Vous êtes sur la page 1sur 474

UNIVERSITE PARIS VIII – SAINT-DENIS

Département de Science Politique


École doctorale Pratiques et Théories du Sens
Laboratoire associé Cultures et Sociétés Urbaines

Faire parler le public : une ethnographie


comparée des débats politiques à la télévision

Thèse pour le doctorat en Science politique effectuée sous la direction de MM. Yves
SINTOMER et Philippe MARLIERE
Présentée et soutenue par Gaël VILLENEUVE

Jury :

M. Philippe MARLIERE, Senior Lecturer, University College London (Londres).

M. Michel MATHIEN, Professeur des Universités en Sciences de l’Information et


Communication à l’université Robert Schumann (Strasbourg).

Mme Violaine ROUSSEL, Maître de Conférences des Universités HDR en sciences


politiques à l’Université Paris 8-Saint-Denis.

M. Denis RUELLAN, Professeur des Universités en Sciences de l’Information et


Communication à l’université Rennes 1.

M. Yves SINTOMER, professeur des Universités en Sociologie Politique à l’Université Paris


8-Saint-Denis.

M. Yves WINKIN, professeur des Universités en Sociologie à l’Ecole Normale Supérieure


LSH (Lyon).

Novembre 2008

1
A Elisa,

2
REMERCIEMENTS

Je tiens à exprimer ma gratitude à mes directeurs de thèse, MM. Philippe Marlière et


Yves Sintomer, pour m’avoir fait profiter de leurs conseils et de leurs connaissances, pour le
soutien dont ils m’ont témoigné, ainsi que pour leur disponibilité et leur investissement dans
le suivi de mon travail de recherche.

Je remercie également l’ensemble des chercheurs, titulaires et doctorants du CSU et du


département de sciences politiques de l’université Paris 8 qui, par leurs recommandations,
leurs suggestions bibliographiques, leurs critiques, m’ont permis de surmonter certaines
difficultés. En particulier, je souhaite adresser mes remerciements à Monique et Michel
Pinçon-Charlot pour leurs lectures et leurs remarques souvent précieuses. Je pense aussi à
Ivan Bruneau, Samuel Hayat, Christelle Dormoy, Coralie Duteil et Emilie Hache avec qui il
fut souvent passionnant de travailler et de débattre. Je remercie Eric Darras et Erik Neveu
pour les qualités humaines dont ils ont fait preuve en discutant mon travail. Je remercie enfin
les enseignants et le personnel du département GLT de l’IUT d’Evry, avec qui j’ai passé une
année très enrichissante tant au point de vue intellectuel qu’humain.

Je souhaite en outre remercier les intervenants des débats qui ont accepté de jouer le
jeu de l’entretien, et qui m’ont permis de mieux comprendre leur métier. À mes parents, à
mon frère, à mes sœurs, à ma grand-mère, j’adresse mes chaleureux remerciements pour leur
aide, leur présence et leur compréhension au cours de ces années. Je n’oublie pas non plus
David Blanchon et Frédéric Keck qui ont eu la gentillesse de relire certaines parties de ce
travail tant comme chercheurs que comme amis. Je pense également à tous mes amis qui ont
eu à supporter ma mauvaise humeur de thésard. Enfin, je souhaite exprimer toute ma
reconnaissance à Elisa qui m’a encouragé quotidiennement et m’a aidé dans les moments
difficiles. Nos échanges, son attitude compréhensive, m’ont grandement aidé à mener à bien
cette recherche et sa rédaction finale.

3
Table des matières

INTRODUCTION ..........................................................................................5

QUESTIONS DE MÉTHODE ...........................................................................48

UNE HISTOIRE DES DÉBATS POLITIQUES MÉDIATISÉS ...................................119

UNE ETHNOGRAPHIE DES DÉBATS ............................................................203

UNE INTERPRÉTATION DES DÉBATS ...........................................................340

CONCLUSION ..........................................................................................439

BIBLIOGRAPHIE ......................................................................................454

ANNEXE 1 - DÉTAIL DES TERRAINS ET DES ENTRETIENS ...............................463

ANNEXE 2 – TABLEAU D’ANALYSE DES PAGES « DÉBATS »............................465

RÉSUMÉ – MOTS- CLÉ – RATTACHEMENTS ...................................................473

4
Introduction

« Discuter est un exercice narcissique où chacun fait le beau à son tour : très vite on ne sait
plus de quoi on parle (…) Comment discuter si l’on n’a pas un fond commun, et pourquoi
discuter si l’on en a un ? »

Gilles Deleuze, Félix Guattari, « Nous avons inventé la ritournelle », in Gilles Deleuze, Deux
régimes de fous et autres textes (1975-1995), Paris, Minuit, 2003.

1. Un objet problématique

Passer une soirée dans le public d’un débat politique télévisé constitue une expérience
particulière. Il y a l’attente dans les coulisses, en compagnie d’autres spectateurs, face au
vestiaire. Il y a l’entrée dans le studio très éclairé, illuminé, où va se dérouler la scène. La
légère inquiétude qui s’accompagne du fait de mettre un pied dans un monde spectaculaire. Il
y a l’attente, encore, avec le plateau qui finit de se monter, les techniciens aux fonctions
précises et multiples qui concourent à des taches incompréhensibles. On s’assied où l’on vous
dit de vous asseoir, on échange quelques mots avec les autres spectateurs. A voix basse, pour
ne pas gêner le rituel en cours, pour ne pas attirer l’attention des acteurs de ce grand ballet. De
loin en loin, un chuchotement salue l’arrivée d’un invité connu qui prend place sur le plateau.
La plupart des invités sont ministres, universitaires, chefs d’entreprise. Presque tous ont en
commun l’aura et la notoriété. Soudain le débat débute, sans que rien ou presque ne bouge
dans le décorum. Ni lumière rouge, ni changement d’éclairage ; juste un ordre bref de
l’assistant réalisateur, et l’émission démarre. L’animateur lance le sujet, distribue la parole,
puis laisse les invités se la disputer, avant de la reprendre par intermittence pour orienter la
discussion. Le rythme des dialogues est rapide, saccadé, il exige une concentration soutenue
pour être suivi. Parfois, le débat captive. On suit les échanges comme un match, il se passe
quelque chose. Parfois il laisse indifférent. On attend alors que ça se passe, obligé de rester
droit sur sa chaise du fait du balayage permanent des caméras. Et puis c’est fini, chacun repart
chez soi. La durée du débat paraît étonnamment brève quand on la vit depuis le plateau.
Surtout quand on la compare au temps passé à attendre dans les vestiaires, sur les gradins, que
l’émission débute. Mais ce qui étonne le plus, c’est lorsqu’on repense à ce débat, en reprenant
son rythme quotidien. L’expérience est toujours la même. Quelle que soit l’émission à
laquelle on a assisté, quelle que soit l’émission ou les invités en présence, il est très rare que
les discussions entendues donnent, dans les jours qui suivent, à réfléchir sérieusement ou

5
collectivement sur le problème débattu. On le pressentait confusément. Et les journalistes qui
travaillent dans ces débats ne disent pas autre chose. Certains prétendent « divertir », faire
« réagir ». D’autres insistent sur leur devoir de faire « rebondir », d’« informer ». Aucun ne se
donne pour but d’inciter les téléspectateurs à une quelconque prise de conscience, ou
d’amorcer un débat public à une plus grande échelle. Eux-mêmes n’ont pas la maîtrise totale
de leur objet. Leur maîtrise de ce produit télévisuel apparaît bien fragile, soumise à l’existence
d’un compromis entre journalistes, régisseurs, metteurs en scène, rédacteurs en chef, élus,
experts qui organisent ensemble ces débats politiques. Il se joue dans ces échanges télévisés,
semble-t-il, un usage de la politique qui a peu à voir avec la politique traditionnelle, celle qui
se fait dans les manifestes et les combats d’idées.

Cette thèse s’attachera principalement à la fabrication de ces dispositifs politiques


singuliers, de ces lieux de parole où l’on discute des sujets d’intérêt général tout en étant
indifférent à savoir si une discussion plus générale, comprenant plus d’intervenants,
prolongera l’émission. J’ai considéré que ces débats sont, dans leur fonctionnement et leurs
évolutions possible, absolument symptomatiques d’une société qui se donne explicitement
pour but de développer les compétences intellectuelles et critiques de chacun, tout en peinant
à articuler les aspirations individuelles et la gestion collective du politique. La société
française est globalement composée d’acteurs de plus en plus qualifiés. L’allongement de la
scolarité, des études, et plus généralement la multiplication des tâches assignées à l’individu
pour se substituer aux grandes organisations défaillantes, témoignent du périmètre des tâches
confiées au sujet1 critique dans les sociétés occidentales. Puisque les débats politiques dans
les médias ont lieu devant des publics potentiellement aptes à prolonger les raisonnements qui
s’y développent, que toutes les conditions sont réunies pour que la société s’y réfléchisse par
la multiplicité de ses points de vue 2 , et que les médias de masse soient le vecteur de montées
en généralité sur les problèmes abordés – qu’en un mot, la société débatte d’elle-même – il
s’agit de se demander pourquoi l’organisation de ces arènes est structurellement duelle. A
l’instar du déroulement de ces débats télévisés où le public est invité à être « bon public » et à
ne pas bouger de sa chaise, les débats politiques dans les médias se divisent en une majorité
qui regarde débattre, et une minorité qui débat.

1Voir notamment sur le sujet, Alain EHRENBERG, La fatigue d'être soi. Dépression et société, Paris : Odile
Jacob, 1998.
2Sur la multiplicité de formes contemporaines de dispositifs délibératifs, Cf. « Démocratie et délibération »,
dossier coordonné par Loïc BLONDIAUX et Yves SINTOMER, Politix, vol. 15, No.57, 2002.

6
1.1. Contourner les apparences.

Il s’agit ici de s’interroger sur la représentation du jeu politique que donnent à voir les
débats politiques à la télévision. La mise en scène de ces lieux de parole médiatiques constitue
un symbole fort, et donne à voir une relation de soumission totale des représentants vis-à-vis
des représentés. De par sa force symbolique, l’objet « débat télévisé » apparaît comme
difficile à aborder sans émotion, tant il se donne comme représentation « totale » du jeu
politique3 , avec ses responsables politiques réels mis en scène dans un espace
symboliquement surchargé. Comment, dès lors, dépasser le choc que produit cette mise en
scène, surtout lorsque l’on considère qu’un débat politique digne de ce nom devrait voir tous
les présents prendre également part au débat ? Comment interpréter cette mise en scène
abrupte entre ceux qui parlent et ceux qui « sont parlés », à la manière des spectateurs de
rencontres sportives dont la fonction unique est de compter les points ? Qu’est-ce que cette
organisation des débats politiques médiatiques apprend sur le jeu politique français, dont ces
rituels constituent un des épicentres et symptômes ? Un travail de recherche qui souhaite
répondre de façon consistante doit éviter l’écueil d’une dénonciation immédiate. La pratique
du journalisme, et particulièrement celle des débats politiques, pose un problème fondamental
à l’activité scientifique qui se donne pour but essentiel d’user du langage pour transformer le
réel en vérité. Le danger de cette position pour la sociologie des médias est de poser les
scientifiques comme concurrents directs, voire comme ennemis, de la pratique journalistique
– et de se penser comme concurrents dans la perspective du monopole du discours de vérité
sur le monde. Or, l’observation circonstanciée de la pratique journalistique, tout comme la
littérature scientifique consacrée à l’objet, conduisent à croire que la majorité des journalistes
et des personnes invitées à débattre dans les arènes médiatiques font un usage de la langue et
des objets de langage qui ne se limite pas à l’établissement du fait vrai. Cette position amène
logiquement scientifiques et journalistes, désormais concurrents, à pratiquer les uns envers les
autres une délégitimation croisée, dont la virulence dans l’invective ne se traduit pas
nécessairement en gain d’intelligibilité4 . C’est sans doute à ce problème de la complexe
proximité entre l’univers des médias et celui de la communauté scientifique que Max Weber

3Pour une présentation de la relation entre le « médiacentrisme » - l'importance exagérée conférée aux faits
médiatiques, et la difficulté pour les journalistes politiques à effectuer un travail autonome à la télévision
française sous la Vème République, Cf. Pierre CHAMBAT, « Télévision et culture politique », Vingtième Siècle,
1994, No. 44, p. 79-86.
4Pierre Bourdieu explique l'existence de cette tension entre journalistes, scientifiques, en y ajoutant le personnel
politique, comme une « lutte pour le monopole de la violence symbolique légitime ». Cf. Pierre BOURDIEU,
Propos sur le champ politique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2000.

7
fait allusion lorsqu’il lance son allocution à Francfort-sur-le-Main, à l’occasion des premières
assises de la sociologie allemande :

[L’étude des pratiques du journalisme constitue] un sujet énorme qui, non seulement
nécessitera des moyens matériels très importants en vue des travaux préliminaires mais
qui, au surplus, ne saurait être traité correctement si les milieux dirigeants de la presse ne
manifestent pas à notre égard une grande confiance et une bienveillance active dans cette
affaire. Il est exclu – si du côté des éditeurs de journaux ou du côté des journalistes, on
soupçonne notre société de vouloir exercer une quelconque critique socialisante de la
situation – il est alors exclu que nous atteignons notre but, car il est exclu que nous
l’atteignions si nous ne sommes assurés d’être fournis d’un matériel abondant par ces
milieux précisément.5

Près d’un siècle s’est écoulé depuis cet avertissement fondateur. Pourtant, le problème
principal de la sociologie des médias, entendu comme une « étude de l’organisation sociale »
de cet objet, reste le même. La plupart des chercheurs de ce domaine peinent à trouver la
« juste distance » dans leurs contacts avec les professionnels des médias. Comment avoir
accès aux détails de son organisation, de son activité, de ses valeurs, tout en conservant son
identité de chercheur en sciences humaines ? Cette question se pose alors que le contact au
milieu s’avère nécessaire lorsqu’on se pose des questions pratiques, au plus près de la
fabrication des objets sociaux que sont ces débats 6 . Or, la structure duelle de ces objets n’est
pas la plus grande source d’étonnement pour le chercheur, voire pour le citoyen qui
s’intéresse d’un peu près à ces émissions. Lorsqu’on se concentre sur la scène où se déroulent
les échanges, on est souvent surpris par leur ton relativement pacifique. Le terme de « débat »
désigne en général un conflit vif, à forte connotation pugilistique 7 . Un lieu, précisément, où la
vigueur des échanges apparaît en général nourrie des passions fortes qui opposent les
intervenants. Or, si les échanges de ces arènes peuvent être formellement vifs, il y règne en
général une bienséance8 qui fait apparaître les sorties des uns et des autres comme ritualisées,
scénarisées, professionnelles. Ce sujet de surprise pour le sens commun pourrait être formulé

5Max WEBER, « Allocution prononcée en 1910 à Francfort-sur-le-Main à l’occasion des premières assises de la
sociologie allemande », in Réseaux No.51, Paris, HSP, 1992.
6La représentation agonistique que Pierre Bourdieu fait de la relation entre journalistes et universitaires donne à
comprendre les événements les plus saillants, comme l'opposition entre Pierre Bourdieu lui-même et le
journaliste Daniel Schnedeirmann. Elle rend en revanche plus difficile à comprendre le jeu de collaborations et
de compromis routinisé par lequel journalistes, universitaires et personnel politique co-construisent l'espace
médiatique. Pour un développement détaillé des rapports denses et complexes entre Pierre Bourdieu et l'espace
médiatique, Cf. Emmanuel HOOG, Jean-Michel RODES (Dir.), Pierre Bourdieu et les médias : Huitièmes
Rencontres INA-Sorbonne, 15 mars 2003, Paris, L'Harmattan, 2003.
7Noël Nel utilise dans le titre de son ouvrage rétrospectif cette représentation commune du débat politique pour
en souligner, par contraste, l'absence d'événements saillants. Cf. Noël NEL, A fleurets mouchetés: 25 ans de
débats télévisés, Paris, la Documentation Française, 1988.
8Sur la présentation des règles de bienséances et d'échanges d'invitations en vigueur dans les débats politiques,
Cf. Éric DARRAS, « Les bienséances de l’échange politique. Naissance du magazine politique de télévision »,
Politix, No. 37, 1997, p. 9-24.

8
ainsi : pourquoi faire discuter entre eux des gens aussi rompus à la discussion médiatique ?
Des acteurs qui, comme l’implique leur connaissance de ces arènes, ont déjà débattus et
défendus leur avis à plus d’une reprise ?

Modifier la perspective sur les débats politiques dans les médias. Jean-Pierre
Esquénazi accorde une place importante aux débats télévisés dans son livre Télévision et
démocratie9 . Mobilisant à la fois une grande diversité d’émissions touchant au politique –
émissions politiques, magazines, allocutions et cérémonies officielles, journaux télévisés,
Reality Shows, l’auteur présente les émissions télévisés des années 1958-1973 comme un
authentique espace de débat civique. Là, les personnalités politiques se donnent
clairement à voir comme les porteurs de conceptions divergentes de l’organisation de la
société. Les journalistes sont politiquement engagés, et forcent la confrontation entre les
programmes et les idées politiques, obligeant les politiques à expliciter la nature du projet
dont ils sont les porte-parole. A l’opposé, l’auteur présente le traitement du politique à la
télévision française des années 1973-1990 comme étant le fait d’une « télévision
politicienne » - bascule lisible selon lui dès le débat présidentiel de 1974. L’auteur
dépeint la télévision actuelle comme structurée autour de valeurs consensuelles, de refus
des idées extrémistes – lisible, selon lui, jusque dans la substance des livres d’Alain
Duhamel, pétrie selon lui d’une conception non conflictuelle du social.

Jean-Pierre Esquénazi appuie sa démonstration sur l’existence – avérée – de


réseaux entre leaders politiques et journalistes de l’audiovisuel, qui amène à une
fermeture croissante du jeu politique sur ses enjeux propres. Cependant, la perspective
pessimiste de l’auteur sur l’absence de politique à la télévision contemporaine doit être
nuancée, puisque cette évolution du jeu politico médiatique évolue dans deux sens. D’un
côté, le jeu entre personnel politique et journalistes se referme sur des enjeux
insignifiants – au sens littéral de « ne signifiant rien pour personne » - qui amènent les
journalistes à structurer leur travail autour des lectures d’alliances, de réseaux via le
commentaire des « petites phrases »1 0 et le questionnement strictement interne du jeu
politique. De l’autre, on peut considérer que seul un débat construit sur des règles
communes, sur constitue une réelle épreuve pour les programmes politiques en présence
9
Cf. Jean-Pierre ESQUENAZI, Télévision et démocratie. Le politique à la télévision française, 1958-1990,
Paris, PUF, 1999.
10Sur l'évolution des journalistes de presse écrite sous la Vème République, du compte-rendu parlementaire au
décryptage des « petites phrases », Cf. Nicolas KACIAF, Les métamorphoses des pages politique dans la presse
écrite française (1945-2000), Thèse pour le doctorat en Science politique sous la direction de M. Philippe Braud
soutenue en décembre 2005 à l'Université Paris 1.

9
– et non un choc idéologique, à la manière du débat télévisé Mitterrand / Sanguinetti de
1973, que l’auteur présente comme l’exemple typique du débat « authentique », et qui,
malgré sa mise en scène querelleuse et spectaculaire, n’offre au téléspectateur aucune
prise sur le détail des programmes de l’un ou de l’autre candidat.

1.2. Débats d’idées ou jeux de rôles ?

De ce premier étonnement, qui concerne la présence massive d’intervenants


chevronnés dans ces espaces, le raisonnement conduira à un second étonnement, plus
précisément centré sur le contenu de ces échanges, sur ce qui se dit sur les plateaux. Les
discussions médiatisées sur un objet politique donné, qu’elles concernent la réforme du code
du travail ou les émeutes en banlieues, comprennent un ton et un contenu très différent des
situations d’altercations ordinaires. On assiste au cours des débats politiques télévisés à des
échanges stylisés, « signifiés », où chaque intervenant délivre plus qu’une image, qu’une idée
ou qu’un programme : chacun d’eux défend un mélange de ces trois composantes, qu’on
pourrait désigner sous le terme de « rôle »1 1 . Un « rôle » n’est pas un carcan symbolique qui
guide le moindre de leur mouvement, mais un ensemble cohérent de gestes et de pratiques,
dont chacun renvoie à l’imaginaire d’une communauté politique d’appartenance. Plus que ses
convictions ou que son positionnement tactique, chaque intervenant défend donc un
« personnage », un rôle politique. Par quels moyens, ici, saisir le complexe écheveau de sens à
l’œuvre au cours des scènes très courtes des débats ?

Un troisième motif d’étonnement concernera la relation privilégiée qui se noue, dans


le déroulement de ces débats, entre les personnes invitées à débattre sur le plateau et ceux qui
les regardent. Alors que la mise en scène incite à considérer que les acteurs du plateau se
répondent, les uns discutant les arguments des autres, un examen plus attentif permet de
conclure qu’aucun de ces acteurs réunis ne se parle ni ne se répond. Tous les efforts
rhétoriques employés par ces acteurs consistent à donner l’impression de mener une
conversation ordinaire, tout ne s’adressant effectivement qu’au spectateur 1 2 . Alors donc que la
mise en scène de l’émission installe le spectateur dans la position du « voyeur », qui profite
d’une caméra inquisitrice pour accéder à la discussion des acteurs les plus concernés. Le
11Sur la notion de « rôle », concept emprunté à la sociologie et appliqué aux raisonnements de la science
politique, Cf. Jean VIET, « La notion de rôle en politique », Revue Française de Sciences Politiques, 1960, Vol.
10, No.2, p. 309-334.
12Sur le type de contraintes auxquels doivent se plier les personnes « lorsqu'elles s'engagent à prendre la parole
dans un espace public afin d'être entendues par un auditoire anonyme et distant », Cf. Dominique CARDON,
« Comment se faire entendre ? Les prises de parole des auditeurs de RTL », Politix, 1995, No.31.

10
parallèle entre la mise en scène de ces débats à plusieurs, et l’existence de lieux de pouvoirs
structurés autour de réunions formelles (conseils d’administration, conseils des ministres) ou
informelles (petits-déjeuners ministériels, dîners de presse) permet de comprendre un des
attraits sur lesquelles jouent ces émissions : rendre visible les interactions que cache
habituellement la confidentialité de ces réunions. De nombreuses émission jouent
explicitement sur le fait de mettre en scène l’intime, le caché 1 3 . Le spectateur est donc la cible,
le sujet unique et irremplaçable de la mise en scène1 4 . Comment comprendre alors que cet
enchevêtrement de discours, cette juxtaposition de figures de la politique ordinaire a lieu sous
le signe de « l’échange » ? Pourquoi les personnes en présence jouent-ils ce jeu de faire
semblant de se parler entre eux ? Que construisent ensemble, ces acteurs qui ne se parlent pas
les uns aux autres, au sens propre du terme ?1 5

Bien que différentes dans leurs approches, ces questions ont en commun de porter sur
la production des « dispositifs » de ces scènes médiatisées du politique. Pour clarifier
temporairement ce propos, cette notion de « dispositif » sera entendue en deux sens. Le
premier recouvre les contraintes matérielles que les organisateurs de débats télévisés doivent
résoudre pour produire une émission : choix d’émission, documentations, invitations,
enregistrement de l’émission etc. Le second recouvre les contraintes sociologiques relatives à
cette même émission : relation avec la hiérarchie, disponibilité et compétence télévisuelle des
invités, respect de la grammaire publique d’énonciation au cours de l’émission etc. 1 6 Ce
dispositif est le fruit d’interactions multiples et répétées entre invités, journalistes metteurs en
scène et techniciens réalisateurs. Tous les acteurs qui y interviennent le co-construisent. Or,
ces différents acteurs produisent une scène commune, un produit fini, qu’ils peuvent tous
regarder, observer, réfléchir, contribuer à comprendre. On peut donc supposer que ces acteurs
s’accordent sur un consensus, s’ajustent à un ou plusieurs principes de fonctionnement de ces
débats, qui font que ces débats se déroulent non seulement sans conflit permanent, mais
encore avec un investissement des uns et des autres 1 7 – investissement contribuant à faire
fonctionner ces arènes dans l’univers très concurrentiel et agonistique de l’univers télévisuel.
13
Cf. « 93, Faubourg St Honoré », émission de télévision française articulée autour du concept d'un dîner
mondain au domicile de Thierry Ardisson au 93, Rue du Faubourg-Saint-Honoré, diffusée sur Paris Première
-première diffusion le 3 septembre 2006.
14
Cf. Paddy SCANNEL, « L'intentionnalité communicationnelle dans les émissions de radio et de télévision »,
Réseaux, No. 68, 1994.
15Sur les implications de cette position rhétorique sur l'argumentation des participants au débat télévisé, Cf.
Marianne DOURY, Le débat immobile. L'Argumentation dans le débat médiatique sur les parasciences, Paris,
Kimé, 1993.
16Sur les dispositifs de contraintes encadrant les pratiques journalistiques, Cf. Cyril LEMIEUX, « Les
journalistes, une morale d'exception ? », Politix, 1992, No.19, p. 7-30

11
Une thèse sur la production de ces débats devrait donc se demander s’il y a un usage commun
à ces volontés particulières, qui les fait fonctionner par consensus autour de ces objets
globaux que sont les débats politiques télévisés. La thèse éprouvée ici sera la suivante : les
débats télévisés, et plus généralement les « discussions publiques médiatisées », mettent en
scène des émotions que les personnes invitées à débattre suscitent et jouent, et que cette mise
en scène des émotions1 8 a pour but principal d’instaurer un lien de familiarité entre le
spectateur et le fait politique débattu.

2. En suivant la piste des critiques

Comment établir, dans le temps finalement assez court de la thèse, une proposition
aussi générale, appliquée à un objet aussi multiple et changeant que cette catégorie de la
production audiovisuelle que sont les « débats politiques à la télévision » ? Question duelle,
qui soulève deux problèmes réunis sous le terme ambigu de « méthode ». D’un point de vue
scientifique, la question de la « méthode » touche à l’appartenance à une discipline, au
système théorique mobilisé pour la recherche, aux concepts 1 9 . Toute méthode ramène à une
ou plusieurs théories bien identifiées, qui « interprètent les phénomènes comme des
manifestations d’entités ou de processus situés à l’arrière-plan, [...] ces entités et processus
étant régis par des lois ou des principes théoriques caractéristiques grâce auxquels la théorie
explique alors les relations découvertes »2 0 . Doit-on étudier les débats politiques télévisés
comme un texte, un matériau linguistique dont la structure régit le fonctionnement social, ou
au contraire comme une institution sociale dont l’agencement des parties réduit et conditionne
le langage ? Le chapitre consacrée aux « questions de méthode » se consacre à présenter
brièvement les outils choisis pour l’enquête, tout en se proposant de revenir sur les problèmes
que posent à l’usage les outils théoriques adoptés.

L’autre sens du terme « méthode » est plus trivial. Il concerne la piste à suivre, le fil à

17Pour une étude des contraintes sociologiques de l'énonciation en public, Cf. Marc RELIEU et Franck BROCK
« L'infrastructure conversationnelle de la parole publique. L'analyse des réunions politiques et des interviews
télédiffusées », Politix, 1995, No.31, p. 77-112.
18Pour des éléments de théorie sociologique relatifs à l'usage des émotions en société, Cf. Patricia PAPERMAN,
Ruwen OGIEN, La couleur des pensées. Sentiments, émotions, intentions, Paris, Éditions de l'EHESS, 1995.
Pour les résultats interprétés d'une enquête empirique sur les formes d'émotions recevables publiquement, Cf.
Luc BOLTANSKI, Marie-Noël GODET, « Messages d'amour sur le Téléphone du dimanche », Politix, 1995,
No.31, p. 30–76.
19D'après Carl Hempel, le concept théorique est un « noeud d'un réseau de relations mutuelles systématiques
dont les lois et les principes théoriques forment les fils ». Cf. Carl HEMPEL, Éléments d'épistémologie, Paris,
Armand Colin, p. 187.
20Carl HEMPEL, Op. Cit., p. 109.

12
tirer pour accéder à l’objet « débat politique » sur lequel tester la théorie retenue. Le choix
développé ici consiste à suivre les critiques habituellement adressées aux organisateurs des
débats2 1 . Ces critiques précisent le rôle des débats dans la société, leur assignent une position
où ces débats « devraient être ». Elles disent beaucoup sur ce que le débat produit, et sur la
manière qu’il a d’intégrer ces critiques dans son fonctionnement propre 2 2 . Or, suivre une piste
dans la dense et luxuriante végétation critique qui prospère autour des débats politiques à la
télévision n’a rien d’aisé. Comment trouver une consistance commune à des critiques qui
émanent de tous les secteurs du monde social, prolongeant ces espaces de discussion par des
« discussions sur la discussion » ? A ce titre, les critiques qui ont en commun d’être reconnues
et discutées par les acteurs eux-mêmes ont été privilégiées dans la discussion, soit qu’ils les
discutent, soit qu’ils les disqualifient, puisque faire l’effort de disqualifier une critique, c’est
déjà la reconnaître.

On distinguera trois genres de critiques remettant en question les débats politiques à la


télévision. Le premier genre rassemble le tronc commun des critiques « savantes » sur les
débats politiques dans les médias, d’une consistance et d’un enjeu central pour la présente
étude. Ce premier bilan critique appelle à étudier les dispositifs et la construction sociale des
débats politiques. Il s’agit d’étudier in situ dans le détail les mécanismes sociaux par lesquels
ces débats enferment leurs participants à la pluralité des représentations du réel. Une
recherche in situ permet d’éviter l’illusion d’un Univers statique que produit un regard trop
lointain. Nonobstant ses nombreux biais, elle permet d’observer de près comment les acteurs
des débats télévisés s’appliquent, à leur manière, à résister à cette fermeture. Elle permet enfin
d’aborder avec circonspection le second genre de critiques, où je rassemble les controverses
opposant journalistes, experts et pouvoir politique. Cette critique se mobilise dans les
situations d’épreuve, celles où un événement politique conduit les participants de ces débats à
réorganiser leurs positions respectives, à interroger la routine qui tient ensemble le dispositif
« débat ». Une des épreuves récurrentes de ces débats, est leur relation d’adversité vis-à-vis
des entrepreneurs de « médias alternatifs ». Hier « radios libres », aujourd’hui blog, web radio
ou web télévision, ces « nouveaux médias » développent un discours auquel les différents
intervenants des débats politiques à la télévision se montrent attentifs. Les prises de paroles

21Le choix de suivre les critiques couramment exprimées sur un objet social comme point de départ d'une
réflexion sur cet objet se rapproche de la conception de l'activité scientifique exprimée par Bruno Latour. Cf.
Bruno LATOUR, L'espoir de Pandore : Pour une version réaliste de l'activité scientifique, Paris, La Découverte,
2007.
22Sur la construction de la profession de « journaliste » dans sa relation aux critiques qui lui sont adressées, Cf.
Cyril LEMIEUX, Mauvaise Presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques,
Paris, Metailié, 2000, p. 23-70.

13
publiques de ces entrepreneurs de « nouveau médias » s’en prennent aux médias « établis » et
développent un discours classique d’outsider. Leur représentation des mass médias français
est celle d’un tout englobant. La force et la reconnaissance publique de ce discours, et ses
« effets de réels » à une époque où Internet et les journaux gratuits incitent les journalistes de
médias plus « classiques » à repenser leur pratique, invite donc à prendre au sérieux ce genre
de critique, et à étudier la déclinaison synchronique d’un même débat politique dans plusieurs
médias, sans se restreindre à la seule étude du média « télévision ».

2.1. La « critique savante » de la fermeture des débats


médiatiques

Le terme générique de « critique savante » rassemble ici un tronc commun de critiques


exercées depuis la communauté universitaire contre les débats politiques à la télévision. Cette
critique pose comme premier geste de relever la position des débats médiatiques dans
l’activité plus générale de l’activité représentative ; la critique de ces débats s’inscrit dans une
critique plus général du gouvernement représentatif2 3 . Sans chercher à résumer en quelques
phrases la variété des travaux portant ce genre de critique, on distinguera trois aspects réputés
communs à la représentation politique et à sa mise en scène médiatique : la « fermeture » des
débats politiques, les « prénotions » qui y sont mises en scène, et sa « marchandisation »
croissante. La critique des « prénotions » mises en scène dans les débats politiques dans les
médias participe de cette confusion, présentée au début de mon propos, entre les discours
médiatiques et les discours universitaires. Elle juge les uns à l’aune des autres, sans tenir
suffisamment compte de leurs spécificités, et conclut en général que le discours médiatique
fonctionne par « prénotions »2 4 , tandis qu’un discours universitaire bien agencé embrasse
pleinement son objet.

Si sa principale qualité est de mettre en avant le travail de savoir cumulatif de la


science, et de parer aux critiques relativisantes dirigées contre lui, son usage offensif est plus
limité. Un tel discours critique des « prénotions » de la société, et plus précisément des débats
politiques dans les médias, estime-t-il que les discussions médiatisées conviant des citoyens
ordinaires devraient être menés selon les normes qui prévalent pour les productions
universitaires ? Comment alors concilier cette exigence avec celle d’une plus grande
23Je reprends ici la distinction faite par Bernard Manin entre « gouvernement représentatif » et « démocratie ».
Cf. Bernard MANIN, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1997.
24Cette opposition est notamment développée dans le livre de Pierre Bourdieu consacré à la télévision française.
Cf. Pierre BOURDIEU, Sur la Télévision, Paris, Raisons d'Agir, 1996.

14
ouverture des débats aux citoyens les moins compétents 2 5 ? Surtout, cette critique pose en
principe que les critères de jugement de la communauté scientifique tirent leur qualité d’une
évolution faite d’un jeu interne d’appréciation par les pairs. Or, de nombreuses innovations
scientifiques parmi les plus heureuses se sont faites de l’extérieur, et pour partie avec l’appui
de la presse. La carrière de nombreux « rénovateurs » de l’université française des années
soixante s’est ainsi orientée contre les « mandarinats » les plus orthodoxes de l’université
française, affirmant leurs thèses par des prises de position publiques sur les enjeux du monde
social comme la psychiatrie, l’école, la colonisation 2 6 . La séparation entre l’université et le
milieu journalistique, toute réelle et souhaitable qu’elle soit, n’est pas fondée sur une
incompatibilité de collaboration2 7 .

Les enjeux d’une mise à distance de l’objet. La mise à distance des enjeux et
des usages des différents acteurs des débats télévisés constitue à la fois la grande force de
la thèse d’Éric Darras2 8 , ainsi que sa principale faiblesse. L’auteur choisit de prendre au
mot les journalistes de débats télévisés – et particulièrement l’un d’entre eux, le
« médiacrate » autoproclamé François-Henri de Virieu – lorsqu’ils affirment pouvoir
inviter n’importe quel personnage politique à leur émission, et ainsi bouleverser à leur
guise le jeu politique. Ce discours dominateur vis-à-vis du personnel politique n’est
qu’apparence. L’auteur distingue les signes que les journalistes de débat donnent de la
maîtrise de leur émission, et le caractère dominé de leurs invitations – les structures
partisanes leur imposant leurs choix. En détaillant la liste des invités aux émissions
L’Heure de vérité et 7 sur 7, l’auteur établit plusieurs corrélations entre l’importance
électorale d’un parti politique, le statut du personnage politique dans ce parti et le nombre
de fois ou ces émissions l’invitent. En se mettant ainsi à distances des « prénotions
médiacratiques », Éric Darras choisit une focale critique : le respect de la règle du jeu
entre politiques et journalistes deviennent des « bienséances », la maîtrise des appareils

25Pour une critique de la catégorie de "journalistes" développée dans Sur la Télévision, Cf. Philippe
MARLIÈRE, « The rules of the journalistic field : Pierre Bourdieu's contribution to the sociology of the media »,
European Journal of Communication, vol.13:No.2, p.219-234.
26Pour une présentation polémique de cette thèse, Cf. Geoffroy DE LAGASNERIE, L’Empire de l’université.
Sur Bourdieu, les intellectuels et le journalisme, Paris, Amsterdam, 2007.
27Le travail de Luc Boltanski, Yann Daré et marie-Ange Schiltz sur les archives de lettres de dénonciations
préalablement constituées par Bruno Frappat, chef de service « Société » au quotidien Le Monde, est de l'aveu de
Boltanski un point important de l'évolution de sa réflexion sur les différentes catégories de perception à l'œuvre
dans la fabrication de la société. Cf. Luc BOLTANSKI, Yann DARRÉ, Marie-Ange SCHILTZ, « La
dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales, 1984, Vol. 51, p. 3 - 40.
28
Cf. Éric DARRAS, L’Institution d’une tribune politique. Genèse et usages du magazine politique de
télévision, thèse sous la direction du Professeur Jacques Chevallier soutenue le 14 janvier 1998 à l’Université de
Paris 2.

15
politiques devient une « domination ». Cette focale produit un mélange de répulsion et de
curiosité. On est tenté d’en savoir plus sur ces mœurs politiques, puisque la distance
« objective » choisie renforce les effets d’exotisme. Or, le fait de se rapprocher de cette
communauté dissous le charme : on est alors face à des êtres humains, aux activités
ritualisées, compréhensibles. Ce rapprochement permet seul de distinguer les détails de la
production de ces débats. Ces détails et eux seuls permettent de comprendre le ressort qui
fait que cette construction sociale » tient bon : en quoi, dans le cadre partagé des règles
du jeu politique, le journaliste de débat exerce de fait une fonction critique vis-à-vis du
personnel politique. Une étude distanciée, statistique, offre certes des armes à la critique
d’un microcosme. Mon hypothèse est que seule une recherche rapprochée peut offrir des
éléments constructifs face aux problèmes que la critique pose.

Qu’en est-il de la critique du caractère « marchand » de ces débats ? Elle pointe un fait
réel : le déséquilibre actuel des forces en présence dans les médias, et particulièrement à la
télévision, en faveur de la logique marchande 2 9 . Cette critique pointe que si d’autres logiques
y prennent place, telles que la logique « civique » de représentation des parties concernées, ou
la logique « inspirée » de la saisie de l’instant, elles y sont moins représentées. Cette critique
prend pourtant insuffisamment en compte le contexte général de son énonciation. Dans la vie
quotidienne des pays occidentaux, la plupart des décisions se prennent aujourd’hui en termes
marchands, y compris dans les espaces sociaux qu’on penserait protégés de cet état de fait 3 0 .
Or, le développement des médias a historiquement accompagné l’essor du capitalisme. Ce
constat conduit à penser qu’un refus de l’hégémonie du rapport marchand dans les médias
doit considérer la presse, la radio et la télévision comme des espaces sociaux où la
marchandise est cantonnée à une fonction précise, et en cela partiellement domestiquée 3 1 . Sur
ce point, les analyses anglaises des media studies développent une critique parfois tout aussi
radicale de la marchandisation du débat public. Les travaux de Ralph Négrine, de Paddy
Scannel ou de Jane Stokes se focalisent sur les effets de la transformation du capitalisme dans

29Une reconstitution de la logique marchande où « les actions sont mus par les désirs des individus qui les
poussent à posséder des objets, des biens rares dont la propriété est inaliénable » est développée de façon
convaincante dans Luc BOLTANSKI et Laurent THÉVENOT, De la Justification, Paris, Métailié, 1988, p. 244
252.
30Le discours d'un évêque faisant le constat que l'Église catholique se doit désormais de prendre en compte la
logique marchande dans son rapport au monde est reproduit et commenté dans Pierre BOURDIEU, « Le rire des
évêques », in Raisons Pratiques – Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994a, p. 202-213.
31L'exemple type d'une analyse abstraite de la « marchandisation de l'espace public » est donnée par l'ouvrage
fondateur de Jürgen Habermas, dont les conclusions conformes aux opinions dominantes chez les théoriciens de
l'Ecole de Francfort, font l'impasse sur les travaux effectués à cette époque sur la réception des objets culturels,
dans la lignée des Cultural Studies. Cf. Jürgen HABERMAS, L'espace public : archéologie de la publicité
comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, Paris, 1997.

16
les médias anglais : l’affaiblissement du syndicat national de l’édition par Margaret Thatcher,
le financement exclusif de la BBC par la redevance audiovisuelle ou l’existence de chaînes
TV privées britanniques depuis un demi-siècle. Eux mêmes se positionnent en général dans
un soutien à la cause du service public britannique, soit en rappelant que l’attachement de la
Couronne à ce fonctionnement s’inscrit dans une cohérence politique générale des fondements
culturels du Commonwealth3 2 , soit en formulant des compromis pour faire tenir ensemble
l’exigence d’un service public spécifique et le libre choix individuel 3 3 . La position
intellectuelle consistant à critiquer le caractère « marchand » des médias se fait en général
plus circonspect et nuancée, inspirée sur ce point par les analyses d’Antonio Gramsci relues
par l’école des Cultural Studies3 4 . Elle tranche avec l’existence d’une attitude intellectuelle
dominante au sein de l’espace public français, qui conjugue pessimisme technologique et
élitisme politique, et qui trouve dans la vision négative des « industries culturelles » forgée
par Adorno et Horkheimer dans leur lutte contre la machine de propagande national-socialiste,
une justification intellectuelle et une motivation affective3 5 .

L’atout majeur de cette « critique savante » tient en revanche dans la critique de la


« fermeture » des débats médiatiques. Celle-ci affirme que les mises en scènes de débats
accueillant des citoyens « ordinaires » ne répondent pas aux exigences d’honnêteté et de
représentativité que ces arènes se fixent elles-mêmes. Soutenue par de nombreux dispositifs
industriels (statistiques sur les temps de paroles et le nombre d’invitations des uns et des
autres), appuyée par un argument descriptif massif (la disparition progressive du Parti
Communiste Français qui valorisait du temps de sa puissance la figure ouvrière dans les
médias3 6 ), cette critique tend à prouver deux faits : les débats médiatiques n’accueillent que

32C'est l'approche privilégiée par Paddy Scannel dans son étude de l'usage de la notion de « public service »
dans les rapports successifs établis par les « watchdogs » de la BBC depuis sa naissance. Cf. Paddy
SCANNEL,» Public Service Broadcasting : the History of a Concept », in Edward BUSCOMBE, British
Television – a Reader, Oxford University Press, 2000. p. 45-62
33On retrouve cette approche dans l'article d'Andrew Crisell, dont les conclusions se présentent comme autant de
pistes possibles pour un refinancement de la BBC qui respecterait ses principes fondateurs – et notamment le
refus de toute publicité. Cf. Andrew CRISELL,» Broadcasting : Television and Radio », in Jane STOKES, The
Media in Britain - Current Debates and Developments, London, MacMillan Press, 1999. p. 61.
34Pour une réflexion sur le bilan des Cultural studies, la place de la culture dans les sociétés contemporaines et
les perspectives des sciences sociales face à cet objet, Cf. David CHANEY, The Cultural Turn, London,
Routledge 1994. Cité par Armand MATTELART et Erik NEVEU, « Cultural Studies's Storie. La domestication
d’une pensée sauvage ? », Réseaux, 1996, No. 80.
35Pour une lecture critique de l'ouvrage de Jurgen Habermas, qui appelle à la recherche « d'espaces publics
partiels et pluriels, où les agents sociaux manifestent des compétences citoyennes variables », Cf. Erik NEVEU,
« Les sciences sociales face à l'espace public, les sciences sociales dans l'espace public », in Isabelle PAILLART
(dir.), L'Espace public et l'emprise de la communication, Grenoble, Ellug, 1995.
36Sur la valorisation de la figure ouvrière – et des militants issus de la classe ouvrière – par le Parti Communiste
Français, Cf. Bernard PUDAL, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de la
Fondation nationale des sciences politiques, I989.

17
les citoyens les mieux dotés en ‘capital culturel’ tandis qu’ils sous-représentent les population
les moins bien défendues politiquement (classes populaires, femmes, immigrés 3 7 ) : soit en ne
les invitant pas, soit en les cantonnant dans des rôles stéréotypés3 8 .

En plus d’être scientifiquement fondée, cette critique touche juste. Elle s’attaque à un
point faible du mode représentatif de gouvernement. Dans les démocraties occidentales, ou
« gouvernements représentatifs », les journalistes se sont progressivement imposés, face au
déclin des partis, comme des organisateurs neutralisés du débat politique. Journalistes,
éditeurs de journaux, animateurs et directeurs d’antenne sont tenus par leur fonction de
donner à l’électeur les moyens d’un choix éclairé sur le meilleur gouvernement possible 3 9 . La
critique de la fermeture des débats politiques est donc d’autant plus efficace qu’elle se doit
d’être reconnue par les professionnels des médias eux-mêmes, qui mettent régulièrement en
avant leurs efforts pour fournir une information politique représentative. Cette critique
amènera donc à s’interroger sur le « degré d’ouverture » des débats politiques dans les
médias, « ouverture » qui doit plutôt se penser en termes de « représentativité » pour rester
cohérente avec le fonctionnement représentatif de ces débats. Or, l’exigence de
représentativité est au cœur du système social qui structure les croyances, les dispositifs et les
rhétoriques des organisateurs de débats, et de la majorité du corps journalistique4 0 .

Les usages sociaux de la critique des médias. Impossible ici de citer l’ensemble
des travaux consacrés à la recension critique de la fermeture des médias, et des débats
politiques dans les médias intégrant des auteurs universitaires. La diversité et la quantité
37 Pour une étude de cas analysant les discriminations en termes de classe, de « race » et de genre dans plusieurs
talk-shows américains, Cf. David CROTEAU, William HOYNES, By Invitation Only: How the Media Limit
Political Debate, New York, Common Courage Pr 1994. Sur la représentation des « minorités visibles » dans les
médias français, Cf. Didier FASSIN, De la question sociale à la question raciale ? : Représenter la société
française, Paris, La Découverte, 2006.
38Sur la stigmatisation des populations modestes dans les reportages sur les quartiers populaires, Cf. Patrick
Champagne, « La vision médiatique », in Pierre BOURDIEU (dir.), La misère du monde, Paris, Le Seuil, 1993,
p. 61-69. Sur l'existence contemporaine des classes populaires et son invisibilité, Cf. Stéphane BEAUD, Joseph
CONFAVREUX, Jade LINDGAARD, La France invisible, Paris, La Découverte, 2006.
39
Cf. Bernard MANIN, Op. Cit. Ce système est celui de la « démocratie d'opinion », dans laquelle Bernard
Manin suppose que nous sommes entrés avec le déclin de la « démocratie des partis ». L’auteur insiste sur le fait
que les médias peuvent prétendre par leur vocation de neutralité à arbitrer des élections où un nouveau type
d’électeur, indécis, intéressé par la politique et informé, se décide en observant le débat via les médias. On voit
donc la force d’une critique - et, ce faisant, sa popularité, comme en témoigne le succès de librairie des
« Nouveaux Chiens de Garde » de Serge Halimi - qui, en affirmant que les médias sont fermés à certaines
opinions, mine leur légitimité à mettre en scène le débat électoral. Cf. Serge HALIMI, Les Nouveaux Chiens de
Garde, Paris, Raisons d'Agir, 1997.
40Parmi les multiples manifestations de cette exigence d'ouverture, signalons la pétition lancée le 7 février 2007
de l'« Appel des journalistes de l'audiovisuel public pour des débats contradictoires », demandant « l'organisation
de débats contradictoires entre les candidats avant le premier tour de la présidentielle et l'égalité des temps de
parole pour les candidats représentant un courant politique ». Cf. « Les journalistes du service public veulent des
débats politiques », Daniel PSENNY, Le Monde, 02.03.07.

18
d’ouvrages disponibles sur la question est un signe fort de la légitimité de cette critique.
De fait, ce mouvement critique occasionne dans de nombreux pays la création de
groupements politiques exclusivement consacrés à la surveillance des disparités
observables dans le flux médiatique. Le réseau d’activistes américains F.A.I.R (Fairness
and Accuracy in Reporting), créé en 1986, fait figure de pionnier. Adossé au premier
amendement de la Constitution américaine, le collectif compte de nombreux
universitaires parmi ses membres fondateurs 4 1 . Il se donne explicitement pour but
l’introduction réformatrice d’une plus grande diversité dans les médias : « We work to
invigorate the First Amendment by advocating for greater diversity in the press and by
scrutinizing media practices that marginalize public interest, minority and dissenting
viewpoints. As an anti-censorship organization, we expose neglected news stories and
defend working journalists when they are muzzled ». En plus de son site Internet,
l’association F.A.I.R publie le magazine Extra ! et une émission hebdomadaire
CounterSpin, présentée comme « The show that brings you the news behind the
headlines », répondant ainsi en termes journalistiques à une demande sociale
d’explicitation des logiques du système médiatique.

L’approche collective et systématique de ce réseau de chercheurs américains


semble avoir inspiré la création en France du collectif ACRIMED (Action-CRItique-
MEDias), qui se présente comme « Un observatoire des médias » qui « réunit des
journalistes et salariés des médias, des chercheurs et universitaires, des acteurs du
mouvement social et des « usagers » des médias. Elle cherche à mettre en commun
savoirs professionnels, savoirs théoriques et savoirs militants au service d’une critique
indépendante, radicale et intransigeante »4 2 .

2.2. La « critique politique » des débats dépolitisés

Le second genre de critique est formulé par les élus et les responsables politiques vis-
à-vis de la mise en scène du politique dans les médias. Elle critique la mise en scène des
médias au nom d’arguments civiques portant sur le rôle politique des médias dans la
collectivité4 3 . Souvent énoncée par des associations, des porte-parole officiels de partis ou de
41Parmi les plus éminents, citons le linguiste Noam Chomski et le politologue William Hoynes.
42Le mouvement se revendique explicitement de « l'appel de 1995 » lancé entre autres par Pierre Bourdieu.
43Pour un exemple idéaltypique de cette critique, Cf. Roger-Gérard SCHWARTZENBERG, L'Etat-Spectacle.
Essai sur et contre le Star-System en politique, Paris, Flammarion, 1977. Pour une critique de la vocation
« scientifique » de l'ouvrage, Cf. Pierre FAVRE, « Note critique », Revue Française de Sociologie, Vol. 19, No.
4, 1978, p. 624-628

19
syndicats et reprise à l’occasion par des journalistes politiques elle accuse les médias de ne
pas suffisamment faire intervenir les citoyens sur des problèmes collectifs débattus par le
champ politique, et de les faire intervenir trop souvent sur des terrains dont le personnel
politique ne peut pas se saisir. Elle oblige les tenants des arènes médiatiques à se justifier sur
leurs choix éditoriaux, soit par sondages ou études marketing, soit par arguments théoriques.
La « critique militante » est consistante, mais son usage reste tactique : les interventions
politiques dans les médias prennent en général la forme de ‘coups de force’, de ‘pressions’
médiatisées par des arguments rendus publics. Ce mode opératoire renvoie ipso facto à la
principale exigence de la critique « militante » des débats médiatiques : que ses militants, ses
thèses soient représentées, que la représentation médiatique du débat politique serve sa cause.
De fait, nombre de ces acteurs viennent porter cette critique dans les arènes mêmes dont elles
reprochent la dépolitisation, s’assurant ainsi qu’une parole énoncera des propos politisés.
Cette critique enlève d’une main ce qu’elle donne de l’autre. Tandis qu’elle donne à voir le
caractère foncièrement commerçant de l’activité journalistique : les responsables de médias
répondent en général à ce genre de critique par l’« Audimat » ou les enquêtes marketing, en
affirmant rendre le questionnement politique plus attractif. Par là même, elle montre la tension
qui parcourt l’activité journalistique, entre contraintes d’un système capitaliste et activité
« civique » de représentation.

Au mois d’avril 2006, Arnaud Montebourg, député (Parti Socialiste) de Saône-et-


Loire, lance une pétition auprès des députés. Destinée au CSA, la pétition s’attaque au
« politique spectacle sur le petit écran », et réclame plus de débats politiques sur les
chaînes publiques et privées. Dans une interview au magazine Télérama4 4 , l’élu affirme
boycotter désormais toutes les émissions de divertissement - « après, ajoute la journaliste,
les avoir amplement testées ». Arnaud Montebourg explique dans cet article que « notre
pays doit affronter de plus en plus de problèmes, et nous avons nous, les politiques, de
moins en moins d’outils pour en débattre publiquement ». La journaliste lui oppose que
«les hommes politiques sont aussi responsables de cette marginalisation. Votre langue de
bois plombe l’audimat ! ». Arnaud Montebourg répond par deux arguments. Celui du
« désir de politique » des français, qu’il « sent » mieux que les responsables de chaînes.
Et celui de la raison d’État : « Audimat ou pas, la nation a le droit d’avoir une exigence
démocratique envers sa télévision ». La journaliste lui fait ensuite témoigner sur ses
nombreuses expériences dans les émissions de « talk-show ». Le député relate son
44Interview réalisée par Emanuelle Anizon, intitulée « C'est décidé, je boycotte », publiée dans Télérama
N°2937, 26 avril 2006.

20
malaise au cours de l’enregistrement de sa dernière émission « chez Stéphane Bern,
allongé sur un divan » : « Quand j’ai voulu parler de mon livre sur la VIème République,
j’ai dû accepter qu’on évoque mon physique, ma femme etc. ». Le dernier tiers de
l’interview effectue une montée en généralité radicale, où le député englobe le CSA,
Béatrice Schonberg dans sa condamnation du jeu politico médiatique Arnaud
Montebourg achève son interview par cette déclaration : « Il est temps que cela change ».
Le magazine appelle en incipit à retrouver l’appel d’Arnaud Montebourg sur un site
Internet4 5 , qui n’est autre que le site Internet du courant du Parti Socialiste auquel
appartient Arnaud Montebourg. Cet exemple de « rénovation » du jeu politico médiatique
intègre plusieurs dimensions du jeu politique, dont la critique des débats télévisés n’est
que la plus visible.

Cette critique pointe la dépolitisation du paysage audiovisuel jusque dans ses espaces
consacrés au politique. Comment, dans ce cas, étudier un débat politique sans risquer d’y
trouver un contenu, des échanges n’ayant qu’un trop lointain rapport avec une réflexion sur la
nature du bien commun et les conditions du vivre ensemble ? Une solution consiste à étudier
ces débats politiques dans des conjonctures politisées, des conjonctures où des problèmes
politiques constituent à la fois une priorité de l’agenda médiatique 4 6 , et un sujet de
mobilisation pour les professionnels du politique. Les situations d’épreuve amènent les débats
politiques médiatiques à aborder des problèmes politiques, ne serait-ce qu’aux occasions où
tous les médias parlent de politique. D’autre part, ces conjonctures conduisent les débats
étudiés à se conformer plus strictement à leur principe « d’ouverture », c’est à dire à ouvrir
leur espace de discussion à une plus grande variété d’acteurs. On peut supposer par
conséquent que l’éventail des intervenants aux débats lors de ces conjonctures pourrait être
sensiblement élargi, par rapport à des situations plus routinières où les interventions dans les
débats est pour l’essentiel le fait d’intervenants chevronnés.

2.3. La « critique entrepreneuriale » du microcosme médiatique

Une troisième forme de critique, portée par les animateurs de médias alternatifs,
développe une forme de « critique entrepreneuriale » contre les débats télévisés. Ces

45L'appel est consultable sur le site Internet www.renover-maintenant.org.


46Les élections présidentielles, les référendums mais aussi les occasions de scandales politiques constituent un
exemple de cette pression du jeu politique sur l'agenda des émissions de variété. Sur les mécanismes d'« agenda
setting », théorie américaine des années 1970 récemment revisitée par un de ses concepteurs, Cf. Maxwell MC
COMBS, Setting the Agenda: The News Media and Public Opinion, Cambridge, Polity Press, 2004.

21
entrepreneurs, animateurs de blogs ou journalistes de web radio critiquent la connivence et les
censures des mass médias depuis leur propre médium 4 7 . On distingue deux formes de
critique : une critique de « droit de réponse » au système et une critique de fond. La critique
de « droit de réponse » crée des petits débats dans le grand débat, propose des avis inédits,
prolonge le débat de la presse. Si des millions de blogueurs anonymes la pratiquent, seules
quelques personnalités du journalisme, de la politique ou de l’industrie parviennent à s’y faire
entendre. Leurs blogs n’existent et ne sont promus en général que par les médias traditionnels
et les réseaux militants4 8 . Le second pôle de ces « médias alternatifs » est composé d’acteurs
très politisés, déterminés à produire une structure médiatique « révolutionnaire » qui se
propose de remplacer les médias traditionnels4 9 .

Quel enseignement tirer de cette critique, quant à l’orientation à donner à cette


enquête ? Sans doute le fait que les débats politiques dans les médias ne sont pas réductibles à
un format, celui de l’émission télévisée. Cette critique rappelle avec force que la notion de
« débat », si on veut la prendre au sérieux, ne peut se penser au prisme d’un média donné.
D’une part, parce que cette critique montre que les acteurs de ces débats « alternatifs »
interviennent dans différents médias, ce qui invite à prêter attention aux ajustements de leur
discours quand ils passent d’un média à un autre. D’autre part, parce que les débats télévisés,
et particulièrement les plus suivis, ceux des grandes chaînes de télévision publique,
constituent dans un certain sens un objet « limite ». L’heure de diffusion télévisée nécessaire à
l’organisation d’un débat est l’espace médiatique parmi les plus onéreux. On peut donc
supposer que le prix de revient de ces émissions conditionne à plus d’un titre (durée, rythme,
qualités exigées) leur développement. Une attention aux débats tenus dans des espaces moins
coûteux permet ainsi d’être attentif aux conséquences du prix de la diffusion sur la parole
politique.

47L'entrepreneur Loïc Le Meur, chef d'une entreprise liée à Internet et auteur d'un blog à vocation politique,
annonce sur la page de garde de son blog : « Les médias traditionnels diffusent des messages, les blogs
démarrent des discussions » : http://loiclemeur.com.
48Tous les sites internet des médias traditionnels comprennent une section « blogs », qui contient une liste de
blogs que l'internaute peut consulter. Certains blogs ont été popularisés par les réseaux militants organisés autour
d'une échéance politique, comme le blog d'Etienne Chouard sur le « Non » au traité constitutionnel, crédité de
30.000 connexions quotidiennes. Cf. Portrait d' Etienne Chouard par Ariane CHEMIN, Le Monde du 12 mai
2005 ; ou le blog sus-cité de Loïc Le Meur, plateforme militante sur Internet de la candidature à la présidence de
la République du candidat de l'UMP Nicolas Sarkozy. Cf. « 15 blogueurs leaders d'opinion sur la toile », Le
Monde, 7 avril 2006.
49L’exemple le plus connu étant le site Internet multilingue « Indymédia », plateforme de médias alternatifs créé
suite au mouvement de protestation contre la tenue d'un sommet de l'OMC à Seattle en 1999 :
www.indymedia.org.

22
3. Ma méthode d’enquête

La piste des critiques oriente ce travail dans une sociologie de débats politiques à la
télévision en situation d’épreuve comparée avec d’autres médias. Quelle forme de sociologie
privilégier, la « sociologie » étant un domaine disciplinaire hétérogène aux méthodes souvent
incompatibles ? Une théorie utile à cette recherche doit prendre en compte la notion
« d’épreuve », et permettre de comparer plusieurs dispositifs médiatiques. Une revue des
principales thèses soutenues sur les débats politiques à la télévision facilite ce choix en offrant
une vision cohérente du phénomène « débats politiques » tel qu’il existe dans la communauté
scientifique.

3.1. Les autres thèses sur les débats politiques à la télévision

Sur le sujet des débats télévisés où interviennent des personnalités politiques, deux
thèses incontournables ont été soutenues ces dix dernières années. La première est celle de
Sébastien Rouquette, soutenue en 20005 0 . C’est essentiellement une thèse de linguistique, qui
cherche à isoler une forme très vaste nommée « débat télévisé », dans ses occurrences les plus
diverses. Elle prête peu d’attention au personnel politique sur les plateaux des émissions
étudiées. Son objet, le « débat », englobe l’ensemble des discussions à plusieurs ayant lieu
toutes catégories sociales et toutes professions confondues. Sa description comparée de
plusieurs dizaines de débats étudiés sur ces cinquante dernières années dessine un paysage
télévisuel français à l’évolution rapide. Elle contient en revanche très peu d’informations sur
les normes que les acteurs de ces « débats télévisés » adoptent pour construire leurs
émissions. Sébastien Rouquette s’est basé pour l’essentiel sur des sources secondaires pour
définir les motivations des journalistes de ces débats. L’auteur n’a pas effectué de démarche
d’entretien ou d’observation pour corroborer ses hypothèses. Sa thèse s’inscrit en ce sens dans
la lignée des travaux français sur le politique, qui ont longtemps favorisé une étude des textes
et des discours, au détriment des études de situations, de rhétorique et de jeux d’acteurs 5 1 .
Cette école d’analyse est toujours vivace, et s’est renouvelée il y a une quinzaine d’année par
l’apport de la sémiologie, qui étudie les productions radio et télévisées comme des textes avec

50Sébastien ROUQUETTE, L'espace social télévisé. Logiques sociales, professionnelles et médiatiques des
débats télévisés, thèse sous la direction de François Jost, professeur d'information et de communication à
l'Université Paris III-Sorbonne Nouvelle.
51Sur la tendance forte de la science politique française à s'axer sur l'analyse de discours, Cf. Erik NEVEU, « La
Communication Politique : Un chantier fort de la recherche française », Polis, N°5, 1998.

23
leurs codes, leurs schèmes et leurs objets propres. Si elles font parfois usage de réflexions
sociologiques, ces analyses sont essentiellement centrées sur l’étude fine des interactions des
discours. Or, ce qui se dit et ce qui se joue dans ces arènes peine à être finement compris à
partir de règles du discours ordinaire, puisque le discours y est contraint par des règles propres
à chaque arène médiatique5 2 . Pour comprendre ce qui se dit et ce qui se fait dans ces débats, il
faut donc connaître les règles que les acteurs se donnent précisément à eux-mêmes. C’est
pourquoi il s’agira ici d’étendre la notion de grammaire et de faute grammaticale au
comportement des acteurs hors des arènes médiatiques.

La seconde thèse sur les débats politiques à la télévision française a été soutenue en
1998 par Éric Darras5 3 . Sa thèse démontre la soumission systémique des journalistes au
personnel politique invité dans certains débats télévisés, qu’il « objective » sous le terme
« tribune politique ». La thèse d’Éric Darras se donne les interactions politico-journalistiques
pour objet d’étude, et replace l’activité « débats télévisés » dans le cadre plus général des
préoccupations entre cet objet et d’autres objets politiques, notamment par l’histoire de ces
ébats et la trajectoire sociale des acteurs 5 4 . Enfin, Éric Darras s’est rendu à « une quinzaine de
reprise » et a effectué « une dizaine d’entretiens » avec le personnel travaillant dans ces
débats. Sa démarche comparatiste l’a amené à récupérer à Berkeley (USA) des
enregistrements d’émissions américaines. Le travail d’Éric Darras diffère cependant de mes
recherches sur deux points. D’une part, l’objet étudié n’est pas exactement le même, tant du
point de vue théorique que pratique. Les émissions télévisées étudiées par Éric Darras ont en
commun de constituer le personnel politique invité en vedette et attraction principale de
l’émission, ce qui fait de lui un acteur privilégié de son déroulement. Mon travail ne met pas
le personnel politique au centre de l’émission. Il y est généralement présent, rarement
majoritaire, mais le dispositif ne tourne pas autour de sa personne, ni de ses informations.
D’autre part, si Eric Darras s’intéresse à l’analyse des conditions sociales de production et à
l’argumentation des producteurs de débats télévisés, il centre son analyse sur les propriétés
sociales des acteurs en présence. Ceci l’amène à décrédibiliser à l’avance le résultat de ses
entretiens, à ne pas circonstancier ses observations participantes, et à ne citer les interactions

52Pour une analyse des comparaisons des arènes médiatiques et de leurs propriétés spécifiques, Cf. Bastien
FRANÇOIS et Érik NEVEU (dir.), Espaces publics mosaïques. Acteurs, arènes et rhétoriques des débats
publics contemporains, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999.
53Eric DARRAS, L’institution d’une tribune politique. Genèse et usages du magazine politique de télévision,
Doctorat de sciences politiques de l’Université de Paris 2, soutenu le 14 janvier 1998, sous la direction du
Professeur Jacques Chevallier.
54Cette étude est faite en grande partie à partir des coupures de presses sur les acteurs qui y interviennent ;
méthode qui offre certes à l'auteur une distance vis-à-vis du personnel étudié, mais n'évite pas les effets de
distorsion et de simplification propre à toute étude prolongée par un matériau de seconde main.

24
et les extraits d’entretiens que comme des illustrations, des conséquences des effets des
« structures structurantes » sur la production des débats. Sa démarche, qui convient à son
objet – l’interaction entre l’élite du journalisme et du personnel politique – me semble moins
adaptée au mien, qui reçoit des intervenants multiples et qui offre surtout une plus large prise
à l’approche ethnographique.

Les conclusions solides de la thèse d’Eric Darras mettent en garde contre la tendance à
l’enfermement des débats politiques sur eux-mêmes. Un débat qui rassemble des journalistes
politiques et des responsables politiques produit un dialogue entre gens aux convictions, aux
lectures et au mode de vie très proche. Il en résulte un débat pour spécialistes attachés à
l’explicitation d’un détail de la vie politique, ou à la communication d’un message en
direction de la communauté des professionnels du jeu politique. En revanche, on peut
supposer que la sélection des points de vue et des arguments sera moins radicale dans un
débat politique comprenant des personnalités ni journalistes, ni élus. Il ne s’agit pas ici de
conclure ici dans une contradiction naïve à la sociologie des champs, à la « liberté » des
journalistes. Le choix d’étudier des terrains où des journalistes mêlent les intérêts de plusieurs
milieux pourrait permettre de comprendre ce qui se passe à la lisière de ces champs, et quelles
ressources propres ces journalistes y trouvent. Quelle est l’activité spécifique du journaliste
vis-à-vis des autres intervenants des débats qu’il anime ? Qu’est-ce qu’il fait qu’eux ne font
pas, et réciproquement ? Il s’agit ici de supposer que le journaliste de débat met en scène un
regard, une vision sur la société. Cette vision sert à rassembler les invités en présence, et à les
faire débattre sur la réalité sociale présentée par le journaliste de débat. Le rôle principal,
spécifique de ce professionnel résiderait donc dans son usage imaginatif des informations, des
codes et des valeurs qu’il travaille à rassembler.

3.2. Sur les autres écoles de sociologie des médias

Deux autres écoles d’analyse des médias qui n’ont pas été discutées avec les thèses
d’Éric Darras et de Sébastien Rouquette ont été ici présentées à des fins de discussions : la
sociologie des organisations médiatiques et la sociologie pragmatique.

Les sociologues des organisations médiatiques. L’ouvrage exhaustif de Michel


Mathien5 5 reste une exception dans ce domaine. La force de son ouvrage est sa reconstitution
du réseau social par lequel les informations transitent au cours de leur cycle de production /
55
Cf. Michel MATHIEN, Les journalistes et le système médiatique, Paris, Hachette, 1992.

25
réception. Michel Mathien explique l’existence d’un fait par sa transmission dans l’immense
chaîne de division du travail constitué par « le système médiatique »5 6 . La structure
organisationnelle des médias est donc l’objet de référence des journalistes, celui à partir
duquel ils pensent le rapport qu’ils entretiennent à leur travail. Cette analyse des organisations
étudie les interactions organisées par le dispositif médiatique. Cette approche permet de
préciser les statuts, l’organisation sociale des acteurs, situant ainsi le journalisme comme
partie prenante d’un système complexe, ramifié et dépendant. Cette approche permet de
décrire finement les dispositifs inventés par les acteurs pour faire face à leurs contraintes
professionnelles. Michel Mathien donne l’exemple de la gestion du temps compté « à
rebours », ou encore les conflits socioprofessionnels nés de l’informatisation du métier
d’informer. Par la même, elle met à jour les handicaps que le système peut constituer pour
l’acteur. L’auteur donne l’exemple de la tradition de formation « sur le tas », paternalisme
bien tempéré qui se traduit par un déficit de préparation des nouveaux journalistes qui
intègrent et progressent alors dans le métier sans aucun recul.

Je chercherais à concilier ici cette rigueur dans la description du dispositif, en intégrant


à cette description la manière dont les acteurs vivent ces contraintes organisationnelles. Dans
le but de ne pas tomber dans le travers décrit par Paul J. Di Maggio et Walter W. Powell, « les
études sur le changement organisationnel et politique produisent de façon récurrente des
résultats qui sont difficiles à accorder aussi bien avec la théorie fonctionnaliste qu’avec celle
de l’acteur rationnel : des administrateurs et des hommes politiques défendent des
programmes qui sont établis mais jamais mis en œuvre ; des gestionnaires recueillent de
manière systématique des informations qu’ils n’analysent jamais ; des experts sont embauchés
non pour conseiller mais pour se justifier. Ces résultats intéressants, fondés sur des études de
cas, ont impulsé de nouvelles recherches pour remplacer les théories rationnelles de la
contingence technique ou du choix stratégique par des modèles alternatifs plus conformes à la
réalité organisationnelle observée par les chercheurs »5 7 . Quelles ressources théoriques
employer pour étudier les ressources des acteurs telles qu’elles s’expriment en situation ?

Les tenants de la sociologie pragmatique. Ces arguments incitent à penser les débats
politiques à partir de la notion de grammaire, c’est à dire de codes sociaux structurés par un

56La sociologie des organisations médiatiques offre ainsi une description cohérente de l'appropriation par les
journalistes des nouvelles technologies de l'information et de la communication. Cf. Michael FOUMELI, «Effets
des technologies nouvelles sur les médias, les journalistes, la diffusion de l'information et les professionnels des
relations publiques », Médiaspouvoirs, No.42, 1996, p.94-100.
57Paul J. DI MAGGIO, Walter W. POWELL, « Le néo-institutionnalisme dans l'analyse des organisations ? »,
Politix, 1997, vol. 10 No.40, p. 113-154.

26
code semblable à celui du discours. L’idée directrice est la suivante : l’observation et les
entretiens avec les acteurs d’une situation donnée permettent, par induction, de décrire une
forme générale des échanges dans le type d’espace étudié. On suppose que cette forme
générale des échanges constitue une règle plus ou moins stricte de comportement dans cet
espace5 8 , ou dans un groupe donné 5 9 , ou dans une situation sociale donnée6 0 . Cette règle
s’impose dans l’analyse sociologique en ce qu’on la pose comme règle structurant une société
donnée. On suppose ainsi que la personne qui ne respecte pas cette règle se voit sanctionnée
par la société, exclu ou marginalisé. Cette approche est ici choisie pour son caractère
relativement lâche, permettant de décrire les interactions entre journalistes et invités des
débats. Puisqu’il s’agit ici de saisir des formes relativement inédites des interactions
médiatiques, mieux vaut ne pas l’enfermer dans une forme trop stricte. De plus, la forme
« grammaire » permet d’analyser les situations sociales situées à des intersections de
l’organisation de la société puisque les acteurs de ces situations peuvent être réputés moins
soumis aux contraintes externes6 1 . Enfin, elle permet une approche compréhensive en prenant
au sérieux les motivations exprimées par les acteurs, ce qui permet de ne pas rejeter
immédiatement comme douteuses les marques de confiance qu’ils peuvent manifester au
cours de démarches ethnographiques.

Cyril Lemieux s’est imposé en quelques années comme le spécialiste des


« grammaires journalistiques ». Son approche « grammaticale » prend en compte les travaux
de Luc Boltanski comme ceux de Goffman, et aborde dans ses travaux l’étude de cas aussi
concrets qu’une interview d’un député à l’Assemblée par un journaliste du Monde, les
démêlés d’un stagiaire parisien dans un quotidien régional ou l’interview télévisée de
Raymond Barre par Alain Duhamel6 2 . En s’appuyant sur la sociologie de la justification de
Boltanski et Thévenot, l’auteur cherche à comprendre « avec bonheur et humanité » les
raisons pour lesquelles les journalistes sont amenés à commettre des fautes dans l’exercice de
leur métier. Mauvaise Presse part du principe que les journalistes vivraient aujourd’hui la fin

58 Ainsi de la « grammaire des échanges » étudiée par Loïc Wacquant dans la salle de boxe d'un quartier
défavorisé de Chicago. Cf. Loïc WACQUANT, Corps et âme, Paris, Agone, 1998.
59 Ainsi de la grammaire très générale proposée par Cyril Lemieux pour décrire les règles générales du
comportement des journalistes. Cf. Cyril LEMIEUX, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail
journalistique et de ses critiques, Paris, Métailié, 2000.
60 Ainsi des derniers travaux de Luc Boltanski portent sur la grammaire de l’engendrement et de l’avortement ;
Luc BOLTANSKI, La Condition Fœtale - Une Sociologie De L'engendrement et de L'avortement, Paris, NRF
essais, 2004.
61 Sur la distinction « contrainte externe / contrainte interne », Cf. Emmanuel KANT,» comment s’orienter dans
la pensée », in Qu’est ce que les lumières ?, trad. Ferdinand Alquié, Paris, Gallimard, 1989.
62
Cf. Cyril LEMIEUX, Id.

27
d’une période de régulation de leur activité fondée sur le double contrôle de l’organisation
professionnelle (pour l’attribution de la carte de journaliste professionnel) et de l’État (pour la
législation codifiant l’exercice de la profession). Les développements récents de la démocratie
et du capitalisme ayant conduit à une remise en cause généralisée des statuts sociaux, les
journalistes "postmodernes" voient de plus en plus leur profession régulée par l’instauration,
au sein même des médias, d’espaces ouverts à la critique. Cyril Lemieux prend lui-même acte
du caractère plus « civilisé » d’une critique « interne » et « située » de l’activité
professionnelle et met en œuvre une méthodologie compréhensive en décidant d’écouter la
façon dont se justifient les journalistes lorsqu’on les interroge sur ces fautes. De là découle un
modèle général de l’action selon lequel les individus suivent dans le cours de leur action des
« grammaires » conçues comme des variations stylistiques autour de métarègles invariantes et
anthropologiques.

La lecture de Cyril Lemieux incite à prendre en compte certains arguments échangés


au cours de la controverse qui a suivi la parution de Mauvaise Presse, le livre tiré de sa
thèse6 3 . Je prendrais d’abord en compte les critiques portant sur son choix radical de prendre
absolument au sérieux le discours des journalistes, et de s’abstraire de toute analyse de rapport
de force qui infléchirait le travail des journalistes au dépends de leur éthique professionnelle.
Si ce parti pris lui permet de parler de règle « des journalistes français » en général, offrant
ainsi à son travail une cohérence et une portée considérable, elle l’amène par certains
moments à étudier son objet comme si les fautes professionnelles des journalistes ne
pouvaient relever que d’une « confusion grammaticale ». Une telle prise de distance vis-à-vis
des conditions de travail au quotidien vécues par les journalistes amène d’ailleurs l’auteur à
fonder son travail sur une méthode sociologique assez discutable. Mauvaise Presse est
construit sur des catégories rarement infléchies par l’observation empirique des journalistes au
travail ou de la littérature sociologique sur ce métier. Sa « grammaire naturelle », sensé
prescrit l’action adossée à des « attractions » non justifiables devant un tiers (ainsi de
l’échange de services, des amitiés...), sa « grammaire publique » qui prescrit d’agir en
s’appuyant sur des « discontinuités » (faits, objets...) ou encore sa « grammaire de la
réalisation », ou principe de réalisme, sont dérivées en droite ligne d’une « théorie générale du
comportement humain » empruntée à la théorie sociologique du début du siècle (Emile
Durkheim, Marcel Mauss).

63 Un débat relevant l’état des critiques existant sur les travaux de Cyril Lemieux a fait l’objet d’une publication
spécifique. Cf. Collectif, « Débats sur un livre – Mauvaise presse de Cyril Lemieux », Réseaux No.105, 2001.

28
Sa méthode ne rend guère justice à l’usage généralement temporaire et descriptif de la
grammaire, qui sert à rendre intelligibles et dynamiques un ensemble d’observations. La
plupart du temps, le lecteur de Mauvaise Presse ne lit plus le récit de journalistes au travail,
mais celui de grammaires à l’œuvre. Mon choix théorique sera donc à l’inverse de celui de
Lemieux sur plusieurs points. D’abord, dans le fait de situer les acteurs dans des situations et
des espaces précis – ce que fait parfois Lemieux, mais toujours dans son horizon général de la
« faute » journalistique. Cette exigence m’amène nécessairement à centrer ce travail de thèse
sur un nombre limité d’acteurs, et à travailler sur un nombre limité de situations, sur un temps
limité et spécifique. Il y a là un danger patent de développer une microsociologie sans portée
générale. C’est pourquoi cette analyse des grammaires des actes et des paroles sera ici
redoublée d’une analyse des échanges de contenu, mettant à l’épreuve les résultats de la
grammaire des situations.

3.3. Sur l’approche du terrain

Positionnés vis-à-vis des plus importantes écoles scientifiques, dotés d’une « famille »
d’outils théoriques, reste à savoir comment aborder le « terrain », le faire parler et lui
soumettre mes hypothèses. J’avancerais quatre principaux points discutés plus en avant. Cette
thèse abordera la construction des débats politiques au plus près de ceux qui la font, dans une
démarche d’ethnographie du politique6 4 . Cette approche très précise qu’implique
l’ethnographie sera ensuite complétée par un rappel historique. Il s’agira ensuite de
déterminer les épreuves politiques à étudier. Puisque la critique « politique » des débats
télévisés incite à suivre la piste des épreuves politiques comme moment de politisation de
l’objet « débat », il s’agira de préciser ici quelles épreuves politiques seront au centre de cette
étude. Enfin, j’étudierais le mode d’interprétation des données. Faut-il employer une méthode
déjà pleinement éprouvée, un cadre théorique supposé achevé, appliqué à un terrain
particulier pour en relever les atouts et les manques ?

Le choix de l’ethnographie. Le choix d’investir ce terrain d’enquête d’une dynamique


ethnographique a été décidé au vu de quatre raisons liées à ma réflexion et mon parcours de
recherche. D’une part, il s’agissait de ne pas se cantonner à une analyse de la télévision qui se
baserait uniquement sur le visionnage d’émissions. Sans doute la création de l’INA en 1987 et
la mise à disposition croissante de ses archives au public offrent aujourd’hui un domaine de

64Sur les usages et la portée en sciences politiques des outils de l'ethnographie, Cf. Luc DE HEUSCH,
« Anthropologie et science(s) politique(s) », Raisons politiques, No. 22, 2006, p.23-48.

29
recherche et des moyens considérables à la disposition des chercheurs intéressés par la
production télévisée française. Néanmoins, une recherche de sociologie politique se doit de
contourner le produit pour s’intéresser au producteur. Une telle ambition ne pouvait trouver
son application dans l’étude purement textuelle des renseignements aux génériques des
émissions, sur les sites Internet, dans les journaux traitant de l’actualité des médias ou dans les
ouvrages scientifiques sur le sujet. Elle devait conduire l’enquête à la rencontre des acteurs, se
mêler à eux dans la mesure du possible, partager leurs enthousiasmes et leurs craintes 6 5 .
D’autre part, toute recherche qui se rapproche des producteurs, de leurs discours et de leurs
normes se retrouve d’une certaine manière engagée à leur côté. Si cette démarche pose un
biais à la recherche, elle incite par l’empathie à prendre très au sérieux la logique
intellectuelle des acteurs qu’on voit agir en situation. Suivant cette logique, l’ethnographie est
une démarche fiable pour éprouver l’hexis du journaliste de débat télévisé. D’autre part,
effectuer cette investigation de thèse sur les lieux mêmes où se construisent les débats
politiques permet d’obtenir de nombreuses et utiles informations sur la manière dont un débat
se structure et se vit « de l’intérieur ». Ces informations discrètes retenues selon la subjectivité
du chercheur, sont introuvables dans les présentations publiques qui sont faites de ces
débats6 6 . Pour effectuer cette ethnographie, un stage dans une régie télévisée aurait été l’idéal.
Malheureusement, les services des émissions concernées affirment ne pas prendre de
stagiaires. Cet état de fait est intéressant car il tient au fonctionnement confidentiel de ces
débats. Les matériaux ethnographiques qui étaient cette thèse sont tirés des entretiens avec les
salariés plus ou moins liés à ces débats, ainsi qu’à une quinzaine d’invitations dans le public
des débats étudiés. J’ai été inspiré dans ma démarche par la lecture du mémoire de fin d’étude
de Manuella Lautermann, qui a approché dans des conditions semblables l’émission de débat
« l’écran témoin » de la RTBF. Invitée à assister aux débats depuis le public, elle arrive avant
les invités « pour pouvoir les observer dès leur entrée dans le bâtiment », et ne le quitte qu’«
après le départ, et des invités, et des membres du personnel ertébéen, excepté le concierge »6 7 .
J’ai appris de cette démarche qu’on pouvait apprendre beaucoup en contournant les interdits
du lieu de travail – les relations confidentielles entre journalistes et invités – tout en portant
65Sur le rôle de l'emphatie dans une enquête de sociologie, Cf. le rôle que lui prête le compte-rendu critique
d'Yves Schemeil sur le livre de Philippe DESCOLA, Les lances du crépuscule. Yves SCHEMEIL, « Les
réducteurs de chefs : Descola chez les Jivaros », Revue française de science politique, 1995 Vol. 45, No. 3, p.
476-486.
66Pour un récit de débat télévisé construit à partir de témoignage d'acteurs de coulisses, Cf. Jean-Baptiste
LEGAVRE, « Le débat télévisé Mitterrand/Chirac de 1988 raconté par plusieurs de ses acteurs », Politix, 1990,
No.9, p. 86-93.
67
Manuela LATERMANN, « construire la réalité médiatique », mémoire de fin d’étude de l’université de
Liège sous la direction d’Yves WINKIN, 1986-1987, p.49.

30
son attention à la manière publique dont les intervenants se situaient les uns vis-à-vis des
autres.

Cette approche ethnographique poursuit une réflexion engagée en DEA sur le fait
d’effectuer des entretiens avec des professionnels de l’entretien, et d’observer des
professionnels de l’observation et de la mise en scène. L’entretien est un outil répandu en
sciences sociales. De nombreux chercheurs soulignent la parenté qu’il entretient dans son
exercice avec la confidence, la confiance, le tact 6 8 . Or, ces adjectifs relèvent du « privé », du
« familial », et appellent à leur tour des entretiens comprenant des informations privées, des
émotions confidentielles, spontanées. Elle fait du travail d’entretien le recueil des paroles
étouffées par les codes sociaux dominants, permettant d’établir une frontière entre ce qui peut
et doit se dire au milieu de tous, et ce qui ne se pense pas moins dans le coin privé. Or, les
entretiens obtenus non seulement avec les journalistes, mais encore avec les professionnels
gravitant dans l’univers des débats (réalisateurs, cameramen, maquilleur, responsables
politiques, associatifs etc.) étaient vécus par les interviewés comme des situations où il fallait
délivrer un message, argumenter, convaincre. Les personnes abordées pour les entretiens ont
été choisies pour leur position stratégique dans la fabrication des débats. Il fallait aborder,
questionner certains professionnels, et la relation qui s’instaurait s’est souvent avérée
strictement professionnelle. Pour d’autres, une sympathie s’est instaurée, permettant de mieux
gérer les incidents d’entretien (téléphone qui sonne, questions à reformuler car mal comprise).
Dans tous les cas, l’entretien a consisté en une suite de propositions « publiquement
recevables », dans une relation publique et professionnelle à la parole.

Un terrain inconnu. Ce travail est le résultat d’une enquête en terrain inconnu, ce qui
n’a pas facilité les situations d’intimité et de confidence avec les personnes interrogées.
Familiarisé à la pratique du journalisme dans des médias engagés, ma connaissance du milieu
des journalistes de télévision relevait du mystère et de l’a priori6 9 . La dimension du
journalisme de débat télévisé spécifiquement liée à sa dimension mondaine et bourgeoise 7 0 a
donc fait ici l’objet un intérêt primordial. Par ailleurs, plusieurs entretiens m’ont permis

68Pierre Bourdieu réalise ainsi les entretiens de « La Misère du monde » parmi « des gens de connaissance »,
considérant que « la proximité sociale et la familiarité assurent en effet deux des conditions principales d'une
« communication non violente ». Cf. Pierre BOURDIEU, « Comprendre », La Misère du monde, Paris, Le Seuil,
1993, p. 1395.
69Dans les journaux L'Humanité, Rouge, ainsi qu'aux sites internet Samizdat.net et toutelagauche.org
70
Cf. Michel et Monique PINÇON-CHARLOT, 1997, Voyage en grande bourgeoisie, Paris, Presses
Universitaires de France, 1997, Chapitre 4, « La pratique de l’observation », p.55-79 et Béatrix, Le Wita, Ni vue,
ni connue, Approche ethnographique de la culture bourgeoise, Paris, Editions de la Maison des Sciences de
l’Homme, 1988, « Introduction », p.1-8 et « Chapitre 1 : L’Enquête », p.9-26.

31
d’approcher, et de décrire l’environnement des professionnels des médias, puisqu’ils m’ont
reçu pour la plupart dans leur lieu de travail et qu’ils m’ont présenté l’ensemble des signes,
des gestes qui constituent leur « façade »7 1 . Enfin, une rencontre au début de cette recherche
avec Marcel Trillat et Jean-Claude Allanic, deux journalistes « historiques » de France
Télévision, m’a permis de resituer le reste de l’enquête dans le temps long du développement
de la télévision française.

Le questionnaire. Le même questionnaire a été soumis à toutes les personnes


interrogées, développant leur parcours personnel, leurs précédents métiers occupés, leurs
études7 2 , ainsi que la gestion au quotidien de leurs responsabilités. Lors des entretiens avec les
journalistes, un soin particulier a été apporté à la question de la relation aux autres équipes,
aux sources employées et le choix de sujets d’émission, tandis que celles adressées aux invités
ont porté sur leur rapport au journalisme et leur lien à l’émission, au sujet où ils sont venus
débattre. D’autres questions ont traité plus spécifiquement de leur représentation des débats
concurrents, dans la mesure où cette pièce majeure de l’organisation d’un débat permet de
saisir les normes mobilisées pour affirmer sa préséance face à l’adversaire. Une partie du
questionnaire portait sur le choix des invités : comment ils les choisissent, comment ils se
figurent leurs attentes au moment de venir dans l’émission. Le rapport des journalistes aux
questionnaires s’est souvent avéré difficile, puisque les journalistes rencontrés, surtout les
plus « imposants »7 3 d’entre eux, ont révoqué en doute ma démarche et l’intérêt de ma grille
d’entretiens. Cette enquête a rencontré un profond désintérêt des personnes invitées à ces
débats, ce qui s’est traduit par un grand nombre de refus d’entretiens. Au cours de son
déroulement, l’enquête s’est donc enrichie d’une réflexion sur la variété des refus et des
critiques exercées à son encontre, assumant de fait le caractère « ethnographique » de cette
démarche et l’impossibilité de faire un grand nombre d’entretiens7 4 . Vingt-sept entretiens ont
été réalisés, dont vingt-quatre en France et trois en Angleterre.

Journalistes, invités, techniciens. La production sociale des débats télévisés – objet

71 Pour un développement de cette question, Cf. Stéphane BEAUD, « L’usage de l’entretien en sciences
sociales, plaidoyer pour l’entretien ethnographique », Politix, 1996, n°35, p.226-257.
72Mon enquête par entretiens s'est notamment appuyée sur la description que fait Jacques Siracusa de son
approche du travail des reporters à la télévision. Cf. Jacques SIRACUSA, Le JT, machine à décrire. Sociologie
du travail des reporters à la télévision, Bruxelles, INA/De Boeck, 2001, p. 17-18.
73
Cf. Hélène CHAMBOREDON, « S’imposer aux imposants », Genèses, 1994, n°16, p.114-132.
74Sur le « surmoi quantitatif » auquel doit se mesurer toute enquête par entretiens ethnographiques, et les
problèmes qu'elle entraîne parfois chez les étudiants pour assumer le caractère « qualitatif » de leur recherche,
Cf. Stéphane BEAUD, « L'usage de l'entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour “l’entretien
ethnographique” », Politix, 1996, N°35, p. 226 – 257.

32
central de cette recherche – ne peut se comprendre par une seule enquête sur les journalistes
qui en conçoivent les programmes. Deux autres catégories co-composent les émissions avec
eux : les invités qu’ils mettent en scène et qui exercent sur eux des pressions, et les
techniciens, dont la compréhension des technologies à l’œuvre dans l’enregistrement des
émissions détermine le produit fini. Sans négliger leur rôle, cette observation s’est concentrée
sur le couple « journalistes / invités », en n’interrogeant que quatre salariés non journalistes.
Entretiens difficiles à conduire, puisque menés avec des interlocuteurs aussi coopératifs
qu’interloqués qu’un étudiant en thèse puisse en savoir si peu sur la production concrète d’une
émission audiovisuelle. Au cours de l’enquête, il est apparu que les journalistes de ces
émissions occupent le centre des dispositifs de mise en scène du politique dans ces débats. Si
leurs invités interviennent dans de nombreux autres médias, si les techniciens travaillent tous
pour une ou plusieurs autres émissions, souvent sans aucun rapport avec la politique, les
journalistes d’un débat télévisé occupent l’essentiel de leur temps à cet objet culturel qu’est
l’émission de débat.

Le choix d’une approche historique. L’approche historique de cette thèse s’est


attachée à la dimension singulière de l’objet « débats télévisés » : quels méandres historiques
ont bien pu amener responsables de télévision, journalistes, personnel politique et experts à
construire une émission où des acteurs aux compétences diverses viendraient débattre sous la
direction d’un animateur, où une part grandissante est faite aux « individus ordinaires » ?
Cette relecture de l’histoire des débats télévisés vise à contribuer à une réflexion plus générale
sur l’histoire de l’émergence de lieux de rencontre institués entre représentants de différentes
normes professionnelles, à la manière des travaux de Violaine Roussel sur le rapport entre les
magistrats entrepreneurs de scandales politique et les médias7 5 . Mon travail de remise en
situation historique, constitué à partir de quelques entretiens et de sources secondaires –
livres, coupures de presse – portant sur l’histoire des débats politiques français, met en
relation l’État, les entrepreneurs privés et la participation des individus à ces émissions.

Étudier les situations d’épreuves politiques. L’étude empirique de ces débats s’est
faite en situation « d’épreuve »7 6 , de tension politique, de moments où les metteurs en scène
des débats doivent honorer strictement les engagements qu’ils entretiennent avec leur
environnement immédiat : personnel politique, experts, téléspectateurs etc. En explicitant des
75
Cf. Violaine ROUSSEL, « Les magistrats dans les scandales politiques », Revue française de science
politique, 1998, Vol. 48, No 2, p. 245-273.
76Pour une définition de la notion « d'épreuve », Cf. Luc BOLTANSKI et Laurent THÉVENOT, Op. Cit., p.
168-174.

33
normes implicites, en rendant visible une transgression par une action publique, en forçant les
acteurs à se positionner, à réaffirmer ou à modifier explicitement des valeurs implicitement
partagées et à les inscrire dans des textes réglementaires, en forçant des refontes
organisationnelles, en (ré)affirmant l’autonomie des sphères du social, ces situations
d’épreuves ne révèlent pas un « en-soi » de l’émission télévisée étudiée mais cristallisent des
conventions entre les acteurs du corps social7 7 .

Ce travail de thèse se concentre sur une période forte de l’histoire de ces débats, qui a
lieu en novembre 2005. Baptisée « crise des banlieues »7 8 par les commentateurs, elle n’en fut
pas moins une crise interne au milieu politique. Plus que les émeutes en elles-mêmes,
évoquées comme des faits de délinquance, les objets qui aimantent les débats sont bien plutôt
les prises de positions concurrentes de Nicolas Sarkozy et de Dominique de Villepin sur le
décret promulguant « l’état d’urgence » adopté par Jacques Chirac le 8 novembre 2005.
Parallèlement à cela et comme en catimini, plusieurs acteurs concernés par ces violences
urbaines – animateur sportif, sociologue, militant d’extrême gauche, père de famille – font
entendre leur voix dans ces débats. Pour dire quoi, comment ? Quelle représentation de
l’homme « sans qualité » viennent-ils jouer dans ces arènes ?

Ne pas étudier les élections présidentielles. J’ai choisi de ne pas étudier les élections
présidentielles de 2007, essentiellement pour des questions de méthode. La campagne pour les
élections présidentielles est plus proche d’une crise politique 7 9 que d’une épreuve politique. Il
serait donc peu judicieux de comparer cette mobilisation du jeu politique avec celles
précédemment rencontrées. De fait, j’ai éprouvé une grande difficulté pratique à effectuer
cette recherche au fur et à mesure que la campagne présidentielle entrait dans sa phase la plus
active8 0 . Les acteurs de ces débats m’ont fait comprendre que, moins que jamais, je ne
pourrais avoir accès à ce moment-là à des entretiens honnêtes et consistants sur leurs choix et
conditions de travail, du fait des rapports de force pouvant changer avec les élections, et de
leur décision compréhensible de ne pas risquer sacrifier leur avenir professionnel pour
permettre l’avancée de la recherche d’un étudiant en thèse.

77Sur une approche de l'épreuve appliquée au cas particulier du « scandale » politique, Cf. Damien DE BLIC et
Cyril LEMIEUX (dir.), A l’épreuve du scandale, Politix, n° 71, 2005.
78Entre autres études sur ces événements, on peut citer l'enquête de deux équipes, menées par Olivier
GALLAND et Michel KOKOREFF, et publiée par le « Centre d'Analyse Stratégique », Enquête sur les
violences urbaines, 2006. On citera également le livre plus ouvertement militant de Yann MOULIER-
BOUTANG, La révolte des banlieues ou les habits nus de la République, Paris, Amsterdam éditions, 2005.
79Pour la notion de « crise politique », Cf. Michel DOBRY, Sociologie des crises politiques. La dynamique des
mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de Sciences Po, 1992.
80Soit à partir des évocations de l'affaire « Clearstream », au mois de mai 2006.

34
Mêler l’analyse du cadre et des ordres de grandeur. Cette approche
microsociologique étudiera conjointement les cadres de ces débats tels que les étudient
Goffman8 1 , et les « économies de la grandeur » linguistique tels que les pensent Luc Boltanski
et Laurent Thévenot8 2 . La notion de « grammaire » servira de référence commune à ces deux
approches8 3 . La « grammaire » des acteurs peut être comprise comme un ‘cadre’ co-construit
et partiellement hérité de l’entourage. La « grammaire » offre une structure sociale aux
acteurs qui leur permettent d’agir conformément à leurs visées et à prolonger l’existence du
cadre social. Elle leur offre un paravent permettant à ses interlocuteurs d’arborer une ‘face’
présentable lorsque les aléas de l’action les amènent à échouer. Mon étude du « cadre » de
l’épreuve et des « grammaires » qui régulent l’épreuve proprement dite peut en ce sens être
rapprochée de ce que Jean-Pierre Esquénazi tente dans son travail sur les cadres (frames) du
discours de la presse : « [Les médias] doivent livrer des comptes-rendus qui permettent au
public de se faire une idée de l’état du monde. Par ailleurs, il leur faut présenter constats et
interprétations dans des dispositifs prévus pour cela : l’actualité suppose une mise en forme
« rituelle », selon l’expression de Goffman . Bien sûr, les médias trichent fréquemment avec
cette définition publique de leur tâche, par exemple en fournissant des comptes-rendus
inexacts ou des explications sommaires. Mais celui qui triche doit feindre de se soumettre aux
règles afin de participer au jeu. En d’autres termes, admettre la définition commune des
médias, ce n’est pas écarter l’idée que ceux-ci ne peuvent pas jouer leur rôle. Il s’agit
d’expliquer comment les règles caractéristiques du champ médiatique sont utilisées, infléchies
ou assujetties par les pratiques ordinaires ; comment elles se traduisent dans l’organisation des
produits eux-mêmes. Comment enfin elles contribuent à instituer des critères d’évaluation
pour les publics »8 4 .

Les intérêts d’une « cadre-analyse » des débats politiques à la télévision. Cet usage
du « cadre » de Goffman a pour intérêt d’être un puissant descriptif permettant d’inscrire mon
travail dans un cadre théorique souple structurant une bonne part de l’ethnographie
contemporaine. Il tempère l’idéalisme d’une certaine lecture des Économies de la grandeur
qui présente les acteurs comme exclusivement préoccupés dans l’action par la continuité de

81
Cf. notamment Erving GOFFMAN, Les Cadres de l'expérience, trad. Paris, Minuit, 1991.
82
Cf. Luc BOLTANSKI et Laurent THÉVENOT, Op. Cit., p. 161-200.
83A la manière dont Cyril Lemieux distingue une «grammaire publique », une « grammaire naturelle » et une
« grammaire de la réalisation » dans son ethnographie des relations entre journalistes du Monde et députés. Cf.
Cyril LEMIEUX, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques,
Paris, Métailié, 2000, p. 138-140.
84 Cf. Jean-Pierre ESQUENAZI, L’Ecriture de l’actualité. Pour une sociologie du discours journalistique,
Grenoble, PUG, 2002, p. 12.

35
leur théorie personnelle de la justice. Elle ramène la place de la critique et de la justification à
un rôle plus mesuré dans l’économie de l’action, que Luc Boltanski lui-même confirme dans
ses derniers ouvrages8 5 .

4. Mes terrains d’enquête

4.1. Centrer ma thèse sur l’émission Mots Croisés

Un terrain central. Muni de ces idéaux-types de débats politiques médiatiques,


j’expliquerais quels formats d’interactions j’ai souhaité étudier parmi ceux recensés, l’ordre
selon lequel j’ai souhaité les étudier, en présentant les résultats obtenus. J’ai choisi le débat
Mots Croisés comme objet central de cette thèse. Cette émission convie plusieurs invités
autour de thèmes abordés sous l’angle de l’activité politique. Un présentateur distribue la
parole entre les invités présents, déroule les étapes du débat, et l’interrompt à intervalles
régulières pour décider du visionnage d’un reportage consacré au sujet débattu. L’émission
Mots Croisés se présente ainsi sur son site Internet : « Tous les quinze jours, les grands sujets
qui font l’actualité sont débattus dans Mots Croisés. Politique, faits de société, affaires,
conflits sociaux, Yves Calvi et ses invités reviennent sur les thèmes qui ont marqué la
quinzaine »8 6 .

Un terrain banal ? Cette émission reprend les ingrédients standards d’une discussion
politique médiatisée. Trois conditions font pourtant d’elle une émission centrale. D’une part,
elle fonctionne sur le principe de la polyphonie, de la pluralité des orateurs. Elle invite
ensemble jusqu’à une dizaine d’invités de plusieurs sortes : élus, membres d’état-major de
partis, syndicalistes, journalistes, philosophes, écrivains etc. L’émission investit tous les
signes de la « discussion », ce qui suppose qu’elle s’oblige elle-même à être ouverte, à mener
des débats représentatifs. Est-elle la seule dans ce domaine ? D’autres émissions du même
type pourraient être étudiées. Citons France Europe Express sur France 3, animée par
Christine Ockrent, ou Ripostes, sur la chaîne éducative France 5, ou encore les nombreux
« débats » qui sont nés avec le lancement des chaînes du câble, du satellite, et plus récemment

85 Le dernier livre de Luc Boltanski, La Condition Fœtale, se présente par exemple comme une réflexion sur ce
qui résiste dans l’être humain, quand on lui demande de mettre en conformité ses paroles et ses actes. Cf. Luc
BOLTANSKI, La Condition Fœtale. Une sociologie de l'engendrement et de l'avortement, Paris, Métailié, 2004.
86Présentation relevée sur le site Internet de l'émission, septembre 2007. Source : http://mots-croises.france2.fr

36
de la Télévision Numérique Terrestre (TNT)8 7 . Pourquoi choisir l’émission Mots Croisés
plutôt qu’une autre ? On peut avancer la notoriété de ses fondateurs. Les journalistes Arlette
Chabot et Alain Duhamel qui l’ont inauguré en 1997 ont occupé des postes stratégiques dans
l’audiovisuel public et privé, dans la presse écrite, dans l’enseignement 8 8 . Leur présence dans
de nombreux lieux de pouvoir fait de leur émission un théâtre représentatif de la vie politico-
journalistique française. De simple curiosité monographique, l’étude de ce terrain s’ouvre à la
comparaison, puisque la plupart des émissions politiques sont animées par des « grands »
acteurs de l’audiovisuel politique.

Discussions entre « grandes » personnes. Un invité politique important sur un


plateau de télévision exige, si l’on peut dire, un présentateur important, distingué. La
corrélation entre proximité sociale et proximité spatiale est un lieu commun sociologique. Il
est plus rare en revanche qu’une émission politique se rapproche des goûts des
téléspectateurs, fasse de l’audience. Sans bénéficier du même horaire ni de la même notoriété
que les défuntes émissions de Ruth Elkrief ou de Anne Sinclair, l’émission Mots Croisés est
populaire. Cette popularité confirme a contrario l’analyse d’Erik Neveu qui fait le lien entre le
fonctionnement en champ clos de nombreuses émissions politiques « classiques » et leur
suppression ou relégation à des horaires confidentiels. Certes, Mots Croisés, diffusé tous les
quinze jours à 22h30 sur France 28 9 ne fait pas exception à cette règle puisque sa position ne
lui assure au maximum que 13 à 14% d’audimat. Cependant, cette audience est double ou
triple de l’audimat que ses concurrents directs rassemblent. France Europe Express, présentée
par Christine Ockrent et diffusée sur France 3 à partir de minuit, ne rassemble pas plus de 4 à
5% d’audimat. L’émission Ripostes présentée par Serge Moatti rassemble encore moins de
téléspectateurs, du fait de sa diffusion sur France 5, une « petite » chaîne du groupe France
Télévision, et de sa diffusion le dimanche après-midi. Ces points m’ont fait considérer Mots
Croisés comme un objet emblématique du traitement contemporain de la politique, puisque
ses organisateurs et co-constructeurs en font une émission à la fois « civique » et
« marchande », pour employer les catégories développées par Luc Boltanski et Laurent
Thévenot.

87 Sans épuiser l’explication de la popularité de cette « formule » d’émission politique sur les chaînes à faible
revenus, il se trouve que le coût de revient d’une émission de débat est négligeable, si on le compare au prix
d’une fiction, d’un jeu télévisé ou d’une émission de reportages.
88 Alain Duhamel a notamment enseigné pendant vingt ans à l’Institut d’Etude Politique de Paris, tandis
qu'Arlette Chabot occupe des fonctions de direction dans l'audiovisuel public et privé depuis 1974.
89 Lorsque l’émission est enregistrée avant l’horaire de diffusion – jusqu’à deux heures avant, au vu de notre
expérience de terrain - elle est ensuite diffusée sans montage ou retouche.

37
4.2. Le choix de ne pas étudier les « Talk-shows »

Cette relation à l’audience, essentielle dans le jeu politico médiatique contemporain,


pose problème pour penser le « débat politique ». L’audience oblige à penser en termes de
« désir », de « notoriété », de « divertissement » le lieu de discussion des « principes de la
loi, du pouvoir et de la communauté »9 0 . La mesure d’audience est un objet de compromis
entre logiques civiques et marchandes, entre « rassemblement » des citoyens autour de
l’émission politique et « intérêt » des consommateurs pour la marchandise télévisuelle.
Pourquoi, dans ce cas, ne pas étudier les « talk-shows », émissions d’« infotainment »9 1 qui
invitent également des politiques ? En France, ces émissions ont commencé à recevoir le
personnel politique dans le courant des années quatre-vingt dix, au moment même où les
émissions politiques déclinaient. Elles mettent en scène des discussions à plusieurs : un ancien
ministre de la culture va par exemple y donner la réplique à une chanteuse, à un réalisateur.
Diffusées en « prime time », leurs audiences sont parmi les plus fortes enregistrées par les
émissions de télévision. Plus regardées que Mots Croisés, elles recueillent une audience forte
et un investissement spécifique dans le « naturel », la « simplicité », la « proximité »9 2
symptomatique des nouvelles mises en scène du politique9 3 . Ces émissions sont considérées
par de nombreux producteurs audiovisuels comme des objets d’avenir, leurs modèles sont
étudiés et dupliqués9 4 . Le personnel politique s’y presse : ministres, chefs de partis et députés
y apparaissent au milieu des vedettes de la scène, de la chanson et du cinéma.

Aucun « talk-show » ne fera partie des discussions politiques médiatiques étudiées


dans cette thèse. Tout d’abord parce qu’au cours d’entretiens formels et informels avec des
journalistes et des acteurs du jeu politique, il est apparu que ces « talk-show » occupaient une

90
Cf. Jacques RANCIÈRE, Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998, p. 13
91Ce terme américain, contraction des deux termes de langue anglaise « information » et « entertainment »,
désigne un type d’émission télévisé au mode de production orienté essentiellement vers le divertissement. Sur les
usages de la notion « d'infotainment » en sciences politiques, Cf. Kees BRANTS, « 'Qui a peur de
l'infotainment ?' : La politique saisie par le divertissement », Réseaux, 2003, No. 118, p. 135-166.
92
TF1 a tenté de créer une émission de téléréalité au concept importé de Grande-Bretagne, où une personnalité
politique prend la place d'un de ses électeurs. Pierre Bédier, secrétaire d'Etat aux programmes immobiliers de la
justice du gouvernement Raffarin, figure dans l'épisode « pilote » de l'émission qui n'a pas été diffusée, suite à un
avis défavorable du gouvernement. Cf. Daniel PSENNY, « Pierre Bédier, le ministre qui a passé 48 heures de la
vie d'une sage-femme », Le Monde, 2 septembre 2003.
93
Cf. Brigitte LE GRIGNOU, Erik Neveu, « Intimités publiques. Les dynamiques de la politique à la
télévision », Revue française de science politique, 1993, Vol. 43, No. 6, p. 940-969.
94Ainsi, l'émission « Tout le monde en parle » remplacée depuis le 16 septembre 2006 par « On n'est pas
couché », sur le même créneau horaire, animée par Laurent Ruquier, a été dupliquée en une version québécoise
et une version libanaise.

38
position paradoxale dans le microcosme politico-journalistique. Ces émissions sont à la fois
centrales pour se faire connaître du public et absolument extérieurs, dans leur construction
comme dans leur fonctionnement, au milieu politico-journalistique. Les interventions des
éminents membres du microcosme politique qui les fréquentent ne s’inscrivent pas dans le
registre standard du jeu politique : on n’y pose pas les questions que le microcosme s’y pose,
on y traite le politique comme un produit jouissant d’une certaine notoriété. Ce mépris que les
« talk-show » cultivent à l’égard du politique a une conséquence inverse : les interventions
des politiques dans ces arènes ne sont pas surveillées par le microcosme politico-
journalistique. Les journalistes politiques du Monde et de RTL à qui j’ai demandé de parler
des interventions des politiques dans ces émissions avouent ne pas les regarder, laissant ce
soin aux agences de presse. Ces interventions politico-médiatiques font-elles l’objet d’une
recension par l’AFP ? Le passage de Nicolas Sarkozy à On ne peut pas plaire à tout le monde,
ou de Jean-Pierre Raffarin à Vivement dimanche, ne font l’objet d’aucune dépêche 9 5 ,
confirmant ce que disent les journalistes politiques. Enfin, les journalistes animateurs de
débats politiques ne surveillent les invitations politiques dans ces émissions pour ne pas
inviter les mêmes personnes qu’eux, et éviter ainsi de « lasser le téléspectateur » par une trop
forte exposition des mêmes personnes politiques. Par ailleurs, la littérature scientifique qui
traite des « talk-shows »9 6 confirme qu’il y a très peu à y observer sur la question des
interactions politico-journalistiques. L’échange entre élus, animateurs et autres invités se
limite à un échange cynique entre notoriété politique de l’invité et surface médiatique de
l’invitant. La distance de ces émissions au politique prolonge une quasi-absence de relation
aux problématiques complexes de la vie publique. Cette enquête a d’ailleurs pu observer en
acte que ces émissions ont peu à apporter à une thèse de sciences politique. Plusieurs
animateurs m’ont fait savoir qu’ils ne coopéreraient pas à cette recherche 9 7 ce qui signifie, si
l’on prend le discours des acteurs au sérieux, qu’ils affirment ne pas vouloir être reconnus
comme faisant de la politique, et qu’un travail ethnographique « étiqueté » comme politique
se heurterait à des obstacles insurmontables 9 8 . La présence dans ces émissions d’invités

95Les dépêches AFP sont archivées et consultables sur le site Internet www.europresse.com
96 Cf. Sabine CHALVON-DEMERSAY et Dominique PASQUIER, Drôles de stars. La télévision des
animateurs, Paris, Aubier, 1990 et Erik NEVEU, « De l'art (et du coût) d'éviter la politique à la télévision »,
Réseaux No.118, p. 95-134.
97Je fais ici référence à plusieurs lettres et coups de téléphone au bureau de Michel Drucker pour une demande
d'interview au cours du printemps 2005.
98Comme le constate Stéphane Beaud, les exigences de l'entretien ethnographique le rendent contre-productif
dans certains terrains hostiles. Cf. Stéphane BEAUD, « L’usage de l’entretien en sciences sociales, plaidoyer
pour l’entretien ethnographique », Politix, 1996, n°35, p.226-257

39
s’efforçant d’y faire surnager des questionnements politiques 9 9 ne suffit pas à en faire des
lieux représentatifs des interactions politico-journalistiques en situation de débat.

La dimension comparatiste de mon approche. Mon choix d’approche est


essentiellement qualitatif : je souhaite conserver un objet suffisamment limité et précis pour
étudier à la fois les normes et le parcours de ses acteurs. Pourtant, une recherche portant sur la
seule émission Mots Croisés conduirait à une trop grande familiarité avec cet objet, et partant
à ne pas voir ses spécificités. J’ai choisi de comparer son fonctionnement avec celui d’une
émission radiotélévisée plus classique, Le Grand Jury-RTL-Le Monde-LCI, où un invité
politique est interrogé par trois journalistes. Les invités de cette émission appartiennent à
l’élite des états-majors de partis, les journalistes qui les interrogent occupent des positions
semblables dans la presse. L’émission a été créé en 1979, sa formule a peu évolué : c’est un
rendez-vous indémodable, un « repère », de l’aveu de ceux qui y travaillent. Son rôle de
« tribune » instituée à usage du jeu politique, qui fait l’objet d’un consensus en particulier
depuis l’arrêt du Club de la presse d’Europe 1, servira à son tour de « repère » pour
comprendre si, et en quoi, Mots Croisés poursuit et renouvelle le « débat politique » à la
télévision. Un troisième terrain évitera la myopie propre à toute approche exclusivement
« franco-française » sur un objet, le débat télévisé, inventé par et pour le mode de vie anglo-
saxon. Des affinités personnelles, les aléas de la recherche m’ont fait choisir Question Time,
une émission de BBC1. Là encore, le face-à-face entre le journaliste et les représentants
politiques est contrarié par les interventions d’experts, de personnalités adverses et du public.
Ce débat sert ici de contrepoint sans être un véritable terrain d’enquête : un compromis face
aux difficultés rencontrées pour trouver les moyens d’étudier la situation sur place.

En suivant la piste des critiques sur mon objet, j’ai rencontré les « entrepreneurs
alternatifs » qui critiquent depuis Internet les débats organisés dans les mass médias Cette
critique dessine une piste cohérente, qui pointe une différence de traitement du politique entre
« anciens » et « nouveaux médias ». Un travail sur les débats à la télévision gagnera donc à se
doter, par comparaison, d’une enquête sur l’usage que d’autres mass médias fond de la notion
de « débat politique ». Il sera donc ici question des pages « Débats » du Monde. C’est une
surface centrale de l’univers politico médiatique, susceptible d’accueillir la plume des
intervenants de nos débats télévisés. Elle accueille beaucoup de collaborations d’élus, de

99 Les greffons d’interviews politiques observées dans l’histoire de ces émissions entre 2003 et 2006 – Jean-
Pierre Elkabbach à l'émission « Vivement dimanche » de Michel Drucker, ou Jean-Michel Aphatie invité à On
ne peut pas plaire à tout le monde de Marc-Olivier Fogiel – n’ont pas pris. Ces chroniqueurs politiques,
intervenant quelques minutes toutes les trois ou quatre émissions, ont disparu au bout d'une dizaine d'émissions.

40
militants, tout en restant ouverte à de nombreuses composantes de la société – on y trouvera
une déclinaison imprimée de cette « polyphonie » présente à Mots Croisés. Cette approche
comparée a pour objet d’éclairer plusieurs facettes de l’évolution des débats politiques à la
télévision. Son caractère pluriel offre des pistes pour dépasser le strict terrain de la sociologie
du journalisme, et confronter les résultats de ma thèse à la sociologie des classes supérieures
et à l’étude des points de passage et de confrontation d’acteurs des différents corps sociaux.

Pourquoi étudier des émissions si éparses ? Ne valait-il mieux pas se concentrer sur un
petit nombre d’objets, reliés entre eux par leur organisation institutionnelle ? J’aurais ainsi pu
travailler sur plusieurs émissions du groupe France Télévision, en comparant par exemple
Mots Croisés avec son homologue Ripostes. Un travail du même ordre aurait pu être fait sur
plusieurs rubriques d’un même journal, en comparant par exemple les pages « France » du
Monde avec les pages « Débats ». Ces pages reçoivent la parole des mêmes acteurs, dans le
même journal, avec des produits finis très différents. Une telle démarche aurait donné des
résultats bien plus précis sur les cultures et les pratiques des différents acteurs des institutions
médiatiques. De fait, la visée de cette thèse est différente. Je souhaite y comprendre comment,
dans des situations contrastées, des intervenants du microcosme politico médiatique coopèrent
avec l’ambition de faire de la « chose politique » un objet de discussion, d’émotion, de
proximité à l’univers familier. J’ai donc cherché à rendre compte des diversités de situations
engendrées par les diversités de supports, de techniques ou de culture de la médiatisation
pouvaient expliquer le résultat final. En cela, ma thèse s’est fondée sur la différence qu’il
existe entre « expliquer » un phénomène et le « comprendre ». « Expliquer » les différences
de mises en scène et de situation de travail m’a amené à « comprendre » au fur et à mesure le
problème commun auquel sont confrontés les acteurs de ces discussions politiques, celui de
rapprocher – dans les deux sens – le jeu politique des préoccupations des citoyens.

5. Les grandes lignes de ma démarche

5.1. Retour sur une expérience ethnographique

Dans un chapitre d’une centaine de pages, je reviens sur la méthode de mes deux
principales démarches de « terrain » : l’ethnographie des coulisses des débats et l’analyse du
sens du discours et des interactions sur le plateau. Dans une première partie, j’y développe les
questions que je me suis posé dans ma démarche, et la manière que j’ai eu d’y répondre – la

41
manière dont j’ai orienté mon enquête. J’y décris les problèmes que j’ai rencontrés pour
recueillir des informations sur ces débats, lieux relativement confidentiels de construction et
d’affirmation du pouvoir. Les acteurs qui y interviennent éconduisent vite ceux dont ils ne
peuvent pas identifier immédiatement les intérêts. Aussi mon enquête s’est installée dans cette
tension : enregistrer des informations signifiantes pour faire avancer mes hypothèses, tout en
respectant l’exigence des protagonistes que de nombreux détails de leur travail reste
confidentiel. J’ai cherché à faire de nécessité vertu, en prenant comme objet d’enquête la
manière dont ces acteurs éconduisent les curieux. J’ai fait l’hypothèse que le fait de tenir à
l’écart telle ou telle interaction servait à ménager un espace de socialisation confidentiel,
éloigné des regards « profanes ». J’ai donc orienté mon interprétation des données immédiates
de ces débats dans deux sens. Le premier est une microsociologie de l’interaction vis-à-vis des
personnes qui cherchent à m’éconduire : comment elles cherchent à m’éconduire et à imposer
leur autorité sur mon personnage de curieux. Le second est une description plus générale de
l’espace social de ces débats : le débat, construction cérémonielle où des personnalités
extérieures accèdent à un espace médiatisé par le biais de nombreuses interactions, est jalonné
« d’espaces médiatisables », où le cadre des interactions est différent de celui du débat public.
Espace soumis au secret et à la tension, puisque tout ce qui s’y échange est susceptible d’être
dénoncé comme contradictoire avec l’agonisme bien tempéré des échanges du cadre public.

Cette conclusion m’amène à la nécessité d’étudier ces débats tels qu’ils se font, pour
compléter mon idée de ce qui se trame dans cette « chaîne de fabrication » des débats. Je
suppose que la mise en scène des participants a pour conséquence de « grandir » certains
participants. Ce grandissement s’effectue en montrant comment ces participants réussissent
des « épreuves ». Les participants se grandissent, sont grandis pour être supposés dignes de
faire avancer leur cause. Je propose de lire ces grandissements dans les débats tels qu’ils sont
faits en m’inspirant de la théorie des épreuves de Laurent Thévenot et Luc Boltanski 1 0 0 , et
plus précisément à partir du protocole expérimental de « la dénonciation » inauguré par
Boltanski pour construire sa théorie de l’épreuve de justification. Je propose une interprétation
du protocole d’expérience de Boltanski qui me permet d’éviter d’utiliser l’usage de logiciels
sophistiqués d’« analyse de contenu », dont j’explique que l’usage pose plus de problème
qu’il n’en résout.

100 Luc BOLTANSKI et Laurent THÉVENOT, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris,
Métaillié, 1991.

42
5.2. Une mise en perspective historique

Cette première partie m’amène à me demander pourquoi ces débats politiques invitent
des personnalités extérieures dans leurs colonnes – invitations qui les obligent à construire ces
cadres d’interaction médiatisables, et à y agir de façon non-contradictoire avec le cadre
médiatisé. Je cherche dans un rappel historique nourri de sources secondaires des éléments de
réponse à ces questions. En reprenant l’hypothèse que la structure de référence d’un média est
l’Etat-Nation où il trouve son public, je divise cette partie en une histoire des débats français,
dans laquelle sont prises les émissions Le Grand Jury-RTL, Mots Croisés et les pages
« Débats » du Monde. Et une histoire des débats anglais, dans laquelle intervient Question
Time.

L’histoire des débats français. Les débats français ont été marqués depuis l’après-
guerre par deux moments historiques. D’une part, « Mai 68 », événement aux conséquences
tant politique que médiatique. D’autre part, la décennie de mesures permettant la libéralisation
de l’audiovisuel au cours des années 80. J’ai donc scindé l’histoire de ces débats en trois
moments bordant ces crises politico-médiatiques. J’explique d’abord que dans les années
d’après-guerre, Le Monde s’impose dès sa naissance dans le paysage médiatique français. La
télévision a encore peu de sens en politique, même si sa diffusion progresse de façon
exponentielle. Puis, « Mai 68 » voit conjointement l’ORTF et Le Monde connaître une crise
interne. Dans ces deux univers, on renouvelle le rapport au politique, en s’appuyant sur
« l’opinion publique » via des techniques spécifiques à chaque média. Enfin, tout au long des
années 80 – jusqu’en 1994 pour Le Monde – la crise économique et la libéralisation de
l’audiovisuel produisent de profonds bouleversements dans le traitement médiatique du
politique. La période actuelle des débats politiques naît de compromis noués par des
entrepreneurs journalistes attachés à la valorisation mutuelle de la politique et du spectacle
attrayant.

L’histoire des débats anglais. J’étudie les débats anglais au prisme de Question Time.
L’émission existe dès l’après-guerre dans une version radiophonique, intitulée Any
Question ?. Lieu de rencontre informel et divertissant, cette conversation radio entre « MP’s »
et public local échappe à la « Fortnight Rule » ; règle qui interdit la diffusion de débats
politiques portant sur des thèmes examinés par les chambres. Et c’est sans doute ce caractère
convivial, apprécié par les députés, qui vaut à l’émission de survivre au bouleversement de
l’information politique audiovisuelle entériné par la fin de la « Fortnight Rule », dès les

43
événements de Suez en 1956. Car à cette période, deux dynamiques complémentaires
s’affrontent dans les médias anglais. D’une part, l’irruption d’un journalisme politique « à
l’américaine », percussif et commerçant. D’autre part, un mouvement d’institutionnalisation
d’une partie de l’audiovisuel britannique autour des figures de la souveraineté : la Couronne,
le Parlement etc. Deux personnalités concurrentes, Robin Day et Richard Dimbleby, incarnent
chacun à leur manière ces tendances médiatiques. Les vingt années qui suivent verront le
second supplanter le premier comme interlocuteur politique légitime. En 1979, les
conservateurs anglais prennent le pouvoir, et Robin Day est nommé pour adapter Any
Question ? à la télévision : Question Time évolue sous sa direction, puis plus sûrement sous
celle de son successeur David Dimbleby, vers une émission de divertissement fortement
encadrée par le pouvoir exécutif.

5.3. Une analyse des interactions

Cette mise en perspective historique m’amène à décrire l’organisation actuelle de ces


débats, tels que je les ai suivis au cours de mon ethnographie. Ce chapitre d’environ cent vingt
pages comprend une première section décrivant « l’organisation des rencontres » – comment
les salariés des débats accueillent leurs invités – tandis que l’autre relate le « déroulement des
interactions » dont j’ai été témoin – comment les participants externes sont accueillis,
comment ils évoluent dans ces débats.

L’organisation des rencontres. J’étudie le travail d’« équipe de représentation », au


sens que l’entend Goffman quand il étudie la mise en scène de la vie quotidienne. Dans le cas
des débats politiques, la chose est complexe. Les débats incluent d’une part des « équipes
internes », salariés des médias qui paient et diffusent ces émissions. Et des « équipes
externes », invités à participer sans dépendre formellement de l’organisation interne. Je
cherche d’abord à comprendre comment les « équipes internes » s’organisent pour recevoir et
encadrer les prestations des « équipes externes », publics et invités. Au centre des « équipes
internes », on trouve le noyau des rédacteurs chargés de l’orientation éditoriale des débats, du
choix des invités et de leur mise en relation. Ce groupe de professionnels collaborent avec les
réalisateurs – metteurs en onde, en image et en pages – qui font du débat un produit médiatisé.
Ce groupe ne serait pas complet sans la présence discrète et attentive des logisticiens du
débat. Ces trois groupes cohabitent sans forcément collaborer, les rapports entre eux étant le
plus souvent formels. C’est pourtant cette cohabitation entre ces trois groupes qui assure la

44
pérennité de produits médiatiques hybrides, où des personnalités étrangères interviennent et
introduisent un facteur d’instabilité.

Quelles sont les attentes des journalistes, point central de ces « équipes internes », vis-
à-vis de leurs invités ? On attend d’eux qu’ils se conforment au temps médiatique construit
sur une quasi-intervention en « temps réel ». Il s’agit pour eux à la fois d’intervenir « à
temps », c'est-à-dire à se présenter à l’heure, à rester disponible le temps de la mise en place
du débat. Mais aussi à intervenir le temps qu’il faut : ne pas être trop long, capter l’attention
tout le temps de leur intervention. Car cette contrainte de temps est liée à la relation au public,
du moins tel que les journalistes le perçoivent. Le temps qu’ils prennent pour s’exprimer doit
être un temps qui les fait exister, se distinguer dans le flux médiatique. Cette attention prend
la forme d’un rôle, compris dans la fonction d’ensemble : les « bons » orateurs restent dans le
rôle qu’on leur assigne. Cette étroite structuration fait l’objet d’échanges, de discussions a
posteriori entre invités et organisateurs. L’invité a-t-il correctement joué son rôle ? Cette
interaction, et surtout son bon déroulement, a logiquement son importance pour que les invités
d’un soir reviennent, et deviennent des « habitués ».

Le déroulement des interactions. Il y a un processus général, schématique, qui


permet aux programmateurs d’intégrer les invités à leur équipe. Et puis il y a, dans la
coprésence du public, des invités, dans la ronde plus ou moins maîtrisée des interactions
protocolaires, un grand nombre de facteurs instables, où se donnent à voir nombre de scènes
signifiantes. Comment naissent-elles, que signifient-elles, et comment les planificateurs des
émissions les cadrent-elles ? J’insiste sur deux points. Sur la prise en charge des invités :
comment le rôle de chacun se fait sentir par la manière dont il est reçu. Et sur les relations
informelles entre spectateurs et intervenants, dont les propos rappellent le sens qu’ils donnent
à leur appartenance au débat.

5.4. Une interprétation des débats

Le précédent chapitre, en s’attachant aux coulisses des débats, s’efforçait de décrire


leur organisation. Il laissait entier la question de la teneur de ce qui s’échange dans les débats
tels qu’ils sont médiatisés. En trois points, correspondant chacun à l’un de « mes » terrains
français, je présente la manière dont sont grandis les intervenants des débats sur les émeutes
de novembre 2005. Dans le même mouvement, je cherche le sens des échanges qui y ont lieu.

45
L’analyse des pages « débats » du Monde. Comment les journalistes chargés de ces
pages grandissent-ils les intervenants qui débattent des émeutes ? Il y a d’abord l’impératif de
grandir l’intervenant sélectionné pour la parution. J’étudie la signature des intervenants, pour
voir en quoi celle-ci correspond, complète la portée générale des propos de son auteur. En
portant attention à la « cause défendue » par ces textes, à l’adversaire qu’ils se choisissent,
ainsi qu’à leur sens général, j’ai regroupé ces interventions en cinq grands pôles de discussion
qui constituent autant de sous-groupes de discussion sur ces émeutes : l’événement est tantôt
pris comme une occasion de s’interroger sur le rôle des sciences humaines en société, comme
une interrogation sur leur potentiel révolutionnaire, ou encore une réflexion sur la société
française entendue comme « une grande famille » déchirée. On y avance qu’il faut mettre en
place un système de « discrimination positive » à la française, et on insiste enfin sur la
nécessité de multiplier les témoignages sur la façon dont notre société fonctionne dans une
sourde violence. J’y conclus que le spectre large du questionnement déployé par l’ensemble
de ces textes tient en partie au choix des journalistes d’y cristalliser plusieurs débats ayant lieu
dans d’autres points de la sphère médiatique.

L’analyse des émissions du Grand Jury-RTL. Par comparaison, les émissions du


Grand Jury-RTL offrent à la fois une palette de grandissements plus vastes – que j’appelle
« épreuve de dossier », « épreuve de révélation » et « épreuve de positionnement » – et un
discours moins structuré sur l’événement. Les épreuves de grandissement sont appliquées au
Grand Jury de Bernard Tapie, en novembre 2005, alors que l’essentiel de l’émission est
consacrée aux émeutes. L’homme d’affaire, éphémère Ministre de la Ville en 1994, n’est
alors en charge d’aucun dossier, n’a pas grand-chose à révéler et n’a pas de position politique
précise. A peu près vide de sens, cette émission du Grand Jury nous apprend surtout que ses
metteurs en scène sont directement dépendants de l’engagement de la parole politique. Si les
pages « Débats » peuvent compter sur une grande variété de contributeurs, le Grand Jury se
retrouve, à l’heure des émeutes, privée de parole politique.

L’analyse de Mots Croisés. C’est avec cette émission que s’achève cette analyse de
discours. Elle s’articule autour de deux personnages, invités à l’émission du 31 octobre
intitulée « quand les banlieues brûlent » : le Ministre Azouz Begag et l’éducateur Samir Mihi.
Le premier est invité à plusieurs titres : Ministre « délégué à l’égalité des chances », mais
aussi contradicteur de Nicolas Sarkozy. Je montre comment son dialogue avec le présentateur
oscille entre l’interview politique qui cherche à créer le débat autour des propos de Nicolas
Sarkozy, et la déférence obligée envers un Ministre de la République. Et comment les

46
marques de déférence, en grandissant l’interlocuteur, servent à Yves Calvi pour obtenir des
informations sur l’état de la cohésion gouvernementale. L’éducateur Samir Mihi est aussi
dans une position double : responsable local de l’ordre social, il est aussi un « jeune », porte-
parole de l’association « AC le Feu » – capable d’exprimer la colère des émeutiers. C’est sur
cette deuxième partie de son rôle qu’il axe son intervention, en usant d’une rhétorique de
combat. Ses interlocuteurs successifs vont répondre en pointant les contradictions entre son
rôle actuel et ses responsabilités d’éducateur, le réduisant progressivement à une position de
victime témoignant des violences policières.

47
Questions de méthode

Que faire des échecs de l’enquête ?

Jean-Claude Kaufmann débute son livre consacré à l’entretien sociologique1 0 1 en


constatant que l’apprenti sociologue est souvent tenté de transformer un terrain chaotique,
laborieux, en une somme universitaire triomphante. Et que cette tentation l’incite à occulter
des éléments précieux. Ce qui résiste au travail sociologique, en effet, c’est ce que le
chercheur n’a pas compris, ce sur quoi il serait bien inspiré de se pencher pour compléter sa
science. Mieux, ce travail de réflexivité sur la démarche du sociologue est un indice majeur
qui désigne également sa démarche propre, et peut contribuer à une « auto-analyse »1 0 2
susceptible d’éclairer son travail passé et à venir. Bien sûr, présenter les échecs rencontrés sur
son terrain n’a d’intérêt que dans le cadre d’une démarche intellectuelle spécifique. Une
simple énumération de malentendus et de blocages, ans rapport avec l’objet ou la démarche
engagée, signifierait une double méprise : ce serait oublier que les résistances au terrain sont
circonstanciées, liées à d’autres faits sociaux, et négliger que la science – comme toute
activité sociale – est soumise à l’exigence de donner une bonne présentation de ses activités.

Aussi, de nombreux travaux sociologiques s’efforcent de concilier l’administration


d’une hypothèse forte sur le fonctionnement de leur terrain, et une présentation honnête des
difficultés qu’ils ont rencontré, voire des biais qu’ils ont eux-mêmes introduit à leur corps
défendant dans leur enquête. Pierre Bourdieu mentionne par exemple, dans les notes qu’il
ajoute à La Misère du Monde, les émotions, voire « l’identification naïve », qu’il a ressenties,
et qui ont « contribué à déterminer ce que mes interlocuteurs ont dit (côté « pousse au crime »
de certaines de mes interventions qui a choqué…) »1 0 3 . Cet effort de rigueur dans la restitution
de l’enquête conduit depuis plusieurs années à la production d’une véritable « littérature de la
réflexivité sociologique », qui met moins l’accent sur les résultats de l’enquête que sur ses
biais, sur ce que ceux-ci ont permis d’apprendre sur l’objet et la démarche engagée.

Vaste champ scientifique, dont je retiendrais deux textes fortement liés à ma propre

101
Cf. Jean-Claude KAUFMANN, L’Entretien compréhensif, Paris, Armand Colin, 2008.
102
Cf. Pierre BOURDIEU, Esquisses pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004.
103
Cf. David GUÉRANGER, « A propos de trois problèmes pratiques de l’écriture sociologique. La
retranscription d’un entretien par Pierre Bourdieu », Enjeux (et) pratiques de l’écriture en sciences sociales.
Journée d’étude de l’école doctorale de Paris I, 22 & 23 septembre 2006.

48
démarche. Dans un article depuis très lu et commenté, des étudiants du DEA de sciences
sociales de l’ENS Jourdan reviennent sur leur expérience d’enquête face à des sujets
« imposants »1 0 4 . L’article développe une description fine des tentatives d’intimidation
auxquels ses auteurs ont fait face dans des entretiens avec des personnalités haut placées dans
la hiérarchie sociale. Leur approche a les qualités d’une forte mise au point sur un sujet
régulièrement abordé par les sociologues des classes supérieures 1 0 5 . Certains commentateurs
notent pourtant que ces auteurs ne sortent pas de ce jeu supposé d’intimidations réciproques
avec la personnalité « imposante » : les choses étant ce qu’elles sont, reste au sociologue à
acquérir des propriétés sociales suffisantes pour résister à cette intimidation.

Sylvain Laurens, dans un article qui s’inscrit en réponse, propose une approche plus
éclairante sur le cadre social où évoluent les « imposants »1 0 6 . À partir des résultats d’une
recherche socio-historique menée auprès de hauts fonctionnaires, il plaide pour une approche
qui ne dissocie jamais l’entretien semi-directif d’une forme d’objectivation participante et qui
autorise l’immixtion dans le cadre même de ces entretiens asymétriques des autres outils
mobilisés par le chercheur : statistiques, archives… Il aborde également un ensemble de
questions posées par tout travail de recherche auprès des « élites » : refus de l’enregistrement,
autorisations préalables avant citation, effets de la diffusion des sciences sociales au sein de la
haute administration. Son travail réflexif l’amène à décrire de façon circonstanciée le cadre
dans lequel ses interlocuteurs sont pris. Et à mettre en relation les refus qu’on lui oppose avec
l’organisation sociale qu’il observe.

Le choix d’une approche ethnographique

Mon intérêt pour cette controverse tient à ce que j’ai été systématiquement en rapport
au cours de cette enquête, en relation avec des acteurs des classes supérieures. Le tout dans un
dispositif social dont les responsables sont très souvent en représentation face à des publics
divers, aux intérêts contradictoires. Le journaliste responsable d’un débat doit régulièrement
faire preuve de tact, d’aisance, d’autorité avec ses différents interlocuteurs. Contrairement aux

104
Cf. Hélène CHAMBOREDON, Fabienne PAVIS, Muriel SURDEZ, Laurent WILLEMEZ, « S’imposer aux
imposants », Genèses, n° 16, juin 1994, p 114-132
105
Cf. Monique et Michel PINÇON-CHARLOT, « Pratiques d'enquête dans l'aristocratie et la grande
bourgeoisie: distance sociale et conditions spécifiques de l'entretien semi-directif », Genèses, n°3, mars 1991, pp.
120/133.
106
Cf. Sylvain LAURENS, « “Pourquoi” et “comment” poser les questions qui fâchent ? », réflexions sur les
dilemmes récurrents que posent les entretiens avec des « imposants », Genèses n° 69, Paris, Belin, décembre
2007.

49
bureaux du Conseil d’Etat ou du Ministère des Affaires Etrangères qu’ont fréquenté les
auteurs des articles, mes interlocuteurs exercent une activité construite sur des principes d’«
ouverture », de « transparence », de « communication » qui – c’est mon hypothèse – les
amène à faire un usage très subtil de leur autorité au moment de cacher quelque chose à un
interlocuteur indiscret. Il m’a semblé intéressant de revenir sur les insuffisances, les échecs de
mon enquête pour en tirer des enseignements sur la construction d’espaces sociaux qui
s’adressent dans une même scène à des publics distincts.

J’ai été aiguillé dans ce sens par la thèse d’Eric Darras, qui développe une
problématique semblable. Que l’on pourrait résumer ainsi : comment les débats politiques à la
télévision concilient-ils la définition d’un espace médiatique ouvert avec la réalité d’une
fréquentation de leurs débats largement présélectionnée par le jeu politique ? Sa thèse prouve
statistiquement cet écart, l’explique par la volonté des journalistes d’être les interlocuteurs
tout-puissants des politiques. Avant de décrire par le détail la somme des petites humiliations
que les élus, forts de leur légitimité politique, infligent à leurs interlocuteurs. Eric Darras
consacre plusieurs pages, dans son introduction, à la nécessité d’une approche ethnographique
– ne serait-ce que pour offrir des éléments nouveaux vis-à-vis du discours dominant sur ces
débats, le commentaire journalistique de l’événement. Pour autant, sa thèse développe peu
d’éléments descriptifs, réflexifs de son approche. Quelques lignes sur ses incidents
d’entretiens : jeune étudiant provincial d’origine modeste, il aurait été dominé par les grands
journalistes parisiens. Rien, en revanche, sur les acquits de cette démarche. François-Henri de
Virieu lui confie le courrier des lecteurs de L’Heure de vérité. Pourquoi ? Comment ? Sa thèse
s’appuie au final sur un riche travail statistique, au prix d’un refoulement à eu près total de sa
relation au terrain. Cette lecture m’a incité à développer mon travail dans une direction
ethnographique. Cette notion renvoie au travail de description fine selon les règles de
l’inventaire systématique. Tandis que l’ethnologie, ou la sociologie, désignent le travail de
synthèse plus ou moins totalisant réalisé sur la base de comparaison avec, entre autre
problème méthodologique, celui de la représentativité1 0 7 .

Les usages réflexifs de l’ethnographie

On décrit généralement l’ethnographie comme une partie de l’anthropologie, dont


107
Claude GRIGNON, Jean-Claude PASSERON (dir.), Le savant et le populaire, Paris : Le Seuil, 1990.

50
l’objet est l’analyse et la description des mœurs et des coutumes – terme vaste qui a permis à
Claude Lévi-Strauss d’englober la sociologie comme « une spécialité de l’ethnographie »1 0 8 .
De fait, cette technique de sciences sociales longtemps dévolue à l’observation du lointain se
tourne depuis l’après-guerre vers les populations dont les origines sont très proches du
chercheur qui les observe. L’application de cette technique au très proche produit des
microsociologies sur des thématiques aussi variées que la population d’une institution 1 0 9 ou
d’une bande de jeunes, les comportements des voyageurs des transports publics ou des
enseignants d’une école1 1 0 . Yves Winkin rappelle que cette réflexivité du regard
ethnographique ne s’est pas fait en un jour. Trois principales révolutions dans la discipline ont
été pour cela nécessaires, témoignant chacune d’un engagement chaque fois plus poussé de la
personne de l’ethnographe dans sa démarche scientifique. Dans les années 1920, Bronislaw
Malinowski part lui-même sur le terrain pour « saisir le point de vue de l’indigène » au lieu
d’archiver les objets exotiques ramenés par l’explorateur. Dix ans plus tard, des
anthropologues américains comme Lloyd Warner tournent leurs outils de recherche vers les
groupes sociaux de leur propre pays. Et ce n’est que dans les années cinquante que ces
anthropologues « endotiques » se libèrent « de cette tendance à faire de la recherche sur les
pauvres, les paumés, les dominés, par exemple les indiens, les paysans, les clochards etc. »1 1 1 .
Ces chercheurs affirment par leur geste réflexif que l’intérêt de leur démarche n’est ni la
curiosité exotique ni la fascination glauque, mais la certitude qu’une société humaine est
construite sur un univers de signes et de pratiques « qu’il faut savoir pour être membre ».

La notion de « rituel », structure sociale liant entre eux ces signes et ces pratiques, est
commune à toutes ces études. Elle suppose que les gestes des acteurs en présence ont, en plus
de leur utilité pratique une portée symbolique qui exprime et communique la relation qu’ils
souhaitent entretenir avec les autres membres du corps social. Une suite d’interprétations
judicieuses de ces us et coutumes permet de saisir le sens du système social dans son
ensemble. Cependant, son usage divise les ethnographes et pose plusieurs problèmes de
méthode, particulièrement pour l’ethnographie des acteurs les plus influents de la
communauté. Comme le rappelle Marc Abélès :

108
Cf. Claude LEVI-STRAUSS, » Histoire et ethnologie », Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958.
109C'est la démarche que propose Goffman dans son ouvrage Asiles. « Interné volontaire », avec la complicité
du directeur mais sans avoir prévenu les infirmières, Goffman décrit de l'intérieur les rites et les gestes par
lesquels les membres de l'asile composent une « institution totale ». Cf. Erving GOFFMAN, Asiles Paris, Minuit,
1979.
110C'est le propos de Colin Lacey dans Colin LACEY, The Socialization of Teachers, London, Methuen, 1977.
111
Yves WINKIN, « Pratique du terrain », in Anthropologie de la communication, Paris, Seuil, 2001.

51
« Remarquons que dans les études ayant trait au domaine français on s'interroge assez peu sur
les relations qu'entretiennent les détenteurs officiels du pouvoir, les élus (maires,
conseillers municipaux) et la population. Cette question est surtout envisagée dans le
cadre des sociétés méditerranéennes où les ethnologues n'ont pu rester insensibles au « fait
social total » que représente le clientélisme et à son impact local. Mais il est remarquable
que les relations patron-client soient rarement rapportées au système politique global des
sociétés étudiées ».1 1 2

Ce silence, s’il est remarquable, n’a finalement rien de très curieux. L’ethnographe
travaille sous le regard de la population étudiée. Face à l’observateur, la hiérarchie du groupe
demande des garanties sur les usages possibles de l’enquête – ce qui, dans le cas des
« relations patron-client » invoquées par Abélès, constitue un problème redoutable. Si la
hiérarchie du groupe ne peut obtenir de garanties, ou bien ne cherche pas à en obtenir, elle
tient l’observateur à distance. Le jeu social très structuré, très contrôlé qui entoure les espaces
du pouvoir oblige le chercheur à définir étroitement sa position. Il doit rendre des comptes sur
le sens de son étude, assumer la position sociale qu’il investit pour son enquête. Cet aspect de
la démarche ethnographique oblige à une introspection dont le résultat complète les
observations de terrain, et constitue une forme d’« ethnographie réflexive »1 1 3 . On comprend
vite qu’une partie de l’interaction reste inaccessible à l’observation, dont on ne peut que tenter
de reconstituer les traces. Il y a d’une part les interactions publiques entre acteurs influents, et
d’autre part les calculs et arrangements privés. Différence essentielle dans le cas des débats
politiques à la télévision, puisque le jeu du regard médiatique intervient, et qu’il faut théoriser
le statut des interactions filmées et de celles qui ne le sont pas.

Cette partie de ma thèse développe les questions que je me suis posé dans ma
démarche, et la manière que j’ai eu d’y répondre – la manière dont j’ai orienté mon enquête.
Je rappelle mes problèmes pour recueillir des informations sur ces débats, lieux relativement
confidentiels de construction et d’affirmation du pouvoir. Les acteurs qui y interviennent
éconduisent vite ceux dont ils ne peuvent pas identifier immédiatement les intérêts. Je décris
comment mon enquête s’est installée dans cette tension : enregistrer des informations
signifiantes pour faire avancer mes hypothèses, tout en respectant l’exigence des
protagonistes que de nombreux détails de leur travail reste confidentiel. J’ai cherché à faire de
nécessité vertu, en prenant comme objet d’enquête la manière dont ces acteurs éconduisent les

112
Marc ABÉLÈS, « Anthropologie des espaces politiques français », Revue française de science politique,
1988, Volume 38, No 5, p. 807-817.
113L’expression est d’usage courant dans l’anthropologie et la sociologie de langue anglaise. Cf. Charlotte A.
DAVIES, Reflexive Ethnography : A Guide to Researching Selves and Others, London, Routledge, 1999 ;
Michael BURAWOY, « Revisits : An Outline of a Theory of Reflexive Ethnography », American Sociological
Review, 2003, Vol. 68 (October), pp. 645-679.

52
curieux. Cette approche m’amène à emprunter la notion de « cadre » à la sociologie de
Goffman, en distinguant différents cadres mis en place par les organisateurs des débats pour
contrôler la diversité des personnalités extérieures qui interagissent dans leur lieu de travail.
Je distingue formellement trois types de « cadres » organisant l’accès au débat. Le cadre
privé, auquel ma démarche ethnographique n’a logiquement pas eu accès. Le cadre
confidentiel, qui est l’espace où les différents participants aux débats s’observent
mutuellement. Et le cadre public, soit l’espace où le débat proprement dit a lieu.

Cette distinction m’a incité à étudier, en plus des coulisses, ces débats tels qu’ils ont
lieu – ne serait-ce que pour les mettre en rapport avec les autres étapes de la « chaîne de
fabrication » des émissions. Je suppose que la mise en scène du « cadre public » a pour
conséquence de « grandir » certains participants. Ce grandissement s’effectue en montrant
comment ces participants réussissent des « épreuves ». Les participants se grandissent, sont
grandis pour être supposés dignes de faire avancer leur cause. Je propose de lire ces
grandissements dans les débats tels qu’ils sont faits à l’aide des « cités » de Laurent Thévenot
et Luc Boltanski1 1 4 . En précisant les points de tension entre cette théorie et celle de Goffman.
Et en expliquant que je ne me servirais pas de Prospero, un logiciel d’analyse des épreuves
dont j’explique que son usage est disproportionné à ma démarche.

114 Luc BOLTANSKI et Laurent THÉVENOT, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris,
Métaillié, 1991.

53
6. Retour sur une expérience ethnographique

Le groupe surveille l’observateur, et demande des garanties sur les usages possibles de
l’enquête. Si elle ne peut en obtenir, elle tient l’observateur à distance. Dans le cadre d’une
« ethnographie du pouvoir », la tension est d’autant plus forte que le contrôle social est très
structuré. Cette constante oblige le chercheur à définir étroitement sa position, à rendre des
comptes sur le sens de son étude, assumer la position sociale qu’il investit pour son enquête.
Les quelques pages qui suivent son consacrées à cet aspect de la démarche ethnographique, et
à l’introspection sur ma démarche. Je les présente avec l’objectif de compléter mes
observations de terrain. Je présente donc ici les principales étapes de mon entrée dans le
« terrain », entre avril 2005 et mai 2006, en les mettant en rapport avec différentes théories
expliquant les données de l’ethnographie. Et d’abord avec une idée simple : l’entrée dans un
groupe social est facilitée par une concordance d’habitus, soit un ensemble de dispositions
sociales et corporelles qui caractérisent le rapport de l’individu au groupe social. Cette notion
m’a permis d’expliquer pourquoi j’avais, dès alors que ma première année de thèse me voyait
hésiter entre des terrains d’enquête accueillant des politiques à divers titres, j’avais été séduit
et naturellement engagé dans la fréquentation de l’émission Mots Croisés. Je mets cette
émission en rapport avec une autre – Ripostes - dont l’abord ne m’avait pas du tout séduit,
pour des raisons que je suppose semblables. Pour autant, la notion d’habitus – prise dans le
sens flou que lui donne Marcel Mauss - explique autant qu’elle masque, puisqu’elle suppose
un rapport relativement flou entre l’individu et le groupe.

J’ai été amené à préciser cette notion lorsqu’il m’a fallu m’engager dans des terrains
connexes, en vue de réfléchir à la notion plus générale de « débats politiques dans les
médias ». Si concordance d’habitus il y avait entre moi et les organisateurs du Grand Jury-
RTL, elle ne m’a pas permis d’accéder aux espaces confidentiels de cette émission. Aussi ais-
je dû tenter plusieurs contacts, avant d’être aidé dans ma démarche par un journaliste de
l’émission. Je me suis donc demandé dans quelle mesure la notion de « passeur » – empruntée
à Foote Whyte – pouvait permettre de comprendre de manière plus circonstanciée le rapport
que j’avais établi avec d’autres émissions : Mots Croisés bien sûr, mais aussi l’émission
anglaise Question Time, Le Grand Jury et les pages « Débats » du Monde. Le rôle d’un
« passeur » se borne-t-il à recommander un enquêteur dans un espace social inconnu ? Avec
Foote Whyte, je reviens sur le rôle de cet interlocuteur un peu particulier dans le travail de

54
recherche, en tant qu’il prend au sérieux le chercheur, et qu’il l’amène à prendre au sérieux la
définition officielle qu’il donne de sa pratique.

L’autre versant plus « sombre » de la relation au passeur se déduit logiquement de la


relation sérieuse qu’on noue avec lui. C’est celui qui » vous prend au mot », qui vous teste au
cours de votre entrée sur le terrain. Alors que les autres acteurs vous voient à peine passer, lui
vous suit à la trace. C’est ainsi que je décris la forte colère d’un des « passeurs » rencontrés, le
régisseur Dominique Hubert de France 2. Dans son rôle officiel de passeur, il observe
minutieusement mes passages à l’émission, et trouve en une occasion propice – fin mai 2005
– pour me mettre à l’épreuve. J’explique comment cette mise à l’épreuve m’a donné
l’occasion de réaffirmer le sérieux conforme à ma définition officielle d’étudiant en « sciences
politiques ». Et m’a ouvert une perspective double. D’une part, une relative confiance du
« personnel technique » de l’émission, et une invitation à stationner dans les coulisses de
l’émission. Et d’autre part, une prise de conscience du fort dispositif de surveillance
qu’incarne le régisseur.

L’amabilité du régisseur, sa propension à me faire visiter l’émission, m’a amené par


contraste à prendre conscience à quel point les interactions les plus stratégiques de ces débats
sont fermés au regard extérieur. Cette discrétion et les signes qui l’entourent m’ont amené à
superposer à mon ethnographie des émissions une réflexion sur les rites sociaux qui
permettent de cacher les interactions au public. Ma démarche n’est pas celle d’un journaliste.
Je n’étais pas là en quête d’un « scoop », mais d’une approche plus générale de cette
organisation sociale, via la manière dont ses membres organisent le secret autour de leurs
activités les plus contradictoires avec la définition officielle de son fonctionnement. Mon
cheminement jusqu’à Goffman fut pourtant plutôt long. J’ai d’abord cherché, en écoutant mes
entretiens et en interprétant mes notes, à interpréter le type « d’autorité » auquel m’avaient
soumis les différents journalistes qui m’avaient accueilli en entretien. Mais cette notion
relativement molle « d’autorité » ne me menait pas très loin. J’ai fini par considérer ces
éléments d’autorité dans une perception plus générale de l’interaction en termes de « cadre » –
qui offre l’avantage de décrire aussi bien la manière dont un interlocuteur définit la situation
d’entretien, que les différentes situations d’interaction qui jalonnent mon parcours dans
l’espace social d’un débat.

55
6.1. Un espace social aux frontières étanches

6.1.1. L’entrée dans le jeu des débats

Je présenterais ici ma démarche d’entrée dans le milieu des débats politiques à la


télévision, et les réflexions que cette expérience ethnographique m’a permis d’élaborer. J’ai
choisi de commencer par la présentation circonstanciée de mes travaux, puis de les faire
suivre d’une discussion théorique. Il est généralement admis que la démarche ethnographique
n’emploie les catégories d’analyse que pour finalement les mettre à l’épreuve du terrain. C’est
pourquoi dans un premier temps je présenterais ma démarche ethnographique avant de
raisonner sur les catégories les plus utiles pour en penser l’expérience. J’espère ainsi suivre
l’exemple des auteurs aussi divers dans leur approche théorique que Pierre Bourdieu 1 1 5 ou
Philippe Descola1 1 6 , qui font précéder leurs réflexions ethnographiques d’un court récit de
leur expérience. Seul un va-et-vient entre présentation de la pratique et réflexions sur les
catégories d’interprétation de matériau recueilli peut en effet conduire à une élucidation, non
seulement des scènes observées mais encore de la position de l’observateur.

J’ai fait l’essentiel de mon « terrain » autour des plateaux de l’émission Mots Croisés,
entre le début du mois de mai 2005 et la fin du mois d’avril 2006. Je m’y suis introduit en
demandant à y être invité en invité en tant que « spectateur », occupant silencieux des gradins
pendant l’enregistrement de l’émission. J’ai pu profiter de cette opportunité à quatorze
reprises, opportunité qui m’a permis d’effectuer deux visites plus approfondies – autorisées
par l’équipe organisatrice – des locaux de l’émission. Cette expérience, réalisée au début de la
deuxième année de ma thèse, m’a confirmé dans l’idée que ce mode de participation au
terrain pouvait me permettre d’apprendre des fonctionnements, d’établir des contacts avec
cette société médiatique. J’avais alors envie d’en renouveler la pratique dans d’autre émission,
pour étoffer mon terrain de thèse que j’avais pour projet de porter sur plusieurs émissions de
débat politique. J’ai donc fait des démarches pour assister, depuis un siège de spectateur, à la
réalisation en direct d’une émission du Grand Jury-RTL - à quatre reprises, entre décembre
2005 et mai 2006. Ces deux approches des lieux où différents acteurs construisent les
dispositifs médiatiques ont été complétées par une autre démarche, plus « professionnelle » et
responsable, et à ce titre complémentaire. A la même période, j’ai démarché plusieurs
115 Voir notamment les « essais d’ethnographie kabyle » dans Pierre BOURDIEU, Esquisse d'une théorie de la
pratique, Paris, Seuil, 1972.
116 Notamment Philippe DESCOLA, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences
humaines, 2005.

56
journalistes pour leur faire « passer une grille » d’entretien, leur faire répondre ou réagir à une
série de questions, souvent les mêmes. Les « open space », espaces de bureaux ouverts où ils
me recevaient, étaient situés dans les rédactions des chaînes de télévision et de radio où
officient les journalistes. Une autre expérience donc, puisque les journalistes m’y recevaient
au milieu de leur documentation, des médias qu’ils consultent, des coups de téléphone
professionnels et personnels qu’ils reçoivent. Et c’est sans doute aux conditions de ces
entretiens, où les journalistes vivaient une « deuxième vie » professionnelle – à la fois
profondément rattachée et sensiblement différente de celle des studios d’enregistrement – que
m’est apparue la dimension profondément construite de ces débats médiatiques. Dans le
bureau où Gilles Bornstein, rédacteur en chef de Mots Croisés, me recevait pour discuter de
son émission, j’assistais en trois quart d’heures à une suite de scènes relativement banales,
mais qui ont profondément marqué mon raisonnement. En notant la débauche de journaux et
de magazines qui jonchaient les bureaux de Laurène Sevrent et d’Aude Rossigneux, j’ai sans
doute à ce moment pris conscience de la forte interdépendance entre le magazine télévisé
Mots Croisés et le reste de la presse française. De même, une discussion à bâtons rompus avec
le rédacteur en chef sur les images de la télévision qu’il tenait orientée vers son bureau m’a
amené à considérer cette télévision – et ses programmes – comme un partenaire quotidien, un
personnage de plus de cette équipe de journalistes. Autre personnage, plus lointain mais
également inattendu : ce député UMP qui vient interrompre notre entretien d’un coup de
téléphone amical à Gilles Bornstein. Chacun de ces personnages, intervenant par le biais d’un
média (presse écrite, télévision, téléphone), prenait une existence forte dans cette petite
« rédaction » de deux pièces à la disposition intimiste, dans laquelle les journalistes
échangeaient en élevant à peine la voix.

