on nous surprend, on nous arrête au milieu de
prétendues réunions secrètes ! »
Le chef de ces assemblées était l'évêque. Il était assisté par des prêtres. Les diacres avaient la
charge des travaux matériels ; l'un d'eux, qui avait le rang d'archidiacre, détenait des pouvoirs
étendus et était souvent l'homme de confiance de l'évêque. Le lecteur avait la garde des livres sacrés

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; il en faisait la lecture publique ; on exigeait de lui une conduite conforme à ce qu'il proclamait. Au
premier rang des fidèles (chrétiens baptisés), on trouvait ceux qui avaient souffert pour la foi, puis
les veuves et les vierges qui s'adonnaient aux oeuvres de charité. Venaient ensuite les catéchumènes
qui se préparaient au baptême, suivis des pénitents, qui, exclus de la communauté pour une faute
grave, désiraient obtenir leur pardon et être réintégrés.
Les assemblées comportaient la lecture de la Bible, les chants des Psaumes et la célébration de
l'Eucharistie, au cours de laquelle on récitait des litanies et des prières d'intercession pour tout le
peuple : pour l'empereur, les magistrats, la paix, les pauvres... On examinait les manquements à la
discipline et on prenait des sanctions contre les délinquants. Tous les mois, on procédait à une
collecte pour secourir les pauvres, les veuves, les orphelins, les jeunes filles dans le besoin ou
apporter quelque aide aux chrétiens condamnés pour leur foi, rélégués dans les îles ou envoyés aux
mines. On y lisait aussi des lettres des frères ou des évêques des églises voisines ou les déclarations
des conciles.
Les chrétiens d'Afrique prévoyaient, comme les juifs de leur temps, des heures fixes de prières ;
tierce, sexte et none au cours de la journée, en plus des prières du matin et du soir. C'était le rythme
de la dévotion privée. La prière publique comprenait toujours la célébration de l'Eucharistie.

Tertullien

Au cours de ces pages, nous avons cité plusieurs fois le nom de Tertullien. Quel est donc cet
homme qui domine son époque et dont certains livres n'ont rien perdu, après 18 siècles, de l'attrait
qu'ils eurent pour ces générations lointaines ?
Tertullien naquit entre 155 et 160 à Carthage, où il mourut vers 240. Il était fils d'un centurion.
Admirablement doué, il reçut une éducation très poussée, qu'il alla compléter à Rome, autour des
années 195. Il s'y perfectionna en rhétorique et en grec qu'il écrivait couramment ; il se spécialisa
surtout en droit, car il voulait devenir avocat. Sa fréquentation des milieux chrétiens le bouleversa.
Malgré les persécutions qui sévissaient alors à Rome, et peut-être même à cause d'elles, il devint
chrétien.
De retour en son pays, il se consacra jusqu'à la fin de sa vie à la défense des chrétiens contre les
païens. Il y mit une fougue de tribun. Pendant plusieurs années, il se montra fidèle à l'Église
catholique, combattant avec ardeur et talent le paganisme et les sectes hérétiques. Peu à peu, entre
202 et 212, il s'en détacha. Esprit rigide et intraitable, imbu d'un rigorisme excessif, il devint ce que
de notre temps on appellerait un intégriste. Il ne pouvait supporter dans la communauté chrétienne
certains usages, qui étaient, selon lui, des concessions au paganisme. Il multipliait les règles les plus
minutieuses et les plus strictes, vouant à l'enfer les transgresseurs. Il moralisait à l'excès, par
exemple sur l'habit des femmes et en particulier des vierges, allant jusqu'à préciser la longueur du
voile de tête.
« S'il fallait, écrit G. Bardy, définir d'un mot le caractère de Tertullien, peut-être est-ce celui de
passionné qui conviendrait le mieux. Tertullien, en effet, ne connaît pas la mesure ; dès qu'il a une
idée, il la pousse jusqu'à ses dernières conséquences, sans aucun souci des exigences de la vie
réelle. Pour lui, il n'y a pas de milieu entre la vérité et l'erreur, entre le bien et le mal. Il prêche la
vérité ou ce qu'il croit être tel avec fougue, avec emportement ; mais s'il lui arrive de croire qu'il
s'est trompé et qu'il a commencé de frayer avec l'erreur, il n'hésite pas à brûler ce qu'il a adoré avec
la même fougue et le même emportement. Dès qu'il est converti au christianisme, il attaque sans
merci les païens, les juifs et les hérétiques. Il ne se contente pas de défendre la religion qui est
devenue la sienne ; il passe vigoureusement à l'offensive avec une telle éloquence qu'il subjugue et
entraîne ses lecteurs : n'est-on pas tenté de croire, en lisant l'Apologétique que, réellement à la fin
du Ile siècle et tout au moins à Carthage, les chrétiens forment la grande majorité de la population et
que le paganisme est presque réduit à se cacher, honteux de sa défaite ? Par contre, il lui suffit de
constater, dans l'Église catholique, certaines faiblesses qui lui déplaisent pour qu'il se détache d'elle
et qu'il apporte, pour la combattre, la même ardeur qu'il avait mise à soutenir sa cause. »
Tertullien a beaucoup écrit. On lui attribue 38 ouvrages. La plus grande partie remplit les deux
premiers tomes de la Patrologie Latine. L'Apologétique est sans doute son chef-d'œuvre ; c'est un

12
L'Église d'Afrique

des plus beaux monuments de la littérature chrétienne latine. On y trouve quantité d'informations
sur les premières communautés africaines. L'ouvrage est adressé aux gouverneurs de provinces et
spécialement à celui d'Afrique. Tertullien se propose de montrer que la procédure utilisée dans la
persécution des chrétiens est injuste et illégale. Les chrétiens ne sont pas coupables des infamies
dont on les calomnie ; on leur intente un procès d'opinion ce qui est contraire au droit. Tertullien
apparaît ici comme un précurseur de la liberté de conscience en face d'un État totalitaire. Sa
plaidoirie est entraînante ; elle aurait pu convaincre ses destinataires, s'ils n'avaient vu dans le refus
du culte impérial une manifestation d'hostilité au pouvoir établi.
Polémiste avant tout, Tertullien n'en est pas moins un authentique théologien. Il a traité les sujets
les plus variés, apportant souvent une formulation heureuse. Il a écrit notamment sur les dogmes
essentiels de la foi chrétienne, la Trinité et l'Incarnation ; sur les sacrements, le Baptême,
l'Eucharistie, la Pénitence ; sur les fins dernières. L'une ou l'autre de ses formulations théologiques
ont aidé les premiers conciles oecuméniques à ciseler telle ou telle de leurs formulations
dogmatiques.
Tertullien, il faut le reconnaître, ne manqua pas de clairvoyance sur l'avenir difficile de l'Église
d'Afrique. Il connaissait bien son milieu et il craignait que le moindre relâchement ne suscitât des
désordres.

Quarante ans de paix religieuse

Avec la mort de Septime Sévère, la persécution s'éteignit d'elle-même. Ses successeurs ne


manifestèrent aucune hostilité aux chrétiens. Il en résulta en Afrique du Nord une grande accalmie
de près de 40 ans, au cours de laquelle le christianisme se propagea de façon prodigieuse. La
distribution des sièges épiscopaux à travers le pays en est une preuve manifeste. Ainsi, sur la côte,
de Leptis Magna à la frontière mauritanienne, on dénombre 20 évêchés ; tout port de quelque
importance a son évêque. A l'intérieur de l'Afrique Proconsulaire, on compte 25 sièges épiscopaux ;
en Numidie, en dehors de la côte, au moins 25. A ce total de 63 sièges, il faut en ajouter 25, qui sont
sur les listes mais qui n'ont pas été identifiés. Le total serait donc, avec les 5 ou 6 évêchés des
Maurétanies, de 92 à 95 sièges épiscopaux au milieu du IIIe siècle. Ce chiffre est confirmé par le
concile tenu à l'automne de 256, qui rassembla 87 évêques. Comme tous les convoqués n'ont pas
répondu à l'appel pour des raisons diverses, on peut estimer sans exagération le nombre total des
évêques, à la centaine. On a remarqué que les évêchés sont particulièrement denses sur la côte,
autour de Carthage et dans les plaines à céréales. Les massifs montagneux sont par contre délaissés,
à cette époque.
Cette multiplication des évêchés est évidemment en fonction de la croissance numérique des
fidèles, dont le nombre augmentait plus par les conversions d'adultes que par l'excédent des
naissances. Le christianisme était alors en vogue. Peut-être y adhérait-on à trop bon compte ?
Quelle préparation, en effet, recevaient les candidats au baptême ? L'appartenance à la religion
nouvelle n'était-elle pas plus sociologique que vraiment religieuse ? Quand Tertullien affirmait que
beaucoup (sic) de Maures et de Gétules (entendez les Berbères) s'étaient déclarés chrétiens,
qu'entendait-il signifier au juste ? Une allégeance à la religion alors en extension tout en gardant le
culte ancestral ou une conversion profonde, bouleversant les anciennes croyances ? On ne le saura
jamais. Même si l'on fait la part de l'exagération et de l'apologétique dans ces déclarations, on doit
reconnaître, en dépit des défections, quelquefois massives, dues aux persécutions, que le
christianisme était alors en pleine expansion, représentant un mouvement religieux bien élaboré
intellectuellement et fortement structuré.
Mais cette croissance trop rapide n'a-t-elle pas nui à la qualité de la foi et de la conduite morale
chez les nouveaux convertis ? C'est ce que nous révélera la génération suivante de chrétiens,
dominée par l'évêque saint Cyprien.

13
L'Église d'Afrique

Chapitre III
Saint Cyprien, Pasteur de l'unité

Depuis la mort de Septime Sévère, en 211, l'Église connaissait une période de paix et de
tolérance, qui avait favorisé son extension. Les conversions avaient été nombreuses, souvent au
détriment de la qualité. Elles recouvraient chez beaucoup une médiocrité morale, qui s'alliait mal
avec la foi. Écoutons Cyprien s'affliger d'une telle situation au moment même où il inaugure, en
249, ses fonctions : « Chacun ne songe, écrit-il, qu'à augmenter son patrimoine. On a oublié ce que
les fidèles faisaient au temps des Apôtres. On brûle d'une insatiable cupidité ; on ne travaille qu'à
grossir sa fortune. Plus de dévotion chez les prêtres, plus de compassion pour les oeuvres, plus de
discipline dans les moeurs. Pour tromper les frères, on ne recule pas devant la fraude et la fourberie.
On se lie par mariage à des païens. On méprise orgueilleusement les chefs de l'Église, on s'injurie,
on se hait. La plupart des évêques méprisent leurs divines fonctions et se font les intendants des
grands de ce monde. Ils quittent leurs chaires, abandonnent leur peuple pour voyager et s'enrichir...
tandis que leurs frères ont faim... »
Cette franche déclaration a quelque chose de sain. Heureuse société où les chefs n'hésitent pas à
dénoncer les défauts et les fautes publiques de leurs frères ! Mais pour parler ainsi il faut être
irréprochable soi-même. Qui était donc Cyprien ?

Le chrétien venu du paganisme

Cyprien naquit à Carthage au début du Ille siècle, dans une riche famille. Il fut professeur de
rhétorique avant sa conversion. De cette période de sa vie, il nous a laissé une description, au style
ampoulé, qui révèle en lui un honnête païen, ni meilleur ni pire que les autres. « J'errais à
l'aveuglette dans les ténèbres de la nuit, ballotté au hasard sur la mer agitée du monde ; je flottais à
la dérive, ignorant de ma vie, étranger à la vérité et à la lumière. Étant donné les moeurs d'alors, je
jugeais bien malaisé ce que me promettait pour mon salut la bonté divine. Comment un homme
pouvait-il renaître à une vie nouvelle ?... Voilà ce que je me demandais souvent, car j'étais pris dans
les mille erreurs de ma vie passée ; je ne croyais pas pouvoir m'en débarrasser, tant j'étais l'esclave
des vices attachés à moi... Mais l'eau régénératrice lava en moi les taches de ma vie antérieure ;
dans mon coeur purifié de ses souillures une lumière venue d'en haut se répandit ; l'Esprit venu du
ciel me changea en un homme nouveau par une seconde naissance. Aussitôt, d'une façon
merveilleuse, je vis la certitude succéder au doute... »
La conversion de Cyprien fut des plus radicales : il vendit tous ses biens, en distribua le montant
aux pauvres, fit voeu de continence et renonça pour toujours aux lettres profanes, faisant de la Bible
sa seule lecture nourricière. Dans toute son oeuvre, qui est considérable, on ne relève pas une seule
citation d'auteur païen.
Ses qualités morales et intellectuelles et le rang qu'il occupait dans la société le distinguèrent sans
tarder dans la communauté chrétienne, qui l'invita à devenir, peu de temps après son baptême,
prêtre, puis évêque de Carthage, dont il occupa le siège épiscopal de 249 à 258.

Cyprien, évêque dans la tempête

A l'heure où Cyprien s'apprêtait à entreprendre la réforme de sa communauté, parut, au début de


250, un édit de l'empereur Dèce, prohibant le culte chrétien sous les menaces les plus graves. Les
citoyens étaient invités à donner des preuves de leur fidélité au culte national en accomplissant un
sacrifice ou en offrant à la divinité une libation ou une poignée d'encens. Affolés, les chrétiens
accoururent en grand nombre ; pendant plusieurs jours, on vit se succéder, sur les degrés du
Capitole de Carthage, des groupes de notables, suivis de leur maison et de leur clientèle. Des
parents amenaient leurs enfants pour les associer à leur geste. Quand la cérémonie était terminée, on
participait au repas sacré et chacun rentrait chez soi avec un billet attestant sa soumission à l'édit de
l'empereur. Toutes les classes de la population avaient participé à ce geste d'apostasie. Ne vit-on

14
L'Église d'Afrique

pas, à Saturnum, l'évêque Repostus prendre la tête du cortège qui se rendait au temple pour y
sacrifier ?
Cette très grave situation allait poser de sérieux problèmes à Cyprien et à sa communauté. Que
faire, en effet ? Donner au troupeau l'exemple du refus public, donc s'exposer à une mort certaine et
priver du même coup les fidèles d'un soutien efficace et rare ? Ou bien opter pour la clandestinité ?
Sur les conseils de personnes autorisées, Cyprien décida de se cacher dans les environs de Carthage,
d'où il pourrait aisément continuer à diriger son diocèse. Il passa ainsi quinze mois dans la
clandestinité, jusqu'en mars 251. Cette retraite fut vivement critiquée par certains qui lui
reprochèrent de fuir l'épreuve. Cinq prêtres, qui avaient contesté son élection épiscopale,
l'accusèrent auprès du Conseil presbytéral de Rome d'avoir abandonné son diocèse. Cyprien se
justifia auprès du pape Corneille en lui communiquant le double des lettres et des exhortations qu'il
avait adressées à son clergé et à ses fidèles du fond de sa retraite, où, disait-il, il avait été plus
efficace, en ce moment difficile, qu'exposé inutilement au milieu du troupeau.
Un problème plus grave divisait la communauté : celui de la réconciliation des lapsi, c'est-à-dire
des apostats. Ils étaient rangés en deux catégories : les sacrificati, ceux qui avaient effectivement
offert un sacrifice aux divinités païennes ; les libellati, ou détenteurs d'un billet, obtenu à prix
d'argent, attestant leur participation au culte païen. Ces derniers étaient coupables de se faire passer
pour apostats, moins cependant que les sacrificati qui avaient effectivement, et parfois
spontanément, apostasié.
La persécution terminée, de nombreux lapsi voulurent réintégrer l'Église. Les règles alors en
vigueur exigeaient d'eux une longue pénitence. Les cinq prêtres contestataires, et particulièrement
leur porte-parole Novat, accordèrent tout pardon par l'intermédiaire des confesseurs, c'est-à-dire des
fidèles qui avaient souffert pour la foi et qui, de ce fait, jouissaient d'un grand crédit dans la
communauté et auprès des évêques. C'était là une manière habile de tourner l'autorité épiscopale.
Cyprien, qui était encore dans la clandestinité, réagit en écrivant son traité De lapsis. Les directives
qu'il y donnait étaient équilibrées : il se montrait exigeant pour ceux qui avaient formellement
apostasié ; moins sévère pour ceux qui n'avaient failli que dans la torture ; plus indulgent pour les
libellati. Ces décisions étaient conformes à celles que donnaient à Rome le clergé et les confesseurs.
La paix n'était pas revenue pour autant dans la communauté de Carthage. Le laïque Felicissimus,
partisan de Novat, tenta de susciter un schisme. Cyprien provoqua une réunion d'évêques, qui
condamnèrent Felicissimus et ses amis. Novat partit alors pour Rome, où il se lia d'amitié avec un
intrigant, Novatian, qui fut, lui aussi, condamné par les évêques africains, se conformant en cela aux
décisions prises contre lui à Rome.
Au printemps 252, on s'attendait à un retour des persécutions. Ce fut la peste qui arriva, frappant
tous indistinctement, chrétiens et païens. Cyprien se mit immédiatement à organiser des secours. Il
s'appliqua aussi à démontrer que les chrétiens n'étaient pour rien dans cette calamité, dont ils
avaient à souffrir comme les autres.
En 255, un autre laïc souleva une nouvelle tempête, qui aurait pu avoir de graves conséquences
pour l'Église d'Afrique. Il s'agissait de la validité du baptême. Conféré par un hérétique, se
demandait-on, était-il valide ? A Rome, suivant la tradition antique, la réponse était affirmative. En
Afrique, par contre, peut-être sous l'influence des positions prises jadis par Tertullien, on soutenait
qu'un pécheur public ne peut transmettre la grâce baptismale : en raison de son indignité, il ne peut
être le canal de l'Esprit Saint. Et Cyprien lui-même-de déclarer que, puisque le baptême est le
sacrement de l'unité, il ne peut être administré en dehors de l'unité.
Saint Cyprien fit approuver sa position par deux conciles régionaux, dont celui du printemps de
256, qui réunit 71 évêques d'Afrique et de Numidie. Il notifia au pape Étienne les décisions du
concile, en précisant que chaque évêque était responsable devant Dieu de son ministère pastoral.

Conflit avec le pape Étienne

La réaction romaine à la pratique suivie en Afrique fut immédiate et vive. Un rescrit sévère, où
l'impétueux pape Étienne qualifiait Cyprien de faux Christ, de faux prophète, de mauvais ouvrier,
enjoignit aux Africains de se conformer, sous peine d'excommunication, à la pratique de l'Église de

15
L'Église d'Afrique

Rome.
Aussitôt, à l'automne de la même année, Cyprien convoqua un concile : quatre-vingt-sept évêques
s'y rendirent, dont une cinquantaine de l'Afrique proconsulaire, une trentaine de Numidie et
quelques-uns des Maurétanies. Ils déclarèrent à l'unanimité l'invalidité du baptême conféré par un
hérétique et, en conséquence, la nécessité du rebaptême. C'était s'opposer au pape de Rome. Certes,
la bonne foi était totale de part et d'autre. Le pape Étienne avait raison de maintenir que le baptême,
conféré suivant la formule trinitaire, suffisait pour intégrer le baptisé dans l'Église. Cyprien n'avait
pas tort de vouloir s'assurer des intentions du baptiseur : non seulement certains baptisaient au nom
de leur Église, mais ils allaient, tels les Montanistes, jusqu'à déformer ou même omettre la formule
trinitaire. L'avenir précisera le problème et il est piquant de souligner ici que c'est un Africain, saint
Augustin, qui donnera la conclusion à ce débat par cette belle formulation : « Le baptême conféré
par Pierre ou Paul est celui même du Christ ; même si Judas l'avait administré, il serait toujours
celui du Christ. »
Au lendemain du concile de Carthage de l'automne 256, l'Église de Rome et l'Église d'Afrique
pouvaient paraître au bord du schisme. Qu'eussent décidé finalement Étienne de Rome et Cyprien
de Carthage, si la mort ne les avait rapidement surpris ? Le fait est là : tous deux scellèrent de leur
sang leur fidélité profonde au Christ, le pape Étienne le 2 août 257 et Cyprien, après un an et
quatorze jours de captivité, le 14 septembre 258.
Comme celle de Tertullien, la personnalité de Cyprien est fort complexe. Il y a d'ailleurs une
certaine parenté entre les deux hommes ; il est fort significatif que Cyprien ait appelé Tertullien son
maître : une même passion dans la recherche de la vérité, un même attachement au nom chrétien,
une même intransigeance les animaient.

Carthage est le siège de Cyprien

Cyprien nous est surtout connu par sa vie publique. Évêque, il l'est dans le sens plein du terme,
avec une haute conscience de ses responsabilités. Ses lettres de captivité prouvent à quel point il se
préoccupait de son troupeau. Il recourt volontiers aux consultations conciliaires, qu'il provoque et
dont il règle l'ordonnance. Avec lui, les conciles régionaux deviennent un organe régulier de
l'épiscopat africain. Pleinement respectueux de la liberté de jugement de ses pairs, ne leur déclare-t-
il pas, au concile de 256: « Nul d'entre vous ne doit se poser en évêque des évêques... pour
contraindre leur assentiment, vu que tout évêque est libre d'exercer son pouvoir comme il l'entend. »
Il a en même temps un sens aigu de la collégialité, qui le porte à s'intéresser même aux Églises hors
d'Afrique : il se préoccupe des problèmes de certains diocèses d'Espagne ou de Gaule, où des
évêques sont contestés par leurs ouailles ; il entre en relation avec l'évêque de Césarée de
Cappadoce (Asie mineure) à propos de la question du rebaptême. Quand, en 253, les diocèses de
Numidie, furent dévastés par des tribus berbères, il organisa en faveur des captifs une collecte qui
lui permit d'envoyer un secours d'environ 100 000 sesterces.
Qu'un homme aussi soucieux de l'unité autour de l'évêque ait pu entrer en conflit avec le pape
Étienne au sujet du rebaptême, voilà qui peut surprendre ! Mais ce heurt ne s'explique-t-il pas
surtout par le sens très fort que ces deux pontifes avaient l'un et l'autre de leur autorité respective
dans leur propre Église ? Plus qu'un conflit entre deux Églises, n'était-ce pas d'abord une opposition
entre deux tempéraments d'évêques soucieux d'unité, mais en percevant différemment, dans ce cas
précis, la condition concrète ? On note d'ailleurs que, sous le successeur d'Étienne, saint Sixte, « le
pontife bon et pacifique », l'atmosphère se détendit entre Rome et Carthage, également désireuses
de faire face à la persécution dans l'union des coeurs.
Les problèmes spéculatifs ne retenaient guère Cyprien, qui était avant tout un pasteur. Il est vrai
qu'en période de persécution les questions de pastorale et de discipline étaient prioritaires. L'unité
des fidèles autour de leur pasteur fut son grand souci. Il en fit le thème d'un de ses traités les plus
connus : De unitate catholicæ Ecclesiæ. Aucun autre évêque avant Augustin n'a joui d'une autorité
aussi étendue dans le domaine de la morale et de la discipline ecclésiastique. Saint Augustin le cite
souvent, en particulier contre les Montanistes qui se réclamaient de lui. S'il le réfute, c'est toujours
en lui manifestant estime et respect. « Si Rome, écrit-il, est le siège de Pierre, Carthage est le siège

16
L'Église d'Afrique

de Cyprien. » Peut-on faire plus bel éloge !


Il est inutile de s'interroger sur ce que serait devenue l'Église d'Afrique si Cyprien avait survécu.
On ne peut juger que sur des faits. Il est préférable de regarder Cyprien à partir de sa mort, qui a
donné à sa vie son sens profond et a accru son prestige à la dimension de l'Église universelle, tant
en Orient qu'en Occident.

Le martyre de Cyprien

Le 30 août 251, Cyprien est cité devant le proconsul Paternus, qui lui signifie l'ordre d'embrasser
la religion romaine. Il s'y refuse. Il est exilé. Un an plus tard, le 14 septembre 258, il est convoqué à
Carthage par le proconsul Galerius Maximus, qui le soumet à l'interrogatoire suivant :

- Tu es bien Tharscius Cyprien ?


- Oui, c'est moi.
- C'est toi le chef de ces hommes sacrilèges ?
- Et alors ?
- Les saints empereurs ont ordonné que tu sacrifies.
- Non, je ne le ferai pas.
- Réfléchis bien.
- C'est tout réfléchi. Fais ce qu'on te demande.

Galerius, ayant pris l'avis de son conseil, rendit à regret cette sentence : « Tu as longtemps vécu
en sacrilège, tu as réuni autour de toi beaucoup de complices de ta coupable conspiration, tu t'es fait
l'ennemi des dieux de Rome et de leurs saintes lois ; nos pieux et sacrés empereurs n'ont pu te
ramener à la pratique de leur culte. C'est pourquoi, fauteur de grands crimes, porte-étendard de ta
secte, tu serviras d'exemple à tes scélérats compagnons : ton sang sera la sanction des lois. »
Il lut ensuite une tablette portant l'arrêt suivant : « Nous ordonnons que Tharscius Cyprien soit
mis à mort par le glaive. »
« Cyprien répondit : " Merci, mon Dieu ! "
« Dès que l'arrêt fut prononcé, la foule des chrétiens se mit à crier : " Qu'on nous coupe la tête
avec lui ! " Un grand désordre s'ensuivit. La foule accompagna le condamné jusqu'à la plaine de
Sexti. Cyprien étant arrivé sur le lieu de l'exécution, détacha son manteau, s'agenouilla et pria Dieu,
la face contre terre. Puis, il enleva sa dalmatique et la remit aux diacres. Vêtu d'une chemise de lin,
il attendit le bourreau. A l'arrivée de ce dernier, l'évêque donna ordre qu'on comptât à cet homme 25
pièces d'or. Pendant ces apprêts, les fidèles étendaient des draps et des serviettes autour du martyr.
« Puis Cyprien se banda lui-même les yeux. Comme il ne pouvait se lier lui-même les mains, le
prêtre Julien et un diacre lui rendirent ce service.
« En cette posture, Cyprien reçut la mort. »
La mise en scène du martyre a été voulue par Cyprien comme une liturgie, dont il serait à la fois,
comme le Christ sur la croix, la victime et le prêtre. A son sacrifice, il a associé par ses prêtres et ses
diacres tout son presbyterium ; les fidèles eux-mêmes ont pu communier à ce sacrifice et à ce
triomphe de la foi en emportant avec eux comme reliques des bouts de linge tachés du sang de leur
pasteur.
La nuit venue, ce fut un vrai triomphe : les fidèles accoururent ostensiblement et, en grand
nombre, accompagnèrent, à la lueur des cierges et des torches, la dépouille du martyr, au milieu des
prières et des psaumes, sans être inquiétés par les païens ou les autorités impériales.
La mort du grand évêque marque le point de départ d'une vague d'exécution de prélats, de clercs
et de laïcs de tout rang. Le 26 janvier 258, Théogène, l'évêque d'Hippone est mis à mort. Le 30
avril, c'est le tour des évêques Agapius et Secundinus. Une émeute, mise sur le compte des
chrétiens, donne au proconsul l'occasion d'une sanglante répression, dans laquelle périrent de
nombreux fidèles. En Numidie, la persécution fut encore plus violente. On fit revenir d'exil les
évêques pour les exécuter. C'est tout un long martyrologe qu'il faudrait transcrire ici tant les
victimes furent nombreuses.

17
L'Église d'Afrique

Après le martyre de Cyprien, un long silence recouvre l'Église d'Afrique jusqu'à la fin du siècle.
C'est à peine si l'on sait que le siège de Carthage fut occupé dans la suite par un certain Lucianus.

Distribution des évêchés entre 250 et 300

On peut estimer que le nombre des évêques, à cette époque, dépassait la centaine. Certains
n'hésitent pas à parler de 150 évêchés pour toute l'Afrique du Nord. Quel dommage que se soit
perdue la lettre dans laquelle Cyprien donnait au pape Corneille l'état complet des évêques
catholiques reconnus comme tels par les conciles !
Ce chiffre de 100 à 150 ne surprend donc pas. On estime, en effet, à 500 le nombre de cités
romaines sur toute l'étendue de l'Afrique du Nord. Comme dans chaque cité un peu importante
résidait un évêque, on peut penser qu'à cette époque il y avait un centre sur quatre qui en était
pourvu. Pour une plus juste appréciation de la densité des sièges épiscopaux, il faudrait examiner
chaque province. On constaterait que leur nombre diminue d'est en ouest, au fur et à mesure que
décroît l'emprise de la romanisation.
L'essai d'inventaire suivant est purement indicatif. Il ne prétend nullement être exhaustif. On a
retenu les noms les plus connus, que l'on a pu identifier de façon certaine.
Nous distinguons les quatre provinces administratives : Afrique proconsulaire, Numidie,
Maurétanie césarienne (Cherchel) et Maurétanie Tingitane (Tanger). La première des quatre
provinces, étant la plus développée, se divise en : Tripolitaine, Byzacène et Proconsulaire. Voici les
principales villes épiscopales.

A) AFRIQUE PROCONSULAIRE

- Tripolitaine : Lebda (Leptis Magna), Tripoli, Sabrata, Jerba.


- Byzacène : Sur la côte : Lemta, Sousse Hadrumète, Hergla.
A l'intérieur : Gafsa, Haïdra, Thélepta, Tebessa, Thala, Sbeitla, Sbiba, Segermès (près de
Zaghouan).
- Proconsulaire : Sur la côte : Mraïssa, Carthage, Utique, Porto Farina (?), Ras el-Jebel, Bizerte,
Tabarka. A l'intérieur : Tebourba, Tukabeur, Abitinae (près de Mejez el-Bab), Beja, Thibar,
Dougga, Le Kef, Ebba.

B) NUMIDIE

Constantine (Cirta), Annaba, Skikda, Djemila, Lambèse, Khenchela, Timgad, Tobna, Mila,
Gemellae.

C) MAURÉTANIE SITIFIENNE

Dès 256, Sétif semble avoir eu un évêque du nom de Quintus (CIL VIII, 8631, 8632). En tout cas,
c'est à Sétif qu'on relève l'inscription chrétienne la plus ancienne, remontant à 225 et 226 (voir CIL
VIII, 8501 a et b), où l'on trouve, pour indiquer le décès des deux défunts, le mot chrétien decessit.

D) MAURÉTANIE CÉSARIENNE

Deux centres sont anciens. Tout d'abord Auzia (ex-Aumale), actuellement Sour Ghazlân, qui
possède une inscription tombale de 227 avec le mot chrétien decessit et la formule traditionnelle
D(iis) M(anibus) S(acrum). Une autre inscription est de 326 (voir CIL VIII 9162 et Suppl. 20780).
Sur la côte, à l'ouest d'Alger, Cherchel avait un évêque. Tipasa paraît avoir eu une lignée
épiscopale remontant aux premières décennies du Ille siècle. On y a trouvé une inscription funéraire
de 238, portant les mots : Rasinia Secunda redd(idit spiritum) (CIL VIII 9289).