J’avais jusqu’ici borné mon approche ethnographique de l’univers des journalistes


français à la fréquentation de la presse écrite. Les journalistes de Libération que j’avais
rencontrés pour étayer mon mémoire de maîtrise 1 1 7 , et ceux du Monde que j’avais approché en
DEA1 1 8 , avaient aussi leur « monde de travail », leurs bureaux couverts de publications et
leurs interlocuteurs politiques. Et j’avais été plusieurs fois surpris par le lien immédiat entre le

117Entretiens semi-directifs effectués auprès de cinq journalistes de « Libération » impliqués dans le traitement
du passage à l'Euro. Cf. Gaël VILLENEUVE, Le traitement journalistique d'un fait économique. L'exemple du
traitement du passage à l'Euro par le quotidien Libération. Mémoire de maîtrise de sciences politiques sous la
direction d'Henri MALER, Université Paris 8, septembre 2003.
118Entretiens semi-directifs effectués auprès de huit journalistes du « Monde » impliqués dans le traitement de
l'information européenne. Cf. Gaël VILLENEUVE, Engagements et distanciations dans l'écriture
journalistique. L'exemple des « analyses » des correspondants à Bruxelles du quotidien Le Monde. Mémoire de
DEA de sciences politiques sous la direction d'Yves SINTOMER, Université Paris 8, juin 2004.

57
livre, le journal que je voyais traîner sur le bureau de mon interlocuteur, et l’article qu’il
venait de publier ou qu’il publierait dans les jours suivants. J’avais plaisir dans ces entretiens
à guetter les éléments singuliers du décor que le travail du journaliste reproduirait en
centaines de milliers d’exemplaires. Plaisir fétichiste un peu vain puisqu’il masque, pour qui
s’en contente, le jeu plus général des interactions qui ensemble conduisent le journaliste à
endosser le rôle qu’il joue. Je l’ai appris de ce terrain, en rencontrant ces journalistes de
débats télévisés aux différentes étapes de la maturation de leur travail. Ce terrain particulier
m’a mis en rapport avec des professionnels qui préparent leur émission dans des espaces
jalousement privés, et qui les achèvent sous les yeux du public. Le protocole qu’ils suivent,
les dispositifs qu’ils reconduisent pour mener à bien cette tâche entre en interaction avec les
composantes de leur univers. Les acteurs politiques cherchent à peser sur les émissions par
des jeux de rapport de force, les réalisateurs traduisent en image le travail écrit et joué des
journalistes, les experts et les « citoyens » sont invités par les journalistes à entrer dans le jeu
de manipulation réciproque du débat politique médiatisé.

Contrairement donc à mes précédentes expériences de « terrain » qui m’avait confiné


pour l’essentiel dans le lieu clos des rédactions, je suis entré ici par le versant public, pour
infiltrer graduellement le vif de son organisation interne. Cette méthode m’a amené à aborder
les débats politiques à la télévision comme une structure triple, dont la face externe, la plus
directement publique, est constituée de la retransmission médiatique des débats ayant lieu sur
les plateaux, tandis que le noyau de l’émission est constitué du travail de bureau de son équipe
rédactionnelle.

De Ripostes à Mots Croisés : l’habitus des spectateurs

Cette approche m’amenait donc à aborder cet objet par cet entre-deux, ni public ni
confidentiel, que constitue les plateaux de déroulement de l’émission. J’ai contacté, via les
sites Internet de France Télévision et de RTL, les régisseurs des émissions, en charge de la
gestion du public qui assiste aux débats depuis les gradins. Je leur ai demandé le droit
d’assister à l’émission. Dès le mois de Janvier 2005, j’ai écrit1 1 9 aux régisseurs de Ripostes, de
Cent minutes pour convaincre puis de Mots Croisés pour obtenir le droit d’assister aux
émissions. Tandis que tous faisaient preuve d’un franc désir de coopération et d’un

119Toutes les émissions télévisées ou radiophoniques dotées d’un public assistant à l’émission depuis des
gradins comptent parmi leurs professionnels un « régisseur » chargé d'inviter les spectateurs à assister en direct à
l’émission.

58
professionnalisme certain, j’ai été confronté dès mon arrivée dans leurs locaux à des situations
radicalement différentes.

Deux situations radicalement différentes se sont présentées vis-à-vis des


techniciens, témoignant de deux conceptions différentes du rôle du téléspectateur.

D’un côté, le régisseur de l’émission Ripostes, émission de France 5. Je me


propose une fois pour assister à une émission. Après l’émission, il me rappelle plusieurs
fois par semaine pour que je revienne, ou que j’assiste à d’autres émissions de France 5
(notamment à l’émission Campus), laissant sur au répondeur téléphonique des messages
aux syllabes détachées, au débit rapide et au timbre énergique incitant à « rappeler si
vous souhaitez participer à l’émission » – sans doute passait-il ce même coup de
téléphone une centaine de fois par mois. A ceux qui acceptent de rejoindre le plateau de
l’émission, le régisseur insiste pour qu’ils « s’habillent de couleurs claires, voyantes ».
Ce comportement prescriptif est à mettre en parallèle avec celui du régisseur de
l’émission qui, sur le plateau, donne des conseils appuyés au public : « souriez », « ne
parlez pas », regardez les personnes qui débattent, c’est un respect », et trie les acteurs
présents en fonction de leur allure générale : « toi le petit jeune, viens devant » (ou « le
petit jeune, il vient devant »).

De l’autre, les régisseurs d’émissions comme Cent minutes pour convaincre, A


vous de juger, Mots Croisés ou le Grand Jury. Reçu cordialement à l’entrée du studio, le
spectateur est accompagné jusqu’à l’entrée par un personnel nombreux, souriant et
attentif. Lequel se montre très soucieux de montrer au spectateur une situation où nul
stress ni effort ne contrarie l’atmosphère mondaine de l’espace d’attente – ce qui oblige
le régisseur et son équipe à chuchoter à voix basse et à se rassembler dans les coins
lorsqu’ils doivent échanger des informations ou prendre des décisions quant au lourd
travail de mise en place de l’émission qu’ils exercent dans le même temps. Cet effort de
mise en scène du personnel accompagnant permet aux invités qui le désirent de se lier par
une forme mondaine de conversation.

L’interactionnisme appris chez Goffman m’incitait, dès le début de cette expérience, à


envisager l’approche de ces arènes en fonction du rapport que les équipes organisatrices de
ces débats entretiennent au « moi » du spectateur comme un « objet rituel délicat »1 2 0 . Il m’a

120 Cette expression est employée dans Erving GOFFMAN, Les rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974 ; p.30.

59
semblé intéressant de considérer ce premier contact vis-à-vis de la culture des régisseurs,
considérant plus ou moins le public comme une partie du décor, comme un marqueur pour
penser l’organisation du travail de ces émissions. Alors que les procédures d’admissions dans
le public sont très semblables, la gestion de la foule des spectateurs s’avère très différente. Le
régisseur de France 2, chargé de gérer le public de cette émission, envoie un mail quelques
jours avant l’émission, détaillant son thème et ses invités pressentis. Le contact téléphonique,
réputé plus direct et coercitif1 2 1 , n’est employé que si l’on confirme sa venue. Aucune
indication n’est donnée sur l’habillement souhaité.

Cette première approche m’amènerait à considérer que le contrôle social effectué par
les régisseurs de France 2 est puissant à l’entrée des émissions, tandis que celui qui est exercé
par les régisseurs de France 5 s’effectue sur un public invité de façon exhaustive, sans
contrôle préalable, plus susceptible d’adopter des conduites inappropriées. En d’autres termes,
les émissions de France 5 brassent un public large et indifférencié, sur lequel aucun « tri »
préalable n’a été effectué. Tandis que le régisseur de Mots Croisés peut se montrer libéral vis-
à-vis des spectateurs, puisqu’ils ont été préalablement sélectionnés. Ce développement sur la
gestion des spectateurs dans ces émissions peut légitimement apparaître comme sans rapport
avec les interrogations sur le fonctionnement de l’émission. Pourtant, ce « marqueur » dévoile
son intérêt lorsqu’on considère que tout rapproche ces deux émissions, Ripostes et Mots
Croisés. Les problématiques politiques qu’elles abordent sont proches, leur organisation et
leur diffusion relèvent toutes deux du service public, leurs invités sont répartis à parité entre
élus et non élus. Or, si elles accueillent toutes deux des spectateurs, elles les gèrent très
différemment.

L’hypothèse défendue ici à titre provisoire, et que cette étude de cas permettra de
préciser, est que les invitations à Mots Croisés m’avaient été permises du fait d’une
concordance d’habitus. Ma fréquentation du journalisme et des études doctorales de sciences
politiques pouvait ainsi être mis en parallèle avec le parcours professionnel des journalistes de
l’émission, ainsi que ceux des autres spectateurs dont une grande partie est recrutée parmi les
BDE (Bureaux des Etudiants) des élèves d’Assas et de l’IEP de Paris. Je me tiendrais à
l’usage général que Marcel Mauss fait de cette notion – c’est à dire une sorte de connecteur

121 Voir notamment les analyses de Marshall Mc Luhan sur le téléphone comme « média chaud », c'est à dire
comme média où le récepteur est saisi immédiatement par le message qu'on lui envoie Cf. Mc LUHAN, Pour
comprendre les médias, réédition Seuil, 1977. Sur les recommandations d'un guide de protocole de n’utiliser le
téléphone qu’avec circonspection – du fait de l'influence directe qu'il exerce sur son correspondant, Cf. Jean
GANDOUIN, Guide du protocole et des usages, Paris, LGF, 1993.

60
des composantes physiologiques, psychologiques et sociétales de l’homme. Cette relative
lâcheté du concept lui donne ainsi un puissant usage descriptif, notamment pour permettre de
faire correspondre entre elles les situations sociales des différents débats télévisées, et
notamment leur forte homogénéité sociale. Cette concordance des habitus permet de
comprendre à la fois la grande capacité d’échange entre les acteurs en présence, et la grande
difficulté des acteurs ne disposant pas de cet habitus à intégrer durablement ces univers, à
quelque position que ce soit. Le concept est ainsi présenté par Marcel Mauss :

J’ai donc eu pendant de nombreuses années cette notion de la nature sociale de l’« habitus ».
Je vous prie de remarquer que je dis en bon latin, compris en France, « habitus ». Le mot
traduit, infiniment mieux qu’« habitude », l’« hexis », l’« acquis » et la « faculté »
d’Aristote (qui était un psychologue). Il ne désigne pas ces habitudes métaphysiques, cette
« mémoire » mystérieuse, sujets de volumes ou de courtes et fameuses thèses. Ces
« habitudes » varient non pas simplement avec les individus et leurs imitations, elles
varient surtout avec les sociétés, les éducations, les convenances et les modes, les
prestiges. Il faut y voir des techniques et l’ouvrage de la raison pratique collective et
individuelle, là où on ne voit d’ordinaire que l’âme et ses facultés de répétition1 2 2 .

Cette courte réflexion sur l’habitus m’a amené à considérer que le rituel qui avait
cours lors des invitations pour Ripostes heurtait mon « moi » social, et que j’avais autant
choisi Mots Croisés comme objet d’étude que j’avais été choisi par le dispositif d’accueil à
l’émission. Comment traduire autrement les impressions que me faisaient ces différents
dispositifs ? Si l’abord premier des régisseurs de Ripostes était assez brutal, le public nouait
ensuite en coulisses avec eux une forme de convivialité, de bonne humeur, qui me laissait
personnellement froid. A l’inverse – et même s’il ne fallait pas être grand clerc pour se
compte que la convivialité de façade des intervenants de Mots Croisés gardait intacte la forte
séparation entre le public des gradins et les intervenants de la scène du débat – je n’avais
aucun mal à « habiter » les lieux auxquels j’étais confiné au cours de la préparation, puis de
l’enregistrement de l’émission. Avec le recul, si ce choix d’étudier l’émission était bien un
choix personnel et délibéré, en accord avec une vision personnelle de mon thème de
recherche, ce choix avait obtenu l’accord préalable de mon habitus d’étudiant discipliné.

L’accès au Grand Jury-RTL : un milieu social restreint

L’entrée dans le Grand Jury-RTL s’est faite plus tard, en décembre 2005, et s’est
avéré bien plus difficile à aborder. La raison en est simple : les invités de l’émission sont pour
l’essentiel des ministres, ou leurs interlocuteurs légitimes. Une haute exigence des formes

122Marcel MAUSS, « Les techniques du corps », Journal de Psychologie, 32, 1936, p. 3-4.

61
protocolaires s’ajoute donc à l’intégrité physique des invités et de leur entourage. On est là
loin d’émissions comme Campus, Vivement dimanche ou Mots Croisés, où tout spectateur un
peu curieux et animé d’une envie de se distraire peut être reçu à l’enregistrement de
l’émission. Difficile, donc, pour un étudiant en sciences politiques, même motivé et
relativement au fait des rigidités du protocole institutionnel, de procéder à un véritable
« terrain » dans cette émission. Qu’est-ce qui a rendu possible mon incursion dans ce
domaine ? Les échecs et déconvenues que j’ai rencontrés au cours de mon incursion à cette
émission m’ont amenés à manier le concept d’habitus de manière plus circonstanciée. D’en
chercher les limites par le simple constant que, si une concordance d’habitus permettait
d’expliquer l’accès à certains univers sociaux, le refus, puis l’accès à d’autres univers devait
s’expliquer par l’intervention de « passeurs ».

En juin 2005, je contactais une responsable de l’émission via un numéro de téléphone


portable trouvé sur le forum Internet du Bureau des Etudiants de l’IEP de Paris. Puis-je
assister à l’émission ? La personne au téléphone coupe court à ma demande, et m’affirme que
l’émission ne reçoit pas de spectateurs. Mensonge ? Il suffit de regarder une édition du Grand
Jury-RTL pour s’apercevoir qu’il y a presque toujours un public. Et pourtant, sa réponse a du
sens : contrairement à Mots Croisés, l’émission ne recrute pas ses spectateurs sur simple coup
de téléphone. Assister au Grand Jury exige visiblement une caution supplémentaire. Et c’est
en contactant par mail Jean-Michel Aphatie, journaliste et principal organisateur de
l’émission, que les choses se débloquent. Celui qui n’était pour RTL l’organisateur de
l’émission que depuis quelques mois, m’appelle sur mon portable et me donne son accord
pour un entretien sur le fonctionnement de l’émission. Fort de ce contact, je préviens sa
collaboratrice Anne Busson, qui m’adresse à Dominique Winter, « relation publiques » de
RTL, qui joue le rôle de régisseuse de l’émission. Instruite de la nécessité où j’étais d’assister
à l’émission pour rencontrer Jean-Michel Aphatie, celle-ci me note sur la liste des invités à
l’enregistrement du Grand Jury-RTL. Cet accès m’a permis d’assister aux cocktails de fin
d’émission, réunissant journalistes, invités et public autour du buffet. Cette proximité spatio-
temporelle avec les acteurs de l’émission m’a permis de rencontrer journalistes et invités, et
d’exercer à mon corps défendant une manière de « test » sur la perméabilité de l’univers
social des journalistes de débats.

62
6.1.2. Des plateaux télé aux rédactions : les « passeurs »

Le journalisme, un univers professionnel aux frontières poreuses

Une de mes préoccupations en entamant ce terrain était de chercher en quoi le travail


du journaliste de débat est différent de celui des autres journalistes. Question naïve, lorsqu’on
sait que les principaux travaux en sociologie du journalisme constatent ensemble qu’il est à
peu près impossible de s’accorder sur une « définition positive » évidente de cette profession.
Les journalistes comme leur public ont en commun cette intuition plus ou moins claire qu’il
existe un métier de « journaliste », doté de règles, de codes sociaux et de contraintes de
situation. Mais cette intuition est difficile à confirmer, car les pouvoirs publics, et dans une
certaine mesure les membres de cette profession, cultivent le flou sur les attributions du
journalisme dans le corps social. Signe de ce consensus, la définition que le « Robert de la
langue française » offre du journaliste : une « personne qui collabore à la rédaction d’un
journal », ou plus largement « qui s’occupe de l’information dans un système de médias »1 2 3 .
Cette définition lacunaire du mot « journaliste » est complétée par quinze mots apparentés,
chacun renvoyant à des exercices professionnels (chroniqueur, correspondant, courriériste), à
des statuts (rédacteur, pigiste), voire à des métiers (critique, publiciste) très différents entre
eux. Les dispositions légales rattachées, en France, à la profession de journaliste, ne
contribuent pas à dissiper ce malentendu. Comme le souligne Remi Rieffel, la définition
légale du métier, purement tautologique, ne fait référence à aucun savoir ou savoir-faire,
aucun diplôme pour distinguer les journalistes professionnels d’autres collaborateurs de
presse1 2 4 . Cette confusion se poursuit dans la manière dont la CCIJP 1 2 5 délivre en France la
carte de presse, véritable marqueur social de la profession. Cette commission se contente en
effet de délivrer cette carte de « journaliste professionnel » à quiconque vit pour l’essentiel
des fruits de son travail dans un journal. Contrairement à d’autres organisations

123
Définition du Petit Robert, édition augmentée, Paris, VUEF, 2003.
124
La loi du 29 mars 1935 régit l’exercice du métier de journaliste. Codifiée notamment à l’article 761.1 du
Code du Travail, qui stipule que « le journaliste professionnel est celui qui a pour occupation principale,
régulière et rétribuée l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs publications, quotidiennes ou périodiques,
ou dans une ou plusieurs agences de presse, et qui en tire le principal de ses ressources », elle est complétée par
la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle, qui précise que « Les journalistes exerçant leur
profession dans une ou plusieurs entreprises de communication audiovisuelle ont la qualité de journaliste au
même titre que leurs confrères de la presse écrite ». Cf. Rémi RIEFFEL, Sociologie des médias, Paris, Ellipses,
2001, pp. 89-90.
125
Commission de la carte d'identité des journalistes professionnels.

63
professionnelles plus coercitives1 2 6 , elle ne peut sanctionner les porteurs de carte qui se
livreraient à des manquements au code de déontologie de la profession1 2 7 .

Ce système particulier de validation professionnelle fait du groupe des détenteurs de la


carte de presse une galaxie professionnelle sans cohérence où se côtoient rédacteurs en chef
de quotidiens nationaux, présentatrices de bulletin météo, responsables de journaux
publicitaires rattachés à un groupe de la grande distribution et autres professions aux usages
sociaux et aux fonctions sociales très éloignées 1 2 8 . La déontologie professionnelle de ce corps
de métier au pouvoir social considérable est constituée par la jurisprudence du droit de la
presse, offrant, ici encore, une définition négative du métier d’informer. Denis Ruellan note
que les ouvrages de journalistes célèbres qui se proposent de réfléchir sur le statut des
membres de leur profession parviennent au même constat : « au cours des nombreuses crises
d’identité que connaît la profession, les interrogations des professionnels sur la définition de
leur métier se soldent par la négative »1 2 9 .L’imprécision des contours de ce groupe
professionnel tient à l’histoire chaotique de son agrégation, fruit d’un « travail de légitimation
considérablement long et coûteux » pour faire parvenir à admettre à la société de leur temps
qu’un « petit nombre de personnes, les gens de presse, ont le droit, et même le devoir, de
nuire publiquement aux intérêts de certains de leurs concitoyens, quoique dans des limites et
sous des contraintes déterminées »1 3 0 .

Dans son approche exhaustive de la construction historique de la presse française,


Denis Ruellan note que l’histoire du journalisme français peut être lue comme la
multiplication des signes affichés de la fermeture de son espace social (carte de presse, école
de journalisme, « science » de la typographie et du traitement brut des faits), alors qu’au-delà
des signes cette profession reste ouverte au tout-venant. L’auteur impute ces signes de
fermeture au besoin des journalistes de se construire une identité professionnelle 1 3 1 , afin de se
rendre autonomes par rapport aux autres acteurs de l’actualité (public, Etat, patronat).
L’ouverture de la profession a sans doute pour objet d’attirer au journalisme les candidats les
126
On pense notamment à l’ordre des médecins, à celui des avocats ou, dans un contexte plus institutionnalisé,
au CSM (Conseil Supérieur de la Magistrature).
127
La « charte de Munich », adoptée par des responsables de presse en 1971, décrit les droits et devoirs des
journalistes sur le mode de la déclaration universelle des droits de l’homme.
128
Sur « l’éclatement de la profession », diagnostiqué par une analyse systématique du métier des détenteurs de
la carte de presse, Cf. Jean-Marie CHARON, Carte de presse, Paris, Stock, 1993.
129
Cf. Denis RUELLAN, « Le professionnalisme du flou », in Réseaux N°51, Paris, HSP, 1992, p. 30.
130
Cf. Cyril LEMIEUX, Mauvaise presse, Paris, Métailié, 2000, p. 23.
131
Cf. RUELLAN (D.), « Le professionnalisme du flou », Réseaux N°51, Paris, HSP, 1992, p. 31.

64
plus doués à cet exercice complexe de la « restitution de l’instant »1 3 2 . Il m’a semblé que les
journalistes travaillant à des débats devaient être également organisés pour mettre en place cet
équilibre entre fermeture professionnelle et ouverture aux nouveaux interlocuteurs. Ne
voulant ni ne pouvant participer à ces débats, j’ai cherché a minima à y repérer les journalistes
curieux, intéressés par mon regard sur leurs pratiques professionnelles. En somme, j’ai
cherché à rencontrer au cours de mon enquête un ou plusieurs « passeurs » pour pénétrer ce
milieu assez fermé des rédactions de débat.

J’emprunte le terme de « passeur » à l’étude de William Foote Whyte sur la société


d’un quartier italo-américain1 3 3 , pour désigner les interlocuteurs qui m’ont introduit dans leur
univers, pour un temps plus ou moins long. En 1937, William Foote Whyte débute son
approche sociologique d’un quartier d’immigrants italiens de Boston (USA). Pour décrire le
plus fidèlement possible la vie de ce quartier, il participe directement aux activités des gangs
et s’insère dans les œuvres sociales du quartier. Sur six pages de Postface, l’auteur décrit son
«apprentissage de l’observation participante » :

Au début, j’avançais une explication plutôt compliquée. J’étudiais l’histoire de Cornerville –


mais sous un angle nouveau. Au lieu d’aller du passé au présent, je cherchais à avoir une
connaissance approfondie des conditions actuelles pour remonter ensuite au passé. Sur le
moment, je fus assez content de cette explication, mais ça n’avait pas l’air de convaincre
grand monde. Je m’en suis servi en deux occasions et, chaque fois, mon discours
provoquait un silence gêné. Personne ne savait quoi dire, et moi pas plus que les autres.1 3 4

Par la suite, il écrit avoir trouvé « un véritable collaborateur [pour sa] recherche »,
qu’il appelle de son surnom : « Doc ». Ce dernier lui explique l’attitude qu’il doit adopter
après cette expérience malheureuse :

Le lendemain, Doc m’expliqua la leçon. “Vas-y doucement, Bill, avec tous tes « qui »,
« quoi », « pourquoi », « quand », « où ». Si tu poses des questions de ce genre, il suffit
que tu traînes avec eux et tu finiras par avoir les réponses sans même avoir besoin de
poser les questions. ” J’ai constaté que c’était vrai. Rien qu’en restant assis et en écoutant,
j’ai eu les réponses à des questions que je n’aurais même pas imaginé poser si j’avais
cherché à m’informer uniquement sur la base d’entretiens.1 3 5

A la lecture de l’ouvrage – et d’abord de son style – on comprend que Whyte s’est


efforcé de prendre du recul vis à vis de la communauté universitaire, comme pour proposer sa

132
Cf. RUELLAN (D.), Op. Cit., Id.
133
Cf. William FOOTE WHYTE, Street corner society. La structure sociale d'un quartier italo-américain,
Paris, La Découverte, 1995.
134 Ibid., p. 325
135 Ibid., p. 328.

65
« traduction » du milieu dans lequel il a vécu. Trois choses m’ont été utiles dans l’usage de la
notion de « passeur » pour analyser mon terrain. D’une part, l’idée que les personnes qui
m’ont aidé à pénétrer leur groupe social avaient un intérêt personnel à m’y laisser travailler.
D’autre part, le constat que leur aide me permettait d’obtenir le contact d’autres personnes,
qui à leur tour me permettaient de rencontrer d’autres personnes, me positionnant dans le
groupe et ses tensions. Enfin, une fois intégré au groupe social par le truchement du passeur,
chaque membre du groupe auquel je m’adressais pouvait, sur la foi des recommandations que
je lui présentais, retracer s’il le voulait ma démarche au sein du groupe, voire comprendre les
raisons pour lesquelles le « passeur » m’avait introduit dans le groupe.

Ainsi, Jean-Michel Aphatie a été en quelque sorte mon « passeur » pour intégrer le
terrain du Grand Jury. Pourquoi m’a-t-il offert cette contribution à mon travail ?
Probablement parce qu’il avait envie, deux mois après avoir pris les commandes du Grand
Jury, de revenir sur cette expérience et de la commenter en présence d’un étudiant réceptif.
Deux indices m’ont permis d’en venir à cette conclusion. D’une part, ce journaliste met en
avant depuis plusieurs années son profil atypique dans le milieu du journalisme politique
parisien (origines modestes, études courtes à l’IUT de journalisme de Bordeaux). Au moment
où il me reçoit, il vient d’être promu par son employeur RTL à une place en vue dans ce
milieu, puisque l’émission qu’il préside est l’émission de débat politique radiophonique la
plus ancienne, et une des plus écoutées. Un an après notre rencontre, il sort un livre qui fait
l’apologie d’un discours de « réalité » en politique en même temps qu’une promotion de son
propre personnage comme issu « du monde réel »1 3 6 . Suivant l’hypothèse selon laquelle les
discours de justification publique des acteurs sont le plus souvent des réponses à des critiques
que ces mêmes acteurs reçoivent de leur entourage, personnel ou professionnel, proche1 3 7 , j’ai
estimé que le discours que je permettais à Jean-Michel Aphatie de formuler en entretien lui
offrait des occasions de répondre à des critiques.

136 Jean-Michel APHATIE, Liberté, égalité, réalité, Paris, Stock, 8 novembre 2006.
137 C’est une des idées véhiculées par les tenants de la sociologie des épreuves que je reprends dans mon
mémoire de DEA – le terrain que j’aborde alors, le bureau des correspondants à Bruxelles du quotidien Le
Monde, est composé de journalistes d’élite, à la fois mal considérés par leur hiérarchie et mal assurés dans leurs
positions respectives. Il s’ensuit des conditions de travail critique, des tensions régulières entre les membres et
vis-à-vis de la hiérarchie parisienne pour la couverture de l’actualité de la commission européenne. Cette somme
de critique se traduit par une abondance de « tribunes », signées de ces correspondants, qui y justifient à chaque
fois le bien fondé de leurs missions à Bruxelles. Cf. Gaël VILLENEUVE, Engagements et distanciations dans
l'écriture journalistique. L'exemple des « analyses » des correspondants à Bruxelles du quotidien Le Monde.
Mémoire de DEA de sciences politiques sous la direction d'Yves SINTOMER, Université Paris 8, juin 2004.

66
Une rencontre décisive pour l’engagement sur le terrain

D’une manière générale, ce terrain m’a appris l’importance psychologique – décrite à


l’occasion par William Foote Whyte – de l’accueil du « passeur » pour la démarche du
chercheur. En début de terrain, muni de mes seules lectures, j’avais de la peine à me prendre
au sérieux dans mon rôle de compilateur auto-institué des faits et gestes d’un groupe social.
Les premières personnes avenantes, compréhensives, rencontrées dans ma démarche, ont été
essentielles pour que je reconnaisse moi-même le bien-fondé de ma démarche. La plupart des
spécialistes s’accordent sur ce constat : le rapport d’un chercheur au terrain n’est jamais
exempt d’ambiguïtés. L’intitulé officiel qu’il donne à sa mission, le sens qu’il lui précise dans
la préparation de sa démarche sont autant d’efforts pour éclaircir ce but. Pour rendre plus
légitime et universalisable la portée d’une démarche dont le principe reste – d’abord pour lui –
mystérieux. Une tension s’installe entre ce but officiel répété, reformulé aux différents
interlocuteurs, et les motivations personnelles partiellement contradictoires qui sont à
l’origine de la démarche de terrain. L’intervention du « passeur » provoque un choc certain
dans cette tension interne qui habite le chercheur. Cet interlocuteur l’oblige à s’en tenir à son
rôle, à se mettre strictement à ce travail qu’il dit être venu faire. Cette relation explique sans
doute au moins partiellement le sentiment de malaise, de trahison, l’ambiguïté ressentie par le
chercheur vis-à-vis de ses premiers interlocuteurs.

Ce qui m’explique aussi l’espèce de déclic que j’ai ressenti, au cours de mon entrée
sur le terrain, lorsque j’ai rencontré ceux qui allaient devenir mes « passeurs ». Avec cette
particularité : je n’étais présent jusqu’ici dans l’espace social des débats télévisés qu’en
qualité de « spectateur », d’invité des gradins. A ce titre, je me sentais intimé par tout le
dispositif à un rôle passif, de second ordre, un rôle de « tapisserie humaine » qui entrait en
contradiction avec le choix réitéré de faire une thèse de sciences politiques sur le sujet. Sur ce
point, les personnes qui m’ont reconnu un rôle de chercheur m’ont amené à me défaire de
l’indécision où j’étais dans mon rapport au terrain, ainsi que de la tension entre mon choix
d’être observateur actif depuis les gradins, et le rôle passif de « spectateur privilégié » de
l’émission auquel ma position dans les gradins me contraignait. Face au « passeur », j’ai été
amené à « m’engager » (to involve) dans l’interaction, au sens que décrit Goffman dans ses
Rites d’interaction1 3 8 . Pleinement exposé au regard de l’autre, je me suis retrouvé dans
l’obligation de me projeter dans l’espace constitué par la personne et moi-même. Ce moment

138
Cf. Erving GOFFMAN, Les rites d’interaction, Trad. Paris, Minuit, 1974.

67
d’exposition radicale, et ses corollaires (la peur de décevoir, l’excitation de vivre une relation
sociale inédite dans un espace à peu près familier), m’a fait prendre conscience que l’espace
social des débats est un lieu où, si l’on est visible, on n’est guère exposé. S’installe plus ou
moins consciemment entre les participants un système de « pare-engagements » (involvement
schield), une levée générale de parapluies par laquelle les participants signifient à leur
entourage qu’ils n’ont aucune envie d’être abordés1 3 9 .

Le premier des « passeurs » que j’ai été amené à rencontrer est Dominique Hubert,
régisseur de Mots Croisés ainsi que d’autres émissions. J’ai pris contact avec lui dès le mois
de mars 2005 J’avais alors le projet d’assister à l’émission d’Olivier Mazerolle, Cent minutes
pour convaincre. Je l’ai recontacté par mail les mois suivants, afin d’être invité à Mots
Croisés. C’est au cours d’un de ces contacts que je lui ai expliqué ce qui motivait mon
régularité à venir, à savoir un projet de recherche en sciences politiques. Cette confidence
avait notamment pour but d’instaurer une relation de familiarité préalable à un entretien
approfondi sur son métier. Un incident a eu lieu peu après, que j’interpréterais comme une
forme de « test » de la part de ce professionnel, une manière de vérifier si j’étais fiable. Le
lendemain du référendum du 29 mai 2005 sur le projet de traité de constitution européenne
qui avait vu la victoire du « non », j’ai été contacté par ce même Dominique Hubert pour une
édition spéciale de Mots Croisés. Cette émission spéciale était visiblement improvisée, et
organisée dans une ambiance tendue. Fait important, l’organisation avait été légèrement
modifiée, et avait incité les organisateurs à enregistrer l’émission un peu plus tôt que
d’habitude. Ce qui m’avait amené à être en retard et à être conduit, ainsi que d’autres
spectateurs, sans attente sur le plateau de l’émission. Arrivé avec une amie, soucieux avant
tout d’arriver sur le plateau avant le début de l’émission, je ne signale pas nommément ma
présence à l’agent chargé de répertorier les invités à l’entrée. Cet incident m’intéresse en ce
que cet agent, visiblement amené à travailler dans une situation de stress particulier, ne m’a
pas demandé mon nom. Les conséquences de cet oubli technique sont fortement révélatrices
de l’organisation de ces débats.

Alors que j’assistais à l’émission – téléphone portable éteint – Dominique Hubert me


laisse trois messages téléphoniques, sur un ton de plus en plus pressant et énervé, me
reprochant mon absence et m’assurant que puisque je ne m’étais pas présenté à cette émission

139
Cette prise de conscience des interactions structurant l’engagement dans un groupe social doivent beaucoup
à la lecture de la conférence de Yves WINKIN, « Pratique du terrain », in Anthropologie de la communication,
Paris, Seuil, 2001.

68
spéciale pour laquelle il avait dû refuser la place à d’autres, il ne me laisserait plus jamais
revenir assister à l’émission. Je lui écris le soir même un mail des plus diplomatiques, où je le
remercie de cette soirée à laquelle, contrairement à ce que révélait la fiche de présence, j’ai eu
le plaisir d’assister. Le lendemain, je reçois un coup de téléphone durant lequel Dominique
Hubert s’excuse de sa réaction, et m’assure que je serais le bienvenu aux prochaines
émissions. Les faits qui suivront ne le démentiront pas, puisqu’il me fera faire quelques mois
plus tard une visite commentée de la régie, et me conseillera de rencontrer Laurène Sevrant,
journaliste à Mots Croisés, au motif que « elle aussi a fait Sciences Po »1 4 0 .

Le « passeur » le plus important pour ma recherche se nomme Laurène Sevrant, et


travaille à Mots Croisés. Une première rencontre informelle au cocktail de l’émission a suffi
pour obtenir son contact. L’entretien semi-directif qu’elle m’a ensuite accordé ne s’est fait

qu’au 1er décembre 2005. Ce délai d’obtention d’un simple entretien auprès d’une
collaboratrice sans grande responsabilité tient à ce qu’elle tenait absolument à avoir l’accord
de sa hiérarchie pour répondre à la moindre question de ma part. Cette prudence a ses
raisons : Mots Croisés vient alors de changer d’équipe et de présentateur. Arlette Chabot, la
présentatrice et co-créatrice de l’émission, vient d’être nommée directrice de la rédaction de
France 2. La nouvelle équipe dont Laurène Sevrant fait partie met en place ses repères, et
manque sans doute d’assurance. D’autre part, mon interlocutrice a une position subalterne
dans l’équipe : journaliste « plateau » chargée de contacter, composer et briefer le plateau
d’invités pour les débats, elle sort juste d’une période de « galère » (chômage, CDD à Europe
1 et France 5 – où elle travaille avec Yves Calvi). Sans doute n’a-t-elle pas suffisamment
l’habitude de faire partie d’une équipe stable pour y introduire elle-même un inconnu. Enfin,
d’après son témoignage, elle a attendu le feu vert de deux personnalités de l’émission (Yves
Calvi, l’actuel présentateur et Arlette Chabot, la précédente). Très vite, Laurène Sevrant s’est
montrée disponible, agréable, et surtout étonnamment attachée à ce mon travail à Mots
Croisés se passe le mieux possible.

Cette expérience de terrain m’incite à conclure que la notion d’« habitus »,


entendue comme un « savoir être » général, consciemment ou inconsciemment développé
par les acteurs, ne permet pas à elle seule de comprendre la relation privilégiée qu’un

140 Je retrouverais régulièrement chez mes interlocuteurs cette confusion entre l’Institut d’Etudes Politiques de
Paris, « Sciences Po », et la formation doctorale en sciences politiques. Je n’ai jamais fréquenté l’école
parisienne. J’ai pourtant pris le parti tout au long de mon « terrain » de considérer que, puisque les deux
formations sont centrées sur l’approche scientifique de la vie politique, cette légère incompréhension n’avait pas
besoin d’être relevée au cours d’une interaction ordinaire.

69
observateur donné peut établir avec un « passeur ». Ainsi, ma proximité avec Laurène
Sevrant a été dans un premier temps facilitée sur plusieurs points : une soumission
commune au jeu de compétition des études supérieures, une complicité générationnelle
due au fait que nous sommes presque du même âge, une pratique commune du travail
journalistique1 4 1 , un intérêt pour la démarche scientifique – affirmé par le rappel des bons
souvenirs de ses anciens professeurs. Cette proximité m’a permis d’une part de recueillir
régulièrement ses confidences et anecdotes d’après émission sur le déroulement de
chaque émission, d’autre part d’obtenir un entretien avec le rédacteur en chef et un
passage à la régie, enfin de nouer un contact stable et régulier. Cette expérience incite à
comprendre les élans de sympathie entre personnes comme nécessitant une concordance
minimale entre habitus ; cette sympathie permettant ensuite que les protagonistes soient
plus attentifs à ces points communs, et moins attentifs à leurs différences.

6.1.3. Des relations différentes aux terrains d’enquête

Le passage régulier à Mots Croisés m’a permis de ressentir dans une certaine mesure
ce que signifie « passer à la télé ». La présence dans une émission, la proximité, bien que
relative, avec les personnalités qui débattent devant des millions de téléspectateurs, m’a
physiquement fait ressentir une forme d’ivresse, que je suppose pouvoir toucher d’autres
personnes totalement étrangères comme moi à cet univers – inconnus invités une fois dans
leur vie au sujet d’une question qui touche leur catégorie socioprofessionnelle, élus peu
sollicités et amenés par les hasards des désistements à tenir un rôle dans une de ces émissions,
invités réguliers des gradins etc. Ce sentiment a constitué un risque dont je ne me suis pas
aperçu tout de suite, et dont je n’ai pas pris toute la mesure en termes de rapport au terrain.
D’une part, toute comparaison entre le plateau télévisé et un autre univers social se doit de
prendre en compte le sentiment de notoriété, de familiarité avec le pouvoir, spécifique à la
télévision1 4 2 . Surtout, l’ethnographe de plateaux télévisés finit par se demander s’il retourne
sur le terrain pour obtenir des renseignements, ou s’il y va pour en être – la séduction n’étant

141 Ma pratique se limite à un stage d’un mois au quotidien L’Humanité et à un stage de deux mois au magazine
Les Inrockuptibles, ainsi qu’à quelques années de « piges » pour la rubrique « Culture » du quotidien
L’Humanité. La pratique développée par Laurène Sevrent est bien plus intense et sérieuse que la mienne, mais
j’ai intégré au cours de ces expériences les bases de l’habitus journalistique : phrases brèves, représentation
spectaculaire du monde social, intérêt et respect de la valeur commune accordée aux personnalités renommées.
142Prenant l'exemple-limite de l'émission « Les absents ont toujours tort », Éric Darras décrit de manière
exhaustive la structure symbolique dense qui charpente le plateau télévisé. Cette structure saisit le « profane »
dans son cadre irréel, déréalisant de fait les êtres bien réels mis en scène dans les débats (individus, institutions,
collectifs). Cf. Éric DARRAS, » Un paysan à la télé. Nouvelles mises en scène du politique », Réseaux, No.63,
Paris, CNET, 1994, p. 75-100.

70
pas la moindre force de ces débats entendus comme lieux sociaux, avec leurs règles, leurs
ensembles de contraintes et leurs récompenses. Enfin, et presque à l’inverse, le rapport de
l’ethnographe à cette attraction narcissique du plateau télévisé doit surmonter le réflexe de
jugement social vis-à-vis de cet univers d’ostentation, de superficialité et d’une interprétation
conservatrice des convenances – un milieu qui s’avère en cela très différent de la socialisation
universitaire. Sur ces trois points, le contact établi sur des bases franches et aussi sincères que
possibles, avec un passeur intéressé par mon approche, m’a permis et me permet une
approche circonstanciée de mon terrain.

Les journalistes, passeurs des émissions de radio et de la presse écrite

Un tout autre contact m’a rapprochés de Jean-Michel Aphatie Plus âgé, occupant une
position plus élevée dans la hiérarchie de la profession, il se met en scène comme simple et
proche de tous : Après plusieurs tentatives de le joindre par mail, il me téléphone pour un
entretien simple et chaleureux, très prévenant (« Ah, vous êtes dans les transports en commun
visiblement »). Dès notre rencontre au buffet de son émission (le dimanche 18 décembre 2005
– l’émission est consacrée à Marie Georges Buffet, secrétaire du PCF et conseillère générale
d’Ile de France), il me fait part de ses problèmes personnels (déménagement), de son relatif
désœuvrement (les vacances scolaires annulent deux émissions du Grand Jury), de son accord
de principe vis-à-vis des critiques qu’on peut faire à son émission (Lui et moi discutons des
remarques entendues dans les rangs des militants communistes venus assister à l’émission,
stigmatisant son « manqué d’objectivité » et celui des autres journalistes – ce à quoi il répond
« je pars du principe qu’ils ont aussi raison, qu’on a tous une part de vérité »). Il clôt notre
rencontre par une plaisanterie - « tant que le patron est content, tout va bien, c’est lui qui
paie » – et une invite à se rencontrer le mercredi suivant à son bureau de RTL.

Jean-Michel Aphatie a-t-il eu un rôle de « passeur » dans mon entrée sur le terrain ?
De fait, il revendique ce rôle dans le jeu politique. Il met en avant ses origines provinciales, il
fait un usage intensif du « blog » pour raconter les détails de ses invitations politiques. Dans
son discours sur sa pratique et son métier, il lie son aisance et sa réussite dans le métier à sa
représentation homogène, ouverte de la société, ainsi que le décrit la « quatrième de
couverture » de son livre :

« Le 10 mai 1981, Jean-Michel Aphatie a vingt-deux ans quand il découvre, en même temps
que la France entière, le visage du vainqueur de l’élection présidentielle sur un écran de
télévision. Il est alors serveur au Café de la Poste, à Lourdes. " C’est une vie sans

71
direction ", écrit-il, qui l’a mené là. L’école n’a plus voulu de lui après la troisième. Il a
juste le temps d’arracher son BEPC et commence à travailler dans le commerce que ses
parents tiennent en gérance. La politique est pour lui une chose bien lointaine. Le 10 mai,
il n’a pas voté. Et pourtant, après l’élection de François Mitterrand, il se dit que sa vie
pourrait changer. Quelques mois plus tard, il réussit un examen spécial d’entrée à
l’université et choisit le droit. A la fin de ses études, il adhère au Parti socialiste, puis,
quand il n’y adhère plus, décide qu’il sera journaliste. Ses années de jeunesse fixent à
jamais son caractère. On comprend mieux, en suivant son récit, pourquoi il ne fait pas du
journalisme politique comme les autres. D’où lui viennent cette simplicité, cette liberté de
ton et de parole. Pour la première fois, Jean-Michel Aphatie me livre ses interrogations,
ses humeurs mais aussi et surtout ses vérités sur le monde politique qu’il observe chaque
jour, sans complaisance mais avec la plus grande gourmandise. Aphatie a envie de me
faire aimer la politique. Il y parvient dans ce livre, avec une franchise décapante ».1 4 3

En entretien, Jean-Michel Aphatie explique que les hommes sont « tous les mêmes, un
ministre pour moi c’est quelqu’un qui travaille et puis c’est tout », et cette représentation lui
permet, selon lui, de ne pas être impressionné par les personnalités de pouvoir. Dans les faits,
son accord m’a été très utile pour accéder aux autres collaborateurs de l’émission.

Les pages « Débats » du Monde, une rédaction imperméable

J’ai développé plus haut une représentation de mon approche fondée sur un découpage
des débats médiatisés en trois espaces sociaux distincts. Le premier, le plus immédiatement
préhensible, est constitué du produit fini, médiatisé et diffusé (« émission », « magazine »,
« rubrique » etc.). Le second, celui qui m’a investi au départ de mon enquête, est le lieu de
production de ces débats, qui admettent en général un quota de spectateurs. Le troisième, le
plus restreint, est constitué des rédactions de ces émissions. Mon approche des rédacteurs sur
leur lieu de travail m’a permis de les contacter, mais surtout d’observer leur relation avec leur
lieu de travail. Je n’ai pas eu cette chance au Monde – les demandes de stage que j’ai formulé
à deux reprises se sont soldées par des échecs. Le « stage » m’aurait permis d’accéder à un
espace intermédiaire, entre les tractations qu’on suppose relativement confidentielles des
journalistes des pages « Débats » avec les acteurs politiques, et la simple lecture des journaux.
A défaut de cette entrée, j’ai dû me contenter des interactions en entretien – entretiens
effectués au cours de mon DEA sur les « analyses » publiées par les correspondants du
quotidien à Bruxelles1 4 4 , ainsi que ceux effectués pour cette thèse.

143Jean-Michel Aphatie consacre d'ailleurs une part notable de son livre-bilan sur la situation politique française
à décrire la relation qu'il entretient avec elle, et comment il s'est intégré au milieu politique français. Cf. Jean-
Michel APHATIE, Liberté, égalité, réalité, Paris, Stock, 2006.
144 Gaël VILLENEUVE, « Engagement et distanciation dans l’écriture journalistique : l’exemple des analyses
des correspondants à Bruxelles du quotidien Le Monde », mémoire de DEA de sciences politiques effectué à
l’université de Paris 8-Saint-Denis sous la direction de Yves Sintomer, juin 2004.

72
Ma première rencontre importante avec un responsable des pages « Débats » s’est faite
au mois d’août 2005, avec Sylvain Cypel. Je le contacte en août 2005, dans le contexte de
tension des mois qui suivent le départ d’Edwy Plenel. Cette actualité explique à elle seule sa
présence à ce poste : grand reporter de formation, fils de grand reporter, un temps rédacteur en
chef de l’hebdomadaire Courrier International, il est chargé de cette rubrique depuis le départ
du précédent journaliste, et jusqu’à l’arrivée de la nouvelle responsable de cette rubrique, qui
s’y installera au moment du lancement de la nouvelle formule du Monde (7 novembre 2005).
Relativement mal à l’aise dans cette fonction (peu de recul dans l’entretien avec les
« impératifs du métier », qu’il assimile à un métier d’édition), il décrira peu les aspects de
rapport de force de son métier (sauf au moment où il parlera de la façon dont les auteurs
politiques qui lui proposent des textes en font un double à Jean-Marie Colombani pour lasser
par-dessus son refus). Néanmoins, son contact me permettra en janvier 2006 de joindre
Sophie Gerhardi, qui me décrira ensuite en entretien le fonctionnement de son équipe.

Les régisseurs, passeurs des émissions télévisées

Mon accès aux pages « Débats » et au Grand Jury-RTL s’est fait par des journalistes,
tandis que celui qui m’a amené à Mots Croisés a débuté avec un rapport aux régisseurs. Ce
personnage est un acteur important du plateau de télévision, garant de sa bonne marche
technique lui incombe en partie. Il a en charge l’espace situé entre les rédactions où
s’élaborent les débats et le produit fini tel qu’il est diffusé dans les médias. A Mots Croisés, le
régisseur est l’intermédiaire obligé, le chef d’orchestre de la machinerie considérable que
constitue une émission de télévision. Il est la personne qui doit transformer le script des
journalistes en une mise en scène à taille humaine susceptible d’être filmée. A ce titre, il est
chargé de la gestion du public, et tout public d’un débat télévisé doit obtenir l’accord du
régisseur pour accéder au plateau.

J’ai décrit comme un événement fondateur de mon rapport au terrain l’incident qui
m’a opposé à Dominique Hubert, le régisseur de Mots Croisés. Cet événement m’a amené
tout d’abord à considérer d’une part, que le régisseur avait par principe confiance en son
personnel, ce qui pouvait laisser entendre (ce qui s’est vérifié par la suite) que l’émission était
absolument rodée, et que chacun était à son rôle. La seconde est que le public de Mots
Croisés est dans une position ambivalente, à la fois extérieure à l’émission et pourtant
rattachée par un rituel d’accueil (liste de nom, vestiaire, cocktail de fin de soirée), et qu’un

73
visiteur régulier finissait par devenir un « habitué », position qui impliquait certaines
contraintes et un respect de certains usages. En un certain sens, les invités de Mots Croisés,
émission du service public consacré aux grands débats nationaux, peut être naïvement, de
l’extérieur, être interprétée comme une organisation de type « civique », où le principe de
justice qui conduit à accueillir convenablement les invités ressortit de leur qualité de
« citoyens ». Pourtant, en fréquentant le microcosme, et notamment en observant le type de
relation que j’ai noué avec les membres de l’équipe de Mots Croisés, je suis plus enclin à
rattacher la logique de cette émission à un système « familial ». Où les anciens, les habitués
gagnent un certain statut dans l’organisation en tant qu’ils constituent la mémoire de
l’institution. L’émission est née en 1997. Elle conserve un statut protégé : créée, puis
préservée, par des « présentateurs vedette » de la télévision politique (Chabot / Duhamel). La
colère du régisseur pour mon supposé défaut d’organisation m’a introduit à la prise de
conscience des rites et des coutumes de l’émission. A la suite de cet incident, Dominique
Hubert m’a présenté Laurène Sevrant, arguant d’un intérêt commun pour « Sciences Po ».
D’une manière générale, ma relation de terrain avec le régisseur s’est déroulée à partir de
cette date comme si cet incident avait été une épreuve qu’il m’avait fait subir, à la suite de
laquelle il s’est efforcé de me faciliter l’accès à la vie de l’émission. Ses messages
téléphoniques avaient été très virulents – lui croyait que je ne m’étais pas rendu à l’émission
pour laquelle il m’avait réservé des places – et lorsque je lui ai expliqué que j’avais
effectivement assisté à l’émission, il s’était excusé et s’était montré par la suite bien plus
affable. J’interprète dans cette perspective son offre de me faire assister à l’émission depuis
les coulisses.

Au cours du mois de janvier 2006, une émission (consacrée à l’héritage de François


Mitterrand) débute une demi-heure avant l’heure habituelle. Dominique Hubert m’accueille
avec sollicitude, et m’annonce que les gradins sont inaccessibles puisque l’émission a déjà
commencé. Je lui présente mes excuses. Il me demande où j’habite, et apprend que j’ai fait
une heure de métro pour venir. Sur ce, il me propose de regarder l’émission depuis les
coulisses. Il me conduit à une chaise disposée derrière les panneaux de bois qui constituent le
décor de l’émission. Mots Croisés est enregistrée depuis un « studio », une immense pièce
rectangulaire d’environ vingt mètres de côté pour quinze mètres sous plafond. Et entre le mur
et les panneaux de décor évoluent les techniciens, les caméras. Le personnel est à la fois
relativement oisif (les caméras bougent peu) et très concentré – surveillant l’émission où rien
ne se passe. Le régisseur trouvera quelques minutes pour me faire visiter la régie. Cette

74
démarche tient à la fois à honorer une certaine proximité ainsi qu’une certaine fierté vis-à-vis
du domaine patrimonial de France Télévision (Les coulisses et la régie sont le théâtre d’une
débauche de moyens techniques et humains habituellement dérobés au regard ordinaire). On
peut rattacher cette démarche impromptue à cette du régisseur, dont le métier consiste
précisément à résoudre les centaines de dysfonctionnements qui ont lieu entre les membres
d’une équipe de télévision. Enfin, on peut y déceler la gêne que produit l’irruption d’un
observateur dans un lieu habituellement partagé par des acteurs dont la présence est justifiée
par une occupation professionnelle - Dominique Hubert m’ayant installé dans les coulisses, il
semblait assez normal qu’il m’y occupe.

6.2. Eprouver les frontières du milieu politique

Ces digressions sur les conditions de mon entrée dans le terrain cherchent à restituer
mon parcours, ainsi que les événements qui m’ont amené à m’intéresser à tel aspect de ce
terrain plutôt qu’à d’autres. J’ai pris des notes, je me suis posé des questions. Comment
répondre à ces questions en me servant de ces notes ? L’activité du chercheur ne prend pas
pour argent comptant ce qu’elle voit et entend. On ne voit et entend que des indices, tandis
qu’il faut élaborer des preuves. Ce problème classique de l’ethnographie est redoublé dans ma
situation par le fait que les acteurs observés (journalistes, intellectuels, personnalités
politiques etc.) sont dotés, pour la plupart d’entre eux, d’un haut degré de compétences
stratégiques, et de moyens importants (politiques, financiers, humains) pour les mettre en
œuvre. Or, si ces acteurs élaborent des stratégies, on peut supposer qu’elles doivent, pour être
menées à bien, être tenues secrètes. Et que, comme le montre la vogue actuelle des
documentaires audiovisuels mettant en scène des acteurs importants relatant leur rôle lors
d’actions politiques passées, les témoignages les plus éclairants ont lieu bien après la bataille,
par le témoignage d’acteurs qui ne sont plus directement investis dans le jeu.

Doit-on pour autant considérer que les témoignages d’acteurs directement impliqués
ne peuvent rien apporter à l’élucidation d’un jeu en cours ? Pour y répondre, j’ai cherché à
expliciter, à élargir la notion d’« intelligibilité » d’un témoignage. De nombreux auteurs
s’accordent pour dire que, si la parole d’un acteur sur sa pratique est essentielle pour
comprendre son rôle et la représentation de sa position dans son espace social, cela n’implique
pas de prendre absolument au mot ce qu’il dit. Il y a là tout le problème du rapport à soi-
même que tout acteur impliqué dans l’action – même le plus sincère – ne peut saisir dans une

75
totale transparence, du seul fait qu’il ne se voit pas agir. Aussi, le problème de la parole d’un
acteur sur sa pratique ne se limite pas à une triviale opposition entre « sincérité » et
« mensonge », mais doit comprendre la relation complexe que tout acteur lie à sa position
sociale. Cette complexité amène deux implications reconnues. D’une part, l’acteur qui
s’efforce de dire la vérité sur sa pratique – et il n’y a aucune raison de croire qu’une personne
qui accepte de donner un entretien à un sociologue ne cherche pas, lui aussi, la vérité du sujet
sur lequel il parle – distordra toujours partiellement dans son discours la réalité de ce qu’il
perçoit. D’autre part, l’orateur le moins sincère et le plus consciemment manipulateur laissera
toujours exprimer par sa pratique et ses paroles plus de vérité sur son être social qu’il n’a
l’intention d’en dire.

Mon projet est donc moins de mettre en forme à leur place le discours que les acteurs
tiennent, que de mettre en forme ce qu’ils m’ont laissé percevoir. Cette herméneutique n’a pas
la prétention de saisir la vérité des actes et des paroles indépendamment de ce que les acteurs
en disent, mais au contraire de considérer que les acteurs « mettent sur la voie » l’observateur,
par des indices, des idées. Et que donc c’est un travail en grande partie nourri de la réflexivité
des acteurs sur leur pratique, mais qu’il m’appartenait seul de faire du fait de mon rôle social
de doctorant, du temps long imparti à cette tâche et de ma situation dans un laboratoire de
sociologie1 4 5 ; plus précisément, j’ai appuyé mon attention sur la notion de « rituel » à l’œuvre
dans les groupes que j’ai observé. J’ai supposé que les pratiques des acteurs forment un
ensemble cohérent qu’il faut appréhender à partir des manifestations singulières à l’œuvre
dans les actes, les paroles et les objets qui les entourent.

6.2.1. L’ethnographe et les attributs du pouvoir

Comment interpréter les objets qu’on rencontre dans les dispositifs de débats
politiques ? Amené au début des années 2000 à clarifier sa démarche ethnographique, Bruno
Latour décrit dans un court texte son intérêt pour les objets. Selon Latour, les scientifiques de
« sciences dures » ont le devoir de représenter les objets dans le débat public :

Que voyons-nous en effet ? Des gens attachés à une grande population de non-humains, en
situation de controverse, gérant ou négociant ou discutant les associations à faire entre
humains et non-humains (que peuvent les nitrates ? Que peuvent les paysans ? Et la
145
Les membres du laboratoire où j’ai été accueilli durant cette recherche – le CSU, UMR 7112 du CNRS –
m’ont amené à rendre compte, discuter et développer régulièrement mon rapport au « terrain ». Les présentations
sans doute souvent trop longues autour de cette notion doivent être aussi prises comme un hommage à ce travail
collectif de réflexion.

76
couche d’ozone ? Et le niveau de la mer ?), constituant des associations qui vont entrer en
controverse avec d’autres associations. Ce modèle correspond à l’état actuel des rapports
entre la science et la politique : ce n’est plus de la politique à l’ancienne, c’est de la
politique scientifique, si j’ose dire, c’est-à-dire ce mélange de science et de politique qui
caractérise les situations que nous vivons. Ce qui caractérise l’activité scientifique dans ce
modèle, c’est que la fonction des chercheurs consiste à introduire dans le débat social de
nouveaux non-humains.1 4 6

Cette précision rappelle que l’étude d’une scène sociale ne doit pas se limiter aux
interactions des humains entre eux. Appliqué à l’étude des débats politiques dans les médias,
cette démarche prend toute son importance : comme toute réalisation médiatique, les débats
politiques nécessitent le concours de nombre d’outils techniques, interagissant avec les
acteurs et les organisateurs du débat. J’ai donc suivi ce conseil, suivant l’exemple de Cyril
Lemieux, qui dans son ethnographie d’une édition de 7 sur 7, consacre à cette question
plusieurs pages éclairantes. Par des schémas précis, il décrit le plateau qu’il visite, et la place
respective qu’y occupent tous les actants, hommes et choses 1 4 7 . Dans cette description des
objets, je me suis fixé deux objectifs. D’abord, prendre conscience du dispositif matériel lourd
des débats et son rôle dans l’encadrement spatio-temporel des émissions. Ensuite, relever le
rôle ambivalent de nombreux objets du plateau qui ne sont pas uniquement utiles, mais
comprennent également un rôle symbolique.

A quoi sert le téléphone d’Yves Calvi ? Invité à une quinzaine de reprises à des
enregistrements de Mots Croisés, mon attention a été attirée par un téléphone blanc à touche
posé à côté du présentateur – un modèle standard, sans haut parleur. Je n’ai jamais vu le
présentateur s’en servir, et pour cause : Yves Calvi possède un micro et une oreillette, dont
il se sert pour tout contact hors du plateau. Personne n’a pu m’expliquer à quoi il servait. Je
n’ai pas rencontré Yves Calvi lui-même, qui aurait pu m’expliquer son rôle. Posé sur une
étagère à côté des livres des invités, ce téléphone est là sans qu’il puisse ignorer son
existence. Contrairement aux longs micros à bec des journalistes du Grand Jury-RTL –
impossibles à miniaturiser puisque transmettant pour la radio un son bien meilleur que celui
des « micro-cravate » – le téléphone d’Yves Calvi n’a par d’utilité technique avérée. Je
suppose donc qu’il est là pour le symbole. L’appareil blanc du présentateur lie
symboliquement sa prestation à la tradition des présentateurs de la télévision française. Et
rappelle que l’animateur n’est pas seul à officier dans ce débat : qu’il y a derrière lui une
équipe qui concourt à l’émission, reliée au plateau par un fil.

146 Bruno LATOUR, Le métier de chercheur, regard d’un anthropologue, Paris, INRA édition, 2001. p. 64.
147 Cyril LEMIEUX, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses
critiques, Paris, Métailié, 2000 ; p.274-279.

77
En ce sens, la démarche engagée dans cette thèse est proche du positionnement
théorique que Marc Abélès propose dans son travail d’ethnographie de l’État :

Une approche anthropologique conséquente et soucieuse de ne pas réifier le processus


politique doit, à notre sens, combiner trois types d’intérêts : pour le pouvoir d’abord, son
accès et son exercice; pour le territoire, les identités qui s’y affirment, les espaces qui s’y
découpent ; pour les représentations et les pratiques qui façonnent la sphère du public1 4 8 .

Cette définition rappelle que l’ethnographe est impliqué dans la pratique qu’il étudie,
et qu’il partage le mode de valeurs et de croyances avec les acteurs qu’il regarde faire. Il
implique par conséquent qu’une démarche anthropologique est une démarche faible, dans le
sens où elle s’apparente au témoignage. Elle ne saurait prétendre, de ce fait, avoir accès par
elle-même au complet mécanisme du pouvoir. En tant que témoin, l’ethnographe ne peut
saisir que les seules marques d’ostentation des dirigeants, et de déférence des dirigés. Dans sa
discrétion et sa fluidité, le pouvoir requiert pour être saisi des démarches connexes, et d’abord
l’étude de la dynamique historique en cours dans l’accès et la transmission du pouvoir1 4 9 .

Quel rôle revient dès lors à l’ethnographe, lorsqu’on le suppose abusé par sa situation
de témoin ? Il s’agit alors pour lui d’une part de constituer une trace de son passage – noter
des détails, enregistrer, tenir un journal – de sorte que les erreurs de jugement qui ont lieu au
cours de l’observation puissent être interprétées par la suite dans la perspective d’une étude de
l’interaction avec l’objet d’étude. Il s’agit d’autre part de relever les marques, dans le
processus social étudié, d’un rituel symbolique. Les processus politiques, surtout dans leurs
composantes actuelles de communication et de marketing, comportent une forte part de
ritualisation et de sacralisation de l’acte, qui permettent d’exorciser la part de hasard inhérente
à l’activité électorale. Le présupposé ethnographique est que cet ensemble de rituel constitue
une structure capable d’organiser, voire de rendre prévisible, les interventions des acteurs :

Quelle est la place des rituels dans ce contexte nouveau de la communication politique ?
Lorsque la communication prend le devant de la scène, prime est donné à l’innovation : il
faut sans cesse renouveler, à défaut du message, le support du message. A l’opposé, le rite
met toujours en jeu une tradition et il prend tout son relief par référence explicite ou
implicite à celle-ci. Autre trait caractéristique, la communication moderne tend à
accentuer fortement l’individualité (…). Ce qui prime ici, c’est le système de valeurs et de
symboles réactualisé par l’acte rituel. Un dernier aspect notable de la communication
politique moderne est son caractère déterritorialisé. Un leader peut immédiatement
communiquer à l’ensemble de la planète le message de son choix. Plus besoin de déplacer

148 Marc ABELES, Anthropologie de l'État, Paris, Armand Colin, 1990. Page 130.
149 Cf. Marc ABELES, Op. Cit. L’auteur cite son étude dans un canton de l’Yonne entre 1982 et 1988, où seul
le dépouillement des archives lui permet de comprendre que les « éligibles » sont les propriétaires d’un nom,
membres d’une « lignée » radicale.

78
les foules. Chacun vit la politique dans son fauteuil. Voici un autre élément de contraste
avec les pratiques rituelles auxquelles j’ai fait référence et qui mettent en scène la
dimension du territoire1 5 0 .

Un des dangers de l’ethnographie du politique est de porter sur l’objet d’observation


un regard « ritualisant », folklorisant. Les modes contemporains d’organisation ont effectué
sur l’organisation du politique des transformations radicales, liées notamment à l’exigence de
production nouvelle propre au système capitaliste. Il s’agit de séparer ce qui est proprement
rituel dans la scène politique contemporaine, et ce qui relève d’une fabrication capitalistique
déterritorialisée du politique. Il faut isoler ce qu’il y a de proprement rituel dans le politique et
ce qui relève d’autres logiques.

6.2.2. Les autorités au risque de la « transparence »

Le rapport des ethnographes aux acteurs « dominants » des sociétés occidentales est
pris dans cette tension : D’une part, les chefs sont soumis jusqu’à un certain point à un
principe de publicité, qui régit la « société ouverte ». Régulièrement, ils divulguent et
partagent le fonctionnement et l’exercice de leurs responsabilités. C’est le cas des
administrations publiques, des espaces politiques de délibérations comme l’Assemblée
Nationale, du conseil des Ministres1 5 1 , qui sont amenés à ouvrir une part de leur secret
fonctionnement au regard de leurs administrés. La tendance générale de la vie publique est
d’exiger de ceux qui exercent collectivement une autorité 1 5 2 qu’ils ouvrent au public les
« coulisses » de leur activité. Le problème est que l’autorité de ces groupes tient pour partie
au caractère secret de leurs « coulisses », au fait que leurs réunions de travail n’exfiltrent pas
et ne viennent pas bouleverser la définition officielle de leur travail 1 5 3 . L’agressivité des
membres de tels groupes face aux intrus et aux curieux, quels qu’ils soient, peut donc être
ainsi comprise : tout compte-rendu des petits et grands secrets de leurs pratiques pourra être
retenu comme une critique, voire une dénonciation contre l’autorité dont ils disposent.

150 Cf. Marc ABÉLÈS, Op. Cit. p. 173.


151 Dominique de Villepin souhaitait diffuser une partie filmée des délibérations ministérielles. Projet mort-né,
mais qui n’aurait fait qu’accentuer la mise en scène déjà effective de la « transparence » de cette institution –
publication d’un compte-rendu, déclarations aux journalistes sur le perron de Matignon.
152 Erving GOFFMAN dans son livre La Présentation de soi. La formation longue et sélective des médecins est
un gage officiel de leur capacité à savoir guérir les gens. On peut supposer que, par leur sélectivité et la longueur
de leurs études, les classes de médecine construisent une sociabilité fermée, dont les acteurs tirent une dimension
secrète dont ils tirent une part de leur autorité.
153 L’exemple extrême des magistrats du Conseil d'État décrits par Bruno LATOUR – dont le caractère général
est incompatible avec le compte-rendu des discussions particulières qui contribuent à les forger – ne doit pas
faire oublier les nombreux espaces sociaux (couloirs de l’Assemblée Nationale, conseils d’administration
d’entreprises, discussions entre maîtres d’école à la récréation) dont l’activité est partiellement contradictoire
avec l’image publique qui soutient leur activité.

79
C’est ainsi que la pratique du journalisme, lorsqu’il attire par le « scoop » ou le
« scandale » l’attention sur des pratiques plus ou moins tenues secrètes, contribue à saper
l’autorité de certains acteurs sociaux au profit d’autres. Ce travail d’ethnographie du
journalisme m’a fait réaliser que la majorité des journalistes sont eux-mêmes avertis de cet
état de fait. J’ai éprouvé dans mon rapport au terrain les réticences des acteurs, rappelées par
tous les sociologues des médias, à laisser voir les détails de leurs pratiques quotidiennes 1 5 4 .
On peut considérer, dans cette réaction, le fait que ces professionnels ne réagissent pas
différemment des autres acteurs – ils se contente de protéger leur mythe, qui fait de leur
profession un des personnages clé du vingtième siècle 1 5 5 , alors même que la grande majorité
de la profession travaille dans des conditions bien éloignées de cette légende 1 5 6 . Il faut
souligner que la profession, historiquement peu structurée en France et souffre de ce point de
vue de l’absence d’un ordre professionnel1 5 7 ; elle est plus vulnérable aux atteintes portées à
son image publique. Surtout enfin, ses membres usent régulièrement de diverses techniques
d’intrusion dans les autres groupes sociaux, notamment en vue de dénoncer des « scandales »
qui ne sont parfois rien de plus qu’un écart entre l’activité réelle d’un groupe donné et son
activité officielle. On peut donc supposer que si les journalistes se retrouvent pris en flagrant
délit d’activité non-conforme à la définition officielle de leur métier, ils courent le risque de
se voir priver en retour du pouvoir de critiquer les autres groupes. Tout au moins, ils risquent
de voir leurs propres critiques perdre de leur légitimité.

Comme tout groupe social dépositaire d’une autorité, les journalistes prennent soin de
leur image publique en évitant qu’exfiltrent les détails de leur activité les plus triviaux, voire
les plus gênants. Dans les faits, j’ai été confronté au cours de mon terrain à deux réflexes de
protection. D’abord, la « communication » sur l’activité, c'est-à-dire la présentation
soigneusement contrôlée en entretien de l’activité des acteurs. Et, conjointement, la démarche
d’« obstruction », c'est-à-dire la mise à l’écart des détails de cette activité. Comment
154Citons notamment cet incident d'enquête, relaté par Pierre Bourdieu dans son livre sur la télévision, au cours
duquel un journaliste résiste à la curiosité du sociologue : « Je me rappelle avoir eu un entretien avec un
directeur des programmes ; il vivait dans l’évidence totale. Je lui demandais : « pourquoi mettez-vous ceci en
premier et cela en second ? » Et il répondait : « C’est évident ». Cf. Pierre BOURDIEU, Sur la télévision, Paris,
Raison d’agir, 1996.
155Sur la profession de « journaliste », et notamment celle de « reporter » comme mythe révélateur des valeurs
es sociétés occidentales du vingtième siècle, Cf. Erik NEVEU, Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte,
2001, introduction.
156Plusieurs récits de journalistes « désenchantés » par la distance existant entre leurs espoirs à l'entrée dans la
profession et les conditions réelles de l'exercice de journaliste font l'objet d'un recueil d'Alain ACCARDO,
enseignant retraité à l'IUT de journalisme de Bordeaux III. Cf. Alain ACCARDO (dir.), Journalistes précaires,
journalistes au quotidien, Marseille, Agone, 2007.
157
Cf. Denis RUELLAN, Les "pro" du journalisme. De l'état au statut, la construction d'un espace
professionnel, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1997, 172 p.

80
interpréter dans ce contexte la relation que je suppose juste, de l’ethnologue à l’espace du
pouvoir, et précisément à celle du pouvoir médiatique ? J’ai supposé que cette relation devait
se construire comme un travail d’intrusion contrôlée, où l’intrusion sert moins à chercher des
informations cachées qu’à éprouver les structures sociales du lieu où l’on s’introduit. Dans ce
cadre, les interactions que je décris sont lacunaires, partiellement inexpliquées – les réactions
d’agressivité que j’ai observé me faisaient supposer comme inimaginables d’envisager de
demander aux acteurs de justifier les raisons de leur agressivité. J’y décris les étapes qui
m’ont amené à observer ces interactions – ce qui permet de concevoir des pistes intéressantes
sur la structure sociale qui construit la réaction décrite. Je centre donc moins ma recherche sur
le secret lui-même que sur la manière dont il est organisé. En ce sens, mon travail diffère de
ce qu’on entend habituellement par journalisme – la quête victorieuse d’une information
confidentielle – tout en se rapprochant d’un vaste courant du reportage, où l’information
essentielle fournie au lecteur consiste en la description d’une scène sociale saisie dans son
ensemble, et historiquement circonstanciée1 5 8 .

6.2.3. Jusqu’où interpréter les signes d’autorité des acteurs ?

J’ai assez vite compris au cours de ce « terrain » qu’il serait vain d’espérer rendre
compte du « secret » ménagé par les interactants. A force de me voir opposer des marques de
défiance, de refus, j’ai cherché à interpréter les formes de ce refus comme autant de signes de
la manière dont le groupe fonctionne, tant en interne que dans ses relations aux autres
groupes. L’enjeu fort était de proposer des hypothèses sur la manière dont le groupe exerce
des relations de pouvoir à l’abri des regards extérieurs, et précisément du regard du chercheur.
Ma réflexion a été guidée par la définition interactionniste que Max Weber donne du pouvoir,
c’est-à-dire « toute chance de faire triompher, au sein d’une relation sociale, sa propre volonté
même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance »1 5 9 . Weber comprend
ici le pouvoir au sens de « pouvoir sur » quelqu’un, et non au sens de « pouvoir de » faire
quelque chose. Dans une approche wébérienne classique, un ethnographe se posera donc la
question des moyens que les acteurs qu’il côtoie emploient pour exercer leur pouvoir. Plus
précisément, j’ai cherché à comprendre quels artifices sociaux les acteurs déploient lorsqu’ils

158
On retrouve le rappel de cette filiation commune entre sociologie interactionniste et journalisme dans les
textes récemment traduits de Robert E. Park. Cf. Robert E. PARK, Le journaliste et le sociologue, Paris, Le
Seuil, 2008.
159 Max Weber, Économie et société, Trad. Paris, Réédition,» Plon », Agora, 1995, t. 1, p. 95. Le pouvoir
(Macht) doit ici être distingué de la domination (Herrshaft) et de l’autorité (Autorität), concepts conjointement
employés par l’auteur.

81
s’efforcent de « faire triompher », au sein de la « relation sociale » avec l’observateur, leur
« volonté même contre des résistances » que leur opposent mes investigations.

Cette interprétation m’a amené à distinguer, dans l’interprétation de mes notes de


terrain et la retranscription de mes entretiens, les différents « types » d’autorités qui m’ont été
opposés. Je me suis servi de la notion « d’autorité légitime », concept d’inspiration
wébérienne, que Philippe Braud présente dans son Dictionnaire de la Sciences Politique
comme une « capacité d’influence » fondée sur « des qualités personnelles ou sociales » d’un
acteur et « le plus souvent, sur son statut dans la société ». L’« autorité légitime » se
rapproche en ce sens de « la force illocutoire » que Pierre Bourdieu observe dans l’effet des
discours, soit « l’autorité qui s’en dégage à raison du statut social ou politique du locuteur, et
non pas en raison d’une mythique valeur intrinsèque des mots employés »1 6 0 . On peut
distinguer avec Braud trois grands types d’« autorités légitimes » : l’autorité fondée sur le
charisme, celle fondée sur la compétence, et celle fondée sur des valeurs. J’ai exploité les
éléments de mon enquête en supposant dans un premier temps que le type d’autorité dont les
responsables des débats faisaient preuve offrait une piste appréciable pour comprendre
comment le débat fonctionne. Pour exemple, je propose ici deux types d’interactions
effectuées avec les responsables de débats télévisés rencontrés au cours de cette enquête.

Je prends contact au téléphone avec le principal organisateur d’un des débats pour
m’entretenir avec lui de son travail. Il m’incite à le rejoindre à son bureau dans l’heure. Il ne
porte pas de costume-cravate, n’est pas rasé, se tient avec une décontraction certaine, voire
un certain relâchement. Il m’installe, et réagit très vite au questionnaire par des réponses
abruptes (« Oui ». « Non »), parfois sarcastiques (« Je trouve vraiment ces questions
extrêmement bizarres »). Les tentatives de dialogue sur l’approfondissement de sa pratique
sont souvent accueillies par des formules cassantes (« Sébastian Roché, pas besoin d’avoir
son numéro, tout le monde peut le joindre », « L’info, c’est l’info »). Il emploiera à plusieurs
reprises des mots grossiers et des formules triviales (« je me tape de ce que le mec tout seul à
Tri... à Villedieu les Poêles », « il y a tout un tas de gens dont vous n’avez rien à secouer
qui... sont dans le couloir, qui font la queue devant le maquillage pour venir »). A notre
rencontre suivante, il me contactera par tutoiement, prénom, adressant des ordres (« notes pas
ça, c’est off »).

Quelques semaines après, j’aborde sur le plateau de son émission le responsable

160 Pierre BOURDIEU, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1987, p. 111 et s/s.

82
d’une autre émission de débat. Celui-ci m’invite à le rejoindre à son bureau la semaine
suivante « parce que je n’ai pas beaucoup de travail en ce moment ». Lorsqu’il m’accueille à
son bureau, il porte un costume-cravate. Il offre toutes les apparences de la distinction et du
maintien, sans rigueur ostensible conformément aux règles de l’étiquette. Au cours de
l’entretien, il emploie des termes triviaux (« emmerde », « couille molle »). Il interprète le
questionnaire sans être cassant ni sarcastique, avec des efforts de tact (« si je comprends bien
votre question », « Comment vous dire ça ? »). Il s’efforce de développer un raisonnement
sur sa pratique, accepte de répondre à des questions très précises sur les sources qu’il utilise.

Ces deux exemples donnent à voir la puissance classificatoire, et les limites de


l’idéaltype : les deux personnages étudiés ont en commun plusieurs façons d’affirmer leur
autorité. Ils s’exonèrent des règles de politesse dans une situation où il est impossible pour
leur interlocuteur de les imiter (l’interaction étant inscrite dans le cadre d’une étude
universitaire). Ce qui, rappelle Goffman, revient à lui rappeler sa situation d’infériorité 1 6 1 . La
scène qu’ils présentent à leur interlocuteur – bureau à part, secrétaire, piles de livres et de
dossiers – signifie la possession d’information et la capacité à la traiter. A ce titre, le type
d’autorité des acteurs observés participent des deux premiers idéaux-types, tant la relation
d’autorité directe entre eux et leur interlocuteur – autorité charismatique – que le rappel de
leur importance dans un réseau de circulation d’informations et de savoir-faire – autorité
fondée sur la compétence.

La comparaison laisse également entrevoir que le premier rédacteur en chef est plus
enclin à fonder son autorité sur son charisme, sa personne et ses qualités, que sur le réseau
dans lequel ils sont inclus, et auquel ils doivent précisément leur titre : agressivité dans ses
réponses et ses remarques, argument du « cela va de soi », surprise quand on lui demande
comment il travaille. Une telle attitude peut être comprise comme le fait d’acteur n’ayant pas
à rendre de comptes sur les attendus de leur action, et qui ne sont donc pas habitué à rendre
ces comptes. Or, tout acteur tirant sa force de son réseau se doit d’entretenir avec lui une
relation d’interdépendance, dont on peut supposer qu’elle doterait les acteurs de compétences
pour répondre sans encombre aux questions sur leur travail. Ces compétences sont mobilisées
sans peine par le second rédacteur en chef, qui développe ses réponses, maîtrise son discours
et son phrasé, résume et cherche à convaincre, à préciser. A ma demande, il consulte son

161 Cf. Erving GOFFMAN, « La tenue et la déférence » in Les rites d’interaction, Trad. Paris, Minuit, 1974,
page 70 : « Une assistante clairvoyante fit remarquer une fois que l’une des psychiatres, une jeune femme
pourtant très douce, lui rappelait sans cesse sa qualité de docteur en médecine par le simple fait que, exerçant son
privilège, elle se tenait sans façon ».

83
ordinateur pour donner la liste des sites Web répertoriés dans ses « favoris ». Son apparence,
si l’on y ajoute le port du costume « trois-pièces », communique sur le thème de la neutralité,
de l’oubli de ses spécificités. Qui plus est, il argumente ses choix éditoriaux et d’invitation en
invoquant des discussions, des accords (« après consultation… », « Après discussion… »).

Ces constatations partielles offrent moins des preuves que des indices : à quoi est due
cette prévalence des attributs de compétence chez le second rédacteur en chef ? Est-elle due à
l’organisation générale de l’entreprise où il travaille ? A son ancienneté au poste qu’il occupe,
qui l’installe plus durablement dans son réseau, et l’amène à en adopter plus étroitement les
apparences et les coutumes ? Au type de travail qui l’occupe, étant donné que la notion d’«
émission de débat politique » recoupe des réalités sociologiquement très différentes ? Cette
manière d’interpréter les notes prises dans les lieux de pouvoir ne suffissent pour répondre à
ces questions. Que faire alors de ces bribes d’interaction ? Peut-être les interpréter comme
autant d’éléments d’une scène, d’un « cadre » signifiant construit par ces acteurs imposants
pour manifester leur autorité. La section suivante cherche à explorer dans ce sens le concept
de « cadre » (frame) tel qu’on le trouve chez Goffman1 6 2 .

162 Erving GOFFMAN, Les Cadres de l’expérience, trad. Paris, Minuit, 1991

84
7. L’ethnographie au prisme du « cadre »

Dans les pages qui précèdent, j’ai décrit les problèmes que j’ai rencontrés pour
recueillir des informations sur ces débats, lieux relativement confidentiels de construction et
d’affirmation du pouvoir. Les acteurs qui y interviennent éconduisent vite ceux dont ils ne
peuvent pas identifier immédiatement les intérêts. Aussi mon enquête s’est installée dans cette
tension : enregistrer des informations signifiantes pour faire avancer mes hypothèses, tout en
respectant l’exigence des protagonistes que de nombreux détails de leur travail reste
confidentiel. J’ai cherché à faire de nécessité vertu, en prenant comme objet d’enquête la
manière dont ces acteurs éconduisent les curieux. J’ai fait l’hypothèse que le fait de tenir à
l’écart telle ou telle interaction servait à ménager un espace de socialisation confidentiel,
éloigné des regards « profanes ».

J’expliciterais dans les pages qui suivent la manière dont je compte, au vu du


déroulement de l’enquête, interpréter les données immédiates de ces débats. Je m’oriente vers
une description générale de l’espace social de ces débats : le débat, construction cérémonielle
où des personnalités extérieures accèdent à un espace médiatisé par le biais de nombreuses
interactions, est jalonné « d’espaces médiatisables », où le cadre des interactions est différent
de celui du débat public. Espace soumis au secret et à la tension, puisque tout ce qui s’y
échange est susceptible d’être dénoncé comme contradictoire avec l’agonisme bien tempéré
des échanges du cadre public. Pour décrire et agencer ces différents espaces sociaux,
j’exploite ici la notion de « cadre », tant pour les différents cadres confidentiels que pour le
cadre public de l’interaction médiatique. Je fais également l’hypothèse qu’il me faut
interpréter les débats non seulement tels qu’ils se préparent, dans les interactions des
coulisses, mais également tels qu’ils ont lieu en pleine lumière. Vient alors la difficulté
théorique de donner un statut aux échanges médiatisés.

Je suppose que la mise en scène des participants a pour conséquence de « grandir »


certains participants. Ce grandissement s’effectue en montrant comment ces participants
réussissent des « épreuves ». Les participants se grandissent, sont grandis pour être supposés
dignes de faire avancer leur cause. Je propose de lire ces grandissements dans les débats tels
qu’ils sont faits en m’inspirant de la théorie des épreuves de Laurent Thévenot et Luc

85
Boltanski1 6 3 , et plus précisément à partir du protocole expérimental de « la dénonciation »
inauguré par Boltanski pour construire sa théorie de l’épreuve de justification.

Les deux théories sociologiques ont des orientations très différentes, d’où un risque
certain à les manier ensemble sans leur donner des rôles biens définis. Mon approche
privilégie la sociologie de Goffman, puisqu’elle définit des interactions plus ou moins
confidentielles, protégées des regards, et qu’elle cherche à voir comment les acteurs
s’organisent pour canaliser la tension entre la définition officielle, publique, du débat et ses
aménagements inévitables dans la construction de la mise en scène. Pour autant, le travail de
Boltanski reste intéressant pour décrire les interactions publiques, médiatisées. Là où les
notions de « morale » et de « conduites justifiées » prennent tout leur sens, puisque les
arrangements avec les personnes en présence sont impossibles – nul ne peut précisément
savoir, lors d’une intervention publique, comment et par qui il sera jugé. On retrouve cet
intérêt commun pour les interactions sociales à la lecture de deux textes de Luc Boltanski, le
premier consacré à la recension d’un ouvrage de Goffman traduit en français, le second
consacré à son propre ouvrage1 6 4 .

1973 : Pour le lecteur désarmé, La représentation de soi pourrait bien ne rien représenter.
D’abord l’ouvrage est difficilement assignable à un genre établi : aucun emplacement ne
lui est réservé dans l’espace des taxinomies communes ou dans celui des traditions
savantes. L’objet même en est inhabituel et échappe aux divisions officielles de la
sociologie : ni population concrète (”les ouvriers”, “les hommes de loi”, etc.); ni opinions
ou conduites statistiquement distribuables; ni à proprement parler, technique, méthode ou
réflexion épistémologique; rien que des rencontres (encounters) fortuites, innombrables et
apparemment disparates [...]

1991 : Les lecteurs de cet ouvrage pourront ressentir une certaine gêne à ne pas rencontrer
dans les pages qui suivent les êtres qui leur sont familiers. Point de groupes, de classes
sociales, d’ouvriers, de cadres, de jeunes, de femmes, d’électeurs, etc., auxquels nous ont
habitués aussi bien les sciences sociales que les nombreuses données chiffrées qui
circulent aujourd’hui sur la société. [...] Pauvre en groupes, en individus ou en
personnages, cet ouvrage regorge en revanche d’une multitude d’êtres qui, tantôt êtres
humains, tantôt choses, n’apparaissent jamais sans que soit qualifié en même temps l’état
dans lequel ils interviennent.

Cette mise en rapport de ces deux fortes sociologies contemporaines permet de vérifier
qu’elles sont bien des sociologies de la rencontre, de la manière dont l’acteur – à la « face »

163 Luc BOLTANSKI et Laurent THÉVENOT, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris,
Métaillié, 1991.
164
La citation de 1973, ce sont les premières lignes de Luc Boltanski, « Erving Goffman et le temps du
soupçon », Social Science Information, 1973; 12; 127-147. La citation de 1991, ce sont les premières lignes de
Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification, Paris, Gallimard, 1991.

86
mal définie – rencontre un public, un entourage, qui lui assigne plus ou moins précisément un
rôle.

7.1. Le « cadre », outil d’analyse des interactions médiatiques

Les usages du « cadre » en sociologie française de la communication

Le journaliste est un producteur de signe, de symboles. Aussi, les études sur le


journalisme sont-elles nombreuses à emprunter à Goffman cette notion de cadres, ensemble
de signes offrant une interprétation cohérente de la réalité. En France, les travaux de Jacques
Gerstlé ont permis de décrire comment les exercices de communication politique (sondage,
meetings, vidéos etc.), comme les démarches des journalistes (interviews, analyses etc.),
imposaient un certain « cadre », une certaine représentation de la réalité sociale et politique :

Le cadre définit, c’est-à-dire assigne des frontières et comme la frontière il coupe et il coud. Il
sépare des portions de la réalité et il les relie à d’autres : par exemple, il prélève des
fragments du présent perçu pour les articuler à des représentations préconstruites. Les
opérations de cadrage, qu’il s’agisse de catégorisation, de qualification (ou
disqualification) des conduites, de hiérarchisation des objectifs, apparaissent de façon
récurrentes dans les différentes contributions [du recueil]. Une opération de cadrage se
révèle particulièrement importante : c’est l’imputation qui se présente sous différentes
formes telles que l’attribution causale de la responsabilité ou l’assignation de rôle
institutionnel par laquelle un acteur se voit dévolu la responsabilité du traitement d’un
problème.1 6 5

Mon approche de cette notion, en regard de mon approche ethnographique, vise à


décrire des cadres de bien moindre ampleur. Je suppose que les acteurs « imposants » en
charge des débats développent et mettent en scène, dans leurs relations quotidiennes avec
leurs invités et leurs autres interlocuteurs, une capacité à « définir pour l’autre » la situation
d’interaction. L’avantage de cette notion de « cadre » est qu’elle décrit une scène sociale à la
double nature, objective et subjective – dont la coïncidence est le produit du travail
d’ajustement propre à l’expérience :

« A partir du moment où nous comprenons ce qui se passe, nous y conformons nos actions, et
nous pouvons constater en général que le cours des choses confirme cette conformité. Ce
sont ces prémisses organisationnelles- que nous confirmons à la fois mentalement et par
l’activité – que j’appelle le cadre de l’activité »1 6 6 .

165 Jacques GERSTLE, Les effets d’information en politique : VIème congrès de l’AFSP, Paris, l’Harmattan,
2001.
166 Erving GOFFMAN, IbIbid. p. 242.

87
Selon Goffman, l’organisation des événements à caractère social, ainsi que
l’engagement subjectif des acteurs dans ces événements, s’appuient sur la définition que les
acteurs se font de la situation dans laquelle ces événements se déroulent. Comment les acteurs
se construisent-ils leur définition de la situation ? Le « cadre » (frame) est justement le
concept employé par Goffman pour comprendre le travail complexe d’enchevêtrement
(« stratification ») de définitions de situations qui constituent les scènes de la vie quotidienne.

J’ai décidé d’utiliser la notion de « cadre » pour décrire le système d’interaction qui
régit la fabrication des débats politiques dans les médias. A partir des raffinements théoriques
proposés par Goffman pour l’analyse des cadres, j’étudie le débat politique comme un « cadre
stratifié » dont la définition « débat politique » n’est que la « strate externe », la plus officielle
et superficielle, servant à « donner le change » à tout acteur absolument étranger aux
interactions qui s’y jouent. Comme le souligne Yves Winkin, l'analyse des interactions des
Cadres de l’expérience est d’ordre comportemental, et annonce l’intérêt pour l'analyse
conversationnelle qu’on retrouve dans ses derniers travaux. L’auteur des Cadres de
l’expérience voit la relation sociale comme une suite de séquences formalisées, là où celui des
Rites d’interaction était empreint de sociologie durkheimienne 1 6 7 . Ce rapprochement entre
l’organisation sociale et le fonctionnement du langage systématisé par Goffman est
particulièrement adaptée à l’étude d’une société médiatique, dans laquelle les acteurs
participent tous à divers titres à la fabrication de signifiant en flux tendu. Il permet de faire le
va-et-vient entre la théorie des cadres et la production médiatique, elle-même construite sur
plusieurs niveaux de sens.

Ainsi, en devant le rayon « télévision » d’un marchand d’électroménager, on peut


balayer du regard une émission télévisée où plusieurs acteurs s’interpellent, se répondent,
interagissent ou monologuent chacun de leur côté. Si l’on n’est pas intéressé par leur propos,
on se contentera de la définition officielle de l’interaction « débat politique dans les médias »,
ou d’une définition s’en approchant. Supposons maintenant que l’on porte attention à
l’émission de débat. On note que le cadre du débat est lui-même modifié, modélisé par des
conventions de textes, d’images et de paroles (bandeau, sous-titre, timbre de voix et élocution
précisant la qualité des participants, signifiant leur rôle et le caractère unique de « ce débat-
ci » par rapport à « tout autre débat »). Supposons maintenant que l’émission nous intéresse
au point d’appeler la chaîne de télévision et de chercher à s’y faire inviter. On accèdera alors à

167
Yves WINKIN, « La notion de rituel chez Goffman : de la cérémonie à la séquence », Hermès, n°43, 2006,
pp. 69-76.

88
la scène du débat via un cadre différent. On assistera à une toute autre émission que celle que,
au même moment, tel ou tel passant balayera d’un coup d’œil indifférent.

Décrire le « cadre stratifié » de l’audiovisuel politique

Cet intérêt pour les cadres – portes d’entrée faites de signes et de rituels – des débats
m’a amené à entrer en contact avec Alexandre, membre du Bureau des Etudiants d’Assas.
Pourquoi, comment en était-il venu à créer sur son temps libre une association d’étudiants
intéressés par la fréquentation des débats télévisés ? Il s’occupe en effet d’un « club » de
jeunes juristes qui sort le soir dans les débats télévisés. Très à l’aise, il tutoie très vite ses
interlocuteurs et s’adapte avec une compétence certaine au type de personne à qui il a affaire.
En effet, tandis qu’il se montrera soucieux de discuter avec moi de la visée intellectuelle,
morale et civique qui motive son entreprise de fréquentation des débats politiques, il sera
beaucoup plus chaleureux et familier – bises, blagues – avec le régisseur de Mots Croisés,
homme timide à l’ethos de technicien.

La description qu’il fait de son parcours est celle d’un entrepreneur de l’audiovisuel
politique, dont le sens pratique a su percevoir les différentes strates de la mise en scène des
débats qu’il fréquente. Bien sûr, il commence par l’extérieur : dans « la bande qui animait le
bahut » au lycée, il fait du théâtre, de la radio puis participe au journal scolaire « édité par le
Télégramme de Brest »1 6 8 . Dans le cadre de ce journal et de cette radio scolaire, il a participé
en terminale à l’organisation d’un voyage « dans les coulisses des médias » où il rencontre
« Martine Michon qui travaille à France 2 », en charge d’une émission et des relations
publiques : « J’ai pris contact avec elle en revenant à Paris ». Sa démarche initiale n’est « pas
du tout d’assister aux émissions, c’est elle qui lui a proposé » d’assister à Cent minutes pour
convaincre, avec Olivier Mazerolles. Pour autant, il le perçoit comme un « grand privilège,
puisque “Cent minutes” est très prisé ». Il assiste avec ses amis à chaque émission depuis
décembre 2004, puis à Mots Croisés depuis avril 2005. Passionné par l’audiovisuel, il a choisi
ce biais pour « rencontrer du monde, rencontrer les professionnels ». Dans cette perspective, il
construit lui-même une strate supplémentaire d’accès au débat, grâce à laquelle il se pose
comme une sorte de responsable. Il a ainsi des exigences : il souhaite que les gens qu’il invite
soient motivés, et « savent se tenir », sachant que « les médias, les portes peuvent s’ouvrir un
jour et se refermer du jour au lendemain ». L’an dernier il a fréquenté régulièrement « France

168
Les propos d’Alexandre sont tirés d’un entretien qu’il a bien voulu m’accorder en mars 2006.

89
Télévision, et Cauet à Fun Radio dont il connaît des membres de l’équipe ». Il a rencontré un
gars avec qui il a sympathisé « et le mec s’est avéré ne pas être fiable. Et ça je ne veux pas ».
Un « mythomane », avec un « problème propre à lui, qui aurait pu avoir des conséquences ».
Il accepte de s’attarder sur l’incident, qui lui semble important « parce que moi je me prépare
vraiment à travailler dans le domaine ». Il présente le master « management audiovisuel » de
Sciences Po. Il souhaite « rencontrer des gens, pour voir comment ça se passe ». La référence
au « mythomane » rappelle la fragilité des contacts formels qu’il entretient avec « ses
invités ». Et la fragilité de sa démarche propre, suspendue à la reconnaissance par les
professionnels de la définition de sa démarche d’« étudiant intéressé ».

La démarche de cet étudiant m’a amené, sur plusieurs points, à réfléchir à ma propre
approche. Lui aussi, en un sens, repère les cadres successifs qui se présentent à lui depuis
l’extérieur des émissions médiatiques. Dans mon « entreprise » de définition du
fonctionnement de ces débats, je distinguerais trois types d’espaces sociaux pour lesquels les
acteurs construisent des cadres distincts. D’une part, les espaces les plus ouverts aux publics,
médiatisés à l’exemple des plateaux filmés. D’autre part les espaces de rencontre, les lieux où
l’on reçoit les acteurs, les couloirs de l’émission, les lieux de cocktail, les salons de
maquillage. Là, les acteurs interagissent plus discrètement à la préparation du débat – ils sont
toujours susceptibles d’être vus ou entendus par des personnes extérieures, mais la situation
n’est plus publique. Enfin, les bureaux de travail des rédacteurs, qui accueillent les préparatifs
des débats les plus confidentiels : des espaces privés. Si je distingue assez grossièrement ces
trois types d’espaces (public, confidentiel, privé), c’est d’abord pour savoir qui intervient dans
la construction du « cadre » qui structure chacun de ces espaces. La notion de « cadre »
suppose une représentation interactionniste des relations entre acteurs. L’énergie dépensée à
construire un « cadre » suppose un ou plusieurs spectateurs, avec lesquels il faut compter. Il
faut prendre en compte leur définition de la situation, pour parvenir à son but – les intégrer à
la sienne propre – en évitant les incidents (scandale, désintérêt, désillusion etc.).

Le cadre privé de la préparation des débats politiques est conjointement défini – de ce


que j’ai pu en apprendre – par les journalistes, leur hiérarchie et les acteurs politiques les plus
instruits des relations politico-médiatiques. Par exemple, la « tribune » rédigée par un
intervenant illustre, ministre ou haut responsable, va être directement négociée avec

90
l’auteur1 6 9 , dans le cadre plus général de la production médiatique : salon de maquillage,
couloirs, présentateurs pour la télévision ; mise en page, « style » général, présence d’autres
articles et d’autres centres d’intérêt pour la presse écrite. Un autre cadre, confidentiel –
cocktail de fin d’émission, cafétéria du Monde, couloir d’émissions, plateau avant que la
caméra ne tourne – sera défini par l’intervention d’un plus grand nombre d’acteurs :
techniciens, régisseurs et serveurs, qui verront dans ces endroits des « espaces de
convivialité », publics extérieurs à qui il s’agit de donner une définition des interactions
politico-journalistiques conforme à la définition officielle, acteurs de pouvoir aux intérêts
contradictoires etc. Enfin, le cadre public : les caméras tournent, les rotatives impriment, tout
ce que vous dites ou écrivez pourra être retenu contre vous. Comment penser, dès lors, les
différentes situations de communication composant les cadres du débat politique – ces
différents espaces où les invités ajustent leur image publique à ce qu’ils comprennent qu’on
attend d’eux ?

7.1.1. Penser le cadre public comme une épreuve de justification

De ces trois cadres, le cadre public est le plus soumis aux exigences de la critique, et
donc de l’argumentation. D’où la tentation de décrire les situations de débat comme autant
d’épreuve de justifications, au sens que lui donne la sociologie des épreuves. Les acteurs en
présence seraient soumis à la critique par leurs interlocuteurs, journalises et autres invités, et
seraient forcés d’étayer leurs discours, de replacer leurs propos dans un cadre plus général et
structuré. Assister à des débats politiques dans les médias offrirait ainsi l’occasion, toutes
proportions gardées, de voir se construire des façons de voir le monde, d’autant plus
complètes que l’épreuve serait publique et structurée. Les débats politiques dans les médias
fonctionneraient-ils à la manière des controverses scientifiques, telles que les décrivent
Boltanski et Thévenot dans leur ouvrage de référence pour la sociologie des épreuves 1 7 0 ?
Non, dans la mesure où ces arènes ne sont pas soumises au principe d’argumentation
scientifique. Ets-ce une raison pour ne pas les aborder dans ce sens ? Soumis au regard public,
les acteurs se font face dans un cadre qui exige que les différents se règlent par le discours.
Etudier le cadre public des débats comme une épreuve de justification permet d’obtenir deux
169
Je m’appuie ici sur le témoignage de Nicolas Hubé, qui a fait un stage au Monde en vue d’une thèse sur la
fabrication de la « une », ainsi que sur les récits concordants de deux responsables des pages « Débats » du
Monde. Cf. Nicolas HUBE, Décrocher la « Une », Strasbourg, PUS, 2008.
170
Les auteurs décrivent la manière dont se sont conjointement structurées, depuis le 18ème siècle, les théories
libérales de l’économie et les théories holistes de la sociologie. Cf. Luc BOLTANSKI, Laurent THEVENOT,
Op. Cit. Chapitre I.

91
types d’informations sur ces débats : quelle est la nature de l’épreuve imposée aux
participants, et comment ils traitent – dans ce cadre – le thème qu’ils abordent.

Cependant, appliquer ensemble la théorie des épreuves et la théorie des cadres de


Goffman pose au moins un problème majeur. Comment penser la notion d’épreuve –
inhérente à la notion de conflit et de justifications des chocs des systèmes de valeurs mis en
présence les uns des autres – lors même que le cadre qui organise l’épreuve est construit,
modélisé par les participants, dans le but de « calmer le jobard », c’est à dire d’éviter que le
système de valeur des uns et des autres ne soit ouvertement contredit ? Problème largement
ressenti par tous les observateurs des débats politiques dans les médias : on ne peut opposer
franchement des idées entre elles dans un espace conçu autour de la célébration des valeurs.
L’objet « débats politiques » met ainsi en lumière un problème que pose, chacune dans son
coin, ces deux théories. D’une part, il s’agit de penser la dynamique des « grammaires » entre
elles, puisque Luc Boltanski et Laurent Thévenot supposent que les grammaires se co-
construisent par leurs mises en opposition mutuelle, et le travail de critiques et de
justifications qui suit logiquement ces mises en opposition. Or, les auteurs ne précisent pas
comment les acteurs entrent mutuellement en « régime de justification », c'est-à-dire comment
ils abandonnent leurs autres régimes d’action – la guerre, l’amour – pour se mettre à
argumenter. A quel moment, par quels arrangements sociaux, les acteurs se mettent-ils à
argumenter ? D’autre part, cette mise en rapport interroge Goffman dans sa pensée de l’acteur
comme « objet rituel délicat ». Le lecteur des Cadres de l’Expérience avance dans les
méandres d’une société où les acteurs ne se rencontrent pas, où l’on communique à distance
en usant d’artifices, où la rencontre est décrite comme traumatisante. Soit une description très
convaincante de la société occidentale, et sans doute plus précisément de la société Nord-
Américaine. Pourtant, on peine à comprendre comment des rituels sociaux aussi compliqués
ne sont pas appliqués avec la certitude qu’ils seront tôt ou tard profanés. Comment les acteurs
ne les appliquent pas avec l’arrière pensée que la machine s’enrayera, et libèrera
momentanément les acteurs qui en sont prisonniers pour rendre possible une réflexion sur
leurs pratiques.

Je chercherais donc à articuler ces deux interrogations, en me demandant en quoi les


situations de communications peuvent être pensées comme des prolongements des
« grammaires » des acteurs et des groupes. De même qu’une cérémonie du 11 novembre peut
être pensée comme un rituel d’évitement d’un aveu brutal – les « poilus » sont morts, ou
estropiés, pour rien –peut être pensée comme la mise en scène d’une grammaire « familière »

92
ou « familiale » (l’hommage rendu aux grands anciens, aux proches, aux « frères d’armes »)
dont la publicité rend possible le jeu de critiques adressées contre le système de valeurs qu’il
incarne. Pour le dire plus simplement, les systèmes de valeur pensés par Luc Boltanski et
Laurent Thévenot ont sans doute certes été critiqués et justifiés du fait de leur inscription et de
leur explicitation dans des corpus de philosophie politique. Mais ils ont sans doute été
publicisés, ritualisés dans des cérémonies officielles dont le mode de lecture privilégié
pourrait être la « cadre-analyse » telle que la propose Goffman. Et que le cadre public,
médiatisé des débats médiatisés est un espace privilégié de mise en scène de ces valeurs, en
tant qu’il est publiquement défini comme un espace public de réflexion sur l’intérêt général.

7.1.2. Les coulisses des débats, des interactions cachées ?

Le versant public, médiatisé des débats, est soumis à un cadre contraignant, qui oblige
ses intervenants à jouer à un certain jeu de la critique et de la justification. Mas qu’en est-il du
versant privé ? Bien sûr, la frontière qui sépare l’activité médiatisée de ses coulisses est très
sévèrement formalisée. Lecture, relecture des pages avant l’obtention du « bon à tirer » d’un
journal. Compte à rebours, revue de détail des professionnels avant la mise en route de la
caméra et/ou du micro. Les préparatifs du débat sont-ils pour autant protégés des regards, et
précisément du regard des médias ? Plusieurs auteurs ont souligné la tendance croissante des
médias à mettre en scène leurs coulisses. La multiplication des « blogs » citoyens, des forums
Internet, travaille cette frontière entre la préparation privée des débats et leur version
publique, finie. Un des risques de l’activité de débat est que des interactions originairement
prévues pour ne pas être médiatisées finissent par l’être. Il y a ainsi un hubris du débat,
matérialisé par le risque de « fuite » ou de « trahison ». Comment qualifier cette frontière
fragile entre l’espace médiatisé et l’espace non-médiatisé – fragilité attestée par la notion
même de « discussion publique », empruntant aux deux logiques contradictoires de la
discussion familière et de l’accès au public, à l’opinion ?

Je propose d’utiliser les concepts d’« espace médiatisé » et d’« espace médiatisable »,
pour distinguer la scène de ses coulisses. Ils sont dérivés de la distinction que fait Noël Nel
entre « espace télévisé » et « espace télévisable »1 7 1 , sachant que l’adjectif « télévisable » ne
suffit pas à aborder la pluralité des médias étudiés. L’espace médiatisable, chez Nel, c’est le
lieu où les interactions sont toujours susceptibles d’être surprises, relayées – par une « post »

171
Cf. Noël NEL, Le Débat télévisé, Paris, Armand Colin, 1990.

93
vengeur sur un blog, ou encore une caméra, un micro qui traîne et qu’on a branché sans dire
« top ». Les lieux de préparation des interventions politiques dans les médias sont hautement
susceptibles d’être médiatisées, comme plusieurs exemples récents nous l’ont montré1 7 2 . Bien
sûr, l’espace du plateau est plus médiatisable que celui du cocktail de fin d’émission, mais le
risque de médiatisation de cadres sociaux plus confidentiels existe dès l’instant où une
cérémonie publique, officielle a lieu, et qu’elle concerne des sujets politiques : le nombre
croissant d’ouvrages décrivant par le menu les interactions confidentielles entre journalistes et
personnel politique témoignent de cette réalité1 7 3 . Comment les acteurs des débats gèrent-ils
cette relation à la toujours possible médiatisation ?

7.1.3. Espace « médiatisable », espace « médiatisé »

Il existe dans toute interaction politico-médiatique une « scène médiatisable » et une


« scène médiatisé » que de nombreux dispositifs maintiennent séparées. D’une manière
générale, les interactants cherchent à éviter que les interactions confidentielles ne soient pas
médiatisées. Cette distinction a été observée par plusieurs ethnographes : Cyril Lemieux
l’observe, et s’en sert pour fonder sa distinction entre « grammaire naturelle » et « grammaire
de réalisation ». Or, tout ce qui a lieu dans la scène médiatisable est susceptible d’être
médiatisé – la coupure fondatrice des deux espaces, marquée par des rites et des objets, est
fragile. Comme tout rite, elle est susceptible de subir un sacrilège. Il existe donc une crainte
de la part des acteurs des débats de voir leurs interactions les plus confidentielles médiatisées
à leur insu. Cette crainte a sans doute à voir avec le danger de voir la rencontre médiatique
interprétée pas ses spectateurs comme une « brigue », une corruption des assemblées
publiques où une partie se ligue pour fausser les règles du jeu et, partant, l’intérêt général. Un
membre du public qui surprend au cocktail de fin d’émission deux élus de bords opposés
discuter en bonne intelligence pourrait se sentir trahi, victime d’une machination. Les voyant
s’opposer au cours du débat, il a cru qu’ils étaient ennemis. Or ils sont visiblement amis. Que
penser alors des autres aspects du débat : les arguments, les reportages, l’angle de l’émission ?
C’est pourquoi les acteurs des débats retiennent fortement leurs interactions, leurs élans
personnels, voire simulent des élans personnels de circonstance.
172
On pense à la séance inaugurale du film Pas vu, pas pris de Pierre Carles (Listen Production, 1995), qui
dévoile une conversation privée retransmise à l’antenne entre le ministre François Léotard et l’industriel Etienne
Mougeotte.
173
Citons notamment Daniel CARTON, Bien Entendu, c’est Off, Paris, Albin Michel, 2003 ; Pierre PEAN,
Philippe COHEN, La Face cachée du Monde, Paris, Mille et une nuits, 2003. Ou, sur le mode moins polémique,
Philippe RIDET, Le président et moi, Paris, Albin Michel, 2008.

94
Deux éléments découlent de cette contrainte qui pèse sur la scène médiatisable.
Premièrement, les acteurs se réunissent en cercles privés, restreints et fermés aux visiteurs.
Secondement, ils ne laissent entrer dans leur cercle que les gens avec qui ils sont liés par des
dépendances mutuelles – ce qui implique d’avoir des liens de socialisation forts, soit au moins
des relations de travail. A ce titre, l’espace médiatisable des débats politiques peut être pensée
comme une coulisse prenant en permanence le risque d’être à découvert. Des coulisses
privées de barrières étanches, à partir de laquelle les acteurs en réunion agissent pour se
protéger autant que possible du regard extérieur. C’est une médiatisation virtuelle, possible,
sans certitude et, à ce titre, sans règle. Il faut donc comprendre cette pression exercée sur les
acteurs comme, d’une part, ce qui fait que les lieux de coulisses sont soumis à un strict
protocole. Et ce qui fait d’autre part que cette pression du regard extérieur est ambivalente.
Elle génère une chape, une fermeture générale des comportements des journalistes et des élus
quand ils se sentent observés. Et puis, parfois, les choses se débloquent, et les intervenants
agissent comme si leurs échanges étaient absolument privés.

Une anecdote précisera peut-être la portée de ce développement théorique. Lundi 9


janvier 2006, à l’occasion des dix ans de la mort de François Mitterrand, Mots Croisés est
consacrée à la personnalité de François Mitterrand. Il y est question de l’homme sous deux
aspects : Mitterrand public et Mitterrand privé étaient-ils le même homme ? L’émission
rassemble entre autres d’anciens ministres ayant côtoyé le Président – Charles Pasqua,
Roland Dumas – et de nouvelles personnalités politiques : Delphine Batho pour le PS,
Laurent Wauquiez pour l’UMP. Alors que je fréquente depuis quelques mois les cocktails
de l’émission, j’observe que les groupes qui dînent d’habitude séparément – les journalistes
entre eux, parfois rejoints par les personnalités politiques, les techniciens de l’autre – se
retrouvent en cercle jovial autour d’Yves Calvi. Le présentateur évoque en rigolant la vie
privée de Nicolas Sarkozy, récemment révélée par les médias : « est-ce que ça intéresse les
gens que Sarkozy batifole avec une journaliste ? ». La journaliste de l’émission, Laurène
Sevrant, d’humeur joyeuse, me prend à part : « On a raccompagné Roland Dumas, toujours
vert ! Il a vu Sybille (l’assistante) et lui a fait “Bonjour” avec un grand sourire en la
regardant de bas en haut ». L’atmosphère est à la décontraction générale, à l’affichage –
habituellement refoulé – des relations intimes que les politiques entretiennent, ou cherche à
entretenir avec les journalistes. Comment interpréter cette brusque poussé
d’exhibitionnisme, qui s’est produite plusieurs fois au cours de mon passage dans divers
plateaux ? Le 9 janvier 2006, les journalistes venaient de passer plus d’une heure à discuter

95
des détails privés, élevés à l’époque au rang de secrets d’Etat, d’un président défunt. Cette
scène m’est apparue emblématique de la tension entre le débat médiatique comme cadre
social construit, visant à la perpétuation de sa crédibilité par l’établissement de frontières
étanches entre la scène et les coulisses, et le débat médiatique comme entreprise de
révélation spectaculaire des événements cachés du jeu politique.

Comment Goffman peut-il nous aider à penser l’espace médiatisable – cette scène qui
souhaiterait être cachée sans pouvoir s’assurer de l’être, partagée entre le retrait du regard et
la mise en scène de soi ? Je propose d’aborder ce problème à partir de la notion de
« modalisation » du cadre qui, dans Les Cadres de l’Expérience, structure la relation entre
l’acteur et ses différentes scènes. Goffman distingue cinq catégories fondamentales de
« modalisation » : le faire-semblant (« make-believe »), la rencontre sportive (« contest »), la
cérémonie (« ceremonials »), la réitération technique (« technical redoings ») et la
reformulation (« regrounding »). Je fais l’hypothèse que le cadre « espace médiatisé » est une
cérémonie modélisée de l’espace médiatisable, puisque la cérémonie est la réitération
modalisée d’une activité de la vie quotidienne. Comme l’écrit Goffman, il se passe autour des
cérémonies quelque chose « qui diffère des activités ordinaires sans qu’on sache vraiment
quoi »1 7 4 .

Cependant, la cérémonie qui se tient autour des débats médiatiques modalise-t-elle la


vie quotidienne des participants, ou les débats auxquels ils participent ? Goffman laisse ce
point délicat à discrétion. Il s’agira ici de discuter du statut de la cérémonie de préparation,
puis d’achèvement d’un événement – le débat – qui est lui-même une cérémonie. Quel est le
statut des acteurs lorsqu’ils sont dans un espace exposé au regard, pas encore ou déjà plus
dans le rôle de débattant, mais déjà « la personne sur laquelle se dirigent tous les regards »1 7 5 ,
et qui « a pour tâche de représenter et d’incarner un de ses rôles sociaux les plus
importants »1 7 6 . La question est donc la gestion de l’intimité d’un personnage public en
situation publique. Et c’est un manuel de protocole décrivant les usages de la « discrétion »
dans les rapports entre membres d’une organisation, que j’ai trouvé la définition la plus juste
du fonctionnement de cet « espace médiatisable » :

« Les subordonnés (…) se garderont de bavarder de manière intempestive, de colporter des


détails qui, même s’ils sont vrais, peuvent être mal interprétés, grossis ou déformés en
174 Erving GOFFMAN, Les Cadres de l’expérience, trad. Paris, Minuit, 1991; p. 67.
175
Id., Ibid.
176
Id., Ibid.

96
donnant une fausse idée de la personne qu’ils dépeignent (…). C’est être déloyal que de
chercher, en divulguant certains travers, à porter atteinte au prestige que valent à un
homme ou à une femme des mérites exceptionnels (…). La discrétion est, elle aussi, la
contrepartie impérieuse de la bienveillance du chef ou de la cordialité des pairs »1 7 7 .

Si l’on suppose que les rapports hiérarchiques au cours de la cérémonie du débat


placent les intervenants au sommet, et les spectateurs en dessous, on comprend qu’une des
clés de l’attitude qu’adoptent les participants avant et après les débats, tient à la protection du
personnage public qu’ils portent en situation de débat – discrétion privée qui les autorise à
intervenir en public avec un masque d’autorité.

L’espace médiatisé, un « monde » à part

Cette réflexion sur les espaces sociaux successifs que traversent les acteurs des débats
amène à s’interroger sur la représentation qu’ils ont de leur médiatisation. La conscience de
soi occupe une place importante dans cette cérémonie particulière qu’est le débat. Les acteurs
en situation mobilisent les ressources cognitives qui leur permettent de se positionner vis-à-
vis de l’argumentation en cours. Concentrés sur la présentation d’eux-mêmes et de leur point
de vue, on les suppose entièrement dévolus à l’exercice du débat, et ce jusqu’à ce qu’il
s’achève. Or, le débat est une cérémonie avec ses règles et son fonctionnement propre,
différant en cela des usages de la vie quotidienne. C’est un « monde » à part, dans le sens où
les acteurs y sont entièrement impliqués dans la production d’arguments et de signes visant à
emporter la conviction. Or, cet investissement est compliqué par le risque de laisser échapper
des signes parasites, non conventionnels, dans les espaces semi-publics que j’ai appelé « cadre
confidentiel ». Handicap pour ceux qui ne sont pas habitués aux débats, la fréquentation de ce
cadre procure une force certaine à ceux qui ressentent cette médiatisation comme une
augmentation d’eux-mêmes.

J’assiste à une émission de Mots Croisés, le 27 mars 2006, consacrée au CPE. Je


termine mon « terrain » sur les plateaux de télévision. A cette époque, je commence à être
passablement fatigué de faire systématiquement les mêmes démarches, qui aboutissent
souvent à un échec : aller voir les intervenants à la fin des émissions, leur demander un
rendez-vous pour qu’ils me racontent leur expérience. Pour, deux fois sur trois environ, me
voir opposer une fin de non-recevoir. Je démarche tout de même Karim Jivraj, étudiant
canadien qui s’est fait une demi-heure plus tôt l’avocat de la « réforme » du marché français

177 Jacques GANDOUIN, Guide du protocole et des usages, Paris, Le livre de Poche ; p. 82-83.

97
du travail. Ses opinions m’agacent, mais je décide de tenter ma chance avec lui – c’est un
« outsider » des débats télévisés, peut-être ma proposition de revenir sur son expérience lui
plaira-t-elle.

Il m’accorde un entretien le surlendemain. En le relisant, je suis frappé par le


malaise stoïque qui transpire de ses propos, et que j’avais déjà ressenti à sa présence au
cocktail. Il m’explique qu’un peu avant le débat, il avait croisé Jean-Claude Mailly (FO) :
« dans la même salle, où tout le monde était maquillé. On a commencé à parler des
syndicats au Canada, notamment de l’assez puissant Canadian Auto Workers. M. Mailly
connaît le chef qui s’appelle Bashan Hold. Je lui ai fait remarquer que la France est un peu
en retard et que lui, homme puissant, contribue à annuler les réformes ». Un peu plus loin, il
revient sur l’expérience du cocktail après l’émission : « Je dis “Bonsoir” à M. Fabius, qui
s’est défilé immédiatement – je comprends que les hommes politiques ne traînent pas. J’ai
discuté avec le chef des CRS pendant quelques minutes, mais peu de gens m’ont parlé. J’ai
dit des choses assez controversées, assez directes, sans doute cet élément de confrontation a-
t-il joué pour ne pas approfondir les conversations ». Il rappelle que Sybille de Marne –
membre de l’équipe de Mots Croisés – l’a félicité pour son intervention : « ça m’a
encouragé puisque beaucoup de gens sur le plateau ne partagent pas mon opinion, y compris
un ancien premier ministre. C’est pour ça que c’est pas mal d’avoir du soutien, des
encouragements ».

Karim Jivraj est venu comme beaucoup à l’émission pour jouer un rôle, défendre
une opinion. Il est jeune – 19 ans – et déjà socialisé à la parole publique par des meetings et
des concours d’éloquence. A Mots Croisés, il ne se départit pas de son rôle public, jusque
dans les cadres confidentiels du salon de maquillage ou du buffet. Il donne la répartie au
syndicaliste, s’efforce de « défendre son opinion » comme si les caméras tournaient. D’où
un malaise, et une distance de l’entourage, qu’il attribue au fait d’avoir défendu une opinion
que beaucoup ne partageaient pas. C’est sans doute en partie vraie, mais d’autres la
partageaient. Toujours est-il que l’expérience médiatique l’avait littéralement figé dans son
rôle public. De son propre aveu, il n’avait aucune perception d’où commençait, où terminait
son personnage public. Il savait qu’il n’aurait qu’une ou deux minutes pour dire ce qu’il
voulait dire, mais il n’a « pas du tout » préparé ses interventions télévisées. Il avait réfléchi
au sujet « dans un environnement beaucoup plus lent. Une fois mon tour de parler, j’avais
envie de dire dix mille choses, si bien qu’il n’y avait pas de fil conducteur dans ce que je

98
disais ». Son expérience montre qu’être un orateur affirmé ne suffit pas pour s’intégrer au
débat : il faut également suivre un « fil conducteur » dans les cadres successifs qui
conduisent de la rue au plateau.

Comment ceux qui ont conscience du danger de la médiatisation font-il en sorte que
cette conscience ne les perturbe dans l’exercice du débat ? Goffman considère que cette
capacité tient au pouvoir qu’ont certains acteurs de « modéliser » le cadre du débat en un
« jeu ». Pour eu, le débat, empruntant au cadre primaire de la « discussion », modélisée en
« cérémonie » par divers éléments (décor, caméras, vestiaire, maquillage), est à son tour
modélisée en « jeu » par certaines marques – de familiarité, de sympathie – proposées à
l’adversaire, ou au journaliste1 7 8 . Cette modélisation du débat en un « jeu » peut à son tour
être « démodalisée » en « cérémonie », si un intrus, ne participant pas au « jeu », se mêle de la
conversation et recadre ce faisant le « jeu » en cours comme une « cérémonie », avec son
sérieux et ses enjeux1 7 9 . Cependant, le jeu doit pour exister s’imposer à plusieurs participants.
Un acteur ne peut modaliser seul la situation, et doit compter sur des comparses, des
« camarades de jeu » pour constituer le jeu à plusieurs. A ce titre, les participants qui ne
bénéficient pas de contacts dans l’espace médiatique, grâce à l’appui desquels ils pourraient
modéliser la situation en « jeu », se doivent de modéliser la situation cérémonielle en autre
chose s’ils ne veulent pas rester extérieurs à la situation – et, ce faisant, courir le risque d’être
figé dans leur rôle. La manière la plus efficace pour un débattant d’être pleinement et
entièrement conforme à ce qu’on attend de lui, c’est d’habiter son rôle tout en se pouvant
jouer à s’en départir.

La solution adoptée par les acteurs isolés qui s’investissent dans le débat consiste donc
– c’est mon hypothèse – à modéliser la cérémonie du débat comme le lieu d’une
« performance sportive ». C’est-à-dire comme une modalisation de la lutte – comme une lutte
dont ne retiendrait que la présence opposée de concurrents, autour d’une épreuve se soldant
par la victoire d’une des parties. L’activité de « débat » comporte étymologiquement une
filiation forte avec la lutte – « débat », comme notamment l’anglais to debate, signifie « se
battre vivement ». Le choix d’investir le débat comme une modalisation de la lutte est à ce
titre formellement accepté par les participants, qui acceptent ainsi cette relative transgression
178 Ainsi Jean-François Coppé à Philippe De Villiers dans l'émission de « Mots Croisés » sur l’Europe. Le
premier lance au second juste avant l’émission : « Allez, rigole, rigole », recréant sur le plateau l'atmosphère
d'adversité conviviale réputée régner entre élus. L’injonction a un effet immédiat, Philippe De Villiers rigole
franchement.
179Je tire cette remarque de notre expérience, qui m’a placé plusieurs fois en position d'intrus vis-à-vis d'élus qui
discutent après une émission.

99
à la règle de bienséance qui anime habituellement ce rassemblement d’acteurs importants.
Cependant, il faut souligner que la modalisation de l’activité de débat en « épreuve sportive »
permet de mobiliser des ressources pour s’investir dans le débat, et pour y jouer un rôle
conforme à sa configuration sociale, elle reste un mode de cadrage relativement coûteux. Le
débat n’est que l’une des pièces d’une plus vaste activité politique de présentation et de mise
en relation de son personnage public, qui ne se réduit pas à la performance sur le plateau.

Après l’émission du Mots Croisés de novembre 2005 consacrée aux émeutes, buffet.
Le maire PCF de Bobigny, Bernard Birsinger, et sa compagne restent dans un coin, sans que
personne ne discute avec eux. Un « chargé de mission », Aziz Sairi, est encore plus seul : il
interpelle un groupe de jeunes du public : « vous êtes de Sciences Po ? », leur tient un
discours très ému, tout habité qu’il est encore du débat qui vient d’avoir lieu. Stéphane
Pocrain, lui, s’en sort beaucoup mieux. Ex-porte-parole des Verts mais aussi chroniqueur
télévisé, il est dans son élément : s’il ne parle à aucun de ses protagonistes de l'émission, il
discute passionnément tout en se servant à manger en compagnie de deux membres du
public qui forment un cercle autour de lui.

J’ai pu ainsi isoler deux « mode » d’approche du débat télévisé : tandis que certains
sont enfermés dans leur rôle, d’autres savent s’en départir et passer de la « cérémonie » au
« jeu ». En raisonnant à partir de cet acte de médiatisation des acteurs – et de la conscience
qu’ils ont et de la manière dont ils prennent appui sur la situation pour la modaliser à leur
convenance – on peut supposer que la modélisation des cadres chez la majorité des acteurs est
la suivante : le cadre primaire est la discussion ; la modélisation principale de ce cadre
primaire est la cérémonie. La modélisation secondaire de ce cadre est une compétition
sportive, un affrontement pour des profits symboliques convertibles à leur tour en profits
d’autres sortes ; enfin, une troisième modélisation de ce cadre sur-modalisé est celle du jeu. Si
l’on suit cette logique, la modalisation du cadre en « jeu » – la plus profitable, celle qui
permet d’un point de vue social de relativiser les coûts et les pertes de l’activité – nécessite
d’une part d’avoir accès à un niveau de compétences, de « coût d’entrée » du jeu. Et d’autre
part – et ces deux exigences sont souvent liées du fait de la proximité sociale avec les lieux de
débats qu’elle implique – de pouvoir profiter d’un ou plusieurs appuis à l’intérieur du jeu, qui
lui permet de modaliser la situation en jeu.

En conclusion, on retiendra que la pression que la médiatisation fait peser sur les
acteurs est liée à la connaissance que les acteurs ont de ce qu’est la médiatisation ; s’ils savent

100
ou non répondre à des questions aussi simples que « comment ça marche », « sous quelle
forme ça évolue », « qu’est-ce qu’on y risque » etc. A ce titre, l’exemple à partir duquel Eric
Darras étudie l’émission Les Absents ont toujours tort est à la fois très éclairant, et
partiellement incomplet. Le « paysan à la télé », fondant en larme au cours de son appel au
secours d’un politique1 8 0 , démontre par son geste son absence d’appuis culturels et politiques
qui permettent de modaliser en « compétition », voire en « jeu », une prise de parole publique.
Convaincu par l’exemple qu’il prend, je ne peux pourtant le suivre dans son interprétation en
termes de « capital politique ». Le paysan en question échoue à l’épreuve de cette parole
publique, moins du fait de sa méconnaissance des enjeux politiques de son intervention, que
de sa difficulté à maîtriser les enjeux de la mise en scène de lui-même. Or cette compétence
recoupe très imparfaitement la familiarité de l’acteur au jeu politique. On le voit notamment
grâce aux enquêtes menées sur les groupes de jeunes des classes populaires : elles démontrent
toutes conjointement le profond désintérêt de ces acteurs pour les jeux de la politique
institutionnelle, et leur compétence pour faire de la discussion publique un lieu d’affrontement
ritualisé, modalisé en jeu1 8 1 .

Un des regrets de cette enquête est de ne pas avoir pu discuter de ce point avec
Carole, assistante de Nathalie Saint-Criq à la préparation du magazine A vous de juger.
Profitant d’une pause au cours du long entretien qu’elle m’accorde, Nathalie Saint-Criq me
présente Carole, jeune femme chargée de « recruter les publics qui posent des questions »
aux invités. L’enjeu d’A vous de juger, me rappelle Nathalie Saint-Criq, est de mettre face à
face des politiques et des gens ordinaires. Contrairement à Question Time où tous les
membres du public ont théoriquement le droit – sous contrôle – de poser leur question, A
vous de juger sélectionne des personnalités typiques, représentatives de la France
contemporaine, qui tour à tour interviennent depuis les gradins. Parmi eux, quelques
« personnes ordinaires ». Comment les sélectionne-t-elle ? Via les forums sur Internet, me
dit-elle : elle parcourt ces forums, repère des porte-parole, puis vérifie – probablement en
effectuant un « casting » – si la personne est apte à passer à la télévision. Elle m’explique
brièvement qu’elle a ainsi repéré « le jeune qui a discuté avec Sarkozy sur les banlieues »,
lors de l’émission du 10 novembre 2005. Cet interlocuteur du ministre, qui se présente
comme « Adil T. », intervient plusieurs minutes dans un dialogue du tac-au-tac avec le

180
Cf. Éric DARRAS, » Un paysan à la télé. Nouvelles mises en scène du politique », Réseaux, No.63, Paris,
CNET, 1994, p. 75-100.
181
De nombreux ouvrages sont référencés sur la question, dont William FOOTE WHYTE, Street corner
society. La structure sociale d'un quartier italo-américain, Paris, La Découverte, 1995.

101
ministre. Il lui reproche son discours sur les habitants de banlieue, l’attitude des policiers,
les bavures. Au cours de cette émission, les journalistes de l’émission ont donc mis en face
du ministre un représentant des émeutiers sélectionné sur Internet, puis invité pour sa
propension à la joute rhétorique et à la capacité à « garder la face » en face d’un haut
représentant de l’Etat.

L’orateur face à la médiatisation

Dans quelle mesure ces développements amènent-ils à circonstancier les effets de la


médiatisation sur les interactions observables, qu’elles se situent dans l’espace médiatisable
ou dans l’espace médiatisé ? J’ai cherché à expliquer comment la « médiatisation » du débat,
entendue comme une situation par laquelle des moyens techniques transforment le cadre
privée de la discussion en situation publique, pose aux intervenants un problème de
« cadrage ». Au moment de leur contact avec les journalistes et les autres protagonistes du
débat, les nouveaux entrants ne savent pas ce qu’ils doivent faire du rôle qu’ils amènent avec
eux au débat. On sait que les acteurs les plus en phase avec ce jeu politico-médiatique
résolvent ce problème de diverses manières. D’une part, en se renseignant préalablement sur
le média, et le public auquel il s’adresse, en faisant l’effort de s’ajuster à un « cadre » dont ils
ont une idée plus ou moins précise. D’autre part, en entretenant dans les médias des relais de
socialisation : en fréquentant des journalistes et des responsables de médias. Malgré toutes ces
précautions, il arrive pourtant à ces acteurs politiques d’être victime de « ruptures de cadres ».
Celles-ci prennent généralement la forme de conversations privées, de propos peu
diplomatiques repris et amplifiés dans un cadre très différent du cadre initial, et qui mettent
très défavorablement en scène leur propos. Cette situation, relayée dans divers médias sur le
thème du « scoop », de « l’affaire » ou de la dénonciation privée, ne pose de réel problème
dans l’interaction que lorsque les participants cherchent à se figurer l’effet de leurs paroles sur
leurs spectateurs supposés.

Or, le travail de modélisation de la « lutte » en « jeu » vise à faire de cette performance


incertaine, qu’est l’entrée dans l’espace médiatique, une performance assurée dont le cadre
solide permet aux acteurs de se projeter dans l’action. Par conséquent, en règle générale, les
acteurs se recentrent sur leur activité et oublient la médiatisation – ou, plus exactement, en
confient la gestion à des moments antérieurs ou ultérieurs à la production du débat. L’effet de
la médiatisation sur les interactions est donc largement contrebalancé par l’investissement des

102
acteurs dans le jeu, rendu possible par la modélisation de la cérémonie publique en « jeu » ou
en « épreuve ».

7.2. La scène du débat, cadre d’une épreuve

Je proposerais ici l’hypothèse suivante : l’espace « médiatisé » est le lieu d’une


épreuve pour ses protagonistes, tant du fait du grand nombre de spectateurs et de la définition
officielle de cet espace. Tandis que « l’espace médiatisable », qui correspond à tout l’espace
qui n’est pas sensé être médiatisé – mais qui reste hanté par le spectre du « devenir-public »
des propos échangés, gagne à être pensé sous l’angle unitaire de la sociologie des cadres de
Goffman. Dans une première partie, j’ai choisi d’argumenter ce choix de penser la scène
médiatisable comme différente de la scène médiatisée. Ce choix implique de saisir la manière
dont les acteurs en présence sont profondément liés entre eux, par l’espace et les contraintes
communes du protocole1 8 2 . Aussi, un oubli de cette réalité inciterait à idéaliser le caractère
agonistique des rapports ayant cours dans ce territoire partagé. A l’inverse, il semblait
nécessaire d’expliquer en quoi l’espace médiatisé est l’expression d’une pluralité de sociétés,
dans la mesure où il est moins la lutte pour le monopole de la parole qu’un lieu de langage, et
à ce titre un lieu où les logiques en présence dépassent les logiques de temps de parole et
d’occupation du cadre. Un dernier chapitre a été consacré à l’interaction – nécessaire – entre
ces deux logiques : dans quelle mesure les acteurs peuvent faire vivre des univers pluriels par
le langage alors même qu’ils sont confrontés à la réalité d’un espace commun à se partager (et
notamment de la nécessité de se tenir constamment au strict protocole qui régit les lieux
partagés) ? J’ai supposé que la capacité des acteurs à modaliser la cérémonie du débat en
« compétition », ou en « jeu », permet aux acteurs de trouver les ressources nécessaires pour
garder la face durant les phases discontinues de cette épreuve publique.

Pour autant, comment étudier cet « espace médiatisé » comme une épreuve de
justification, alors même qu’elle est dans son ensemble soumise à de nombreuses autres
logiques que la stricte exigence de cohérence interne du discours et de montée en généralité ?
Les pages qui suivent décrivent un protocole expérimental pour étudier cette forme
particulière d’épreuve. Avec la question de la frontière zigzagante, dans ces débats, entre
logique du renom et impératif civique : à quoi servent les idées, les principes et les
182Pour une étude des dispositifs de protocole et de ses conséquences sur le déroulement d'une conversation, Cf.
Claudine HAROCHE, « Position et disposition des convives dans la société de cour au 17e siècle. Éléments pour
une réflexion sur le pouvoir politique dans l'espace de la table », Revue française de science politique, 1998,
Vol. 48, No.3, p. 376 – 386.

103
raisonnements dans ces arènes où la rétribution principale offerte aux acteurs est d’être vu,
reconnu, d’exister parmi les « noms dans les médias » ? Comment ces acteurs relient-ils dans
leur discours la volonté narcissique de « se grandir » avec la défense d’une représentation
donnée de la société ? L’enjeu est de rechercher des invariants dans ces différents « débats
politiques », en supposant dans une première partie, que les échanges qui ont lieu au cours des
débats politiques médiatisés peuvent être pensés comme un espace de « grandissement »,
autrement dit comme un espace où différents mondes, différentes manières de considérer la
réalité et – particulièrement – de considérer tel ou tel aspect de cette réalité comme « grand »,
argumentent en défendant leur ordre de grandeur et en critiquant les autres ordres de grandeur.
Cette partie se termine sur la question du moment le plus juste pour développer ce type
d’analyse. Aussi, la seconde partie de ma théorie de l’analyse du contenu développe
l’hypothèse qu’il faut analyser les débats politiques dans les médias en situation de d’épreuve,
de tension politique – c’est à dire que seules les situations de d’épreuve, en ce qu’elles
permettent de mettre à jour des normes sociales qui passent habituellement inaperçues, offrent
des situations où les normes sociales des débats politiques médiatisés affleurent dans le
discours et dans le comportement public des acteurs.

7.2.1. Comment se grandit-on dans un débat ?

De nombreux auteurs ont étudié les rapports que les acteurs entretiennent aux médias
comme un rapport de « grandissement ». On le comprend intuitivement : toute personne
intervenant dans un média s’adresse à un nombre de gens, y côtoie des personnages illustres,
voire donne son cas particulier en exemple représentatif des autres membres de son espace
social. Prenant l’exemple des magistrats entrepreneurs de scandales politiques, Violaine
Roussel montre que ces scandales politiques aux forts retentissements médiatiques offrent aux
juges une vaste palette de manières de se grandir1 8 3 . Il y a bien sûr le grandissement sur
l’échelle sociale, puisque les « petits juges » deviennent des interlocuteurs sérieux – et
redoutés – pour les plus hautes personnalités de la politique et de l’industrie. Il y a aussi le
grandissement médiatique, puisque leur personne est connue et reconnue dans des endroits où
ils ne se montreront jamais. Grâce aux canaux médiatiques traditionnels, et via ceux plus
confidentiels des arrêtés des cours de Cassation qui légitiment leurs coups de force
symboliques comme fondés en droit. Enfin et surtout, ces affaires les grandissent en ce qu’ils

183
Violaine ROUSSEL, « Les magistrats dans les scandales politiques », Revue française de science politique,
1998, Vol. 48, No 2, p. 245-273.

104
redéfinissent leur métier de juriste – qu’elles leur offrent à eux et à leurs collègues un
répertoire d’action bien plus vaste, et qui par conséquent les confirme dans l’idée qu’ils ont
raison de faire le métier qu’ils font.

Violaine Roussel prouve, avec cet exemple de grandissement de soi acquis dans une
épreuve publique, que les juges « d’affaires » prennent bien plus qu’une revanche sociale : il y
a dans cette quête de grandissement via l’épreuve publique une dimension difficile à
appréhender sur un simple calcul matérialiste. Sur cette hypothèse, j’étudierais les échanges
qui ont lieu au cours des débats politiques médiatisés peuvent être pensés comme un espace
de « grandeurs au travail », autrement dit comme un espace où différentes manières de
considérer la réalité et – particulièrement – de considérer tel ou tel aspect de cette réalité
comme « grand », argumentent en défendant leur ordre de grandeur et en critiquant les autres
ordres de grandeur. Puis, en cherchant dans quelle mesure les justifications en présence
peuvent être pensées comme des « cités », c’est à dire des ensembles idéologiques.

Dans la mesure où le concept de « cité » développé par Luc Boltanski et Laurent


Thévenot sert à caractériser des situations particulières, on suppose que les « cités »
développées par les différents travaux de La Justification (et leurs prolongements en « cité par
projet » et en « cité écologique ») ne constituent pas des essences rigides, mais plutôt des
manières de penser les argumentations – la construction des « cités » gagnant à être renouvelé
à chaque étude. Ensuite, cette réflexion sur le travail de Boltanski et Thévenot m’amènera à
préciser ma position sur l’usage des logiciels, et notamment de Prospero, souvent employé
pour la construction des « cités ». Résolument opposé à l’usage d’un appareil sophistiqué qui
conduit à penser les objets à la place du chercheur, je pointerais les problèmes liés à l’usage
de Prospero, dont le moindre n’est pas que son usage exige l’achat d’une licence
d’exploitation. Plus généralement, une relecture des travaux effectués avec les logiciels
lexicométriques incite à considérer que les auteurs employant cette technologie scientifique
sont amenés à considérer le logiciel comme un partenaire de travail, un collègue contribuant à
leur recherche, et à le considérer comme un être supposé réfléchir – oubliant par là même que
le logiciel n’est qu’un outil comme un autre. Une dernière partie, plus brève, prolonge la
réflexion entamée sur les logiciels lexicométriques, et pose plus généralement la question de
savoir si une analyse de contenu, de langage, peut se limiter à une analyse du simple discours.
On présentera ici les pistes privilégiant l’analyse de discours, en posant que le statut du
langage, et particulièrement du langage écrit, est l’instrument de prédilection du pouvoir.

105
7.2.2. Le débat comme jeu entre grandeurs

Il s’agira de voir dans quelle mesure les économies de la grandeur amènent à


comprendre les logiques qi se déploient dans « l’espace médiatisé » des débats. De fait, la
sociologie de Luc Boltanski et de Laurent Thévenot m’intéresse en ce qu’elle participe à la
remise en question de l’opposition, qui a prévalu jusque dans les années 1970, entre les
approches sociologiques qui placent le conflit au centre de leur explication (sociologie du
changement social) et celles qui accordent un intérêt prépondérant à la cohésion sociale. Leur
objectif est de construire un même cadre conceptuel et méthodologique pour analyser à la fois
l’accord et la discorde. De leur point de vue, l’accord et la critique sont des moments distincts,
mais étroitement liés, du cours de l’action : approche intéressante pour observer une scène
sociale fonctionnant dans des jeux d’alliance et d’oppositions.

D’autre part, les deux auteurs, par une abstraction des enjeux de pouvoirs et de
personne, développent une description circonstanciée des relations entre grands ensembles
idéologiques. Ils remettent ainsi en question l’opposition traditionnelle entre le collectif – la
perspective durkheimienne – et l’individuel de tendance smithienne. Pour eux, cette
opposition n’a pas d’existence objective dans la mesure où la sociologie comme l’économie
se réfèrent, en fait, à des philosophies politiques différentes, qui proposent chacune des
formes d’accord, des principes généraux de coordination, à même d’asseoir un bien commun
et d’assurer la concorde. La sociologie comme l’économie cherche donc à expliquer la totalité
du social par le biais d’un principe de coordination qui relève d’une « cité » particulière.
Enfin, les formes de généralités et de grandeurs mises en évidence par Boltanski et Thévenot
ne sont pas associées à des collectifs, mais à des situations. Les personnes passent donc d’une
grandeur à l’autre en fonction des situations dans lesquelles elles sont impliquées. De plus,
chaque situation n’est pas homogène, c’est-à-dire qu’elle ne relève pas nécessairement d’une
seule grandeur. D’autres logiques peuvent donc venir interférer dans une situation dominée
par une grandeur donnée. Finalement, les deux auteurs accordent une attention toute
particulière aux discours développés par les acteurs et estiment que, pour être rigoureuse, la
sociologie ne peut se contenter d’affirmer que les individus sont mus par des mécanismes
dont ils n’ont pas conscience. Il est, au contraire, nécessaire de reconnaître la capacité de
réflexivité dont dispose chaque acteur. C’est cette prise de position qui a poussé certains
scientifiques à associer – avec la charge critique que suppose un tel rapprochement – les
économies de la grandeur à l’individualisme méthodologique.

106
De nombreuses critiques ont été faites à cette théorie. Elle pêche ainsi d’une écrasante
armature qui, si elle peut inspirer une attitude et des méthodes d’enquête de terrain, en rend
difficile l’application pleine et entière à une étude de cas donnée. D’abord du fait d’un des
axiomes qui compose le modèle de « l’ordre légitime » défendu dans l’ouvrage : l’égale
dignité des individus. Cet axiome a paru à beaucoup le plus problématique, dans la mesure où
il fait fi de la question des inégalités inhérentes à toute société et qui sont le produit de
rapports de force. L’idéalisme radical de cette théorie n’est problématique que si l’on se mêle
d’en faire une grille de lecture achevée et indépassable de la société. Ce qui fait la valeur de
l’ouvrage, c’est à la fois son radicalisme théorique, qui lui assure sa pérennité dans le
mouvement des théories du monde social, et sa relative modestie d’un point de vue
téléologique – la théorie des économies de la grandeur se contente de décrire des situations en
exploitant autant que possible les ressources sémantiques dont les acteurs font preuve. Et c’est
dans cette perspective que je compte investir cette théorie. J’ai retenu de ma lecture la
nécessité de décrire l’espace médiatisé en y cherchant des épreuves. En cherchant à voir si les
acteurs y font face en mobilisant de grands ensembles idéologiques semblables à ceux qu’ils
décrivent. Je chercherais dans les pages qui suivront, à démontrer qu’il est possible d’utiliser
cette théorie sans employer ni la gigantesque armature théorique qui l’accompagne, ni son
outillage technique conséquent.

7.2.3. Du logiciel à l’interprétation

Les limites des logiciels dans une recherche en sciences sociales

Pourquoi refuser d’employer un logiciel d’analyse de contenu pour mesurer la


grandeur dans les discours ? Mon choix s’inspire de l’expérience des chercheurs qui, à l’instar
de Boltanski et Thévenot, emploient le logiciel Prospero. Leurs travaux prennent à mon sens
un tour étrange : engagés dans une recherche à l’aide de ce logiciel, ils emploient une énergie
croissante à travailler sur ce logiciel. Prospero mobilise de nombreux travaux de recherche
qui explicitent son mode d’emploi et ses conditions d’existence. Le problème n’est d’ailleurs
pas spécifique à Prospero, mais concerne toute analyse de discours lexicométrique par des
logiciels spécialisés. D’une part, le développement de logiciels de plus en plus sophistiqués
oblige tout chercheur intéressé par ces logiciels à consacrer une part importante de sa
recherche à l’apprentissage de ces logiciels. Cet état de fait incite à repenser le ratio coût /
bénéfice de leur usage. D’autre part, les catégories – subjectives, construites, et amenées à ce

107
titre à faire l’objet d’une discussion scientifique – sur lesquelles repose la lecture que les
logiciels font des textes, tend dès lors à être naturalisée, voire imposée par un effet de « bluff
technologique ». La lecture préalable du mode d’emploi des logiciels devient parfois un
préalable pour comprendre les résultats de certains travaux 1 8 4 . Or, il importe de garder à
l’esprit qu’en principe, tout travail scientifique se doit d’ouvrir un espace aussi large que
possible à la critique de ses résultats.

C’est la raison pour laquelle je n’utiliserais ni le logiciel Prospero, ni aucun autre


logiciel spécialisé. Il existe au moins deux autres raisons. D’une part, en étudiant « de tête »
les débats que j’étudie, et en comparant mes résultats au travail sémantique effectué par Luc
Boltanski dans La justification et le Nouvel Esprit du capitalisme, j’espère pouvoir effectuer
un retour critique plus sûr et plus convainquant sur ces catégories que si nous nous étions
servi du logiciel Prospero – pour la raison que nous avons évoqué plus haut, ce que nous
supposons être l’effet d’imposition des logiciels de lecture de données. D’autre part, il y a le
coût financier de cet usage (au moins 1500 euros par licence), un investissement financier fort
qui ne m’a pas semblé nécessaire au vu des raisons citées plus haut.

Comment étudier les épreuves sans employer de logiciel ?

Ces usages lourds, techniques de l’interprétation des épreuves ne sont pas adaptés à
ma recherche car celle-ci aborde de front plusieurs objets. D’où mon impossibilité, à la fois
intellectuelle et matérielle, à me plonger dans les raffinements théoriques de l’interprétation
du discours. L’interprétation de l’épreuve médiatisée ne consistant qu’en un quart de ma
thèse, j’ai choisi pour l’aborder de reprendre l’armature simple des travaux de Boltanski sur la
dénonciation1 8 5 . Avec cette hypothèse : l’invité qui entre sur la scène du débat médiatisé
engage une procédure de dénonciation. Quelque chose ne va pas bien, il sait le dire, les
médias l’invitent pour faire sa démonstration en pleine lumière. A partir de là, l’invité
s’engage dans deux directions complémentaires. D’un côté, il dénonce, critique un ou
plusieurs objets donnés. De l’autre, il grandit un ou plusieurs autres objets. Mon hypothèse est
que les autres intervenants ainsi que les journalistes en présence, lui font subir une ou

184 On peut ainsi interpréter la multiplication des parutions qui accompagnent la présentation des logiciels
d’analyse de discours. Cf. François CHATEAURAYNAUD, Prospero, une technologie pour les sciences
humaines, Paris, CNRS éditions, 2001. Max REINERT (2001) : « Alceste, une méthode statistique et sémiotique
d’analyse de discours ; Application aux “Rêveries du promeneur solitaire” », La Revue française de Psychiatrie
et de Psychologie Médicale, V (49), p. 32-36 etc.
185
Cf. Luc BOLTANSKI, Yann DARRÉ, Marie-Ange SCHILTZ, « La dénonciation », Actes de la recherche
en sciences sociales, 1984, Vol. 51, p. 3 – 40.

108
plusieurs épreuves. L’ensemble rend la scène crédible : il y a débat, l’invité semble ne pas
avoir toute latitude pour dire tout et son contraire. Surtout, elle construit plusieurs points de
vue sur l’objet discuté. Ce qui rejoint en ce sens la « pluralité des mondes » décrit par
Boltanski et Thévenot, sans obliger le chercheur à emprunter leur lourde formalisation
théorique.

Etudier la scène médiatique comme une dénonciation éprouvée par des tiers n’a rien
de très original, c’est même la réplique exacte du geste de Boltanski. L’auteur, rappelons-le
brièvement, avait codé les lettres refusées par Le Monde comme autant de dénonciations mal
formulées. Démarche qui permettait de préciser a contrario ce que les journalistes considèrent
comme une critique « juste ». Je trouve plusieurs avantages à reprendre son geste. Le procédé
est souple : adapté à chaque média, il permet autant d’étudier des débats écrits que télévisés,
ou radiophoniques. Les adaptations qu’il oblige à faire stimulent l’imagination, et m’amènent
à inventer des « machines » d’interprétation que je décrirais au moment de l’interprétation.
Enfin, il se situe aux fondations d’une école de sociologie dont je partage l’intérêt envers les
« mondes » créés par les discours. J’apprécie moins certaines de ses tendances à confier son
interprétation du monde aux discours des acteurs. En m’investissant peu dans les raffinements
d’analyse de discours, j’espère éviter dans une certaine mesure cette ornière du discours si
subtilement étudié qu’on finit par ne penser qu’à travers lui.

Mon rapport à la sociologie des épreuves rejoint sur ce point de la démarche de


Nicolas Dodier, notamment pour son livre consacré aux leçons politiques sur l’épidémie de
Sida. L’auteur enquête sur différentes arènes ayant servi de caisse de résonance à des acteurs
engagés dans les controverses relative aux traitements de l’épidémie. Une partie de son travail
est basé sur la lecture d’un très grand nombre de dépêches et d’articles de journaux ou de
revues. Sa stratégie a consisté à investiguer sur une partie des journaux de manière
systématique, et de balayer l’autre partie de manière moins systématique 1 8 6 . Cette méthode à
la fois systématique (composition d’un corpus, complété par la base de donnée Europresse) et
empirique (prise de conscience progressive, à la lecture, des différentes arènes divisant
l’espace du débat) a été mon fil directeur dans l’interprétation du corpus de débats. Il y a
quelque chose d’un peu malhonnête à formaliser a priori une expérience d’interprétation,
pour ensuite mener l’expérience, et enfin présenter triomphalement ses résultats. D’abord
parce que l’expérience à laquelle on se livre est l’aboutissement en ligne droite d’une longue

186
Nicolas DODIER, Leçons politiques de l’épidémie de Sida, Paris, Presses de l’EHESS, 2003, chapitre
« annexe ».

109
expérience d’écoute plus ou moins flottante du sujet qu’on aborde. Le texte scientifique qui
pose l’interprétation cristallise, en même temps qu’il la modifie, l’idée que le chercheur
couvait confusément sur son objet. En ce sens, la méthode découle de la lecture.

Au-delà d’une pétition de principe trop générale sur la méthode comme formalisation
d’une pratique de lecture, le travail de Nicolas Dodier m’a influencé dans sa démarche de
rassembler les discours des acteurs portés dans différentes arènes. Comme lui, j’ai procédé à
trois interprétations successives de mon corpus. Ma première interprétation a consisté à
repérer les jalons que les débats placent sur la scène publique, les épisodes marquants qu’ils
identifient dans l’actualité, les questions saillantes qu’ils posent sur cet épisode. En regardant
le Grand Jury, en lisant les pages « Débats », mais aussi en lisant les autres rubriques du
Monde et en consultant les titres et le contenu d’autres médias, j’ai identifié progressivement
des épisodes forts de l’actualité. Une fois que j’ai sélectionné un « épisode », un deuxième
type de lecture – séparée, et plus systématique cette fois – m’a été nécessaire pour distinguer
les principales prises de position sur l’événement. Une troisième et dernière lecture,
transversale celle-ci, m’a amené à mettre en rapport les prises de position tenues dans les
pages « Débats », au Grand Jury, à Mots Croisés.

7.3. Un épisode commun à ces débats

Assistant à près d’un an de débats, j’ai dû choisir un épisode délimité pour effectuer
cette interprétation. Or, de nombreuses attaches relient les épisodes entre eux, au point qu’à
les voir se succéder, ils peuvent vite apparaître englués les uns aux autres. Quiconque
s’intéressera à l’épisode conséquent des « caricatures de Mahomet » qui défraie Mots Croisés
- et dans une moindre mesure les pages « Débats » - autour de décembre 2005 aura bien du
mal à ne pas prendre en compte les émeutes du mois précédent, et les discours politico-
médiatiques récurrents sur le rôle que les Imams y auraient joué. De même, les
commentateurs de l’épisode du CPE en février 2006 rappellent régulièrement les enjeux
présidentiels à venir, et le référendum européen passé. Le risque est alors double : soit tenter
d’isoler une controverse transversale à tous ces épisodes, avec le risque de produire un énoncé
surconstruit et relativement artificiel, soit engager une démarche microanalytique, portant sur
quelques jours d’émission. Les deux travers perdant de vue l’épisode pensé en tant qu’objet
réel, qu’événement faisant sens pour les acteurs qui s’y mobilisent. L’épisode des
« caricatures de Mahomet », par exemple, fut une controverse consistante au point que des

110
intervenants de l’espace public se sont efforcés de la structurer via des objets pérennes –
procès faisant jurisprudence, film etc. J’ai donc cherché à isoler un épisode déterminé de cette
suite de controverses, avec l’idée que je pourrais ensuite confronter les résultats de mon
interprétation avec d’autres épisodes mis en scène par les acteurs de la scène médiatique.

7.3.1. Quelle controverse pour étudier les épreuves ?

Un invité entre sur la scène du débat et dit : « c’est un scandale ». Quelque chose ne va
pas. Il a les mots pour l’expliquer. Des journalistes l’ont invité pour faire sa démonstration en
pleine lumière. Plus tard, un chercheur retrouve cette démonstration, dépouille l’archive et tire
ses conclusions. Que peut-il se dire de cette entreprise d’expression des idées, lorsqu’on
l’appréhende comme une dénonciation éprouvée par un dispositif médiatique ? Plusieurs
risques guettent cette analyse, et d’abord celui du morcellement. Chaque mois, les débats
voient passer plusieurs dizaines d’intervenants, chacun ayant une cause à défendre. Si l’on se
met en tête de comparer les épreuves des différents débats, il faut trouver un point commun
entre eux, et que celui-ci ne soit pas trop arbitraire. Une préoccupation commune à tous ces
débats, qui permette de comparer la manière dont les idées émises à ce sujet ont été qualifiées,
éprouvées.

Au cours de mon enquête, soit entre avril 2005 et juin 2006, tous « mes » terrains
étaient à des degrés divers impliqués dans la tension larvée de la fin de mandat de Jacques
Chirac, et des élections présidentielles annoncées. Une vraie préoccupation commune,
pourtant impossible à traiter comme telle, puisque trop étirée dans le temps. Une
préoccupation à garder en tête, cependant, au moment de faire le choix d’un objet commun. Il
me fallait un objet fort, source de tensions, qui fasse saillir les règles de mise en scène de ces
débats. Je pars du principe que le jeu de critiques et de justifications qui peut intervenir autour
des lobbys viticoles, ou de la chasse, impliquera moins de tensions politiques qu’un débat sur
le rôle positif de la colonisation.

Quel événement choisir ? La notion d’événement « remarquable » a une conséquence


directe sur mon choix. Il fallait un objet d’une « taille » suffisante pour que tous les terrains
que j’étudie développent sur le sujet un discours conséquent. Que l’événement les traverse
tous. Un autre critère a guidé ma conduite : il fallait que cet événement ait lieu au moment où
j’étais en position d’enquête ethnographique, soit entre septembre 2005 et avril 2006. Afin
qu’il ait été abordé en entretiens par les acteurs, qu’il ait produit des à-coups dans le

111
fonctionnement des débats, qu’il soit entré en résonnance avec d’autres événements politiques
relatés dans la presse. Ces critères me laissaient le choix entre trois principaux débats : les
« émeutes » de novembre 2005, le débat autour des « caricatures de Mahomet » et les grèves
consécutives au projet de loi sur l’égalité des chances instituant le CPE. J’ai décidé de ne
conserver que les débats autour des « émeutes » de novembre 2005.

Cet événement constitue en effet un terrain extraordinaire pour étudier les difficultés
des débats politiques médiatisés à renouveler les processus de la représentation politique. Pour
les deux autres débats, les causes à défendre ont déjà leurs représentants. Les grèves
consécutives au projet de loi sur l’égalité des chances sont exemplaires : syndicats, élus,
économistes et sociologues disposent d’outils représentatifs éprouvés pour « faire parler » le
corps social. Et même si le débat autour des « caricatures de Mahomet » pose plus de
problèmes au processus de représentation médiatique – la représentation institutionnelle des
musulmans de France est fragile et controversée – les journalistes ont à disposition des
représentants déjà sollicités lors des précédents débats, et d’abord sur les débats autour du port
du foulard. En revanche, les émeutes de novembre 2005 posent aux journalistes un redoutable
problème de traduction : comment faire parler les groupes d’incendiaires qui n’ont ni
doctrine, ni porte-parole, ni revendication ? Comment, surtout, parler des banlieues populaires
d’où partent les foyers d’incendie, alors que l’organisation générale de la société française
tend à imposer le silence sur les problématiques qu’elle soulève ? Or, cette exigence de
représentation devient vite impérieuse : les nuits d’émeute se succèdent, les témoignages
d’incompréhension et de désarroi sont enregistrés par les différents reportages. Les différents
débats politiques médiatisés doivent se saisir de la question. Et, dans ces conditions, la
manière dont ils s’en saisissent permet d’observer à la fois la manière dont ils peuvent
qualifier des acteurs pour discourir sur le sujet, et la grammaire que ces acteurs doivent
observer pour être légitimes.

Cette spécificité de l’événement « émeute » m’a amené à limiter analyse de discours à


ce seul objet. J’avais projeté de comparer à un autre événement le traitement que les débats
réservaient aux émeutes. Cependant, il m’est vite apparu que cette démarche produirait des
résultats soit redondants, soit secondaires par rapport au but recherché. Ce travail de thèse est
centré sur l’interaction entre d’une part les normes et les discours émis par les institutions
médiatiques, et d’autre part les contraintes organisationnelles et politiques qu’elles
rencontrent. C’est pourquoi mon analyse de discours vise à affiner les résultats du précédent
chapitre. En d’autres termes, comment mon travail ethnographique vient expliquer et donner

112
du sens aux débats enregistrés dans l’espace médiatisé. Je me contredirais donc en
développant une analyse de contenu trop abondante, puisque celle-ci m’amènerait à la
sophistiquer, à lui donner une importance qu’elle n’a pas dans ma démarche. Nécessaire, cette
étude n’a pas l’ambition d’être le point central de ce travail.

Ce double impératif – imposer à cette analyse à sa juste place, et la centrer sur le


traitement médiatique des émeutes – m’amène à ne pas aborder ici le contenu de l’émission
Question Time. D’abord pour comparer ce qui est comparable : Question Time est centré sur
le jeu politique britannique, et ne consacre pas d’émission au traitement des émeutes.
Quelques minutes des émissions de novembre 2005 sont bien consacrées aux « émeutes
françaises », mais elles sont si déconnectées des enjeux de l’émission – et des invités qu’elle
reçoit – qu’elles n’ont pas d’intérêt à être analysées hors d’une étude du contexte. Or, c’est le
second point, je n’étais pas présent à l’enregistrement des émissions qui en font part, puisque
je n’ai pu finalement m’y rendre qu’à partir de décembre 2006. Enfin, mon séjour y a été
relativement court. Suffisamment longue et intense pour me permettre de saisir les
nombreuses différences qui opposent cette émission à mes terrains français, mon enquête ne
m’a pas permis d’approfondir le rapport des journalistes, invités et techniciens de l’émission à
la mise en scène des discours politiques.

7.3.2. L’impossible étude de la campagne présidentielle

Mon enquête de terrain porte sur l’année 2005-2006. Les manœuvres politiques en
présence préparent à l’élection présidentielle. Pourquoi dans ce cas ne pas avoir centré mon
interprétation des débats sur les émissions consacrées aux présidentielles de 2007 ? J’aurais
pu considérer le moment de la campagne comme le « dernier acte » de la scène politico-
médiatique que j’ai observé pendant un an. Une scène assurément forte en tensions de toutes
sortes. Mais une scène sans rapport avec les débats que j’aurais pu suivre pendant l’année. Le
dispositif médiatique français est en effet soumis à rude épreuve en période présidentielle. Les
consignes du CSA sur le temps de parole des candidats et de ses porte-parole durant la
campagne présidentielle – équité, puis égalité – transfigurent les arènes étudiées, rendant
impossible toute comparaison entre les émissions de campagne et les autres émissions. En
particulier, les directives du CSA aux journalistes exigent d’éviter les dispositifs où les uns et
les autres se répondent ou se coupent la parole. A ce titre, travaillant sur la dynamique des
interactions, le terrain constitué par les débats de campagne n’était plus du tout adapté à ce

113
thème d’étude.

L’émission Mots Croisés du 26 mars 2007 se propose de donner la parole aux douze
candidats officiels à la présidentielle, à un peu moins d’un mois du premier tour. Tous sont
représentés par leurs porte-parole à l’exception de Frédéric Nihous, candidat CNPT, qui
apparaît en personne. Le présentateur, Yves Calvi, insiste en introduction sur la « stricte
égalité du temps de parole à la quelle nous veillerons, bien entendu ». Les aménagements de
Mots Croisés ne s’arrêtent cependant pas au chronométrage – à la seconde – des
interventions de chaque invité. Les « douze » invités sont répartis en cercle, par ordre
alphabétique suivant l’ordre des aiguilles d’une montre en prenant Yves Calvi comme point
de départ. Le premier à prendre la parole est tiré au sort dans un bocal contenant les noms
des invités : ce sera Maurice Leroy, porte-parole de François Bayrou. Il n’y a pas de table
rassemblant les candidats. Invité à n’intervenir qu’au signal d’Yves Calvi, chaque candidat
dispose d’une minute pour s’exprimer sur chacun des grands thèmes choisis par les
journalistes de l’émission. Les reportages qui rythment l’émission ne donnent pas lieu à
commentaire de la part des invités puisque, comme l’a rappelé Yves Calvi, « vos réactions
seront décomptées de votre temps de parole. L’émission très longue – trois heures, soit près
du double de la durée habituelle – verra Yves Calvi intervenir soit pour faire appliquer les
règles du temps de parole du CSA, soit pour inciter les invités à préciser leur position. Aux
questions assez précises d’Yves Calvi, les invités répondront presque tous de façon
lapidaire, faisant comprendre que leur temps de parole ne leur permet pas d’en dire plus.

114
8. Conclusion d’étape sur la méthode d’enquête

Dans un chapitre d’une centaine de pages, je reviens sur la méthode de mes deux
principales démarches de « terrain » : l’ethnographie des coulisses des débats et l’analyse du
sens du discours et des interactions sur le plateau. Dans une première partie, j’y développe les
questions que je me suis posé dans ma démarche, et la manière que j’ai eu d’y répondre – la
manière dont j’ai orienté mon enquête. J’y décris les problèmes que j’ai rencontrés pour
recueillir des informations sur ces débats, lieux relativement confidentiels de construction et
d’affirmation du pouvoir. Les acteurs qui y interviennent éconduisent vite ceux dont ils ne
peuvent pas identifier immédiatement les intérêts. Aussi mon enquête s’est installée dans cette
tension : enregistrer des informations signifiantes pour faire avancer mes hypothèses, tout en
respectant l’exigence des protagonistes que de nombreux détails de leur travail reste
confidentiel. J’ai cherché à faire de nécessité vertu, en prenant comme objet d’enquête la
manière dont ces acteurs éconduisent les curieux. J’ai fait l’hypothèse que le fait de tenir à
l’écart telle ou telle interaction servait à ménager un espace de socialisation confidentiel,
éloigné des regards « profanes ». J’ai donc orienté mon interprétation des données immédiates
de ces débats dans deux sens. Le premier est une microsociologie de l’interaction vis-à-vis des
personnes qui cherchent à m’éconduire : comment elles cherchent à m’éconduire et à imposer
leur autorité sur mon personnage de curieux. Le second est une description plus générale de
l’espace social de ces débats : le débat, construction cérémonielle où des personnalités
extérieures accèdent à un espace médiatisé par le biais de nombreuses interactions, est jalonné
« d’espaces médiatisables », où le cadre des interactions est différent de celui du débat public.
Espace soumis au secret et à la tension, puisque tout ce qui s’y échange est susceptible d’être
dénoncé comme contradictoire avec l’agonisme bien tempéré des échanges du cadre public.

Par le pouvoir des mots et de la mise en scène, les journalistes organisateurs de ces
débats confèrent en effet une forme de pouvoir aux intervenants « apolitiques » qu’ils
convient. Ils leur donnent le droit d’interpeller les responsables, et instaurent par là même une
égale dignité entre les intervenants. Or, cette égalité de principe ne peut qu’être contredite
dans le cérémonial de préparation au débat, ce qui pose les journalistes organisateurs en porte-
à-faux vis-à-vis de leur public et de leurs invités les moins titrés. Il faut faire mentir le moins
possible la fiction selon laquelle tous les participants à l’arène médiatique ont une valeur

115
égale. Comment faire, lorsqu’il leur est impossible de traiter en privé les acteurs les plus
influents comme s’ils étaient des « gens comme les autres » ? Cette abstraction qui a cours
dans l’espace médiatisé n’aurait aucune justification dans l’espace médiatisable, à plus forte
raison dans l’espace privé. C’est pourquoi les journalistes des débats sont régulièrement
amenés à contredire, dans leur pratique privée, les lois officielles du débat. Ce constat de ma
thèse rejoint dans une certaine mesure la théorie de la « faute de grammaire » qui sert de
principe fondateur à Cyril Lemieux pour son explication de l’accusation de connivence avec
les puissants considérée comme une « faute » journalistique. Un journaliste qui commet cette
faute se serait « trompé de grammaire », se comportant à l’antenne comme s’il était dans la
vie, ou l’inverse. A la fin de Mauvaise presse, l’auteur recommande aux journalistes de se
conformer à la grammaire convenant au type d’espace dans lequel il se trouve.

Cette conclusion est cohérente avec sa théorie selon laquelle les journalistes, dans la
période contemporaine, disposent – grâce à la réflexivité sur leurs pratiques – de tous les
moyens nécessaires pour rendre leur profession irréprochable. Or, la notion « d’espace
médiatisable » que je propose à partir du concept de Nel montre que le journaliste de débat
n’est jamais tranquille. Il est le principal architecte d’une bâtisse politique fondée sur un tour
de passe-passe : affirmer d’un côté un rôle d’arbitre du débat entre paroles également dignes,
et ménager de l’autre la susceptibilité réelle des acteurs les plus imposants. Partant de là, un
journaliste qui fréquente un personnage important peut toujours se voir jugé sur la définition
la plus officielle de son activité. Le travail du journaliste porte en lui les ferments de la
discorde : défenseur de l’égalité formelle de la parole de chacun, le journaliste est également
chargé d’accueillir et de contrôler différents publics, et parmi eux nombre de personnalités
haut placées – et d’accueillir chacun selon son rang, de le mettre en situation confortable
avant d’entrer dans l’espace public médiatisé.

La « faute journalistique », dans sa dimension de collusion avec les acteurs dirigeants,


nait d’une mise en relation : le journaliste « pris en faute » – par Halimi, Carton,
Schneidermann, Carles ou d’autres – est d’abord pris dans un « cadre » d’interprétation. On
fabrique sa faute, en produisant un récit qui met en rapport son attitude privée et son travail
public. En se mettant en quête de pacifier les rapports entre la profession de journaliste et le
reste de la société, Cyril Lemieux s’attelle à une tâche étrange. Les journalistes, et notamment
les journalistes de débats, sont au cœur d’une contradiction majeure des sociétés développées.
Ils doivent faire intervenir des acteurs sociaux très éloignés autour d’un espace public régi par
une égalité de principe entre leurs membres. Auraient-ils choisi ce métier s’ils n’avaient pas

116
un intérêt, s’ils n’avaient pas le goût des conflits permanents auxquels leur position les
expose ?

L’usage du « cadre » pour décrire le monde du travail des journalistes montre que
cette profession est construite sur une tension permanente. Les journalistes de débat
interviennent dans le cadre public où les intervenants sont soumis au régime de la critique.
Surveillés, « médiatisés », ils sont assignés à régler leurs problèmes sans faire usage de la
violence. Pour autant, construire ce cadre puis y conduire les belligérants n’est pas une mince
affaire. Le déroulement de l’épreuve est fait de produits de presse : ressource supposée
commune à tous les participants, les dates, événements, images et déclarations « publiques »
sont avant tout des objets médiatiques. La critique de Pierre Bourdieu selon laquelle la
télévision, et la presse en général, souffre d’une logique de « circulation circulaire » de
l’information correspond à mes observations. Les professionnels des débats travaillent
précisément en reprenant les informations parues. Dans le cas des débats politiques, une telle
« circulation circulaire » est justifiée par la difficulté de rassembler des publics divers autour
d’une épreuve commune. En rappelant dans leur émission les faits publiés ailleurs, les
journalistes mettent leurs participants en situation d’égalité formelle. Elle est également
soumise à la critique : les journalistes de débats s’appliquent à éviter l’erreur formelle, le
chiffre ou le mot inexact qui ferait s’effondrer le patient travail de contrôle du cadre investi
par les belligérants.

Ce « cadre public » est l’aboutissement d’autres cadres, personnalisés, par lesquels les
intervenants sont amenés progressivement depuis leur position particulière jusqu’à l’espace
commun. Pris dans son cadre particulier, chaque invité fait alors preuve de retenue,
d’évitement, pour éviter le cadre de l’autre qu’il voit en face de lui – et dont plusieurs signes
(habillement, posture, langage) lui montrent qu’il n’a pas la même définition que lui de la
situation présente. Cette situation de tension permanente entre la définition de la situation
proposée à l’intervenant du média et la situation de justification de sa pratique dans laquelle il
va finir par se trouver n’est pas spécifique à l’univers de travail des débats. Chaque fois qu’un
acteur est sollicité pour contribuer à une production médiatique, il est plus ou moins
susceptible de se voir surpris par le fossé qu’il constatera entre la définition personnelle qu’il
avait de son intervention, et les conditions réelles de celle-ci. C’est pourquoi ce travail plaide
pour l’usage, en sociologie du journalisme, des notions complémentaires de « cadre » et
« d’épreuve » : étudier le « cadre » de la situation proposée à l’intervenant d’une émission
médiatique, et « l’épreuve » publique dans laquelle est prise sa contribution.

117
Pour périlleuse qu’elle soit, cette construction sociale des débats politiques n’en a pas
moins une existence solide. D’où lui vient l’assise qui lui permet de faire tenir ensemble ses
nombreuses contradictions ? Je propose, dans le chapitre suivant, d’aborder la construction
historique des débats médiatiques. Dimension essentielle pour comprendre comment ces
institutions journalistiques ont pu se construire par le concours des personnalités extérieures,
« apolitiques », qui garantissaient par contrecoup leurs velléités d’indépendance vis-à-vis du
pouvoir politique.

118
Une histoire des débats politiques médiatisés

Adopter un plan adapté à l’étude de terrains dispersés.

Ce chapitre intermédiaire constitue un bref rappel historique des circonstances qui ont
vu naître les quatre débats politiques choisis comme terrains d’étude. Les détails qu’elle
mentionne ont été relevés dans les ouvrages sur l’histoire de la presse, en consultant les
archives des publications et diffusions, en lisant les livres des journalistes et via des entretiens
avec les professionnels concernés. Le choix de faire démarrer ces récapitulatifs à l’immédiat
après-guerre tient à ce que cette période voit naître le Monde, la télévision française et
l’émission radio Any Question ? de la BBC, ancêtre du débat télévisé Question Time. Etudier
plusieurs médias différents dans deux pays différents pose à ce travail un problème de
morcellement. J’ai cherché à résoudre ce problème de deux façons. D’une part, en
reproduisant dans cette partie historique la perspective générale de ma thèse : J’étudie
principalement les débats politiques dans les médias français, l’évolution de la presse anglaise
n’intervient qu’en second. D’autre part, en isolant les moments jugés les plus déterminants
pour l’évolution de ces débats. En France, le « moment 68 », puis la montée en puissance de
la télévision privée au cours des années 80. En Angleterre, la crise géopolitique autour du
canal de Suez, puis l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher.

Partant de ce principe, j’ai cherché à montrer en quoi ces arènes sont traversées de
façon différente par ces grands bouleversements historiques. Citons pour exemple les étapes
de la guerre froide, la guerre d’Algérie pour la France, la crise de Suez qui joue au Royaume
Uni un rôle particulier vis-à-vis de l’information politique. Ces événements ne permettent pas
de poser les jalons d’une histoire commune à ces « mass médias », qui ont depuis une
cinquantaine d’années une évolution politique dissemblable. Cela peut paraître évident pour
une comparaison des mêmes médias dans différents pays. Cela n’est pas moins vrai pour
différents médias d’un même pays. Pour comprendre la création d’espaces de débats au
Monde, inutile de prendre en compte le plan quinquennal voté en 1953 pour équiper la France
en émetteurs télévisés. De même, si le livre de Michel Legris, collaborateur du quotidien, est
remarqué dans le microcosme des journalistes politiques de la télévision française, il ne
suscite pas à lui seul la création de débats politiques sur les ondes.

119
Retrouver l’émergence d’un « intervenant ordinaire » dans l’histoire des
débats

Mon précédent chapitre théorisait l’importance du regard du « profane », du


personnage ordinaire, sur les interactions plus ou moins confidentielles qui accompagnent les
débats. Comment interpréter les informations obtenues, celles refusées, et la manière dont les
intervenants me les ont refusé ? J’ai abordé mon terrain en tant que « profane ». Dans la durée
d’installation dans le terrain, je le suis devenu de moins en moins. Je n’ai pas eu accès aux
informations les plus confidentielles, celles dont la mise à jour mettrait en péril le cadre public
des interactions. En revanche, j’ai été familiarisé à ce constat : il existe une diversité de scènes
sociales, plus ou moins exposées au regard extérieur, par lesquelles passent les journalistes et
les personnalités politiques au cours de la fabrication du débat. Aussi, au moment de présenter
les principaux traits de leur construction historique, je me suis demandé s’il n’y avait pas eu
une intégration progressive des personnes ordinaires. Surtout, quelles formes successives
avaient pris cette participation du profane selon les différentes scènes abordées. Séparer
chacune de ces histoires m’a permis de décrire comment, dans chacune de ces arènes, le
personnage du « quidam » est mis en scène pour faire face à l’institution.

J’ai mis en rapport circonstanciée du jeu politique et de l’évolution des formats


journalistiques avec l’objectif de relever plusieurs approches historiques de la communication
politique. Et d’abord l’approche sémiotique, qui analyse l’évolution de la télévision française
à partir de notions relativement abstraites, rarement mise en parallèle avec les évolutions
socio-historiques dans laquelle elle est prise1 8 7 . On pense aux travaux d’Hervé Brusini et
Francis James1 8 8 , qui cherchent à reconstituer les règles des « régimes de production de la
vérité » à l’œuvre dans l’information télévisée à la télévision française. Les auteurs
distinguent une première période, s’étendant globalement jusqu’au milieu des années 1960,
supposée avoir été marquée par la prédominance d’une « télévision d’enquête » dans laquelle
la vérité est garantie par la présence sur le terrain du reporter. Puis une seconde période
correspondant à une « télévision d’examen », caractérisée par un repli sur le studio qui
devient la principale instance d’élaboration de l’information. On ne retrouve pas de mise à
l’épreuve de cette théorie de la production journalistique avec une enquête de terrain qui
aurait pu apprendre ce que les journalistes producteurs de ces émissions pensent de cette
187
Ce constat est en partie inspiré de l’article de Guy LOCHARD, « Penser autrement l’histoire de la
communication télévisuelle », L'Année sociologique, 2001/2, N°51, pp. 439 à 453.
188
Hervé BRUSINI et Francis JAMES, Voir la vérité, Paris, PUF, 1985.

120
théorie. De même, le lien entre leur interprétation des évolutions médiatiques n’est mis en
rapport que de façon lâche et lointaine avec l’histoire de la société française dans son
ensemble.

On retrouve un problème du même ordre dans le tracé historique que font Jean-Louis
Missika et Dominique Wolton dans La folle du logis1 8 9 , ouvrage qui propose une
périodisation générale de l’histoire de la télévision de 1935 à 1981. Ils articulent la distinction
entre « télévision d’État » et « télévision de société » pour souligner les enjeux des ruptures
liées au passage d’une « télévision de masse » à une « télévision fragmentée ». En cherchant à
évaluer de manière assez peu circonstanciée l'impact de « la télévision » sur « la démocratie »,
leur jugement positif convainc peu. D’abord pour leur usage relâché du matériau empirique,
qui donne à leur cadre de perception de la réalité historique une facture peu convaincante.
Surtout parce que l’avènement qu’ils professent d’une « télévision fragmentée » est avant tout
la traduction académique de la notion marketing de « segment », et laisse de côté un rapport
constant de la parole politique au rôle institutionnel, fédérateur qu’elle s’efforce de se donner
dans le cadre public des émissions de débats. Plus circonstanciée, mais toujours
essentiellement fondée sur une approche sémiotique du débat, Noël Nel a entrepris de décrire
l’histoire des débats en France et de comprendre plus généralement les mutations que ceux-ci
ont connues entre 1960 et 19861 9 0 . Il a proposé lui aussi une forme de périodisation pour cette
catégorie d’émissions qui le conduit à repérer quatre grandes étapes marquées chacune par la
prédominance d’un grand type de dispositif et de mode de gestion de la parole. On retrouve,
plus tranchée, cette division en types de discours publics dans la thèse de Sébastien
Rouquette1 9 1 , qui distingue le glissement progressif au cours de ces cinquante dernières
années d’une télévision « d’argumentation » à une télévision « d’échanges d’informations ».

La conclusion de ces différentes contributions est différente – plutôt optimiste chez


Wolton et Missika, pessimiste chez Rouquette, Nel ou Brusini et James – mais leur méthode
reste sensiblement la même. Apparemment divergents, ces deux types de récits constituent les
versions symétriques d’une même posture dénoncée par Jérôme Bourdon 1 9 2 , soit plus la mise

189
Jean-Louis MISSIKA, Dominique WOLTON, La folle du logis ; la télévision dans les sociétés
démocratiques, Paris, Gallimard, 1983.
190
Noël NEL, 1988, À fleurets mouchetés, 25 ans de débats télévisés, Paris, INA-La Documentation française.
191
Sébastien ROUQUETTE, Vie et mort des débats télévisés, Ina/ de Boeck, 2002.
192
Jérôme BOURDON, 1998, « L’archaïque et la postmoderne. Éléments pour l’histoire d’un peu de
télévision », dans Penser la télévision (sous la direction de François Jost et de Jérôme Bourdon), Actes du
Colloque de Cerisy-la-Salle, Paris, INA-Nathan, p. 16.

121
en forme académique d’un présupposé massivement partagé qu’une hypothèse sur l’évolution
de la télévision. Leur démarche méthodologique les conduit, sur la base d’indices isolés et
hypertrophiés, à proposer des formes de périodisation illustrant des thèses construites a priori
et affranchies de tout souci de validation.

Si ma propre approche historique n’a pas la prétention d’un véritable « travail


historique » (analyse systématique d’archives, multiplication d’entretiens avec les acteurs de
l’époque), elle procède de la lecture d’auteurs qui, eux, ont eu un tel souci. En ce sens, on peut
la rapprocher de la fresque historique développée à grands traits par Cyril Lemieux, qui
distingue dans un chapitre de son livre les différents moments de l’histoire de la presse tels
qu’ont pu les reconstituer les historiens de l’EHESS1 9 3 . C’est dans cette perspective que j’ai lu
l’histoire de la télévision française à partir du livre de Jérôme Bourdon 1 9 4 . Relevant de l’
« histoire globale » par la multiplicité des facteurs explicatifs sollicités, cet ouvrage offre
cependant des repères quant aux transformations de la communication télévisuelle, politique
notamment. Il montre, lui aussi, que celle-ci se caractérise en France par une transformation
sensible dans la période consécutive aux élections de 1965. Et plus précisément par une
rupture par rapport à un modèle officiel et contrôlé qui avait prévalu jusque-là et qui a été
alors progressivement mis en recul par un mouvement de libéralisation se traduisant, dans le
domaine des magazines, par le développement de débats plus ouverts. Critiqués, éprouvés par
le pouvoir politique dans leur rôle de metteur en scène de l’opinion publique, les journalistes
répondent en mettant en avant une figure ordinaire et représentative de l’opinion. De fait, les
moments mobilisés sont doubles. D’une part, des moments de critiques et de justifications,
qui ont amené les débats à s’ouvrir aux « quidams ». Et de l’autre, des interactions de plus en
plus feutrées, confidentielles, qui opposent le pouvoir politique aux producteurs audiovisuels.

J’ai cherché à ouvrir ce « cadre » d’analyse de l’histoire des débats de la télévision


française – importé pour comprendre mon terrain principal, Mots Croisés – à mes trois autres
terrains connexes. Ce travail s’est fait suivant le même principe : consultation d’ouvrages
relevant de l’« histoire globale »1 9 5 , et consultation des archives de la télévision, de la radio et
des journaux lorsque ces ouvrages étaient trop peu précis sur leur approche de mes terrains

193
Cyril LEMIEUX, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses
critiques, Paris, Métailié, 2000. La partie « historique » de son travail est une synthèse orientée des travaux de
Jérôme Chartier sur l’histoire des pratiques de lecture depuis la Révolution française.
194
Cf. Jérôme BOURDON, Haute fidélité, pouvoir et télévision 1935-1994, Paris, Le Seuil, 1999.
195
En particulier l’ouvrage de Christian Delporte et Fabrice d’Almeida pour les débats français. Cf.
DELPORTE et D'ALMEIDA, Histoire des médias, Paris, Flammarion, 2003.

122
précis. Une consultation régulière, quoique peu approfondie, des archives de parution du
Monde, m’a amené a émettre de sérieux doutes sur l’interprétation que Louis Pinto donne ne
la naissance des pages « Débats »1 9 6 . Dans un travail empiriquement bien peu circonstancié,
l’auteur lie essor du « débat » dans la presse écrite et concurrence imposée par la télévision.
Selon lui, les journaux auraient été conduits à explorer de nouveaux domaines et à privilégier
dans leur traitement de l’actualité « l’analyse », « le décryptage », le « recul », tandis que le
développement du « système scolaire et universitaire » aurait occasionné l’apparition d’un
public prédisposé au « débat » et à l’information « intelligente », et d’intellectuels dotés de
compétences susceptibles d’être valorisées dans d’autres univers. Précisons ici que son
interprétation est factuellement fausse, puisqu’on trouve des tribunes de presse dans les
journaux français avant la naissance de la télévision. Elle est sociologiquement peu probante,
puisque la presse destinée aux classes supérieures n’a pas attendu l’élévation du niveau
général d’enseignement pour solliciter ses lecteurs pour des collaborations savantes.

Les principales étapes de ma démarche

Dans ce chapitre d’une centaine de pages, rappel historique nourri de sources


secondaires, j’ai étudié successivement l’histoire des débats français, dans laquelle sont prises
les émissions Le Grand Jury-RTL, Mots Croisés et les pages « Débats » du Monde. Et
l’histoire des débats anglais, dans laquelle intervient Question Time.

L’histoire des débats français. Les débats français ont été marqués depuis l’après-
guerre par deux fortes ruptures historiques. D’une part, « Mai 68 », événement aux
conséquences tant politique que médiatique. D’autre part, la décennie de mesures permettant
la libéralisation de l’audiovisuel au cours des années 80. J’ai donc scindé l’histoire de ces
débats en trois moments bordant ces crises politico-médiatiques. J’explique d’abord que dans
les années d’après-guerre, Le Monde s’impose dès sa naissance dans le paysage médiatique
français. La télévision a encore peu de sens en politique, même si sa diffusion progresse de
façon exponentielle. Puis, « Mai 68 » voit conjointement l’ORTF et Le Monde connaître une
crise interne. Dans ces deux univers, on renouvelle le rapport au politique, en s’appuyant sur
« l’opinion publique » via des techniques spécifiques à chaque média. Enfin, tout au long des
années 80 – jusqu’en 1994 pour Le Monde – la crise économique et la libéralisation de
l’audiovisuel produisent de profonds bouleversements dans le traitement médiatique du

196 Cf. Louis PINTO, « L’espace public comme construction journalistique. Les auteurs de ‘‘tribunes’’ dans la
presse écrite », Agone, n°26/27, 2002 ; pp.151-182.

123
politique. La période actuelle des débats politiques naît de compromis noués par des
entrepreneurs journalistes attachés à la valorisation mutuelle de la politique et du spectacle
attrayant.

L’histoire des débats anglais. J’étudie les débats anglais au prisme de Question Time.
L’émission existe dès l’après-guerre dans une version radiophonique, intitulée Any
Question ?. Lieu de rencontre informel et divertissant, cette conversation radio entre « MP’s »
et public local échappe à la « Fortnight Rule » ; règle qui interdit la diffusion de débats
politiques portant sur des thèmes examinés par les chambres. Et c’est sans doute ce caractère
convivial, apprécié par les députés, qui vaut à l’émission de survivre au bouleversement de
l’information politique audiovisuelle entériné par la fin de la « Fortnight Rule », dès les
événements de Suez en 1956. Car à cette période, deux dynamiques complémentaires
s’affrontent dans les médias anglais. D’une part, l’irruption d’un journalisme politique « à
l’américaine », percussif et commerçant. D’autre part, un mouvement d’institutionnalisation
d’une partie de l’audiovisuel britannique autour des figures de la souveraineté : la Couronne,
le Parlement etc. Deux personnalités concurrentes, Robin Day et Richard Dimbleby, incarnent
chacun à leur manière ces tendances médiatiques. Les vingt années qui suivent verront le
second supplanter le premier comme interlocuteur politique légitime. En 1979, les
conservateurs anglais prennent le pouvoir, et Robin Day est nommé pour adapter Any
Question ? à la télévision : Question Time évolue sous sa direction, puis plus sûrement sous
celle de son successeur David Dimbleby, vers une émission de divertissement fortement
encadrée par le pouvoir exécutif.

124
9. Les débats dans les médias français

Qu’est-ce qu’un « média français » ?

Je développe dans cette première partie du chapitre une présentation historique des
débats français sur lesquels porte ma thèse. La notion de « débat français » a l’avantage
d’offrir un cadre politique et spatial commun aux ancêtres de Mots Croisés, du Grand Jury-
RTL et du Monde. Les gouvernements successifs entretiennent avec eux des rapports de
concurrence et de connivence dans la définition légitime des événements. Leurs journalistes
se connaissent, se fréquentent – voire travaillent ensemble, dans le cas du Grand Jury-RTL
qui naîtra et fonctionnera longtemps en partenariat avec Le Monde. Ils se lisent et se
surveillent. Plusieurs arguments plaident pour étudier la dynamique historique commune à ces
débats, sans faire de distinction entre presse écrite, radio et télévision. C’est ce que je
m’efforce de faire, en rassemblant les informations disponibles autour de deux grandes
coupures – les événements de mai 68 et les mutations économiques des médias français au
cours des années 80 (dérégulation, crise économique). Mais là s’arrête, à mon sens, les
rapprochements possibles entre Le Monde et l’histoire de l’audiovisuel français. La naissance
de la télévision politique – et sa concurrence avec les radios « périphériques » – intervient
alors que le journal du soir a déjà acquis une pleine maturité. Et que les mutations marchandes
de ces vingt dernières années n’ont pas sur le traitement que le quotidien fait des informations
politiques des conséquences comparables à celles vécues par la télévision.

Le travail de sociologie du journalisme entrepris par Dominique Marchetti sur le


traitement par le Monde et la télévision française de l’affaire « du sang contaminé » à la fin
des années quatre-vingt1 9 7 a bien montré les différences structurelles existant entre les deux
médias. Son travail de reconstitution du champ journalistique français montre de façon
convaincante comment les dirigeants successifs du Monde se convertissent dans l’ensemble
au fonctionnement ayant cours à la télévision. D’abord à sa hiérarchie de l’information,
puisque la « une » du journal est souvent décidée en fonction du journal télévisé de 20 heures
de la veille. Mais surtout à son traitement « généraliste » de l’information, puisque la
journaliste du Monde, médecin de formation, qui traite « l’affaire du sang contaminé » à ses

197
Dominique MARCHETTI, « Contribution à une sociologie des transformations du champ journalistique
dans les années 80 et 90. A propos “d'événements sida” et du “scandale du sang contaminé” », thèse de
sociologie sous la direction de Pierre Bourdieu, Ecole des hautes études en sciences sociales, 15 décembre 1997.

125
débuts est vite supplantée par un ou plusieurs « reporters », à la recherche de scandales et
absolument ignorants des subtilités de l’hématologie. Lire la thèse de Dominique Marchetti
permet de prendre conscience d’une interdépendance du système médiatique et des choix
éditoriaux des médias qui la composent. Son travail aux approches – multiples donne
également à réfléchir sur les usages que le « quotidien de référence » a fait, au cours de son
histoire, de son label de Quality Paper. Pour autant, lorsqu’on la croise avec la plupart des
études sur la communication politique, force est de conclure qu’il existe toujours au Monde –
malgré ou grâce à ses changements – l’espace d’un discours sur les événements politiques que
la télévision française peine à conserver1 9 8 . C’est pourquoi je propose d’étudier en deux
mouvements distincts l’histoire des débats dans la télévision française, et celle des débats du
Monde. Je pars du principe qu’on peut en effet appliquer à cette lecture des travaux de
Marchetti une approche historique des « débats politiques dans les médias » français, et à
l’émergence du « personnage ordinaire ». La « télévision de l’intimité », et d’abord son
succès1 9 9 , a très probablement joué un rôle dans la manière dont Le Monde met en scène la
parole politique de ses intervenants extérieurs. Il n’en reste pas moins que cette parole
politique existait avant que la télévision ne se transforme, qu’elle est née dans un contexte et
selon des formes spécifiques au jeu politico-médiatique de l’immédiat après-guerre.

L’histoire des débats français

Je propose d’expliquer comment, dans les années d’après-guerre, Le Monde s’impose


dans le paysage médiatique français. Avec une position paradoxale : quotidien exigé par De
Gaulle qui nomme son directeur, il acquiert une position forte dans la presse d’après-guerre
alors que la ligne politique qu’il professe est en opposition avec celle des gouvernements
successifs. De Gaulle n’est plus au pouvoir, Le Monde lui reste fidèle à de nombreux égards et
critique ses adversaires qui, eux, dirigent la France. C’est autour du débat politique que
suscite la possible adhésion de la France au Pacte Atlantique que le quotidien de Beuve Méry
développe son premier véritable engagement. C’est alors la fin des années 40, et la télévision
fonctionne sur une diffusion confidentielle. Dans les années qui suivent, sa diffusion
progresse de façon exponentielle, et les émissions qu’on y programme vont articuler
progressivement un discours politique. Via le service des « programmes », auquel la censure

198
On pense surtout ici à l’article d’Erik NEVEU, « De l'art (et du coût) d'éviter la politique à la télévision »,
Réseaux n°118, 2002-3, p. 95-134.
199
Cf. Dominique MEHL, « La télévision de l’intimité », Le Temps des Médias 2008/1, N° 10, p. 265 à 279.

126
politique laisse plus de latitude dans le choix de son traitement. Aussi, alors que Le Monde
s’engage dès 1956 dans une campagne critique contre la politique répressive en Algérie –
usant et abusant des « libres opinions » extérieures pour montrer à quel point son regard sur
cette guerre est partagé par bien d’autres lecteurs – quelques émissions de télévision donnent
la parole au « français », ouvrier, paysan dans « A la rencontre des Français » ou appelé en
Algérie dans Cinq Colonnes à la une. Apparaissent à ce moment les premiers débats télévisés,
où le journaliste, porte-parole de l’opinion du commun, interroge le politique sur un ton moins
déférent que les conférences de presse gaulliennes.

Je propose ensuite d’étudier la rupture que provoque, dans cette présentation de la


parole ordinaire, les événements de mai 68. Ceux-ci voient conjointement l’ORTF et Le
Monde connaître une crise interne. Celle qui oppose les « gaullistes » du Monde aux
nouveaux entrants, désireux de décrire la pluralité des mouvements sociaux à l’œuvre dans les
événements de Mai. Mais aussi les journalistes grévistes de l’ORTF, qui posent parmi leurs
revendications de se soustraire à la tutelle du ministère de la Communication. Je décris
comment ces ruptures vont faire évoluer l’insertion de la parole ordinaire dans le traitement
de l’information. L’effet le plus connu porte sur la télévision. La tutelle plus feutrée du
pouvoir en place va permettre une mise en scène plus audacieuse du débat télévisé. Ce sont
les premiers épisodes de Cartes sur Table, où les journalistes mettent en scène les sondages
face à la parole politique. Plus spécifique à l’histoire du Monde, « l’affaire Legris »
contribuera à durcir la séparation entre « faits » et « commentaires » dans la mise en scène du
journal. Accusé en mars 1976 de « gauchisme » par un ex-collaborateur, la rédaction réagira
en faisant profession « d’indépendance ». Ce qui se traduira, dans les faits, par un
remaniement de la maquette du journal au 1 er octobre 1976, et un espace en page « deux »
réservé aux commentaires. Dans ces deux univers de la presse française des années 1970, on
renouvelle le rapport au politique, en s’appuyant sur des mises en scène de « l’opinion
publique ».

Enfin, tout au long des années 80 – jusqu’en 1994 pour Le Monde – la crise
économique et la libéralisation de l’audiovisuel produisent de profonds bouleversements dans
le traitement médiatique du politique. La période actuelle des débats politiques naît de
compromis noués par des entrepreneurs journalistes attachés à la valorisation mutuelle de la
politique et du spectacle attrayant.

127
9.1. De 1945 à mai 68

9.1.1. Le Monde, une institution de l’information

Cette partie de la section historique consacrée au « quotidien de référence » décrira


dans ses grands traits un moment décisif de la lutte menée par le journal pour prendre ses
distances vis-à-vis du pouvoir politique. Le quotidien de Beuve-Méry est en effet placé à la
libération dans une situation paradoxale. Le chef du gouvernement provisoire de la
République Française lui confie une position d’observateur éclairé qui exige pour être menée
à bien une certaine indépendance d’esprit. Dans le même temps, il reçoit cette mission par une
filiation fort encombrante. Héritant des locaux et du logo du Temps, il doit contenter les
lecteurs de cette institution de la IIIème République. Missionné dans ce rôle par le Général De
Gaulle, ses journalistes doivent composer avec l’autorité de son légataire. Le Monde restera
d’ailleurs assez fidèle aux positions gaulliennes, ce qui amènera sa ligne éditoriale à s’opposer
frontalement à la plupart des gouvernements de la IV ème République. Et c’est dans cette
fidélité aux grandes lignes politiques du RPF que le journal imposera l’indépendance de sa
ligne éditoriale vis-à-vis du pouvoir en place.

1945-1948 : reconstruire la société dans un espace politisé

Les modifications du personnel politique intervenues à la Libération transforment


profondément le paysage de la presse française. La presse de 1945 est essentiellement une
presse d’opinion, dans laquelle les journalistes prennent prétexte des faits relatés pour
défendre le point de vue de leur parti de référence. A la situation chaotique du jeu politique
d’après-guerre qui contribue à créer cette situation, il faut ajouter un facteur « interne »,
corollaire du premier : les journalistes qui écrivent dans ces courtes feuilles d’opinion ne sont
pas la même que ceux qui faisaient de même avant la guerre. Tandis que nombre d’entre eux
se sont compromis avec des publications parues durant l’occupation – frappés d’interdit
professionnel au titre des ordonnances de décembre 1944 – de nombreux résistants ou
supposés tels acquièrent par leur titre un droit privilégié à l’expression publique 2 0 0 . Ces
rédacteurs mettent leurs écrits au service de leurs idées, ce qui contribue à faire du
journalisme d’après-guerre un journalisme d’opinion. La conception dominante du traitement
de l’information comme commentaire autorisé sur les faits est illustrée par la ligne éditoriale
200 Christian Delporte et Fabrice D'Almeida parlent de « brevets de résistants ». Cf. DELPORTE et
D'ALMEIDA, Histoire des médias, Paris, Flammarion, 2003.

128
du quotidien communiste L’Humanité. Le quotidien communiste paraît à la Libération auréolé
de son martyre et du prestige du PCF, le « parti des fusillés ». Journal de référence de ces
premières années d’après-guerre, premier par le nombre d’exemplaires imprimés, il est
l’antithèse du Monde.

Hubert Beuve-Méry situe son quotidien dans le sillage du Temps dont il hérite. Ciblant
le même public bourgeois et cultivé, le journal dispense des informations utiles aux cadres,
aux professions intellectuelles et aux milieux d’affaires. Aux informations internationales, il
ajoute des considérations philosophiques, littéraires, ainsi qu’une cartographie des positions
politiques en présence. La lecture du premier numéro paru offre de nombreuses informations
chiffrées : cours de la bourse, états des grèves et des rationnements, horaires de retour des
convois de prisonniers d’Allemagne. Aucun de ces faits divers, en revanche, qui agrémentent
les pages de L’Humanité ou de France-Soir. Pour autant, le journal n’a rien d’un journal
neutre. Comme le soulignent la plupart des historiens du journal, Hubert Beuve-Méry procède
largement du mythe professionnel de la « neutralité »2 0 1 journalistique lorsqu’il définit son
journal comme un « antipouvoir ». Le journal se targue de décrire l’événement à partir de faits
et d’arguments structurés. Leurs articles n’en sont pas moins orientés, surtout lorsqu’ils se
risquent à des montées en généralité sur les phénomènes qu’ils observent. De 1945 à 1948,
leurs articles critiquent et refusent les réformes de structures, luttent contre la politique du
Parti Communiste et de la CGT, affirment leur soutien au libéralisme traditionnel, et marquent
leur attachement à l’Empire colonial. Le Monde est le journal gaullien des cadres de la société
française. Il épouse avec eux es choix principaux de la société qu’il commente, les choix de
ceux qui la construisent.

Une faible autonomie dans la mise en scène des faits et commentaires

Le « quotidien de référence » distingue alors peu les « faits » des « commentaires ». Il


y a bien sûr les prises de position instituées, relayées dans la colonne quotidienne, anonyme,
du « bulletin de l’étranger »2 0 2 , et celle de la rubrique « Au Jour le jour ». Ces commentaires
d’actualité prennent la forme du « billet », et apparaissent dans les articles où sont mis en

201Sur la « neutralité » comme mythe professionnel fédérateur de la profession de journaliste, Cf. Jacques LE
BOHEC, Les mythes professionnels des journalistes, Paris, L'Harmattan, 2000. Sur une valeur connexe,
l'objectivité : Cf. Tuchman GAYE. « Objectivity as Strategic Ritual ». American Journal of Sociology, n°77(4),
1972, p. 66-79.
202Sur l'épreuve de rédaction du « Bulletin de l'étranger » comme rituel d'intégration à l'équipe de journaliste du
Monde, Cf. Jean-Gérard PADIOLEAU. Le Monde et le Washington Post. Précepteurs et Mousquetaires, Paris,
PUF, 1985.

129
avant le nom et la qualité de l’auteur. C’est par exemple le cas dès 1946 des chroniques
régulières d’Emile Henriot de l’Académie Française. La même année, des articles
apparaissant en « Une », et avancent des réflexions de portée générale sur leurs objets de
prédilection. Ces prises de position sont enfin relayées dans des papiers très génériques, sans
marques caractéristiques d’une prise d’opinion. Aussi, entre les articles factuels et les
commentaires autorisés, un tiers environ des articles mêlent faits rapportés et considérations
de leurs auteurs. Un exemple flagrant qu’une étude plus précise complèterait par de nombreux
autres tient dans l’article de Jacques Fauvet daté du 17 octobre 1945. A la manière d’un article
strictement informatif, il titre : « La France se propose d’accueillir deux millions d’étrangers
en dix ans ». Le texte mêle quant à lui considérations d’un rapport de prospective
gouvernementale sur cet objet, et observations très personnelles rédigées avec un « on » de
connivence. L’avis énoncé est-il celui de Jacques Fauvet ? Ce « On » est-il celui de la
rédaction du journal ? Parle-t-il au nom du lecteur ? Cette chronique se termine ainsi :

« Le problème du choix [des pays d’origine de la population à inviter en France] résolu,


d’autres se posent, qui sont à la charge de cinq ou six ministres. On souhaiterait qu’une
coordination fût instaurée. L’organisme chargé de l’introduction des étrangers, et le statut
des immigrés doivent être les éléments d’une véritable politique de l’immigration dont
nous n’avons fait qu’évoquer quelques uns des aspects ».

Un flou dans le positionnement énonciatif paraît évident au lecteur d’aujourd’hui,


pour qui les journaux structurent plus finement les différentes manières d’aborder
l’information – par le fait ou le commentaire. Ce relâchement est particulièrement visible sur
la question des contributions extérieures publiées dans le journal.

La rubrique « Correspondances », un embryon des pages « Débats » ? La rubrique


« correspondance » apparaît dès les premiers numéros du journal : droit de réponse à des
articles parus, précisions ou rectifications. La sélection des lettres publiées relève autant d’une
mise en scène du lectorat du journal, cultivé, croyant et influent (un pasteur, un ingénieur en
chef, un gradé etc.) que de la possession réciproque entre ce journal et son lectorat. Ainsi de la
lettre du pasteur Jacques Marty, parue dans l’édition du 4 octobre 1945 : « Voulez-vous
permettre à un vieil ami de votre maison de signaler à vos lecteurs... ». Le mot « ami » n’y a
rien d’anodin. On connaît le mot d’Emile Benveniste « Il est troublant de noter dans toutes les
langues le nombre de synonymes du mot « ami » qui désignent également la possession ». Le
Monde est à cette époque un « ami » du Général de Gaulle, de ses lecteurs courtois, au point
qu’il se montre incapable de maîtriser et de mettre en scène les interventions à l’actualité qu’il
publie. Le Monde, qui ne publie alors que sur quatre pages, consacre 15% de l’espace

130
rédactionnel de son journal – le tiers central de sa page 3 du 27 novembre 1948 – à la lettre
d’un « lecteur », qui se présente comme un « colon moyen » signant « M. Morlot ». Cet
article est ainsi présenté :

« A la suite d’une série d’articles de notre collaborateur André Blanchet 2 0 3 , que nous avons
publiée du 23 octobre au 4 novembre, un de nos lecteurs nous a fait part de réflexions que
nous croyons devoir reproduire ci-dessous : (…) [A la lecture de ses articles] J’ai pu me
convaincre que les termes d’homme d’honneur et de journaliste de talent dans lesquels
vous l’avez présenté à vos lecteurs sont bien les seuls qui conviennent à votre distingué
collaborateur ».

Le texte qui suit cette amicale flatterie est une dissertation sur « le problème de
l’association des races dans l’Union Française », qui plaide pour une solution proche de celle
qu’adoptera le gouvernement d’apartheid Sud-Africain. Ici encore, le journal est tenu de jouer
un rôle qui laisse à sa rédaction une faible autonomie. Il est l’interlocuteur des cadres, le
successeur de la « vieille maison » du Temps, sa ligne politique suit celle du Général De
Gaulle, tenant alors dans l’opposition un discours ultraconservatiste sur la question colonial.
A partir de quel moment Le Monde va-t-il développer une information séparant faits et
commentaires, collaborations extérieures et réflexions indigènes ?

Refondé sur ordre de De Gaulle, Le Monde s’oppose aux autorités politiques qui lui
succèdent. Les colonnes du journal sont largement ouvertes et favorables aux interventions et
aux alliés politiques du Général de Gaulle, mais se refusent à porter la parole officieuse du
Quai d’Orsay, comme Le Temps le faisait avant lui. En ce sens, le quotidien est moins « la
bourgeoisie faire journal » qu’un parti-pris pour une certaine bourgeoisie, construite dans une
opposition frontale à plusieurs autres, et d’abord à celle du MRP au pouvoir. Les journalistes
qui couvrent l’actualité internationale développent une ligne éditoriale très proche de celle du
RPF2 0 4 , anticommuniste et souverainiste vis-à-vis de la relation avec les Etats-Unis, en
choisissant les faits à mettre en avant et en commentant les faits en présence – soit par le biais
de l’analyse de première page, soit par l’éditorial ou le « bulletin de l’étranger ». De fait, le
Quai d’Orsay se démarque dès 1947 du journal de Beuve-Méry par une circulaire signifiant
aux services des ambassades que :

203Cet envoyé spécial du Monde venait de publier une série d'articles sur le « procès de Tananarive », au cours
duquel des députés malgaches sont convaincus d'actes de rébellion et condamnés à mort. Sur la manipulation du
procès – et du journaliste du Monde, qui loue l'impartialité de la justice française, Cf. Jacques THIBAU,
« L'insurrection : « idéologie puérile » et « sauvagerie primitive », in Le Monde. Histoire d'un journal, un
journal dans l'histoire, Paris, 1995, p. 138-141.
204
Le RPF est un parti politique fondé en 1947 par le Général de Gaulle pour contrer une alliance entre le
MRP et le Parti Communiste qui le tenait écarté du pouvoir.

131
« Les divergences qui apparaissent parfois entre la thèse des milieux officiels français et les
vues exprimées dans les éditoriaux du journal Le Monde » tiennent au fait que celui-ci
« n’a point conservé le privilège dont s’enorgueillissait Le Temps, à juste titre, de servir de
tribune à la pensée politique des dirigeants de notre diplomatie »2 0 5 .

Quelles conséquences cette nette séparation des relations du journal avec le pouvoir en
place va-t-elle avoir sur l’ouverture des colonnes du quotidien aux débats d’idées ?

La bataille de la neutralité : le Pacte atlantique

Dès la fin de la guerre, le durcissement des relations USA-URSS fait craindre


l’avènement d’une troisième guerre mondiale. Le débat politique français porte en grande
partie sur « comment se situer » face aux deux grandes puissances. C’est à propos de la
signature, le 4 avril 1949 à Washington, du Traité de l’Atlantique Nord par douze Etats dont
la France qu’Hubert Beuve-Méry engage son journal dans le débat. Il est contre ce traité, et
laisse Etienne Gilson, spécialiste du Moyen-âge et éditorialiste du quotidien, prendre dès le
lendemain la plume du journal pour accuser les Etats-Unis d’acheter « notre sang avec des
dollars ». La polémique qui s’ensuit dresse contre lui la plupart des partis, et le premier
d’entre eux, le MRP alors au gouvernement 2 0 6 . En 1950, des membres de la rédaction
décident de racheter le quotidien pour en faire « démissionner » Hubert Beuve-Méry sans y
parvenir, obligeant par contrecoup ses salariés à créer une « Société des rédacteurs » pour
pouvoir choisir eux-mêmes leurs directeurs.

Le Monde refuse de relayer les débats au sujet de « l’Appel de Stockholm ».


Quelle conséquence cette orientation du journal – et les tentatives de déstabilisation dont il
fait l’objet – auront-elle sur la publication d’avis extérieurs ? Accueille-t-il des lettres, des
textes allant dans le sens du courant politique qu’il compose ? Pas à première vue. Les
courriers et chroniques, qui interviennent au hasard dans la pagination, ne traitent pas de ces
événements. Sa prise de position est plutôt par défaut, puisqu’en 1950 le journal refuse de
couvrir l’« appel de Stockholm »2 0 7 , premier grand « débat » de l’époque. Une position
conforme au soutien apporté à Kravchenko dans son procès contre les Lettres françaises, ou à

205Cité par Jean-Noël JEANNENEY, Jacques JULLIARD, Ibid., p. 80.


206 Pour un récit détaillé des batailles d'influences qui suivent au Monde ces prises de position (démission puis
réintégration d'Hubert Beuve Méry, tentative de contrôle économique du journal par les alliés du MRP puis
constitution d'une « Société des Lecteurs » pour éviter toute prise de pouvoir ultérieure), Cf. Jacques THIBAU,
Le Monde. Histoire d'un journal, un journal dans l'histoire, Paris, 1995, p. 166-210.
207 « L'appel de Stockholm » est une pétition contre l'armement nucléaire lancée par le « Mouvement mondial
des partisans de la paix » d'inspiration communiste et par Frédéric Joliot-Curie le 19 mars 1950.

132
la publication d’articles de Mikolajczyk hostiles à Staline2 0 8 . Le « Mouvement pour la paix »,
à l’origine de « l’appel », est téléguidé depuis l’URSS et quasi-exclusivement composé de
sympathisants du PCF. Cependant, c’est un mouvement orchestré de telle sorte qu’un journal
se doit presque d’en faire l’écho : il compte des peintres (Picasso), des poètes, des écrivains
reconnus. Sa tactique est d’entretenir une confusion promise à un bel avenir entre les valeurs
« humanistes » et le programme du Parti Communiste Français. Le quotidien du soir dissipe le
malentendu. Sous la signature d’André Pierre, chef des affaires soviétiques du journal,
« l’appel de Stockholm » est mis en relation avec des extraits bellicistes de discours de
Staline. L’article se termine sur ces mots : « Les signataires non communistes de l’appel de
Stockholm, que le président du Conseil socialiste du Danemark, M. Hedtoff, définissait
comme « la plus grande escroquerie politique que nous avons connue depuis l’époque de
Hitler », feraient bien de méditer sur tous ces textes »2 0 9 . Le Monde pose les bornes des débats
qu’il accepte de relayer dans ses colonnes, au moment même où il construit son unicité et son
indépendance dans son commentaire de la vie politique.

Les échos d’une bataille : les « libres opinions » sur la guerre d’Algérie

A partir du 1er novembre 1954, et tout au long des événements de la guerre d’Algérie,
Le Monde décrit les conditions de vie des appelés et les opérations de l’armée Française. Dès
la fin 1955, rejetant dos à dos « la poursuite vaine de la paix par l’emploi de la force » et
« l’indépendance par le déchaînement de la guerre civile »2 1 0 , une majorité de la rédaction du
journal est persuadée qu’une négociation est inévitable avec le FLN, ainsi que permet de le
penser la conclusion de l’article de Philippe Minay du 1er Décembre 1955 2 1 1 : « Après
l’exemple de la Tunisie et du Maroc, il est vain de penser que la solution finalement apportée
à l’Algérie sera radicalement différente. [...] Que gagne-t-on à attendre ? ». Au cours des huit
ans de guerre, le journal relaie fidèlement les positions de l’armée et du gouvernement
français, et n’emploie pas de guillemets lorsqu’il décrit les «victimes du terrorisme » pour
parler des cibles du FLN. Dans le même temps, semblable en cela à Témoignage Chrétien, à
France Observateur ou à L’Express, le journal publie les témoignages d’appelés, de
diplomates pessimistes, de récits de massacres 2 1 2 et de tortures que beaucoup de ses lecteurs
ne souhaitent pas voir commettre en leur nom. Ici encore, Le Monde se positionne avant tout

208Cité par Patrick EVENO, Histoire du journal Le Monde. 1944-2004, Paris, Albin Michel, 2004.
209Cité par Jacques THIBAU, Le Monde. Histoire d'un journal, un journal dans l'histoire, Paris, 1995, p. 196.
210Editorial d'André Chênebenoit du 8 février 1956, cité par Jacques THIBAU, Ibid., p. 277.
211Cité par Patrick EVENO, Histoire du journal Le Monde. 1944-2004, Paris, Albin Michel, 2004, p. 187.
212Notamment les reportages de Georges Penchenier sur les massacres dans le Constantinois en août 1955.

133
comme le défenseur du pouvoir de la presse, obtenu contre le pouvoir de l’État, selon les
mécanismes de défense de l’exercice du droit d’informer et le principe de la concurrence
(relation d’informations rares), et ce avant de prendre position sur une guerre que – confiné
dans un réseau d’informateurs colonialistes – rien dans l’information qu’il relaie n’a permis
de voir venir.

Hubert Beuve-Méry sollicite alors plusieurs collaborateurs extérieurs au journal, qui


développent leur point de vue sur l’Algérie en guerre. Parmi eux, au cours de l’année 1954-
1955, le maire libéral d’Alger Jacques Chevallier ou l’islamologue Jacques Berque rédigent
des tribunes libres. Leur concours y apparaît sous le titre « Collaborateurs extérieurs ». Pour la
première fois, le quotidien fait appel à de nombreux collaborateurs autour d’une même
question. Plus impressionnante est la publication systématique de « libres opinions », formule
jusqu’ici inédite. Si l’historien Patrick Eveno affirme qu’à ce moment-là « pour rester fidèle à
sa vocation, Le Monde se doit de donner la parole à toutes les sensibilités politiques »2 1 3 , le
fait est que d’un point de vue éditorial, la démarche est inédite. Alors même que le journal
prend position contre les gouvernements successifs dans ce qui, constitutionnellement,
s’apparente à une guerre civile 2 1 4 , il publie 252 textes de « libres opinions » entre 1954 et
19622 1 5 . C’est le moment que choisit le gouvernement de l’époque pour réitérer ses attaques
contre Beuve-Méry : en 1956, les pouvoirs publics s’allient à quelques entrepreneurs privés
pour créer Le Temps de Paris un quotidien d’information concurrent, publié à la même heure
que Le Monde et positionné sur le même « segment de marché ». Cette tentative de
déstabilisation échoue, puisque Le Temps de Paris ne survivra que quelques semaines.

Les « libres opinions » cautionnent la position du journal sur la guerre d’Algérie.


Une analyse fine des positions respectivement prises par ces « libres opinions » au cours de
cette initiative éditoriale permettrait seule de statuer sur le sens précis de ces collaborations
extérieures, non encore regroupées sous une étiquette commune mais déjà dotées d’un
« label » spécifique, installées dans la mise en page du journal de par la régularité de leur
parution. Une telle étude devrait prendre en compte les nombreux articles non signés, traitant
de la guerre d’Algérie, et émanant probablement de membres de l’administration soumis au
devoir de réserve. Ainsi, cet article de première page intitulé « Que faire en Algérie ? », dont

213Patrick EVENO, Ibid., p. 187


214Contrairement à l'Indochine, au Maroc ou à la Tunisie, l'Algérie est un département français.
215L'un d'entre eux, l'universitaire Henri-Irénée Marrou, subit une perquisition et une plainte judiciaire après sa
« libre opinion » intitulée « France, ma patrie... », publié le 5 avril 1956, où il compare l'armée française à la
Gestapo.

134
la publication est précédée de cette précision :

« Une personne qui assume depuis des années d’importantes responsabilités en Algérie nous
prie de soumettre aux lecteurs du Monde ces réflexions sur la conception qu’elle adopte –
de la politique du Général de Gaulle, et plus encore des moyens de l’appliquer avec
efficacité dans la mesure où une proche négociation continuerait à se révéler impossible
avec le FLN2 1 6 ».

Que signifie cette soudaine ouverture des colonnes du journal à des problèmes de
politique à des collaborateurs extérieurs non dotés de mandats électifs ? Le poids de
l’institution médiatique sur ce conflit devient-il trop écrasante pour ses rédacteurs ? Ou bien
est-ce que, installé par ses positions successives dans l’espace médiatique comme se voulant
relativement autonome vis-à-vis des gouvernements de la IVème République, il attire à lui un
grand nombre de collaborateurs ? Cette ouverture du journal aux « libres opinions » - qui se
traduit tout au long d’octobre 1960 par la publication des réactions autour du « manifeste des
121 »2 1 7 , fait de la guerre d’Algérie le moment de crise au cours duquel le journal se constitue
en pivot du débat politique dans les médias français.

9.1.2. Les débuts du politique à la télévision française

Le rôle du journaliste politique à la télévision française a grandement évolué en un


demi-siècle. De simple figurant à ses débuts, l’interlocuteur du personnel politique s’est fait
en deux générations une situation de metteur en scène de son interaction. Et si sa situation a
changé, c’est parce que le statut de la télévision a changé. La vitrine technologique luxueuse
des débuts est devenue en vingt ans un média de masse. Employés à leurs débuts par le
pouvoir politique, ils se sont vite trouvé un deuxième maître : le public, aux ordres souvent
contradictoires avec le premier. Cette partie ouvre le récit de la création de cette télévision
française. Elle décrira comment, face à un pouvoir autoritaire et dénué d’une véritable prise
sur le « public », les journalistes emploient les moyens détournés du reportage pour
s’imposer, dans des proportions encore discrètes, dans le débat politique de leur temps.

Un média soumis au contrôle politique

Les élites politiques de la France d’après-guerre tiennent leur télévision sous contrôle.

216
Le Monde du 11 octobre 1960, « Que faire en Algérie ? ».
217Y compris les réactions les plus hostiles, comme dans cette double page du 6 octobre 1970 intitulée « Les
prises de position sur le conflit algérien et les événements d'Afrique du Nord » - suivie le lendemain par la
publication du « manifeste contre les professeurs de trahison » visant explicitement le « manifeste des 121 ».

135
Le protocole expérimental de la télévision française recrute, dès 1948, des journalistes pour
ses premières émissions2 1 8 politiquement verrouillées. D’une part, l’État propriétaire des
ondes tient à maîtriser l’information audiovisuelle, arguant de la sécurité publique 2 1 9 . D’autre
part, les plus brillants professionnels vont vers la presse écrite, auréolée du prestige de la
presse résistante ayant combattu l’occupant par sa diffusion clandestine. Cette situation laisse
dans la RTF des années 50 l’information politique aux journalistes qui acceptent de ne pas y
faire de politique. Ce contrôle politique se double d’une relative indifférence du pouvoir
envers un média resté au stade expérimental tout au long des années 1940, puis lentement
développé au cours des années 1950 dans une France en reconstruction. La France est parmi
les pays d’Europe les moins équipés en téléviseurs, et ce jusqu’en 1972 (Tableau 1.1). Les
« grandes dates de la télévision française » rétrospectivement célébrées, comme la naissance
de l’Eurovision en 1954 ou la première apparition du général De Gaulle à un journal télévisé
le 16 juin 1958, n’ont ainsi concerné qu’une faible minorité de téléspectateurs. Jusqu’en 1960
la télévision ne se capte qu’au centre ou en périphérie des cinq plus grandes villes du pays2 2 0 .

Tableau 1.1 : Nombre de Pays 1955 1960 1965 1972


postes de télévision par
1000 habitants dans France 3 41 133 237
quatre pays d’Europe de Etats-Unis 170 310 362 374
l’Ouest.2 2 1 Grande-Bretagne 95 211 248 305
Allemagne 5 83 193 293

La France de l’immédiat après-guerre ne pose pas le développement des équipements


et des infrastructures télévisuelles parmi ses priorités politiques. La population, soumise au
rationnement jusqu’en 1948, vit sur un faible niveau de vie. Dans ce contexte, les crédits de
l’État vont en premier lieu à la reconstruction et à la modernisation des outils de production et
des moyens de transport des marchandises. La télévision reste un objet de désintérêt politique.
Pourquoi se préoccuper du travail des journalistes de télévision, alors que seule une fraction
des couches les plus aisées est en mesure de suivre leurs émissions ? Si la télévision comme
média laisse perplexes les ministres de la IVème République, le développement des antennes
218La télévision française sort officiellement de son ère expérimentale avec la présentation du premier journal
parlé par Pierre Sabbagh, le 29 juin 1949. Seul 297 foyers possèdent alors un récepteur de télévision. Cf. Jérôme
BOURDON, Haute fidélité, pouvoir et télévision 1935-1994, Paris, Le Seuil, 1999.
219L'ordonnance du 23 mars 1945 retire aux postes privés l'autorisation d'émettre accordée sous la IIIème
République.
220
Raymond KHUN, The media in France, London, Routledge, 1995, p. 109-112. L'auteur évoque l'attitude
« critique » des élites françaises des années 1950-1960 envers un média qu'ils jugent – au regard de l'expérience
américaine – comme le vecteur de « all that was worst in mass culture ». Ce facteur expliquerait notamment le
sous-équipement en télévision de la France en comparaison de celui de l'Allemagne de l'Ouest.
221
Source : Pierre ALBERT, La presse française, Paris, La Documentation française, 1979, p. 25

136
et l’achat de récepteurs s’impose au corps politique comme un enjeu national. Le 31 décembre
1953, le parlement vote un « plan quinquennal d’équipement du territoire national en
émetteurs » de télévision. De Paris, Strasbourg et Lille, le réseau télévisé de départ s’élargit
couvrant Marseille, Lyon, Grenoble, en 1955. Dix-sept émetteurs sont recensés fin 1956. En
1957-1958, trois émetteurs sont mis en service : Bordeaux, Toulouse, Reims2 2 2 . Ce choix
d’une offre politique de télévision va stimuler l’équipement de téléviseurs. Entre 1957 et
1966, le nombre de ménages français équipés d’un récepteur, enregistrés auprès du Trésor
Public comme payant la redevance, double tous les trois ans (tableau 1.2). La télévision
devient en France un média de masse dans un temps très court. Le passage à la télévision
commence à apparaître comme un enjeu politique, notamment parce que les premiers équipés
sont issus de la classe ouvrière et moyenne de banlieue, électorat traditionnel du RPF de De
Gaulle2 2 3 . Les journalistes de télévision sont toujours soumis à la tutelle de l’État. La censure
politique s’exerce de droit, puisque la RTF – puis l’ORTF en 1964 – est placée sous la tutelle
du ministère de l’information. Cependant, une forme de savoir être à la télévision prend
naissance dans le milieu politique français. Les années 1960 sont la décennie où la classe
politique se convertit aux usages spécifiques du média télévision. Son objet politique novateur
est le « reportage filmé », une image animée de la France et du monde. Le reportage, présenté
au cours de magazines, illustre et confirme dans une certaine mesure le discours du pouvoir. Il
va être un moyen efficace pour plusieurs professionnels de se composer un rôle dans le débat
politique, et de renvoyer au public et à la classe politique une image construite de la société de
leur temps.

222Marie-Françoise LÉVY, « À la découverte des Français – 1957-1960. Remarques sur un tour de France » in
Télévision et espace régional : politiques, productions, représentations (1949-1997), colloque de l'INA à Aix en
Provence, les 25-26-27 septembre 1997.
223 C’est la conclusion de Serge Antoine et de Jean Oulif, qui mettent en relation leur enquête quantitative fine
sur l’équipement télévisuel croisant les comportements politiques. Cf. Serge ANTOINE et Jean OULIF, « La
sociologie politique et la télévision », Revue française de science politique, 1962, Vol.12, N° 1, p. 129 – 144.

137
Année Nombre de ménages cotisant à la Pourcentage de ménages
redevance équipés d’un téléviseur
1954 125,088 1

1957 683,229 6.1

1960 1,901,946 13,1

1963 4,400,278 27,3

1966 7,484,294 51,7

1969 10,153,180 66,4

Tableau 1.2 : nombre de ménages cotisant à la redevance 1954-19692 2 4

Mettre en scène la société pour contourner la censure

Au cours de sa période d’expansion, la télévision est scindée entre un service


« d’informations » soumis au contrôle sourcilleux du gouvernement, et un service de
« programmes » qui jouit d’une plus grande latitude. Comme le décrit Marcel Trillat,
journaliste stagiaire à l’ORTF en 1966 :

« J’ai la chance d’avoir débuté dans le secteur programme. L’ORTF était coupée en deux. Il y
avait d’un côté les programmes, de l’autre l’information. C’étaient deux mondes
différents. Qui se côtoyaient très peu. Je travaillais à Cinq colonnes à la Une, Femmes
aussi, toutes ces émissions-là, ça appartenait aux programmes, bizarrement. Parce que
c’était Lazareff, Degraupes, Dumayer qui avaient créé ça, et ils s’étaient bien gardés de se
mettre sous la coupe du directeur de l’info (rires)2 2 5 ».

Le département des « programmes » se dote d’une mission de divertissement et d’offre


culturelle : il s’agit de faire une télévision vitrine aux hautes ambitions culturelles, et de
contourner ainsi quelque peu les obstacles qui pèsent sur le traitement du politique. C’est le
choix de Jean d’Arcy, directeur des « programmes » de la télévision entre 1952 et 1959. Sa
grille de « programmes » développe deux directions. D’une part, elle promeut le loisir, le
divertissement, l’échange avec le lointain désormais proche2 2 6 ; d’autre part, des émissions
littéraires comme Lecture pour tous, de Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet, ou des
magazines d’information comme A la découverte des Français.

L’invention du « Français » comme objet télévisuel. A la découverte des français

224
Source : Jérôme BOURDON, Histoire de la télévision sous De Gaulle, Paris, Anthropos/INA, 1990, p. 303
(adapté).
225Entretien avec Marcel Trillat, 8 juillet 2005.
226
Cf. Sylvie PIERRE, Jean d’Arcy, une ambition pour la télévision (1913-1983), Paris, L’Harmattan, 2003.

138
est le titre d’une série d’émissions composée de quatorze documentaires et débats, diffusée
sur l’unique chaîne de télévision en France de 1957 à 1960, programmée entre 21h30 et
22h45. Constitué à l’initiative de Jean-Claude Bergeret, un premier ensemble de trois
émissions - « La Rue du Moulin de la Pointe », « La Butte à la reine », « Sainte Croix du
Verdon » - est tourné à partir d’octobre 1956. Cette série se présente comme une composition
de tableaux de la France des années cinquante, saisie dans ses transformations économiques et
sociales. Elle centre son propos sur la vie ordinaire de Français appartenant à différents corps
sociaux : ouvriers, agriculteurs, salariés - les milieux populaires le plus souvent. Réalisée par
Jean-Claude Bergeret et Jacques Krier, l’émission porte l’empreinte des travaux de Paul-
Henry Chombart de Lauwe qui contribue avec le Groupe d’ethnologie sociale du musée de
l’Homme à sa mise en œuvre2 2 7 . L’émission porte la marque d’une culture objectiviste de
l’anthropologie telle qu’elle se pratiquait à l’époque. Les « Français » y sont l’objet d’une
distance qui sépare avec rigueur ceux qui filment et commentent, et ceux qui sont filmés et
commentés. Elle constitue une étape dans l’appropriation par la télévision d’une description
de la société française avec ses moyens et ses codes propres.

Cinq Colonnes à la une. En 1958, la section « programmes » de la RTF propose pour


l’essentiel des débats littéraires et des reportages d’actualité. D’un côté on parle, de l’autre on
montre, sans véritablement montrer ce dont on parle, ni faire parler de ce qu’on montre. La
jonction entre ces deux activités politiques embryonnaires de la télévision se fait autour du
magazine de télévision Cinq Colonnes à la une au cours de l’année 1958, tandis que la
première diffusion du magazine a lieu le 9 janvier 19592 2 8 . Ce projet naît d’une alliance entre
des journalistes de la RTF2 2 9 , le réalisateur Jacques Krier qui s’était précédemment illustré
dans A la découverte des français, et Pierre Lazareff, directeur du quotidien France-Soir. Le
magazine se propose de développer « autant de récits où l’information est perçue au travers
des hommes, célèbres ou anonymes, dont le reporter s’attache à recueillir le témoignage »2 3 0 .
Comme l’a montré Jean-Noël Jeanneney, la ligne politique de Cinq Colonnes à la une
participe d’un gaullisme bien tempéré. Ses reportages sur le quotidien des appelés en Algérie,
sur la guerre au Congo en 1960, contribuent à une préparation habile de l’opinion pour une

227
Cf. Marie-Françoise LÉVY, Op. Cit.
228La première émission aborde les suites prévisibles de la signature du Traité de Rome un triplex avec trois
ouvriers de Francfort, Turin et Billancourt qui s'expriment sur les incidences du Marché Commun dans
l'industrie automobile. Cf. Jérôme BOURDON, Op. Cit.
229Il s’agit de Pierre Desgraupes, Pierre Dumayet, Igor Barrère et Éliane Victor
230
Cf. Fabrice D'ALMEIDA et Christian DELPORTE, Histoire des médias en France, Paris, Flammarion,
2003, p. 202.

139
solution pacifique aux conflits coloniaux2 3 1 . Pourtant, cet usage du « journalisme de
rencontre » dont Roger Louis, grand reporter, est une figure emblématique, contribue par son
retentissement à asseoir le personnage du « journaliste de télévision » comme metteur en
scène du politique. L’émission intervient dans un contexte d’équipement massif des ménages.
La télévision de service public est perçue par beaucoup de Français comme un droit 2 3 2 . Les
journalistes de télévision peuvent arguer de leurs devoirs envers le « public » pour faire valoir
la nécessité d’une information sur des sujets politiques dont la mise en scène prenne en
compte le principe de plaisir.

Les débuts du débat politique à la télévision française

L’émission Cinq Colonnes à la une intervient dans un contexte de libéralisation


progressive de la parole politique à la télévision, qui inclut la mise en scène de confrontations
entre éditorialistes de la presse écrite et personnalités politiques. Pierre Corval tente
d’instituer en 1954 un rendez-vous de libre confrontation. Intitulée Face à l’opinion,
l’émission s’apparente encore à un jeu de questions-réponses préparées : l’initiative reste
isolée, les responsables politiques redoutant les controverses pouvant naître de ces émissions.
A partir de 1958, le cérémonial de la conférence de presse radiotélévisée gaullienne fait figure
de débat politique de référence2 3 3 . En ce sens, l’émission Faire Face, d’Igor Barrère et
Étienne Lalou fait rétrospectivement figure d’« ancêtre le plus audacieux »2 3 4 des débats
politiques à la télévision. Entre 1960 et 1962, le magazine traite de « problèmes de société »
dans des reportages, suivis de débats avec des personnalités et des téléspectateurs sélectionnés
d’après leurs lettres. On y traite du contrôle des naissances, du divorce, de la prostitution 2 3 5 .
L’audacieux projet Faire Face doit s’arrêter en 1962, l’émission sur le communisme ayant été
interdite.

Les élections présidentielles de 1965 qui ont permis l’accès des représentants de
l’opposition au petit écran modifient profondément la relation des acteurs politiques à la
télévision. Dans les rangs gouvernementaux, l’idée progresse qu’il vaut mieux exposer un
dossier en combattant ses adversaires. Le ministre de l’information Alain Peyrefitte demande

231Jean-Noël JEANNENEY (dir.), L'Echo du siècle : dictionnaire historique de la radio et de la télévision en


France, Paris, Paris, Hachette Littérature, p. 589.
232 Sur la perception de la télévision dans les années 1950, Cf. Isabelle GAILLARD, « De l’étrange lucarne à la
télévision, Histoire d’une banalisation (1949-1984) », Vingtième siècle, n° 91, 2006, p. 9 à 23.
233Jean-Noël JEANNENEY (dir.), Op. Cit., p. 445.
234Jérôme BOURDON, Haute fidélité. Pouvoir et télévision, 1935-1994, Paris, Le Seuil, 1994, p. 86.
235Jérôme BOURDON, Op. Cit., p. 86.

140
à Jacques Thibau2 3 6 , de mettre en place des débats. On fait appel à Jean Farran, rédacteur en
chef de Paris Match, et à Igor Barrère, un des deux producteurs du défunt Faire Face. Le
modèle évoqué par ces professionnels est celui de Meet the Press, la « conférence de presse
télévisuelle » de la télévision américaine ABC. L’émission qui résulte de ces confrontations
s’intitule «Face à face », et débute sur la première chaîne le lundi 24 janvier 1966 à 20h30.
L’émission est animée par René Andrieu pour L’Humanité, Françoise Giroud pour l’Express.
Surtout, les leaders de l’opposition y sont conviés : Guy Mollet, Waldeck-Rochet, François
Mitterrand et Jean Lecanuet. A la rentrée 1966, à la suite du départ de Jean Farran, l’ORTF
devient le producteur direct de l’émission – ce qui fait craindre pour son autonomie.
Rebaptisée En direct avec, elle propose une nouvelle version de Face à la presse de Christian
Fouchet, puis innove avec le premier « duel » politique télévisé entre Michel Debré et Gaston
Deferre, le 13 novembre 19662 3 7 . Ces débats s’appuient sur les lignes de forces entre groupes
politiques. Les arguments évoqués dans ces émissions sont ceux des programmes des partis,
leurs débats redoublent et familiarisent sur le petit écran les joutes parlementaires, à la
manière de ce que fait à la radio, entre 1947 et 1963, la Tribune des journalistes
parlementaires2 3 8 . Alors qu’à la télévision anglaise le personnage du journaliste indépendant,
arbitre, intransigeant, incarné par Robin Day existe sous une forme plus ou moins prononcée
depuis l’après-guerre, il peine à émerger en France.

1968 : le changement. La grève de l’ORTF de 1968, et la série d’interdits


professionnels qui s’ensuivent, donne l’occasion à beaucoup de professionnels l’occasion
d’affirmer ce désir d’autonomie, de changement. Ce désir trouve une traduction politique dans
l’affirmation, au sein de la majorité gaulliste, du personnage de Jacques Chaban-Delmas. Le
premier ministre de Pompidou (1969-1972), qui se propose de construire un cadre politique
plus libéral à la RTF, développe dans son discours sur la « nouvelle société » un projet
d’autonomisation du service public de télévision. Parallèlement à cette évolution politique,
alors que circulent les premiers projets de privatisation d’une partie de la télévision française,
plusieurs ex-grévistes de 1968 animent des émissions politiques d’un nouveau genre.
Contradictoires, elles proposent des interventions de plus en plus longues de journalistes, et
sont structurées par une mise en scène de « l’impartialité » propre aux valeurs de la presse

236Jacques Thibau est le chef de cabinet d’Alain Peyrefitte, ministre de l'Information depuis 1962, puis est
nommé directeur général de la deuxième chaîne en juillet 1965. Cf. Jérôme BOURDON, Op. Cit., p. 76.
237Jérôme BOURDON, Op. Cit., p. 87-88.
238Sur l'histoire tumultueuse de cette tribune de la radio française, Cf. Hélène ECK, « Radio, culture et
démocratie en France, une ambition mort-née (1944-1949) », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, No. 30, 1991,
pp. 55-67.

141
écrite d’alors, et peu courants à la télévision. Cette mise en scène du commentateur comme
« technicien » impartial du politique, apte à faire apparaître diverses manifestations de
l’opinion publique au cours du débat, s’autorise de plusieurs technologies de la représentation,
dont le reportage, le sondage d’opinion et les discours d’experts.

9.2. De mai 68 aux années 80

9.2.1. Le Monde survit au départ d’Hubert Beuve-Méry

De nombreuses études consultées sur l’histoire du journal s’accordent à considérer que


le journal aurait, sous la direction d’André Fontaine, puis surtout sous celle de Jacques
Fauvet, perdu son indépendance au profit d’une conception engagée, à gauche de l’échiquier
politique, du métier d’informer. Cette conception rendrait par conséquent la lecture du
quotidien moins fiable, plus prévisible. Elle expliquerait la baisse régulière des ventes du
quotidien observée entre 1981 et 1995. Un corollaire de cette explication est aussi
fréquemment mis en avant : le « quotidien de référence » aurait perdu la faveur de ses lecteurs
de droite, soit qu’ils seraient rétifs aux partis pris du quotidien, soit plus simplement qu’ils ne
liraient plus un quotidien rendu moins indispensable qu’à « l’âge d’or » d’Hubert Beuve-
Méry, sa perception de l’information le rendant moins exact. Les chiffres de vente du
quotidien se présentent alors en preuve tangible pour les tenants de cette interprétation : le
quotidien de Robert Hersant connaît une brusque hausse de ses ventes, quasi-proportionnelle
aux pertes du quotidien du soir2 3 9 . Cette perception dominante est également partagée par
« l’élite des journalistes » interrogée par Rémi Rieffel. Le sociologue rapporte ainsi en 1984
des propos tenus peu auparavant par un chef de service de l’audiovisuel :

« La qualité de l’information du Monde s’est dégradée ; il est devenu trop partisan et le


traitement de la politique étrangère est devenu beaucoup moins rigoureux qu’avant. Je sais
d’avance ce que X a écrit2 4 0 ».

Un journal devenu « partisan » ? La mise en avant de cette causalité permet de fait


de combler un manque explicatif dans le rapport entre le corps des journalistes et leur lectorat.
Comme le fait remarquer Erik Neveu, « le public apparaît comme l’acteur absent des
interactions du journalisme »2 4 1 . Le quotidien réunit régulièrement une informelle « société
239 Cf. Patrick ENEVO, Le Monde, une histoire d’indépendance, Paris, J-C Lattès, 2002, p. 37 : Les chiffres des
ventes de 1979 à 1986 font apparaître une hausse de 120.000 exemplaires des ventes du Figaro, et d’une baisse
de 90.000 exemplaires du Monde.
240 Cf. Rémi RIEFFEL, L’élite des journalistes, Paris, PUF, 1984. pp. 112-113.
241 ERIK NEVEU, Sociologie du journalisme, Paris, La découverte, 2001.

142
des lecteurs » fondée sur le volontariat pour connaître l’opinion de ses lecteurs. Cette
« société » reçoit du courrier, les rédacteurs du Monde discutent avec leurs interlocuteurs
réguliers. Aucun de ces éléments d’appréciation n’est suffisant pour évaluer objectivement
l’effritement des ventes qui s’opère à partir de 1981. Ainsi, aucune monographie du journal ne
retient l’hypothèse que la baisse de ses ventes pourrait être liée à la concurrence du quotidien
Libération. Cette hypothèse est pourtant celle que retient Jean Guisnel, ex- journaliste au
journal de Serge July, dans sa monographie consacrée au journal 2 4 2 . En revanche, cette
représentation des échecs du journal est propre à ancrer ses rédacteurs dans l’idée que la
survie et la prospérité du journal passe par la mise en avant des signes de la neutralité, de
l’indépendance. Cette représentation de l’histoire du journal est propre à éclairer le contexte
dans lequel ce rituel des collaborations extérieures survit aux huit années de la guerre
d’Algérie

1968-1976 : Le Monde et la « nouvelle société »

En 1969, année du départ d’Hubert Beuve-Méry, le quotidien est doté du prestige


intact d’un quotidien honnête et engagé. Ses chiffres de vente reflètent la popularité de ce
journal, dont les tirages précèdent de peu ceux des grands quotidiens populaires. Le nombre
total des exemplaires vendus quotidiennement, situé autour de 431.000 en 1974, reste
relativement stable jusqu’en 19812 4 3 . Cependant, le quotidien va ostensiblement tirer son
traitement de l’actualité en faveur des thèses des partis de gauche 2 4 4 , tout en se démarquant à
chaque occasion d’un PCF se réclamant toujours de l’héritage de Staline. Dans l’après-68, il
approuve les mesures du gouvernement Pompidou prenant acte de la révolution des mœurs.
Pourtant, il ne cesse de s’opposer au « pouvoir » des gouvernements de droite qui vont se
succéder en France durant la décennie 1970. Cet engagement, souvent présenté par les
commentateurs de l’époque comme une revendication d’alternance politique après douze
années de gaullisme, se traduit de fait dans le « quotidien du soir » par un « engagement
systématique en faveur des défenseurs du programme commun »2 4 5 conclu en 1972 entre le
Parti Socialiste de François Mitterrand et le PCF de Georges Marchais. La présentation de cet

242 Cf. Jean GUISNEL, Libération, la biographie, Paris, La Découverte, 1999.


243
Cf. Patrick ENEVO, Op. Cit., p. 37.
244Le récit-témoignage d'Édouard Sablier, journaliste au Monde entre 1944 et 1972, offre dans sa dernière
partie un récit interne de la transformation des rapports de force politiques dans la rédaction du Monde, et de la
lutte entre « gaullistes » et « gauchistes ». L'auteur, faisant partie du premier camp, démissionne du journal et
impute son choix à ce changement politique au sein de la rédaction. Cf. Édouard SABLIER, La Création du
« Monde », Paris, Plon, 1984.
245 Cf. Jacques THIBAU, Op. Cit., p. 387.

143
accord dans les colonnes du journal par Raymond Barillon en 19722 4 6 , puis l’analyse par le
directeur, Jacques Fauvet, du résultat des élections de 1973 présentent ainsi les partis de
gauche comme les tenants du « changement et de la justice »2 4 7 , contre l’immobilisme et
l’iniquité supposée du gouvernement de Georges Pompidou.

Sur cette période, la date du 22 mai 1974 est retenue comme celle de l’engagement
majeur du journal en faveur des partis de gauche. L’éditorial appelle à voter pour François
Mitterrand. La réaction de la rédaction du quotidien à cette prise de position donne une idée
de la surprise ressentie par les journalistes, manifestement peu habitués à ce modus vivendi :

« La prise de position en faveur du candidat de la gauche a été précédée de deux réunions de


quatre heures du comité de rédaction. Il y a eu une majorité en faveur de François
Mitterrand, mais pas unanimité. Il y en a qui se sont prononcés pour Giscard, d’autres qui
ne voulaient pas choisir. Une fois la position adoptée, l’éditorial du directeur a été soumis
à la discussion de la maison. Et il n’a pas satisfait tout le monde2 4 8 ».

Tribunes, « libres opinions », feuilletons : le morcellement des collaborations


extérieures. Dans ce contexte, les interventions de « points de vue » et de « libres opinions »,
paraissant plusieurs fois par semaine, prennent un tour ouvertement orienté. Le journal
possède une pagination désormais épaissie. Une édition compte en moyenne seize pages,
partagées en « rubriques » dont les responsables ont la dernière main sur leur contenu, au
point que certaines informations sont traitées plusieurs fois sous l’angle de chacune des
rubriques2 4 9 . Les collaborations extérieures au journal sont alors insérées sous trois formes, en
plus du courrier des lecteurs désormais marginalisé par le volume de la pagination. Il y a
d’abord la tribune publiée dans le journal, sans titre précis. Dans un style proche du Monde de
Beuve-Méry, ces tribunes s’ouvrent sur un titre « choc », sous-titré du nom et de la qualité de
leur auteur2 5 0 . Parfois sous-titrés « Point de vue », ils développent des analyses favorables à la
libéralisation des mœurs2 5 1 , dans la ligne défendue par le jeune Parti Socialiste. Lui succède la
« libre opinion » : son rôle n’est plus le pivot du journal des années de la guerre d’Algérie.
Plus modestement, elle illustre et complète les reportages, offrant une pluralité de points de
vue autour d’un fait donné. Ici, un seul « point de vue » est officiellement convoqué sur

246 Rapportée par Jacques Thibau in Jacques THIBAU, Op. Cit., p.387.
247 Jacques THIBAU, Op. Cit., p.387.
248 Pierre Viasson-Ponté, journaliste au Monde, interview donnée à L’Echo de la Presse et de la publicité le 24
octobre 1977. Propos rapportés dans Jacques THIBAU, Op. Cit., p. 387.
249Pour une description du pouvoir des chefs de rubrique dans le Monde des années 1970-1980, Cf. Pierre
PEAN, Philippe COHEN, La Face cachée du Monde, Paris, Plon, 2003.
250Citons pour exemple « La presse et la justice » de M° François SARDA publié le 18 octobre 1970.
251En plus de l'article précédent, citons « Point de vue : il faut réformer la législation de l'avortement », publié le
14 octobre 1970.

144
l’événement : point de vue généralement conforme à celui du journaliste qui qui en rend
compte dans la colonne d’à côté. Le « feuilleton » est le dernier principal format
d’intervention des collaborateurs extérieurs. Une ou plusieurs personnalités extérieures sont
ainsi invitées à présenter leur analyse sur un fait dont ils sont proches. Techniques et érudits,
ces articles sont moins ouvertement orientés que les deux autres types d’articles 2 5 2 . D’une
manière générale, les trois principaux types de collaborations extérieures reflètent assez
fidèlement l’état d’esprit général de la rédaction de cette époque.

1976-1994 : entre l’« Affaire Legris » et le primat du scoop

En mars 1976, le journaliste Michel Legris, ex-collaborateur du quotidien, publie Le


Monde tel qu’il est, un livre à charge constitué d’une suite d’analyses critiques d’articles.
Chacune des attaques de Michel Legris mêle les critiques sur le traitement de l’information et
celles liées à la partialité des commentaires. La thèse du livre lie ces deux versants de la
critique : selon Michel Legris, le journal néglige le traitement en profondeur de l’information
qu’il reçoit, du fait de l’orientation idéologique de ses rédacteurs. Cette publication n’est pas
la première attaque éditoriale dirigée contre le « quotidien de référence ». Son caractère
« interne » est inédit, mais Michel Legris – qui affiche ses opinions conservatrices – ne fait
pas de ses témoignages personnels de la vie de la rédaction le pivot majeur de sa critique : le
livre est essentiellement une analyse d’articles, pointant les faits inventés et les distorsions
opérées par leurs auteurs. Le fait le plus marquant de cette attaque consiste dans la campagne
de promotion du livre : 4000 exemplaires sont envoyés par l’éditeur aux grandes écoles,
journaux, rédactions de journaux et personnalités politiques. Le livre reçoit par ailleurs dans la
presse un accueil favorable2 5 3 . Le journal répond rapidement, longuement à cette attaque,
engageant notamment la signature de son fondateur retraité Hubert Beuve-Méry2 5 4 . Dès la
rentrée suivante le journal modifie du tout au tout l’accueil fait aux collaborateurs extérieurs.
L’édition du 1er octobre 1976 comporte une toute nouvelle rubrique « idées », autonome et
située en page « 2 » du journal : trois intervenants extérieurs au journal l’occupent
conjointement de leur tribune. Un rapprochement entre la campagne autour de la parution du
livre de Michel Legris et l’autonomisation de la rubrique « Idées » apparaît nécessaire. La
forme « libre opinion » avait pris place dans ses colonnes au cours de la guerre d’Algérie,

252On peut citer en exemple la série d'articles sur « le chemin de croix des élus locaux », inauguré le 13 octobre
1970 par le député du Loire et Cher et ancien ministre Pierre SUDREAU.
253
Cf. par Patrick EVENO, Histoire du journal Le Monde. 1944-2004, Paris, Albin Michel, 2004, p.340-345.
254Sur cet épisode, Cf. Édouard SABLIER, La Création du « Monde », Paris, Plon, 1984.

145
ouvrant le journal à des personnalités extérieures venant accréditer, de fait, la réputation de
pluralisme du journal au moment où une partie de la rédaction s’engageait dans une épreuve
critique vis-à-vis de la politique gouvernementale. Or, en 1969, c’est le départ d’Hubert
Beuve-Méry, au nom duquel la lutte pour l’indépendance du journal est directement rattachée.
Amené à prouver dans les actes son attachement au pluralisme dans le traitement de
l’information, le journal réagit au scandale par une séparation visible des faits et des
commentaires, séparation qui se traduit par une ségrégation spatiale des avis extérieurs dans
une page, une rubrique à part2 5 5 , même si par ailleurs les autres rubriques continuent à faire
régulièrement appel à des « libres opinions » pour illustrer l’actualité dont ils ont la charge.

Face à un gouvernement de gauche, Le Monde démontre son indépendance par la


pratique du scoop. L’élection de François Mitterrand le 8 mai 1981 à la présidence de la
république pose de fait d’importants problèmes éditoriaux aux rédacteurs du quotidien :
comment jouer un rôle de contre-pouvoir face à un président qu’on a contribué à élire ? André
Laurens, nouveau directeur élu, décide d’opérer un profond renouvellement éditorial, dans
lequel s’inséreront idéalement les articles d’Edwy Plenel et de Bertrand Le Gendre sur
l’arrestation de membres présumés de l’IRA à Vincennes2 5 6 , puis sur les agissements des
services secrets dans l’affaire du Rainbow Warrior2 5 7 . Ces attaques contre les malversations
de l’État socialiste, présentées sous la forme relativement inédite de « l’enquête », contribuent
à rendre au quotidien du soir l’image d’un journal intransigeant avec les errements du
pouvoir. Sur ce point, l’usage de l’enquête et son corollaire, le « scoop »2 5 8 , permet au journal
d’afficher une indépendance des pouvoirs politique. Le scoop et l’enquête sont des produits
de presse dont les objectifs à court et moyen termes sont d’ordre commercial – mettre en
valeur le titre du journal dans le jeu de concurrence qui l’oppose aux autre médias – et
l’objectif affiché à long terme, la « moralisation du jeu politique », ne peut être rattaché à un
parti politique en particulier.

255Sur les effets de séparation et de distinction que produit le « scandale » sur les catégories employées par un
groupe social, Cf. Damien DE BLIC, « Cent ans de scandales financiers en France. Investissement et
désinvestissement d’une forme politique », in Nicolas OFFENSTADT, Stéphane VAN DAMME, (dir.),
Affaires, scandales et grandes causes. De Socrate à Pinochet, Paris, Stock, 231-247, 2007.
256 Le 28 août 1982, le Groupe d’Intervention de la Gendarmerie Nationale récemment créé par François
Mitterrand arrête un groupe d’irlandais soupçonnés d’appartenir à un réseau terroriste. Le 1er février 1983, Le
Monde publie une enquête mettant en cause le GIGN dans ce qui se présente comme une arrestation truquée,
précédée d’une cache d’armes par le GIGN au domicile des irlandais arrêtés.
257 Durant l’été 1985, le journaliste du Monde Edwy Plenel publie une série d’article sur l’implication des
services secrets français dans la destruction du navire de Greenpeace Rainbow Warrior, coulé en juillet 1985
dans la baie d’Auckland.
258 On définira le « scoop » comme une « information exclusive sur une affaire intéressant conjointement les
principaux médias, et que l’un d’entre eux se procure et publie avant les concurrents ».

146
Pourtant, la crise financière de l’entreprise de presse 2 5 9 écourte le mandat des trois
directeurs qui se succèdent de 1982 à 1995, à la tête du quotidien (André Laurens, André
Fontaine, Jacques Lesourne). Les comptes du journal se délitent davantage à partir de 1990,
où le marché publicitaire de la presse française connaît une brusque pénurie. L’élection de
Jean-Marie Colombani en 1994 est donc placée sous le signe du redressement économique par
un changement radical de gestion du journal, désormais placé sous le signe de l’expansion.
Aussi, les réforme que proposent l’équipe du nouveau directeur, et parmi elles la « nouvelle
formule » de janvier 1995, sont accueillis par la majorité des collaborateurs comme une série
de changements drastiques mais nécessaire.

9.2.2. A la télévision française, naissance du technicien de l’opinion

Du 13 mai au 23 juin 1968, l’ORTF est en grève. Aux revendications salariales


s’ajoute le refus d’une mainmise du pouvoir sur l’information publique. La réponse du
pouvoir se fait en deux temps. D’abord brutalement : au mois d’août 1968, un tiers des postes
de journalistes – 102 personnes – est supprimé à l’ORTF. Puis par un compromis entre
l’apaisement des critiques contre l’Etat autoritaire et la conservation d’une mainmise subtile
sur le politique à la télévision. Le 20 juin 1969, la tutelle de l'ORTF est rattachée au Premier
ministre et le Ministère de l'Information de Peyrefitte n’est pas reconduit dans le
gouvernement de Jacques Chaban-Delmas. Désormais, les journalistes de télévision auront
une marge de manœuvre plus importante pour disposer du choix de leurs angles et de leurs
sujets. Pourtant, la programmation et la diffusion télévisée restent un monopole d’Etat, et les
projets de privatisation du début des années 1970 – qui auraient eu pour conséquence de
laisser échapper des mains de l’Elysée l’appareil télévisuel– restent lettre morte.

Cette partie de l’histoire des débats télévisés s’appliquera à décrire le basculement que
connaît en vingt ans la télévision française. Comment, de cette situation de quasi-contrôle
qu’elle exerce toujours après 1968, le pouvoir voit s’échapper le média désormais
hégémonique de la vie des français. L’attention se portera en premier sur la création, dans
l’ORTF de l’après-1968, de débats politiques contradictoires. Cette situation inédite dans
l’histoire de la télévision française doit prendre en compte l’installation progressive à la

259 Cf. Patrick EVENO, Le Monde, 1944-1995. Histoire d'une entreprise de presse, Paris, Le Monde Editions,
1996, pp. 113-272.

147
télévision d’une nouvelle génération de journalistes, plus diplômée et plus orientée sur la
compétition pour l’accès au commentaire politique. Quelques pages seront ensuite consacrées
au basculement que connaît la télévision française en cinq ans, lorsqu’elle passe d’une
situation de monopole public à une privatisation aux deux tiers. L’ensemble de ces éléments
permettra enfin de faire le point sur l’effet d’encerclement qui conduit, dans la dernière partie
de cette période, le duel entre journaliste et personnel politique à une sortie progressive des
cases les plus courues de la programmation télévisée.

Les débats politiques télévisés et l’invention du « contradicteur »

Tout au long des années 1970, les débats politiques à la télévision se font plus
nombreux et se rapprochent des standards anglo-saxons, tout en restant retenus dans leur mise
en scène. A l’ORTF, après 1968, les choses évoluent très lentement. Au discours sur la
« nouvelle société » de Chaban-Delmas à l’assemblée nationale du 16 septembre 1969
succède la nomination de Pierre Desgraupes à la présidence de la deuxième chaîne, le 28
septembre 1969. Ce personnage emblématique de Cinq Colonnes à la une, intègre des recrues
de la presse écrite se réclamant des valeurs de leur « indépendance » : Olivier Todd du Nouvel
Observateur, François-Henri de Virieu spécialiste des problèmes d’agriculture au Monde,
Michel Bassi du Figaro. Attaqué par la « vieille garde » gaulliste qui voit en lui un adversaire,
il se défend en proposant une définition de l’objectivité dans son métier : celui qui, par
l’exhaustivité de son travail, sait mécontenter tous les bords politiques et ne peut donc être
affilié à un parti2 6 0 .

Une mise en scène du pugilat politique. A partir de février 1970, et à l’instigation de


Pierre Desgraupes, A armes égales de Michel Bassi et Alain Duhamel secondés par André
Campana systématise le procédé de confrontation de deux personnalités politiques. La mise
en scène élaborée traduit une mutation du genre : les journalistes inventent des dispositifs
spectaculaires leur permettant, d’une part, de conquérir une certaine autonomie vis-à-vis du
politique et, d’autre part, de conserver une audience forte face aux autres médias. Aussi le
débat d’A armes égales est-il précédé de deux films brefs préparés par chacun des candidats et
suivi d’un sondage d’opinion et des questions posées en direct aux duellistes par des
téléspectateurs choisis par la SOFRES. Le principe de la confrontation des leaders développé
par A armes égales produit une recette inédite : la presse écrite commente désormais
fréquemment un événement politique ayant eu lieu à la télévision. Les émissions Les trois
260Cité par Jérôme BOURDON, Op. Cit., p. 116.

148
vérités sur la première chaîne, et Actuel II sur la deuxième chaîne, reprennent peu ou prou le
même dispositif2 6 1 . A partir de 1977, l’émission mensuelle Cartes sur tables animée par Alain
Duhamel et Jean-Pierre Elkabbach met le questionnement journalistique au centre du
dispositif télévisuel. La scène de Cartes sur tables est composée d’un studio noir, d’une table
de petite taille « à portée de gifles » en forme de triangle, dont deux des trois côtés sont
occupés par des journalistes. L’épure de la mise en scène met en avant le « jeu de cartes » de
l’échange diffusé ; jeu de « cartes » entre joueurs aux chances supposées égales, dans un jeu
égalitaire qui laisse supposer que les animateurs de l’émission ne sont plus faire-valoir ni
médiateurs mais libres interrogateurs. Les leaders des principaux partis s’empressent
désormais de répondre aux invitations, adaptant leurs messages aux contraintes du média et
des dispositifs construits par les hôtes.

La création du Grand Jury RTL-Le Monde . La radio investit également la formule


du Face à la presse avec Le Club de la presse d’Europe 1 en 1976, concurrencé en 1979 par
Face au public de Gilbert Denoyan sur France Inter. Par un effet de concurrence, RTL
inaugure en 1980 le Grand Jury RTL-Le Monde. L’alliance de la station luxembourgeoise et
du quotidien vespéral sonne comme une provocation aux oreilles du pouvoir giscardien. Le
Monde est alors étiqueté « à gauche », comme prenant fait et cause pour le Parti Socialiste de
François Mitterrand. Qui plus est, il soutient une campagne de presse soutenue contre Valéry
Giscard D’Estaing et sa corruption supposée dans « l’affaire des diamants » qui le lie au
dictateur centrafricain Bokassa. Aussi, l’existence du Grand Jury-RTL apparaît comme une
mauvaise nouvelle pour le gouvernement, d’après le témoignage de la directrice du service
politique de RTL, Michèle Cotta. Le porte-parole de l’Elysée aurait appris la naissance
programmée du Grand Jury dans un dîner mondain, et aurait aussitôt regretté publiquement
que le « quotidien des diamants » soit doté d’une tribune radiophonique2 6 2 .

La « décennie Mitterrand » et la libéralisation de l’audiovisuel. L’arrivée au


pouvoir de François Mitterrand va favoriser sur deux points cette évolution. D’une part, le
nouveau chef de l’État libéralise considérablement l’audiovisuel. Il autorise la publicité sur la
bande FM, puis formalise la distance entre la télévision et l’État via la création de la Haute
Autorité. D’autre part, de nombreux professionnels de l’audiovisuel confondent le pouvoir
d’État avec la droite pour n’avoir connu que la droite au pouvoir, et projettent sur François
Mitterrand le fantasme d’un chef d’Etat libéral et permissif. Face à un gouvernement de

261Jean-Noël JEANNENEY (dir.), Op. Cit., p. 447.


262Michèle COTTA, Les miroirs de Jupiter, Paris, Fayard, 1986, p. 43.

149
gauche, ces journalistes doivent conserver leur regard critique, tout en renouvelant leur
registre. La gauche au pouvoir est une affaire nouvelle pour des commentateurs qui n’ont eu
pendant quarante ans que la droite en face d’eux et qui, « habitués à se mesurer à un pouvoir
de droite, avaient fini par confondre la droite et le pouvoir »2 6 3 . Plusieurs professionnels vont
trouver la solution à ce problème en adoptant la posture du journalist anglo-saxon, dont la
rhétorique d’« indépendance » est particulièrement adaptée à cette nouvelle donne politique.

Les nouveaux animateurs de débats politiques, une « élite des journalistes » ?

Un changement de génération. Ceux qui développent, à partir de 1981, de nouveaux


concepts d’émissions politiques à la télévision sont issus pour la plupart de cursus
d’excellence qui les auraient naturellement conduits, vingt ans plus tôt, à travailler dans la
presse écrite. Ils investissent le terrain politique à la télévision en poursuivant l’innovation
engagée par la génération précédente, en perfectionnant les technologies de mise en scène du
débat et de l’opinion publique au nom de laquelle on débat. Une des pistes consiste à s’assurer
une maîtrise approfondie des dossiers sur lesquels ils se préparent à interroger les politiques.
Anne Sinclair, Christine Ockrent, François-Henri de Virieu ou François de Closets s’entourent
dans leur mise en scène à la fois d’« experts » et de personnalités politiques. Ces personnalités
sont chargées de développer un débat où la parole politique, confrontée à des spécialistes des
dossiers traités, se trouve poussée à expliciter et à décrire du plus fidèlement qu’elle le peut la
réalité de son action. Créée en mai 1982 sur Antenne 2 par François-Henri de Virieu, L’Heure
de vérité développe une dramaturgie de l’épreuve, entre convocation judiciaire et examen
médical. L’interview par trois journalistes – dont systématiquement à partir de mai 1983,
Alain Duhamel et Albert Du Roy – scande le débat entrecoupé par les questions des
téléspectateurs grâce à SVP 11-11 et, à partir de juin 1985, du sondage instantané via l’outil
télématique Minitel par lequel un panel de téléspectateurs réagit au propos de l’invité et porte
un jugement final sur sa prestation. Même si les personnalités invitées n’ont pas grand-chose à
craindre de la convocation, qui se termine toujours par une présentation favorable de l’invité,
l’émission est suivie par un public conséquent. Une de ses innovations les plus remarquables
est de mettre en scène, à quelques reprises, une présentation vidéo des « personnes
ordinaires » qui posent des questions aux invités2 6 4 .

263 Jérôme BOURDON, Op. Cit., p. 86.


264
Cf. Erik NEVEU, « » L’Heure de Vérité » ou le triangle de la représentation », Mots. Les langages du
politique, n°20, 1989, p. 57-74.

150
La mise en scène de l’opinion un jeu politique. La représentation des acteurs
ordinaires dans ces émissions se traduit systématiquement par des dispositifs technologiques.
Le rôle des metteurs en scène à la télévision du débat politique est de mettre en scène les
dernières innovations technologiques d’une science audiovisuelle qui, du câble au satellite en
passant par la VHS et le télétexte, fait partie sinon de la vie quotidienne, du moins de la vie de
la télévision et donc de la sphère sociale dans laquelle évoluent ses professionnels. Surgissent
donc sur les écrans ces diverses formes de l’opinion publique que sont le témoignage
enregistré par vidéo, le sondage en direct par minitel, l’échantillon représentatif recruté par
téléphone etc. La représentation de cette « société civile » fonctionne de fait comme un jeu de
marionnettes où le commentateur fait apparaître les représentations de l’opinion publique sans
qu’il soit forcément possible de comprendre la logique de ces apparitions / disparitions 2 6 5 . Les
politiques présents dans ces mises en scène tiennent alors le beau rôle, et disqualifient sans
peine ces manifestations virtuelles de l’opinion publique que sont le panel, le témoignage ou
le sondage. L’« opinion publique » produite par les journalistes est trop ouvertement
synthétique, trop facilement réductible à un artefact pour constituer un argument décisif dans
la confrontation au politique. L’essentiel, dans les débats qui opposent ces nouveaux
entrepreneurs de la télévision politique aux responsables politiques de leur époque, réside
dans la virtuosité formelle et intellectuelle entre personnalités. Au point que « l’opinion
publique » apparaît comme un élément parmi d’autres, une botte rhétorique employée par les
journalistes pour se grandir face à la légitimité partisane et élective des responsables
politiques2 6 6 .

Une transformation du paysage audiovisuel.

Entre 1982 et 1987, le paysage télévisuel passe d’une situation de monopole public
peu financé par la publicité à une télévision publique minoritaire dans un paysage où la
publicité finance la majorité des programmes. Le 29 juillet 1982, la loi sur la communication
audiovisuelle supprime le plafond de 25% de recettes publicitaires imposé à la télévision
publique : cette loi, qui permet d’éviter une augmentation de la redevance, permet de fait aux
patrons de TF1 et d’Antenne 2 de financer leur concurrence par le doublement des recettes

265
Cf. Patrick CHAMPAGNE, Faire l'opinion. Le nouveau jeu politique, Paris, Minuit, 1990.
266 Cf. Eric DARRAS, L’institution d’une tribune politique. Genèse et usages du magazine politique de
télévision, Doctorat de sciences politiques de l’Université de Paris 2, soutenu le 14 janvier 1998, sous la
direction du Professeur Jacques Chevallier.

151
publicitaires2 6 7 . Malgré la loi du 17 janvier 1989 renforçant les pouvoirs de contrôle de
l’autorité de tutelle2 6 8 à l’égard des chaînes privées, le secteur public de télévision français est
minoritaire dans le nouveau paysage télévisuel : deux chaînes sur six. Cette situation ne
suffirait pas en elle-même à expliquer la nouvelle politique des chaînes au cours des années
1980 vis-à-vis du débat politique. Il s’agit de considérer que la « course à l’audience » ne
débute pas avec la privatisation. Entre 1974 et 1983, la part des variétés dans le temps de
diffusion, toutes chaînes confondues, passe de 5,6% à 18,2%. En 1983, les retransmissions de
théâtre et de musique ne représentent déjà plus que 1,3% de l’offre d’écoute. Aussi, lorsque
les quatre chaînes privées mettent en place leurs stratégies très agressives d’embauche des
animateurs-vedettes2 6 9 , les chaînes de service public s’engagent à leur tour dans une démarche
d’investissement, et en viennent à dépendre majoritairement de la publicité. En 1989, alors
que les feuilletons et les séries télévisées s’élèvent à 20,2% de son temps de diffusion, la
publicité de marque pour Antenne 2 représente 56,7% de ses ressources, alors que la part de la
redevance s’établit à 33,4%2 7 0 .

Une libéralisation des rédactions. Ce changement de modèle économique, qui


s’accompagne d’un changement d’une ampleur semblable sur les chaînes de radio 2 7 1 , a pour
conséquence une évolution des mentalités au sein des rédactions. le développement des
budgets publicitaires pour la télévision, et ceux engagés pour créer de grands « shows à
l’américaine » modifient le paysage télévisuel. Ils contribuent à développer dans les
rédactions un « nouvel esprit du capitalisme », dans lequel les valeurs d’autorité, de hiérarchie
et d’exactitude héritées de l’ère industrielle des années 1950-1960 tendent à s’effacer au profit
de constructions « par projet », elles-mêmes soumises au projet fluctuant des entreprises 2 7 2 .
267Le 6 décembre 1983, une convention entre l'État et l'agence Havas permet la concession à l'agence Havas de
la chaîne à péage Canal Plus. Les 4 et 16 janvier 1985, François Mitterrand annonce la création de chaînes
privées. Le 30 septembre 1986, la loi relative à la liberté de communication annonce officiellement la
privatisation de TF1. Le 23 février 1987, la Commission Nationale de Communication et Libertés (CNCL)
réattribue la Cinq au groupe conduit par Robert Hersant et Silvio Berlusconi, et TV6 (qui devient M6) à la CLT.
Cf. Fabrice D'ALMEIDA et Christian DELPORTE, Histoire des médias en France, Paris, Flammarion, 2003, p.
262.
268Désormais le CSA, qui remplace la CNCL. Cf. Jérôme BOURDON, Op. Cit., Chronologie.
269L'inflation des salaires des animateurs débute lorsque la plupart des animateurs-vedettes de TF1 (Patrick
Sabatier, Patrick Sébastien, Stéphane Collaro, Marie-France Cubadda) partent sur la Cinq – qui décuple leur
salaire – à la rentrée 1987, après la privatisation. Tous reviennent quelques mois plus tard, se voyant proposer
des salaires encore supérieurs. Sur cet épisode Cf. Pierre PÉAN et Christophe NICK, TF1, un pouvoir, Paris,
Fayard, 1997.
270Cité par Fabrice D'ALMEIDA et Christian DELPORTE, Histoire des médias en France, Paris, Flammarion,
2003, p. 263.
271Les radios locales privées, autorisées « sans publicité » par la loi du 9 novembre 1981, sont autorisées par la
loi du 1er août 1984 à se financer par la publicité.
272Sur le discours dominant des années 1990 mobilisant les cadres d'entreprise en promettant
« l'épanouissement personnel par la multitude des projets », Cf. Luc BOLTANSKI et Eve CHIAPELLO, Le
Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 139-154.

152
De ce point de vue, l’intervention de la parole politique à la télévision perd de son caractère
solennel et sacré. Dans ce contexte, « l’émission télévisée » ne se conçoit plus comme l’usage
que l’État fait du monopole qu’il exerce sur les ondes. Elle n’est plus même le fruit d’un
compromis entre ce monopole et le droit des professionnels de télévision à façonner leurs
émissions. Elle devient un compromis entre les projets des professionnels et les contraintes
d’une économie capitaliste aux capitaux et à la clientèle mobiles, tandis que les sanctions du
marché s’exercent avec une sévérité que n’auraient pas désavouée les censeurs de feu
l’ORTF.

Entre politique et intimité : les horizons du débat télévisé des années 1980

Ces transformations de la structure de l’audiovisuel français expliquent en grande


partie de basculement de la mise en scène du débat politique à la télévision. De plus en plus
nettement, le dispositif inquisitorial construit par les journalistes de télévision n’a plus pour
objet le programme de l’invité, mais sa personnalité, son intimité. Un des ressorts essentiels
de cette mutation est la volonté affichée de Hervé Bourges, nommé président de TF1 en 1983,
de concurrencer Antenne 2 par des procédés agressifs de captation d’audience, qui conduit
TF1 – quelques années avant sa privatisation – à adopter une politique agressive de captation
d’audience2 7 3 . C’est le cas de Sept sur Sept qui démarre en 1982. L’émission est reprise en
1984 par Anne Sinclair et s’impose à cette occasion comme un « magazine politique ».
Pourtant, son dispositif est construit sur la mise en avant d’une personne célèbre, qui vient
commenter une éphéméride d’images de la semaine. Aussi, lorsqu’un politique vient
commenter ces images, la comparaison s’impose entre sa prestation et celle de l’acteur ou du
comique qui l’a précédé le dimanche d’avant. Cette orientation du face-à-face politique se fait
plus flagrante avec Questions à domicile, créée par Anne Sinclair et Pierre-Luc Séguillon le
26 mars 1985. L’originalité de ce nouveau rendez-vous politique tient à ce qu’il assume
délibérément le caractère intimiste de son dispositif. L’émission se propose de faire découvrir
une personnalité soigneusement mise en scène dans son cadre et sa vie privée, puis de
soumettre le résultat au verdict de « l’opinion publique ». Après une visite du salon, de la
bibliothèque et des disques de l’invité, se succèdent un portrait, un entretien et un sondage
SOFRES – lesquels tendent à prouver que la prestation de l’invité dans l’émission l’a rendu

273L'obsession de concurrencer Antenne 2 traverse le livre -témoignage d'Hervé Bourges, et particulièrement le


chapitre intitulé « initiatives », où il décrit les innovations rédactionnelles qu'il soutient dans un contexte où TF1
est tenue en échec par Antenne 2 sur le terrain de l'audience et de la notoriété. Cf. Hervé BOURGES, Une chaîne
sur les bras, Paris, Seuil, 1987. p. 77-100.

153
plus sympathique aux spectateurs2 7 4 . L’émission la plus symptomatique du genre est animée
par Guillaume Durand sur La Cinq à la fin de 1991. Intitulée Les Absents ont toujours tort,
l’émission filme un débat grandiloquent et confus dans un décor imitant la Chambre des
Communes anglaise, qui provoque le scandale à l’Assemblée nationale 2 7 5 . Le fait est que, loin
de renforcer le politique dans son rôle et sa légitimité, ce type d’émission construite sur le
mélange des genres tend à créer chez le public un sentiment de frustration. Signe lisible d’un
malaise diffus mais palpable : en 1987, un sondage montre que 66% des personnes interrogées
indiquent ne pas ou peu s’intéresser aux émissions politiques. Tandis que les émissions
politiques traditionnelles sont confrontées à une baisse tendancielle de leur audience, les
émissions de divertissement se mettent à accueillir les invités politiques.

La concurrence des « talk-shows » gagne l’information politique. Au tournant des


années 1990, alors que les grandes émissions politiques reculent ou se réfugient à la radio, le
discours politique investit d’autres émissions traditionnellement dévolues au divertissement,
au témoignage et à la culture2 7 6 . Ces émissions, importées de la télévision américaine suite au
succès du talk-show d’Oprah Winfrey2 7 7 , sont structurées en « séquences », courtes séances
de dialogue entre des invités et l’animateur charismatique qui constitue le pivot de l’émission.
Ces dialogues sont précédés et suivis par des reportages, des extraits de films ou des
chansons. Les « talk-shows » coûtent peu, rapportent beaucoup. Ils attirent les téléspectateurs
et offrent aux responsables politiques la possibilité d’intervenir dans un espace à la fois très en
vue, car suivi par une nombreuse audience, et dépolitisé. Sa présence seule suffit à
promouvoir son image et son nom auprès de publics qui ne suivent pas les émissions
politiques, et on n’aborde pas de questionnements politiques dans ces émissions 2 7 8 . De fait, le
caractère apolitique de l’émission implique que la ou le responsable politique y est traité
comme une marchandise comme une autre, ce qui pose à l’ensemble de la profession politique
des problèmes de crédibilité.

Ce décalage entre l’offre d’émission politique et la situation française est d’autant plus
274
Cf. Philippe AGUINALIN, « Questions à domicile » : monographie d'une émission politique de la télévision
des années quatre-vingt, 1985-1989 », mémoire de DEA d'Histoire du XXe siècle dirigé par Jean-Noël
JEANNENEY ; Paris, IEP, 2001.
275Sur la mise en scène de l'émission et ses implications sémiologiques, Cf. Eric DARRAS, « Un paysan à la
télé. Nouvelles mises en scène du politique », Réseaux, n°63, Paris, CNET, 1994, pp. 75-100.
276Sur la diversité des arènes « mosaïques » apparues au cours des années 1990, Cf. Bastien FRANÇOIS et Érik
NEVEU (dir.), Espaces publics mosaïques, acteurs, arènes et rhétoriques des débats publics contemporains,
Rennes, PUR, 1999.
277La présentatrice afro-américaine Oprah Winfrey anime depuis 1986 le talk-show « The Oprah Winfrey
Show », généralement reconnu comme le succès fondateur du talk-show.
278
Cf. Erik NEVEU, « De l'art et du coût d'éviter la politique », Réseaux n°118, 2002-3, p. 95-134.

154
gênante que la France entre dans une ère de sa politique où les décisions politiques s’appuient
sur des dossiers d’une complexité croissante. La libéralisation accélérée des échanges
marchands, l’intégration dès 1986 de la France dans l’Union Européenne conduit à des
bouleversements politiques majeurs. Un chômage de masse structurel, une désaffiliation
politique croissante, l’effacement du Parti Communiste accentuent l’effacement des repères
traditionnels dans lesquels les électeurs voyaient évoluer depuis l’après-guerre leur paysage
politique. Dans ce contexte, l’offre de programmes politiques à la télévision se résume hors
échéances électorales à un dilemme. D’une part, des émissions « de dossier » où les
journalistes politiques interrogent les élus sur leurs dossiers sans faire de référence autre
qu’abstraite à « l’opinion publique ». De l’autre, des émissions dont le dispositif tend à rendre
sympathique le personnage politique, sans que son rôle dans les affaires publiques n’y soit
explicité.

9.3. Des années 80 à nos jours

9.3.1. La nouvelle direction du Monde affiche son indépendance

La nouvelle direction du journal est élue sur un projet de relance. En échange d’un
plan d’embauche, d’une relance du journal axée sur une nouvelle formule et la création d’un
site Internet, le nouveau directeur demande un profond changement de l'architecture du
quotidien qui implique la construction d'un groupe de presse, aujourd'hui le groupe La Vie-Le
Monde. Sous sa direction, une nouvelle formule du quotidien est lancée en 1995, et permet de
relancer les ventes. La même année, le quotidien vespéral inaugure sa présence sur Internet.
Dix ans plus tard, le 7 novembre 2005, il publie une nouvelle « nouvelle formule », qui
reprend les principes avancés par la nouvelle formule précédente de séparation radicale des
faits et des commentaires2 7 9 . Quel rôle cette nouvelle direction souhaite-t-elle faire jouer aux
débats publiés dans ses colonnes ? Les précédentes étapes du récit sur l’histoire du journal
laissent apparaître un lien étroit entre la mise en scène des contributions extérieures et la mise
en avant de « l’indépendance » des rédacteurs. Le quotidien de Beuve-Méry adoptait une
position sur l’OTAN, l’URSS puis la guerre d’Algérie en partie par la mise en scène
d’illustres collaborateurs. Sous la présidence de Jacques Fauvet à partir de 1969, les débats
sont plus disséminés. L’accusation de partialité argumentée par le livre de Michel Legris en

279 Sur la fréquence des « nouvelles formules » de la presse française des années 1990, Cf. Nicolas HUBE,
Décrocher la « Une », Strasbourg, PUS, 2008.

155
1976 contribue à les rassembler. Depuis, la forte tendance du journal à organiser son
traitement de l’information sur l’actualité la plus immédiate provoquait régulièrement des
conflits entre les pages « idées » situées au début du journal, et le traitement des informations
urgentes.

Restaurer les signes de l’impartialité

Dans ce récit de la période la plus contemporaine de l’histoire du journal, le choix de


la nouvelle formule du quotidien pose la séparation des faits et des commentaires au centre de
son dispositif. Cette séparation offre de fait une place instituée aux pages « Horizons » et
« Débats », assurant une certaine « indépendance » au journal dans lequel les commentateurs
peuvent écrire quel que soit la mise en scène voulue par les journalistes. Cette indépendance
financière et organisationnelle du journal laisse pourtant entier le problème que doit résoudre
Hubert Beuve-Méry après la guerre, c’est à dire d’assumer, notamment via les pages
« Débats », son indépendance politique par la mise en scène de sa liberté de parole. Lorsque
Jean-Marie Colombani est élu à la tête du quotidien le 4 mars 1994, son projet de
transformation de l’organisation et de la mise en page du journal se fait dans un relatif
consensus. Le nouveau directeur, tout en dressant un bilan financier préoccupant de la
situation du journal, se propose d’en redresser les finances. Sa stratégie, qu’il expose devant
les administrateurs des sociétés de personnel le 18 février 1994, puis devant les représentants
de l’ensemble des associés le 25 février consiste à « rendre au journal son statut de quotidien
de référence, élitiste et en avance sur l’actualité ». Cette stratégie est ensuite explicitée dans
un éditorial qu’il publie le jour de sa prise de fonction, où il présente son souhait de rétablir le
quotidien dans ses « deux exceptions » : « Celle, intellectuelle, d’un journal de journalistes,
peu complaisant envers les pouvoirs quels qu’ils soient. Et celle, sociale, d’une entreprise
dont l’actionnariat est ouvert au personnel, et où les salariés jouent un rôle décisif. Deux
exceptions qui évidemment n’en font qu’une, se garantissent et se confortent l’une et l’autre
autour d’un objectif : l’indépendance, la liberté »2 8 0 .

Cette profession de foi, qui tend d’une part à rassurer les salariés d’un quotidien
effrayés par l’éventualité d’un plan social, envoie des signes aux lecteurs et aux premiers
d’entre eux, les journalistes : Le Monde de Jean-Marie Colombani renouera avec le rôle de
défenseur de l’exercice du pouvoir de la presse institué par Hubert Beuve-Méry. Dans les
faits, cette volonté de promouvoir l’exercice du journalisme comme un pouvoir offensif,
280 Jean-Marie Colombani, cité par Patrick EVENO, Op. Cit., p. 76.

156
indépendant et cohérent passe d’une part par la réorganisation de l’organigramme de la
rédaction, et d’autre part par la mise en place d’une nouvelle maquette du journal, dont le
premier numéro sera mis en vente le à l’occasion du cinquantième anniversaire du journal.

La nouvelle formule, strictement structurée au service d’un projet


capitalistique

Dès l’automne 1994, l’équipe de la direction du journal lance une série de


manifestations pour commémorer le cinquantenaire du journal. Ces manifestations offrent
l’occasion de situer l’action de la nouvelle direction dans le prolongement de celle d’Hubert
Beuve-Méry. Pourtant, le lancement de la « nouvelle formule » du journal le 9 janvier 1995
va mettre au jour de nombreuses différences entre les principes éditoriaux du père fondateur
et celle de son directeur nouvellement élu. La première d’entre elles consiste en la hiérarchie
de l’information, désormais permise par le renforcement de la rédaction en chef centrale 2 8 1 .
Celle-ci est formalisée dans la maquette du journal par une stricte division de l’information en
« séquences ». Chaque « séquence » (International, France, Culture etc.) se voit attribuer un
nombre de pages, dans laquelle elle doit comprimer l’information du jour. Cette division offre
du quotidien l’image d’un journal fort, doté d’une vision claire de l’actualité, domestiquant
l’information dans des cadres imposés par lui.

Une séparation nette des faits et des commentaires. La volonté de séparer


l’information des commentaires et des débats aboutit à la disparition du « bulletin de
l’étranger », l’éditorial non signé qui engageait la rédaction sur un fait de l’actualité
internationale. La pratique des « tribunes libres », précédemment dispersées dans le journal en
fonction des sujets qu’elles abordaient, n’est pas non plus reconduite. L’espace imparti aux
débats se trouve regroupé au milieu du journal. La séquence « Horizons » regroupe un grand
article d’une page, suivi d’une ou deux pages d’éditoriaux et de débats regroupés dans un
espace, nommé « analyses » si ces articles sont le fait de journalistes de la rédaction, ou
« Débats » s’ils engagent un collaborateur extérieur2 8 2 . Avec la séparation du quotidien en
« séquences », la séparation de l’information et des « débats » illustre la volonté de la
nouvelle équipe de développer une « information neutre », et permet à Jean-Marie Colombani

281Au cours de l'année 1994, Jean-Marie Colombani supprime la gestion décentralisée du journal par les chefs
de rubrique. Il lui substitue un organigramme de décision où la rédaction en chef centrale conserve l'initiative.
Cf. Cf. Pierre PEAN, Philippe COHEN, La Face cachée du Monde, Paris, Plon, 2003.
282 Les anciennes pages « idées » sont donc rebaptisées « Débats », et regroupée dans une partie du journal qui
accueille différents modes d’engagement sur l’actualité.

157
de s’approprier l’héritage symbolique du fondateur du journal. A ce titre, le geste d’installer la
« nouvelle formule » du quotidien dans la cinquantième année de sa création peut apparaître
comme facilitant la mise en scène de cet héritage.

Un nouvel esprit du capitalisme. Cependant, cette appropriation ne s’effectue pas


dans le même contexte, ni, partant, avec les mêmes moyens que ceux dont a profité Hubert
Beuve-Méry en son temps. En 1944, le journal est confronté, comme aujourd’hui, à des
problèmes de concurrence et des difficultés de trésorerie. Cependant, ces difficultés
s’inscrivaient dans le contexte d’un esprit du capitalisme 2 8 3 obéissant à une logique
industrielle : un bon produit est alors un produit fiable, efficace. Le fondateur du journal
fondait alors sa stratégie de fonctionnement sur la création continuée d’un tel produit, et le
caractère durable de cette situation lui permettait d’épargner les bénéfices en prévision des
incidents de parcours. Le compromis entre les logiques de distanciation et d’engagement
existant dans le journal constitue autant le signe du « mieux disant »2 8 4 du journal, qu’une
marque de fabrique immuable incitant à la confiance. En 1995, la démarche de Jean-Marie
Colombani, qui affirme vouloir renouer avec l’héritage du père fondateur du quotidien,
s’inscrit dans un contexte de crise du capitalisme, qui engage les acteurs dans des stratégies à
court terme par absence d’un solide « esprit » de référence. A ce titre, le directeur du Monde
est amené à s’engager dans une démarche commerçante bien plus soutenue que son
prédécesseur. Il est donc nécessaire de prendre en considération la part d’opportunisme
marchand dans la lecture des choix éditoriaux du journal, notamment ceux portant sur les
pages « Débats » au cours des épreuves politiques traversées par le jeu politico médiatique
français entre 2004 et 2006.

9.3.2. Le politique s’adapte aux évolutions de la télévision française

Aux commentaires sur l’évolution de la télévision française, il est en général de bon


ton d’ajouter un paragraphe nostalgique sur la disparition des débats politiques. Prenant pour
un instant la posture d’Habermas sans s’encombrer de sa rigueur, l’auteur s’invente alors un
« âge d’or » de la discussion politique, où la « mise en avant des arguments » constituait
l’outil d’émissions portant les téléspectateurs au « choix éclairé ». Cet édifice, érigé à grands

283 Sur la notion d'« esprit du capitalisme », et sur les différences entre les logiques entrepreneuriales des années
1950-1960 et celles ayant cours aujourd’hui, Cf. Luc BOLTANSKI, Eve CHIAPELLO, Le nouvel Esprit du
capitalisme, Paris, Gallimard, 2001.
284Pour une description de la fabrication du Monde comme quotidien d'élite, Cf. Jean-Gérard PADIOLEAU. Le
Monde et le Washington Post. Précepteurs et Mousquetaires, Paris, PUF, 1985.

158
traits, n’est en général mis à contribution que pour écraser, par un effet de contre-plongée, la
« tyrannie de la communication »2 8 5 que l’organisation actuelle de la télévision fait subir à
tous ses intervenants, de l’acteur politique au journaliste en passant par le téléspectateur. Cette
argumentation est un lieu commun de la critique politique des débats télévisés, dont le
moindre exploit n’est pas de masquer la complaisance mutuelle avec laquelle se traitent les
intervenants des débats de l’ex-ORTF. Cette critique ne semble d’ailleurs conçue que pour
abonder le désarroi d’une grande partie de la classe politique et des professions intellectuelles
françaises vis-à-vis de sa télévision. Dirigée enfin contre « les journalistes de télévision », elle
évite souvent de désigner les puissants responsables de cette situation. Les différents
responsables politiques ont conservé aussi longtemps que possible le monopole sur la
télévision d’Etat, puis l’ont en quelques années transformé en une « machine à imprimer de
l’argent », se débarrassant même toute garantie sur l’utilisation ultérieure qui en serait faite.

Les débats politiques télévisés se sont adaptés à cette nouvelle donne. L’intervention
dans ce domaine d’un capitalisme aux pouvoirs étendus a confronté le couple « personnalité
politique » versus » journaliste contradicteur » à son isolement vis-à-vis des attentes du
public. Une première partie de cette histoire décrit à grands traits la disparition progressive de
cette mise en scène, apparue après-guerre aux Etats-Unis et importée en France dans les
années 1960 et 1970. Quelques exemples de ces « tribunes » subsistent, même si leur
diffusion dans des télévisions spécialisées tient plus de la retransmission télévisée d’une
émission de radio que d’une émission pensée pour un public de télévision. Un second moment
de l’exposé suit les pistes parcourues par les entrepreneurs de débats télévisés. Le personnage
du politique est ainsi mis, comme dans Mots Croisés au centre de l’émission tandis que le
journaliste politique se décale pour laisser les interventions du « quidam » rythmer la
discussion. Un dernier moment de ce récit prend pour focale un moment de « crise
politique », l’élection du leader d’extrême droite Jean-Marie Le Pen au second tour du scrutin
présidentiel de 2002 ; critiqués pour leur couverture de l’actualité politique, les journalistes de
la télévision publique répondent pas la nécessité de reprogrammer des débats.

285 L’exemple emblématique de ce discours, rédigé par un auteur dont les publications successives ont fait de ce
discours un florissant succès d’édition, se retrouve entre les pages du livre d’Ignacio Ramonet consacré à
l’évolution des mass médias ces trente dernières années. Cf. Ignacio RAMONET, La Tyrannie de la
communication, Paris, Galilée, 2000.

159
Les débats politiques disparaissent des « prime-time »

La fin des années 1980 est un moment de crise pour les émissions politiques.
Habituées à un statut à part, conquis depuis vingt ans par une suite de compromis avec le
pouvoir politique à la fois intervenant et propriétaire des ondes, elles sont subitement
confrontées à une forte exigence d’audience. Celles qui sont programmées en prime-time sont
mises en concurrence directe avec des émissions de divertissement, tandis que les directeurs
de chaîne les somment de rassembler le public. La majorité d’entre elles disparaît, ou se
trouve reléguée dans des espaces confidentiels. L’émission Questions à domicile s’arrête en
1989, remplacée par Le Point sur la table, plus classique et diffusée plus tard. L’Heure de
vérité est d’abord déplacée en deuxième partie de soirée en janvier 1990, puis diffusée le
dimanche midi à partir de la rentrée 1991, et supprimée enfin en 1995. Les prestations
classiques de « l’interview politique sur dossiers » semblent frappées de discrédit, comme le
confirme, le 5 mars 1992, le piètre score du Grand Débat organisé par TF1 pour la campagne
des élections régionales. La disparition de Sept sur Sept est plus conjoncturelle. En 1997, à la
nomination de son mari Dominique Strauss-Kahn au ministère de l’Économie, des Finances et
de l’Industrie, Anne Sinclair supprime l’émission et devient directrice générale d’e-TF1, la
filiale Internet du groupe. Sur le même créneau horaire, TF1 programme 19h00 dimanche,
une interview politique sur le même modèle présentée par la journaliste politique Ruth
Elkrief. A la même heure, France 2 programme Vivement dimanche prochain animée par
Michel Drucker – un prolongement de l’émission Vivement dimanche qui reçoit régulièrement
des personnalités politiques pour converser sur un ton badin de leurs goûts, de leur parcours,
en compagnie de stars du show-biz2 8 6 . En juin 2000, l’émission d’Elkrief est remplacée par un
magazine d’information. Comme le note un journaliste politique, « Je pense que si Ruth
Elkrief a arrêté son émission c’est parce que TF1 a considéré que à cette heure-là, après le
succès continu de 7 sur 7 pendant une dizaine d’années, il n’y avait plus d’espace pour faire
vivre une émission comme ça avec un niveau d’audience qui était celui qu’exige TF1, c’est à
dire le dimanche soir 5 millions de téléspectateurs »2 8 7 .

Une offre de télévision politique segmentée. Les émissions politiques de type Face à
la presse restent présentes dans les grilles des trois principales radios généralistes que sont

286Sept millions de téléspectateurs assistent à l'émission d'octobre 1999 consacrée à Martine Aubry. Source :
Jean-Noël JEANNENEY (dir.), Op. Cit., p. 450.
287Entretien avec Jean-Michel Aphatie, le 21 décembre 2005. Les trente derniers numéros de l'émission de Ruth
Elkrief enregistrent une audience moyenne de 3.500.000 téléspectateurs – source L'Humanité « Médias
Télévision », 23 juin 2000, p. 24.

160
France Inter, Europe 1 et RTL. Celles-ci développent progressivement des partenariats avec
les chaînes de télévision thématiques, qui empruntent le câble et la technologie satellitaire 2 8 8
pour compléter l’offre télévisuelle. Le Grand Jury RTL-Le Monde profite ainsi de la naissance
de LCI, la chaîne d’information en continu de TF1 pour acquérir un support télévisuel. Pierre-
Luc Séguillon resitue le contexte du rapprochement entre RTL et LCI comme un échange de
bons procédés :

« En 1997, soit deux ans après la création de LCI, on s’est rapproché de RTL.
Organiser seul une grande émission politique pour LCI c’était un peu difficile parce qu’on
était au début de la chaîne. On a donc proposé à RTL de se joindre à eux, ce qui était
intéressant pour RTL puisque ça lui donnait une fenêtre sur la télévision. L’émission était
présentée par Richard Hartz »289.

La chaîne câblée prend ainsi progressivement le parti de développer son offre


d’interviews politiques, en accueillant Ruth Elkrief en 2000, pour une émission de débat
politique intitulé Le Club LCI – diffusée en alternance à 20h45 avec 100% politique, émission
de David Pujadas, comblant ainsi le vide d’émission politique laissé par TF12 9 0 . Les
concurrents suivent : après avoir supprimé Le Club de la presse, rendez-vous politique
d’Europe 1 depuis 1976, Jean-Pierre Elkabbach programme Le Grand Rendez-vous sur un
partenariat Europe 1-Le Parisien diffusé sur la chaîne TV5. Plus récemment, le journaliste
Stéphane Paoli de France Inter crée l’émission Le Franc Parler France-Inter-Le Point
diffusé sur la chaîne d’information en continu I-Télévision.

Une exigence croissante d’information politique de la part du public. Cette


évolution de l’information télévisuelle conduit en quelques années à un fort recul de
l’information politique sur les chaînes de télévision généralistes. Hors période électorale,
celle-ci est traitée sur le ton du scandale, de la dénonciation ou de l’information
sensationnelle. Cette évolution a des conséquences mimétiques sur le traitement du fait
politique dans la presse écrite2 9 1 , et a pour conséquence de limiter l’information politique pour
la majorité des électeurs :

288De moins de vingt chaînes en 1990, on passe à une cinquantaine de chaînes thématiques en 1996. Source :
Jean-Noël JEANNENEY (dir.), Op. Cit., p. 218.
289Entretien avec Pierre-Luc Séguillon, 10 février 2006.
290C'est le point de vue développé par Isabelle ROBERTS, dans « LCI occupe le vide laissé par TF1 »,
Libération du 28 septembre 2000, p. 30.
291Pour un exemple du traitement comparé de l'affaire du « sang contaminé » par plusieurs chaînes de télévision
et le journal Le Monde, Cf. Patrick CHAMPAGNE, Dominique MARCHETTI, « L'information médicale sous
contrainte. A propos du «scandale du sang contaminé» », Actes de la recherche en sciences sociales, 1994, no
101-02, pp. 40-62.

161
« La télévision reste le seul instrument d’information et de culture du plus grand nombre –
nous le savons mais il faut ne pas l’oublier ; en dehors de la télévision, pas d’information
et pratiquement pas de culture pour la majorité de nos concitoyens et pas seulement de nos
concitoyens »2 9 2 .

Dans ce contexte, plusieurs professionnels de la rédaction de France 2 sont prévenus


des exigences du public, qui réclame un renouveau des émissions politiques, dans un contexte
français marqué par un fort chômage de masse :

« Je crois qu’il y a eu le sentiment d’un manque terrible, c’est qu’il n’y avait plus d’émission
politique. Fut un temps où il n’y avait pratiquement que celle d’Arlette Chabot. C’était la
seule. Et c’était en deuxième partie de soirée. Donc quand même les enjeux politiques
sont devenus très violents, très forts, et la coupure avec... ils sentaient bien que l’opinion
publique... manifestait son mécontentement de manière parfois brutale, de plus en plus, et
il est apparu quand même aux gens les plus raisonnables que peut-être il faudrait arrêter de
faire de la distraction uniquement, et se remettre à parler sérieusement de politique. Je
pense que c’est apparu quand même comme une espèce d’évidence, notamment via les
courriers adressés à la rédaction ou aux médiateurs, par exemple »2 9 3 .

Cette demande des spectateurs est plus sérieusement entendue à la suite de plusieurs
échéances électorales dont les résultats contredisent les prévisions des responsables du milieu
journalistique et politique. Elle est l’occasion pour plusieurs entrepreneurs de la télévision
politique de mettre en avant leurs compétences pour de nouvelles formes de mise en scène
d’opinion publique.

Les nouveaux débats politiques télévisés, entre information politique et


compassion pour les « usagers »

A partir de 1997, un collectif d’entrepreneurs de la télévision politique développe ce


concept sur France 2. Alain Duhamel, Nathalie Saint-Criq et Arlette Chabot proposent une
émission renouvelée, afin de juguler les pertes d’audience du politique à la télévision. Ici
encore, la date n’est pas innocente : l’année de création de Mots Croisés correspond à celle de
la dissolution de l’assemblée par Jacques Chirac, puis aux élections législatives qui
déclenchent une alternance politique avec un parlement majoritairement composé de
socialistes, et un changement de premier ministre et de gouvernement. Ainsi, les phases de
renouvellement du politique à la télévision correspondent le plus souvent à des phases
d’élection, de crise et de renouvellement politique. Ces situations permettent aux

292Tribune du réalisateur Raoul SANGLAS publiée sur le site Internet de l'OMOS (Observatoire sur les
Mouvements de la Société) le 23 novembre 2002.
293Entretien avec Marcel Trillat, 8 juillet 2005.

162
entrepreneurs politiques de faire la promotion de leurs innovations politiques en arguant d’un
« désir renouvelé » de politique dans la population.

Mots Croisés, une nouvelle émission politique. La nouvelle émission politique Mots
Croisés renouvelle le genre à la rentrée 1997, en proposant à heure de grande écoute un face-
à-face entre « poids lourds » de la politique, agrémenté de reportages et de questions posées
par des spectateurs présents sur le plateau. Cette première émission allie à la fois la tribune
politique, le reportage et la mise en scène de l’émotion suscitée par les sujets relatifs au
politique. Le 29 septembre 1997, la première édition du magazine est diffusée sur Antenne 2
depuis la Bourse du travail, présentée en duo par Arlette Chabot et Alain Duhamel. Elle
oppose Dominique Strauss-Kahn et Edouard Balladur. La scénographie rappelle strictement le
débat présidentiel tel qu’institué depuis 1974 : deux présentateurs de part et d’autre d’une
imaginaire « ligne de touche » organisent le duel entre personnalités de statut semblable, et
d’appartenance politique opposée. Deux détails agrémentent ce sévère dispositif. Des lycéens
de terminale du lycée Carnot posent des questions à Dominique Strauss-Kahn sur les
« emplois jeunes », tandis que quelques reportages sont proposés sur les sujets du débat2 9 4 .
L’émission évolue vite, au fil des mois. Conformément au principe du « talk-show », les
acteurs ordinaires sont bientôt relégués au rang de « public », tandis que leur fonction dans
l’émission – exprimer leur émotion – est investie par des agents de la société dont les
journalistes sont à la fois plus sûrs des performances et assurés des réactions, notamment via
les « produits » qui permettent de les sélectionner. Nathalie Saint-Criq, rédactrice en chef de
l’émission, explique son choix de faire intervenir des acteurs extérieurs au milieu politique
par la nécessité de recréer un lien perdu entre acteurs ordinaires et personnel politique :

« Ça devient impossible de traiter la politique uniquement avec des politiques. D’abord parce
que si on veut ré intéresser les gens à la politique, il faut leur faire comprendre que la
politique c’est tout, c’est les voiles, les crèches, les enfants violents, la colonisation. Il n’y
a pas que les sujets politiques au sens noble... au sens étroit du terme. Donc il faut étendre
le champ du politique, montrer que le politique c’est très large. Deuxièmement, il faut
confronter les politiques à des gens normaux, qui parlent comme tout le monde. Ce n’est
pas poujadiste ce que je dis. C’est dans leur intérêt, c’est dans le nôtre. Si vous mettez un
politique face à quatre journalistes comme faisait Mazerolle, moi je ne vois pas
l’intérêt2 9 5 ».

De 1997 à 2002, l’émission subit ainsi plusieurs modifications de format. La tendance


forte sur cette émission est le fait que les plus importants personnages de la scène politique

294Ainsi, un reportage intitulé « Les Français ont-il meilleur moral ? » se déroule au centre commercial de Paris
Nord II à Aulnay sous Bois, et ouvre la discussion sur « le pouvoir d’achat des français ».
295Entretien avec Nathalie Saint Cricq, 27 mars 2006.

163
française cessent progressivement d’apparaître dans l’émission. Leur espace d’expression
consacré est le journal de 20 heures, et le « talk show » qui leur assure des taux d’audience
introuvables dans un autre espace télévisuel. D’autre part, et concomitamment, l’émission
cesse d’investir les thématiques propres à l’agenda politique, si ce n’est lors des occasions où
aucun journaliste ne parle d’autre chose, comme lors des élections. Mots Croisés continue
d’inviter des personnalités politiques – à la notoriété souvent confidentielle – et les fait parler
de leurs dossiers « de société » : l’avortement, la chasse, le viol etc., en compagnie
d’écrivains, de journalistes et de personnalités ayant investi ces sujets. Si l’émission se
rapproche tendancieusement du talk-show, elle conserve pourtant son aspect « politique » : la
gestion politique des dossiers abordés est développée, contrairement aux talk-shows où le
questionnement politique est explicitement écarté. D’autre part, au cours de cette période, le
volet « information » de l’émission se renforce avec la participation ritualisée des journalistes
de France 2 au volet « reportage » de l’émission, le volet « émotion » se renforce avec une
diminution sensible de la parole politique.

L’élection de 2002, un scandale dans le milieu de l’information politique

Lorsque Jean-Marie Le Pen arrive en seconde position aux élections présidentielles de


2002, l’événement fait figure de scandale et les responsables de l’information politique sont
désignés comme fautifs. En favorisant l’émotion sur l’analyse dans le traitement de la parole
politique, ces professionnels auraient contribué à dissoudre les repères entre candidats
politiques sérieux et agitateurs. Un consensus s’affiche dans les émissions politiques qui
traitent de cet événement, pour que des changements soient conduits en conséquence dans ce
secteur de l’information. L’événement agit comme un scandale, puisqu’il incite chaque
intervenant du débat politique à se remettre dans sa position, à se rapproprier le rôle que la
société lui assigne. Un consensus fait jour pour que les journalistes politiques se remettent à
faire de l’information politique. Olivier Mazerolle, directeur de l’information de France 2 et
ancien journaliste à RTL, construit une émission politique à heure de grande écoute, Cent
minutes pour convaincre, pour recevoir les ténors politiques. En développant l’offre politique,
les journalistes souhaitent ainsi se rapproprier une clientèle éminente que les émissions de
divertissement s’étaient attribuée. Cette évolution a lieu dans un contexte où les émissions
politiques ont disparu de la télévision. TF1 ne programme plus d’émissions politiques. Les
rendez-vous avec les responsables politiques éminents sont désormais diffusés sur les grilles
des radios périphériques, et sur les chaînes câblées qui les filment en partenariat.

164
Entre 2002 et 2005, la concurrence entre Cent minutes pour convaincre et Mots
Croisés sera structurée sur deux points. D’abord, ces deux émissions sont des magazines de la
rédaction de France 2, à vocation d’information politique. Leur grande proximité, qui se
traduit notamment par un va-et-vient de concepts, de thématiques, de moyens matériels et
humains se traduit par une exigence de différenciation plus grande encore. D’autre part, ces
émissions vont redoubler un conflit politique au sein de la majorité. Olivier Mazerolle penche
vite vers Nicolas Sarkozy tandis qu’Arlette Chabot affirme son soutien à la politique de
Jacques Chirac. Aussi, lorsque la rupture sera consommée entre Nicolas Sarkozy et Jacques
Chirac, Olivier Mazerolle sera évincé et remplacé par Arlette Chabot à la tête de l’information
de France 2. Elle reprendra alors le concept de la « grande émission » que son prédécesseur
avait appelé Cent minutes pour convaincre et qu’elle nomme A vous de juger. Elle confie
Mots Croisés à Yves Calvi, animateur d’Europe N°1 et de La Cinquième.

Cette évolution renouvelle le genre du débat politique télévisé « traditionnel » de la


télévision française des années 1980. Les émissions Sept sur Sept, L’Heure de vérité ou
Questions à domicile s’appuyaient sur un dispositif de grandissement du journaliste par des
dispositifs de mise en scène, ou de sondage et d’appels téléphoniques des téléspectateurs.
Elles faisaient du présentateur un personnage grandi par la pluralité des outils télévisuels,
capable de tenir tête aux responsables politiques légitimés, eux, par les suffrages2 9 6 . Les
émissions Mots Croisés, Cent Minutes pour convaincre ou A vous de juger reprennent en
partie ce dispositif, auquel elles ajoutent une exigence pédagogique auprès des responsables
politiques. Les journalistes metteurs en scène de ces débats affirment que le public souhaite
voir des débats sur les questions politiques liées aux problèmes de la vie quotidienne. Dans ce
nouveau format, les débats cessent d’être des discussions entre spécialistes de la politique. Le
journaliste animateur cesse d’opposer à ses invités un contre argumentaire, à la manière d’une
joute oratoire au Parlement. Il se propose de « décrypter », de « faire réagir », de pousser les
invités aux confins de ce qu’ils peuvent fournir comme information « utile », « concrète » aux
téléspectateurs. Ces émissions ne négligent pas le ressort de l’émotion, et demandent
régulièrement à leurs participants d’engager profondément leur « face », leur être intime, dans
les débats en cours. Cette exigence que les invités engagent leur « face » peut également
servir à discréditer les prestations traditionnelles du politique à la télévision, où le visage du
politique doit signifier l’autorité. Cet extrait d’entretien avec la rédactrice en chef de Mots
Croisés, répondant à une question sur ce qui l’a incité à axer son émission sur une approche

296Cet énoncé est un des principaux piliers théoriques de la thèse d'Eric Darras. Cf. Eric DARRAS, Op. Cit.

165
des questions de « société », traduit dans une tonalité émotionnelle cette volonté d’engager
plus profondément les acteurs :

« Toujours la quadrature du cercle, faire rentrer du vivant au musée Grévin. Ca nous a frappés
avec Arlette quand on a fait une émission sur le quinquennat à la salle Wagram. Il y avait
Robert Hue, Hollande, tout le monde. Quand on a ouvert l’antenne pff ! (Elle figure un
masque qui tombe). On pouvait plus les voir. Et le quinquennat, il n’y avait aucun enjeu,
ça avait fait 11-12 (en audience), ça avait embêté tout le monde2 9 7 ».

. Cependant, elles ne se donnent pas elles-mêmes comme mises en scène de l’émotion,


comme théâtre du ressenti. Elles se proposent d’être une aide au choix pour les
téléspectateurs. Elles demandent l’aide des politiques à l’information, dans les domaines qui
relèvent de leur compétence, ou dans lesquels ils peuvent délivrer une parole d’autorité
permettant de savoir dans quel sens souffle le vent politique :

« J’avais demandé au département marketing des études sur les attentes des
spectateurs vis-à-vis des invités de Mots Croisés. Est-ce qu’ils veulent des gens très connus,
ou bien des gens moins connus mais avec une émission qui ferait plus de débats ?
Visiblement, les gens attendent des « barons », de la référence. C’est pas Moatti, c’est autre
chose »2 9 8 .

9.4. Conclusion sur les débats français

9.4.1. Le Monde, au risque d’un traitement fonctionnaliste et


comportemental

Le « quotidien de référence » doit régulièrement résoudre au cours de son histoire le


paradoxe de fournir une information exhaustive, tout en assumant une position sur l’évolution
du monde qui lui conserve une certaine proximité avec son lectorat. Cette situation d’équilibre
fait du journal une publication centrale de la vie politique française. Elle l’expose de fait aux
accusations de partialité, particulièrement dangereuses puisqu’elles mettent en cause la qualité
de l’information produite. Un des moyens de répondre à ces critiques consiste, pour le journal,
à mettre en scène des arguments qui défendent son point de vue, mais formulés par d’autres –
des personnalités morales dont les qualités sont reconnues par des titres fiables. C’est le choix
d’Hubert Beuve-Méry lors de la signature du Pacte Atlantique, lorsque le médiéviste réputé
Etienne Gilson argumente pour refuser l’entrée de la France dans l’OTAN. C’est la stratégie
déployée au cours de la guerre d’Algérie : les « points de vue » d’intellectuels, d’élus, de

297 Entretien avec Nathalie Saint-Cricq, 27 mars 2006.


298 Ibid.

166
responsables se succèdent pour critiquer les choix du gouvernement, et par là même répondre
aux critiques sur son traitement de la guerre.

Ce choix bute pourtant sur une limite avec l’évolution du quotidien vespéral au cours
des années 1970. Les critiques sur le positionnement du journal sont alors relayées par une
partie des journalistes de la rédaction, et par une grande partie de l’élite parisienne. La
parution du livre de Michel Legris est alors l’occasion de divers changements dans le
fonctionnement du journal, et parmi eux d’une institutionnalisation de la rubrique des
tribunes. Cette nouvelle mise en scène signifie, en d’autres termes, que les articles des
journalistes sont susceptibles d’être confrontés aux points de vue publiés en page « Débats ».
Ce choix éditorial entre cependant en résonance avec celui du « scoop », de l’information
choisie moins pour des critères politiques que marchands. La tendance prise, au cours des
années 1980, d’orienter l’axe éditorial vers le journalisme d’enquête provoque régulièrement
des conflits entre les pages « Idées », situés au début du journal, et le rendu informatif des
« grands événements ». L’arrivée en 1994 de Jean-Marie Colombani à la direction du journal,
et la structuration de sa nouvelle formule le 9 janvier de l’année suivante ne font finalement
que formaliser un choix éditorial pris au cours de la décennie précédente. La nouvelle formule
de 2005 renforce même cette stratégie : en séparant nettement les pages consacrées à
« l’événement » de celles consacrées à son commentaire, le journaliste se protège contre les
critiques liées au manque de fiabilité de l’information et à son caractère partisan. Le débat, ou
commentaire sur l’information, est publié quoi qu’il arrive. L’information est quant à elle
publiée selon des choix éditoriaux définis dans une « bible »2 9 9 , dont les canons sont en partie
liés aux contraintes financières fortes qui pèsent sur la presse quotidienne nationale en France.

La presse française construite par ses contributions extérieures

L’intérêt principal de ce rappel historique est de rappeler l’importance, dans la création


continuée d’une entreprise médiatique comme Le Monde, de l’apport à sa ligne éditoriale de
contributeurs extérieurs venus de la littérature et des sciences sociales. Denis Ruellan rappelle
qu’une influence dans l’élaboration des méthodes de reportages, rarement soulignée et
pourtant déterminante, est la participation des écrivains et des intellectuels à la presse du 19 ème
siècle. Les auteurs comme Hugo, Balzac ou Zola étaient moins connus du public par leurs
ouvrages reliés que par leur publication dans les journaux3 0 0 . Ce constat a rarement été
considéré sous son versant constructif. L’interpénétration forte de la presse et de la littérature
299 Il s’agit du « style » du Monde, publié une première fois en 2002.

167
est souvent avancée pour expliquer que le journalisme français reste enfermé dans un
amalgame de l’information et de la polémique. Pourtant, d’autres chercheurs et parmi eux
Michaël Palmer, rappellent qu’en France, « le reportage “collé” à l’actualité, tributaire des
nouvelles technologies de l’information et de son marché, doit autant au nouveau journalisme
anglo-saxon qu’au naturalisme »3 0 1 installé dans le paysage littéraire français par voie de
presse. Les journaux français se sont donc construits sur l’assise forte de générations
d’auteurs, littérateurs et polémistes. Ceux-ci ont montré qu’ils étaient capables de soutenir la
forte tension qui oppose et réunit deux exigences apparemment antinomiques de la
communication : chercher à présenter le plus fidèlement possible la connaissance, et tenter
perpétuellement de la rendre attractive et agréable au récepteur. Cet apport a grandement
contribué à construire le style du journalisme français, dont les « professionnels » puisent
leurs techniques et leurs idéaux pratiques à la lecture des journaux.

Le Monde se construit dès sa naissance sur un apport régulier de contributions


extérieures. Il fait appel aux intellectuels, élus, écrivains qui sont favorables aux causes qu’il
défend, en particulier lorsque sa direction mène des luttes éditoriales – contre la signature du
Pacte Atlantique, contre la guerre d’Algérie, pour la libéralisation es mœurs françaises après
1968. Dans le même temps, on observe une structuration plus rigide de sa maquette au
tournant d’au moins deux grandes épreuves, la campagne de presse autour du livre de Michel
Legris et le virage managérial qui suit l’accès de Jean-Marie Colombani à la direction du
journal. Les contributeurs extérieurs n’ont cessé d’avoir droit de cité au Monde, mais leur
mode d’accès à ses colonnes s’est sensiblement rigidifié. La séparation se fait
progressivement entre une écriture des « faits », essentiellement effectuée par des journalistes
chargés de présenter les faits du jour – voire de faire l’information du jour, avec la politique
du « scoop » développée par le directeur de la rédaction Edwy Plenel – et un espace
sanctuarisé réservé au « commentaire », avec la construction d’espaces à part, séquences
« analyse » ou « horizon » dans lesquelles les textes d’auteurs d’origine diverse manient l’idée
et le verbe avec plus ou moins de bonheur.