18
L'Église d'Afrique

E) MAURÉTANIE TINGITANE
Tanger eut son premier martyr : le centurion Marcellus en 298.

Note sur les langues et les dialectes à la fin du IIIe siècle

Quelles étaient, à la fin du Ille siècle, après plus de quatre siècles d'occupation romaine, les
langues en usage en Afrique du Nord, spécialement dans les assemblées chrétiennes ? A vrai dire,
on ne sait pas grand-chose. On ignore non seulement la répartition géographique des parlers, leur
importance numérique, mais aussi l'évolution qu'ils ont pu subir mutuellement dans leur
vocabulaire, leur syntaxe ou plus simplement dans leur prononciation.
Nous ne savons pas dans quelle langue les assemblées chrétiennes tenaient leurs réunions ou
célébraient leur liturgie. A côté des dialectes locaux, regroupés sous la mention générique de
punique et de berbère ou libyque, cohabitaient le grec et surtout le latin.
Dès avant l'ère chrétienne, le grec avait fait son apparition sur les côtes africaines. Juba II n'avait-
il pas songé à faire de Caesarée (Cherchel), sa capitale, une cité grecque, que les empereurs romains
s'empressèrent de transformer en ville romaine ? Ce projet d'hellénisation demeura sans suite.
Toutefois, le grec resta en faveur en Afrique autant que dans les provinces italiques. C'était la
langue de la classe cultivée. Ainsi Tertullien (fin du Ile s.) écrivit en grec ses quatre premiers traités,
mais, dans la suite, les traduisit en latin, pour les mettre à la disposition du plus grand nombre. La
langue de Platon était enseignée aux écoliers en même temps que le latin, et saint Augustin nous
confie quelle répulsion il éprouva, étant enfant, pour l'apprendre, si bien que, devenu adulte, il la
parlait fort mal. La langue de Rome, sans effacer celle d'Athènes, l'avait alors emporté. La période
byzantine (VIe-VIle s.) ne renversera guère le courant, bien que l'on connaisse quelques Africains,
qui ont écrit en grec à cette époque tardive, comme Victor de Tunnunum (m. après 566).
Quant aux parlers dénommés punique et berbère, nous savons encore moins de choses sur eux.
Du punique, nous avons de nombreuses stèles mais aucune littérature. Il était parlé sur la côte de
Tripoli à Tanger, mais aussi à l'intérieur comme à Dougga, Maktar et autres lieux. Il était encore
assez répandu au Ve siècle, puisque saint Augustin en déclare l'usage indispensable pour des prêtres
de certaines localités. Il était, en tout cas, la langue des Circoncellions (travailleurs agricoles en
rébellion), qui étaient originaires pour la plupart de l'intérieur de la Numidie.
Le berbère, ou mieux le libyque, n'a pas de littérature. Aucun écrivain ne l'a utilisé. Seul, saint
Augustin en a conservé quelques mots, modeste vestige de la préhistoire d'une langue, qui s'est
maintenue jusqu'à nos jours, à la différence du punique, qui a disparu, absorbé par la langue des
conquérants arabes probablement.
Reste le latin. Grande langue de culture, langue de l'armée et de l'administration, tout était en sa
faveur pour une large et rapide diffusion. Ce fut aussi en Afrique la langue de l'Église. Les milieux
cultivés parlaient un latin relevé. Mais la masse employait une langue déformée, un sabir
probablement, bourré d'africanismes avec un fort accent punique. On raconte que Septime Sévère,
qui était Libyen, avait fait venir à Rome sa soeurs, qui ne connaissait que le latin vulgaire. Elle
parlait, paraît-il, un tel jargon qu'on dut la renvoyer dans son pays, au grand regret de ceux qui s'en
amusaient.
Le latin fut étudié par les Africains avec une application soutenue. C'était pour eux la langue de
leur carrière dans l'administration, l'armée, le métier d'avocat ou le monde de l'Église. Il est
remarquable que l'Afrique ait été le seul pays, alors sous domination romaine, à avoir produit des
écrivains qui honorent les lettres latines comme Apulée, Tertullien, Cyprien, Lactance et, celui qui
les domine tous, saint Augustin.
Fait encore plus remarquable : les premières traductions latines du Psautier et du Nouveau
Testament sont d'origine africaine. Alors que, dans les églises italiennes, la liturgie se déroulait en
grec, en Afrique le latin prévalait. La comparaison des citations bibliques de Tertullien et de
Cyprien démontre qu'il existait, dès le temps de Tertullien, une traduction latine. « L'Afrique semble
bien être la patrie de la Bible latine », observe B. Botté, qui ajoute que, pour donner une traduction
latine à l'usage du peuple, les églises italiennes auraient pris le texte africain comme base, mais en

19
L'Église d'Afrique

le corrigeant d'après le grec qui se trouvait en regard. (Supplément au dictionnaire de la Bible T. V.


Col. 344.)
Une langue aussi prestigieuse et ancrée dans les mentalités et dans l'usage ne pouvait disparaître
tout d'un coup. Le raz de marée de la conquête arabe la refoula dans les campagnes. Le dernier
témoignage que l'on a encore de son usage nous est donné par le géographe andalou al-Idrisî, qui
rapporte que « la langue latine d'Afrique » était encore parlée de son temps (XIIe siècle) dans le Sud
tunisien, à Gafsa. Ultime lueur d'une grande langue sur les ruines de sa civilisation.

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L'Église d'Afrique

Chapitre IV
L'Eglise déchirée au temps du schisme donatiste

La persécution de Dioclétien de 303 à 306 provoqua en Afrique de nombreuses apostasies. La


réconciliation des fidèles qui avaient failli — les lapsi comme on les appelait — posait autant de
problèmes qu'à l'époque de saint Cyprien, cinquante ans auparavant.
Les rigoristes étaient pour une pénitence longue et lourde ; la conduite des pasteurs était plus
souple. L'affaire des lapsi se compliquait de celle des traditores: on appelait ainsi les clercs, prêtres
ou laïcs, qui, cédant aux menaces, avaient livré à leurs persécuteurs les livres sacrés et les objets du
culte. Comme ce crime, aux dires des rigoristes, rendait invalide l'administration des sacrements par
le clerc qui s'en était rendu coupable, l'accusation, fondée ou non, devenait un moyen de contester
l'autorité des évêques qui avaient vécu en cette période de la persécution. C'est dans ce climat de
suspicion que naquit et se développa le schisme donatiste. Voici en bref les circonstances.

Aux origines du schisme

L'opposition partit des évêques de Numidie, qui accusèrent Mensurius, le primat de Carthage, et
Caecilianus, son archidiacre, d'avoir été des traditores, puisqu'ils avaient traversé la persécution sans
avoir été inquiétés. Les critiques reprirent avec plus de virulence lors de l'élection de Caecilianus au
siège de Carthage, en remplacement de Mensurius décédé. Les évêques de Numidie contestèrent
l'élection et la validité de l'ordination épiscopale, qui avait été conférée par des évêques du
voisinage et non par le primat de Numidie, comme l'exigeait la tradition. Sans tarder, 70 évêques
numides s'assemblèrent à Carthage même et déposèrent Caecilianus. Ils élirent à sa place Majorin,
auquel succéda, au bout de quelques mois, Donat, homme de doctrine, d'autorité et de talent mais
aussi d'ambition. On était en 312, un an seulement avant l'édit de Milan. A cette date, le schisme
était déjà consommé ; il devait durer plus d'un siècle, avec une reviviscence à la fin du VIe siècle,
quelque cinquante ans seulement avant la conquête arabe.
Le schisme donatiste est né dans une atmosphère de division et d'ambition. Cet esprit de
contestation n'était pas nouveau dans l'Église d'Afrique. Il s'était déjà manifesté à l'époque de
Tertullien et dans l'entourage de Cyprien lui-même. Mais ici, on est frappé par l'ampleur, la durée et
surtout la violence du mouvement. Un tel fait dépasse les explications ordinaires. Il lui faut des
causes de longue durée, qui résistent à l'usure du temps.
On a voulu donner au donatisme des motifs politiques. Il s'est attaqué de fait aux empereurs,
quelquefois avec violence et ceux-ci ont réagi avec rigueur, chaque fois que l'ordre public menaçait
de dégénérer en rébellion. En fait, jamais la révolte n'a été une contestation du pouvoir central.
Romains, les donatistes l'étaient en majorité. La population d'origine berbère n'avait, en ce IVe
siècle, qu'une conscience tribale et s'accommodait aisément de la domination de Rome. Le
particularisme berbère ne s'affirmera avec force que plus tard, en face des Byzantins et des Arabes.
Faut-il chercher des raisons du côté des revendications sociales ? Peuvent y faire penser les
collusions, le plus souvent occasionnelles, du donatisme avec les « circoncellions », ces bandes
armées d'ouvriers agricoles et de tout venant, en révolte contre le système agraire des latifundia,
assiégeant les fermes et les greniers à blé (circum cellas). S'il y eut convergence d'action entre
donatistes et circoncellions, ce fut plus à un plan tactique qu'idéologique et d'une façon passagère et
fortuite.
Faut-il admettre que la motivation fut purement religieuse ? Avouons que les divergences
invoquées n'ont ni l'importance ni l'ampleur des querelles christologiques de l'Orient. L'Afrique
romaine n'était guère portée à la spéculation ; les problèmes de discipline l'intéressaient davantage.
On discutait surtout d'une question de validité des sacrements, qu'un concile aurait pu régler.
Plusieurs s'y essayèrent d'ailleurs sans succès. Finalement, on peut penser que la psychologie même
des protagonistes pesa bien plus sur le schisme que les oppositions de principe en matière de
discipline ecclésiastique.
Comme le confirment maints documents, les débuts de cette lutte religieuse furent surtout

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L'Église d'Afrique

marqués par le heurt de personnalités intransigeantes. A l'origine du donatisme, il y a un


grouillement d'oppositions : « Rien de plus divers, à ce moment, écrit P. Monceaux, que les
aspirations et les mobiles des deux groupes d'opposants : d'une part, en Numidie, un prélat
ambitieux, avide de jouer les premiers rôles, et des évêques compromis, inquiets des conséquences
de leurs faiblesses ; d'autre part, à Carthage, des chrétiens intransigeants, exaltés, sincèrement
prévenus contre leur évêque dont ils suspectaient la conduite. Mais la différence des mobiles ira
s'atténuant peu à peu entre les deux groupes, à mesure qu'en augmentera la complexité, par
l'addition d'autres éléments. En Numidie, à côté des évêques compromis et tout entiers à leurs
préoccupations égoïstes, on verra se multiplier les intransigeants sincères, les défenseurs
enthousiastes et désintéressés du martyre et de la discipline. A Carthage, au contraire, le groupe
primitif des opposants recrutera des auxiliaires d'une moralité médiocre, ambitieux déçus,
dépositaires infidèles, dévotes exaspérées (1). »
Le malheur fut que, dès le début, le schisme donatiste fut un schisme épiscopal, aboutissant très
vite à la constitution d'une contre-Église. D'où sa longue durée. L'autorité contestée n'était pas celle
du pape — dramatiquement absent dans cette querelle, si on s'en tient aux documents historiques —
mais celle du primat de Carthage. C'était une contre-Église avec son réseau d'évêques, ses conciles,
son martyrologe particulier, ses lieux de culte, ses fidèles au besoin rebaptisés pour mieux marquer
leur appartenance propre. Le succès fut prodigieux : après 25 ans, en 336, le donatisme réunissait à
Carthage un concile de 270 évêques. L'Église donatiste subsistait alors par elle-même, se
développant en raison de son propre dynamisme, éperonnée par sa rivalité passionnelle envers
l'Église officielle.

Les empereurs romains et les donatistes jusqu'à saint Augustin

Les empereurs païens avaient considéré l'appartenance au culte impérial comme un signe de
loyalisme garant de l'unité de l'empire. Les empereurs chrétiens, à partir de Constantin — mis à part
Julien l'Apostat, dont le règne fut bref — estimèrent que la foi catholique était désormais appelée à
jouer un rôle similaire. L'Église, pour eux, n'était point la mère qu'avait chantée Cyprien, mais bien
la servante de la cohésion de l'empire. Quiconque rejetait les dogmes et la discipline de l'Église
portait atteinte à l'unité politique et devait être réprimé comme rebelle.
C'est animé d'une telle idéologie que Constantin, après avoir proclamé la liberté de culte par l'édit
de Milan (313), s'appliqua à jouer dans l'Église, tiraillée entre diverses hérésies, le rôle de
pacificateur. Dès que le conflit entre Donat et Caecilianus fut porté devant lui, il s'empressa de
chercher une solution. Trois instances successives en délibérèrent : un synode romain sous la
présidence du pape (2 octobre 313), un concile d'évêques gaulois à Arles (1 er août 314) et, enfin, le
tribunal de l'empereur lui-même siégeant à Milan (10 novembre 319). Les trois assemblées
donnèrent raison à Caecilianus et condamnèrent Donat.
L'arrêt ne ramena pas le calme en Afrique. Les violences du parti donatiste continuèrent.
Constantin se résolut à employer la force. Vers la fin de 316, il ordonna de rétablir en Afrique
l'unité religieuse. On recourut à la troupe. Des troubles éclatèrent partout. Les victimes furent
exaltées à l'égal des martyrs. La résistance des donatistes devenait de plus en plus irritante. De
guerre lasse, Constantin publia, le 5 mai 321, un édit de tolérance, qui accordait aux dissidents la
liberté de culte et recommandait aux catholiques... la patience.
L'empereur Constant pensa pouvoir réussir là où son père avait échoué. Vers le milieu de 347, il
lança un édit d'union, ordonnant la fusion des églises rivales. Dans la partie orientale de l'Afrique, la
moins atteinte par le schisme, l'union s'accomplit sans trop de résistance. En Numidie méridionale,
ce fut, au contraire, un déchaînement contre l'ordre impérial. L'armée intervint avec une brutalité
inouïe, qui laissa des blessures morales inguérissables.
Julien l'Apostat (361-362), aussi indifférent aux catholiques qu'aux donatistes, annula l'édit de
son prédécesseur et accorda toute liberté aux schismatiques. Ce fut une ruée. La Numidie et la
Maurétanie (Césarée/Cherchel, Tipasa...) furent ravagées par des bandes de donatistes. Comme
toujours, ces excès suscitèrent une violente répression.
Durant le dernier quart du IVe siècle, Théodose ne publia pas moins de neuf édits contre les

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L'Église d'Afrique

schismatiques qui furent sommés de rejoindre de gré ou de force l'unité. Tous ces édits ne visaient
pas les donatistes, mais plusieurs pouvaient s'appliquer à eux. Toutefois, il n'est pas sûr que ces
édits furent observés par les fonctionnaires africains.
La politique des empereurs fut un échec. Elle ne fit qu'aggraver les dissensions par ses brutalités.
Le vrai remède était celui que proposera Augustin : la discussion honnête et loyale et non le combat
des armes.

L'extension de l'Église au IV e siècle

A la fin du IIIe siècle, nous l'avons vu, le christianisme avait fait des progrès considérables dans
tout le pays, spécialement dans les régions de l'Ouest. Il débordait les villes du littoral, il atteignait
de plus en plus les centres de l'intérieur. Même les tribus gétules, au sud des Maurétanies, avaient
entendu son message.
Autre fait notable : il n'était plus cantonné dans les classes pauvres ou moyennes ; venait à lui
l'élite du barreau, de l'administration, de l'armée, de l'aristocratie. Au Ille siècle, les débuts étaient
modestes en nombre, mais prometteurs avec l'avocat Tertullien et le rhéteur Cyprien. Au IVe siècle,
les conversions de l'élite se multiplièrent : Arnobe, Lactance, Aurelius, Augustin sont les noms les
plus célèbres. A la décadence irrémédiable du paganisme correspondait la montée irrésistible du
christianisme.
Il est impossible d'apprécier, même approximativement, le pourcentage des chrétiens par rapport
aux païens. Tout d'abord de larges zones échappaient encore au ministère des évêques : tout le
massif montagneux des Aurès, des Kabylies et de l'Atlas restait, semble-t-il, à cette époque, en
marge et de la romanisation et du christianisme. Ainsi, le mouvement des Circoncellions, formé
essentiellement de ruraux de la Numidie centrale et méridionale, n'avait, en ses débuts vers 321,
aucun chrétien dans ses rangs.
Comme pour les siècles précédents, on peut juger des progrès du christianisme en Afrique du
Nord, au Ive siècle, d'après le nombre de sièges épiscopaux mentionnés dans les diverses listes de
l'époque. Au début du siècle y figurent 250 évêchés. Ils se multiplient au cours de ces cent ans
comme on peut en juger d'après les renseignements précis que nous possédons concernant la
conférence de 411, à laquelle prit part saint Augustin et qui rassembla évêques catholiques et
évêques donatistes. Du côté catholique, on comptait 286 évêques présents, 120 absents et 64 sièges
vacants ; du côté des donatistes le nombre était sensiblement le même : 279 présents et autant
d'absents et de sièges vacants que pour les catholiques. Le total est vraiment impressionnant. Cette
expansion du christianisme se poursuivra au point que, lors de la période vandale (Ve-VIe siècles),
on dénombrera dans toute l'Afrique du Nord plus de 700 évêques. Tout centre urbain, toute
bourgade d'une certaine importance aura ses prêtres et souvent, à leur tête, un évêque.
C'est également du IVe siècle, peut-être de la fin du VIe, que date l'organisation de l'Église en
provinces. Celles-ci épousaient en gros les limites fixées par Dioclétien pour l'administration civile.
Avec le temps, chacune prit sa physionomie propre sous la haute autorité du primat, habituellement
le doyen des évêques. La province de Carthage faisait exception : la dignité du primat y appartenait
de droit à l'évêque même de Carthage, lequel exerçait sur toute l'Afrique une certaine primauté
d'honneur ; il convoquait les conciles, confirmait les élections épiscopales, recevait les appels contre
les sentences ecclésiastiques. Cette suprématie n'était pas sans faire problème à certains évêques
éloignés, spécialement ceux de Numidie, de tempérament plus indépendant.
La multiplication des églises et des basiliques sur l'ensemble du territoire africain constitue un
autre bon indice de la croissance du christianisme au cours du IVe siècle. L'édit de Milan (313), par
lequel Constantin rendait la paix à l'Église, marque le point de départ de multiples constructions. On
ne connaît guère, avant 313, que l'existence de la Basilica Novarum à Carthage, de la Basilica
Leontina à Hippone, et on sait également qu'il existait une basilique à Constantine. A partir de 313,
la liste des nouvelles constructions se remplit. Le premier édifice, on le sait avec certitude, en 324,
est la vaste et riche basilique, à cinq nefs, d'El-Asnâm (ex-Orléansville), dont on possède encore de
magnifiques mosaïques (2), Carthage, qui aura un jour son lot d'au moins 25 basiliques, en vit
s'édifier cinq ou six à cette même époque, dont celle de Damous el-Karita. On date aussi d'une

23
L'Église d'Afrique

époque plus tardive dans ce même IVe siècle, la basilique primitive de Sainte-Salsa, à Tipaza, la
basilique de Tebessa, dans sa forme première, les basiliques de Djamila, d'Haïdra, de Constantine,
les basiliques de la Paix, des Vingt-Martyrs, des Huit-Martyrs à Hippone.
Une telle extension du christianisme en Afrique ne peut s'apprécier avec exactitude qu'en tenant
compte de la prolifération du schisme donatiste qui « étendait partout ses ramifications. En
Proconsulaire, en Byzacène, en Tripolitaine, dans les Maurétanies, il tenait tête au catholicisme ; il
l'emportait en Numidie. Dans certaines villes, comme Hippone ou Bagaï, il avait gagné presque
toute la population. Dans certaines localités, l'évêque schismatique n'avait même pas d'adversaire.
On ne sait ce qui serait advenu sans l'entrée en scène d'Augustin (3) ».
Pour saisir plus précisément le jeu politique et la situation religieuse de cette époque, nous nous
arrêtons à l'histoire de la famille berbère de Nubel.

Une famille berbère de chefs romanisée

Entre Masinissa (mort en 148 ay. J.-C.) et la Kahena (693-698), les deux frères Firmus et Gildon
représentent un des moments les plus forts de la résistance berbère à l'invasion étrangère de leur
pays. Ces deux frères appartenaient à une famille illustre et importante de la Maurétanie césarienne.
Leur père était probablement ce Nubel (ou Nuvel), mort en 370, qui avait le titre de régulus et dont
le père et le grand-père portaient un nom romain, ce qui ferait remonter leur romanisation au temps
de Constantin. C'était probablement une famille liée de vieille date à l'administration romaine et qui,
nous le verrons, avait ses entrées dans les hautes sphères du pouvoir.
A sa mort, Nubel laissa des biens importants et une nombreuse postérité, dont nous connaissons
le nom de sept de ses enfants : Firmus, l'aîné, Sammac, Mazuca, Dius, Gildon, Mascizel et Cyria.
Cette famille résidait au lieu-dit Souma, à un kilomètre au sud-est de Thenia (ex-Ménerville).
L'endroit était d'une grande importance stratégique ; il donnait accès, d'une part, à la Grande
Kabylie et à Auzia (ex-Aumale) et, d'autre part, aux villes du littoral.

La révolte

La puissance romaine marquait alors quelque essoufflement. Elle se manifestait impuissante à


réprimer les razzias des nomades pillards, notamment les Tripolitains. Le conflit entre catholiques
et donatistes reprenait de plus belle. Les circoncellions ajoutaient à l'insécurité des campagnes,
surtout en Numidie et en Maurétanie. C'est en cette époque, peu propice à la paix civile, que survint
la succession de Nubel. Le comte d'Afrique, Romanus, désigna comme successeur Sammac, le frère
puîné de Firmus. Ce dernier, qui était chrétien et avait servi dans l'armée romaine, prétendait avoir
plus de droits que son frère cadet ; il se révolta et entra en sécession. Il se mit à la tête de tribus
berbères, rejetant l'autorité de l'empereur Valentinien. « Il semble bien, écrit Albertini, qu'il se soit
fait proclamer Auguste et qu'il eut l'ambition d'être reconnu comme empereur en Afrique ; l'histoire
de son temps abondait en usurpations analogues, tentées un peu partout dans l'Empire et parfois par
des barbares moins romanisés que Firmus (4). » C'est en 371 que commença la rébellion. Le début
est marqué par des succès foudroyants ; plusieurs villes de la Maurétanie césarienne sont enlevées :
Icosium (Alger), Cherchel, Telles. Tipaza échappa au pillage grâce, dit une légende chrétienne, à la
protection miraculeuse de sainte Salsa, la petite martyre locale particulièrement vénérée.
Finalement, Firmus fut vaincu par les Romains qui avaient établi leurs bases à Auzia. Trahi par un
de ses alliés berbères, il s'étrangla lui-même pour ne pas tomber entre les mains de ses ennemis. On
était alors en 375.
Les Romains lui donnèrent comme successeur son plus jeune frère, Gildon, qui avait servi avec
eux dans le combat contre Firmus, son aîné. Vers 386, Rome le nomma même « comte, maître de la
cavalerie et de l'infanterie d'Afrique », titre qui lui donnait autorité sur toute l'armée depuis la
Tripolitaine jusqu'à la Moulouya (à l'ouest d'Oujda). A l'exemple de son frère aîné, il ne tarda pas à
se révolter contre le pouvoir central, refusant de reconnaître l'empereur Honorius comme successeur
de Théodose. Il en vint même à intercepter et à suspendre les livraisons de blé des provinces
africaines, absolument indispensables au ravitaillement de la capitale (5). Affolée et menacée de

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L'Église d'Afrique

disette, Rome dépêcha aussitôt 5000 légionnaires, sous le commandement de Mascizel, le propre
frère de Firmus et de Gildon. Ce dernier vint à la rencontre de Mascizel avec 70000 Berbères, mal
armés. Un incident fortuit provoqua la débandade des troupes africaines, que les légionnaires
poursuivirent impitoyablement. Gildon prit la fuite, s'embarqua pour Constantinople, où son épouse,
sa fille et sa soeur l'avaient précédé. Il comptait se mettre sous la protection de l'empereur Arcadius.
Il n'en eut pas la possibilité, car la tempête le rejeta près de Tabarka où, fait prisonnier, il se suicida
(396).
Terribles années que cette fin de siècle ! Bien des motifs de ces alliances, de ces renversements,
de ces ruptures et divisions familiales nous échappent. On était alors en pleine mutation de
civilisation. Les oppositions politiques nous en donnent une preuve manifeste, ainsi que la diversité,
dans cette même famille, des appartenances religieuses, qu'il nous reste à mentionner.

Appartenance religieuse de la postérité de Nubel

La famille de Nubel appartenait à la tribu des Jubaleni, qui est à situer dans la région
montagneuse des Bibans. A cette époque, le peuplement de cette zone était berbère. Les ancêtres de
cette famille étaient-ils chrétiens ? C'est possible pour les ancêtres immédiats, mais nous n'en
savons rien. C'est toutefois probable puisque le père et le grand-père de Nubel avaient romanisé leur
nom et nous savons que la romanisation allait souvent de pair, à cette époque, avec la
christianisation. En tout cas, Nubel l'était, surtout s'il est à identifier avec le Nuvel, qui, pour
accomplir un voeu, avait fait bâtir une église à Rusguniae (cap Matifou) (6).
Nous savons que Firmus, le fils aîné, était chrétien. Il avait opté, au début de sa carrière, pour
Rome, dont il partageait la foi et les usages. Mais lors de l'insurrection qu'il souleva, il est probable
qu'il pencha du côté des donatistes, en rebellion larvée depuis des décennies contre le pouvoir. En
eux, il trouva des alliés tout indiqués pour organiser des coups de main ou renforcer ses troupes.
Saint Augustin signale que les sectateurs d'une secte dissidente des donatistes se faisaient appeler
Firmiani(7).
Par contre, Gildon était resté païen. Il n'était pas rare alors de rencontrer dans une famille des
jeunes gens ou des hommes faits qui remettaient leur baptême jusqu'à un âge avancé, pour
sauvegarder leur indépendance. Ce fut sans doute le cas de Gildon, qui, en dépit de son séjour à la
cour de Rome, du temps où il était l'allié des Romains, et de ses relations avec les évêques
donatistes, resta païen jusqu'à la fin. Il fut même un ennemi tenace, suivant Augustin (8), de l'Église
d'Afrique. Sans doute, dans son esprit, le pouvoir romain qu'il combattait, était-il confondu ou
associé avec le pouvoir socio-spirituel de l'Église.
Sammac, le frère puîné de Firmus, qui fut désigné par les Romains comme successeur à Nubel
(ce qui provoqua le soulèvement de 370-375), ne semble pas avoir été chrétien. Il mourut peu après
la défaite de Firmus, se donnant la mort en élargissant la blessure reçue au combat.
De Mazuca, on sait seulement qu'il habitait un fundus dans la région de l'Oued Chelif. C'est de là
qu'au commencement de l'insurrection, il se jeta sur Caesarea (Cherchel), la surprit et l'incendia.
Nous sommes mieux renseignés sur Mascizel, le vainqueur de Gildon. Il était chrétien ; il s'était
converti à la cour d'Honorius qu'il fréquentait. Orose, un chroniqueur de l'époque et son
contemporain, nous le montre entrant dans son pays avec une armée, accompagné de moines
recrutés dans l'île de Capraria (au nord-ouest de l'île d'Elbe), jeûnant, priant et récitant force
psaumes, jour et nuit, pour obtenir le succès de son expédition contre son frère Gildon (9). De
retour à Rome, il fut noyé sur ordre de Stilicon, le ministre d'Honorius. Sans doute, voulait-on se
débarrasser cyniquement de lui, par crainte qu'il prît un jour le chemin de ses deux frères.
On ne sait rien des autres fils de Nubel. Cependant, la génération qui suit nous réserve quelque
surprise. Gildon avait une fille, Salvina. Alors en bonne relation avec la cour de Constantinople,
Gildon avait accepté de la donner en mariage à Nebridius, le neveu même de l'impératrice. Notons,
en passant, la facilité pour ces Berbères de se hisser au premier rang de la société d'alors.
Malheureusement, Nebridius mourut très jeune, laissant une veuve inconsolable et deux enfants.
Saint Jérôme, ayant appris les faits, écrivit à Salvina une très longue et très belle lettre, dans
laquelle il fait l'éloge de Nebridius, qui fut, à l'entendre, un prodige de vertu dans ce milieu

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L'Église d'Afrique

corrompu de la cour.
Dans ses consolations, Jérôme mentionne qu'elle peut compter dans sa peine sur les gens de sa
maison. N'avait-elle pas près d'elle sa mère (sancta mater) et sa tante paternelle (amata virgo
perpetua), « qui a toujours gardé sa virginité » (10). Il est probable que les deux femmes, fuyant une
répression après la défaite de Gildon, s'étaient réfugiées chez Salvina. Celle-ci jouissait
probablement d'une situation de premier plan parmi les grandes dames chrétiennes de
Constantinople : on la voit, en effet, parmi les trois ou quatre dames venues saluer Jean
Chrysostome avant son départ pour l'exil en 401 (11)
Et ainsi, en moins d'un siècle, cette famille, étroitement mêlée aux forces politiques de l'heure, a
suivi une prodigieuse mutation culturelle, sociale et religieuse. Son aboutissement, au début du Ve
siècle, est vraiment surprenant. Ne peut-on voir en elle un prototype d'une évolution qui était alors
en cours, à des degrés divers, mais bien réellement, dont saint Augustin, le contemporain des faits
rapportés, est un autre prototype, unique par son génie ?

NOTES

1. P. MONCEAUX, Histoire littéraire, t. IV, pp. 14-15.


2. Elle était ornée de mosaïques à l'honneur de la Sainte-Croix, dont le monde entier célébrait alors l' « invention »
par sainte Hélène.
3. P. MONCEAUX, t. IV, p. 52.
4. L'Afrique du Nord française dans l'histoire, 1937, pp. 113-114.
5. « La nourriture de Rome est à la merci du Berbère, écrit le poète latin Claudien, ... les larmes de mon peuple
flattent son orgueil. Gildon nous vend nos propres moissons, car c'est lui qui possède les champs que mon peuple avait
acquis au prix de ses blessures », dans Berbruger, Les époques militaires de la Grande Kabylie, Paris 1857, pp. 239-
240.
6. C.I.L., VIII, 9255 ; voir aussi Gsell : « Observations géographiques sur la révolte de Firmus », dans Recueil des
notes et Mémoires de la société d'archéologie de Constantine, 1902, t. XXVII, p. 28.
7. Saint AUGUSTIN, Traité antidonatiste, contra Epistolam Parmeniani, éd. Desclée no 28, Lib. I, XI, 17-18, p. 253
et note 21, p. 729.
8. Saint AUGUSTIN, ibid. contra litteras Petiliani, Desclée no 30, pp. 293, 309, 397, 446, etc.
9. OROSE, Historia Patrologie latine, t. XXXI, pp. 2155-2158, Lib. VII, cap. 36.
10. Patrologie latine, t. XXII, Lettres de saint Jérôme, col. 750 (lettre 79).
11. Lettres de S.J. Chrysostome, Pères de Saint-Maur, t. I, p. 25.