Le rôle des contributeurs extérieurs constitue un marqueur fort pour lire l’évolution de
la presse écrite française. Et puisque la presse est un reflet de l’époque qu’elle traverse, on

300
Denis RUELLAN, Le professionnalisme du flou. Identité et savoir-faire des journalistes français, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 1993, p. 116-117.
301
Michael PALMER, Des petits journaux aux grandes agences – Naissance du journalisme moderne 1863-
1914, Paris, Aubier, 1983.

168
retrouve dans sa structuration une empreinte du rapport que l’époque entretient au langage. La
presse du début du siècle, et dans une moindre mesure celle des débuts du Monde, est
marquée par le positivisme. Les intellectuels, les journalistes sont alors impressionnés la foi
inébranlable de Compte, de Durkheim : l’observateur du monde social doit établir
rigoureusement les faits sociaux et les interpréter en lois générales. Cette pensée a grandement
influencé les habitudes de production de la presse, en incitant celle-ci à emprunter les voies de
l’observation et de la recherche des régularités de faits. A quelle école de pensée se réfère la
hiérarchie du Monde, lorsqu’elle instaure cette coupure matérielle de plus en plus radicale
entre « information » et « commentaire » ? On peut citer au moins deux influences. D’une
part, celle de la littérature fonctionnaliste, qui vulgarise l’idée que chaque élément du corps
social remplit une « fonction » – imposant par là même l’idée que chaque participant à un
journal doit occuper un segment éditorial bien précis. Et d’autre part, celle de la psychologie
comportementale, affairée dans les cabinets de conseil à offrir aux journaux le modèle d’un
lecteur aux idées bien arrêtées, désireux de se repérer immédiatement dans un nombre de
pages précis au canevas serré.

Sans verser dans un passéisme confortable – Croire qu’un modèle éditorial


conditionne sans appel le lecteur et l’auteur est une erreur démentie par les enseignements de
l’histoire de la presse et de l’édition – force est de constater que la séparation franche entre
« faits » présentés par des journalistes et « commentaires » développés par les contributions
extérieures est des plus artificielles. Les pensées sans faits sont vides, les recensions
d’informations sans concepts sont aveugles : journalistes et intervenants des pages « Débats »
font souvent un travail fort semblable. L’histoire de la profession française nous apprend que
la construction de l’identité professionnelle du journalisme. Contrairement à la télévision où
la normativité marchande remet en cause la notion même de débat extérieur, les pages du
Monde font encore largement appel à un discours exogène qui maîtrise dans ses grandes
lignes les conditions de son apparition médiatique. Il n’en reste pas moins que l’isolement de
cette parole de « commentaire » dans un espace sanctuarisée pose le principe de son isolement
du reste du journal.

9.4.2. La télévision française mise à nu par ses publicitaires, même

Les débats politiques à la télévision ont subi en soixante années une évolution

169
considérable. A leurs débuts, ils sollicitent la parole politique à réagir à des reportages, tandis
que l’Etat et ses représentants restent propriétaires de la télévision, de sa parole et de son
contenu. Leurs petits films qui mettent en scène la vie de leurs concitoyens font réagir le
personnel politique et provoque, bien discrètement encore mais de façon sensible, le débat.
Les transformations de la société française, le développement de l’audience de la télévision et
les événements de mai 1968 incitent le personnel politique à faire preuve de plus de retenue
dans les directives à imposer aux gens de télévision. Des modèles de débats politiques,
importés des Etats-Unis où ils ont été inventés après-guerre, trouvent alors leur place dans les
deux chaînes de la régie télévisuelle. Ils forment vite une forme d’objet fixe, routinier, un
dialogue narcissique entre deux spécialistes du politique sur lequel aucune évolution
technologique, sensé intégrer l’avis de « l’opinion publique » à la discussion, ne prend
réellement prise.

Le choc qui déstabilise le couple du journaliste politique et de la personnalité invitée


va être imposé par la privatisation et la libéralisation brusque, en cinq années, du paysage
audiovisuel. Confrontés alors à des exigences à court terme de popularité auxquels ils ne
peuvent faire face, ces émissions deviennent alors des produits politiques spécialisés. A
l’instar du Grand Jury-RTL, ils constituent une manière de bulletin spécialisé pour experts de
l’information politique, et sont positionnés sur des cases horaires où la concurrence pour
l’audience ne nécessite pas d’attirer un large public. Parallèlement a cela, plusieurs
entrepreneurs de l’audiovisuel public cherchent des pistes pour concilier un taux d’audience
ambitieux avec un maintien du questionnement politique et une intervention soutenue du
personnel politique à ses émissions. Le choix de faire intervenir des « quidams » à ces
émissions politiques, et de leur faire poser des questions « concrètes » sur l’offre et le jeu
politique, constitue une formule que l’émission Mots Croisés, longtemps présentée par Arlette
Chabot, va cultiver. Le 21 avril 2002, l’élection de Jean-Marie Le Pen au second tour du
scrutin présidentiel va constituer un argument supplémentaire pour ces entrepreneurs, et de
faire de nouvelles offres de débats politiques sur les chaînes de la télévision publique.

Pourtant, une telle approche ne suffit pas à elle seule à caractériser une « exception
française » du débat politique. Si l’on retrouve bien une certaine homologie entre l’évolution
des pages « Débats » et celles de la mise en scène des personnes ordinaires à la télévision, je
n’ai pour l’instant pas de point de comparaison tangible avec d’autres évolutions télévisuelles.
Sans doute les émissions politiques de la télévision française sont-elles pour la plupart
importées des Etats-Unis, et ce depuis la naissance de la RTF. Pour autant, la vie politique, et

170
plus précisément l’évolution politique des médias anglo-saxons, comporte de nombreux
détails qui échappent à cette « comparaison ». Il s’agit de retrouver, dans l’histoire politique
de ces arènes de « référence » des journalistes français, la culture politique qui les sous-tend.
Et de reprendre les moments où cette histoire bascule, et prend un chemin différent de ses
« avatars » français.

La section suivante de ce tableau historique aborde l’invention médiatique de la


« figure ordinaire » dans la radio et la télévision anglaise. Une étude de la télévision
américaine aurait sans doute été théoriquement plus adaptée. Les émissions télévisées
françaises, de l’émission politique Faire face au talk-show français Vivement dimanche, sont
en effet généralement d’inspiration américaine. Une solution raisonnable aurait donc consisté
à remonter à la source de la « télévision forum » française, pour en décrire les tenants et
aboutissants. Pour des raisons tenant pour partie à des affinités personnelles, ainsi qu’à un
désir de renouveler le regard sur le débat politique dans les médias français, le choix s’est
porté sur une comparaison avec une arène de la télévision politique anglaise qui doit
beaucoup à l’influence américaine. La section suivante est donc consacrée à Question Time,
débat anglais comprenant la figure du « quidam », dont la naissance et l’évolution entretient
avec e Grand Jury et Mots Croisés des liens de parenté certains et une irréductible différence.

171
10. Les débats dans les médias anglais

Question Time sur BBC1 : naissance et évolutions

Pourquoi chercher l’origine de Question Time dans les évolutions de l’audiovisuel


anglais d’après-guerre ? Démarche en principe inutile, puisque l’émission connait sa première
diffusion sur BBC1 depuis le Greenwood Theater de Londres, le 25 septembre 1979. Elle est
alors le premier débat télévisé à organiser un jeu de face-à-face entre spectateurs et politiques.
Pour autant, la première édition de Question Time trouve face à elle des téléspectateurs
habitués à de telles joutes oratoires, la plupart d’entre eux n’étant curieux que de voir ce que
la télévision ajoutera à un dispositif bien connu. Le téléspectateur français qui la regarde pour
la première fois n’aura sans doute pas conscience à quel point ce jeu de face-à-face a déjà été
assuré, éprouvé par trente ans de diffusion radiophonique. En septembre 1979, ce débat entre
députés et auditeurs par journaliste interposé a déjà une longue histoire, qui remonte à l’après-
guerre. L’ancêtre de Question Time se nomme « Any Questions ? », et pose dès la fin des
années 1940 le principe d’une mise en scène dialogique entre personnel politique et
« quidams », qui assistent à l’émission et y interviennent en tant qu’habitant de leur ville.

L’émission télévisée étant adaptée d’un concept radiophonique, il m’a semblé


nécessaire de remonter à l’immédiat après-guerre pour décrire sa naissance, son succès et ses
critiques. Cette section retrace les conditions qui l’installent aux commandes de l’émission,
face un public de deux cent personnes volontaires et aux côtés de quatre à cinq invités
politiques pour un jeu rituel de questions-réponses. Ce rappel m’a amené à cerner le contexte
de l’audiovisuel britannique d’après-guerre, où les professionnels de la BBC, puis de ITV,
doivent arbitrer entre l’exemple imposant de la télévision américaine et le maintien d’une
« spécificité britannique ». Ainsi, les émissions américaines « Meet the Presse », sur la chaîne
NBC, ou « Face the Nation » sur ABC, ont constitué un modèle dont les programmateurs des
deux rives de la Manche se sont plus ou moins librement inspirés. Robin Day, le présentateur
télévisé qui fera de Question Time une adaptation télévisée d’Any Question ?, est après-guerre
un des principaux entrepreneurs de l’interview politique « à l’américaine ». Correspondant à
Washington pour la BBC en 1952, il importe à son retour cette rhétorique directe que
tenteront d’adapter en France à leur manière, avec beaucoup de difficultés, un Igor Barrère ou
un Etienne Lalou. Pourquoi un tel « style » s’installe-t-il très tôt à la télévision anglaise, alors

172
que les journalistes politiques français ne peuvent effectivement investir la télévision sous
cette forme qu’après 1968 ?

Une présentation historique construite sur des sources secondaires

J’ai voulu reconstituer dans cette partie de ma thèse les principaux moments de
l’institution Question Time. Cette présentation n’est sans doute pas le point fort de ma thèse :
saisi par l’impossibilité d’entamer une démarche historique propre, confronté à un patrimoine
audiovisuel anglais que je connaissais mal, j’ai été largement dépendant des points de vue
adoptés par les encyclopédies, les livres d’histoire sur la BBC, et les livres de présentateurs et
de producteurs dans lesquels j’ai pris la matière première de ce récit. Je n’ai pas eu l’occasion
de consulter, même brièvement, les archives de l’émission – démarche pourtant indispensable
à une présentation historique, démarche que j’avais effectué pour retracer l’histoire de Mots
Croisés et des pages « Débats » du Monde. Faute d’avoir pu réaliser cette mise en perspective,
je me suis efforcé de circonstancier autant que possible les logiques de camp et
d’autopromotion dans lesquels sont pris les récits auxquels j’emprunte ces faits et ces
explications. Pour traiter cet objet symptomatique de la vie britannique, une recherche bien
plus importante aurait été nécessaire. On trouvera donc ici le seul rappel de faits propres à
resituer l’émergence d’un débat politique invitant très tôt dans les médias britanniques la
figure du « passant ordinaire ».

J’étudie les débats anglais au prisme de Question Time, qui existe dès l’après-guerre
dans une version radiophonique, intitulée Any Question ?. Lieu de rencontre informel et
divertissant, cette conversation radio entre « MP’s » et public local échappe à la « Fortnight
Rule » ; règle qui interdit la diffusion de débats politiques portant sur des thèmes examinés
par les chambres. Et c’est sans doute ce caractère convivial, apprécié par les députés, qui vaut
à l’émission de survivre au bouleversement de l’information politique audiovisuelle entériné
par la fin de la « Fortnight Rule », dès les événements de Suez en 1956. Car à cette période,
deux dynamiques complémentaires s’affrontent dans les médias anglais. D’une part,
l’irruption d’un journalisme politique « à l’américaine », percussif et commerçant. D’autre
part, un mouvement d’institutionnalisation d’une partie de l’audiovisuel britannique autour
des figures de la souveraineté : la Couronne, le Parlement etc. Deux personnalités
concurrentes, Robin Day et Richard Dimbleby, incarnent chacun à leur manière ces tendances
médiatiques. Les vingt années qui suivent verront le second supplanter le premier comme

173
interlocuteur politique légitime. En 1979, les conservateurs anglais prennent le pouvoir, et
Robin Day est nommé pour adapter Any Question ? à la télévision : Question Time évolue
sous sa direction, puis plus sûrement sous celle de son successeur David Dimbleby, vers une
émission de divertissement fortement encadrée par le pouvoir exécutif.

174
10.1. 1948-1956 : La BBC, le public et la censure étatique

Une curieuse légende hante certains ouvrages sur l’histoire de la BBC. Elle avance que
les journalistes d’après-guerre de la régie britannique auraient couvert l’activité politique de
manière « distancée, non politique » du fait qu’ils voyaient la politique « comme une affaire
de politiciens, de parlementaires ». Cette légende est assortie d’une explication
« médiacentrique » de l’histoire de la BBC. La renaissance de la programmation télévisée
aurait fait naître des « émissions télévisuelles frivoles »3 0 2 , créant un mouvement général
d’insouciance, dont le traitement des affaires politiques du royaume aurait bénéficié dans
l’immédiat après-guerre. De fait, la BBC d’après-guerre compte peu d’émissions politiques.
D’une part, la régie britannique subit dès la fin de la guerre une modification en profondeur,
en partie orientée dans une direction « grand public ». C’est la naissance du Light Program,
qui diversifie l’offre radiophonique. D’autre part, tous les programmes de la BBC – comme
par la suite les premières émissions de télévision privée – sont soumis à une loi limitant le
droit à l’information et au débat politique. Aussi, je commencerais cette présentation en
retraçant la convergence de ces deux mouvements, l’expansion frivole et la censure, pour
montrer comment cette conjoncture donne naissance à Any Question ?, un « radio forum » au
format peu commun à cette époque. Un premier moment décrira la situation paradoxale de la
BBC d’après-guerre. Quel rôle les parlementaires britanniques confient-ils à la régie en
échange de ses moyens accrus ? De l’interdiction qui lui est faite d’argumenter autour des
débats du Parlement résulte une situation de tolérance et de compromis propice à tous les
contournements. La seconde partie décrira quant à elle la naissance de Any Question ?.
Comment les producteurs se sont-ils arrangés pour enfreindre, sur le canal Light des
émissions de divertissement, l’interdiction faite par le parlement de débattre sur les ondes de
l’actualité politique ? Une attention particulière sera portée au moment où, en 1955, une
épreuve de force oppose la BBC au Postmaster General ; épreuve de force qui durcit pour Any
Question ? les conditions d’application de cette interdiction de débattre. Enfin, il sera question
du rôle de « familiarisation » à la vie politique que finit par assumer Any Question ? dans sa
tournée permanente à la rencontre des provinces anglaises.

302Toutes les citations sont extraites de l'ouvrage d'Andrew CRISELL, An introductory history of british
broadcasting, London, Routlege, 1997, p. 75, qui se réclame lui-même d'un ouvrage de Paddy SCANEL qu'il ne
cite pas. Nous traduisons.

175
10.1.1. La BBC d’après-guerre, des émissions politiques encadrées
par la loi

L’après-guerre est une période de renaissance pour la BBC, dont les projets de
développement ont été gelés par la guerre. Le directeur général de la BBC depuis le 31 mars
1944, Sir W.J. Haley, obtient des pouvoirs publics des fonds supplémentaires3 0 3 pour
développer l’offre de radio entre 1946 et 19473 0 4 . La fréquence principale, rebaptisée
« General forces programme » au cours des années de conflit, cède la place le 29 juin 1945 à
la fréquence « Light programme », populaire et généraliste. Les programmateurs la
complètent par une fréquence « Home service », plus axée sur l’offre d’informations.
Quelques mois plus tard, en septembre 1946, la BBC installe sur les ondes une troisième
radio, « The Third Programme », à vocation plus spécifiquement culturelle3 0 5 . C’est
également à cette époque que la BBC relance son système de télévision, débuté en 1936, puis
interrompu pendant la guerre. Une guerre qui a eu pour conséquence de placer les ondes de la
BBC sous le contrôle direct du gouvernement. Et d’y interdire le débat politique : une
résolution du « Board of Governors » promulguée le 10 février 1944 interdit aux responsables
de la BBC de diffuser sur ses ondes, sauf cas de force majeure, tout commentaire politique
concernant un débat important ayant lieu au parlement3 0 6 .

La BBC, entre expansion et interdiction

Cette loi est conçue pour un pays en guerre. Son but avoué est d’éviter une fuite
d’information en direction de l’ennemi. Dans les faits, elle contribue à créer des périodes de
temps politique où le parlement débat seul, souverainement, discrètement, des enjeux
politiques du pays3 0 7 . Cette règle prend ensuite le nom de « Fourteen days Rule », ou
« Fortnight Rule » – règle des quinze jours – puisqu’elle pose l’interdiction, pendant les
quinze jours que dure en moyenne un débat parlementaire sur une question donnée, d’en
débattre à la radio ou à la télévision.

303La redevance, qui n'avait pas évolué en 24 ans, est doublée à l'été 1946 pour atteindre 1 livre Sterling. Cf.
John CAIN, The BBC, 70 years of broadcasting, London, BBC edition, 1992, p. 59.
304
Cf. Asa BRIGGS, The BBC. The first fifty years, Oxford, Oxford University Press, 1985. p. 244.
305
Cf. John CAIN, The BBC, 70 years of broadcasting, London, BBC edition, 1992, p. 58-62.
306
Résolution du 10 février 1944, citée par Ralph Negrine in Ralph NEGRINE, Television and the press since
1945, Manchester, Manchester University Press, 1998. p. 93.
307
Cf. Ralph NEGRINE, IbIbid.

176
La fin de la seconde guerre mondiale ne met pas fin à cette interdiction de débattre,
hors les murs, des sujets parlementaires. Le 25 février 1947, le premier ministre Attlee
transmet à la direction de la BBC un Aide Mémoire qui encadre dans le détail les conditions
d’interventions politiques sur ses ondes. Son paragraphe 6 reprend la règle du « Fortnight
Rule », pour en exclure les comptes-rendus parlementaires :

« Lorsqu’une question donnée se trouve en discussion dans l'une ou l'autre chambre


parlementaire, la BBC se cantonnera au strict compte-rendu des actes parlementaires et ne
produira aucune autre émission sur le sujet3 0 8 ».

Les sujets politiques d’actualité dont débat la chambre des Communes sont donc
également ceux qui sont interdits d’antenne du journal parlé, ainsi que des nouvelles
émissions politiques du « Home service » de la BBC, comme Today in Parliament ou The
Week in Westminster. Cette précision offre une explication plausible au caractère « frivole »,
« apolitique » de l’offre radiophonique d’après-guerre. Elle permet également de saisir le
contexte dans lequel est conçu Any Question ?, l’ancêtre de Question Time.

Any Question ?, une solution pour contourner le « 14-days Rule » ?

C’est de Winchester, le 12 octobre 1948, que Any Question ? émet pour la première
fois, complétant l’offre de causeries radiophoniques de la BBC telles que « The Week in the
West » ou « Country Commentry »3 0 9 . Son titre fait directement référence, sur le mode
ironique, à la « Fortnight Rule », dont l’intitulé est « No Broadcast arranged by the BBC other
than the normal reporting of parliamentary proceedings are to take place on any question
while it is the subject of discussion in either house »3 1 0 (Je souligne). Les promoteurs de
l’émission affirment, à rebours du décret, que nombre d’auditeurs de la BBC se posent bel et
bien des questions sur les affaires débattues au parlement. Comment une telle émission a-t-
elle pu naître dans un contexte où le gouvernement, et avec lui la direction de la BBC,
interdisent de parler de politique à la radio ? dans les faits, le gouvernement a les moyens de
contrôler son contenu. L’émission est soumise comme toutes les autres à la censure militaire,
ce qui assure le gouvernement que ses « intérêts vitaux » ne seront pas lésés. Le premier
producteur de l’émission, Michaël Bowen, témoigne de cette censure dans un livre de
mémoires :

308
Ralph NEGRINE, Ibid., p. 94.
309
Cf. Asa BRIGGS, Ibid., p. 255.
310
Ralph NEGRINE, Ibid., p. 94.

177
« Il fallait aussi régler le problème de la censure. L'Officier Commandant [chargé de cette
tâche, NDR] venait souvent s’intéresser de près à nos émissions, même lorsqu’elles
n’avaient aucun rapport avec l'armée. Je l'assurais qu'ayant moi-même servi dans l'Armée,
je serais attentif à toute question portant sur ce sujet. Je défendais pied à pied nos choix
éditoriaux, et je me portais garant des questions qu’on nous soumettait. Je sentais mon
interlocuteur désireux de s’impliquer dans nos choix éditoriaux. Un soir, je suis accueilli
dans le hall par l’officier, qui sort des bouts de papier de ses poches. Me les remettant, il
me dit : “J’ai lu [toutes les questions prévues], voici celles que je vous autorise à poser”.
Après négociation, nous nous sommes mis d’accord sur une sélection de questions
“raisonnables”, dont une dirigée contre un député qui avait lancé une enquête politique sur
l’organisation de l’armée ».3 1 1

L’ironie discrète avec laquelle le journaliste décrit l’officier militaire, si peu au fait des
codes d’élégance du journalisme politique (« un officier âgé, qui sort des bouts de papier de
ses poches »), laisse entendre que la censure militaire faisait partie des impondérables du
métier, qu’à ce titre on pouvait sans honte s’en dire victime. Mais l’anecdote va plus loin, en
ce qu’elle permet à Michaël Bowen de rappeler qu’Any Question ? relaie la parole de tous ses
publics. Y compris des militaires, qui en reconnaissent l’utilité lorsqu’elle peut relayer leur
intérêt propre, en insérant dans l’émission une question sur les rapports entre pouvoir
politique et organisation militaire (« nous nous sommes mis d’accord sur une sélection de
questions « raisonnables », dont une dirigée contre un député qui avait lancé une enquête
politique sur l’organisation de l’armée »).

La seconde raison qui rend possible la naissance d’Any Question ? en 1948, est que
l’application de la « Fortnight Rule » est alors relativement lâche. Les documents d’archives
du Select Committee on Broadcasting, reproduits par Ralph Negrine rendent compte que le
caractère d’« agreement » de la décision ministérielle n’est pas assez précis pour être
totalement prescriptif : « En pratique, la BBC n’appliquera cette règle que lorsqu’une question
d’intérêt national a lieu dans l’une des deux chambres »3 1 2 . La loi rend possible un contrôle
politique fort sur une émission donnée, même si Negrine note qu’elle n’est pas appliquée à la
lettre. De fait, les causeries radiophoniques à caractère politique tombent sous le coup de la
loi, ce qui oblige les organisateurs à les animer avec légèreté, sans insister sur les points
polémiques. Le caractère convivial de l’émission fait d’elle un outil de proximité et de
familiarité utile aux élus pour maintenir un lien avec leurs électeurs, dans un contexte où la
compétition politique oppose de manière accrue les partis Tory et Labour3 1 3 .

311
Cf. Michaël BOWEN, David JACOBS, Any Questions ?, London, Robson Books, 1981. Sans dater
précisément l’événement, auteur le place parmi ceux de l’année 1954.
312 Ralph NEGRINE, Ibid., p. 98.
313Clement Atlee, premier ministre en 1945, dirige un gouvernement Labour, pour la première fois depuis la
création du parti.

178
10.1.2. La « Fortnight Rule » est strictement appliquée en 1955

Les conséquences éditoriales d’une lutte politique

Des tensions dans le champ du pouvoir britannique vont soumettre la règle de la


« Fortnight Rule » aux critiques du Broadcasting Committee 3 1 4 , de l’opposition3 1 5 , et à la
pression résultant de la création de chaînes de télévisions privées 3 1 6 . Le gouvernement est
divisé alors entre une ligne floue, qui se propose d’appliquer la règle le moins strictement
possible, et une ligne claire qui, forcée d’argumenter sa radicalité, en explicite les fondements.
Partisan d’une application maximale de cette loi, le premier ministre britannique Winston
Churchill en explicite le principe à la Chambre des Communes, le 23 février 1955 :

[Winston Churchill reconduit la règle de la « Fortnight Rule »: « La B.B.C. évite de diffuser


des discussions sur un sujet donné quand celui-ci doit être débattu au Parlement dans les
deux semaines qui suivent »].

« Mr Grimond: Le Premier ministre peut-il reconsidérer cette règle ? Cette initiative ne


pourrait-elle pas être laissée à la discrétion de la BBC ?

Winston Churchill: Non, je ne la reconsidérerai jamais. Il serait choquant d'avoir des débats
dans cette maison alors même qu’elle serait discutée à l’extérieur par des personnes
n’ayant pas le statut ou la responsabilité de Membres du Parlement3 1 7 ».

Ici deux types d’arguments s’opposent. D’une part, ceux de Winston Churchill, qui
juge « choquante » la possible circulation d’arguments et d’idées entre le parlement et le reste
du pays, et qui décide de maintenir l’interdiction en vertu de cette stricte séparation entre
l’espace politique et le reste de la société. D’autre part, ceux de l’opposition, représentés par
M. Grimond, qui soutient le rôle de la BBC comme vecteur de généralisation et de circulation
du débat politique. Les positions des travaillistes et des conservateurs autour de cette question
ne peuvent bien entendu être distinguées de jeux politiques tout à fait concrets, liés au
contrôle de l’information politique. Cependant, la manière dont les deux camps – favorables
et opposés à la censure du débat politique – se positionne dans leur argumentation, permet de
314 Le Broadcasting Committee, instance chargée d’un rapport sur l’état de la BBC au gouvernement, rend en
1949 sous la direction de Lord Beveridge un rapport qui conseille de desserrer les liens qui entravent
l’information politique de la BBC, dans la mesure où elle ne devient pas une « simultaneous alternative debating
arena ». Report of the Committee on Broadcasting 1949, cité par Ralph NEGRINE, Ibid., p. 97
315 Le 18 février 1955, quatre députés invités à l’émission « In the News » émettent une protestation contre la
« 14 days rule ». Cf. Asa BRIGGS, The BBC. The first fifty years, Oxford, Oxford University Press, 1985, p.
385.
316 La chaîne privée ITV débute son activité le 22 septembre 1953. Soumise à la « 14 days rule » au même titre
que la BBC, elle crée néanmoins une émulation, notamment pour la couverture des campagnes électorales, qui
rend plus gênante encore la bride sur les débats en cours. Cf. Ralph NEGRINE, Ibid., p. 101.
317
Cité par Ralph NEGRINE, Ibid., p. 92.

179
comprendre le rôle que prend Any Question ?, émission « futile » venant du peuple, retournant
au peuple, et passant ainsi entre les mailles de la censure.

Le 5 avril 1955, Sir Winston Churchill démissionne pour cause de maladie. Sir
Anthony Eden secrétaire Tory au Foreign Office, lui succède. Dans les mois qui suivent, les
luttes politiques autour de l’application de la « Fourteen days Rule » vont prendre un tour
nouveau, celle d’une épreuve de force entre la direction de la BBC et le « Postmaster
General », le ministère des télécommunications. Le 14 juillet, la direction de la BBC annonce
au Postmaster General du gouvernement qu’elle n’appliquera la « Fourteen days Rule », que
si elle lui est formellement signifiée par écrit. Le Postmaster General du gouvernement lui
répond le 27 juillet3 1 8 par une prescription très précise, qui interdit toute discussion politique
médiatisée sur les sujets débattus au parlement. Comme le précise un document interne de la
BBC, l’émission Any Question ? se trouve alors frappée d’interdiction :

« Lorsqu’en 1948 débute “Any Question ?”, la B.B.C. ne la soumet pas aux règles de la
Fortnight Rule. Le caractère spontané des questions et des réponses avait amené la B.B.C.
à considérer que la restriction ne s’appliquait pas à ce type de programme... Les députés
pouvaient y discuter des lois avant même que leur seconde lecture ne soit achevée. Mais
désormais, les arrangements ont laissé place à la prescription... Si bien qu’aujourd’hui,
“Any Questions?” correspond clairement aux termes de la prescription, et qu’il tombe
sous le coup d’une loi qui jusqu’ici ne la concernait pas »3 1 9 .

Entre la prescription de juillet 1955 et le relatif desserrement introduit par la crise de


Suez en novembre 1956, il se passe un an et demi au cours duquel l’émission risque d’être
suspendue, voire de disparaître. Le témoignage de Michael Bowen, producteur de l’émission,
entre 1948 et 1977, porte la trace de cette année de censure 3 2 0 . Un passage de ses mémoires
portant sur le mois de septembre 1955 relate un passage de son émission traitant de la
décision gouvernementale d’appliquer strictement la « Fourteen days Rule ». Il y explique que
cette décision affecte profondément l’activité et le contenu de l’émission.3 2 1

Comment Any Question ? survit à la fin de la censure

Les événements de 1956 autour du canal de Suez mettent fin au rapport de force entre
la BBC, ITV et le « Postmaster General ». Il devient en effet impossible, en cette période de

318 Cité par Asa Briggs dans Asa BRIGGS, Ibid., p. 385.
319
« BBC memorandum 2 », 7 march 1956, cité par Ralph NEGRINE, Ibid., p. 99.
320
Cf. Michaël BOWEN, David JACOBS, Any Questions ?, London, Robson Books, 1981.
321
Cf. Michaël BOWEN, David JACOBS, Ibid., p. 96.

180
guerre, de censurer tout débat politique sur les ondes britanniques. Le 3 novembre 1956, le
premier ministre Eden commente la crise de Suez sur la BBC et sur ITV. Ce commentaire
suscite dès le lendemain une réponse sur les ondes du travailliste Hugh Gaitskell, au nom de
l’opposition. Une discussion s’ensuit entre le gouvernement, la direction de la BBC et celle de
ITV : la ‘Fortnight Rule’ est suspendue pour six mois. Elle sera formellement abolie avec
l’Aide-mémoire réédité par le gouvernement, fourni à la BBC le 25 février 19693 2 2 .

Au cours de la période de durcissement de la loi, puis après sa suppression, Any


Question ? conserve sa position dans la grille de programme. Une des raisons évoquées par
les historiens pour expliquer son maintien est que cette émission n’est pas sous le contrôle
direct de l’état-major de la BBC. Elle est produite par la « BBC ’s West Region », à Bristol.
Dans le contexte politique anglais relativement décentralisé, et plus précisément dans le
contexte de la BBC qui comptait jusque récemment dans son « Board of Governors » des
représentants de toutes les régions anglaises, ce détail a toute son importance. Une émission
populaire, produite par un des départements les plus dynamiques de la régie britannique
(notamment parce que, contrairement à l’Ecosse par exemple, elle ne souffre pas de
problèmes techniques pour émettre sur son territoire – et qu’elle est dans une relative
proximité géographique avec Londres), aurait été coûteuse, politiquement, à supprimer. La
tutelle politique de Londres est d’ailleurs explicite à plusieurs reprises dans les témoignages
de Michael Bowen. Ainsi, une réprimande a lieu durant la période de censure politique
relative à la prescription du « 14 Days-Rule ». Elle porte sur la figure chrétienne de la Vierge
Marie, réputée avoir été prise à parti dans l’émission. L’interaction décrite par Michael
Bowen rend compte du rôle de médiateur exercé par Desmond Hawkins, directeur régional de
la BBC à Bristol entre Franck Gillard, l’émissaire de Londres, et le producteur du programme
fautif3 2 3 .

10.2. 1956-1979 : de Any Question ? à Question Time

La « Crise de Suez » met un terme à l’interdiction de prolonger sur les ondes les
débats parlementaires. Cette interdiction accompagne les profonds changements en cours dans
l’audiovisuel britannique, et notamment la popularité du personnage du journaliste autoritaire
fraîchement importé d’Amérique3 2 4 . A l’instar d’un Edward R. Murrow, présentateur du
journal télévisé sur CBS, plusieurs entrepreneurs de la toute jeune télévision politique
322 Cité par Asa Briggs dans Asa BRIGGS, Ibid., p. 386.
323
Cf. Michaël BOWEN, Any Questions ?, London, Robson Books, 1981, p. 56.

181
britannique se mettent en scène dans une position de duel direct avec les élus. Leur
questionnement, qu’il s’inspire d’un style popularisé aux USA ou qu’il porte à l’écran le ton
plus cérémonieux inventé par la BBC, est placé sous le signe de l’expertise. Conséquence
d’un dispositif centré sur le présentateur, une concurrence s’installe entre « présentateurs
vedette » de la télévision. Les Max Robertson, Richard Dimbleby, Ludovic Kennedy ou
Robin Day deviennent des figures de proue des régies télévisées qui les emploient. Ces
présentateurs s’emparent des outils nouveaux de la télévision, comme le « duplex » ou le
« reportage filmé », et engagent leur crédibilité et celle de leur équipe derrière leurs choix
éditoriaux.

La « Crise de Suez » est ainsi l’occasion pour ces journalistes d’intégrer les
« personnes ordinaires » dans leur mise en scène du débat politique. Les manifestations « Law
not war » (« le droit, pas la guerre ») se multiplient contre le projet d’intervention anglaise en
Egypte, la plus importante ayant lieu le 4 novembre 1956, juste avant le débarquement 3 2 5 . Les
journalistes de télévision filment les visages, les slogans sur les pancartes, offrent au
téléspectateur un miroir où il peut reconnaître sa crainte du retour à un conflit armé. De
grands rassemblements avaient eu lieu l’année précédente contre la course à l’armement
nucléaire. D’autres manifestations suivront, également médiatisées : contre la guerre
américaine au Vietnam, contre les mesures de l’Etat pour diminuer le périmètre des activités
industrielles après le second choc pétrolier. Ces manifestations prennent une place centrale
dans la mise en scène du fait politique dans les médias, et particulièrement à la télévision. Les
journalistes qui les couvrent peuvent illustrer par des images émotionnelles la description
d’un fait politique sans se voir réclamer, de la part des élus Labour ou Tory, le traditionnel
droit de réponse, de regard ou de commentaire sur ces manifestations « apolitiques »3 2 6 .
Progressivement, l’image d’un citoyen britannique concerné par le fait politique acquiert une
place stratégique dans l’information télévisée.

324 L’anchorman (ou « présentateur ») a acquis dans la mythologie télévisuelle américaine une légende sans
concession face au politique, dont la pugnacité s’impose à ses invités et fait l’admiration des employés de sa
chaîne. Une description ironique de ce personnage a récemment été porté à l’écran par Hollywood : Adam MC
KAY, Anchorman: The Legend of Ron Burgundy, Dreamworks, 2004. Pour une description plus conforme au
mythe du personnage de l’anchorman, Cf. Georges CLOONEY, Good night, and good luck, Metropolitan, 2005.
325
Cf. Marc FERRO, 1956, Suez. Naissance d'un tiers-monde, Paris, Complexe, 2006.
326 Sur les facilités de mise en scène qu’offrent pour la presse la couverture d’un mouvement qui n’est pas
organiquement relié à un parti politique, voir l’étude des articles de journaux consacrés à SOS-Racisme, réalisée
par Philippe Juhem pour sa thèse de doctorat. Cf. Philippe JUHEM, SOS-Racisme, histoire d'une mobilisation
"apolitique". Contribution à une analyse des transformations des représentations politiques après 1981, sous la
direction de Bernard Lacroix, p. 92-359. Cf. également l’article qui en est tiré, Philippe JUHEM, « La
participation des médias à l'émergence des mouvements sociaux : le cas de SOS-Racisme », in Réseaux n° 98,
1999, p. 121-152.

182
10.2.1. La télévision politique anglaise après le » Fortnight Rule »

La crise de Suez qui oppose le gouvernement britannique au gouvernement égyptien


de Gamal Abdel Nasser pose un coup d’arrêt à l’embargo audiovisuel hérité de la guerre, et
formalisé par la « Fortnight Rule ». L’application stricte de cette règle devient techniquement
impossible, puisque la Chambre des Communes débat des préparatifs d’invasion du canal de
Suez au moment même où, en Grande-Bretagne, l’opposition se déchaîne contre le projet. Les
travaillistes, et même une partie des conservateurs, dénoncent le caractère anachronique de
cette politique coloniale, et le risque de rupture avec les pays du Commonwealth. Le premier
ministre Eden est hué à la Chambre des Communes, où les députés lui reprochent de les
mettre devant le fait accompli, sans avoir consulté, comme le voulait la coutume, le chef de
l’opposition. Ce contexte politique agité favorise le développement rapide d’émissions, et
particulièrement la concurrence entre trois pôles. D’une part, le pôle d’information politique
de la régie britannique, concentré sur le canal « BBC Home Service » mais également présent
sur le canal » Light », notamment grâce à des programmes à la lisière du politique comme
Any Question ?. D’autre part, le pôle politique de la télévision BBC1, dont la chaîne unique
programme des informations et des émissions légèrement politiques depuis sa renaissance en
1945. Enfin, la télévision privée ITV, créée en 1954, qui se distingue par un ton plus libre et
un style plus agressif que celui des journalistes de la régie britannique 3 2 7 . Les émissions d’ITV
sont financées par la publicité, tandis que celles de la BBC (radio et télévision) le sont
exclusivement par la redevance, en échange de leur mission de service public. Ses journalistes
doivent donc plaire, capter le public. La tension née de la crise de Suez, et la demande
d’information politique sur les événements en cours crée des conditions propices pour qu’ITV
se distingue. En 1957, le présentateur Robin Day se distingue ainsi en obtenant, puis diffusant
une interview exclusive du président égyptien Nasser, alors que l’Angleterre et l’Egypte n’ont
pas encore signé d’accord de paix3 2 8 .

Une mise en scène télévisée du politique autour de présentateurs exemplaires

Les initiatives des journalistes de la chaîne privée ITV vont installer les rédacteurs de
327Le « Television Act » de 1954 organise la vente d'une chaîne privée – ITV, pour Independant TeleVision –
en vue de constituer un duopole de service public de télévision, au strict cahier des charges que l'organisme
« Independant Television Authority » (ITA) est changé de faire respecter. Sur les difficultés à faire respecter cet
encadrement dès les débuts de la télévision privée, Cf. Andrew CRISELL, « Broadcasting : Television and
Radio » in Jane STROKES, The Media in Britain, London, MacMillan press, 1999.
328
Cf. David PICKERING, « Robin Day », in Encyclopedia of television, Chicago and London, Fitzroy
Dearborn, 1997.

183
la BBC dans une logique de concurrence, de surveillance réciproque. Cet état de fait sera
particulièrement lisible dans la manière dont « Panorama », émission politique « phare » de
BBC1 depuis 1953, évoluera vers une recherche d’audience. On y trouve jusque là un
ensemble hétéroclite de reportages commenté par les journalistes, d’invités et de
chroniqueurs3 2 9 . En septembre 1955, dans les semaines qui suivent la naissance d’ITV,
« Panorama » adopte le slogan « Windows on the world », et installe au centre de son
dispositif le présentateur Richard Dimbleby, journaliste de radio, ancien reporter de guerre 3 3 0
et désormais pivot de la nouvelle formule de la rédaction. Son rôle consiste à présenter un
reportage d’investigation télévisée, puis à interroger le / la responsable politique présent sur le
plateau, pour répondre du problème posé par les faits établis lors du reportage. La notoriété
politique offerte par ce programme télévisé offre une monnaie d’échange aux acteurs
politiques invités. Comme le note David Pickering :

« Les élus ont soudain été obligés de prendre le programme au sérieux. Les membres les plus
influents du gouvernement ont bientôt appris que leur position dans les sondages pouvait
dépendre de leur performance [à l’émission « Panorama »], devenue le vaisseau amiral
des émissions d’information de la B.B.C ».3 3 1

A leur tour, les programmateurs d’ITV créent une émission concurrente. Ce sera
« This week », dès janvier 19563 3 2 . Son présentateur, Ludovic Kennedy, joue dans « This
week » le même rôle de « signature prestigieuse » et de personnalité chargée d’interpeller les
acteurs politiques.

Le présentateur britannique et la rhétorique de la souveraineté

Dans le paysage audiovisuel anglais, l’information politique reste soumise à des


consignes strictes de la part du pouvoir politique. D’une part, la BBC dépend exclusivement
des décisions du gouvernement et du vote des députés pour son financement. Le montant et
l’allocation de la redevance est décidée par le gouvernement, et votée par la Chambre des
Communes. D’autre part, et contrairement à la presse écrite, les organismes audiovisuels sont

329
Cf. David PICKERING, «Panorama », in Encyclopedia of television, Fitzroy Dearborn, Chicago and
London, 1997.
330Richard Dimbleby commente l’avancée des troupes alliées en Europe pour la régie britannique entre 1939 et
1945, et se rend célèbre pour ses descriptions « en direct » de la libération des camps de concentration. Cf. David
PICKERING, « Richard Dimbleby », in Encyclopedia of television, Fitzroy Dearborn, Chicago and London,
1997.
331
Cf. David PICKERING, «Panorama », in Encyclopedia of television, Fitzroy Dearborn, Chicago and
London, 1997.
332Sur l'histoire de cette émission, lire Patricia HOLLAND, The Angry Buzz, London, Taurus, 2005.

184
contrôlés par plusieurs comités rassemblant à part égale des politiques placés par les
principaux partis. La justification de cette tutelle tient dans la nature du média employé par
ces organes de presse. Contrairement au papier dont on fait les affiches, ou aux écrans de
cinéma, les ondes hertziennes appartiennent à l’État, qui les concède aux journalistes via les
stations d’information3 3 3 . Mis à la disposition de l’armée ou du pouvoir politique en cas de
non-respect du cahier des charges, ces fréquences sont donc employées par les journalistes
dans le cadre d’un compromis en perpétuelle renégociation avec le pouvoir 3 3 4 . Qu’est-ce qui
permet dans ce contexte aux journalistes de télévision ce rôle de metteur en scène du jeu
politique alors impensable dans l’audiovisuel français3 3 5 ?

Une cause évoquée tient au rôle de ces journalistes pendant la guerre. Tous sont de
jeunes hommes ayant servi dans l’armée britannique. Certains ont exercé leur métier de
journaliste auprès des troupes. Robin Day, Richard Dimbleby ou Ludovic Kennedy sont de
fait dans un statut de proximité vis-à-vis des responsables politiques, en ce qu’ils ont
contribué à leur manière à la sauvegarde de l’intégrité du Royaume, et peuvent à ce titre se
réclamer – en public – d’une discussion sur le bien commun avec les responsables élus. De
plus, la régie britannique sort de la guerre auréolée d’un soutien indéfectible aux troupes et à
la politique anglaises – d’une manière que de nombreux commentateurs assimilent non sans
raison à de la propagande3 3 6 . En France, la plupart des journalistes de radio, puis de télévision,
peuvent certes se réclamer d’actes de résistance. Mais ils se retrouvent de fait en charge d’un
média d’État – la défunte Radio-Paris – qui a collaboré à un régime défait par ceux qui se
trouvent au pouvoir.

L’autre cause de cette plus grande plasticité de la mise en scène télévisuelle du


politique en Angleterre tient à la proximité linguistique et à l’adoption du modèle

333Sur la législation des ondes britanniques, et particulièrement le « Wireless Telegraph Act » de 1904 qui pose
les fondements de la législation sur les ondes britanniques, Cf. Asa BRIGGS, The BBC. The first fifty years,
Oxford, Oxford University Press, 1985, p. 12-36.
334C'est ainsi que la forte orientation marchande du réseau ITV, stimulé par la découverte du considérable
potentiel commercial de la télévision privée que font les entrepreneurs de l'époque, est durement rectifié en
septembre 1963 par Lord Hill of Luton, président de l'autorité de tutelle de la télévision privée (ITA), qui
redistribue les droits à émettre suite à la parution d'un rapport très critique. Cf. Paddy SCANNEL, « Public
service broadcasting : the history of a concept », in Edward BUSCOMBE, British television – a reader, Oxford
University press, 2000. p. 45-62.
335Pour une description précise des rapports que les journalistes de télévision entretiennent à la même époque
avec les ministres de la IVème République, puis avec le pouvoir gaulliste Cf. Jérôme BOURDON, Haute
fidélité. Pouvoir et télévision, 1935-1994, Paris, Le Seuil, 1999, p. 17-111.
336
Cf. notamment, Jean-Luc SWITALSKI, La BBC pendant la Seconde Guerre mondiale : rôle et fonction.
Thèse de doctorat de l'université Lille III, janvier 1996, et Cécile VALLEE, La BBC, outil de propagande
gouvernemantale pendant la Seconde Guerre mondiale (1938-1943). Thèse de doctorat de l'université Rennes II,
octobre 1995.

185
d’audiovisuel privé qu’offrent les États-Unis. Exemple visible parmi d’autres, le présentateur
Robin Day, présentateur vedette des premières années d’ITV puis présentateur de
« Panorama », apprend le journalisme comme correspondant à Washington pour le British
Information Service entre 1953 et 19543 3 7 . Sa prestation dans « Panorama » peut se lire
comme un compromis entre l’ancien « Panorama », avec ses reportages informatifs, et des
émissions comme « Meet the Presse »3 3 8 de la chaîne de télévision américaine NBC, ou « Face
the Nation »3 3 9 , de sa concurrente CBS – émissions qui constituent l’ultime innovation du
journalisme politique de ces années d’après-guerre.

Un intérêt croissant pour les images de manifestations « apolitiques »

Au cours des années 1950, les médias britanniques couvrent les premières
manifestations de masse contre la course aux armements nucléaires 3 4 0 . Si plusieurs
observateurs ont alors soupçonné, et soupçonnent encore l’URSS, via les partis communistes
d’Europe occidentale, d’avoir en partie instrumentalisé ces manifestations afin de peser sur les
choix politiques des pays membres de l’OTAN, il reste que ces manifestations, dans leur
forme la plus visible, prennent la forme de manifestations « spontanées » de « partisans de la
paix ». Or, les journalistes politiques ont plusieurs raisons d’apprécier la forme « apolitique »
de ces manifestations, et n’ont pour cette raison qu’un intérêt limité à les rattacher dans leur
commentaire à telle ou telle forme plus institutionnalisée du jeu politique. D’abord parce que
la procession de manifestants constitue un fait politique nouveau, inédit et télégénique.
Comme l’a noté Patrick Champagne, les journalistes qui s’appuient sur un support visuel
témoignent de l’intérêt pour le caractère « folklorique » et « festif » des manifestations de rue
– qui, en retour, sont souvent théâtralisées pour obtenir un retentissement dans les médias3 4 1 .

L’historien Andrew Crisell note que ces manifestations de rue jouent pour beaucoup
dans la banalisation de l’image du « quidam » comme élément de la mise en scène du jeu
politique :

« Les écrans nationaux ont vu apparaître avec stupéfaction un cortège bariolé : étudiants

337
Cf. David PICKERING, « Robin Day », in Encyclopedia of television, Fitzroy Dearborn, Chicago and
London, 1997.
338La première diffusion de cette émission a lieu le 6 novembre 1947.
339La première diffusion de cette émission a lieu le 7 novembre 1954.
340Cette campagne de protestation prend le nom de « Campaign for Nuclear Disarmament » (CND), et débute
en 1958.
341
Cf. Patrick CHAMPAGNE, Faire l'opinion, le nouveau jeu politique, Paris, Minuit, 1990.

186
barbus en duffle-coats ; jeunes couples avec affiches et enfants en bas âge ; personnalités
publiques – ecclésiastiques radicaux, intellectuels aquilins comme Bertrand Russell et
personnalités du Théâtre et des arts. (...) C'était un nouveau genre de “politique visuelle”
que la télévision avait en grande partie créé, et qui connut son apothéose dans le
grand mouvement pour les droits civiques et la guerre du Vietnam des années 60 et
70 ».3 4 2

Ces émissions permettent aux journalistes politiques de composer et mettre en scène


une information politique qui ne sera pas soumise au droit de regard – et au droit de réponse –
des partis politiques. Ces manifestations permettent ainsi de traiter une information politique –
le désarmement, la guerre du Vietnam – sans être encadré par les tribunes contradictoires des
responsables politiques, et surtout de devoir composer leur reportage en fonction de ces
réactions institutionnelles.

Ce traitement en forte progression à partir des années 1960 préfigure la mise en place
des rubriques « société » pour traiter des faits politiques saisis par des « leaders d’opinion »
sans attache politique déclarée3 4 3 . L’évolution du journalisme politique britannique des années
1960-1970 est placé devant un dilemme. D’un côté, le journalisme politique institutionnel,
avec son questionnement sur les tactiques et l’explicitation des programmes. De l’autre, le
journalisme politique « apolitique », et son exploration des changements de la société
britannique. Ce journalisme interroge des objets gérés par les élus, en mettant en valeur les
corps sociaux dans lesquels elles s’organisent3 4 4 . Pourtant, la distance entre ces espaces
sociaux et les sphères de direction de l’État rendent difficile pour les journalistes la possibilité
d’organiser des rencontres entres ces groupes. L’émission Question Time propose une
solution à ce dilemme de l’information politique télévisée anglaise, en installant le
présentateur-vedette comme pivot entre les responsables et des acteurs choisis pour
représenter la société dans sa diversité.

342
Cf. Andrew CRISELL, An Introductory History of British Broadcasting, London, Routledge, 1997, p. 169.
343Pour l'ethnographie d'une conférence de rédaction du Monde où s'élabore un sujet des pages « société », et
sur le processus de désaffiliation partisane qu'il suppose, Cf. Nicolas HUBE, Nicolas KACIAF, « Les pages
« Société »... ou les pages « Politique » en creux. Retour sur des conflits de bon voisinage », in Ivan CHUPIN,
Jérémie NOLLET, dir., Journalismes et dépendances, coll. Cahiers politiques, Paris, L’Harmattan, 2006.
344Ces groupes qu'Emile Durkheim appelle les « groupes secondaires » - la famille, les institutions religieuses,
la communauté locale, la corporation, l'école, le syndicat, l'entreprise etc limitent les chances de l'État de détenir
le monopole de l'autorité et d'imposer unilatéralement aux individus sa discipline. En ce sens, ils constituent une
ressource pour tout journaliste désireux de traiter des affaires de l'Etat sans dépendre exclusivement du jeu
politique. Cf. Émile DURKHEIM, Éducation et sociologie, Paris, PUF, 1989, p. 67.

187
10.2.2. 1979-2004 : Question Time s’installe sur BBC 1

Le jeudi 25 septembre 1979 à dix heures du soir, la première édition de Question Time
est diffusée sur BBC1. Elle fait figure dans la presse de petit événement puisque Robin Day,
son présentateur, y effectue un retour sur l’avant-scène après quelques années relativement
discrètes. Le Royaume vit une période de changement politique : les élections générales du 3
mai 1979 ont consacré une nette victoire des conservateurs, avec 44% des voix et 339 élus,
contre 37% aux travaillistes et 269 élus3 4 5 . Question Time est le fruit d’un compromis entre
l’équipe de la BBC et son autorité de tutelle, qui exige que la première chaîne remplace
l’émission politique « Tonight » par une émission à caractère exclusivement divertissant. La
programmation de Question Time est donc présentée comme le choix de BBC1 de se doter
d’une émission « politique de divertissement » relativement inédite. Le compromis n’a
pourtant rien d’inédit. Lorsqu’en 1948, les producteurs de BBC Light se voient refuser l’accès
au commentaire des affaires parlementaires, c’est à ce même concept de « débat politique
convivial » qu’ils font appel. Le choix de porter « Any Question » à l’écran participe donc de
cette même logique de contourne une contrainte pesant sur le politique à la télévision. Trente
ans plus tard, ce sont les programmateurs de la BBC qui ne veulent plus de politique, et ce
sont les autorités qui la leur imposent.

La première partie de ce récit porte sur la période « Day », période d’installation de


l’émission dans le paysage audiovisuel. Comment le journaliste va-t-il faire de son style
« direct » un outil pour faire discuter politiques et téléspectateurs ? La réussite de l’émission
tient sans doute à ce que Robin Day impose au rythme de l’émission une certaine forme
d’autorité.

Viendra ensuite le moment délicat de la « succession » de l’émission en 1989,


désormais acceptée tant par les spectateurs que par les politiques. Quel style Peter Sissons va-
t-il imposer à l’émission, dans un contexte où une décennie de gouvernement conservateur
conduit la BBC à des exigences d’audience considérables ? La personnalité de Peter Sissons,
journaliste politique à la lisière du divertissement, sera évoquée pour expliquer la relative
stabilité de l’émission durant cette période.

Ce récit prend fin sur l’institutionnalisation de l’émission par David Dimbleby.

345 Sur cette élection, son contexte et ses conséquences politiques, Cf. Jacques LEUREZ (dir.), Le
Thatchérisme : doctrine et action, Paris, Presses de la FNSP, 1989.

188
Comment un journaliste dont la carrière est attachée à la célébration des monuments de la
culture britannique en vient-il à animer une émission politique ? Le rôle particulier acquis par
Question Time dans la vie politique britannique explique en partie cette « mesure de
sécurité ».

1979-1989 : Question Time ou « Day Show » ?

On reconstituera ici les détails de la création de Question Time, puis de sa première


diffusion, que d’après les mémoires de son premier présentateur. Sir Robin Day est un auteur
prolixe, qui publie à vingt ans d’écart deux autobiographies3 4 6 . Et c’est dans le dernier
chapitre de la seconde, intitulée Grand Inquisitor, qu’on trouve plusieurs pages ayant trait à sa
promotion d’une nouvelle émission en « Prime Time ». Plusieurs tentatives de compléter ces
renseignements par d’autres sources3 4 7 n’ont pas été concluantes.

Le contexte de crise politique des élections générales de 1979, et la large victoire de


l’équipe Tory de Margaret Thatcher, explique sans doute le choix des programmateurs de la
BBC de renouveler la grille de programmation du politique à la télévision. A l’instar de
France Télévision en France, BBC britannique tire ses ressources d’une redevance votée au
Parlement. Il faut souvent chercher dans cette relation de subordination directe les réactions
fébriles qui suivent ou précèdent dans les rédactions tout remaniement au sommet du pouvoir.
Le livre de Robin Day retrace le chassé-croisé entre le programmateur de la BBC et le Board
of Governors. D’après son récit, le Board of Governors rejette le projet de grille de
programme des producteurs de la BBC, au prétexte qu’il ne propose pas de grand rendez-vous
politique pour BBC1 :

« Bill Coton, le Contrôleur de BBC1, s’est retrouvé avec un vide béant dans sa grille nocturne.
Le Conseil d'établissement de la B.B.C. venait de rejeter le principe d’une causerie
télévisée animée par Parkinson cinq nuits par semaine sur BBC1. Impossible de dire à
quoi aurait ressemblé ce talk-show. On lui reprochait de ne pas pouvoir traiter
correctement de politique et des “current affair”, ce qui aurait donné l’impression que la
BBC abandonnait sa mission de service public ».
348
. L’auteur explique avoir donné au même moment une interview au Daily Mail, où

346
Cf. Robin DAY, Day by Day: A dose of my own hemlock, London, Kimber, 1975 et Grand Inquisitor
London, Pan Books, 1990.
347 L’histoire de la BBC en cinq volumes d’Asa BRIGGS s’arrête en 1974. Le livre de Michael LEAPMAN,
Last Days of the Beeb, London, HarperCollins, 1986, propose quelques informations que le livre de Robin Day
reprend et commente.
348
Robin DAY, Grand Inquisitor, London, Pan Books, 1990, p. 314.

189
il commente cet abandon de la politique sur BBC1 :

« La télévision doit accueillir des émissions politiques. Il y a au Parlement de fortes


personnalités, de bons acteurs, bien plus amusants que les petites starlettes ennuyeuses
[qu’on invite habituellement] »3 4 9 .

A l’évidence, Robin Day fait ici une offre de service, par presse interposée.
L’interview est un commentaire des débats en cours sur la grille de la première chaîne,
imprimée dans un des principaux quotidiens nationaux. Pour quelle raison le Daily Mail
sollicite-t-il l’avis de Robin Day sur l’évolution en cours à la BBC ? Plusieurs hypothèses,
toutes valables, peuvent êtres avancées. Robin Day est un journaliste télévisé de premier plan
depuis 1957, un peu en retrait depuis son départ de l’émission « Panorama » en 1972. Il se
peut qu’il ait amicalement proposé son commentaire aux journalistes de sa connaissance, et
que celui du Daily Mail ait accepté de la publier. Il se peut également que le journaliste ait eu
vent d’une précédente offre de service – privée, celle-ci – que Day a adressé quelques
semaines plutôt, le 19 février, à Ian Trethowan, directeur général de la BBC. Une lettre dont il
reproduit des extraits dans son livre, dont la forme générale évoque un appel désintéressé en
faveur d’une émission « politique et distrayante » sur BBC13 5 0 .

En vingt ans de carrière, le présentateur n’est jamais parvenu à attacher son nom à une
émission. Le poste le plus en vue qu’il n’ait jamais occupé, la co-présentation de
« Panorama », depuis 1959, échoue face à la personnalité concurrente de Richard Dimbleby,
qui en est la vedette et le co-présentateur depuis 1955. La plupart des commentateurs
consultés pour cette présentation historique s’accordent sur le fait que, face style dominateur
de Robin Day, Richard Dimbleby pratique un style solennel et maîtrisé, qui met en valeur son
ancienneté et son assurance dans la fonction de journaliste. Face à Robin Day, dont la
formation d’avocat et le passage par l’étranger lui confère une position « d’outsider » dans le
milieu de la BBC, Richard Dimbleby impose le rôle tranquille d’héritier d’une famille de
journaliste3 5 1 , le récipiendaire d’une tradition britannique de commentaire de la vie publique.
Son attitude « courtoise », « ferme » et empreinte d’un certain « détachement », l’amène à
commenter des événements solennels de la vie politique britannique. Avant « Panorama », il
fait le récit éminemment politique du couronnement de la reine Elizabeth II. Parallèlement à
sa carrière à « Panorama », il raconte en direct les funérailles de George VI, John F. Kennedy

349
Robin DAY, Ibid., p. 316.
350
Robin DAY, Ibid., p. 314.
351Son père détient le Richmond and Twickenham Times, dans lequel il fait ses débuts en 1931. Cf. Jonathan
DIMBLEBY, Richard Dimbleby : a biography, London, Hodder&Stoughton, 1975.

190
et Winston Churchill. Au cours de sa présentation de « Panorama », c’est à lui que l’on fait
confiance pour réaliser l’interview d’un membre de la famille royale, le prince Williams en
1961. L’année suivante, il présente l’émission délicate consacrée à la « crise des missiles » de
Cuba. La mort par cancer de Richard Dimbleby en 1965 fait de Robin Day l’unique
présentateur de « Panorama », mais surtout le successeur de son rival. La mort du rival clôt la
compétition entre les présentateurs, qui s’achève par la défaite du survivant. Peu après le
départ de Robin Day de Panorama en 1972, c’est à David Dimbleby – fils de Richard
Dimbleby – qu’il revient de présenter « Panorama ». Comme le décrit un article du Listener
consacré aux premières émissions de Question Time : « Robin Day était alors plus que
disponible. Ses plus belles années étaient derrière lui ».3 5 2

Transposer à l’écran un succès de radio. Le directeur des « Current Affairs » de la


BBC, John Gau, propose à la productrice Barbara Maxwell en juillet 1979 de remplir une case
hebdomadaire avec « Robin Day, quelques députés et un public pour poser des questions »3 5 3 .
L’émission Question Time est une déclinaison radio de Any Question ?, et suscite des
railleries à ce titre : « C’est donc cela, l’idée que la BBC se fait d’une nouvelle émission ?
“Any Questions ?” avec des images ? »3 5 4 . Pourtant, les caméras filment les « quidams », et
leur accordent une présence que la radio ne permet pas de rendre. Surtout, le dispositif est
délibérément plus interactif. Si « Any Questions » invente le questionnement politique
formulé par des personnes ordinaires, Question Time offre au public un droit de réponse au
commentaire sur les réponses du politique. Ce nouveau « talk show politique », proche en cela
d’un jeu de rôle reconstituant un débat à la chambre des Communes, permet par la même
d’offrir au public l’image d’un dialogue entre le pouvoir politique et les « manifestations », ou
encore les micro-trottoir comme manifestations journalistiques les plus courantes des
« groupes secondaires ».

Le questionnement de Robin Day à Question Time impose à cette émission un curieux


paradoxe : celle de voir le public multiforme des années 1970-1980, représentatif de la « rue
britannique », interrogé, relayé et défendu dans l’émission par un personnage à l’image
cassante et autoritaire des années 1950-1960. La mise en scène de l’émission est fondée sur
deux types de séparations nettes. D’une part celle qui oppose le présentateur et le « panel » de
trois personnalités politiques, agrémenté d’un quatrième personnage. D’autre part, celle qui

352 Listener, 19 mai 1988. Cité par Robin DAY, Ibid., p. 317.
353
Cf. Robin DAY, Ibid., p. 317.
354 Id.

191
sépare le présentateur du public présent sur le plateau, et chargé de poser les questions et de
relancer les personnalités politiques. Entre les deux groupes chargés de se dialoguer, Robin
Day se présente comme le détenteur d’un savoir-faire, celui du questionnement pugnace et
répétitif seul adapté à percer la cuirasse du discours politique professionnel. Il est à ce titre
positionné comme un défenseur du public, une manière d’avocat, qui seul peut défendre la
cause d’une question du fait de sa connaissance des règles existant dans le milieu politique.
Cette mise en scène de la représentation politique correspond de façon semblable à ce qui se
fait en France à la même époque3 5 5 , où les journalistes politiques de télévision se présentent
comme des « médiacrates » dominateurs, chargés de faire rendre raison au discours politiques.
Cependant, la quasi-absence du quidam de ces émissions françaises, dont la rare présence
vient troubler le trilatéral du journaliste, du politique et de l’expert distingue les émissions
politiques françaises de celles produites au Royaume-Uni dans le même temps. L’usage que
Robin Day fait de la parole ordinaire pour questionner le discours politique s’installe de fait
dans le paysage audiovisuel3 5 6 , puisque Question Time est régulièrement reconduite tandis que
Robin Day se voit offrir sur BBC1, puis sur la radio BBC4 et son émission « Election Call »,
un rôle de « médiateur » au cours des élections générales de 19833 5 7 ; les électeurs téléphonent
des questions à l’attention de l’invité de Robin Day, dont le rôle est de le faire répondre
précisément, sans se contenter d’une réponse de principe.

1989 – 1994 : Question Time évolue vers un talk-show politique

Le départ de Robin Day de BBC1, donc de Question Time en juin 1989, marque un
tournant de cette émission. Certes, le profil de Peter Sissons, choisi pour présenter Question
Time, ressemble sur plusieurs points à celui de son prédécesseur, et d’une manière générale
aux journalistes politiques et d’information de BBC1. Diplômé d’Oxford, reporter et
présentateur d’Independant Television News depuis 1964, il est un interlocuteur régulier du
milieu politique anglais. A chaque émission de « General Elections », il travaille en studio ou

355Voir l'étude de l'émission « L'heure de vérité » dans Eric DARRAS, L'Institution d'une tribune politique.
Genèse et usages du magazine politique de télévision, thèse de doctorat de science politique, université de Paris
2, 1998.
356 L’auteur décrit une anecdote survenue au mois d’octobre 1979. L’invitation de Michaël Heseltine, premier
« Cabinet Minister » à être invité à « Question Time », est déstabilisée par un groupe de « leftists » qui
l’interpellent. Le départ, furieux, de ce membre éminent du gouvernement pose problème aux producteurs de
l’émission, qui se supposent privés à l’avenir d’invités prestigieux. Quelques semaines plus tard, Michaël
Heseltine croise Robin Day, et se dit enchanté de son invitation ; le contexte agonistique de l’émission l’aurait
amené à se montrer sous son meilleur jour, et aurait impressionné son entourage. Depuis, conclut l’auteur,
« Seuls un ou deux Ministres du Cabinet ont refusé d'apparaître à “Question Time“ ». Robin DAY, Ibid., p. 320.
357
John CAIN, The BBC, 70 years of broadcasting, London, BBC Edition, 1992, p.129.

192
sur les lieux de reportage à interroger des élus. Cependant, sa notoriété qui le rend légitime à
la succession de Robin Day tient à son succès depuis 1982 comme présentateur de l’émission
quotidienne d’informations de Channel 4, la nouvelle chaîne privée. Son style est décrit
comme « décontracté », voire désinvolte3 5 8 .

Sous sa direction, Question Time culmine à 4 millions de téléspectateurs, et s’oriente


sur la mise en valeur des émotions des téléspectateurs, au même titre que d’autres émissions :
« Kilroy » de l’ancien député Kilroy Silk sur BBC1 ou « The Time, The Place » sur ITV3 5 9 .
Cette tendance à la mise en scène des émotions dans cette émission politique doit être
rapprochée d’un univers audiovisuel où le succès d’émissions américaines comme le « Oprah
Winfrey Show » débuté en 1986 incite les programmateurs à penser l’attirance que produit
l’expression publique des émotions. Elle doit être mise en relation avec la volonté politique du
gouvernement de Margaret Thatcher de faire de BBC1 une chaîne de télévision semblable à
ses concurrentes privées. En 1989, le gouvernement britannique publie un « White Paper », un
livre blanc qui résume sa vision de l’avenir de la BBC à l’horizon 1996, date de
renouvellement de la « Charte royale » de la BBC : celle d’une régie dont les objectifs seraient
essentiellement des gains d’audience et un positionnement judicieux sur le marché segmenté
de l’audiovisuel britannique, alors confronté à la concurrence de la télévision par câble et par
satellite. Le titre du rapport, « Broadcasting in the 90’s : Competition, Choice and Quality »
sonne comme une réponse ironique à la devise de Lord Reith, premier président de la BBC :
« Educate, Inform, Entertain », puisqu’elle inverse l’ordre des priorités du fondateur 3 6 0 . De
plus, la direction de la BBC décide de faire de Question Time une émission nomade, sur le
modèle de Any Question ?. Jusqu’ici cantonnée au Greenwood Theatre de Londres, l’émission
se déplace en province et accueille des acteurs politiques locaux connus nationalement – se
positionnant ainsi comme une émission de télévision au service du public, prête à se déplacer
pour l’entendre.

Depuis 1994, David Dimbleby institutionnalise Question Time

Le remplacement à Question Time de Peter Sisson par David Dimbleby en 1994 sonne
358 Cette relation à la classe politique se cristallise lors de l'incident qui l'oppose à ceux qui lui reprochent, en
2002, d'avoir annoncé sur un plateau de télévision la mort de la reine mère sans porter de cravate noire. Cf.
David SAPSTED and Matt BORN. « Sissons defends corporation's coverage and lack of a black tie »,
Telegraph, 2002-04-03.
359
Cf. Andrew CRISELL, « Television and broadcasting since 1959 », An introductory history of british
broadcasting, London, Routlege, 1997
360
John CAIN, Ibid., p.137.

193
comme une ironie supplémentaire aux yeux de nombreux commentateurs, celui-ci n’étant
autre que le fils de Richard Dimbleby, rival du fondateur de Question Time lorsqu’ils
présentaient tous deux « Panorama ». L’émission, dont le fondateur souhaitait qu’elle mette
en valeur son questionnement agressif, est ainsi confiée à un présentateur dont le style et le
parcours relève d’une stricte orthodoxie vis-à-vis de la désormais longue tradition du
journalisme audiovisuel de la BBC. Etudiant à Oxford et Paris, David Dimbleby est reporter
puis présentateur pour la BBC depuis 1960 – à l’exception de deux ans à New York, comme
présentateur pour CBS (1966-68). Interlocuteur autorisé des acteurs politiques, il commente
régulièrement les soirées électorales (1979, 1983, 1987, 1992, 1997, 2001, 2005). Surtout, il
renoue avec le rôle paternel du journaliste dont le rôle est de célébrer les mythes et les valeurs
de la nation britannique. Il produit des documentaires et des livres sur la Grande-Bretagne –
sur son architecture, sa peinture. Son rôle y est discret : quelques lignes convenues sur des
livres d’image dont l’essentiel est consacré à l’illustration des visages de la Grande-Bretagne
éternelle : falaises de Cornouailles, riches terres agricoles de l’Ouest, somptueux lacs
d’Ecosse3 6 1 . Conforme à ce rôle de compagnon de la classe moyenne britannique dans les
moments les plus critiques que tint autrefois son père, il commente les funérailles de la
princesse Diana, puis celles de la Reine Mère en 20023 6 2 .

L’émission Question Time fête alors ses quinze ans, et constitue une réplique télévisée
d’une émission radio qui fête quant à elle son demi-siècle. Toutes deux sont plébiscitées par le
public britannique. Aussi, David Dimbleby conserve le tic du questionnement ferme hérité de
l’inventeur et premier présentateur de l’émission, désormais élevé à la dignité de patrimoine
national. Il engage plusieurs innovations. L’une d’elles, développée en 1994, reste sans suite :
le public vote pour élever quelques uns de ses membres à la dignité de « nation en
miniature », dont les questions sont alors réputées représentatives de celles que se posent
l’opinion publique anglaise3 6 3 . D’autres ont plus de succès. A partir de 1999, puis
régulièrement au cours des élections générales, les leaders des grands partis politiques sont
invités à titre individuel (au lieu d’apparaître parmi d’autres politiques), l’émission tournant
alors au dialogue entre le public et l’invité, facilité par David Dimbleby. Plusieurs émissions
sont délocalisées à l’étranger, comme le permet l’évolution des technologies de

361
David DIMBLEBY, A Picture of Britain, London, Tate Publishing, 2005. L'ouvrage est également décliné
en CD ainsi qu'en DVD.
362 Les informations qui suivent sont tirées de l’édition anglaise du Who’s Who 2007, article « David
Dimbleby »
363Sur l'usage du panel pour mettre en scène une « nation en miniature », Cf. Eric DARRAS, « Un paysan à la
télé. Nouvelles mises en scène du politique », Réseaux, n°63, Paris, CNET, 1994, pp. 75-100.

194
communication. Enfin, à partir de 1999, le panel d’invités politiques chargé de répondre aux
questions du public passe de quatre à cinq membres, dont deux sont généralement artistes ou
personnages célèbres.

195
10.3. Conclusions sur l’évolution des débats dans l’audiovisuel
anglais

L’attitude des pouvoirs publics britanniques envers les débats politiques dans
l’audiovisuel s’est littéralement inversé en un demi-siècle. Le « Board of Governors »,
organisme de surveillance de la BBC relié à la Couronne, est en effet passé d’une position de
refus d’émissions politiques, à une exigence minimale de programmation. L’émission
Question Time est marquée dans sa naissance et son histoire, par ce retournement de
perspective. Pour en saisir le mouvement, il fallait replacer cette naissance dans une
perspective plus générale. Celle qui crée, à partir du personnage du « passant ordinaire »
intervenant dans la politique, un type d’émission situé entre la bonne humeur et le
questionnement. Le principe sur lequel repose Question Time, cette mise en scène mêlée de
tribune politique, de divertissement et de saisine « en direct » par le Britannique moyen des
plus hautes instances gouvernementales, a traversé un demi-siècle d’histoire audiovisuelle.
Les liens successifs que les gouvernements de l’audiovisuel public entretiennent avec lui
donnent à voir le changement radical des relations entre audiovisuel public et débat politique.

Il y a d’abord le « Fortnight Rule », qui interdit en principe les débats audiovisuels sur
l’actualité politique de l’immédiat après-guerre. Une invention de journalistes de la BBC,
relayée par des personnalités politiques consentantes, voit le jour en 1948 : « Any Question »,
diffusée sur le Light Channel. C’est une émission de divertissement qui aborde la politique
par la bande, autour du rituel inoffensif de la « conversation anglaise » entre élus et électeurs.
L’émission est tolérée, puis menacée au cours d’une période courte mais stricte d’application
de la loi. Elle est enfin délivrée, comme toutes les émissions politiques de l’époque, par le
retrait de la « Fortnight Rule » en 1956, au moment de la crise de Suez. Les pouvoirs publics
anglais sont alors dans l’incapacité de refuser le traitement de la politique dans l’audiovisuel ;
« Any Question » est d’ailleurs le cadet de leurs soucis. En 1956, les innovations majeures du
débat politique ont lieu à la télévision, nouveau média très implanté dans les foyers anglais, et
échappant en partie à l’Etat. Bien qu’encadré par une autorité de tutelle, la télévision est
développée en grande partie sur fonds privés. Les débats télévisés les plus en vue sont celles
mettant en scène un « Anchorman », un présentateur intervieweur « à l’américaine » capable
de se mesurer aux politiques les plus illustres. Parmi eux, on remarque Robin Day, ancien
correspondant à Washington, présentateur des « News » sur la chaîne privée ITV.

196
Entrepreneur du modèle « américain » de l’interview, agressif et direct, il obtient une
audience réelle. La BBC l’engage pour co-présenter « Panorama », émission politique phare
de sa télévision. Elle lui préfèrera pourtant Richard Dimbleby, autre présentateur de
l’émission, développant un style plus rond, plus respectueux du protocole. Richard Dimbleby
invente une version « britannique » de l’« anchorman » américain. Il supplante Robin Day en
mettant en scène le strict respect du code de bienséance de l’élite du personnel politique.
Richard Dimbleby est le présentateur modèle de cette monarchie parlementaire qu’est le
Royaume-Uni, et sa moindre consécration n’est pas d’avoir interviewé le prince.

Parallèlement à cette évolution, de nombreux journalistes de télévision britanniques


cherchent à traiter la politique sans passer par l’exigence de « balance » des commentaires
d’élus. Ils filment les manifestations « apolitiques » qui ont lieu régulièrement dans le pays, et
découvrent le formidable pouvoir émotionnel que recèlent ces mises en scène du
mécontentement populaire. Leurs reportages filmés, diffusés à la télévision, montrent que l’on
peut présenter la politique à la télévision autrement qu’en filmant deux personnalités
maîtresses d’elles-mêmes en discussion. Ce type de traitement du politique va valoriser
l’émotion dans l’offre télévisuelle reliée au politique. Au début, il va jouer un rôle de
repoussoir. Il s’agira pour les politiques de montrer qu’ils savent garder leur sang-froid, qu’ils
ont des qualités de maîtres. Progressivement, cette émotion politique va constituer un modèle
normatif, et les politiques vont être tenus de savoir s’émouvoir en public. Quoi qu’il en soit,
ces manifestations légitiment progressivement, année après année, la figure du « passant
ordinaire » comme figure à part entière du processus politique. Puis intervient cette rupture,
au cours des années 1970, lorsque la crise économique consécutive au second choc pétrolier
produit entre autres conséquences un chômage de masse. Le discours politique dominant en
Angleterre, qu’il s’agisse du Labour de Neil Kinnock ou des Tory de Margaret Thatcher, est
de prôner le recours croissant à l’initiative individuelle comme solution aux problèmes
économiques. Une des conséquences de ce discours politique semble être que la télévision
abandonne les émissions politiques. En 1979, alors que les sondages donnent les Tory
largement gagnants, les producteurs font une offre inédite au Board of Governors : pour la
première fois depuis la naissance de la télévision anglaise, la rentrée de septembre de la
principale chaîne BBC1 se ferait sans émission politique. Ce moment historique de
l’audiovisuel anglais en appel un autre. Le « Board of Governors » refuse, et impose un débat
politique, quarante ans après que le parlement anglais ait légiféré pour qu’on puisse interdire
des émissions du même ordre. D’un rôle de modérateur, voire de franc censeur de

197
l’audiovisuel politique, les pouvoirs publics endossent un rôle de promoteur face au manque
d’intérêt des responsables de la chaîne.

Il faut comprendre l’évolution de Question Time, de 1979 à 2005, en prenant en


compte le soutien dont bénéficient désormais les débats politiques de la part des autorités. Ce
soutien politique se complique d’innovations journalistiques destinées à rendre ces émissions
plus attrayantes. Ainsi, le « style » anticonformiste de Peter Sisson, ou encore la volonté des
producteurs depuis que David Dimbleby présente l’émission, d’ouvrir le plateau à plus de
personnalités du show-biz, reste le fait d’une structuration particulière de la télévision
britannique, à la fois concurrencée dès ses débuts par une télévision commerciale, et
exclusivement financée par le parlement, donc strictement encadrée par le pouvoir politique.

198
11. Que retenir de cette histoire des débats politiques ?

L’histoire des débats français. Les débats français ont été marqués depuis l’après-
guerre par deux moments historiques. D’une part, « Mai 68 », événement aux conséquences
tant politique que médiatique. D’autre part, la décennie de mesures permettant la libéralisation
de l’audiovisuel au cours des années 80. J’ai donc scindé l’histoire de ces débats en trois
moments bordant ces crises politico-médiatiques. J’explique d’abord que dans les années
d’après-guerre, Le Monde s’impose dès sa naissance dans le paysage médiatique français. La
télévision a encore peu de sens en politique, même si sa diffusion progresse de façon
exponentielle. Puis, « Mai 68 » voit conjointement l’ORTF et Le Monde connaître une crise
interne. Dans ces deux univers, on renouvelle le rapport au politique, en s’appuyant sur
« l’opinion publique » via des techniques spécifiques à chaque média. Enfin, tout au long des
années 80 – jusqu’en 1994 pour Le Monde – la crise économique et la libéralisation de
l’audiovisuel produisent de profonds bouleversements dans le traitement médiatique du
politique. La période actuelle des débats politiques naît de compromis noués par des
entrepreneurs journalistes attachés à la valorisation mutuelle de la politique et du spectacle
attrayant.

L’histoire des débats anglais. J’étudie les débats anglais au prisme de Question Time.
L’émission existe dès l’après-guerre dans une version radiophonique, intitulée Any
Question ?. Lieu de rencontre informel et divertissant, cette conversation radio entre « MP’s »
et public local échappe à la « Fortnight Rule » ; règle qui interdit la diffusion de débats
politiques portant sur des thèmes examinés par les chambres. Et c’est sans doute ce caractère
convivial, apprécié par les députés, qui vaut à l’émission de survivre au bouleversement de
l’information politique audiovisuelle entériné par la fin de la « Fortnight Rule », dès les
événements de Suez en 1956. Car à cette période, deux dynamiques complémentaires
s’affrontent dans les médias anglais. D’une part, l’irruption d’un journalisme politique « à
l’américaine », percussif et commerçant. D’autre part, un mouvement d’institutionnalisation
d’une partie de l’audiovisuel britannique autour des figures de la souveraineté : la Couronne,
le Parlement etc. Deux personnalités concurrentes, Robin Day et Richard Dimbleby, incarnent
chacun à leur manière ces tendances médiatiques. Les vingt années qui suivent verront le
second supplanter le premier comme interlocuteur politique légitime. En 1979, les
conservateurs anglais prennent le pouvoir, et Robin Day est nommé pour adapter Any

199
Question ? à la télévision : Question Time évolue sous sa direction, puis plus sûrement sous
celle de son successeur David Dimbleby, vers une émission de divertissement fortement
encadrée par le pouvoir exécutif.

Ce court rappel historique n’a pas permis d’éclaircir certains détails de l’évolution de
ces arènes proprement dites. Elle aura pourtant permis de préciser les dispositifs respectifs des
quatre émissions regroupées ici sous le nom générique de « débat politique dans les médias »
et d’abord sur l’émission politique télévisée Mots Croisés. Centrée sur des questionnements
politiques, diversifiée par des questionnements « sociétaux », elle s’avance comme une
discussion autour de faits politiques agrémentés par deux ou trois brefs reportages. Elle fait
intervenir au premier plan des personnalités politiques, qu’elle place autour d’une table avec
des « experts de la question » - scientifiques, intellectuels, signataires de rapports ; s’y
joignent des « experts de la discussion médiatique » - éditorialistes, auteurs polémistes,
chroniqueurs de télévision. L’ensemble amène dans un premier temps à rapprocher Mots
Croisés de Question Time, l’autre émission télévisée de mon terrain d’enquête à faire
intervenir des personnalités politiques, et non politiques. La ressemblance ne s’arrête pas à ce
point. L’une comme l’autre est diffusée sur la télévision publique dans des cases horaires
semblables (deuxième partie d’une soirée de semaine), centrées sur des faits d’actualité de
l’agenda politique. Reportages mis à part, les deux émissions ont des dispositifs, des
intervenants et des espaces de diffusion médiatique semblables.

Partant de ce constat, on doit admettre que la différence essentielle qui caractérise


l’approche de ce type de débats politiques dans les télévisions anglaises et françaises est la
place offerte au questionnement du public. Cette place a une histoire. Dans les années 1950, la
BBC mettait en scène un jeu de question-réponses, certes limité, entre électeurs et élus. A la
même époque, les journalistes de la RTF allaient « A la rencontre des Français » en se
munissant préalablement des recommandations d’un anthropologue de l’Institut. Sans
chercher trivialement une « conséquence » dans le fonctionnement des deux débats, la
comparaison permet de les éclairer mutuellement. Sur Mots Croisés, ce questionnement est
pour ainsi dire « représenté ». Les « questions que se pose le public » sont conjointement
articulées par le journaliste présentateur et par ses invités non politiques. Par un jeu de
représentation en cascade, les huit à dix personnes mêlées à la discussion de Mots Croisés
représentent par leurs interventions la somme des questions que le public souhaite poser. A
l’inverse, Question Time est construit sur une mise en scène de la démocratie directe. Les
deux cent personnes du public, parmi lesquelles une douzaine seulement interviendront au

200
cours de l’émission, figurent à l’écran les innombrables têtes d’une même hydre politique, le
« peuple » souverain de la ville anglaise où Question Time dresse son chapiteau. Autour de
cette entité politique, les rôles sont strictement répartis : les élus doivent répondre, « faire
face » aux commentaires et partager les émotions ; le présentateur doit relancer et circuler la
parole ; la ou les personnalités de la « société civile » présente aux côtés du politiques sont
priés de détendre l’atmosphère et d’adoucir les transitions.

Puisque ces deux débats polyphoniques télévisés, Question Time et Mots Croisés, sont
maintenant comparés avec leurs points communs et leurs différences, il s’agit de les comparer
à un troisième objet polyphonique écrit : les pages « Débats » du Monde. Il met en scène,
comme les deux autres, des voix différentes qui discutent de l’actualité politique. Ce qui
distingue l’espace des pages « Débats » des deux autres, c’est que son dispositif tend à
privilégier l’argumentation. Longuement, es auteurs de la rubrique interviennent dans une
controverse en cours. Leur article reprend le point de vue de l’adversaire, présente ses
preuves, affirme son point de vue. Sans énoncer de jugement de valeur, il suffit d’observer
que l’absence de contradicteur immédiat, l’étendue laissée à l’expression, le support reposant
du journal fondent ensemble un espace où l’émotion n’est pas le moyen de communication
privilégié. Même si, comme dans toute discussion politique, elle est loin d’être absente. Cette
construction argumentaire est historiquement justifiée : en construisant dans son journal un
espace de positions politiques qui légitime et positionne ses propres engagements, le journal
de Beuve-Méry puis de Jacques Fauvet a largement rentabilisé la contrepartie des
gratifications matérielles et symboliques qu’elle abandonne depuis quotidiennement aux
contributeurs des pages « Débats ».

Observons pour finir ces trois débats d’un peu plus loin, à partir de la définition du
« débat » que propose plus ou moins explicitement le dispositif du Grand Jury-RTL. Depuis
cette « tribune » qui fait converger le questionnement de trois présentateurs vers la figure du
responsable, on comprend que la notion de « débat » n’est pas nécessairement corrélée à
l’existence d’une assemblée pluraliste. Un « débat », c’est aussi une discussion entre
spécialistes, en vue de pousser le responsable politique présent à expliquer, révéler,
commenter voire annoncer l’actualité politique. Un « débat » d’experts, c’est un dispositif de
dialogue qui accole de fait les « idées » et les « propositions » à la parole du responsable.
Cette représentation du débat, aujourd’hui confinée à des espaces télévisuels discrets, est le
résultat d’une lutte d’une partie des journalistes politiques de la télévision française pour se
faire reconnaître comme interlocuteur privilégié du politique – et donc à reconnaître le

201
politique comme interlocuteur privilégié.

Cette cartographie des usages du débat politique dans les médias offre un dégradé
d’interlocuteurs, de la sommité politique au curieux de politique, en passant par toutes les
formes d’expertise et d’autorité imaginables. N’a-t-on pas échoué dans cette tentative de
penser les débats politiques, faisant « plusieurs choses d’une seule, comme on dit en
plaisantant chaque fois qu’une personne casse quelque chose »3 6 4 ? Le risque est réel, aussi
faut-il penser ces terrains comme autant de manifestations d’une même activité : l’invitation
et la mise en scène publique des faces et des paroles des invités. Aussi, le prochain chapitre
sera consacré à la manière dont les journalistes, producteurs, rédacteurs en chef, techniciens
de ces débats prennent en charge la succession de personnes très diverses qui s’investissent
dans ces débats. Il sera plus précisément question de la manière dont les metteurs en scène des
débats politiques médiatiques composent l’ordre et la teneur des apparitions de leurs convives.

364 PLATON, Le Ménon, 77a, Trad. Paris, Flammarion, 1967.

202
Une ethnographie des débats

« Qu’il s’agisse des acteurs, du public ou des personnes extérieures, tous utilisent des
techniques visant à sauvegarder le spectacle (…) ; pour s’assurer que les techniques seront
utilisées, l’équipe tend à choisir des membres loyaux, disciplinés et circonspects, ainsi
qu’un public faisant preuve de tact ».

Erving Goffman, La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973, pp. 225-226.

L’ethnographie d’une machine à représenter

Le précédent chapitre retraçait la genèse des débats politiques dans les médias français
et anglais. Les pages qui suivent présentent le résultat de mon enquête ethnographique, par
entretiens et observations, sur la manière dont ces débats sont organisés. Cette enquête a eu
lieu en deux temps. Dans un premier temps, entre les mois de septembre 2005 et d’avril 2006,
j’ai passé du temps dans les gradins où les débats médiatiques français faisant partie de mon
terrain accueillent leur public. J’ai également, en accord avec le personnel de ces débats, pu
participer aux cocktails de fin d’émission. C’est dans cet espace convivial, où invités et
invitants se relâchent après leur prestation, que j’ai pu approcher les différents intervenants de
l’émission, et obtenir pour certain d’entre eux un rendez-vous pour un entretien où ils me
feraient part de leur expérience du débat. Dans un second temps, à partir du mois de
novembre 2006, j’ai obtenu de faire trois courts séjours d’étude à Londres, pour assister à
l’enregistrement de l’émission Question Time et y rencontrer des intervenants.

Prolongement chronologique du précédent, ce chapitre est aussi la poursuite d’une


question : comment les journalistes de ces débats mettent-ils en scène, contribuent-ils à faire
représenter la société autour des grandes questions qu’ils posent ? J’y ai poursuivi l’intérêt
particulier pour la figure de la personne ordinaire, témoin de la réalité sociale ou représentant
de son statut, dont l’importance grandit singulièrement au cours de l’histoire récente de ces
arènes. Construite sur une démarche ethnographique, mon enquête a abordé la question de la
représentation comme un théâtre. Avec ses façades, ses coulisses, ses groupes de machinistes,
de metteurs en scène ou d’acteurs. Je me suis attaché à prendre au sérieux l’idée de Goffman,
selon laquelle toute activité sociale, pour pouvoir légitimement prendre place dans l’essaim
d’un corps social organisé, se doit de présenter les signes de sa conformité aux règles de la

203
société. Je suis parti du principe que les débats que j’étudiais dans mon enquête ne faisaient
pas exception, qu’ils étaient eux aussi la « modalisation », pour reprendre le terme de
Goffman, d’une activité insoutenable pour le corps social : la guerre, le conflit ouvert où
chacun vise les intérêts de la partie adverse sans égard pour l’environnement social Signe de
cette modalisation récente : en anglais comme en français, l’étymologie du mot « débat »
renvoie directement à l’affrontement violent, au duel physique entre parties adverses. Le
débat médiatisé est donc la modalisation, l’euphémisation d’un affrontement réglé par des
règles spécifiques qui, précisément, interdit aux belligérants d’en venir aux mains. C’est aux
règles sociales qui organisent cette modalisation que ce chapitre sera consacré. L’enjeu est de
comprendre dans quelle mesure ces débats sont, conformément à leur étymologie, des
affrontements réglés. Cette perspective devrait m’amener à nuancer les conclusions de
nombreux sociologues, pour lesquels l’existence de conflits dans ces arènes est une pure
perception « produite par l’espace politico-journalistique, du débat comme « duel » ou
« match »3 6 5 . Le « débat », et particulièrement le débat politique télévisé, serait donc un
conflit entre parties irréconciliables aux vues et aux intérêts divergents. Mais un conflit
modalisé, vécu et interprété comme un jeu. Avec ces conséquences sociales, garantissant sa
pérennité : les parties de ce conflit ne risquent à y participer ni leur vie, ni leur réputation. Et
les spectateurs du débat sont assurés de ne pas s’y voir infliger un drame ; ou, s’ils en voient
un, des signes sont là pour rappeler que le drame auquel ils assistent n’est pas réel. Mais une
construction humaine, théâtrale. Une scène signifiante.

Des débats organisés à partir d’échanges de signes

Goffman relève un fourmillement de signes autour des activités humaines, qu’il étudie
l’activité des habitants de Baltasound, celle des serveuses, hôtesses et vendeurs des villes
américaines ou le travail des personnels d’un hôpital psychiatrique. Son travail nous rappelle
que les signes exigés d’un acteur sont multiples, convergents, qu’ils impliquent autant
l’habillement que la posture, autant le langage que le décor. D’où les tentatives de nombreux
sociologues contemporains, de chercher à regrouper ces signes en autant de « grammaires »,
systèmes de signes cohérents comparables en complexité – et en normativité – à la grammaire
officielle d’un langage.

Ce chapitre présente les éléments de mise en scène qui font du débat médiatisé une

365 Patrick CHAMPAGNE, « Qui a gagné ? Analyse interne et analyse externe des débats politiques à la
télévision », Mots, Les langages du politique, 1989, Vol. 20, p.20.

204
construction théâtrale, une mise à distance du cadre primaire dans lequel se reproduit la
société. Il s’attache à comprendre les signes par lesquels les intervenants de ces débats se
tolèrent, se répartissent mutuellement les rôles, mais aussi se manipulent, voire s’excluent de
l’organisation du débat. Le chapitre suivant s’attache au discours, aux interactions vécues
dans l’arène. Par conséquent, je n’aborderai pas ici la substance des débats. Je m’intéresserai à
ce qui se passe avant, à ce qui se passe après, à ce qui se passe autour. Faisant l’hypothèse que
les journalistes metteurs en scène du débat jouent un rôle central dans son organisation, j’ai
découpé ma présentation en deux parties. La première s’attachant à la manière dont les
« équipes de représentation » préparent le débat, la seconde étudie la conséquence de cette
préparation : le côtoiement des invités autour de la scène des débats.

205
12. L’organisation des rencontres

J’étudie ici le travail d’« équipe de représentation », au sens que l’entend Goffman
quand il étudie la mise en scène de la vie quotidienne. Dans le cas des débats politiques, la
chose est complexe. Les débats incluent d’une part des « équipes internes », salariés des
médias qui paient et diffusent ces émissions. Et des « équipes externes », invités à participer
sans dépendre formellement de l’organisation interne. Je cherche d’abord à comprendre
comment les « équipes internes » s’organisent pour recevoir et encadrer les prestations des
« équipes externes », publics et invités. Au centre des « équipes internes », on trouve le noyau
des rédacteurs chargés de l’orientation éditoriale des débats, du choix des invités et de leur
mise en relation. Ce groupe de professionnels collaborent avec les réalisateurs – metteurs en
onde, en image et en pages – qui font du débat un produit médiatisé. Ce groupe ne serait pas
complet sans la présence discrète et attentive des logisticiens du débat. Ces trois groupes
cohabitent sans forcément collaborer, les rapports entre eux étant le plus souvent formels.
C’est pourtant cette cohabitation entre ces trois groupes qui assure la pérennité de produits
médiatiques hybrides, où des personnalités étrangères interviennent et introduisent un facteur
d’instabilité.

Quelles sont les attentes des journalistes, point central de ces « équipes internes », vis-
à-vis de leurs invités ? On attend d’eux qu’ils se conforment au temps médiatique construit
sur une quasi-intervention en « temps réel ». Il s’agit pour eux à la fois d’intervenir « à
temps », c'est-à-dire à se présenter à l’heure, à rester disponible le temps de la mise en place
du débat. Mais aussi à intervenir le temps qu’il faut : ne pas être trop long, capter l’attention
tout le temps de leur intervention. Car cette contrainte de temps est liée à la relation au public,
du moins tel que les journalistes le perçoivent. Le temps qu’ils prennent pour s’exprimer doit
être un temps qui les fait exister, se distinguer dans le flux médiatique. Cette attention prend
la forme d’un rôle, compris dans la fonction d’ensemble : les « bons » orateurs restent dans le
rôle qu’on leur assigne. Cette étroite structuration fait l’objet d’échanges, de discussions a
posteriori entre invités et organisateurs. L’invité a-t-il correctement joué son rôle ? Cette
interaction, et surtout son bon déroulement, a logiquement son importance pour que les invités
d’un soir reviennent, et deviennent des « habitués ».

206
12.1. Les équipes internes du débat

Groupes internes, groupes externes

Une approche interactionniste suppose que tout espace social est co-construit, que tous
les acteurs en présence participent à des degrés divers à la construction de la situation
observée. La présente recherche prend au sérieux cet axiome ; il s’agit donc de dépasser sur le
terrain les organigrammes d’entreprise, où chaque tâche à effectuer est réputé appartenir
strictement à une personne donnée. Cela suppose de spécifier, dans un premier temps, le rôle
des différents groupes qui participent au débat politique que j’étudie. Sur ce sujet, Goffman se
propose de désigner par le terme « équipe de représentation », ou plus brièvement « équipe »,
tout « ensemble de personne coopérant à la mise en scène d’une routine particulière »3 6 6 . Il
justifie l’usage de ce concept pour prendre en compte « la coopération de certains
participants » (ibid.), plus qu’une simple variation du cadre de l’interaction individuelle.
Ainsi, Goffman précise son concept d’« équipe » comme « un troisième niveau de réalité situé
entre la représentation individuelle d’une part, et l’interaction globale de tous les participants
d’autre part » (ibid.). Dans la compréhension que Goffman fait de ce concept d’« équipe », il
faut inclure la « famille spirituelle » de l’acteur, le public non présent auquel il soumet son
activité chaque fois qu’il est en représentation3 6 7 . Goffman donne l’exemple de l’ensemble
des complices d’une duperie, d’un spectacle co-organisé : chacun des participants à la mise en
scène, complice, tient les autres autant qu’il est tenu par eux. N’importe quel membre de
l’équipe pourrait en théorie « vendre la mèche », trahir le caractère factice de la
représentation, que ce soit délibérément ou sans le faire exprès, en adoptant une conduite
inappropriée. Mais dans les faits, cela arrive rarement : tous les membres de l’équipe ont une
bonne raison de « faire société », de participer au groupe, ainsi que d’impliquer les autres
membres dans l’activité du groupe. Car le maintien de la définition collective de la situation,
de laquelle chacun tire ses avantages liés à sa position, est à ce prix.

Je propose de distinguer, pour l’étude des débats politiques médiatisés, deux


principaux groupes, jouant chacun le rôle que l’on attend d’eux dans la division du travail du
débat. D’une part, les groupes internes, soit l’ensemble des salariés qui œuvrent à organiser,
transmettre et promouvoir l’émission. D’autre part, les groupes externes, soit les invités qui

366 Erving GOFFMAN, La Présentation de soi. La Mise en scène de la vie quotidienne I, Traduit de l’anglais
par Alain Accardo, Paris, Minuit, 1973, p.81.
367 Id., pp.83.

207
participent au débat sous réserve d’y avoir été invités.

Le marqueur utilisé pour distinguer ici les groupes internes des groupes externes est la
relation invité/invitant : fait partie du groupe interne toute personne qui n’est pas présente au
débat au titre d’invité. Cette distinction permet de faire deux remarques sur les liens entre
groupes externes et internes. D’une part, les membres du groupe externe présents dans le
débat sont des invités, ce qui suppose que leur intervention est subordonnée à un certain
nombre de préalables que certains membres du groupe invitant ont pour objectif de formaliser
et de faire respecter. D’autre part, seuls certains membres du groupe interne ont la tâche
d’inviter. Qui invite, et à quelles règles cette invitation doit-elle obéir ?

12.1.1. Mots Croisés, l’interaction entre équipes autonomes

Le « groupe interne » des salariés qui participent à l’émission n’est pas un groupe
homogène. J’ai pu observer au moins trois groupes distincts participant à Mots Croisés :
journalistes, techniciens, réalisateurs. Si tous interagissent dans la réalisation de l’émission,
ces groupes ont une identité professionnelle propre, liée à leur statut vis-à-vis de France
Télévision, au type de travail qu’ils effectuent dans l’émission et aux liens qu’ils entretiennent
avec les groupes invités.

Des journalistes en quête de souveraineté

Parmi la nébuleuse des journalistes qui interviennent dans l’émission, quatre


personnes forment un « noyau dur » : Yves Calvi, le présentateur ; Gilles Bornstein, le
rédacteur en chef ; Laurène Sevrent et Aude Rossigneux, journalistes. Ces quatre personnes
sont chargées d’une part de développer le contenu du débat, sa mise en scène, et d’autre part
de recevoir les groupes externes qui participent le plus directement au débat. Ce « noyau dur »
du débat est composé de la rédaction, c’est à dire des deux journalistes « plateau », du
rédacteur en chef, auquel s’ajoute le présentateur – Yves Calvi – qui contribue à la rédaction
du magazine. Il faut également compter dans ses rangs l’assistante Sybille de Marne, qui n’est
pas journaliste mais qui contribue aux tâches de représentation et de secrétariat de cette
équipe de journalistes3 6 8 .

368 Sybille de Marne occupe également les mêmes fonctions à « Complément d’enquête », le magazine de
Benoît Duquesnes, dont la diffusion alterne avec Mots Croisés le lundi soir sur France 2.

208
Au centre de cette construction se tient Yves Calvi, le présentateur. Il est présent à
toutes les étapes de la cérémonie du débat : réflexion collective, rédaction, casting, débat,
cocktail. Mon enquête m’apprend qu’il passe moins de temps que les autres journalistes à la
préparation du débat proprement dit. Tous les après-midi, il intervient en effet dans un autre
débat sur une autre chaîne de télévision, C dans l’Air sur France 5. Si l’on se place du point
de vue des spectateurs, Mots Croisés c’est avant tout Yves Calvi avec des invités autour
d’une table. Et même si Yves Calvi remercie « tout ceux qui nous ont aidés à préparer cette
émission », cite le rédacteur en chef, et que celui-ci est cité dans le générique et sur le site
Internet, ces participants sont absents du spectacle. En effet, l’histoire que raconte
l’émission est celle d’Yves Calvi, le présentateur, qui débat seul et librement, et qui accorde
par sa seule faconde la diversité des avis en présence. Cette représentation d’Yves Calvi en
personnage omnipotent, spontanément capable d’organiser de rythmer un débat télévisé
avec huit invités, quatre-vingt dix minutes de présence, deux reportages et une vingtaine de
sous-thématiques est corroborée par la présentation qu’en fait une de ses collaboratrices :
« Ça, c'est la magie de Yves, hein. C'est lui qui ne lâche pas le morceau, et qui repose sans
cesse la même question s’il n’a pas eu sa réponse »3 6 9 . Yves Calvi joue ce jeu double de
l’illusionniste de scène, magicien, marionnettiste ou animateur de cabaret : d’une part, sa
corpulence, sa faconde, sa quasi-omniprésence dans la discussion du plateau attire
l’attention sur lui – et permet de faire oublier toute la machinerie qui évolue dans l’ombre de
la scène. D’autre part, il personnifie la puissance de la machinerie qui évolue dans l’ombre,
et parvient en l’incarnant à créer un personnage léger, miraculeux, permettant aux
spectateurs d’oublier l’effort que nécessite une discussion politique structurée.

A ce « noyau dur » de journalistes, il faut ajouter deux personnalités qui ne font pas au
sens strict partie de la rédaction, mais dont l’influence sur le déroulement de l’émission est
avérée : Nathalie Saint-Criq, ancienne rédactrice en chef, et Arlette Chabot, directrice de la
rédaction de France Télévision et ancienne présentatrice de l’émission. Celles-ci travaillent à
un autre débat, et ne font plus partie de l’organigramme de la rédaction à partir de septembre
2005. Néanmoins, ayant créé et animé l’émission pendant dix ans, elles sont toujours
présentes au cours de sa préparation, comme le témoignent les membres de l’équipe.

« Q : Et qu'est ce qui t'avait donné l'idée justement de prendre cette décision [de choisir le
matin même de changer de sujet d'émission et de parler des banlieues] ?

R : Alors ce qui est marrant c'est que ça a commencé à monter jeudi vendredi. J'ai entendu
369 Entretien avec Laurène Sevrent, 2 novembre 2005.

209
vendredi matin qu'il y avait eu une nuit d'émeute. Je suis arrivé au boulot en me disant
« ça y est. On est bon pour un changement de sujet ». Et puis en en discutant on s'est dit
« on va attendre un petit peu, on ne va pas mettre de l'huile sur le feu ». On ne veut pas
faire les moutons de Panurge, on veut lui donner l'importance qu'il aura. Et quand on a vu
que le week-end ça ne faisait que s'amplifier... Le lundi matin, je le sentais encore gros
comme une maison. Et puis à 11 heures on a basculé. On demande aussi conseil à Arlette
Chabot parce que c'était son émission avant et puis qu'elle est directrice de
l'information donc elle est notre supérieure... Et qu'elle est toujours de bon conseil. Et
voilà, je pense qu'on a eu entièrement raison »3 7 0 (je souligne).

Ce constat est confirmé par Gilles Borstein, rédacteur en chef de l’émission :

« R : Ben oui ben Arlette c'est un... Arlette est directrice de l'information, donc y compris de
cette émission. Donc il est logique qu'elle me demande ce qu'on va faire, pourquoi vous ne
faites pas ci, est-ce que vous avez pensé à faire ça, elle nous... Oui... Ca l'intéresse. Ce
qu'il y a dans cette émission l'intéresse.

Q : C'est elle qui l'a créée en fait.

R : C'est elle qui l'a créée. Ca l'intéresse d'autant plus. Ca l'intéresse en tant que patronne et en
tant que maman du programme si je puis dire.

Q : Et est-ce que vous avez des exemples où il y avait des gens que ça l'intéressait de voir et
où elle a dit « untel, j'aimerais bien qu'il passe ou...

R : Oui; Ben par exemple Laurent Wauquier que je viens d'avoir au téléphone et qu'était... Là
il se trouve que je ne l’ai pas... Pas pour cette émission mais on a souvent... Arlette nous
dit “Il faudrait le prendre ce mec je sens qu'il est bon”. Voilà. Là on n’en avait pas parlé
mais bien sûr elle a son avis, elle connaît la terre entière, donc forcément elle a... mais ce
n’est jamais impératif. »3 7 1 .
Le rédacteur en chef nous livre ici une indication supplémentaire : Laurent Wauquier,
invité de l’émission de la veille, avait été convié à l’émission par Gilles Borstein avant
qu’Arlette Chabot ne lui en parle. Cette concordance suppose que l’ancienne rédactrice en
chef et le nouveau partagent une culture semblable de l’actualité politique française et de son
traitement – du type de personne à inviter pour la commenter.

Un « corps de reporters » tenus à distance respectueuse

Rattaché à ce groupe, les reporters de France télévision et leur hiérarchie interagissent


également avec ce « noyau dur » de journalistes de l’émission3 7 2 . Rattachés à la rédaction des
journaux télévisés, ces reporters confectionnent pour chaque émission un reportage de

370 Entretien avec Laurène Sevrent, 2 novembre 2005.


371 Entretien avec Gilles Bornstein, 10 janvier 2006.
372 Pour une approche ethnographique circonstanciée du travail de ces reporters, Cf. la thèse de Jacques
SIRACUSA, Le corps des reporters et la forme des reportages approche sociologique des actualités télévisées,
Dir. Jean Claude Combessie. Université Paris 8, 1999.

210
quelques minutes chargé d’alimenter le sujet du débat. Par l’intermédiaire du réalisateur et
ancien journaliste Marcel Trillat, j’ai pu m’entretenir avec Laetitia Legendre, journaliste à
France Télévision qui a collaboré à une émission de Mots Croisés. Elle me décrit avec
emphase une collaboration réussie avec Nathalie Saint-Cricq et Arlette Chabot :

« J’ai discuté avec Nathalie Saint-Cricq et Arlette Chabot, pour leur préparer deux reportages
sur l’IVG. Des reportages qui sont ensuite passés en 2000, ou 2001 je sais plus, dans une
émission sur le prolongement à 12 semaines du délai légal de l’interruption volontaire de
grossesse3 7 3 . Elles connaissaient bien leur sujet, un sujet pas facile. Je leur ai présenté les
angles possibles, pas possibles. On a eu beaucoup de chance, une jeune fille a accepté
qu’on la suive, qu’elle témoigne à visage découvert »3 7 4 .
Elle explique l’importance des moyens mis en œuvre pour fabriquer ces reportages :

« Une journée au planning familial, je connaissais des gens là-bas. C’est pour ça que l’équipe
de Mots Croisés avait fait appel à moi, c’est un sujet que je connais bien. Deux jours de
voyage, de visite d’une clinique hollandaise. Trois jours de montage. Très bien, on a
défini un angle au départ, on n’a presque rien modifié. Un vrai luxe pour moi, à l’époque
j’étais en CDD à France 2 et j’enchaînais les sujets magazines un peu bâclés. A l’arrivée,
deux reportages de 5 mn environ. Un format agréable, ça laisse aux gens le temps de
parler ».3 7 5
Six ans après les faits, la reporter conserve de cette expérience professionnelle le
souvenir d’une exigence de qualité : Mots Croisés est une émission sérieuse où les politiques
peuvent s’exprimer, pour les gens. Mes reportages sur l’IVG avaient vocation à constituer des
piliers du débat. Le reportage devait être anglés pour constituer une transition, et ouvrir la
discussion sur le plateau »3 7 6 . La journaliste souligne la qualité des moyens mis à sa
disposition, et le rôle que son travail aura eu dans l’organisation du débat. J’observe que sa
relation avec les personnages qu’elle filme pour son reportage s’accorde avec celle que
développent l’ancienne, et le nouveau rédacteur en chef de Mots Croisés : les protagonistes de
son reportage doivent renoncer au secret, « témoigner à visage découvert » pour que leur
investissement aille dans le sens que les journalistes souhaitent donner au débat. C’est ainsi
que Gilles Bornstein, actuel rédacteur en chef, définit sa relation aux reporters qui collaborent
à son émission :

« Q : Quand le générique de Mots Croisés annonce que c'est un magazine de la rédaction de


France 2, je suppose que vous collaborez avec les autres, avec les journalistes de France 2,
non ?

373 Le texte relatif au prolongement du délai légal de l’IVG a été voté par l’Assemblée Nationale en première
lecture le 5 décembre 2000.
374 Entretien au téléphone avec Laetitia Legendre, 17 janvier 2006.
375 Id.
376 Id.

211
R : Oui.

Q : Ca se passe comment ?

R : Très bien.

Q : Oui, je suppose, mais au quotidien ? Est-ce qu'ils viennent par exemple à vos réunions ?

R : Non, parce qu’on ne fait pas de réunions formelles - la différence entre les grandes
équipes et les petites équipes, c'est que les petites équipes ont pas besoin de faire de
réunions formelles. On est en réunion per – la porte est ouverte (il me montre la porte de
son bureau, qui donne sur la salle où travaillent ses collaborateurs) – voilà, on se cause, la
vie du bureau est une réunion.

Q : D'accord.

R : En revanche, nous on va les voir. Moi je vais les voir, l'autre fois on y est allé Yves et moi,
on est allé voir le service politique parce qu'on voulait papoter sur Mitterrand, trouver des
idées, se faire conforter les nôtres. Donc oui on travaille avec eux et ça se passe bien.

Q : Et est-ce que vous allez par exemple aux conférences de rédaction du journal ?

R : Non. Si, je pourrais y aller, mais j'y vais pas.

Q : Et comment ça se passe pour les reportages qui passent dans Mots Croisés ? Est-ce que
c'est vous qui les commandez tout seul ?

Oui

Q : Vous êtes rédacteur en chef... Comment est-ce que vous décririez votre demande de
reportage ? Comment ça se passe ? Vous dites juste « je veux un sujet sur les banlieues »
ou...

R : Ah non non non. Je dis l'angle que je veux. (Coup de téléphone). Non ça je fais un vrai...
Je fais mon travail de rédacteur en chef. C'est à dire que je commande... »3 7 7 .
Cet extrait d’entretien confirme l’autonomie de la « petite équipe » des journalistes de
l’émission vis-à-vis des reporters de France Télévision. Rattachés à France Télévision par
l’intitulé de « magazine de la rédaction » sous lequel est diffusé Mots Croisés, ces journalistes
travaillent de manière indépendante dans leur bureau, et commandent aux reporters les
reportages qui leur serviront à illustrer leur émission. Pour autant, les émissions de Mots
Croisés n’en sont pas moins des « magazine de la rédaction de France 2 », dans la mesure où
la ligne éditoriale de l’émission s’inscrit dans le fil des informations collectées par les
reporters du journal télévisé. Pour preuve, cet extrait d’entretien où le rédacteur en chef
explique qu’une de ses émissions, dont le thème – les émeutes en banlieue – a dû être

377 Entretien avec Gilles Bornstein, 10 janvier 2006.

212
réaménagé au cours du week-end précédant sa diffusion, a été illustrée par des reportages déjà
tournés par France Télévision :

Q : « Est-ce que vous pourriez me dire un petit peu, pour le reportage sur les banlieues...

R : Sur les banlieues je l'ai pas fait justement, j'aurais dû.

Q : C'était quoi le reportage que vous avez fait qui vous a...

R : Sur la laïcité. Oui, Sur la laïcité. Sur la laïcité, on a réfléchi à différents axes, par exemple
on a commandé un sujet à Alamin Chalamont, correspondant aux Etats Unis, qui était
vraiment anglé. Pour montrer que la laïcité pour les Américains c'était de la science-
fiction. Le président prête serment devant Dieu, le conseil des ministres a été pris en train
de prier, voilà. Ils n'ont pas du tout la même conception de la laïcité que nous. Voilà je lui
ai demandé un sujet là-dessus. Sur “vu des Etats-Unis, la laïcité est un concept de science-
fiction” »3 7 8 .

Au cours de l’entretien, le rédacteur en chef venait de m’expliquer que l’émission sur


« les banlieues » avait été décidée trois jours avant sa diffusion. Dans l’exemple a contrario
qu’il décrit, on comprend que le reportage constitue pour le rédacteur de l’émission un
support argumentatif, une thèse forte, « anglé », à partir duquel les invités sont amenés à
développer leur position. Cependant, la réalisation concrète des émissions oblige le rédacteur
en chef à composer avec la ligne éditoriale des journaux, ou des autres magazines
d’information de France 2. Cette dépendance est confortée par le fait que Mots Croisés est
diffusée le lundi soir, et que les reportages doivent être préparés plusieurs jours à l’avance. Ce
qui, au cours des dix ans d’exercice de l’émission, a amené l’ancienne rédactrice en chef,
Nathalie Saint-Cricq, à diversifier ses sources de reportages pour ne pas dépendre uniquement
des rédacteurs de France 2 :

« Mots Croisés est diffusée le lundi. Ca a l’air très bête, mais le lundi, c’est la suite du samedi
et du dimanche. Et le vendredi à partir de 17h, il y a plus moyen d’avoir personne.
Sachant qu’il m’est bien souvent arrivé de décider des sujets le jeudi soir. Avec Arlette.
Parce qu’il y avait un truc dans l’actu. Un truc au dernier moment. Tout. Par exemple
l’émission sur le jeune schizophrène qui a tué les infirmières à Pau, j’ai monté l’émission
en quatre jours. Et je voulais avoir deux mères. Une mère d’un schizophrène et une mère
d’une victime de schizophrène. On a fait un truc vite fait, un reportage bricolé avec deux
témoignages, une visite de la permanence à Pau… tout ça pour vous dire que je ne suis
pas obsédé par le reportage. Recruter un bon témoin parle parfois plus qu’un reportage.
Ou bien on prend des bouts de film, de pub etc. Quand on a fait l’émission sur la violence
et les “tournantes”, on a passé des extraits de La Squale. Les politiques ne sont pas gênés,
c’est la vie des gens... Vaut mieux prendre un bout de L’Auberge espagnole, par exemple,
pour expliquer un truc européen. Pour le CPE on voulait prendre un extrait de Sauf le
Respect que je vous dois, sur le harcèlement moral en entreprise. La pub, ça dit tout de

378 Ibid.

213
suite quelque chose à tout le monde »3 7 9 .
Le propos de la journaliste offre des précisions sur ce que les membres de la rédaction
de Mots Croisés attendent du reportage qui sera diffusé dans leur émission. Le reportage
constitue une représentation de la société dont les invités sont amenés à débattre. On
comprend donc pourquoi le rédacteur en chef, metteur en scène de ce débat, tient à maîtriser
la représentation de la société que le reportage introduira dans le débat. On comprend
également la volonté de ce journaliste de pouvoir prendre des libertés avec la ligne éditoriale
des autres pôles de la rédaction de France 2, en variant les sources de représentation de la
société. Sur ce point, les propos de Nathalie Saint-Cricq montrent que le reportage n’est pas la
seule représentation du réel sur laquelle les journalistes de Mots Croisés peuvent s’appuyer :
le « témoin », individu représentatif du fait social débattu, apporte selon elle un éclairage
intéressant au même titre que le reportage, en plus du fait qu’il assure l’indépendance
éditoriale de la rédaction du magazine vis-à-vis du reste de la rédaction de France 2. L’extrait
de film, de publicité, est également supposer jouer ce rôle. Notons que l’usage relativement
instrumental du « témoignage » comme représentation d’une réalité collective peut poser
problème, en tant qu’il dépossède le témoin du rapport personnel qu’il entretient avec son
expérience. Enfin, il met entièrement de côté la volonté personnelle que le « témoin » peut
avoir de débattre du sujet au même titre que les autres invités de l’émission.

Les autres équipes internes, au service du rituel journalistique

J’ai présenté ici ce que mon terrain me permettait de comprendre des relations entre
les journalistes et anciens journalistes de Mots Croisés d’une part, et le reste de la rédaction de
France 2 d’autre part. Pour autant, la réalisation de l’émission tient pour beaucoup à deux
autres groupes qui coopèrent avec la rédaction de l’émission, les techniciens chargés du volet
matériel, et les réalisateurs et assistant-réalisateurs chargés de sa mise en image.
L’équipe des techniciens. J’ai regroupé sous ce terme l’ensemble des salariés de
France Télévision (Cameramen, maquilleuses, régisseurs, vestiaires etc.) qui concourent à
assurer l’intendance de l’émission. Ces salariés travaillent à d’autres émissions, et ne sont pas
rattachés à Mots Croisés3 8 0 . Ma présence régulière aux enregistrements de l’émission, à
laquelle est venue s’ajouter un incident, m’a donné l’occasion d’approcher de près le travail
de ces techniciens.

379 Entretien avec Nathalie Saint-Cricq, le 27 mars 2006.


380 Entretien avec Patrice Dinaz, technicien de France Télévision, janvier 2005.

214
Lundi 9 janvier 2006, j’entre dans le hall de France Télévision pour assister à
l’enregistrement de l’émission de Mots Croisés intitulée « Mitterrand et nous ». Le régisseur
de l’émission, M. Dominique Hubert, m’apprend que l’enregistrement de l’émission a déjà
démarré. Il me propose d’assister à l’émission depuis les coulisses, voire de me faire visiter le
plateau. C’est à cette occasion que j’observe le très grand nombre de personnel technique
participant à l’émission. Répartis dans les coulisses, larges d’un à trois mètre qui entourent le
plateau proprement dit, les techniciens s’affairent. Un couloir conduit à la régie, où officient
d’autres spécialistes. J’ai croisé ce jour-là près d’une trentaine de professionnels, tous affairés
à manipuler des câbles, des boutons, des caméras, des prises etc. Leur attitude est à l’inverse
de celle qui a cours sur le plateau de l’émission. Tandis que les invités du plateau délibèrent,
eux sont postés à leur rôle et exécutent des tâches. Tandis que les débatteurs se distinguent
sur plusieurs critères de façon spectaculaire – par leur habillement, leur titre, leur façon de
parler – la plupart des techniciens arborent une sorte d’uniforme, tee-shirt noir et pantalon, se
distinguent peu et se parlent peu. Cette visite d’une heure environ ne m’a pas permis de faire
une recension détaillée de leurs métiers et de leurs caractéristiques sociales, mais je n’ai
croisé parmi eux que trois ou quatre femmes. Ils semblent connaître parfaitement leur
fonction dans l’organisation de l’émission. Tous ont en commun de commenter avec ironie
de façon récurrente ce qui se dit, ce qui se fait sur le plateau. Par ailleurs, si les techniciens de
la retransmission présents en régie poursuivent tous un but précis – varier l’intensité de la
lumière, afficher des noms sous les visages, monter en direct à partir des différentes caméras
– plusieurs cameramen n’ont, de fait, pas de caméra à la main. Sont-ils là « en réserve », au
cas où on aurait besoin d’eux pour tenir une caméra supplémentaire ?
J’avais cette question en tête, mais je sentais que le fait de la poser telle quelle, alors
qu’aucun d’eux ne m’avait vu auparavant – j’étais au mieux toléré par l’intervention du
régisseur – donnerait du crédit à l’idée que je serais là pour surveiller leur productivité, ou la
qualité de leur travail. Je me suis donc contenté de leur demander des précisions sur leurs
activités les plus visibles (parler aux cameramen qui filment ou regarder le moniteur avec
eux, aider le câble de la caméra circulaire à se dévider correctement, jouer avec le
« mélangeur », un rack posé au-dessus d’un moniteur et muni d’une trentaine de boutons,
chacun d’entre eux donnant accès à ce qu’est en train de filmer une caméra), en m’efforçant
de leur faire comprendre que ma curiosité était le signe que leur activité était du plus haut
intérêt. Quand j’ai demandé ce qu’il faisait à celui qui jouait avec le mélangeur dans un
sérieux nerveux et relativement désinvolte (appuyer sur les boutons l’un après l’autre, très
vite, l’ensemble du jeu de « surveillance » des caméras ne durant pas plus d’une trentaine de

215
secondes), il m’a dit « je n’ai pas grand-chose à faire là précisément, alors je surveille le
travail du réalisateur ». Sans doute la piste « d’être là pour surveiller » (pour « cadrer ») la
retransmission de l’émission doit-elle être prise au sérieux. En effet, elle correspond à la fois
à un impératif de la production télévisuelle (diffuser des images sans incident technique) et à
un ethos masculin (cadrer, se surveiller mutuellement)3 8 1 .

Tous sont situés à six mètres environ de la table du débat, au premier cercle, contre le
décor. Ils portent un micro-cravate et un casque, tous peuvent entendre les directives lancées
par le réalisateur et son assistant.

L’équipe du réalisateur. Les premiers sont les assistants de Jean-Jacques Amsellem,


les « réalisateurs » de l’émission. Leur travail consiste à construire l’image. Les observations
sur leur travail sont issues d’une part d’une observation du travail de cette équipe tant en tant
que spectateur depuis le studio qu’en régie, d’autre part d’un entretien avec un réalisateur du
Grand Jury, ainsi qu’avec une maquilleuse, un technicien et un régisseur de Mots Croisés.
Une tentative d’entretien avec Jean-Jacques Amsellem, réalisateur de Mots Croisés, a été
compromise par un incident – la grève générale du 8 mars 2006 a lieu le jour de notre rendez-
381 Les caméramans et les autres techniciens ici décrits ont en commun cet ethos masculin rigide, droit, ainsi
que leur appartenance commune à la « régie » de l’émission. Le mot « régie », utilisé tant dans l'administration
que dans le milieu du spectacle, est dérivé du latin regere, qui signifie « diriger, régir, gouverner », et qui se
rapporte lui-même à la racine sanscrite « rag », qui signifie « mouvoir en ligne droite ». On retrouve dans la
même famille le mot régime ou encore régiment. L’observation ethnographique permet de vérifier dans les
coulisses de l’émission l’existence de cette commune discipline des corps.

216
vous. Je m’en tiendrai donc à une description externe de la structuration de ce groupe, qui se
présente lors de l’enregistrement de Mots Croisés comme un binôme, composé de Jean-
Jacques Amsellem et de son assistant Ali, lequel effectue essentiellement un travail
d’encadrement. D’une part, Jean-Jacques Amsellem est en régie, et observe la composition du
plateau via ses multiples caméras. Il donne ses directives par l’intermédiaire du micro à Ali,
qui déplace les gens du public ou donne à son tour des directives aux techniciens de France
Télévision. Les directives concernant le public concernent la répartition du public dans les
gradins – les motifs de la « tapisserie » que dessine le public. Il intervient également pour
demander aux personnes présentes sur le plateau juste avant le début de l’émission de
« dégager le champ ». Ali s’occupe également du compte à rebours pour l’enregistrement de
l’émission. Ce « staff » restreint dirige les techniciens, et encadre solidement la mise en place
et le déroulement du débat.
Au cours du débat, le contrôle des interventions s’effectue donc à trois niveaux. Le
niveau le plus visible est celui qui s’effectue en direct devant les caméras : c’est celui d’Yves
Calvi qui présente l’émission, distribue la parole et fait se succéder les moments du débat. Ce
contrôle est néanmoins mené en étroite collaboration avec un second contrôle, celui du
rédacteur en chef de l’émission et de son équipe. Depuis la régie du studio, celui-ci s’adresse
à lui via l’oreillette que Calvi porte. Il travaille en collaboration étroite avec les deux
journalistes « plateau » qui constitue son équipe. Enfin, il existe un troisième type de contrôle,
autant contrôle des personnes et des actes dans le studio (via Ali, l’assistant joint par
l’oreillette) que contrôle des images enregistrées dans le studio et transmises à la télévision :
ce tiers contrôle est celui de Jean-Jacques Amsellem. On peut donc dire qu’il existe deux
débats de Mots Croisés. Le premier est le fruit du travail de la rédaction et de sa mise en scène
par Yves Calvi. Le second est celui capté et retransmis par Jean-Jacques Amsellem, avec la
complicité des techniciens de France Télévision.

Les relations entre le réalisateur et le journaliste, telles que j’ai pu les observer au
cours de ma visite en janvier 2006 à la régie de Mots Croisés, mêlent cette distance
professionnelle avec l’exigence d’un travail en commun. Jean-Jacques Amsellem et Gilles
Bornstein travaillent à moins d’un mètre pendant toute la durée de l’émission : cette
proximité entre les corps des deux chefs est scellée dès l’entrée de Gilles Bornstein dans le
studio – où Jean-Jacques Amsellem se trouve déjà – par des contacts amicaux. Gilles
Bornstein fait la bise à Jean-Jacques Amsellem, lui fait une remarque badine : « alors, y fait
son grognon? », et s’adresse au responsable des incrustations iconographiques, qui fera

217
défiler en temps réel dans l’émission les « une » des journaux consacrées au sujet du jour 3 8 2 .
Ensuite, il s’installe à son poste, à gauche du studio – je suis assis derrière lui, à un mètre
environ – et passe le reste de l’émission à échanger avec ses collaboratrices, situées derrière
lui, et à parler au micro. De son côté, sur la droite du studio, Jean-Jacques Amsellem
travaille avec ses collaborateurs – iconographe, responsable du « synthé », cameramen qu’il
contacte par micro – sans échanger avec les rédacteurs de l’émission.

Le personnel d’accompagnement. Il existe au moins une douzaine de personnes


participant pleinement à l'émission Mots Croisés sans pour autant manier une caméra, ou une
plume, tout en contribuant à encadrer l’organisation du débat. Parmi eux, les hôtesses
d’accueil, trois jeunes femmes chargées de la réception et de la distribution des affaires
personnelles des invités, et de la réception et de la distribution des contremarques employées
pour récupérer ses affaires. Leur outil de travail est le vestiaire proprement dit, c'est à dire une
table et une tringle posée au mur – elles manœuvrent entre l'espace de la table et celui de la
tringle pour effectuer leur travail. Ce vestiaire est situé à l'entrée du studio.

Les ronds noirs symbolisent la position des hôtesses du vestiaire, postées sur le chemin du studio.

Le rituel du dépouillement des effets personnels. Bagages personnels et manteaux


sont prohibés dans le studio de Mots Croisés : j’ai pu observer que la consigne était
382 Le sujet du jour est, en l’occurrence, l’affaire d’Outreau.

218
strictement appliquée, et devait faire l’objet de consignes auprès du personnel. Je ne connais
pas les raisons de ce choix de gestion, mais il est surprenant d’en éprouver les conséquences :
dépouillés de leurs affaires personnelles, invités à entrer dans un espace télévisé, les
spectateurs se retrouvent dans une situation proche de celle d’un profane pénétrant dans un
lieu sacré – un lieu où s'exerce le mystère de la parole, et où toute irruption trop triviale de
l'histoire personnelle des invités (un manteau qu'on met en boule dans un gradin, un sac posé
à côté d'une chaise) en romprait le fonctionnement. Cette interprétation est d'ailleurs conforme
avec l'interprétation plus triviale de ce fonctionnement, à savoir qu'il s'agit d'offrir au regard
de la caméra un espace lisse, d'où rien ne dépasse. Les spectateurs sont ainsi invités à laisser
une part d’eux au vestiaire, comme en gage. C'est ainsi que lorsque le débat a lieu, chacun est
plus ou moins tenu à son rôle dans le rituel, par les affaires qu'il a laissées. Les trois ou quatre
jeunes femmes du vestiaire sont chargées de cette opération délicate : préparer les convives à
cette cérémonie, les purifier et surtout leur demander un gage sans avoir l'air de le leur
demander. Leur jeunesse et leur conformité aux canons de beauté semblent les aider d'autant
plus dans leur tâche qu'elles s'efforcent de ne pas être prises en défaut d'organisation. Au
cours de cette tâche anxiogène et lourde de sens, elles attirent l'attention sur leur personne –
sourire, fraîcheur – et concluent l'opération en moins de vingt secondes. La pression des
invités qui attendent facilite d'ailleurs la fluidité de leur exercice.

Les maquilleuses. C’est à un rôle semblable que se prêtent les maquilleuses, qui
interviennent sporadiquement sur les personnalités du plateau. Leur rôle est aussi essentiel
que rapide et limité dans le temps. Elles interviennent d’abord en coulisses, dans les studios
de maquillage, où les invités sont reçus avant leur passage à l’antenne. Puis elles maquillent
Yves Calvi, lorsqu’il lit et apprend son texte de lancement. Ensuite, elles s’occupent des
invités, juste avant le début du débat. Enfin, elles reviennent au cours de la diffusion du
reportage, pour faire ce que les techniciens appellent « un raccord maquillage ». Toujours par
deux, elles travaillent avec une ceinture qui contient leurs mallettes de couleurs et de brosses.
Leur travail semble devoir obéir à la fois à une exigence de discipline – les invités étant
généralement issus des classes supérieures de la société, le temps d’antenne dans lequel elles
ménagent leurs interventions étant formaté à la seconde – et à une nécessité de porter des
gestes doux. Malgré le stress de l’antenne, les invités doivent être traités conformément à leur
statut d’« objet rituel délicat »3 8 3 . Le rôle des maquilleuses ne se limite pas à leur capacité à
appliquer une poudre réfléchissante sur les visages des participants. Les signes d’attention
383 Cf. Erving GOFFMAN, La Présentation de soi. La Mise en scène de la vie quotidienne I, Traduit de
l’anglais par Alain Accardo, Paris, Minuit, 1973.

219
apportés aux intervenants du débat au cours de ce rituel technique tend, avec le rituel du
vestiaire, à faire du développement de l’émission une cérémonie sacrée, qui rappelle à tous les
membres de la cérémonie que les invités, bien que bousculés, restent des objets rituels
précieux. Leur rôle est d’éviter que les tensions nées des regards convergents sur le plateau et
des contraintes techniques inhérentes à la situation de l’émission de débat n’interfèrent avec la
marche de l’émission – en d’autres termes, que les invités se sentent comme dans un salon.
Ici, le rituel aurait pour fonction d’apaiser le stress né de la crainte que le caractère artificiel
du débat ne soit trop apparent. Cette observation est d’ailleurs corroborée par le propos de
Laurène Sevrent, à qui je demande si ce n’est pas trop dur de recruter des invités, alors même
que l’heure de l’enregistrement a été retardée pour permettre le passage au direct :

« C'est plus tard, alors ça a été un peu dur la première fois. Mais là pour la première émission
ça n’a posé aucun problème. Et puis on s'occupe de nos invités. On essaye de les choyer
un petit peu, quoi (rire) »3 8 4 .
Les membres de l’équipe interne en charge de la gestion du public appliquent
scrupuleusement le principe relevé par les travaux de Goffman dans ses premières études sur
les « rites d’interaction » : les invités sont de « petits dieux » que les organisateurs de Mots
Croisés honorent comme autant de « petits prêtres »3 8 5 . Cette démarche rituelle, hybride chez
les journalistes et les cameramen – qui occupent d’autres fonctions dans le déroulement de
l’émission – est plus spécialisée chez les hôtes et les hôtesses d’accueil chargés
d’accompagner le public.
Les hôtes et hôtesses d'accueil se divisent en deux groupes. D'une part, les deux
femmes et l'homme qui accueillent les spectateurs dans le hall central de France Télévision,
sont chargés de l’accueil des spectateurs. Ils vérifient qu'ils sont bien présents sur leur liste
d'invités et les accompagnent sur le chemin qui les mène au vestiaire. Ce sont les mêmes qui
souvent imposent l'usage du vestiaire aux récalcitrants. Ils font asseoir les invités sur un banc,
les font entrer dans le studio si l'heure s'y prête. A la fin de l'émission, ce même personnel se
charge d'accueillir et d'orienter les invités dès la sortie du studio, pour leur rappeler qu'ils
doivent prendre leurs affaires au vestiaire. Cette tactique a pour effet d'orienter sans
franchement le dire vers la sortie la plupart des spectateurs, et à décharger les femmes du
vestiaire de la tâche d'attendre que le dernier spectateur se soit décidé à prendre sa veste.
D'autre part, le personnel qui sert les invités au buffet-cocktail, est presque uniquement
composé d’hommes.

384 Entretien avec Laurène Sevrent, 2 novembre 2005.


385 Erving GOFFMAN, Les rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974.

220
Au cocktail de fin d’émission, les équipes gardent leurs distances

Le cocktail de Mots Croisés se tient généralement dans une salle de réception garnie
de fauteuils, et ornée de tables, où sont disposées des victuailles et des boissons. Cette
cérémonie a systématiquement lieu après le débat. A cette occasion, les uns et les autres
tiennent dans ce rituel de clôture de l’émission la stricte distance qu’ils observent entre eux
dans leur métier. Jean-Jacques Amsellem et son assistant entretiennent des relations
privilégiées avec les cameramen et régisseurs de l’émission. C’est avec eux qu’ils dînent au
cocktail de l’émission, c’est avec eux qu’ils discutent. En revanche, mes observations notent
une absence presque totale de relation entre l’équipe des techniciens de France Télévision et
l’autre équipe de salariés de France Télévision participant à la production de l’émission, les
journalistes. Cette séparation spatiale – attribution d’espaces distincts au cours du cocktail,
des échanges très formalisés entre ces deux groupes, tournant autour de la personne pivot du
« régisseur » - est doublée d’une nette division du travail : les techniciens assistent au débat,
sans le commenter ; Ainsi le régisseur fait part de sa relation au débat :

R : « L’autre émission j’avais moins aimé.

Q : Et vous en avez fait la remarque aux journalistes.

R : Oh non, on ne se permettrait pas.

Q : Pourquoi ?

R : Parce que c’est chacun son travail, parce que eux ne se permettent pas de faire des
remarques sur notre travail à nous »3 8 6 .
Ce qui peut paraître surprenant dans cette stricte séparation des rôles, est que
techniciens et journalistes appartiennent à la même entreprise, France Télévision. Cette
explication du régisseur signifie que les collaborateurs de l’émission sont séparés par le type
de travail qu’ils exercent. Ainsi, bien que Jean-Jacques Amsellem n’appartienne pas à
proprement parler à France Télévision3 8 7 , ses relations avec les cameramen avec qui il
travaille régulièrement sont proches au point qu’ils partagent le cocktail de fin d’émission,
qu’ils prennent parfois quelques minutes pour discuter avant l’enregistrement.

Ainsi, au cours de l’émission du 27 mars 2006 consacrée en partie au CPE, les


invités sont reçus dans une ambiance relativement tendue. Les hôtesses vérifient

386 Entretien avec Tony Daoulas, régisseur de Mots Croisés, 15 mars 2005.
387 Le réalisateur de Mots Croisés sous-traite la réalisation de plusieurs émissions à France Télévision.

221
systématiquement nos noms, nous donnent un badge. A ma question sur le pourquoi de cette
mesure, elle me répond : « On ne fait pas ça d’habitude, mais là le sujet est un peu sensible,
on prend des mesures particulières de sécurité ». Les membres de l’équipe interne dévolus à
l’accueil des spectateurs s’appliquent visiblement à éviter que des adversaires de la mesure
gouvernementale ne s’invitent à l’émission. Dans ce contexte, j’ai été surpris de voir
plusieurs cameramen s’adosser au mur face au vestiaire, dans le couloir où attendent les
spectateurs, pour discuter du Contrat Première Embauche avec Jean-Jacques Amsellem.
Concentrés par leur discussion, ils n’ont pas fait attention à mon intérêt pour leur échange.
Tous présentaient un ethos viril : se regardant dans les yeux, avec des mouvements mesurés,
ils échangeaient des arguments classiques. Un cameraman à cheveux longs expliquait à
Jean-Jacques Amsellem l’injustice de ce dispositif légal pour les salariés entrant dans le
marché du travail. Le réalisateur opposait aux arguments de l’autre la nécessité de faciliter
les initiatives entrepreneuriales. Assez vite, Jean-Jacques Amsellem mettait fin à la
discussion avec un sourire et un geste apaisant de la main.
L’implicite de cette discussion est que les protagonistes étaient suffisamment
proches par leurs rôles respectifs pour pouvoir se risquer à tenir une discussion politique en
public, et s’y montrer d’avis opposé, sans mettre en jeu leur collaboration future. Cette
observation, comparée à la manière dont les spectateurs et les invités se comportent au
cocktail de fin d’émission, m’a amené à cette autre conclusion : le débat politique, tel qu’il a
lieu à Mots Croisés, est suffisamment modalisé sur scène pour que les différents spectateurs
de l’émission s’en saisissent comme d’une attitude socialement permise. Les groupes d’amis
venus en spectateurs s’adressent régulièrement la parole entre eux en s’adressant des
propositions politiques, des arguments, échangeant ainsi sur le mode du débat. La
discussion à laquelle j’ai assisté entre les cameramen et Jean-Jacques Amsellem est donc à
la fois révélatrice de leurs liens professionnels stables, ainsi que du caractère légitime et
rassurant des échanges politiques entre connaissances au cours de l’émission.

12.1.2. Au Grand Jury-RTL, des relations contractuelles

Les remarques qui suivent sont issues de notes prises au cours de cinq enregistrements
de l’émission, et d’entretiens avec quatre membres de l’équipe de production. Je dois noter
que les circonstances d’observation de ce terrain étaient moins favorables qu’à Mots Croisés :
les émissions y sont plus brèves, les intervenant plus âgés et appartenant pour la plupart au

222
même cercle restreint de l’élite politico-journalistique. Par comparaison, je connais moins
bien ce terrain, et les remarques que je serais amené à faire dessus seront fondées sur une plus
frustre collecte du matériau de terrain. J’ai pourtant eu l’occasion, au cours des entretiens et
des observations, d’obtenir des éléments de comparaison entre l’organisation du Grand Jury
et celle de Mots Croisés.

Les journalistes, un jury de personnalités d’élite

Tout au long de cette enquête, soit entre septembre 2005 et juin 2006, les trois mêmes
journalistes ont concouru à la présentation de l’émission : Jean-Michel Aphatie pour RTL,
Pierre-Luc Séguillon pour LCI et Nicolas Beytout pour Le Figaro. Tous sont membres de
« l’élite du journalisme », selon l’expression popularisée par Rémi Rieffel3 8 8 : tous trois
occupent ou ont occupé des positions de direction dans la presse. Jean-Michel Aphatie a fait
carrière au Parisien, à l’Express, au Monde, à France Inter, a également travaillé au
Journal du Dimanche. Il anime L'invité de RTL, une interview politique du lundi au vendredi
à 7 h 50, qu’il occupe toujours en plus de son travail au Grand Jury. Nicolas Beytout dirige,
en même temps que sa participation au Grand Jury, la rédaction du Figaro après avoir dirigé
celle du quotidien économique Les Echos. De 1970 à 1977, Pierre-Luc Séguillon a occupé la
fonction de rédacteur en chef adjoint, puis de rédacteur en chef, de l’hebdomadaire
Témoignage chrétien dont il préside, depuis 1996, le conseil de surveillance. Successivement,
directeur de la rédaction de L’Enjeu (1983), rédacteur en chef et chef du service « France » à
TF1 (1983 à 1987), il a été également animateur de l’émission Midi-Presse sur TF1 (1984), de
l’émission Questions à domicile (1985-87), puis chef du service politique sur la Cinq. Depuis
1994, Pierre-Luc Séguillon est présent sur LCI (La Chaîne de l’Info) : éditorialiste (« L’édito
de PLS »), il anime chaque jour un entretien (L’invité de PLS). Nicolas Beytout fut
administrateur de la Fondation de France et du musée d'Orsay, chevalier de la Légion
d'honneur. Il a aussi été membre du défunt « comité d'éthique entrepreneuriale » du Medef3 8 9 .
Ce rappel rapide de la biographie des trois journalistes nous indique que tous occupent et ont
occupé des positions stratégiques dans les services les plus valorisés des rédactions de grands
médias : les services « économie » et « politique » amènent en effet les journalistes qui y
travaillent, et a fortiori ceux qui les dirigent, à fréquenter des acteurs sociaux influents 3 9 0 .
Un conflit entre interviewers. Ces trois journalistes ne sont pourtant pas dotés du
388 Cf. Rémi RIEFFEL, L’élite des journalistes, Paris, Presses universitaires de France, 1984
389
Sources : Biographies « Who's Who in France », édition 2007
390 Erik NEVEU, Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte, 2007.

223
même statut dans l’organisation de l’émission : si le journaliste le plus ancien et
emblématique de l’émission est Pierre-Luc Séguillon de LCI, qui l’anime depuis sa création,
c’est au journaliste de RTL qu’il revient de choisir l’invité hebdomadaire et de diriger le
débat. Cet état de fait est lié au statut commercial de la « marque » Grand Jury. Celle-ci est
propriété du groupe RTL. Aussi, les relations que ce groupe entretient avec ses partenaires
sont de l’ordre de l’accord commercial, pour lequel RTL, en qualité de propriétaire, conserve
la prééminence. Les journalistes expliquent la relation qui existe entre eux par ce fait : les
relations professionnelles des journalistes entre eux sont encadrées par les accords
commerciaux passés entre les sociétés qui les emploient. La relation de prééminence est
évoquée, au cours d’un entretien, par le journaliste de LCI :

« J’ai parfois dirigé des débats. C’est assez pénible. Au moins quand je n’ai pas à me charger
de ça, je peux écouter, réfléchir aux questions »3 9 1 .
On notera que cette présentation avantageuse que fait Pierre-Luc Séguillon constitue
un exemple de retournement du stigmate 392
: le journaliste présente sa situation de
subordination comme avantageuse, compte tenu d’autres critères que celui de savoir qui
dirige. Cependant, ce « retournement du stigmate » qu’opère Pierre-Luc Séguillon est rendu
crédible par le fait que le journaliste est aussi légitime que son collègue à mener le débat
politique. Mieux, selon qu’on se fondera sur une logique « domestique » ou une logique
« marchande », on jugera Pierre-Luc Séguillon ou Jean-Michel Aphatie – voire Nicolas
Beytout, légitimé par son expérience « économique » et son élévation dans la hiérarchie
journalistique – plus légitime pour diriger le débat. Il y a donc entre ces journalistes assemblés
à la même table une tension forte, une difficulté à juger qui est plus légitime pour prendre les
initiatives. Cette tension est formellement apaisée par le verdict commercial : l’initiative
revient au salarié propriétaire de la marque. Mais on observe que ce verdict ne suffit pas pour
apaiser les tensions entre les journalistes. Aussi, on observe que de nombreux dispositifs sont
mis en place pour construire un « monde commun » où les journalistes peuvent collaborer
sans être trop tentés d’afficher leurs divergences et leurs ambitions.
Un accord sur les invitations légitimes. Les trois journalistes de l’émission
s’occupent tous les dimanches de ce débat en plus d’une tâche quotidienne, qui constitue
l’essentiel de leur activité professionnelle et leur raison d’être dans ce débat. Jean-Michel
Aphatie et Luc Séguillon invitent un politique chaque matin, et le journaliste du Figaro dirige
sa rédaction. Le rituel du Grand Jury est relativement routinier, et n’exige aucune innovation

391 Entretien avec Pierre-Luc Séguillon, 10 février 2006.


392 Erving GOFFMAN, Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975.

224
particulière. Il s’agit de s’appuyer sur les codes de l’interview politique. C’est une des raisons
qui permettent de comprendre pourquoi les journalistes de cette émission sont régulièrement
remplacés par leurs confrères lorsque l’un ou l’autre est indisponible. Pierre-Luc Séguillon
défend le caractère routinier de ce rituel en avançant des arguments industriels, d’efficacité et
de solidité des dispositifs :

« Régulièrement au début de chaque année, on nous dit “il faudrait trouver du piment au
Grand Jury. Alors on a le piment traditionnel : la question inattendue à un invité. Les
questions des téléspectateurs. Via Internet. Chaque année on essaie ça sur deux ou trois
émissions. Et puis on s’aperçoit qu’en revenir à une conception plus simple est plus
efficace sur le rythme de l’émission. Pour obtenir une information, obtenir une visibilité,
faire apparaître la cohérence ou les contradictions de celui qu’on interroge. Au fond, on
revient toujours à la formule qui a commencé avec Cartes sur Tables dans les années
70 ».3 9 3

Comment les trois journalistes, travaillant dans des rédactions différentes, à des postes
et selon des cultures différentes, s’accordent-ils sur un fonctionnement commun ? Le
journaliste de RTL évoque un mode très formalisé de collaboration :

« C'est moi qui fais un conducteur que je leur envoie le mercredi soir, à peu près
invariablement, et puis du mercredi au dimanche à la fois on rajoute des choses que
l'actualité suggère, et puis on le complète. Mais c'est moi qui... puisque l'émission
appartient à RTL hein. C'est moi qui choisis l'invité. Je peux dialoguer avec les deux
autres. Mais c'est moi qui le choisis. Pour RTL. Donc en liaison avec le directeur de la
rédaction ici. Et puis c'est moi qui fais le conducteur. Il faut que quelqu'un prenne les
choses en main, Nicolas Beytout dirige Le Figaro ce n’est pas une... C'est assez important
donc voilà, on se fait confiance. Si j'oublie des trucs, s'il en manque, s’il a une sensibilité
qui ne correspond pas à la mienne sur tel truc on en parle et puis voilà. C'est assez simple.
On cherche à être efficace parce que c'est une question de temps. 3 9 4 (Je souligne) ».

Le journaliste de RTL prend donc l’initiative, et la laisse discuter par ses confrères.
Pierre Luc Séguillon développe cet aspect de l’invitation de manière plus précise, permettant
de comprendre en quoi ces différents journalistes partagent une même idée de la bonne
interview politique et du bon invité :

« Il y a 577 élus, il y en a qui ne passent pas et qui ne passeront jamais à la télévision. Parfois,
parce qu'ils sont rapporteurs sur un sujet, parce qu'ils sont intervenus de manière un peu
importante sur un événement, la télévision les invite. Les premiers passages sont
importants du point de vue des journalistes. Si l'invité est bon, qu'il est original, qu'il
« passe bien » comme on dit, on a la tentation de recourir à lui d'autres fois. Et puis il y a
les phénomènes de mode. Certains, parce qu’ils ne sont pas mauvais et qu'ils sont en
situation, sont en permanence à la télévision. En ce moment comme il n'y a plus beaucoup
de supporters de Villepin, vous voyez en permanence Tron et Mariton sur les antennes de

393 Entretien avec Pierre-Luc Séguillon, 10 février 2006.


394 Entretien Jean-Michel Aphatie, 21 décembre 2005.

225
toutes les chaînes. Parce que ce sont les seuls avocats. Si demain de Villepin prend une
retraite bien méritée, je suis prêt à parier qu'on ne verra plus beaucoup Tron et Mariton. La
preuve en est que Tron était autrefois Balladurien, on l'a beaucoup vu en 94-95. Balladur a
raté le coche, Tron est resté des années sans... En quémandant un passage à la télévision,
mais il n'y avait plus d'intérêt pour les journalistes ». 3 9 5

Jean-Michel Aphatie confirme ainsi l’importance pour les journalistes du Grand Jury
que leur invité soit « au centre de la vie politique » :

Q : « Est-ce que vous recevez des propositions de sujet ou d'invités de la part des membres de
la rédaction de RTL ?

R : Oui. C'est à dire j'essaie d'avoir un calendrier de l'actualité prévisible, et puis chacun dans
son secteur a des informations que je n'ai pas forcément. Donc ou j'ai des propositions,
c'est un travail d'équipe quand même.

Q : Et de la part de la direction de RTL ou de LCI ?

R : Inviter untel ou untel ?

Q : C'est à dire...

R : Oui, c'est la direction de RTL qui m'a dit « Il faudrait quand même qu'on fasse un
communiste en fin d'année ». Parce que bon. Parce que quand on pèse 3% des voix, et que
bon on n'est plus un acteur central de la vie politique... Moi tout seul je ne sais pas si je
l'aurais fait.

Q : C'est le fait que ce soit les vacances, donc il y a moins de gens qui regardent...

R : Non. C'est le fait de l'enchaînement des choses. On a eu deux ministres qui se sont
succédé, il faut qu'on trouve quelqu'un de... En fait Thierry Breton avait très envie de
venir dimanche dernier. Mais ça aurait fait trois ministres de suite, donc on ne pouvait pas
quoi. Et j'avais proposé à un responsable socialiste de venir, il n'a pas voulu. Et donc...
Comme on avait fait Bové dans les premiers quatre mois, qu’on n’avait pas fait du tout de
responsables communistes le matin depuis le mois de septembre. Vous savez il y a des
choses assez simples parfois, un peu triviales. Mais c'est vrai que Marie-Georges Buffet
me le disait avant qu'on commence l'émission, “depuis le début de l'année vous m'avez
très peu invités les uns et les autres”. C'est vrai que c'est un parti qui est en perte de vitesse
et qu'il faut faire un peu de volontarisme pour continuer à l'inviter, quoi. Quand on fait 3%
aux élections présidentielles, on n'est pas au centre du dispositif, hein ? » 3 9 6

Une documentation centrée sur le microcosme politique. Comment ces trois


journalistes s’assurent-ils que leurs invités sont « au centre de la vie politique », et par quels
moyens ces journalistes les questionnent-ils sur leur rapport avec le reste de la « vie
politique » ? Tous trois ont un rapport semblable à l’actualité politique. D’une part, chacun
des journalistes a à sa disposition une documentation sur l’actualité politique. D’autre part,

395 Entretien avec Pierre-Luc Séguillon, 10 février 2006.


396 Entretien Jen-Michel Aphatie, 21 décembre 2005.

226
tous trois ont une fréquentation assidue du personnel politique. La documentation sur
l’actualité politique passe par la consultation de la presse et des livres d’actualité. Ainsi le
journaliste de RTL explique que l’essentiel de son travail de documentation consiste en un
survol de l’actualité politique :

« Moi mon souci là je l'ai pas encore fait ce matin donc il faut que je le fasse il faut que je lise
les journaux du matin, il est 11h et quelque, faut bien lire les journaux du matin, les
magazines, ça commence à arriver là on est mercredi. Télérama, là y a L'Express, surtout
les informations politiques mais bon il faut aussi être plus large, c'est à dire les
informations culturelles aussi c'est lié, les faits divers aussi voilà. Une fois que vous avez
ça il y a les livres, vous voyez il y a tout ça à lire (il pose la main sur une pile de livres
posés sur son bureau). Bon une fois que vous avez fait ça vous savez, je ne dis pas que la
journée est passée mais pas loin. Interview le lendemain et puis préparer le Grand Jury,
faire 2-3 autres choses, passer des coups de fil... ça passe vite hein ? » 3 9 7

Pierre-Luc Séguillon indique qu’il consulte peu les pages « Débats » :

« C'est des supports qui vont m'inspirer, dans ma réflexion (sourire, geste aérien de la main).
Mais ça ne fait pas partie de mon dossier, plutôt de mes lectures, de mon background. De
même Ripostes, “Mots Croisés” je ne suis que de temps en temps... ».3 9 8

En somme il faut comprendre l’information de ces journalistes comme liée à tout ce


qui touche à l’information politique au sens strict, c'est-à-dire à ce qui concerne les évolutions
du seul microcosme politique. De même, leur consultation de l’information politique se fait
essentiellement à partir de l’écrit, des dossiers, plus denses et plus faciles à consulter que les
informations audiovisuelles. C’est ce que m’explique Pierre-Luc Séguillon, (« Ripostes, Mots
Croisés je ne suis que de temps en temps »), et ce que me confirme Jean-Michel Aphatie :
« j'ai une assistante qui fait de la doc, qui la fait bien d'ailleurs, qui regarde et voit beaucoup
de choses, mais c'est plutôt basé sur l'écrit que sur l'audiovisuel. Il y a trop de sources
audiovisuelles, et les sources audiovisuelles on peut penser que... on travaille comme ça : que
les choses importantes sont reprises en dépêches, ou dans les papiers »3 9 9 .

Une conception inspirée du travail d’interviewer. Ici on note un paradoxe : cette


information est récoltée en vue d’une discussion sur un objet relativement restreint –
l’actualité du microcosme politique – lui-même envisagé d’un point de vue resserré – les faits
et gestes de la personnalité invitée et de ses amis politiques. A ce rapport extrêmement calibré
à la notion de discussion politique, les journalistes ajoutent une relation inspirée, libre, au
travail de création de l’émission. On est moins dans l’établissement d’un rapport ou d’une

397 Entretien Jean-Michel Aphatie, 21 décembre 2005.


398 Entretien avec Pierre-Luc Séguillon, 10 février 2006.
399 Entretien Jean-Michel Aphatie, 21 décembre 2005.

227
activité scientifique, que dans la recherche d’une rencontre inspirée avec la personne invitée.
L’un et l’autre considèrent le moment de l’interview comme une activité créatrice. C’est ainsi
que Jean-Michel Aphatie m’explique le rôle qu’a pour lui la documentation qu’il consulte :

« Pour faire une bonne interview il faut une bonne épaisseur, c'est à dire connaître le mieux
possible les sujets qui sont directement l'objet des questions mais aussi – c'est plus vrai
pour le Grand Jury que pour les interviews du matin mais même pour les interviews du
matin – connaître l'environnement du personnage que vous recevez, connaître sa bio. Moi
même Jack Lang là - Jack Lang je le connais depuis longtemps mais je relis sa bio, les
étapes de sa vie politique pour avoir ça en tête parce que c'est important de savoir à qui on
s'adresse, et de pouvoir éventuellement faire face à toutes les situations. C'est même une
recherche de confort personnel. Qui est devant vous et qu'est-ce qu'il a dit à une période
récente sur n'importe quel sujet, comme ça on a une amplitude un peu large dans la tête,
par rapport au personnage que l'on reçoit. C'est la seule façon d'être un peu serein au
micro et de pouvoir de ce fait se libérer de tout pour l'écouter »4 0 0 (je souligne).

Le journaliste oppose ici le travail de collecte de faits de son assistante, et sa propre


activité de découverte de l’environnement, de mesure à l’inattendu, d’amplitude et de
libération. Pierre-Luc Séguillon aborde moins précisément cet aspect de son travail, sans
doute parce que l’entretien qu’il m’accorde est centré sur une défense du rôle du journaliste
politique comme spécialiste des problèmes politiques face à la multiplication des apparitions
spectaculaires des politiques dans l’audiovisuel. Il m’explique pourtant que certains supports
comme les pages « Débats » vont l’« inspirer, dans [sa] réflexion ».

L’environnement professionnel des interviewers du Grand Jury

Les assistantes. Cette activité inspirée des interviewers du Grand Jury n’est possible
que du fait d’une forte division du travail entre ces journalistes et leurs « assistantes », dont le
travail se doit d’être extrêmement rigoureux et exhaustif dans la collecte et la présentation de
l’information. Une assistante m’adresse une copie du dossier qu’elle remet hebdomadairement
au journaliste avec lequel elle travaille : une vingtaine de pages factuelles, sur les principaux
faits du moment. Un dossier factuel, qui permet au journaliste de composer son travail sur une
base fiable. On ne peut s’empêcher enfin de noter le rapport symétrique entre cette élite des
journalistes et le travail des députés, qui ont également à disposition une assistante qui leur
prépare le nécessaire pour leurs discours.

Anne Lorraine, assistante de Pierre-Luc Séguillon au Grand Jury, m’accorde un long


entretien sur les conditions de son travail. Puis elle m’adresse par mail un exemplaire du

400 Entretien Jean-Michel Aphatie, 21 décembre 2005.

228
dossier de presse qu’elle a récemment préparé pour Pierre-Luc Séguillon à l’occasion d’un
Grand Jury. L’invité était alors Jean-Louis Debré, Président de l’Assemblée nationale, invité
du Grand Jury du Dimanche 23 avril 2006. Le dossier est un document Word d’environ
100.000 signes, soit 28 pages A4, séparé en quatorze grands chapitres (« Debré sur Sarko,
CPE, Finances publiques, Service minimum, Statut du chef de l’Etat, Loi sur la colonisation,
Vide grenier, Téléchargement, Tabac, Immigration / Sarkozy, Privatisation Gaz de France,
Toyal / Lassalle, Iran, Clearstream »).

Ces chapitres correspondent au croisement de deux priorités de l’interview politique :


d’une part, aborder les principaux points de l’actualité politique, d’autre part aborder plus
précisément la situation actuelle de l’invité. La première priorité rassemble les points les
plus régulièrement abordés à cette période par les journaux d’actualité : les grèves contre le
projet de CPE, la loi sur « le rôle positif de la colonisation », les tensions diplomatiques
autour du développement nucléaire iranien, les lois en cours de projet ou d’application par le
gouvernement (l’interdiction de fumer dans les lieux publics, la réglementation du
téléchargement, la loi sur les « vide-grenier », le changement de statut de Gaz de France), la
grève de la faim du député Jean Lassalle contre le départ de l’usine Toyal de sa
circonscription, et les rebondissements de « l’affaire Clearstream ». La seconde priorité
s’attache à la position tactique de Jean-Louis Debré, alors président UMP de l’Assemblée
nationale, vis-à-vis de deux personnages rivaux : le président UMP de la République M.
Jacques Chirac, et le ministre UMP, président de l’UMP et candidat UMP à la présidence de
la république M. Nicolas Sarkozy.

Trois points importants ressortent de la lecture de ce dossier. D’une part, les sources
médiatiques référencées – citations des médias, des journalistes – constituent plus des deux
tiers du dossier. Les extraits de presse sont toutes tirés de médias centraux de la vie
politique, ou de déclarations à la presse reprises par ces médias. Par ordre d’apparition, on
note des déclarations tirées de RTL, du Figaro, de France Inter, d’Europe 1, de Libération,
des Echos, de RTL, du Point, de l’AFP, du Figaro, de France Inter, des Echos (deux fois), de
Radio J, de l’Express (un article de plusieurs pages sur le statut juridique du Chef de l’Etat),
de RTL, du Parisien, du Journal du Dimanche, de Reuters, de l’AFP, de France Inter, de La
Croix. Ce fort appui de la journaliste sur les ressources de la presse constitue à la fois un
signe d’appartenance à une communauté professionnelle – celle des journalistes qui
s’intéressent à l’actualité politique – et une manière de conforter la légitimité de ses

229
informations. Ainsi, les informations dont le dossier ne relève pas la source sont-elles
circonstanciées : les déclarations relatées ont été relevées lors de vœux à la presse, lors d’un
« voyage au Japon » de Jean Arthuis etc.

D’autre part, les nombreuses informations relevées cernent l’invité, tant au sens
nuisible qu’au sens valorisant du terme : plusieurs pages sont consacrées à relever les
récentes interventions de Jean-Louis Debré, mais aussi les interventions plus anciennes.
Ainsi, le dossier relève :

« En octobre 2005 Debré s’était prononcé pour une loi sur le service minimum.
Interview à Radio J (02/10/2005) : «Le mieux, ce serait de trouver une solution par le
dialogue social sur cette question (mais) je pense qu'il va falloir trouver une solution par la
loi ». « Si nous ne trouvons pas une solution, ceux qui défendent le service public et
l'administration, comme moi, vont devenir minoritaires ». « On peut manifester son
mécontentement, mais on ne peut pas paralyser (le pays) et prendre les Français en otage ».

Le dossier ajoute que :

« Sarkozy l’avait réclamé en juillet 2005 lors d’un colloque de l’UMP » : « Dans tous
les pays européens, ce service existe, soit parce que le dialogue social est de qualité, soit
parce qu'une loi a concilié le droit de grève et la continuité du service public. La France est
le seul pays qui n'a pas pris les dispositions nécessaires. Voilà une exception française dont
nous ne voulons plus ».

Cet usage fouillé des archives des déclarations politique a un atout stratégique : les
journalistes peuvent ainsi souligner les contradictions de Jean-Louis Debré, qui s’accordait
avec Nicolas Sarkozy en 2005 pour une loi sur le service minimum, et qui à la période où
l’émission a eu lieu, s’oppose à lui en prenant la défense de Jacques Chirac et de Dominique
de Villepin, actuel premier ministre UMP.

Le troisième point important est la polarisation du dossier autour des querelles de la


majorité présidentielle. Il n’est presque jamais question dans ce dossier des personnalités de
gauche. Le dossier signifie par sa composition qu’il s’agira de positionner l’invité vis-à-vis
de son propre groupe politique. C'est-à-dire, in fine, sur la personne de Nicolas Sarkozy. Le
dossier s’ouvre sur quatre pages de citations de Jean-Louis Debré sur Nicolas Sarkozy, ce
qui suppose qu’une part conséquente de l’émission sera consacrée à interroger l’invité sur
ses relations avec le président de l’UMP. Une lecture quantitative du dossier à l’aide du
logiciel Stat 3.0 nous indique que le nom de M. Sarkozy est cité 46 fois, contre 24 fois pour
celui de M. Debré, et 18 fois pour celui de M. de Villepin – alors premier ministre UMP.
Une lecture quantitativiste à nuancer, certes – le nom de M. Chirac est cité 64 fois, dont 50

230
fois dans l’article de L’Express sur le statut juridique du chef de l’Etat qui est reproduit in
extenso dans le dossier. Pourtant, ce résultat correspond à l’impression que dégage la lecture
du dossier. Le dossier confirme donc l’extrême précision de l’interrogation politique à
laquelle l’émission va soumettre M. Debré. Cette très grande précision de l’interrogation
politique reviendra presque mécaniquement – au vu de l’importance que le président de
l’UMP a acquise dans sa majorité – à positionner l’invité en fonction des récents faits et
gestes de M. Sarkozy.

Les élus, interlocuteurs réguliers des journalistes. Le modèle du Grand Jury est
l’interview audiovisuelle, biais par lequel les interviewers de l’émission ont été recrutés. Jean-
Michel Aphatie explique :

« C'est à dire que la direction de RTL et Ruth Elkrief ont souhaité se séparer, pour des raisons
qu'on ne m'a pas expliquées et que je n'ai pas demandées d'ailleurs. Et qu'il appartiendrait
aux intéressés d'expliquer éventuellement, et donc le Grand Jury était vacant, la
présentation du Grand Jury était vacante, et comme c'est une émission qui appartient à
RTL, à laquelle sont associés un journal de presse écrite – Le Monde longtemps, Le
Figaro aujourd'hui, et LCI – il appartenait donc à RTL de trouver quelqu'un qui assume la
gestion du Grand Jury. Et comme je faisais l'interview du matin il leur a semblé naturel de
me la proposer à moi mais on ne m'a pas expliqué beaucoup de choses. C'est à moi de
juger – puisque c'était leur avis – que la charge de travail était compatible. Qu'on pouvait
faire le matin et le Grand Jury. Voilà. Comme je n'ai pas réfléchi longtemps et que j'ai
accepté tout de suite, l'affaire s'est faite »4 0 1 .
De même, Pierre-Luc Séguillon explique que :

« En 1997, soit deux ans après la création de LCI, on s'est rapproché de RTL. Organiser seul
une grande émission politique pour LCI c'était un peu difficile parce qu'on était au début
de la chaîne. On a donc proposé à RTL de se joindre à eux, ce qui était intéressant pour
RTL puisque ça lui donnait une fenêtre sur la télévision. L'émission était présentée par
Richard Hartz. Ensuite il y a eu Olivier Mazerolles qui était directeur de la rédaction de
RTL. Puis il a été remplacé par Cohen pendant deux ans, quand Olivier Mazerolles est
parti sur France 2. J'ai donc vu passer cinq collaborateurs de RTL… »4 0 2 .
L’interview du matin auquel participent ces deux journalistes a lieu tous les jours,
excepté le week-end. Elle conduit l’intervieweur à fréquenter chaque mois une vingtaine de
membres du microcosme politique. L’intervenant peut ainsi d’une part avoir constamment à
l’esprit tous les intervenants les plus légitimes sur une question donnée – qu’ils soient chargés
d’un dossier dont on parle beaucoup à l’Assemblée Nationale, dans un ministère ou dans le
conseil de leur parti politique. Le journaliste intervieweur possède ainsi également, dans son
401 Entretien avec Jean-Michel Aphatie, 21 décembre 2005.
402 Entretien avec Pierre-Luc Séguillon, 10 février 2006.

231
« sens pratique », la manière d’annoncer les sujets et de poser les questions qui suscitent, chez
ses intervenants, des réponses susceptibles de l’intéresser. Enfin, les journalistes politiques
discutent régulièrement entre eux de leurs rencontres avec les acteurs de la vie politique, ce
qui leur donne l’occasion de s’échanger des confidences et des appréciations :

(Un journaliste – barbe poivre et sel – entre dans le bureau)

JMA : « Ah salut. T'as vu Hubert ?

J1 : Oui je suis partant

JMA : Mardi ou mercredi ? A leur convenance

J1 : J'avais le mercredi bouclé vaguement Goasguen mais...

JMA : Tu peux le faire patienter. Oui c'est pas mal. Mais méfies-toi il est... « Mutz » il n’est
pas, pas... Moi je l'ai eu une fois il lisait des papiers, il est très sympathique mais alors pas
vif. Remarque... C'était le lendemain des attentats de Londres. Alors moi je n’osais pas le
bousculer parce que... » 4 0 3 .

Ces interactions, qui s’ajoutent à la socialisation commune de ces journalistes autour


des ouvrages d’information politique, contribuent à structurer des pratiques communes et un
imaginaire commun aux membres d’un même groupe flou de « journalistes politiques ». A
quelle distance ces journalistes du Grand Jury » travaillent-ils vis-à-vis de leur interviewés,
lorsqu’ils sont en situation de recevoir des politiques ? J’observe que juste avant l’émission
proprement dite, les journalistes ne rencontrent pas les politiques. Ceux-ci entrent dans la
cabine de maquillage avec un ou plusieurs membres de leur entourage. L’interview
commence presque directement après les salutations mutuelles, qui se font dans un climat de
concentration. Enfin, la fin de l’émission coïncide avec le moment du « cocktail », au cours
duquel journalistes, politiques et entourage des politiques discutent dans une atmosphère
cordiale. Comme l’explique Pierre-Luc Séguillon :

« Une fois que l'invité a été choisi, en concertation, Aphatie définit un conducteur. Un ordre
de sujets qu'on va évoquer, défini à peu près au milieu de la semaine. Donc chacun se cale
un peu sur ce conducteur, qui peut changer selon l'actualité. Mais quand on aborde
l'émission, on s'est mis d'accord sur l'angle des différents sujets. Et on se voit pendant 15-
20 minutes avant l'émission, pendant que l'invité est accueilli par la direction de RTL et les
maquilleuses. Et on ne débarque qu'au dernier moment sur le plateau, ce qui évite – ce que
je déteste – de discuter avant l'émission avec l'invité. Parce qu'il peut dire des choses avant
l'émission qu'il ne dira plus pendant, croyant les avoir dites. Il peut vous ennuyer en vous
demandant « alors sur quoi vous allez m'interroger ». Ou bien alors c'est une conversation
mondaine et inutile. En revanche après c'est très amusant de discuter avec l'invité. On a les

403 Discussion entre un journaliste et Jean-Michel Aphatie, au cours d’un entretien donné le 21 décembre 2005

232
commentaires qu'il n'aurait pas faits à l'antenne » 4 0 4 .

Les techniciens, présence discrète au Grand Jury

Le personnel chargé de l’organisation matérielle du débat, de sa mise en onde et de sa


mise en image est bien moins présent au Grand Jury que dans l’émission Mots Croisés. J’ai
passé moins de temps dans les locaux de RTL qu’à France Télévision : j’ai moins de
descriptions à livrer de cette partie de l’organisation du débat. Cependant, leur discrétion tient
à deux faits. D’une part, l’émission est un rendez-vous entre journalistes et personnalités
politiques, à laquelle sont essentiellement conviés les militants et les soutiens des invités.
D’autre part, l’hétérogénéité des équipes chargées de la diffusion du débat fait qu’ils n’ont pas
d’espace commun où travailler. Les studios appartiennent à RTL. La régie qui diffuse
l’émission pour LCI est installée dans un camion garé dans la rue Bayard. Les comptes-rendus
de l’émission sont rédigés depuis les locaux du Figaro. Le sous-sol où l’émission est
enregistrée est donc le lieu neutre d’un compromis minimum, où on aurait peine à trouver le
dispositif complexe observable autour de Mots Croisés. Ici, pas de spectateurs à rassembler,
nul signe de cette ronde d’invités gravitant entre le local de maquillage, les vestiaires et les
studios.

J’assiste pour la première fois, le 18 novembre 2005, à l’enregistrement de


l’émission. On entre dans les locaux de RTL en passant sous l’auvent qui joint la façade au
camion de la régie de LCI. Je donne mon nom à l’hôtesse d’accueil, dépose mes affaires au
vestiaire, et me fait accompagner dans les studios par Dominique Winter, responsable de la
communication de RTL, qui a accepté de m’inviter. Il y a déjà beaucoup de gens dans le
studio, jeunes et moins jeunes : des militants communistes, venus assister à l’émission
qu’enregistre aujourd’hui Marie-Georges Buffet. Les trois journalistes arrivent au dernier
moment – 18 :29 – et Jean-Michel Aphatie se fait maquiller les mains sur le plateau. Un seul
cameraman est là pour régler les trois caméras fixes autour de la table des débats. Silence
pendant l’enregistrement, concentration en attendant le jingle du début d’émission. Jean-
Michel Aphatie chuchote quelque chose à l’oreille à Marie-Georges Buffet, qui sourit.
Durant l’émission, le cameraman prend une caméra à l’épaule, se déplace avec, et bouscule
une spectatrice pour faire un plan. Durant la pause – trois minutes environ, le temps pour les
chaînes de diffuser un journal – des jeunes femmes maquillent et remplissent des verres
d’eau. Les quatre protagonistes discutent, visiblement détendus. A la fin de l’émission, un
404 Entretien avec Pierre-Luc Séguillon, 10 février 2006.

233
buffet est monté par trois hommes, qui le disposent sur une table du fond de la pièce,
derrière les sièges des spectateurs. L’opération dure moins de deux minutes. Le buffet dure
une vingtaine de minutes, pendant lesquels les cameramen rangent leur matériel. Les
militants discutent entre eux, les journalistes mangent, boivent, écoutent distraitement.
Rapidement, tous les participants s’en vont.

Ce buffet correspond, à quelques anecdotes près, à ce que j’ai pu observer au cours de


mes participations aux émissions. Les seules autres informations dont je dispose quand à
l’organisation de l’émission me viennent de mes entretiens, avec Jean-Michel Aphatie et Eric
Freslon, réalisateur de l’émission pour LCI. Ce dernier réalise la mise en image de l’émission
depuis 1997, soit depuis que LCI en est partenaire. Lorsqu’il compare la réalisation de cette
émission à d’autres, qu’il réalise dans les locaux de LCI, il note la difficulté de travailler sans
l’aide de journalistes politiques à ses côtés, qui lui donneraient des informations sur la mise en
scène appropriée :

Q : « Est-ce que vous avez un trombinoscope ? Avec les députés, l'Assemblée nationale ?

R : Non. On est tout seul. Quand on fait des émissions en plateau, il y a quand même un
rédacteur en chef, un chef d'édition, et eux y savent. Eux, ils vont nous demander ça, parce
qu’eux connaissent les gens. Le trombinoscope, ils le connaissent à peu près par cœur.
Puisqu'ils travaillent tout le temps avec les mêmes gens. Quand on travaille avec des gens
qui sont liés à la rédaction, ils vont être un peu plus directifs. Là, on fait la captation du
Grand Jury. On a un lien un peu lointain avec les journalistes, on va les voir dix minutes
avant les émissions. Apathie, qui présente, lui on le voit une heure avant. Lui, il va nous
dire un petit peu pourquoi il est là, tout ça c'est important. Lui, il travaille en amont. Il va
nous dire : « Lui, il vient parce qu'il est un peu en difficulté ». Moi, après, dans ma tête, je
sais que c'est important. Il est en difficulté, qu'est ce qu'il va réagir, comment il va... Ou
bien il va lancer un super truc, il va nous annoncer un truc... Donc à un moment on va être
un peu plus serré, parce qu'on attend le scoop. La phrase qui va déclencher autre chose
dans la semaine. Donc, on a un scénario possible. Mais qui n'est pas fixe. Avec les
hommes politiques, ça ne peut pas être fixe. On espère ça, s'il le fait tant mieux, s'il ne le
fait pas... »4 0 5

Le réalisateur fait référence aux moments où il filme le public, et qu’il doit repérer les
appuis importants que l’invité a amenés avec lui pour les filmer. L’intervention de Jean-
Michel Aphatie, une heure avant, lui apparaît comme le seul soutien dont il dispose pour saisir
la dimension politique de son travail. Le journaliste de RTL, quant à lui, accorde de son propre
aveu une faible importance à cette retransmission filmée :

Q : « Et est-ce que vous avez des réunions régulières avec l'équipe d'opérateurs qui filment et
qui mettent en onde le Grand Jury ?
405 Entretien avec Eric Freslon, 4 avril 2006.

234
R : Non non. A 17h30 on fait un « point image » mais on n'a pas de réunions régulières non.
Et par ailleurs c'est des studios qui sont utilisés régulièrement, il y a pas non plus besoin
de... Le décor est le même, il n'y a pas besoin de beaucoup de préparations techniques.
Chacun travaille de son côté et eux du leur.

Q : Est-ce que vous regardez la réalisation de votre émission que cette équipe a faite, est-ce
que vous vous re-regardez ?

R : Non ».4 0 6

Ce peu d’intérêt pour la dimension filmée de l’émission, de la part d’un journaliste de


radio, est assez logique. Il est partagé par les responsables de LCI, qui souhaitent que
l’émission coûte le moins cher possible, comme l’explique Eric Freslon dans cet extrait
d’entretien :

Q : « Et sur cette image là, sur ce plan d'ensemble, on voit la perche et tout ça est-ce que ça
dérange ?

R : Le décor, on ne le maîtrise difficilement, puisqu'il est monté deux jours avant, il faut qu'il
soit facile à monter, donc on ne peut pas maîtriser. C'est des décors qui servent à faire
d'autres émissions à RTL, tout n'est pas démonté pour le Grand Jury, et tout n'est pas
monté pour les autres. Donc on a les contraintes d'autre émission, on a pris le parti de
montrer ce qu'on peut. Tant pis. Ce n’est pas forcément beau, on voit la sortie de secours
là, on voit la pendule, mais ça fait partie du décorum. C'est un peu l'image qu'on donne.
On essaie d'être le plus propre possible.

Q : Et ça va peut-être intéresser les spectateurs de voir le décor de l'émission ?

R : Oui. C'est un plateau, derrière juste là on voit le plateau un petit peu du preneur de son, du
moins la table de mixage. Là, on montre un plateau, on joue avec tout. Il y a un manque de
moyens. LCI ne remettra pas d'argent sur le décor. Par rapport à quelqu'un qui va faire à
20h30 une émission politique, là tout est réfléchi. Donc, là on prend le parti de montrer la
technique et là on va en jouer. On va même faire des compositions avec la technique, avec
les caméras, on va faire quelque chose. Soit on fait du propre, et on essaie qu'on ne voit
pas les caméras, qu’on ne voit pas la technique, on reste dans le décor. Mais c'est d'autres
moyens. Nous, on a un souci économique aussi. C'est dire que notre patron, il veut bien
faire RTL, mais il ne faut pas que ça lui coûte trop cher, ça lui coûte déjà, il ne faut pas
que ça lui coûte aux dépens d'autres émissions.

Q : Ce n’est pas ce qui rapporte forcément le plus.

R : Exactement. Ce qui est important pour lui, à l'écouter lui, c'est de faire le « lancer » sur les
invités et puis basta. »4 0 7

406 Entretien avec Jean-Michel Aphatie, 21 décembre 2005.


407 Entretien avec Eric Freslon, 4 avril 2006.

235
Une divergence des journalistes sur la dignité de la « parole ordinaire »

Les journalistes du Grand Jury travaillent en étroite collaboration avec les membres
du « champ politique ». Tenus de n’inviter qu’une personne à la fois, invitant un public de
ministres et de hauts responsables, travaillant pour une chaîne de télévision confidentielle, ils
ne sont pas tenus par les contraintes observées à Mots Croisés. Inutile pour eux de développer
une collaboration avec des reporters, avec l’équipe du réalisateur, avec des groupes d’invités
différents. L’émission est économe en moyens, en ce que ses membres centrent leurs efforts
sur la parole du responsable politique invité et sur les rapports qu’il entretient dans l’actualité
avec ses congénères. Dans le même temps, les journalistes de l’émission sont concurrents
pour le rôle de « meneur » de l’interview. Cependant, les deux journalistes que j’ai eu
l’occasion d’interroger ont une pratique semblable de la préparation de l’interview politique,
et notamment de confier à leur assistante le rôle de relever les informations politiques
nécessaires à leur inspiration. Je note également que leur coopération est étroitement balisée
par une routine hebdomadaire alliant les initiatives du journaliste de RTL et les propositions
des deux autres journalistes. Enfin, tous ont en commun une fréquentation assidue,
quotidienne, du personnel politique, qui joue ici un rôle d’interlocuteur commun entre les
journalistes des différentes rédactions. Les pratiques et les rituels de l’interview politique
forment donc un socle culturel commun à ces journalistes politiques, entrés dans la profession
dans les années 1970-1980 : une prédilection commune envers la « petite phrase » (Sound
bites) au détriment de l’exhaustivité des récits politiques, et un consensus autour de
l’importance de traduire au cours de l’interview les tactiques au sein des appareils plutôt que
de souligner l’importance des divergences idéologiques entre grands ensembles politiques4 0 8 .

Enfin, il faut noter la différence d’approche entre les deux journalistes sur la question
de la dignité à accorder à la « parole ordinaire » dans la discussion politique. Jean-Michel
Aphatie lui accorde de fait un rôle important : animateur quotidien d’un blog politique, il
explique l’importance qu’il accorde aux réactions que ses lecteurs publient :

Q : « Et est-ce que vous lisez les commentaires que laissent les gens sur les sujets que vous
développez dans vos blogs ?

R : Oui, oui bien sûr. Oui je lis tout. J'essaie de tout lire.

Q : Est-ce que vous avez l'impression que les interventions vont dans tous les sens ou qu’elles
suivent des grands axes ?
408 Voir sur ce point la thèse de Nicolas KACIAF, Les métamorphoses des pages Politique dans la presse écrite
française (1945-2000), soutenue le 15 décembre 2005 sous la direction de M. Philippe Braud.

236
R : Des grands axes non. Mais les situations sont tellement diverses que chaque invité amène
son lot de réactions; mais en revanche chaque réaction a quelque chose d'intéressant et de
juste ».4 0 9

En revanche, Pierre-Luc Séguillon est bien plus réservé sur la qualité des interventions
ordinaires dans les débats politiques télévisés :

« Régulièrement on dit « il faudrait faire poser les questions par les gens ». Alors c’est qui les
gens ? Alors les gens c’est sur Internet. Mais soit ils répètent les questions des
journalistes, soit ils posent des questions auxquelles personne ne peut répondre. Ou ne
répondre que des banalités. La question qui revient à un homme politique : “Est-ce que
vous vous pourriez vivre avec le SMIC ?”. On sait très bien que ça ne fera pas avancer le
débat. Ou alors vous avez des questions des panels de téléspectateurs, ça a été essayé à
plusieurs reprises. Mais ou bien ce sont des gens qui interviennent une fois ou deux, qui
interviennent sur le plateau et qui sont terrorisés. Parce qu’ils n’ont pas l’habitude, c’est
tout à fait normal. Et qui posent des questions suffisamment ouvertes à un homme
politique pour qu’il réponde ce qu’il veut, et les baladent comme ils les entendent. Ou bien
c’est un panel durable, comme dans l’émission de Durand au début de la 5. Et au bout
d’un trimestre chacun avait un rôle. C’était caricatural. Il y avait le chauffeur de taxi qui
posait des questions bien populistes etc. Et c’était un jeu de rôle. C’est pourquoi je crois
mais j’ai peut-être tort que la fonction de médiateur du journaliste reste essentiel ; Parce
qu’il a une vieille pratique, une expérience, qu’il connaît les hommes politiques. Parce
qu’il connaît leurs tours et leur manière de contourner les questions »4 1 0 .

Ce clivage entre les prétendants légitimes à la direction du Grand Jury doit être mis en
relation avec l’organisation de l’émission. Centrée sur un débat politique très érudit, sur le
positionnement tactique de l’invité par rapport aux autres personnalités de son parti,
l’émission s’accommode mal d’une participation intempestive des spectateurs. De fait, entre
2005 et 2006, cette innovation n’a pas eu lieu à l’antenne. En revanche, les journalistes qui
l’animent sont saisis par cette urgence de la participation des citoyens au débat public, qui
connaît une popularité croissante en Europe occidentale. Et c’est à la fois l’importance de
cette question, et l’impossibilité de fait de la transcrire dans l’émission, qui fait d’elle une
ressource rhétorique, l’occasion pour ces journalistes formés sur des codes semblables de se
distinguer l’un de l’autre.

12.1.3. Les journalistes des pages « Débats » délibèrent

Les pages « Débats » sont très encadrées par l’équipe interne. Contrairement aux
débats politiques de l’audiovisuel, les interventions qu’elles publient ne sont pas retransmises
dans les conditions du direct. La sélection des interventions dans ces tribunes de presse se fait

409 Entretien avec Jean-Michel Aphatie, 21 décembre 2005.


410 Entretien avec Pierre-Luc Séguillon, 10 février 2006.

237
dans le secret de la rédaction. Cette enquête n’a pu bénéficier d’une observation participante
dans les salles de rédaction où ces pages se font. Mes sources sont d’une part les entretiens
avec les responsables de ces pages et les rédacteurs qui y contribuent, et d’autre part la thèse
de Nicolas Hubé réalisée sur la fabrication de la « une » du quotidien4 1 1 . On distinguera trois
niveaux de contrôle de la fabrication des pages « Débats » : celle des journalistes lecteurs,
celle des metteurs en page et celle des responsables de la publication.

Des « journalistes lecteurs » inspirés par leurs auteurs

Ils interviennent à trois principaux moments de la fabrication des pages : à la lecture et


aux choix des textes proposés, dans le choix de commander un texte à un expert, et enfin dans
le choix des titres et de la mise en scène des textes réputés être autant de moments du
« débat ». D’une part, la lecture et le choix des textes sont justifiés sur le mode de
« l’inspiration ». Cette détermination prolonge l’idée que les contributeurs sont des
« auteurs ». L’écrit, et la tradition littéraire et poétique qui s’y rattache, est réputé transmettre
et exprimer un point de vue par la grandeur artistique de son écrit. Il semble que ce rapport
« inspiré » à cette tâche tienne à ce que tous les avis spécialisés possibles sont réputés
s’exprimer dans cette page, et que les journalistes ne connaissent pas tous les domaines sur
lesquels ils doivent trancher la publication. On assiste à une forme de détermination floue, où
les journalises font leurs choix sur une relation privilégiée, esthétique, qu’ils entretiennent
avec le texte.
Qu’est-ce qui distingue, alors, la ligne éditoriale des pages « Débats » de celle d’une
revue littéraire ? On y trouve des dispositifs plus stables, invoqués pour encadrer les choix
esthétiques des journalistes et conformer leurs pages aux valeurs « civiques » et
« industrielles » du « quotidien de référence ». D’une part, le choix des textes est collégial. Il
y a plusieurs lecteurs, maîtrisant tous une spécialité :

« Sylvain Cypel m’a donné des conseils, et son adjoint est resté mon adjoint. Yves Marc
Ajchenbaum. Et je travaille aussi avec Nicolas Weil. Qui était journaliste politique, mais
toujours spécialisé, c’est un normalien, sur la vie intellectuelle. Lui est très en veille, c’est
le cas de le dire, sur les... Bon d’abord c’est un hébréophone, c'est-à-dire qu’il lit et traduit
de l’hébreu. Donc par exemple, au moment de Sharon, il pouvait apporter directement des
historiens israéliens pour commander des papiers, et les traduire lui-même de l’hébreu,
c’est quand même pas mal. Et de l’allemand aussi. Et il est très réactif sur tous les débats
intellectuels. Donc c’est un très précieux collaborateur »4 1 2 .

411 Cf. Nicolas HUBE, Décrocher la « Une », Strasbourg, PUS, 2008.


412 Entretien avec Sophie Gherardi, 23 février 2006.

238
L’évocation des multiples qualités de Nicolas Weil permet de comprendre, par miroir,
les qualités développées par les différents journalistes lecteurs : lire, traduire et publier un
article dans la langue d’un pays reconnu par les normes journalistiques françaises (le conflit
israélo-palestinien, le rôle du couple franco-allemand dans la construction européenne) ;
intervenir vite « sur tous les débats intellectuels », pour satisfaire à la fois l’exigence de
réactivité de la presse nationale et l’exigence éditoriale du quotidien, la conformité à son
image de « quotidien de référence » :

« Et moi je suis plutôt sur des choses internationales d’autres langues, le débat économique,
Yves Marc c’est plus les débats techniques juridiques etc. On couvre un peu tout le
spectre »4 1 3 .
Comment les membres de l’équipe choisissent-ils les textes à publier, dans la mesure
où si l’un des trois maîtrise les tenants et aboutissants d’un texte, les deux autres l’ignorent ?
La rédactrice en chef explique que ce choix de fait par discussion, par une forme de joute
oratoire : les dispositifs stables de « spécialité » aboutissent in fine à une discussion où les
« affinités » des lecteurs avec leur texte joue un rôle décisif :

« On discute beaucoup. Je lis ce texte. Comment tu le trouves ? Bon, voilà, on se le passe,


Oui, non, ah, oui, bon. Et puis alors c’est amusant parce qu’on prend fait et cause pour des
articles. Alors qu’on ne connaît pas leurs auteurs bien sûr. Mais on se prend… on devient
le champion d’un article. C'est-à-dire que cet article, vraiment il nous a plu. Alors on se
prend d’amitié pour un article. On devient l’avocat d’un… moins d’une cause que d’un
article, parce que ça peut être très bien un article avec lequel on n’est pas d’accord. Mais
on le trouve original, piquant, qui va jouer un peu le Landerneau… Donc on est. On s’en
fait le porte-parole dans notre petit groupe »4 1 4 .
Excroissance de ce travail en équipe réduite, la conférence de rédaction est un
moment où la discussion collective permet aux journalistes des pages « Débats » de connaître
la priorité des autres rédacteurs. Enfin, plusieurs sources d’information sont disponibles, soit
sur le sujet traité, soit sur la personne qui le traite, pour refuser un texte qui se prétend expert.
L’ensemble permet enfin aux journalistes d’exercer un métier d’éditeur typique, comme
lorsqu’ils font des commandes – qu’ils paient des personnalités pour qu’ils leur publient des
articles. Enfin, l’ensemble des textes publiés donne lieu à la mise en scène d’un débat
structuré dans l’espace de la page « Débats ». Certains journaux proposent des débats
synchroniques, où le lecteur trouvera sur une même page deux textes aux arguments
antagoniques (« le pour » / « le contre »). Les pages « Débats » fonctionnent plutôt sur le
modèle diachronique, offrant aux uns l’occasion de répondre aux textes de l’édition

413 Id.
414 Id.

239
précédente.

La hiérarchie du Monde invite des personnalités dans les Pages « Débats »

Graphistes et iconographes du journal, ils sont chargés de positionner chaque texte


dans la page. Chaque « séquence » est composée de plusieurs pages – deux ou trois – qui
forment bout à bout un genre de cartographie des discussions du jour. Le rôle du metteur en
page est de fournir au lecteur le sentiment que ces différents textes forment un tout, tout en
affirmant la personnalité de chacun de ces articles. Plusieurs travaux ont souligné
l’importance du titreur dans la mise en page finale d’un quotidien, notamment en ce qui
concerne la renégociation du titre du journal entre lui et le journaliste4 1 5 . Pourtant, il semble
ici que les secrétaires de rédaction occupent une place plus réduite. Ainsi Sylvia Zappi
explique : « Le Monde n’est pas le journal du titre original, les nôtres sont plutôt informatifs.
Voilà, à heure dite on doit mettre en page et on privilégie l’information aux astuces »4 1 6 . La
journaliste signifie par là que l’inventivité est une qualité secondaire quant au choix des titres
du journal.

Les responsables du journal n’ont pas par définition une fonction de contrôle précise et
prévisible, puisqu’ils sont responsables de toute la publication du journal. Leur premier travail
est un droit de proposition et de censure. En amont, des propositions de collaboration leurs
sont soumises. Ainsi Sophie Gerhardi témoigne :

« Oui l’autre jour on a eu un papier de Breton, c’était le résultat d’une négociation de la


direction avec les Finances, je vous avoue que je n’ai pas été mis au courant des détails.
Bon voilà, moi je suis un peu embêtée parce que je veux bien publier des ministres, sur le
principe j'ai rien contre, mais c'est quand même très souvent mauvais (rire). Les ministres,
quand je dis ministre ça peut aussi bien être des commissaires européens, ou bien des...
C'est une parole assez ennuyeuse, et c'est vraiment un problème ! (rire) »4 1 7 .

De même, Sylvain Cypel explique également que :

« Les gens m’envoient leur papier et l’envoient en pièce jointe au directeur du journal. Alors
on ne peut pas vraiment parler de pression, mais le directeur vient me voir, très
courtoisement, et me demande “Bon, untel, son papier, qu’est ce que tu en penses” »4 1 8 .

A noter que dans le contexte difficile que traverse la presse quotidienne, le journal

415 Notamment, Frédéric BLIN, « Les secrétaires de rédaction et les éditeurs de Libération, Des journalistes
spécialisés dans le journal », Réseaux N°111 –2002/1.
416 Entretien avec Sylvia Zappi, 5 janvier 2005.
417 Entretien avec Sophie Gherardi, 23 février 2006.
418 Entretien avec Sylvain Cypel, 17 août 2005.

240
n’est pas forcément en position de force pour négocier. Enfin, le responsable a toute latitude
pour lire le journal tel qu’il se prépare à paraître. Le directeur de la publication supervise les
pages du journal jusqu’à leur envoi à l’imprimerie, afin d’éviter toute innovation dangereuse
pour ses intérêts. A noter que cette enquête s’est déroulée juste après le départ d’Edwy Plenel,
c’est à dire pendant le changement de fonctionnement du journal. Avant, le contenu des pages
était essentiellement décidées entre Michel Kiejmann et Edwy Plenel, ce qui amène Sophie
Gerhardi à parler d’une « révolution de velours » pour décrire le départ de ce dernier. Depuis,
il semble que le choix des pages se soit collégialisé, même si la direction du journal conserve
une emprise forte sur ces pages, notamment en raison de leur rôle important dans le système
mondain des échanges entre membres de l’élite intellectuelle et politique.

12.1.4. Question Time, entre pouvoir politique et institution


médiatique

Le statut de terrain « miroir » que j’ai donné à Question Time dans cette recherche, et
les difficultés pour faire un long séjour anglais, font que la compréhension du mode de
contrôle du débat par les personnes en charge de son dispositif se fait ici plus restreinte. Je
présente ici le résultat du visionnage des émissions, couplé à l’entretien, à des observations
participantes ainsi qu’au riche matériau informatif que, fait rare comparé aux médias français,
l’émission déploie sur elle-même4 1 9 .

Un présentateur illustre, lien entre l’élite et le peuple

Le présentateur est la figure la plus visible du contrôle du débat, celui qui visiblement
le contrôle. David Dimbleby, actuel présentateur de l’émission, possède un avantage
particulier pour s’imposer à ses interlocuteurs, qu’ils soient membres du « panel » ou du
public. Il est en effet considéré comme un personnage important par son ancienneté – près de
trente ans à la BBC – et sa naissance, fils d’un journaliste légendaire et anobli. Noble lui-
même puisque fils de noble, il joue un rôle double : celui de « représentant du peuple » par le
respect des coutumes, et « d’interlocuteur des députés » de par son rôle de journaliste. Le
présentateur joue d’ailleurs de cette proximité avec le « peuple », en prenant un « bain de
foule » avant de commencer la discussion avec ses invités, en s’invitant dans les coulisses
pour expliquer en personne au public les règles du débat. Il se présente sans cesse comme

419 S’il ne s’agit pas de prendre au mot le discours de cette institution sur elle-même, les éléments d’information
qu’ils comportent offrent des éléments fiables pour comprendre son fonctionnement.

241
l’allié du public, réitère à l’envi l’affirmation selon laquelle « le panel ne connaît pas vos
questions ». Il se positionne donc comme l’allié du public face au « panel », ce qui lui donne
une force et une légitimité dans le débat.
Cette légitimité lui sert au moment de distribuer la parole entre participants. La
manière de s’acquitter de cette tâche lui assure une opportunité supplémentaire de s’assurer le
contrôle du débat. Il distribue la parole entre les intervenants et la salle, qui constitue un
contrepoint réel aux interventions des membres du Panel. Ces derniers sont d’autant plus
limités dans leurs interventions politiques qu’ils sont cinq, et doivent se partager un temps de
parole jusqu’ici dévolu à quatre. Enfin, le nombre des intervenants non politiques a augmenté
d’un à deux, voire trois pour certaines occasions, ce qui limite d’autant le jeu de « balance »
dont peuvent se réclamer certains élus pour revendiquer légitimement la parole. Lorsqu’un
journaliste, un acteur ou un commentateur parle, il est plus difficile de réclamer la parole
après lui au nom du principe d’opposition, puisque les intervenants de la société civile ne
prennent pas vraiment « position » au sens classique du terme, et qu’il est donc difficile
d’opposer un argumentaire politique à leur témoignage. Cette forme de contrôle est prolongée
par une autre innovation de David Dimbleby, le choix de faire des « émissions spéciales » à
l’étranger, ou à l’occasion d’élections. Ces initiatives, accolées à la minoration des membres
du Parlement, laisse considérer que l’émission tend à s’autonomiser de la Chambre des
Communes, qui lui fournissait à ses débuts la majorité de ses intervenants, et dont elle tire
toujours son nom (les « questions au gouvernement » du mercredi à la chambre des
Communes s’appellent également Question Time).

Les équipes de journalistes travaillent sous le contrôle des élus

Les « editors », ou rédacteurs en chef, assurent le contrôle éditorial du débat. Ils


s’appuient sur la sur-structuration de la presse britannique, entre « humeur » (représentée par
les tabloïds comme le Sun et le Daily Mail) et « analyse des faits » (représentée par les
« Quality Papers » comme le Guardian ou le Independant). Cette division du travail éditorial
permet aux journalistes de s’appuyer sur les deux formes de débat de la communauté : ce qui
incite à l’émotion, comme à ce qui incite à la réflexion. La collecte des renseignements,
« humeur » et « analyse », opère aussi sur les renseignements des invités. Les journalistes qui
produisent les éléments intellectuels propres à nourrir le débat le font avant tout pour les
fiches, dont David Dimbleby se sert pour intervenir sur le débat. Elles servent également pour
les fiches destinées au public. Ces fiches sont disponibles sur Internet plusieurs jours

242
auparavant, et également imprimées et distribuées au public alors qu’il rentre dans la salle
pour écrire ses questions. Les résumés qui présentent les invités sont destinés, selon la
journaliste qui les écrit, à « donner au public quelques éléments saillants lui permettant
d’orienter sa question »4 2 0 .
Le directeur de la BBC décide chaque été de reconduire l’émission pour une saison, et
de maintenir à leur poste ceux qui y travaillent. C’est également lui qui produit, ou non, des
émissions concurrentes. Le spectre des émissions politiques effectivement réalisées par la
BBC donne le ton de Question Time telle qu’elle doit être. Question Time est ainsi d’une
certaine manière déterminée dans un spectre décidé par le directeur de la BBC. Enfin, les
journalistes de Question Time travaillent en étroite collaboration avec le pool des journalistes
politiques de la BBC. En contribuant à nommer les journalistes politiques de la BBC, le
directeur contribue à encadrer l’émission. Mais le directeur est lui même encadré par une
instance plus importante encore, le « Board of Governors »4 2 1 , ensemble de « Watchdogs »
nommés par les différent gouvernements. Ceux-ci sont en effet cités par Robin Day comme
responsables de la naissance de Question Time : le directeur de la BBC ayant rendu une grille
de programmes sans politique, le « Board of Governors » avait refusé cette option. Cette
institution anglaise joue sur les émissions politiques un rôle proche de celui du CSA en
France. Il lui revient de pointer le manquement aux règles déontologiques de la BBC, et en
particulier le non-respect de l’équité des temps de parole entre différentes formations
politiques. De fait, cette équité n’est pas toujours strictement respectée. Les LibDems,
formation peu représentée au « Board of Governors », est également moins systématiquement
représentée à Question Time.
Plus généralement, le « Board of Governors » décide de la philosophie qui impulse
l’orientation générale de la BBC, par sa définition de la « philosophie générale » de la manière
dont est censé évoluer la BBC – elle inscrit cette orientation dans un livre blanc qui sert de
matériel de travail aux députés et aux différents intervenants dans le futur de la régie. Sur ce
point, son rôle est directement inspiré de la composante « politique » de ses membres, en
partie élus ou nommés par le gouvernement. Son rôle politique est déterminant, puisque le
« livre blanc » qu’il rédige détermine la politique audiovisuelle du gouvernement pour les
années qui suivent.

420 Entretien avec Jess Brammar, 7 décembre 2006.


421 Nommés par la Reine sur proposition ministérielle, les 12 membres du « Board of Governors » étaient en
fait nommés pour représenter le gouvernement au sein de la BBC. Depuis janvier 2007, le « Board of
Governors » est remplacé par le « BBC Trust ».

243
12.2. La mise en place du débat et l’épreuve de conformité

12.2.1. Mots Croisés, un « casting » des différents points de vue

Nouer ensemble les discours tenus dans différentes arènes

Comment les journalistes de Mots Croisés intègrent-ils leurs invités au dispositif de


leur émission ? Le cadrage du débat s’opère d’abord par le choix du sujet, puis par celui des
recrutements d’invités. Comme cela a été rappelé, Mots Croisés fonctionne en invitant une
dizaine de personnes, portant chacun un point de vue sur le débat en cours qui est jugé
représentatif des points de vue « possibles » sur la question. La méthode employée par les
journalistes pour recruter des gens qui chacun ont un point de vue sur le débat, consiste à
composer une « trame », une suite de propositions formant un discours cohérent sur le sujet.
Ensuite, les journalistes de l’émission recrutent diverses personnes susceptibles d’exprimer
ces positions dans l’émission. Nathalie Saint-Criq, longtemps rédactrice en chef de
l’émission, explique ce fonctionnement du fait que les journalistes de Mots Croisés estiment
avoir une intuition de la diversité des points de vue existant dans la société française sur la
question posée :

« Je travaille avec Arlette depuis douze ans. On se demande « sur tel sujet, il faut que ça ce
soit dit, ça ce soit dit (elle prend une feuille et marque des traits au stylo), ça ce soit dit
parce que c’est ce qu’il y a derrière et c’est intéressant. A partir de là on regarde qui peut
le dire. Roger Cohen on savait qu’il allait dire des horreurs à Villepin. Le Boucher je
l’avais pris pour autre chose, Roger Hanin devait « exprimer » le côté « pied noir
pauvre ». On veut que les choses sortent »4 2 2 .
Chaque débat donne donc lieu à la recherche de personnalités susceptibles d’incarner
le point de vue pressenti par les journalistes. Il s’agit de recruter non seulement des avis
autorisés sur les crises en question, mais encore de mettre en scène des personnalités
représentatives des principaux acteurs concernés par la crise. Par exemple, une émission sur
les scandales politiques intègrera la présence d’un juge dont la carrière est partie liée à ces
sortes de scandales4 2 3 , une émission consacrée à la « crise des banlieues » est enregistrée en
présence d’un animateur socioculturel et d’un maire d’une commune touchée par les
émeutes4 2 4 , et une émission sur le CPE comprend, outre la participation d’un délégué syndical
422 Entretien avec Nathalie Saint-Criq, 27 mars 2006.
423 Intervention du juge Halphen dans l’émission « Mots Croisés » du 8 mai 2006 consacrée à « l’affaire
Clearstream ».
424 Intervention de Claude Dilain et de Samir Mihi dans l’émission « Mots Croisés » du 31 octobre 2005
consacrée à « la crise des banlieues ».

244
de l’UNEF, la présence d’un étudiant4 2 5 . C’est le signe que les invités de l’émission sont
autant là pour commenter l’actualité politique que pour en témoigner. Ce dispositif ne peut
fonctionner que si les journalistes ont à leur disposition un dispositif fiable de sélection des
intervenants à leur émission. C’est le cas de leur carnet d’adresses, qui comporte un grand
nombre d’« habitués », intervenants potentiels sur une question donnée. C’est également le
cas des structures institutionnelles, notamment syndicales, qui désignent dans certains corps
de métier le délégué syndical comme l’interlocuteur attitré des médias 4 2 6 . Cependant la
nécessité de renouveler le plateau de l’émission, et d’intégrer des nouvelles recrues à cette
liste d’habitués conduit les journalistes de l’émission à chercher des intervenants
correspondant aux critères de leurs émissions.

Les « bons » intervenants objectivés, puis repérés via une revue de presse

Les intervenants sont appelés par les journalistes « plateau », ceux chargés entre autres
d’alimenter en invités le « plateau » de l’émission sur la base d’interventions faites dans
d’autres médias. Ces journalistes procèdent à un « recrutement par l’objet » : l’objet
médiatique que ces personnes ont conçu pour résumer leur démarche, et qu’ils ont fait passer
dans les médias, est intercepté par les journalistes de Mots Croisés qui l’intègrent à la
préparation de leur émission. N’interviendront dans l’émission que les intervenants qui ont
réussi « l’épreuve d’objectivation » dans d’autres médias. Il faudra en effet que leur opinion,
leur idée ait été transformée en objet (article de journal, livre, film ou passage dans une
émission de télévision). Une personne publique exprime une opinion en produisant un tel
objet, et va être repéré par un des journalistes de l’émission. C’est par la médiation de cet
objet que les journalistes vont supposer que cette personne serait susceptible de défendre cette
opinion – déjà présente dans cette mise en scène – dans leur débat. C’est le cas d’un
recrutement fait par Laurène Sevrent, journaliste « plateau » à Mots Croisés :

Q : « Et comment tu sélectionnes tes nouveaux invités ? Est-ce que c'est le fait de les voir
ailleurs ?

R : Ca va être tout un tas de facteurs. Soit je les ai vus ailleurs, soit en cherchant sur Internet
je suis tombée dessus. Par exemple Chantal Le Coutil, la vigneron qui est venue lundi, je
425 Intervention de Karim Jivraj dans l’émission « Mots Croisés » du 27 mars 2006 consacrée aux mouvements
étudiants autour du projet de CPE.
426 Le devoir de réserve imposé aux policiers implique que seuls les syndicalistes policiers peuvent s’exprimer
en tant que « policier » dans les débats politiques dans les médias. Cette règle est notamment rappelée dans la
« Proposition de création d’un porte-parole de la Police », Note de service du 5 septembre 2007 du Syndicat
Indépendant des Commissaires de Police adressée au Directeur Général de la Police Nationale, N/Réf :
SEC/123/2007.

245
l'ai trouvée parce que je suis tombée sur un forum « femmes et vin » et qu'elle était citée
dessus comme vigneron. Et qu'ensuite par recoupement j'ai appris qu'elle était ancienne
journaliste dans la Revue des Vins de France, et qu'au téléphone je l'ai trouvée très bonne.
Donc voilà, il y a une part de hasard ». 4 2 7
La seconde épreuve, dite « épreuve du casting », va consister à savoir si cette personne
peut défendre son idée face au personnel politique. Les journalistes appellent alors l’invité
potentiel et le soumettent à un « casting », une épreuve ayant pour objet de voir si la personne
répond aux critères de l’émission. Le rédacteur en chef décrit l’épreuve de la manière
suivante :

Q : « Si un invité est actuel, qu'il a un bon livre etc. comment vous allez savoir qu'il passe
bien à la télé ?

R : Ben on va l'interroger.

Q : Vous allez l'interroger par téléphone ?

R : Oui.

Q : Et en personne ?

R : Oui, aussi.

Q : Si quelqu'un se présente, vient ici et que vous lui parlez etc. et est-ce que quand il est ici,
en personne, c'est possible que vous lui disiez non ?

R : On ne lui dit pas comme ça, mais c'est la vie.

Q : Bien sûr. C'est déjà arrivé ?

R : Vous croyez que pour huit invités on en interroge huit ? Ca arrive tous les jours ».4 2 8
Cette épreuve semble être calibrée sur le face à face avec les élus, comme le montre le
commentaire de la journaliste chargée des plateaux – elle est beaucoup plus précise sur les
qualités de pugnacité requises que sur l’aspect « enrichir le débat », plus flou :

Q : « C'est quoi la qualité de ces nouveaux arrivants, elle t'a séduite sur quels critères ?

R : D'abord parce qu'elle était tonique, qu'on la sentait solide c'est à dire qu’elle n’allait pas se
faire déstabiliser, qu'elle n’avait pas peur de l'image, de l'écran. Qu'elle a quelque chose à
dire d'intéressant, de... qui apporte au débat, qui enrichit le débat ».4 2 9

427 Entretien avec Laurène Sevrent, 2 novembre 2005.


428 Entretien avec Gilles Bornstein, 10 janvier 2006.
429 Entretien avec Laurène Sevrent, 2 novembre 2005.

246
On recherche des intervenants « solides » pour porter la réplique aux élus

En conclusion, il semble que la mise en scène des porte-parole de l’opinion publique


par les journalistes télévisés obéit à des contraintes strictes, et que ces contraintes sont
déterminées par le face-à-face prévu avec les spécialistes du pouvoir. En ce sens, il est
nécessaire que le « témoin » intervenant à Mots Croisés présente un caractère psychologique
strictement inverse de celui recherché par le même Gilles Bornstein dans l’émission Ca se
Discute dont il fut rédacteur en chef pendant plusieurs années :

« Gilles Bornstein dirige la quinzaine de journalistes qui composent la rédaction de


«Ça se discute», présentée par Jean-Luc Delarue depuis dix ans, 42 semaines par an.
L’alchimie du témoignage archétypal, cette espèce de sociologie télévisuelle sauvage, il en a
fait un métier. Discuter du sujet, déterminer des angles d’approche, réfléchir aux profils
intéressants. Et les chercher, méthodiquement. Contacts dans les associations, appels à
témoins, petites annonces dans la presse, coups de fil aux professionnels susceptibles
d’avoir les caractères recherchés dans leur clientèle (chirurgiens esthétiques, psys, gynécos,
sexologues, avocats...), les « casteurs » de Delarue traquent. Gilles Bornstein: « Pour dix
personnes sur le plateau, on écoute une centaine de gens. Ensuite, on choisit selon la qualité
de l’anecdote, l’intérêt de l’histoire, le recul qu’ils ont sur eux-mêmes, leur capacité à bien
raconter et évidemment leur disponibilité. Mais attention, si on ne trouve pas, on ne tord pas
la réalité, on change notre fusil d’épaule. Et si on sent que quelqu’un n’a pas très envie de
témoigner, on n’insiste pas, par déontologie mais aussi par souci d’efficacité: ce serait une
perte de temps ».

Une fois le premier tamis passé, les journalistes font le tour de la question avec le
futur invité. «Ils m’ont téléphoné chaque jour pendant une semaine, raconte un participant.
Ils voulaient des anecdotes.» Ces entretiens répétés servent aussi à créer un lien que le
témoin aura du mal à défaire: «On doit les tutoyer, instaurer une relation de confiance,
raconte une ancienne casteuse. Pour qu’ils se sentent un peu redevables envers nous et
éviter qu’ils ne se défilent au dernier moment. On joue au psy pour les amadouer et après on
les jette en pâture, je ne supportais plus.»

Le bon client se doit d’être « poignant » pour permettre l’identification des


téléspectateurs. Le must? Les « BDR », pour « bout du rouleau », ceux pour qui le passage à
la télévision est vécu comme un ultime recours, une bouée de sauvetage. Ils sont très
recherchés. Et parfois recyclés! On peut ainsi passer chez Delarue pour parler de l’amour
impossible, puis chez Carole Rousseau ou Evelyne Thomas pour raconter l’impossible
amour ou la difficulté à maigrir ou un avortement traumatisant. Il y a quelques mois, la
presse télé a soulevé le lièvre et accusé les producteurs de ces programmes de constituer des
annuaires de «bons clients» et une liste noire de ceux à éviter. « Fantasme complet, s’agace
Gilles Bornstein, dont l’employeur, Réservoirs Prod, produit non seulement Ça se discute
(France 2) mais aussi Vis ma vie (TF1), La Vie en clair (Canal+) ou encore C’est mon choix
(France 3). Chaque journaliste gère son carnet d’adresses, il n’y a ni fichier commun ni
black lists! » Juste, d’après lui, d’inévitables coups de main qu’on se file entre
confrères »4 3 0 .

430 « Le grand déballage », article du Nouvel Observateur Nº2059, jeudi 22 Avril 2004.

247
Cependant, il semble qu’au-delà de cette relation strictement utilitaire, les journalistes
recherchent des relations de type partenarial avec ces acteurs qu’ils mettent en scène, dans la
mesure où ces acteurs leur permettent de remplir leur rôle de médiateur de l’opinion publique.
Comment cela fonctionne-t-il en revanche pour les pages « Débats », où le débat se déroule
sans exigence de face-à-face ?

12.2.2. Les pages « Débats », une certaine écriture

Comme pour Mots Croisés, il y a deux grandes catégories d’invités. Les premiers sont
justement ces contributeurs importants qui communiquent leur « aura » à cet espace de débat.
Ceux là qui, du fait d’une position centrale obtenue dans leur univers de référence, ont un
« avis autorisé », une légitimité de principe à s’exprimer. Et ceux dont la capacité à intervenir
dans cette arène tient moins à leur titre acquis dans leur univers de référence qu’à une
compétence à s’exprimer dans cette arène.
Les personnalités importantes, un processus officiel de sélection. Il existe plusieurs
voies spécifiques de recrutement pour les personnalités les plus importantes qui interviennent
dans ces arènes. La première est celle de la sollicitation directe. Les journalistes des pages
« Débats » sont demandeurs d’une parole d’autorité, pour laquelle ils versent le plus souvent
de l’argent. Il arrive régulièrement que cette tribune ait déjà été publiée ailleurs, dans d’autres
journaux – avec généralement l’impératif que la première publication ait été faite dans un
journal étranger, de sorte qu’elle soit passée inaperçue de la quasi-totalité des lecteurs, qu’elle
constitue une bonne surprise. Dès lors, le journal verse sa contribution aux ayants droits. Une
autre éventualité est que le contributeur propose sa copie à plusieurs journaux de différents
pays, et qu’il publie la version française. Une dernière possibilité est que Le Monde
commande directement une expertise à une sommité d’un domaine sur lequel se porte
l’actualité. Etant demandeur, il paie alors ses intervenants. L’argent semble jouer ici un rôle
important, puisque définissant le statut de la contribution. Certaines contributions sont
rémunérées, non pas parce qu’elles fournissent un travail plus ardu que les autres, mais parce
qu’elles entrent dans une logique marchande.
En revanche, la majorité des contributions illustres des pages « Débats » ne sont pas
rétribuées par de l’argent. Leur publication est au contraire le fait d’un mouvement inverse,
d’une sollicitation de la part des auteurs pour être publié. La rétribution principale de l’effort
gracieux fourni par les auteurs (écrire, se soumettre au format du journal, solliciter une

248
parution) semble alors double. D’une part, être reconnu au sein des « voix qui comptent »,
dans une arène en vue dans plusieurs milieux. D’autre part, obtenir une diffusion pleine et
entière – sans coupure – de son message et des attendus de sa position dans le débat du
moment. Ces types d’interventions illustres mais non sollicitées sont décrites par les acteurs
sur le mode de la négociation au sommet. Chaque rencontre avec un responsable de ces pages
« Débats » a été l’occasion d’évoquer une négociation entre la rédaction en chef et un de ces
personnages illustres pour faire publier une contribution aux pages « Débats ». A quels
critères correspondent les intervenants qui ne sont pas recrutés selon ces deux modes ?
Les « autres contributions », un recrutement fondé sur la séduction. Sur quels
critères les journalistes chargés de sélectionner ces articles basent-ils, selon leur propre aveu,
leur jugement ? Les journalistes expriment leur avis sur le mode de la séduction. Ils sont
séduits par ce qu’ils lisent, par le propos tenu, et affirment faire leur choix sur le mode du
ressenti personnel. Quelque chose leur plait, qui relève d’une combinaison entre le titre de la
personne qui parle, ce qu’elle énonce et la manière dont elle le dit. Cette indétermination
formelle est la source de nombreux scandales, venant d’univers plus réglés. Ces scandales
portent régulièrement sur la « position » depuis laquelle une personne intervient. Tel
intervenant sera ainsi jugé illégitime à porter un titre dans ces débats, par des personnes
venant de milieux où la règle et la mesure entre les hommes sont déterminées avec un effort
d’exactitude4 3 1 . Peut-on par exemple écrire dans un débat avec le titre de « philosophe »
lorsqu’on n’a été recruté sur un poste portant ce titre, par aucune instance officielle ? La
question, problématique en général dans les débats, est d’autant plus gênante quand elle se
pose dans des débats au public restreint, suivis par une audience spécifique issue de milieux
où les titres sont distribués sur des critères très stricts 4 3 2 . De fait, la tendance forte à attribuer
des espaces d’expression à des personnes titrées agit autant comme une imposition de
légitimité que comme une reconnaissance du fait que ces pages appartiennent en partie à un
lectorat ciblé, qui doit plus ou moins y reconnaître ses propres modes de sélection. Le titre de
la personne qui écrit importe donc pour se faire publier dans les pages « Débats ». Ce titre est
ensuite vérifié par le journaliste, avec le moteur de recherche Internet Google – Sophie
431 On peut ainsi comprendre la critique que fait Gilles Deleuze de la « fonction-auteur » des « nouveaux
philosophes » ; la « fonction auteur » étant un mode de discours où l’aura de celui qui parle prévaut sur les
modes institutionnels de calcul de la position du locuteur, son usage est susceptible de désordonner le protocole
d’un ordre donné (ici celui des philosophes). Cf. Gilles DELEUZE, « A propos des nouveaux philosophes et
d’un problème plus général », Minuit n°24, Paris, mai 1977.
432 C’est également le cas de l’émission télévisée C dans l’air, diffusée l’après-midi sur la chaîne éducative
France 5. En mai 2007, la liste de diffusion Internet ANCMSP regroupant des chercheurs et doctorants des
métiers de la science politique avait brièvement abrité un débat sur le thème « Dominique Reynié a-t-il le droit
de polémiquer sur les manifestations postérieures à l’élection de Nicolas Sarkozy, en se légitimant de son titre de
chercheur en sciences politiques ? ».

249
Gerhardi explique vérifier de cette manière la réputation des gens qu’elle envisage de publier :

« Je consulte beaucoup Google. Enormément. C'est-à-dire que je vérifie qui sont les gens,
qu’est-ce qu’ils ont publié... Bon parce qu’il y a l’idée qu’il faut éviter de publier les gens
qui sont… soit des sectes déguisées ou des sectaires (rire). Il peut y avoir des gens pas très
recommandables qui peuvent publier des textes ».4 3 3
Quel rapport le titre doit-il lier avec le propos tenu ? Le discours des journalistes
évoque ici encore la séduction. L’article ne doit pas leur sembler trop institutionnel, trop
prévisible. On est tenté de prendre le terme « séduction » à son étymologie : celui qui vous
fait quitter la voie droite. Les journalistes recrutent de fait les intervenants qui leur offrent un
discours imprévu, différent de la communication officielle que tiennent habituellement aux
médias les gens qui se trouvent dans sa position sociale. On est alors fondé à supposer que
l’article espéré par les journalistes est celui qui trahit la position officielle : le député socialiste
qui se dit favorable à une réforme de la droite, ou l’universitaire qui critique le travail d’autres
universitaires. Cette supposition est tout à fait fondée : les journalistes citent de nombreux
exemples d’interventions qui sont réputé « leur plaire », et qui formalisent de fait une
infraction à la règle de cohésion que se donnent les membres d’un corps donné. Les
intervenants qui jouent ce rôle sont alors mis dans la situation de donnant-donnant que Cyril
Lemieux expose dans la relation des « informateurs » à l’univers médiatique. Ils aident les
journalistes et leur fournissent des éléments symboliques qui abondent dans leur construction
du réel, en échange d’une exposition médiatique favorable à leur visée personnelle (un
changement d’orientation, un scandale, un avancement etc.)4 3 4 .
Pourtant, le lien entre la fonction officielle de l’énonciateur et le contenu de
l’énonciation ne se fait pas forcément sur le mode de la trahison. Les intervenants ont la
possibilité de séduire en n’intervenant pas dans le rôle dans lequel on les attend. Ce
positionnement peut être plus bénin que celui du rôle de « révélateur de secrets » : il peut
consister, pour un universitaire titré, à se mettre en position de témoignage (Badiou et son fils
durant les émeutes). Ou, pour un politique, de développer une analyse intellectuelle.
Y a t il enfin un lien entre le style proprement dit de l’auteur et sa capacité à séduire le
journaliste, à être publié dans les colonnes du journal ? Cet aspect existe sans doute, même si
l’organisation générale de cette arène incite à le considérer comme marginal. Les journalistes
en charge de ces débats s’occupent eux-mêmes de corriger, recadrer et réécrire la plupart des
contributions qui leur arrivent. De fait, le discours général porte sur la qualité des idées, des
débats et des points de vue échangés. Le qualificatif « d’auteur » est donc plus employé pour
433 Entretien avec Sophie Gherardi, 23 février 2006.
434 Cf. Cyril LEMIEUX., « Autorités plurielles : le cas des journalistes », Esprit, mars-avril 2005, 101-114.

250
distinguer les intervenants des débats écrits d’autres débats, que pour caractériser le
récipiendaire d’un style particulier.

Une informelle école journalistique. Les pages « Débats », qui existent sous leur
forme actuelle depuis une trentaine d’années, n’ont guère vu leur forme évoluer. Cette forme
s’est en effet conservée telle quelle au cours des différents changements de maquette et de
formule. Ainsi, lorsqu’un intervenant souhaite une tribune de type « Débats », la forme lui
vient « naturellement » ; signe que la lecture de cette rubrique est intégrée à la pratique de ces
auteurs. De plus, le mimétisme s’élargit à toute la presse quotidienne, qui y a des formes
quasi-semblables4 3 5 . Cette situation amène le journaliste à ironiser :

R : « Non, je dirais : peu. D'abord, pour être tout à fait honnête, parce que tous les jours je lis
dans Le Figaro ou dans Libération des choses que j'ai refusé. Tous les jours.

Q : Mais vous les lisez quand même ?

R : Je regarde ce qu'ils ont fait, oui. Je ne lis pas forcément. Parce que je vais publier demain
un papier sur le Niger j'en ai lu un il y a deux jours dans Libération, bon ben voilà ils ont
tiré les premiers. Mais je considère que le lecteur du Monde, c'est très bien de lui amener
un papier sur le Niger, voilà. Ce n’est pas parce que Libération l'a publié que je ne peux
pas publier... un autre papier, évidemment pas le même ».4 3 6
Cependant, cette forme générale qui peut se traduire par le choix d’un axe unique, un
faible recours à la théorie, une réflexion et un langage imagés, ne structurent pas
définitivement l’intervention. Reste à structurer le format, c’est à dire la taille de l’énoncé. Il y
a dans la taille d’un texte un élément symbolique, puisque l’on peut supposer, à bon escient,
que plus le texte que l’on publie est long, plus ce que l’on a à dire est important – voire plus
celui qui parle est important. La question de la surface des interventions se confond
nécessairement avec ce qu’un débat oral mettrait sous le nom de « durée ». Or, si la
négociation sur la durée d’une intervention se fait en direct, par des interactions plus ou moins
visibles par les spectateurs de débats télévisés ou radio, la négociation sur la durée du débat
écrit se fait avant publication. Ici, le rôle du protocole et de la politesse, des usages et des
égards dus aux qualités et aux rangs de chacun prend toute son importance. L’espace de la
négociation sur la publication est entièrement privé. Il se situe hors du regard du public, ce qui
tend à prouver que les journalistes des pages « Débats » ont, du fait de la négociation privée
des conditions de publication de leur débat, une plus grande maîtrise sur son déroulement.
Cette latitude n’est pas sans ambiguïté. D’un côté, elle offre des libertés dans l’arrangement

435 Le quotidien Libération comporte des pages « Rebonds », Le Figaro des pages « Opinion ».
436 Entretien avec Sylvain Cypel, 17 août 2005.

251
rédactionnel final. Sylvain Cypel apprécie d’expliquer que les auteurs peuvent se fier à lui
pour le « final cut » parce que « ça sera bien coupé ».
De l’autre, le caractère privé de la négociation rend le journaliste chargé du débat
plutôt captif de sa hiérarchie. Le même Sylvain Cypel explique que :

« Si vous voulez, c'est toujours pareil, moi je me rappelle avant le dernier congrès du PS. Je
faisais un remplacement aux pages débat. La personne était absente, je faisais le
remplacement. Et on a eu tout un débat parce que j'ai reçu un papier, et le directeur du
journal, Colombani, parce que souvent qu'est-ce qu'ils font les gens ? Ils m'envoient un
truc ils envoient un double au directeur. Ou à Courtois. Mais quand je dis les gens ce n’est
pas les gens. Les hommes politiques, les ministres. Ceux-là. Ceux qui se disent « si le
directeur a mon papier, il va intervenir pour que ça passe ». Le directeur il est comme moi,
il reçoit tous les papiers, il sait bien que... Ca ne l'empêche pas d'intervenir de temps à
autres en demandant « est-ce que les choses passent ? ». Vous voyez, il y a débat. Et donc
des fois ça passe, des fois ça passe pas... Et donc à l'époque j'avais un papier mais je sais
plus qui c'était, Bellorgey mais je ne suis pas sûr. Et en fait j'en ai parlé avec Colombani et
à un moment il me dit « il est pas mal ce papier vraiment il faudrait le passer ». Et là je lui
dis : « Je ne vais pas le passer parce que pour le coup il y a cinq tendances au PS. Si j'en
passe un, les quatre autres vont vouloir passer aussi... Et après c'est un choix. Soit on
décide que le débat dans le PS a lieu dans Le Monde. Alors là OK, je sais que je vais en
passer cinq. Soit on dit que c'est Le Monde qui rend compte du débat du PS. Et c'est dans
les pages du Monde. Dans les pages de traitement de l'actu. Et donc je ne vais en passer
aucun. Parce que sinon il n'y a pas de raison de passer celui-là. Parce que demain un
fabiusien va vouloir répondre et après demain, Montebourg... Et ça n'a pas de fin. Et
donc... Et on ne l’a pas passé déjà finalement. Parce que sinon d'une certaine manière on
avait obligation de passer les autres. Voilà. Donc on ne l’a pas fait ».4 3 7
Espace en vue dans un petit milieu dirigeant, les pages « Débats » possèdent
l’avantage d’un espace argumenté, où le débat est surveillé et retouché. La façade du débat est
impeccable, digne en cela de l’excellence de ceux qui y interviennent. Qu’en est-il des
espaces concurrents au milieu ainsi clos, où les interactions sont à la fois moins élaborées et
plus publiques ?

12.2.3. Le Grand Jury, le point de vue de l’acteur du moment

Le Grand Jury est un débat entre journalistes et personnalités importantes, au sens le


plus strict du terme. Les journalistes présents sont les interlocuteurs exclusifs d’une unique
personnalité, élue ou syndicaliste la plupart du temps. En ce sens, le dispositif du Grand Jury
célèbre la parole de « l’homme du moment ». Son arrangement – un face-à-face entre
plusieurs journalistes et une personnalité unique – reproduit le schéma de la conférence de
presse, où différents journalistes se pressent autour d’une parole mise en scène comme

437 Entretien avec Sylvain Cypel, 17 août 2005.

252
importante, voire comme désirable. En ce sens, le Grand Jury est le seul des dispositifs ici
étudiés où ses intervenants n’ont pas à conquérir la parole, à prouver son importance. Cette
situation avantageuse est présentée dans ses deux dimensions – valorisante et contraignante –
par Marine Le Pen lorsqu’elle compare les différents débats :

Eux, c’est les plus durs. Les questions qu’ils posent, c’est à vous et vous seuls d’y répondre.
Les débats d’Ardisson ou de Chabot, il suffit de prendre la parole quand on se sent prêt
pour le faire, le reste du temps on laisse couler »4 3 8 .
En ce sens, la préparation de l’émission va revenir pour l’essentiel au choix de
l’intervenant, puisque le choix de l’invité entre pour beaucoup dans la valeur de l’émission.
Or, le Grand Jury engage plusieurs journalistes. Sont-ils également concernés par le choix de
l’invité ? Les réponses que donnent les journalistes font apparaître la structuration précise de
l’émission, et le rang qu’occupent mutuellement les différents médias concourant au Grand
Jury. De fait, le journaliste de RTL dirige l’émission. C’est une prérogative commerciale,
puisque l’émission appartient à la radio luxembourgeoise. En tant qu’associés, les journaux
écrit et télévisé qui participent ne prennent donc pas l’initiative de l’invitation. Comme le
souligne Jean-Michel Aphatie, journaliste au Grand Jury pour RTL :

« Donc le Grand Jury était vacant, la présentation du Grand Jury était vacante, et comme c'est
une émission qui appartient à RTL, à laquelle est associée un journal de presse écrite – Le
Monde longtemps, Le Figaro aujourd'hui, et LCI – il appartenait donc à RTL de trouver
quelqu'un qui assume la gestion du Grand Jury »4 3 9 .
Comment obtenir cette « parole de l’homme du moment » puisque cette parole est
désirée par d’autres tribunes ? Les entretiens sur le sujet montrent que les personnes
sollicitées sont démarchées par le Grand Jury grâce à des arguments de notoriété. Ainsi, Jean-
Michel Aphatie explique qu’il démarche parfois ses interlocuteurs en avançant l’argument de
l’audience :

« Il y a des gens à qui je dis que c'est bien de venir sur RTL parce qu'il y a plusieurs millions.
Et à l'inverse je cherche à juguler l'agacement que je ressens quand j'entends : “je ne peux
pas venir chez vous demain matin parce que je suis sur Canal Plus”. Mais Canal Plus c'est
200.000 personnes. Pourquoi vous allez sur Canal Plus ? Vous en avez deux millions et
demi ici ! “Ah non j'ai pris l'engagement” ».4 4 0
Cet argument positionne le Grand Jury dans un raisonnement classique d’audience
directe : les personnalités viennent au Grand Jury parce qu’ils peuvent directement être
entendus par des millions d’auditeurs. Or, les changements de stratégie médiatique adoptés
438 Entretien avec Marine Le Pen, 1er mai 2006.
439 Entretien avec Jean-Michel Aphatie, 21 décembre 2005.
440 Ibid.

253
par les grands leaders politiques mettent à mal ce qui reste d’assise à des grandes « tribunes »
du type du Grand Jury. Les annonces politiques sont reprises par des dépêches AFP, qui les
diffusent ensuite très vite dans les médias et offrent de fait aux personnalités les « millions
d’auditeurs » que le Grand Jury leur promet directement. Un changement s’annonce dans la
stratégie des leaders politiques qui préfèrent lancer leurs annonces dans un lieu stratégique,
décalé, plutôt que d’avoir recours aux « tuyaux » classiques du jury de journalistes.
L’agacement de Jean-Michel Aphatie est à cet égard significatif, puisqu’en visant la chaîne à
péage Canal Plus, il vise ce type de support « décalé » qui a servi à plusieurs reprises à la
communication de leaders politiques dont les messages ont dépassé de beaucoup l’auditorat
de Canal Plus. Quelques mois après cet entretien, Canal Plus héberge une annonce politique
particulièrement attendue, la candidature de Ségolène Royal à la présidence de la
république4 4 1 .
Comment se préparent les questions ? Elles portent sur les dossiers des intervenants.
Les « assistantes » jouent un rôle important. Elles collectionnent des dossiers, qui sont des
compilations d’informations précises et exhaustives sur les dossiers du moment. Il semble que
les « dossiers » sont un gage de précision qui contribue à faire des journalistes les égaux des
députés ou des syndicalistes qu’ils interrogent. On observe de fait une homogénéité
structurelle dans la relation qui lie d’une part les journalistes à leurs assistants, et d’autre part
les politiques à leurs attachés.
Quelles procédures sont employées pour collecter les questions, et mettre d’accord
entre eux les journalistes qui travaillent à l’émission ? Si la supériorité du journaliste dont la
station est propriétaire de l’émission joue un rôle prépondérant, la relation entre intervenants
n’est pas strictement hiérarchique : elle se répartit plutôt en termes de responsabilité et de
charge de travail sur un rendu final sur lequel, pour l’essentiel, ils sont d’accord. L’émission a
très peu changé depuis sa naissance il y a près de trente ans. Construite pour recevoir des
personnalités éminentes, et pour donner d’une manière générale un statut éminent à toute
personnalité reçue, l’émission est structurée comme une cérémonie protocolaire. En ce sens,
les questions posées par les journalistes sont relativement interchangeables, et pourraient être
posées par n’importe lequel d’entre eux. C’est ce qu’explique Pierre-Luc Séguillon lorsqu’il
décrit son bref passage à la direction de l’antenne :

« Entre parenthèses, quand Mazerolles est parti 4 4 2 , c'était au milieu de l'année, vers Pâques.

441 Cf. « Ségolène Royal se dévoile pour 2007 », Le Figaro, 12 avril 2006.
442 Olivier Mazerolles a quitté RTL pour prendre la direction de la rédaction de France 2 le 26 mars 2001, où il
remplace Pierre-Henri Arnstam (en poste depuis juin 1998).

254
C'est moi qui ai repris l'animation de l’émission. Ca a posé problème à RTL, qui avait le
sentiment d'un rapt. Je m'en suis rendu compte en discutant avec le directeur de
l'information de RTL, qui m'expliquait que dans la rédaction de RTL, on avait l'impression
qu'il y avait eu captation d'héritage. A la rentrée, on a mis un journaliste de RTL, ce qui est
tout à fait logique d'ailleurs. Et puis j'étais content par ailleurs puisque les deux
journalistes interviewers ont plus de liberté pour poser des questions que l'animateur qui
lui doit veiller au temps, doit animer comme on dit. Avec les contraintes de temps, les
problèmes de la coupure du journal de 19h00 etc. ».4 4 3
Quel rituel ces organisateurs respectent-ils ? Le premier d’entre eux, on l’a vu, est de
ne pas voir leurs interlocuteurs avant le début de l’émission. Le rituel est stable, réglé, chaque
participant sait pertinemment comment l’exercice se déroule. Les journalistes demandent à ne
pas voir les invités avant l’émission, pour conserver séparés leurs rôles. Les personnalités
invitées et les journalistes sont tellement au courant de comment l’émission fonctionne, que
journalistes et politiques sont très unis dans la co-construction de l’événement. Le second
rituel est de réserver aux alliés politiques les places de choix dans les gradins. L’émission est
une démonstration de force, une mise en scène de son réseau politique. Ce dévoilement du
réseau des invités participe de son caractère désirable. Plusieurs places sont réservées aux
proches pour qu’ils soient filmés durant l’événement. La troisième règle est d’inviter des
personnes certes connues, mais également des personnes qui correspondent aux critères
éditoriaux des journalistes. Ce critère est présenté sans qu’on puisse réellement lui accoler de
solide preuve objective, ainsi qu’explique Jean-Michel Aphatie :

Q : « Est-ce que vous vous faites la réflexion : “on ne va pas organiser le débat interne d’un
parti politique” ?

R : Oh non on peut l'organiser s’il a un intérêt le débat. S’il a un intérêt on peut l'organiser. Si
il y a quelqu'un au parti socialiste pour dire que proposer la renationalisation d'EDF c'est
une bêtise, oui celui-là il est le bienvenu. C'est un point de vue. Donc ça organise le débat
interne ».4 4 4
On voit ici l’importance de « l’annonce » dans l’invitation : les journalistes inviteront
en priorité des journalistes qui ont à passer des annonces spectaculaires. Jean-Michel Aphatie
explique ainsi :

« Il y en a certains qui font ça oui. C'est agaçant. Oui je me suis fait avoir une ou deux fois,
maintenant je fais gaffe, oui. Il y en a un qui m'avait dit : “je vous dirai ça, vraiment j'ai
envie”, et quand il est venu au micro c'était une couille molle complète. Et ce qu'il
cherchait c'était évidemment la légitimité du lieu ».4 4 5
De fait, le caractère secret du jeu d’invitations et de refus qui structure le dispositif
443 Entretien avec Pierre-Luc Séguillon, 10 février 2006.
444 Entretien avec Jean-Michel Aphatie, 21 décembre 2005.
445 Ibid.

255
rend improbable de prouver que telle personne, que les journalistes affirment avoir invitée
pour des raisons « journalistiques », n’a pas été invitée par défaut lorsque personne d’autre ne
souhaitait s’exprimer sur un phénomène donné. En revanche, des personnages secondaires de
l’état-major politique, comme Jean-François Coppé, Marine Le Pen ou Bernard Tapie, sont
bien invités à des moments critiques et questionnés sur des questions sur lesquelles les ténors
seraient fondés à répondre. En l’absence d’autres critères plus probants, les critères partagés
de « notoriété », de « punch » et de « sexy » semblent être déterminants dans le choix des
invités. Ces critères sont liés à la question de l’audience, comme l’explique Pierre-Luc
Séguillon commentant l’invitation de Bernard Tapie au Grand Jury en novembre 2006 :

» Je suis incapable de vous dire parce que j'ai eu des ennuis de santé au mois de novembre,
donc j'étais absent pendant un mois et demi, j'ai regardé ça de mon lit et ça m'a beaucoup
amusé parce que j'ai trouvé extraordinaire de voir Tapie expliquer que... quand on
l'interrogeait sur l'utilisation par Sarkozy du mot Racaille, “c'est tout à fait normal, je
connais bien ça, j'étais en prison, j'en ai côtoyé”. Il n’y a pas beaucoup d'invités de
l'émission qui ont eu l'expérience de la prison. Peut-être que ce qui a aussi joué c'est
l'audience, Tapie c'est toujours de l'audience. C'est un personnage un peu voyou, Robin
des bois, ce que vous voudrez. Il a tout fait »4 4 6 .
Le Grand Jury est une émission à laquelle la position respective des invitants et des
invités confère un apparentement au rituel républicain. La baisse des taux d’audience de ce
type d’émissions laisse à penser que le Grand Jury tient en premier lieu de par sa capacité à
constituer un univers dense de cérémonies politiques et mondaines. Dans le même temps, la
nécessité de faire persévérer leur espace médiatique oblige les organisateurs de l’émission à
intégrer à leur entreprise des éléments de fantaisie. Qu’en est-il à l’inverse de l’émission
Question Time, qui met face à face des personnalités illustres et des gens ordinaires ?

12.2.4. Question Time, les préparatifs d’une conversation anglaise

Le choix du lieu d’enregistrement de l’émission est le fait d’un compromis entre


l’agenda politique, et la nécessité contractuelle faite aux organisateurs de l’émission de visiter
les grandes villes du Royaume. L’émission est enregistrée à Londres environ toutes les six
semaines. De fait, les personnes qui interviennent dans les villes de province ne sont pas des
célébrités locales, mais plutôt des personnalités dominantes de la politique régionale, dans un
contexte politique sensiblement plus décentralisé qu’en France. Ainsi, la majorité des
émissions étudiées sont reliées à une nécessité politique. En Irlande du Nord, dans l’émission
du 1er décembre 2006, on évoque le tournant des négociations avec l’IRA. Au Landforshire,
446 Entretien avec Pierre Luc Séguillon, 10 février 2006.

256
pour l’émission du 23 septembre 2007, on parle du congrès des « Liberal-Democrats » qui s’y
tient à ce moment même. Les déplacements de Question Time sont l’occasion de situer l’arène
du débat dans le lieu même de la controverse politique. Ainsi l’émission devient, par
procuration, la scène où cet événement politique se prolonge. Les débats à Londres parlent
peu de l’actualité politique de la capitale anglaise. Ils sont l’occasion d’une montée en
généralité sur les affaires du Royaume-Uni. Ainsi, l’émission exceptionnelle consacrée au
quatrième anniversaire de l’entrée en guerre du Royaume-Uni contre l’Irak 4 4 7 est enregistrée à
Londres, et traite exclusivement des problématiques liées à l’occupation. D’une manière plus
générale, les émissions enregistrées à Londres donnent à voir s’efforcent de poser les
problèmes que tout « britannique » se pose dans son questionnement politique. Elles sont
aidées en cela par le fait qu’à cette occasion, Question Time peut inviter des personnes
éminentes :

« Vous allez apprécier ce soir, parce que les émissions enregistrées à Londres sont les plus
excitantes. Elles rassemblent des gens qu’on veut inviter, mais qu’il nous est difficile
d’inviter dans des plus petites villes. Là ils habitent juste à côté »4 4 8 .
Fait signifiant, l’émission du 7 décembre 2006, lieu de collection des observations
ethnographiques ici présentées, est enregistrée à l’Imperial College de Londres, à la sortie de
Hyde Park – lieu d’habitation des classes supérieures, proches de plusieurs institutions
prestigieuses.
Concernant le choix du public, il est fait de deux manières. La méthode la plus
médiatisée est celle qui consiste à contacter la régie de l’émission pour participer à l’émission.
Le présentateur le rappelle au début et à la fin de l’émission, un numéro s’affiche sur l’écran
télévisé, et ceux qui ont l’occasion de visiter le site Internet de l’émission peuvent remplir un
formulaire de candidature à l’émission. Toutes ces méthodes permettent à coup sûr au
spectateur de s’identifier aux membres du public. Ce dispositif est conforme à l’autre mode
public de participation à ce débat, le « droit de réponse » exercé soit en direct sur le dispositif
CEEFAX (un télétexte où les téléspectateurs s’échangent entre eux des messages de
commentaire de l’émission sur le côté de l’écran), soit le lendemain lorsqu’une sélection de
réactions envoyées par Internet sont publiées sur le site de l’émission. Ce mode de
participation est réputé suivre une grille de sélection assez exacte entre différentes sensibilités,
ethnies et entre hommes et femmes, qui assure que les intervenants sont conformes à la
447 L’émission du 22 mars 2007, comprenant une dizaine d’invités de différents pays concernés par le conflit.
L’émission présentée par David Dimbleby voit notamment intervenir l’ancien ministre et président de
« Stop the War Coalition » Tony Benn, l’ex-dirigente du Pakistant Benazir Bhutto, les hommes politiques
américain John Bolton et écossais Des Browne, ainsi que les MP Liam Fox et Charles Kennedy.
448 Entretien avec Jess Brammar, 7 décembre 2006.

257
diversité des populations britanniques susceptibles de regarder l’émission.
Le mode le plus discret de sélection des participants est le recrutement via des
associations et des partis politiques. L’émission ne se fait pas un mystère de ce recrutement,
même si elle n’en fait pas publicité. Robin Day l’explique dans son livre « The Grand
Inquisitor». L’enquête ethnographique ici menée s’est avérée trop courte pour préciser le
mode de recrutement de ces « amateurs professionnels » de la politique. De fait, le
questionnaire à remplir pour l’émission mentionne, et accepte donc la possibilité que l’invité
soit militant. Ici encore, on ne peut qu’inférer de la virtuosité de certains participants
« ordinaires » leur possible affiliation partisane. Le plus important est qu’ils sont obligés, de
par le format de l’émission, de se couler dans un moule « ordinaire » pour intervenir. La
grammaire qu’ils doivent mobiliser au cours de leurs interventions publiques emprunte pour
beaucoup au ressenti, au témoignage, aux expériences individuelles.
Le choix du « panel » fait l’objet d’une contrainte définie par la présentation du site.
L’émission Question Time n’est pas uniquement un rendez-vous de questionnement politique,
c’est plus spécifiquement le lieu d’une « conversation anglaise ». Chaque émission doit donc
débuter par des questions « sérieuses » et se terminer par une note d’humour. Les intervenants
doivent donc être capables d’assumer ces deux fonctions, sérieux et humour. Certes, certains
sont plus spécialisés dans un rôle, à l’instar du membre de la « société civile » invité au débat,
plus spécifiquement chargé de donner du liant à l’émission. Il faut des chefs de partis
sympathiques, et des acteurs / écrivains politisés. Ensuite, la préparation de la confrontation
entre panel et publics se fait par l’orientation particulière donnée aux descriptifs de
présentation des membres du panel. Ces descriptifs sont présents plusieurs jours avant
l’émission, et sont distribués le jour même aux invités sur une feuille à part. Ces descriptions
sont conçues pour que chacun « accroche » au débat. Jess Brammar, la journaliste chargée de
rédiger ces courts textes, explique : « Je rédige ces textes pour que chacun puisse y trouver
matière à inspiration pour ses questions »4 4 9 .
Sur ce principe, défini depuis 1979, quelques variations s’observent. D’une part, le
Panel a été augmenté, passant de quatre à cinq membres et réduisant d’autant la part des
politiques, qui ne sont plus que trois sur cinq. Il arrive que certaines émissions mettent » en
minorité les politiques dans l’émission. C’est le cas de l’émission du 7 décembre où les
politiques ne sont plus que deux sur cinq : le « Secretary of State for Communities and Local
Government » Ruth Kelly, le « Shadow home secretary » David Davis, l’écrivain Martin
Amis, l’écrivain et journaliste Mariella Frostrup et l’éditorialiste du Daily Telegraph Jeff

449 Entretien avec Jess Brammar, 7 décembre 2006.

258
Randall ». L’absence d’un représentant des « Liberal Democrats » à cette émission est
interprétée par Jess Brammar de deux manières. Dans un premier temps, elle explique que
« parfois, on ne trouve pas de « Liberal Democrats » à inviter », puis elle explique que :

« Les émissions à Londres sont là pour être excitantes, pour attirer des personnalités
excitantes, on n’a pas besoin d’inviter les représentants de tous les partis politiques, même
si ensuite ils font des réclamations à la BBC ».4 5 0
Cette remarque est le signe que l’émission possède une certaine marge d’arrangements
avec le pouvoir politique, et qu’elle possède les moyens de gérer les recours avec les autorités
politiques.
Remarquons enfin que le parti qui n’est pas représenté à cette émission est celui des
« Liberal Democrats », le plus récent des trois partis anglais, et celui qui n’a jamais accédé au
pouvoir. La « faute » commise par Question Time se fait donc au détriment de la plus faible
des trois formations politiques. Cependant, un député et ancien ministre, habitué de ces
débats, donne un avis qu’il estime représentatif du personnel politique lorsqu’il explique :
« Ils ont eu tort de mettre une cinquième personne. Le temps de parole est amputé d’autant, on
n’a plus vraiment le temps de parler entre nous »4 5 1 . Cette fragmentation du dispositif
politique est à mettre en rapport avec la multiplication des « éditions spéciales ». Celles-ci
polarisent le débat politique sur des affaires centrales, ne laissant donc pas l’occasion de
parler d’autres affaires courantes. D’autre part, ces émissions invitent jusqu’à dix invités, à
l’instar du débat sur l’Irak de mars 2007 – ici, l’intervention de chaque politique, et
précisément de Tony Benn présent au débat, est restreinte à quelques phrases.
Le choix des thèmes. La conversation de Question Time est structurée autour de
quatre ou cinq thèmes, pensés pour être prévus, prévisibles – donc anticipés et anticipables
par les invités. Le journaliste du Guardian l’explique « Vous ne trouverez rien dans cette
émission dans les rapports entre politique et médias. C’est une gentille conversation anglaise,
solidement encadrée par le pouvoir politique. Les scandales politiques ne se font pas là »4 5 2 .
Les thèmes encadrent si visiblement et solidement l’émission qu’ils servent de curseurs sur le
site Internet de l’émission. Les internautes de Question Time se voient ainsi proposer de
regarder l’émission en fonction des sujets qu’ils souhaitent voir aborder. Ces thèmes,
Question Time leur donne figure humaine. Chacun d’entre eux est introduit par un membre du
public, désigné par le présentateur. La préparation du débat comporte une large part faite à la
sélection de ces personnes fiables, choisies dans le public pour assurer une transition entre les
450 Entretien avec Jess Brammar, 7 décembre 2006.
451 Entretien avec Tony Benn, 4 décembre 2006.
452 Entretien avec Peter Preston, 5 décembre 2006.

259
parties du débat.
Les questions sont tournées pour répondre à la double contrainte d’une part de
« sérieux et d’institutionnel », d’autre part d’« agrément conversationnel ». Elles se glissent
ainsi dans le sillon creusé de longue date par une caricature de presse relativement indulgente.
Les plaisanteries ont ainsi cet usage de rappeler aux invités importants qu’ils n’ont pas à se
prendre au sérieux, qu’ils ne sont pas si importants qu’ils le pensent. Cette forme côtoie celle
de l’invective politique plus virulente, dans un équilibre dont les parties forment ensemble un
dispositif de « distraction politique ».
En conclusion, on peut admettre que le caractère institutionnel de l’émission tient
moins dans la répétition de ses ingrédients que dans leur dosage, permettant de conserver à
l’émission de distraction son caractère politique.

12.3. Le débriefing et l’épreuve du contrat d’intervention

Il s’agit ici de se demander pourquoi les débats étudiés tendent à réinviter les mêmes
personnes. L’attention sera portée sur la tension dans laquelle se trouvent les organisateurs de
ces débats, entre nécessité de renouveler le personnel de leurs intervenants, et structuration
très stricte de la forme que cette intervention est selon eux, censée prendre.

12.3.1. Mots Croisés et ses acteurs sous contrat

260
Les journalistes de l’émission se donnent explicitement pour mission de faire émerger
de nouvelles personnalités dans l’espace public des médias. Cette mission est une des
composantes de l’idée qu’ils se font de leur puissance, puisque certains journalistes politiques
se supposent ainsi capables de remettre en question le processus traditionnel d’accession à la
visibilité publique, qui passe par l’élection au sein de corps constitués comme les partis ou
autres rassemblements politiques4 5 3 . A Mots Croisés, deux types d’intervenants se partagent le
travail de discussion politique. D’une part, les personnalités politiques, syndicalistes et autres
membres élus de groupements politiques. D’autre part, les acteurs dits de la « société civile »,
responsables de groupes sociaux plus ou moins importants (animateur sportif, chef
d’entreprise, professeur) mais toujours plus ou moins représentatifs. Très exceptionnellement,
des personnages de « témoins », c’est à dire de personnes dont la qualité ne représente
qu’eux-mêmes, interviennent (étudiants, artistes). Mais là encore, leur situation exemplaire –
ils sont témoins au milieu d’une assemblée de représentants, non au milieu d’une assemblée
de témoins – fait d’eux des « témoins représentatifs ». Les journalistes qui mettent en scène le
débat, qui invitent ces représentants à siéger au débat, peuvent donc à leur niveau se
considérer comme des producteurs alternatifs de représentation.

La hiérarchie de Mots Croisés contacte elle-même les invités illustres

L’existence de ces deux vécus différents de construction de la représentation ramène à


la division réelle du travail de sélection dans l’équipe. Les journalistes « plateau »
nouvellement recrutés, peu au courant des pratiques du personnel politique, sont affectés au
recrutement de la « société civile ». La justification positive est que ces jeunes journalistes
sont considérés comme plus proches des milieux non-politiques, notamment du fait de leur
familiarité avec les codes en vigueur dans les NTIC qui en sont les principaux canaux de
recrutement. A cette justification s’ajoute une seconde, négative, qui concerne les protocoles
et les usages en vigueur dans le monde politique. Laurène Sevrent explique que :

Q : « Et quand vous avez choisi un sujet, et que vous en avez changé au dernier moment,
comment vous avez fait ?

R : Oui ça nous est arrivé de changer le sujet le matin même, là on met en marche la machine
de guerre (rire). C'est à dire qu'à ce moment là Yves et Gilles aussi s'occupent des invités.
Bon ça leur arrive aussi quand c'est la période habituelle, quand c'est des ministres ou des
gens de haute stature, c'est le rédacteur en chef qui s'en occupe. Bon. Donc là on est sur le
pont. On passe dix mille coups de fil. On se décide très vite sur qui on veut. Les

453 François-Henri DE VIRIEU, La Médiacratie, Paris, Flammarion, 1992.

261
incontournables. Et toute la journée on “booke” les gens comme on dit ».4 5 4
L’explication sous-jacente de cette division du travail est que le fait pour des invités
politiques de ne pas être contactés par les principaux responsables d’un média revient à leur
signifier qu’ils sont d’un rang inférieur à ce responsable. A l’inverse, les rédacteurs de cette
émission, et jusqu’à l’arrivée de Yves Calvi les présentateurs de l’émission également, sont
recrutés du fait de leur capacité à mettre en scène la société française, mais surtout en tant que
spécialistes du monde politique. Nathalie Saint-Criq, Arlette Chabot et Alain Duhamel sont
des journalistes et chroniqueurs politiques. Si Gilles Bornstein a fait l’essentiel de sa carrière
dans des talk-shows, et peut être considéré à ce titre comme spécialiste de la mise en scène de
la société française, il est également reconnu par ses pairs pour sa connaissance du milieu
politique, comme l’explicite cet extrait du livre qu’Ariane Chemin, du Monde, a consacré à sa
promotion de Sciences Po

« Le vrai pouvoir n’est plus de ce côté. La télévision est passée par là, elle crée un appel d’air
très fort. (...). David Pujadas, très doué en économie, préfère filer sur TF1 (...). Même un
crack en politique comme Gilles Bornstein, est passé du côté du PAF : il est directeur de
la rédaction de l’émission Ça se discute »4 5 5 .
Telle qu’elle est construite, autant dans la division du travail de son équipe que dans la
double compétence de ses rédacteurs en chef, l’émission semble donc construite avec
l’objectif double de renouveler d’une part les intervenants et les conditions d’intervention des
discussions politiques entre membres représentatifs de la société française, et d’autre part de
recruter, au sein de la classe politique, des intervenants susceptibles de se hisser au sommet
des état-majors politiques.
Le dispositif du débat accueille six à huit intervenants par débat – rarement plus,
rarement moins. Chaque émission est divisée en deux débats, ce qui fait que chaque année,
quatre à six cent personnes débattent en théorie à Mots Croisés. Ce dispositif est bien plus à
même de faire émerger de nouveaux acteurs que celui du Grand Jury, ou même de Question
Time, qui font intervenir respectivement jusqu’à quarante et jusqu’à deux cents personnes. De
plus on note, depuis la création de l’émission en 1997, une évolution du dispositif en direction
de cette nouvelle stratégie de découverte d’intervenants politiques. La première édition de
Mots Croisés ne comprenait que deux intervenants, mis en scène ensemble sous la forme de
« duels », sélectionnés parmi les acteurs politiques les plus importants du moment. Les
émissions suivantes vont vite s’ouvrir à un fonctionnement polyphonique qui permettra aux

454 Entretien avec Laurène Sevrent, 2 novembre 2005.


455 Interview d’Ariane Chemin dans Le Figaro, 28 septembre 2006.

262
journalistes de recruter un grand nombre de « bons clients » potentiels, de les faire intervenir
au cours de l’émission. Par ailleurs, l’émission Mots Croisés est le lieu où se rencontrent les
habitués d’autres émissions, comme C dans l’Air, animée sur France 5 l’après-midi par Yves
Calvi, suivant un format semblable, ou A vous de juger, présentée par Arlette Chabot, dont le
rédacteur en chef est également Gilles Bornstein.

Entre 1997 et 2005, Mots Croisés invite régulièrement surtout des élus

Les travaux d’Eric Darras ont montré de façon convaincante la récurrence des
invitations politiques dans les débats télévisés, et la forte corrélation entre le « capital
politique » des invités et leur « capital médiatique ». Son travail sur les émissions 7 sur 7 et
L’Heure de vérité a permis de montrer que, dans environ huit cas sur dix, les invités promus
par ces deux émissions faisaient ou avaient fait partie d’un gouvernement, ou bien étaient
chefs de partis, ou encore candidats à la présidence de la République4 5 6 . Ces statistiques
rappellent que, contrairement au discours auto-promotionnel de nombreux professionnels des
médias, les invitations dans les débats politiques médiatiques ne sont pas indépendantes des
situations politiques des invités. C’est particulièrement vrai pour les émissions où l’invité est
invité seul, et où sa présence unique lui prête d’emblée de l’importance. Le cas des invités à
Mots Croisés relève d’une logique semblable : l’émission est « politique », animée par une
équipe de journalistes polarisés par le jeu politique français. Le grand nombre d’invités, la
volonté des rédacteurs en chef successifs de « mettre des gens normaux en face des
politiques » induit-t-il une plus grande variété d’invités, y compris de point de vue des invités
fréquents ? Pour poser la question plus clairement, voire naïvement : l’émission constitue-t-
elle une voie d’accès alternative à la parole publique nationale pour des politiques dont la
carrière ne leur permet pas d’espérer un destin national ? Voire, pour des « gens » ordinaires
qui n’auraient pas accès à la carrière politique ?

Les statistiques réalisées ci-dessous l’ont été pour la période 1997-2005 4 5 7 . Elles ont
été réalisées à partir des fiches que les conservateurs de l’INA rédigent pour chaque émission.
Le logiciel « Stat 3.0 » m’a permis de classer, parmi les 17 000 mots de cette fiche, les noms
propres qui reviennent les plus fréquemment. Puis j’ai suivi ces noms au fil des notices, pour
reconstituer leur « carrière » dans l’émission. L’analyse de ces statistiques m’a permis de

456 Eric DARRAS, « Le “pouvoir médiacratique ?” — Les logiques du recrutement des invités politiques à la
télévision », Politix, n° 3.
457 Soit la période où Arlette Chabot présente et dirige cette émission.

263
dénombrer 26 invités « réguliers » sur cette période, c'est-à-dire ayant été invités chacun plus
de cinq fois dans l’émission. Je propose de les diviser en trois principaux groupes.

Un premier groupe d’habitués, qui représente près de 80% des effectifs, rassemble
les professionnels de la politique. Dix neuf personnalités politiques 4 5 8 y ont été invitées six
fois ou plus. On remarque, en reprenant les catégories développées par Eric Darras, que dix de
ces invités politiques4 5 9 , soit la moitié d’entre eux, n’étaient ni ministre, ni ancien ministre, ni
chef de parti lors de leur passage à l’émission. Trois d’entre eux ont en commun d’avoir été
journalistes4 6 0 ou en charge des rapports avec les médias dans leur parti 4 6 1 . Les sept autres
n’ont ni expérience professionnelle dans les médias, ni fonction ministérielle au moment de
leurs premiers passages à Mots Croisés4 6 2 .

Le second groupe d’habitués est composé de figures patronales et syndicales : le


PDG du textile Guillaume Sarkozy, le propriétaire de supermarché Michel Edouard Leclerc et
le syndicaliste Marc Blondel.

Le troisième et dernier groupe rassemble les experts les plus fréquemment invités
dans l’émission : l’économiste Elie Cohen, l’ancien commissaire et conseiller en sécurité
Charles Pellegrini, l’historien Max Gallo.

458 Jean-François Copé, Bernard Kouchner, Claude Allègre, François Bayrou, Julien Dray, Noël Mamère, Pierre
Moscovici, Jean-Luc Bennhamias, Jean-Louis Borloo, Pierre Lellouche, Marie-Noëlle Lienemann, François
Hollande, Philippe De Villiers, Daniel Cohn-Bendit, Olivier Besancenot, Malek Boutih, Patrick Devedjian,
Alain Madelin, Edouard Balladur.
459 Jean-François Copé, Noël Mamère, Jean-Luc Bennhamias, Jean-Louis Borloo, Pierre Lellouche, Daniel
Cohn-Bendit, Olivier Besancenot, Malek Boutih, Julien Dray, Patrick Devedjian.
460 Jean-Luc Bennahmias a été journaliste à Antirouille, La Gueule ouverte et Tumulte de 1975 à 1980, puis à
Paris-Villages, Télé 7 jours, La Vie et L'Événement du Jeudi de 1980 à 1990, enfin à Verts-Europe de 1990 à
1994. Noël Mamère a été journaliste à la télévision publique et présentateur télévisé de 1969 à 1992.
461 Julien Dray a été secrétaire national du PS, chargé de la communication et de la presse jusqu'en 1996.
462 Jean-François Copé, Jean-Louis Borloo, Pierre Lellouche, Daniel Cohn-Bendit, Olivier Besancenot, Malek
Boutih, Patrick Devedjian.

264
Cette approche statistique permet trois conclusions. D’une part, si les personnalités les
plus nombreuses à fréquenter Mots Croisés sont des élus ou des responsables de partis
politiques, l’émission n’est pas une « tribune », comme ont pu l’être 7 sur 7 ou L’Heure de
vérité : la moitié des politiques habitués à y intervenir ont peu de responsabilité. Leur parole
n’est pas ou peu performative, leur présence à l’émission n’est pas liée à une promesse
d’engagement. D’autre part, les « experts » les plus fréquemment invités n’interviennent pas
dans un rôle d’expertise, au sens d’une connaissance pointue acquise sur un objet donné. Le
personnage qu’ils incarnent est plutôt chargé d’énoncer un avis autorisé sur les sujets des
différentes émissions. Par exemple, l’économiste Elie Cohen intervient sur des sujets aussi
divers que « entrepreneurs, chercheurs, faut-il quitter la France pour réussir », « le système
français des retraites », ou encore sur les conséquences économiques possibles d’une guerre
en Irak. L’ancien commissaire et conseiller en sécurité Charles Pellegrini intervient sur
« l’affaire Alègre », sur les rapports « police-jeune » en banlieue ou la condition des
condamnés à la perpétuité. L’historien Max Gallo intervient autant sur le personnage de
Napoléon que sur les rapports franco-turcs ou l’histoire du Kosovo. Enfin, les figures
patronales et syndicales les plus fréquentes à Mots Croisés sont attachées dans leur carrière à
valoriser leur attachement à la « libre pensée »4 6 3 , à la communication 4 6 4 , à l’engagement des

463 Marc Blondel est président de la Fédération Nationale de la Libre Pensée, organisation de défense de la
laïcité et des positions progressistes – son dernier engagement majeur ayant été la dépénalisation de l’avortement
en France.
464 Michel-Edouard LECLERC a publié La Fronde des Caddies, Plon, 1994, et Itinéraires dans l'univers de la
bande dessinée, avec Chantal-Marie WAHL, Flammarion, 2003.

265
idées4 6 5 .

En synthétisant ces trois remarques, on peut conclure qu’une lecture de Mots Croisés
par la personnalité de ses invités les plus réguliers donne l’image d’un club de discussion où
des intervenants majoritairement dépourvus de poids politique déterminant s’engagent dans
un jeu ouvert pour la mise en avant de leur personnage et des convictions qui y sont associées.

Les « profanes » face à des interlocuteurs « courts » et « clairs »

Les invités les plus conformes aux conditions que les journalistes souhaitent voir
respecter sont donc réinvités. Mais qu’est-ce que les journalistes de Mots Croisés attendent de
leurs invités ? Là encore, il faut distinguer entre politiques et non politiques. Sans doute les
exigences ne sont-elles pas les mêmes pour les ministres et pour les membres de la « société
civile ». Il faut noter, de plus, que la majorité des politiques et des syndicalistes sont formés à
faire « court », à introduire dans leur discours des phrases « choc ». On supposera donc que
les exigences de « format d’intervention » avancées par les journalistes s’appliquent pour
l’essentiel aux invités non-politiques, voire qu’elles sont exigées pour le face-à-face avec les
invités politiques. Les journalistes et le rédacteur en chef de l’émission distinguent en
entretien trois qualités principales : les bons invités sont « clairs », « solides » et « inventifs »
dans leurs interventions. La capacité des invités à se conformer à ces critères est testée en
situation, selon les journalistes, soit au téléphone, soit au cours d’un entretien en personne, au
site de France Télévision. Pour autant, le rythme de construction de l’émission et les
familiarités de l’entourage des journalistes aux attendus de ce « contrat d’intervention » en
font une source potentielle de malentendus, qui se cristallise dans l’épreuve de l’émission. Le
premier reproche fait aux intervenants non-politiques est leur manque de « clarté ». Les
journalistes de l’émission interviennent à l’occasion, au cours de l’émission ou après, pour
rappeler aux intervenants cet impératif de clarté.

Ainsi, au cours de l’émission du 28 novembre 2005, les participants débattent du


rôle de l’alcool dans la culture française, des dangers de sa consommation et des pressions
politiques exercées pour minorer ces dangers auprès des consommateurs français. Au centre

465 Guillaume Sarkozy est membre de la Fondation Concorde, qui s'attache à diffuser des propositions
promouvant l'activité économique et l'entrepreneuriat en particulier. Son ambition affichée est de « continuer à
donner aux Français la prospérité et l'influence qui sont les seuls garants de notre indépendance et de nos
libertés. »

266
du débat, un rapport sur les dangers de l’alcoolisme coécrit par un psychiatre, Philippe
Batel, et un journaliste de l’agence CAPA, Hervé Chabalier, ancien alcoolique. Au buffet,
après l’émission, Philippe Batel s'approche de Gilles Bornstein tandis que je le sollicite pour
un entretien. Il aborde à son tour Gilles Bornstein pour savoir si sa participation lui a plu. Le
rédacteur en chef s'avoue déçu « Pour être honnête je vais vous dire que non – vous ne
répondiez pas aux questions ». Le médecin se défend. J'entre dans la conversation pour lui
dire qu'en tant qu'invité, je n'ai pas compris sa position presque prohibitionniste sur l'alcool.
Je mentionne un chiffre qu'il a cité sur le plateau, et qui prouve que la consommation
d'alcool peut avoir un effet bénéfique pour la santé – il s'agit de la corrélation entre
consommation d'alcool à dose modérée pour les hommes adultes, et baisse des risques
cardio-vasculaires. Il me répond en relativisant ce chiffre « ça ne marche que pour un seul
symptôme ». Le rédacteur en chef renchérit : « Pourquoi n'avoir pas parlé aussi clairement à
l'antenne ? » Le médecin défend de nouveau sa bonne foi, et GB s'éclipse, appelé par une
jeune femme sur une question. Le médecin reste pour me tenir un discours peu
compréhensible et au ton très affirmé, puis va se resservir au buffet.

Cette situation rend visible un certain type de difficultés susceptibles de se cacher


derrière les différentes interprétations de cet impératif générique de « clarté ». Au cours de
l’interaction, le rédacteur en chef défend l’exigence « d’information conviviale » que son
émission véhicule. Il demande au participant de rendre compte de tous les points du dossier,
au fur et à mesure que l’émission avance. Il connaît visiblement le contenu du rapport, sur la
foi duquel il a invité Hervé Chabalier et Philippe Batel. Il attendait visiblement de la part du
médecin une mise en avant des bienfaits potentiels de l’alcool tels que certains éléments du
rapport laissaient l’entendre. Or, pour justifier son attitude au cours de l’émission, le praticien
affirme s’en être tenu à une attitude scientifique que l’on pourrait qualifier de « principe de
précaution »4 6 6 . Il a estimé nécessaire de mettre en avant les dangers pointés par l’étude dont
il se fait le porte-parole dans l’émission, mais « en l’absence de renseignements plus
complets », il a refusé de parler des « bienfaits potentiels » de l’alcool que cette même étude
permettait de supposer. A ce moment, l’impératif de « clarté » posé par le journaliste lui

466 Bien qu'il n'y ait pas de définition universellement admise du principe de précaution, on peut s'appuyer sur
l'énoncé de la loi française de 1995 (dite « loi Barnier ») : « l'absence de certitudes, compte tenu des
connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et
proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles […] à un coût économiquement
acceptable ». On peut rapprocher ce raisonnement d'un « appel à l'ignorance » (argumentum ad ignorantum)
socialement acceptée. Cf. Michel CALLON, Pierre LASCOUMES, Yannick BARTHE, Agir dans un monde
incertain, Seuil, La couleur des idées, 2001.

267
apparaissait secondaire comparé à l’impératif de précaution imposé par sa fonction.

Une pression particulière sur les profanes « experts »

Pourquoi la critique du rédacteur en chef porte-t-elle exclusivement sur Philippe Batel,


le médecin, et non sur Hervé Chabalier, le journaliste qui l’accompagne ? Les deux sont co-
auteurs du rapport, conduisent un front commun « anti-alcool » au cours de l’émission. Mais
leur rôle au cours du débat est très différent. Lorsque le débat porte sur les bienfaits potentiels
de l’alcool, le journaliste n’est sollicité que sur le plan du témoignage émotionnel. Il livre ses
souvenirs d’alcoolique sur le registre du témoignage repenti, en leur donnant une connotation
triste. En revanche, au cours de l’émission, le médecin est directement sollicité pour présenter
les conclusions les moins négatives du rapport. Sa réaction est de refuser, en contredisant
Yves Calvi par des éléments scientifiques qui ne font pas partie du rapport, notamment en
évoquant une thèse qu’il aurait dirigée, et qui prouverait que la consommation d’alcool est
nocive dans quelque circonstance que ce soit. Ce que Gilles Bornstein reproche donc au
médecin, c’est d’être tout à fait clair dans son exposé à charge contre la pratique alcoolique et
d’être en revanche confus et évasif lorsque l’on discute des aspects les moins solides de son
argumentation. En qualité d’expert, il livre une parole d’autorité qui porte un poids certain à
divers moments du débat, mais les autres intervenants du débat attendent en contrepartie qu’il
engage cette autorité sur tous les terrains, y compris les plus fragiles de sa démarche. Ce
manque sélectif de clarté est vécu comme une malhonnêteté par les acteurs en présence.
D’autres problèmes de « clarté » se posent en revanche, sans que les acteurs soient
publiquement incriminés. Ainsi, au cours de l’émission du 20 février 2006, le démographe
Gérard François Dumont peine à plusieurs reprises à prendre la parole, déclenchant des
réactions d’incompréhension de la part d’Yves Calvi et des autres invités lors de ses
interventions. Interrogé sur sa prestation au cours de l’émission, il explique que :

« Yves Calvi m’a contacté très vite pour cette émission qui m’intéressait à première vue. Je
travaille sur le vieillissement démographique, et il s’agissait de discuter des éventuels
besoins de la France en immigrés. Seulement voilà, j’ai été habitué à intervenir dans des
émissions comme C dans l’Air, où j’ai rencontré Yves Calvi, et où on a tout le temps qu’il
nous faut pour parler et répondre. Décidément, ce type d’intervention télévisée ne
convient pas à ma formation »4 6 7 .
Le problème que rencontre M. Gérard-François Dumont concerne l’adaptation de son
argumentaire au format artificiellement court de Mots Croisés, dans le temps lui-même très

467
Entretien avec Gérard-François Dumont, 20 février 2006

268
court de la préparation de l’émission. Il souligne l’inconscience des acteurs non politiques aux
contraintes différentes d’un média à l’autre, et l’incapacité des journalistes organisateurs de
ces émissions, dans leur familiarité vis-à-vis de ces contraintes de format, à prévenir les
sérieux problèmes auxquels sont confrontés leurs invités les plus éloignés des sphères de
production médiatiques.

12.3.2. Le Monde publie des « auteurs » désintéressés

Les pages « Débats » sont construites sur une exigence d’argumentation. Cette
exigence ressort du créneau élitiste dans lequel se positionne le journal depuis ses premières
parutions. A ce titre, elles s’insèrent dans la partie « réflexion » du journal4 6 8 , et sont réputées
se distingué d’un journal réputé distancié et réfléchi, par une réflexion et une distanciation
supplémentaire. Les pages « Débats » sont construites sur un format long, la moyenne des
articles étant d’environ 15.000 signes. Le format des pages « Débats » est donc sans aucun
rapport avec les autres débats de l’audiovisuel. Les journalistes en charge de ces pages sont
eux-mêmes très éloignés des logiques d’invitation ayant cours dans l’audiovisuel. Sylvain
Cypel, en charge de ces pages en 2005, explique ainsi que :

« En revanche, on fait très attention, parce que les gens qui nous envoient des articles, surtout
ceux qui... Les politiques. Ils sont souvent dans des stratégies de communication. Très
souvent. Donc Duchmoll, il est invité mercredi soir à la télé, il essaie de faire passer son
papier pour le mercredi. Il faut faire attention à ça, ne soyons pas nous l'enjeu de
quelqu'un qui a toute une stratégie de communication, et qui veut utiliser le Monde pour
ça. Des fois on se fait avoir, ça m'est arrivé. On se fait avoir. Mais dans l'ensemble on le
sent venir. Et des fois c'est nous qui sommes intéressés. Quand on sait qu'il va y avoir un
événement, on va soit solliciter quelqu'un soit on a reçu des articles, et on va publier
quelque chose deux ou trois jours avant. Voilà. Et ça c'est notre choix volontaire de
publier un papier... Mais sinon non, quoi. On ne tient pas compte des invités à la télé ».4 6 9

Les pages « Débats » à l’épreuve des logiques d’agenda

Ce que ce journaliste considère comme une « instrumentalisation » est au contraire


vécu comme une norme professionnelle élémentaire par plusieurs journalistes de télévision,
comme le montre cet extrait d’entretien avec Gilles Bornstein, rédacteur en chef de Mots
Croisés. La vigueur de son indignation met clairement en lumière l’importance de cette norme
professionnelle pour son métier de journaliste de télévision :

468 La nouvelle formule de 1994, puis celle de 2003, posent la séparation du journal en trois entités :
l’information, la réflexion et le reportage. Cf. Le Style du Monde, 2003.
469 Entretien avec Sylvain Cypel, 17 août 2005.

269
Q : « Est-ce que vous êtes attentifs à l'agenda de votre invité, à comprendre en quoi son
passage dans votre émission peut être un marchepied pour autre chose, un congrès ou
autre, pour une compétition politique ?

R : On le sait. Quand vous êtes attentif, vous savez très bien que...

Q : Ca ne vous gêne pas, je veux dire.

R : Dans la vie les choses marchent quand les deux ont intérêt à le faire. Lui il viendra que s'il
a intérêt à le faire. Oui donc non, ça ne me gêne pas.

Q : Je vous demande ça parce que j'ai parlé à un journaliste d'un quotidien qui faisait très
attention à ça. Au fait que par exemple un homme politique va nous présenter un texte, et
que c'est parce qu'il veut qu'on le fasse paraître le jour même, et que le soir il va aller à la
télé et que...

R : Ben oui les mecs ils ne vont pas faire des interviews comme ça. Un acteur, il fait une
interview le jour où sort son film.

Q : Bien sûr mais lui il le ressentait comme une trahison – vous vous ne le sentez pas du tout
comme ça.

R : Lui il le ressentait comme une trahison ? Ben faut qu'il arrête le journalisme !

Q : C'était en presse écrite...

R : C'est pareil en presse écrite ! C'est pareil ! Le jour du congrès, le jour du dépôt des
motions... je veux dire on parle des motions du PS le jour avant qu'elles soient déposées.
De toute façon l'actu c'est un agenda ! Un procès important... Vous parlez d'une affaire au
moment du procès. Il est logique qu'un avocat vienne vous parler d'une affaire au moment
du procès (silence). Je veux dire... que si un footballeur a envie de parler pour donner
envie à Domenech qu'il soit dans la liste des 22, il va forcément le faire avant la liste ! Je
vais pas lui dire “ah ben non tu ne viens pas parce que...” Est-ce que vous vous rendez
compte que c'est absurde ? ».
Cette contradiction entre deux logiques de sélection d’accès au débat, affirmée de
manière très véhémente par le rédacteur en chef de télévision, indique clairement que les
journalistes des pages « Débats » partent de l’idée que leur espace est davantage fait pour
faire avancer des controverses sur des problèmes que posent la société, que d’offrir une
exposition aux personnes réputées les plus en vue, à l’approche d’une échéance donnée.
Sophie Gerhardi, qui succède aux pages « Débats » à Sylvain Cypel, reconnaît ce refus de la
logique du « renom » tout en admettant que le travail de ses pages n’est pas une pure mise en
scène de controverses intellectuelles :

« Michel Kajmann nous a légué un fonctionnement assez étanche : pas de promotion, le


moins de compromis possible avec les autres services pour ne pas subir leur filtre
intellectuel. Dans l’exercice de cette fonction, je vois bien aujourd’hui l’intérêt de ces
conseils. Mais on reste un journal, avec une nouvelle formule dont la maquette insiste sur

270
les signatures. Lorsqu’on ouvre une page, on voit d’abord les signatures marquées en gros.
Ca pose un problème réel lorsqu’on fait une page avec uniquement des contributeurs
inconnus. On a du mal à rentrer dedans, du fait de la starisation de la maquette. Le
compromis trouvé consiste à prendre un nom connu parmi plusieurs noms inconnus »4 7 0 .
Une première règle de ces pages consiste donc à attirer un minimum de contributeurs
connus, puisque, comme le rappelle Sylvain Cypel :

Q : « Et pourquoi c'est important de sortir des gens qui ne sont pas reconnus ?

R : C'est important parce que ce qui est important c'est le contenu de ce qu'on publie. Et des
fois peu importe que la personne soit pas connue. Ce qu'il a à dire est très intéressant. Et
donc moi je préfère publier quelque chose d'extrêmement intéressant que quelqu'un de
connu mais qui sera moins intéressant. Mais en même temps, vous savez, vulgairement,
on vend du papier. Il faut vendre ce journal ».4 7 1

Mettre en scène une confrontation : un compromis avec la logique marchande

Une autre consiste à privilégier la forme « débat », c’est à dire la confrontation entre
contributeurs des tribunes médiatiques, afin de transformer la construction relativement
statique des tribunes où chacun est absolument maître de son idée en une suite d’échanges sur
un sujet donné. Cette forme de contributions est relativement rare, et concerne autour de 10%
des participations. La principale raison en est que le format de ces pages, sans contradicteur et
avec une diffusion ciblée sur l’élite de la société française, rend plus prestigieuse
l’intervention ex abrupto, qui semble alors être une invitation au mérite, plus qu’un droit de
réponse.

C’est l’explication la plus convaincante d’une interaction entre Sophie Gerhardi et


un universitaire, qui m’a confié cette anecdote en exigeant à plusieurs reprises la promesse
d’une stricte confidentialité. Mis en cause avec plusieurs autres spécialistes de sa discipline
dans une contribution aux pages « Débats », il propose à la responsable de la rubrique un
article en réponse, qui est accepté avec ce commentaire : « vous avez été mis en cause, on
passera votre article, sans problème ». L’article en question est amputé de quelques lignes
pour correspondre au format standard, ce dont l’universitaire ne se choque pas. En revanche,
il propose après réflexion un titre centré sur la défense de sa discipline. La journaliste lui
objecte que « l’article est déjà parti sous presse », et qu’il portera un titre et un sous-titre
faisant directement référence à la publication qui l’avait mis en cause. L’universitaire se dit

470 Entretien Sophie Gherardi, 23 février 2006.


471 Entretien avec Sylvain Cypel, 17 août 2005.

271
un peu déçu par ce titre, qui renvoie trop directement à l’article « faible » qui le mettait en
cause, et qui n’élargit pas le débat aux problèmes de sa discipline. Pourtant, il considère
toujours que les pages « Débats » sont un espace privilégié de débat public, sans
comparaison possible avec la télévision où l’expert « joue le rôle de singe savant, qui
objective ce que disent les autres intervenants ».

Comme la plupart des intervenants des pages « Débats », ce chercheur conserve un


souvenir positif d’un accès au débat public différent en nature des débats audiovisuels, tout en
offrant une large ouverture à un public divers. Pourtant, sa réaction reste empreinte d’une
exigence de contrôle – jusque dans le refus de donner son nom et de laisser discuter son
exemple dans une recherche universitaire – considérée comme normale dans certains milieux
intellectuels et politiques, et répandue à ce titre chez les contributeurs des pages « Débats ».

Les « auteurs » s’affirment par le refus de la mise en scène journalistique

Certains auteurs font du refus de ces règles une occasion d’exercer leur pouvoir, voire
une démonstration de leur pouvoir. C’est ce que Sophie Gerhardi expliquait à propos de
l’article du ministre de l’économie qu’elle a été contrainte de publier. Cette transgression
permet de faire apparaître une autre norme formelle de présentation des pages Débat, que
Sophie Gerhardi souligne :

« Un bon travail d’édition, c’est d’attirer l’œil sur les petites choses, pour le faire entrer dans
des éléments de plus en plus grands. Regardez un lecteur, dans le métro ou ailleurs, suivez
ses yeux. Prenez conscience de la façon dont vous lisez. Vous allez aller d’abord sur la
photo. La légende de photo. Le petit encadré. Vous commencez par les choses petites.
Donc le truc qui fait… qui fait la page, plein de gens ne vont pas le lire. Ou alors
vraiment, le texte qui est indispensable. Le truc qui… Alors voilà, je suis resté un peu
fâchée de l’histoire de Thierry Breton, parce que… C’est une page du Monde un peu
gâchée. J’étais l’autre jour avec deux messieurs, s’il y avait des gens institutionnels et tout
qui auraient dû le lire, c’étaient bien eux. Ben ils ne l’avaient pas lu ! Et… hop ! (rires). Ils
avaient rebondi dessus »4 7 2 .
L’anecdote de ce ministre ayant fait démonstration de son pouvoir pour publier son
article sans se plier à ses normes formelles présente au passage un indice fort sur une
représentation possible des pages « Débats », en l’occurrence celle qui a amené le ministre à
ne rien céder sur la longueur et la densité de son texte. Le texte paru compte moins pour la
réception que d’éventuels lecteurs pourraient en avoir, que pour sa conformité avec l’original.

472 Id.

272
Sophie Gerhardi le confirme :

« Les politiques acceptent très mal le compactage de leur parole. Qu’on… qu’on touche à leur
texte. Parce que c’est une parole politique. Les types de Breton, je leur ai dit : “si votre
texte est très long, s’il occupe toue la page, il ne sera pas lu” »4 7 3 .
Il s’agit du refus par l’auteur d’être mis en scène, de se conformer aux normes
rédactionnelles qu’un article doit remplir pour être publié dans cet espace. Comment s’opère
cette exigence sur les textes proposés ? Sophie Gerhardi explique que :

« Sur les cinquante articles qu’on reçoit quotidiennement, un tiers contient une matière à
publication. Mais je ne peux publier qu’un cinquième de ce tiers-là. Il y a donc une prime
pour les auteurs qui savent à quoi ressemble un texte des pages “Débats”, et qui acceptent
de présenter leur article sous ce format-là »4 7 4 .
Si Sophie Gerhardi, en poste depuis quelques mois seulement, n’a eu que quelques
fois l’occasion d’aider un auteur à publier un texte, Sylvain Cypel en revanche se souvient
d’avoir proposé à plusieurs reprises de reprendre le texte d’une contribution jugée intéressante
pour le journal ou proposée comme réponse à un article paru précédemment, mais ne
correspondant pas à la forme attendue :

« Après il y a des contraintes. Il y a un papier extraordinaire sur un sujet, 20.000 signes. Moi
les papiers ils font entre 5000 et 8000. 9000 maximum. Donc je dis aux gens soit vous
réduisez de moitié, « ah mais... » Il m'est arrivé de prendre des papiers que je trouvais
excellents de 20.000 signes, parce que j'ai l'habitude je sais faire ça. Je dis aux gens, il faut
le ramener à 8000. Faut couper plus de la moitié. Il me dit c'est impossible. Quand j'ai un
peu de temps je leur dit vous savez quoi ? Laissez-moi faire. Et vous allez voir. Ce sera
pas mal »4 7 5 .
Les deux journalises interrogés reviennent plusieurs fois en entretien sur ce « savoir
faire » qu’ils investissent dans la production des pages « Débats ». Embauchés tous deux au
Monde après une carrière au magazine Courrier International (désormais propriété du groupe
Le Monde), leur métier de journaliste est spécifiquement tourné vers la reformulation, le
titrage, le raccourcissement d’articles traduits de la presse étrangère. Les pages « Débats » du
Monde refuseraient-elles uniquement les auteurs qui ne satisfont pas aux critères formels des
journalistes ? Les journalistes concèdent en entretien certains critères de fond. Ainsi, Sylvain
Cypel rappelle que :

« Si, j'ai deux interdits. Deux types de papiers qui ne passent pas. Mais qui sont pour des
raisons de déontologie journalistique. Je ne passe pas de raisonnement qui sont fondés sur

473 Entretien Sophie Gherardi, 23 février 2006.


474 Ibid.
475 Entretien avec Sylvain Cypel, 17 août 2005.

273
un fait erroné, factuellement erroné. Je dis n'importe quoi, mais si quelqu'un dit « il y a
vingt mille morts chaque année sur les routes », et base ensuite un raisonnement sur les
problèmes de sécurité routière sur le fait qu'il y a vingt mille morts sur les routes alors
qu'il y en a seulement huit mille, et que c'est en hausse alors que c'est en baisse, je le passe
pas parce qu'il se trompe. Un raisonnement fondé sur une erreur factuelle, ça ne va pas. Et
le second truc que je ne publie pas, c'est ce qui contient de l'incitation à la haine. Quelle
qu'elle soit : raciale, ethnique, religieuse, sexuelle etc. Sinon, du marxiste à l'extrême
droite, du moment que c'est cohérent »4 7 6 .
Le refus des articles haineux, donc contraires aux règles de la discussion publique, a
une fonction à la fois normative et prescriptive. Le caractère de « référence » du journal
l’oblige autant à respecter ces règles qu’à les illustrer. Le « besoin » d’articles fondés sur des
faits officiels dérive en partie de ces exigences. L’acceptation de certains faits est un préalable
à toute discussion publique, comme l’existence des génocides ou l’égalité des êtres humains.
Surtout, il y a pour les responsables du journal l’exigence de ne pas faire de ces pages
« Débats » un espace où les droits de réponse viendraient se succéder les uns aux autres,
chacun venant contester les faits établis dans l’article précédent. Le résultat serait
l’appropriation de l’espace éditorial, éventuellement par voie juridique, par les belligérants.
Soit une place considérable accordée à un débat que les responsables seraient contraints de
publier, et qui fournirait des données considérables sur un nombre très restreint d’objets.

Au cours de l’entretien, Sophie Gerhardi est amenée à expliquer la publication, dans


la page « Débats » du jour, d’une « lettre de Pierre Péan » détaillant les « inexactitudes
malveillantes » publiées dans la recension que le Monde avait faite de son livre sur le
génocide rwandais : « Pierre Péan est très procédurier, il a menacé de saisir la justice pour
cet article, et a demandé que la rectification soit publiée en pages « Débats ».

Je m’intéresse essentiellement aux critères formels qui incitent les journalistes à


accepter ou à refuser un article. Pour autant, je dois souligner ici que la phrase de Sylvain
Cypel expliquant qu’il est prêt à tout publier, « du marxiste à l'extrême droite, du moment que
c'est cohérent », est pour le moins sujette à caution. La seule présence de journalistes
hautement qualifiés à la composition des pages « débats » implique l’existence de normes
rédactionnelles fortes. Qui pourrait croire à un miracle quotidien par lequel la somme des
articles formellement satisfaisants, intellectuellement cohérents, exacts et respectueux des
différences reçus par Le Monde équivaudrait exactement à l’espace éditorial de la rubrique ?
Les « interdits » que Sylvain Cypel affirme » se » poser sont avant tout des interdits posés par

476 Id.

274
la loi. Parmi les articles respectueux de la loi, les journalistes font nécessairement un tri. Et
s’ils refusent de m’en faire part en entretien, c’est d’abord un signe que cette réalité fait partie
des évidences que ces journalistes ne peuvent dire en public. Le chapitre suivant sera consacré
à une étude du matériau effectivement produit, et offrira des éléments de construction du
débat par les journalistes.

Les caractères formels d’un article refusé : l’exemple d’Alain Lipietz

Les journalistes des pages « Débats » construisent leur espace éditorial, et opèrent des
choix idéologiques – c’est leur métier. Pour autant, cela ne signifie pas que tous les choix
effectués par les journalistes relèvent d’un parti-pris. Je m’intéresserais ici à un cas singulier
d’article dont le fond ni l’auteur ne semble contestés, mais dont la forme n’a pas été retenue.
Les indications relativement générales données sur la taille des articles, sur le style
« ennuyeux » ou intéressant, exigent l’analyse a contrario d’articles rejetés par les pages
« Débats » sans que la personne des auteurs ou la matière de leurs écrits soient à remettre en
cause. Cette étude est désormais rendue possible par le fait que plusieurs auteurs plus ou
moins connus font circuler des articles sur Internet, en mentionnant « qu’ils ont été refusés par
les pages “Débats” du Monde ». A la manière du stigmate, dont Goffman explique qu’il peut
être retourné par les acteurs comme une « béquille que l’on transforme en canne de golf », ce
refus par les pages Débat est considéré par certains comme une qualité de leur texte. C’est
notamment le cas du député Vert européen Alain Lipietz, désigné en 2002 comme candidat
aux élections européennes. Une personnalité politique reconnue, ayant contribué à plusieurs
reprises aux pages « Débats ». Le 15 avril 2006, il publie sur son site Internet une longue
tribune présentée comme « refusée par Le Monde et Libération ». Cette présentation est
cohérente avec la « forme affaire », la « dénonciation » (Boltanski) que présente l’article. Il
s’agit en effet dans cet article pour Alain Lipietz, œuvrant aux affaires économiques du
Parlement Européen, de dénoncer une entente entre firmes pharmaceutiques, ainsi que le
montre ci-dessous, reproduite sans modification, la première partie de la tribune refusée.

275
La Commission européenne et le dilemme du prisonnier
Article refusé par Le Monde et Libération.
15 avril 2006 par Alain Lipietz
La Cour de Luxembourg vient de rendre, le 15 mars, un jugement qui fera cas
d’école dans les discussions d’un problème célèbre de théorie des jeux : le dilemme du
prisonnier.
Deux hommes sont arrêtés pour conspiration. La police manque de preuve. Le
directeur de la prison offre aux prisonniers le deal : « Le premier qui avoue sera libéré,
l’autre condamné à mort ». C’est en pratique assez efficace, mais théoriquement insoluble :
si les deux prisonniers ont la même mentalité, ils craqueront (ou pas) exactement au même
instant, il n’y aura donc pas de « premier ».
L’affaire qui vient d’être jugée visait la plus grande conspiration de l’histoire des
multinationales : le « cartel des vitamines », qui a rassemblé dans les années 90 tous les
grands de la pharmacie contre les consommateurs, les malades et les systèmes d’assurance
sociale du monde entier. L’arme des autorités de la concurrence contre les cartels est
évidemment le dilemme du prisonnier : la première entreprise qui cafte le cartel est
dispensée d’amende. En l’espèce, le cafteur fut Rhône Poulenc qui, en 1997, dénonça
discrètement le cartel aux autorités américaines. Après deux ans de négociations secrètes
avec le ministère de la justice, les autres conspirateurs durent accepter de lourdes amendes
(500 millions de dollars pour Hoffmann-Laroche).
Et en Europe ? Bien que, dès 1998, l’information eût filtré dans la presse américaine,
la Commission et sa Direction générale de la Concurrence ne bougèrent pas. Elles
disposaient pourtant de la même arme : la dispense d’amende, à condition, bien entendu,
que le cafteur ait été le premier, mais aussi que la Commission « n’aie pas eu déjà
l’information établissant l’existence du cartel ». La publication du jugement aux Etats-Unis
approchant, la prime à la dénonciation risquait donc de s’évanouir.
Le jugement de Luxembourg permet de suivre le dilemme jour par jour. Le 4 mai
1999, Laroche annonce à la Commission qu’elle va lui expliquer quelque chose. Le 6 mai,
BASF en fait autant, et Rhône-Poulenc le 12 mai. Le 17 mai, Laroche et BASF font auprès
de la Commission une démarche conjointe annonçant l’intention de coopérer à une enquête.
Le 19 mai, CNN et le Wall Street Journal annoncent le résultat de l’accord entre la justice
américaine et les conspirateurs. Ce même jour, Rhône-Poulenc communique à Bruxelles des
« aveux succincts ». Le 20 mai tombe le communiqué de l’Attorney général Janet Reno,
annonçant les plus fortes amendes de tous les temps contre ce « cartel international ayant
dépouillé les consommateurs aux Etats-Unis et ailleurs ». Le 25 mai, Rhône-Poulenc dépose
des aveux plus circonstanciés alors que toute l’affaire bénéficie maintenant de la publicité et
même de l’autorité de la chose jugée aux Etats-Unis ! Le Commissaire à la Concurrence,
Karel Van Miert, annonce à la presse que « quelqu’un bénéficiera de la clémence ».
Mais qui ? Nous sommes en Europe dans la situation théoriquement indéterminée du
dilemme du prisonnier : tous ont parlé à peu près en même temps, quelques heures avant
que tout ne soit rendu public. Très logiquement, au Canada, tous seront sanctionnés. Mais
curieusement, en Europe, Hoffmann-Laroche et BASF écopent de 482 et 287 millions
d’euros d’amende, et Rhône-Poulenc est... dispensé ! Indignés, les deux premiers compères
se retournent contre la Direction de la Concurrence devant la Cour de justice de
Luxembourg. Celle-ci vient donc, dans un jugement ambigu, leur donner techniquement
raison, en réduisant fortement leur amende (…).

276
De quelles pistes d’interprétation dispose-t-on pour comprendre le refus des
journalistes de publier cet article-là, à partir des normes qu’ils édictent ? L’auteur n’est pas un
inconnu des pages « Débats » : L’année précédant ce refus, il y a publié deux articles,4 7 7 dont
un mettant en cause la voracité de grands groupes industriels. Un article est paru en 2006 sous
sa signature, après le refus de cet article-ci4 7 8 . J’essaierais donc de comprendre le problème lié
à cet article précis.
Le texte propose à la discussion un problème d’ordre général, puisqu’il s’agit
d’entente de trusts multinationaux. Il répond aux attendus de la « forme affaire » puisque le
dénonciateur est de grande taille, comme le dénoncé, et comme le public – Alain Lipietz est
un économiste réputé, ainsi qu’un personnage public, susceptible de s’adresser aux nombreux
lecteurs du Monde sur une question d’intérêt général. L’article est étayé par des faits non
susceptibles d’être discutés, puisqu’il s’agit d’aveux publics de dirigeants et de décisions de
justice. J’ai repris, pour comprendre ce refus, la méthode employée par Luc Boltanski
développée au cours des années quatre-vingt à partir des dossiers de dénonciation adressés au
Monde. L’article d’Alain Lipietz pose un enjeu théorique d’économie relativement pointu, un
« cas d’école dans les discussions d’un problème célèbre de théorie des jeux », dans des pages
accessibles à une majorité de personnes parfaitement indifférentes à ces enjeux. On note que
tous les efforts de pédagogie et de clarté de l’auteur tendent à faire du « scandale des
vitamines » un objet comme un autre, préféré pour son caractère sensationnel, et mis à
contribution pour discuter in fine des problèmes théoriques que pose l’emploi de la théorie des
jeux comme outil de modélisation des situations économiques. Ce faisant, l’objet du texte de
Lipietz, entendu comme l’objet à critiquer et comme le groupe de personnes susceptibles de
profiter de cette critique, est le plus petit des éléments de sa critique. Son caractère très
resserré, seulement appréciable par une minorité de lecteurs du Monde, n’est pas de la même
taille que les autres actants du texte. Dans un but de clarté, on trouvera ci-dessous les quatre
catégories d’actants de la dénonciation étudiée par Luc Boltanski. Le terme de
« dénonciation » est ici remplacé avec les mêmes catégories par celui de « critique », plus
approprié à ma présentation – translation que Luc Boltanski opère lui-même dans plusieurs de
ses ouvrages.

477 « Logiciels : la gloutonnerie du brevetage privé », paru dans l'édition du 16.03.05, et « L'Europe du non a
commencé » paru dans l'édition du 24.06.05.
478 « L'Europe, telle que nous l'avons perdue », publié le 24 novembre 2006

277
Type d’actant Auteur de la Bénéficiaire Objet Public de la
critique de la critique critiqué critique
Actant en Alain Lipietz Les lecteurs
Les partisans Les lecteurs du
situation concernés par
de la théorie Monde
la science
des jeux en
économique science
économique
Taille de l’actant Actant de Actant de Actant de Actant de grande
en situation grande taille petite taille petite taille taille
Présentation formalisée du système actanciel de la critique formulée par Alain Lipietz

On note d’une part que l’analyse de la critique à partir de la formalisation proposée par
Luc Boltanski ne permet pas d’inclure la « matière de la critique », soit les ressources
rhétoriques qu’un auteur emploie pour convaincre, comme un objet à part entière. Or
l’exemple présent montre bien la nécessité de l’inclure dans l’analyse, puisqu’il constitue une
ressource forte de la critique. Alain Lipietz l’emploie en effet comme principal sésame
d’entrée dans un « grand quotidien », du fait que cette ressource rhétorique est grande par la
taille (il s’agit d’une entente entre cartels pharmaceutiques), et qu’elle est un objet
« d’actualité », donc supposé important pour les journalistes d’un quotidien. Les ressources
rhétoriques développées par Alain Lipietz sont adéquates à sa prétention à être publié dans les
pages « Débats », de même que son statut d’économiste. L’article présente donc plusieurs
points intéressants pour être publié dans ces pages. Pourquoi n’est-ce pas le cas ? Au regard
de cette analyse, et des explications donnés en entretien par les journalistes de la rubrique, on
peut supposer qu’au moment où Alain Lipietz propose son texte, les journalistes des pages
« Débats » ont à leur disposition plusieurs textes dont l’enjeu critique leur apparaît plus
important. Ainsi, ils ne proposent pas à Alain Lipietz de modifier son article en vue de
publication, puisque « ce peut être interprété comme une forme de paresse. Il se trouve que
lorsqu’un article nous convient, on a tendance à ne pas aller retoucher les textes qui ont des
défauts, mêmes mineurs ». La période du mois d’avril 2006 est emblématique en ce sens,
puisqu’elle suit plusieurs mois de conflits sociaux relatifs au Contrat Première Embauche. La
presque totalité des textes publiés au cours de cette première quinzaine d’avril traite de ce
sujet, avec des généralisations autour du « problème du chômage des jeunes ». L’époque où
Alain Lipietz présente son texte est donc bien caractéristique de ces moments que traverse la
rédaction du journal, au cours desquels selon Sophie Gerhardi « Certains événements
surviennent qui font pâlir le reste ; personne ne veut entendre parler d’autre chose, si bien
qu’à ces périodes, les problèmes de la société dans sa diversité sont moins bien traités que

278
d’habitude ».

12.3.3. Le Grand Jury, une confrontation négociée

Quelles qualités sont requises de la part des politiques pour être invités au Grand
Jury ? Anne Lorraine, assistante de Pierre Luc Séguillon, explique :

« On peut inviter quelqu’un de pas trop connu qui a quelque chose à dire, il faut juste qu’il ait
une représentativité. J’ai des amis chefs d’entreprise qui me disent à propos du CPE :
« fais moi venir sur LCI j’ai plein de choses à dire », là je leur dis : “As-tu une
représentativité ? Il faut, sinon on fait venir tout le monde. On fait surtout parler les
“contre”, c’est parce qu’ils sont plus nombreux à manifester, ce sont eux qui font évoluer
les choses. Mes convictions politiques je les garde pour moi, l’essentiel ici c’est inviter
celui qui fera avancer le débat, quel que soit son appartenance politique”. Certains comme
les communistes sont peu invités parce qu’ils ne font pas un bon score, mais on ne les
boycotte pas pour autant, on les invite sur les dossiers où ils sont en pointe. On fait
attention à les inviter quand même. Ça devient drastique au moment des élections, du fait
des interventions du CSA ».4 7 9
De fait, le Grand Jury-RTL est une tribune politique réservée aux acteurs les plus
élevés de leur hiérarchie. Comme l’explique Jean-Luc Benhammias, député européen Vert :

« Non, moi je n’ai jamais été invité. Pourtant je saurais le faire, une heure de langue de bois
c’est à ma portée. Mais moi je suis numéro 467. Ou numéro 512. Pour être invité à ces
émissions, il faut figurer dans le top cinquante, dans les cinquante personnalités les plus
connues du milieu ; il faut au moins avoir été ministre ».4 8 0
La liste des invités de l’émission comporte quelques chefs de parti, leaders syndicaux,
des membres de la commission européenne ou des chefs d’Etat francophones, comme le
président algérien Abdelaziz Bouteflika. Elle reste pourtant majoritairement composée
d’anciens ministres ou de ministres en exercice. Le Grand Jury s’inscrit donc dans la lignée
des tribunes politiques étudiées par Eric Darras comme L’Heure de vérité ou Sept sur Sept,
qui consacrent leur surface médiatique à des personnalités préalablement consacrées par le
monde politique4 8 1 . Y a t il pourtant, une fois posée cette « exigence de représentativité », des
façons de faire spécifiques qu’exigent les journalistes de cette émission, et dont le non-respect
pourrait entraîner la mise à l’écart de l’émission, et leur remplacement par d’autres
personnalités politiques de la même stature qu’eux et plus coopératifs ? Tout semble avoir été
dit sur les exigences d’un passage dans les émissions de ce type : les intervenants doivent

479 Entretien avec Anne Lorrain, 22 mars 2006. L’entretien a lieu au moment des grèves et des manifestations
contre le projet de CPE.
480 Entretien avec Jean-Luc Benhammias, 9 mai 2006.
481 Eric DARRAS, « Le “pouvoir médiacratique ?” — Les logiques du recrutement des invités politiques à la
télévision », Politix, n° 3.

279
manifester une aisance certaine, maîtriser leur dossier, répondre en un temps déterminé 4 8 2 . En
cela, cette émission rejoint les exigences d’une présentation publique au concours d’une
grande école, ou encore une intervention à l’assemblée nationale aux séances de questions au
gouvernement.
La variable inconnue du déroulement de l’émission reste l’étendue de la coopération
entre journalistes et personnalités invitées. Explicitée en entretien par Jean-Michel Aphatie,
elle consiste en grande partie à obtenir à l’avance de la part de l’invité, une annonce qui fera
de son invitation au Grand Jury un événement :

Q : « Et est-ce qu'au Grand Jury vous vous fixez parfois comme enjeu que l'homme politique
s'engage sur un point précis, fasse une annonce ?

Oui. Parce que ça crédibilise l'espace que vous occupez, l'espace radiophonique que vous
occupez. C'est là que ça a été dit et ce n’est pas ailleurs. Donc ça a une valeur
journalistique, oui. Mais au-delà ça a aussi une valeur démocratique. Un journaliste n'est
que le trait d'union entre des citoyens et ceux qui veulent les représenter. C'est un passeur
un journaliste. C'est à la fois un témoin et à la fois un lien entre ces mondes qui ne se
parlent pas directement. Donc faire dire à quelqu'un quelque chose qui est important pour
la vie collective, c'est toujours intéressant, évidemment ».4 8 3
Cette exigence de créer l’événement de la part du journaliste est justifiée deux fois, par
des impératifs marchands – liés à la nécessité de répondre au « marché » – et par des
considérations civiques, liées à l’exigence de faire vivre le « collectif » social. Cette double
justification est, on le sait, consubstantielle au métier du journalisme français, né de la
construction conjointe de la démocratie et du capitalisme 4 8 4 . Elle explique en partie pourquoi
les journalistes de l’émission refusent de faire se succéder les ministres en exercice, du fait du
caractère éventuellement ennuyeux et répétitif, malgré le rôle réputé central que les dits
ministres jouent dans la vie politique. Ainsi, Jean-Michel Aphatie explique l’invitation faite le
dimanche précédent de Marie Georges Buffet, ancienne ministre et secrétaire générale du
parti communiste. Cette exigence de pluralité des invitations politiques est rappelée par tous
les intervenants de l’émission. Ainsi, Anne Lauren rappelle que :

« Pour le Grand Jury comme pour les interviews du matin, on fonctionne sur une exigence de
pluralité minimale, il faut que chacun soit représenté. Pour pallier l’absence éventuelle de
responsabilité des acteurs, on se sert de l’expertise qu’ils ont acquise dans certains
domaines. Là on travaille sur les intermittents du spectacle, je vais inviter un communiste
parce qu’ils connaissent le dossier, ils le portent depuis des années… »4 8 5
482
Cf. Erik NEVEU, «L'Heure de vérité ou le triangle de la représentation », Mots N°20, 1989, pp.57-73.
483 Entretien avec Jean-Michel Aphatie, le 21 décembre 2005.
484 Cyril LEMIEUX, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses
critiques. Paris, Métailié, 2000.
485 Entretien avec Anne Lorrain, 22 mars 2006.

280
On distingue donc trois type d’exigences dans l’invitation des responsables politiques
au Grand Jury-RTL. D’une part, le désir que ces acteurs fassent partie de l’élite des états-
majors politiques ou syndicaux, avec une exigence minimale de rotation dans les fonctions.
Que prises dans leur ensemble, les invitations offrent un panorama représentatif de la vie
politique française. Qu’enfin les invités aient de préférence une annonce personnelle à faire
qui constitue un événement politique. Peut-on considérer que ces normes sont autant de filtres
qui définissent, l’une après l’autre, l’invitation politique ? Non, puisque les acteurs admettent
que les ajustements se font en situation, au cas par cas. Il y a des normes, mais leur
application n’est pas instrumentale et subit des ajustements, notamment en ce que leur
application dépend d’un tiers invité, généralement puissant. De plus, si le Grand Jury est une
émission très connue, la seule dans son domaine depuis la disparition du Club de la presse
d’Europe 1, elle souffre d’une concurrence certaine : d’une part Le Grand Rendez Vous,
l’émission d’Elkabbach diffusée au même moment sur Europe 1, d’autre part le journal
télévisé. Comme le souligne Jean-Michel Aphatie :

« Il n'y a qu'un seul cadre qui est régulier c'est le journal de vingt heures, notamment le
journal de TF1 avec Poivre d'Arvor. Mais ce n’est pas un concurrent parce qu'ils sont un
invité politique de temps en temps. Alors ils ont des invités politiques très forts. Et qui
souvent vont sur TF1 parce qu'ils ont des messages forts à délivrer. Mais ce n’est pas des
concurrents, c'est autre chose. C'est un espace fort. Plus fort que le Grand Jury pour le
coup. Mais pas un concurrent »4 8 6 .
On peut donc distinguer dans l’émission les moments de « routine » qui font se
succéder, d’une semaine à l’autre, des responsables politiques de premier plan pour discuter
de l’actualité, et des moments « d’annonce », où ces responsables politiques énoncent
publiquement à l’occasion une parole qui engage leur responsabilité. Comme le rappelle Anne
Lorraine, la tribune politique doit être occupée, même si personne ne se propose pour faire
une annonce. Alors que l’entretien a lieu au moment du CPE, elle explique que :

« Le pire, c’est durant les conflits sociaux, puisque les dossiers politiques sont relativement
longs à se débloquer, que chacun campe sur ses positions. Nous on va inviter des acteurs
pour parler du CPE puisque c’est le sujet du moment. Pour entendre le même
discours »4 8 7 .
En l’absence d’annonce réelle, les journalistes ont à l’occasion recours à des invités
« atypiques ». Ainsi, pour pallier à l’absence d’invitation au début de la « crise des
banlieues », les journalistes invitent Bernard Tapie. L’homme n’a pas été invité depuis

486 Entretien avec Jean-Michel Aphatie, le 21 décembre 2005.


487
Entretien avec Anne Lorrain, 22 mars 2006.

281
plusieurs années à une émission de débat politique, n’ayant plus de responsabilité. Il était
néanmoins ministre de la Ville douze ans auparavant, ce qui amène les journalistes à discuter
de l’échec des politiques successives de la Ville. Cette invitation à la finalité politique
relativement modeste pose un éclairage sur le fonctionnement de l’émission et sur les normes
que les acteurs se posent en entretien : que les journalistes puissent y satisfaire ou pas,
l’antenne doit être occupée par des discussions politiques. Si les journalistes peuvent s’assurer
d’une technique d’entretien éprouvée, l’intervention d’invités toujours désirables est plus
aléatoire. Aussi, les exigences posées par les journalistes sont une norme qui guide leur propre
travail : ils se doivent de donner l’impression de créer un événement avec un invité
surprenant, même si ce dernier n’est pas à la hauteur. On distinguera donc la construction de
l’émission comme produit de presse avec ses échanges tendus, ses relances, qui toutes
témoignent qu’on est dans un lieu de discussion politique important. Et le jeu d’annonces et
d’événements politiques qui, adressées au public spécifique des journalistes politiques des
autres supports de presse, va assurer à intervalle régulière la notoriété de l’émission4 8 8 .
Les « annonce » que les journalistes du Grand Jury souhaitent obtenir ont un impératif
commercial, et une exigence plus générale de renommée : il s’agit que la déclaration de
l’acteur politique durant l’émission soit reprise par la presse, qui multiplie par rebond la
notoriété de l’émission. En premier lieu, les dépêches d’agence de presse, qui alertent les
autres journalistes. Lesquels reprennent sur leur support respectif en mentionnant l’émission
et en en reprenant des extraits. Les journaux de RTL et de LCI reprennent également les
moments les plus marquants de l’entretien. Quel type d’annonce peut ainsi s’assurer d’attirer
l’intérêt des différents médias ? Jean-Michel Aphatie citait l’exemple de quelqu'un au parti
socialiste qui viendrait dire que « proposer la renationalisation d'EDF c'est une bêtise, oui
celui-là il est le bienvenu. C'est un point de vue. Donc ça organise le débat interne ».

Un autre exemple est particulièrement frappant au cours de l’invitation de Marine Le


Pen au 1er mai 2006. Interrogée sur « l’islam », Marine le Pen explique que « Oui, c’est une
religion compatible avec les valeurs de la république ». Jean-Michel Aphatie lève la main
pour réclamer le silence de ses deux acolytes, et dit « au moins, ce sera dit »4 8 9 .

488 Bien que l’événement se situe hors de la période de cette enquête, on doit ici mentionner l’intervention de
Bernard Kouchner à l’émission du 16 septembre 2007, annonçant « Le pire, c’est la guerre » à propos des
relations entre la France et l’Iran au cas où celle-ci se doterait d’armes nucléaires. Cette « annonce » avait été
reprise par les télévisions du monde entier, commentée par plusieurs chefs d’Etat dont le président iranien.
489 Notes prises au cours de l’émission du 1er mai 2006.

282
On voit une différence certaine entre ces deux annonces : la première est souhaitée par
le journaliste, la seconde a eu lieu. Toutes deux ont comme point commun d’être en
contradiction avec de nombreux courants du parti politique de référence. Elles offrent par
conséquent au journaliste invitant une position de source – donc de référence – dans un
éventuel conflit interne au parti. A l’origine de la construction médiatique qui consiste à
construire cette tribune et à y amener des acteurs susceptibles de causer des conflits
politiques, on retrouve le désir énoncé par de nombreux journalistes d’être « au plus près de
l’événement ». Le rôle implique une certaine passivité, puisque, comme le rappelle Anne
Lorraine :

« On ne peut pas faire dire aux politiques ce qu’ils ne veulent pas dire. Parfois, ils vous disent
des choses au maquillage, et arrivés sur le plateau ils ne lâchent rien ».4 9 0
Il y a bien une division des rôles au Grand Jury qui fait qu’au cours de l’émission, les
journalistes ne peuvent faire dire à leur interlocuteur ce qu’il ne veut pas dire.

12.3.4. Question Time, une politique de la convivialité

Une émission contrôlée par les téléspectateurs et les élus

L’émission anglaise est positionnée sous un double regard critique. D’une part, elle a
pour particularité d’être tournée vers le téléspectateur. Elle se présente comme une émission
où le public a la parole. Dans chaque ville où l’émission se déplace, son présentateur débute
par un énoncé performatif confiant la conduite du questionnement politique aux habitants.
Ainsi, au cours de l’émission du 7 décembre, David Dimbleby débute par « C’est au tour de
Londres de poser ses questions ». La même phrase est sensiblement répétée dans les
différentes villes qui l’accueillent. Sur la question du contrat d’intervention, un tel
positionnement se traduit par une communication à la fois plus complète et plus contrôlée en
direction du public. Les débats politiques de l’audiovisuel français – Mots Croisés, et le
Grand Jury dans une moindre mesure4 9 1 , restent très elliptiques sur la présentation à leur
public du sens et des normes de la construction de leur débat politique. Le second regard
critique exercé sur l’émission provient des éléments politiques de la BBC, des « Watchdogs »
qui surveillent d’un bord à l’autre l’orientation politique générale de l’émission.
490 Entretien avec Anne Lorrain, 22 mars 2006
491 Jean-Michel Aphatie, principal animateur du Grand Jury, tient à jour un blog éponyme où il commente et
expliciter régulièrement les enjeux des invitations de sa tribune. Ce blog se présente cependant comme une
initiative personnelle et n’engageant que son auteur, dans la mesure où il n’est pas intégré à la page de l’émission
de RTL.

283
Conséquence de cette surveillance, le site Internet de l’émission, intégré au portail de
la BBC, se présente comme un catalogue d’explicitation des principes de l’émission. Ces
principes se déclinent en collection d’archives vidéo et texte, de références à Sir Robin,
fondateur de l’émission, et de mises au point sur les règles de l’émission. Les normes
d’organisation que les journalistes de Question Time se fixent en public pour l’organisation de
leur débat sont ainsi synthétisées par une note de Ric Bailey, rédacteur en chef politique
(« Deputy head of Political Programmes ») entre 2000 et 2006 qui répond, en huit points aux
critiques régulièrement adressées à l’émission : « les critiques les plus fréquentes adressées à
”Question time” relèvent ses tendances gauchisantes et ses invités mal choisis ». Ric Bailey a
été nommé rédacteur en chef politique de la BBC (« BBC’s Chief adviser, Politics »), et
remplacé en septembre 2006 par James Stevenson.