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L'Église d'Afrique

Chapitre V
Saint Augustin, l'apogée de l'Église d'Afrique

La fin du IVe siècle marque un renouvellement déterminant des chefs de l'Église d'Afrique : en
391 et 392, meurent les deux évêques rivaux de Carthage. Le nouvel évêque catholique est
Aurelius, homme de grande valeur, énergique, clairvoyant, adroit, persévérant dans ses décisions. Il
eut la bonne fortune de rencontrer et de s'associer l'esprit le plus prestigieux de l'Afrique latine,
Augusin, qui venait alors d'être ordonné prêtre.
Ces deux hommes, qui se complètent admirablement, ont tenu un rôle décisif dans la lutte contre
le schisme. Mais, si la réfutation du donatisme fut une des préoccupations majeures d'Augustin, elle
ne fut pas la seule. L'activité de l'évêque était en effet multiforme : tout dans l'Église intéressait son
intelligence et y trouvait un écho et une formulation, qui reste encore d'actualité à notre époque
pourtant si différente et si éloignée.
Mais tout d'abord, qui était Augustin ?

Le chemin d'une vie

Augustin naquit à Thagaste (Souk-Ahras), le 13 novembre 354. Son père, Patricius, petit
propriétaire rural, était un païen, qui se fit baptiser sur le tard ; sa mère, Monique, était une ardente
chrétienne. Jeune enfant, il fut conduit à l'école locale pour y apprendre les rudiments. On l'envoya
ensuite à Madaure, la ville voisine, pour perfectionner son latin et y apprendre un peu de grec. A
l'âge de 16 ans, muni d'un subside offert par un généreux donateur, il partit à Carthage pour y
achever ses études. Il a rapporté lui-même dans ses Confessions la vie libre qu'il continua à y
mener. Sa formation terminée, il rentra à sa ville natale, puis, un peu dépité, s'embarqua pour Rome,
et de là, gagna Milan. Il est attiré d'abord par le manichéisme, puis par le néo-platonisme ; il se
convertit au christianisme, après avoir suivi les conférences publiques d'Ambroise, l'évêque de
Milan, sur l'Écriture Sainte. Il avait 32 ans, quand il reçut le baptême.
Augustin reprit très vite le chemin de l'Afrique avec sa mère Monique, qu'il perdit à Ostie, le port
de Rome, peu avant son embarquement. Après un court séjour à Carthage, il se retira dans sa
propriété familiale, à Thagaste, où, entouré d'amis également désireux de se consacrer au
recueillement et à l'étude, il organisa une communauté de type monastique. Quelques années plus
tard, contre toute attente, il est appelé au sacerdoce et, peu après, en 395, il est promu évêque
d'Hippone. Il avait 41 ans. Pendant 35 ans, son ministère extrêmement actif fut décisif pour l'avenir
de l'Église latine en Afrique. Augustin mourut le 28 août 430, au troisième mois du siège de sa ville
épiscopale par. Genséric, roi des Vandales.

La conversion

On éprouve une gêne extrême à condenser ainsi en quelques lignes une vie aussi riche. C'est
chacun de ses épisodes qu'il faudrait mettre en relief pour le contempler, le savourer et en tirer
quelque conduite. Détachons ici la longue marche d'Augustin vers la vérité et la paix du coeur.
Augustin n'a jamais été adepte des dieux de Rome. Jeune homme, comme la plupart de ses
compagnons, il était monothéiste, professant un certain déisme qui s'alliait à une morale
conformiste pas trop exigeante. Enthousiasmé à 19 ans par l'Hortensius de Cicéron, ouvrage
aujourd'hui perdu, il sentit monter en lui un attrait irrésistible pour la philosophie. Il n'était
cependant pas homme à se laisser endoctriner. Le christianisme pratiqué autour de lui, même par sa
mère, ne l'attirait plus. Au contraire, la lecture de la Bible le rebutait ; il en trouvait le style trop
éloigné du beau latin cicéronien : comment un puriste comme lui aurait-il pu s'y intéresser ? Il
n'avait pas encore découvert l'humilité du Verbe incarné adoptant le langage des simples pour parler
aux hommes des mystères les plus élevés. Bien d'autres convertis après lui seront surpris aussi par
cette humilité de la Parole de Dieu.
Augustin préféra se tourner vers une secte qui faisait alors florès dans le monde romain : le

27
L'Église d'Afrique

manichéisme, un succédané de la gnose orientale. Mani (216/277), son fondateur, se présentait


comme « un apôtre de Jésus-Christ envoyé par la Providence du Père », « le messager de Dieu »,
porteur d'une nouvelle révélation complétant les messages célestes de Bouddha et de Zarathustra.
Le manichéisme prêchait un dualisme strict, selon lequel coexistaient de toute éternité le Bien et le
Mal, la Lumière et la Ténèbre, comme principes duels de toute réalité. La Lumière est habitée par
Dieu, la Ténèbre par le Démon. Tout, dans le monde, est mélange de Bien et de Mal. L'idéal de la
vertu est de s'abstenir de tout ce qui relève de ce dernier ou peut le propager, d'où, en particulier, la
condamnation de la procréation. Parmi les manichéens eux-mêmes, seul un petit nombre d'élus peut
accéder à la Lumière ; les autres restent de simples auditeurs, qui peuvent espérer une renaissance
dans quelques élus.
Augustin se laissa séduire par les aspects rationalistes de cette doctrine, qui prétendait ne rien
imposer d'autorité et se fonder sur la démonstration. De plus, le manichéisme, en critiquant avec
virulence l'Ancien Testament, ne pouvait que renforcer les préventions du jeune rhéteur. Il demeura
dans la secte neuf ans, sans grande conviction, avoua-t-il plus tard. Des doutes s'étaient, en effet,
élevés en lui. Une rencontre à Carthage avec Faustus de Milève, qu'on lui avait dit fort versé dans la
doctrine manichéiste, le déçut au plus haut point. Il ne découvrit dans son interlocuteur, nous
confie-t-il, que radotages.
Nommé, dans la suite, professeur d'éloquence (rhéteur) à Milan, il s'intéressa, par l'intermédiaire
d'intellectuels catholiques gravitant autour d'Ambroise, à Plotin et au néo-platonisme.
Puis ce fut, non sans un laborieux débat intérieur, le dénouement inattendu et soudain de
l'illumination divine. Dans les Confessions (VIII, 8 à 12), il a raconté ce moment unique. Il se
trouvait dans son jardin, lisant et méditant, quand il entendit une voix d'enfant répéter à plusieurs
reprises : « Prends et lis ! »
« La seule interprétation que j'entrevoyais à cet ordre divin, c'est qu'il m'était enjoint d'ouvrir le
livre et de lire le premier chapitre sur lequel je tomberais. Je venais d'apprendre qu'Antoine,
(l'ermite égyptien), survenant un jour pendant la lecture de l'Évangile, avait pris comme une
admonestation à lui personnellement adressée, la parole de la lecture : " Va, vends tout ce que tu as,
donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans les cieux. Viens, suis-moi " et qu'à l'instant même un
tel oracle l'avait converti à Toi.
« Je me hâtais donc de revenir à l'endroit où Alypius était resté assis : car, lorsque je m'étais levé,
j'avais laissé le livre de l'Apôtre (Paul). Je saisis le livre, l'ouvris et lus tout bas le premier chapitre
sur lequel mes yeux vinrent à tomber : « Gardez-vous de festoyer et de boire. Gardez-vous des
coucheries et des débauches. Gardez-vous des querelles et des jalousies. Revêtez-vous de Notre-
Seigneur Jésus-Christ et ne vous faites pas pourvoyeurs de la chair dans ses convoitises. "
« Je ne voulus pas en lire davantage. Je n'en avais plus besoin. Ce verset à peine achevé, il se
répandit dans mon coeur comme une lumière apaisante. Et toutes les, ténèbres de mon doute se
dissipèrent... » (trad. André Mandouze).
Comme Antoine, l'ermite égyptien, Augustin se retira à la campagne, près de Milan, avec
quelques amis pour prier ensemble et étudier. Prélude à cette vie de style monastique qu'Augustin
mena dès son retour à Thagaste et dont il rêva toute sa vie. D'adepte du manichéisme, Augustin
n'était pas devenu simplement adepte de la doctrine chrétienne, mais bien, le coeur tout changé,
disciple fidèle de Jésus-Christ.

Augustin, évêque d'Hippone

L'activité débordante d'Augustin comme évêque d'Hippone nous donne une très riche
représentation du rôle d'un chef d'Église dans l'Afrique chrétienne. A cette époque, Hippone était,
en Afrique, la seconde ville en importance après Carthage. Contrairement aux autres diocèses, qui
se limitaient à une cité et à sa campagne environnante, celui d'Hippone était l'un des plus étendus
(ses points extrêmes se trouvaient à plus de 40 milles romains, soit 60 kilomètres environ).
En arrivant en sa ville épiscopale, Augustin voulut continuer sa vie de retraite et de contemplation
comme il avait fait à Thagaste, tout en assumant, sans en rien retrancher, les devoirs de
l'administration de son diocèse. Dans ce but, il organisa dans sa demeure même une sorte de

28
L'Église d'Afrique

pension, où il inaugura avec ses collaborateurs, prêtres, diacres, lecteurs et autres clercs, une vie
commune, comportant voeu d'obéissance aux supérieurs et à la règle, voeu de pauvreté dans le
genre de vie et voeu de célibat consacré. L'institution était neuve. Elle devait ultérieurement
constituer l'une des sources d'inspiration de la vie monastique dans l'Église latine : saint Benoît et sa
règle, les collégiales du Moyen Age (dont certaines églises anciennes portent encore le nom) avec
leurs chanoines vivant en commun, lui doivent beaucoup. La communauté d'Hippone, en tout cas,
fut pour l'Église d'Afrique un vivier fécond, où le peuple chrétien vint pêcher plusieurs de ses
évêques.
La fonction épiscopale comporte en premier lieu le service du culte. Chaque matin, l'évêque
présidait les cérémonies religieuses ; les dimanches et les jours de fête, qui étaient nombreux, il
célébrait la liturgie eucharistique solennellement. A chaque assemblée, il assurait une prédication,
qui était habituellement fort longue et qui, en certaines occasions, se prolongeait dans l'après-midi.
Aux évêques incombait également la charge de catéchiser les catéchumènes. Souvent, ils s'y
faisaient suppléer par un prêtre ou un clerc expérimenté. Augustin, lui, tenait à donner en personne
cet enseignement populaire. Son merveilleux petit traité L'art de catéchiser les ignorants démontre
sa féconde expérience en ce domaine mais aussi une vive conscience des problèmes qu'il s'agissait
d'affronter : « Moi-même, écrit-il, je suis presque toujours mécontent de ce que je dis. Je voudrais
quelque chose de mieux et je m'attriste en voyant que ma langue ne rend qu'imparfaitement les
sentiments de mon coeur.
« Je désirerais que tout ce que j'ai dans l'esprit passât dans celui de mon auditeur et je sens que
ma parole n'atteint pas ce but. »
On devine le flot de gens de toute sorte qui devait se presser autour de cet homme si intelligent et
si bon. Vers lui confluait la ville entière, catholiques, donatistes et païens, pour une aide morale ou
matérielle ou pour quelque intervention auprès d'un haut personnage, magistrat ou agent du fisc. «
Quel qu'en fut l'objet, écrit Claude Lepelley, ces nombreuses démarches semblaient pénibles à
Augustin. Dans le sermon 302, il supplia ses fidèles de ne point lui imposer sans cesse cette corvée.
Il devait, disait-il, faire antichambre, on faisait entrer des visiteurs plus ou moins dignes de passer
avant lui ; parfois, il était reçu en coup de vent ; il fallait supplier, supporter des humiliations,
parfois s'en aller tristement sans avoir rien obtenu. Les fidèles s'impatientaient : ne l'avaient-ils pas
chargé d'une mission qu'ils jugeaient décisive ? Augustin devait leur avouer avec gêne qu'il avait
accompli la démarche, mais que le responsable concerné n'avait pas voulu l'écouter. « Laissez-moi
en paix, leur disait-il... nous ne voulons pas avoir de conflit avec les autorités (1). »
La renommée de l'évêque d'Hippone avait dépassé depuis longtemps les limites de son diocèse.
Toute la Numidie chrétienne se tournait vers lui et le primat de Carthage, Aurelius, l'ami très cher,
ne cessait de le harceler, peut-on dire. Augustin entretenait une correspondance volumineuse pour
l'époque. Il ne nous en est parvenu qu'une faible partie ; on y dénombre plus de 150 correspondants,
parmi lesquels on a identifié 2 papes, 37 évêques, 67 laïcs catholiques, donatistes ou païens. Ses
correspondants étaient dispersés à travers le monde romain. Notons entre autres : saint Paulin de
Nôle (Italie du Sud), l'irascible saint Jérôme, ermite à Bethléem, Hilaire, évêque de Poitiers. Le
rayonnement théologique, pastoral d'Augustin fit d'Hippone, un des pôles de la chrétienté
occidentale. D'Augustin, Jérôme n'hésitait pas à écrire qu'il était devenu « l'évêque le plus connu du
monde entier ».
A cette tâche pastorale s'en ajoutaient deux autres aussi lourdes et bien encombrantes pour un
pasteur : l'administration des biens d'église et l'exercice de la justice. A cette époque, l'Église
représentait alors la seule institution stable, à l'abri des abus que l'on reprochait à une administration
impériale partiale, vénale, dure aux faibles et aux petits. Déjà se dessinait le rôle social et
humanitaire que, par suppléance à la défection de l'État, l'Église allait être appelée à jouer tout au
cours du Moyen Age.
Le temporel, c'est-à-dire l'administration des biens d'église, dérobait à Augustin un temps
précieux. « Le peuple de ce temps-là, écrit Louis Bertrand, désirait que l'Église s'enrichît, parce qu'il
était le premier à profiter de sa richesse. Or cette richesse considérable consistait surtout en
immeubles et en terres. Le diocèse d'Hippone avait à administrer de nombreuses maisons et
d'immenses fundi, sur lesquels vivait toute une population d'artisans et d'esclaves affranchis,

29
L'Église d'Afrique

d'ouvriers agricoles et même d'ouvriers d'art, fondeurs, brodeurs, ciseleurs sur métaux. Sans doute
Augustin avait sous ses ordres des intendants. Cela ne l'empêchait pas d'entrer dans le détail de
l'administration et de surveiller ses agents. » Ce contact avec le monde du travail informait le
pasteur d'Hippone beaucoup mieux qu'un rapport sur la vie des ouvriers et . des artisans de son
diocèse. Du point de vue de l'expérience pastorale, ce n'était pas négligeable, comme en témoignent
de nombreuses allusions dans les sermons.
A Augustin pesait bien davantage l'exercice de la justice, qui demandait de longues heures
d'audience patiente pour des affaires souvent minimes et des plus diverses, comme partage
d'héritage, brouille de ménage, disputes de famille, tutelle, donations, etc. Les séances, qui se
tenaient dans une dépendance de l'église ou sous le péristyle, duraient toute la matinée et se
prolongeaient quelquefois dans la soirée. On recourait volontiers à la justice de l'évêque, qui était
gratuite et aussi plus humaine, plus rapide et impartiale. On savait qu'Augustin, contrairement à
l'usage courant chez les magistrats, récusait totalement la torture et se contentait, pour tout
châtiment, de recourir aux verges qu'il avait lui-même expérimentées pour ses fredaines d'écolier
turbulent. Notons au passage son opposition, très en avance sur son temps, à l'application de la
peine de mort contre les hérétiques.

Augustin et l'unité de l'Église

Saint Cyprien s'était beaucoup préoccupé d'unité mais dans sa propre Église. Augustin voit plus
loin, au-delà de son diocèse, au-delà même de l'Afrique : il recherche l'unité dans toute l'Église, une
Église, une et unie. Il fut un véritable champion de l'unité oecuménique en face des forces adverses
qui divisaient les chrétiens. Son ministère pastoral s'est appliqué, tout au long de ses trente-cinq ans
d'épiscopat, à combattre quatre sectes ou hérésies qui débordaient largement les limites de son
diocèse : le manichéisme qu'il ne cessa de réfuter, s'efforçant de ramener à la foi catholique ceux
que, naguère, il avait entraînés dans cette voie ; le donatisme, ce schisme qui déchirait son diocèse
et une bonne partie de l'Afrique ; le pélagianisme, que le moine Pélage avait introduit lui-même
jusqu'à Carthage et Hippone : ce fut un long et dur combat qui l'entraîna à correspondre au-delà des
mers, jusqu'en Palestine, avec Jérôme et deux évêques gaulois résidant à Bethléem ; enfin,
l'arianisme, venu d'Italie, s'était infiltré parmi des chrétiens africains, colporté et propagé par
Pacentius, le conseiller même de l'empereur.
Avant d'arriver à Hippone, Augustin ne s'était pas intéressé aux donatistes, bien que certains de sa
parenté aient prétendu y être affiliés. Sa ville natale, Thagaste, était de fait revenue toute entière au
catholicisme. Il n'en était pas de même d'Hippone, qui était dominée par les schismatiques, au point
d'être devenue un de leurs centres d'action pour la Numidie du Nord. Ils ne constituaient point pour
Augustin d'iréniques compagnons de chemin. Alliés quelquefois à la jacquerie des circoncellions,
certains étaient devenus de véritables coupeurs de route, qui menacèrent plus d'une fois l'évêque
catholique d'Hippone. « Les attentats des barbares, écrit-il quelque part, sont peut-être moins
sauvages que ceux perpétrés par eux. »
Au début du siècle, l'Église donatiste était — on se le rappelle — en pleine croissance, elle
comptait autant de fidèles et presque autant d'évêques que l'Église catholique... Là où les
catholiques étaient minoritaires, elle se montrait triomphante, dominatrice, arrogante. Or,
pratiquement lors de l'arrivée des Vandales, elle avait presque disparu, ne comptant plus que de
rares fidèles, qui se terraient en quelques coins retirés de Numidie ou de Mauritanie : « Quoiqu'il
eut mis deux siècles à mourir, le donatisme était désormais frappé à mort (2). »
Ce succès surprenant fut certes le résultat de l'action commune et solidaire de tous les évêques
catholiques africains autour d'Aurélius, primat de Carthage. Mais Augustin fut, au milieu d'eux,
incontestablement, grâce à ses dons de penseur et d'organisateur, le meneur de jeu. Il sut porter
l'effort de tous, au-delà de la lutte contre les effets secondaires du schisme, jusqu'au coeur même du
problème qu'il posait en son fond, en démontrant la pauvreté et l'illogisme de la doctrine de Donat.
L'entreprise était ardue et semée d'embûches. Il n'y avait pas seulement à remédier au désordre
des idées. La société elle-même était gangrenée par le terrorisme des Circoncellions et les violences
des schismatiques. L'insécurité des routes et des campagnes, les persécutions ouvertes ou larvées

30
L'Église d'Afrique

n'encourageaient guère les catholiques à rechercher un rapprochement.


Il fallut un grand courage à Augustin pour entreprendre sa campagne de ralliement. Il y consacra
une activité débordante et multiforme : réunions continuelles assorties parfois de conférences
contradictoires méticuleusement mises au point, prédications à Hippone, Carthage et autres lieux,
ouvrages de toutes formes, correspondances, visites pastorales aux églises de son diocèse et à ses
diocésains influents... Tout était étudié et mis en oeuvre en vue de reconquérir l'unité perdue. Mais,
au coeur de cette campagne organisée, ce fut l'intelligence entraînante et convaincante d'Augustin
qui assura le succès.
Les conciles furent pour Augustin un des moyens de choix pour convaincre ses frères dans
l'épiscopat de former un corps uni en face de l'Église donatiste et de faire résonner ainsi,
solennellement et avec plus de vigueur, l'appel à l'unité d'un seul troupeau sous un seul pasteur qui
est Jésus-Christ. On sait l'importance que l'Église d'Afrique accordait aux réunions conciliaires.
Entre le début du IVe siècle et l'arrivée des Vandales, on ne compte pas moins de 55 conciles, soit
une moyenne d'un tous les deux ans. Trente de ces conciles ont été célébrés à Carthage sous la
présidence d'Aurélius, plusieurs en Byzacène (El-Djem, Sbeitla, Sousse, Thélept), en Numidie
(Cirta-Constantine, Mila, Hippone), en Maurétanie dans une ville inconnue.
Augustin prit part à plusieurs. Sa présence à Carthage est certaine en 397, 401, 403, 404, 411.
L'assemblée de 411 fut incontestablement la plus importante. Dans l'esprit de ses promoteurs, elle
devait décider qui, des donatistes ou des catholiques, constituait la véritable Église. Pour en
discuter, 270 évêques donatistes se réunirent avec 279 évêques catholiques à Carthage pendant trois
jours. Un représentant de l'empereur, le proconsul Marcellinus, présidait la réunion. Vue du dehors,
l'assemblée pouvait paraître dominée par le pouvoir favorable à la cause catholique et être
manoeuvrée par lui. En fait, quand on se donne la peine de lire les débats, dans lesquels les
donatistes firent d'incessantes obstructions, on s'aperçoit que le maître d'oeuvre de ce concile fut
Augustin ; il y intervint pas moins de 60 fois, principalement le dernier jour, quand le dénouement
approchait. Les donatistes n'avaient guère à lui opposer, avant leur condamnation finale, que des
combats d'arrière-garde ou de misérables chicanes.
Six mois plus tard, une constitution de l'empereur Honorius ordonnait aux schismatiques de
rejoindre l'Église catholique sous peine de fortes amendes et même de déportation. L'édit fut
appliqué dans toute sa rigueur. Toutes les basiliques donatistes furent confisquées au profit des
catholiques. La répression s'abattait durement sur les récalcitrants ; les attentats individuels, les
incendies d'églises, les meurtres se multiplièrent. L'insécurité s'étendait partout.
Parallèlement à ces violences et à ce terrorisme, Augustin s'appliqua à hâter le retour des
schismatiques à l'Église-Mère. Sa méthode n'avait rien à voir avec celle du pouvoir politique. «
C'est par la prédication, par la propagande, par la publicité, que d'abord Augustin voulut ramener les
schismatiques ; il espéra longtemps y réussir et toujours il l'essaya. Puis, il s'efforça, pendant des
années, de préparer des négociations entre évêques. C'est sous le coup des déceptions et des
rebuffades qu'il se tourna vers le pouvoir séculier. Systématiquement, il multiplia les avances de
toute sorte, les démarches personnelles, les correspondances, les demandes d'explication et les
politesses pour entrer en relations avec les évêques donatistes, pour les amener surtout à discuter
» (Monceaux).
Augustin préféra toujours compter sur la libre discussion pour convaincre ses adversaires. Si, en
certaines périodes, il eut recours à l'autorité civile, c'était en raison de circonstances graves. « Il
n'acceptait qu'à contrecoeur cette solution, qui répugnait à ses habitudes de .penseur, d'ancien
philosophe, comme à sa conscience de chrétien » (Monceaux).

Conflit entre le Pape et les évêques africains

Dans la plus grande part des démêlés des catholiques avec les donatistes, l'action du Pontife
romain ne paraît guère. Cependant les liens restaient actifs et même fraternels. Un conflit de
juridiction, surgi entre l'autorité du pape et celle d'un évêque local, en apporte la meilleure
illustration. Il s'agit d'une affaire mineure de discipline, qui souleva une grande controverse
juridique. Voici brièvement les faits : un prêtre de Sicca Veneria (Le Kef) avait été excommunié par

31
L'Église d'Afrique

son évêque, Urbanus ; il appela de cette sentence à l'évêque de Rome, le pape Zozime (417/418) qui
lui donna raison et menaça de déposer Urbanus, si celui-ci ne levait pas la sentence. Cette
intervention causa une vive émotion parmi les évêques africains. On en discuta au concile de
Carthage, en 418, qui prescrivit (canon XVII) que les prêtres, diacres ou clercs ayant à se plaindre
de leur évêque devaient soumettre leurs doléances aux évêques voisins. S'ils veulent en appeler de
la sentence de ces derniers, ce doit être au concile d'Afrique ou au primat. Celui qui fait appel à un
tribunal d'outre-mer (c'est-à-dire au pape) sera excommunié.
Le pape riposta en envoyant trois légats, qui prétendirent étayer la juridiction du pontife romain
sur les pseudo-canons de Nicée. Le légat Faustinus soutint devant 217 évêques africains, réunis en
synode en 419, que ces canons étaient authentiques. En consultant les Actes du Concile, les évêques
constatèrent qu'il n'en était rien. Il fut décidé de faire une enquête sur le sujet auprès des églises de
Constantinople, d'Antioche et d'Alexandrie. Le résultat s'étant avéré négatif fut accablant pour les
Romains. Après la tenue du vingtième concile à Carthage, en l'année 424, les Africains repoussèrent
avec fermeté la juridiction romaine. Voici, en résumé, la fin de la lettre qu'ils adressèrent au pape
Célestin Ier (422/432) :
« C'est très prudemment et très justement que les canons du concile de Nicée ont décrété que
toutes les affaires devaient trouver leur conclusion aux lieux mêmes de leur naissance. La grâce du
Saint Esprit ne fera défaut à aucune province dans l'administration de la justice par les prêtres du
Christ... à moins qu'il ne trouve quelqu'un pour croire que Dieu a pu réserver à une seule personne,
quelle qu'elle soit, la justice dans le contrôle et la refuser à d'innombrables évêques réunis en
concile. Mais comment un jugement rendu au-delà des mers serait-il valable, lorsqu'il manquerait
de la présence des témoins nécessaires empêchés par le sexe, la vieillesse, la maladie et bien
d'autres causes encore ? Aucun synode des Pères ne signale l'envoi de légats de la part de Sa
Sainteté... Veuillez donc ne plus nous envoyer de clercs accusateurs... Car en ce qui concerne notre
frère Faustinus (sans parler du déplorable Apiarus déjà séparé de l'église du Christ pour ses
mauvaises actions) nous sommes sûrs qu'on ne le supportera pas plus longtemps en Afrique. Que le
Seigneur conserve longtemps votre Sainteté. Priez pour nous, seigneur frère » (3) !

Déclin du paganisme

Les historiens modernes ont noté qu'une des périodes les plus prospères du paganisme fut celle du
règne des Sévères (193/235). Ce n'est qu'à partir de la seconde moitié du IIIe siècle, que se sont
manifestés les premiers signes d'une désaffection envers le culte du grand dieu africain, Saturne, qui
avait remplacé le Baal Hamon des Puniques dans la dévotion populaire. L'abandon dans lequel sont
laissés les temples à cette époque en est une preuve manifeste.
Le règne de Dioclétien (283/303) marque une reprise de la religion traditionnelle. De nouveaux
temples sont construits, d'anciens sont restaurés. Chaque ville de moyenne importance a son
Capitole, symbole non équivoque de sa romanité. Mais surtout, le culte impérial est revivifié et
réorganisé sous l'autorité lointaine de l'empereur, pontife suprême, et celle, plus proche, des
gouverneurs de province. C'était une réaction contre la croissance numérique du christianisme. On
pouvait alors se faire illusion et croire que le paganisme était encore la religion dominante : toute la
vie publique et privée de la majorité des Africains, même d'une partie des christianisés, n'était-elle
pas empreinte de mythologie et de croyances religieuses populaires ?
A la même époque, c'est-à-dire dans les quarante ans qui précèdent la persécution de Dioclétien
de 303 à 305, le christianisme a connu une longue période de calme, qui a favorisé grandement son
essor dans les villes et les campagnes avoisinantes. Rappelons qu'alors une ville (petite ou grande)
sur quatre, avait un évêque en Africa et en Numidie. Ce fait massif suggère qu'un tel encadrement
chrétien ne pouvait être sans influence sur les païens et leurs croyances. Par sa seule présence, le
christianisme menaçait le paganisme et devenait même par sa valeur intellectuelle et morale un
dangereux concurrent. On comprend dès lors les inquiétudes d'un Dioclétien, devant cette montée
de la religion nouvelle.
Cependant, au niveau plus modeste des relations humaines, chrétiens et païens cohabitaient dans
une concorde de bon aloi. Le chrétien avait mis au point un modus vivendi, qui lui permettait de

32
L'Église d'Afrique

sauvegarder son identité religieuse tout en s'associant aux activités sociales et politiques de la cité.
Cette attitude fut payante. On le vit lors de la persécution de Dioclétien, au cours de laquelle des
païens se montrèrent plutôt conciliants envers leurs concitoyens chrétiens dans l'application de l'édit
impérial. Voici le portrait que trace de cette société un bon connaisseur :
« Il existait en Afrique, au temps de Dioclétien, deux attitudes religieuses. D'un côté, se situaient
des païens partisans d'une réaction antichrétienne violente et des chrétiens refusant toute concession
à la manière de Tertullien un siècle avant. De l'autre, on trouvait un " parti des honnêtes gens ",
formés de païens tolérants et de chrétiens prudents, tous satisfaits du modus vivendi élaboré à la
suite de l'édit de Gallien. Ces gens avaient préparé le chemin, à l'échelon local, à la conciliation
constantinienne. Au cours des quarante années précédentes, des dirigeants municipaux et des
évêques avaient, dans la vie quotidienne des cités africaines, appris à se connaître, à s'estimer, à
trouver les moyens de vivre en bonne intelligence, au prix de concessions réciproques. Là où ils
étaient au pouvoir, ils purent éviter aux habitants de leurs villes une sanglante épreuve, en esquivant
habilement les mesures impériales... Cette attitude montre par ailleurs, dans une bonne partie de
l'élite dirigeante des cités, une grande modération dans les convictions religieuses, une absence de
fanatisme, qui expliquent les limites de la réaction païenne face à un christianisme en pleine
expansion (4). »
En somme, ce fut le paganisme, bien plus que le christianisme, qui eut à souffrir de la part des
empereurs romains. En 313, Constantin lui portait un premier coup — et sans doute le plus grave —
en reconnaissant à tous ses sujets, par l'édit de Milan, la liberté du culte. Le paganisme perdait ainsi
sa qualité de religion d'État, sa primauté officielle sur tous les cultes. Quelque cinquante ans plus
tard, en 357, un autre coup, apparemment non moins sévère, lui était asséné par l'édit de Constance
prescrivant la peine de mort pour quiconque était convaincu d'avoir adoré les idoles ou de leur avoir
offert un sacrifice. Sans doute, cet édit ne fut pas appliqué à la lettre et le paganisme continua
d'exister. Pensant l'anéantir, les empereurs Théodose et Honorius prescrivirent la destruction des
temples ou leur affectation à des services d'utilité publique. On vit alors des temples devenir des
immeubles affectés au Trésor Public ; quelques-uns, très rares, furent transformés en églises, tel le
temple de Juno Caelestis à Carthage jusqu'à sa démolition en 421.
En dépit de ces mesures, le paganisme subsistait comme culture plus que comme religion. Ayant
perdu pour beaucoup ses racines nourricières, il trouvait refuge dans une certaine élite urbaine et
provinciale, imbue de philosophie grecque, qui affirmait ainsi son indépendance d'esprit et trouvait
dans la fidélité à la religion traditionnelle une justification à sa conduite morale et à ses pensées
politiques. En se purifiant, le paganisme devenait ainsi la religion des « vieux Romains », du dernier
carré de la Rome antique. Saint Augustin, ce Romain dont nul ne peut contester la romanité, était en
relations épistolaires avec plusieurs de ces païens lettrés. L'un d'eux, un grammairien de Madaure,
vraisemblablement un ancien collègue, ardent défenseur d'un paganisme rénové, ironisait dans une
lettre adressée à l'évêque d'Hippone sur le culte des protomartyrs de Carthage, aux noms si barbares
comme Niggim, Namphano, etc. Augustin répliqua finement : « Comment peux-tu être aussi
oublieux de toi-même, toi un homme d'Afrique, écrivant à des Africains, alors que nous sommes
tous deux établis en Afrique, pour que tu te croies permis de vilipender des noms puniques ? »
On s'imagine parfois que le christianisme triomphant s'est substitué au paganisme déclinant. A
vrai dire, à des rares exceptions près, le christianisme n'a pas occupé les temples abandonnés ; il n'a
renversé aucun tribunal pour y faire siéger ses évêques ; il n'a pas brûlé le vieux droit romain pour y
mettre à la place le droit canon ; il n'a fondé aucune école pour remplacer celles des païens... Rien
de tout cela et pourtant toutes ces institutions étaient empreintes d'esprit païen. Il a tout accepté,
mais par une révolution silencieuse, il a tout transformé, en introduisant la distinction capitale entre
ce qui est à Dieu et ce qui est à César. Ainsi, dans le culte impérial, qui fit tomber tant de martyrs,
les chrétiens ont su à la longue distinguer entre le geste qui n'est dû qu'à Dieu et celui de la
manifestation de loyalisme à l'État. En insistant sur ce dernier aspect et en faisant admettre leur
point de vue, ils ont contribué à séculariser le culte de l'empereur et à le rendre ainsi possible aux
esprits religieux les plus sourcilleux. Ainsi, ont-ils fait pour l'éducation ; ils ont conservé la
mythologie romaine, l'ont purifiée de ses récits scabreux, apprenant aux jeunes esprits à n'y voir
qu'une réserve d'images de rhétorique.

33
L'Église d'Afrique

Il n' y a pas eu de combat à mort entre le paganisme et le christianisme, mais une lente
pénétration de la foi chrétienne qui a vidé la religion romaine de ses références religieuses
incompatibles avec le mystère chrétien, en libérant d'un seul coup ce qui est proprement temporel et
en assumant ce qui est proprement spirituel. Sécularisation et promotion du spirituel, tel fut l'impact
fondamental du christianisme sur le paganisme à son déclin. Si, à la veille de l'invasion vandale,
l'antique religion de Rome paraissait devoir laisser la place à celle du Christ, le triomphe de cette
dernière était cependant loin d'être total. Dans toutes les couches de la population, subsistaient des
relents de paganisme. Mais surtout, et ceci est important pour l'avenir, dans les campagnes reculées,
en deçà et au-delà du limes *, restaient toujours aussi vivaces et profondément invétérées, les
vieilles croyances puniques ou berbères, qui ne s'étaient jamais frottées au christianisme.

* Le limes est la limite extrême de la colonisation romaine et de son influence.

Les limites internes de la christianisation

Précédemment, on a évoqué plus que précisé l'extension géographique du christianisme, en


localisant les principaux évêchés. Nous avons constaté que leur densité correspondait aux secteurs
les plus romanisés de l'Afrique Proconsulaire et de la Numidie. Si, à la mort d'Augustin, en 430, on
peut penser que toute ville de quelque importance avait un évêque, par contre on ne connaissait
aucun évêché au-delà du limes. Cette multiplication des évêchés ne signifient nullement que toute la
population de ces régions était chrétienne. On a vu qu'au temps d'Augustin subsistaient encore des
païens dans les villes épiscopales les plus anciennement évangélisées. Plus que cela, les milieux
christianisés ne l'étaient ni totalement ni en profondeur. On y relève des zones intérieures de non-
christianisation, dans les institutions notamment et même = qui s'en scandalisera ? — des recoins
intimes où la liberté refuse ostensiblement les exigences de la foi.
Facteur favorable par bien des côtés à l'expansion du christianisme, la romanité n'en fut pas
moins, sous d'autres aspects, un obstacle à une évangélisation en profondeur. Tout ce qu'elle
véhiculait de paganisme en fait de croyances, de moeurs, de représentations, de sentiments,
d'institutions ne pouvait être neutralisé que par une conversion radicale. Comment vivre, en effet, en
milieu romain sans respirer partout le paganisme ?
Prenons l'exemple le plus courant : le monde de l'éducation. La tâche du maître est de transmettre
d'une génération à l'autre toute la culture nécessaire à un jeune pour vivre en société et s'y épanouir.
Chez les Romains, cette éducation était à base de mythologie et de polythéisme. Fait non moins
grave, les motifs d'action qu'on inculquait étaient le plus souvent incompatibles avec l'idéal
évangélique, comme la recherche de la vaine gloire, l'esprit de vengeance, la volonté de domination,
l'orgueil, la cupidité, le luxe... Pour un chrétien qui prenait sa foi au sérieux, une telle éducation était
un repoussoir. Fallait-il y renoncer ? Le sévère Tertullien, qui savait à quoi s'en tenir, ne l'osa pas. Il
se contenta de prohiber le métier de rhéteur, cet agent propagateur des fables du paganisme.
L'Église passa outre à cette sévérité. Les maîtres chrétiens se multiplièrent au point que Julien
l'Apostat (360/362), flairant un danger de déviation, interdit aux chrétiens tout droit d'enseigner. «
Qu'ils aillent, disait-il, dans les églises des Galiléens interpréter Mathieu ou Luc ou qu'ils reviennent
à l'ancienne religion. »
L'Église d'Afrique, en tout cas, ne put substituer d'emblée ses maîtres à ceux du paganisme. Elle
dut bien accepter les limites de ses moyens et tolérer les survivances de la culture païenne
véhiculées par les écoles. On peut d'ailleurs estimer que celle-ci perdit progressivement ses
références proprement religieuses : les « dieux » de la culture vieillissaient et se métamorphosaient
peu à peu en vénérables figures de rhétorique. Il en fut probablement de même, l'évolution des
esprits aidant, pour d'autres institutions qui ont gardé plus longtemps leurs attaches avec le
paganisme. Tels les tribunaux, qui ne fonctionnaient pas sans le recours à des rites religieux. Tels
aussi les loisirs : jeux, combats, compétitions diverses. On connaît mal les valeurs religieuses que
recouvraient certains jeux, qui ne commençaient pas sans des sacrifices. Les jeux gardèrent
toujours, pour certains Pères plus austères comme saint Augustin, un relent d'idolâtrie, que les
chrétiens devaient se garder de flairer. Ce n'est qu'à la fin du Ve siècle que les empereurs finirent

34
L'Église d'Afrique

par interdire les sacrifices liés aux activités ludiques.


Faut-il penser que les ponts étaient coupés entre chrétiens et païens ? Pas le moins du monde. Les
rapports quotidiens subsistaient dans la mesure où l'équilibre social de chaque milieu était respecté.
Des discussions philosophiques et religieuses s'établissaient quelquefois entre lettrés. Saint
Augustin par une de ses lettres (Epistolae 135-137) nous introduit « dans un de ces salons littéraires
de Carthage, que fréquentaient de très hauts fonctionnaires, les uns païens, les autres chrétiens, tous
lettrés... Les discussions portent d'abord et surtout... sur la rhétorique... Mais de là, la conversation
s'élève peu à peu à la sphère la plus haute de la philosophie, puis, comme naturellement, s'étend aux
problèmes théologiques. L'un des membres du groupe, un païen, ne peut s'empêcher de soulever les
difficultés, qui, l'écartant de leur foi, le séparent de ses amis chrétiens ( et c'est bien un païen de la
nouvelle religiosité qui parle) : aux miracles évangéliques, il oppose les miracles encore plus
extraordinaires attribués à Appolonos de Tyane ou la magie d'un Apulée : le débat se prolonge dans
une atmosphère de courtoisie, de politesse cérémonieuse et d'une parfaite fraternité sur le plan de
l'esprit (5) ».
Ce genre de débat devait être plutôt rare et les fruits escomptés encore plus rares : deux milieux
bien distincts, deux « cités », la chrétienne et la païenne, cohabitaient et se suffisaient à elles-
mêmes. Si elles échangeaient entre elles, c'était à la condition implicite que leur équilibre interne ne
soit pas remis en cause, comme il advient dans toutes les sociétés multiconfessionnelles.
Signalons, enfin, une autre limite interne qui fut imposée à l'Église officielle par la crise
donatiste. Pendant plus d'un siècle les catholiques durent lutter pour leur survie au milieu de
tracasseries sans fin et de ruines considérables. Nul ne peut estimer le dommage que causa le
schisme à l'expansion de la foi chrétienne et à son approfondissement.
Mais les limites les plus subtiles et les plus décisives sont celles qui passent par nous-mêmes à
l'intime de notre liberté. En d'autres termes, que valaient spirituellement ces communautés
chrétiennes ? On peut, en effet, s'interroger sur l'enracinement de la foi chez ces convertis en masse
du Ve siècle. Ils viennent du paganisme, d'une religion qui exigeait de ses adeptes moins des
convictions personnelles qu'un simple conformisme social et culturel qui se contente de rites et n'a
cure des intentions. Dans quelle mesure ce comportement n'a pas été reconduit par des convertis
dans leur foi nouvelle ? Ne se sont-ils pas contentés d'une foi sociologique, nourrie d'une pratique
de circonstance ? Bien significatif d'une certaine tiédeur des chrétiens de Carthage ou d'Hippone
était leur engouement pour les spectacles du théâtre ou de l'amphithéâtre. Les pasteurs avaient beau
fulminer contre eux, la masse des chrétiens ne tenait pas compte de leurs avertissements et affluait
aux spectacles interdits. Saint Augustin a noté, à plusieurs reprises, qu'à Noël les églises étaient
combles, mais que, les jours suivants, elles se vidaient presque complètement pour remplir les lieux
où se donnaient les fêtes de fin d'année.
Romanité et foi au Christ, tels sont les deux pôles, qui meuvent les chrétiens d'Afrique et
quelquefois déchirent leur conscience. Rares sont ceux qui, comme Augustin, ont su parvenir à la
synthèse harmonieuse où la foi a assumé le meilleur de la romanité. La plupart du temps, ce fut au
coeur des chrétiens un déchirement entre deux fidélités : la fidélité à la tradition de la Rome antique,
non exempte de contre-valeurs païennes, et la fidélité au message de l'Évangile.

NOTES

1. Cl. LEPELLEY, Les cités de l'Afrique romaine et le Bas-Empire, p. 390.


2. MONCEAUX, Histoire littéraire, t. VIL, p. 6.
3. MANSI III, p. 839 ; IV, 1516. F. LOT, Etudes sur le règne de Hughes Capet et la fin du Xe siècle, p. 133.
4. Cl. LEPELLEY, o.c., p. 343.
5. H. MARROU, Décadence romaine ou antiquité tardive ? 1977, p. 62.

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L'Église d'Afrique

Chapitre VI
L'Église exilée : les Vandales

Décidément, il était écrit que cette Église d'Afrique ne connaîtrait pas de répit ! A peine était-elle
née du sang des martyrs que des divisions s'infiltraient dans son corps fragile, au temps de
Tertullien, puis de Cyprien. Après eux, pendant plus d'un siècle, elle eut à pâtir des troubles,
répressions, pillages que suscita la dissidence donatiste. Et voici que la paix enfin revenue, ou tout
au moins bien en vue, de nouvelles tribulations accouraient de là où on les attendait le moins, de ces
Barbares qui avaient envahi l'Europe et dont l'Afrique se croyait protégée par la mer. Il aurait
pourtant fallu s'y attendre. En 410, le vandale Alaric n'avait-il pas pris Rome et jeté un regard, plein
d'ambition et d'envie, vers Carthage ? Les Vandales vinrent, en effet, mais c'est de l'Extrême-Ouest,
de Gibraltar qu'ils arrivèrent en Afrique.
Cette nation, ou plutôt, cette horde, était d'origine germanique (Silésie et Galicie). En l'an 400,
elle émigra vers des terres plus fertiles. En 409, elle était en Espagne, d'où, 20 ans plus tard,
conduite par un vrai conquérant, Genséric, elle passa, au nombre de 80000 personnes, en Afrique.
La progression fut foudroyante. Traversant d'un trait les Maurétanies, elle se dirigea vers l'Est. Elle
assiégea Hippone, où Augustin, malade, mourut au cours du quatrième mois du siège, le 28 août
430. Étrange coïncidence !
Augustin meurt en même temps que prend fin l'Afrique romaine, tombant sous les coups
victorieux de la puissance vandale, qui durera plus d'un siècle jusqu'à la conquête byzantine en 533.
Les Vandales avaient été convertis au Ille siècle du catholicisme à l'arianisme, doctrine répandue
par le prêtre alexandrin Arius (v. 280-336), qui niait la divinité du Verbe, tout en lui accordant dans
la Trinité un rôle subordonné. Ils furent des ariens convaincus, qui cherchèrent à gagner à leurs
croyances les populations qu'ils avaient conquises, en recourant à la force le plus souvent. En
Afrique du Nord, ils obtinrent un succès précaire qui ne leur survécut pas.

Politique des Vandales envers l'Église

De 442, date du traité de la reconnaissance officielle du royaume vandale par l'Empire


d'Occident, à 533, année de la conquête de ce royaume par l'Empire d'Orient, six souverains ont
régné. Le plus grand fut Genséric, qui prit successivement Hippone (430) et Carthage (19 octobre
439), puis pilla Rome (2 juillet 455) malgré les supplications du pape saint Léon ; la même année, il
adjoignit à ses possessions africaines la Corse, la Sardaigne et les Baléares. Il mourut, presque
nonagénaire, le 24 janvier 477. Hunéric (477/484), l'aîné de ses fils, le remplaça ; il se révéla, dans
les derniers temps de sa vie, un persécuteur acharné des catholiques. Deux de ses neveux lui
succédèrent : Gunthamund (484/496) et Thradamund (496/523). Vint ensuite Hildéric (523/530), un
vieillard qui avait séjourné 40 ans à Byzance. Gélimer (530-533) le déposa mais dut se rendre aux
Byzantins, trois ans plus tard.
Qu'y a-t-il de commun entre ces six souverains, de tempéraments si divers, ayant vécu dans des
situations différentes ? Le conflit plus ou moins aigu, qui s'est maintenu entre l'Église et le pouvoir
tout au long de ce siècle d'histoire, s'est ordonné autour d'une contradiction apparemment sans
solution : d'une part, le refus total, du côté du clergé africain, de se soumettre au pouvoir vandale au
nom de la romanité et de la foi, deux motifs intimement imbriqués l'un dans l'autre ; d'autre part, du
côté des Vandales, la volonté constante, et quelquefois farouche, de soumettre la population, clergé
compris, à l'ordre vandale sans allégeance à la romanité.
Dans ce conflit, les évêques se sont manifestés comme les plus ardents et persévérants défenseurs
de la romanité, moins pour elle-même que parce qu'elle était le support sociologique de la foi
catholique. Ce faisant, ils s'opposaient et à la domination des Barbares et à l'hérésie arienne. Du côté
des Vandales, l'opposition se cristallisa autour de deux questions : l'une, de politique générale, qui
est la «vandalisation » du royaume, et l'autre, plus sociale que politique, tourne autour de la

36
L'Église d'Afrique

spoliation des terres au profit des nouveaux conquérants.


L'arrivée des Vandales en Afrique jeta l'effroi dans les populations. On n'avait jamais rien vu de
pareil. Les raids berbères ne faisaient que passer : on les repoussait aisément. Mais cette fois-ci, les
envahisseurs se fixaient et s'installaient, à la lettre, dans les meubles des propriétaires qu'ils
expulsaient sans ménagement. On comprend dès lors les titres apocalyptiques de « hydre », d' «
antéchrist », de « serpent d'iniquité » dont les contemporains, victimes de leurs exactions,
stigmatisèrent leurs persécuteurs. Genséric dut comprendre que jamais Vandales et « Romains » ne
pourraient un jour cohabiter sur une même terre. Aussi, la vandalisation de la cour, de
l'administration, de l'Église et des biens s'imposait-elle à lui comme la seule politique à suivre.
Dès la prise d'Hippone, cette politique fut mise en oeuvre. Ordre fut donné aux fonctionnaires de
rejeter le catholicisme et de pratiquer l'arianisme. Des églises furent fermées, les chants
accompagnant les cortèges funèbres interdits... Ces mesures furent appliquées avec plus ou moins
d'esprit de suite, suivant les circonstances. Elles revenaient avec force dans les moments de tension.
C'est ce qui arriva, lors de la prise de Carthage. L'évêque Quodvultdeus fut expulsé, il fut même
embarqué avec une foule de prêtres sur un rafiot, qui parvint jusqu'à Naples, Dieu seul sait
comment. L'Église de Carthage fut « arianisée ». Le clergé arien fut invité à mener une active
propagande, qui détacha beaucoup de catholiques de leur foi. Les célébrations catholiques étant
interdites, on attribua toutes les églises à l'intérieur des murs au clergé arien ; on laissa cependant
aux catholiques une partie des lieux de culte sis hors les murs, dont la vaste basilique Damus el-
Karita. Il est probable que des dispositions du même ordre furent prises dans le reste du pays,
partout où exerçaient des prêtres ariens.
C'est à un résultat analogue qu'aboutit la politique de Genséric pour l'attribution des terres à ses
guerriers. En raison du droit du vainqueur, ces derniers exproprièrent brutalement nombre de
propriétaires, qu'ils chassèrent de leurs domaines. Tout était saisi : mobiliers, objets personnels,
bijoux, même les esclaves.
L'Église se trouva englobée dans cette politique générale. Une partie de ses propriétés fut
attribuée au clergé arien : terres, églises avec leurs vases sacrés. Tout était confisqué et, mesure plus
grave, les évêques étaient éloignés de leur diocèse, comme on avait écarté les propriétaires de leurs
domaines, sous le prétexte, fondé ou non, qu'ils étaient les alliés des Romains. Bien plus, Genséric
interdit que l'on procédât aux remplacements des évêques exilés ou défunts. C'était condamner
l'Église catholique à la mort lente. Elle ne pouvait s'y résigner. Aussi les évêques passèrent-ils outre
à cette mesure et procédèrent aux ordinations.
Conquérant né, habile diplomate, Genséric resta, toute sa vie, très ferme dans son attitude
méfiante, voire d'hostilité, envers les catholiques. Il soupçonnait notables et évêques de
conspiration, à l'intérieur et, à l'extérieur, de collusion avec les Romains. En deux occasions,
cependant, il se départit de son ostracisme. Un an avant sa descente sur Rome, en 454, il concéda —
on ignore pour quel motif — qu'on élise un évêque à Carthage, dont le siège était vacant depuis 15
ans. Peu avant sa mort, en 476 — et, cette fois, en vue d'obtenir un traité avantageux avec
l'empereur Zénon — il autorisa la réouverture d'une église à Carthage et le retour du clergé.
Pour lui, répressions ou faveurs étaient affaire de calcul politique, non de sentiment religieux, si
tant est qu'il en eut. C'est d'un point de vue politique qu'on doit avant tout interpréter sa rigueur et
ses injustices évidentes envers les catholiques comme les conversions forcées de fonctionnaires à
l'arianisme.

Hunéric, le persécuteur des catholiques

Tout autre fut la situation des catholiques sous le règne de son fils Hunéric. On put croire au
début qu'un esprit nouveau, fait d'ouverture et de conciliation, allait dominer. En 480 ou 481,
Hunéric permit aux Carthaginois d'élire un évêque, dont ils étaient privés depuis 24 ans. Eugène fut
élu. Les catholiques crurent un peu trop vite que la liberté du culte était revenue et se mirent à
reprendre le chemin de leur église. Cette fausse tolérance était une ruse, qui permettait de repérer
parmi les fonctionnaires ceux qui étaient restés attachés à leur foi originelle et ainsi de sévir contre
eux. Hunéric fit alors rétablir dans toute sa rigueur l'ancienne interdiction aux fonctionnaires de

37
L'Église d'Afrique

pratiquer le catholicisme, demandant en même temps à l'évêque Eugène de ne pas les recevoir dans
son église. L'évêque ne tint pas compte de cet ordre.
Poursuivant sa politique de vandalisation dans l'administration, Hunéric résolut de porter un coup
décisif dans le bastion le plus résistant, celui des catholiques qui refusaient avec constance de
professer les croyances d'Arius.
Dans ce but, il fit arrêter nombre de clercs et de laïcs —4970 d'après la chronique —, qu'il
rassembla au Kef. Sommés de devenir ariens, ils refusèrent. Ils furent alors déportés chez les
Maures du Hodna, qui vraisemblablement réduisirent en esclavage les survivants.
Les évêques pourchassés, exilés, humiliés, les fidèles déportés et accablés de vexations, tout cela
ne suffisait pas à la haine maladive du roi, qui décida — on ne sait sur quel conseil — de réunir en
concile les évêques catholiques et les évêques ariens. La manoeuvre n'échappait à personne. Il
voulait se servir de la plus haute autorité reconnue dans l'Église d'Afrique pour faire condamner les
évêques catholiques et justifier ainsi sa répression.
Hunéric annonça lui-même, sur un ton comminatoire, la convocation au concile : « Afin d'obvier,
disait-il, à tout scandale sur les terres que Dieu nous a confiées, nous vous faisons savoir que du
consentement de nos évêques nous avons décrété que vous vinssiez tous à Carthage le ler février
484, sans qu'il soit loisible de vous y soustraire en raison de ce qui pourrait vous arriver de fâcheux.
Vous pourrez disputer de votre foi avec nos évêques, défendre par l'Écriture votre croyance, afin
que l'on sache si vous êtes dans la foi véritable. »
Les menaces étaient à peine voilées. Certains évêques catholiques eurent à en pâtir avant même la
date de réunion ; les plus dynamiques d'entre eux furent écartés, exilés ou bâtonnés. Il devenait
évident qu'avant même le jour de l'ouverture les conclusions étaient déjà toutes prêtes et que les
catholiques ne pouvaient sortir de cette réunion qu'avec une condamnation et des sanctions sévères
à la clé. Avouons que c'était un juste retour des choses, dont les participants avaient bien conscience
: aucun d'eux n'avait oublié que, lors du concile de 411, les donatistes, pareillement convoqués,
s'étaient estimés joués par la partie catholique, qui avait préparé d'avance tous les textes
condamnant le schisme. Ici, avec les ariens, l'échec était prévisible ; les catholiques ne pouvaient
faire aucune concession à l'hérésie. Aussi Hunéric, prévoyant la suite, tenait-il tout rédigé un édit
contre les non-ariens, traitant beaucoup moins de croyances que de représailles.
On en possède le texte intégral qui reprend tout simplement les dispositions, sans en excepter une
seule, des empereurs romains contre les hérétiques et spécialement contre les donatistes, pour les
appliquer, dans le cas présent, aux catholiques. Ainsi, il était interdit d'ouvrir des églises, des
monastères, de tenir des réunions, de bâtir des églises où que ce soit, de baptiser, de célébrer
l'Eucharistie, d'ordonner des prêtres ou des évêques... Autres mesures : suppression de revenus et
des biens ecclésiastiques ; les laïcs n'étaient pas oubliés : s'ils persévéraient dans la foi catholique,
ils étaient privés de tout droit ; les gens de la Cour étaient déchus de leur dignité, les fonctionnaires
passibles d'amendes, flagellés ou exilés suivant la gravité du cas ; de nombreuses amendes étaient
prévues en fonction de la qualité des individus.
Un délai de réflexion de trois mois était accordé aux prévenus : « Si avant le ler juin (484), était-il
déclaré, (les catholiques) ne se convertissent pas à la vraie religion, qui nous est sainte et sacrée, ils
seront tous sujets aux peines qui les attendent. » On n'attendit pas la fin du délai fixé pour sévir, en
particulier contre les évêques qui furent ignominieusement chassés de Carthage. A partir du 1 er
juin, commença la répression qui, confiée à des bourreaux, fut atroce. Elle s'étendit jusqu'en
Maurétanie. On rapporte à ce sujet que des fidèles de Tipasa, ayant refusé de professer l'arianisme,
eurent la langue coupée, ce qui ne les empêchait nullement, au témoignage des contemporains, de
discourir.
De très nombreux catholiques apostasièrent, y compris des prêtres et des évêques, comme nous
l'apprend le concile romain de 487, qui eut à se préoccuper de leur réconciliation avec l'Église
catholique. Fort heureusement, la persécution ne dura pas longtemps. Hunéric mourut moins de six
mois après. Son successeur, Gunthamund fut plus tolérant. Eugène rentra d'exil et beaucoup
d'évêques purent rejoindre leur siège épiscopal, pendant que de nombreuses églises fermées ou
abandonnées rouvrirent leurs portes.
Thrasamund, qui succéda à Gunthamund, était un homme cultivé et un arien convaincu. Il aimait

38
L'Église d'Afrique

les discussions et se plaisait à réduire à quia ses interlocuteurs. Ayant appris que Fulgence de
Ruspe, qu'il avait exilé en Sardaigne, était un savant théologien, il le fit venir pour engager une
discussion avec lui. Il lui fit alors parvenir une série d'objections, le sommant d'y répondre sans
délai. Fulgence y répondit par un traité où il reprit les 10 objections proposées. Thrasamund félicita
l'auteur mais ne se déclara pas satisfait. Il fit de nouvelles objections. Fulgence remit au roi une
nouvelle mise au point. Thrasamund ne répliqua plus. Son silence fut interprété comme un succès
pour l'évêque catholique. Le parti arien ne pouvant s'avouer vaincu obtint du roi le renvoi de
Fulgence en Sardaigne.
Ce fait spectaculaire, intéressant en soi, ne doit cependant pas nous cacher les véritables
intentions du roi de rabaisser la religion catholique le plus possible. La persécution non violente
était sa méthode préférée. Il ne faisait pas mettre à mort ; il faisait ridiculiser par ses hommes de
cour le clergé catholique et l'accablait de taxes ou d'amendes ; au plus, il le condamnait à la mort
lente de l'exil. Ce fut sous son règne qu'il y eut le plus d'évêques exilés : 120 sur 400, dont Eugène
de Carthage, qui mourut à Albi, en 505. La plupart étaient exilés à l'intérieur de l'Afrique ou dans
les îles. La Sardaigne en accueillit plus de 60.
Avec Hildéric, les catholiques reprirent à espérer des jours meilleurs : les prêtres et les évêques
revinrent d'exil, les églises rouvrirent, des sièges épiscopaux furent pourvus de nouveaux titulaires
et même, fait extraordinaire, des conciles s'assemblèrent, l'un pour la Proconsulaire en 525 et deux
autres pour la Byzacène, en 523, à Younga et, en 525, à Sbiba.
Cette large tolérance, à laquelle les catholiques n'étaient plus habitués depuis près d'un siècle,
restait fragile. Tout semble indiquer, en effet, que Gélimer, en déposant Hildéric en 530, s'apprêtait
à prendre une position contraire. Les troubles survenus en Sardaigne, les menaces des tribus
berbères et des nomades chameliers dans la Byzacène ne lui laissèrent guère de loisirs pour
organiser des représailles contre le parti catholique, devenu de plus en plus frondeur et renforcé de
surcroît par des partisans du roi déposé. L'invasion des Byzantins, en 533, et leurs victoires
successives mirent fin à tout projet de répression, en inversant, une fois de plus, complètement les
rôles au profit de Byzance et des catholiques.

L'Église : un roc dans la tempête

ÉTAT DES DIOCESES. - On pourrait penser à bon droit qu'après tant de restrictions imposées
par le pouvoir au ministère des évêques, le nombre des diocèses ait décru. Or on est tout surpris de
relever le contraire au plus fort de l'intolérance des rois vandales. C'est ainsi qu'en 484, lors de la
fameuse réunion de Carthage avec les évêques ariens, 466 évêchés catholiques étaient représentés.
C'est vraisemblablement la quasi-totalité de l'épiscopat africain, car la convocation d'Hunéric était
comminatoire.
D'après la liste qui nous est parvenue, les sièges épiscopaux se répartissaient ainsi : Proconsulaire
57, Byzacène 107, Tripolitaine 5 (soit au total pour « l'Afrique » 169), Numidie 125, Maurétanie
Césarienne 120, Maurétanie Sétifienne 44, Sardaigne et Baléares 8. Le total des sièges correspond à
deux unités près à celui des membres de la Conférence de Carthage de 411, dont nous avons aussi la
liste. La comparaison d'une liste à l'autre est délicate, car beaucoup de toponymes ne sont pas
identifiables et certains d'entre eux désignent vraisemblablement des diocèses ruraux (fermes ou
villages).
Sur cette question des évêchés, les études n'ont pas progressé depuis les travaux de J. Toulotte,
Géographie de l'Afrique chrétienne (1894) et J. Mesnage, l'Afrique Chrétienne, Évêchés et ruines
antiques (1912). Pour l'estimation chiffrée, le mieux est de s'en tenir à l'opinion mesurée de C.
Courtois qui avance le chiffre de 650 évêchés catholiques et donatistes ensemble (1).
Quant au clergé arien, il dépend de l'évêque arien de Carthage, qui a le titre de patriarche et qui
est choisi parmi les chapelains de la cour. Tous les évêques sont nommés directement par le roi et
largement dotés de revenus. Le vandale est reçu comme langue liturgique.
Ce grand nombre de diocèses atteste l'existence de multiples communautés chrétiennes réparties
sur toute l'Afrique du Nord. On peut penser que la christianisation avait atteint toutes les villes et
bourgades. Malheureusement, on est réduit à des hypothèses sur la vitalité religieuse de l'ensemble.