Les logiques d’invitations justifiées par le rédacteur en chef

Quel rôle donner à ce document ? On le supposera ici plus régulateur


qu’effectivement normatif. Il est peu probable, une fois encore, que les organisateurs de
l’émission se fixent de le respecter à la lettre, ne serait-ce que parce que ce texte se présente
comme la somme de principes qui animent les journalistes et producteurs, alors que ces
derniers ne sont pas les seuls à construire l’émission. Plusieurs arguments conduisent pourtant
à lui donner une place importante pour comprendre les normes de production du débat. D’une
part, signé par le responsable de l’émission et exposé sur le site de la BBC, il engage autant la
régie que les professionnels responsables de l’émission. D’autre part, il est moins le résumé
d’une norme édictée par Ric Bailey que la formalisation d’un jeu de critiques et de
justifications élaborées au fil des éditions. Plusieurs arguments et principes de cette liste sont,
on le verra, déjà présentes dans le livre de Robin Day. On retrouve ces arguments, ainsi que
d’autres, dans les entretiens et les commentaires que les divers acteurs reprennent comme un
principe de l’émission. Ce rappel d’évidences par Ric Bailey apparaît donc comme une
« façade », opérant une interface entre le public et les commentateurs de l’émission, et donc
comme un point d’entrée dans l’émission que tout intervenant doit respecter. Le texte se
présente comme une série de huit questions-réponses. Trois questions, les 2, 3 et 6, explicitent
les mécanismes de production de l’émission (2, 3, 6).
Les normes de production de l’émission sont explicités par trois questions :
« Comment choisissez-vous les membres de votre panel ? », « essayez-vous d’inviter des
opposants politiques à la même émission ? », et « Comment Question Time sélectionne-t-elle

284
le public (qui siège face aux politiques) ? ». La réponse de Ric Bailey confirme que l’égalité
de représentation de la parole politique n’est pas exigée pour chacune des émissions prises
séparément, mais se conçoit dans le temps long de plusieurs émissions. Le rédacteur en chef
affirme qu’il s’agit « d’équilibrer d’une part chaque émission, et d’autre part l’ensemble des
émissions dans la durée – soit un représentant du Labour, des Conservatives et d’un tiers parti
(en général les Liberal Democrats) », ce que confirme Jess Brammar :

« Pour cette émission nous avons un représentant du gouvernement, et un représentant de


l’opposition. Pas de Libdem. Des trois partis, ce sont eux qui ont le moins de voix aux
élections, alors quand on a une célébrité comme Martin Amis, on n’a pas de
LibDems »4 9 2 .
A la suite de cette explication, Jess Brammar précise que « les instances politiques de
la BBC sont très strictes, il est impossible de faire trois émissions de suite sans inviter de
Libdem ». Ici, on note que d’une part la norme de représentativité est exigée par une force, les
instances de la BBC, et que d’autre part elle est rendue malléable et contournée autant que
possible par le désir de donner la priorité à des intervenants télégéniques qui ne sont pas issus
du monde politique. Selon le texte du rédacteur en chef, les intervenants non-politiques se
doivent d’être « as we hope, lively and interesting and to add a different dimension of
expertise or opinion”. Ce texte très structuré doit se prendre dans tout son sens : l’invité doit
être en premier lieu « vivant et intéressant », le second critère étant qu’il apporte au débat
« une dimension d’expertise ou d’opinion ». On ne peut s’empêcher de le rapprocher de ce
qu’avance Laurène Servent, travaillant à l’émission Mots Croisés, pour expliquer son choix
d’inviter une intervenante non politique n’étant jamais passé à l’émission : « D'abord parce
qu'elle était tonique, qu'on la sentait solide c'est à dire qu'elle allait pas se faire déstabiliser,
qu'elle avait pas peur de l'image, de l'écran. Qu'elle a quelque chose à dire d'intéressant, qui
apporte au débat, qui enrichit le débat »4 9 3 . Ici encore, l’exigence d’une personne « vivante »,
qui ne soit pas rendue statique par la « peur de l’image » qu’elle se prépare à donner d’elle,
prime sur l’apport effectif du personnage invité au débat politique.

Des normes de production entre équilibre politique et principe de plaisir

Ric Bailey admet que les invités non-politiques n’en sont pas moins susceptibles d’être
plus ou moins informellement proches de tel ou tel bord politique. L’opinion politique de ces
personnes est donc « également prise en compte », ce qui amène les journalistes de l’émission

492Entretien avec Jess Brammar, 7 décembre 2006.


493Entretien avec Laurène Servent, 2 novembre 2005.

285
à s’adresser, selon leur aveu, à de nombreux « potential panellists » avant de choisir le bon.
Ici encore, la forte critique assurée d’une part par le public intégré à l’émission, d’autre part
par les acteurs politiques de la BBC, oblige les journalistes à avancer publiquement que
l’invitation d’acteurs » apolitiques » comporte un risque. Le risque explicité est de
déséquilibrer insidieusement le débat, en invitant de fait plus d’opposants que de partisans de
telle ou telle réforme. On peut estimer que les journalistes vérifient que leurs invités non-
politiques ne sont pas ouvertement politisés pour ne pas produire artificiellement, par la force,
l’incapacité de certains acteurs à défendre ou attaquer tel point de la discussion au cours du
débat.
Cependant, la réponse de Ric Bailey à la question portant sur les modes de
recrutement des politiques, (« Essayez-vous d’inviter des opposants politiques aux mêmes
émissions ? »), incite à modérer la définition de Question Time comme débat aux
composantes équilibrées, surveillées par des autorités concurrentes, éclairant impartialement
de ce fait les questions abordées. Emission politique, Question Time est avant tout une
émission télévisée de familiarisation à la politique. Comme l’explique Peter Preston,
journaliste au magazine The Observer :

« Question Time est, moins que toute autre émission, un sujet de controverses. C’est une
conversation anglaise, agréable et bien documentée, sur les sujets qui ont fait sensation
durant la semaine. Le véritable lieu de la controverse médiatique dans ce pays, ce sont les
tabloïds. Ils sont lus par dix millions de personnes tous les jours, alors que Question Time
va rassembler un million de téléspectateurs deux fois par mois »4 9 4 .
A ce titre, les confrontations politiques ne doivent pas être trop soutenues ni trop
profondes comme le fait remarquer le journaliste avec un remarquable sens de la litote : « Les
positions entre politiques invites ne doivent pas nécessairement être antagonistes. Il s’agit
d’avoir l’éventail d’opinions le plus large possible, pour maintenir l’émission entre consensus
et affrontement direct. Si tous les invités étaient d’accord sur tout, le résultat serait plutôt
ennuyeux (…) à l’inverse, les disputes permanentes risqueraient de devenir fatigantes ».
Il y a donc là l’idée d’un juste milieu de l’argumentation, qui ne contrarie par le
principe de plaisir du spectateur, fondé, on le voit ici, sur une contrainte mêlant antagonisme
des participants et brièveté des affrontements. De cette précision, on peut tirer deux
conclusions. D’une part, l’antagonisme des politiques n’est pas la priorité, on peut supposer
que les politiques les plus invités ne seront pas recrutés en fonction de leur capacité à
argumenter mais en fonction d’autres critères : représentativité ou hiérarchie partisane,

494 Entretien avec Peter Preston, 5 décembre 2006.

286
qualités de présentation, voire capacité à reconnaître les contraintes de la discussion politique
comme devant avant tout procurer du plaisir au spectateur, et secondairement démontrer la
validité de son point de vue. D’autre part, la nécessité de recruter des non-politiques pas trop
affiliés à telle ou telle position tient surtout à faire de leur rôle une capacité à dévier
l’affrontement sur les sujets abordés.
Cette tendance des invités non-politiques à agrémenter la discussion, et donc à
prévenir les affrontements partisans dans le débat, est assurée depuis une dizaine d’années par
le passage de quatre à cinq panelists. Cette transformation fait l’objet du dernier jeu de
questions-réponses de Ric Bailey, « Why did you move from four to five panel members ? ».
La réponse en trois points est déclinée autour de la nécessité de rendre l’émission plus
« désirable ». D’une part, explique Bailey, certains invités mal préparés à l’émission se
révèlent parfois mauvais. Inviter plus de monde permet de mettre moins de pression sur
chaque invité et permet de présenter chacun de ces panellists par des biais imprévus. « Le
public sous-estime à quel point les intervenants qui sont plus jeunes, moins expérimentés,
moins confiants, peuvent se sentir trop exposés face aux questions. Disposer de cinq
intervenants permet plus de flexibilité, et donne l'occasion de présenter des intervenants plus
divers ». Le rédacteur en chef sous-entend nettement ici que la jeunesse, l’inexpérience sont
des qualités désormais appréciées chez les intervenants potentiels. On peut estimer que les
acteurs susceptibles d’être invités pour ces qualités sont les acteurs, les écrivains, en bref les
personnalités apolitiques. L’absence supposée de sens rhétorique et tactique de ces invités
« plus jeunes, moins expérimentés», ainsi que le choix de leur accorder la parole à partir de
leur « diversité » et non de raisonnement politique, suppose que cet arrangement a été inventé
pour que les personnalités apolitiques puissent se cacher dans le groupe des « panelists » au
cas où elles ne se sentent pas à même d’intervenir. Ric Bailey explique également que
l’augmentation du nombre de panellistes permet de minorer le poids des décideurs politiques :
« Il y a une tendance chez eux à parler la langue de Westminster ».

Contrarier le « langage de Westminster »

On peut donc, en mettant en rapport les attendus de cette suite d’énoncés normatifs,
développer une vision d’ensemble de la norme du contrat d’intervention à Question Time. Il y
a d’abord deux types d’émissions : celles de province, obligées par les quotas de la BBC qui
définissent des émissions pour chaque région, et celles de Londres qui accueillent des
personnalités politiques et autres célèbres. Celles-ci sont vécues par les journalistes comme

287
une obligation de service public. Réputées faire peu d’audience, ces émissions comptent peu
d’intervenants non politiques – une étude plus approfondie permettrait de vérifier si les
journalistes n’y regroupent pas les invitations aux partis minoritaires, afin de se libérer de
l’obligation de les inviter au cours des émissions plus importantes. Si les émissions où les
politiques sont les plus représentés débattent de questionnements internes au microcosme
partisan, les émissions les plus importantes mettent régulièrement en minorité les acteurs
politiques, pour donner la parole aux éditorialistes et aux personnalités célèbres. Dans ces
dernières émissions, le discours partisan est minoritaire au sein du Panel. Cette situation peut
tendre les personnalités politiques invitées, que les journalistes affirment avoir choisies pour
leurs capacités à accorder l’affrontement politique verbal en fonction du plaisir des
spectateurs, à refuser le « langage de Westminster », c’est à dire le langage du pouvoir. On le
voit, les dispositifs du contrat d’intervention à Question Time sont faits pour atténuer les
barrières habituelles que le discours ordinaire du pouvoir pose ordinairement entre la volonté
de savoir des citoyens politisés et les agissements réels de leurs élus. Il n’en reste pas mois
que, loin d’abolir ce barrage, la contrainte exercée sur la politique l’incite à faire transition sur
une autre forme de mise en scène, tout en conservant intacte la capacité des élus politiques à
laisser leurs administrés à bonne distance, dans ce refus de la controverse politique, des
enjeux politiques les plus importants.

288
13. L’espace de rencontre des débats

Je présenterais dans cette section les dispositifs mis en place par les différents
professionnels des débats pour permettre la cohabitation entre les acteurs les plus
« imposants » et les autres invités. Les terrains que j’étudie sont en effet traversés, occupés
par divers membres des classes supérieures. Ces acteurs interviennent le plus souvent dans les
affaires politiques sur le mode de l’entre-soi et de la cooptation : dirigeants de médias et
rédacteurs en chef sont ainsi sollicités pour inviter, puis recevoir aux débats les personnes les
plus titrées. Ces conclusions sont le résultat d’une ethnographie participante dans plusieurs
débats médiatiques en France et en Angleterre. Mon terrain central est l’émission Mots
Croisés. Ce débat occupe une place importante dans la vie politique française. C’est le seul
débat télévisé qui, depuis dix ans, assure dans les conditions du direct une discussion politique
à plusieurs. Crédité d’un à deux millions de téléspectateurs, il est préparé par des journalistes
situés au centre de la vie politico-médiatique française. J’ai effectué douze entretiens avec des
journalistes, des invités et des techniciens de l’émission. Je me suis rendu à douze reprises aux
enregistrements et aux cocktails pour des observations participantes avec prises de note. A
deux reprises, j’ai visité et assisté à la fabrication de l’émission depuis les coulisses. Cette
présence sur le terrain m’a permis d’approcher de près les participants, professionnels et
fabricants de l’émission. Et de comprendre qu’ils œuvraient, à des postes divers, à un rituel
commun.

J’ai choisi de comparer Mots Croisés avec une émission radiotélévisée plus classique,
Le Grand Jury, où un invité politique est interrogé par trois journalistes. Les invités de cette
émission sont membres de l’élite, les journalistes qui les interrogent occupent des positions
semblables dans la presse. L’émission a été créé en 1979, sa formule a peu évolué : c’est un
rendez-vous indémodable, un « repère ». Ce terrain m’a permis d’observer d’une part, ce que
la polyphonie apportait à la mise en scène de Mots Croisés. D’autre part, j’ai pu évaluer ce
que le dispositif de Mots Croisés avait de novateur par rapport aux débats politiques
historiques de la télévision. J’ai pu recueillir cinq entretiens avec ses participants. J’ai visité
les enregistrements à quatre reprises.

Il s’agissait également de sortir d’une approche exclusivement « franco-française ». Le


débat télévisé n’est pas une invention française. C’est un objet médiatique inventé par et pour
le mode de vie anglo-saxon. J’ai choisi de comparer Mots Croisés avec l’émission britannique

289
Question Time parce que le rapprochement de ces deux objets donnait fortement à penser.
Pour comprendre d’une part, en quoi le dispositif de Mots Croisés était spécifiquement
français. Pour relever d’autre part le caractère spécifiquement représentatif de Mots Croisés,
par rapport à une mise en scène plus participative de Question Time. J’ai pu recueillir trois
entretiens avec des participants et des commentateurs. J’ai visionné une dizaine d’émissions,
et j’ai pu effectuer une visite complète de l’enregistrement.

Tout cela m’enfermait quand même dans la sphère audiovisuelle. J’ai donc cherché un
objet dans la presse écrite. Les pages « Débats » du Monde avaient plusieurs atouts. Une
surface centrale de l’univers politico-médiatique, dans laquelle on peut lire beaucoup de
collaborations d’élus, de militants, et d’autres composantes de la société. J’ai considéré que
les pages « Débats » étaient une déclinaison imprimée de la « polyphonie » de Mots Croisés.
Ce terrain m’a permis d’observer d’une part, en quoi le dispositif télévisuel influence un
débat, tant en terme de sélection des acteurs que de compétences exigées pour le débat.
Surtout, il m’a permis d’observer que les intervenants des débats médiatiques interviennent
dans plusieurs sphères. L’étude du débat écrit, dont le spectre est plus large, a été décisive
pour réaliser ce que les émissions télévisées concentrent.

Je chercherais à montrer ici comment la logique d’entre-soi se redouble dans les


débats d’une logique de démonstration de soi dans des arènes démocratiques. Cette
démonstration de soi échappe dans une certaine mesure à l’entre-soi. Les organisateurs des
débats politiques invitent face aux ministres, aux industriels, aux personnalités de premier
plan, des figures plus ou moins profanes, plus ou moins « ordinaires » représentatives de la
condition de citoyen. Par le pouvoir des mots et de la mise en scène, les journalistes
organisateurs confèrent une forme de pouvoir à ces intervenants « apolitiques ». Ils leur
donnent le droit d’interpeller les responsables, et instaurent par là même une égale dignité
entre les intervenants. Cette égalité de principe ne peut qu’être contredite dans le cérémonial
de préparation au débat, ce qui pose les journalistes organisateurs en porte-à-faux vis-à-vis de
leur public et de leurs invités les moins titrés. Il faut faire mentir le moins possible, par des
dispositifs de rencontre et de souriantes discussions informelles la fiction fondatrice du
pouvoir de ces débats selon laquelle tous les participants à l’arène médiatique ont une valeur
égale.

290
13.1. Les dispositifs de rencontre des participants

13.1.1. Mots Croisés, le protocole de la représentation

Le dispositif de Mots Croisés, originairement développé comme un duel rhétorique


entre leaders politiques, a été progressivement ouvert à une pluralité d’acteurs. Les élus et
responsables politiques en constituent encore le centre. Celui-ci s’est pourtant
progressivement élargi à un nombre croisant d’intervenants. On peut donc parler avec Mots
Croisés d’un dispositif ouvert, qui intègre dans sa discussion politique avec les élus des
dispositifs par lesquels les sensibilités politiques d’acteurs politiques non élus peuvent
s’exprimer. Cette ouverture n’offre pourtant pas à toutes les personnes conviées de près ou de
loin à ce dispositif les mêmes conditions de présence. Il y a donc lieu de parler avec Mots
Croisés d’un « filtre représentatif ». Ce filtre fonctionne à trois principaux niveaux, produisant
une séparation en forme de cercles concentriques entre d’une part la « société », comme
agora tournée vers le plateau, et le « premier cercle » des personnes invitées à débattre, assis
autour de la table. Les journalistes s’assurent ainsi, sur le sujet de leur débat, le concours
d’une somme d’avis éclairés. D’un point de vue d’une étude des interactions engendrées,
certains avis se trouvent de fait plus concrètement représentés que d’autres autour de la table
centrale.

Le cercle le plus extérieur, le plus lointain du débat, est constitué des sources
consultées pour construire le débat. Sans avoir à faire un stage à la fabrication de ce débat, et
d’observer ainsi les interactions fines qui régissent leur organisation, plusieurs éléments
recoupés permettent de comprendre comment la collecte de ces sources concourt à la
fabrication du socle de ces débats. Ainsi, le recoupement de plusieurs entretiens de
journalistes ayant collaboré à l’émission, la visualisation de plusieurs émissions, et deux
visites dans les locaux de la rédaction à l’occasion d’entretiens permettent de constater que
l’essentiel de l’information de ces débats se fait sur la consultation de la presse. Ainsi, une
visite aux locaux de la rédaction, composée de deux bureaux couplés, donne à voir un
empilement de journaux, les plus récents ouverts sur les bureaux, à côté de calepins. Le
bureau du rédacteur en chef est accolé à une télévision. En entretien, les journalistes mettent
l’accent sur leur interactivité. Comme l’explique le rédacteur en chef, il n’y a pas de réunion
formelle : « on discute d’une pièce à l’autre, on papote, on s’échange des informations ». En
se parlant les uns les autres, ils s’échangent des informations qui leur permettent de ne pas

291
avoir à tout consulter, et néanmoins d’avoir une vue d’ensemble de ce que dit la presse sur
une question donnée. Enfin, les journalistes de Mots Croisés consultent régulièrement les
rédactions des journaux de 20h de France 2, ainsi que les autres émissions politiques comme
A vous de juger.

Mots Croisés au risque de la « circulation circulaire de l’information »

Peut-on parler ici d’une « circulation circulaire de l’information » au sens où


l’entendait Pierre Bourdieu4 9 5 ? Une première approche de ce dispositif donne certes
l’impression que les journalistes de Mots Croisés répètent et font répéter au cours du débat les
informations avancées par d’autres journalistes. Surtout, ce débat offre une grande importance
aux sources et aux problématiques journalistiques, en minorant l’importance des producteurs
d’informations qui ne sont pas reliés à un dispositif institutionnel. Le rédacteur en chef de
Mots Croisés dit ne pas s’intéresser à Internet :

Q : « Et est-ce que Internet c'est une source pour vous ?

Pour moi personnellement ou pour l'équipe ?

Q : Pour vous personnellement.

Boh comme tout le monde. Je ne suis pas un surfer fou. Ben moi je ne suis pas un chercheur
d'infos... Hier on a fait une émission sur Mitterrand, je n'ai pas à aller sur un site Internet
pour aller savoir ce qu'un internaute fou aura mis dans son blog, je me tape de ce que le
mec tout seul à Tri... à Villedieu les Poêles a tapé sur son blog sur ce que lui inspire
François Mitterrand ».4 9 6

L’évocation de ce « mec tout seul, à Tri... à Villedieu les Poêles » nous ramène au rôle
fédérateur des informations échangées sur le plateau du débat : un point essentiel de la
grammaire du débat, de ce qui fonde le socle commun des participants à Mots Croisés, c’est le
fait d’accepter que sur les sujets débattus, il y ait un patrimoine commun de faits, de sources
et d’évidences légitimes. La précision du rédacteur en chef : « Pour moi personnellement ou
pour l'équipe ? » tient à ce que les journalistes chargées de la collecte des informations et de la
constitution des plateaux d’invités se servent d’Internet. Mais cet usage d’Internet est lui-
même soumis à cette exigence de conformité à une réalité partageable par le plus grand
nombre. Cet état de fait m’a frappé au cours de l’entretien avec Laurène Sevrent, lorsqu’on a
abordé ensemble la constitution des sources contribuant à la construction du débat :

495
Cf. Pierre BOURDIEU, Sur La Télévision, Paris, Raisons d’Agir, 1996.
496Entretien avec Gilles Bornstein, 10 janvier 2006.

292
Q : « Quand tu dis préparer des dossiers faire des synthèses, y vont vous servir à quoi ces
dossiers-là ?

R : Pour Yves Calvi et Gilles Bornstein. Ensuite ils rédigent la trame de l'émission. C'est à
dire une sorte de plan. Plan de route. Feuille de route. Les sujets qu'on va aborder, les
questions, à qui on doit les poser parce qu’on ne pose pas la même question à chacun des
intervenants. Et c'est surtout une mine d'infos qui doivent être vérifiées plusieurs fois.
C'est les fondations en fait. S'ils ont des questions sur tel ou tel chiffre, sur telle ou telle
chronologie, il faut que ce soit dans la synthèse... Ensuite les fiches d'invités ça va leur
permettre de savoir quels sont les thèmes de prédilection de chacun des invités. Quelles
questions on peut leur poser. Voilà ça va leur permettre de faire la trame de l'émission.
L'émission est très construite. Même s'il y a une part d'improvisation, il faut qu'elle soit
construite pour qu'on aille quelque part.

Q : Et je vais poser une question comme ça. S'il avérait, toujours possible, qu'il y ait une
erreur sur un chiffre ou un truc ou un machin, quel problème ça poserait selon toi ?

R : Ben ça poserait que ensuite Yves pourrait s'en servir dans son émission, le rendre public,
et rendre public un chiffre faux ce n’est pas du bon boulot de journaliste. Et ça Yves et
Gilles sont hyper-stricts dessus. C'est « toute info doit être vérifiée ». On ne laisse pas
passer un truc qui est incertain, qui est flou. On est très à cheval là-dessus »4 9 7 .

On retiendra ici que les informations recueillies et employées ont moins vocation à
intégrer au débat des éléments de la société dans sa diversité, qu’à assurer aux organisateurs
du débat un socle d’autorité qui leur permette de départager, le cas échéant, des polémiques
intervenues sur le plateau. Le monde social dont débattent les participants est préalablement
étudié, collecté par les journalistes. Le résultat consiste en une somme de faits, de chiffres et
de discours ayant comme qualité d’être institutionnellement et médiatiquement partagé par les
intervenants. Ce travail de collecte sur ce qui peut et doit être débattu constitue une ressource
autant descriptive que normative, puisqu’elle peut autant servir, du point de vue des
journalistes organisateurs, autant à faire se succéder les points du débat qu’à en orienter les
acteurs dans un sens déterminé. Laetitia Legendre, journaliste reporter d’images au journal
télévisé de France 2, se souvient ainsi d’avoir collaboré à une émission de Mots Croisés, à
l’époque où Arlette Chabot la présentait et où Nathalie Saint-Criq en était la rédactrice en
chef4 9 8 . La division du travail est nette : les rédacteurs en chef étudient les dossiers que leur
confient leurs subordonnés, puis expliquent aux journalistes reporters d’image la manière dont
ils souhaitent que le sujet soit illustré dans le reportage diffusé dans l’émission. Nul doute
qu’une telle division du travail contribue à permettre aux rédacteurs en chef de Mots Croisés
de maîtriser les tenants et aboutissants de tout sujet abordé sous un angle raisonnable, en
l’occurrence d’intégrer à sa propre approche les réflexions et le travail du reporter qui

497 Entretien avec Laurène Servent, 2 novembre 2005.


498 Cf. Partie 1.1.1.

293
participe au débat. Cette solution est essentielle, puisqu’elle revient pour la rédaction en chef
à faire mettre en image un point de vue qu’elle juge exemplaire, et qui correspond à la
synthèse des avis sur la question développés dans les journaux et à la télévision.

La presse est-elle pour autant l’unique source d’inspiration des concepteurs de


l’émission ? En d’autres termes, n’y a-t-il pas d’autres éléments qui co-construisent le point
de vue des rédacteurs ? Cette question qu’une approche dénonciatrice traduirait par
« l’influence », voire la « manipulation » du débat, est éminemment stratégique, et donc
difficile à documenter dans une enquête. Cependant, les récits et les interactions des acteurs
laissent comprendre que le milieu des élus et des responsables politiques les plus
anciennement liés aux responsabilités sont dans une interaction forte avec la rédaction, autant
de façon directe que via la relation avec les autres membres de « l’élite des journalistes » de
France Télévision, également proches du microcosme de l’élite politique.

Yves Calvi et Gilles Bornstein prennent la direction de l’émission en septembre


2005, après une carrière conséquente dans l’audiovisuel qui les a conduits à fréquenter le
milieu politique et médiatique. Les relations qu’ils entretiennent avec les différents élus, du
point de vue de l’observateur, sont cordiales au même titre qu’avec les autres invités. Une
quinzaine de minutes avant le début du débat, après que les invités sont passés au
maquillage, les deux responsables de l’émission viennent les saluer. Après les émissions de
novembre et décembre 2005 consacrées aux émeutes, on observe une relation très cordiale
entre Yves Calvi et le maire PS de Nantes. Assis dans des fauteuils club à l’écart du buffet,
ils arborent des visages détendus et discutent visiblement de sujets plaisants, dans un
échange ponctué d’éclats de rire. Ils sont entourés de journalistes, parmi lesquels Gilles
Bornstein, ainsi que des conseillers du maire PS. A l’inverse, Bernard Birsinger, maire PCF
de Bobigny assistant à la même émission et présent au même cocktail en compagnie d’une
jeune personne, ne participe pas à cette convivialité. Le phénomène se renouvelle à
plusieurs reprises. Marine le Pen invitée aux émissions sur le Référendum de 2005 fait
« salon », à part, entourée de ses suivants, tandis que les autres élus invités discutent avec
les journalistes. La concordance spatiale qu’on observe entre intervenants au débat est
symbolique des acteurs politiques que les journalistes de Mots Croisés considèrent comme
des éléments légitimes et désirables de la construction de leur point de vue. Sas doute, ce
contact informel d’après-débat n’est pas de nature à « influencer » le point de vue des
journalistes metteurs en scène. Plus simplement, ces échanges sont la manifestation rituelle

294
et visible des contacts qui se poursuivent, plus ou moins informellement, entre journalistes
et politiques au cours de leur exercice professionnel respectif. Ainsi, au cours d’un entretien
avec le rédacteur en chef de Mots Croisés, le député Laurent Wauquiez invité la veille à
l’émission appelle au téléphone. S’ensuit un bref entretien cordial, une proposition de
déjeuner, échanges constituant moins un pacte d’alliance mutuel qu’une collaboration entre
personnes influentes qui se reconnaissent mutuellement comme légitimes.

La présence des politiques à cette émission doit également être mise en relation avec
la structure institutionnelle de France Télévision, au sein de laquelle elle se déroule. La
holding France Télévision est financée en majorité par l’Etat, son directeur général est
nommé par les membres du Conseil supérieur de l’Audiovisuel eux-mêmes nommés pas
l’exécutif et le législatif, et son conseil d’administration comprend de droit plusieurs
députés et sénateurs. Les personnalités politiques présentes ou passées au gouvernement
sont donc légitimes dans la construction du débat du seul fait qu’ils sont en position de force
dans l’institution qui les diffuse.

Les « personnes ordinaires », une issue à l’enfermement des problématiques

Quel rôle jouent les invités non-politiques, ceux qui ne sont pas les interlocuteurs
traditionnels du politique, dans ces débats dont les problématiques sont construites pour
l’essentiel sur l’horizon des élus ? Nathalie Saint-Criq, la rédactrice en chef qui fit évoluer
l’émission du format de « duel » politique à celui de dialogue entre journalistes et
personnalités non politiques, expliquait qu’il lui était « impossible de traiter la politique
uniquement avec des politiques. (…) Les politiques, on sait que la droite va dire que c’est
bien et la gauche va dire que c’est mal.»4 9 9 . Cette présentation volontairement provocante du
travail « traditionnel » des débats politiques traditionnels masque cependant l’essentiel de la
réalité de cette translation du face-à-face entre politiques et « victimes d’injustice ». Cette
question suppose que l’on se demande quels non-élus interviennent, dans quelle configuration
on les fait intervenir, et dans quelle mesure ils participent au débat.

Comme noté précédemment, les non-élus intervenants sont en général filtrés par les
médias. Tel animateur, comme Samir Mihi qui intervient dans les émissions du 30 octobre
2005 et celle du 2 octobre 2006, aura été repéré sur Europe 1. D’autres l’auront été dans un
portrait d’un quotidien, comme Karim Jivraj qui intervient dans l’émission du 27 mars 2006.

499 Entretien avec Nathalie Saint-Cricq, 27 mars 2006

295
D’autres encore seront invités à défendre le point de vue qu’ils auront défendu dans une
tribune publiée dans le Monde, comme le politologue Loïc Blondiaux qui intervient dans
l’émission du 10 avril 2007. D’autre enfin seront invités parce qu’ils ont participé à l’émission
C dans l’Air animé par Yves Calvi, comme c’est le cas pour Gérard-François Dumont,
géographe, qui intervient dans l’émission du 20 février 2006. Les journalistes de Mots
Croisés les auront repérés la plupart du temps après un passage préalable de leur discours
dans un dispositif de mise en scène médiatique. Sans doute ne leur demande-t-on pas de
reprendre strictement le propos qu’ils auront tenus dans le média où on les aura repérés.
Cependant, il faut noter que ce « cadrage journalistique » préalable place les acteurs dans un
rôle qui détermine au moins partiellement la manière dont on va les solliciter pour participer
au débat. C’est ainsi que Karim Jivraj, recruté pour intervenir sur le CPE, explique que :

R : « On m’a présenté dans l’optique voilà, quelqu’un qui défend le CPE. Je me sentais un
peu obligé à défendre ça. Même si ce n’est pas véritablement mon rôle ni mon jeu. De
faire ce que De Villepin aurait dû faire.

Q : Est-ce que vous avez eu l’impression d’avoir pu exprimer des nuances au cours de votre
intervention à Mots Croisés ?

R : Vraiment sur le plateau ce n’est pas évident, quoi. La télévision c’est évidemment tout à
fait différent. Il faut présenter ses opinions en 2-3 minutes, voire même moins quoi. Ce
qui fait qu’en fait il n’y a pas la possibilité des nuances. Le public retient des choses
comme ça, des interventions très courtes.

Q : Est-ce que vous avez l’impression d’avoir été mieux représenté dans la page qu’on vous a
présentéeF dans le Monde ?

R : Ah oui, j’avais eu un long entretien avec le journaliste. J’avais raffiné ce que j’avais dit
auparavant [au cours de l’AG à la Sorbonne où le journaliste du Monde qui a fait son
portrait l’avait entendu et repéré]. Le journaliste a bien tenu compte de ces nuances. Ce
qui est paru dans Le Monde c’est vraiment une bonne réflexion de ce que je lui avais dit.
A la TV il faut bien s’habituer au fait qu’on a deux minutes pour dire quelque chose.

Q : Est-ce que vous avez préparé votre intervention ?

R : Non, pas du tout. »5 0 0 .

Le jeu des réparties et du temps d’antenne à diviser entre huit personnes – voire douze,
le jour où Karim Jivraj est intervenu – laisse à chaque intervenant un temps court pour
présenter et articuler son positionnement. L’étudiant canadien invité explique que :

« Je ne m’étais pas préparé, je connaissais ce que j’avais à dire mais je ne savais pas que ça
allait aller aussi vite. Je me suis retrouvé un peu piégé, bon, je le saurai pour la prochaine

500 Entretien avec Karim Jivraj, 29 mars 2006.

296
fois ».5 0 1

Les non-élus qui interviennent sont pour la plupart issus soit des milieux de l’expertise
– chercheurs, intellectuels, éditorialistes – soit du monde du travail, face auquel ils sont plutôt
sollicités pour développer un discours de témoignage. Ici encore, les rôles sont relativement
malléables puisqu’un acteur intervenant comme témoin reste, s’il en a les ressources, légitime
pour ne pas jouer pleinement le rôle qu’on lui propose. Ainsi Samir Mihi, éducateur sportif
sollicité à l’écran par Yves Calvi pour « appeler au calme les jeunes qui sont dehors », répond
que « les jeunes qui sont dehors ne sont pas devant leur télé, donc inutile que j’appelle ici au
calme, ils ne m’entendront pas »5 0 2 , avant de développer un discours critique construit sur le
problème que l’attitude des policiers joue dans la vie quotidienne des jeunes. Il s’agit donc de
faire la différence entre d’un côté la part contrôlée, quadrillée du rôle qu’on exige des
intervenants non-élus – exigence due à la nécessité industrielle de rendre « fiable » la conduite
d’un débat réalisé dans les conditions du direct – et de l’autre une exigence que les candidats
préalablement sélectionnés (par les médias, puis par les « castings ») ne soient pas enfermés
par le rôle pour lequel on les invite. Cette constatation est à mettre en parallèle avec ce que
Stéphane Pocrain, ancien porte-parole des Verts et chroniqueur aux émissions de Laurent
Ruquier, explique de son attitude lorsqu’il est invité à Mots Croisés :

« Il faut savoir accepter le rôle, la petite case dans laquelle on t’invite, et une fois sur le
plateau parvenir à jouer avec. C’est à dire conserver toujours une petite distance avec ce
rôle, un mystère, être réflexif. J’ai appris ça chez Ruquier, où les chroniqueurs sont tous
placés d’entrée dans des cases très tranchées, et où néanmoins il faut retenir l’attention
une bonne minute dans une ambiance parfois hystérique »5 0 3 .

Cette souplesse, cette fluidité exigée s’avère être une force face aux politiques dont la
capacité à tenir le discours tient à des techniques d’enfermement, de « placement » de leurs
interlocuteurs dans des configurations de discours.

Des profanes au public, les ambigüités d’une mise en scène

Un dernier groupe participe au débat en tant que représentant de la société – fait


« figure de société » dans l’émission. Il s’agit du public assis dans les gradins derrière les
personnes invitées à débattre. Il assiste en silence aux émissions, accueille dans ses rangs les
participants au débat qui n’ont pas, faute de place, la possibilité de s’asseoir à la table d’Yves

501
Ibid.
502 Intervention de Samir Mihi à l’émission « Mots Croisés » du 31 octobre 2005. Cf. Chapitre V, partie 2.
503 Entretien avec Stéphane Pocrain, 27 décembre 2005.

297
Calvi. Ce public est dans sa majorité convié au cocktail avec les intervenants du débat. La
présente enquête s’est opérée depuis ces gradins, à partir d’une candidature spontanée auprès
de la rubrique « contactez l’émission » du site Internet. Sur le mode de recrutement des
invités, le régisseur Tony Daoulas explique que :

« Il y a deux fichiers de public. Le premier est composé des téléspectateurs qui nous
contactent pour assister à l’émission. Le second est composé de gens du Bureau des
Etudiants de Sciences Po, d’Assas, mais aussi des BTS et des IUT des métiers du son et de
l’image. Eux nous mettent en relation avec les étudiants qui veulent assister aux
émissions. On prend les coordonnées des volontaires, on se fait des fiches et au moment
de recruter du public pour les émissions on les contacte ».5 0 4

Le rôle principal de ce public dans la production du débat est son rôle de figurant à
l’image. Le régisseur de l’émission l’admet sans peine :

« Le régisseur a pour rôle d’harmoniser le public au thème du débat « on fait de la télévision


aussi, donc forcément on joue avec l’image ». Par exemple, un débat sur le CPE va
impliquer un public jeune parce que c’est les premiers concernés. Si on parle immigration
on va avoir des personnes d’origine étrangère quelles qu’elles soient. Je vais me
renseigner sur le thème et je vais regarder dans mon fichier, et de me dire tiens cette
personne serait peut-être intéressée. Mais il n’y a aucune ségrégation entre
guillemets ».5 0 5 .

Cette franche distinction entre deux types de publics est probablement rendue plus
nécessaire du fait que les téléspectateurs de l’émission sont en majorité, selon les termes de
Nathalie Saint-Criq, de « CSP+, masculin, plutôt âgés ». Il est donc logique que les
candidatures spontanées pour joindre le public de l’émission soient représentatives de cette
catégorie de public. Ainsi, une demi-douzaine d’habitués de cette émission se rendent
quasiment à chaque édition dans le public. Présents aux cocktails, ils saluent cordialement les
salariés de l’émission qu’ils connaissent tous de vue. Ils se présentent comme « élus locaux »,
l’un d’eux étant « chef d’entreprise », l’autre » journaliste dans la presse économique ». Tous
en costument trois-pièces, ils arborent l’ethos du notable, et ne laissent personne pénétrer dans
le cercle de leur conversation.

Le rôle du public dans l’habillage symbolique du débat est attesté par plusieurs
remarques et interactions survenues entre membres de la production. A l’émission du 9
janvier 2006 consacré à François Mitterrand, une journaliste de l’émission explique en
plaisantant que :

504 Entretien avec Tony Daoulas, 27 mars 2006.


505 Entretien avec Tony Daoulas, 27 mars 2006.

298
« Ce soir, Khalfon [remplaçant occasionnel de Jean-Jacques Amsellem] nous a fait des
images tristes à mourir. Il a mis tous les vieux devant. Il y avait plein de belles nanas dans
le public, invisibles ! »5 0 6

Le débat, consacré à l’héritage d’un président de la République ayant accédé au


pouvoir vingt-cinq ans auparavant, était donc illustré par les images d’un public âgé.
Quelques mois plus tard, l’émission du 27 mars 2006 est consacrée aux manifestations
étudiantes sur la question du CPE. En plus des personnes âgées, présentes par groupes de
deux ou trois, le public compte un grand nombre de jeunes gens entre vingt et trente ans, qui
se présentent comme « étudiants à Assas ». Ces jeunes seront groupés pour l’essentiel dans un
gradin situé derrière Yves Calvi. Il faut ici rappeler que les équipes de production, celle de
Serge Khalfon et de Jean-Jacques Amsellem, s’occupent pour l’essentiel de la distribution du
public et de la composition de l’image. A partir des publics invités par le régisseur de France
Télévision, ces professionnels de l’image, dont la carrière se situe pour l’essentiel autour de la
réalisation de programmes grand public5 0 7 , construisent l’image qu’ils supposent susceptible
d’assurer l’attractivité du public. Au cours d’une bribe de discussion que j’aurai avec lui
autour du buffet de fin d’émission – où je lui demanderai notamment la différence qu’il fait
entre filmer un débat et ses autres activités, comme filmer un match de football ou une
émission de téléréalité, Jean-Jacques Amsellem m’explique :

« Je m’efforce d’accompagner l’émotion du débat, de l’attraper au vol, de suivre avec la


caméra le moment et l’endroit où on peut la voir surgir. En un mot, de la rendre visible
dans la composition de l’image ».5 0 8

Le public des gradins, un miroir attrayant tendu aux téléspectateurs

La mise en scène du public autour des intervenants obéit moins à la nécessité de


montrer un public beau et jeune qu’un public représentatif des téléspectateurs potentiellement
intéressés par le débat. Ce choix recèle en effet deux possibilités pour les metteurs en scène de
l’émission : d’une part solliciter l’attention d’un téléspectateur supposé « zappeur »,
« nomade », en lui montrant parmi le public une ou plusieurs personnes proches de sa propre
image. De l’autre, offrir à un public cultivé et politisé, une image cohérente du débat. Un
téléspectateur âgé serait ainsi supposé adhérer aux images d’un public jeune nombreux à
l’image au moment des crises du CPE, ou d’un public noir bien plus nombreux qu’à

506 Notes prises à l’émission du 9 janvier 2006.


507 Jean-Jacques Amsellem fut le réalisateur attitré de la coupe du monde de football de 1998 et de l’émission
Star Academy produite et diffusée par TF1.
508 Propos retranscrits après un court entretien, juin 2006.

299
l’habitude, au moment des débats sur le « rôle positif de la colonisation »5 0 9 . On considèrera
donc le public des débats de Mots Croisés comme un élément « d’entourage » des
intervenants. Entourage à l’image, figurant un public nombreux, attentif et concerné autour
des acteurs qui débattent de politique. Entourage mondain ensuite, au moment du cocktail.
Les émissions de Mots Croisés invitent des intervenants qui, occupant des fonctions
d’importance, restent néanmoins pour la plupart d’un poids politique relatif. Peu d’anciens
premier ministres, peu de chefs d’état major de grands partis, aucun des candidats des grand
parti à la présidentielle. Lorsqu’il arrive que certains de ces acteurs interviennent, ils ne
restent pas en général pour le cocktail de fin d’émission, où s’organise le rituel mondain
d’après débat. Ceci signifie à l’inverse que les invités politiques qui participent au cocktail se
présentent comme accessibles, disposés à être approchés pour prolonger la discussion de
l’émission.

13.1.2. Le Grand Jury, au risque du monologue des décideurs

Peut-on dire que les invités du Grand Jury, disposant d’une heure pour développer
leur parole, rencontrent au cours de l’émission d’autres paroles, d’autres acteurs ? Peut-on
considérer que ce débat est également un espace de rencontre entre discours, en plus d’être un
espace d’expression contrôlé et mis en scène par des élites du journalisme ? Cette question
revient à se demander si les invités de l’émission sont placés dans un dispositif qui attend
d’eux autre chose que l’abrupte production d’un message, d’un signe censé les positionner
dans le microcosme politique. L’invité politique de l’émission est convié seul à se confronter
dans ce qui s’annonce comme un match rhétorique face à trois journalistes, représentant
chacun un média concourant à la production et à la diffusion de l’émission. Une première
approche, abstraite, du dispositif, considèrerait ces journalistes comme des vecteurs neutres,
de simples relais sans distorsion des débats en cours dans le microcosme politique. Leur rôle
consisterait à présenter à leurs invités les points saillants de cette actualité, et à obtenir de leur
part une réaction permettant de prolonger les échanges. Cette représentation du Grand Jury, la
plus simple pour expliquer l’émission à quelqu’un qui ne l’a jamais vue, est confortée par
plusieurs aspects du dispositif de l’émission. On observe en effet que les journalistes font
intervenir avant chaque question la mention d’un fait, d’une phrase. Parfois pour rappeler une
phrase prononcée par l’invité dans un autre contexte, et lui en faire préciser le sens. La
question des journalistes revient souvent à demander le positionnement de l’invité sur la

509 Débat du 12 décembre 2005, consacré à la loi Lluca sur le « le rôle positif de la colonisation ».

300
phrase en question. On mesure alors la perfection du mécanisme médiatique, et son économie
de moyens. Le dispositif ressemble alors à une construction idéale par laquelle l’invité
décideur peut, depuis un studio dépouillé et face à trois journalistes, se positionner en une
heure et exprimer son avis sur un grand nombre de faits politiques.

Traiter la parole politique dans une logique industrielle

L’efficacité dans la synergie, dans la mobilisation des moyens, rapproche ce dispositif


des valeurs d’efficacité, de précision et de mesure auxquelles on attribue de la grandeur dans
le monde industriel. On retrouve ces caractéristiques industrielles dans l’habitus général des
participants – tous revêtus de costumes trois-pièces, portent des cravates ; minutent leur
apparition, leur disparition, leurs interventions. La hiérarchie entre le journaliste responsable
de l’émission (qui travaille pour RTL) et les autres assure une émission sans heurts. Ce même
responsable utilise à plusieurs reprises au cours de l’émission, sous sa table en verre, un
ordinateur qui lui permet de lire les dépêches d’agence de presse. A l’occasion, il s’assure la
capacité de faire réagir l’invité à une information au moment précis où elle lui est livrée. De
même, la mise en rapport entre l’invité et les faits et discours de l’actualité est préparée sur la
base d’un arraisonnement industriel fort. La trame du débat, le « conducteur » à partir duquel
l’émission va se constituer, circule à partir du mercredi soir depuis le journaliste de RTL
jusqu’aux autres journalistes, lesquels font ensuite travailler leurs assistantes sur le débat. Les
assistantes leur livrent un dossier, à partir duquel ils travaillent. Le lapsus de Jean-Michel
Aphatie est sur ce point révélateur : invité à considérer l’apport de son assistante dans
l’organisation de l’émission, il explique :

« Donc l'assistante ce qu'elle fait c'est des dossiers importants sur les invités du Grand Jury.
Même quelques fois sur les invités du matin, il y a beaucoup d'éléments dans les dossiers
des invités du matin. C'est l'assistante qui récupère toute cette matière, oui. Et si
l'assistante est bonne c'est quand même un outil appréciable… Un apport important ».5 1 0

La mention d’un usage ustensile de l’assistante est vite corrigée par le journaliste,
conscient qu’une telle présentation d’une personne humaine est contradictoire avec la
considération « d’autrui comme une fin et non comme un moyen ». Il reste que l’exigence
d’efficacité du journaliste l’incite à exiger des « outils » efficaces pour faire fonctionner la
machine du Grand Jury. Le rôle de l’assistante est stratégique dans ce débat. Les assistants
sont chargés de développer sur un rythme hebdomadaire un dossier sur l’actualité d’une part,

510 Entretien avec Jean-Michel Aphatie, le 21 décembre 2005.

301
sur la personnalité de l’invité d’autre part. On retrouve cet élément également présent à Mots
Croisés, du dossier permettant de faire autorité sur le débat. On retrouve également la division
du travail entre collecte d’information et construction du débat : des journalistes, en
l’occurrence des femmes jeunes, préparent les dossiers à partir desquels des hommes, plus
âgés et plus élevés dans la hiérarchie de la profession, construisent la problématique du débat.
Il faut pourtant noter deux grandes différences entre ces deux dispositifs. D’une part, le temps
disponible entre deux émissions de Mots Croisés est plus important que celui qui sépare deux
éditions du Grand Jury. Cette plage de temps offre aux journalistes de Mots Croisés la
possibilité de se rendre disponibles auprès d’un plus grand nombre d’interlocuteurs. Le temps
plus court de la préparation du Grand Jury restreint les échanges entre les journalistes et
d’éventuels interlocuteurs sur le sujet du débat, ne laissant que trois ou quatre jours pour
ajuster leur questionnement à la problématique posée.

Ne faut-il pas mettre en rapport cette question du temps, à l’inverse, comme liée
directement à celle du dispositif du débat lui-même ? Si le Grand Jury a lieu chaque semaine,
c’est sans doute aussi que l’espace de discussion du Grand Jury est extrêmement restreint, et
aborde pour l’essentiel les seules questions liées au fonctionnement du microcosme politique.
Il s’agit donc pour les journalistes du Grand Jury de faire faire à leurs invités « le tour du
débat », de les confronter aux positions officielles des uns et des autres. A ce titre, le travail de
préparation du débat épouse étroitement l’emploi du temps de ces journalistes et de leurs
assistants : composition de « conducteurs » à partir du survol des livres politiques et des
dossiers pour les uns, constitution de dossiers par le biais de biographies, de dépêches AFP,
de journaux pour les autres.5 1 1

Les journalistes du Grand Jury, au-delà de la neutralité

Est-ce tout ? Les journalistes qui concourent au Grand Jury n’amènent-ils pas quelque
chose de plus, dans la construction de ces débats, qu’une demande neutre de positionnement
de l’invité vis-à-vis des positions de ses semblables ? Les « messages » et autres « petites
phrases » délivrées par l’invité sont-elles exclusivement le fait d’un travail négocié en
coulisse, où journalistes et intervenants trouvent leurs intérêts bien compris ? En d’autres
termes, les journalistes ne sont-ils que les éléments honnêtes et efficaces d’une structure
industrielle à produire du positionnement politique ? Les discours des journalistes accréditent
largement cette représentation des choses – représentation sans risque, propre à légitimer leur
511 Cf. Partie 1.1.2 de ce chapitre, où je décris un exemplaire de ce dossier.

302
position de « passeur », de « témoin » face à des acteurs politiques, syndicalistes, chefs d’Etat,
ayant acquis légitimité et statut par l’onction du suffrage populaire 5 1 2 . Seulement, le problème
reste entier, même si tous ne l’admettent pas : la simple position dans une hiérarchie de
producteurs de l’information, elle-même légitimée à informer par les règles du jeu politique,
ne suffit pas à faire d’un journaliste l’interlocuteur légitime d’un personnage politique.

La question est centrale au Grand Jury puisque les journalistes sont de fait les seuls
interlocuteurs réels des politiques invités. Elle pose moins la question de leur « impartialité »,
notion improbable à laquelle la plupart des journalistes préfèrent celle « d’honnêteté », de
respect des règles et des valeurs en vigueur dans la profession – que celle de leur rôle effectif
au cours du débat. Là où, à Mots Croisés, le débat est partiellement co-construit entre
l’animateur et les invités, les trois journalistes du Grand Jury assument seuls la fabrique de la
discussion. Leur rôle doit donc être compris non seulement comme celui de membres
éminents d’un dispositif stable, dont le but est de produire de l’information et du
positionnement politique, mais encore comme celui de l’élément clé d’un dispositif
d’adhésion des spectateurs et téléspectateurs à la discussion politique. Ce travail de
décentrement de la discussion politique, qui vise à ajouter un supplément à l’échange
politique, est témoigné par les journalistes lorsqu’ils décrivent, dans la préparation de leur
travail, des activités qu’ils présentent eux-mêmes comme partiellement inutiles (Pierre-Luc
Séguillon et les pages » débat », Jean-Michel Aphatie et les rubriques « culture » des
magazines). Il s’agit de trouver, parmi les éléments mis en scène par les sources d’information
légitimes, les moyens de faire du débat un élément « excitant ». On peut trouver là,
parallèlement à cette exigence industrielle d’« organisation » et d’« efficacité », la
reconnaissance d’une « réalité de l’imaginaire » dont on espère un « jaillissement de
l’inspiration ». A ce titre, on retrouve chez cette « élite des journalistes » les éléments d’une
« élite artiste ».

On peut supposer qu’une des légitimités que les journalistes du Grand Jury possèdent
face à la légitimité des acteurs politiques, est leur capacité à insuffler un « supplément
d’âme » à la discussion politique en faisant d’elle une « création ». On peut rapprocher ces
éléments de la manière dont les journalistes travaillent avec les dossiers qu’on leur prépare : le
survol, le fait de « se remettre en tête » les biographies de politiques cent fois lues, la capacité
à tirer d’une compulsion superficielle la matière à un renouvellement de la discussion peut
512 La thèse d’Eric Darras note ainsi que les journalistes de débat subissent un déséquilibre réel de légitimité de
leur parole, puisque contrairement à celle qu’ils veulent contredire, eux ne peuvent s’assurer de la légitimité du
suffrage universel.

303
s’apparenter à la recherche de « l’alchimie des rencontres imprévues » qui est la relation
naturelle entre les êtres du monde de l’inspiration. Cet élément de leur travail est discret, peu
visible et partiellement nié par les acteurs qui préfèrent mettre en avant leurs exigences, il est
vrai plus chronophage et visibles, d’ajustement aux dispositifs industriels. Il est en revanche
mis en avant lorsque le produit final est promu. La discussion politique du Grand Jury est
réputé comporter un élément de plus, un élément particulier qu’on ne trouvera pas ailleurs. Il
y a là nécessité de créer une asymétrie dans l’échange avec le politique, de lui faire donner
plus qu’il n’est prêt à donner. Aussi, il est permis de supposer que les moments les plus vifs
de ces débats ne sont pas strictement ceux où interviennent les positionnements et les
révélations négociées. Les stratégies pour faire sortir les politiques du rôle qu’on leur connaît,
dans lequel ils se positionnent et se retranchent, supposent de la part des journalistes qu’ils
investissent dans l’interaction bien plus que n’offre le strict rôle de « passeur ».

L’entourage de l’invité, entre meeting et cérémonie mondaine

Au Grand Jury comme à Mots Croisés, un public est présent, assis autour de la table
derrière les intervenants. En poursuivant la symétrie entre les deux émissions, on pourrait
supposer qu’il s’agit également ici d’un entourage, d’un peuple muet et attentif qui figure le
téléspectateur. Plusieurs de ces rôles se retrouvent dans le public du Grand Jury, et en premier
lieu la disposition du public. Comme à Mots Croisés, les spectateurs sont assis autour du
débat, silencieux, n’intervenant que par à-coups lorsque la caméra les montre. D’autre part, ce
public joue sensiblement le même rôle dans les deux émissions, celui du téléspectateur. Ils
sont les représentants de cette entité invisible du débat médiatisé, figurant son intérêt – parfois
son ennui. Par une curieuse métaphore, le nombre de ce public en vient à figurer l’audience
du débat. C’est ainsi que le réalisateur, confronté à des captures d’images antérieures,
explique :

« L'image suivante c'est un plan du public. On cherche à mettre en situation des gens qui
viennent dans cette é mission et qui son de l'entourage proche de l'invité. Donc là c'est
Copé qui est déjà porte-parole de l'UMP. Donc lui, il ne va pas emmener beaucoup de
monde. Mais pour des gens plus importants on peut avoir des ministres, on peut avoir des
responsables de région. De montrer un petit peu les gens qui l'entourent. (…) Parce que
sinon ça dure une heure, et une heure c'est long. Si on ne peut pas aérer un petit peu, ç a va
vite devenir chiant à l'image. Même si ça reste de la radio filmer. On resitue les gens. Pour
moi, ce qui est sympa, c'est que là il y a beaucoup de monde. Il y a d'autres fois où il y a
personne. Là, il y a des gens au fond alors que d'habitude, il n'y en a pas. Là, on montre
Copé est arrivé avec des gens, et que ce jeune politicien va aller loin (rire). Enfin, c'est
mon point de vue. Sans parler d'idée. Je vois qu'il représente quelque chose, pour moi. Par

304
rapport à toutes les émissions que je fais, la dernière fois j'ai fait José Bové, ils étaient
deux. Dans ce cas là aussi, on peut montrer qu'il n'y a personne. Mais on n'est pas dans le
même registre. Pourtant, José Bové fait un peu de politique ».5 1 3

La différence essentielle entre ces deux publics tient à ce que les deux émissions
figurent des discussions d’enjeux et de portée très différents. Là où Mots Croisés représente
une discussion entre politiques et « forces vives » de la société, le Grand Jury est plus orienté
comme l’oracle d’une personnalité puissante, accouchée par des journalistes. A ce titre, le
public du Grand Jury représente mois la « société française » que le « milieu des élites »
concerné par cette discussion. Une observation ethnographique confirme cet état de fait. Là où
le public de Mots Croisés est composé d’un mélange d’habillements stricts et moins stricts,
celui du Grand Jury est composé presque exclusivement de tailleurs et de costumes 3-pièces.
Le maintien des corps est empreint d’une raideur certaine, qui contraste avec l’ampleur
théâtrale des mouvements publics – lorsqu’une personne en rencontre une autre. Les
conversations sont échangées à voix basse, et la cérémonie du buffet d’après émission est un
modèle de célérité. Le buffet est dressé au fond du studio quelques secondes après le
générique de fin d’émission, les publics se pressent rapidement autour de la table, rejoint dans
la plupart des cas quelques minutes après par l’invité qui entre-temps s’entretient avec les
journalistes. La cérémonie dure moins d’une demi-heure, contre près d’une heure en général
pour Mots Croisés.

Qui sont les personnes participant à cette émission ? Plusieurs observations


d’éditions successives permettent de conclure que la plus grande partie du public est
composé de partisans de l’invité. Lorsque des personnalités représentent un courant
politique d’opposition, comme avec Marie Georges Buffet ou Marine Le Pen, on y retrouve
des membres du bureau politique et des militants proches du courant de l’invitée. Lorsque
des ministres comme Philippe Douste-Blazy, ou Thierry Breton sont invités, on trouve des
membres du cabinet du ministre et des responsables politiques proches. Quelques invités,
dont moi, le sont par le service de presse de RTL : c’est également le cas de trois jeunes gens
« en maîtrise à Assas », qui assistent aussi aux émissions de Faugiel, et qui ont obtenu
l’invitation via le Bureau des Etudiants de leur université. Tous les invités à l’émission –
moi y compris, ou encore un journaliste politique de RTL venu assister au Grand Jury de
Marine Le Pen, et l’entretenant à sa sortie de plateau dans une discussion aux allures
d’interview – ont donc en commun un rapport professionnel à leur présence sur le plateau.
Les discussions informelles avec les publics, sur le sujet consensuel de l’intérêt qu’ils
513 Entretien avec Eric Freslon, 4 avril 2006.

305
prennent à venir, ne se contentent pas d’explications vagues autour de « l’intérêt pour la
politique » comme ce peut être le cas à Mots Croisés. Les arguments avancés sont d’ordre
professionnel et relationnel : il s’agit « de soutenir », « d’entourer » l’invité avec lequel on
entretient des liens forts et professionnellement définis. Contrairement à Mots Croisés où les
publics discutent volontiers politique, les discussions avec les publics du Grand Jury sont
rapidement closes, ou retournées avec une méfiance palpable sur le mode du « et vous, quel
est le motif de votre venue ? ». Signe que la présence parmi le public est vécue comme un
investissement personnel, que les participants n’envisagent pas d’investir comme sujet de
discussion avec un inconnu.

Qu’est-ce qui permet de supposer que le public télévisé de l’émission correspond au


public présent dans la salle ? N’a-t-on pas affaire à une relation asymétrique ? N’y a-t-il pas
d’une part une émission où intervenants et public sont décideurs, et d’autre part des
téléspectateurs et auditeurs plus modestes, assistant à une cérémonie d’une élite dont ils ne
sont pas ? Cette explication correspond probablement à la situation de l’auditeur de RTL. La
radio périphérique, émettant sur toute la France et diffusant l’émission en direct le dimanche
entre 18h30 et 19h30, cible plusieurs millions d’auditeurs « coincés dans les embouteillages
du retour de week-end », selon le mot d’un professionnel de l’émission. L’émission est ici
destinée au public de classes moyennes et populaires, de sexe masculin, réputé avoir la haute
main sur le choix des fréquences de l’autoradio en qualité de conducteur du véhicule : « RTL,
émission politique, le conducteur tombe dessus, s’arrête. C’est vif, ça parle de choses
concrètes, décisives, on s’arrête dessus. C’est ça notre public »5 1 4 .

Un clivage fort entre le public visé et le cercle invité dans le studio

On peut ici parler d’un public ayant un rapport lointain à l’émission, la « vivacité des
échanges » et la présence de « choses concrètes » dans la discussion étant supposées suffire à
susciter l’adhésion. On retrouve ces caractéristiques dans les coupures publicitaires entre les
deux parties de l’émission : produits alimentaires, vacances en famille, enseignes de grande
distribution… le public visé ne correspond pas à celui qu’on peut croiser dans le cercle des
invités de l’émission. Il faut pourtant limiter la portée de cette description, celle-ci recoupant
pour l’essentiel la vision que les cadres de RTL ont de la finalité de l’émission. Les usages du
public sont bien plus variés que la représentation qu’en ont les cadres des entreprises

514Entretien avec Jean-Michel Aphatie, le 21 décembre 2005.

306
médiatiques. Il faut d’autre part souligner la différence entre les médias. Si les entrepreneurs
de RTL envisagent principalement l’émission comme un flux destiné à un public peu impliqué
politiquement, les deux autres médias conviés à l’émission en ont une représentation inverse.
Ainsi, Le Figaro publie le lendemain du débat ses « meilleurs extraits ». Les quelques
dizaines de lignes extraites de l’émission sont destinées à un public impliqué et politisé,
puisqu’elles concernent les propos les plus stratégiques que l’invité a tenus à l’antenne. Or, ni
la radio ni le journal ne mettent en scène le public de l’émission.

On comprend ici que la mise en scène de l’entourage du candidat est destinée au


public télévisuel de l’émission. Le Grand Jury est retransmis sur la chaîne LCI, chaîne
thématique française destinée à un public de cadres, de journalistes et de membres d’états-
majors politiques, et plus généralement à des personnes en situation de décider. L’émission a
donc pour rôle de faire figurer l’entourage réel des invités, et d’offrir à voir la présence de tel
ou tel personnage comme une marque de soutien de cette personne à l’invité. La présence de
ces invités peut donc se lire comme un complément du positionnement politique exprimé par
l’invité au cours de l’entretien. Un supplément d’informations politiques, disponibles à la
télévision moyennant le paiement d’un abonnement. La mise en scène de l’émission est
destinée à faciliter cet état de fait : une moitié des chaises du studio situées derrière l’invité,
ainsi que le premier rang des autres chaises, sont réservées au premier rang de l’invité 5 1 5 . Le
rôle discret et discriminant de ce public, destiné à un regard expert, permet de comprendre que
le Grand Jury s’adresse à deux publics. L’un, très général, peut être décrit comme « les
électeurs » ou « les citoyens » ; son extension est à la mesure de l’importance de la position de
l’invité. Le second public de l’émission est très ciblé, on peut le décrire comme la somme des
professionnels susceptibles de voir leur horizon d’attente professionnel transformé par le
positionnement politique de l’invité. Le public assis derrière les participants au débat
représente donc ce second public, fait d’acteurs professionnellement très proches de l’invité.

13.1.3. L’équipe éditoriale, « boite noire » des pages « Débats » du


Monde

La question des dispositifs de participations diverses aux débats politiques médiatisés


atteint une limite avec les pages « Débats » du Monde. Poser la question de l’organisation de

515 Cet état de fait m’a été confirmé fermement par la responsable de communication, alors que, invité à prendre
place sur une des chaises, je m’assois successivement à deux places interdites : parmi le groupe de chaises
situées derrière l’invité, puis au premier rang d’un autre groupe de chaises.

307
ce débat telle qu’elle pourrait être décrite par une observation participante revient dire qu’on
ne peut y répondre. Ce débat n’accueille en effet aucun invité et se déroule entièrement en
privé. Les journalistes travaillant à ces pages acceptent volontiers d’accorder des entretiens
sur leur pratique. Reste qu’à la manière des délibérations et décisions du Conseil d’Etat 5 1 6 , les
détails du choix de ces journalistes se fait à l’abri des regards extérieurs : selon la Direction
des Ressources Humaines du journal, cette équipe n’accepte pas de stagiaires. D’après les
renseignements obtenus en entretien, les journalistes travaillant à ces pages lisent
quotidiennement les articles reçus, appliquent des critères liés à leurs contraintes éditoriales
pour refuser les deux tiers des envois qui leurs sont proposés.

La première différence que l’on peut noter par rapport aux autres débats, concernant
l’organisation de la participation, est que la grande majorité des intervenants à cette émission
sont des gens qui sollicitent les journalistes pour y intervenir. Sans doute les journalistes
d’autres émissions admettent être régulièrement sollicités par des gens qui souhaitent
intervenir. Il est probable que certains de ces sollicitants finissent, à un moment où un autre,
par être invités à ces émissions. Il reste que le dispositif de ces organisations médiatiques est
très différent : là où Question Time, Mots Croisés et le Grand Jury prospectent auprès des
invités potentiels pour obtenir leur accord, les pages « Débats » du Monde font l’essentiel de
leur choix entre diverses personnes ayant préalablement envoyé une tribune. Cet état de fait a
pour principale conséquence que les diverses caractéristiques de la tribune (fond, forme) du
participant sont assez précisément arrêtées au moment où ils sont sollicités par les journalistes
des pages Débat. Sans doute les intervenants des autres débats ont-ils toujours une thèse
générale à défendre, un ou plusieurs arguments, anecdotes ou exemples prêts à l’étayer. Mais
nul autre débat n’accueille une parole aussi construite, achevée.

Les textes collectifs, exemple limite de contributions reçues au Grand Jury

Le principal symptôme de cet état de fait est la présence dans ces pages de pétitions,
textes collectifs, manifestes – tous étant le résultat de discussions antérieures. Cette
configuration amène à publier un débat clos, pour lequel le journaliste n’a qu’à valider cette
matérialisation d’une alliance. En d’autres termes, au moment où le texte est proposé, il ne
peut guère être changé puisque tout changement reviendrait à remettre en cause les conditions
de l’accord antérieur. Sophie Gerhardi explique ainsi :

516 Bruno LATOUR, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’Etat, Paris, La Découverte, 2002.

308
« Il nous arrive des textes calculés au mot près, donc pas d’une légèreté insoutenable, écrits
dans une langue épouvantable, et qu’il s’agit de publier tel quel. Bien sûr certains textes
méritent d’être publiés tels quels, on pense à des textes d’écrivains, avec des effets
calculés. Mais là, les tournures et les expressions toutes faites sont souvent là pour faire du
compromis, pas pour exprimer des idées ».5 1 7

Que signifie cette remarque ? Sans doute a contrario que les journalistes de ces pages
exigent de publier un débat auquel ils soient partie prenante. Comme dans les autres débats
étudiés, les journalistes opposent à leur rôle de neutralité l’exigence de faire participer les
différents acteurs à un débat commun dont ils sont les pivots, dont ils fixent quelques règles a
minima.

Comment les journalistes s’assurent-ils que les textes des auteurs sélectionnés
respectent les règles imposées aux participations des pages « Débats » ? Au vu des entretiens
et des témoignages de participants à ces pages, on peut relever deux principaux moments. Le
premier relève de la discussion des journalistes entre eux. Comme l’explique Sophie
Gerhardi, « C’est amusant, on se fait les avocats de nos textes. On se choisit chacun un favori,
et puis on argumente ». L’impératif de discussion pourrait être pensé en relation avec les
comptes que les journalistes auront éventuellement à rendre vis-à-vis des choix qu’ils ont
effectués. Selon Sylvain Cypel, cette dimension de son travail est marginale :

Q : « Et est-ce que les journalistes du Monde réagissent à vos publications.

R : Ben la règle c'est que non. La règle au Monde c'est que je suis libre du choix, que je suis
libre des papiers que je publie, et que les analyses c'est un secteur protégé dans le journal.
Les journalistes du Monde le découvrent en même temps que le lecteur. Ils ne sont pas
sensé savoir ce qui va être publié.

Q : Et quand ils le découvrent...

R : Ben des fois, j'ai publié aujourd'hui un article, un journaliste m'a dit « vachement bien », et
des fois quelqu'un va me dire « pauvre conard, ce truc il vaut rien ». Et moi j'ai pensé que
c'était très bien. Et je les ai publiés ».5 1 8

Sophie Gerhardi explique que « notre rubrique est intouchable, ce qui arrange
beaucoup de journalistes du Monde. Certains à qui on propose des papiers un peu personnels,
pas très bons, expliquent « On va proposer aux pages “Débats” » et puis après peuvent dire
« Désolé, ils n’en ont pas voulu, mais on ne peut rien à cela ». Cet état de fait ne signifie pas
une souveraineté absolue des journalistes sur cette rubrique, comme le montre l’exemple de
passe-droits et de pressions pour faire publier telle ou telle contribution. Ici, on peut supposer

517 Entretien avec Sophie Gherardi, 23 février 2006.


518 Entretien avec Sylvain Cypel, 17 août 2005.

309
que l’existence de pressions exceptionnelles pour faire publier tel ou tel article peut à
l’inverse offrir aux journalistes une plus grande immunité sur les textes qu’eux défendent.

Un débat interne qui garantit la cohésion des normes rédactionnelles

Ainsi, ce débat des journalistes s’apparente moins à d’éventuelles réponses à la


critique, qu’au maintien et à l’évolution de leurs normes rédactionnelles. Les journalistes
débattent entre eux de la composition de la page du jour, et des textes qui y seront inclus. Les
rédacteurs des textes participent-ils à ces débats ? Indirectement oui, puisque les textes sont
eux-mêmes des compositions argumentatives, et que les arguments présents dans ces textes ne
peuvent manquer de se retrouver dans l’argumentation des journalistes. L’expression de la
journaliste, « on devient les avocats de ces textes » doit être prise au pied de la lettre. L’avocat
est le personnage du procès qui prête sa voix à une partie, incapable de s’exprimer elle-même.
Puisqu’un texte ne peut se défendre tout seul, le journaliste lui prête sa voix, mais reprend ses
arguments ; il y a là l’idée que les auteurs des textes contribueraient à façonner non seulement
la page dans laquelle ils sont publiés, mais encore l’orientation des pages à venir – ayant
convaincu et influencé les metteurs en scène de ces pages. L’affirmation normative de ce
fonctionnement, que les pages du Monde doivent fonctionner dans ce sens, est très liée en
entretien au rappel du contexte particulier des pages « Débats » au début de l’année 2006, au
cours duquel ont lieu ces entretiens. Sophie Gerhardi rappelle en effet que :

« Au Monde nous avons fait récemment notre révolution de velours, avec le départ d’Edwy
Plenel. Son talent, mais aussi son fonctionnement très autoritaire, faisait qu’au Monde
personne ne prenait la parole d’autre que lui. Son fonctionnement a beaucoup marqué le
journal ».5 1 9

L’accent mis sur la dynamique argumentative présidant au choix des pages « Débats »
– et la participation indirecte des auteurs des pages « Débats » à cette dynamique de
changement – doit être plus précisément mise en perspective avec le fait que ces pages ont été
pendant dix ans « sous la coupe de Michel Kajmann, un homme au caractère difficile, qui ne
sortait jamais en ville, un peu cactus ». Or, les journalistes successifs en charge des pages
Débat interrogés dans cette enquête ont été nommés après le départ d’Edwy Plenel, pour une
durée relativement courte, et n’ont eu pour soutien à l’organisation de ces pages que les
directives de M. Kajmann. Le fait de faire « vivre » les articles reçus revient donc à s’appuyer
sur leur existence pour renouveler, par la critique et la justification, le jeu de règles présidant

519 Entretien avec Sophie Gherardi, 23 février 2006.

310
précédemment au choix des pages – puisque ce jeu de règles étant l’émanation d’un homme
proche d’Edwy Plenel. Ce choix d’un jeu argumentatif correspond donc à la nécessité de
trouver un compromis entre la continuité des pages Débat, dans leur importance presque
institutionnelle dans la vie des élites françaises, et leur renouvellement correspondant à la
nouvelle impulsion politique du journal.

13.1.4. Question Time, ou l’entrée du public dans l’arène politique

Comment étudier le jeu des rencontres entre les différents groupes composant
Question Time ? Cette question se pose sans doute pour tous les débats étudiés jusqu’ici, mais
peut-être plus particulièrement dans le cas de Question Time. Les conditions difficiles
d’observation de l’émission – langue et pays étrangers, un mois d’enquête, un seul accès au
plateau, trois entretiens et quelques échanges avec les intervenants – ont restreint le matériau
disponible. Aussi, pour atténuer les lacunes de ce manque de données, il s’agira de n’étudier
que la partie la plus visible, le mode d’entrée du public dans l’arène de l’émission. L’avantage
de cet angle d’étude est qu’il s’attache à ce que Question Time a de spécifique vis-à-vis des
autres arènes médiatiques étudiées : la relation supposée directe entre le public et le monde
politique.

Les divers modes de participation à Question Time

Pour autant, cette relation « directe » n’a pas besoin, pour être pleinement effective,
que le citoyen soit directement confronté au politique. Ceux qui ne franchissent pas ce pas
peuvent vivre plusieurs expériences de socialisation autour de l’émission, tout en n’ayant
aucun contact de près ou de loin avec l’émission. Il y a bien sûr l’intimité du salon familial,
ou de l’émission regardée entre amis, ou l’on commente le débat entre intimes. Plus engagé, il
y a l’envoi de messages sur écran via le système CEEFAX, ou encore via le site Internet de
l’émission. On n’est plus là dans l’association des intimes, plutôt parmi les habitués.
L’émission, après trente ans d’histoire, est entourée d’une forte affiliation de téléspectateurs
utilisateurs de CEEFAX, dont la page « Wikipédia » de l’émission se fait l’écho. Pour autant,
aussi impliqués qu’ils soient dans leur assiduité à l’émission, la majorité de ces spectateurs
assistent à ces débats par procuration, par le truchement des écrans.

On pourrait avancer que la participation des téléspectateurs à ces forums en lien


direct avec l’émission – réagissant parfois à la minute près aux déclarations des invités –

311
constitue une forme de participation à l’émission elle-même. Après tout, David Dimbleby
débute l’émission en rappelant que les téléspectateurs peuvent commenter l’émission en
direct via Cee Fax et le site Internet. Les commentaires des téléspectateurs s’affichent sur le
côté de l’écran de ceux qui le souhaitent. Ces commentaires restent plusieurs semaines sur
le site Internet, dans une rubrique spéciale « your comment » des archives de chacune des
émissions. Pour autant, la journaliste de l’émission, Jess Brammar, explique que cet aspect
de l’émission est entièrement déconnecté des préoccupations de la rédaction :

« Comme je débute, j’y jette encore un coup d’œil à l’occasion. Mais je suis la seule, et ça
n’interfère pas dans mon travail. Ces forums, ce sont des espaces réservés aux
téléspectateurs entre eux. En plus, on n’a rien à y trouver qui concerne notre travail,
puisqu’il concerne l’émission qui vient d’avoir lieu. Nous on est déjà sur l’émission
suivante ».5 2 0

Il existe une étanchéité de fait entre la majorité des téléspectateurs et l’équipe des
journalistes. On retrouve cette situation chez tous les organisateurs de débats. Ainsi Gilles
Bornstein explique que « je devrais peut être les consulter [les forums Internet de
l’émission], mais je ne le fais pas ». Et Jean-Michel Aphatie, interrogé sur les réactions aux
messages sur son blog, explique que « c’est toujours les mêmes commentaires qui
reviennent, “vous ne traitez pas assez du fond”, la tarte à la crème »5 2 1 .

Lorsque certains d’entre eux souhaitent franchir le pas – traverser l’écran ? – c’est
naturellement à l’invitation du présentateur qu’ils répondent. Le lien privilégié entre le public
de Question Time et l’émission est incarné par la figure de cet animateur. Anglais modèle,
légataire d’un personnage de « fellow gentleman » que son père installe avant lui sur les
ondes, il est celui qui s’adresse au téléspectateur british urbain. Il ne cesse de rappeler à quel
point il est soucieux que les acteurs politiques répondent aux questions du peuple. C’est donc
auprès du numéro de téléphone, ou des coordonnées Internet, proposés par Sir David
Dimbleby, que la plus grande partie des spectateurs assistant à l’émission fait connaissance
avec l’équipe de ses organisateurs. Le premier contact du téléspectateur à l’équipe
organisatrice de l’émission s’ouvre de fait sur une reconnaissance de la singularité de sa
démarche – on commence par le féliciter de la part active qu’il prend au débat. Qu’il prenne
contact par Internet ou par téléphone, on commence par le remercier de sa démarche : « Merci
pour l’intérêt que vous témoignez à Question Time ». Puis on s’empresse de justifier le
questionnaire proposé, long et portant sur des sujets sensibles (données personnelles, opinions
520 Entretien avec Jess Brammar, 7 décembre 2006.
521
Entretien avec Jean-Michel Aphatie, le 21 décembre 2005.

312
politiques) ; par cette justification, l’équipe de Question Time explique partiellement ce
qu’elle attend de son public.

Les étapes de l’entrée dans le public de l’émission

Le texte du Site Internet explique ainsi que le questionnaire est une condition
nécessaire pour participer à l’émission : « Pour rejoindre l'auditoire de l’enregistrement de
Question Time, remplissez s'il vous plaît le formulaire ci-dessous ». Il s’agit donc d’une forme
d’épreuve d’obéissance au protocole de l’émission, une condition sinae qua non de l’entrée
dans le processus. Mais cette épreuve n’est pas une simple et abstraite demande d’obéissance,
en échange de laquelle on peut obtenir son droit d’entrée. Elle est assortie d’une assurance de
confidentialité des données (« Votre réponse sera entièrement confidentielle »). Sa
justification rejoint une certaine représentation du phénomène démocratique auquel l’émission
s’honore de participer5 2 2 . L’équipe de l’émission souligne en effet la nécessité d’équilibrer les
différentes sensibilités du public, et assure que ce questionnaire en est l’instrument privilégié :
« Il nous permettra d'inviter un auditoire diversifié ». On trouve ici la volonté de représenter
en nombre équilibré la diversité des visages de la « rue britannique » : toutes les images du
public de Question Time, et d’abord celles qui illustrent sa « vitrine », le site Internet,
comportent dans un ensemble visiblement construit une égale proportion de tous types de
visages.

Le questionnaire débute par une collecte exhaustive de données personnelles : nom,


prénom, adresse, téléphone, e-mail, âge, profession. Parmi celles-ci, une question en phase
avec les usages du monde politique anglo-saxon concerne le « groupe » auquel le participant
potentiel s’assimile : « De quel groupe parmi les suivants vous sentez-vous le plus proche ? ».
La question est suivie d’une liste de huit choix possibles, dont un « métisse » et un « autre »
où l’internaute est invité à formuler le « groupe » qui ne se trouve pas dans la liste. Une autre
fait référence aux « handicaps » de l’intervenant potentiel. Pourtant, le questionnaire ne
comporte pas que des items relatifs à l’apparence, à l’origine, aussi se permet-il d’aller au-
delà de l’exigence faite à l’émission de remplir les gradins avec des acteurs de différents
genre. Sur les dix-sept questions du questionnaire, deux concernent la gestion des données.

522 A noter que cette introduction justificative, très développée sur le site Internet de l’émission, est liée à la
nécessité d’anticiper les questions que l’internaute peut légitimement se poser, et d’y répondre. Faute de quoi, et
contrairement à la situation d’une conversation téléphonique où l’opératrice répondra aux questions si elles se
présentent, on peut supposer que l’internaute refusera de remplir le questionnaire si l’on ne prévient pas par écrit
les réticences qu’il ne manquera pas d’avoir face à son écran.

313
Reste quinze questions, toutes relatives à la personnalité du candidat au public de l’émission.
Sept d’entre elles, soit environ la moitié, portent sur son positionnement politique.

On demande d’abord à l’intervenant de formuler les deux thèmes sur lequel il souhaite
avoir une discussion avec le personnel politique invité. Cette première question ouverte exige
de l’intervenant qu’il investisse son questionnement politique dans le questionnaire. Cette
démarche qui lui est demandé n’a a priori rien d’évident. On peut supposer qu’il existe un
fossé entre le désir de passer à la télévision et d’être mis en contact avec des gens connus
invités, et celui de structurer son désir d’intervention autour de deux sujets précis. Cette
question ouverte – que l’aspirant doit combler, investir de sa personne – oblige l’intervenant à
se positionner politiquement, à identifier les sujets « politiques » parmi les informations, et à
se reconnaître dans deux d’entre eux. Les deux questions qui suivent relèvent du même
mécanisme d’investissement. Ici, ce sont les deux sujets que la rédaction de Question Time
considère comme structurant l’imaginaire politique. Il y a d’abord la guerre et l’occupation
irakienne (« Quel est votre avis sur la situation en Irak ? »). Vient ensuite l’intégration du
Royaume-Uni à l’Union Européenne (« Etes-vous europhile ou eurosceptique ? »). Ici encore,
ces questions sont ouvertes. Bien sûr, la seconde peut se réduire à un choix entre deux termes,
mais telle n’est pas la teneur du questionnaire, qui laisse au contraire un espace important à
remplir. Ces thèmes à forte valeur émotionnelle sont réputer impliquer fortement ceux qui se
les posent, ce qui amène les spectateurs à s’impliquer personnellement dans le jeu de
l’émission.

Les dernières questions à caractère politique relèvent plus du sondage d’opinion,


capturant le questionné dans une grille politique institutionnelle. On lui demande ainsi pour
qui il voterait si, demain, des « General Elections » se tenaient. S’il soutient pleinement le
leader du parti auquel il confierait sa voix. Dans ce contexte, une question relative au
militantisme (« Are you a member of a political party ? ») apparaît saugrenue. Y a-t-il un
nombre maximal de militants invités à l’émission ? N’y a-t-il pas, surtout, une part des places
de l’« audience » réservée aux militants qui accompagnent leur leader à l’émission ? Une
enquête circonstanciée pourrait seule confirmer un tel état de fait, même si Sir Robin Day
explique dans son livre qu’au départ de Question Time, le public n’était presque composé que
de militants.

314
Un parcours dans la logistique du public

Ma participation à l’émission ne s’est pas faite par le truchement de ce


questionnaire. Ayant obtenu le numéro de téléphone du bureau de la rédaction de Question
Time suite à une lettre à la production Mentorn, j’ai été orienté par la journaliste sur Alisson
Fullar, régisseuse de l’émission. Interrogée sur sa gestion des fiches collectées par Internet
et par téléphone, elle admet qu’« il y en a des centaines », ce qui sous-entend qu’elle ne les
traite pas toutes. Elle me prévient néanmoins que « je devrai attendre deux ans » avant de
revenir à l’émission. On observe là une interaction en deux temps. Dans un premier temps,
par la grâce du contact téléphonique, je suis considéré comme une connaissance, un initié.
On me fait donc crédit de bénéficier immédiatement de l’accès – très demandé – au public
de l’émission de Londres. Dans un second temps, du fait que mes questions dénotent une
méconnaissance certaine de l’émission, je suis ramené à un stade de « membre ordinaire »
de l’émission, et on m’impose le régime commun des autres spectateurs. Il y a dans cette
interaction le signe que, au milieu de ces cadres de l’émission disponibles, certes, mais
surchargés de travail, on ne se questionne pas beaucoup sur l’intervention d’une personne
supposée faire partie du « groupe » - puisque utilisant un canal de communication supposé
exclusif – jusqu’à ce qu’on s’aperçoive, par des signes inappropriés à la situation, qu’il n’en
fait pas partie.

Toute personne invitée à l’émission reçoit un mail récapitulatif à imprimer et à


présenter à l’entrée des studios d’enregistrement de l’émission. Après avoir rappelé les
coordonnées des organisateurs, et précisé le lieu d’enregistrement de l’émission, le mail
explique qu’une participation active est vivement souhaitée de la part des spectateurs : « we
look forward to have a lively informative debate, please be ready to participate ». A noter que
la tournure impérative de la phrase, le rappel des attentes des producteurs de l’émission,
posent en exigence la participation du public au débat. L’intervenant est vivement incité à
« jouer les bons citoyens », et c’est aux modalités techniques précises de ce mode
d’intervention que le reste du mail est consacré. Il est ainsi rappelé que l’intervenant doit
préparer « deux questions, à recopier sur les cartes que nous fournissons. Assurez-vous que
vos questions sont courtes, et reliées à des questions de l’actualité de cette semaine. Trente
mots maximum, idéalement vingt ».

315
Le public invité à inscrire sa participation dans un jeu de cartes

Le public arrive à Question Time vers 18h30. Une vaste salle est aménagée pour
accueillir, rafraîchir (thé, café, jus de fruits, biscuits) les participants. Un stand « BBC News »
propose d’informer ceux qui sont intéressés par le fonctionnement de la chaîne d’information
en continu « BBC World » et ses prolongements sur Internet. Cependant, l’essentiel de
l’interaction entre le public et l’organisation se joue autour de a circulation des cartes
questions. Chaque intervenant reçoit, lors de son identification à l’entrée de la salle d’attente,
deux cartes accompagnées d’une feuille rose qui sont supposées l’aider à préparer ses
questions. Les deux cartes reçues sont strictement identiques. Au format « carte postale »
(10*13 cm), elles sont imprimées des deux côtés. Au recto, le formulaire à remplir
(nom/occupation/question) résume la dimension de la participation de l’intervenant. Au verso,
on retrouve les consignes de participation au débat : les questions doivent porter sur des
« topical subjects », doivent être « aussi bref que possible » : si vous êtes choisi pour poser
une question, on vous rendra la carte (qui correspond à la question qu’on vous aura choisi).
Une fois rempli, le participant doit en effet donner les deux cartes, chacune comportant une de
ses questions. Le tri et le choix des participants est fait à partir des cartes. Ce tri met environ
une heure et demie, puisque les cartes sont ramassées vers 19h00 et que c’est autour de 20h30
que la régisseuse intervient auprès du public, désormais assis et préalablement préparé aux
conditions de l’émission par le chauffeur de salle, pour désigner ceux qui seront appelés à
intervenir.

Comment les membres de l’organisation s’assurent-ils que les consignes sont bien
comprises et respectées par les deux cents invités hebdomadaires ? Il y a bien sûr les
répétitions presque litaniques des consignes écrites sur les divers supports de communication.
Le jeu de cartes est le troisième support, après le questionnaire Internet et le mail d’invitation,
où on leur répète la consigne d’être participant, court et centré sur l’actualité. A cela s’ajoute
la feuille rose. Celle-ci répète une quatrième fois les consignes. Elle précise également les
consignes, et donne de la matière pour que le public les exerce, en présentant les membres du
panel auxquels ils sont réputés s’adresser. Cette répétition des consignes, qui s’accompagne
d’une entrée progressive dans le dispositif de l’émission (le « warm welcome », formule
d’accueil de la feuille rose, fait écho au « thank you », formule d’accueil du questionnaire
Internet : l’aspirant au rôle de public est devenu public confirmé), a l’avantage de tisser un
lien personnel avec tous les publics de l’émission, soit deux cents membres hebdomadaires.

316
Dans le même temps, les membres du staff ont à peine le temps de souhaiter la bienvenue aux
membres dont ils vérifient l’invitation.

Après la formule de bienvenue, la feuille rose rappelle aux candidats quatre points
qu’elle juge essentiel : « rédiger les deux questions et donner les cartes à un de nos
employés » / « Si vous voulez que vos questions soient prises en compte, faites en sorte
qu’elles soient « courte, acérée et astucieuse » / « Posez des questions ayant un intérêt
national ou international » / « Faites en sorte que chaque question se réfère à un seul sujet ». Il
y a donc là, en quatre phrases, le mode d’emploi d’un accès légitime à l’exercice de poser une
question. S’ensuit, sur une trentaine de lignes, une description des « panelists »auxquels les
questions seront posées. A noter que ces courtes présentations d’invités – cinq lignes chacune
– sont strictement les mêmes que la présentation des invités de la semaine sur le site Internet
de l’émission. On y retrouve, en quelques phrases, les positions politiques, philosophiques,
artistiques et/ou religieuses des invités. Jess Brammar, la benjamine de l’équipe, explique que
« cette fois-ci, ça a été à moi de rédiger ces paragraphes. J’ai fait en sorte que, pour chacun, il
y ait un trait saillant de la personnalité de l’invité qui ressorte ». Effectivement, chacune des
présentations d’invités se termine par une phrase susceptible de créer la controverse.

La description du « panel » sur la feuille rose se présente comme une suite de


paragraphes, chacun consacré à l’invité. On note que l’ordre de présentation se fait sur le strict
souci de l’étiquette. Ruth Kelly, membre du gouvernement Blair, vient en tête. Sa présentation
se termine par ce rappel : « Elle s’est abstenue de nombreux votes cruciaux sur des droits des
homosexuels. Elle a été aussi critiquée pour refuser de se prononcer sur la question de savoir
si l'homosexualité est ou non péché ». De fait, elle ne sera pas interpellée sur sa position vis-à-
vis de la question homosexuelle au cours du débat – à aucun moment, celui-ci ne portera sur
ce point. La présentation qui suit est celle de l’invité Tory, David Davis. Il est MP et
« Shadow Home Secretary », c'est-à-dire membre du gouvernement « fantôme ». En tant que
tel, il vient après la membre du gouvernement « réel ». Après avoir rappelé son importance, sa
présentation se termine par le rappel que « Pendant la campagne électorale, il a recommandé
vivement aux Tories de chercher un nouveau départ, en leur disant “arrêtons de nous excuser
et mettons-nous au travail” ». Aucun de ces deux politiques ne verra, au cours du débat le
public faire un usage polémique de ces présentations. En revanche, les plus forts moments de
la controverse seront centrés autour de la personnalité de l’écrivain Martin Amis. Celle-ci
peut se résumer par la phrase finale de sa présentation : « Quand je reviens en Grande-
Bretagne, j’y vois une très belle société multiculturelle. Le seul élément qui ne fonctionne pas

317
est l'Islam ». On note que, sur la feuille rose, sa présentation apparaît en troisième position –
soit derrière les deux personnalités politiques, mais premier parmi les personnages de la
« société civile ». Il faut noter enfin que la phrase de Martin Amis est en mesure de jouer un
rôle efficace de « paratonnerre ». Les controverses susceptibles d’être soulevées au cours du
débat sur les relations difficiles entre la société anglaise et le monde musulman – notamment
celles relatives aux guerres d’Afghanistan et d’Irak – sont ainsi directement dirigées sur la
personne et les propos de Martin Amis, atténuant ainsi relativement les risques de vindictes
sur la personne du représentant du gouvernement qui siège parmi les Panelists.

Cette intuition forte, ressentie à la fin de l’émission du 7 décembre 2005, sera


confirmée par le visionnage d’une émission d’avril 2006, intégralement consacrée à la
guerre en Irak. Au cours de ces deux émissions, l’émission traite des guerres dans lesquelles
sont impliquées les forces britanniques. Et à ces deux reprises, les réactions du public ne
seront pas dirigées vers le représentant du gouvernement, mais vers un personnage extérieur
au jeu politique britannique, partisan affirmé du maintien des troupes britanniques dans ces
théâtres d’opération. Parmi ces échanges, une femme s’adresse lors de l’émission du 7
décembre à l’écrivain Martin Amis, qui explique que le Royaume-Uni a bien fait
d’intervenir en Afghanistan après le 11 septembre : « Comment pouvez-vous dire cela ? Des
centaines de milliers de gens sont morts en Afghanistan et en Irak, le seul but est d’installer
l’hégémonie américaine (…). Le peuple d’Afghanistan n’a rien à voir avec le 11
septembre » (applaudissements – je souligne). Dans le même registre, au cours de
l’émission du 7 avril 2006, c’est l’ancien MP et fondateur de la coalition « Stop the War »
Tony Benn qui s’adresse à l’ancien Secrétaire d’Etat de Bill Clinton pour lui rétorquer :
« Vous parlez de démocratie et de justice, mais ce débat est surréaliste. Il s’agit avant tout
d’une guerre menée pour le pétrole. Ma génération a payé le prix du combat pour la
liberté5 2 3 , la guerre que nous menons aujourd’hui sert les intérêts des grandes firmes »
(applaudissements – je souligne). Lors de ces deux débats, les représentants du
gouvernement ne sont sollicités sur cette question que sur des questions techniques (crédits
alloués à l’équipement des combattants, éventuel planning d’un retrait des zones de
combat). C’est en revanche à ceux qui « parlent », qui « disent » le bien qu’ils pensent de
ces opérations, que s’adressent les manifestations du ressentiment contre la guerre.

523
Tony Benn a servi comme aviateur dans la RAF au cours de la seconde guerre mondiale.

318
13.2. Les relations informelles entre les différentes personnes
présentes

13.2.1. Mots Croisés, ou la mécanique protocolaire

Plus d’une centaine d’invités nouveaux interviennent chaque année à Mots Croisés.
Pour autant, les émissions successives digèrent, absorbent, embauchent sans peine ce flux de
nouveaux arrivants. Coproducteurs de l’émission, ces invités intègrent sans heurt visible les
codes et les contraintes de l’émission. Mieux encore, la plupart sont réinvités, et finissent par
être des acteurs à part entière de l’émission, anticipant les desiderata sommairement exprimés
par les organisateurs. Peut-on considérer que cette compétence qu’ils démontrent tient à leur
seule qualité de professionnel de la parole et du discours ? Cette qualité paraît nécessaire,
mais non suffisante. Si tous les intervenants de Mots Croisés exercent des professions où la
maîtrise de la parole joue un grand rôle, c’est aussi le cas des invités de Mots Croisés qui –
volontairement où non – ne jouent pas le jeu. Considérons qu’il y a un jeu, et que les
intervenants qui sont retenus sont ceux qui « jouent le jeu », qui se prêtent au jeu interagissant
entre eux et les acteurs de l’émission.

Le jeu proposé aux invités

De quel jeu s’agit-il ? Y a-t-il quelque chose qui se joue, dans les heures qui séparent
la prise en charge des participants par l’équipe de la production de leur entrée sur le plateau,
qui contribue à les faire adhérer, au sens instinctif du terme, au principe de l’émission ? Les
lignes qui suivent se proposent de quitter un moment l’analyse strictement stratégique de la
situation du candidat à l’émission (qui considèrerait le lieu de l’émission comme un espace où
l’on vient pour délivrer un message, pour discréditer un adversaire etc.) pour étudier la
situation comme rituel, dont les étapes construisent une intégration symbolique de l’invité
dans l’équipe invitante. Cette piste ici étudiée est introduite par la remarque de la journaliste
Laurène Sevrent quand elle cherche à expliquer la motivation de ses invités : « nos invités on
les chouchoute. Il faut qu’ils passent un bon moment ». Ce développement s’appuie
également sur l’impression sensible, dans l’espace social de l’émission, d’un ordre paisible,
construit et prolongé par des acteurs discrets et persistants. Il s’agira ici de comprendre les
étapes de la construction de cette confiance, en l’échange de laquelle les intervenants de Mots
Croisés font, à titre presque gracieux, les frais de la conversation.

319
Le maquillage, contact de bienvenue

La séance de maquillage des invités ne peut certes se résumer à un contact purement


rituel. Il y a, dans ce passage obligé de quiconque passe à la télévision, une justification
principale, relative à l’esthétique de l’image. Une des maquilleuses de Mots Croisés,
Véronique5 2 4 , rappelle ainsi que :

« La vidéo écrase le volume du visage. En rajoutant des nuances, des couleurs, on procède à
un maquillage correctif, qui tend à redonner à l’image filmée l’apparence du visage
réel ».5 2 5

Interrogée sur la « fonction de maquilleuse », elle se présente d’abord comme une


adjointe du directeur de la photographie : « On travaille directement avec le directeur photo.
Lumière, déco, intensité, colorimétrie ». Cette figuration de son métier en coproductrice de
l’image est réelle, mais elle ne lui suffit pas ; dans les minutes qui suivent, la maquilleuse
reprend le récit de son métier sous un jour plus personnel, plus affectif. Elle relate les aléas de
sa carrière et les affects qui y sont rattachés. Affects tristes, avec le souvenir de la SFP où elle
a assuré une partie de sa carrière. Et présentation plus heureuse, avec des détails sur
« l’ambiance de famille » dans laquelle elle évolue à France Télévision : « J’ai un peu
travaillé dans la mode, mais l’ambiance, le fric, ça ne me plaisait pas trop. Je préfère les films,
la télé, le théâtre, c’est plus intéressant ». Elle explique sa relation avec Arlette Chabot, avec
qui elle travaille, prioritairement sur le mode de la gestion des affects : « Quand elle est
maquillée, Arlette a besoin de repos, de détente et de quelqu’un de professionnel ».

Le maquilleur, qui est souvent une maquilleuse, occupe une situation essentielle dans
le dispositif d’accueil des personnes invitées. Avant le débat bien sûr, mais aussi avant les
salutations de bienvenue qui les mettent en contact avec les équipes de rédaction et
d’animation de l’émission, leur premier geste de coopération consiste à accepter le
maquillage. Ce geste, inhabituel pour les hommes, est presque systématiquement accepté :
« 99 % acceptent. Pour ceux qui n’acceptent vraiment pas, je me mets en contact avec le
directeur photo qui peut faire des réglages de lumière très fins sur les visages, qui peuvent
atténuer l’écrasement à l’image ». Ces arrangements autour des caprices de certains invités
donne à Véronique l’occasion de rappeler qu’une part essentielle de sa mission consiste à
assurer le bien-être des intervenants :
524 Rencontrée au cocktail de l’émission, « Véronique » ne me donnera pas son nom de famille, et me propose
le tutoiement, expliquant qu’elle se sent plus à l’aise sur ce mode de contact qui est la règle dans son
environnement professionnel.
525 Entretien avec Véronique, 22 avril 2006.

320
« On a des réfractaires, avec lesquels il n’y a vraiment pas moyen de négocier. Bon, pas
beaucoup, il doit y en avoir 5-6 [probablement au cours de ses vingt ans de carrière,
NDR]. Mais dans ce cas là on va voir la photo en leur disant voilà, je ne peux rien faire, et
la photo nous couvre. Le but c’est que l’invité, la personne qui passe à la télé, elle se sente
bien, elle se sente à l’aise. Donc si la personne ne va pas se sentir à l’aise maquillée, ce
n’est pas le but que je la force non plus.5 2 6

Arranger l’épiderme des invités, un apaisement des blessures narcissiques

Au cours de l’entretien, Véronique revient plusieurs fois sur ces invités dont la gestion
émotionnelle pose problème, ces « râleurs » avec « un égo pas possible ». Ils constituent les
aléas de son métier dont la gestion lui incombe, au même titre que « les tons beige-doré qu’on
maquille, qu’on arrange et qui d’un seul coup, parce qu’ils sont malade, parce qu’ils ont un
coup de stress, virent au vert ». De son propre aveu, la contribution de Véronique au débat se
situe tout autant dans la gestion des problèmes de peau des invités que de la gestion de leur
« égo ». Sans entrer dans une étude trop précise de ce rapprochement dont la présente enquête
ne possède pas les moyens, il faut rappeler que la plupart des études psychiatriques soulignent
le lien fort qui existe entre l’épiderme d’une part, et d’autre part l’unité et la cohérence du moi
jusque dans les pathologies du narcissisme5 2 7 . Véronique explique que dans ce rapport
forcément intime qui se noue avec les invités, elle se doit « d’absorber » les manifestations de
stress et de colère quand elles ont lieu : « Je choisis d’absorber, de prendre le négatif et de
redonner du positif ». Il y a dans cet accueil des invités par la prise en charge de leur peau,
celle qui exige de se suffire à elle-même en refusant le maquillage comme celle qui accepte
d’être maquillée, l’exigence d’un tact où s’opère peut-être en partie la conversion de l’invité
en membre actif de l’émission.

Sur le détail de cette présentation, Véronique explique ainsi que « le maquillage, c’est
un moment un peu intime. C’est parfois pas facile d’approcher certaines personnes, moi
même au bout de vingt ans de métier j’ai parfois des sueurs froides, on se trouve parfois avec
des stars, des égos impressionnants. Alors on pose des questions, on cherche à avoir un
minimum de civilités, un minimum de connivences ». Véronique travaille à France Télévision
avec un contrat de statutaire, ce qui l’amène à travailler pour plusieurs émissions. Pour Mots

526 Entretien avec Véronique, 22 avril 2006.


527 Une tradition psychanalytique conséquente, allant de Sigmund FREUD (Trois essais sur la théorie sexuelle,
Gallimard, Paris, 1962), à Didier ANZIEU (Le Moi-peau, Bordas, Paris, 1985), pose que la sensorialité cutanée
constitue un socle fondamental du sentiment de soi – qui précède, et auquel viennent s'articuler, les autres
sensorialités.

321
Croisés, le travail de gestion des personnes lui est facilité par Sybille de Marne, l’assistante de
l’équipe de rédaction :

« Je ne sais pas si tu as vu, “Mots Croisés” c’est très bien organisé. Avant chaque émission,
Sybille de Marne nous apporte les trombinoscopes, comme ça on sait qui est qui. Bon, on
en connaît la plupart, mais c’est utile pour certains qui ne sont pas médiatiques, comme
des chercheurs ou des politologues ».5 2 8

Véronique confirme l’usage double de ce trombinoscope : d’une part, repérer « les


couleurs, les ombres du visage » dans le but de transférer à l’écran l’image de l’invité. D’autre
part, faire connaissance avec le « moi » de l’intervenant, ses centres d’intérêt, les manières
possibles de le valoriser et de lui donner confiance en soi. C’est ainsi qu’incidemment elle
explique que « les chercheurs, en général ça se passe bien parce qu’ils ont un bon contact avec
nous, sûrement parce qu’ils l’habitude avec leurs étudiants. Et aussi qu’ils se lancent tout de
suite dans des grands discours, des conférences ». Cette qualité qu’elle prête en général aux
« chercheurs » se trouve être une qualité en son sens, en partie parce qu’elle lui permet de
conserver sans trop d’effort, tant que dure le maquillage et le discours, le « moi » de l’invité
dans une position avantageuse.

La maquilleuse, maillon dans la prise en charge de l’égo des invités

Peut-on pour autant considérer que la gestion du « moi » des invités soit déléguée au
seul contact des invités avec le savoir-faire des maquilleuses ? D’une part, les maquilleuses
travaillent étroitement ensemble. En ce sens la gestion du « moi » des invités s’effectue en
équipe. Véronique insiste à plusieurs reprises au cours de l’entretien sur l’ambiance « très
familiale », sur les maquilleuses avec qui « il y a une bonne ambiance, on s’entend toutes très
bien ». Et si elle rappelle que les animateurs « ont tous leurs maquilleuses attitrées, parce
qu’au delà de la compétence il y a un feeling, une complicité qui se crée », elle donne des
exemples de maquilleuses qu’elle remplace au pied levé. Au cours de l’entretien qui a lieu
dans le salon « C » de maquillage des studios de France Télévision, une jeune femme vient
dire bonjour à « Véro », qui m’explique « c’est ma collègue qui s’occupe du 20 heures ». Les
studios de maquillage sont positionnés dans une aile du sous-sol du bâtiment, attenante aux
studios, et sont physiquement tous très proches les uns des autres. La maquilleuse gère donc
au sein d’une équipe de maquilleuse les affects et l’épiderme des invités. D’autre part, si
l’image télévisuelle des invités est gérée entre les maquilleuses et « le directeur photo », leur

528 Entretien avec Véronique, 22 avril 2006.

322
corps proprement dit est pris en charge par une chaîne d’intervenants dont l’équipe des
maquilleuses constitue un maillon fort, certes, mais pas isolé. Les invités sont en effet
accueillis par Sybille de Marne, qui les amène jusqu’aux loges. Véronique explique « elle les
fait patienter s’ils sont en avance ou si on a du retard. Elle leur fait boire un verre d’eau, elle
leur fait la conversation ».

L’assistante et les maquilleuses comptent également sur le régisseur, qui se présente


lui-même comme « l’homme à tout faire » de l’émission. Lui-même peut compter, à
l’occasion, sur un renfort d’hôtesses, une demi-douzaine de personnes chargées aussi bien de
l’accueil et de la gestion du flux des publics que du vestiaire et, à l’occasion, de la gestion des
invités. Ils doivent tous s’associer pour éviter les complications éventuelles qui interviennent
dans la gestion des invités, tant lorsqu’il y a de franches incompatibilités d’humeur entre
intervenants, que lorsque l’intervenant n’est pas traité selon le rang qu’il suppose lui être dû.
On se rapproche donc d’une gestion de la « face » telle qu’elle est décrite par Goffman.
Comment les antipathies des uns et des autres sont-elles connues des organisateurs de
l’émission ? Selon Véronique, les invités eux-mêmes, ou leur entourage, communiquent ces
informations : « C’est une nécessité, ils le disent : untel, on ne veut pas le voir ». Elle décrit
un jeu d’évitement discrètement organisé autour des déplacements des personnes : « Untel on
le fait rentrer par devant, l’autre on le fait sortir par derrière ». Elle note que ces antagonismes
ne recoupent pas les adversités mises en scène au cours des débats : « certains sont allés à
l’école ensemble, copains comme cochons ils se tapent sur l’épaule, ensuite à l’émission c’est
« Ah, t’as dit ça mais ce n’est pas tout à fait vrai parce que… ». Ce que la maquilleuse
souligne comme étant « la vie du studio », différente de ce qui se passe à l’écran, rend de fait
impossible pour les organisateurs, sauf en cas de consignes contraires, la prévision
d’incidents. Ces incidents arrivent parfois ; comme le souligne Véronique, en en relativisant la
gravité : « Ca fait des esclandres ». Esclandres dont la responsabilité ne peut pas formellement
leur être imputée, puisqu’ils n’ont pas tous les éléments pour prévoir ce type de situation.

Donner à chaque invité le salon qui sied à son rang

Le staff qui s’occupe de la prise en charge des invités est en effet confronté à un
problème matériel caractérisé d’une part par l’exiguïté relative des locaux de maquillage, et
d’autre part par un jeu complexe de rangs et de préséances des invités. La plupart des salons
de maquillage comportent plusieurs sièges. Ce sont des espaces richement équipés, vastes,

323
propices donc à accueillir des personnes importantes. En revanche, le fait que la plupart des
fauteuils disponibles y sont situés oblige à faire se côtoyer, au cours de cette cérémonie
intime, plusieurs personnes dans le même lieu. Ce sera notamment le cas de Karim Jivraj, qui
sera maquillé avec Jean-Claude Mailly. Il conserve un bon souvenir de cet épisode, intervenu
au cours d’une émission exceptionnelle qui comportait plus d’une dizaine d’intervenants,
donc autant de personnes à maquiller : « c’était très sympa, on a discuté des syndicalistes
canadiens qu’il connaît bien tout en se faisant maquiller ». De son propre aveu au contraire,
c’est au cours de ces préparatifs que Stéphane Pocrain, ex-porte-parole des verts, prévoit une
franche hostilité de la part de ses adversaires politiques lors de l’émission consacrée au
référendum, le surlendemain de la victoire du « Non » :

« On est passé au maquillage, il y avait Ségolène Royal et Simone Weil, l’ambiance était
épouvantable, par un mot, elles nous reprochaient franchement d’avoir fait capoter leur
référendum et on les sentaient prêtes à nous le faire payer »5 2 9 .

A côté de ces grandes salles de maquillage collectives, il y a les loges des animateurs,
qui leur sont réservées et où ils se font maquiller seuls. Enfin, il y a les petites salles,
« moches » selon Véronique, qui servent lorsque des incompatibilités d’humeur rendent
impossible l’utilisation des salles collectives. Tony Daoulas, régisseur, explique que :

« Il s’agit quand même d’ajuster les loges aux gens. Il y a le problème du prestige, mais aussi
celui de l’entourage de certains qui sont de grands intervenants. Ils viennent à quatre, cinq,
parfois plus je ne vais pas citer de nom. Mais dans ce cas il faut les caser dans une loge, et
ce sera forcément une grande loge. Besancenot, il vient avec deux copains ».5 3 0

13.2.2. Les échanges informels au Grand Jury RTL

Effectuer une observation participante au Grand Jury RTL fut difficile. L’émission
n’avait officiellement pas prévu d’inviter comme public les gens curieux de suivre cette
émission sur place. En juin 2005, je cherche à intégrer l’émission pour assister à l’émission.
Je souhaite alors réitérer l’expérience brièvement effectuée d’immersion dans les émissions de
France Télévision, Mots Croisés et 100 Minutes pour Convaincre. Sur un forum Internet de
discussion entre élèves de Sciences Po Paris, je recueille un numéro de téléphone portable,
présenté comme celui de la responsable de communication de RTL à joindre si l’on veut
assister au Grand Jury RTL. Contactée, cette jeune femme m’affirme que le Grand Jury ne
reçoit pas de public. Cette affirmation va contre l’évidence, puisque les retransmissions

529
Entretien avec Stéphane Pocrain.
530 Entretien avec Tony Daoulas, 27 mars 2006.

324
filmées de l’émission montrent régulièrement des plans des publics assistant à l’émission. J’en
conclus que, contrairement aux émissions de France Télévision où une simple présentation de
soi suffit (Gaël Villeneuve, étudiant en sciences politiques), un degré supplémentaire de
justification de sa présence est nécessaire pour avoir accès aux gradins de l’émission. Je
trouve l’occasion de justifier ma démarche en cherchant à m’entretenir avec Jean-Michel
Aphatie à la fin du mois de novembre. Entre-temps, l’émission a changé. Une personne
contactée pour m’ouvrir l’accès à l’émission – Gérard Courtois, du Monde – n’y travaille
plus. Un contact téléphonique est pris avec Jean-Michel Aphatie, qui n’aboutit pas : il
m’appelle, je suis dans le métro, la communication est vite coupée. A la suite de cet échange
je contacte la responsable de communication de RTL et lui demande d’accéder à l’émission
pour prendre plus calmement contact avec Jean-Michel Aphatie en vis-à-vis. La permission
m’est accordée, puis me sera accordée systématiquement par la suite.

Les gradins de l’émission, un espace confidentiel

Pourquoi les gradins de cette émission sont-ils si difficiles d’accès ? Plusieurs


hypothèses se présentent. La première est une nécessité d’assurer la sécurité des importantes
personnalités invitées. Les publics doivent être précisément identifiés, doivent fournir un
effort personnel, réduisant ainsi le risque d’incident – le moindre incident en direct serait
immédiatement médiatisé. Cette hypothèse ne tient pas, lorsqu’on observe que l’émission 100
Minutes pour Convaincre de France 2, où sa remplaçante A vous de juger, fait siéger des
publics peu identifiés dans des émissions où interviennent des ministres. Dans les deux cas,
une personne vérifie votre identité ; cette démarche constitue plus un rituel rassurant qu’une
mesure efficace pour lutter contre une volonté quelconque de créer un incident. On entre là
dans un espace exigu, une réunion au caractère intime. La précision des enjeux sur lesquels
sont centrés les échanges du Grand Jury, de même que la très forte identification du rôle, du
titre auquel l’invité est sommé de répondre aux questions qu’on lui pose fait de l’échange une
manifestation de « politique pure »5 3 1 . Sa retransmission est effectuée sur une chaîne
confidentielle, et a lieu dans un studio relativement étroit. Les participants se retrouvent à un
horaire où les gens ne sont généralement pas libres (le dimanche vers 18h00). Enfin, les
transmissions télévisées du public insistent sur la présence dans ce public de personnalités

531 Coïncidence ? La notion de « politique pure » est justement employée – et critiquée – par Bruno LATOUR
dans son livre Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006. Bruno LATOUR se sert
de cette expression pour désigner les quelques éléments de politique institutionnelle « pure », résistant au
processus général d’hybridation qui saisit les problèmes traités par le journal Le Monde.

325
proches de l’invité. Toutes les conditions sont donc réunies pour que seul l’entourage proche
de l’invité se retrouve à l’émission. Peut-on parler d’un « filtrage » des invités par les
organisateurs de l’émission ? Non, puisque quelques autres « non-militants » et moi nous
retrouvons à assister à ces émissions. Il faut plutôt considérer que la constitution du public est
à la charge de l’invité, et que les aspirants à un siège dans les gradins qui n’accompagnent pas
l’invité doivent eux-mêmes – comme je l’ai fait – accomplir eux-mêmes les démarches pour
rendre légitime leur invitation5 3 2 .

Quelles sont les préoccupations des publics de l’émission ? Ils sont presque tous
membres de l’entourage de l’invité, forment un groupe homogène soudé par des buts et une
socialisation commune. Cette caractéristique explique pour beaucoup le fait que ces groupes
sont beaucoup plus difficiles à approcher que les groupes d’étudiants de Sciences Po présents
à Mots Croisés. Cette raison est visiblement celle pour laquelle les militants tiennent les
quelques non-militants présents éloignés de leur discussion, au cours du buffet d’une dizaine
de minutes qui suit l’émission. En revanche, cette promiscuité permet d’entendre presque
malgré soi plusieurs bribes de discussions, qui, prises dans leur ensemble, constitue un bon
indicateur des préoccupations communes aux différents groupes présents.

Les militants se préoccupent de l’image que l’émission donne de leur groupe

Leur première préoccupation est la bonne image de leur leader, et le fait que cette
image – qui représente celle de leur groupe – ne soit pas ébréchée par les questions des
journalistes. Ainsi, dans l’entourage de Marine Le Pen, j’entends dire par deux militants, à
deux reprises sous des formes différentes : « ils ont quand même beaucoup insisté sur les
sujets de division au sein du Front National, j’espère que ça ne va pas poser de problèmes au
Parti ». On peut ramener cette remarque à la préoccupation, notée par Goffman dans tout
groupe social qui s’affiche comme uni (famille, personnel d’un magasin) de cacher les
divisions de ses membres.

Dans le contexte de l’émission du 1er mai 2006, cette question est d’autant plus
problématique pour les membres du FN que Marine Le Pen dispute le leadership à Bruno
Gollnisch. Pour les militants présents avec elle dans les studios de RTL, cette crainte traduit
sans doute l’espoir que leur championne saura présenter une image unie du Parti et donc

532 C’est ce que m’ont expliqué les trois étudiants d’Assas que j’ai rencontré au buffet de l’émission : familiers
des émissions de débats, ils contactent les régisseurs des émissions pour s’y faire inviter.

326
d’être plus légitime que son concurrent à la succession de son père. L’image du Parti est
présente jusque dans cette remarque d’un militant chargé de l’image à un autre, lui
expliquant qu’il a « agrandi le titre sur le blog de Le Pen ». Dans un autre registre, on
s’inquiète dans l’entourage de Thierry Breton, de l’aridité des sujets abordés au cours de
l’émission : « Arcelor, le CNE, il a pas eu de chance. Comment tu veux intéresser madame
Michu avec des sujets aussi arides ? ». L’enjeu est ici plus régional, Thierry Breton ne
cherchant pas à obtenir la direction d’un parti. On retrouve pourtant le désir d’une image
fédératrice, le désir chez ces militants que l’émission contribue à faire de leur champion
quelqu’un qui « intéresse », qui soit un symbole d’unité. On retrouve dans les deux cas le
désir que le champion concentre l’intérêt d’un cercle plus vaste que celui assemblé à ce
court buffet d’après-débat. Et que par ruissellement, un peu de l’intérêt porté à ce leader leur
revienne également.

Le débat est pour les accompagnateurs de l’invité un moment de ferveur autour du


leader qui propose leur image au monde. Ainsi, généralement, la cérémonie du débat ne se
clôt pas sans que l’invité ne fasse un petit sketch, une intervention à voix haute réservée à ce
seul entourage. Après l’émission, Marie-Georges Buffet prend ainsi une minute pour faire un
sketch de reproche amusé à un de ses conseillers : « C’est de sa faute si je suis là, il ne me
laisse pas de répit avant Noël. Je comptais avoir ma journée de demain, et il m’a mis un
rendez-vous sur Public Sénat ! Il est impitoyable. ». Dans le même registre Marine Le Pen
amuse quelques personnes en exhibant son téléphone portable : « Je regarde si Le Pen
m’appelle, il fait ça en général après chaque émission ». Thierry Breton, enfin, présente un
exercice du même ordre lorsqu’il joue un petit sketch avec son conseiller : « Ces journalistes
sont impossibles, vous expliquez l’économie aux Français et eux viennent vous chercher sur
des petites querelles d’appareil », à quoi le conseiller rétorque : « Je n’ai pas bien compris

Thierry dans quelle circonscription tu te présentes ? » (Rires mutuels) 533


.

Le rituel de fin d’émission, une récompense du chef aux militants

Ce rituel se présente à chaque fois comme une offrande présentée à ceux qui entourent
et soutiennent par leur présence la prestation de leur candidat. Plus précisément, cette courte
prestation privée consiste à dire des choses confidentielles, qu’il n’est pas pensable de dire à
l’antenne puisqu’elles rompent l’image d’unité du candidat. La dirigeante communiste va

533 Notes prises à l’émission du 29 janvier 2006.

327
faire aveu de sa fatigue, avouant qu’il existe en elle une autre personne que celle qui réassure
à chaque occasion son courage et la foi en son combat. Le ministre de la « société civile » et
chef d’entreprise avoue qu’une partie de lui-même manipule son image à des fins politiques.
Cette offrande à son cercle restreint est certes un geste fréquent dans la société politique. A la
manière des Nars présentés par Marc Abélès, le politique est chef parce qu’il donne de lui-
même, qu’il se laisse manger5 3 4 . Mais dans ce contexte, son offrande de mots et d’attitudes
signifie qu’il reconnaît le groupe comme digne de confiance, lié à lui par des rapports de
confiance et de confidence, bref comme différent du public auquel il vient de consacrer une
heure de mise en scène.

13.2.3. A Question Time, familiariser le public à l’arène médiatique

Contrairement aux autres espaces de discussions informelles des débats étudiés,


l’espace de Question Time où les spectateurs échangent des propos informels est vide de
personnalités politiques. Le dispositif de l’émission est tel que jamais les politiques ne se
retrouvent dans une relation de proximité avec le public. Les organisateurs de l’émission
assurent systématiquement le pivot entre les deux groupes. Aussi, durant l’heure au cours de
laquelle le public est assis dans les gradins et patiente en attendant l’arrivée des politiques, un
membre de l’équipe de Question Time prend en charge la socialisation des invités entre eux.
Par commodité, on distinguera quatre temps de cette discussion : la discussion entre chauffeur
et public, le jeu de rôle entre la majorité du public et une minorité de ce public désigné en
paneliste, le moment où la régisseuse désigne les personnes dont on attend les questions, et
l’entrée de David Dimbleby lui-même.

La discussion entre chauffeur de salle et public se donne ici pour but principal de
familiariser les publics à la prise de parole à la télévision. Ainsi, le premier exercice pratique
auquel est soumise toute personne qui demande la parole est de s’identifier rapidement, de
comprendre que c’est lui qui a été choisi pour parler. Pour ce faire, le chauffeur utilise un
code qui combine une indication de genre (La dame, le jeune homme etc.), spatiale (up, down,
left, right) et la mention de son vêtement, avec sa couleur (Robe bleue, veste rouge, chemise
verte etc.). La prise de contact entre le chauffeur de salle et les spectateurs est assez longue,
plus d’une demi-heure, et d’une forme simple et répétitive. Le chauffeur pose toujours la
même question : « Qu’aimeriez-vous voir disparaître ? », « Qu’aimez-vous le moins ? »5 3 5 . La
longueur de l’exercice doit sans doute pour partie à la nécessité pratique de faire attendre les
534 Marc ABELES, un ethnologue à l’Assemblée, Paris, Odile Jacob, 2000.

328
publics le temps du dépouillement des cartes-questions. Cette nécessité temporelle est
retournée en atout par le chauffeur de salle, qui en profite pour faire intervenir le plus de gens
possibles. Cette démarche entre en résonance avec le démocratisme affiché des membres de
l’émission, qui affirment à la moindre occasion que « tous doivent prendre la parole ».

Le chauffeur parle de façon continue, de manière à ne laisser aucun temps mort au


cours de l’échange. Son discours dégage un sentiment d’euphorie : transporté par la situation
qui le met en face de plus de deux cent spectateurs se prêtant pour une grande majorité à son
jeu, il développe des capacités démonstratives impressionnantes. Sa qualité la plus appréciée
du public – sans doute pour les effets étonnants qu’elle produit – est d’être capable sans qu’on
puisse vraiment le prévoir, de passer du plus grand sérieux vis-à-vis de ce que dit son
interlocuteur à une forme de décalage humoristique, de dérision. Ses multiples interventions
distinguent systématiquement, avec l’aide du public, l’intervention légitime de celle qui l’est
moins. Ainsi, un intervenant lève la main pour dire qu’il n’aime pas les « pakis shops », soit
probablement les boutiques communautaires pakistanaises. Ce propos, comme plusieurs
autres est immédiatement suivi d’un « hou ! » long, une huée de la salle, commenté par lui
d’un « vous n’êtes pas obligé d’y faire vos courses ». Ce qui est rejeté ici, c’est moins le droit
de l’intervenant de ne pas aimer les « pakis shops », la fréquentation d’une boutique étant
légitimement motivée par le désir, ou le dégoût. Ce qui gêne dans cette intervention, c’est le
caractère trop personnel de cette intervention. En mettant en avant ce dégoût-ci, ce membre
du public ne représente que lui-même. Les membres du public qui le huent, appuyés en cela
par l’animateur, exigent que les interventions puissent représenter un sens du collectif. On
peut également considérer, avec Goffman, que ce moment d’expression publique structure
l’équipe « public » avant sa représentation collective. Ainsi que Goffman l’explique, il est
déconseillé aux membres d’un groupe qui se représente comme groupe auprès d’un autre
groupe – une famille en visite, des salariés d’un magasin qui reçoivent un client – de se
critiquer les uns les autres. Or, le public compte plusieurs pakistanais. Et rien n’interdit de
penser que parmi eux, certains travaillent ou possèdent ces boutiques.

Faire applaudir les affects, chauffer la salle

Ce sens se précise lorsque plusieurs « dislike » sont particulièrement applaudis, dans


cette ambiance très réactive de l’avant-débat : « Les gens qui laisse leurs journaux gratuits sur
535
Les expressions employees par le chauffeur de salle sont “What would you get reload ?”, “What do you
most dislike ?”.

329
l'escalier de métro … c'est glissant » (rires et applaudissements), « l’énergie nucléaire », « la
chasse aux renards » (applaudissements plus feutrés, moins réactifs), « Robin Williams »,
« PC5 3 6 à propos de Noël » (rires et applaudissements). L’animateur travaille environ une
demi-heure durant avec les « dislike » des personnes volontaires, multipliant les signes qu’il
les prend très au sérieux. Ainsi, il se fait expliquer à plusieurs reprises – dans des termes que
je n’ai malheureusement pas eu le temps de noter – les interventions qu’il ne comprend pas.
Et il prend, en trois ou quatre échanges, le temps de juger de la légitimité de ces « dislike »
dans le débat. Au bout d’environ une demi-heure de ce débat, le chauffeur de salle marque
une pause, réclame le silence, et explique que tous vont maintenant participer à une répétition
du débat à venir. Il invite des volontaires à prendre la place qu’occuperont bientôt les
« panelists ». Une fois qu’ils ont pris place, il répète les consignes : « talk sharp », « quick ».
Et il propose un premier sujet de discussion : « Que pensez-vous des loteries ? ». Le public
intervient peu, j’ai surtout noté dans mon observation les interactions entre « panelists ». L’un
d’eux lance : « Tous ces jeux, ces récompenses, ça me donne mal à la tête. Qu’on fasse un jeu
simple, avec une grosse mise ». Le chauffeur souligne : « Une grosse mise. Bien. Clair ». Un
peu plus tard, en réponse à un argument, le public applaudit mollement. Le chauffeur les
encourage : « Applaudissez si ça vous plaît. Ne soyez pas timide ! ». Un autre débat suit. Les
personnes qui y participent sont choisies parmi le public, les « panelists » du débat précédent
regagnent leur siège. Le chauffeur de salle choisit un sujet du même ordre : « Peut-on manger
entre les repas ? ». Ici encore, c’est une réaction de rejet qui remporte le plus de suffrages :
« Je suis fatigué de la morale. Ne peut-on pas manger ce qu’on choisit, et choisir ce qu’on
mange ? ». Le rapprochement entre ces deux interventions indique que le « chauffeur de
salle » apprécie autant le sens de la formule des participants, que leur qualité à verbaliser un
rejet, un malaise face à ce qui leur apparaît trop compliqué dans la société. Cet effort fait par
le chauffeur sur le sens de la formule, ainsi que le droit accordé au public d’investir le lieu où
s’assiéront bientôt les invités politiques, constitue bien un effort de légitimation de la parole
des publics en situation de débat. Le message du chauffeur, et le dispositif auquel il se prête
semble signifier : « Ceux qui prendront place dans le panel ne sont ni meilleurs ni pires que
vous, et vous possédez la rhétorique qui convient pour vous adresser à eux ». Les sujets
proposés au débat, et leur attention aux émotions de la vie de tous les jours, jouent ici le jeu de
cette « démocratisation » de la sphère publique qui rend visibles et dicibles les conflits

536 Abréviation de l’expression « Political Correctness ». La veille de l’émission, le tabloïd The Sun avait titré
sur un incident au sujet des décorations de Noël.

330
émotionnels, tels qu’ils sont mis en scène dans les talk-shows 5 3 7 . Cependant, le chauffeur de
salle de Question Time va se distinguer lors de l’exercice suivant de ces exercices de catharsis
émotionnels.

Le public participe en proposant des « panelists »

L’institution médiatique Question Time est avant tout un débat politique. Et c’est à ce
public politisé que le chauffeur de salle s’adresse maintenant pour lui demander conseil pour
les invitations à venir : « Nous avons quelques idées pour les prochains débats et nous
voudrions connaître vos suggestions concernant les personnes à inviter. Qui voudriez-vous
voir aux prochains Question Time ? ». Une ou deux minutes sont alors prises pour recueillir
les propositions du public. Certaines sont reconnues comme invraisemblables à la fois par le
public, qui rit lorsque quelqu’un propose « Georges Bush », et par le chauffeur de salle qui
esquive par une plaisanterie : « Georges qui ? ». Une proposition est prise au sérieux :
« Rupert Murdoch », magnat australien et propriétaire d’une bonne partie de la presse
anglaise. Le chauffeur se tait et dit « Pourquoi pas ? On y pensera ». D’autres noms sont
proposés, qui donnent au chauffeur autant d’occasion de rappeler, face au public, la définition
de l’émission à ceux qui n’en auraient pas exactement conscience. Les noms dotés d’un aura
médiatique minimum et dont la présence est probable sont salués, les autres (par exemple « le
Pape ») provoquent le rire, ou un silence réprobateur (« Fred Astaire »).

Cette interaction prend fin quand arrive David Dimbleby. Après quelques formalités,
essentiellement des remerciements au public et à l’université, il explique qu’il va appeler les
personnes dont les questions ont été sélectionnées par l’équipe de la rédaction. Une heure
environ s’est écoulée entre le moment où les membres du public ont déposé dans l’urne de la
production le carton où ils avaient rédigé leur question. Durant ce laps de temps, l’équipe des
journalistes a pu trier, puis sélectionner les questions qui lui paraissent légitimes. David
Dimbleby explique que les invités doivent se lever à l’appel de leur nom – ce qu’ils font, l’un
après l’autre – afin que les cameramen sachent où ils sont, puisqu’ils seront filmés dans le
courant du débat, dès qu’il les invitera à parler. Six personnes sont appelées. Le présentateur
précise que d’autres personnes pourront prendre la parole, qu’il leur faudra lever la main. Un
peu avant qu’arrivent les « panelists » invités, David Dimbleby les annonce, vante leurs

537 Les analyses de Lunt et Stenner prennent l’exemple limite du « Jerry Springer show » pour affirmer que
toute mise en scène télévisée des conflits émotionnels participent de cette « démocratisation ». Cf. Peter LUTN
et Paul STENNER, « The Jerry Springer Show as an emotional public sphere », Media, Culture and Society, vol.
27, n°1, 2005, pp. 59-81.

331
qualités respectives. Et rappelle, pour la troisième fois depuis son apparition devant le public,
qu’aucun d’eux n’a eu accès aux questions.

Si le débat est construit sur le principe d’une intervention du public constitué en


courant d’opinion, ce courant est régulièrement structuré, modelé par les équipes
intervenantes au cours des heures qui précèdent le débat proprement dit. Au cours des
premières interactions avec la salle, le chauffeur privilégie l’expression des émotions
individuelles, des humeurs. Cette mise en scène est conforme à ce que Jess Brammar m’a
expliqué en entretien, c'est-à-dire que l’équipe des journalistes prépare l’émission avec d’une
part les titres et articles des quality papers, qui servent à cadrer le volet politique du débat, et
d’autre part avec les titres et articles de la presse tabloïd, qui servent à faire réagir les
membres du public, à leur faire exprimer leurs émotions. Ce travail de préparation du débat
s’achève sur une consultation du public en qualité de conseiller éditorial, puis de
l’intervention du présentateur qui confirme la relation de confiance qui le lie au public. Cette
dernière série d’interactions a pour but de faire du public légitime dans ses interventions
passionnelles un sujet responsable de la bonne tenue du débat politique.

332
14. Conclusion d’étape sur l’approche ethnographique

Le travail le plus difficile des professionnels de ces débats reste leur tentative
d’intégrer des acteurs « profanes » aux débats politiques. Une mécanique sociale subtile –
faite de symboles, de chiffres, d’évitements et de caresses – est déployée par les organisateurs
de ces arènes pour que des intervenants un peu moins titrés, un peu moins ministres ou
personnage connu qu’à l’ordinaire, interviennent dans leurs espaces de discussion. Ces
nombreux efforts ont pour but de ne pas heurter de front la définition « officielle » que se font
les acteurs profanes de l’arène où on les convie. Observant ces efforts considérables, on peut
se poser la question suivante : pourquoi les journalistes convient-ils des « profanes » aux
émissions de débat politique ? Pourquoi font-ils cet effort, alors qu’ils ont à leur disposition
quantité d’acteurs chevronnés ?

Dans son article sur les « talk-show » de la télévision américaine, Eric Darras répond
en substance que c’est pour mieux leur faire dire ce que les journalistes veulent qu’ils disent.
Sa conclusion est sans doute juste : à l’instar d’autres lieux d’enchantement supposé offrir aux
acteurs d’accéder au rêve de tout un chacun (la célébrité, les problèmes résolus etc.), le débat
médiatique ouvert aux « profanes » propose en fait un « contrat d’intervention » supposant un
échange très précis, quoique rarement explicité. Cependant, la démonstration d’Eric Darras
est trop attachée à rappeler et à décrire comment, dans les débats télévisés français et
américains, les personnes les moins dotées subissent la violence symbolique des acteurs
dominants. Par là même, sa démonstration ne mentionne pas cette propriété essentielle des
débats : tous les intervenants sont invités à dire ce que les journalistes veulent qu’ils disent.
C’est une constante : les intervenants doivent tenir le « rôle » qu’ils proposent – directement
ou via d’autres publications – à l’arène qui les invite. C’est ainsi que les invités les plus
constants, les plus familiers des débats sont ceux qui savent jouer le rôle qu’on attend d’eux.

Dans ce cas, pourquoi les journalistes de débats invitent de nouveaux intervenants,


lorsqu’ils ont à disposition des « habitués » parfaitement au courant du rôle qu’ils sont sensé
jouer ? Il y a sans doute une exigence professionnelle de ces journalistes, à renouveler les
composantes de leurs émissions. Comme le rappelle Denis Ruellan, le champ journalistique
s’est historiquement tenu aussi à l’écart que possible de toute institution tendant à refermer
son espace professionnel. La profession exige que l’on maintienne ouverte ses espaces de
travail, afin de se donner la possibilité de recruter – avant la concurrence – les sujets les plus

333
doués dans le subtil exercice de la « restitution de l’instant ». Sur ce point, ma thèse prolonge
ce constat en élargissant la notion d’espace professionnel journalistique aux invités des débats
médiatisés. Pris par la logique des « micro-milieux » de sociabilité mondaine dans laquelle
tend à se refermer leur univers de travail, les organisateurs des débats travaillent à rendre
possible dans leurs arènes l’intervention des acteurs extérieurs. Ma thèse s’attache à décrire
les dispositifs logistiques mis en place par ces professionnels, dispositifs qui permettent aux
flux d’invités de différents milieux de converger vers l’espace médiatisé tout en s’assurant
d’obtenir de leur part une prestation conforme à leurs critères.

On trouve par ailleurs, garants de ces tentatives d’ouverture, des professionnels qui ne
font pas partie de la rédaction et dont le rôle est de maintenir ce dispositif. Régisseurs, chargés
de communication, maquilleurs maintiennent l’ordre symbolique des intervenants et
conservent à la scène du débat son statut d’espace régi par un échange de paroles. Les
metteurs en image, en page, en onde maillent les propriétés sociales des participants par des
opérations de grandissement tendant à doter ces acteurs d’une formelle égalité de moyens. Les
journalistes, ainsi entourés, jouent un rôle central puisqu’ils appliquent l’illusio de l’égale
dignité des citoyens à la parole publique. D’abord, en construisant la trame du débat autour
d’informations publiques, et de réactions connues et prévisibles à ces mêmes informations.
Cet usage du patrimoine culturel commun aux débatteurs et aux spectateurs a été relevé par de
nombreuses sociologies de la presse. Ma thèse montre qu’il sert à élargir sensiblement le
périmètre des commentateurs légitimes de l’actualité, des acteurs les mieux dotés jusqu’au
cercle des acteurs compétents. Ensuite, ces journalistes agissent sur la fermeture des débats en
renouvelant les dispositifs médiatiques lorsque ceux-ci tendent à fermer le cercle des
intervenants potentiels. C’est ainsi qu’Internet, les « panels », les sondages, les reportages et
la recherche des nouveaux acteurs via les médias permettent de recruter des publics plus
nombreux que ne le permet la simple cérémonie du « grand oral » sur les dossiers politiques.

Cette ouverture passe aussi par le recrutement de quelques journalistes n’ayant pas
suivi de cursus classique de formation. Ils sont rares : tous les journalistes dont parle ma thèse
ont suivi des études supérieures, la majorité ont étudié à l’IEP de Paris et suivi une formation
de journaliste dans une école ou un Master. Les organisateurs de cet espace médiatique
travaillent sous la surveillance sourcilleuse d’acteurs très qualifiés – élus, intellectuels,
syndicalistes, hauts fonctionnaires etc. Aussi, ces journalistes doivent faire leurs preuves au
cours d’épreuves portant tant sur leur familiarité avec les codes des classes supérieures que
sur leur maîtrise de l’interaction avec le personnel politique. La trajectoire professionnelle de

334
ces journalistes parisiens est donc le plus souvent homologue à celle de l’élite de la
profession, l’IEP de Paris – ou la LSE pour le cas anglais – constituant un socle de formation
commun. Pour autant, le métier de journaliste dans un débat politique ne consiste plus
uniquement aujourd’hui à donner la réplique aux élus. La profession est parcourue par cette
double nécessité de s’adapter à la scène politico-médiatique, et d’en renouveler le
fonctionnement. Cette situation contribue à expliquer la présence de quelques trajectoires
scolaires (un normalien, une économiste, un titulaire de DUT), et surtout de parcours
professionnel atypiques (un ex-commerçant, une ex-militante, un ex-journaliste de talk-show)
dont les tenants occupent des postes stratégiques dans l’économie de ces débats.

Le travail le plus systématique des journalistes reste la mise en scène et l’animation de


l’espace médiatisé lui-même, c'est-à-dire du débat tel qu’il est diffusé. Dans tous mes débats,
je retrouve la main invisible de journalistes au travail, tenant ensemble les discours sur le sujet
traité. Ils mettent en rapport les différents intervenants selon un cadre sérieusement travaillé,
jouant tantôt des subtilités du protocole, tantôt de l’urgence du temps qui file. Or, si les
journalistes doivent maîtriser un savoir-faire conséquent pour faire fonctionner ces débats,
c’est également le cas des acteurs qui y participent. Mon interprétation des débats sur les
émeutes montre que les intervenants des débats sont des intellectuels, des responsables, des
élus, des fonctionnaires, des spécialistes – un profil très différent de celui des émeutiers,
généralement jeunes et peu qualifiés. Ce premier constat incite à se rapprocher des
conclusions de Daniel Gaxie, qui explique dans Le Cens caché que la participation au jeu
démocratique, théoriquement ouvert à tous, suppose en fait un « cens », fait de compétences
et de dispositions envers le jeu politique. En revanche, ma thèse incite à nuancer sur au moins
deux points les conclusions de Daniel Gaxie. D’une part, de nombreux acteurs proches de
ceux qu’on suppose être les émeutiers – des parents, des collègues de travail – interviennent
dans ces débats, ce qui suppose que les organisateurs de ces arènes sont favorables à ce que
leur parole soit représentée. D’autre part, les représentants de ces émeutiers sont moins jugés
sur des compétences acquises dans le champ politique qu’au vu de leur maîtrise de la
temporalité et d’une manière de jouer son rôle. Les débats médiatiques sont organisés de sorte
que ce « cens » n’exige pas la possession d’un capital acquis dans le jeu politique. Les
dispositifs médiatiques produisent des manières de formation – lecture, visionnage, répétition,
castings – qui permettent à ceux qui veulent s’en saisir de voir leur prestation critiquée,
remise en cause, refusée, voire finalement acceptée. Cette filière spécifique d’accès à la parole
politique signale la consistance du « système médiatique » décrit par Michel Mathien : la

335
profession de journaliste est indissociable d’une logistique de circulation des informations et
des personnes, qui rend envisageable, sous certaines conditions, le contournement du
phénomène de reproduction du jeu politique. En s’appuyant sur le système de production de
l’information, l’acteur peut espérer accéder, ou à défaut mieux comprendre, les nouvelles
règles d’accès à la parole publique.

Ces compétences peuvent être apprises dans d’autres arènes, via d’autres épreuves. De
nombreuses situations de la vie de tous les jours imposent à toutes les catégories sociales de
savoir formuler une synthèse rapide et attrayante de sa position personnelle sur un sujet
donné. Ce constat ne suffit pas pour dire que tout un chacun peut et doit devenir un habitué
des débats politiques médiatisés. Mon ethnographie des débats montre que les « habitués »
sont d’abord ceux qui ont fait le choix d’une carrière dans la vie publique, ceux qui croient en
l’importance primordiale de participer à ce type de manifestations. Les débats politiques dans
les médias sont des arènes parmi d’autre : toutes les personnes désireux de jouer un rôle
politique ne sont pas disposés à faire les sacrifices nécessaires, n’ont pas l’envie nécessaire
pour intégrer cette société-là.

Des discussions qui pourraient avoir lieu dans la vie quotidienne

Entretiens et observations m’ont permis d’appréhender l’originalité de ces lieux


médiatiques, la manière dont ils cherchent, chacun à leur façon, avec le modèle traditionnel
qui oppose le locuteur (actif) et le récepteur (passif) 5 3 8 dominant dans les dispositifs
médiatiques. Chacun à leur manière, ces débats sont traversés par une dynamique
d’interactivité : il s’agit pour les équipes qui en ont la charge, de mettre en scène dans ces
arènes les formes ordinaires des débats non médiatisés ; de mettre en scène les discussions
politiques qui pourraient avoir lieu dans la vie quotidienne. Si Question Time en est l’exemple
paradigmatique, avec ses téléspectateurs invités à réagir, à interagir avec les représentants du
microcosme politico-médiatique du « panel », l’émission Mots Croisés tend également vers
cette démarche. Avec la volonté renouvelée de ses metteurs en scène de promouvoir des
acteurs capables de « faire face » à la parole politique, de faire entendre leur raison au
personnel politique, l’émission met en scène un personnage ordinaire qui ne se distingue que
par sa parole, laissant entendre que la parole du téléspectateur peut elle aussi être distinguée.

538 J’élargis ici à mes différents terrains le cadre théorique que Livingstone et Lunt empruntent à Erving
GOFFMAN pour décrire les interactions entre public et téléspectateur. Cf. Peter LUTN et Paul STENNER , « un
public actif, un téléspectateur critique », Hermès, n°11/12, 1992, pp. 145-157.

336
Certes, les pages « Débats » sélectionnent fortement leurs auteurs par le support même
qu’elles emploient – le texte long et argumenté qui suppose des compétences sociales
préalables à investir dans l’écriture – mais aussi par la notoriété et le style des textes, auxquels
on demande de participer à l’effort de « vente » du quotidien. Pour autant, les tribunes
publiées font appel à un socle de raisonnements et de faits, un « sens commun » qui appelle
un prolongement de la discussion. Plusieurs courants de la société y sont mobilisés, les
journalistes s’imposent des règles visant à rendre aussi poreuse que possible la frontière
séparant profanes et politiques.

A ces trois débats, on opposera le Grand Jury. Construite autour de l’élite politique,
animée par une élite sociale de journalistes mus par l’illusio d’une « politique pure », le débat
contribue à refermer le jeu politique sur lui-même en proposant aux invités politiques des
thèmes et des sources orthodoxes. Par leur contribution à l’existence d’une sphère de
« politique pure », les équipes concourant au Grand Jury soulignent la frontière entre le
microcosme politico-médiatique et le public, ce qui amène logiquement les journalistes à se
définir comme des « médiateurs » entre la société et le groupe clos des acteurs politiques.
Pourtant, cette enquête m’a amené à observer en quoi cet univers autoréférencé du Grand
Jury est traversé malgré lui par cette dynamique d’ouverture dont les autres débats se font
plus ouvertement les promoteurs. Alors que journalistes et politiques s’interdisent les formes
d’expression ordinairement proscrites en public, comme la spontanéité, la monstration des
émotions, le recours à l’expérience personnelle, les directeurs des médias participant à cette
émission demandent aux journalistes de les rendre possible à l’antenne. C’est le « piment »,
que Pierre-Luc Séguillon se voir réclamer par sa hiérarchie : la question imprévue, le
téléspectateur profane etc. La pression que le journaliste crédite à « l’audience » invite les
journalistes de l’émission à faire varier les formats de cette émission figée, efficace,
industrielle en un mot. Et si le téléspectateur devenait animateur, le temps d’une question ? Et
si le politique, saisi par une question déstabilisante, devenait témoin de sa propre émotion ?
Bien sûr, les dispositifs sociaux sont là qui veillent : l’émission est installée au milieu d’un
public militant, qui installe le chef dans son rôle de supporter chargé de mener son camp à la
victoire. L’émission est organisée comme un meeting, où les journalistes mettent en valeur la
pugnacité de l’invité dans le moment même où ils le défient de répondre à leurs questions.
Mais le ver est dans le fruit : le réalisateur de l’émission, chargé de mettre en image ce conflit
politique, fait de la spontanéité et de la monstration des émotions une ligne de conduite pour
la mise en image du débat.

337
Cette recherche m’a permis d’observer et de décrire comment les agencements
spatiaux et les rapports sociaux contribuent à structurer, à stabiliser cette rencontre, le débat
politique médiatisé, à la frontière du politique et du spectacle. Le débat médiatique est un
espace pris entre une définition publique, selon laquelle tous les intervenants naissent et
demeurent égaux en dignité, et une définition plus discrète selon laquelle certains invités ont
un plus grand poids politique, économique ou médiatique. L’espace « médiatisable », au
carrefour des interactions publiques et privées, est particulièrement saisi par cette
contradiction interne. Pour l’ethnographe des systèmes médiatiques, l’attention portée à cet
espace « médiatisable » constitue un terrain privilégié dans lequel on peut à loisir multiplier
les observations, et caractériser les relations entre professionnels du débat et invités. A Mots
Croisés, maquilleuses et hôtesses d’accueil, régisseur et hôtesses de vestiaire, rédacteur en
chef, présentateur et journalistes interviennent régulièrement pour accueillir, remercier,
préparer, raccompagner ; ces intervenants gèrent, chacun à leur place, les flux d’invités et de
spectateurs venant d’univers sociaux différents. Les cameramen, assistants réalisateurs et
autres personnalités attachées à la gestion et à la continuité du flux d’image, contribuent par
leur activité à encadrer cette scène sociale. Ce rituel a sa grammaire, ses répétitions en direct –
le présentateur qui répète à mi-voix son speech introductif, l’assistant qui place les invités
pour qu’ils forment un décor adéquat. Tout nous amène à considérer, nous spectateurs du
gradin, que le plus sérieux est à venir, que le rituel sérieux auquel on assiste n’est que la
préparation d’un rituel plus sérieux encore, destiné lui au public de télévision. C’est le débat
lui-même, pour lequel le présentateur déploie le conducteur préparé par son équipe. Faits,
raisonnements, reportages, un filet logique enserre la discussion, contrôle les interventions
dans le geste même où elle les fait se rencontrer. Ici, les metteurs en scène de l’émission ont
toute latitude pour tenir, voire instrumentaliser les invités « ordinaires » qu’ils mettent face
aux politiques.

Mon travail ethnographique anglais m’a amené en revanche à conclure que les
dispositifs de Question Time construisent un groupe commun, celui de « public », face auquel
les professionnels de la politique, le présentateur et les autres invités interviennent. La
répétition générale de près d’une heure, menée par un chauffeur de salle sur le registre de
l’émotion vise à légitimer sa prise de parole. Ici encore, l’équipe des metteurs en scène de
débat oriente cette liberté, autorise certaines prises de parole et en disqualifient d’autres. Il
installe pour quelques minutes le public dans le trône du Panel, lui fait jouer plusieurs rôles.
Peut-on parler d’un « exemple étranger », à partir duquel critiquer les exemples hexagonaux ?

338
Je préfère profiter de cet exemple pour observer que dans mes terrains français, la répétition
des interlocuteurs légitimes a également lieu à des degrés divers. Lisant les pages « Débats »,
le lecteur attentif peut répéter plusieurs fois par semaine le geste de mimer les débats parus.
Mon entretien avec un contributeur des pages « Débats » m’a permis de confirmer cette idée
latente : le lecteur régulier de ces pages a en tête les principaux caractères du format type
d’une page débat – ce qui m’a amené à la décrire comme une « école informelle d’écriture
journalistique ». A Mots Croisés, c’est l’épreuve du casting – la discussion d’une dizaine de
minutes avec le possible invité – et celle du cocktail qui constituent autant de dispositifs de
socialisation, de légitimation de la position de l’interlocuteur du politique. Chacun à leur
manière, ces débats s’efforcent de rendre supportables les effets de la coupure entre invités
d’une part, et entre le débat et le public d’autre part.

Intervenir dans un débat politique médiatisé est un parcours contraignant. Et c’est dans
ce parcours que les intervenants intègrent les compétences spécifiques pour affronter la parole
politique. Mon expérience rejoint sans doute sur ce point celle de plusieurs intervenants à ces
débats : la surprise de découvrir un monde du travail, caché pour les besoins de la mise en
scène. Cette contrainte peut sans doute, comme l’explique Howard Becker, devenir un
plaisir5 3 9 : les efforts investis pour apprendre à prendre plaisir à l’exercice conduisent le
participant à réitérer l’expérience, à devenir un habitué des débats.

539 C’est la thèse centrale de son livre Outsiders : les efforts pour intégrer un groupe social – en l’occurrence
des marginaux – conduisent progressivement l’acteur à prendre du plaisir à sa socialisation. Cf. Howard
BECKER, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Métailié,1985 (1ère éd. 1963).

339
Une interprétation des débats

« La discussion de problèmes spécifiques n’est donc plus cantonnée au


parlement ou aux comités de concertation entre partis et groupes
d’intérêts organisés, elle est portée devant le public. Ainsi, la forme du
gouvernement représentatif qui émerge aujourd’hui se caractérise par
l’apparition d’un nouveau protagoniste de la délibération publique,
l’électeur flottant et informé, et d’un nouveau forum de cette
délibération, les médias ».

Bernard MANIN, Principes du gouvernement représentatif, Paris,


Calmann-Lévy, 1995

Mon expérience de terrain laisse une question ouverte : qu’éprouve-t-on à débattre


dans une de ces arènes ? Spectateur assistant aux polémiques en cours, j’ai ressenti de façon
croissante, au fil des entretiens, la nécessité d’une analyse de contenu. Celle-ci fait l’objet du
chapitre suivant. J’y étudie la manière dont cette socialisation se traduit en arguments, en
interactions spectaculaires. Devant les problèmes méthodologiques que posent une analyse de
contenu – quelles émissions prendre, quelles relations étudier entre des débats qui se
succèdent, quel rôle accorder à la chronologie – j’ai choisi d’investir un « dossier » donné,
celui des émeutes de novembre 2005, et d’étudier la manière dont les acteurs se grandissent
ou sont grandis dans ces arènes. J’étudie d’abord les pages « Débats » du Monde : le médium
écrit, la grande maîtrise que les acteurs ont sur le déroulement du débat, m’amène dans un
premier temps à étudier les signatures, la manière dont les auteurs sont présentés et légitimés.
Puis dans un second temps, à étudier les agencements que les contributions individuelles
finissent par former entre elles pour constituer une grammaire du débat sur les émeutes dans
le Monde. Cette étude me sert ensuite à suivre ces arguments, ces formes de grandeur écrites
dans l’arène du Grand Jury, à la fois institutionnelle et plus dynamique, plus incertaine dans
sa construction puisque l’interaction et la parole y subvertissent les jeux de langage. Enfin, je
compare cette interaction avec celle qui a lieu à Mots Croisés, où l’ouverture des débats à des
« profanes » interdit certains arguments, certaines montées en généralités, en même temps

340
qu’elle en permettent d’autres. Sur le plan de l’analyse de discours, Question Time fait l’objet
d’un traitement à part, où j’étudie les formes légitimes de prise de parole du public.

Quel contenu étudier ? Choix du corpus

Le risque majeur de l’analyse d’un contenu médiatique reste la saturation : à l’inverse


d’autres disciplines au texte rare ou fragmentaire – comme l’archéologie – l’analyste des
médias est soumis à une profusion de discours. Son travail est donc en grande partie jugé sur
la pertinence de la sélection qu’il opère. Ce principe vaut à plus forte raison pour ce travail,
qui s’engage dans une analyse comparée. Comme la partie précédente de ce travail s’est
efforcée de le montrer, les contenus issus de ces différentes arènes médiatiques sont issus de
processus de sélection, de mise en scène et de diffusion relativement différents. Pour saisir ce
que ces différences de production font aux contenus des discussions médiatiques, le procédé
le moins risqué reste encore de prendre un objet de discussion identifié, abordé par les
différentes arènes, et de comparer la manière dont chaque arène traite successivement cet
objet. J’ai choisi d’aborder cette difficulté par l’étude d’un « événement ». Soit un fait qui
survient à un moment donné, et qui se caractérise par une transition, voire une rupture dans le
cours des choses ; par son caractère soudain, et par les répercussions qu’il engage. On parle
d'un « évènement » dans différents domaines. Dans l’univers médiatique, il désigne un fait
d'actualité remarquable.

Etudier le discours médiatique à partir d’un événement relevé par un groupe social
donné comporte plusieurs biais. Le plus régulièrement rappelé est le suivant : l’étude d’un
discours sur un événement donné en apprend moins l’événement lui-même que sur la manière
dont le locuteur le perçoit. Le résultat de l’analyse de ce discours ne peut prétendre à la
description du fait social, mais seulement à la description du discours sur l’événement. En ce
sens, ce biais peut être perçu comme un atout : mon choix d’étudier le discours des acteurs sur
un événement donné complète ma connaissance de ces acteurs, en ce qu’il m’instruit de la
manière dont ils perçoivent l’événement en question. Un second biais s’oppose alors : quel
événement choisir ? La notion d’événement « remarquable » a une conséquence directe sur
mon choix. Il fallait un objet d’une « taille » suffisante pour que tous les terrains que j’étudie
développent sur le sujet un discours conséquent. Que l’événement les traverse tous. Un autre
critère a guidé ma conduite : il fallait que cet événement ait lieu au moment où j’étais en
position d’enquête ethnographique, soit entre septembre 2005 et avril 2006. Afin qu’il ait été

341
abordé en entretiens par les acteurs, qu’il ait produit des à-coups dans le fonctionnement des
débats, qu’il soit entré en résonance avec d’autres événements politiques relatés dans la
presse. Ces critères me laissaient le choix entre trois principaux débats : les « émeutes » de
novembre 2005, le débat autour des « caricatures de Mahomet » et les grèves consécutives au
projet de loi sur l’égalité des chances instituant le CPE. J’ai décidé de ne conserver que les
débats autour des « émeutes » de novembre 2005.

Cet événement constitue en effet un terrain extraordinaire pour étudier les difficultés
des débats politiques médiatisés à renouveler les processus de la représentation politique. Pour
les deux autres débats, les protagonistes disposent de leurs représentants. Les grèves
consécutives au projet de loi sur l’égalité des chances sont exemplaires : syndicats, élus,
économistes et sociologues disposent d’outils représentatifs éprouvés pour « faire parler » le
corps social. Et même si le débat autour des « caricatures de Mahomet » pose plus de
problèmes au processus de représentation médiatique – la représentation institutionnelle des
musulmans de France est fragile et controversée – les journalistes ont à disposition des
représentants déjà sollicités lors des précédents débats, et d’abord sur les débats autour du port
du foulard. En revanche, les émeutes de novembre 2005 posent aux journalistes un redoutable
problème de traduction : comment faire parler les groupes d’incendiaires qui n’ont ni
doctrines, ni porte-paroles, ni revendications ? Comment, surtout, parler des banlieues
populaires d’où partent les foyers d’incendie, alors que l’organisation générale de la société
française tend à imposer le silence sur les problématiques qu’elle soulève ? Or, cette exigence
de représentation devient vite impérieuse : les nuits d’émeutes se succèdent, les témoignages
d’incompréhension et de désarroi sont enregistrés par les différents reportages. Les différents
débats politiques médiatisés doivent se saisir de la question. Et, dans ces conditions, la
manière dont ils s’en saisissent permet d’observer à la fois la manière dont ils peuvent
qualifier des acteurs pour discourir sur le sujet, et la grammaire que ces acteurs doivent
observer pour être légitimes.

Cette spécificité de l’événement « émeute » m’a amené à limiter analyse de discours à


ce seul objet. J’avais projeté de comparer à un autre événement le traitement que les débats
réservaient aux émeutes. Cependant, il m’est vite apparu que cette démarche produirait des
résultats soit redondants, soit secondaires par rapport au but recherché. Ce travail de thèse est
centré sur l’interaction entre d’une part les normes et les discours émis par les institutions
médiatiques, et d’autre part les contraintes organisationnelles et politiques qu’elles
rencontrent. C’est pourquoi mon analyse de discours vise à affiner les résultats du précédent

342
chapitre. En d’autres termes, comment mon travail ethnographique vient expliquer et donner
du sens aux débats enregistrés dans l’espace médiatisé. Je me contredirais donc en
développant une analyse de contenu trop abondante, puisque celle-ci m’amènerait à la
sophistiquer, à lui donner une importance qu’elle n’a pas dans ma démarche. Nécessaire, cette
étude n’a pas l’ambition d’être le point central de ce travail.