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L'Église d'Afrique

En cette période de résistance à l'envahisseur et à l'hérésie, la grande affaire n'était pas à la


spéculation ni aux chicanes disciplinaires mais à la fidélité à la foi reçue des ancêtres. Malgré les
défections, qui furent nombreuses, et dans toutes les classes, y compris dans le clergé, la foi
catholique s'est maintenue. L'arianisme, au contraire, qui n'avait que la force politique pour lui, mais
qui n'avait dans le pays aucun support culturel, s'est évaporé comme rosée au matin lors de
l'écroulement de la puissance vandale.

Littérature chrétienne

Les ouvrages de cette époque ont généralement pour but de réfuter l'arianisme, la religion
officielle du pays. Ils ont pour auteurs des évêques : Eugène de Carthage, Honoratus de
Constantine, Victor de Ténès, Vigile de Thapse, surtout Fulgence de Ruspe et Victor de Vita.
Mentionnons aussi un authentique poète : Dracontius.
Fulgence de Ruspe naquit en 468, à Thélept ; son grand-père était sénateur. Très jeune, il occupa
un poste important, duquel il démissionna pour devenir moine. Devenu prêtre et évêque de Ruspe,
sur la côte, en face des îles Kerkena, il fut exilé par le roi Thrasamund en Sardaigne. Il en revint
avec l'avènement d'Hildéric. Rentré dans son diocèse, il se retira dans une des îles Kerkena d'où ses
fidèles l'obligèrent à partir pour reprendre sa charge épiscopale. Il mourut le Ier janvier 532. Il a
écrit de nombreux ouvrages pour défendre la doctrine catholique sur la Trinité et l'Incarnation
contre les ariens. Il intervint dans la querelle semi-pélagienne, maintenant les positions les plus
rigides de saint Augustin, dont il se montra un disciple fidèle.
Victor de Vita ne nous est connu que par son ouvrage : Histoire de la persécution vandale, qui est
divisée en trois livres. Le premier rappelle la persécution de Genséric, les deux autres, celle
d'Hunéric. L'auteur n'a été témoin que de cette dernière. Il nous livre à cette occasion de nombreux
documents, que nous ne connaissons que par lui. Pour la période de Genséric, il rapporte ce qu'il a
entendu. Rien ne nous autorise à douter des tortures effrayantes des Vandales pour réduire la
résistance des catholiques.
Quant au poète Dracontius, il fut mis en prison par Gunthamund pour avoir célébré dans ses vers
l'empereur de Byzance. Malgré sa promesse de ne plus glorifier les Byzantins, il fut maintenu en
prison avec toute sa famille. Ragaillardi par l'épreuve, il composa un poème en trois chants, le
Carmen de Deo.
Au lendemain de leur défaite, les Vandales ont disparu tout d'un coup dans les gouffres de
l'histoire : les guerriers ont été dispersés, déportés ou enrôlés dans d'autres combats ; les femmes et
les enfants sont devenus butin des vainqueurs et intégrés dans la masse. Vingt ans plus tard, on ne
parlait plus d'eux comme peuple.
Qu'ont-ils laissé dans les archives de l'histoire ? Aucune littérature, aucune architecture. Pas
même un cimetière de leurs tombes. Ils n'étaient pas des bâtisseurs comme les Romains. Leur erreur
majeure fut celle de leurs devanciers : leur incapacité à associer à leur entreprise le monde berbère
des montagnes et des plaines. Déjà les Romains, deux siècles auparavant, avaient abandonné à elle-
même la plus grande partie de la Maurétanie, abandon que confirmèrent, après 455, les trop faibles
empereurs de Ravenne.
Genséric ne se préoccupa pas alors de ce vide sur le flanc occidental de son royaume. Préférant
cultiver son jardin, il se cantonna dans un territoire restreint, limité à la Tunisie actuelle avec des
renflements à l'ouest englobant Hippone, Constantine, Tebessa, et au sud, Tripoli : un quart peut-
être du Maghreb. Là, au moins, se perpétuait une certaine notion d'État héritée de Rome.
Le reste de l'Afrique était laissé aux confédérations berbères, dont plusieurs s'étaient organisées
en royaumes, entre l'Oranie et les régions de Thala et de Gafsa, au début du vie siècle... Certaines
étaient menaçantes, ainsi vers la fin du Ve siècle, les tribus berbères de l'Aurès, harcelaient les villes
de la plaine numide. Tout un monde s'éveillait, cherchant sa voie à travers le dédale de tribus
antagonistes entre elles mais toutes unies contre l'étranger, qui veut leur imposer sa loi.
Dans quelle mesure ces tribus ont-elles été touchées par le christianisme ? Il est impossible de le
dire. Tout dépend du rayonnement qu'ont pu avoir sur elles les centres urbains voisins christianisés.
« L'aire d'expansion du christianisme, dit le Père Mesnage, coïncide en gros avec celle de la

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L'Église d'Afrique

romanisation. » Or, et il faut le souligner, la romanisation n'a jamais été totale ni en Proconsulaire
ou en Byzacène ni en Numidie. Anticipant ici sur la période byzantine, on peut noter dès maintenant
un reflux du christianisme dans les Maurétanies : « sous le règne de Justinien, pas une mention n'est
faite du clergé de ces provinces » (Leclercq).
Le fait majeur de cette époque n'est pas dans la confrontation des Romains et des Vandales, qui
paraît sur l'avant-scène de l'histoire, mais dans la montée des tribus berbères, qui donneront de la
tablature aux Byzantins d'abord, puis aux conquérants arabes, au VIIe siècle. Ce sont elles, en
définitive, qui décideront elles-mêmes de leur propre avenir, librement choisi et non imposé par
quelque envahisseur.

NOTES

I. C. COURTOIS, Les Vandales, pp. 110-111, et note l.

41
L'Église d'Afrique

Chapitre VII
L'Église et l'ordre byzantin

En montant sur le trône, celui qui devait devenir l'un des plus prestigieux empereurs d'Orient,
Justinien (533/565), avait formé le projet grandiose de réunir sous son sceptre tous les territoires qui
avaient dépendu autrefois de Rome. Dès la mi-septembre 533, il passait à l'attaque des possessions
vandales en Afrique. Il confia une armée de 16000 hommes à Bélisaire, qui passait pour le meilleur
général en dépit de ses insuccès passés devant les Perses. Débarqué à 100 km au sud de Sousse, le
corps expéditionnaire byzantin remonta lentement, non sans accrochages, jusqu'à Carthage, qui,
trois mois plus tard, se livra, dans l'exaltation générale, à ses nouveaux conquérants.
Un des premiers actes des nouveaux maîtres fut de réorganiser les provinces auxquelles fut
accordée l'autonomie administrative. L'armée fut appelée à jouer un rôle important en raison de
l'insécurité intérieure, que faisaient régner les tribus berbères en Byzacène et en Numidie
principalement.
Justinien avait une conception particulière du gouvernement. Il considérait comme son devoir
d'assurer l'ordre dans ses États et dans l'Église. Considérant l'unité de foi comme garant de l'unité
politique et sociale, Justinien ne se faisait pas faute d'intervenir dans la discipline ecclésiastique et
même d'aller jusqu'à trancher des questions théologiques. Il exigeait des autorités religieuses de se
mettre au service de l'Empire, imposant, par exemple, au pape de prendre des responsabilités
purement civiles, telles que le contrôle des fonctionnaires civils et militaires.
C'est dans cet esprit qu'il aborda l'épiscopat africain. Pour le gagner à ses vues, il commença par
lui faire restituer ses biens confisqués par les Vandales. Ensuite, pour maintenir les habitants dans
l'unité, il fit prendre des mesures contre les ariens, les donatistes, les juifs et les païens.
La libération de la répression vandale n'avait pas fait des évêques de serviles exécutants des
volontés impériales. Ils gardaient toute leur indépendance de jugement. Les difficultés, dans
lesquelles leur Église s'était débattue depuis Cyprien, les avaient habitués à regarder vers le pape de
Rome, plus proche d'eux à bien des points de vue que le majestueux empereur de Byzance. C'est ce
que nous révèlent l'affaire des « Trois chapitres » et la conduite des évêques à la fin du siècle.
L'affaire des « Trois chapitres » fut une question purement orientale. Il s'agissait des oeuvres
théologiques de trois évêques, morts depuis longtemps, accusés de nestorianisme. En fait, en
l'occurrence, Justinien ne pensait qu'à condamner le nestorianisme en y substituant une autre
hérésie, le monophysisme. L'affaire provoqua de vives réactions en Occident. Le pape Vigile eut
une attitude ambiguë. Un concile fut réuni à Constantinople, en 533. Six évêques africains y
participèrent. Leurs interventions furent particulièrement remarquées ; Facundus, un évêque de
Byzacène, s'en prit courageusement à l'empereur, qu'il invita à bien vouloir discerner les cas où il
avait à « user des pouvoirs du prince » et ceux où il avait à « montrer l'obéissance du chrétien ». La
conclusion était nette : dans ce domaine, la charge impériale consistait à faire exécuter les canons de
l'Église et non à les fixer ou à les transgresser. La race des Tertullien n'était pas encore éteinte en
Afrique !
Par ailleurs, en face de l'attitude équivoque du pape Vigile en cette affaire, les évêques africains,
malgré la dévotion qu'ils nourrissaient envers l'évêque de Rome, n'hésitèrent pas, avec toute la
fougue de leur tempérament, à l'accuser de renier le concile de Chalcédoine, par ses déclarations
peu claires, allant même jusqu'à l'exclure de leur communion. On frôla le schisme.
Une pareille opposition ne pouvait que susciter les foudres de l'empereur. En vain chercha-t-il à
gagner les évêques africains à ses vues : promesses, menaces, sanctions... rien n'y fit. Il se résolut à
remplacer les plus récalcitrants par des hommes à sa dévotion, ce qui introduisit dans le corps
épiscopal nombre de médiocres. Le courageux Facundus fut condamné à l'exil. Finalement, tout
rentra dans l'ordre, mais à quel prix ! L'Église d'Afrique avait été dépersonnalisée ; domestiquée par
le pouvoir, elle était devenue un corps au service de l'État.
Justin II (565/578), se conformant à la politique de son père, attribua au corps épiscopal un rôle
de surveillance sur les fonctionnaires civils et militaires, afin, disait-il, d'être mieux informé pour
mieux commander. Malheureusement, clergé et épiscopat n'offraient pas, en cette période, les

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L'Église d'Afrique

garanties souhaitables pour un tel rôle : querelles intestines, corruption, simonie... sévissaient
comme une peste. On devine les conflits qui surgirent entre clercs et laïques dans un tel climat de
décadence.
Les évêques n'ayant plus d'autorité, se chicanant entre eux pour des questions de préséance,
n'eurent d'autre recours pour trancher leurs différends que de s'adresser au pape.
A cette époque, Grégoire le Grand (590/602) occupait la chaire de Saint-Pierre. C'était un pape
énergique, méticuleux. Secondé par deux évêques africains, Dominique, primat de Carthage et
Columbus, primat de Numidie, il entreprit une véritable réforme du clergé... Sa correspondance
volumineuse avec l'épiscopat africain montre avec quelle minutie il suivait la marche de cette
Église. Celle-ci s'en remettait totalement à l'autorité romaine : aucune décision importante n'était
prise sans l'assentiment du pape. On était loin de la fière autonomie de l'Église de Cyprien.
Dom Leclercq juge sévèrement cette période de l'Église. « L'épiscopat d'Afrique, écrit-il, était
devenu si médiocre vers ce temps qu'il se tournait instinctivement vers l'évêque de Rome, de même
que, jadis, il s'adressait au métropolitain de Carthage. Grégoire recevait les plaintes et faisait la
police. »
Ce contrôle constant du pape sur les évêques et de ceux-ci sur la fonction publique contribua à
affaiblir l'autorité des chefs locaux, civils ou religieux. Ce fut, conclut Leclercq, « la disparition de
l'esprit municipal ; désormais, il n'en reste plus trace et on va voir les ruines se précipiter ».

Extension de l'Église au Ille siècle

Beaucoup plus restreinte que celle des Romains, l'occupation byzantine se limitait en gros à la
Tunisie actuelle avec, en plus, les territoires entourant Tripoli et Constantine-Hippone. Sur la côte,
elle contrôlait les principaux points d'ancrage : Djidjelli, Bougie, Cherchel, Ceuta, sans chercher à
pénétrer dans l'arrière-pays. L'armée byzantine ne pouvait guère dépasser les frontières de l'Ouest,
en Byzacène ou Numidie, où veillaient les avant-postes berbères.
L'Afrique chrétienne s'étendait bien au-delà de ces limites. Sous le règne de Justinien, elle
comprenait les provinces suivantes :
1° La Tripolitaine avec 5 évêchés : Leptis Magna, Sabrata, Tripoli, Jerba, Tacape (Gabès).
2° La Byzacène est en régression sensible : en 484, elle avait 115 sièges épiscopaux ; au concile
de 646, elle n'envoie que 43 prélats. Ce recul est dû à l'insécurité que font régner dans le centre du
pays les tribus berbères.
3° La Proconsulaire enregistre un nombre croissant de sièges épiscopaux. En 525, seulement 48
évêques étaient réunis à Carthage ; en 646, ils étaient probablement 97.
4° La Numidie, principalement dans la partie méridionale et pour les mêmes raisons que la
Byzacène, a perdu une partie de ses sièges épiscopaux. En 424, elle comptait 125 sièges ; un siècle
plus tard, il n'en restait plus que 27 (Mesnage). Les troubles du Sud, en provoquant la ruine des
villes et des bourgades, suscitèrent un exode des populations.
5° Les Maurétanies avaient connu une croissance rapide au Ve siècle, puisqu'en 484 la Sitifienne
comptait 44 sièges épiscopaux et la Césarienne 126. Sous Justinien, aucune mention n'est faite de
ces hiérarchies, ce qui ne signifie nullement leur disparition mais plutôt un manque de
communication entre l'Est et l'Ouest. On peut supposer que des évêchés subsistaient à Cherchel,
Sétif,. Thucca et probablement à Septem (Ceuta) et Tanger.
En marge de ces provinces, signalons une extension de l'Église vers le Sud de la Tripolitaine :
suivant Jean de Biclar, les Garamantes du Fezzan avaient demandé (en 569) à Constantinople
d'entrer dans le sein de l'Église. Vers cette même époque, Ghadamès, dans le sud de la Tripolitaine,
avait un évêque.
Une des premières mesures des Byzantins fut d'autoriser les Églises comme les particuliers à faire
valoir leurs droits sur les propriétés, dont les Vandales les avaient dépossédés. Les communautés
catholiques ayant alors recouvré leurs biens, des églises furent restaurées et beaucoup de nouvelles
furent édifiées. Durant la période de Justinien et aussi dans la suite, on assiste à une floraison
d'édifices nouveaux. A Carthage, Justinien fit construire dans le palais royal une chapelle dédiée à
la Vierge Marie ; d'autres basiliques sont ou restaurées ou reprises entièrement un peu partout : en

43
L'Église d'Afrique

Tripolitaine, à Lebda (cinq églises sont édifiées) ; en Byzacène, à Thélept, Kasserine, Haïdra, dans
la région de Sousse et de Sfax, au Kef, à la Kessera, à Hadjeb Aïoun ; en Proconsulaire : à Tabarka,
Henchir Matria près de Téboursouk, Jebba près de Thibar ; en Numidie : à Ammouma, Timgad, Al-
Hani, près d'Ain el-Beïda, à Guelma, Aïn Ghorab, Aïn Segueur, Aïn Sultan ; en Mauritanie
Césarienne : à Tipaza, la basilique de Sainte-Salsa est reconstruite ; enfin, en Tingitane, à Ceuta,
une chapelle est dédiée à la Vierge.
Des monastères sont fondés : à Carthage, Monastir, Gillitanum près de Thibar. D'autres sont
restaurés : à Sbeitla, Haïdra, Tebessa. Près du port de Carthage, Solomon fait construire un
monastère connu sous le nom de Mandrakion, dédié probablement à saint Sabbas (Procope).
Depuis ses origines aux IIe-IIIe siècles, l'Église d'Afrique avait l'habitude de se réunir
régulièrement en concile. Durant la période vandale, ces réunions furent rares. La sécurité étant
revenue avec les Byzantins, les conciles provinciaux ou interprovinciaux reprirent. C'était un moyen
efficace pour refaire et maintenir l'unité du corps épiscopal et pour remédier à certains abus. Dès
534, moins d'un an après la prise de Carthage par Bélisaire, 220 évêques tinrent concile. Ils venaient
exclusivement de Byzacène, de Proconsulaire et de Numidie. Les Maurétaniens, trop éloignés,
n'envoyèrent personne.
Dans la suite, se tinrent d'autres réunions : en 541 (Byzacène), 550 (Afrique), 554
(Proconsulaire), 555 (Numidie). La tradition conciliaire reprenait peu à peu son rythme. On
n'oubliera pas d'autre part la participation, mentionnée plus haut, de cinq évêques africains au
concile général de Constantinople, en 553.
A la fin du vie siècle, l'organisation ecclésiastique n'avait guère changé. Les conciles se
réunissaient encore fréquemment. On en signale en Numidie, en 591, 592, 593, à Carthage en 594 ;
en Numidie encore et en Byzacène deux fois par an. Une telle fréquence des réunions, suggère que
tout n'allait pas pour le mieux dans les diverses églises. L'union entre les évêques laissait à désirer et
la dégradation de la discipline devenait inquiétante.
Bien plus préoccupante était la menace d'un retour du donatisme, surtout en Numidie. Par suite
du laisser-faire des fonctionnaires, le schisme renaissait de ses cendres non complètement mortes.
Des donatistes se flattaient de pouvoir renverser la religion officielle. Là où ils dominaient, ils
expulsaient le clergé orthodoxe de ses églises, achetaient la bienveillance des évêques à prix d'or,
menaient une active propagande et rebaptisaient les fidèles qui venaient à eux. Les plus hautes
classes de la société, notamment de grands propriétaires, leur étaient favorables. Pendant six ans, de
591 à 596, la correspondance avec le pape est pleine de ce retour du donatisme et le concile de
Carthage, en 594, y est tout entier consacré. La situation était grave et urgente. La réaction
paraissait difficile, car les évêques se heurtaient à la complicité de certains fonctionnaires avec le
donatisme.

Insurrections et résistance des Berbères

Bélisaire avait à peine triomphé des Vandales qu'un danger beaucoup plus ample se dessinait déjà
à l'horizon : les Berbères se déplaçaient et devenaient menaçants pour la sécurité intérieure du pays.
Ils étaient d'autant plus redoutables que, se jouant des fortifications, ils ravageaient le pays, dont ils
pillaient et dévastaient les villes.
Il faut distinguer deux catégories parmi les Berbères : d'une part, les sédentaires, agriculteurs et
arboriculteurs, habitant la Byzacène, la Numidie et les Hauts Plateaux, et, d'autre part, les nomades
chameliers, venant du Sahara ou de la Tripolitaine et se déplaçant dans la direction de l'Ouest à
travers les hauts plateaux et les plaines steppiques. Les premiers se soulevèrent dès les premiers
mois de l'administration byzantine. Solomon, général en chef des Byzantins, les mata, en 535, près
du mont Burgaon (sur la frontière avec la Numidie). Il essaya de pénétrer dans les Aurès et de
gagner à prix d'argent les chefs. Ce fut peine perdue.
Avec les nomades chameliers, c'était un autre problème. Solomon eut à les combattre dans la
région de Théveste (Tébessa). Il eut fort à faire. Il fut battu et tué (545).
Ces insuccès étaient dus à plusieurs causes. Tout d'abord, l'armée était divisée et la mutinerie
s'était introduite parmi les soldats, qui s'estimaient insuffisamment rétribués. Mais aussi une

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L'Église d'Afrique

opposition ouverte s'était déclarée parmi la population, écrasée de taxes et victime d'expropriations
injustifiables. Les plus éprouvés étaient ceux qui ne partageaient pas la religion du pouvoir :
donatistes, ariens, juifs. De nombreux édits visaient particulièrement ces derniers (édits de 535, 545
et 553). On les accusait surtout d'être les coreligionnaires des juifs du Proche-Orient, qui s'étaient
déclarés pour les Perses contre les Byzantins. Beaucoup de ces persécutés se réfugièrent parmi les
tribus berbères, qui les accueillirent généreusement. Il est possible que certains de ces groupes juifs
soient à l'origine des tribus juives de la Berbérie du moyen âge. Ces immigrants — et c'est le moins
que l'on puisse dire — n'apportaient pas avec eux des sentiments favorables aux Byzantins et il n'est
pas improbable qu'ils contribuèrent à la défaite de ces derniers.
Les maladresses des chefs byzantins ne firent qu'exaspérer la résistance des Berbères au point
qu'à la mort de Justinien (565) la puissance byzantine était déjà très affaiblie. Qu'en eût-il été si les
Berbères avaient su coaliser leurs forces nomades et sédentaires ?
Moins de 25 ans après la mort de Solomon, les tribus berbères reprirent le combat. La chronique
byzantine est brève sur ce point comme un nécrologe : 569, mort du préfet Théodore ; 570, mort du
« chef des soldats » Amabilis. C'est tout ce que l'on sait. La proximité des dates et la qualité des
chefs byzantins tombés suggèrent que les combats furent longs et acharnés.
Dans l'Ouest, en Maurétanie, les tribus berbères étaient aussi en état de rébellion endémique.
Elles s'étaient donné comme chef Garmul, que l'armée byzantine combattit longtemps avant de le
faire disparaître en 578. Cette victoire accorda au pouvoir une brève période de répit.
Le chroniqueur Jean de Nikiou fait état de plusieurs victoires locales remportées sur les Maures,
au temps de l'empereur Maurice (582/602). Cependant, l'armée se révéla incapable de faire face à
une attaque d'envergure. C'est ainsi que les Berbères, en 595/596, investirent Carthage et obligèrent
les Byzantins à négocier. Ceux-ci s'en tirèrent de justesse, car, pendant que les Berbères célébraient
un peu trop vite leur victoire avec force beuveries, l'armée les surprit et les repoussa. La ville fut
sauvée d'un pillage certain. Un siècle plus tard, en 698 exactement, Carthage tombait sous les coups
des Arabes...

A la veille de l'invasion arabe - L'Est maghrebin avant l'Islam

Au début du VIIe siècle, sous l'empereur Maurice (582/602), les provinces d'Afrique jouissaient
d'une relative tolérance religieuse. Les juifs pouvaient pratiquer régulièrement leur culte et
construire des synagogues, ce qui précédemment leur avait été interdit ; il avait même été prohibé
aux chrétiens de chercher à les convertir.
De leur côté, les donatistes avaient leur liberté d'action, dont ils profitèrent pour mener, dans leurs
anciens fiefs de Numidie, une propagande suffisamment efficace pour inquiéter les catholiques.
Leur zèle immodéré, leurs excès mêmes, étaient couverts par une administration plus ou moins
complice qui, en s'infiltrant dans la secte, y trouvait une voie pour mieux s'opposer au pouvoir,
protecteur du catholicisme.
La situation générale n'était guère brillante. Le peuple, écrasé d'impôts et de corvées, était en
proie à des percepteurs impitoyables et corruptibles. L'Église ne parvenait qu'à grand-peine à
défendre les biens destinés aux pauvres. Elle n'était point d'ailleurs, elle-même, sans faiblesses :
certains prélats se laissaient aller à la simonie. Elle n'en apparaissait pas moins comme la seule
institution secourable, toujours saine dans son fond. Comme malgré elle, elle se posait en contre-
état. « Son influence se substituait lentement à l'autorité du pouvoir impérial et, par leur constante
intervention dans les affaires civiles, le pape, et, en dessous de lui, les évêques grandissaient, dans
la vénération du peuple et jusqu'aux yeux des gouverneurs, de tout le prestige que perdait le basileus
impuissant et lointain (1). » L'autorité centrale, affaiblie par la corruption de ses fonctionnaires,
diminuée devant le pouvoir ecclésiastique grandissant, allait se révéler incapable de faire front aux
problèmes internes de division et encore plus aux attaques venant de l'extérieur. La décadence de
l'empire en Afrique se profilait largement à l'horizon, tant les Byzantins paraissaient désabusés.
L'Église, au fond, n'avait rien perdu de sa vitalité d'antan. L'antique institution des conciles se
maintenait, autant par souci d'unité entre les évêques que par fidélité au siège de Pierre, à Rome.
Cet attachement à l'orthodoxie religieuse — un des traits dominants de l'Église africaine — eut une

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L'Église d'Afrique

dernière et notable occasion de se manifester. Dans l'intention de rallier à la communion catholique


les Églises monophysites de Syrie et d'Égypte, le patriarche de Constantinople, Sergius (610/638),
avait tenté une conciliation en proposant de reconnaître que la double nature divine et humaine du
Christ s'exprimait, au plan de l'action, dans une unique volonté, d'où le nom donné, à cette nouvelle
doctrine, de monothélisme. Cette forme atténuée du monophysisme séduisit l'Égypte et fut
colportée des bords du Nil en Afrique par des moines coptes, fuyant l'invasion arabe de leur pays.
Un des plus grands théologiens et Pères de l'Église grecque, saint Maxime le Confesseur (né vers
580 à Constantinople) séjournait alors en Afrique. Il avait été témoin des débuts du monothélisme
en Égypte et était devenu un intrépide adversaire de cette nouvelle doctrine. Sur son insistance, les
évêques africains se réunirent en 646. Quarante-trois évêques de Byzacène et soixante-neuf de
Proconsulaire (aucune mention n'est faite des évêques de Numidie et de Maurétanie) signèrent deux
lettres, adressées l'une à l'empereur, l'autre au patriarche de Constantinople, demandant qu'on mette
fin au scandale de la désunion. Rome, où, en cette même année, Maxime le Confesseur devait se
rendre, suivait cette démarche avec sympathie et intérêt.
Pour les provinces africaines, l'époque était particulièrement difficile. Le désintéressement de
Byzance à leur égard les inquiétait autant que son penchant vers le monophysisme. Ardent
défenseur de l'orthodoxie, le patrice Grégoire, qui appartenait, semble-t-il, à la famille impériale,
prit le parti des Africains contre le pouvoir central. Poussé par la population et une partie du clergé,
il décida sans plus de se substituer au pouvoir impérial et se mit à battre monnaie à sa propre effigie.
Pour mieux affirmer son indépendance, il quitta Carthage et installa son quartier général à Sufetula
(Sbeitla), ville principale de la Byzacène, tant pour se mettre à l'abri d'un coup de main byzantin que
pour se rapprocher des tribus berbères, avec lesquelles il souhaitait faire alliance et — qui sait ? —
bâtir un empire.
Les événements, en tout cas, invitaient à serrer les rangs. Conquérants de la Palestine, de la Syrie,
de l'Égypte, les Arabes approchaient d'année en année. En 642, Barqa et la Cyrénaïque étaient
tombées entre leurs mains. En 643, ils s'emparaient de Tripoli et de Sabrata et poussaient une pointe
jusqu'au Fezzan. Seules, à Tripoli, les tribus Lawâta et Nafûsa avaient supporté le choc, les
Byzantins ayant fait défaut. Cela signifiait-il l'abandon et le désintéressement de Byzance ? Les
Africains n'ignoraient point que le commandant en chef arabe, `Amr b.al-'Âs, gouverneur d'Égypte,
brûlait de pousser ses incursions plus à l'Ouest. On était alors en 649. Date majeure, non seulement
parce qu'elle marque la victoire des Arabes sur les Byzantins, mais aussi parce que, à partir de cette
même année, nous perdons de vue les évêques d'Afrique pendant plus de 300 ans ! En cette même
année, se tenait, avec l'éminente participation de saint Maxime le Confesseur, le concile partiel du
Latran, au cours duquel le monothélisme fut condamné.
A ce concile les évêques d'Afrique ne purent participer. Le primat de Carthage, Victor, écrivit au
pape Théodore pour lui faire hommage de sa fidélité et l'assurer qu'il restait en communion avec lui
malgré les pressions des monophysites byzantins. Des sentiments analogues furent exprimés par les
autres primats dans une lettre commune, signée par Columbus, primat de Numidie, Étienne, primat
de Byzacène, et Reparatus, primat de Mauritanie. Ce sont les derniers évêques connus de l'Église
d'Afrique, avant que d'autres, noms n'apparaissent au Xe siècle, et les derniers écrits qui nous soient
parvenus de l'Église d'Afrique. A chacune de ces lettres, le pape Théodore répondit, en louant le
zèle des pasteurs (2).

L'Oranie

Les premiers indices d'une présence chrétienne en Oranie remontent au début du IVe siècle. On a
trouvé à Altava, à l'est de Tlemcen, six inscriptions funéraires chrétiennes qui s'échelonnent entre
302 et 327. S. Gsell en signale d'autres datant des IVe et Ve siècles, précédant de peu le
débarquement des Vandales. Il observe, à la suite du P. Mesnage, que le christianisme a suivi en
Oranie la pénétration de la civilisation romaine, là où on faisait quelque peu usage du latin. Aucune
preuve n'existe d'une présence chrétienne dans les tribus des montagnes voisines.
La Maurétanie césarienne avait échappé à la conquête byzantine. Elle a connu — fait
exceptionnel — une symbiose apparemment réussie entre Romains et Berbères. C'est ainsi que, vers

46
L'Église d'Afrique

508, le chef berbère romanisé Masuna se déclare « roi des tribus maures et des Romains », entre la
Moulouya et l'embouchure du Chélif. Les troupes romaines d'occupation laissées sur place s'étaient
accommodées de la vie des Berbères et en avaient même partagé le destin. Et les Berbères de leur
côté avaient cédé au mirage du prestige de l'empire romain.
Le royaume berbère de Masuna n'était d'ailleurs pas le seul. D'autres principautés plus ou moins
indépendantes se partageaient la région. Ainsi, entre Tiaret et Frenda, les grands tombeaux
pyramidaux connus sous le nom de Djeddar, témoignent de l'importance de la dynastie berbère qui
les fit construire aux vie et vile siècles. On trouve, à l'intérieur de ces tombeaux, sur certaines
sépultures, des symboles chrétiens, tel le monogramme du Christ.
Le christianisme, véhiculé par la civilisation romaine, représentait alors la seule culture de
progrès. Les tribus berbères les plus avancées s'y ouvrirent largement. Les plus grands centres en
ont conservé des traces : Aïn Témouchent, Guetna, Tiaret, Altava. Signalons en particulier
Tlemcen, où la stèle chrétienne la plus récente date de 651, soit trente-deux ans seulement avant que
`Uqba b. Nâfa' ne batte, à Tiaret, Berbères et Romains, groupés, peut-être, sous le commandement
d'un des princes chrétiens ensevelis sous un des Djeddars voisins.

Le Maroc (3)

C'est probablement à partir de l'Espagne que le christianisme aborda au Nord du Maroc. Nous
avons précédemment signalé les témoignages les plus anciens : le martyre du centurion Marcel, en
298, et celui de Gassien, en 305. Trois inscriptions funéraires un peu plus récentes sont également
connues, dont l'une est datée de 345.
Bien significatives — quoique plus récentes et les seules à y avoir été découvertes — sont les
quatre inscriptions funéraires latines de Volubilis (près de Meknès), datées de 599, 605, 653 et 655.
Cette dernière date est à retenir, car elle se situe entre la première et la deuxième campagne de
l'invasion arabe, trente ans seulement avant le passage de `Uqba dans le Maghreb extrême. Ces
inscriptions mentionnent la qualité des défunts : « princeps », «vice-praefectus », titres qui
témoignent de la persistance d'une organisation politique de type romain. La quatrième stèle nous
apprend que la défunte était originaire du royaume voisin d'Altava (ex-Lamoricière), ce qui laisse
entendre que. des relations amicales existaient entre les deux régions. La teneur de ces inscriptions
mérite d'autant plus d'être remarquée que l'administration romaine et byzantine ne fonctionnait plus
en cette partie du Maghreb depuis, peut-être, le IVe siècle.
Le christianisme ne se confinait point, d'ailleurs, dans les villes les plus prestigieuses. Les Actes
des Conciles espagnols signalent en effet que, dans la Maurétanie Tingitane, on dénombrait 16
évêchés, correspondant pour la plupart aux principaux centres du Maroc romain.
Les tribus berbères elles-mêmes étaient plus ou moins touchées par la religion chrétienne. Nous y
reviendrons dans un chapitre ultérieur à propos de la fondation de Fès (IXe siècle). Il n'est donc pas
surprenant d'apprendre qu'à Niffis, au sud-ouest de Marrakech, des Roums et des Berbères chrétiens
s'unirent pour combattre `Uqba, qui se serait avancé jusque-là (4).

Le « limes » chrétien

Nous pouvons conclure ce chapitre en constatant que, à la veille de l'invasion arabe, l'Afrique
romaine et la Numidie étaient en majorité chrétiennes. Tout porte à penser que les tribus berbères de
ces mêmes régions avaient été également marquées par le christianisme. Dans quelle mesure ?
Toute estimation, même approximative, il faut le reconnaître, est impossible. Toute évaluation ne
pourrait se faire qu'à partir des listes connues d'évêques ou d'évêchés, qui ne sont pas
nécessairement complètes. La dernière à donner des noms totalise 220 évêques, nombre
sensiblement équivalent à celui que réunit le dernier concile de Carthage en 646 (J. Mesnage).
En dehors des régions romanisées, l'histoire et les vestiges archéologiques révèlent une certaine
expansion du christianisme parmi les populations du Sud, jouxtant le désert. Nous en tentons ici un
relevé qui pourra donner une idée de ce qu'on peut considérer comme le limes du christianisme en
Afrique du Nord. Relevé aussi dépouillé et bref que les informations auxquelles on se réfère.

47
L'Église d'Afrique

CYRÉNAÏQUE : Procope (5), signale que, en 548, des prêtres connaissant la langue du pays sont
envoyés dans la petite Syrte. Il affirme aussi que l'oasis d'Awdjila s'est convertie au christianisme au
temps de Justinien.
Plus au sud, les Garamantes font allégeance, en 569, à la religion de Byzance.

TRIPOLITAINE : Outre les évêchés anciens de Leptis Magna, Tripoli et Sabrata, existaient,
probablement à l'époque de la conquête arabe, des églises dans le Jabal Nafûsa (voir infra chapitre
X). Les Gudebitani, tribus établies entre Tripoli et Sabrata, étaient chrétiennes depuis un siècle.
Au temps de Justinien, on note la conversion des Nasamons à Ghadamès, qui possédait déjà une
église et un évêché.

BYZACÈNE : Des villages des Nefzawa et du Jérid étaient devenus en partie chrétiens, et le
restaient encore au temps d'Ibn Khaldûn (6).

SUD DE LA NUMIDIE ET DE LA MAURÉTANIE CÉSARIENNE : Selon Ibn `Abd al-Hakam


(7), des Berbères Botr et Béranés, entre Kairouan et les Aurès, payaient la capitation (kharâj) du fait
qu'ils étaient chrétiens. Ibn Khaldûn donne un témoignage plus complet en affirmant que les Zanata,
répandus entre Tripoli, les Aurès, le Zab et le sud de Tlemcen, professaient le christianisme que les
Roums leur avaient imposé (8).
D'autre part, de nombreuses inscriptions chrétiennes ont été découvertes entre l'Oued Kebir et la
Moulouya. Diehl en compte 64, s'échelonnant entre 450 et 651, dont 7 à Albulae (Aïn Temouchent),
10 à Altava (ex-Lamoricière), 22 à Tamaris (Tlemcen) (9).

MAURÉTANIE TINGITANE : Nous avons déjà indiqué que les inscriptions plus récentes sont
celles de Volubilis entre 599 et 655. On rappellera ici les évêchés connus, depuis longtemps :
Tanger, Ceuta (Septem) et Larache (Lixus). Les auteurs arabes ont noté d'autre part que la tribu du
comte Julien était, comme lui, chrétienne (10).
Ces quelques données sur la diffusion du christianisme au Sud de l'Afrique du Nord, à proximité
du désert, suffisent à faire pressentir une intense circulation des hommes, des idées, marquées au
coin de l'influence chrétienne. La conquête arabe allait infléchir le cours de cette histoire ainsi
engagée.

NOTES

1. Ch. DIEHL, L'Afrique Byzantine, p. 503 sq.


2. LABBE, Sacrosancta Concilia, t. VI, pp. 128 sq. et 152 sq.
3. J. CARCOPINO, Le Maroc antique, 289-295.
4. AL-BAKRi, Description de l'Afrique septentrionale, p. 203.
5. PROCOPE, De aedificiis IV, 3 ; VI, 2 et 4.
6. Ibn KHALDUN, Histoire des Berbères, t. I, p. 235.
7. IBN 'ABD al-Hakam, Conquête de l'Afrique du Nord, éd. Gateau, 1947, p. 81.
8. Ibn KHALDÛN, ibid., III, p. 191.
9. CARCOPiNO, o.c., pp. 290-300.
10. Ibn KHALDUN, I, p. 212 et surtout 345-346, note 1. Julien était un Goth de langue latine, marié à une
Wisigothe. Lui et son fils Pedro sont restés chrétiens. Un de ses petits-fils devint musulman.

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L'Église d'Afrique

Chapitre VIII
L'Église d'Afrique devant la conquête arabe

Au seuil de ce chapitre, une constatation s'impose : l'étonnante pauvreté des sources, tant arabes
que chrétiennes, rendant compte de cet événement capital que fut la conquête arabe de l'Afrique du
Nord.
Les chroniqueurs arabes les plus anciens à en traiter — tels Ibn `Abd al-Hakam (798/871),
Balâdurî (IXe s.) ou le faux Ibn Qutayba (1) — sont postérieurs de plus de deux siècles aux
événements. Ils s'en remettent le plus souvent à la mémoire et aux déclarations des traditionnistes,
généralement plus soucieux d'hagiographie et de merveilleux que d'histoire et d'objectivité. Les
auteurs postérieurs des XIe-XIVe siècles — tels al-Mâlikî, Ibn al-Athîr, Ibn Idhârî et même Ibn
Khaldûn — croient devoir eux aussi verser leur tribut au merveilleux des origines de l'Islam au
Maghreb. Chez tous, il convient de discerner les données révélatrices d'un fait ou d'une situation. Ils
restent de toute manière les auteurs les plus autorisés pour fonder une vue aussi exacte, cohérente et
vraisemblable que possible du contexte historique de l'implantation de l'Islam au Maghreb.
Quant aux sources chrétiennes d'Orient ou d'Occident, elles deviennent subitement laconiques sur
les événements de la seconde moitié du VIle siècle. A partir de 650, on assiste à un effondrement
d'une documentation auparavant abondante. Comme si les chroniques avaient sombré d'un coup
dans quelque naufrage, ou comme si les relations des évêques africains avec Rome ou Byzance —
jusqu'ici notre source majeure — avaient été drastiquement interrompues à tout jamais. Il faudra
désormais se contenter de simples allusions, de plus en plus rares, dans des chroniques souvent de
second rang.
Dans ce chapitre, on cherchera moins à reconstituer une époque qu'à cerner les limites de la
survivance chrétienne au sein de cette mutation radicale que fut l'implantation de l'Islam en Afrique
du Nord. Il faudra cependant préciser les faits d'histoire politique contre lesquels se sont débattus
les survivants de l'antique Église d'Afrique. C'est ensuite seulement qu'on pourra tenter d'examiner
de plus près le pourquoi et le comment de la disparition du christianisme.

1 — La conquête arabe (649/715)

Moins de sept ans après la prise d'Alexandrie par `Amr b. al-'As (642), les Byzantins
s'effondraient sous les coups des Arabes à Sbeitla (Sufetula) en 649. Ce fut le début de la conquête
arabe de l'Afrique du Nord. Celle-ci se poursuivit avec alternance de revers et de succès, pendant
près de 50 ans jusqu'à la prise de Carthage en 698.

A la lecture des chroniqueurs anciens, on peut discerner huit campagnes menées par sept chefs de
guerre différents.

Première campagne (649)

La première campagne (646/649) fut menée par `Adb Allâh b. Sa'd (2). Comme nous y avons fait
allusion dans notre chapitre précédent, l'invasion ne fut pas totalement imprévisible. Depuis la prise
d'Alexandrie, on assistait chaque année à une lente progression d'est en ouest de la poussée arabo-
musulmane. Les Byzantins ne paraissent pas s'être émus outre mesure. Du côté arabe, on piaffait
d'impatience devant les réticences du calife `Umar. Se méfiant de ce Maghreb « décevant et perfide
(3) », `Umar avait interdit aux armées musulmanes de dépasser la Tripolitaine. C'est ainsi que, bien
contre son gré, `Amr b. al-'As dut faire demi-tour.
Le nouveau calife, 'Uthman, était d'un avis opposé ; il fit recruter 20000 hommes qu'il confia à
`Abd Allâh b. Sa'd. En 647, l'ordre était donné de partir pour le Maghreb et de le conquérir.
Le patrice Grégoire, établi au coeur même du pays, à Sufetula, eut tout le temps de suivre la lente

49
L'Église d'Afrique

progression des conquérants depuis la Tripolitaine et de se préparer au combat. Au lieu de se


retrancher dans quelque citadelle, devant laquelle les Arabes, encore inexpérimentés dans l'art du
siège, auraient échoué, il commit l'erreur de les affronter en terrain découvert. Il fut tué au cours de
la bataille (4) et son armée en déroute abandonna Sufetula, qui fut livrée au pillage ainsi que les
villes voisines de la Qastiliyya (Jarid actuel).
Les vainqueurs se contentèrent d'amasser un énorme butin et d'exiger un tribut considérable pour
l'évacuation des troupes. A leurs yeux, c'était une simple razzia, parfaitement réussie. Ibn `Abd al-
Hakam fait ici une remarque pertinente. Les Arabes, dit-il, se retirèrent « sans laisser derrière eux
un gouverneur et sans établir un qayrawân », c'est-à-dire un camp militaire permanent. Cette
notation mérite d'être soulignée, car elle atteste une des constantes de l'histoire des conquêtes
musulmanes. L'Islam, en effet, s'est développé dans les pays, où il avait pris pied, à partir de camps
militaires devenant par la suite villes et centres politico-religieux. Les exemples ne manquent pas en
ce premier siècle de l'Islam : Fustat cellule-mère du Caire, Kufa en Irak...

Deuxième campagne (661/663) (6)

La deuxième campagne fut menée par Mu'awiyya b. Hudayj. Les troupes arabes pénétrèrent
jusqu'à Sbiba, enlevèrent Jaloula à l'entrée du Jebel Ousselet et battirent dans la région d'El-Jem les
30000 hommes fraîchement débarqués à Hadrumète (Sousse) que commandait Nicéphore. Une fois
de plus, pourvus d'un copieux butin, les Arabes se retirèrent. Mais, en haut lieu, on s'orientait de
plus en plus vers une occupation permanente. Il fallait pour cela trouver l'homme capable de bâtir
une ville, qui servirait de camp à l'armée, et de soumettre la population locale. On estima en
disposer d'un en la personne de `Uqba b. Nâfi`, qui s'était illustré en 662 par une attaque navale sur
Syracuse et qui venait de guerroyer en Cyrénaique, au Fezzan, poussant même une pointe, en 666,
si l'on en croit Ibn `Abd al-Hakam, jusque chez les Noirs du Kawâr.

Troisième campagne (669/672) (7)

En 669, `Uqba prit donc le commandement d'une armée forte de 10000 cavaliers arabes et
renforcée, fait nouveau, de mercenaires recrutés parmi les Berbères de Libye convertis à l'Islam.
C'était une véritable armée de guerre sainte, composée uniquement de musulmans pouvant lancer
l'appel à la conversion avant le combat. La campagne dura trois ans (669/672). L'intention était
bien, cette fois, d'occuper l'Ifrîqiya, dont `Uqba fut nommé gouverneur. Son premier soin fut de
fonder, au coeur de la Byzacène, une ville nouvelle, Kairouan, « pour servir de place d'armes à
l'islamisme jusqu'à la fin des temps » (Nuwayrî). Cependant les autorités califales ne tardèrent pas à
lui reprocher son manque de sens politique et diplomatique, ses vues trop exclusivement militaires
et son mépris, poussé jusqu'à l'insulte, à l'égard des chefs berbères. En 672, il était relevé de son
commandement.

Quatrième campagne (672/681) (8)

Le conducteur de la quatrième campagne, Abû-l-Muhâjir, fut un chef plein de finesse, si l'on en


croit les sources, et qui avait, en tout cas, le souci de gagner la sympathie des Berbères. Laissant aux
Byzantins la Proconsulaire et la Numidie, il entreprit la conquête du pays berbère ; il aurait poussé
son avance vers l'Ouest jusqu'aux environs de Tlemcen, où il aurait capturé le chef des Awréba,
Qusayla, personnage dont les auteurs arabes des XI-XIIe siècles font plus grand cas que leurs
devanciers.
Les habitants de la Byzacène et de la Proconsulaire n'apprécièrent pas différemment, on peut le
penser, la défaite de Sufetula. Simple razzia, pour eux aussi, analogue à celles qu'ils avaient subies
de la part des chameliers berbères dans le passé. Mais razzia tout de même bien plus inquiétante, vu
l'origine de ces nomades qui venaient de loin et dont on savait qu'ils avaient déjà conquis les cités
prestigieuses de Damas, Jérusalem et Alexandrie. Le souvenir d'autres envahisseurs lointains, les
Vandales, ne pouvait manquer de s'imposer à l'esprit... Déjà, un mouvement d'exode vers les îles

50
L'Église d'Afrique

voisines et l'Italie s'amorçait (5), premier symptôme d'une migration qui s'amplifiera au cours des
autres campagnes.
De leur côté les tribus berbères tirèrent la leçon de l'événement. Habilement ralliées par le patrice
Grégoire, elles avaient participé à la lutte contre l'envahisseur. L'échec des Byzantins, suivi de
l'exode d'un grand nombre d'entre eux, leur fit comprendre que, désormais, elles ne devaient plus
compter que sur leurs propres forces pour leur défense.

Cinquième campagne (681/683) (9)

Par suite de quelles circonstances retrouve-t-on ` Uqba b. Nâfî`, en 681, à la tête de l'armée
musulmane en Ifrîqiya ? Manoeuvres habiles, rivalités ? Le fait est qu'Abû al-Muhâjir ne s'était pas
gêné, tout au long de son gouvernement, pour critiquer les initiatives de son prédécesseur, allant
jusqu'à modifier le choix fait par celui-ci pour l'emplacement de Kairouan. Le premier soin de
`Uqba revenu au pouvoir fut de faire mettre aux fers son rival. Il le plaça même aux côtés de
Qusayla, dont il avait fait un trophée de guerre, qu'il exhibait tout au long de ses chevauchées. Tant
de hargne envers le chef berbère ne pouvait allumer chez ce dernier qu'une haine implacable envers
les envahisseurs.
La campagne militaire de `Uqba, entre 681 et 683, ne fut pas la plus féconde, mais elle reste la
plus célèbre. A en croire la légende africaine qui s'en est emparée, la chevauchée de notre héros,
qu'aucune distance ne faisait reculer, l'aurait conduit des steppes de l'Atlas jusqu'aux rives du Niger
(10). Plus réservé est le témoignage des chroniqueurs arabes. Le faisant partir de Kairouan, ils le
suivent, par le nord des Aurès et le Zab, jusqu'à Tiaret et Tanger, et le voient même atteindre le
Sous marocain. `Uqba se heurta souvent, et parfois fort dangeureusement pour ses troupes, aux
coalitions des Berbères et des Byzantins, comme à Bagaï, à Lambèse, au Zab et jusque dans le
lointain Sud marocain, à Nafis et à Aghmat. La chevauchée de retour suivit en gros le même
itinéraire, sauf une exception qui fut fatale. Cette fois, au lieu de contourner les Aurès par le nord,
`Uqba passa par le sud. Qusayla — qui, entre-temps, avait réussi à s'échapper et à regrouper les
Berbères — l'attaqua par surprise à Tahuda, près de Biskra. `Uqba fut tué, ainsi d'ailleurs qu'Abû al-
Muhâjir ; les troupes arabes se débandèrent et se replièrent sur Barqa, leur camp militaire. Kairouan,
mal défendu, fut occupé par Qusayla, qui y régna cinq ans, avec l'accord, sans doute, des Byzantins.

Sixième campagne (688) (11)

Au lendemain de la défaite de `Uqba, la situation militaire de Byzance en Afrique était loin d'être
catastrophique. L'empire possédait encore tous ses ports ; il avait gardé ses forteresses et, s'il avait
perdu sa première ligne de défense dans le sud, la seconde, dans le nord, restait intacte. Comme le
démontrent les résistances qu'avait rencontrées `Uqba tout au long de sa chevauchée, les Byzantins
avaient partout renforcé par des garnisons fraîches les points stratégiques tenus par les Berbères.
Les Arabes ne pouvaient tolérer longtemps pareille situation. Une sixième campagne fut décidée
par le calife `Abd al-Malik. Zuhair b. Qays en fut le chef. Arrivé en Byzacène en 688, il affronta
Qusayla à Mems, à l'ouest de Kairouan. Qusayla périt au cours de la bataille. `Uqba était vengé. Sa
mission accomplie, l'armée rentra dans ses bases.

Septième campagne (693/698)

Ce fut celle qui porta le coup décisif à l'Afrique byzantine. Nommé au commandement de 40 000
hommes, Hassan b. Nu`man reçut mission de conquérir l'Ifrîqiya. A peine installé à Kairouan, il se
dirigea vers Carthage qui tomba aux premiers assauts en 693/694. Les Roums, poursuivis jusqu'à
Bizerte, allèrent se réfugier à Béja, tandis que leurs alliés Berbères s'enfuyaient sur Bône(12).
Pour Byzance le coup était aussi dur que surprenant. Après avoir perdu les grandes villes de
l'Orient, allait-elle se résigner à laisser Carthage entre les mains de ses plus tenaces ennemis ? En
695, un dernier effort fut tenté : à la tête d'une flotte importante, le patrice Jean réussit à reprendre la
ville. Ce ne devait être que pour peu de temps.

51
L'Église d'Afrique

En 697/698, Hassan lança une nouvelle offensive et reconquit Carthage pour la seconde fois,
aidé, semble-t-il, par la défection d'éléments berbères hostiles à la politique de la terre brûlée
pratiquée, comme nous allons le voir, par la Kahina.
On peut s'interroger à l'infini sur les défaites successives des Byzantins. Une des causes majeures
en fut sans doute le manque de liaison entre la capitale et les provinces africaines. Un vaste empire
ne peut se maintenir que par la maîtrise des mers et la rapidité des communications.
Les Byzantins n'étaient pas seuls, en cette septième campagne, à mener la lutte. La fameuse
héroïne berbère connue sous le nom de Kahina (surnom arabe signifiant « devineresse ») y tient une
place centrale. Son origine est entourée de légendes. Elle appartenait à la tribu des Jarâwa (Zénétes).
Elle prit la relève de Qusayla dans la résistance aux Arabes. Après les avoir battus près d'Aïn Beida,
elle les poursuivit jusqu'à Gabès, boutant ainsi hors du pays les envahisseurs, qui se replièrent sur
Tripoli. Après quoi elle entreprit sa politique de la terre brûlée dans l'espoir de décourager toute
nouvelle tentative d'invasion. De larges zones du pays furent alors dévastées et transformées en
désert inhospitalier. Politique dangereuse qui lui aliéna les populations, qui, de guerre lasse, finirent
par pactiser avec Hassan. « C'est à partir de ce moment que le vent du défaitisme commença à
souffler sur les Aurès, et c'est sans doute ce vent qui, traversant les cheveux déployés de la Kahina
en extase, inspira à celle-ci, en proie au désarroi et à la nervosité, ces alarmantes prophéties, qui ne
sont que des avertissements désespérés et qui nous sont transmises comme autant d'oracles (13). »
La Kahina s'affronta alors avec Hassan à Gabès. Sûre de sa perte, elle conseilla à ses deux fils de
changer de camp et de passer à la religion des vainqueurs. Poursuivie jusqu'à Tabarka, elle
succomba au bord d'un puits (Bir Kahina), à la sortie du Jabal Nechar, à quelque 50 km au nord de
Tobna.
Hassan b. Nu'man, son vainqueur, n'en fut pas moins destitué par le calife `Abd al-`Azîz, qui le
remplaça, en 698, par Mûsâ b. Nusayr.

Huitième campagne (698/714)

La huitième campagne avait pour but la conquête de la Maurétanie Tingitane et de la Péninsule


Ibérique.
Depuis le raid rapide de `Uqba, la Maurétanie n'avait pas vu d'incursion arabe. Mûsâ b. Nusayr en
entreprit donc la conquête. Après avoir pris Tanger, il échoua devant Ceuta fermement tenue par le
comte Julien. Descendant dans les plaines atlantiques, il aurait poussé une pointe dans le Tafilalet et
se serait emparé de Sijilmâsa, porte du Sud-Ouest saharien, tandis qu'un de ses fils aurait soumis le
Sous. Le Maroc des plaines et des oasis paraît avoir été gagné — au moins nominalement — à
l'Islam, ainsi que certaines tribus berbères de la montagne. Aucune résistance d'envergure ici. En
tout cas, rien de comparable à l'opposition des Berbères de l'Est et du Centre du Maghreb.
En cette première décennie du VIIIe siècle, la Berbérie tout entière fut soumise à l'autorité des
Califes. Il n'était plus question de Byzance.
Restait l'Espagne. Ceuta en était la clé. D'après les auteurs arabes, Mûsâ réussit à suborner le
comte Julien, qui accepta de favoriser l'entreprise. De plus, le chef arabe eut l'habileté d'y associer
les Berbères, en exploitant l'esprit belliqueux des tribus que pouvait tenter une conquête
prometteuse d'importants butins. Ils constituèrent le gros d'une armée de 12 000 hommes, dont
Mûsâ confia le commandement à l'un de ses affranchis, le berbère Tariq. En juillet 711, la bataille
décisive de Wâdi Lago (Rio Barbate) mit fin au royaume wisigothique. Toute l'Espagne était
désormais à découvert. En octobre 711, Cordoue se livrait sans résistance et, peu après, Tolède. En
713, Séville et Merida se rendaient à leur tour. Au moment où Saragosse fut occupée, Mûsâ avait
rejoint son brillant lieutenant Tariq. Prenant lui-même la direction des opérations, il conduisit son
armée, au cours des années 714/715, jusqu'en Navarre. Bien que Mûsâ eût été alors rappelé à
Damas — où il devait mourir quelques mois plus tard, — l'élan de la conquête ne faiblit pas. Plus
ou moins renouvelée, l'armée musulmane passa les Pyrénées, ravagea l'Aquitaine, la vallée du
Rhône, monta jusqu'à Tours. Et c'est en 732, à Poitiers, que la marée de l'invasion arabe connut
l'ultime reflux de son avancée extrême.
Au delà des changements de dynastie ou de religion, la conquête arabe, finalement victorieuse,

52
L'Église d'Afrique

provoqua une mutation profonde de civilisation dans toute l'Afrique du Nord.


Les provinces africaines vivaient jusque-là dans l'aire de l'Occident. Leurs relations économiques,
culturelles, militaires, religieuses étaient polarisées vers l'Empire byzantin, mais aussi vers l'Italie et
l'Espagne. Certes, cette communauté de destin avait connu des hauts et des bas, surtout en ce VIe
siècle où les empereurs paraissaient se désintéresser de leurs lointaines et tumultueuses provinces
africaines. En ce climat d'atonie, les conquérants arabes eurent beau jeu — surtout sous le
commandement de Mûsâ b. Nusayr — de faire passer tout le Maghreb et la Péninsule Ibérique dans
le champ d'influence de Damas, où régnait, encore pour quelque temps, la prestigieuse dynastie des
Umayyades. Le Maghreb dut rompre avec l'Occident. Telle fut la conséquence majeure de la
conquête arabe. Jusque-là, même au sein des invasions qu'elles avaient connues au cours des siècles
précédents, les provinces africaines avaient été habituées à vivre leurs nouvelles situations dans le
cadre de la civilisation romaine christianisée. Elles étaient désormais plongées dans un tout autre
monde économique, social, culturel et religieux, celui dont les conquérants arabes, venus du
nomadisme, trouvaient la source et le fondement dans le Livre de leur religion, le Coran.
Au cours de la conquête, tandis que se dessinait cette formidable mutation de société, que sont
devenus les chrétiens africains ?