Ce double impératif – imposer à cette analyse sa juste place, et la centrer sur le


traitement médiatique des émeutes – m’amène à ne pas aborder ici le contenu de l’émission
Question Time. D’abord pour comparer ce qui est comparable : Question Time est centré sur
le jeu politique britannique, et ne consacre pas d’émission au traitement des émeutes.
Quelques minutes des émissions de novembre 2005 sont bien consacrées aux « émeutes
françaises », mais elles sont si déconnectées des enjeux de l’émission – et des invités qu’elle
reçoit – qu’elles n’ont pas d’intérêt à être analysées hors d’une étude du contexte. Or, c’est le
second point, je n’étais pas présent à l’enregistrement des émissions qui en font part, puisque
je n’ai pu finalement m’y rendre qu’à partir de décembre 2006. Enfin, mon séjour y a été
relativement court. Suffisamment longue et intense pour me permettre de saisir les
nombreuses différences qui opposent cette émission à mes terrains français, mon enquête ne
m’a pas permis d’approfondir le rapport des journalistes, invités et techniciens de l’émission à
la mise en scène des discours politiques.

Comparer trois productions de discours

Une fois le choix du corpus effectué viennent les difficultés « internes », relatives à la
méthode d’analyse. Mon objectif est double. D’une part, observer l’émergence de « pôles » de
discussion sur les émeutes, de sujets récurrents d’un espace à l’autre, voire d’un interlocuteur
à l’autre. Pour le dire simplement, je recherche s’il y a certaines manières de penser les
émeutes, communes aux pages « Débats » du Monde, à Mots Croisés et au Grand Jury, et
comment les locuteurs se retrouvent, se distinguent autour de ces principales manières de
penser cet objet. D’autre part, je veux porter mon attention sur les interactions entre acteurs.
Comment les intervenants, discourant sur les émeutes, articulent leur parole en fonction de la
parole de l’autre. Ceci pour comprendre comment les interlocuteurs se grandissent, ou se
rabaissent au cours de la discussion. L’enjeu étant de comprendre d’une part quelles façons
légitimes de penser les émeutes ont cours dans ces espaces médiatiques, et d’autre part sur
quels principes les intervenants peuvent prendre appui pour légitimer leur discours et leur

343
personne lorsqu’ils abordent ces sujets. Or, ce double objectif comportait plusieurs difficultés.
D’une part, l’un de mes débats – les pages « Débats » – est entièrement écrit, et ses
« auteurs » s’interpellent rarement les uns les autres. D’autre part, mes deux débats télévisés
ont des dispositifs très différents, puisque Le Grand Jury présente un invité face à trois
journalistes qui l’interrogent tandis que Mots Croisés met un journaliste face à six invités
qu’il fait parler tour à tour. J’ai donc choisi de débuter par le débat « inanimé », celui des
pages « Débats », pour avancer vers le plus « animé », Mots Croisés, en passant par le Grand
Jury. Chaque étude fait l’objet d’une partie de ce chapitre.

Pour dégager des « pôles » de discussion dans les pages « Débats », j’ai construit un
corpus de textes, que j’ai lu et relu attentivement avant qu’un classement provisoire ne
s’impose. Je n’ai pas choisi de méthode préalable, partant du principe éprouvé par Nicolas
Dodier qu’une lecture exhaustive d’un « dossier » donné, couplée à une approche
ethnographique des protagonistes du dossier, suffit pour développer une catégorisation
cohérente de ses parties. J’ai ensuite affiné mon classement, jusqu’à obtenir cinq grands pôles
regroupant les éléments de mon corpus. Dans la partie suivante, j’ai mis à l’épreuve les pôles
de discussion des pages « Débats » en les comparants avec les interactions observées à
l’émission du Grand Jury que j’étudie. Enfin, la dernière partie met en rapport les discussions
relevées dans les deux premiers débats avec les sujets abordés à Mots Croisés.

Comprendre comment les intervenants des différents espaces se grandissent, comment


ils parviennent à se rendre dignes de débattre des émeutes est la seconde ambition de cette
analyse de contenu. J’ai procédé en tenant compte des spécificités de chaque support. Les
pages « Débats » ont fait l’objet d’une analyse de signature. Une analyse rapide de la notoriété
des signataires, d’abord : il s’agissait de savoir si les articles parus sur les émeutes avaient été
sélectionnés parce que leurs « auteurs » étaient suffisamment « grands » en termes de
notoriété, et quelles mesures avaient été prises dans le cas contraire pour les grandir aux yeux
des lecteurs. En faisant une recherche dans les archives numérisées du Monde, je me suis
aperçu que la moitié des auteurs n’y avaient jamais été cités auparavant. C’est donc à leur
« signature » que je me suis intéressé, à la manière dont leur activité était présentée. Puisque
j’ai relevé de grandes disparités entre ces signatures, j’ai comparé – conformément à la
démarche du Boltanski de La Dénonciation – les signatures aux objets de la critique. Les
« épreuves de grandissement » des intervenants des deux débats télévisés sont autrement plus
explicites : là, les invités ont une heure entière pour faire leurs preuves, être éprouvés, puis
grandis ou rabaissés selon le résultat de l’épreuve. J’ai isolé pour chacun de ces espaces un

344
petit nombre d’épreuve, avec lesquelles j’ai abordé les interactions opposant les intervenants –
journalistes ou invités – entre eux.

345
15. Les pages « Débats » du Monde traitent des
émeutes

15.1. Comment les auteurs des pages « Débats » sont grandis

Mon emprunt au schéma actanciel de « La Dénonciation »

Il s’agit de savoir de quelle teneur relève le cadre idéologique des pages « Débats »
relatifs aux émeutes en banlieue. Quelles sont les personnes que l’on y publie ? Quelle
position celui qui y publie y prend-il ? De quelle manière celui qui y publie envisage-t-il son
objet ? L’enjeu est d’une part de comparer le jeu des positions exprimées dans ces pages du
journal de celles exprimées dans d’autres sphères, en se servant de ce support textuel,
relativement dépouillé, des interactions qui lui ont donné le jour, comme d’un point de repère
pour étudier les autres débats français. Surtout, cet état des lieux peut permettre de
comprendre la position spécifique de cette rubrique, en quoi cette tribune médiatique
surveillée, soumise à une exigence critique de neutralité, prend effectivement position dans le
temps sur cet objet.

En vue de comparer cet espace de débat aux autres objets de mon corpus, et pour le
mettre en relation avec la partie de ma thèse décrivant l’organisation des débats au Monde,
j’ai codé chaque texte à partir du schéma actanciel employé par Luc Boltanski dans La
dénonciation. Les deux points que je retiens dans cette étude sont d’une part l’actant sur
lequel s’appuie la critique, et d’autre part la taille de cet actant. Le « public de la critique » y
est toujours le même : le lectorat du journal, supposé ici de grande taille. J’ai effectué ce
codage sur vingt-quatre articles parus dans les pages « Débats » entre le 7 novembre 2005 et
le 1er décembre de cette même année. Le premier, une tribune de Nicolas Sarkozy alors
ministre de l’Intérieur, répond à un article paru la veille dans le Monde, qui relayait des
critiques émises à l’égard de la politique de Nicolas Sarkozy en matière de police de
proximité. Jusqu’ici, à l’exception d’un article du journaliste Patrick Jarreau publié à la même
place mais sous un nom différent (Chronique politique), aucun auteur extérieur au journal
n’avait vu un article publié sur le sujet. En ce sens, la tribune de Nicolas Sarkozy ouvre cette

346
période de publication intense – jusqu’à trois articles sur le même sujet dans une même
édition. Comment la refermer ? Ce choix est plus difficile, puisque les émeutes sont
commentées bien après que les faits ont cessé. J’ai choisi de clore mon corpus avec un article
– celui de Jacques Toubon – publié 1er décembre. En effet, les pages « Débats » attendront
ensuite neuf jours pour publier un article sur le même sujet. Puis dix-sept-jours pour publier le
suivant – une tribune de Benjamin Abtan datée du 27 décembre. Le choix de cette période est
donc justifié par le fait qu’elle court de la date de la première parution sur le sujet, à la fin de
cette période très dense de publication.

Notons encore qu’un événement intervient le mardi 8 novembre 2005, et qui ouvre les
pages « Débats » à une nouvelle forme de commentaire sur les événements en banlieue. A
cette date, le ministère de l'Intérieur présente en conseil des ministres un décret permettant
d'instituer l'état d'urgence dans certains départements français. Paru au Journal Officiel le
lendemain, le texte s'applique pour une période de 12 jours dans 25 départements. Aux
commentaires sur les événements en banlieue s’ajoutent la réponse politique à ces
événements. J’ai cependant adapté la méthode employée par Luc Boltanski, d’une part à la
spécificité de mon objet et d’autre part au but que je poursuis avec cette expérience.

La spécificité de ma recherche par rapport à La Dénonciation

Je travaille sur un objet publié, donc légitimé par la rédaction du journal. Une enquête
sur les tailles respectives des parties des dossiers présentés par les auteurs peut donc servir à
vérifier si des dossiers aux parties dissemblables ont tout de même pu être légitimés. Un de
mes objets d’étude étant la figure du témoin, je me demande si le « témoin », acteur de petite
taille, a pu être légitimé dans les pages « Débats » - espace médiatique où l’auteur s’adresse à
un public de grande taille, défendant de grandes causes contre de grands adversaires. Et si oui,
comment une telle légitimation a pu être rendue possible.

D’autre part, ma démarche suppose acquise l’idée que l’ensemble des personnes
concernées par les pages « Débats » fonctionnent pour l’essentiel en régime de justice – que la
relation continue entre auteurs, journalistes et lecteurs de ces pages fonctionne pour l’essentiel
sur le mode de la critique et de la justification. Je m’intéresse ici principalement au cadre
légitime de compréhension des émeutes tel qu’il s’articule dans cet espace. J’ai donc cherché
à comprendre, pour chaque espace, qui était la victime auquel l’auteur souhaitait porter
secours. Qui était coupable du tort causé à la victime secourue. Et quel tort l’actant opposait-il

347
au supposé coupable. Ce travail systématique me permet une analyse sérielle du cadre de ces
émeutes. Les « tribunes » en question portent en effet toutes sur le même objet. En étudiant
d’une part à quel titre les auteurs se voient accorder une grandeur suffisante pour plaider
devant l’opinion des lecteurs, et en listant d’autre part les objets par eux critiqués et défendus,
je peux comparer la manière dont cette « affaire » a été débattue dans mes différents terrains
d’étude.

15.1.1. L’auteur grandi par sa critique : une construction


journalistique de la grandeur

On peut supposer, suivant une logique du « renom », que les auteurs dont les propos
sont régulièrement publiés – ou les faits régulièrement commentés – dans les colonnes du
journal ont la « taille » requise pour s’adresser aux lecteurs. A l’aide du moteur de recherche
Europresse5 4 0 , j’ai donc cherché dans Le Monde, sur une période d’un an (entre le 7 novembre
2004 et le 6 novembre 2005), les occurrences d’articles présentant les auteurs présents dans
mon corpus. Ainsi en est-il, cités par nombre décroissant d’occurrences, de Nicolas Sarkozy
(300 occurrences), de Régis Debray (23 occurrences), de Michel Tubiana (15 occurrences),
d’André Glucksmann (11 occurrences), d’Alain Touraine (6 occurrences), de Jeannette
Bougrab (7 occurrences), d’Alain Badiou (5 occurrences), d’Alain Bentolila (5 occurrences),
de Paul Thibaud (5 occurrences), de Didier Peyrat (3 occurrences), et de Noël Goutard (3
occurrences). Une tribune collective d’« appel des mères à la responsabilité », signé par
quatre femmes, cumule 17 occurrences de ses auteures (2+3+5+7). Cette première approche
permet de noter que, sur les 24 textes, 11 sont écrits par des auteurs qui n’ont jamais fait
l’objet d’un article dans le Monde au cours de l’année qui précède la parution de leur tribune.

Cette approche quantitative un peu grossière permet de comprendre que la parution


des tribunes de cette période se joue sur autre chose que sur la notoriété préalable. A ce titre,
je suppose donc que même les auteurs ayant été publiés, ou mentionnés par un ou plusieurs
services du journal, doivent eux-mêmes justifier leur commentaire de manière à se rendre
digne de l’énoncer. Comment les auteurs inconnus des pages du Monde justifient-ils leur
intervention auprès de lecteurs sensé dans leur majorité ne pas les connaître? Le marqueur ici
observé sera la « signature » de l’auteur en fin d’article, et plus précisément la manière dont
elle s’adapte à la position qu’il prend pour énoncer sa critique. De fait, la présentation finale

540
Moteur de recherche disposant de vingt années d’archive sur de nombreuses référence européennes.

348
du journal est le fruit d’une interaction entre journalistes metteurs en scène du débat, et
intervenants dans ce débat. Interaction au cours de laquelle le journaliste, qui tient en main le
montage final du débat, obéit rarement à la lettre à la volonté de l’auteur. Je supposerais que
les signatures proposées par les auteurs ont été prises telles quelles, négociées ou adaptées en
fonction de l’exigence de justice des journalistes.

Trois types de signature pour présenter les « intervenants inconnus »

Sur les onze auteurs inconnus dans l’année qui précède la parution de leur tribune, sept
auteurs5 4 1 , soit la majorité, sont universitaires. Chercheurs au CNRS, enseignants du supérieur
ou doctorants, tous sont désignés par l’institution où ils travaillent. Curieuse amplitude : pour
des auteurs de notoriété réputée égale, certaines signatures sont très sèches 5 4 2 , d’autres se font
plus pédagogiques5 4 3 . J’ai regroupé ces signatures en trois types : les unes présentent
strictement le nom de l’auteur et sa fonction, les autres y ajoutent le titre de son dernier livre,
d’autres enfin explicitent la raison pour laquelle l’auteur publie dans le journal.

Les signatures sobres. Cinq auteurs ne signent que par la mention de leur nom et
qualités. Quatre auteurs, universitaires, ont en commun cette sobriété : Françoise Blum,
François-Xavier Avajon, Fabien Jobard et Frédérick Douzet. Ce premier groupe se distingue
d’universitaires de rang semblable5 4 4 . En opposant des groupes d’acteurs à d’autres, j’ai
cherché ce qui avait amené les journalistes à établir cette discrimination. L’expérience que je
mène ici m’incite à mettre en rapport la signature des auteurs avec les autres parties de leur
dossier, et d’abord à leur interlocuteur. J’ai en effet supposé, filant le principe du « débat »
autour d’une table, que l’auteur appuie son discours sur une réponse, une adresse à un élément
identifié du débat. Qu’est-ce qui, dans l’interlocuteur qu’ils se choisissent, permet à ces
universitaires de simplifier leur signature ? Mon constat est que, dans les quatre articles de ce
premier groupe, l’objet de la critique est immédiatement identifiable par les journalistes des
pages Débat. Pour faire ce constat, j’ai associé chaque critique énoncée par ces acteurs à une
critique précédemment publiée par les pages « Débats ». Ainsi, l’article de Françoise Blum5 4 5
541 Charles Rojzman, Françoise Blum, Alexandre Caeiro, François-Xavier Avajon, Fabien Jobard, Frédérick
Douzet et Rémi Hess.
542 Ainsi celle de Françoise Blum, « historienne et ingénieur au CNRS ».
543 C’est le cas de celle de Charles Rojzman : « Psychothérapeute - Charles Rojzman, enseigne la psychologie
des actions interculturelles à l'université Nancy-II. Il anime aussi des sessions de formation pour les agents de la
fonction publique en banlieue ».
544 Frédérick Douzet est maître de conférences, comme Charles Rojzman. Et François-Xavier Avajon est
doctorant, comme Alexandre Caeiro. Pourtant, les signatures de Charles Rojzman et d’Alexandre Caeiro
appartiennent au troisième groupe.
545 Intervention du vendredi 11 novembre 2005.

349
critique ceux qui refusent de voir dans ces émeutes la manifestation d’un mouvement social.
Cette critique répond directement, sans qu’il soit nommé, à Nicolas Sarkozy 5 4 6 pour qui « Le
« crime organisé » et les « trafics mafieux » qui « règnent en maître » dans les « zones
interdites » sont le principaux organisateurs de ces émeutes. De même, François-Xavier
Avajon5 4 7 critique « Les sociologues, pressés par les médias » qui « fournissent à la chaîne
des explications à tous les maux du moment ». Cette critique fait écho au fait qu’un
sociologue (Alain Touraine) est intervenu pour défendre une explication sociologique des
émeutes. L’intervention de Fabien Jobard5 4 8 est sur ce point caractéristique : mis en cause par
François-Xavier Avajon dans son article, il introduit son propos sur le mode du droit de
réponse. Enfin, Frédérick Douzet qui rappelle l’histoire des émeutes dans les ghettos
américains, intervient le lendemain de la parution de l’article d’André Glucksmann 5 4 9 , qui
critique le caractère « français » et « nihiliste » de ces émeutes. Qu’en est-il du cinquième, le
seul intervenant au titre sobre qui ne soit pas mentionné comme appartenant à une institution
universitaire ? Le juriste Dominique Maillard Desgrées du Loû signe de la seule mention de
son titre (« juriste »). L’objet qu’il critique est identifiable : « L'éditorial du Monde daté du 9
novembre 2005 » qui condamnait « sans appel le gouvernement » qui venait de décréter l’état
d’urgence.

Les auteurs dont la signature mentionne un livre. Qu’en est-il du second groupe
d’acteurs, ceux qui voient leur signature ornée de la mention de leur livre ? Karim Amellal5 5 0
est ainsi présenté : « Essayiste, 27 ans, auteur de Discriminez-moi ! Enquête sur nos
inégalités, éditions Flammarion, 364 pages 2005 ». La principale critique est adressée à
« L'analyse sociologique » qui « explique la violence par le chômage, la précarité, la
relégation et la ghettoïsation ». On peut donc supposer qu’elle a pour cible Alain Touraine 5 5 1 ,
qui signe « sociologue » sur une tribune parue trois jours plus tôt. En fait, cet auteur ajoute de
nombreuses autres critiques à celle-ci, pointant également « le racisme latent, l'ampleur des
discriminations raciales, la puissance des mécanismes ségrégatifs, la défaite de l'école, la
panne de valeurs et de symboles mobilisateurs, notre incapacité chronique à réduire les
inégalités et à accepter la diversité culturelle ». La nébuleuse critique apparaît ici d’une taille
considérable. On voit ici l’utilité des précisions apportées à sa signature : l’âge (27 ans) et la

546 Intervention du Lundi 7 novembre 2005.


547 Intervention du jeudi 17 novembre 2005.
548 Le mardi 22 novembre 2005.
549 Le mardi 22 novembre 2005.
550 Intervention du vendredi 11 novembre 2005.
551 Intervention du mardi 8 novembre 2005.

350
mention d’un livre (Discriminez-moi ! Enquête sur nos inégalités) permettent de stabiliser la
signature, de l’associer à la sortie du livre d’un auteur jeune ayant rédigé une « enquête » sur
le sujet dont il traite. Qu’en est-il en revanche de Rémi Hess 5 5 2 , maître de conférence, dont la
signature porte mention d’un Que sais-je ? Le Tango ? L’objet qu’il critique, « les pratiques d'
“humiliation ordinaire” ou par cocktails Molotov interposés », n’est défendu par aucun des
intervenants des pages « Débats ». Sans doute son article sort-il de la norme en ce que,
contrairement aux autres, il critique des pratiques. Pratiques certes décrites et commentées
dans les pages « Débats » - la socialisation violente des jeunes des quartiers difficiles – leur
évocation engage le lecteur et le locuteur dans l’intimité de son expérience. Sur ce point, la
mention de son ouvrage rassure. Elle oppose à cette pratique violente critiquée un objet
simple – un livre – et une pratique sociale identifiée : le tango. Cette légitimation de son point
de vue est d’ailleurs complétée par l’adresse conviviale par laquelle il commence son article :
« Dans une de ses chroniques, Dominique Dhombres interroge ses lecteurs : « Vous en
connaissez beaucoup, vous, des policières qui dansent le tango ? (Le Monde daté 20-21
novembre). Je me sens le devoir de répondre : Beaucoup, non; mais une, oui ! ». L’auteur est
ainsi grandi en se rattachant, sur le mode insolite, au débat en cours dans les pages du Monde.

Les auteurs dont une présentation justifie la signature. Qu’en est-il des quatre
derniers auteurs, dont la signature a nécessité une phrase mettant en rapport leur fonction et
leurs propos ? On peut les diviser en deux groupes égaux, les universitaires (Charles
Rojzman, Alexandre Caeiro) et les membres d’association (« Réussir aujourd’hui » et
« Conférence Périclès »). Ces auteurs ont-ils en commun de poser au centre du débat un objet
peu connu ? Ce n’est pas le cas des membres d’association. Jean-Claude Barrois 5 5 3 , président
de « Réussir aujourd’hui », développe un long récit qui laisse une forte place au témoignage.
Sa critique porte sur des constats partagés par les précédents intervenants du débat 5 5 4 :
L’exclusion géographique des villes où son association intervient, le manque de moyens de
l’Education nationale, le fait que la France soit « partiellement ghettoïsée ». Qu’apporte-t-il de
plus à ce débat ? Essentiellement des critiques de phénomènes énoncées en position de
témoin : « le rejet du voisinage », la « suspicion de la police », développée sur une anecdote
de plusieurs lignes5 5 5 . Or, pour justifier l’authenticité de ce témoignage, l’auteur ne met pas en
avant un livre, ni une fonction scientifique, mais une association. C’est pourquoi cette
association est présentée par une périphrase : « Président de Réussir aujourd'hui : Jean-Claude
552 Intervention du mercredi 30 novembre 2005.
553 Le vendredi 11 novembre 2005.
554 Successivement développés par les interventions d’Alain Touraine (Mardi 8 novembre 2005) et de Charles
Rojzman (jeudi 10 novembre 2005).

351
Barrois a fondé avec d'autres cadres des secteurs public et privé l'association Réussir
aujourd'hui, qui offre un tutorat à des lycéens dans la Seine-Saint-Denis ». Cette présentation
est d’ailleurs renouvelée dans son texte : « Un mot pour dire qui nous sommes et l'objet de
notre action. Bénéficiant, depuis 2004, d'une subvention dans le cadre de la politique de la
ville et, depuis 2005, d'un soutien de la région et du mécénat d'entreprises, notre petite
association compte une vingtaine de membres. Tous diplômés de grandes écoles, ils exercent
ou ont exercé d'importantes fonctions dans le public ou le privé. Une dizaine d'entre eux
occupent, à titre bénévole, les fonctions de “délégués référents” dans les établissements
scolaires conventionnés avec l'association ». La signature, comme le texte, présentent les
mêmes éléments qui permettent de grandir le témoignage de son auteur. L’affichage de
soutiens institutionnels, d’abord : la « subvention dans le cadre de la politique de la ville » et
le « soutien de la région et du mécénat d'entreprises ». La « grandeur » de ses membres,
ensuite : « Tous diplômés de grandes écoles, ils exercent ou ont exercé d'importantes
fonctions dans le public ou le privé ». La proximité sociale forte, enfin, avec les événements
en cours, puisque la raison d’être de l’association est d’offrir un « tutorat à des lycéens dans la
Seine-Saint-Denis ». Tous ces éléments grandissent, authentifient le témoignage livré aux
lecteurs.

La seconde tribune d’association, dont la raison sociale fait également l’objet d’une
longue explication, partage plusieurs caractéristiques avec la précédente. Elle critique sur le
mode argumentatif » une triste réalité : la France est diverse, ses élites ne le sont pas ». Sa
critique argumente peu cette analyse, dont la réalité est supposée acquise. Les auteurs
membres de la Conférence Périclès interviennent en effet dans un espace qui a vu ce constat
défendu et étayé à quatre reprises5 5 6 . L’essentiel du texte se concentre sur plusieurs
propositions : « Ouvrir les formations d'excellence à la diversité sociale » pour « assurer la
participation de tous les Français, même les moins favorisés, aux responsabilités publiques ou
entrepreneuriales », « Appliquer un traitement différencié aux situations inégales, dans le
respect du mérite de chacun » et « Valoriser les nouveaux modèles “atypiques” de réussite
scolaire par des campagnes d'information ciblées ». Qu’est-ce qui rend légitime l’intervention
de ces auteurs, inconnus, sous la forme de recommandations politiques ? L’examen de la

555 La relation de suspicion mutuelle entre police et jeunes des banlieues est alors un point crucial du débat sur
les émeutes, puisque la mort des deux jeunes électrocutés dans un transformateur à Clichy sous Bois –
communément évoquée comme point de départ des émeutes – est reliée par beaucoup de commentateurs à cette
suspicion. Les jeunes auraient fui la police pour aller se réfugier dans un transformateur, non parce qu’ils
auraient eu quelque chose à se reprocher, mais parce qu’ils soupçonnaient que cette interpellation par la police
serait une expérience douloureuse.
556 Successivement par Alain Touraine, Jean-Claude Barrois, Karim Amellal et Jeannette Bougrab.

352
signature permet de comprendre que les auteurs sont à la fois grandis par leur proximité
sociale avec leur discours, et par la « grandeur » de leur position respective. Ainsi la signature
précise-t-elle que « Mehdi Ouraoui (24 ans, normalien), Nicolas Serrie (23 ans,
polytechnicien), Luis Vassy et Sheraz Gasri (25 et 28 ans, anciens élèves de l'ENA), Pierre
Singaravelou (28 ans, agrégé d'histoire), Kyum Lee (26 ans, IEP de Paris), sont membres de
la Conférence Périclès, visant à promouvoir la diversité sociale dans l'enseignement
supérieur ». La mention systématique de la qualité d’ancien élève d’une « grande » école offre
ainsi à ces auteurs la « grandeur » nécessaire pour parler au public. De même, la consonance
étrangère de leur patronyme et la raison sociale de leur association laisse-t-elle entendre que
ces auteurs ont une autorité pour parler du manque de « diversité sociale » parmi les élites
françaises.

La mention d’un livre, une objectivation des qualités de l’intervenant

On a pu voir que la mention d’un livre, d’une explication sur les buts défendus par une
association, permettaient de grandir un auteur dont la légitimité à critiquer pouvait être mise
en cause. En reprenant l’exemple de l’intervention de « l’essayiste » Karim Amellal et des
membres des deux associations, on comprend a fortiori l’importance symbolique que peut
avoir la mention d’une institution scientifique, pour légitimer le discours d’un acteur dont la
présence dans le débat est problématique. Qu’en est-il donc des deux auteurs, universitaires
précisément identifiés, dont la signature fait l’objet d’une justification ? Ici, c’est l’objet de la
critique qui n’est pas directement identifiable, parce que jamais introduite dans le débat.

Le premier universitaire est ainsi présenté : « Psychothérapeute - Charles Rojzman,


enseigne la psychologie des actions interculturelles à l'université Nancy-II. Il anime aussi des
sessions de formation pour les agents de la fonction publique en banlieue ». Quel interlocuteur
critique-t-il pour fonder son propos ? L’objet de sa critique est double : d’une part les « filtres
idéologiques » qui « empêchent la divulgation d'informations importantes », et d’autre part la
cause de ce phénomène, « L'absence de formation, de préparation et d'accompagnement des
agents en situation difficile », et « le caractère anachronique d'un fonctionnement
institutionnel qui n'utilise pas l'intelligence et la créativité des agents de base ». Son article est
le troisième paru sur les émeutes depuis l’ouverture de la rubrique à cette affaire 5 5 7 . Sa
critique porte sur la manière dont l’Etat et ses institutions gèrent ses agents : critique du
557
Publiée le jeudi 10 novembre 2005, elle est la troisième à être publiée après les interventions de Nicolas
sarkozy et d'Alain Touraine.

353
« cloisonnement » de son organisation, critique de son « fonctionnement » qui fait comme si
ces cloisons n’existaient pas. A noter que, dans les pages « Débats », aucun auteur n’a
défendu la gestion des agents. La critique de Charles Rojzman ouvre donc le dossier de
l’adéquation du fonctionnement des institutions avec les situations difficiles rencontrées par
ses agents dans certaines banlieues françaises. Et c’est sans doute à cette particularité, à cette
situation stratégique – un acteur inconnu intervient dans une « grande » tribune pour critiquer
une « grande » institution – que Charles Rojzman doit sa longue présentation. Contrairement à
Nicolas Sarkozy ou Alain Touraine qui le précèdent et qui, auteurs connus, entament les
critiques, Charles Rojzman doit être grandi pour donner une légitimité suffisante à son propos.
Il en va de même pour l’autre universitaire inconnu, dont la fonction est explicitée près de sa
signature. Alexandre Careiro5 5 8 est ainsi présenté : « Alexandre Caeiro appartient au Groupe
de sociologie des religions et de la cité (CNRS - EHESS), et prépare une thèse sur la
construction de l'autorité islamique et la production de fatwas en Europe ». Ici encore, sa
signature est étroitement liée à l’objet qu’il critique : D’une part « les responsables politiques
qui « n'ont pas hésité » à discourir sur « l'islam “authentique”, “de paix” et de “cohésion
sociale” », faisant émerger une « distinction entre le bon et le mauvais islam », d’autre part le
« risque de voir apparaître en France et en Europe des lignes de fracture importantes entre des
conceptions différentes de l'islam parmi les musulmans ». Son article, à forte connotation
pédagogique, retrace les étapes historiques qui ont conduit l'Union des organisations
islamiques de France (UOIF) à adopter, dimanche 6 novembre, une fatwa sur les émeutes
françaises. Alors que l’article de M. Careiro est le neuvième publié sur les émeutes, c’est le
premier à commenter cet événement religieux. Sa critique intervient avant qu’un quelconque
représentant politique ou religieux n’ait écrit sur le sujet dans l’espace éditorial des pages
« Débats ». C’est donc en « spécialiste » dûment attesté par la mention de son grade, de son
institution de rattachement et du titre de sa thèse qu’il ouvre un dossier où il critique, de fait,
des acteurs plus « grands » que lui : l’UOIF et « les responsables politiques » qui ont fait
émerger une « distinction entre le bon et le mauvais islam ».

Conclusion sur l’expérience de codage des pages « Débats » du Monde

Je retiendrai trois points sur cette expérience : d’une part, la justification de la


grandeur des intervenants est une préoccupation lisible des journalistes de la page « Débat »,
d’autre part le débat inclut d’autres rubriques que celle des pages « Débat », enfin la position

558 samedi 12 novembre 2005.

354
de « spécialiste » permet une grandeur suffisante pour ouvrir un débat sur un point de
l’affaire. Parmi les contre-exemples de ce procédé, il faut noter l’intervention des « mères »,
dont le discours est justifié par une logique familiale. Celle des « philosophes » André
Glucksmann ou Régis Debray, qui ne font mention d’aucune institution d’exercice. De Noël
Goutard, qui parle en tant qu’investisseur. Et de Karim Amellal, essayiste, qui justifie sa prise
de parole par sa qualité d’écrivain, d’artiste tâchant d’articuler en mots les émotions
supposées ressenties par ses concitoyens.

De ce point de vue, deux exemples nous attirent : celui de Jean-Claude Barrois et celui
d’Alain Badiou. Ils ont en commun de présenter, dans leur signature, leur qualité de membre
d’une institution (respectivement professeur de philosophie à l’Ecole Normale Supérieure et
président de l’association « Réussir Aujourd’hui »). L’un comme l’autre positionnent leur
expression sur le registre du témoignage. Cette remarque laisse entendre que d’une part, la
qualité de représentant peut être compatible avec un discours singulier. Et que d’autre part, la
signature n’est pas l’unique critère permettant de juger de la grandeur choisie par l’auteur
pour exprimer sa critique – le registre joue dans l’identification de cette position un rôle
particulier. On peut estimer, avec Laura Robinson, que les experts ont conscience d’être
mieux entendu lorsqu’ils évoquent un témoignage personnel dans leur prise de parole. Et
d’autre part, on peut considérer que ces témoignages n’auraient probablement pas pu accéder
au rang de tribune publiable si leur signature n’avait comporté la marque d’un avis autorisé
sur la question. Par ailleurs, ces deux exemples sont marquants en ce qu’ils sont
essentiellement constitués de témoignages. D’autres articles empruntent pour une phrase ou
un paragraphe la position du témoin, mais l’essentiel de leur position consiste en une critique
argumentative, rationnelle d’un point donné.

15.2. Les émeutes discutées dans les pages « Débats » du Monde

Coder la critique : identifier l’accusé, la victime et le verdict

Cette critique a été codée en deux points. Comme dans tout procès en dénonciation, on
peut sans trop forcer les textes identifier un accusé, et une victime auquel le texte restitue, ou
propose un programme pour restituer des droits. Je consacrerai l’essentiel de l’analyse à la
partie la plus riche, l’accusé. Le bénéficiaire de la critique, quant à lui, est le plus souvent
flou, implicite. Il s’agit pour les auteurs de contribuer à « la compréhension de la situation »,

355
supposée malmenée. De profiter à « l’intelligence ». J’ai supposé que, dans la plupart des
textes, le locuteur se mettait en position de bénéficier au lecteur, à son désir supposé de
réfléchir sur la situation en cours. Autre bénéficiaire, assez rarement explicité, de la critique
exercée par ces textes : les « victimes ». A partir de ce résultat, j’ai codé ces vingt-quatre
textes dans un tableau que j’ai fait figurer en annexe5 5 9 . Les pages qui suivent détaillent un
regroupement en « pôles » de discussion : cinq pôles se détachent en effet nettement de la
masse des textes, pôles dans lesquels la suite des textes articule un sous-débat dans le débat
plus général sur les émeutes.

15.2.1. Les pages « Débats » sur les émeutes : un découpage par pôles

Le schéma ci-dessous représente les pôles qui se forment autour du texte qui ouvre le
débat, celui de Nicolas Sarkozy. Celui-ci ouvre la discussion par sa présence : sa parution
dans le Monde daté du 7 novembre 2005 « autorise », de fait, les textes suivants à paraître,
puisqu’avant cette date, la page « Débats » ne publie aucune contribution extérieure traitant de
ce sujet. Coïncidence ? Cette date inaugure la « nouvelle formule » du journal. C’est à cette
date que, selon l’information qui m’a été fournie par un mail de Sylvain Cypel, Sophie
Gerhardi et son équipe prennent les commandes de cette rubrique du journal. C’est donc à
cette date que débute le débat sur les émeutes dans ces pages, qu’ouvre l’article de Nicolas
Sarkozy. Les flèches représentent la relation à la fois synchronique et logique qui lie ces
différentes critiques au point de vue développé par Nicolas Sarkozy.

559 Cf. Annexe 1.

356
On voit donc apparaître cinq principaux pôles de discussion sur les émeutes dans les
pages « Débats » du Monde :

• Le pôle sociologique, développé par Alain Touraine.

• Le pôle familial, représenté par « les mères ».

• Le pôle révolutionnaire, développé par Françoise Blum.

• Le pôle de la discrimination positive, développé par Karim Amellal.

• Le pôle de l’expert-témoin, développé par Charles Rojzman.

Le pôle sociologique

Le choix de distinguer un « pôle sociologique » d’un « pôle sociétal » est lié à une

357
différence de position théorique du locuteur - les trois auteurs concernés développent une
explication de la situation qui interroge en même temps la causalité sociologique, alors que,
on le verra, les auteurs du « pôle sociétal » développent une critique située depuis leur double
expérience de théoricien et personnalité investie dans le monde social.

Le graphique ci-dessous représente la succession d’articles qui, du point de vue du


lecteur des pages « Débats », débattent à la fois des causes de la violence et du rôle que la
sociologie peut espérer dans l’explication et la maîtrise de cette violence. Seul le troisième
article répond au second. Puisque la critique de la sociologie proposée par François-Xavier
Avajon s’appuie sur des textes qui ne sont pas tirés des pages Débat. On remarque pourtant la
volonté des journalistes de développer un débat sur la sociologie dans leur journal.

Le pôle familial

C’est un pôle constitué de deux articles qui se suivent à cinq jours d’intervalle, et qui
ont en commun de développer une critique familiale de la situation : politiques et jeunes sont
renvoyés dos à dos comme également responsables d’avoir oublié qu’ils faisaient partie de la
même maison. Les propositions avancées par l’un et l’autre vont dans le même sens : refonder
les principes d’un vivre ensemble en prenant conscience que les uns et les autres sont liés par
leur même appartenance. A noter que le second texte de l’auteur, membre de l’UMP, est
nettement plus précis dans sa rhétorique, même s’il emploie la même position critique.

358
Le pôle révolutionnaire

Les émeutes en banlieue sont-elles un mouvement social ? A cette question,


l’historienne Françoise Blum répond par l’affirmative. Sa critique n’est jamais citée par les
auteurs qui commentent cette position, probablement parce qu’une chronique d’un journaliste
du Monde5 6 0 l’avait également proposée dès le 5 novembre – c’est en effet à cette chronique là
que les adversaires de l’interprétation révolutionnaire se réfèrent.

560 La chronique du journaliste politique du Monde Patrick Jarreau du 4 novembre 2005 est intitulée « Un petit
Mai-68 des banlieues ».

359
Le pôle de la discrimination positive

Le pôle pragmatique est constitué d’auteurs qui avancent que les émeutes sont avant
tout un problème de discrimination positive.

360
Le pôle de l’expert-témoin

Dans le contexte des émeutes, certains acteurs développent une critique au cours de
laquelle témoignage et expertise se nourrissent l’une l’autre. Ces acteurs illustrent leur
critique d’éléments intimes, produisant leur texte à partir de l’hypothèse que leur expérience
personnelle peut tendre à la même universalité que leur raisonnement. Tous les témoignages
convergent vers la nécessité de se « rendre compte », de « prendre conscience » de la situation
vécue par les jeunes émeutiers.

361
15.2.2. Traiter les pages « Débats » du Monde comme un jeu
d’interactions

Les pages « Débats » peuvent-elles être étudiées comme un jeu d’interactions ?


Contrairement aux autres débats de mon terrain, cette somme de tribune pose problème
lorsqu’on y cherche les traces d’échanges entre participants. Les auteurs se citent rarement,
interviennent une fois, longuement, sur un dossier donné. Puis ils disparaissent de la scène, et
ne reviennent pas pour répondre à ceux qui critiquent leur point de vue. Pire, à lire les
interventions formulées sur les émeutes, on a d’abord l’impression d’un débat atomisé,
anomique, où rare sont les articles qui répondent à d’autres, et où chacun pousse de la voix
dans son coin. L’ensemble des articles qui abordent le sujet des « émeutes » donnent
l’impression que le sujet est morcelé, divisé en autant d’intervenants.

Les pôles de discussion et l’emboîtement des textes

Mon travail sur l’organisation de ces pages m’a permis de comprendre que la même
équipe de journalistes qui sélectionne et met en scène ces débats est présente du début à la fin
de cette période de parution. Et que, si les metteurs en scène de ces publications ne varient
pas, leur travail doit transparaître. Ces journalistes ont une représentation des points à
approfondir sur ce débat, et de la manière dont ils souhaitent les voir approfondis. C’est muni
de cette certitude empirique que j’ai abordé la lecture de ces pages, et que j’y ai distingué des
polarités fortes. J’ai regroupé ces articles selon les critères déjà utilisés pour décrire la
manière dont les auteurs sont grandis, en portant une plus grande attention à deux autre
marqueurs : l’objet que l’auteur défend dans sa tribune, et les solutions qu’il propose. Ce
dernier critère a été déterminant en cas de doute : par exemple, l’article d’Alain Touraine
défendant les « différences » était certes proche, comme plusieurs autres, du pôle de la
discrimination positive. Mais là où les auteurs de ce pôle proposaient une refonte radicale des
politiques publiques en faveur de cette discrimination, Alain Touraine proposait d’appeler à
l’aide les sciences sociales, ce qui l’engageait selon moi dans le pôle sociologique.

Le pôle sociologique

Ce premier groupe, constitué de trois textes, discute du rôle que la sociologie doit
jouer dans la société. Il s’articule autour de la critique du « raisonnement sociologique »

362
développé par François-Xavier Avajon. On trouve dans ce groupe une discussion qui suit la
forme énoncé-critique-réponse à la critique. Le point commun entre tous ces auteurs est de
poser les « sciences sociales », la « sociologie » comme prisme central de leur réflexion sur
les émeutes. Alain Touraine, sociologue, signe le premier texte 5 6 1 sur le sujet. Il y critique la
« tradition coloniale » de la société française. Son texte affirme que les sociologues peuvent
aider le « moi national » français à prendre conscience des différents groupes qui le
constituent ; il attribue à la non-prise de conscience de cette différence l’existence d’un
« cercle vicieux de l’exclusion, de l’enfermement communautaire et de la répression ». Alain
Touraine estime que « l’ouverture de la société aux sciences sociales » - et a fortiori la
sociologie – pourrait, selon lui, permettre de sortir de cette crise. La fin de son article laisse
ouverte la discussion sur le rôle que la sociologie peut jouer dans l’explication, voire la
résolution ou la prévention des actes violents dont la France est le théâtre.

La critique qui sera opposée à son argument dans les pages « Débats » prend son
origine ailleurs. François-Xavier Avajon, qui se présente comme « doctorant en philosophie »,
y publie plus d’une semaine après5 6 2 un violent réquisitoire contre les « sociologues, pressés
par les médias, qui « fournissent à la chaîne des explications à tous les maux du moment ». Le
principal intérêt de son texte tient dans la position de son locuteur : plaidant pour l’intégrité
d’une cause noble – la qualité épistémologique du débat sur les origines des violences en
cours – ce texte attaque sur le ton du pamphlet des articles publiés par plusieurs sociologues.
Cette énergie mise au service d’une cause abstraite attire d’autant plus l’attention qu’elle
constitue un point d’entrée singulier – l’épistémologie – vers les émeutes, objet central. Mais
est-il réellement question d’épistémologie dans cet article ? François-Xavier Avajon appuie sa
critique sur deux entretiens de sociologues à la presse, l’un de Fabien Jobard et l’autre de
Jean-Marc Stébé. L’auteur oppose la « causalité flasque » des sociologues au « libre arbitre »
et à la « maîtrise de leurs choix » par les émeutiers ». Son analyse épistémologique tient dans
ce lieu commun : la sociologie méconnaîtrait le libre choix des personnes, et nierait toute
responsabilité individuelle. Elle est en fait prétexte, à la fin de l’article, à défendre le « libre
arbitre » des émeutiers en soulignant leur qualité de justiciable : « Au tribunal, chacun a pu
remarquer… ». François-Xavier Avajon critique-t-il « la sociologie », ou applaudit-il les
comparutions immédiates engagées alors contre les émeutiers ? Cet article formule le désir de
beaucoup, désir présenté au fil des « micro-trottoirs » et des reportages, que soient durement

561
« Les Français piégés par leur moi national », Le Monde, Débats, mardi 8 novembre 2005, p. 37.
562
« Adeptes de la causalité flasque », Le Monde, Débats, jeudi 17 novembre 2005, p. 23

363
punis les « responsables » de ces troubles. L’auteur attaque « les sociologues » à cette
occasion car la sociologie est historiquement un auxiliaire des politiques publiques. Que de
nombreux sociologues soient invités dans l’espace public pour parler de la vie en banlieue, et
ce particulièrement depuis le début des violences. Et que cette description sociologique frustre
le désir de vengeance, que François-Xavier Avajon exprime par son attaque. A la figure
développée par Alain Touraine du sociologue éclairant le corps social sur l’existence de
différences irréductibles, s’oppose ici celle du sociologue complice des minorités déviantes
qui profite de la « différence » pour demander un traitement de faveur pour les délinquants.
L’auteur traduit clairement l’aspect pénal de sa critique en s’attaquant, parmi les sociologues
présents dans l’espace médiatique au moment des émeutes, à Fabien Jobard ; sociologue qui
observe le travail de la police et ses interactions avec les habitants de banlieue.

Le troisième et dernier texte de ce pôle est la réponse de Fabien Jobard à l’attaque de


François-Xavier Avajon, réponse centrée sur la défense et l’illustration de sa démarche
scientifique5 6 3 . Il critique d’abord le fait que François-Xavier Avajon n’a manifestement pas
lu son article et s’est contenté d’en commenter le titre. Puis il prend appui sur cette critique de
la vitesse pour décrire l’épaisseur de son travail scientifique. Son article impose en ce qu’il
« fait nombre » : il cite le nombre de dossier épluchés, les controverses scientifiques en
présence. Sa conclusion répond aux deux critiques de son détracteur : critique de
compréhension des phénomènes et critique du refus de la violence.

Au regard de l’enchaînement qui constitue ce pôle, je retiens trois points : le rôle de la


sociologie dans le débat politique sur les émeutes, le fait que les pages « Débats » se posent au
confluent de différentes interventions médiatiques, et l’importance de la mise en cause, de
l’attaque comme articulation de ce débat par tribunes interposées. Plusieurs intervenants
partagent l’idée que la sociologie est un objet de débat en plus d’en être acteur. Alain
Touraine l’invoque parce qu’elle est mal écoutée, un doctorant en philosophie obtient le droit
de lui demander de revoir ses principes, un chercheur axe sa réponse à une mise en cause ad
hominem sur la description de sa discipline. Surtout, les metteurs en scène du débat les font
intervenir ensemble. Car, c’est là le second point, seul le dernier des trois intervenants publie
son article dans les pages « Débats » en réponse à un article paru dans les pages « Débats ».
Alain Touraine ne cite personne, mais son intervention au quinzième jour des émeutes répond
indirectement à de nombreuses contributions d’autres sociologues dans d’autres médias.

563
« Adepte de la dure réalité », Le Monde, Débats, mardi 22 novembre 2005, p. 24.

364
François-Xavier Avajon cite deux interventions médiatiques de sociologues, sans qu’aucune
n’ait eu lieu dans les pages « Débats ». Et si Fabien Jobard publie dans les pages « Débats »
en réponse à un article paru dans cette même tribune, c’est parce qu’il a été personnellement
mis en cause, que son nom a été cité.

Le pôle familial

Les deux textes qui interviennent pour créer, puis prolonger ce pôle critique sont écrits
par une mère, puis une sœur. Leur critique, énoncée depuis une position de membre d’une
famille, analyse la situation des émeutes comme une désunion familiale. La France, disent
ensemble ces deux textes, doit être comprise comme une famille dont les « supérieurs », les
hommes politiques, ont fauté contre leurs « enfants », les jeunes de banlieue. Et l’actuelle
situation d’émeute, continuent-ils, est due à ce que les jeunes ont à leur tour, par leur violence,
fauté contre l’ordre social français et ses symboles qui soutiennent ensemble la famille. Ces
deux textes proposent ensemble de reconstruire cette famille collective blessée par les
errements de ses membres.

Le premier5 6 4 est celui d’un collectif de femmes, toutes connues dans leurs univers
respectifs. Titré « appel des mères », il se pose en défenseur de « la France, notre pays », et
renvoie dos à dos « les enfants d’immigrés, tentés par le discours de haine » et « les
responsables politiques tentés comme dans les années 80 de faire l’économie des remises en
question sociétales ». Le texte insiste sur la nécessité de « construire une mémoire collective »
et de promouvoir un « avenir ensemble » et des « références communes ». L’article
mentionne que chacune de ses signataires est un mère, statut mis en avant dans le sous titre :
« appel des mères à la responsabilité ». L’article se positionne en partie comme un texte de
« mères », de femmes entre dedans et dehors du foyer. Il ne produit pas de dénonciation
précise, mais critique les manquements à la reconnaissance mutuelle que se doivent les
membres de la collectivité. Les jeunes, tentés par des « idéologies de rupture ». Et les
politiques, tentés de rompre avec les jeunes.

Le second5 6 5 , publié cinq jours plus tard, appelle aussi à sauvegarder le « lien social »,
le « groupe ». Il renvoie également dos à dos deux types d’acteurs, d’une part les « actes
violents » pour laquelle Jeannette Bougrab éprouve « de l’incompréhension », d’autre part

564
« Appel des mères à la responsabilité », Le Monde, Débats, vendredi 11 novembre 2005, p. 22.

565
« Pourquoi j'en veux aux casseurs », Le Monde, Débats, mercredi 16 novembre 2005, p. 21.

365
« l’injustice » que vivent les « enfants d’ouvrier ». L’auteure – Jeannette Bougrab – y fait sa
propre biographie : fille « d’ouvrier algérien », devenue « docteur en droit et maître de
conférence à la Sorbonne ». C’est depuis cette position double, appréhendant « l’injustice »
comme souffrance intime et comme objet intellectuel, qu’elle critique les erreurs des pouvoirs
publics.

Elle développe cette critique en tant que sœur. Et comme la sororité est une des choses
du monde les plus répandues, ce rôle lui permet de poser son témoignage comme représentatif
de « la réalité injuste que tous ces millions de silencieux vivent au quotidien ». Sa sœur et ses
deux petits frères n’ont pas le baccalauréat. Son frère, militaire, « risque sa vie sur des terrains
d’opération extérieurs », mais reste quand il revient « un étranger » en raison de sa couleur de
peau ». La mention du frère militaire joue un rôle exemplaire – cette femme est membre du
conseil national de l’UMP, parti de regroupement des droites françaises historiquement
attachées pour la plupart aux figures militaires. Et c’est en tenant la main de ce petit frère
exemplaire que Jeannette Bougrab, la « grande sœur » en l’occurrence, va critiquer les
« casseurs ». Ces mauvais exemples font oublier que d’autres s’accommodent favorablement
de la « réalité injuste » qui est le lot commun de la famille. Pourtant, les « casseurs » vont
avoir un rôle positif dans les lignes qui suivent. Ils vont permettre à Jeannette Bougrab de
critiquer la « politique désastreuse des pouvoirs publics », et de rêver que « demain les
habitants de ces quartiers soient considérés comme des citoyens à part entière, avant d’être
considérés comme des allocataires sociaux ». C’est essentiellement en cela que ces deux
textes forment un pôle familial : les auteurs du texte renvoient chacune des parties à leur
responsabilité, sans jamais douter que les uns et les autres pourraient être tentés de sortir de
leur rôle. Ces auteurs sont visiblement assurés que les parties en présence ne peuvent faire
autrement que d’admettre leurs torts de conduite vis-à-vis de la France, cette famille où
chacun peut tirer profit de son rôle en remplissant les devoirs qui siéent à sa place.

Ce « pôle familial » se laisse analyser par les catégories du « monde familial » de


Boltanski et Thévenot. L’explication de sa présence dans les pages « débats » appelle deux
précisions. D’abord, ces membres de la famille sont des femmes, qui évoquent leur
expérience du foyer des familles immigrées. Or, depuis le début des émeutes, de nombreux
porte-paroles politiques et personnalités publiques ont fantasmé à voix haute dans plusieurs
médias sur les liens entre ce qui a lieu dans ce foyer et les émeutes. On parle de

366
« responsabiliser les familles »5 6 6 en durcissant les conditions d’octroi des allocations
familiales pour les familles dont un membre aurait été lié aux émeutes. Plusieurs intervenants
évoquent l’importance de la « polygamie » de certains foyers comme facteur aggravant les
rébellions5 6 7 . Les mères et les sœurs interviennent dans une position défensive, contre un
corps politique français fantasmant sur l’intimité des familles d’origine étrangère. D’autre
part, le personnage de la « mère de famille », de la « maman » a pris parallèlement place dans
les discours médiatiques. Le ministre de la ville Jean-Louis Borloo avance ses plans de
maisons individuelles en avançant que les quartiers ainsi conçus permettront aux « mamans »
de « faire la loi », contre les « tours » susceptibles d’avantager les « grands frères »5 6 8 . Divers
intervenants répètent cette formule de « rendre le pouvoir aux mères », qui – troublante
coïncidence – suit et précède régulièrement l’injonction faite à l’Etat de donner plus de
pouvoir aux maires. On retrouve ici une forte idée de Goffman, selon laquelle le stigmate
vécu par ces mères et ces sœurs responsables est transformé en argument pour réclamer de la
parole et du pouvoir. Surtout, on voit en quoi l’articulation entre le cadre défini par Goffman,
et les subtilités proposées par Boltanski et Thévenot, permet d’aborder le jeu qu’investissent
ces participants du débat. Le stigmate vécu par ces femmes est certes retourné à leur avantage
comme un moyen d’investir le débat public. Mais surtout, ces femmes investissent le débat
dans une grammaire qui leur permet d’enrichir une grammaire familiale, susceptible d’être
investie à son tour par d’autres participants.

Le pôle révolutionnaire

Le débat qui agite le pôle révolutionnaire s’oriente sur plusieurs points en sens inverse
du débat précédent. Plus question ici d’interroger le phénomène des émeutes depuis un cadre

566
Cf. La déclaration de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, aux Français, depuis le Palais de
l'Elysée, le lundi 14 novembre 2005 : « Les enfants, les adolescents ont besoin de valeurs, de repères. L'autorité
parentale est capitale. Les familles doivent prendre toute leur responsabilité. Celles qui s'y refusent doivent être
sanctionnées, comme la loi le prévoit. Celles qui connaissent de grandes difficultés doivent en revanche être
activement soutenues ».
567
Cf. la déclaration le 13 novembre dernier d’Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle à l’Académie
Française : « Ces gens, ils viennent directement de leurs villages africains [...]. Tout le monde s’étonne :
pourquoi les enfants africains sont dans la rue et pas à l’école ? Pourquoi leurs parents ne peuvent pas acheter un
appartement ? C’est clair, pourquoi : beaucoup de ces Africains, je vous le dis, sont polygames. ». Le 15
novembre, le président du groupe UMP à l’Assemblée nationale Bernard Accoyer, invité par RTL, affirme que la
polygamie est « certainement une des causes » des émeutes. Son propos sera repris le lendemain par le ministre
délégué à l’Emploi Gérard Larcher, qui confie au Financial Times que la polygamie était bien l’» une des causes
des violences urbaines ».
568
Déclaration à Ouest-France, 30/08/2002 : « Je préconise l'habitat individuel, la maison de ville, ce que
j'appelle le nid familial, où la maman peut reprendre les rênes, surveiller ses enfants, alors que, dans les grands
ensembles, c'est impossible ».

367
traditionnel, où chacun gagne à s’investir dans un rôle qui lui est prédéfini. Ce pôle investit
une logique résolument civique, et aborde cette question : les émeutes sont-elles, ou non, un
mouvement social ? Les émeutiers sont-ils les représentants légitimes d’une revendication ?
L’enjeu de ce débat est la qualification des nombreuses dégradations de biens et des violences
aux personnes enregistrées au cours de cette nuit d’émeute : sont-elles des délits relevant du
droit commun, ou le pendant d’une transformation du jeu politique en France ?

L’article de Françoise Blum débute dans cette veine 5 6 9 , en défendant un mouvement


qui a fait des jeunes, « en quelques heures et quelques soirées d’incendie des acteurs, des
acteurs de cet espace public qu’on leur demandait d’intégrer tout en leur en déniant l’accès ».
L’article de cette historienne et ingénieure de recherche au CNRS argumente dans la lignée de
l’article du journaliste Patrick Jarreau, publié dans le Monde du 6 novembre 2005. Comme
lui, Françoise Blum met en parallèle l’avènement des émeutes et les événements de mai 68
« où nous étions tous des juifs Allemands ». L’article insiste sur le caractère collectif des
acteurs des émeutes. Elle appelle à reconnaître le caractère politique du mouvement de « ces
jeunes », qu’elle identifie à « l’opprimé ». Ces opprimés, l’ingénieure de recherche les
désignent à la troisième personne : « eux », « ils » sont les pronoms les plus couramment
employés pour désigner les émeutiers érigés en collectif du seul fait de leur participation aux
émeutes. Le dernier tiers de son texte légitime « leur » action collective : « que serait leur
colère sans les incendies de voiture ? Les télévisions du monde entier se seraient-elles
déplacées ? Que fallaient-ils qu’ils fassent : qu’ils déposent une pétition au Palais
Bourbon ? ». L’absence de moyens offerts au groupe constitue pour l’auteure une
légitimation, voire une preuve que ces émeutes sont « l’émergence d’un nouvel acteur
collectif ». Ce point central de sa démonstration, l’existence tangible d’un acteur collectif,
constitue une proposition politique forte, susceptible d’orienter radicalement la lecture de ces
événements. Et c’est sans doute à ce titre que les textes des adversaires de cette idée
s’attaqueront – sans citer le texte de Françoise Blum – en priorité à cette idée.

La seconde contribution à ce pôle, signée Didier Peyrat, paraît dix jours plus tard 5 7 0 . Il
commence par une attaque de l’article du journaliste Patrick Jarreau, se grandissant et se
légitimant dans ces pages par l’adresse faite à un collaborateur du Monde. Sans surprise, sa
critique nie l’idée que les émeutes soient « une révolte », la représentation d’un courant
politique légitime. Pour argumenter son idée, il insiste sur le caractère « minoritaire » du
569
« Ils sont entrés en politique », Le Monde, Débats, vendredi 11 novembre 2005, p. 22.
570
« Incendiaires et cogneurs », Le Monde, Débats, jeudi 17 novembre 2005, p. 22.

368
mouvement. Pour le prouver, il injecte dans ce débat civique – où les représentants sont par
définition une minorité – des éléments du monde industriel. Une statistique de l’INSEE, qui
indique qu’il y a « huit millions et demi d’individus âgés de 13 à 23 ans », et son évaluation
personnelle de quelques « milliers de jeunes, au maximum quinze ou vingt mille [participants
aux émeutes] dans toute la France ». Et puisque l’absence d’une majorité d’émeutiers parmi
les jeunes français est un argument fragile, l’auteur s’attaque à l’absence de mécanisme
représentatif. Critiquant ceux qui font le constat qu’il existe une « jeunesse des banlieues »
responsable de ces événements, l’auteur atomise systématiquement les responsables de ces
actions violentes. Citons-le : « Les manifestations réelles de ces émeutiers, on peut spéculer
dessus (…), ils se taisent, ne disent rien, ils ne sont pas sondés ». Pour l’auteur, magistrat, la
seule analyse des événements qui vaille est celle qu’il pratique en siégeant au TGI de
Pontoise : l’enquête juridique sur les « actes concrets », les « cibles effectives » de chaque
émeutier pris individuellement. Depuis cette analyse individuelle, le caractère collectif des
émeutes disparaît, ce qui donne effectivement à cette considérable somme de délits un
caractère monstrueux : « Des individus font du mal à d’autres individus, beaucoup plus
nombreux. Par quelle inversion de sens peut-on décider qu’en réalité les coupables et les
victimes sont associés, les uns parlant au nom des autres ? ». Et c’est comme hypnotisé par le
caractère monstrueux que l’auteur s’est mis en situation de ne plus comprendre, que le texte
s’achève sur un paragraphe aux accents apocalyptiques : « Si l’ultra-violence gagne (…) il n’y
aura pas d’action possible sur les causes ».

L’article d’André Glucksmann ressemble beaucoup au texte précédent 5 7 1 , tant dans ses
attendus que dans ses conclusions. Cependant, sa construction sinueuse passe par la critique
des émeutes pour embrasser finalement un plus vaste objet. André Glucksmann signe un texte
très violent, très critique, sans pourtant citer nommément qui que ce soit. Il ne reproduit que
partiellement la critique que fait Didier Peyrat sur l’illégitimité des émeutes. Son propos est
au contraire, après avoir établi que les émeutiers sont des criminels minoritaires, d’admettre
que leur mouvement est en cela fidèle à l’histoire des mouvements sociaux français. Son
article débute, comme celui de Didier Peyrat, sur une série de rappels à l’évidence : « Brûler
des véhicules vides est un délit. Enflammer des bus pleins est un crime (…) ». Après un
rappel des souffrances endurées par les victimes des émeutiers, l’auteur – comme l’avait fait
avant lui le texte de Didier Peyrat – insiste sur la proximité sociale entre ces victimes et les
auteurs des incendies. André Glucksmann en conclut qu’en s’en prenant à leurs proches et à

571
« Les feux de la haine », Le Monde, Débats, mardi 22 novembre 2005, p. 23.

369
leur environnement, les émeutiers « sont déjà socialement et existentiellement suicidaires ».
Et l’auteur de défendre Nicolas Sarkozy, dans son usage du terme « racaille » en ce qu’il
permet de séparer le « bon grain de l’ivraie (…), ceux qui brûlent et ceux qui s’y refusent ».
Moins systématique, plus emphatique que la précédente, cette tribune reprend le même
principe : l’attaque en règle de ceux qui parlent des « jeunes » dans leur ensemble. L’un et
l’autre texte interdisent tout rapport de délégation entre les émeutiers et leur entourage, entre
les incendies et un mouvement social. Mais André Glucksmann va plus loin. Minoritaire,
criminel, ce mouvement est le signe que les banlieues françaises ont réussi leur assimilation
au reste de la population, reprenant ses coutumes. Et l’auteur de citer une série de gestes
politiques effectués au nom du peuple français, où « plus tu casses, plus tu comptes » :
manifestation de paysans contre la PAC, vote négatif au référendum, alliance de la diplomatie
française avec les dictateurs. Ici, André Glucksmann investit la logique du renom, par un
« name dropping », une énumération sensationnelle de causes célèbres sans lien logique entre
elle. Sinon la renommée de celui qui s’en est fait successivement le porte-parole : lui-même.
Ce qui permet de comprendre son article comme un engagement dans une nouvelle cause,
celle de l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République.

A ce moment du débat, la proposition conjointement avancée par Didier Peyrat et


André Glucksmann est la suivante : les émeutes ne sont pas un mouvement social puisque la
minorité agissante n’a aucune légitimité pour représenter qui que ce soit. C’est pourquoi
l’article de Frédérick Douzet, maître de conférences en études américaines, s’inscrit dans ce
« pôle révolutionnaire » en proposant une réponse à ces deux auteurs 5 7 2 . L’auteur développe
l’exemple des ghettos noirs américains, de leurs émeutes, et du rôle complémentaire
qu’auraient jouées l’un et l’autre dans l’affirmation des droits civiques des Noirs américains.
En écrivant sur cet épisode américain, Frédérick Douzet pointe une situation où la violence
émeutière d’une minorité vient exprimer une urgence que les moyens politiques non-violents
ne parvient pas à faire entendre. Surtout, ce parallèle entre la situation américaine et les
émeutes françaises vient à point, puisqu’elle contredit l’affirmation d’André Glucksmann sur
la spécificité française du mouvement émeutier. Répondant indirectement aux deux
précédents textes, Frédérick Douzet ne revient pas pour autant à la vision relativement
enchantée de Françoise Blum, annonçant la naissance d’un acteur politique. En effet,
s’appuyant sur la description de la situation américaine dans les années 60, l’auteur offre un
constat pessimiste. Aux USA, les émeutes ont contribué « à encourager les départs massifs

572
« Les “nuits du diable” des ghettos américains », Le Monde, Débats, mercredi 23 novembre 2005, p. 23.

370
des populations blanches (…) vers les banlieues ». Et, « alors que la discrimination positive
commence à porter ses fruits », les ghettos des centres-villes n’accueillent plus que « ceux qui
n’ont pas le choix (…) progressivement rejoints par les immigrants récents les plus pauvres ».
Dans ce retour sur la dynamique politique de l’émeute, Frédérick Douzet intègre un élément
absent de l’article de Françoise Blum, mais présent dans les articles de Didier Peyrat et
d’André Glucksmann : la dimension autodestructrice, pénalisants à terme pour les populations
concernées, des violences émeutières.

L’analyse de pôle de textes confirme l’importance des acteurs extérieurs dans le


fonctionnement des pages « Débats ». Ouvert à de nombreux intervenants, développé sur
plusieurs semaines, le débat sur les émeutes doit être compris en conservant à l’esprit
l’existence des milliers d’intervenants de la sphère politico-médiatique. Et d’abord de ceux
qui officient au quotidien lui-même, dans d’autres rubriques : le journaliste Patrick Jarreau,
chroniqueur politique, est sans doute avec son article intitulé « un mini-mai 68 des banlieues »
le premier intervenant de ce débat. Didier Peyrat le cite, tandis que le texte de Françoise Blum
entretient avec lui une étrange parenté. Je fais l’hypothèse que son article, en cristallisant dans
les colonnes du journal un parallèle entre les émeutes et un précédent mouvement social, a
légitimé – en le familiarisant auprès des journalistes – la publication d’une suite d’article sur
ce thème dans les pages Débat. Autre intervenant, Nicolas Sarkozy, alors ministre de
l’Intérieur. S’il intervient dans le débat dès le début, par un article qui justifie sa politique
policière, son choix de se mettre en scène comme l’opposant principal des assauts émeutiers
légitime indirectement une réflexion sur le sens politique à donner à ces incendies. Surtout, la
dimension nouvelle de cet acteur – imposé dès le mois de septembre à la tête de l’UMP
comme un possible candidat à la présidentielle – donne à ce débat une résonance tactique,
certains auteurs se positionnant pour (André Glucksmann) ou contre (Françoise Blum, mais
aussi Didier Peyrat qui critique ses « propos haineux ») Nicolas Sarkozy. Enfin, il faut
compter avec la somme diffuse des propos médiatiques, conversations politiques locales ou
régionales qui irriguent ces textes à différents niveaux. En ce sens, le débat du Monde peut
être décrit comme un espace de « cristallisation » des positions des acteurs, et d’évolution des
arguments sur des pôles donnés.

371
Le pôle de la discrimination positive

L’exemple américain évoqué par Frédérick Douzet est nommé assez tard dans ce pôle
de discussion sur les émeutes. Les discussions qui animent le pôle de la discrimination
positive s’en saisissent, elles, dès les premiers jours. Elles en font un point central de leur
discussion : on y débat de réorienter les politiques publiques en termes ethniques, de privatiser
les politiques sociales, de mettre les religions au centre de la société. Fait important, il n’y est
jamais question de comparer les modèles français et américains, comme c’est souvent le cas
lorsque « l’étranger comme ressource »5 7 3 est mobilisé dans le débat public. Même si de
nombreuses propositions de ce pôle reviennent à comparer l’universalisme républicain
français au particularisme anglo-saxon, les auteurs ne nomment ni cette opposition, ni les
Etats-Unis, ni l’Angleterre. La discussion porte plutôt sur les possibles modalités
d’adaptation, de traduction française du modèle anglo-saxon. J’ai donc nommé ce pôle
« discrimination positive », d’après la traduction française du terme anglo-saxon « affirmative
action ».

Dans un article qui fait la part belle au constat d’une France séparée en deux blocs
antagonistes – les deux tiers de son article évoquent « des gens qui souffrent d’être enfermés
de l’autre côté de la France », expliquant que « pour certains, brûler une voiture, ce n’est pas
un jeu mais une impérieuse nécessité » - Karim Amellal reprend la thèse de son livre
Discriminez-moi cité sous sa signature5 7 4 . Selon lui, on ne peut résoudre la coupure dont il fait
le constat que par « une refonte profonde de la politique dite (…) « d’intégration ». L’auteur
propose de « promouvoir la diversité culturelle partout où elle est absente, c'est-à-dire dans
l’ensemble des lieux où s’incarne aujourd’hui le pouvoir : la haute fonction publique, la
sphère politique, les grandes entreprises, les grandes écoles ». L’article est très proche sur le
fond de celui d’Alain Touraine, en ce qu’il rejette comme lui l’hypothèse que l’amélioration
de l’emploi et des relations de proximité sont plus importants que la reconnaissance des
différences. Mais contrairement au sociologue, il refuse l’idée d’une ouverture de la société
aux sciences sociales. La perspective que la société se dote d’outils pour mesurer ce qu’est
effectivement cette différence impliquerait d’inscrire le changement social dans le temps long
des enquêtes et des controverses scientifiques. Au contraire, la posture de l’auteur est celle de
l’urgence. Il s’agit pour Karim Amellal d’appliquer immédiatement, par un tour de force dont

573 Je me réfère ici à l’axe général du colloque « L'étranger comme ressource politique » tenu le 26-27 avril
2007 à l’IEP de Rennes.
574
« Une défiance colossale », Le Monde, Débats, vendredi 11 novembre 2005, p. 22.

372
lui seul finalement aurait le secret, une politique d’accès aux responsabilités de représentants
de « la diversité culturelle ». Le dernier paragraphe de son texte martèle cet appel à l’action
immédiate par une anaphore, qui fait nettement apparaître la posture « inspirée » de son
auteur, posture rhétorique qui s’appuie sur les potentialités miraculeuses de l’individu
s’exprimant en état de transe.

Cette posture émotive, aussi imprécise sur le diagnostic qu’elle est évasive sur les
moyens pratiques à mettre en œuvre, laisse place quelques jours après au second texte de ce
pôle. Publié la semaine suivante, l’article des membres de la « conférence Périclès » est un
condensé de propositions précises à mettre en œuvre5 7 5 . Qu’est-ce que la « conférence
Périclès » ? Une note en bas de l’article précise qu’elle vise à « promouvoir la diversité
sociale dans l’enseignement supérieur ». Logiquement, l’article commence par le rappel de
« la triple exigence » d’ouvrir « les formations d’excellence à la diversité sociale ». Anciens
élèves de grandes écoles, les signataires proposent un texte ambigu, entre égalitarisme
républicain – l’exigence de « diversité sociale » est au principe du concours national, gratuit,
qui éprouve les candidats français à l’enseignement supérieur – et multiculturalisme anglo-
saxon. La liste des signataires mêle étroitement ces deux notions : sur les six noms, tous sont
anciens élèves de grandes écoles, quatre portent des noms à consonance africaine ou asiatique.
Le texte peut ainsi être lu, si l’on en fait une lecture très étroite, comme une contribution au
débat sur les failles du dispositif républicain, et sur les moyens de l’améliorer. Plusieurs
signes adressés au lecteur – les patronymes mis en scène en signature, la création proposée de
« référents diversité » dans les établissements scolaires qui joue autant sur la diversité sociale
que sur la diversité culturelle, voire ethnique – incitent à le lire dans le prolongement de
l’article de Karim Amellal.

Les émeutes apparaissent comme une preuve du bien fondé des attendus de leur
association : « Les événements l’ont montré, l’égalité républicaine commande d’appliquer un
traitement différencié aux situations inégales, dans le respect du mérite de chacun ». L’article
consiste, pour ses deux tiers, à énumérer les « actions volontaires (traduction littérale de
« affirmative action ») que la « conférence Périclès » propose. Celles-ci sont relativement
classiques : partenariats entre « institutions d’excellence » et « lycées des zones d’éducation
prioritaire », créations de « référents diversité » dans les établissements pour coordonner ces
partenariats, valoriser les modèles « atypiques » de réussite scolaire. Rationaliste, l’article

575
« Partager l'excellence », Le Monde, Débats, mercredi 16 novembre 2005, p. 21.

373
avance enfin l’argument patriotique de l’exigence « de compétitivité » pour convertir le
lecteur au bien-fondé des mesures qu’il propose : « la France ne peut abandonner une partie
de sa population sur le bord du parcours scolaire sans en souffrir économiquement, surtout
dans un contexte de chômage de masse et de vive concurrence internationale ». Cette montée
en généralité, du problème vécu par les banlieues françaises à la compétitivité internationale,
permet de rappeler le pacte social-démocrate fondateur qui a initié l’égalité formelle des
chances aux concours d’entrée des grandes écoles. Et donc de répondre par avance aux
défenseurs d’une égalité républicaine orthodoxe que la promotion de toutes les classes et celle
de toutes les cultures ou des ethnies relèvent de la même logique.

Paul Thibaud, les émeutes, l’Etat, l’Europe. Les deux premiers textes du pôle
discutent le modèle français sous la figure floue de « l’égalitarisme républicain ». Mais peut-
on pour autant les rassembler dans un même « pôle » ? L’un et l’autre souhaitent
effectivement que soit adoptées en urgence des mesures de « discrimination positive », mais
leurs propositions comme leurs critiques ont peu de points communs. Elles pourraient à ce
titre être aisément dissociées l’une de l’autre. En revanche, le texte de Karim Amellal et celui
de la « conférence Périclès » sont rassemblés, sans être nommés, par la critique du
particularisme qui structure le texte de Paul Thibaud. L’ancien « directeur de la revue
Esprit », titre qui accompagne sa signature, rédige une charge contre les commentateurs qui,
« devant les déprédations dans les banlieues », portent leur attention sur « le terrain et ses
particularités ». Tous ceux qui, en somme, considèrent que le territoire de la République
comporte un ensemble de zones spécifiques, au fonctionnement différent de la règle
commune, « avec lequel il faudrait renouer des liens, établir des médiations (…) voire des
représentations communautaires ». Cette critique rassemble, on le voit, le premier texte qui
demande une politique d’accès aux responsabilités de représentants de « la diversité
culturelle », et le second selon lequel « l’égalité républicaine commande d’appliquer un
traitement différencié aux situations inégales, dans le respect du mérite de chacun ».

Le raisonnement ici développé par Paul Thibaud est le suivant 5 7 6 : traiter les problèmes
particuliers d’accès à l’égalité sociale revient à traiter des symptômes, en ignorant la portée
générale du problème posé. Par un mouvement de montée en généralité qui caractérise la mise
en face à face de deux critiques opposées, l’auteur s’empare ensuite de grands objets,
s’opposant ainsi à la solution du « traitement local ». Les « grands objets » mobilisés par Paul

576
« Diagnostic sur nos peurs et torpeurs », Le Monde, Débats, vendredi 18 novembre 2005, p. 21.

374
Thibaud sont les suivants : les « grands instruments de circulation », la situation politique
française « depuis vingt-cinq ans », et enfin « l’Europe » et la place qu’y trouve la France. Ce
mouvement d’ampleur permet à l’auteur de déborder par le haut le cadre posé, entre autres
commentateurs, par la « conférence Périclès », qui justifie un arrangement local – la
discrimination positive à l’école – par une justification globale, la compétitivité de la France.
Cette situation de la France dans le monde, Paul Thibaud peut la relier à l’absence d’un
mouvement de société dont il faudrait avant tout tenir compte, et dont la prise en compte
résoudrait d’elle-même les problèmes particuliers. Pour Paul Thibaud, en effet, le problème
des émeutes est avant tout dû à un manque d’idées. Les « idéologies progressistes
manquent », le « patriotisme » qui « tient ensemble Anglais et Américains » manque à la
France et à ses voisins. Contre « l’idéalisme sans projet » français, Paul Thibaud propose deux
solutions : « rendre à l’Etat une capacité de manœuvre perdue » et « savoir ce que nous
voulons de et pour l’Europe ». En posant que les émeutes en cours sont le fait de « citoyens »
d’une société sans projet, l’auteur recadre le débat autour des grands éléments politiques qui,
sans contredire strictement les tenants de la « discrimination positive », font apparaître leurs
propositions comme autant de mesures limitées.

L’entrepreneur et les problèmes sociaux. La parution, à la suite des précédents, du


texte de Noël Goutard5 7 7 rend particulièrement visible le travail discret de sélection et de mise
en scène du débat par les journalistes du Monde. Le texte de cet ancien président-directeur-
général de Valéo et président de NG Consulting s’inscrit en ligne directe de la critique de Paul
Thibaud, et d’abord par sa première phrase : « Sous la pression des événements, les aides et
subventions publiques vont se multiplier dans les banlieues ». La même critique de cet « Etat
réactif et redistributeur de consolation » qui « verse de l’huile là où ça grince » anime ces
deux textes. Cependant, cette cible commune à ces deux textes reste leur seul point commun.
Là où Paul Thibaud développait une critique civique, évoquant la fragilité des buts du système
représentatif, Noël Goutard préfère asseoir avec son texte la position industrialo-marchande
de « l’entrepreneur » au service du lien social. C’est ainsi que, au service des individus
clients, Noël Goutard se rapproche du particularisme et de la promotion des différences
proposés par les deux premiers textes. Comme eux en effet, Noël Goutard souhaite voir
émerger « un modèle pour la jeunesse ». Mais il se distingue d’eux par son approche des
politiques publiques. Il ne se propose en effet de prendre appui sur des structures
institutionnelles existantes que pour mieux les privatiser, et offrir ainsi « une activité

577
« Que mille entreprises fleurissent », Le Monde, Débats, samedi 26 novembre 2005, p. 26.

375
économique et des emplois » aux quartiers à promouvoir. Il propose ainsi que « les offices
HLM offrent à leurs locataires la possibilité d’acheter leur logement à un prix nominal et de
l’hypothéquer pour lever un emprunt correspondant à un projet d’entreprise ». Que « La
Poste » développe des facilités de crédit pour les micro-entreprises. Que les établissements
scolaires offrent des cours du soir pour apprendre à gérer une entreprise. Que le MEDEF
« oblige [ses adhérents] à réserver une partie de leurs commandes aux petites sociétés
détenues par les minorités ». La perspective résolument ploutocratique de cet article, où tout
ce qui aiderait à créer des entreprises serait susceptible de diminuer les risques d’émeutes
futures, ne tient pas – comme dans les précédents textes – à un appel au sursaut politique. Il
s’agit au contraire pour Noël Goutard d’évincer des quartiers pauvres l’intervention des
pouvoirs publics « qui tendent à créer d’éternels assistés ».

Régis Debray lecteur de Sigmund Freud. L’article de Régis Debray 5 7 8 paraît le


même jour que celui de Noël Goutard. L’un et l’autre défendent une forme de réponse à
l’article de Paul Thibaud, et à son appel à la mobilisation de la France dans le jeu européen.
L’un et l’autre défendent une forme de particularisme. Mais alors que Noël Goutard articule
une réponse matérialiste aux attentes des jeunes insurgés, Régis Debray opte pour une
approche culturaliste et religieuse, en plaçant sa tribune sous la haute autorité du
psychanalyste Sigmund Freud et de son livre Malaise dans la civilisation. Pour ce faire, il
commence son article en rappelant un état de fait : « les violences en banlieues n’ont aucun
lien avec des institutions ou des préoccupations religieuses ». Le constat est du directeur
général de la Police Nationale, que l’auteur le confirme dans un style plus imagé : « fatwas,
imams et hauts dignitaires n’ont joué dans la flamboyance de novembre qu’un rôle
principalement scénique ». Et de critiquer les « commentateurs », à qui ce constat inspire « un
ouf de soulagement », expiré « un peu à courte vue ». Sans qu’aucun d’eux ne soit cité, Régis
Debray rappelle les arguments de ses adversaires : il ne faut pas « culturaliser » cette crise,
sans quoi le combat nécessaire contre « le chômage et la discrimination » serait délaissé au
profit d’un « choc des civilisations ». On retrouve ici la critique de l’explication des émeutes
par le chômage – déjà énoncée par Karim Amellal – mêlée à la réprobation de l’argument de
la « ségrégation », défendu par l’article de Karim Amellal et celui de la Conférence Périclès.

578
« Malaise dans la civilisation, suite », Le Monde, Débats, samedi 26 novembre 2005, p. 27.

376
Le pôle de l’expert-témoin

Se retrouvent dans ce dernier pôle les auteurs qui ont placé leurs contributions au
débat sur les émeutes dans le Monde sous le double registre de l’expertise et du témoignage.
De fait, comme le signalent Livingstone et Lunt5 7 9 , l’usage de ce double registre est courant
chez les experts qui interviennent dans les débats télévisées anglais. L’usage tactique de ce
répertoire d’expression est certain. Il procure au locuteur la crédibilité de l’expert sans qu’il
soit handicapé par la froideur qu’on associe habituellement à son constat. Dans le même
temps, ce répertoire insuffle à son discours une vibrante et communicative expression de
témoignage, sans s’attirer le soupçon d’une trop faible représentativité.

Par ailleurs, le dossier que j’étudie se prête particulièrement à ce type de discours


hybride. Les émeutes constituent un surgissement, un événement inédit dans son ampleur, que
peu de spectateurs et d’acteurs légitimes connaissent. Les expériences, et les témoignages sur
les expériences vécues par les émeutiers – racisme, pauvreté, chômage, environnement
ghettoïsé – sont réputés aider à la compréhension de la situation et des causes des émeutes en
cours. L’expert qui délivre son diagnostic gagnera à y associer le récit d’une expérience liée
de près ou de loin à ce qui se passe dans ces quartiers, à ce que vivent les émeutiers, à faire
vivre aux lecteurs ce qui pousse ces jeunes à agir comme ils le font. Ce qui nous amène à
comprendre les contributions à ce pôle comme autant de représentations – au sens politique
du terme – de ces émeutiers. Tous les intervenants de ce pôle ont en commun une défense du
témoignage comme réponse contre la crise en cours. A la fois comme défense de la parole
ordinaire – le témoignage comme mode d’expression à la portée de tous – et comme
transmission directe et généreuse au public des informations qu’ils possèdent. Ce qui, des
exemples l’attestent, ne va pas sans quelques tentatives des acteurs de ce pôle de manipuler
cette forme valorisée de parole au public.

Charles Rojzman et l’appel au témoignage. Le premier auteur à disserter sur le


mode du témoignage est le psychothérapeute Charles Rojzmann 5 8 0 . Son article est sous-titré :
« La France et ses banlieues ? Un ensemble de micro-sociétés fermées ». L’auteur explique
que ces micro-sociétés sont isolées en ce qu’elles ne reçoivent pas d’informations des autres
micro-sociétés qui les entourent : « chaque milieu vit avec sa propre information et je dirais
même sa propre propagande ». Qu’est-ce qui, selon l’auteur, interdit la parole ? Si « les
579
Sonia LIVINGSTONE, Peter LUNT, Talk on Television, London, Routledge, 1994.
580
« Entre impuissance et irresponsabilité », Le Monde, Débats, jeudi 10 novembre 2005, p. 22

377
habitants des quartiers ne prennent pas facilement la parole pour raconter ce qu’ils savent » en
raison notamment des représailles, les agents de la fonction publique qui interviennent dans
ces quartiers n’ont pas le discours plus libre : eux sont tenus au « droit de réserve », qui ne
« permet pas de raconter à l’extérieur les torts et les failles de l’institution ». Pour autant, cet
appel au témoignage est ambigu : au paragraphe suivant, l’auteur explique que la parole,
même quand elle ose se manifester, est rarement perçue. Lorsque les uns et les autres parlent
quand même, « les filtres idéologiques empêchent la divulgation d’informations importantes »
et les institutions « sont tout simplement inadaptées ». L’auteur décrit les errements que
produit cette double contrainte subie par les agents qu’il forme, comme par leurs publics.
Contrainte qui explique d’ailleurs le niveau relativement abstrait, peu illustré d’exemples, du
texte. Soumis à la même « obligation de réserve » que les agents qu’il encadre, l’auteur évite
de donner des exemples trop précis de « silences » qui ont cours dans son milieu. Ainsi son
appel au témoignage témoigne, par son absence de témoignage concret, de la difficulté qu’il y
a à témoigner sur le milieu où il exerce.

Jean-Claude Barrois, le récit du terrain. L’article du président d’association Jean-


Claude Barrois5 8 1 est en revanche plus prodigue en témoignages et anecdotes précis. L’auteur
s’exprime dès le début au nom des « bénévoles » de son association, pour témoigner dans un
long texte de son action, et des difficultés que rencontrent les jeunes qu’il côtoie. Il oppose
son regard de président d’association aux préjugés souvent véhiculés sur ses « protégés », et
contribue ainsi à justifier la nécessité du témoignage comme mode d’usage du débat sur les
banlieues. Son article est émaillé d’attaques contre les récits médiatiques qui courent sur la
banlieue: « ces jeunes, que les médias stigmatisent par un nom collectif, à la limite du
mépris ». La télévision est plus précisément critiquée. Les lycéens méritants dont s’occupe
Jean-Claude Barrois seraient ainsi marginalisés dans leurs propres quartiers « pour non-
conformité au modèle télévisuel ». Plus loin, l’auteur critique « la surexploitation télévisuelle
des banlieues ». Dans le même geste, il écarte les autres discours d’expertise que le sien,
dénonçant le passage à la télévision de « rondes d’experts qui ne sortent pas de leur bureau ».
La plupart des récits les plus courants sur les banlieues sont écartés au profit du sien propre.
Ou, plus exactement, au profit de son témoignage, puisque plus des deux tiers de son texte
consistent en un récit circonstancié de son expérience associative en banlieue.

En quoi consiste l’association dont Jean-Claude Barrois est membre ? Il le précise au

581
« Retour à Clichy-sous-Bois », Le Monde, Débats, vendredi 11 novembre 2005, p. 21.

378
second paragraphe : « Un mot pour dire qui nous sommes et l'objet de notre action. Notre
petite association compte une vingtaine de membres. Une dizaine d'entre eux occupent, à titre
bénévole, les fonctions de « délégués référents ». Ils ont la responsabilité d'une « cohorte » de
lycéens - de 10 à 12 - sélectionnés en liaison avec les équipes pédagogiques parmi les élèves
les plus brillants et les plus motivés des classes de première ou de terminale ». Anciens élèves
de grandes écoles, les membres de l’association interviennent dans les lycées les plus
défavorisés. A ce titre, Jean-Claude Barrois a une expérience spécifique de ces lycées, et de
leur environnement. Ce qui l’amène, en quelque sorte, à parler conjointement comme expert
des banlieues et comme porte-parole des jeunes. L’auteur grandit au passage sa position avec
un court paragraphe sur Clichy sous Bois, « inaccessible depuis la capitale par les transports
en commun » ; en précisant que « comme toutes les fortifications, cette absence de transports
protège autant qu’elle enferme », l’auteur s’avance en tant qu’observateur privilégié, témoin
de l’intérieur des murs de la forteresse.

Son texte distingue deux types de publics de son association : les « primo-arrivants »,
lycéens d’autres pays venant terminer leurs études en France, et ceux qui y ont fait toute leur
scolarité. Soulignant que ces derniers ont moins de problèmes au quotidien parce qu’ils ont
« les bagages indispensables pour décoder la société française », il attire l’attention du lecteur
sur les difficultés rencontrées par les tenants de l’autre groupe. A quoi seraient-elles dues ?
L’auteur dénonce alors le regard des autres habitants : « le rejet du voisinage, la suspicion de
la police ». Il conclut en citant Sartre « On est toujours juif (lire aussi maghrébin, noir etc.)
dans le regard de l’autre ». En ce sens, on peut comprendre son article comme le regard d’un
témoin, qui vient s’opposer au regard stigmatisant, réducteur d’autres témoins. La rhétorique
du témoignage est ici moins mis au service de la libération de la parole – comme c’était le cas
du texte de Charles Rojzmann – qu’au service d’un contrefeu, d’une opposition à la parole
adverse. En témoignant de la « réalité » de la situation de ses élèves, Jean-Claude Barrois
plaide également du même coup pour que l’on fasse une plus grande part aux témoignages
non institutionnels qui viennent de ces banlieues, même voire surtout lorsqu’ils s’opposent
aux porte-parole légitimes.

Alain Badiou, le témoignage d’un père. L’article d’Alain Badiou5 8 2 part également
du principe que son discours d’expert doit, à l’heure des émeutes, se faire porte-parole de la
souffrance dont il est un témoin proche. Ce témoignage joue à l’évidence de l’effet de

582
« L'humiliation ordinaire », Le Monde, Débats, mercredi 16 novembre 2005, p. 21.

379
surprise : Alain Badiou ne parlera pas vraiment ici en tant qu’enseignant – bien que sa
signature porte son titre de « professeur émérite à l’Ecole Normale Supérieure ». Il parlera en
tant que père. Le sous-titre le signale : « mon fils adoptif est noir. Pour la police, cela fait de
lui un suspect ». Et c’est à la lecture de ce « témoignage » que son article nous invite. Plus
précisément, l’auteur veut témoigner de ce que signifie ce grief souvent rappelé par les jeunes
« révoltés » : « constamment contrôlés par la police ». C’est donc au récit des contrôles
auxquels son fils adoptif est régulièrement soumis que l’auteur nous invite à assister. Le fils
adoptif dont il est question, « appelons-le Gérard », ne relève pas, précise l’auteur, « des
explications sociologiques et misérabilistes ordinaires ». Il a pourtant, au vu du récit que son
père nous livre, de bonnes raisons de rejoindre les mouvements émeutiers. Depuis le 31 mars
2004 – dix-huit mois environ avant la publication de ce texte – il a subi « d’innombrables »
contrôles de police, ponctués de six « arrestations » : « J'appelle « arrestation » qu'on
l'emmène menotté au commissariat, qu'on l'insulte, qu'on l'attache à un banc, qu'il reste là des
heures, parfois une ou deux journées de garde à vue. Pour rien ». Le récit, à la fois
relativement précis et fortement modalisé – c’est celui d’un père qui circonstancie un épisode
douloureux pour le rendre partageable par un tiers.

Au troisième paragraphe débute un récit, plus précis encore, celui d’une récente
arrestation : « Le pire d'une persécution tient souvent aux détails. Je raconte donc, un peu
minutieusement, la toute dernière arrestation ». Les faits contenus dans le récit – l’arrestation
de Gérard et de son ami turc Kemal – sont en effet éprouvants, puisqu’ils accumulent les
formes d’injustice. Racisme surtout : « au commissariat, on sépare Gérard et Kemal des trois
petits jeunes, trois braves petits « blancs » qui sortiront libres dans la foulée. Le Noir et le
Turc, c'est une autre affaire ». Mais aussi arbitraire de l’institution : « Finalement, on leur
signifie qu'ils sont mis en garde à vue pour une agression en réunion commise il y a quinze
jours. Ils sont vraiment dégoûtés, ne sachant de quoi il retourne ». Violence de ses
représentants : « Menottés au banc, petits coups dans les tibias chaque fois qu'un policier
passe devant eux, insultes, spécialement pour Gérard : « gros porc », « crado »... ».

Le récit s’achève par un coup de téléphone de la police au domicile d’Alain Badiou :


« On nous téléphone bien après 22 heures de venir récupérer notre fils, il n'a rien fait du tout,
on s'excuse ». L’auteur commente les excuses qu’il reçoit de la police : « Et j'imagine que
ceux des « banlieues » n'y ont pas même droit, à de telles excuses ». En décrivant le peu
d’égards dont son fils adoptif est l’objet, l’auteur pose dans son récit un point aveugle, celui
du traitement des jeunes de banlieues, dont le lecteur est incité à supposer qu’il est bien pire

380
encore. Et son texte de conclure « On a les émeutes qu'on mérite », terminant sur un verdict
expert son article constitué presque entièrement d’un témoignage.

Alain Bentolila, le témoignage du passé. C’est dans le journal du lendemain


qu’Alain Bentolila5 8 3 , linguiste, livre à son tour un témoignage en lien avec les émeutes en
cours. Ici le témoignage est au passé, ne fait que quelques lignes, et introduit un long
diagnostic sur l’état de l’institution scolaire dans les banlieues françaises. Le témoignage vient
en exemple d’un constat émis, au premier paragraphe : « Depuis plus de trente ans, nous
avons accepté – et parfois aveuglément encouragé – le regroupement, dans des lieux enclavés,
de populations qui avaient en commun d'être pauvres et pour la plupart de venir d'un ailleurs
estompé et confus ». Ce constat, venant de la part d’un linguiste, peut surprendre en ce qu’il
ne relève pas de sa compétence académique. C’est ici qu’intervient le témoignage, qui prouve
que l’auteur connait bien la banlieue pour y avoir lui-même vécu : « Ma famille est venue
habiter Créteil-Mont-Mesly (Val-de-Marne) en 1963 ; pendant une dizaine d'années, les
communautés juive, musulmane et catholique y vivaient en parfaite intelligence ; les écoles
présentaient une saine hétérogénéité ». Cette description ne fait qu’un paragraphe, qui vient
faire contrepoint avec le suivant, décrivant les conditions actuelles de vie dans ces banlieues :
« Ces cités, peu à peu abandonnées, sont ainsi devenues des ghettos dans lesquels les liens
sociaux sont très relâchés et la solidarité quasi inexistante ». L’auteur joue des contrastes très
accentués, des formules-chocs, décrivant des « lieux où l'on ne tolère que l'homogénéité », et
qui se caractérisent par « l'insécurité linguistique, l'inculture et l'échec programmé ». Le texte
laisse alors supposer qu’un témoignage, un élément intime viendra corroborer ce jugement
brutal. Il n’en sera rien : à aucun moment l’auteur ne précisera d’où lui vient la connaissance
des « hordes barbares » que ces jeunes sont susceptibles de former de par leur frustration. En
ce sens, l’intérêt de cet article dans ce pôle tient moins par sa thèse – une revalorisation du
mérite scolaire, imploré sur le mode messianique (« des hommes et des femmes vont se lever
enfin pour donner à nos enfants une chance de construire un monde un peu meilleur ») – que
par son usage limite du registre du témoignage. Ici, le récit personnel de quelques lignes est
symptomatique de l’usage instrumental, voir décoratif du témoignage par des auteurs habitués
des débats médiatisés5 8 4 .

Rémi Hess, expert du tango. Le dernier témoignage d’un expert est celui de Rémi

583 «
Notre école a failli », Le Monde, Débats, jeudi 17 novembre 2005, p. 23.
584 Alain Bentolila intervient régulièrement dans les débats médiatisés, où il défend le point de vue conservateur
du retour d’un français châtié dans les programmes scolaires.

381
Hess5 8 5 , professeur de sciences de l’éducation à l'université de Saint-Denis. Son écrit débute
par un extrait d’article de Dominique Dhombres : « Dans une de ses chroniques, Dominique
Dhombres interroge ses lecteurs : « Vous en connaissez beaucoup, vous, des policières qui
dansent le tango ? » (Le Monde daté 20-21 novembre). Je me sens le devoir de répondre :
Beaucoup, non ; mais une, oui ! ». Le texte est placé d’emblée placé sous le signe du
témoignage « Vous en connaissez beaucoup ». Cet article fera témoigner le professeur, et plus
subtilement les corps qu’il a rencontrés, en banlieue et ailleurs.

L’article est tendu sur ce paradoxe : l’auteur ne cesse de témoigner de sa pédagogie du


tango de manière très locale, tout en montant régulièrement en généralité au cours de son
témoignage. Cette évolution débute sur la rencontre avec une jeune femme policière : « Je
danse régulièrement avec une fonctionnaire de police du commissariat de Montreuil :
appelons-la K. Elle danse bien. C'est très agréable de danser avec elle ». Quelques lignes sont
consacrées au parcours universitaire méritant de la jeune femme. Et c’est ici qu’intervient la
première montée en généralité. Rémi Hess explique en effet que la policière fait partie d’un
ensemble plus vaste de personnes qui participent à une expérience d’introduction du tango en
Seine-Saint-Denis : « Depuis douze ans, avec plusieurs collègues de notre faculté, je participe
à l'animation de cours de tango et à une milonga (bal tango) à l'université de Saint-Denis ».
Cette expérience permet aux intervenants de réguler leur agressivité, d’y expérimenter « le
corps-à-corps, autrement que par les pratiques d’« humiliation ordinaire » ou par cocktails
Molotov interposés ». Et le texte de détailler l’ampleur de cette expérimentation : « Des
centaines d'étudiants ont suivi ces cours. Il y a trois mois, la région Ile-de-France m'a accordé
un budget important (création d'un poste de post-doctorat) ». Par un effet rhétorique, Rémi
Hess agrandit encore le cercle des amateurs de tango. « L'idée de former les policiers au tango
peut apparaître loufoque », explique l’auteur, qui l’a évoqué en février à Buenos Aires, avec
« le chef de l'école de police (6 000 stagiaires) ». L’auteur peut donc témoigner sur plusieurs
continents de la diffusion de cette forme de pédagogie. Il termine en évoquant le succès de ces
réflexions dans le domaine de la recherche : « Je rentre d'un colloque sur « Danses de défi et
danses de séduction », qui s'est déroulé à l'université de Lecce (Italie du Sud) », où les
intervenants se sont accordés sur l’intérêt d’une pédagogie par la danse.

Cette forme hybride de « témoignage local/global » est lié à la position de spécialiste


de l’auteur. Auteur d’un Que Sais-je ? sur la question, spécialiste du tango, Rémi Hess peut

585
« Le tango des cités », Le Monde, Débats, mercredi 30 novembre 2005, p. 23.

382
témoigner à de nombreux niveaux du rôle de cette danse. On trouve ici l’apport de ce texte à
ce « pôle de l’expert témoin ». Car c’est ici le corps de Rémi Hess qui témoigne. Ce corps qui
est situé là où l’on pratique, où l’on apprend et où l’on discute du tango, et qui ne peut que
témoigner du succès de cette danse. C’est aussi, d’autre part, un témoignage que les
belligérants de banlieue ont un corps, et que ce corps demande à s’exprimer à son tour dans
les débats sur la question.

15.3. Conclusion : une cristallisation sélective de la sphère


médiatique

Le précédent chapitre, en s’attachant aux coulisses des débats, s’efforçait de décrire


leur organisation. Il laissait entier la question de la teneur de ce qui s’échange dans les débats
tels qu’ils sont médiatisés. En trois points, correspondant chacun à l’un de « mes » terrains
français, je présente la manière dont sont grandis les intervenants des débats sur les émeutes
de novembre 2005. Dans le même mouvement, je cherche le sens des échanges qui y ont lieu.

L’analyse des pages « débats » du Monde. Comment les journalistes chargés de ces
pages grandissent-ils les intervenants qui débattent des émeutes ? Il y a d’abord l’impératif de
grandir l’intervenant sélectionné pour la parution. J’étudie la signature des intervenants, pour
voir en quoi celle-ci correspond, complète la portée générale des propos de son auteur. En
portant attention à la « cause défendue » par ces textes, à l’adversaire qu’ils se choisissent,
ainsi qu’à leur sens général, j’ai regroupé ces interventions en cinq grands pôles de discussion
qui constituent autant de sous-groupes de discussion sur ces émeutes : l’événement est tantôt
pris comme une occasion de s’interroger sur le rôle des sciences humaines en société, comme
une interrogation sur leur potentiel révolutionnaire, ou encore une réflexion sur la société
française entendue comme « une grande famille » déchirée. On y avance qu’il faut mettre en
place un système de « discrimination positive » à la française, et on insiste enfin sur la
nécessité de multiplier les témoignages sur la façon dont notre société fonctionne dans une
sourde violence. J’y conclus que le spectre large du questionnement déployé par l’ensemble
de ces textes tient en partie au choix des journalistes d’y cristalliser plusieurs débats ayant lieu
dans d’autres points de la sphère médiatique.

D’une certaine manière, les pages « Débats » du Monde portent mal leur nom. Si l’on
attend d’un « débat » politique qu’il mette en scène des échanges, des réponses entre
différents acteurs sur un sujet donné, alors ce qui a lieu aux pages « Débats » du Monde n’a

383
pas à être nommé « débat ». Sur l’ensemble des textes étudiés, un seul5 8 6 répond directement à
un texte publié dans cette rubrique. Encore s’agit-il d’une personne nommément mise en
cause. On comprend donc, au vu de cette étude de cas, que le débat direct et interactif – tel
qu’il peut avoir lieu dans une assemblée, dans un meeting ou dans une des émissions
télévisées que j’étudie, n’est pas le modèle dont se rapprochent les responsables de cette
rubrique. En quoi cette rubrique est-elle un débat ? En ce que ses collaborateurs contribuent à
plusieurs débats ayant cours dans la sphère médiatique. Les cinq pôles de discussion que je
dégage correspondent chacun à des objets saisis par les médias nationaux, les acteurs
politiques, les forums Internet ou les discussions entre amis. On s’interroge ainsi sur le rôle
que les médias assignent aux sociologues dans la compréhension des émeutes. Ou encore de
s’interroger sur le face-à-face récurrent dans les médias entre d’une part les émeutiers, leurs
familles et leur environnement, et d’autre part les représentants de la classe politique – et se
demander pourquoi les uns et les autres se ressemblent si peu. Au point qu’un troisième pôle
de discussion verra le jour, celui de savoir si cet antagonisme de classe n’est pas le signe
qu’on assiste là à une révolte politique, à un mouvement social. Par ailleurs, la
méconnaissance du monde social d’où proviennent les émeutiers viendra solliciter la relation
intime, individuelle aux événements politiques. C’est ainsi que les articles du « pôle familial »
viennent alimenter la discussion du rôle des familles entourant les jeunes émeutiers : comment
gèrent-elles les difficultés qu’elles rencontrent ? Et ce soupçon amplifié par des déclarations
publiques5 8 7 : la manière dont les parents des émeutiers ont élevé leurs enfants serait-elle
responsable des émeutes ? L’autre volet de cette interrogation sur l’intime concerne le rapport
des auteurs à la cause qu’ils défendent. L’incompréhension des publics face à l’intensité des
émeutes signifie que les signaux d’alarme classiques ne fonctionnent pas, qu’ils ne rendent
pas compte de la situation telle qu’elle est. Il faut alors pour certains auteurs ajouter à leur
critique un témoignage, une indignation toute personnelle. Cette interrogation sur l’intime est
rendue possible dans un contexte où l’intimité peine à être contrainte, où les peurs et les
colères ne sont plus autant refoulées qu’à l’ordinaire. C’est en partie à cette catharsis que
participent les débats dont certaines contributions se retrouvent cristallisées dans Le Monde.

Qui se trouve alors digne de porter ces débats dans les pages intérieures du « journal
de référence » ? Cette étude de cas montre que, quel qu’en soit le contributeur, les journalistes
metteurs en scène du débat parviennent à le grandir. Si plus de la moitié des contributeurs de

586 Cf. L’article de Fabien Jobard « adepte de la dure réalité » paru dans Le Monde daté du 21 novembre 2005.
587 Notamment Mme Carrère d’Encausse, dans ses propos à la télévision russe, propos repris dans un article de
Libération daté du 18 Novembre 2005.

384
cette période sont des personnalités déjà citées dans les éditions antérieures du journal, la
douzaine de « primo-contributeurs » se voient tous dotés d’un titre, d’un rôle cohérent avec
les propos qu’ils tiennent. Pour ce faire, les signatures s’aident d’un livre, d’un grade, d’une
justification. Leur raison sociale est explicitée en bas de page, ou en cours d’article, voire
dans les deux. L’ensemble produit une mosaïque de statuts entre intervenants des pages
« Débats », révélant une grammaire qui accorde entre eux le propos, les titres de noblesse, et
le moment où le débat a lieu.

385
16. Le Grand Jury traite des émeutes

Dans la multiplicité des débats politiques médiatiques qui ont lieu sur un événement
donné, certains ont un rôle stratégique. Invitant des acteurs de premier plan, dotés d’audience
parmi les plus importantes, ils en cristallisent la représentation politico-médiatique dominante.
Le Grand Jury RTL est de ceux-là. L’émission joue un rôle prescripteur : organisée par trois
médias conséquents dans le domaine de l’information politique, les arbitrages idéologiques
qu’elle effectue sont en interaction directe avec leurs rédactions politiques. Les
« déclarations » qu’elle recueille sont reprises par les agences de presse, qui les diffusent à
leur tour sur les « desk » des rédactions des autres médias. Cette situation de surveillance et
d’influence est à double sens : cette tribune audiovisuelle cadre ses débats de manière à être
reçue par les autres médias. Elle présente et débat de ces événements de manière à rendre son
émission recevable par ces autres médias auquel elle s’adresse indirectement. En ce sens, elle
sera étudiée comme une tribune où l’on use d’un cadre commun au microcosme politico-
médiatique pour définir l’événement en question.

Sur la question des banlieues, une étude de ce cadre à partir de l’émission du Grand
Jury qui lui est partiellement consacrée, offre une base de travail intéressante pour
comprendre ce qui se discute sur cette question dans les autres médias. Je l’étudierais sur
quatre points à partir duquel l’événement est adressé par les journalistes de l’émission à
l’invité : le constat que l’événement a lieu, le contexte politique de l’événement, les causes de
l’événement et les solutions préconisées pour encadrer l’événement.

Le constat. Le constat est un moment rituel de l’émission. De la somme


d’informations récoltées durant la semaine, le journaliste extrait et présente à l’invité un
événement, qu’il qualifie par sa question. Au cours de la discussion, il arrive que les
journalistes le reprennent dans leur question, s’en servent de levier pour avancer leurs
propositions. Ici, le constat est celui d’une violence inhabituellement longue et dramatique
dans les banlieues.

Le contexte politique. Le contexte politique tient une place primordiale. Il introduit,


dans le cercle du Grand Jury où un politique fait face à trois journalistes, d’autres
personnages politiques qui prennent ainsi part au débat. Les journalistes somment l’acteur

386
présent de se positionner, de se « placer » par rapport à la position affichée par d’autres
acteurs. Le rôle que peut jouer la politique dans l’événement, voire la qualification ou la
portée politique de l’événement, sont secondaires par rapport à ce positionnement.

Les causes de l’événement. Les causes de l’événement sont traitées comme un


consensus qui fédère les intervenants du débat. Rappelées, associées à un « sens commun »
politique, elles sont en général traitées de manière consensuelle. Il y a un accord sur les causes
de l’événement qui se cristallise, qui est rendu visible par l’emploi de formule vagues et
fédératives : le « mal français », l’« étatisme », les « erreurs » que « personne n’a su
résoudre ».

Les solutions possibles pour encadrer politiquement l’événement. Elles ont un rôle
double. D’abord, rappeler que le politique a une force, un rôle. Qu’il peut contribuer par ses
actes à l’arraisonnement de l’événement. D’autre part, en présentant ses projets politiques liés
à l’événement, le politique avance des éléments de son « réseau », présente ses alliés
politiques. Et contribue ainsi à définir son positionnement dans le microcosme politique.
Enfin, même si l’architecture du dialogue n’est pas aussi complexe qu’à Mots Croisés, il reste
que le Grand Jury est enregistré en direct, et que la manière d’aborder les thèmes qu’il
fréquente se fait sur des interactions de langage. Ainsi, j’étudierai dans un premier temps le
cadre de perception de l’actualité dans l’émission. Puis j’évaluerai les rôles qu’endosse
l’intervenant, quand il intervient pour poser dans le débat ces idées et ces opinions légitimes.

16.1. Quelles épreuves grandissent les participants ?

L’événement traité comme un fait divers

Aborder les émeutes de novembre 2005 du point de vue du Grand Jury-RTL donne
une impression immédiate de surplomb. Chaque dimanche, ces émissions construisent un
cadre, une approche globale des événements politiques récents, en cours ou à venir. Jean-
Michel Aphatie et ses confrères invitent « la personnalité de la semaine », et lui soumettent ce
cadre, constitué d’une somme d’informations sélectionnées dans l’actualité du moment telle
que traitée par les médias les plus influents du champ politique. L’épreuve à laquelle il est

387
convié, en l’échange de laquelle on lui accorde cette surface éditoriale conséquente 5 8 8 ,
consiste à se positionner, à se placer par rapport aux acteurs cardinaux du moment. Face à lui,
les journalistes de ces émissions expliquent qu’ils préparent leur émission en prenant en
compte de façon exhaustive les informations publiées, parues, vérifiées. Ce matériau leur sert,
comme le rappelle Eric Darras, pour se « grandir » face à leur interlocuteur élu.

J’étudie ces émissions pour définir un cadre légitime de ces émeutes. A partir de
quelles informations sélectionnées dans l’actualité de la semaine aborde-t-on ces
événements ? Quelles montées en généralité se permet-on à leur sujet ? Cette question a toute
son importance, lorsqu’on prend en compte le fait que ces événements ne font pas partie de
l’agenda politique traditionnel. On ne peut comparer les débats qu’ils suscitent à ceux, plus
convenables et convenus, qui accompagnent le référendum de mai 2005 sur l’adoption de la
« constitution européenne ». On n’y sollicite pas une mémoire collective politiquement
structurée, on ne s’y réfère pas à une échéance électorale stable, on ne combat pas entre
groupes politiques par publications interposées. D’ailleurs, comment combattre lorsqu’on n’a
pas, face à soi, d’adversaire doté d’une légitimité représentative ? Le débat de février-mars
2006 au sujet des grèves et des manifestations anti-CPE devait aussi faire face à un événement
fluctuant, imprévu. Mais l’épreuve mutuelle du débat médiatique peut alors se raccrocher à la
solide tradition française de la démocratie sociale. Syndicats, patrons et ministres se font face,
et mobilisent les rapports du CREDOC, le droit du travail, la comparaison entre les
législations des pays d’Europe. Rien de tel avec les émeutes de novembre 2005. Comme dans
le Désert des Tartares de Dino Buzzati, les protagonistes des débats sur les émeutes doivent
construire leur adversaire invisible avec des signes impalpables, des intuitions. Donner une
consistance au vide. Et projeter sur lui une grille unilatéralement construite d’appréhension de
ces événements.

J’ai estimé que la sélection et l’interprétation faites par les protagonistes du Grand
Jury constitue une interprétation stable et légitime de ces événements. Comment les
journalistes du Grand Jury font-ils des événements politiques en banlieue un objet de
discussion politique légitime ? Les événements associés à cet objet politique limite, les
montées en généralité consensuelles que les acteurs se permettent, les invités même avec qui
on effectue ce travail « d’agenda », voici ce qui peut nous permettre de comprendre le

588 Un passage au Grand Jury-RTL assure à la parole de l’invité une heure d’antenne sur deux médias
audiovisuels, une rubrique consacrée à sa parole dans le Figaro du lendemain, et plusieurs dépêches d’agence de
presse. Les réactions que sa parole suscite sont évidemment l’occasion de rappeler sa position, donc de faire
parler de lui.

388
« contexte journalistique » dans lequel les autres débats, dont celui de Mots Croisés et des
pages « Débats » du Monde, interviennent.

Pascal Lamy au Grand Jury : les émeutes ne sont pas un problème politique

L’émission du 30/10/2005 s’annonce comme relativement secondaire du point de vue


de l’agenda politico-médiatique. L’invité principal de l’émission en est Pascal Lamy, ancien
commissaire européen au commerce devenu directeur général de l’OMC. Personnage influent
dans le réseau des hauts fonctionnaires œuvrant dans les organismes supra-gouvernementaux,
Pascal Lamy n’a jamais exercé en France de responsabilité politique de premier plan. Inscrit
au Parti Socialiste, il refuse au cours du débat d’en comment les courants. Les journalistes qui
l’interrogent sont les remplaçants des journalistes habituels. Ils font évoluer la discussion sur
les principaux dossiers dont leur interlocuteur a la charge à l’OMC. A aucun moment il n’est
question des émeutes.

Peut-on considérer que cet événement n’est pas encore visible, pas encore assez
exceptionnel pour que les journalistes abordent un responsable politique sur la question ? Sans
doute n’a-t-il pas encore pris toute l’ampleur qu’on lui connaît aujourd’hui. Les émeutes
durent plus de deux semaines, et elles entrent ici dans leur quatrième nuit. Mais elles sont déjà
investies par le pouvoir politique. La veille, Nicolas Sarkozy a consacré la majeure partie de
son intervention sur TF1 à commenter les actions des « voyous » parmi les émeutiers. Les
journaux d’information qui suivent immédiatement l’émission reviennent sur les événements
des jours passés, et sur ceux qui risquent d’avoir lieu. Pourquoi donc n’en est-il pas fait
mention dans l’émission ? La raison majeure semble être que l’invité du jour est par trop
éloigné de l’actualité politique française. Cependant, l’événement est mentionné par la bande,
lorsque les journalistes annoncent à la fin de l’émission que « l’invité de la semaine prochaine
sera Bernard Tapie, ancien ministre de la Ville ».

16.1.1. Bernard Tapie, l’invité choisi pour commenter les émeutes

L’émission a lieu le 6 novembre 2005. L’invité, Bernard Tapie, a été annoncé à la fin
de l’émission précédente, alors que les violences en banlieue avaient lieu depuis quatre jours.
Alors que l’invitation de Pascal Lamy, Directeur Général de l’OMC, avait réuni autour de lui
des journalistes remplaçants, Bernard Tapie est reçu par deux des trois journalistes titulaires
de l’émission. Remplacé par son confrère Jean-François Rabilloud, le troisième titulaire

389
explique son absence par « une maladie ».

Un personnage public longtemps disparu des cercles politico-médiatiques

Bernard Tapie gagne le 30 septembre 2005 son procès contre le Crédit Lyonnais.
L’ancien homme d’affaire, ministre de la ville en 1992 dans le gouvernement Bérégovoy,
directeur de club sportif et acteur obtient du jugement la somme de 135 millions d’euros
d’indemnités. Cette décision de justice est l’occasion de plusieurs interventions médiatiques
de sa part. Et notamment de cette émission du Grand Jury, la seule dont il soit l’invité depuis
2002, date à partir de laquelle l’émission est archivée à l’INA.

On peut à juste titre se demander pourquoi, ce dimanche, c’est Bernard Tapie qu’on
invite. Quelques semaines avant, l’ancien homme d’affaires a gagné un procès en appel contre
l’Etat, condamné à lui verser plus de 100 millions d’euros. Auteur récent d’un livre,
Librement, il est également membre du petit parti des « Radicaux » duquel Jean-Louis Borloo,
actuel ministre de la Ville, est proche. On peut supposer qu’il a été en partie invité par défaut.
Parce que – et ce sera dit dans le débat – l’émission intervient dans un contexte de silence
politique. L’autre raison avancée par Pierre-Luc Séguillon est l’intérêt d’avoir un acteur
politique un peu « voyou », connaissant le monde de la délinquance populaire. L’analyse
sémantique de l’émission apporte une raison supplémentaire d’inviter l’ancien ministre de
François Mitterrand : il soutient l’action de Nicolas Sarkozy en cette période d’émeute. Il y
explique à mots couverts ce qu’il publiera plus franchement au moment de la campagne
présidentielle : lorsque Nicolas Sarkozy sera candidat à la présidence de la République, il lui
apportera son soutien5 8 9 .

Les émissions du Grand Jury sont assez fortement structurées. C’est ce qu’expliquent
en entretien les journalistes qui les préparent. C’est aussi ce qui frappe lorsqu’on veut traduire
en listes thématiques les thèmes abordés par les invités. L’utilisation très stricte du temps
étonne. Toutes les trois minutes, à quelques secondes près, Jean-Michel Aphatie, le journaliste
de RTL, propose un nouveau thème à l’invité. Sachant que ces thèmes sont tirés de livres,
d’articles de presse eux-mêmes liés à l’agenda médiatique de la semaine, j’ai supposé que la
liste des sujets abordés dans cette émission du 6 novembre 2005 offrirait un cadre général
assez fidèle à ce qui se dit, se pense autour des banlieues cette semaine-là. De plus, cette
forme de « conducteur » reconstitué de l’émission correspondrait au document composé –

589 Soutien rendu public par la parution d’un entretien dans Le Point du 4 avril 2007.

390
d’après ce que Jean-Michel Aphatie m’a expliqué de son travail en entretien – le mercredi
précédent l’émission, et amendé par les deux coresponsables. Ce « conducteur », finalisé aux
alentours du 2 novembre, est donc intéressant en ce qu’il peut être à la fois comparé à
l’émission Mots Croisés du 31 octobre, et aux tribunes parues dans le Monde durant la
première quinzaine de novembre. Soit un ordre d’idée assez exact de ce qui est pensable sur
cet événement imprévu dans le jeu d’échange des principaux médias généralistes français
traitant de politique.

Une grille serrée de traitement du fait politique

Il y a deux parties à l’émission, diffusée ce dimanche 6 novembre entre 18h30 et


19h30. A 18h58, l’émission s’interrompt pour un journal – radiodiffusé ou télévisé, selon
qu’on suive l’émission depuis RTL ou LCI – et quelques publicités. La première partie traite
essentiellement des émeutes, selon un déroulement qui peut être ainsi reconstitué :

391
18 :30 Le retour de Bernard Tapie en politique ? Non, il vient juste commenter l’actualité

18 :34 Les violences en banlieues : état des lieux

18 :37 Les mots du ministre : « racaille », « Karcher »

18 :40 Les causes des émeutes

18 :42 L’échec du « modèle français d’intégration »

18 :44 Le Front National profite du « mal de vivre » causé par les émeutes

18 :45 L’après-émeute

18 :48 L’initiative à venir dans les banlieues de Bernard Tapie avec Bernard Kouchner

18 :49 Le silence de Jacques Chirac

18 :51 Les personnalités qui demandent la démission de Nicolas Sarkozy

18 :53 Les initiatives de Bernard Tapie alors qu’il était ministre de la Ville

18 :54 L’immigration illégale : régulariser, puis fermer les frontières

18 :55 La loi SRU : étendre le logement social

18 :56 La politique de la ville : ni de droite, ni de gauche

18 :57 Le rôle de ceux qui encadrent les jeunes en banlieue : les « grands frères »

La seconde partie, quant à elle, est plus focalisée sur l’actualité politique, sur les
échéances électorales, ce que l’invité pense de te ou tel acteur et le rôle qu’il souhaite
éventuellement y jouer. Elle peut être ainsi reconstituée :

392
19 :02 Les élections en 2007

19 :04 Ses contacts politiques au PS, ce qu’il pense des leaders de ce parti

19 :07 Bernard Tapie ne sera plus candidat à aucune élection

19 :09 Le rapport entre politiques et citoyens aujourd’hui - La compétence des acteurs


politiques

19 :12 La grève à Marseille, ville où Bernard Tapie a joué un rôle

19 :14 Le déclin français - Le chômage en France

19 :16 Les responsables de droite susceptibles de « rendre confiance aux Français et


redresser le pays » : Jean-Louis Borloo et Nicolas Sarkozy

19 :19 L’initiative à venir dans les banlieues de Bernard Tapie avec Bernard Kouchner –
quelques détails, dont le soutien de Jean-Louis Borloo

19 :24 L’appel signé par Bernard Tapie dans le Nouvel Observateur sur l’état des prisons
françaises – L’échec du référendum européen de 2005

19 :27 Fin de l’émission

16.1.2. Les interactions entre ce cadre et les interventions de Bernard


Tapie

J’ai isolé trois grands types d’épreuves auxquelles les journalistes de l’émission
soumettent leurs invités, et qui permettent de les « définir » à proprement parler. Ces types
d’épreuves sont tirés du visionnage des émissions, ainsi que des entretiens et des observations
effectuées durant l’enquête.

L’épreuve de dossier. La première épreuve est relevée dans la plupart des émissions
mettant face-à-face élus et journalistes. Il s’agit de « l’épreuve de dossier », par laquelle les
journalistes interrogent les politiques sur leur connaissance des dossiers relatifs aux problèmes
de l’actualité5 9 0 . L’acteur est-il un vrai « politique » ? Connaît-il les dossiers dont il a la
charge, sait-il se les approprier de la manière qu’on attend d’un homme d’Etat ? Cette épreuve
est liée à l’autonomisation du rôle du journaliste audiovisuel dans la France des années 1970 ;

590 Cf. notamment Erik NEVEU, « “L’Heure de Vérité” ou le triangle de la représentation », Mots. Les
langages du politique, n°20, 1989, pp. 57-74.

393
elle lui donne une place, voire lui accorde un rôle dans le système politique. Cette épreuve
d’ordre civique a également une dimension marchande, qui la renforce et la soutient :
diffusée, elle informe par les réponses de l’invité et les corrections des journalistes. Le résultat
de cette épreuve est donc un flux d’informations désirables, tant pour l’aide au choix du
décideur politique que pour l’information sur les principaux dossiers politiques actuels. Il n’en
reste pas moins que cette épreuve est majoritairement civique, et que l’enjeu marchand est un
liant permettant au système collectif et représentatif de fonctionner.

L’épreuve de révélation. La seconde peut être appelée épreuve de « renoncement au


secret », en référence à l’investissement dans la « Cité du Renom » décrite par Boltanski et
Thévenot. Une forme d’épreuve de « révélation », hybride d’au moins trois types de justice.
L’invité pourra-t-il fournir au cours de l’émission, conduit en cela par les journalistes, une
information inédite ? Un positionnement hétérodoxe vis-à-vis de ses déclarations antérieures,
ou par rapport à la ligne du groupe auquel il appartient ? Cet événement est attendu par les
journalistes du Grand Jury, car il permet une part de la notoriété de l’émission dans les autres
médias. Cette épreuve comporte une forte dimension marchande, puisqu’elle est organisée par
un « marché » préalable (la discussion en coulisse), au cours duquel l’invité cède une
information aux animateurs de l’émission. Information désirée par les autres médias à eux
concédée en échange de la citation – de la notoriété du titre. Notoriété ? Cette dimension de
l’épreuve s’hybride de renom. La dimension marchande de l’épreuve n’est pas récompensée
en argent mais en notoriété. Les médias qui relaient l’événement font part d’un événement
public. Qui n’est la possession de personne, mais qui s’est produit dans un espace public
déterminé. A ce titre, celui qui le diffuse s’acquitte d’une « reconnaissance » que l’événement
s’est bien produit dans cet espace donné. Enfin, la dimension civique tient une place dans
l’épreuve, puisqu’elle met en jeu des représentants. Reste que cette dimension est ténue, en ce
que la « révélation » attendue peut – du fait de la présence forte des dimensions marchandes et
du renom – n’avoir aucun rapport avec les affaires publiques.

L’épreuve du positionnement. Les journalistes sont instruits des positionnements


tactiques des principales personnalités politiques sur les événements politiques en cours. Ils
invitent, par leurs questions, l’invité à prendre ou à réitérer sa position sur les événements
politiques en cours. Cette position le rapprochera ainsi des uns et l’éloignera des autres. On le
voit, l’épreuve de positionnement peut se muer à son tour en épreuve de révélation, au cas où
le positionnement de l’invité surprend par rapport à son image politique. Elle peut étonner par
rapport à la position de son parti, sur une question donnée.

394
Le débat débute sur le constat que l’invitation de Bernard Tapie à l’émission est un
événement, le signe de son « retour à la vie politique ». Suite aux refus répétés de l’intéressé
de confirmer le moindre projet électif, les journalistes orientent la discussion sur l’actuelle
crise des banlieues. Le principal responsable de cette émission, Jean-Michel Aphatie, résume
et met en perspective cette crise à l’attention de son invité. Il le fait en liant le rappel des faits,
et un constat neutre, permettant à l’invité de s’avancer sans risque sur l’événement.

16.2. Bernard Tapie occupe le silence politique sur les émeutes

16.2.1. L’ordre républicain invoqué au service du témoin souffrant

Un invité dispensé de l’épreuve de dossier

L’événement est abordé sur le mode de la conversation. Le journaliste s’adresse à un


ancien ministre, et rappelle son titre dans sa question. L’amorce de la conversation sur le sujet
est d’ordre anecdotique. Le journaliste demande à l’ancien ministre son « sentiment » sur la
question, après avoir fait part du sien : « personne n’a su résoudre le problème des banlieues
en France » :

(18:34:28) Jean-Michel Aphatie : « On va parler maintenant de l’actualité. Les banlieues.


Depuis dix jours maintenant que ces banlieues s’agitent, des voitures brûlent, une
personne est dans le coma, un climat d’inquiétude très important. Vous avez été ministre
de la ville, en 1992, gouvernement Bérégovoy. Au fond, on a le sentiment, quel est le
vôtre Bernard Tapie, que personne n’a su résoudre le problème des banlieues en France ».

On peut faire l’hypothèse que cette amorce est liée à la situation paradoxale de l’invité.
Bernard Tapie n’a occupé son ministère qu’un an, et cela plus de dix ans avant les événements
qui font ici débat. On ne peut donc lui imputer un rôle dans ces événements. L’invitation dont
il fait l’objet apparaît donc instable. Il ne peut être éprouvé sur ces événements, auxquels il
peut légitimement s’affirmer étranger. Il ne peut non plus être éprouvé sur sa candidature à un
rôle politique, puisqu’il s’est dit dès le début de l’émission étranger à tout projet de ce genre.
En fait, il apparaît vite que l’invité sera éprouvé à sa capacité à illustrer la situation politique
par l’anecdote, le commentaire. C’est d’ailleurs bien sur le mode anecdotique que l’invité
débute sa réponse :

Bernard Tapie : « Je ne suis pas seulement ancien ministre de la ville, mais j’ai vécu là, hein ?
J’ai fait toute ma scolarité, enfin une partie, à la Courneuve, et je faisais du sport à
Aubervilliers, donc en plein milieu de ça. Je voudrais vous dire simplement pour

395
l’anecdote que mes parents rêvaient d’habiter là. Pendant douze ans, on a fait des
demandes sans qu’elles soient satisfaites. Et seulement à 17 ans, on a pu avoir un
appartement comme ça. D’abord il ne faut pas mélanger les événements d’aujourd’hui,
qui sont ce qu’ils sont, on va en parler, et le problème des banlieues. Des quartiers
difficiles. Même si l’un évidemment conduit à l’autre. Mais il y a un premier problème,
celui de l’urgence, qui vous fait parler des banlieues. C’est d’ailleurs le drame. C’est
qu’on en parle que dans ces moments là. Sinon on n’en parle plus. Vous allez plus en
parler dans quinze jours. Quand les voitures brûleront plus. Et le problème immédiat, c’est
que évidemment, dans les plus brefs délais, l’ordre républicain soit rétabli ».

Bernard Tapie fait ici de l’anecdote un usage qui le place en position de force pour
commenter les émeutes en banlieue. A son autorité politique sur la question, il ajoute par
l’anecdote d’autorité du de témoin privilégié. Ayant grandi « en plein milieu de ça », ayant
« vécu là », il s’affirme comme témoin légitime de la condition de vie des habitants. Et il
l’illustre par son « anecdote » un peu confuse, qui véhicule pourtant l’émotion supposée
commune des habitants des « quartiers difficiles ». Ce rêve évoqué d’un accès aux
appartements nouvellement construits des grands ensembles laisse suppose que, dans la
famille de Bernard Tapie, on a partagé les difficiles conditions de vie que connaissent ces
habitants. Cette anecdote le place donc à la fois comme « sujet supposé savoir » ce qu’il en est
de la vie en banlieue, et comme ancien ministre. Bernard Tapie sous-entend dans sa réponse
qu’il sait pourquoi les jeunes de banlieues mettent le feu aux voitures et aux infrastructures
urbaines. Et que, comme ancien responsable de la politique de la ville, il a l’autorité
nécessaire pour expliquer la situation.

C’est à ce second titre qu’il ordonne une coupure nette entre « les événements
d’aujourd’hui, qui sont ce qu’ils sont, on va en parler, et le problème des banlieues ». Cette
séparation de la situation en deux éléments va permettre à Bernard Tapie de fermer
progressivement l’accès de la situation en banlieue à ses interlocuteurs. Les journalistes en
face de Bernard Tapie font en effet profession d’informer et de commenter les événements.
En affirmant que l’événement qui a lieu n’a rien à voir avec la vie quotidienne des gens, il
affirme que les commentaires de ses interlocuteurs n’ont pas de valeur explicative. Là, c’est le
témoin qui parle, pour culpabiliser ses interlocuteurs : « Vous allez plus en parler dans quinze
jours. Quand les voitures brûleront plus ». On comprend : « vous n’allez plus parler de moi,
de mes difficultés, de mes rêves d’accession aux grands ensembles ». Mais ce témoignage
ouvre une brèche. Elle laisse aux journalistes la possibilité de demander au témoin ce qu’il en
est des problèmes des banlieues. Tout au moins, elle laisse cette question en suspens. Mais
l’ancien ministre intervient alors pour couper court : « le problème immédiat, c’est que
évidemment, dans les plus brefs délais, l’ordre républicain soit rétabli ».

396
Le commentaire de Bernard Tapie sur les événements dans les banlieues restera dans
cette même logique quand ses interlocuteurs lui demanderont de préciser ce qu’il entend par
le rétablissement de « l’ordre républicain ». Le gouvernement a-t-il manqué de fermeté ?
Faut-il instaurer un « état d’urgence » ? Cette dernière question étant liée à la décision
pendante de Jacques Chirac d’instaurer cette mesure, et servant donc à tester le degré de
consensus entre le président de la république et l’invité du jour, réputé être du bord politique
opposé. Sa réponse, couplant le témoignage de l’enfant du peuple à celle de l’autorité de
l’ancien ministre, refuse toute légitimité aux commentateurs de la situation :

« C’est très compliqué. C’est très compliqué d’abord parce que c’est très dangereux.
Aujourd’hui, il y a une émulsion… une émotion maximum. Qui est née du fait que les
gens descendent dans la rue pour dire « c’est un scandale. Il faut empêcher ces bandes
d’agir ». Etc. Toute cette opinion publique est dans cette humeur là. Et les interprétations
des uns et des autres sur les agissements des forces de l’ordre sont unanimes. Il suffirait, il
suffirait qu’un accident euh… qu’une grenade vienne tuer un gosse de 13, 14 ans, qui est
un accident toujours possible. Les mêmes qui aujourd’hui sont dans cette humeur vous
diraient « Alala, quel scandale ! ». Etc. Par conséquent, je crois que le gouvernement
aujourd’hui a cette difficulté, il faut pas jouer sur les humeurs de ceux qui commentent, ou
qui nous font des appréciations sur les événements. Les événements sont graves, ils
doivent être traités comme ça, avec une sérénité exemplaire. Car, au niveau de ceux qui en
souffrent, ils l’attendent. Pas de ceux qui le commentent. Ceux qui en souffrent ».

Nicolas Sarkozy, enjeu d’une épreuve de révélation

On l’a vu, le Grand Jury soumet ses invités à plusieurs types d’épreuves. Epreuve sur
dossiers, pour un acteur en charge d’un problème qui fait l’actualité, et qui doit faire en direct
au cours de l’émission la preuve de sa maîtrise des données du dossier concerné. Epreuve de
révélation, au cours de laquelle l’invité donne une ou plusieurs informations exclusives.
Epreuve de positionnement, enfin, au cours de laquelle l’invité se positionne par rapport aux
autres acteurs politiques qui font l’actualité. Qu’en est-il jusqu’ici de l’invitation de Bernard
Tapie ? Sa connaissance des dossiers n’est pas mise à l’épreuve, puisque sa dernière
responsabilité dans le domaine qu’il commente date de plus de dix ans. Son commentaire s’est
agrémenté d’une courte révélation. Ici, sa proximité sociale et spatiale d’origine avec les
émeutiers. Quant à l’épreuve de positionnement, elle est ici la seule qui comporte un véritable
enjeu. Il s’agit de savoir si Bernard Tapie, ancien ministre du gouvernement Mauroy, soutient
l’actuel gouvernement de Dominique de Villepin. Les réponses de l’invité vont dans ce sens,
mais restent vagues. C’est à cette occasion que les questions sur le « déclenchement des
émeutes », et la mise en cause de Nicolas Sarkozy, vont avoir un rôle stratégique.

397
(18:37:36) Jean-Michel Aphatie : « On dit que peut-être, à l’origine de ces nuits d’émeute, il y
a des propos, réputés un peu violents pour ceux qui…

Bernard Tapie : « Vous voulez parler de quoi, là ?

Jean-Michel Aphatie : « … tiennent cette thèse, de Nicolas Sarkozy…

Bernard Tapie : « Oui ?

Jean-Michel Aphatie : « … Qui a évoqué la racaille (geste englobant du bras), qui a parlé de
karcher. Vous qui connaissez ce sujet, qui connaissez ces banlieues, pensez-vous que les
propos de Nicolas Sarkozy ont contribué, expliquent la flambée de violence qu’on connaît
aujourd’hui ? ».

Le journaliste fait référence à un commentaire très répandu dans la presse et dans le


discours politique de ces derniers jours. A droite comme à gauche, beaucoup accusent Nicolas
Sarkozy d’avoir développé une « sémantique guerrière » qui a contribué aux émeutes. A ce
titre, la question de Bernard Tapie ne saurait être autre que rhétorique. En questionnant
l’organisateur de l’épreuve, il cherche à inverser les rôles, voire à éviter cette épreuve précise
à laquelle l’astreint la question de son interlocuteur : se positionner face à Nicolas Sarkozy.
La question une fois posée, il répond. Depuis la position du témoin :

Bernard Tapie : « Ecoutez. Si vous parlez de ces propos à ceux qui sont concernés… On est
loin du compte. C'est-à-dire que c’est autre chose que de la racaille. En prison, j’y ai
croisé des gens qui sont bien plus dangereux que la terminologie qu’on utilise pour
désigner des racailles. Il y a des mafieux. Qui mettent des filles sur les trottoirs. Qui
n’hésitent pas à tuer pour avoir la suprématie des machines à sous. Qui exportent de la
drogue. Ceux-là, c’est pas des racailles. Ce sont des criminels. Et par conséquent, les
propos de Pierre ou de Paul, et de Nicolas Sarkozy entre parenthèses ne peuvent pas les
émouvoir beaucoup. Quant à ceux qui subissent cela, je peux vous dire que ça les soulage
plutôt.

Jean-Michel Aphatie : Qu’un ministre de l’intérieur parle comme ça ?

Bernard Tapie : Mais que… Que tous ceux qui sont en charge de ce dossier-là appellent un
chat un chat. Et moi en ce qui me concerne, il m’est arrivé de temps en temps d’avoir des
langages qui me disqualifient pour juger de… Allez, disons… des mots utilisés par
d’autres. Lui sera jugé sur les résultats ».

Le dispositif de l’émission incite Bernard Tapie à incarner l’autorité publique

On voit ici poindre un ressort qui fait de cette émission une épreuve pour le
personnage politique : le fait de juger les acteurs sur la connaissance de leurs dossiers, mais
aussi sur leur capacité à incarner l’autorité publique. Les institutions politiques fonctionnent
en effet en grande partie sur la capacité des acteurs à incarner leur rôle, et à faire ainsi de la

398
connaissance abstraite de leur dossier une maîtrise symbolique de la situation. Un reproche
adressé à Nicolas Sarkozy est qu’en développant la rhétorique guerrière qui fut la sienne, il
trahissait l’homme derrière la fonction, et avouait ainsi l’incapacité à incarner sa fonction. La
question de Jean-Michel Aphatie, en rappelant la fonction de Nicolas Sarkozy (« un ministre
de l’intérieur »), laissait entendre que le problème était que Nicolas Sarkozy dérogeait à cette
règle. La question laissait aussi entendre que Bernard Tapie aurait dû comprendre que le
problème des mots de Nicolas Sarkozy était lié à la fonction de leur locuteur. Cette question
laissait entendre que Bernard Tapie n’était pas sensible à cela, on pouvait douter de sa stature
d’homme d’Etat.

Ici, cette épreuve intervient comme un réflexe. Eprouver le personnage qu’incarne


Bernard Tapie sur ses capacités à reconnaître les prérogatives d’un rôle institutionnel est en
effet contradictoire. On l’a vu, cet acteur joue systématiquement de son ambivalence entre son
statut d’ancien ministre et son rôle de témoin de l’existence populaire. Ce passage du dialogue
est un des rares moments de l’émission où il avoue d’ailleurs pleinement l’ambigüité de son
personnage : « il m’est arrivé de temps en temps d’avoir des langages qui me disqualifient
pour juger » des paroles de Nicolas Sarkozy. Et cette déférence va dans le sens du grand
respect qu’il démontre dans son discours pour le ministre de l’Intérieur. Un homme qui
désigne une réalité que le « témoin » Tapie a pu observer en prison. Qui soulage ceux qui
subissent les malversations des « racailles ». Et qui « sera jugé sur les résultats » - phrase
relativement peu ambivalente, puisque Bernard Tapie lui a précédemment accordé un avis
favorable dans sa gestion de la « fermeté ». Et l’ironie de Nicolas Beytout, qui reprend la
parole, ne fait qu’accentuer le positionnement favorable de l’invité à l’égard de Nicolas
Sarkozy :

Nicolas Beytout : « Vous voulez dire que lui est compris par la population alors que d’autres
hommes politiques ne le sont pas. C’est lui qui parle le vrai… le vrai langage ?

Bernard Tapie : « Mais si… la situation. Si le ministre des finances se mettait à parler comme
ça d’un seul coup pour parler des contribuables, évidemment ça serait déplacé. Mais là
c’était pas le sujet. Il parlait d’un phénomène bien prévu. Il s’adressait à une femme qui, à
la fenêtre, était d’accord avec lui.

Jean-François Rabilloud : « Mais Bernard Tapie, il y a un mot qui revient tout le temps dans
la bouche de ces jeunes, c’est « respect. On nous manque de respect ».

Bernard Tapie : Oui

Jean-François Rabilloud : Est-ce que vous avez ce sentiment ?

399
Bernard Tapie : Et ça c’est vrai. Et ça c’est vrai. Et c’est pour ça… Mais là on aborde le fond.
Le fond du problème, pourquoi il est grave et pourquoi il n’y a pas de solutions comme ça
qui peuvent tomber du ciel, c’est que je peux vous faire une demi-heure pourquoi ces
gosses ont des circonstances atténuantes qui les amènent à faire… Pas ce qu’ils font là,
hein. Mais je parle de ceux qui font la petite délinquance de proximité. Qui en ont ras le
bol. Qui sont des révoltés. Parfois même haineux. Qui nous détestent, parce qu’ils vivent
ce que la France profonde malheureuse vit, avec en plus un délit de faciès. Donc vous
imaginez le Français bien blanc, qui… est dans une situation difficile, ce que c’est celui
qui est black ou euh… arabe. Donc ça va de soi qu’ils ont une haine incroyable. Mais ça
ne suffit pas pour expliquer, et pour justifier qu’on dépasse les bornes. En tout cas, dans ce
contexte là.

Une autorité assise sur une convocation des victimes

Bernard Tapie convoque dans son discours une nouvelle figure de témoin pour venir
soutenir l’action de Nicolas Sarkozy : la femme à la fenêtre, qui « était d’accord avec » le
ministre quand il lui promettait, devant les caméras, de la débarrasser « de ces racailles ». A
l’ironie du journaliste qui souligne la légèreté de son appel à la « population », il répond en
ajoutant un témoin, une victime. Désormais, face aux journalistes qui n’avaient jusqu’ici
qu’un seul interlocuteur, il y a désormais deux victimes de l’injustice sociale : le ministre qui
a « grandi au milieu de ça » et la « femme à la fenêtre ». Il va bientôt y en avoir trois. Voire
bien plus. Car, en réponse au journaliste qui pointe une autre cause explicative entre la
rhétorique guerrière de Nicolas Sarkozy et les émeutes – le manque de respect des mots du
ministre à leur égard, et leur possible vengeance sur les matérialisations de l’ordre social –
Bernard Tapie fait surgir la figure baroque du « petit délinquant de proximité ». Victime de sa
condition. Condition qui se fait « circonstance atténuante » pour ses petits délits ordinaires. Et
qui « dépasse les bornes » lorsqu’il devient partie prenante dans les émeutes périurbaines.
Tous ces personnages remplacent et évacuent en quelques phrases la personne que les
journalistes avaient prévu de présenter à Bernard Tapie : le ministre de l’Intérieur, dont la
présence absente plane, telle le Dieu des tragédies de Racine, sur cette assemblée de victimes
en colère.

L’émission du Grand Jury du 6 novembre 2005 traite pour beaucoup des événements
en banlieues. Bien que centrée sur la personnalité de Bernard Tapie, et balayant l’actualité
politique du moment, elle donne un solide point de repère pour interpréter le cadre de
perception que le microcosme politico-médiatique se fait des événements en banlieues. J’ai
choisi de comparer ses pôles de discussion avec ceux présents dans les pages « Débats » du
Monde. D’abord parce que le Grand Jury est soutenu par des textes : le « conducteur » du

400
journaliste de RTL, amendé dans la semaine qui précède l’émission, les dossiers que
consultent les journalistes et qui balisent l’actualité politique de la semaine et le
positionnement supposé de leur invité.

16.2.2. Une polarisation sur les faits et gestes du champ politique

Le silence de Jacques Chirac. Ainsi, les journalistes interrogent Bernard Tapie sur le
« silence de Chirac » au cours de ces événements. Les journalistes demandent à l’invité de
commenter l’absence de commentaire de la part de l’autorité présidentielle, alors que les
événements en banlieue nécessiteraient selon eux une réaction. L’émission a lieu en effet en
même temps que se tient un conseil extraordinaire de sécurité. Les journalistes précisent dans
le même temps qu’une dépêche AFP vient d’être émise, qui annonce une allocution
extraordinaire du Président de la République à l’issue de ce conseil. La réaction de l’invité est
ironique : « Ben vous voyez, il va parler. Ca va mieux ? ». Cependant, la mise en avant de ce
sujet au cours de la discussion suppose que les journalistes considèrent cette rareté du
discours présidentiel comme sujette à polémique.

Le vote du Front National. Un autre principal commentaire, amorcé par Jean-Michel


Aphatie, formule le risque que ces événements en banlieue profitent au Front National.
Pourquoi aborde-t-on ce sujet avec Bernard Tapie ? On peut suppose que cette mise à
l’agenda a un lien avec une mémoire médiatique, celle des « débats Tapie-Le Pen »5 9 1 au
cours desquels les deux protagonistes légitimèrent mutuellement leur posture brutale dans la
gestion de la parole publique. Bernard Tapie rappelle à cette occasion ses critiques contre le
président du Front National, et contre ses électeurs – « racistes ? », demande Jean-Michel
Aphatie. Bernard Tapie répond par l’affirmative, en ramassant en un slogan emprunté au
vocabulaire sportif l’action du Front National : « la voiture-balai du mal de vivre ». Fait
notable, aucun des journalistes ne rappelle à Bernard Tapie la position controversée de
Nicolas Sarkozy, qui dit alors publiquement vouloir appliquer les propositions du Front
National dans un cadre républicain. On peut y voir la conséquence de la logique qui a conduit
à l’invitation de Bernard Tapie. L’épreuve de « révélation » à laquelle se soumet Bernard
Tapie en début d’émission est d’énoncer son soutien à Nicolas Sarkozy – une information
inédite, de la part d’un ancien élu apparenté à un camp politique opposé. Or, souligner
l’ambigüité de Nicolas Sarkozy dans ses rapports avec le Front National aurait certes

591 Les débats entre Jean-Marie Le Pen, président du Front national et Bernard Tapie, député apparenté PS, ont
eu lieu à TF1 le 8 décembre 1989, puis le1er juin 1994 sur France 2.

401
constitué une « épreuve de dossier », une épreuve portant sur la cohérence du personnage
politique Bernard Tapie. Cette épreuve d’ordre civique serait entrée en contradiction avec
l’épreuve marchande de « révélation », puisqu’elle aurait consisté pour les journalistes à dire à
leur invité « vous nous révélez soutenir une personnalité qui soutient ouvertement le
programme de votre adversaire politique de toujours ». On peut conclure ici que la priorité
des journalistes tient plus à la révélation de cette affinité politique entre Bernard Tapie et
Nicolas Sarkozy, qu’à l’épreuve de consistance politique de l’invité. Et que la tension logique,
produite par la faible cohérence de Bernard Tapie sur cette question, est résolue par la
désignation d’un « bouc émissaire » comme cause de cette incohérence : les Français,
« racistes », conditionnent l’offre politique. Explication qui explique implicitement le
positionnement de Nicolas Sarkozy, et qui exonère Bernard Tapie de toute accusation
d’incohérence.

Une mise en scène du jeu politique comme action. Dans le contexte violent des
émeutes urbaines, Bernard Tapie développe une image rassurante. Celle d’un acteur
républicain que la brutalité des émeutiers n’intimide pas, puisque son capital politique tient
pour partie du maniement de la brutalité. De cette analyse, on peut tirer l’hypothèse que
Bernard Tapie aura été pour partie invité à l’émission pour signifier aux lecteurs, spectateurs
et auditeurs que le corps politique comporte des acteurs familiers de la violence des banlieues.
Les journalistes soumettent alors cet acteur aux épreuves médiatiques, quitte à considérer que
la part strictement « civique » de l’épreuve n’est pas prioritaire.

16.3. Conclusion : le Grand Jury à l’épreuve du silence des


politiques

Les émissions du Grand Jury-RTL offrent à la fois une palette de grandissements plus
vastes que les pages « Débats » du Monde – que j’appelle « épreuve de dossier », « épreuve
de révélation » et « épreuve de positionnement » – et un discours moins structuré sur
l’événement. Les épreuves de grandissement sont appliquées au Grand Jury de Bernard
Tapie, en novembre 2005, alors que l’essentiel de l’émission est consacrée aux émeutes.
L’homme d’affaire, éphémère Ministre de la Ville en 1994, n’est alors en charge d’aucun
dossier, n’a pas grand-chose à révéler et n’a pas de position politique précise. A peu près vide
de sens, cette émission du Grand Jury nous apprend surtout que ses metteurs en scène sont
directement dépendants de l’engagement de la parole politique. Si les pages « Débats »

402
peuvent compter sur une grande variété de contributeurs, le Grand Jury se retrouve, à l’heure
des émeutes, privée de parole politique.

Du Monde au Grand Jury, un rétrécissement des pôles de discussion

L’intérêt d’étudier un événement tel que les émeutes en disposant de trois différents
médias qui le traitent abondamment permet de préciser les rapprochements entre, en
l’occurrence, le traitement que lui réserve les pages « Débats » du Monde et l’émission du
Grand Jury qui lui est consacrée. Il serait bien sûr profondément malhonnête de juger sur le
même plan la somme de tribunes consacrées aux émeutes – une cinquantaine de pages, près
d’une trentaine d’intervenants – et la trentaine de minutes d’émission traitée par quatre
discutants. Aussi, il sera ici uniquement question d’un rapprochement entre les deux supports.
Les mêmes pôles de discussion sont-ils traités de part et d’autre ? Quelles sont les priorités
affichées ? De fait – comme le laissait prévoir la description, dans le chapitre précédent, de la
préparation des invités – le positionnement tactique des personnalités politiques est au cœur
des discussions, renvoyant dans l’oubli d’autres sujets comme le fonctionnement des
politiques publiques ou la question de la discrimination positive en France. On note enfin que
deux questions sont abordées de front : la possible gestion « managériale » des émeutes, et sa
possible signification politique.

Le rôle de Nicolas Sarkozy. Quelles sont les causes pensables, invocables, des
émeutes ? La première cause évoquée est le langage de Nicolas Sarkozy. Ses invectives contre
les « racailles », les promesses de « nettoyage au Karcher ». Les journalistes mettent ainsi
l’invité face à un commentaire largement présent dans le monde politique. Bernard Tapie
dédouane largement le ministre de l’Intérieur d’une quelconque faute dans l’emploi de ce
langage. Les journalistes, eux, rappellent les deux principales critiques du langage du
ministre. D’une part, le refus d’accorder son langage à son statut d’homme d’Etat. D’autre
part, un manque de respect vis-à-vis des jeunes de banlieue. A ces deux facteurs explicatifs
des émeutes, Bernard Tapie émet une fin de non-recevoir. Au vu du dispositif déployé par les
acteurs du Grand Jury, une conclusion s’impose : le positionnement de Bernard Tapie vis-à-
vis de Nicolas Sarkozy constituait l’intérêt principal de son invitation. En effet, cet acteur
étant dépourvu de « dossier », les journalistes faisaient converger « l’épreuve de
positionnement » et « l’épreuve de révélation » autour de cet objectif : l’émission révèle que
Bernard Tapie soutient Nicolas Sarkozy.

403
Le « modèle français » en question. Les journalistes déroulent la liste des causes les
plus évoquées pour expliquer ces événements. Interrogé sur « l’immigration clandestine »,
Bernard Tapie ne lie pas ce phénomène aux événements en banlieue : il fait une proposition
de « régulariser tout le monde, puis fermer les frontières ». Jean-François Rabilloud demande
ensuite « On ne s’est pas trompé en 1998, en célébrant la France Black-Blanc-Beur ? »,
rappelant implicitement des commentaires intervenus durant les émeutes selon lesquels la
société française était en fait constituée de groupes sociaux homogénéisés sur des critères
raciaux. Enfin, la question du rôle des « grands frères » dans les émeutes est abordée
rapidement, à la fin de la première demi-heure d’émission. La suite de l’échange, qui cite les
« imams », semble désigner plus précisément l’encadrement religieux des jeunes de banlieue.
Le « pôle de la discrimination positive » est ainsi lestement évacué, et se résume vite à une
suite de commentaires sur les faits et gestes du Ministre de l’Intérieur.

Une approche managériale des causes supposées des émeutes. Les explications
qu’il commente plus volontiers lient ces émeutes à un problème structurel, celui de la
particularité de la société française et son corset réglementaire. Il s’accorde à critiquer « le
modèle républicain d’assimilation » : « On dit aux gens vous avez les mêmes droits, vous
serez traités de la même façon, et finalement ce n’est pas vrai ». Il prend la même position
pour critiquer « les 35 heures » : « Il ne faut pas dire aux gens vous allez travailler moins et
vous serez payés pareil, parce que ça marche pas ». De même, il oppose la situation sociale
actuelle des banlieues françaises à ses initiatives passées « J’avais fait un truc bien, c’était la
maison des citoyens. Un endroit où tous les acteurs de la vie associative se retrouvaient ». De
même, son action à venir avec Bernard Kouchner est décrite ainsi « on va remettre les
connexions en place, il faut obliger les gens à se parler ». Le « pôle managérial » a toute sa
place dans cette émission, où l’invité, ancien ministre, s’est avant tout fait connaitre dans le
jeu politique comme un énergique manager réputé résoudre les problèmes politiques par des
méthodes empruntées au monde de l’entreprise.

Les émeutes ne sont pas un problème politique. Aucune de ces trois approches des
émeutes n’aborde ces événements comme une manifestation politique. Le rappel de la
« sémantique guerrière » de Nicolas Sarkozy pour expliquer les flambées de violence renvoie
ces événements à un acte réflexe, une réaction nerveuse à un stimulus verbal. La description
des structures sociales dans lesquelles s’inscrivent ces événements a bien sûr un enjeu
politique : le gouvernement qui ferait évoluer ces structures serait censé pouvoir supprimer ce
risque d’émeutes. Et l’approche managériale du problème par Bernard Tapie suppose qu’un

404
geste brutal et habile, semblable en cela à celui d’un ostéopathe, permettrait de « remettre les
connexions en route ». Mais l’acteur de ces émeutes, l’émeutier, est supposé ne poser aucune
question politique. L’homme d’affaire le dit explicitement : invité à commenter le silence de
son ami Jean-Louis Borloo, alors Ministre de la Ville, sur les événements en cours, il explique
que « ce ne sont pas des problèmes politiques, mais des problèmes de gamins qui brûlent des
voitures en banlieue ».

Plusieurs acteurs interviennent pourtant au même moment dans les médias pour
affirmer que les émeutiers posent une question politique. Le journaliste du Monde, Patrick
Jarreau, évoque dans sa chronique datée du 5 novembre « un petit Mai-68 des banlieues ».
Plusieurs reportages mettent en scène des habitants des quartiers foyers d’émeute qui s’érigent
en porte-parole des auteurs des violences. Une association, « AC le Feu » à Clichy sous Bois,
se met en place pour articuler des griefs politiques. Cette forte représentation médiatique des
porte-parole supposés des émeutiers a pour pendant leur quasi-absence au cours de cette
émission – à part la mention d’un désir de « respect », énoncée par « la bouche » de « ces
jeunes » via celle de Jean-François Rabilloud.

Deux explications semblent concourir à ce résultat. D’une part, l’épreuve de dossier –


celle au cours de laquelle Jean-François Rabilloud cite l’exigence de « respect » des jeunes –
est trop faible pour permettre une montée en généralité critique qui amènerait cette parole
comme argument du débat. Rappelons-le, Bernard Tapie n’est en charge d’aucun dossier au
moment de son invitation. Il dit dès le début de l’émission qu’il n’a pas à prouver sa stature
politique. Il n’y a donc pas matière à lui faire des critiques sur sa méconnaissance des griefs
politiques qui sont énoncés depuis les foyers d’émeutes. D’autre part, et surtout, l’épreuve de
positionnement du Grand Jury – l’autre épreuve qui confronte l’invité à d’autres paroles
politiques – n’a aucune légitimité à faire émerger la parole des porte-parole des banlieues.
Rappelons-le, cette épreuve consiste à opposer aux invités – qui ont acquis leur légitimité
dans le parcours qui les a menés au sommet du système représentatif – la parole d’autres
personnalités de grandeur semblable. Or, aucune personnalité politique de l’envergure d’un
ministre ne reprend à son compte ces critiques politiques articulées par les émeutiers.

405
17. Mots Croisés et les émeutes

Qu’a-t-on appris de l’interprétation de ces deux premiers débats, que reste-t-il à


apprendre de cette dernière émission ? Un premier résultat de ma lecture est de confirmer la
forte « construction » des débats. Tant au Monde qu’au Grand Jury, je retrouve la main
invisible de journalistes au travail, tenant ensemble les discours sur le sujet traité. Ils mettent
en rapport les différents intervenants selon un cadre sérieusement travaillé. La présence de
« pôles » de discussion très structurés structure les parutions successives consacrées aux
émeutes. On retrouve certaines de ces préoccupations structurantes dans le « grand oral »
proposé à Bernard Tapie. Mon approche ethnographique m’a déjà partiellement renseigné sur
l’importance du « conducteur » dans le déroulement d’une émission de Mots Croisés. Cette
partie interprétative aura entre autres buts de préciser la forme d’un « conducteur » particulier,
consacré aux émeutes.