2 — Les chrétiens africains durant la conquête arabe

Nous connaissons déjà la mosaïque de population que les Arabes trouvèrent devant eux, lorsque,
en 649, ils pénétrèrent en Byzacène : Byzantins (roums) faisant partie de l'armée .; Africains
romanisés d'origine berbère ou de descendance romaine ; Berbères de différentes tribus, soeurs de
celles déjà soumises les années précédentes entre Barka et Tripoli. Roums et Africains romanisés se
disaient chrétiens. Quant aux Berbères, on peut considérer qu'ils étaient en voie de christianisation
comme les Francs de la Gaule ou les Ibères de l'Espagne : un christianisme plus ou moins répandu,
plus ou moins authentiquement professé, imprégné de survivances des cultes animistes et naturistes
de l'antique Berbérie. Notons enfin que le judaïsme y avait aussi ses adeptes.
Le climat de la conquête fut indubitablement celui de la guerre sainte. Au cours des huit
campagnes militaires, les combats s'engageaient « sur le chemin de Dieu », c'est-à-dire en vue de
soumettre les populations aux dogmes et à la discipline de l'Islam. Aussi étaient-ils rituellement
précédés de l'appel à la conversion, comme fit `Abd Allah b. Sa`d devant le patrice Grégoire. Ainsi
se comporta le fougueux `Uqba. Nuwayrî nous le montre sous les jets de pierres et au milieu du
sifflement des flèches, interpellant les assiégés pour leur demander de se convertir.
A cet appel guerrier et à la pression des faits quelle fut la réponse des populations d'Afrique du
Nord ?
Notons d'abord ce constat : dans l'Islam importé par les envahisseurs, les chrétiens d'alors
voyaient moins une religion nouvelle qu'une hérésie de plus, à l'instar de l'arianisme, du
monophysisme ou du donatisme. Un saint Jean Damascène, fonctionnaire chrétien du Califat de
Damas et Père de l'Église, ne considérait-il pas la religion des nouveaux maîtres de l'Orient comme
une hérésie chrétienne ? On comprend mieux, dans ces conditions, que des chrétiens berbères aient
passé à l'Islam, à l'exemple d'un Qusayla, pour avoir la vie sauve ou conserver quelque avantage.
Un important facteur de conversion à l'Islam fut sans doute le recrutement en masse de Berbères
pour gonfler les rangs de l'armée. La guerre étant un acte religieux, aucun musulman arabe n'aurait
accepté de combattre aux côtés d'infidèles. Pour s'engager comme auxiliaire, la conversion était
donc obligatoire. Elle était purement formelle. Aucune préparation ne la précédait. Aussi les
nouveaux musulmans l'étaient-ils plus de nom que de conviction. On se rappellera à ce propos la
réflexion désabusée d'Ibn Khaldûn, constatant que « depuis Tripoli jusqu'à Tanger, les Berbères
apostasièrent jusqu'à douze fois » et que ce n'est que plus tard qu'ils « sont restés fidèles à
l'islamisme et ont perdu l'habitude d'apostasier (14) ».
Les chefs arabes n'étaient pas dupes de cette inconstance désinvolte ; ils avaient souci d'y
remédier en prenant appui sur l'organisation religieuse des centres militaires qu'ils fondaient. Ainsi
`Uqba, auquel Nuwayri (15) prête, lors de la fondation de Kairouan, ces propos significatifs : «
Quand un imam entre en Ifrîqiya, les habitants de ce pays se mettent à l'abri du danger en faisant

53
L'Église d'Afrique

profession d'islamisme, mais, aussitôt que l'imam se retire, ces gens-là retombent dans l'infidélité.
Je suis d'avis, ô musulmans, de fonder une ville qui puisse servir de camp et d'appui à l'islamisme
jusqu'à la fin des temps. »
Le raisonnement était juste. Mais il fallut longtemps avant que l'exemple de Kairouan fût imité et
que surgissent d'autres villes islamiques avec leurs écoles, leurs maîtres enseignant le fiqh (droit
musulman) et réglementant, au besoin par des sanctions, la pratique religieuse.
Dans les rangs de l'armée, les maîtres de religion ne manquaient pas. On sait, par exemple, que
des dizaines de compagnons du Prophète accompagnaient `Uqba. Lui-même laissa derrière lui dans
la tribu des Masmûda dix-sept Arabes chargés de les instruire de leur nouvelle croyance (16). Un
autre témoignage affirme que « Tariq, le conquérant de l'Espagne, s'installa à Tanger avec 12000
Berbères et 27 Arabes chargés d'enseigner à ces nouveaux convertis le Coran et la Sharî'a (la loi
religieuse) (17) ». Les armées arabes ne manquaient donc pas de creuser, avec les moyens dont elles
disposaient, leur propre sillon religieux.
Quoi qu'il en soit, il est bien difficile d'apprécier avec exactitude l'indéniable mouvement de
conversion à l'Islam qui se produisit parmi les Berbères. Relevons quelques chiffres donnés par les
chroniqueurs arabes. On dénombre 10000 Berbères passant à l'Islam à Barqa en 670 (18) ; 7 000 en
711 lors du passage du détroit de Gibraltar (19) ; 12 000 à Tanger en 720 (20). Ces derniers chiffres
concernent le Maroc, il est vrai, où les populations étaient moins atteintes par la romanisation. C'est
à propos de ce dernier qu'Ibn Khaldûn écrit, sans doute en généralisant quelque peu : « En l'an
104/719-720, le reste de la Berbérie embrassa l'islamisme, grâce à Abû Muhamed, petit-fils d'Abû
1-Mulla*(21). » Aux Berbères enrôlés après conversion dans l'armée il convient d'ajouter les
dizaines de milliers de captifs, qui ne pouvaient recouvrer la liberté qu'en professant l'Islam.
Fait curieux : les sources arabes de l'époque ne mentionnent aucune conversion à l'Islam parmi
les Roums. Leur silence au sujet du christianisme, et notamment de la hiérarchie épiscopale, est
quasi absolu. Ce dont on ne peut guère douter, c'est que de nombreux Romains, depuis plus ou
moins longtemps immigrés en Afrique, aient regagné leur patrie d'origine ou d'autres régions de
l'Europe Occidentale. On sait, par divers témoignages, que, dès 649, des moines africains se sont
repliés sur Rome (22) ; que lors de la prise de Carthage en 693/694 des habitants gagnèrent les îles
voisines, Pantelleria, Sicile, Sardaigne et probablement aussi l'Italie. Une lettre de Grégoire II, datée
de 729, à l'évêque de Thuringe, Saint Boniface, le met en garde contre certains émigrés d'Afrique,
manichéens ou donatistes, qui cherchent à se faire ordonner prêtres pour reconstituer leurs
communautés dissidentes (23).
On peut mesurer jusqu'à un certain point l'ampleur de l'exode chrétien par les lourdes
conséquences subies par l'économie du pays. Les Arabes, plus habiles aux travaux de la tente qu'à
ceux de la ville, étaient incapables d'assurer la relève. Des appels furent donc lancés à une main-
d'oeuvre étrangère qualifiée. C'est ainsi qu'on fIt venir d'Égypte un millier de Coptes, charpentiers et
menuisiers, pour fabriquer les embarcations nécessaires au remplacement de la flotte byzantine
disparue avec les émigrés, qui avaient emmené avec eux leurs artisans et leur technique (24).
Si massif qu'ait pu être l'exode des chrétiens, il ne fut cependant pas total. On peut estimer qu'à la
fin du VIIe siècle des groupes de chrétiens byzantins, romanisés et même berbères, ont subsisté,
assez nombreux, mais dispersés sur l'ensemble du territoire de l'Afrique du Nord.
Une constatation s'impose : au début du VIII siècle, les Byzantins sont définitivement mis hors
jeu en Berbérie et en Espagne. Dès les premières années de ce siècle, le nouveau pouvoir symbolise
sa suprématie désormais incontestée, en islamisant les légendes des pièces de monnaie (25).
Les légendes qui ornent ces pièces sont particulièrement révélatrices des conceptions religieuses.
Toutes les pièces de cette période, à légendes latines, portent In nomine Domini (au nom de Dieu),
qui est la traduction du bismillah arabe, avec des qualificatifs qui varient d'une pièce à l'autre.
Fréquemment on lit : in nomine Dei misericordis, ou omnium creator (au nom de Dieu
miséricordieux, créateur de toutes choses), mais aussi : magnus, aeternus, altissimus, sapiens
(grand, éternel, très haut, sage). Très souvent la pièce proclame l'unicité de Dieu sous la forme la
plus exclusive : non est Deus nisi solus ou encore : Deus tuus Deus unus et Deus alius non est (Ton
Dieu est Un ; il n'y a pas d'autre Dieu), ou celle-ci encore plus explicite : datée de 90-91/708-709:
non est Deus nisi unus cui non socius aliis similis. (Dieu ne peut être qu'un ; Il n'a ni associé, ni

54
L'Église d'Afrique

pareil).
La première monnaie à porter une légende arabe est datée de 97/715-716. Elle porte en arabe :
Muhammad, envoyé de Dieu avec la légende circulaire : Solidus feritus in Africa anno XCII — In
nomine Domini. Non Deus nissi (sic) solus. Non Deus nisi solus. (Monnaie frappée en Afrique, an
92. Il n'y a qu'un seul Dieu).

NOTES

1. L'ouvrage d'Ibn 'Abd AL-HAKAM, Futüh Ifriqiya wa 1-Andalus, est la source la plus ancienne. Nous la citerons
ici d'après l'édition et la traduction d'A. Gateau, Alger, 1948. Sur le faux Ibn Qutayba voir H. PERÉS, Kitâb al-Imâna
wa l-siyâsa, Revue Tunisienne, 1934, pp. 317-335.
2. Ibn 'Abd AL-HAKAM, p. 43.
3. Ibid., p. 41. Il y a un jeu de mots en arabe : ghâdir maghdur. Voir aussi, Baladhûrî, Futiih, p. 227.
4. De nombreuses légendes se sont greffées sur ce combat. Voir entre autres Nuwayrî dans H.B. (= Histoire des
Berbères), trad. de Slane, vol. I, p. 317 ; Ibn Nâjî, Ma 'âlim al-Imâm I, p. 31 ; Ibn Idhârî, Bayât:, trad. Fagnan, vol. I, pp.
4-9, etc. Parmi les sources occidentales, seul Isidore Pacensis (à ma connaissance) signale en même temps que la prise
de Tripoli et de Ghadamès par les Arabes, la défaite de Grégoire, voir Chronicon (circa 792), P.L., vol. 96, col. 1258, §
15.
5. LABBE, Sacrosancta Concilia, VI, pp. 112-113.
6. Ibn 'Abd AL-HAKAM, p. 57.
7. Ibid., p. 61.
8. Ibid., p. 67.
9. Ibid., p. 71.
10. Voir NORRIS, The Tuaregs, 1975, pp. 19-27.
11. Ibn 'Abd AL-HAKAM, pp. 75-77.
12. Ibid., p. 77. Voir M. TALBI, Études d'histoire ifriqiyenne, Tunis 1982, pp. 125-177 (l'épopée de la Kahina).
13. Ibid., pp. 89 et sq.
14. Ibn Khaldûn, H.B., I, p. 215 ; Ibn Idhârî, trad. Fagnan, p. 14.
15. NUWAYRI, dans vol. I de l'Histoire des Berbères, p. 327.
16. NUWAYR!, H.B., I, 215 ; Ibid., p. 344.
17. Ibn 'IDHARI, al-Bayân, trad. Fagnan, p. 36.
18. H.B. I, ibid.
19. NUWAYRI, o.c., p. 327.
20. Ibid., p. 347.Notes I 197
21. H.B., I, p. 215.
22. LABBE, o.c., VI, pp. 112-113.
23. MIGNE, Patrologie latine, vol. 89, col. 502. Dans une lettre adressée à son ami Daniel, évêque de Winchester,
saint Boniface se plaint des divisions qui sévissaient dans son église et qui sont peut-être dues à ces hérétiques venus
d'Afrique. Voir ibid., col. 700-
24. Al-Bakri, trad. de Slane, p. 84 ; al-Tijâni, Rihia, éd. 'Abd al-Wahhâb, p. 6, mentionne 1000 familles coptes dont
la plus grande partie fut établie à Radés et dans d'autres ports de l'Ifrigiya, dont probablement Sousse qui, selon al-
Ya`qûbi (Les Pays, p. 210) avait un arsenal.
25. Voir H. LAVOIx, Catalogue des monnaies musulmanes de la Bibliothèque Nationale de Paris, t. I, pp. 30-48
surtout les no" 109, 112, 113 et 114 ; voir également J. WALKER, Catalogue of the Muhammadan Coins in the British
Museum, Londres 1956, t. II, pp. 53-80, surtout pp. 54, 76, 78.

55
L'Église d'Afrique

Chapitre IX
Dernières lueurs de la hiérarchie épiscopale

L'Europe chrétienne et spécialement l'Église de Rome ne perdirent pas de vue la chrétienté


africaine, après les formidables bouleversements qui l'avaient réduite à presque rien.
Quatre siècles après les premières attaques arabes, le pape Léon IX, traitant des droits de l'évêque
de Carthage à la primauté, évoquait avec tristesse la glorieuse époque où les conciles africains
réunissaient jusqu'à « 205 évêques », tandis qu'on n'en dénombrait plus désormais, dans tout le
Maghreb, que cinq ! Le successeur de Léon IX, Grégoire VII (1073/1085), se préoccupera lui aussi,
nous le verrons, des ruines des chrétientés africaines. Mais n'était-il pas déjà trop tard ?
C'est de l'Occident chrétien que nous tenons la majeure partie de nos informations du VIIIe au me
siècle, soit pour Carthage et l'Ifrîqiya, soit aussi pour la Qal'a et Bougie, dans le Moyen-Maghreb.
Quant au Maroc, les écrits sont muets jusqu'au XIIe siècle et il s'agit alors de chrétiens européens,
accompagnés de leur évêque.

Carthage et Ifriqiya

Le premier témoignage nous est donné par le pape Adrien Ier (772/775), qui mentionne
incidemment l'Église d'Afrique aux côtés d'Églises bien vivantes, comme celles d'Italie, d'Espagne
et des Gaules (1). Indice modeste sans doute, mais indice tout de même que l'Église d'Afrique vit
toujours et possède encore des évêques, peu nombreux peut-être, mais, affirme le Pape, en
communion avec l'Église-mère de Rome.
Les grandes figures de l'ancienne Église d'Afrique continuaient à vivre dans la mémoire de
l'Occident chrétien. Les innombrables écrits de saint Augustin, copiés et recopiés d'un monastère à
l'autre, contribuaient à maintenir dans les esprits le prestige de l'Église d'Afrique. La légende
s'emparait ici ou là des personnalités les plus marquantes. C'est ainsi qu'au cours de la seconde
partie du IXe siècle, s'est forgée la légende du transfert des reliques de saint Cyprien par
l'intermédiaire du juif Isaac, ambassadeur de Charlemagne auprès du calife Haroun el-Rashid, en
807. Ch. Courtois a fait justice de cette tradition, mais admet comme « possible que l'empereur des
Francs ait adressé quelques secours aux chrétiens de Carthage », ainsi que l'affirme Eginhard, le
plus ancien biographe de Charlemagne (2).
On possède plusieurs témoignages ponctuels qui attestent la permanence de la communion entre
le siège de Pierre et les évêques africains. Témoignages souvent modestes mais révélateurs. Ainsi,
une simple remarque incidente d'une lettre écrite par le pape Léon IV, en 847/848, aux évêques de
Grande-Bretagne, prouve que la chancellerie pontificale était toujours au courant des usages en
vigueur en Afrique. « Les autres Églises, dont celles des Carthaginois et des Africains observent la
manière de jeûner à Rome (3) », affirme Léon IV, dans sa correspondance avec les évêques qui
l'interrogeaient sur la discipline du jeûne.
Telle encore la lettre du pape Formose (891-897) à Foulques, évêque de Reims, signalant la
présence à Rome « d'envoyés de l'Afrique, qui demandent avec insistance des réponses au sujet d'un
schisme, qui avait surgi entre évêques de leurs provinces (4) ». Ce pluriel de « leurs provinces » ne
permet-il pas d'affirmer une certaine pluralité d'évêchés en plusieurs provinces, sans qu'on puisse
préciser en quoi celles-ci pourraient correspondre aux anciennes divisions de Byzacène, de Numidie
ou de Maurétanie ?
Plus significative et plus poignante est la lettre du « clergé et du peuple de Carthage » au pape
Benoît VII (974-983). Nous la connaissons par Léon, abbé du monastère Saint-Boniface à Rome,
qui la cite dans sa réfutation d'Arnoul. Ce dernier soutenait que les Églises d'Orient, d'Afrique et
d'Espagne s'étaient séparées de Rome. En le réfutant, Léon lui apporte un démenti total pour ce qui
concerne Carthage. Il écrit à ce sujet :
« Du temps de Benoît VII, le clergé et le peuple de Carthage firent choix d'un prêtre nommé
Jacques et l'envoyèrent à Rome pour se faire sacrer évêque. Voici la lettre qu'il apportait : " Au

56
L'Église d'Afrique

Seigneur bienheureux et apostolique Pape de Rome, la cité bien protégée, le clergé et le peuple de
Carthage. Nous venons demander à Votre Béatitude de venir au secours de notre pauvre et
malheureuse cité d'Afrique, qui est réduite à rien ; autrefois, elle fut une métropole, à présent, on y
trouve avec peine des prêtres. De même que nos prédécesseurs s'adressèrent à vos prédécesseurs,
ainsi, malgré notre petitesse et notre indignité nous nous tournons vers vous. Pour cela, nous vous
envoyons le prêtre Jacques, en vous demandant de l'ordonner (évêque) pour nous et notre
consolation. " Le sus-dit pape, continue l'abbé Léon, envoya le prêtre Jacques à notre monastère
pour y être examiné sur sa foi catholique. L'ayant trouvé orthodoxe, le pape le consacra aussitôt
archevêque et le renvoya chez lui avec un privilège (5). »
Cette information est des plus importantes. Elle témoigne qu'au Xe siècle vivait toujours à
Carthage une communauté chrétienne assez consistante pour désirer qu'un évêque soit mis à sa tête
en vue d'assurer la continuité du sacerdoce malgré la situation précaire. Communauté combien
isolée, qui ne peut trouver, dans un voisinage plus ou moins proche, les trois prélats consécrateurs
requis pour l'ordination de son évêque, mais tout de même suffisamment dynamique pour procéder,
suivant l'usage antique, à l'élection d'un candidat. En tout cas, sa démarche et le témoignage qu'en
donne l'abbé Léon, tout à fait incidemment, nous permettent d'insérer dans la liste lacunaire des
évêques de Carthage, entre le VIIe siècle et le XIe siècle, à la suite du nom de Victor (649) celui de
Jacques.
Il faut attendre ensuite 1053 pour trouver un nouveau témoignage des relations entre l'Église de
Rome et celle d'Afrique. Dans deux lettres, en date du 17 décembre 1053, adressées l'une à Thomas,
évêque de Carthage, et l'autre aux évêques Jean et Pierre, le pape Léon IX se lamente de ne trouver
qu'avec peine cinq évêques « in tota Africa » (6). Quels étaient ces cinq évêques ? D'après les lettres
pontificales, on en dénombre quatre : Thomas pour Carthage, Jean et Pierre, dont le siège n'est pas
indiqué et l'évêque anonyme de Gummi, c'est-à-dire de Mahdiya (7). Quant au cinquième, il faut le
chercher ailleurs. Si l'on estime — comme il est probable — que l'expression « tota Africa » de
Léon IX entend désigner l'Afrique du Nord dans son ensemble, ne pourrait-on pas songer à voir
dans le cinquième évêque non localisé celui de Tlemcen ? On ne connaît, en effet, pour cette
époque, en dehors de celles mentionnées par Léon IX, d'autre chrétienté notable que dans l'Ouest du
Maghreb, à Tlemcen précisément, où al-Bakrî — qui a achevé son ouvrage en 1068 — déclare qu' «
il y vivait des descendants de chrétiens d'autrefois et qu'ils y possédaient une église très fréquentée
par eux (8) ».
Ces deux lettres de Léon IX sont d'un grand intérêt. Leur but principal. était de réaffirmer la
primauté du siège de Carthage sur tout autre, à l'encontre des prétentions de l'évêque de Gummi,
dont on ignore, d'ailleurs, la motivation.
Selon la' tradition antique, la primauté de l'Église de Carthage sur celles d'Afrique était liée au
siège, tandis que la primauté épiscopale dans chacune des provinces africaines était attribuée à
l'évêque le plus ancien en raison de son élection. L'évêque de Gummi a-t-il voulu modifier cet usage
pour la Byzacène, où se trouvait *son siège en prétendant établir sa juridiction, sans considération
d'ancienneté, sur les deux autres évêques Jean et Pierre ? Ou bien a-t-il voulu rétablir cet usage,
tombé en désuétude, pour son propre siège, au mépris de l'autorité primatiale du siège de Carthage,
telle qu'elle était reconnue par Rome, en s'arrogeant le droit de juridiction sur les deux autres
évêques Jean et Pierre ? Ceux-ci, outrés de cette violation des traditions et du droit alors en vigueur,
de conserve avec Thomas de Carthage, portèrent le cas devant le pape. On connaît la réponse de ce
dernier. Se basant sur la tradition des évêques du passé, des conciles provinciaux et du siège
apostolique, il déclare avec toute la solennité d'une formule lapidaire : « Après le pontife romain, le
premier archevêque et le plus illustre métropolitain de toute l'Afrique est l'évêque de Carthage (9). »
Les lettres de Léon IX nous permettent d'entrevoir au moins quelques traits de la vie de l'Église à
cette époque. L'Église de Rome est toujours considérée comme l'Église « mère », celle avec laquelle
on tient à rester en communion. Elle est considérée aussi comme l'arbitre en cas de conflits majeurs.
Dans cet attachement se survit cette romanité, qui a imprégné durant des siècles leurs lointains
prédécesseurs. Cette déférence des évêques d'Afrique, marquée si peu de temps avant que ne se
consomme le schisme d'Orient (1054), dut être particulièrement sensible à Léon IX. On apprend
aussi que la pratique des réunions conciliaires est toujours en honneur et le pape tient à ce qu'elle

57
L'Église d'Afrique

soit observée au moins une fois par an.


Un nouveau coup d'oeil nous est offert sur la chrétienté africaine, au XIee siècle, par la
correspondance entretenue avec le pape Grégoire VII (10) ; trois lettres sont adressées à l'Église de
Carthage (deux en 1073 et une en 1076), une lettre à l'évêque de Bougie en 1076 et une autre de la
même année au sultan al-Nâsir b. 'Alarmas qui régnait dans cette même ville.
La correspondance de Grégoire VII est provoquée par un conflit aigu entre Cyriacus, évêque de
Carthage, et le clergé appuyé par le peuple chrétien. La situation du christianisme s'est
dangereusement dégradée, au point qu'on n'y trouve plus les trois évêques canoniquement requis
pour une consécration épiscopale. C'est sans doute en s'appuyant sur l'illégalité de procéder à une
consécration épiscopale sans les deux évêques assistants, que Cyriacus avait refusé au clergé et aux
fidèles de leur donner l'évêque qu'ils réclamaient. Mais surtout les passions s'en mêlèrent. L'affaire
prit des proportions telles qu'elle fut portée devant le souverain musulman de Tunis, `Abd al-Haqq
b. Khurâsân, qui, plus soucieux d'ordre public que de respect des usages chrétiens, fit emprisonner
et fouetter le malheureux évêque. Celui-ci ne céda pas à la violence. Jugeant que l'affaire le
dépassait désormais, il se décida, comme avait fait Thomas, son prédécesseur, à porter les faits à la
connaissance du pape, qui écrivit plusieurs lettres à ce sujet.
La première lettre comporte deux parties. Tout d'abord le pontife exhorte les fidèles à la
soumission à leurs pasteurs, à la patience, à la charité et au courage dans les épreuves, tout en citant
de nombreux versets de l'Écriture pour appuyer ses recommandations. Dans la seconde partie, il
aborde les graves incidents dont a été victime l'évêque de Carthage. Il écrit :
« J'ai appris que certains d'entre vous agissant contre la loi du Christ, auraient accusé devant les
Sarrasins, notre vénérable frère Cyriacus, votre archevêque et chef, mieux encore votre Christ et
que ceux-ci l'auraient outragé au point de le mettre au rang des voleurs, qu'ils l'auraient mis à nu et
battu de verges. Honte à vous et à l'Église entière ! Le Christ est de nouveau captif, de nouveau
frappé comme un larron !... Non je ne puis me taire, j'élèverai la voix contre vous... Comme vous ne
pouvez venir à moi à cause des dangers des voyages sur mer et que je ne puis d'ici discerner la part
qu'il faut faire à la malice et à l'ignorance, je vous ouvre les entrailles de la miséricorde. Revenez à
de meilleurs sentiments, sous peine d'excommunication. »
La deuxième lettre, adressée à Cyriacus, a pour but de soutenir et de consoler le malheureux
évêque : « J'ai su, écrit le pape, les épreuves que vous ont fait subir les païens et les fils égarés de
l'Église. J'y compatis de tout coeur. Vous avez eu ainsi à soutenir un double combat : veiller aux
embûches secrètes des chrétiens et supporter la persécution des Sarrasins, qui menacent non
seulement ce corps périssable, mais la foi elle-même. » Grégoire VII continue en faisant allusion à
l'objet de la dissension sur les ordinations épiscopales. « Enfreindre la loi de Dieu, déclare le pape,
sur les instances d'une puissance de ce monde, n'est-ce pas pour un prêtre un reniement de la foi ?
Mais, grâce à Dieu... vous avez préféré subir divers tourments plutôt que de célébrer, sur les ordres
du roi, des ordinations épiscopales en violation des saints canons. »
De toute façon, le pape n'entend pas, pour le moment, traiter le problème à fond. Il semble se
réserver pour une autre période, quand les passions seront tombées. Il veut seulement regrouper les
fidèles divisés autour de leur pasteur et consoler celui-ci, comme il le dit dans la suite du message. «
Nous ne pouvons, poursuivit-il, être présent près de vous personnellement, mais notre pensée ne
vous quitte pas ; nous vous écrirons en toutes occasions propices et nous prions instamment le Dieu
des miséricordes pour qu'Il daigne secourir cette malheureuse Église d'Afrique, depuis si longtemps
battue des flots et de la tempête. »
Le pape termine sur une note apaisante, en disant :
« A cette lettre je joins un message pour le clergé et les fidèles afin que, toute animosité
réciproque (simultas) mise de côté, ils te vénèrent comme leur père spirituel. »
La lettre qui devait régler le problème des ordinations épiscopales et apaiser définitivement les
esprits est adressée, trois ans plus tard, en 1076, à Cyriacus par Grégoire VII. En voici la traduction
(11) :
« Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à Cyriacus, son frère chéri dans le Christ,
archevêque de Carthage, salut et bénédiction apostolique.
« Il est venu à mes oreilles que l'Afrique, qu'on dit être une des parties du monde et qui, autrefois,

58
L'Église d'Afrique

lorsque le christianisme y florissait, avait un très grand nombre d'évêques pour la diriger, est
aujourd'hui si atteinte qu'elle n'a plus les trois évêques nécessaires à une ordination épiscopale.
Considérant donc l'extrême péril, qui, en l'occurrence, menace la religion chrétienne et compatissant
de tout coeur au dur labeur de ceux qui sont si peu nombreux à peiner dans un aussi grand champ,
nous avons résolu que vous, c'est-à-dire toi et celui à qui nous avons récemment imposé les mains *,
vous choisissiez suivant les constitutions des Saints-Pères, quelqu'un que vous nous enverrez avec
des lettres à l'appui et que, s'il plaît à Dieu, nous ordonnerons et vous renverrons pour le besoin des
Églises. Ainsi, vous pourrez pourvoir aux ordinations épiscopales suivant les prescriptions des
saints canons, le peuple chrétien se réjouira chaque jour et se multipliera sous la direction pastorale.
De la sorte, le labeur surhumain qui vous écrase sera plus léger, parce que vous serez à plusieurs
collègues pour l'accomplir. Donnée à Rome, au mois de juin. Indiction IV (1076). »
• Il s'agit de Servandus, envoyé à Bougie, cette même année, auprès du sultan al-Nâsir (voir
infra).
Le texte est assez clair par lui-même. Il apparaît qu'en 1076 il n'y avait en toute l'Afrique du Nord
qu'un seul évêque,Cyriacus. Devant une situation aussi lamentable, on comprend et les inquiétudes
du peuple chrétien, redoutant avec la disparition des évêques la mort de leur Église, et
l'empressement du pape à doter le Maghreb des trois évêques requis pour assurer la continuité de la
hiérarchie dans l'antique Eglise d'Afrique.

Qal'a et Bougie

En cette même année 1076, Grégoire VII expédiait deux lettres à Bougie. L'une avait pour
adresse : Gregorius épiscopus, servus servorum Dei, clero Buzeae (quod est Yppona) in Mauritania
Sitifensi, id est in Africa ; l'autre était envoyée au roi « Anazir, regi Mauritanie Sitifensis, in Africa
(12) ».
La parenthèse « quod est Hippona », accolée à Buzea, ne peut infirmer que Buzea soit Bougie (en
arabe Bijâya, en latin Bugea). Tout le contexte, comme l'a montré C. Courtois contribue à indiquer
qu'il s'agit bien de Bougie et non d'Hippone ou de Annaba (Bône). Le prince Hammadide d'al-Qal'a,
al-Nâsir b. `Alannâs, fuyant les invasions des Bani Hilal, venait de prendre, en 1064, comme
seconde capitale la ville de Bougie. Selon al-Bakrî, des Andalous, chrétiens et musulmans sans
doute, s'y étaient déjà établis. Al-Nâsir voulait donner à la cité une importance digne de sa dynastie.
Il fallait pour cela y attirer des artisans, des commerçants, des fonctionnaires et de nouvelles recrues
pour la milice. Dans ce but, il libéra les captifs. Il était inévitable de trouver dans cette population
aussi hétérogène des chrétiens venant de tous horizons : Afâriq, Berbères (peut-être des Jarawa ?),
Roums, ou encore des captifs chrétiens d'Europe.
Al-Nâsir paraît avoir été un prince avisé. Il comprit tout le parti qu'il pouvait tirer d'une minorité
religieuse, soit pour la gestion des affaires soit pour la défense personnelle du souverain. Cette idée
n'était pas absente du projet de constituer une minorité chrétienne sous la houlette d'un évêque. Il en
écrivit à Grégoire VII, lui envoyant en même temps des présents et lui signifiant — ce qui ne
pouvait que réjouir le pape — qu'il avait libéré les chrétiens encore captifs dans ses États.
Cette demande d'un évêque — insolite de la part d'un souverain musulman — ne pouvait laisser
Grégoire VII indifférent, qui lui dépêcha Servandus comme évêque. Ce dernier portait avec lui la
magnifique lettre que voici, d'un très grand intérêt pour l'histoire des relations entre l'Église et
l'Islam.
« Ta noblesse nous a écrit cette année même pour que nous consacrions évêque, suivant la loi
chrétienne, le prêtre Servandus. Ce que nous nous sommes empressés de faire parce que ta demande
nous semblait juste et excellente. En outre, tu nous as envoyé tes présents et tu as libéré, par
déférence pour le bienheureux Pierre, prince des Apôtres et par amour de nous, les chrétiens qui
étaient retenus comme captifs chez les tiens. Tu as, de plus, promis de libérer les autres (chrétiens)
captifs. C'est certainement Dieu, Créateur de toutes choses, Dieu sans qui nous ne pouvons rien
faire ni même penser de bon, qui a inspiré à ton coeur cette bonne action, car il éclaire tout homme
venant en ce monde et Il a éclairé ton esprit à cette occasion. Dieu tout-puissant, en effet, qui veut
que tous les hommes soient sauvés et qu'aucun ne périsse, n'apprécie tant chez chacun de nous que

59
L'Église d'Afrique

l'amour du prochain après l'amour de Dieu et que le soin de ne point faire à autrui ce que nous ne
voudrions point qu'on nous fit.
Or cette charité, nous et vous, nous nous la devons mutuellement plus encore que nous ne la
devons aux autres peuples, puisque nous reconnaissons et confessons — de façon différente il est
vrai — le Dieu Un, que nous louons et vénérons chaque jour comme créateur des siècles et maître
de ce monde. Suivant la parole de l'Apôtre : « C'est Lui qui est notre paix, Lui qui des deux n'a fait
qu'un peuple » (Ephésiens, II, 14).
« Aussi depuis qu'ils connaissent par nous la grâce que Dieu t'a accordée, plusieurs nobles de
Rome admirent sans réserve ta bonté et tes vertus et les publient. Parmi eux deux familiers,
Albericus et Cencius, élevés avec nous presque dès leur jeunesse dans le palais romain, désirent
beaucoup parvenir à ton amitié et à ton affection et te rendre cordialement service pour ce qu'il te
plaira de notre côté. Ils t'envoient des hommes à eux par qui tu sauras combien ils t'estiment sage et
grand et combien ils veulent et peuvent te rendre service. Nous recommandons ces hommes à ta
magnificence, afin que tu apportes tout ton soin à faire preuve à leur égard, par amour pour nous et
pour récompenser de leur confiance ceux que nous avons nommés plus haut, de cette même charité
dont nous désirons faire toujours preuve vis-à-vis de toi et de tous les tiens.
« Dieu sait bien que nous te chérissons sincèrement pour Sa gloire et que nous désirons ton salut
et ta gloire dans la vie présente et future. Des lèvres et du coeur, nous Lui demandons qu'Il te
reçoive lui-même après un long séjour ici-bas, dans le sein de la béatitude du très saint Patriarche
Abraham (13). »
Cette lettre aux sentiments si élevés, débordant de sympathie pour un prince musulman, soulève
quelques questions auxquelles il est difficile de répondre. Qui était, par exemple, l'évêque
Servandus ? Un Africain ou un envoyé de Grégoire VII ? Qui étaient Albéricus et Cencius ? Quelle
mission avait été confiée à leurs envoyés : politique, commerciale ou religieuse ?
Mais surtout quelle était l'intention de Grégoire VII en signant une lettre aussi élogieuse et affable
? Le pape s'en tient à une réflexion de type monothéiste, que ne peut qu'accueillir le correspondant
musulman. Nulle part, il n'est fait allusion à une divergence dogmatique, sauf à propos du culte
rendu au Dieu UN, chacun le vénérant suivant sa tradition. Même la citation de saint Paul est
détournée de son sens christologique : le sujet de la citation n'est pas le Christ, comme dans l'Épître,
mais Dieu. Le pape avait-il décelé dans la démarche de ce prince un esprit d'ouverture qu'il ne
fallait pas heurter, mais, au contraire, ménager et accueillir en se mettant au niveau de ses
convictions fondamentales, sans pour autant céder à quelque abandon ? Peut-être voyait-il dans la
demande d'al-Nâsir une possibilité pour rétablir quelques sièges épiscopaux en un pays qui en avait
tant abrité ?
Une seconde lettre accompagnait le message du pape au roi. Elle était adressée au clergé et aux
fidèles. Elle recommandait d'accueillir le nouveau pasteur avec respect et charité et de donner
l'exemple de l'obéissance aux lois de Dieu, de sorte que « les Sarrasins qui vous entourent, en
voyant votre sincérité, votre pureté d'intention et votre amour fraternel, soient portés à l'émulation
plus qu'au mépris de votre foi ».
Le contexte international de l'époque invitait à de grands desseins. Deux faits majeurs y
poussaient : tout d'abord le schisme d'Orient (1054) et la reconquista de la Sicile par les Normands
(1061/1075). Une redistribution des cartes autour de la Méditerranée était engagée. Les envoyés
d'Albéricus et de Cencius, les familiers-conseillers du pape, n'auraient-ils pas eu pour mission de
sonder le roi et de préparer les voies à quelque projet ? Hypothèses, certes, que ni le texte analysé ni
d'autres documents ne permettent de confirmer.

Vers l'extinction de la hiérarchie épiscopale (14)

Nous savons fort peu de choses précises sur les évêques africains après 650. Des listes
épiscopales ont été interrompues à jamais. La moins mal documentée, celle de Carthage, présente
des vides de plusieurs siècles avant d'avancer, après Victor (649), le nom de Jacques (vers 975/980).
Faut-il penser que les vacances des sièges aient duré aussi longtemps ? Nous ne le croyons pas. Les
papes, qui connaissaient la situation mieux que nous pouvons l'imaginer à dix siècles de distance,

60
L'Église d'Afrique

n'ont certainement pas laissé l'Afrique chrétienne aussi longtemps sans pasteur. On n'en a, il est
vrai, aucune preuve. Mais le silence des documents ne nous autorise pas à conclure à la désaffection
de l'Église-mère envers la chrétienté africaine si prestigieuse dans le passé.
Le bilan de notre inventaire est donc des plus décevants. Depuis 649, nous ne décelons pas plus
de sept évêques, dont six pour la seule Ifrîqiya. Ce sont par ordre chronologique : Jacques (vers
975/980), Thomas de Carthage avec Jean, Pierre et l'anonyme de Gummi (vers 1053) et enfin, vers
1076, Cyriacus à Carthage et Servandus pour Bougie. Aucun prélat n'est signalé ni à Tlemcen ni au
Maroc. Dans la suite, d'autres évêques sont mentionnés soit à Mandiya (15) soit à Marrakesh (16)
mais ils sont étrangers à l'Afrique et accompagnent des chrétiens d'Europe en déplacement. La
hiérarchie épiscopale africaine s'est éteinte ; toutefois, des assemblées chrétiennes subsisteront
encore quelque temps, apparemment sans pasteur.

NOTES

1. Monumenta Germaniae Historica (= M.G.H.) Epistolae III, p. 4.


2. Ch. COURTOIS, « Reliques Carthaginoises et légendes carolingiennes », Revue d'Histoire des religions, 1945, p.
79 ; Eginhard, éd. et trad. L. Halphen, 1945, p. 79.
3. MIGNE, Patrologia Latina (= P.L.), vol. 115, col. 668.
4. FLODOARD, dans P.L., vol. 149, col. 267.
5. M.G.H. Scriptores, III, pp. 686-690 ; P.L., vol. 139, col. 342-343. Cette consécration est notée par Jaffé sous le n°
3.813.
6. MIGNE, P.L., vol. 143, col. 728-732.
7. Sur l'identification de Gummi avec Mandiya, voir Courtois, « Grégoire VII et l'Afrique du Nord », dans Rev.
Historique, 1945, pp. 195-203. Ajouter à son argumentation les références suivantes des auteurs arabes : Mâlikî, Riyad
al-Nufûs (éd. Munis, 1951), pp. 334, 336, 339 ; Bakri, pp. 30-68 ; Bayân, I, 234, trad. Fagnan I, p. 237 ; Tijânî (éd. 'Abd
al Wahhâb), pp. 324, 377, etc.
8. AL-BAKRi, pp. 76-155-156.
9. MIGNE, P.L., vol. 143, col. 728-729.
10. MIGNE, P.L., vol. 148, col. 305-308, M.G.H. Epistolae I, pp. 36-40.
11. Traduction de Courtois légèrement modifiée o.c., p. 217, texte latin P.L., vol. 148, col. 449 ; M.G.H. id III, pp.
286-288.
12. M.G.H. o.c., p. 286 sq. P.L., vol. 148, col. 449-452. La parenthèse de la première lettre (e quod est Hippona ») est
contemporaine mais d'une autre main que celle du scriptor. Elle ne se trouve que dans l'édition de Caspar. Migne
l'ignore et adresse la lettre «ad Hipponenses », ce qui est une erreur. Voir à ce sujet l'analyse critique de Courtois,
Grégoire VII, pp. 207.
13. Traduction de Courtois, légèrement modifiée, o.c., pp. 99-101.
14. On ne peut plus, comme l'a fait Mesnage (Le christianisme en Afrique. Déclin et extinction, pp. 180-189) sa
baser sur la liste appelée Thronos Alexandrins pour établir la situation de la hiérarchie en Afrique, au début du ville
siècle. Il a été récemment prouvé que ce document, loin de remonter au ville siècle, a été composé vers 1722 et qu'il est
un simple démarquage de la nomenclature dressée par le P. Labbe en 1661 (voir E. Honigmann, La valeur historique du
«Thronos Alexandrins », pp. 125-207, surtout pp. 159-169, dans Trois mémoires posthumes d'histoire et de géographie
de l'Orient chrétien, Studia Hagiographica, Bruxelles, 1961).
15. M. AMARi, Storia dei musulmani in Sicilia, 1938, III, pp. 483-484 et note 1, où d'après un document, un évêque
fut désigné pour Mandiya, en 1157, lors de l'occupation de la ville par les troupes de Roger de Sicile.
Vraisemblablement, cet évêque venait des « Deux Siciles » comme ses ouailles. Ce n'était déjà plus l'Église d'Afrique.
16. Sur le Maroc, voir P. DE CÉNIVAL, « L'Église chrétienne de Marrakech au XIIIe siècle », Hespéris, VII, 1927,
pp. 72-73.

61
L'Église d'Afrique

Chapitre XII
Ainsi finit l'Église d'Afrique

La seconde partie du me siècle fut une triste période pour l'Ifrîqiya. Les attaques vinrent
successivement de trois côtés différents : d'abord du Sud en 1051, avec les tribus arabes, les
Hilaliens, puis de l'Ouest, en 1065, avec les Hammadides, qui envahirent le pays jusqu'à Kairouan
et, enfin de l'Est, par mer, avec les Normands, qui progressaient d'année en année en Sicile, dont ils
s'emparèrent en totalité en 1091.
L'invasion hilalienne fut provoquée sciemment par le sultan fatimide du Caire, al-Mustansir, pour
se venger des Zirides qui avaient rompu leur allégeance avec lui, leur suzerain. Ce fut pour le
Maghreb, et plus spécialement pour l'Ifrîqiya, une catastrophe, qu'Ibn Khaldûn a comparée à une
invasion de sauterelles. Des villes furent envahies et ruinées. Kairouan fut mis à sac en 1057 et ne
se releva jamais de ce pillage. « Entre Kairouan et la Qal'a des Bani Hammad, note
mélancoliquement l'auteur du K. al-Istibçâr, il y avait naguère de nombreuses villes qui furent
ruinées par les Arabes lors de leur entrée en Ifrîqiya (1). »
Il est probable que des chrétiens eurent à souffrir de ces malheurs autant que les musulmans, mais
pas plus que les autres, car tout le monde était frappé, sans distinction d'appartenance religieuse.
A peine les Zirides avaient-ils pansé leurs blessures que d'autres dangers les menacèrent. Les
Hammadides, qui avaient de vieux comptes à régler avec leurs cousins sanhâdja se jetèrent sur
l'Ifrîqiya, prirent même Kairouan en 1065, mais finalement furent gravement défaits par suite de la
défection de leurs alliés zénètes. Ils eurent à leur tour la visite des Hilaliens qui, telle une marée,
envahirent les abords d'al-Qal`a et obligèrent al-Nâsir à se replier, en 1068, sur Bougie, dont il fit sa
capitale. C'était quelques années avant la lettre que lui adressa Grégoire VII, en 1076.
On assiste, semble-t-il, en cette période, à un mouvement migratoire des chrétiens. La conquête
arabe leur avait fait déserter les campagnes pour les villes et notamment les capitales. Le
bouleversement démographique, provoqué par l'afflux massif des Hilaliens, les fit refluer de
l'intérieur (Tahert, Tlemcen, al-Qal`a, Kairouan) soit vers les oasis du Sud, soit vers les ports
comme Mandiya ou Bougie.
La troisième série de menaces et d'attaques vint des Normands de Sicile. Dès le 6 août 1088, ils
forcèrent l'entrée du port de Mandiya, qu'ils pillèrent sans rencontrer de résistance.
Ce n'était là qu'une première tentative, une ébauche plus ou moins réussie d'un grand dessein que
Roger II nourrissait en secret : le contrôle des ports de la Berbérie. L'arrière-pays, qui ne l'intéressait
que médiocrement, était laissé aux tribus. Mais l'attente fut longue. Il ne put se mettre en campagne
qu'à partir de 1134, après avoir conquis les États normands de la péninsule et avoir été reconnu
comme le roi des Deux-Siciles. Il conquit d'abord Jerba (1134), puis Djidjelli (1143), les petits ports
entre Cherchell et Ténés, les îles Kerkena et, en 1146, Tripoli où il installa une garnison à demeure.
Ce fut ensuite le tour de Gabès (1147), de Mandiya (1148), Sousse et Sfax. La prise de Mandiya fut
l'oeuvre de Georges d'Antioche, qui avait été pendant longtemps, à Mandiya même, le ministre de
l'émir Temim et qui, de ce fait, connaissait bien les lieux. Les musulmans le considèrent, non sans
raison, comme un traître. Cependant, on reconnaît qu'il fit preuve de modération envers ses anciens
maîtres en protégeant le palais de l'émir de tout pillage et en faisant mettre en lieu sûr le harem du
prince.
Maîtres de la côte, de Tripoli au Cap Bon, les Normands instaurèrent une sorte de « protectorat
» (Idris) assez tolérant, que la population supporta pendant une douzaine d'années. Le royaume
ziride était désormais irrémédiablement condamné. Le pays s'enfonçait de plus en plus dans
l'anarchie : les campagnes étaient dévastées par les Hilaliens ; les villes, soumises par les nomades à
des taxes disproportionnées, se vidaient peu à peu, telle Kairouan qui, pillée à deux reprises en
moins de 10 ans, s'étiolait dans sa vaste steppe abandonnée aux tribus. Un peu partout se
constituaient des principautés arabes en conflit latent les unes contre les autres.
Le plus surprenant est que les attaques des Normands n'eurent pas, à notre connaissance, de

62
L'Église d'Afrique

fâcheuses et graves répercussions sur les rapports entre chrétiens et musulmans. Il est vrai que les
chrétiens d'Ifrîqiya n'étaient pas impliqués dans les combats. Dans l'ensemble, ils étaient de trop
petites gens pour avoir quelque poids et être remarqués. Aussi ne furent-ils pas inquiétés. La preuve
la plus claire en est donnée par la chrétienté de Mandiya, qui s'est maintenue en dépit d'incessantes
incursions normandes sur les côtes et sur les principaux ports, qui souvent étaient pillés et mis à sac.
En 1048, au moment de la prise de Mandiya par Georges d'Antioche, on aurait pu s'attendre au pire.
Ce fut le contraire qui arriva : les chrétiens firent preuve de solidarité à l'égard de leurs concitoyens
et beaucoup de musulmans, au lieu de fuir dans la campagne, se réfugièrent avec leur famille « dans
les demeures des chrétiens et les églises » (le pluriel est à noter) (2). N'est-ce pas là une preuve que
les relations entre les fidèles des deux religions n'avaient pas été sensiblement altérées par les
combats qui faisaient rage autour d'eux ? On peut penser qu'il en fut de même à Tunis, où nous
savons qu'à la même époque il y avait aussi des chrétiens locaux (3).

Le coup de grâce

Il est vraisemblable que les chrétiens, sans même avoir à subir une quelconque pression,
profitèrent des facilités de circulation offertes par la conquête normande pour quitter les rivages
africains. D'ailleurs, une terrible famine, accompagnée d'une peste désastreuse, avait provoqué
durant l'hiver 1147-1148 un véritable exode des populations vers la Sicile, où l'on vit de grandes
familles (des shurafâ'), demander assistance au très tolérant Roger II. Il est probable que des
chrétiens, désireux de vivre dans une région moins troublée, furent du nombre de ces « réfugiés ».
Mais la chance virait déjà de bord pour Roger. Des guerriers pleins de fougue, d'enthousiasme et
de zèle pour l'Islam, les Almohades (al-Muwahhidûn, les Unitaires) couraient dans l'Ouest du
Maghreb de succès en succès contre les Almoravides, épuisés par plus d'un siècle de domination en
Espagne et au Maroc. En 1152, ils mettaient fin au royaume hammadide de Bougie et en annexaient
tout le territoire. Sept ans plus tard, leur chef, le grand `Abd al-Mu'min prenait Tunis. « Les juifs et
les chrétiens qui se trouvaient dans la ville eurent le choix entre l'adoption de l'Islam ou la mort.
Une partie se fit musulman et le reste fut mis à mort (4). »
De Tunis, `Abd al-Mu'min se rendit à Mandiya, occupée par les Normands. Ceux-ci soutinrent un
siège de six mois. Épuisés, ils se rendirent. « `Abd al-Mu'min refusa de traiter avec eux à moins
qu'ils ne se fissent musulmans (5) ». Les assiégés repoussèrent cette proposition. `Abd al-Mu'min,
craignant des représailles de la part de Roger, n'insista pas.
Sous une politique aussi intolérante, les quelques communautés chrétiennes qui subsistaient
encore dans les villes furent condamnées à disparaître ou à émigrer avec le rapatriement des
Normands sur la Sicile. Certains s'arrangèrent pour rester dans un pays, qui était le leur autant que
celui des musulmans ifrîqiyens. Quittant les villes, où ils étaient trop exposés, ils se replièrent dans
les zones en marge des grands centres, dans le Sud Tunisien en particulier. « Ce reste des chrétiens
d'autrefois » dans le Nafzawa, auquel fait allusion Ibn Khaldûn (6), provenait sans doute de ces
communautés chrétiennes pourchassées par les Almohades triomphants.
Ainsi finit, tel un oued se perdant dans les sables du désert, l'antique Église d'Afrique...

NOTES
l. Trad. FAGNAN, o.c., p. 88. L'invasion des tribus hilaliennes s'explique en grande partie par le déclin des États
maghrébins, qui se sont révélés incapables de l'endiguer et de l'intégrer dans la population locale. Sur ce sujet, consulter
M. H. AL-SHARIF, Tâkhîr Tûnus, 1980, pp. 48-49. Sur l'influence linguistique de ces tribus, lire l'article (non dépassé)
de W. MARÇAIS, « Comment l'Afrique du Nord a été arabisée » dans Annales de l'Institut d'Études Orientales d'Alger,
IV, 1938, pp. 1-22.
2. IBN AL-ATHIR, al-Kâmil, éd. Beyrouth, 1966, vol. XI, p. 127 ; trad. FAGNAN, Extraits inédits, p. 564 ; H.B. II,
p. 583.
3. Voir note suivante.
4. IBN AL-ATHIR, al-Kamil, XI, p. 242 ; trad. H.B., II, p. 590.
5. Idem, t. ar., p. 245 ; trad., p. 592.
6. H.B., I, p. 231 ; III, p. 156. Voir supra, ch. X à la note 21.

63
L'Église d'Afrique

Conclusion générale

A ces 1 000 ans d'histoire de l'Église en Afrique peut-on apporter une conclusion ? A tenter de la
formuler, ne risque-t-on pas de télescoper des époques bien différentes entre elles ? Quoi de
commun entre le christianisme bourgeonnant de sève de Tertullien, de Perpétue, de Cyprien et celui
des fidèles du XIe siècle, traînant leur évêque devant le tribunal d'un prince musulman ? Quoi de
commun entre la romanité triomphante d'un Augustin et les disputes byzantines qui agitent les
chrétiens de Carthage, quelques décennies seulement avant l'invasion musulmane ? Quoi de
commun encore entre les interminables combats fratricides auxquels se sont livrés catholiques et
donatistes et l'apparente passivité des chrétiens devant l'islamisation ? Et que dire des divers
envahisseurs des plaines et des monts de la Berbérie durant 1 000 ans : Romains d'abord, puis
Vandales et Byzantins, et, enfin, Arabes au vile siècle et Bani) Hilâl au Xle siècle ?
D'une époque à l'autre, la société s'est renouvelée dans ses modes de penser et d'agir, dans ses
institutions, dans sa conception de la religion. Comment, à s'en tenir aux faits, l'historien pourrait-il
les ramasser en une conclusion ?
Depuis longtemps, des questions se posent qui n'ont pas trouvé de réponses satisfaisantes. Nous
n'avons pas la vaine prétention de les éclairer plus que ne l'ont fait des historiens de talent, dont
l'apport est loin d'être négligeable. La grande question que tous soulèvent est la suivante : comment
la foi chrétienne, qui paraissait si vivante du IIIe au VIe siècle et qui se manifestait par un nombre
considérable de sièges épiscopaux, a-t-elle pu disparaître dans sa totalité, laissant seulement des
ruines que les siècles effacent progressivement du sol africain ?
Tout d'abord, relevons ce fait, trop souvent méconnu, que l'Église d'Afrique ne s'est pas effondrée
tout d'un coup. Son déclin, provoqué par la conquête arabe, a duré un demi-millénaire. Cette longue
agonie s'explique par la relative tolérance de l'Islam envers les « religions célestes », suivant
l'expression des musulmans pour qualifier le christianisme et le judaïsme. Mais ce fut une tolérance
toute relative, qui n'excluait pas de nombreuses restrictions et entretenait un discrédit général et
profond pour des gens du Livre, obligés de vivre en ghetto pour sauvegarder leur identité.
Coexistence difficile, maintenue par les chrétiens malgré les difficultés internes et extérieures.
Comment expliquer sa durée ? Il ne s'agit pas de chercher à comprendre pourquoi et comment
l'islamisation et l'arabisation ont finalement triomphé, mais, bien au contraire, pourquoi et comment
le christianisme a disparu. Quelles furent les données de fait, tant du côté chrétien que du côté
musulman, qui précipitèrent la fin de l'Église d'Afrique ?

La population africaine

Jusqu'au milieu du vile siècle, le christianisme était culturellement dominant dans tout le
Maghreb, notamment dans la partie orientale. Dans les tribus berbères, il commençait à se répandre,
surtout dans les campagnes proches des villes. Il est probable que son enracinement n'avait quelque
profondeur que dans les milieux les plus romanisés, plus aptes à s'imprégner d'une culture
chrétienne, exprimée en latin ou en grec, langues du pouvoir et du savoir.
L'arrivée inopinée des Arabes et leurs succès bouleversèrent le cours des choses tant pour le
monde berbère que pour les populations chrétiennes romanisées.
Depuis le milieu du VIe siècle, la montée des Berbères sur le plateau de l'histoire n'avait cessé de
s'affirmer. Elle atteint son sommet avec deux fortes personnalités : Qusayla et la Kahîna. Pour la
première fois, depuis Massinissa, les tribus avaient réussi à se regrouper et à infléchir à leur
avantage le succès des armes. Par deux fois, elles avaient mis en déroute leurs adversaires arabes,
pourtant pleins de mordant au combat. Les événements dominants de ce siècle n'en acculèrent pas
moins les Berbères à un choix de civilisation et même de religion. Un dilemme se posait à eux : ou
bien s'allier aux Byzantins et adopter leur mode de gouvernement et leur religion, ou bien se ranger
du côté des Arabes, en acceptant les exigences du. nouveau pouvoir. Au cours des campagnes de la

64
L'Église d'Afrique

conquête, ce choix était encore très hésitant, ce qui explique les apostasies successives signalées par
Ibn Khaldûn.
Abandonnés complètement par les Byzantins, coupés du monde gréco-romain, laissés à eux-
mêmes, les Berbères se virent très vite contraints à se plier aux nouvelles situations d'ordre
politique, économique, social et culturel que leur imposait l'expansion de l'Islam.
Ce ne fut pas d'ailleurs sans contrepartie. On ne saurait oublier l'apport capital des Berbères au
cours de la conquête. Tant que durèrent leur résistance ou leurs marchandages — comme au temps
de Qusayla ou de la Kahîna — les envahisseurs arabes étaient contenus et même repoussés. Par
contre, les plus éclatants succès — la prise de Carthage, la conquête de la Maurétanie Tingitane ou
de l'Andalousie — n'ont en définitive été acquis que grâce au ralliement des Berbères.
Les conquérants se virent très vite affrontés aux problêmes politiques et religieux nés des
conversions de leurs guerriers berbères, qui se regroupèrent les uns en des royaumes indépendants
(Idrisides, Rustémides) ou quasi indépendants (Aghlâbides, Zirides en Ifriqiya), les autres en des
dissidences religieuses (kharidjisme, ibadisme, Barghawâta du Maroc).
Quant aux chrétiens, pour la plupart citadins et romanisés, comment ont-ils réagi aux premiers
succès des Arabes ? Il semble bien que la défaite de Sbeitla, en 649, a provoqué un début d'exode
vers l'Italie. Ce premier départ, qui fut, semble-t-il, important, disloqua les communautés
chrétiennes et eut une répercussion notable sur le nombre et la répartition des évêques dans le pays.
Ce premier exode fut suivi de bien d'autres au cours des 50 ans que dura la conquête, notamment
aux dernières années du vite siècle, quand Carthage, assiégée à deux reprises, se vida de presque
tous ses habitants, qui partirent sans esprit de retour.
Au VIIIe siècle, la chrétienté, très affaiblie numériquement et qualitativement, n'était plus, à tous
points de vue, qu'une minorité, ainsi qu'il en était de la communauté juive. Bien que peu nombreux,
les Arabes étaient désormais les maîtres et, avec l'appoint des Berbères islamisés, l'Islam constituait
la majorité religieuse et politique de la population (1).
Au cours des cinq siècles qui suivirent, le « petit reste » des chrétiens n'arriva pas à sortir de sa
condition d'infériorité. L'effervescence culturelle de Tertullien et d'Augustin n'était plus qu'un
lointain souvenir. Aucune figure de théologien, même mineure, n'est à signaler (2). Cette indigence
de la pensée dans les communautés chrétiennes est d'autant plus frappante qu'elle contraste avec
l'abondante production théologique du judaïsme maghrébin contemporain (3).
Trop arrimée sans doute à la bouée de la romanité dans l'immense naufrage subi par le monde
romano-byzantin dans le Nord de l'Afrique, la chrétienté africaine n'a pas joui des positions de repli
qui s'offraient aux chrétiens d'Ibérie ou d'Orient. Coupée, à la différence de ces derniers, et du
monde romain et de l'empire byzantin, elle s'est « insularisée ». Elle perdait ainsi tout espoir de
ressourcement. Isolée de son univers culturel et religieux, elle ne trouvait plus en son propre sein les
ressources voulues en hommes capables de penser et de gouverner.
L'extrême raréfaction des évêques, surtout, laissait les communautés chrétiennes à l'abandon et, à
plus ou moins longue échéance, les condamnait à disparaître. L'histoire de l'Église le montre
abondamment : là où il n'y a plus d'évêque, l'assemblée chrétienne s'étiole et meurt. On peut
comparer, de façon instructive à ce point de vue et pour la même époque, le sort de l'Église en
Afrique et celui de l'Église en Sicile. Celle-ci, en 827, au moment de l'invasion musulmane,
comptait 16 évêchés et de nombreux monastères. Au bout de 250 ans d'occupation, il n'y avait plus,
dans toute l'île, qu'un évêque, celui de Palerme, et un monastère, perdu dans les montagnes de l'Est,
au val di Mazera (4). L'Église de Sicile aurait fini par disparaître, tout comme celle d'Afrique, s'il
n'y avait pas eu pour elle un répit inattendu avec l'invasion des Normands.
A cet ultime désastre survécurent encore, pour quelques décennies, chez les Nafzâwa (Sud
Tunisien) des groupes de chrétiens, payant la capitation, humbles débris d'une Église, qui eut, en
son temps, une vitalité et une grandeur dignes des Églises les plus florissantes de l'Antiquité.
LES MUSULMANS. Quel fut le comportement de la société arabo-musulmane envers les
chrétiens africains ? Il convient, ici aussi, de distinguer du côté musulman plusieurs strates au cours
de ces cinq siècles de coexistence. Il suffit pour notre propos d'en dégager trois : l'Islam des
conquérants (Ier siècle de l'hégire, soit VIIe et VIIIe siècles), l'Islam des princes et des gouvernants,
enfin l'Islam des fuqahâ.

65
L'Église d'Afrique

Les conquérants, dont certains étaient des hommes remarquables, ne manifestèrent pas, semble-t-
il, un intérêt passionné pour la diffusion de l'Islam parmi les chrétiens. Ils se préoccupèrent surtout
d'obtenir l'adhésion religieuse des guerriers qu'ils enrôlaient parmi les tribus berbères, au fur et à
mesure que progressait la conquête. C'est ainsi, comme nous l'avons signalé en son lieu, que des
cadres arabes choisis furent chargés d'enseigner les principes de l'Islam aux auxiliaires levés dans
les tribus de Maurétanie Tingitane en vue de la conquête de la presqu'île ibérique. Nulle part, il n'est
parlé, en ces premiers temps, de conversions massives dans les tribus ou les cités. Les chefs arabes
n'attendaient des populations qu'allégeance a leur pouvoir et soumission à leurs ordres. C'est par
leurs guerriers devenus musulmans que les tribus eurent connaissance de l'Islam. L'islamisation de
la Berbérie semble bien avoir été tout autant l'oeuvre des Berbères eux-mêmes que celle des Arabes.
Les chrétiens qui restèrent au Maghreb se regroupèrent pour la plupart dans les grandes villes, se
mettant sous la protection des gouvernants. Le pouvoir s'en accommodait et les utilisait même
suivant leurs compétences. Quelquefois, il sympathisait avec eux, au grand déplaisir des `ulamâ
Tout autre était l'attitude des autorités religieuses, qui prêchaient une ségrégation confessionnelle,
faisant des ahl al-kitâb (gens du Livre) une population réputée impure. Cet intégrisme sectaire se
serait limité au milieu puritain des fuqahâ' de Kairouan et de Mandiya, s'il n'avait trouvé un allié
dans l'idéologie almohade. Poursuivant toute trace de tajsim (anthropomorphisme) dans l'expression
de la foi islamique, les Almohades, conduits par leur chef Ibn Tumert, se révélèrent aussi
impitoyables a l'égard des chrétiens accusés de shirk (associationnisme) pour leur croyance en la
Trinité qu'ils l'étaient envers les musulmans qui rejetaient le tawîl (interprétation des textes sacrés).
Les chrétiens n'avaient désormais devant eux qu'une alternative : abandonner leur foi en se
convertissant à l'Islam ou mourir. On a dit ce qui arriva. Ce fut la fin du christianisme africain dans
tout le Maghreb.
Les descendants des chrétiens des VIIe et VIIIe siècles ont présenté aux forces d'assimilation de
la société musulmane un môle de résistance considérable par suite de leur attachement à la
romanité. Ce sentiment s'est exprimé surtout par une fidélité sans faille à l'Église de Rome et par
l'usage du latin, qui dura au moins jusqu'au XIIe siècle. La romanité était pour eux un refuge devant
les épreuves et les humiliations de leur statut de citoyen de second rang dans leur propre pays. Leur
réaction de minoritaires, plus tolérés qu'acceptés, ne pouvait que créer chez eux une mentalité de
ghetto. On sait combien cette mentalité a pesé lourdement sur les ahl al-kitâb, juifs ou chrétiens, aux
différentes époques de l'Islam arabe.
Un autre obstacle au maintien de la chrétienté vint de la conception islamique de la société et du
pouvoir. Aux siècles précédents, la vie sociale était fondée sur la loi, expression du consensus des
populations, et contrôlée par des magistrats élus. L'islamisation introduisit d'autres règles, fondées
sur l'autorité de la Parole divine et sur la tradition prophétique. Le droit romain était rejeté et mis au
rebut. Du coup, la romanité, bannie des institutions, n'eut plus de refuge que dans le christianisme et
la langue romane. Confinée dans le périssable à court terme, elle entraîna, dans son effacement
progressif, la religion, à laquelle elle s'était liée comme un noyé à une épave.

NOTES
l. Les Arabes ne formaient alors en Afrique du Nord qu'une minorité. « Un siècle après la conquête de la Berbérie,
écrit Henri Terrasse, les descendants d'Arabes et d'Orientaux ne semblent pas avoir été plus d'une centaine de mille,
concentrés pour la plupart dans la Tunisie et le Constantinois actuels. » H. TERRASSE, Islam d'Espagne, 1958, p. 28.
2. La seule personnalité marquante à cette époque chez les chrétiens fut Constantin l'Africain (1010 ou 1015 —
1087). Natif de Carthage, il résida peu de temps dans sa patrie ; il parcourut l'Orient et finit comme moine à Monte
Cassino. Il fut le premier à faire connaître la médecine arabe à l'Europe. Voir P. DIACRE, De viris illustribus, dans
MIGNE, P.L., vol. 173, col. 104 et Encyclopédie de l'Islam, II, pp. 60-61.
3. Sur ce sujet, voir H. R. IDRIS, Zirides, pp. 802 et sq. ; HIRSHBERG, A history
of the Jews in North Africa, 1980, I, pp. 303 et 341.
4. M. AMARI, I, pp. 629-630 ; voir aussi ibid., p. 664. Dans Islamisation de la Nubie chrétienne (sous presse), j'ai
relevé la même situation pour les Nûba chrétiens qui, en 1520, se sont adressés à l'Éthiopie pour avoir des prêtres.
L'échec de leur démarche marque la fin de l'Église nubienne, qui disparut, peu après cette date, dans le milieu islamisé
des Fung.

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L'Église d'Afrique

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L'Église d'Afrique

Titres disponibles des


Éditions Saintes Perpétue et Félicité

Premiers martyrs de l'Église d'Afrique

Histoire de la persécution des Vandales

Oraison dominicale – Saint Cyprien

De l'unicité de l'Église – Saint Cyprien

L'ouvrage :
L'Eglise d'Afrique du Nord
de Joseph Cuoq
Editions du Centurion
est un ouvrage protégé par les loi de la propriété intellectuelle
copie strictement réservée à l'usage du copiste

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