Ces débats sont précisément construits, et portent les signes d’un savoir-faire
conséquent de la part des journalistes. Or, dans une logique interactionniste, la
« compétence » d’un individu tient pour beaucoup à celle de son entourage. Ma lecture s’est
efforcé de montrer l’étendu du savoir-faire des invités participant au débat. Les intervenants
des pages « Débats » sont des intellectuels, des responsables, des élus, des fonctionnaires, des
spécialistes – un profil très différent de celui des émeutiers, généralement jeunes et peu
qualifiés. Il faut pourtant relever deux points. D’une part, de nombreux acteurs proches de
ceux qu’on suppose être les émeutiers – des parents, des collègues de travail – interviennent
dans ces débats, ce qui suppose que les organisateurs de ces arènes sont favorables à ce que
leur parole soit représentée. Cette remarque tempère l’idée selon laquelle les débats politiques
seraient un espace exclusivement réservé à la défense des intérêts et des arguments des plus
qualifiés. D’autre part, les représentants de ces émeutiers sont moins jugés sur des
compétences acquises dans le champ politique qu’au vu de leur maîtrise de la temporalité et
d’une manière de jouer son rôle. Les outsiders mettent en jeu leur maîtrise de compétences
propres à la formulation d’un message dans un média.

C’est ici que la lecture d’une émission de Mots Croisés prend de l’intérêt, puisque le
chapitre précédent montre que cette émission n’exige pas un capital acquis dans le jeu
politique, ni un talent d’auteur digne d’un Quality Paper comme le Monde. Mots Croisés

406
s’appuie en effet sur un dispositif médiatique simple, supposé accessible au téléspectateur
moyen. De nombreuses situations de la vie de tous les jours imposent à toutes les catégories
sociales de savoir formuler une synthèse rapide et attrayante de sa position personnelle sur un
sujet donné. Ce constat ne suffit pas pour dire que tout un chacun « peut » et « doit » devenir
un habitué des débats politiques médiatisés. Mon ethnographie des débats montre que les
« habitués » sont d’abord ceux qui ont fait le choix d’une carrière dans la vie publique, ceux
qui croient en l’importance primordiale de participer à ce type de manifestations. Les débats
politiques dans les médias sont des arènes parmi d’autre : toutes les personnes désireux de
jouer un rôle politique ne sont pas disposés à faire les sacrifices nécessaires, n’ont pas l’envie
nécessaire pour intégrer cette société-là.

Je n’ai étudié qu’une seule émission – la première – de Mots Croisés traitant des
émeutes. Elle a lieu le 31 octobre 2005, elle est intitulée « quand les banlieues brûlent ». Une
seconde émission consacrée aux émeutes avait lieu quinze jours plus tard : moins longue, en
fin de soirée, elle rassemblait essentiellement des élus, et était centrée sur les réactions
politiques aux émeutes : le discours de Jacques Chirac et la loi sur l’état d’urgence. Plus
proche d’un débat politique classique, fermé sur ses invités habituels, elle laissait peu de prise
à l’analyse. Je m’intéresserais essentiellement à deux points de cette émission. D’une part, les
types d’épreuves qui permettent de grandir et de rendre représentatifs les différents
intervenants. D’autre part, la manière dont deux intervenants de l’émission, aux deux bouts de
l’échelle politique, se saisissent de ces épreuves pour faire valoir leur cause.

17.1. Quelles épreuves grandissent les participants à Mots


Croisés ?

17.1.1. La présentation des invités

Les invités nous sont connus au cours du tour de table qu’Yves Calvi fait au début de
son émission. La phrase par laquelle le journaliste présente chacun des personnages est
ambigüe : en même temps qu’il dévoile les titres qui rendent chacun des invités légitimes à
débattre, il indique plus discrètement à chacun le rôle qu’il souhaite le voir jouer. Il présente
ainsi Azouz Begag comme « l’autre ministre concerné par ces événements ». Puis il passe aux
« trois élus », « Claude Dilain, le maire socialiste de Clichy sous Bois. Manuel Valls, député
maire socialiste d’Evry, et Manuel Aeschimann, député-maire UMP d’Asnières. Je précise

407
que vous êtes l’un des très proches conseillers de Nicolas Sarkozy (22 :49 :07) ». Suivant un
déroulement proche du protocole républicain, Calvi présente ensuite les invités non élus :
« Sébastian Roché, vous êtes directeur de recherche au CNRS, spécialiste des violences
urbaines. Un officier de police, Bruno Beschizza, vous êtes commandant de police et
responsable du syndicat Synergie Officiers ». En dernier vient l’éducateur, sans qu’il soit
possible de dire s’il est présenté en dernier parce qu’invité exceptionnel, témoin capital des
drames, ou parce que non-représentant d’une institution conséquente (gouvernement, mairie
parti, CNRS, syndicat de policiers) : « Enfin je salue Samir Mihi, éducateur sportif et
surveillant dans un lycée de Clichy sous Bois. Et qui a assisté aux événements de ces derniers
jours ».

Le tour de table d’Yves Calvi, emprunté au protocole républicain

J’ai cherché à reproduire ci-dessous le déroulement des principales étapes de


l’émission, ainsi que le « top horaire » à partir duquel les convives changent de sujet de
discussion.

408
Que signifie « être bon » pour un participant à Mots Croisés ? En acceptant de
défendre leur point de vue lors de l’émission, les invités s’engagent dans une épreuve.
Epreuve qui a pour objet de préciser ce qui se cache derrière le titre formel par lequel chacun
d’eux a été présenté. Epreuve médiatique, qui va « mesurer » leur grandeur. Même si ces
intervenants ont été préalablement sélectionnés par les journalistes (casting, interviews,
lectures) comme possiblement aptes à faire de bons interlocuteurs pour l’émission, c’est au
moment où l’émission à lieu, où ils prennent la parole, qu’ils seront jugés – par les
journalistes, mais aussi par les autres participants – plus ou moins « grands » par leurs pairs.

On a vu que ce critère est très différent selon que le jugement est porté par les
journalistes de Mots Croisés ou par les participants. Les journalistes attendent de leurs
intervenants qu’ils soient un peu connus, ou susceptibles de le devenir. Qu’ils jouent un rôle
qui impressionne les publics, une intervention désirable. Qu’ils contribuent à la construction
de la réflexion sur le thème, réflexion qu’il est possible d’entendre comme « bien commun » ;
que leur intervention puisse avoir une valeur civique. Les participants interrogés disent venir
défendre un point de vue, une cause. Etant donné qu’ils interviennent à un débat télévisé, on
supposera qu’ils souhaitent également mettre en valeur leurs compétences rhétoriques.

La tension entre la conception que les intervenants se font de leur intervention, et celle
que les journalistes se font du rôle que devront jouer leurs invités, constitue l’épreuve
d’intervention dans le débat. Le bénéfice attendu de part et d’autre est d’obtenir de l’autre ce
que l’on souhaite, quitte à faire des concessions sur le déroulement prévu de l’épreuve. Il faut
ici noter que le journaliste est bien celui qui fait passer l’épreuve, mais qu’il n’en est pas
l’organisateur souverain et tout puissant ; la conduite de son émission constitue en elle-même
une épreuve, en tension avec le désir de l’autre.

17.1.2. Le « speech » d’Yves Calvi cadre le débat

C’est à ce double titre d’organisateur de l’épreuve que constitue le débat, et


d’équilibriste évalué sur l’exercice d’un numéro difficile, qu’Yves Calvi ouvre le débat
intitulé « Quand les banlieues brûlent ». Alors que les médias d’information rappellent
régulièrement, ce 31 octobre 2005, que des émeutes et des incendies sont perpétrés dans les
banlieues des grandes villes, l’animateur pose en quelques phrases le cadre général du débat.
Yves Calvi rappelle en introduction du débat que « la polémique », le débat en cours,
« recommence comme à chaque fois, sur la situation dans nos villes et les moyens de juguler

409
la violence ». L’émission inscrit ainsi les événements en cours dans une continuité, celle des
« émeutes » du début des années 1980.

Ce débat comporte pourtant une nouveauté. En 2005, le ministre de l’Intérieur Nicolas


Sarkozy est considéré par de nombreux commentateurs comme partie prenante dans le
déclenchement de ces émeutes. Les jours précédents, il avait affirmé devant les caméras
vouloir « nettoyer au propre comme au figuré la cité des 4000 ». Invité au journal télévisé, il
avait assumé et justifié ces propos. Surtout, au cours d’une visite houleuse dans la dalle
d’Argenteuil, il avait répliqué à une habitante, en parlant des jeunes attroupés : « Vous en
avez assez de cette bande de racailles ? Eh bien on va vous en débarrasser »5 9 2 . Cette
nouveauté intervient de fait dans la présentation qu’Yves Calvi fait du débat. Il annonce que
les discussions de ce soir se feront « sur fond de déclarations très fermes de Nicolas
Sarkozy ». L’épreuve annoncée est donc double : en plus des ressources rhétoriques qu’ils
pourront délivrer sur les émeutes, le débat de Mots Croisés invitera également les acteurs en
présence à se positionner par rapport aux propos de Nicolas Sarkozy.

17.2. Mots Croisés entre le ministre et l’éducateur

Limiter l’interprétation à quelques échanges signifiants

Les deux épreuves – développement rhétorique et positionnement vis-à-vis de Nicolas


Sarkozy – invitent à faire un choix méthodologique radical dans l’analyse de cette émission,
faute de quoi elle se condamnerait à enregistrer les dizaines d’interventions sans pouvoir en
faire une lecture approfondie. Je suis parvenu au constat, après avoir assisté à l’enregistrement
de l’émission puis après l’avoir visionné, que deux des invités étaient particulièrement
attendus sur ces questions : Azouz Begag, ministre délégué à la promotion de l'égalité des
chances, et Samir Mihi, éducateur sportif à Clichy Sous Bois. Et ce pour trois raisons.
D’abord parce que l’un et l’autre sont sociologiquement concernés par les émeutes : issus de
quartiers populaires, ils revendiquent leur appartenance à une société que l’émission a pour
but affiché de faire comprendre aux téléspectateurs. Ensuite et surtout parce que
contrairement à d’autre invités également liés aux banlieues populaires, ces deux personnages
ont argumenté dans d’autres médias – avant d’être invités à Mots Croisés – un positionnement
très critique sur le ministre de l’Intérieur et les actions récentes des forces de l’ordre. Enfin
parce qu’ils représentent les deux extrémités du « protocole républicain » auxquels les
592 Propos tenus le 25 octobre 2005 sur « la dalle » d’Argenteuil.

410
organisateurs de l’émission sont familiers. L’un d’entre eux est ministre, l’autre est
éducateur : en observant dans la même émission les interactions de ces invités avec le
présentateur et les autres intervenants, on a une idée claire de ce qui est attendu de la part de
celui qui représente le gouvernement, et de celui qui ne représente que lui-même, au mieux
son entourage professionnel.

17.2.1. Azouz Begag intervient à l’antenne

Azouz Begag, ministre délégué à la promotion de l'égalité des chances, est invité à
s’exprimer en duplex de Lyon : il n’est donc pas physiquement sur le plateau. Son image
apparaît quelques minutes avant le début de l’émission, alors que les équipes de techniciens
de Mots Croisés organisent les derniers préparatifs. L’échange de quelques secondes que le
ministre noue avec Yves Calvi laisse entendre un fort déphasage entre eux deux. L’interaction
donne l’impression qu’Azouz Begag ne sait pas bien ce qui l’attend.

Azouz Begag (sourire) : « Bonjour Yves Calvi, comment ça va depuis le temps ? »

Yves Calvi : « Euh… Bien, bien » (ne regarde pas l’écran où Azouz Begag apparaît en
duplex).

Azouz Begag : « On s’est croisé souvent quand vous étiez à Lyon Métropole »

Yves Calvi : « Mmmm… Je n’y suis pas resté souvent » (Ton renfrogné). 5 9 3

Au cours de cette première interaction, Yves Calvi maintient la distance entre Azouz
Begag et lui. Il ne cherche pas à la réduire, par des paroles de familiarité, ou par la
reconnaissance d’une certaine proximité (leur expérience commune de Lyon). Ce
positionnement ne peut être confondu avec ce que Cyril Lemieux nomme la « grammaire de
la distanciation », qui est réputé interdire aux journalistes de montrer en public des liens de
familiarité avec les politiques. En effet, le journaliste ne se comporte en général pas ainsi avec
ses intervenants : se sachant en comité restreint, hors antenne, il plaisante habituellement avec
ses invités et les met à l’aise. Il y a donc dans cette invitation, puis cette interaction, quelque
chose d’exceptionnel. Azouz Begag se comporte en revanche comme s’il venait faire un
travail tout à fait ordinaire de ministre : une déclaration solennelle d’un ministre de « la
promotion de l'égalité des chances », dans une actualité marquée par l’expression violente
d’inégalités sociales.

593 Notes prises sur le plateau de « Mots Croisés », 31.10.2005.

411
Premières interactions après le reportage : le ministre à l’épreuve

Or, c’est aux « mots du ministre », à la brutalité des mots de Nicolas Sarkozy qu’Yves
Calvi souhaite faire réagir Azouz Begag. Il fait débuter leur entretien par la diffusion d’un
court reportage de Michaël Darmon sur les « mots du ministre » (22 :49 :41). Il ne s’agit pas à
proprement parler d’un reportage, mais d’un montage d’extraits d’émissions télévisés où
Nicolas Sarkozy a égrené ses expressions violentes. C’est donc sur ces mots de Sarkozy
qu’Yves Calvi fait passer à Azouz Begag sa première épreuve. Yves Calvi l’interpelle, en le
présentant à égalité avec les autres ministres, donc avec Nicolas Sarkozy : « Vous êtes
ministre de l’égalité des chances aux côtés de Nicolas Sarkozy » (22 :51 :21). Cette fonction
relative – puisque la carrière de Nicolas Sarkozy lui donne un poids politique bien supérieur à
celui d’Azouz Begag – a pour but d’autoriser Azouz Begag à répondre à la question qui suit :
« Racaille, Karcher, le ministre de l’intérieur a-t-il le droit d’employer de pareils termes ? ».

Pour Azouz Begag, répondre directement à cette question pose un problème,


puisqu’elle revient à rompre la cohésion gouvernementale et à se mesurer à un personnage
politique très influent. L’épreuve à laquelle Yves Calvi convie Azouz Begag est donc la
suivante : répondre à une question relative à l’un de ses partenaires politiques sans déplaire à
Yves Calvi ni aux spectateurs. On comprend ainsi sa réaction, qui est d’abord une interdiction
de répondre : « Je ne sais pas s’il a le droit, mais en tout cas il le fait. Et vous savez très bien,
je n’ai pas à le cacher, que Nicolas Sarkozy et moi nous sommes différents. Mais différents,
nous sommes unis ensemble dans le gouvernement de Dominique de Villepin » (22 :51 :49).

D’où vient qu’Yves Calvi pose à Azouz Begag une question aussi embarrassante ?
L’inexpérience et le relatif dénuement politique d’Azouz Begag n’expliquent pas entièrement
la réaction d’Yves Calvi. Il faut la rapporter d’une part à une critique formulée la veille,
dimanche 30 octobre sur France 2, au cours de laquelle le ministre demande qu'on ne traite
pas les jeunes des banlieues difficiles de "racaille" : « Il ne faut pas dire aux jeunes qu'ils sont
des racailles, il ne faut pas dire aux jeunes qu'on va leur rentrer dedans et qu'on va leur
envoyer la police. Il faut y aller avec une volonté d'apaiser ». Cette critique indirecte de
Nicolas Sarkozy s’est par ailleurs faite plus précise dans un article de Libération, déjà rédigé
et sur le point de paraître (il est 22h50, le numéro de Libération du lendemain sort dans
quelques heures). Les premières lignes de l’article donnent le ton de cette franche critique
que s’autorise le ministre :

412
« Libération : Comment réagissez-vous aux termes de « voyous et racaille » employés par
Nicolas Sarkozy à Argenteuil la semaine dernière ?

Azouz Begag : Je conteste cette méthode de se laisser déborder par une sémantique guerrière,
imprécise. Quand on évoque des situations délicates, il faut le faire dans le sens de
l'apaisement. Il s'agit de «quartiers sensibles», difficiles, où l'on sent aussi une certaine
susceptibilité. Certains sont morts à cause d'insultes. Hier, j'ai entendu qu'il parlait de
«vrais jeunes qu'il faut aider». Qu'est-ce que ça veut dire ? Il y a des vrais et des faux
jeunes ? De tels propos ne peuvent pas aider à retrouver du calme dans des territoires en
surchauffe »5 9 4 .

Pourquoi le ministre refuse de rompre le front gouvernemental

Yves Calvi souhaite visiblement qu’Azouz Begag réitère ces propos à l’antenne. Or,
les propos du ministre sont ici plus policés. Pourquoi ? On peut avancer plusieurs hypothèses.
La plus vraisemblable est celle d’une mise au point des responsables gouvernementaux sur la
nécessaire cohérence gouvernementale en période de crise. L’autre, qui n’est pas
contradictoire, est le choix de réserver ses propos les plus francs à un quotidien marqué à
gauche, lu par des publics ciblés, politisés. Et d’apparaître à la télévision sous une image plus
lisse, plus consensuelle. En effet, pour le personnel politique, l’image télévisée comporte plus
de risques que la presse écrite. Il s’agit pour Azouz Begag de ne pas « perdre la face », de ne
pas présenter un visage contradictoire avec l’image qu’il souhaite donner de lui-même, et par
laquelle il construit sa carrière politique. Et c’est de ce ressort dont Yves Calvi va user pour
durcir l’épreuve.

Yves Calvi : « En somme vous êtes en train de mettre des mots doux sur des mots
extrêmement brutaux. Et qui vous ont choqué en plus, tout le monde le sait » (22 :52 :25).

Les derniers mots sont prononcés avec force. Ils sont lourds de sous-entendus,
puisqu’ils laissent entendre qu’Yves Calvi est au courant de prises de position précédentes
d’Azouz Begag susceptibles d’être évoquées au cours de l’émission, et donc de le mettre dans
l’embarras. A cela Azouz Begag répond de la même manière que précédemment, par un
discours consensuel sur la « différence » et la « complémentarité » entre sa présence au
gouvernement et celle de Nicolas Sarkozy. Ce discours a pour intéressante propriété de
contourner la question de l’interlocuteur pour en venir à ce qui intéresse le ministre dans sa
prestation, l’expression d’un bilan positif de sa présence au gouvernement. C’est ainsi que
Yves Calvi en vient à préciser son sous-entendu, et divulgue à l’antenne l’information à
paraître dans Libération :

594 Libération, 1er octobre 2005.

413
Yves Calvi coupe Azouz Begag : « Pardonnez-moi mais… (Geste d’écartement des bras, air
excédé) est-ce que vous considérez que les mots employés par Nicolas Sarkozy sont des
mots dangereux ? A nos confrères de Libération vous parlez demain de mots guerriers ».
(22 :53 :49)

Cette interpellation ne gêne visiblement pas Azouz Begag, qui n’y voit pas une
menace contre sa « face ». Il continue, calmement, avec l’attitude pédagogue de quelqu’un qui
doit expliquer en quoi deux aspects différents de son personnage public ne se contredisent
pas.

(22 :53 :51) « Le mot racaille, je l’employais il y a quelques années quand j’étais chercheur au
CNRS. Que les jeunes se définissaient en fonction de ces notions. La racaille ou même
« caillera » on dirait, vous voyez ? Je trouve qu’aujourd’hui le maître mot, le maître mot
de notre action (il plisse les yeux, serre les poings à hauteur de son menton). De la mienne
en tous les cas, de la mienne, je revendique ma légitimité entière au sein du
gouvernement. C’est l’apaisement. L’apaisement ».

Yves Calvi, investigateur et porte-parole de l’opinion

Yves Calvi le coupe une nouvelle fois. Ses tentatives précédentes de faire intervenir
Azouz Begag sur les termes qu’emploie Nicolas Sarkozy ont échoué. Yves Calvi quitte alors
le rôle de l’investigateur, et endosse celui de porte-parole de l’opinion publique, pour mettre
en cause la qualité de la prestation télévisée d’Azouz Begag. Ce changement de rôle
correspond à un tournant de l’épreuve médiatique. C’est désormais face au jugement sur son
intervention télévisée qu’Azouz Begag va devoir conserver la face.

Jusqu’ici, en effet, l’épreuve à laquelle Yves Calvi soumet Azouz Begag n’a pas été
précisée. Le ministre peut se croire l’acteur d’une conférence de presse un peu directe, au
cours de laquelle on lui demande de préciser sa pensée, en tant que personnage politique
important. Il y a bien sûr des signes qu’Azouz Begag ne se soumet pas à l’épreuve que le
journaliste attend de lui : les mimiques d’exaspération d’Yves Calvi, le harcèlement auquel il
le soumet et qui peut être signe qu’il n’obtient pas ce qu’il veut. Mais ces signes ne sont pas
assez signifiants pour qualifier l’interaction, et peuvent donc être relativisés par qui n’a pas
envie de les voir. Aucune norme n’intervient pour évaluer l’échange. Et c’est cette norme
qu’Yves Calvi va faire intervenir (22 :54 :15) :

« Excusez-moi mais si je vous dit qu’on n’a pas fait venir des membres de la société civile au
gouvernement dont vous êtes pour tenir en gros la même langue de bois ? »

« Est-ce que vous avez le sentiment que j’ai la langue de bois aujourd’hui ? »

414
« Oui. On a l’impression que vous êtes en train de pacifier une situation et du coup on se
demande un petit peu pourquoi, et puis on se dit est-ce qu’il n’a pas un peu perdu de son
énergie, des raisons pour lesquelles il a finalement accepté de prendre ce poste, raisons
qu’on voudrait exemplaires ».

Cette critique n’est pas intéressante uniquement pour la violence qu’elle recèle. La
violence est là, sous forme d’une critique de sa prestation en termes civiques. Azouz Begag
est incapable de s’investir dans un renoncement au particulier, malgré son appartenance à la
« société civile ». Il n’est pas un professionnel de la politique, n’a pas besoin pour subsister
socialement d’être dans le jeu politique. Le présentateur attend donc de lui qu’il retrouve les
raisons « exemplaires » de son engagement, en investissant » l’énergie » qui l’a mené en
politique, dans la critique sur ce plateau des propos de Nicolas Sarkozy. La critique d’Yves
Calvi pointe le soupçon d’intérêts privés (non explicités) derrière la division des discours (les
raisons « de prendre ce poste, raisons qu’on voudrait exemplaires »).

Une critique de la « langue de bois » du ministre

Plus intéressant sur le plan théorique, on trouve le fait que cette division entre discours
privé et discours public prend dans la critique de l’animateur le nom de « langue de bois ». En
termes simples, la « langue de bois » pourrait qualifier un langage consensuel qui cherche à
dissimuler une situation problématique. La « langue de bois » est l’appellation péjorative de
ce qu’on pourrait appeler « langage diplomatique » ou « recherche du consensus ». Or, Yves
Calvi mêle dans sa critique deux types de logiques. La plus évidente, qu’on pourrait appeler
« civique » ; c’est en son nom que Calvi dénonce la division du discours du ministre, le
soupçon de l’intérêt particulier qui pointe derrière les actes du représentant. Et une autre plus
discrète, qu’on pourrait qualifier de « renom », ou « d’opinion », qui pointe et critique le refus
de livrer l’événement, l’entêtement à garder un secret. La critique de l’animateur est d’ailleurs
pertinente, en cela qu’à ce moment précis Azouz Begag n’est pas uniquement le représentant
d’intérêts nationaux. Il est également une image publique, pour lequel les téléspectateurs sont
moins des « administrés » que des « supporters », des « fans ». On comprend alors le décalage
qui existait jusqu’ici entre la représentation de sa prestation que s’était faite Yves Calvi et
celle qu’avait retenue son invité. Azouz Begag tenait un discours « civique » classique,
effaçant son intérêt personnel devant le collectif ministériel et la grandeur de la tâche à
accomplir. Yves Calvi exigeait de lui un discours « public », au cours duquel on renonce au
secret pour s’investir dans son image, s’y investir tout entier dans l’espoir d’être reconnu, vu,
renommé.

415
L’un d’entre eux est-il plus légitime que l’autre ? On voit ici l’erreur de poser la
question en ces termes. Définir Azouz Begag avant tout comme vedette d’une émission
télévisée ou comme ministre de la République en reviendrait à ne pas comprendre ce qui se
joue dans l’interaction, puisque aucun des deux partenaires ne cherche à purifier à ce point
l’épreuve. C’est en ce sens que la suite est intéressante : l’un et l’autre vont multiplier les
tournures de compromis et, sans perdre de vue leur définition de la situation, vont mener cette
interview jusqu’à son terme (22 :55 :39).

Azouz Begag : « Si demain j’ai décidé par exemple d’aller à Clichy sous Bois pour rencontrer
les jeunes (il appelle les familles à le recevoir lui, « ministre de la République » quand
elles refusent de recevoir Nicolas Sarkozy) ce n’est pas n’importe quoi, je me dégonfle
pas. Je… je n’ai pas peur. Quand je dis qu’il faut apaiser, qu’il faut aller parler avec les
jeunes, c’est pas de la langue de bois. Quand je dis qu’il faut des policiers anti-
discrimination, des policiers pour lutter contre toutes les discriminations, c’est pas de la
langue de bois (poing serrés, signes de colère) ! ».

Yves Calvi : « Alors sans langue de bois, est-ce que vous avez l’impression d’être un alibi,
surtout quand vous entendez votre confrère parler de Karcher, de nettoyage et de
racaille ? ».

Ici l’épreuve appuie encore sur l’exigence de renoncement au secret : elle demande au
ministre de dévoiler son « impression », son sentiment sur une situation problématique. Le
journaliste souhaite que le politique confirme publiquement son hypothèse sur l’existence
d’une division dans le gouvernement, d’un sentiment d’inutilité de la part de certains
membres peu influents face aux agissements radicaux du plus influent d’entre eux. Mais la
critique, et d’une certaine manière l’anathème qu’emploie Yves Calvi (le terme « alibi »
constitue le déni public de la puissance dont Azouz Begag peut être créditée en tant que
ministre), doit surtout être compris comme un défi. Yves Calvi le met au défi de répondre. Il
le met également au défi de prouver, sur le plateau de Mots Croisés, qu’il n’est pas un
ministre-alibi. Yves Calvi souhaite par ce défi qu’Azouz Begag enfreigne la discipline
gouvernementale pour défendre ses convictions/ On le voit, le journaliste joue sur la fine
nuance existant entre l’exigence politique de renoncement au particulier et l’exigence
médiatique de renoncement au secret. Le passage à la télévision devient ainsi une occasion
offerte au politique de prouver son attachement à ses idées en trahissant le secret de sa
corporation..

416
17.2.2. La familiarité au secours du ministre éprouvé – changement
de registre

Le ministre choisit alors de subvertir l’épreuve, en y insérant une dimension familière


– cette dimension qu’il avait tenté d’insérer en « off » quelques minutes avant le début de
l’émission, en interpellant l’animateur sur leur passé commun à Lyon.

Azouz Begag : « Est-ce que ?... Yves Calvi, on se connait. Est-ce que je peux vous dire que je
trouve cette situation5 9 5 … cette question insultante ? Serait-ce parce que je suis un enfant
d’immigré, maghrébin, pauvre, des HLM de la Duchère…

Yves Calvi : Non, non…

Azouz Begag : … que je suis un beur alibi ?

Yves Calvi : Donc vous n’avez jamais songé à démissionner ? Vous n’avez jamais songé à
démissionner après les propos de Nicolas Sarkozy ? ».

En réponse à l’attaque d’Yves Calvi, Azouz Begag révèle au public qui regarde le fait
qu’il « connaît » le présentateur. Et qu’à ce titre, il peut remettre en question l’épreuve qu’il
lui fait subir. Comment ? En dénonçant un élément illégitime dans l’espace public de
l’épreuve qu’on lui fait passer : la discrimination sur ses origines sociales (« pauvre »),
géographiques (« des HLM ») et familiales (« enfant d’immigré »). La réaction du
présentateur va consister à nier ce soupçon en grandissant son interlocuteur. Il ne s’agit plus
de juger la pertinence d’Azouz Begag au poste qu’il occupe, mais de savoir s’il a jamais
« songé à démissionner ». Yves Calvi maintient l’épreuve de renoncement au secret, mais
réduit ses exigences. Il n’est plus ici question de connaître les coulisses des rapports de force
dans le gouvernement Villepin. La question se restreint désormais au dévoilement des états
d’âme du ministre. Or, cette question est encore trop précise pour Azouz Begag, puisqu’elle
est la reformulation « intimiste » de la question de départ : Azouz Begag « se sent-il » d’une
utilité quelconque dans un gouvernement où Nicolas Sarkozy délivre un message contraire au
sien, nettement plus audible du fait du rapport de force entre les deux hommes ? Azouz Begag
va donc parler de ses états d’âme, sans parler de Nicolas Sarkozy :

Azouz Begag : « C’est la première fois dans l’histoire de France qu’un ministre est issu de
l’immigration maghrébine. Un ministre délégué, Tokia Saïfi était secrétaire d’Etat. C’est
immense, cette situation. Aujourd’hui je dois assumer cette pleine responsabilité, c’est pas
n’importe quoi, ça, Yves Calvi. Je suis un ministre de la république française, que l’on
cesse… que l’on cesse de me dire beur alibi, j’en ai marre !
595 On note le lapsus du ministre, qui dénonce bien la « situation » d’épreuve du renoncement au secret, alors
qu’il s’attendait visiblement à ce qu’on l’éprouve sur son engagement pour l’intérêt général.

417
Yves Calvi : Monsieur le ministre, je reviens à ma question, est-ce que vous pouvez me dire
simplement, en dépit des événements durs que nous venons de vivre, je n’ai jamais songé
à démissionner et j’ai toute ma place dans le gouvernement aux côtés de Nicolas Sarkozy
sans état d’âme ? ».

Yves Calvi traduit le discours d’Azouz Begag

La manœuvre d’Yves Calvi s’apparente à un repli. Après avoir exigé avec violence le
renoncement au secret des manœuvres gouvernementales en y accolant le soupçon
d’opportunisme, le présentateur fait à son interlocuteur toutes les concessions qu’il exige. Il
lui rend le titre qu’il exige (« Monsieur le Ministre »), prend la précaution de décrire sa
manœuvre (« je reviens à ma question »), et lui souffle même la réponse qu’il attend (« vous
pouvez me dire simplement… »). Cependant, Azouz Begag contournera encore cette
invitation du présentateur à se placer exactement là où on l’attend :

Azouz Begag : « Ah bon, regardez alors je vous regarde les yeux dans les yeux Yves Calvi, en
disant « J’ai songé à démissionner tous les jours (il insiste sur les mots) tellement c’est
difficile ce métier pour un pauvre individu comme moi qui ne connaît rien à la
politique (…) ».

La longue tirade qui suit semble donner tort à la stratégie d’Yves Calvi de concéder à
son interlocuteur les aménagements de l’épreuve qu’il demande, dans la perspective d’obtenir
en retour une réponse à sa question. Pourtant, c’est au cours de cette tirade sur « ce
gouvernement qui [m]’a fait confiance » qu’Azouz Begag répond, de manière détournée à
Yves Calvi :

« (…) Dominique de Villepin m’a fait une confiance inouïe, et le Président de la République
aussi. Je peux compter aujourd’hui sur Michèle Alliot-Marie. Elle a monté des écoles de
la deuxième chance qui sont formidables. Jean-Louis Borloo est à me côtés pour me
soutenir. Gilles de Robien à l’éducation nationale me fait confiance pour mener jusqu’à
mars-avril 2007 cette mission d’égalité des chances. Je suis pas fou ! Je vais pas partir
maintenant ! ».

On a bien noté les noms que vous avez cités et ceux qui vous n’avez pas cités » (…).

Le travail d’Yves Calvi porte finalement ses fruits : esquivant les questions qu’on lui
pose pour ne pas rompre à la télévision la cohésion gouvernementale, il laisse Yves Calvi
faire l’exégèse de son discours. L’interaction offre aux participants une forme d’arrangement.
Yves Calvi obtient une forme de confirmation de ses propos, puisqu’Azouz Begag ne relèvera
pas cette dernière phrase. De son côté, le ministre aura obtenu une forme de confirmation
publique de l’importance de sa fonction et de sa présence au gouvernement : l’émission Mots

418
Croisés s’ouvre de fait sur plus de quatre minutes d’entretien exclusif avec lui, et l’entretien
avec le présentateur lui permet d’effectuer des sorties de près d’une minute sur son rôle
« historique » sans être interrompu.

Les limites de « l’épreuve de renoncement au secret »

Quel rôle Yves Calvi joue-t-il dans cette confrontation ? On l’a vu, l’épreuve de
renoncement au secret qu’il met en scène ne lui est possible qu’à partir d’un questionnement
« civique », d’une interprétation limite du rôle d’un ministre comme devant renoncer à ses
intérêts particuliers pour servir l’intérêt général. Or, cette interprétation est attaquée par
Azouz Begag depuis les valeurs civiques, et ce à deux titres. D’abord par le rappel de son
identité de « ministre de la république », et donc de sa fonction supérieure qui lui interdit de
donner de la valeur à ses états d’âmes et aux secrets sur lesquels on l’interroge. Puis par la
critique de la négation de ses droits civiques, par une interprétation offensive du terme
« alibi ». A partir de là, Yves Calvi est lui-même éprouvé en tant que journaliste politique, et
les deux personnages doivent aménager mutuellement l’épreuve pour obtenir satisfaction.

De fait, le jeu entre ces personnages confère au public de l’émission le rôle d’arbitre.
C’est ce que souligne la dernière réplique de cette interaction :

Azouz Begag : « Vous voyez-bien Yves Calvi que je n’ai pas la langue de bois, et je ne l’aurai
jamais car je ne veux pas être formaté.

Yves Calvi : Ça ce sont nos téléspectateurs qui jugeront, en tout cas je vous remercie d’avoir
bien voulu accepter notre invitation (…) ».

Plus qu’un simple renvoi commode à « l’opinion », cette remarque permet de


comprendre la nécessité que prend l’usage du public dans cette interaction. Il est l’arbitre de
la confrontation. Coorganisateur, acteur de premier plan, voir sujet de l’épreuve qui l’oppose
au politique, Yves Calvi ne peut également en être l’arbitre. Puisque, comme il le rappelle
implicitement à son interlocuteur, lui aussi sera jugé.

17.2.3. Samir Mihi à l’épreuve du protocole républicain

Le second moment fort du débat intervient lorsqu’Yves Calvi s’adresse pour la


première fois de la soirée à Samir Mihi, l’un de ses invités, éducateur sportif à Clichy sous
Bois. Cette prise de parole intervient dans le contexte structuré d’un tour de table, invitant les

419
uns et les autres à réagir aux « mots du ministre » Nicolas Sarkozy. A la suite d’Azouz Begag,
qui a lutté pied à pied pour ne pas avoir à se positionner par rapport à son homologue,
interviennent Manuel Valls, Manuel Aeschimann et Bruno Beschizza. Tous s’acquittent d’un
commentaire relativement attendu, qui donne lieu à un échange assez lisse avec Yves Calvi.
L’animateur relance certes chacun de ses invités d’une question légèrement conflictuelle. Au
maire et membre du conseil national PS Manuel Valls, on demande d’admettre la part de
responsabilité socialiste dans la crise actuelle, ce qu’il admet évasivement (« il y a des
responsabilités de part et d’autre »). Au maire UMP d’Asnières Manuel Aeschimann, on
demande si Nicolas Sarkozy tente de séduire les voix du Front National, ce qu’il admet
franchement, en soulignant que si le dirigeant du Front National Jean-Marie Le Pen se
contente de mots, Nicolas Sarkozy parvient lui à « des résultats concrets ». Au commandant
de police et syndicaliste policier Bruno Beschizza, on demande s’il est gêné par la brutalité de
mots de Nicolas Sarkozy, son ministre de tutelle. Le policier répond que non, puisque Nicolas
Sarkozy explique après coup chacune de ses déclarations, et que l’explication que son
ministre donne lui convient. Chacun de ces intervenants prend prétexte des questions d’Yves
Calvi pour se mettre en valeur dans un rôle relativement attendu (qu’on pourrait décrire
respectivement, pour aller vite, comme « le rénovateur du PS », « le partisan de l’ordre
efficace » et « le défenseur des honnêtes gens »). Mais aucune de ces interactions ne donne
lieu à des débats critiques de l’intensité de celui qui a opposé Yves Calvi à Azouz Begag. Puis
qui oppose ensuite Yves Calvi à Samir Mihi.

Samir Mihi aurait-il une révélation à faire ?

Lorsque le tour de table parvient à Samir Mihi, quatre personnes se sont déjà
exprimées sur les propos de Nicolas Sarkozy : Azouz Begag, Manuel Valls, Manuel
Aeschimann, Bruno Beschizza. Sa prise de parole est relativement surprenante à ce moment-
là. D’une part, elle ne correspond pas à l’ordre des présentations qui a régi le premier tour de
table, et qui respectait, lui, scrupuleusement l’ordre républicain. Le ministre ouvrait alors le
tour de table, suivi par les trois maires, le syndicaliste, le directeur de recherche au CNRS.
L’animateur sportif, sans titre de représentant ni distinction honorifique, fermait le tour de
table. Cet ordre de présentation ne correspond pas non plus à un ordre logique de « tour de
table », qui ferait circuler la parole autour de la table suivant la position spatiale des locuteurs.

420
Pourquoi intervient-il à ce moment là, alors que Claude Dilain, maire de Clichy sous
Bois (son employeur) et Sébastian Roché, sociologue, n’ont pas encore parlé ?

La réponse tient probablement dans un compromis entre l’exigence du protocole


républicain et celui du désir de passer du commentaire sur Nicolas Sarkozy au débat sur les
émeutes en cours. En effet, au cours du tour de table, Samir Mihi constitue le point de passage
de la discussion politique à l’analyse du fait social. Avant Samir Mihi, on fait intervenir des
acteurs susceptibles d’être concernés de près par la stratégie politique de Nicolas Sarkozy.
Après lui interviennent des acteurs qualifiés à plusieurs titres pour parler de la violence
urbaine.

421
Précisons qu’il s’agit ici de reconstituer la stratégie des organisateurs du débat, et non
de juger de l’aptitude des invités à aborder tel ou tel sujet. Ainsi, on peut supposer que Claude
Dilain ou Sébastian Roché, respectivement maire PS de Clichy Sous Bois et directeur de
recherche au CNRS, ont des avis légitimes sur les propos de Nicolas Sarkozy. Cependant, en
faisant intervenir Samir Mihi avant eux, Yves Calvi construit le débat de telle sorte qu’ils
soient autant obligés de débattre des propos de Nicolas Sarkozy que de réagir à l’intervention
de Samir Mihi.

Samir Mihi fait violence au débat

Yves Calvi sait-il ce que Samir Mihi est susceptible de dire à propos de Nicolas
Sarkozy ? Oui, dans la mesure où Samir Mihi a été invité suite à une intervention sur Europe
1, au cours de laquelle il a critiqué le harcèlement policier quotidien dans sa ville. Yves Calvi
sait donc que son invité va probablement déplacer le débat, depuis « les mots du ministre »
vers la situation vécue des gens que le ministre menace. Cependant, comme le ministre avant
lui, l’animateur sportif va refuser radicalement de jouer le rôle attendu (23:08 :01) :

Yves Calvi : « Samir Mihi ?

Samir Mihi : Oui ?

Yves Calvi : Est-ce que ces mots vous ont choqué, est-ce que vous avez l’impression qu’ils
s’adressent à vous, habitant en banlieue, faisant le travail que vous faites, et est-ce que
vous les condamnez ?

Samir Mihi : Tout d’abord, avant de commencer, j’aimerais surtout dire que les deux
informations importantes qui ont eu lieu par rapport à la ville de Clichy sous Bois, ce n’est

422
pas les voitures qui ont brûlé ou les affrontements par rapport à la police, mais comme on
le dit depuis tout à l’heure, c’est qu’il y a eu deux morts et que c’est ça l’information la
plus importante, c’est que deux enfants sont morts. Ensuite, la deuxième information qui
est vraiment importante, c’est qu’une mosquée a été attaquée par des forces de police, ces
mêmes forces de police qui sont censées représenter l’Etat, et qui sont censées comme le
dit M. Sarkozy, assurer notre sécurité. Donc c’est ça les deux informations les plus
importantes. Et pas… Je ne vais pas débattre sur ce que dit M. Sarkozy ».

Samir Mihi se présente d’emblée dans le débat en position d’outsider. Il est celui qui,
extérieur au groupe des gens qui débattent, y intervient pour en critiquer la mauvaise
orientation. Yves Calvi va alors tenter de l’intégrer au débat en cours, à trouver une méthode
pour le faire « débattre sur ce que dit M. Sarkozy » :

« Personne ne conteste les faits dramatiques que vous venez d’évoquer »

Samir Mihi va au contraire chercher à lui prouver que si, que le débat en cours se
trompe sur la nature de ces « faits dramatiques » :

Samir Mihi : « Non mais je préfère revenir dessus, et qu’on sache bien qu’il y a eu ces
événements dramatiques au niveau de Clichy sous Bois, les émeutes, les incendies, mais
qu’avant ça c’était le calme au niveau de Clichy sous Bois [dramatisant la situation en
cours, l’image télévisuelle juxtapose deux rectangles, l’un montrant Samir Mihi en train
de parler, l’autre montrant le policier Bruno Beschizza en train d’écouter]. Donc d’abord il
y a eu les deux enfants qui sont morts, ensuite il y a eu les émeutes. D’abord on a attaqué
la mosquée de Clichy Sous Bois et ensuite il y a eu les émeutes.

Yves Calvi : Vous croyez que c’est approprié d’employer le terme de « attaquer » la mosquée
de Clichy Sous Bois ? Ou alors dans ce cas c’est une information, et il faut le dire en tant
que tel ».

Samir Mihi : Mais bien sûr que oui. C’est une information et nous avons les preuves, nous
avons des témoins que la mosquée a été attaquée, que la mosquée a été gazée. Donc je ne
vais pas m’attarder…

Yves Calvi : Ben si, excusez-moi : mosquée attaquée, gazée, ce ne sont pas des termes
neutres ».

Samir Mihi explique ici qu’il n’y a pas lieu de discuter des mots de Nicolas Sarkozy,
puisque ces mots ne comptent pour rien dans le déclenchement des émeutes, si on les compare
à « l’attaque » de la mosquée par la police. Son intervention constitue une disqualification de
l’épreuve en cours, puisqu’elle dénonce une méconnaissance des faits de la part des
organisateurs. Pour autant, Samir Mihi ne passe pas la parole à un autre. Il ne quitte pas le
plateau. Mieux, dans la réponse qu’il fait au constat d’Yves Calvi (« ce ne sont pas des termes
neutres »), il change radicalement de position, et se met à commenter, comme tous les autres
autour de la table, les mots de Nicolas Sarkozy (23 :09 :32) :

423
« Par rapport à M. Sarkozy, je n’ai pas à lui faire de la pub ou bien discuter avec lui, ne serait-
ce que par respect envers les familles qui ne veulent pas parler avec lui donc je ne vois pas
pourquoi j’irais polémiquer sur ces propos qu’il a tenus parce que tout le monde sait que
c’est des propos crus et que tous les jeunes quand on parle avec eux ils trouvent que c’est
pas normal que comme on dit le premier flic de France tienne ces propos, parce que c’est
de la provocation de sa part, et ses hommes sur le terrain se disent « si mon chef se permet
de tels propos eh bien moi sur le terrain je peux me permettre des écarts de conduite »,
parce qu’on nous dit il faut respecter l’ordre républicain, il faut respecter les lois
républicaines mais on aimerait bien que dans l’autre sens, la police respecte nos droits
aussi » (je souligne).

Plutôt que de parler de refus de l’épreuve, il faudrait qualifier la démarche de Samir


Mihi comme une entrée différée dans l’épreuve. Une entrée qui se fait d’abord par un refus.
Puis par une outrance. Et enfin par une parole rapportée, celle des « jeunes », dont il n’est que
l’interlocuteur. Supposons que ces étapes soient des étapes nécessaires d’entrée dans cette
épreuve que constitue le fait de débattre à Mots Croisés. Son argument pour refuser de
commenter les propos de Nicolas Sarkozy est « je ne vais pas lui faire de la pub », « je ne vais
pas m’attarder » : les faits importants sont la mort des jeunes et la grenade lacrymogène tirée
sur la mosquée. Or, ces faits sont « dramatiques », admet Yves Calvi, lui rappelant ainsi
implicitement que les discuter serait courir le risque d’un sacrilège, d’une relativisation de
leur importance.

A ce moment de l’émission, Samir Mihi refuse toujours de commenter les mots de


Nicolas Sarkozy. Mais on ne peut s’empêcher d’observer une parallèle entre son vocabulaire
outrancier (mosquée « attaquée », « gazée ») et les mots de Sarkozy qu’il se refuse justement
à commenter. Les remarques d’Yves Calvi sur « les termes » qu’il emploie, leur caractère
« approprié » se font certes l’écho de leur étrangeté. Surtout, ils soulignent l’homologie entre
les mots du ministre et ceux de l’animateur : comment quelqu’un qui parle de mosquée
« attaquée », « gazée », peut-il n’avoir rien à dire sur les termes « racaille » et « karcher »
employés par Nicolas Sarkozy ? La réponse de Samir Mihi, et son commentaire sur les propos
du ministre de l’Intérieur, offre une explication cohérente de sa démarche. Samir Mihi lie
ensemble le refus de « faire de la pub » à Nicolas Sarkozy et la critique de son registre de
langage : « tout le monde sait que c’est des propos crus », « c’est de la provocation de sa
part », il manque à son statut de « premier flic de France » censé respecter et faire respecter
« l’ordre républicain ».

424
Samir Mihi aurait-il manqué à sa « responsabilité » de témoin ?

Sa démonstration par le langage se double d’une démonstration « en acte » : en


employant un langage outrancier, il tente de démontrer deux choses. D’une part, que
n’importe qui peut délivrer des messages outranciers, et qu’en cela Nicolas Sarkozy ne fait
rien de si extraordinaire qu’on doive lui faire de la réclame. D’autre part, que les personnes
qui ont parlé avant lui, et qui toutes relativisaient le désordre induit par les mots de Nicolas
Sarkozy, seraient bien en peine de lui reprocher les mots violents que lui prononce. Les
spectateurs seraient ainsi obligés de réaliser que des mots outranciers provoquent la colère et
le désordre. Et que la justification des mots de Nicolas Sarkozy par Manuel Valls, Bruno
Beschizza et Manuel Aeschimann au nom du maintien de l’ordre faisait entièrement
abstraction de la logique sociale du langage. Cette démonstration est tout autrement entendue
par un militant UMP, « élu local et collaborateur de la presse économique » que j’aborde au
buffet de fin de l’émission. Il assiste aux enregistrements depuis plusieurs années avec
quelques amis. Il se dit satisfait de l’émission, des débuts d’Yves Calvi qui remplace Arlette
Chabot à l’émission depuis deux mois. Il retient surtout « cet animateur, qui a tenu à l’antenne
des propos irresponsables » ; l’animateur en question n’ayant aucune responsabilité
« civique », c’est donc à sa responsabilité médiatique – le rôle qu’il a choisi de jouer en tant
que témoin – qu’il fait allusion.

Samir Mihi accepte de commenter le discours de Nicolas Sarkozy, et entre de fait dans
le cercle du débat. Mais est-ce son avis qu’il donne ? Non, c’est d’ailleurs le moyen qu’il
trouve pour à la fois s’en tenir à sa promesse (ne pas parler de Sarkozy « au nom des familles
qui ne veulent pas lui parler ») et participer au débat (où le préalable est de répondre à la
question posée par l’animateur). Il donne en fait l’avis des « jeunes » qui « quand on parle
avec eux », soulignent la tension anormale entre les propos de Nicolas Sarkozy et la position
qu’il occupe. Il se présente donc comme celui qui écoute ce que les jeunes disent, et qui est
compétent à ce titre pour parler en leur nom. L’épreuve suivante, à laquelle le soumettra
l’animateur, sera d’inverser le sens de son discours. Au lieu de relayer sur le plateau le
discours des jeunes en colère, on demandera à Samir Mihi d’adresser aux jeunes en colère le
principe qui structure la discussion sur le plateau, celui d’un appel au calme et d’un refus de la
violence.

425
17.2.4. Yves Calvi met Samir Mihi à l’épreuve de la conjuration de la
violence

A la suite de Samir Mihi, Claude Dilain maire de Clichy sous Bois prend la parole. Il
refuse de confirmer les propos de son voisin de table, selon lequel la mosquée a été
« attaquée » par la police. Mais il lui donne raison sur le fond : les émeutes sont le fait d’un
sentiment d’injustice vécu par les habitants. Il explique qu’à la mort des deux jeunes
électrocutés dans le transformateur, puis lorsque des grenades sont « arrivées dans la
mosquée. Je les ai vus, j’ai été voir », on a tout de suite démenti un éventuel rôle de la police,
sans enquête. Surtout, il pointe l’inégalité de traitement entre le sort de cette mosquée, et celle
d’autres édifices religieux. Aucun représentant de l’Etat « excepté les maires de Clichy sous
Bois et Montfermeil » ne l’a visitée après l’incident, alors que « lorsqu’une synagogue est
attaquée ou qu’une église est attaquée, il y a tout de suite un haut responsable pour dire que
c’est anormal, que c’est la République qui est attaquée. Et c’est normal et il faut que ça
continue ».

Le maire de Clichy sous Bois se pose en porte-parole, en représentant des habitants de


sa commune. Sa position sur le plateau est conforme à son rôle institutionnel. Interlocuteur de
l’Etat, il ne corrobore pas l’hypothèse de la mosquée « attaquée » par la police. Son rôle lui
interdit de se substituer à une enquête judiciaire sur ces faits, en revanche il réclame cette
enquête à deux reprises au cours de son tour de parole. Représentant de la population de
Clichy sous Bois, il porte sur le plateau le malaise qu’elle ressente sur la manière dont les
événements de sa ville ont été gérés par les forces de police et le pouvoir politique. Ce propos
fournit une transition pour Yves Calvi : l’animateur fait suivre un reportage d’un peu plus de
trois minutes sur les tensions entre les jeunes de Clichy sous Bois et le pouvoir politique. Puis
Yves Calvi interroge Claude Dilain, maire de Clichy sous Bois, sur l’éventualité d’un retour
des violences dans sa ville (23 :16:21) :

Yves Calvi : « Monsieur le maire, est-ce que ça veut dire que vous vous préparez à une
nouvelle nuit de violence dans votre ville ?

Claude Dilain : Je… Je le crains. Je ne le souhaite pas du tout, bien entendu, parce que je crois
que les habitants se sont exprimés 5 9 6 , tout le monde est désolé de tout ça, mais je le crains
pour les raisons que j’ai expliquées. C'est-à-dire que dès lors qu’il n’y a pas une réaction
durant ces événements tragiques… Enfin, un événement tragique, et un événement pas
tragique mais lourdement symbolique, c'est-à-dire un lieu de culte. Eh bien à partir du
596 Le reportage qui vient d’être diffusé laissait en effet une large place aux commentaires des habitants qui
souhaitaient un « retour au calme ».

426
moment où il n’y a pas cette réaction de transparence et de clarté de l’autorité publique eh
bien… on laisse la porte ouverte aux violences. Lorsqu’on laisse circuler des thèses, des
hypothèses, des versions concurrentes etc., lorsqu’on n’a pas l’engagement de dire « les
choses seront très clairement connues », eh bien on prend le risque de la violence ».

Claude Dilain critique le silence gouvernemental

L’explication du maire est ouvertement critique vis-à-vis de la manière dont le


gouvernement gère cette crise. D’où parle Claude Dilain ? Il est maire d’une petite ville, dont
la taille médiatique actuelle est incommensurable avec le nombre de ses habitants : les
« émeutes » qui y ont débuté sont devenues l’épicentre d’un phénomène national. Membre
d’un grand parti (le PS), il fait partie de « l’opposition », et son discours peut être compris
comme un élément du dialogue critique entre partis de gouvernement. Lui-même pose son
intervention sous le signe de l’absence « de transparence et de clarté de l’autorité publique ».
Voici pour le cadre « politique » de son intervention à Mots Croisés, dans laquelle cette
intervention précise prend pleinement place. Cependant, dans un cadre « interactionniste »,
celui des personnes physiques présentes sur le plateau, on peut entendre dans ce fragment de
discours une réponse à Samir Mihi, son voisin de table. N’est-il pas de ceux qui laissent
« circuler des thèses, des hypothèses, des versions concurrentes », prenant ainsi « le risque de
la violence » ?

Les passes rhétorique entre l’animateur et l’éducateur

C’est alors qu’Yves Calvi va revenir à Samir Mihi, et poser cet échange comme une
réponse aux craintes du maire (23 :17 :05) :

« Pouvez-vous dire aux jeunes clichois qui nous regardent ce soir, n’allez pas mettre le feu
cette nuit ? »

Injonction redoutable pour un participant d’un débat télévisé : comment accepter,


lorsqu’on participe à une émission où l’on se grandit par sa parole, de mettre aussi
visiblement son discours au service d’autrui ? Le danger pour Samir Mihi est de se trouver
fixé au rôle qu’on lui demande de jouer, celui de préposé à l’encadrement des jeunes. Il lui
serait alors difficile, après avoir obéi à Yves Calvi, de faire ce que Stéphane Pocrain
expliquait : « On t’invite pour incarner un certain rôle, mais on ne te remarque que si tu sais
t’en départir. Si tu reste dans le rôle pour lequel on t’a invité, on ne s’intéresse plus à toi ».

Cependant, il faut considérer que la phrase énoncée par Stéphane Pocrain définit certes

427
sa propre manière de gérer ses apparitions télévisées, mais qu’elle ne peut être généralisée aux
autres intervenants. Elle est une interprétation « limite » de ce que les journalistes du débat
attendent de leurs invités. Un personnage vivant, certes, capable de se déplacer pour offrir une
dynamique, des points de fuites au débat. Mais surtout une coopération, une capacité à
participer à un jeu collectif. Si l’on considère que le débat est un jeu collectif, celui qui pose
en premier l’exigence de se faire « remarquer » risque de passer à côté de la promotion du jeu
collectif auquel les membres du débat sont censés se livrer. Et cette règle s’applique de façon
particulièrement forte à des moments comme les émeutes, où les gestionnaires du politique
doivent faire face à des émeutiers qui contestent leur bilan par la force. A ce moment où la
communauté politique est confrontée au risque de sa dissolution, pèse l’exigence de tracer une
frontière étanche qui rassemble ceux qui veulent maintenir la communauté politique.

De fait, cette apostrophe revient à éprouver Samir Mihi dans sa capacité à se départir
de l’attitude outrancière qu’il a adoptée en début de débat. Comment la définir dans les termes
de l’épreuve que constitue le passage dans l’émission ? Rappelons que Samir Mihi s’est
d’abord distingué dans le débat en ne débattant pas. Il a attiré l’attention sur lui en effectuant
une sortie, un coup d’éclat. Cette sortie prit précisément la forme d’une information
invérifiable par les personnes regardant le débat. Cette information remettait en question la
structure du débat en cours : si l’on admettait que la police française conduisait des opérations
offensives contre les personnes qu’elle était censée protéger, on ne pouvait plus admettre le
présupposé de la première demi-heure du débat. A savoir qu’une série d’incidents était venu
perturber l’équilibre précaire existant dans les quartiers défavorisés des banlieues des grandes
villes française, et que les déclarations du ministre de l’Intérieur n’avaient fait qu’amplifier
les choses.

Les intervenants réagissent à l’argument d’autorité de Samir Mihi

Cette manière de peser sur le débat revient à lui faire violence, au moins vis-à-vis de
l’exigence primordiale que posent les organisateurs de débats, celle de vérifier l’information
sur laquelle les participants viendront débattre. L’information que fournit Samir Mihi n’a pas
été préalablement vérifiée. Ses éléments de preuve (« nous avons des témoins ») reviennent à
convoquer des témoignages préalablement acquis à sa cause, (« nous avons ») – d’une faible
valeur argumentative, comme le démontre Marianne Doury avec l’exemple des appels à
témoins pour les OVNI. La seule vérification possible sur le plateau est celle qu’effectue Yves

428
Calvi : demander à Claude Dilain, maire de la ville, de corroborer l’accusation de Samir Mihi.
Elle échoue. Dans un vocabulaire emprunté au lexique politico-syndical, on pourrait qualifier
sa sortie de « fusil à un coup » : un outil bruyant, manié pour perturber le jeu en cours et
blesser un de ses adversaires. Filant la métaphore du « fusil à un coup », on peut estimer que,
l’outil une fois employé, il laisse son utilisateur sans défense face aux réactions de violence
qu’il aura suscitées. Faisant violence à l’organisation sociale où il s’insère, Samir Mihi ne
pourra compter sur sa protection lorsque cette violence, on le verra, se retournera contre lui.
Dans cette perspective, on comprendra mieux la réaction de l’élu local UMP qui qualifiera
plus tard Samir Mihi d’« irresponsable ». En tant qu’animateur, il n’a aucune responsabilité
politique. Mais en tant que participant à un débat censé convenir d’une position commune
entre acteurs non-violents sur les problèmes des banlieues, Samir Mihi refuse d’endosser sa
part de responsabilités.

Quelle forme de responsabilité Yves Calvi attend-il de Samir Mihi ? La suite du


dialogue entre les deux personnages du débat nous éclaire sur ce point (23 :17 :05) :

Yves Calvi : « Pouvez-vous dire aux jeunes clichois qui nous regardent ce soir, n’allez pas
mettre le feu cette nuit ?

Samir Mihi : Mais ça a été déjà dit de toute manière et on le redit tous les jours…

Yves Calvi : Ben on veut bien vous l’entendre le dire

Samir Mihi : Et d’ailleurs, je veux rendre, au même titre que M. Sarkozy…

Yves Calvi : Excusez-moi, j’aimerais que vous répondiez d’abord à ma question.

Samir Mihi : Mais je vais y répondre à votre question !

Yves Calvi : Voilà.

Samir Mihi : Au même titre que M. Sarkozy a aujourd’hui rendu hommage à ses hommes qui
ont fait un très bon boulot dans les cités, eh ben moi je vais rendre hommage… je vais pas
dire à mes hommes, mais aux hommes qui travaillent sur le terrain et qui font un travail
extraordinaire (appuyé) de médiation, et qui sont restés calmes, alors que hier… on a été
attaqué dans ce qu’on avait de plus cher tout de même, nos familles qui étaient à
l’intérieur de la mosquée, et notre religion. Donc ces gens-là je tiens à leur rendre
hommage parce qu’ils ont su rester dignes, ils ont su rester calmes, et cet après-midi ils
sont partis faire un boulot extraordinaire, et avant de venir à votre émission on était à une
réunion avec mon collègue ici présent, on a décidé d’aller dans les rues pour aller essayer
de rétablir, on va pas dire l’ordre, parce que c’est pas notre boulot

Yves Calvi : Non

Samir Mihi : C’est d’apaiser les tensions, mais on aimerait bien travailler un petit peu parce

429
que le problème c’est qu’on essaie de travailler, mais on essuie des tirs de la part de la
police qui est censé assurer notre sécurité, il est là le problème un petit peu. Qu’on nous
laisse l’occasion de travailler ».

Lors de cet échange, Samir Mihi refuse d’obtempérer à la demande d’Yves Calvi. La
question de l’animateur est une demande déguisée : celle que Samir Mihi se positionne dans
l’émission comme chargé de l’encadrement des jeunes. Et qu’il mette en scène sa distance
vis-à-vis des violences de ceux qu’il encadre. Or, Samir Mihi refuse, en mettant en avant le
travail d’apaisement des « tensions » que lui et ses collègues font au quotidien. Il explique
alors à tous ceux qui le regardent sur et hors du plateau qu’il n’a pas besoin de dire à
l’émission que les jeunes doivent se calmer, parce que lui et ses pairs font ce travail
continuellement. Or, ce refus de jouer sur le plateau le rôle qu’il exerce dans la vie (« on veut
bien vous l’entendre le dire ») pose problème en ce que Samir Mihi laisse ouverte la
légitimation de la violence. Deux éléments tendent à le faire penser. D’une part, son jeu
rhétorique consiste à calquer ses positions et ses interventions sur celles de Nicolas Sarkozy.
Ce jeu vise à instaurer une symétrie entre d’une part le ministre de l’intérieur et ses forces
coercitives (« hommage à ses hommes »), et d’autre part Samir Mihi et les animateurs qui
travaillent avec lui. Ce jeu n’est cependant pas uniquement un artifice rhétorique, visant à se
mettre en valeur dans le sillage d’un personnage connu. Car « les hommes » que défend,
représente et incarne Samir Mihi ne sont pas les animateurs. Ils sont les membres du groupe
conjoint des animateurs et des jeunes émeutiers, groupe que Samir Mihi refuse de diviser dans
son discours.

Ce groupe est indissociable car il fait front commun face à la police. La police qui
attaque familles et religion des uns et des autres (« on a été attaqué dans ce qu’on avait de plus
cher (…) »). La police qui tire indistinctement sur les différents membres de ce groupe, qu’ils
soient jeunes ou animateurs. Dans le discours de Samir Mihi, la différence principale entre
jeunes et animateurs est que les animateurs « travaillent » à « apaiser les tensions ». La
distance, on le voit, est réelle par rapport au travail de « maintien de l’ordre » des policiers.
Réelle, mais ténue, ce qui fait que Samir Mihi doit le préciser lors de son intervention (« on a
décidé d’aller dans les rues pour aller essayer de rétablir, on va pas dire l’ordre, parce que
c’est pas notre boulot »). Face à la violence policière qu’il dénonce et qu’il dit s’exercer sur
les jeunes comme sur lui, Samir Mihi, que son travail positionne entre le jeune et le policier, a
de fait un plus grand nombre de points communs avec le groupe des jeunes. Sur le plateau de
Mots Croisés, c’est donc cette position sociale qu’il choisit de mettre en scène.

430
Cet incident montre ce qui est attendu de la part des représentants médiatiques dans les
débats télévisés. On attend d’eux qu’ils acceptent de donner de la confrontation avec leurs
pairs l’image d’une discussion. Ce qui permet de comprendre que la représentation
médiatique refuse d’être envahie sur ses plateaux par la mise en scène des luttes sociales. Les
journalistes de ces débats justifient leur mise en scène de la représentation sociale par la
responsabilité vis-à-vis de leur considérable public. Et leur volonté que leurs invités
produisent ensemble un échange rythmé et porteur de sens : un débat. Raison pour laquelle la
représentation médiatique des émeutes prend, ce 31 octobre 2005 sur France 2, la forme d’un
objet social introuvable ailleurs : le dialogue constructif entre observateur des jeunes, élus
locaux, sociologue, journaliste et syndicaliste policier.

Samir Mihi dialogue avec Yves Calvi : un jeu de déstabilisation réciproque

C’est à ce titre qu’Yves Calvi redemande à Samir Mihi de condamner la violence. Et


que ce dernier profite d’une erreur d’énonciation de l’animateur pour réagir en « jeune »,
c'est-à-dire de se mesurer à l’autorité qu’on lui impose (23 :18 :17), et de la rejeter en pointant
une erreur dans la procédure :

Yves Calvi : Est-ce que vous pouvez leur dire ce soir : rentrez chez vous, et on va se
retrousser les manches pour autre chose plus tard ?

Samir Mihi : Si vous me demandez de leur dire « rentrez chez vous », c’est qu’ils sont dans la
rue donc ils sont pas devant leur poste. Ca ne sert à rien5 9 7 . (Rires sur le plateau)

Yves Calvi : On peut faire de l’humour avec tout…

Samir Mihi : Non je fais pas de l’humour, c’est juste que ce que vous me dites c’est pas…

Yves Calvi : C’est juste que ce soir il y a des tas de clichois qui vont voir brûler des voitures,
qui vont vivre des moments terribles.

Samir Mihi : C’est juste qu’on a l’impression que vous nous dites qu’on a pas fait notre
boulot.

Yves Calvi : Il y a un gros problème.

Samir Mihi : On l’a fait tout ça, ne vous inquiétez pas, ce travail-là est actuellement en train
d’être fait par nos amis médiateurs et nos amis…

Yves Calvi : Mais est-ce que vous craignez de vous positionner par rapport à une position
calme ?

597 L’erreur d’Yves Calvi a été de dire ici « rentrez chez vous », au lieu de répéter mot pour mot sa précédente
demande : « pouvez vous dire aux gamins qui nous regardent : « n’allez pas foutre le feu ».

431
Samir Mihi : Mais je suis calme ! (Rires sur le plateau)

Yves Calvi : Non mais. Vous êtes calme mais… Vous comprenez très bien mes propos. On a
l’impression qu’il vous est impossible de dire clairement aux plus jeunes qui sont dans la
rue, peut-être au moment où nous parlons, « il faut rentrer chez soi, ça ne sert à rien de
foutre le feu à la ville ».

Samir Mihi : Mais ça on le dit et on le redit : « restez calme, et rentrez chez vous », mais après
il faut comprendre qu’en face on a… on a une provocation de la part de la police, et ça il
ne faut pas avoir peur de le dire, parce que quand vous, vous essayez de faire votre boulot,
et que on vous charge, parce que les images que vous avez vues, j’étais sur les images, les
CRS ne se sont pas posé de questions à savoir si c’était des médiateurs ou des euh… des
voyous. Ils ne se sont pas posé de question, ils ont chargé. Donc il est là aussi le problème.
Donc venez pas me dire, demandez aux jeunes de se calmer, alors que nous-mêmes nous
essayons de les calmer mais en face ils sont provoqués. Donc notre travail…

L’interaction qui suit prend un caractère nettement plus conflictuel, et permet en cela à
Yves Calvi de clarifier la position de Samir Mihi. Dans un premier temps, Samir Mihi joue
sur les mots et refuse de comprendre ce qu’Yves Calvi lui demande de faire. Il joue
notamment sur la différence entre sa position dans le débat – être celui qui invite au calme –
et le contrôle de son allure corporelle – se tenir calmement sur le plateau. A cela, Yves Calvi
répond par une remarque subtilement culpabilisante : « on a l’impression qu’il vous est
impossible de dire « ça ne sert à rien de foutre le feu à la ville ». Cette remarque fait écho à
ses prises de positions au début du débat, et revient en ce sens à dire : « comment pouvez-
vous dire aux jeunes de se calmer quand vous soutenez dans le même temps leurs
interprétations des événements en cours qui incitent le plus à l’émeute ? ». A cette critique de
son manque de distance vis-à-vis des émeutiers, Samir Mihi répond par une anecdote vécue,
et recueillie dans le reportage qui est passé à l’antenne et sur l’écran du plateau quelques
minutes plus tôt. Médiateur, il travaille au milieu des jeunes. Il vit donc dans sa chair, avec
ceux qu’il encadre, les interventions de la police. Raison pour laquelle il ne peut prendre de
distance vis-à-vis des charges de policiers. Sa position prend appui sur des faits connus de
tous les participants et téléspectateurs du débat.

Yves Calvi prend acte, au vu de la preuve que son interlocuteur lui soumet, de cette
impossibilité émotionnelle de l’éducateur à relativiser les événements qu’il vit. Il n’exige plus
alors de Samir Mihi qu’une position de principe :

Yves Calvi : Vous êtes d’accord pour dire avec moi que la première mesure de raison quand il
y a des jeunes gens dans la rue et que c’est dangereux, c’est rentrez chez vous ?

Samir Mihi : Mais bien sûr ! Mais il a été passé ce message. Et on le redit tous les jours. Et à
chaque fois il est entendu. Mais en face, le message est un petit peu détruit ou brouillé

432
parce qu’il y a de la provocation de la part de la police ».

En acceptant de s’accorder avec Yves Calvi sur le principe du bien-fondé d’un retour
au calme au nom d’un principe de sécurité des proches (la situation est dangereuse pour les
jeunes dont Samir Mihi est solidaire), l’éducateur se retrouve rattaché au débat en cours par le
compromis suivant : il est de ceux qui souhaitent le retour au calme, mais sa situation sociale
le conduit à critiquer la police.

Yves Calvi fait de son interlocuteur un témoin

Une fois obtenu cet accord de principe, Yves Calvi va s’adresser à son interlocuteur de
façon différente. Non plus comme le porte-parole d’une communauté, mais comme l’un des
témoins de sa condition. Ce basculement de la position de Samir Mihi est lié à son
impossibilité d’adopter une position commune aux autres interlocuteurs du plateau,
impossibilité liée de l’aveu de son auteur aux conditions d’existence à Clichy sous Bois. Yves
Calvi va demander à Samir Mihi le récit de cette existence qui lui rend impossible la
coopération avec la police (23 :20:01) :

Yves Calvi : Une question : est-ce que même quand il n’y a pas d’émeute, vous avez peur de
la police ?

Samir Mihi : Euh… Oui. Oui.

Yves Calvi : Pourquoi ?

Samir Mihi : Pourquoi ? Parce que je suis pas à l’abri d’une bavure. Voilà, il faut dire
clairement les choses. Je suis pas à l’abri d’une bavure. Parce que quand vous êtes seul et
que vous vous faites contrôler à 1h du matin…

Yves Calvi : Vous vous sentez harcelé ? Vous êtes harcelé ?

Samir Mihi : Mais bien sûr que oui, bien sûr que oui ! Moi je dis… On nous demande de
respecter la République…

Yves Calvi : Ca se passe comment ? Concrètement, pour ceux qui nous regardent, ça se passe
comment ? Le harcèlement policier, s’il existe, ça se passe comment ? Ca se traduit par
quoi ?

Samir Mihi : Mais… Des insultes, de la bousculade. On a l’impression de… On nous


demande de respecter… les représentants de la République mais en face on n’a pas de
retour. Je ne suis pas respecté en retour. Donc il est là le problème c’est qu’il y a un
déséquilibre.

Les deux interventions étudiées ici appartiennent à des formes « limites » de


l’intervention des participants au débat. Elles sont d’ailleurs intéressantes à ce titre. Le débat

433
sur un problème d’actualité y est l’occasion pour l’animateur de demander à ses hôtes un
éclaircissement du contexte politique et social dans lequel les événements prennent part. Le
caractère litigieux, voire agonistique de ces interventions est d’ailleurs lié à ce caractère
« limite ». En permettant à ses invités de manœuvrer leur parole à la limite du débat d’idée,
Yves Calvi profite de leur intervention pour mettre en scène, sur le plateau et dans les
conditions du direct, la situation problématique dont les invités débattent. La réalité politique
et sociale des émeutes surgit ainsi, par brefs instants, sur le plateau de Mots Croisés.

17.3. Conclusion : le discours politique à l’épreuve de la


polyphonie

L’émission de Mots Croisés que j’étudie s’articule autour de deux personnages, invités
à l’émission du 31 octobre intitulée « quand les banlieues brûlent » : le Ministre Azouz Begag
et l’éducateur Samir Mihi. Le premier est invité à plusieurs titres : Ministre « délégué à
l’égalité des chances », mais aussi contradicteur de Nicolas Sarkozy. Je montre comment son
dialogue avec le présentateur oscille entre l’interview politique qui cherche à créer le débat
autour des propos de Nicolas Sarkozy, et la déférence obligée envers un Ministre de la
République. Et comment les marques de déférence, en grandissant l’interlocuteur, servent à
Yves Calvi pour obtenir des informations sur l’état de la cohésion gouvernementale.
L’éducateur Samir Mihi est aussi dans une position double : responsable local de l’ordre
social, il est aussi un « jeune », porte-parole de l’association « AC le Feu » – capable
d’exprimer la colère des émeutiers. C’est sur cette deuxième partie de son rôle qu’il axe son
intervention, en usant d’une rhétorique de combat. Ses interlocuteurs successifs vont répondre
en pointant les contradictions entre son rôle actuel et ses responsabilités d’éducateur, le
réduisant progressivement à une position de victime témoignant des violences policières.

Azouz Begag et Samir Mihi participent au débat sur au moins deux points forts. D’une
part, ces interventions sont légitimes du point de vue représentatif : un ministre « de l’égalité
des chances », un animateur sportif, sont chacun dans leur rôle pour intervenir sur un débat
intitulé « quand les banlieues brûlent ». Ils sont chacun les représentants d’acteurs engagés
dans le conflit en cours. D’autre part, ils interviennent pour offrir un témoignage. Celle d’une
situation vécue, d’un rapport de force qui les oppose à d’autres acteurs du débat. Rapport de
force dans lequel ils sont en position défavorable. C’est en ce sens qu’on peut comprendre le
caractère litigieux de leur intervention dans le débat. Azouz Begag a fait entendre au

434
quotidien Libération une voix discordante dans l’équipe ministérielle : il n’a pas les moyens
politiques de peser sur l’intervention gouvernementale face à Nicolas Sarkozy. Il est invité
pour cela à Mots Croisés. Le conflit avec Yves Calvi tient à ce qu’il refuse de le faire, compte
tenu du risque qu’il encourt de devoir démissionner s’il le fait. A l’inverse, mais sur un
registre semblable, Samir Mihi dénonce d’emblée la violence qui oppose ses collègues à la
police. Il le fait alors qu’Yves Calvi attend de lui une intervention moins spectaculaire. Le
conflit qui suit tient à la grandeur que s’attribue Samir Mihi, celui de « porte parole des jeunes
et de leurs animateurs face à la police » tandis que l’animateur attend de lui des interventions
et des témoignages plus circonscrits. Dans les deux cas, et pour des raisons inverses, ces
interventions s’inscrivent dans un cadre problématique, sous la pression d’un rapport
défavorable. Cette pression contribue pour beaucoup à ce que ces prises de parole ne cadrent
pas avec l’idée que l’animateur se faisait de ce qu’elles auraient dû être.

Pourquoi ? On peut avancer temporairement une raison principale : chacun d’entre eux
déroge à l’idée que les journalistes de l’émission se fait de la prise de parole politique. Du
ministre, on admet, voire on attend qu’il ait une parole responsable. Qu’il use de son rang, du
pouvoir et de la légitimité qui est la sienne, pour faire passer un message politique. Sa
carrière, la sélection dont il a fait l’objet, l’installent dans un rôle de porte-parole, de
représentant. A ce titre, Azouz Begag déçoit. A l’inverse, l’acteur de terrain est réputé tenir
son rang, qui n’est pas de la même hauteur. Jamais élu, sélectionné pour des fonctions
modestes, on suppose qu’il peut se servir de l’émission pour faire passer un message. Mais
qu’il ne peut en profiter pour se grandir. Tous ces acteurs cherchent à faire exister leur cause
et leur personne comme représentative d’un courant d’opinion. Dans un contexte doublement
problématique, celui de l’incertitude du jeu politique français et celui d’émeutes sans porte-
parole, ces acteurs de la scène publique illustrent en actes la dimension de « coup de force
symbolique » du phénomène représentatif, tel qu’il est décrit par Pierre Bourdieu. Le
représentant intervient, faisant par là même exister « son » groupe, rattachant à sa personne
les manifestations ultérieures de ses membres.

A Mots Croisés, une esquisse des pôles de discussion présentés au Monde

L’émission intervient quelques jours après les émeutes. Aussi, les « pôles » qui s’y
discutent n’ont pas l’étendue de ceux présents sur trois semaines des pages « Débats » du
Monde. Je me contenterais de trois remarques comparatives.

435
Un premier constat : le « pôle révolutionnaire », soit l’idée selon laquelle les émeutes
sont un événement politique, ne peut y être sérieusement débattue. L’association « AC le
Feu » a beaucoup travaillé, dans les mois qui ont suivi ces événements, à articuler la question
sociale qu’ils posaient. Un disque de rap est sorti, des « cahiers de doléance » ont circulé, puis
ont été déposés à l’Assemblée Nationale. Samir Mihi, qui intervient dans le débat en tant
qu’« éducateur », est également porte-parole et militant actif de cette association. Or, sur le
plateau, cette dimension de son personnage est laissée de côté au profit d’une rhétorique du
ressentiment contre la présence policière dans son quartier. Cet état de fait doit être mis en
relation avec deux autres faits. D’une part, au « Grand Jury », l’éventualité selon laquelle les
émeutes pourraient poser une question politique est également balayée d’un revers de main :
les émeutes sont le symptôme d’un dysfonctionnement des politiques publiques, il n’y a pas à
mettre de politique là-dedans. D’autre part, la qualité des présents à Mots Croisés indique que
la question de la dimension politique des émeutes n’est pas à l’ordre des débats. Les invités
sont en effet tous spécialisés dans la gestion plus ou moins autoritaire des flux de population.
En ce sens, l’intervention de Samir Mihi soulève, sur le mode violent, un problème de
gestion : éducateur, il ne peut gérer les jeunes à sa manière. On peut donc conclure que le
« pôle révolutionnaire », avec le degré de recul – voire d’abstraction – qu’il suppose vis-à-vis
de la situation présente, n’a pu être présenté que sur un support de presse écrite. En effet,
l’auteur des pages « débats » peut faire l’économie de la confrontation entre sa « face » et
celle de ses contradicteurs, confrontation qui rétrécit nécessairement l’espace de ses discours
possibles.

D’autre part et en revanche, la question de la « discrimination positive » est abordée


sur le même mode au Monde et à Mots Croisés. Soit sur le mode jésuitique d’une confusion
bien entretenue entre la promotion des « minorités visibles » et celle des classes populaires.
On avait lu dans le Monde les membres de la « Fondation Périclès » qui défendaient l’égal
accès de tous à la promotion par le mérite scolaire. On avait également observé que ses
signataires avaient des noms de famille aux provenances harmonieusement réparties entre les
cinq continents – signe évident d’une construction. Ici, la question est abordée de la même
manière par Azouz Begag, qui oscille systématiquement entre l’affirmation de son rôle de
« promotion de l’égalité des chances » et le rappel de ses origines algériennes. Cette relation
insincère à la question de la « discrimination positive » traverse l’espace public français, au
point que même ceux qui se réclament de son application choisissent de la marier de façon
subliminale avec une question plus légitime, celle de l’inégalité sociale.

436
Enfin, on retrouve ici – comme aux pages « Débats » et dans les interventions de
Bernard Tapie – le rôle majeur de l’émotion dans l’espace médiatique. Cette importance de la
transmission contribuait, dans les pages du Monde, à la naissance du pôle de « l’expert
témoin ». En effet, un des usages de l’expert-témoin est, on l’avait vu, de marier la rigueur du
constat avec une approche personnelle, vécue du problème envisagé. De même à Mots
Croisés, on se sert très peu des instruments traditionnels de mesure de l’opinion, sondages ou
expertise, pour se rapprocher du public. On fait vibrer la corde sensible en direction du public,
pour restructurer les perceptions du vécu ou les attentes concernant l’avenir. Samir Mihi et
Manuel Valls brandissent le deuil des enfants morts, Bruno Beschizza et Manuel Aeschimann
déplorent les morts et les déprédations consécutives aux émeutes. Azouz Begag pleure les
morts, sans cacher son plaisir de constater que la France s’est dotée en sa personne d’un
symbole décisif pour résoudre à l’avenir ce genre de crise. A la manière des auteurs virtuoses
du Monde, ou de l’impressionnant travail d’acteur de Bernard Tapie, les cadres de l’action et
les univers symboliques de référence sont plus souvent construits sur la proximité du public
avec les émotions qu’avec une supposée « consistance » du réel – seul, le sociologue
Sebastian Roché intervient rapidement, à intervalles régulières, pour faire baisser un peu le
thermostat. Sans doute, le contexte dramatique des émeutes influe-t-il sur ces résultats. Les
débats portent sur un phénomène peu encadré par les acteurs politiques traditionnels,
dramatisé par les images d’incendie et de violence véhiculés par les médias. Il n’en reste pas
moins que cet épisode n’est qu’une accentuation de la tendance contemporaine des leaders
d’opinion à « jouer » l’émotion de leur public pour se poser en reflet légitime de leurs
préoccupations.

437
438
Conclusion

Cette thèse est partie d’un premier étonnement : les questions ordinaires, que
tout un chacun est réputé se poser dans un système démocratique, sont en fait traitées
lors des débats médiatiques par des intervenants chevronnés. Cette question m’a amené
à m’interroger sur le contenu de ces échanges, sur ce qui se dit sur les plateaux – le
ton et le contenu y est très différent des situations d’altercations ordinaires. On assiste
au cours des débats politiques télévisés à des échanges stylisés, « signifiés », où chaque
intervenant délivre plus qu’une image, qu’une idée ou qu’un programme : chacun d’eux
défend un mélange de ces trois composantes, qu’on pourrait désigner sous le terme de
« rôle ». La question de ce « rôle m’a amené à m’interroger sur la relation privilégiée
qui se noue, dans le déroulement de ces débats, entre les personnes invitées à débattre
sur le plateau et ceux qui les regardent. Alors que la mise en scène incite à considérer
que les acteurs du plateau se répondent, les uns discutant les arguments des autres, un
examen plus attentif permet de conclure qu’aucun de ces acteurs réunis ne se parle ni ne
se répond. Tous les efforts rhétoriques employés par ces acteurs consistent à donner
l’impression de mener une conversation ordinaire, tout ne s’adressant effectivement
qu’au spectateur. Pourquoi les personnes en présence jouent-ils ce jeu de faire semblant
de se parler entre eux ? Que construisent ensemble, ces acteurs qui ne se parlent pas les
uns aux autres, au sens propre du terme ?

Cette suite de constats m’a amené à supposer que les acteurs de ces débats, et les
journalistes qui les mettent en scène, s’accordent sur un consensus, s’ajustent à un ou
plusieurs principes de fonctionnement de ces débats, qui font que ces débats se
déroulent non seulement sans conflit permanent, mais encore avec un investissement
des uns et des autres – investissement contribuant à faire fonctionner ces arènes dans
l’univers très concurrentiel et agonistique de l’univers télévisuel. Une thèse sur la
production de ces débats devrait donc se demander s’il y a un usage commun à ces
volontés particulières, qui les fait fonctionner par consensus autour de ces objets
globaux que sont les débats politiques télévisés. J’ai donc cherché à éprouver dans ma
démarche l’hypothèse selon laquelle les débats télévisés, et plus généralement les
« discussions publiques médiatisées », mettent en scène des émotions que les personnes
invitées à débattre suscitent et jouent, et que cette mise en scène des émotions a pour but
principal d’instaurer un lien de familiarité entre le spectateur et le fait politique débattu.

439
L’exemple étranger, un outil de radiographie des dispositifs médiatiques

J’ai choisi d’éviter l’approche « franco-française » sur un objet, le débat télévisé,


inventé par et pour le mode de vie anglo-saxon. Des affinités personnelles, les aléas de la
recherche m’ont fait choisir Question Time, une émission de BBC1. Là encore, le face-à-face
entre le journaliste et les représentants politiques est contrarié par les interventions d’experts,
de personnalités adverses et du public. Ce débat m’a servi de contrepoint sans être un
véritable terrain d’enquête : un compromis face aux difficultés rencontrées pour trouver les
moyens d’étudier la situation sur place. Ma démarche se rapproche, sur ce point, des thèses
comparées d’Eugénie Saitta sur la presse quotidienne française et italienne, ou du travail de
Nicolas Hubé comparant Le Monde à d’autres titres de la presse allemande. Je retrouve dans
ces travaux de ces deux chercheurs ma tendance forte à idéaliser « l’exemple étranger » de
Question Time. Ainsi, Nicolas Hubé conclut que le défaut structurel de la presse quotidienne
française – multiplier les changements de « Une », toutes plus tournées vers des recettes
marketing – épargne les quotidiens allemands, adossés à leurs abonnés, et pouvant ainsi
limiter la marchandisation de leurs informations primordiales. Le travail d’Eugénie Saitta
évite dans une certaine mesure cette projection sur l’objet étranger, tout en relevant l’exemple
– inédit en France – du supplément d’un grand journal romain destiné aux populations
immigrées. Ces exemples prouvent d’une part que l’approche comparatiste en sciences
sociales a une dimension réformatrice. Le chercheur, insatisfait de l’objet sur lequel il
travaille – pourquoi, sinon, travaillerait-il dessus ? – cherche dans l’exemple étranger les
éléments qui lui permettent par comparaison de pointer les manques de son terrain
autochtone. Mon travail sur l’exemple anglais m’a permis d’observer la tentative, inouïe en
France, d’orchestrer à la télévision un jeu de questions-réponses hebdomadaire entre élus et
électeurs. Cette émission m’a amené à prendre conscience du caractère particulier des débats
médiatiques français, et d’abord inscription de la parole de leurs membres dans un cadre strict
de représentation des « corps constitués ». J’ai poussé mon analyse dans deux directions. Une
direction principale, vers une compréhension des mécanismes qui rendaient cet état de fait
français logique et nécessaire pour ses participants. Une direction secondaire, qui pointait les
limites du dispositif anglais de participation du public par la mise en scène de ses opinions et
de ses émotions.

Cette démarche m’a permis de voir ressortir la spécificité française d’un objet – Mots
Croisés – que l’histoire et les dispositifs éloignent de Question Time. En Angleterre, les

440
institutions médiatiques de promotion du public ont une histoire plus longue, un rôle plus
étoffé. L’acteur ordinaire en situation a déjà assisté à des prestations d’autres « personnes
ordinaires » en situation de parler à des élus. Elle a reçu avant sa prestation l’aide d’un
« chauffeur de salle » qui lui a donné confiance en tant que collectif – tout en orientant
largement son expression future sur le mode du ressenti émotif. A l’inverse, l’exemple
français montre que les débats doivent faire appel à des acteurs ayant acquis préalablement,
dans d’autres sphères sociales, des compétences à débattre lorsqu’ils entrent sur la scène
publique. Je retrouve cette caractéristique de mon travail dans celui de Nicolas Hubé :
cherchant à comparer les mécanismes de production des « Une » en France et en Allemagne,
Hubé découvre l’histoire spécifique de la presse allemande – reconstruite après-guerre sous la
tutelle américaine – et son inscription dans le modèle du « capitalisme rhénan », adossé à des
grandes fortunes indivisées et dotées de stratégies capitalistiques à long terme. Ma propre
comparaison entre les exemples français et anglais m’amène à conclure à la pauvreté du
« capital médiatique » du téléspectateur français : l’exemple de l’émission français J’ai une
question à vous poser, diffusée sur TF1 pendant les présidentielles de 2007, montre que les
« personnes ordinaires » invitées à opposer sans médiation leur parole à celle d’élus sont
incapables d’effectuer des montées en généralité aptes à conforter leur position individuelle.

L’institution télévisuelle comparée aux autres médias

Construite sur une présentation-miroir d’exemples tirés des deux côtés de la Manche,
ma thèse est centrée sur l’objet « débat télévisé ». De nombreux auteurs se sont exprimés sur
la tension inquiétante que produit l’échange télévisuel, à la fois prescripteur (par son
audience, son influence sur les autres médias) et échappant à tout contrôle. Citons Patrick
Charandeau et Rodolphe Ghiglione : « Une télévision qui, débordant de son lit, devient
l’instrument d’un pouvoir multiforme et s’insinue dans les « absences » (de solutions et de
propositions) laissées par la société globale aux prises avec ses propres complexités. Pouvoir
d’autant plus fort qu’il est illusion montrée, mais non contrôlable par le téléspectateur »5 9 8 .
Les auteurs constatent que les métamorphoses de l’action publique produites par le cumul de
la crise du modèle républicain et de celle de l’Etat-providence, ont pour conséquence de
reporter sur les citoyens, y compris en bas de la hiérarchie sociale, la gestion de problèmes en
nombre croissant. Ils en infèrent un pouvoir considérable des programmateurs de télévision,

598Patrick CHARANDEAU, Rodolphe GHIGLIONE, La parole confisquée. Un genre télévisuel : le


Talk-Show, Paris : Dunod, coll. « société », 1997, p. 1.

441
capables selon eux de « confisquer » la parole ordinaire face à des téléspectateurs désarmés
par la déliquescence des institutions traditionnelles. Leur considérable travail sémiotique isole
les sophismes et les tentatives d’hypnose langagière auxquels se livrent plusieurs émissions de
talk-show français.

Plusieurs résultats de ma thèse contredisent cette vision de la télévision manipulée par


des programmateurs échappant à tout contrôle. Le rôle de l’institution politique traverse ma
présentation historique des télévisions françaises et anglaises. Ma première conclusion est
que, lorsqu’on s’interroge sur le sens de l’évolution télévisuelle, il faut d’abord s’interroger
sur le rôle que l’exécutif souhaite lui donner. Les programmateurs télévisuels ont un rôle
secondaire sur cette évolution. La vision inquiétante proposée par Patrick Charandeau et
Rodolphe Ghiglione est finalement l’inverse symétrique de celle que propose Jean-Louis
Missika, qui voit l’avenir de la télévision comme le triomphe d’un « spectateur
programmateur » ludique et zappeur. Ces deux approches donnent à mon sens trop
d’importance aux jeux du marché dans un espace stratégique pour le jeu politique. Elles
laissent de côté le fait que les élus et les membres de l’exécutif n’ont aucun intérêt à se priver
de ces institutions que sont les chaînes publiques. L’importance, en France comme en
Angleterre, qu’a pris la télévision dans la cohésion de l’imaginaire national, permet au
contraire d’envisager le maintien à l’avenir d’une télévision publique, chargée de certaines
missions institutionnelles, que le personnel politique se conserve les moyens de saisir. Il ne
s’agit pas de céder à une vision orwelienne, et de supposer que les acteurs politiques
cherchent à contrôler la télévision pour y diffuser ses messages en direction de la masse. Mais
de considérer que, comme tout espace social prestigieux, le petit écran fait l’objet d’une
compétition entre acteurs influents pour y être vu sous leur meilleur jour.

Le débat politique médiatique, un espace de distinction

L’intervenant-type du débat médiatique n’a en effet rien d’une personne ordinaire. De


part et d’autre, les terrains que j’étudie sont traversés, occupés par divers membres des classes
supérieures. Ces acteurs interviennent le plus souvent dans les affaires politiques sur le mode
de l’entre-soi et de la cooptation : dirigeants de médias et rédacteurs en chef sont ainsi
sollicités pour inviter, puis recevoir aux débats les personnes les plus titrées. Les interactions
publiques donnent à voir à quel point les professionnels « signifient » aux participants que
leurs invités importants comptent plus que d’autres. A la télévision, à la radio, dans la presse

442
quotidienne, la présence des personnalités « imposantes » impose une discrétion sur le
fonctionnement du débat. Cet état de fait rend difficile l’appréhension de l’espace social du
débat politique comme « terrain » ethnographique. Cette difficulté m’a amené à construire
une théorie de l’interprétation de ces interactions : l’ethnographe du débat médiatisé ne peut
pas tout voir ni tout entendre, dans un espace social où l’entre-soi tend à cacher la plupart des
interactions stratégiques. Il peut en revanche circonstancier et nommer les situations
publiques les moins confidentielles, celles dont il est le témoin, et s’interroger sur la façon
dont les acteurs se positionnent.

Le débat médiatique est un espace pris entre une définition publique, selon laquelle
tous les intervenants naissent et demeurent égaux en dignité, et une définition plus discrète
selon laquelle certains invités ont un plus grand poids politique, économique ou médiatique.
L’espace « médiatisable », au carrefour des interactions publiques et privées, est
particulièrement saisi par cette contradiction interne. Pour l’ethnographe des systèmes
médiatiques, l’attention portée à cet espace « médiatisable » constitue un terrain privilégié
dans lequel on peut à loisir multiplier les observations, et caractériser les relations entre
journalistes et représentants des classes supérieures.

Les travaux de Monique et Michel Pinçon-Charlot ont décrit de manière à la fois


précise et extensive les logiques de positionnement spatial et de fonctionnement en réseau
fermé des membres des classes supérieures. Leurs efforts pour définir précisément « la
bourgeoisie », groupe social disparate en apparence et souvent négligé par les analyses
sociologiques, leur ont permis d’établir dans une perspective bourdieusienne et marxiste que
ce groupe constitue bien une classe sociale5 9 9 . A leur lecture, fore est de constater que les
membres de cette classe travaillent à leur maintien dans les positions dominantes par une
sociabilité soigneusement contrôlée. Sociabilité familiale, éducative, mais aussi indispensable
sociabilité mondaine dont fait partie la fréquentation des débats. Espace de grande visibilité,
le débat médiatique est un lieu où les membres des classes supérieures peuvent à la fois être
vu comme des acteurs distingués, et faire démonstration de leur valeur. On les convie à une
sorte de « duel » sur papier, sur les ondes ou sur écran, duel modalisé pour rendre possible la
présence de millions de « témoins ». Quel que soit le média support de cette scène sociale, le
principe est le même : le « débat » comme échange d’arguments sur une question sociale entre
citoyens est régulièrement re-modalisé en jeu où l’on démontre sa puissance.

599 Cf. Michel et Monique PINÇON-CHARLOT, Voyage en grande bourgeoisie, Paris, Presses Universitaires
de France, 1997.

443
Le débat médiatisé a sans doute cette fonction. Se réduit-il pour autant à cela ? Ces
acteurs hautement titrés interviennent dans un espace réputé ouvert, transparent. La définition
officielle de cette arène contrarie la logique mondaine. On y parle sans cesse de démocratie,
régime où chaque citoyen peut théoriquement interpeller les responsables sur les affaires
publiques. Cette dimension politique complique l’archétype de la démonstration publique
grand-bourgeoise. Quel que soit le média support, encore une fois, les acteurs des classes
supérieures tiennent leurs conciliabules à l’écart des curieux, s’efforcent de nouer des contacts
privilégiés avec « l’élite des journalistes », écartent ceux qui ne font pas partie de leur monde.
La logique du « pare-engagement » joue à plein, et crée dans ces espaces sociaux des petits
groupes refermés sur eux-mêmes qui s’épient du regard. Seuls les journalistes, organisateurs
de cette étrange « cocktail démocratique », ont la possibilité de louvoyer d’un groupe à
l’autre. Le rôle des journalistes comme pivot dans les relations entre les classes supérieures et
le jeu démocratique est un point important de ma thèse. Je montre que la logique d’entre-soi
démontrée par leurs travaux se double d’une logique de démonstration de soi dans des arènes
démocratiques. Cette démonstration de soi échappe dans une certaine mesure à l’entre-soi.
Les organisateurs des débats politiques invitent face aux ministres, aux industriels, aux
personnalités de premier plan, des figures plus ou moins profanes, plus ou moins
« ordinaires » représentatives de la condition de citoyen.

Erik Neveu a bien rappelé le surgissement de ces « personnes ordinaires » dans une
émission de L’heure de Vérité : entre autres interactions, il décrit comment un piéton filmé
depuis un trottoir interpelle l’invité, ministre ou chef de parti. L’émission qu’il étudie
représente un passant ordinaire. Ma thèse s’est attachée à rechercher dans mes « terrains »
d’autres interactions de ce type. En particulier, j’ai relevé l’importance dans ces arènes
d’acteurs qui, sans être « ordinaires » – intervenant sous le signe de leur catégorie sociale, ils
parlent depuis une certaine condition – sont représentatifs du « français moyen » en ce qu’ils
sont désaffilié du fonctionnement partisan. Les débats politiques médiatiques instaurent par là
une relation duelle entre ces acteurs et la vie politique. D’un côté, on les présente comme de
simples interlocuteurs du politique, dénués donc a priori de toute responsabilité. De l’autre, ils
occupent une place dans un espace public, et se retrouvent par là même responsables de leur
rôle. Sur ce point, ma thèse souligne que ces acteurs sont assignés à une position responsable.
Sans mandat, ils représentent une voix légitimée par le dispositif médiatique. Pour assumer ce
rôle de responsable mandaté par personne d’autre que soi-même, ils puisent dans le double
réservoir de la fréquentation des médias, et des ressources de leurs repères professionnels.

444
L’ethnographie d’un rituel politique

L’ethnographie que je développe dans ma thèse m’amène à conclure que le débat


télévisé est un affrontement dont, par principe, personne n’est sensé sortir perdant. Ni match,
ni duel, c’est avant tout un rituel d’identification, au cours duquel les acteurs portent haut les
couleurs et les idées de ceux qui les regardent. Le professeur, le député, l’éducateur acquièrent
une toute autre stature en s’y produisant face à aux personnalités, aux idées qu’on leur oppose.
Le débat est une cérémonie. On ne risque donc pas d’y tomber sous les coups de celui qu’on
vous oppose. Le principal danger est de ne pas respecter le rituel qui entoure cette opposition.

Le débat est une cérémonie. Les acteurs rejouent des scènes préparées, éprouvées à
l’avance. Comme dans toute cérémonie publique, la réitération sert à réaffirmer des valeurs
partagées par les différents courants de la société. Elle sert également à grandir ceux qui en
sont les porte-parole. Les intervenants portent la parole collective. On y parle au nom et à la
place de ceux qui regardent. On y fait parler le public, en représentant le débat qui oppose ses
parties. Le principal danger est de ne pas respecter le rituel qui entoure cette opposition. Le
rituel du débat télévisé se déroule comme une suite d’épreuves prévisibles. Chaque épreuve
offre à l’acteur l’occasion de dérouler sa performance. Les adversaires s’adressent des
critiques, des droits de réponse. A chaque échange, les débatteurs se grandissent
mutuellement. Si l’un d’entre eux refuse les termes de l’épreuve, ou s’il critique l’organisation
du rituel, il s’interdit de profiter de ce jeu de rétributions.

Les participants à ces débats développent des compétences spécifiquement


télévisuelles et médiatiques d’argumentation spectaculaire. Le système d’invitations et de
mise en scène vise à valoriser et sélectionner ces compétences. Celles-ci une fois validées par
des épreuves, leurs possesseurs peuvent se mettre en commun. Ensemble, ils créent un monde
social plus ou moins homogène dans lequel s’organise une sociabilité structurée. Tout
prétendant à une intervention dans cette arène doit prendre en compte cette sociabilité
collective. Ces « discussions publiques médiatisées » sont un rituel dont la finalité est de
mettre en scène des émotions. Les personnes invitées à débattre suscitent et jouent ces
réactions, ces sentiments. C’est ainsi que le débat télévisé instaure un lien de familiarité entre
le spectateur et le fait politique débattu.

Cette thèse répond à la problématique suivante : « quelles compétences les


intervenants d’un débat télévisé doivent-ils mobiliser pour participer à sa mise en scène ? ».

445
D’un point de vue ethnographique, j’ai étudié la mise en scène du débat. Soit la manière dont
les intervenants participent à la construction d’un catalyseur de compétences médiatiques. J’ai
cherché pourquoi et comment ce catalyseur prenait la forme impressionnante d’un échange
critique en direct. Les systèmes, les arguments qui s’opposent dans ces débats impressionnent.
Les intervenants les manient avec une aisance magique. Pour autant, cette scène ne se
construit pas « en direct », comme sa mise en scène le suggère. Ses éléments sont agencés en
amont. Les débats sont structurés, avant leur diffusion, par un système de sélection et de
socialisation. Sélection des acteurs compétents, que les journalistes repèrent dans les autres
médias. Socialisation plus ou moins poussée des participants aux exigences du pugilat
télévisuel.

Ma thèse est centrée sur un objet majeur de la sociologie du journalisme, même si sa


portée ne se borne pas à ce terrain-là. J’affirme que le débat télévisé est pour l’essentiel un
rituel d’identification. Or, le débat est un objet central du système médiatique. Les acquits de
ma thèse peuvent donc être appliqués à de nombreux autres formats de médias. Mon travail
étudie la logique de grandissement à l’œuvre dans les débats télévisés. Cette logique traverse
toute l’activité médiatique, puisque les invités des débats y accèdent en fréquentant d’autres
médias. Ma thèse décrit enfin la construction par les protagonistes de ces débats d’un lien
d’identification avec les spectateurs. Il ne s’agissait plus de prouver qu’il n’y a pas vraiment
de conflits dans les débats médiatiques. Mais de partir du principe que de nombreux
dispositifs sociaux limitent et euphémisent la possibilité du conflit, pour créer ensemble une
scène sociale où les spectateurs peuvent « être parlés », s’ils le souhaitent, par les différents
intervenants. En ce sens, mes conclusions s’appliquent à de nombreuses situations publiques,
et dépassent le strict terrain de la sociologie du journalisme. Elle me permet de chercher des
rituels d’identification dans les espaces qu’explore la sociologie des classes supérieures. Mon
explication des mécanismes d’évitement et de convergence vers la scène du débat offre un
cadre pour comprendre de nombreux points de passage et de confrontation d’acteurs de
différents corps sociaux.

Dans le champ précis de la sociologie des médias, mon travail s’est appuyé sur la thèse
d’Eric Darras. Pour ce chercheur, le « magazine de télévision » reproduit, dans la hiérarchie
de ses invitations, les rapports de force existant dans le monde politique. Lorsque je cherche
les compétences mobilisées pour participer à la mise en scène médiatique, je creuse deux
points auquel on porte d’habitude peu d’intérêt. D’une part, qu’est-ce que les compétences des
invités font à cette mise en scène du politique ? D’autre part, qu’est-ce que les exigences des

446
invitants changent à la promotion du personnel politique ? Pour le dire simplement : pourquoi
et comment, à dignité égale, tel politique est invitée et pas l’autre. Autre enjeu, répondre à la
thèse de Sébastien Rouquette, qui relève que les débats télévisés ont cessé graduellement
d’opposer des arguments, des opinions, pour entrer ces quarante dernières années dans l’ère
de l’échange d’informations. Mon étude de la socialisation des débats télévisés permet de
révéler et de décrire la grammaire normative dans laquelle est prise l’interaction. J’explique
pourquoi il est primordial d’éviter les conflits ouverts entre invités d’opinion opposée,
notamment en axant le débat autour d’échange inoffensif d’informations.

Les implications démocratiques de la représentation médiatique

Les débats politiques dans les médias sont des arènes politiques, aussi entretiennent-
elles avec le jeu démocratique une relation dialectique : elles changent avec lui, et contribuent
à le faire changer. Le fait que des questions politiques et sociétales soient aujourd’hui
publiquement débattues par des élus mais aussi des chefs d’entreprise, des intellectuels, des
acteurs et auteurs à succès est le signe d’une torsion singulière du jeu politique contemporain.
Le processus de différenciation des tâches politiques est aujourd’hui complexifié par
l’intensification des rapports entre le champ politique stricto sensu et les sphères de
l’administration publique, de l’économie, de la culture etc. Ce qui pose en termes nouveaux la
question : qui gouverne la société en dernière instance ? Le problème est posé par Bernard
Manin dans ses Principes du gouvernement représentatif : la discussion de problèmes
spécifiques n’est plus cantonnée comme elle a pu l’être au parlement, ou plus récemment aux
comités de concertation entre partis et groupes d’intérêts organisés. Elle est portée devant le
public. Ainsi, la forme du gouvernement représentatif qui émerge aujourd’hui se caractérise
par l’apparition d’un nouveau protagoniste de la délibération publique, l’électeur flottant et
informé, et d’un nouveau forum de cette délibération, les médias.

En France comme en Angleterre, ces trente dernières années se sont caractérisées par
un très net retrait de l’Etat de son périmètre traditionnel : grandes entreprises privatisées,
mécénat culturel transféré au secteur privé, toute-puissance de l’exécutif arraisonné à
l’horizon européen. Ce mouvement a contribué à offrir une importance politique consistante à
des acteurs maintenus jusqu’ici dans l’ombre des élus. Ecrivains et artistes légitimes à
exprimer et prescrire les inclinaisons de publics par ailleurs désaffiliés des attaches partisanes.
Entrepreneurs intronisés pourvoyeurs d’abondance – tout au moins exorcistes du spectre de la

447
pénurie – dans un contexte où l’équitable répartition des marchandises forme le noyau central
de notre projet de société. Ces acteurs et d’autres encore interviennent au cours des épisodes
saillants du jeu politique – c’est le cas au cours des émeutes de 2005 – et investissent, entre
autres arènes, les débats politiques dans les médias. Ils y formulent des accusations, y
reçoivent des critiques, faisant ainsi exister leur cause et leur personne comme représentative
d’un courant d’opinion. Dans un contexte doublement problématique, celui de l’incertitude du
jeu politique français et celui d’émeutes sans porte-parole, ces acteurs de la scène publique
illustrent en actes la dimension de « coup de force symbolique » du phénomène représentatif,
tel qu’il est décrit par Pierre Bourdieu. Le représentant intervient, faisant par là même exister
« son » groupe, rattachant à sa personne les manifestations ultérieures de ses membres.

Coup de force symbolique, cette démarche représentative est le contraire d’une prise
de pouvoir par la force. C’est en étroite collaboration avec les metteurs en scène, ainsi
qu’avec les autres intervenants du cadre médiatisé, que ces représentants déroulent leur rôle.
La description et l’interprétation des différents « putschs » symboliques effectués en douceur
au début des émeutes montrent l’importance de la coopération, du respect de la grammaire des
débats par les protagonistes. Tous acceptent de jouer leur rôle dans une partition définie en
étroite collaboration avec les journalistes organisateurs. Il n’y a qu’une demi-douzaine de
façons possibles de penser ces événements. Toute personne voulant pleinement se distinguer
dans ces arènes devra accepter cette contrainte. Il faudra également qu’il respecte les formes,
celles qui préservent le grandissement mutuel des participants. Si parmi eux il s’en trouve un
qui, à l’instar des loutres étudiées par Bateson au zoo de Chicago, cesse de « jouer à mordre »
pour se mettre à mordre réellement, celui-là risque des sanctions pouvant aller jusqu’à
l’exclusion du jeu. Si l’idéal-type de cette attitude – et de ses conséquences – est illustrée par
la prestation de Samir Mihi à Mots Croisés, ma thèse offre plusieurs exemples d’acteurs ayant
confondu le « coup de force symbolique » subtilement défini par Bourdieu avec l’abordage de
l’arène médiatique sabre au clair.

Coopération avec les autres acteurs, respect de la mise en scène, la représentation


politique dans les débats a tout d’une construction. On retrouve ici l’idée formulée par Patrick
Champagne, selon laquelle les personnalités de la scène publique « font l’opinion » en
collaboration avec experts et journalistes. Pour autant, ma thèse propose plusieurs inflexions à
son modèle. Au cours d’épisodes aussi peu structurés que les émeutes, par exemple, on se sert
très peu des sondages ou de l’expertise pour faire parler le public. La représentation des
opinions publiques passe bien plutôt par l’expression d’une émotion pour restructurer les

448
perceptions du vécu ou les attentes concernant l’avenir. Les cadres de l’action, les univers
symboliques de référence sont plus souvent construits sur la proximité du public avec les
émotions qu’il met en scène qu’avec une supposée « consistance » de l’opinion publique.
Sans doute, le contexte dramatique des émeutes influe-t-il sur ces résultats. Les débats portent
sur un phénomène peu encadré par les acteurs politiques traditionnels, dramatisé par les
images d’incendie et de violence véhiculés par les médias. Il n’en reste pas moins que cet
épisode n’est qu’une accentuation de la tendance contemporaine des leaders d’opinion à
« jouer » l’émotion de leur public pour se poser en reflet légitime de leurs préoccupations.

Il ne s’agit pas pour autant de prétendre que les débats politiques dans les médias sont
entrés dans une ère « postmoderne », une indifférenciation générale entre acteurs politiques,
vedettes du petit écran et intellectuels médiatiques. Ces transformations de la représentation
médiatique laissent intactes la plupart des invariants du discours du pouvoir sur lui-même. Les
interventions politiques que je rassemble dans mon étude de cas – Valls, Aeschimann,
Sarkozy, Tapie – ont toujours pour objet de légitimer, comme le souligne Christian Le Bart
dans son discours politique, leur participation au pouvoir en rapportant à leur activité le
maximum d’effets bénéfiques. Pour autant, ce discours politique s’autorise cet emprunt à la
rhétorique des autres participants, celle de jouer et d’affirmer qu’on partage une émotion
vécue par le public. On retrouve dans cette mise en scène partagée une tendance du jeu
politique à intégrer le public à une histoire vécue, un produit imaginaire, qu’à convaincre par
des idées, des chiffres et des programmes. C’est l’hypothèse défendue par le livre de Christian
Salmon, qui décrit la vogue contemporaine du Storytelling chez les acteurs politiques des
deux côtés de l’Atlantique. Il s’agit d’intégrer le public à un univers, à une histoire cohérente
dans laquelle il aura sa place, et à parcourir cette histoire d’émotions que ce public peut
partager ou ressentir. Le public est ensuite supposé ressortir convaincu que cette histoire est
bien réelle, et enfin placer sa confiance entre les mains du narrateur.

Au-delà de cette technique particulière, l’importance de l’émotion dans le débat


politique médiatique agit comme un prisme qui décompose cette entité sociale en trois
composantes principales. La composante marchande, d’abord. Intégré à un univers médiatique
concurrentiel, le débat et la parole politique qu’il abrite sont tenus de captiver leur public.
Même s’il n’a rien à « vendre » à proprement parler, le personnage du débat intervient dans
un média qui, lui, doit vendre son spectacle au milieu d’une foule croissante de vendeurs. De
là cette exigence de plaire, pour laquelle le partage éphémère d’une émotion est le plus court
chemin. La composante politique ensuite. La présentation de l’acteur comme représentant

449
légitime d’une émotion donnée procure notoriété et légitimité. Dans les sociétés modernes
saturées de messages, la capacité d’être compris instantanément par la transmission d’un
affect procure une autorité bien plus sûre que celle qui peut naître d’une démonstration
logique, toujours susceptible d’être oubliée ou contredite. La dimension médiatique enfin,
comme transmission d’une représentation construite – donc signifiante – du réel. Ce jeu de
paroles autour d’un événement d’actualité investit de nombreuses ressources contribuant à
construire une communauté imaginée. Un nombre considérable d’objets médiatiques – livres,
journaux, émissions et reportages audiovisuels – sont mis à contribution pour construire un
objet cohérent, cathartique. Là, des émotions contradictoires sur un événement donné se font
face sans que soit rompu le cadre commun qui lie les participants au public. En ce sens, le
débat médiatisé tient sur sa capacité à garantir un support légitime de transmissions
d’émotions politiques, de sorte que celles-ci ne soient pas investies dans d’autres activités
contradictoires avec l’ordre social.

Les évolutions de ma recherche

Cette recherche, dont j’ai consigné les résultats dans ma thèse, a évolué au cours du
temps. Sur deux points essentiels. La notion d’épreuve, et l’importance donnée aux personnes
ordinaires.

L’évolution de la notion d’épreuve. J’étais parti d’une démarche de sociologie des


épreuves inspirée de Boltanski et Thévenot. Je me demandais comment les organisateurs des
émissions construisent leur épreuve de justification. Or, l’entrée sur le terrain m’a amené à
comprendre le débat télévisé comme une cérémonie. Comme tout rituel, le débat est un objet
fragile, dont les préparatifs sont entourés d’un voile de mystère. Difficulté pratique lorsqu’on
choisit la méthode ethnographique, l’enquête participante : l’objet d’étude se dérobe, les
portes se ferment. Difficulté pratique intéressante, puisqu’elle pose une question sociologique
plus générale. Que se passe-t-il lorsqu’un chercheur demande à des acteurs d’un rituel
politico-médiatique d’expliquer leur pratique, hors de toute situation officielle ? La réponse
des protagonistes des débats était très claire. Ils ne s’y intéressent pas ou peu, ça leur fait
prendre des risques inutiles. Un problème pour les sociologies de l’épreuve, où les acteurs
sont sensé se construire par et pour l’épreuve de justification. J’ai trouvé chez Goffman et son
analyse microsociologique de l’évitement les moyens de compléter et d’enrichir cette théorie
des épreuves. L’idée étant qu’une suite d’épreuves jalonne le parcours du postulant à la

450
représentation médiatique. C’est dans le franchissement, ou l’apprentissage des compétences
nécessaires pour franchir ces épreuves, que l’acteur apprend progressivement la grammaire
ordonnant entre elles les parties du rituel.

L’importance des personnes ordinaires. L’ethnographie de ces débats s’est faite en


situation de tension politique. Je suis entré dans mon terrain proprement dit en novembre
2005. Au cours de cette « crise des banlieues », comme l’appellent les commentateurs. Or, la
mise en scène des émissions que j’observe connaît des changements soudains. Plusieurs
acteurs qui n’étaient pas familiers des émissions – éducateur, sociologue, père de famille – y
font entendre leur voix. Pour dire quoi, comment ? Quelle représentation de l’homme « sans
qualité » viennent-ils jouer ? Ces changements m’orientent plus résolument vers cette
hypothèse : ces débats sont un lourd dispositif rituel, dans lequel il est difficile d’insérer
spontanément des intervenants nouveaux. Je m’oriente alors vers l’histoire de cette
construction du lien représentatif via la télévision. Soit les circonstances qui ont amené
responsables de télévision, journalistes, personnel politique et experts représenter
conjointement les courants supposés de l’opinion publique. Cette histoire des débats télévisés
m’a amené à distinguer deux manières très différentes d’aborder la mise en scène du débat
politique.

En France, les conditions politiques et sociales de construction du débat télévisé


conduisent progressivement les professionnels de la mise en scène du débat politique à
adopter une mise en scène « représentative ». Quelques personnes, mandatées et identifiables,
viennent sur le plateau réaliser la performance d’incarner les différents courants supposés de
l’opinion publique. Ces vingt dernières années, les journalistes français se tournent
progressivement vers une mise en scène « participative » qui incorpore des « personnes
ordinaires ». Le format de débat télévisé reste pourtant l’affaire des professionnels, et
l’introduction des outsiders dans le jeu des débats médiatiques se fait sur le mode de
l’innovation soigneusement contrôlée.

En Angleterre, l’évolution des débats médiatiques part d’une interdiction. Celle faite à
l’audiovisuel de mettre en scène des débats politiques portant sur les délibérations de la
Chambre des Communes, passée à la postérité sous le nom de Fortnight Rule. C’est la
naissance de l’émission de radio Any Question, qui organise sur le mode convivial une
rencontre entre MP’s et auditeurs de la BBC. Le décor est planté pour une représentation de
l’opinion publique sur le mode anonyme et interchangeable de l’auditeur lambda interpellant

451
le citoyen. Un demi-siècle d’audiovisuel britannique verra cette formule se prolonger, se
reproduire à la télévision (Question Time), et construire un modèle de relation entre médias et
publics qui intègre les transformations successives de la BBC.

La réponse à ma problématique finale

Aussi, puisque ma problématique était « quelles compétences la mise en scène de la


discussion télévisée mobilise-t-elle ? ». J’ai répondu en quatre points.

Premier point, une réflexion sur le sujet sociologique. Un problème se pose


aujourd’hui à tout individu confronté à une situation médiatique, et même publique. Les
démocraties modernes mettent en présence des individus égaux en droit, bien qu’inégaux en
positions et en compétences. Mon travail montre que le sujet, l’acteur, peut acquérir et investir
des compétences de mise en scène de soi pour espérer contourner les clôtures sociales,
fondées sur la classe, le genre et l’origine.

Second point, mon histoire comparée des débats politiques en France et en Angleterre.
Deux cultures politiques et médiatiques, deux mises en scène de l’opinion publique. En
France, représenter l’opinion fait l’objet d’une performance : quelques personnes, qualifiées,
identifiées, sont conjointement invitées à la représenter. De Face à la presse à Mots Croisés,
le dispositif se raffine mais change assez peu. Dans les débats anglais, on privilégie une mise
en scène autour de la personne ordinaire. D’Any Question à Question Time, l’opinion
publique est jouée par des intervenants anonymes, supposés interchangeables.

Troisième point, l’organisation de ces débats. Le débat télévisé, en charge de faire


parler le public, retient plusieurs constantes d’organisation. Il s’agit en France comme en
Angleterre de faire fonctionner un dispositif symbolique d’identification. Régisseurs, chargés
de communication, maquilleurs, maintiennent l’ordre symbolique des intervenants et
conservent à la scène du débat son statut d’espace régi par un échange de parole. Tous se
mobilisent au service des subtilités du protocole et de l’urgence du temps qui file.

Quatrième et dernier point, l’interprétation des débats lorsqu’ils traitent les violences
urbaines de novembre 2005. La soudaineté de l’événement « émeute » met en valeur les
compétences des journalistes à construire un rituel où se déploient les composantes de
l’opinion publique. L’événement prend une ampleur imprévue. Difficile d’inviter les
d’émeutier sur le plateau. Tant pis. Les journalistes feront quand même parler les émeutiers,

452
en sollicitant les invités disponibles. Ici en suscitant les mimiques d’un Bernard Tapie. Ou là,
en évoquant les chiffres et les arguments des invités de Mots Croisés. Les pages « Débats »,
écrites, se distinguent de la production télévisuelle. Elles seules feront exister un débat sur le
« potentiel révolutionnaire » de ces émeutes. La question de la compétence permet de
comprendre que c’est bien à une performance symbolique que les co-constructeurs du débat
télévisé se livrent. C’est au prix de cette performance que s’obtient la prise de parole au nom
de ceux qui écoutent, qui lisent ou qui regardent.

453
Bibliographie

18. Thèses, ouvrages scientifiques

• Marc ABELES, un ethnologue à l’Assemblée, Paris, Odile Jacob, 2000.


• Alain ACCARDO (dir.), Journalistes précaires, journalistes au quotidien, Marseille,
Agone, 2007.
• Pierre ALBERT, La presse française, Paris, La Documentation française, 1979, p. 25.
• Didier ANZIEU, Le Moi-peau, Bordas, Paris, 1985.
• Howard BECKER, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985.
• Loïc BLONDIAUX et Yves SINTOMER, Politix, vol. 15, No.57, 2002.
• Luc BOLTANSKI, Laurent THÉVENOT, De la justification. Les économies de la
grandeur, Paris, Métailié, 1991.
• Luc BOLTANSKI, Eve CHIAPELLO, Le nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard,
2001.
• Luc BOLTANSKI, La Condition Fœtale - Une Sociologie De L'engendrement et de
L'avortement, Paris, NRF essais, 2004.
• Pierre BOURDIEU, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1987
• Pierre BOURDIEU, Esquisse d'une théorie de la pratique, Paris, Seuil, 1972.
• Pierre BOURDIEU, Esquisses pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004.
• Pierre BOURDIEU, La Misère du monde, Paris, Le Seuil, 1993.
• Pierre BOURDIEU, Propos sur le champ politique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon,
2000.
• Pierre BOURDIEU, Sur La Télévision, Paris, Raisons d’Agir, 1996.
• Jérôme BOURDON, Haute fidélité. Pouvoir et télévision, 1935-1994, Paris, Le Seuil,
1999.
• Jérôme BOURDON, Histoire de la télévision sous De Gaulle, Paris, Anthropos/INA, 1990.
• Asa BRIGGS, The BBC. The first fifty years, Oxford, Oxford University Press, 1985.
• Hervé BRUSINI et Francis JAMES, Voir la vérité, Paris, PUF, 1985.
• John CAIN, The BBC, 70 years of broadcasting, London, BBC edition, 1992.
• Michel CALLON, Pierre LASCOUMES, Yannick BARTHE, Agir dans un monde
incertain, Seuil, La couleur des idées, 2001.
• Sabine CHALVON-DEMERSAY et Dominique PASQUIER, Drôles de stars. La
télévision des animateurs, Paris, Aubier, 1990.
• Patrick CHAMPAGNE, Faire l'opinion, le nouveau jeu politique, Paris, Minuit, 1990.

454
• François CHATEAURAYNAUD, Prospero, une technologie pour les sciences humaines,
Paris, CNRS éditions, 2001.
• Andrew CRISELL, An Introductory History of British Broadcasting, London, Routledge,
1997, p. 169.
• Fabrice D'ALMEIDA et Christian DELPORTE, Histoire des médias en France, Paris,
Flammarion, 2003.
• Eric DARRAS, L'Institution d'une tribune politique. Genèse et usages du magazine
politique de télévision, thèse de doctorat de science politique, université de Paris 2, 1998.
• Charlotte A.DAVIES, Reflexive Ethnography : A Guide to Researching Selves and Others,
London, Routledge, 1999 ;
• Damien DE BLIC et Cyril LEMIEUX (dir.), A l’épreuve du scandale, Politix, n° 71, 2005.
• Philippe DESCOLA, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, Bibliothèque des
sciences humaines, 2005.
• Nicolas DODIER, Leçons politiques de l’épidémie de Sida, Paris, Presses de l’EHESS,
2003.
• Marianne DOURY, Le débat immobile. L'Argumentation dans le débat médiatique sur les
parasciences, Paris, Kimé, 1993.
• Émile DURKHEIM, Éducation et sociologie, Paris, PUF, 1989, p. 67.
• Alain EHRENBERG, La fatigue d'être soi. Dépression et société, Paris : Odile Jacob,
1998.
• Jean-Pierre ESQUENAZI, L’Ecriture de l’actualité. Pour une sociologie du discours
journalistique, Grenoble, PUG, 2002, p. 12.
• Jean-Pierre ESQUENAZI, Télévision et démocratie. Le politique à la télévision française,
1958-1990, Paris, PUF, 1999.
• Patrick EVENO, Histoire du journal Le Monde, 1944-2004, Paris, Albin Michel, 2004.
• Patrick EVENO, Le Monde, 1944-1995. Histoire d'une entreprise de presse, Paris, Le
Monde Editions, 1996.
• Patrick EVENO, Le Monde, une histoire d’indépendance, Paris, J-C Lattès, 2002.
• Marc FERRO, 1956, Suez. Naissance d'un tiers-monde, Paris, Complexe, 2006.
• William FOOTE WHYTE, Street corner society. La structure sociale d'un quartier italo-
américain, Paris, La Découverte, 1995.
• Bastien FRANÇOIS et Érik NEVEU (dir.), Espaces publics mosaïques, acteurs, arènes et
rhétoriques des débats publics contemporains, Rennes, PUR, 1999.
• Sigmund FREUD, Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, Paris, 1962.
• Jacques GERSTLE, Les effets d’information en politique : VIème congrès de l’AFSP,
Paris, l’Harmattan, 2001.
• Erving GOFFMAN, La Présentation de soi. La Mise en scène de la vie quotidienne I,
Paris, Minuit, 1973.
• Erving GOFFMAN, Les Cadres de l’expérience, trad. Paris, Minuit, 1991

455
• Erving GOFFMAN, Les rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974.
• Erving GOFFMAN, Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975.
• Claude GRIGNON, Jean-Claude PASSERON (dir.), Le savant et le populaire, Paris, Le
Seuil, 1990.
• Jürgen HABERMAS, L'espace public : archéologie de la publicité comme dimension
constitutive de la société bourgeoise, Payot, Paris, 1997.
• Emmanuel HOOG, Jean-Michel RODES (Dir.), Pierre Bourdieu et les médias : Huitièmes
Rencontres INA-Sorbonne, 15 mars 2003, Paris, L'Harmattan, 2003.
• Nicolas HUBE, Décrocher la « Une », Strasbourg, PUS, 2008.
• Nicolas KACIAF, Les métamorphoses des pages Politique dans la presse écrite française
(1945-2000), soutenue le 15 décembre 2005 sous la direction de M. Philippe Braud.
• Jean-Claude KAUFMANN, L’Entretien compréhensif, Paris, Armand Colin, 2008.
• Raymond KHUN, The media in France, London, Routledge, 1995
• Colin LACEY, The Socialization of Teachers, London, Methuen, 1977.
• Bruno LATOUR, Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte,
2006.
• Bruno LATOUR, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’Etat, Paris, La
Découverte, 2002.
• Bruno LATOUR, Le métier de chercheur, regard d’un anthropologue, Paris, INRA
édition, 2001. p. 64.
• Jacques LE BOHEC, Les mythes professionnels des journalistes, Paris, L'Harmattan, 2000.
• Béatrix LE WITA, Ni vue, ni connue, Approche ethnographique de la culture bourgeoise,
Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1988.
• Cyril LEMIEUX, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail
journalistique et de ses critiques, Paris, Métailié, 2000.
• Jacques LEUREZ (dir.), Le Thatchérisme : doctrine et action, Paris, Presses de la FNSP,
1989.
• Sonia LIVINGSTONE, Peter LUNT, Talk on Television, London, Routledge, 1994.
• Bernard MANIN, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1997.
• Dominique MARCHETTI, « Contribution à une sociologie des transformations du champ
journalistique dans les années 80 et 90. A propos “d'événements sida” et du “scandale du sang
contaminé” », thèse de sociologie sous la direction de Pierre Bourdieu, Ecole des hautes
études en sciences sociales, 15 décembre 1997.
• Michel MATHIEN, Les journalistes et le système médiatique, Paris, Hachette, 1992.
• Maxwell MC COMBS, Setting the Agenda: The News Media and Public Opinion,
Cambridge, Polity Press, 2004.
• Marshall Mc LUHAN, Pour comprendre les médias, réédition Seuil, 1977.
• Jean-Louis MISSIKA, Dominique WOLTON, La folle du logis ; la télévision dans les
sociétés démocratiques, Paris, Gallimard, 1983.

456
• Ralph NEGRINE, Television and the press since 1945, Manchester, Manchester University
Press, 1998.
• Noël NEL, A fleurets mouchetés: 25 ans de débats télévisés, Paris, la Documentation
Française, 1988.
• Noël NEL, Le Débat télévisé, Paris, Armand Colin, 1990.
• Erik NEVEU, Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte, 2001.
• Nicolas OFFENSTADT, Stéphane VAN DAMME, (dir.), Affaires, scandales et grandes
causes. De Socrate à Pinochet, Paris, Stock, 231-247, 2007.
• Jean-Gérard PADIOLEAU, Le Monde et le Washington Post. Précepteurs et
Mousquetaires, Paris, PUF, 1985.
• Patricia PAPERMAN, Ruwen OGIEN, La couleur des pensées. Sentiments, émotions,
intentions, Paris, Éditions de l'EHESS, 1995.
• Robert E. PARK, Le journaliste et le sociologue, Paris, Le Seuil, 2008.
• Sylvie PIERRE, Jean d’Arcy, une ambition pour la télévision (1913-1983), Paris,
L’Harmattan, 2003.
• Michel et Monique PINÇON-CHARLOT, Voyage en grande bourgeoisie, Paris, Presses
Universitaires de France, 1997.
• Bernard PUDAL, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de
la Fondation nationale des sciences politiques, I989.
• Jacques RANCIÈRE, Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998.
• Rémi RIEFFEL, L’élite des journalistes, Paris, Presses universitaires de France, 1984
• Sébastien ROUQUETTE, L'espace social télévisé. Logiques sociales, professionnelles et
médiatiques des débats télévisés, thèse sous la direction de François Jost, professeur
d'information et de communication à l'Université Paris III-Sorbonne Nouvelle.
• Sébastien ROUQUETTE, Vie et mort des débats télévisés, Ina/ de Boeck, 2002.
• Denis RUELLAN, Le professionnalisme du flou. Identité et savoir-faire des journalistes
français, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1993.
• Jacques SIRACUSA, Le corps des reporters et la forme des reportages approche
sociologique des actualités télévisées, Dir. Jean Claude Combessie. Université Paris 8, 1999.
• Jacques SIRACUSA, Le JT, machine à décrire. Sociologie du travail des reporters à la
télévision, Bruxelles, INA/De Boeck, 2001, p. 17-18.
• Jean-Luc SWITALSKI, La BBC pendant la Seconde Guerre mondiale : rôle et fonction.
Thèse de doctorat de l'université Lille III, janvier 1996, et Cécile VALLEE, La BBC, outil de
propagande gouvernementale pendant la Seconde Guerre mondiale (1938-1943). Thèse de
doctorat de l'université Rennes II, octobre 1995.
• Max WEBER, Économie et société, Trad. Paris, Réédition, Plon, 1995.
• Yves WINKIN, Anthropologie de la communication, Paris, Seuil, 2001.

457
19. Mémoires de fin d’étude, articles scientifiques

• Marc ABÉLÈS, « Anthropologie des espaces politiques français », Revue française de


science politique, 1988, Volume 38, No 5, p. 807-817.
• Philippe AGUINALIN, Questions à domicile : monographie d'une émission politique de la
télévision des années quatre-vingt, 1985-1989 », mémoire de DEA d'Histoire du XXe siècle
dirigé par Jean-Noël JEANNENEY ; Paris, IEP, 2001.
• Serge ANTOINE et Jean OULIF, « La sociologie politique et la télévision », Revue
française de science politique, 1962, Vol.12, N° 1, p. 129 – 144.
• Stéphane BEAUD, « L'usage de l'entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour “l’entretien
ethnographique” », Politix, 1996, N°35, p. 226 – 257.
• Frédéric BLIN, « Les secrétaires de rédaction et les éditeurs de Libération, Des journalistes
spécialisés dans le journal », Réseaux N°111 –2002/1.
• Luc BOLTANSKI, Marie-Noël GODET, « Messages d'amour sur le Téléphone du
dimanche », Politix, 1995, No.31, p. 30–76.
• Luc BOLTANSKI, Yann DARRÉ, Marie-Ange SCHILTZ, « La dénonciation », Actes de
la recherche en sciences sociales, 1984, Vol. 51, p. 3 – 40.
• Pierre BOURDIEU, « Le rire des évêques », in Raisons Pratiques – Sur la théorie de
l’action, Paris, Seuil, 1994.
• Jérôme BOURDON, « L’archaïque et la postmoderne. Éléments pour l’histoire d’un peu
de télévision », dans Penser la télévision (dir. François Jost et Jérôme Bourdon), Actes du
Colloque de Cerisy-la-Salle, Paris, INA-Nathan, 1998, p. 16.
• Kees BRANTS, « “Qui a peur de l'infotainment ?” : La politique saisie par le
divertissement », Réseaux, 2003, No. 118, p. 135-166.
• Michael BURAWOY, « Revisits : An Outline of a Theory of Reflexive Ethnography »,
American Sociological Review, 2003, Vol. 68 (October), pp. 645-679.
• Dominique CARDON, « Comment se faire entendre ? Les prises de parole des auditeurs de
RTL », Politix, 1995, No.31.
• Pierre CHAMBAT, « Télévision et culture politique », Vingtième Siècle, 1994, No. 44, p.
79-86.
• Hélène CHAMBOREDON, Fabienne PAVIS, Muriel SURDEZ, Laurent WILLEMEZ,
« S’imposer aux imposants », Genèses, n° 16, juin 1994, p 114-132.
• Patrick CHAMPAGNE, « Qui a gagné ? Analyse interne et analyse externe des débats
politiques à la télévision », Mots, Les langages du politique, 1989, Vol. 20, p.20.
• Patrick CHAMPAGNE, Dominique MARCHETTI, « L'information médicale sous
contrainte. A propos du «scandale du sang contaminé» », Actes de la recherche en sciences
sociales, 1994, no 101-02, pp. 40-62.
• COLLECTIF, « Débats sur un livre – Mauvaise presse de Cyril Lemieux », Réseaux
No.105, 2001.
• Andrew CRISELL, « Broadcasting : Television and Radio », in Jane STOKES, The Media

458
in Britain - Current Debates and Developments, London, MacMillan Press, 1999.
• Andrew CRISELL, « Television and broadcasting since 1959 », An introductory history of
british broadcasting, London, Routlege, 1997.
• Eric DARRAS, « Le “pouvoir médiacratique ?” — Les logiques du recrutement des invités
politiques à la télévision », Politix, n° 3.
• Éric DARRAS, « Les bienséances de l’échange politique. Naissance du magazine politique
de télévision », Politix, No. 37, 1997, p. 9-24.
• Éric DARRAS, » Un paysan à la télé. Nouvelles mises en scène du politique », Réseaux,
No.63, Paris, CNET, 1994, p. 75-100.
• Luc DE HEUSCH, « Anthropologie et science(s) politique(s) », Raisons politiques, No. 22,
2006, p.23-48.
• Gilles DELEUZE, « A propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général »,
Minuit n°24, Paris, mai 1977.
• Paul J.DI MAGGIO, Walter W. POWELL, « Le néo-institutionnalisme dans l'analyse des
organisations ? », Politix, 1997, vol. 10 No.40, p. 113-154.
• Hélène ECK, « Radio, culture et démocratie en France, une ambition mort-née (1944-
1949) », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, No. 30, 1991, pp. 55-67.
• Michael FOUMELI, « Effets des technologies nouvelles sur les médias, les journalistes, la
diffusion de l'information et les professionnels des relations publiques », Médiaspouvoirs,
No.42, 1996, p.94-100.
• Isabelle GAILLARD, « De l’étrange lucarne à la télévision, Histoire d’une banalisation
(1949-1984) », Vingtième siècle, n° 91, 2006, p. 9 à 23.
• Tuchman GAYE, « Objectivity as Strategic Ritual ». American Journal of Sociology,
n°77(4), 1972, p. 66-79.
• David GUÉRANGER, « A propos de trois problèmes pratiques de l’écriture sociologique.
La retranscription d’un entretien par Pierre Bourdieu », Enjeux (et) pratiques de l’écriture en
sciences sociales. Journée d’étude de l’école doctorale de Paris I, 22 & 23 septembre 2006.
• Claudine HAROCHE, « Position et disposition des convives dans la société de cour au 17e
siècle. Éléments pour une réflexion sur le pouvoir politique dans l'espace de la table », Revue
française de science politique, 1998, Vol. 48, No.3, p. 376 – 386.
• Nicolas HUBE, Nicolas KACIAF, « Les pages « Société »... ou les pages « Politique » en
creux. Retour sur des conflits de bon voisinage », in Ivan CHUPIN, Jérémie NOLLET, dir.,
Journalismes et dépendances, coll. Cahiers politiques, Paris, L’Harmattan, 2006.
• Philippe JUHEM, « La participation des médias à l'émergence des mouvements sociaux :
le cas de SOS-Racisme », in Réseaux n° 98, 1999.
• Sylvain LAURENS, « “Pourquoi” et “comment” poser les questions qui fâchent ? »,
réflexions sur les dilemmes récurrents que posent les entretiens avec des « imposants »,
Genèses n° 69, Paris, Belin, décembre 2007.
• Manuela LATERMANN, « construire la réalité médiatique », mémoire de fin d’étude de
l’université de Liège sous la direction d’Yves WINKIN, 1986-1987.
• Brigitte LE GRIGNOU, Erik Neveu, « Intimités publiques. Les dynamiques de la politique

459
à la télévision », Revue française de science politique, 1993, Vol. 43, No. 6, p. 940-969.
• Jean-Baptiste LEGAVRE, « Le débat télévisé Mitterrand/Chirac de 1988 raconté par
plusieurs de ses acteurs », Politix, 1990, No.9, p. 86-93.
• Cyril LEMIEUX, « Autorités plurielles : le cas des journalistes », Esprit, mars-avril 2005,
101-114.
• Cyril LEMIEUX, « Les journalistes, une morale d'exception ? », Politix, 1992, No.19, p. 7-
30.
• Claude LEVI-STRAUSS, » Histoire et ethnologie », Anthropologie structurale, Paris,
Plon, 1958.
• Marie-Françoise LÉVY, « À la découverte des Français – 1957-1960. Remarques sur un
tour de France » in Télévision et espace régional : politiques, productions, représentations
(1949-1997), colloque de l'INA à Aix en Provence, les 25-26-27 septembre 1997.
• Guy LOCHARD, « Penser autrement l’histoire de la communication télévisuelle »,
L'Année sociologique, 2001/2, N°51, pp. 439 à 453.
• Peter LUTN et Paul STENNER, « The Jerry Springer Show as an emotional public
sphere », Media, Culture and Society, vol. 27, n°1, 2005, pp. 59-81.
• Peter LUTN et Paul STENNER, « un public actif, un téléspectateur critique », Hermès,
n°11/12, 1992, pp. 145-157.
• Philippe MARLIÈRE, « The rules of the journalistic field : Pierre Bourdieu's contribution
to the sociology of the media », European Journal of Communication, vol.13:No.2, p.219-234
• Armand MATTELART et Erik NEVEU, « Cultural Studies's Storie. La domestication
d’une pensée sauvage ? », Réseaux, 1996, No. 80.
• Marcel MAUSS, « Les techniques du corps », Journal de Psychologie, 32, 1936, p. 3-4.
• Dominique MEHL, « La télévision de l’intimité », Le Temps des Médias 2008/1, N° 10, p.
265 à 279.
• Erik NEVEU, « L'Heure de vérité ou le triangle de la représentation », Mots N°20, 1989,
pp.57-73.
• Erik NEVEU, « De l'art et du coût d'éviter la politique », Réseaux n°118, 2002-3, p. 95-
134.
• Erik NEVEU, « La Communication Politique : Un chantier fort de la recherche française »,
Polis, N°5, 1998.
• Erik NEVEU, « Les sciences sociales face à l'espace public, les sciences sociales dans
l'espace public », in Isabelle PAILLART (dir.), L'Espace public et l'emprise de la
communication, Grenoble, Ellug, 1995.
• Monique et Michel PINÇON-CHARLOT, « Pratiques d'enquête dans l'aristocratie et la
grande bourgeoisie: distance sociale et conditions spécifiques de l'entretien semi-directif »,
Genèses, n°3, mars 1991, pp. 120/133.
• Louis PINTO, « L’espace public comme construction journalistique. Les auteurs de
‘‘tribunes’’ dans la presse écrite », Agone, n°26/27, 2002 ; pp.151-182.
• Max REINERT, « Alceste, une méthode statistique et sémiotique d’analyse de discours ;
Application aux “Rêveries du promeneur solitaire” », La Revue française de Psychiatrie et de

460
Psychologie Médicale, V.49, 2001p. 32-36.
• Marc RELIEU et Franck BROCK « L'infrastructure conversationnelle de la parole
publique. L'analyse des réunions politiques et des interviews télédiffusées », Politix, 1995,
No.31, p. 77-112.
• Violaine ROUSSEL, « Les magistrats dans les scandales politiques », Revue française de
science politique, 1998, Vol. 48, No 2, p. 245-273.
• Paddy SCANNEL, « L'intentionnalité communicationnelle dans les émissions de radio et
de télévision », Réseaux, No. 68, 1994.
• Paddy SCANNEL, « Public Service Broadcasting : the History of a Concept », in Edward
BUSCOMBE, British Television – a Reader, Oxford University Press, 2000. p. 45-62.
• Jean VIET, « La notion de rôle en politique », Revue Française de Sciences Politiques,
1960, Vol. 10, No.2, p. 309-334.
• Gaël VILLENEUVE, Engagements et distanciations dans l'écriture journalistique.
L'exemple des « analyses » des correspondants à Bruxelles du quotidien Le Monde. Mémoire
de DEA de sciences politiques sous la direction d'Yves SINTOMER, Université Paris 8, juin
2004.
• Gaël VILLENEUVE, Le traitement journalistique d'un fait économique. L'exemple du
traitement du passage à l'Euro par le quotidien Libération. Mémoire de maîtrise de sciences
politiques sous la direction d'Henri MALER, Université Paris 8, septembre 2003.
• Max WEBER, « Allocution prononcée en 1910 à Francfort-sur-le-Main à l’occasion des
premières assises de la sociologie allemande », in Réseaux No.51, Paris, HSP, 1992.
• Yves WINKIN, « La notion de rituel chez Goffman : de la cérémonie à la séquence »,
Hermès, n°43, 2006, pp. 69-76.

20. Autres ouvrages cités

• Jean-Michel APHATIE, Liberté, égalité, réalité, Paris, Stock, 2006.


• Stéphane BEAUD, Joseph CONFAVREUX, Jade LINDGAARD, La France invisible,
Paris, La Découverte, 2006.
• Hervé BOURGES, Une chaîne sur les bras, Paris, Seuil, 1987.
• Michaël BOWEN, Any Questions ?, London, Robson Books, 1981.
• Daniel CARTON, Bien Entendu, c’est Off, Paris, Albin Michel, 2003.
• Michèle COTTA, Les miroirs de Jupiter, Paris, Fayard, 1986.
• David CROTEAU, William HOYNES, By Invitation Only: How the Media Limit Political
Debate, New York, Common Courage Pr 1994.
• Robin DAY, Day by Day: A dose of my own hemlock, London, Kimber, 1975 et Grand
Inquisitor London, Pan Books, 1990.
• Geoffroy DE LAGASNERIE, L’Empire de l’université. Sur Bourdieu, les intellectuels et
le journalisme, Paris, Amsterdam, 2007.
• Jacques GANDOUIN, Guide du protocole et des usages, Paris, Le livre de Poche.

461
• Jean GUISNEL, Libération, la biographie, Paris, La Découverte, 1999.
• Serge HALIMI, Les Nouveaux Chiens de Garde, Paris, Raisons d'Agir, 1997.
• Patricia HOLLAND, The Angry Buzz, London, Taurus, 2005.
• Michael LEAPMAN, Last Days of the Beeb, London, HarperCollins, 1986.
• Pierre PÉAN et Christophe NICK, TF1, un pouvoir, Paris, Fayard, 1997.
• Pierre PEAN, Philippe COHEN, La Face cachée du Monde, Paris, Mille et une nuits,
2003.
• David PICKERING, « Panorama », in Encyclopedia of television, Fitzroy Dearborn,
Chicago and London, 1997.
• David PICKERING, « Richard Dimbleby », in Encyclopedia of television, Fitzroy
Dearborn, Chicago and London, 1997.
• David PICKERING, « Robin Day », in Encyclopedia of television, Chicago and London,
Fitzroy Dearborn, 1997.
• Philippe RIDET, Le président et moi, Paris, Albin Michel, 2008.
• Edouard SABLIER, La Création du « Monde », Paris, Plon, 1984.
• Roger-Gérard SCHWARTZENBERG, L'Etat-Spectacle. Essai sur et contre le Star-System
en politique, Paris, Flammarion, 1977.
• Loïc WACQUANT, Corps et âme, Paris, Agone, 1998.

462
Annexe 1 - Détail des terrains et des entretiens

21. Les émissions auxquelles j’ai assisté depuis le


public

J’ai effectué une observation à l’émission Ripostes, une observation à l’émission Cent
Minutes pour convaincre, une observation à l’émission A vous de juger, trois observations au
Grand Jury RTL et douze observations à l’émission Mots Croisés. Je présente ici le seul détail
des émissions Mots Croisés et Le Grand Jury » auxquelles j’ai assisté.

21.1. Mots Croisés

DATE SUJET
11.04.2005 Référendum : les vrais enjeux.
18.04.2005 Referendum : pourquoi le non monte
16.05.2005 Referendum : la drôle de campagne
30.05.2005 Pourquoi les français disent non ?
31.10.2005 Quand la banlieue brûle
14.11.2005 Banlieues : et maintenant ?
(autour de l’intervention télévisée de Jacques Chirac)
28.11.2005 Alcool : santé contre lobby
12.12.2005 La France est-elle vraiment laïque ?
9.01.2006 Mitterrand et nous.
23.01.2006 Outreau : les témoignages..
20.02.2006 La France manque-t-elle d’immigrés ?
27.03.2006 CPE, Villepin, les réformes : quel avenir ?

21.2. Le Grand Jury

DATE INVITE
11.12.2005 Philippe Douste-Blazy
18.12.2005 Marie-Georges Buffet
29.01.2006 Thierry Breton
1.05.2006 Marine Le Pen

22. Détail des entretiens exploités

22.1. JOURNALISTES

Jean-Michel APHATIE (RTL).

463
Jess BRAMMAR (Question Time).

Gilles BORNSTEIN (France 2 – Mots Croisés).

Sylvain CYPEL (Le Monde).

Sophie GHERARDI (Le Monde).

Laetitia LEGENDRE (France 2).

Anne LORRAINE (RTL).

Peter PRESTON (The Observer).

Nathalie SAINT-CRICQ (France 2 – Mots Croisés).

Pierre-Luc SEGUILLON (RTL).

Laurène SERVENT (France 2 – Mots Croisés).

Marcel TRILLAT (France 2).

Sylvia ZAPPI (Le Monde).

22.2. INVITES

« ALEXANDRE » (Etudiant à Assas – Mots Croisés).

Tony BENN (Invité à Question Time).

Jean-Luc BENHAMMIAS (Invité à Mots Croisés).

Karim JIVRAJ (Invité à Mots Croisés).

XXX (Invité du Monde – a exigé l’anonymat).

Marine LE PEN (Invitée du Grand Jury-RTL).

Samir MIHI (Invité Mots Croisés).

Stéphane POCRAIN (Invité Mots Croisés).

22.3. TECHNICIENS

Tony DAOULAS (Régisseur Mots Croisés).

Eric FRESLON (Réalisateur LCI).

« VÉRONIQUE » (Maquilleuse Mots Croisés).

464
Annexe 2 – tableau d’analyse des pages « Débats »

J’ai reproduit dans les pages qui suivent le tableau qui m’a permis d’interpréter la
logique interne des articles des pages « Débats » consacrés aux « émeutes » de novembre
2005, et publiés à intervalle très courte pendant ces émeutes. Les colonnes du tableau
reprennent les éléments de chaque article qui m’ont paru signifiant pour interpréter leur
logique interne, et leur relation aux autres articles. Ainsi, en plus des éléments naturels
d’identification de chaque papier soit les colonnes (« Auteur », « Date de parution »), j’ai
ajouté une présentation de la « signature » de l’auteur, c'est-à-dire de la mise en scène
négociée de l’auteur tel qu’il présente ses propos (« Fonction spécifiées dans l’article »). J’y
ai ajouté trois notions définissant les grands axes de sa thèse (« Objet critiqué », « Objet
défendu », « Proposition au public »).

Cette mise en forme des articles des pages « Débats » correspond assez étroitement à
la manière dont Luc Boltanski code les formes d’accusation présentées au journal Le Monde.
Avec deux aménagements. D’une part, je n’étudie que des articles qui ont été publiés, et qui
ne sont pas supposés commettre de « faute de grammaire » dans leur démarche de
dénonciation. D’autre part, j’étudie un petit nombre d’articles avec une visée plus modeste
que la sienne. Je ne cherche pas l’esquisse d’une « forme générale de la critique », mais une
interprétation qualitative des différentes critiques soutenues dans ce temps court des émeutes.
D’où mon choix de ne pas coder les critiques selon leur taille (« grande taille », petite taille »)
et de préciser les objets de la critique (Ainsi par exemple, Alain Touraine critique « le “moi
national” Français et ses « blocages », se proposant de l’élargir via l’ouverture de la société
aux sciences sociales, qui « aideront à sortir du cercle vicieux de l'exclusion, de l'enfermement
communautaire et de la répression »).

J’ai fait dans le corps de ma thèse une interprétation de ce tableau, lui-même


interprétation des textes en question. La reproduction du tableau sur lequel j’ai bâti ma thèse,
ainsi que les références et les méthodes qui m’ont permis de le bâtir contribueront, je l’espère,
à en circonstancier les conclusions.

465
Auteur Fonction spécifiées dans Date de Objet critiqué Objet défendu Proposition au public
l’article (signature) parution
Nicolas Sarkozy Ministre d’Etat, ministre de 7/11/2005 La politique « angélique et calamiteuse » du La politique du Ramener « l’ordre et la sécurité dans ces
l’intérieur et de gouvernement socialiste. gouvernement. territoires trop longtemps laissés à
l’aménagement du territoire La « tribune » offerte la veille dans Le Les victimes. l’abandon » en poursuivant la politique mise
Monde, « à des propos et des commentaires en œuvre.
qui relèvent de la polémique »
Le « crime organisé » et les « trafics
mafieux » qui « règnent en maître » dans les
« zones interdites »
Alain Touraine Sociologue 8/11/2005 Le « moi national » Français et ses La reconnaissance L’ouverture de la société aux sciences
« blocages », relayés par ses « institutions ». des différences en sociales, qui « aideront à sortir du cercle
La « tradition coloniale » de la société France vicieux de l'exclusion, de l'enfermement
française. communautaire et de la répression ».
Ceux qui pensent que l’amélioration de
l’emploi et le rétablissement des relations
de proximité sont plus importantes que la
reconnaissance des différences.
Charles Rojzman Psychothérapeute - Charles 10 /11/2005 Les « filtres idéologiques » qui « empêchent La recherche des « Créer une véritable intelligence collective
Rojzman, enseigne la la divulgation d'informations importantes » « informations qui permettrait de comprendre la complexité
psychologie des actions « L'absence de formation, de préparation et pertinentes » et l'interdépendance des phénomènes ».
interculturelles à l'université d'accompagnement des agents en situation Une « démocratisation de la parole et de
Nancy-II. Il anime aussi des difficile », et « le caractère anachronique l'intelligence »
sessions de formation pour d'un fonctionnement institutionnel qui
les agents de la fonction n'utilise pas l'intelligence et la créativité des
publique en banlieue. agents de base ».

JEAN-CLAUDE Président de Réussir 11/11/2005 L’exclusion géographique des villes où son Les initiatives de Soumettre « les principes » affichés par la
BARROIS aujourd'hui : Jean-Claude association intervient. l’association dont il société française à « la réalité » vécue.
Barrois a fondé avec d'autres Le rejet du voisinage est président
cadres des secteurs public et La suspicion de la police La réputation des
privé l'association Réussir Le manque de moyens de l’Education jeunes de banlieue.
aujourd'hui, qui offre un nationale. Les désirs
tutorat à des lycéens dans la Le fait que la France soit « partiellement « normaux »
Seine-Saint-Denis. ghettoïsée » d’intégration des
jeunes de banlieue.
La clarté du
diagnostic sur le
malaise vécu.

466
KARIM AMELLAL Essayiste. Karim Amellal, 11/11/2005 « L'analyse sociologique » qui « explique la Le « sens profond » « Une refonte profonde de la politique dite,
27 ans, auteur de violence par le chômage, la précarité, la de l’actuel selon une formule malheureuse, "
Discriminez-moi ! Enquête relégation et la ghettoïsation ». « déferlement de d'intégration". Celle-ci doit être adaptée à la
sur nos inégalités, éditions « Le racisme latent, l'ampleur des barbarie ». réalité d'une France multiculturelle et
Flammarion, 364 pages discriminations raciales, la puissance des Le sentiment « des multiconfessionnelle »
2005. mécanismes ségrégatifs, la défaite de gens qui souffrent « promouvoir la diversité culturelle partout
l'école, la panne de valeurs et de symboles d'être enfermés de où celle-ci est absente, c'est-à-dire dans
mobilisateurs, notre incapacité chronique à l'autre côté de la l'ensemble des lieux où s'incarne aujourd'hui
réduire les inégalités et à accepter la France » le pouvoir : la haute fonction publique, la
diversité culturelle ». sphère politique, les grandes entreprises, les
grandes écoles.
Yamina Benguigui, Yamina Benguigui, cinéaste 11/11/2005 Les enfants d’immigrés tentés par « les La France, « notre Construire « une mémoire collective pour un
Alima Boumédiene- Alima Boumédiene-Thiery, discours de haine » contre « ce pays que pays » avenir ensemble en insistant plus que jamais
Thiery, Dounia sénatrice Dounia Bouzar, nous avons construit ensemble » sur des références communes qui permettent
Bouzar, Sapho sociologue Sapho, chanteuse Les responsables politiques tentés « comme de nous unir.
dans les années 1980, de faire l'économie Eviter « les phénomènes d'exaltation de
des remises en questions sociétales ». groupes qui nourrissent les idéologies de
rupture ».
FRANÇOISE BLUM Françoise Blum, historienne 11/11/2005 Ceux qui se limitent à avoir « peur » des Ce mouvement qui a Reconnaître ces émeutes comme « un
et ingénieur au CNRS. émeutiers, qui les jugent « irresponsables » fait de ces jeunes mouvement social ».
dans la manifestation de leur colère, qui « en quelques
voient « derrière leur révolte l'ombre des heures et quelques
imams ». soirées d'incendies
des acteurs, des
acteurs de cet
espace public qu'on
leur recommandait
d'intégrer tout en
leur en déniant
l'accès ».
MICHEL TUBIANA Avocat, Michel Tubiana est 11/11/2005 La loi sur l’état d’urgence « recourir à un « Quelques millions Une « véritable mobilisation de toutes les
président d'honneur de la texte provenant de la guerre d'Algérie à de personnes », forces qui rejettent les discours d'élimination
Ligue des droits de l'homme. l'égard de populations souvent issues de « une partie de la du gouvernement et notamment du ministre
l'immigration, c'est dire un peu plus qu'elles population » de l'intérieur ».
ne sont toujours pas françaises » Une « véritable campagne pour le respect,
Les violences, qui « atteignent les plus pour l'égalité et pour les droits civiques »,
pauvres d'entre nous » et qui « ne « afin que les actes des gouvernants cessent
débouchent sur rien ». de contredire la devise de la République.
Le « cynisme des nantis qui transforme le Une « responsabilité collective de créer un
civisme en gardien de leurs privilèges » projet qui offre un avenir à tous ».

467
ALEXANDRE Alexandre Caeiro appartient 12/11/2005 Les responsables politiques qui « n'ont pas Ceux qui souhaitent (Article pédagogique)
CAEIRO au Groupe de sociologie des hésité » à discourir sur « l'islam " « comprendre le
religions et de la cité (CNRS authentique ", " de paix " et de " cohésion texte et la visibilité
- EHESS), et prépare une sociale " », faisant émerger une accrue de la " fatwa
thèse sur la construction de « distinction entre le bon et le mauvais concernant les
l'autorité islamique et la islam ». troubles qui
production de fatwas en Le « risque de voir apparaître en France et touchent la France "
Europe en Europe des lignes de fracture édictée, dimanche 6
importantes entre des conceptions novembre, par
différentes de l'islam parmi les L'Union des
musulmans ». organisations
islamiques de
France (UOIF).
Dominique Maillard Juriste 16/11/2005 L'éditorial du Monde daté du 9 novembre Le fait « que (Article pédagogique)
Desgrées du Loû 2005 » qui condamnait « sans appel le l'application des lois
gouvernement » qui venait de décréter l’état d'ordre public » ne
d’urgence. doit pas « dépendre
Les arguments de cet éditorial : le fait que de l'origine des
l’opinion « ignore la portée véritable » de fauteurs de
cette mesure et le fait que la promulgation troubles ».
de cette loi était une « poursuite de la
période coloniale ».
ALAIN BADIOU Alain Badiou, professeur 16/11/2005 L’« omniprésence du contrôle et de La légitimité de la Se rendre compte « de ce que signifie ce
émérite à l'Ecole normale l'arrestation dans leur vie ordinaire, ce révolte des jeunes grief »
supérieure, dramaturge et harcèlement sans trêve » émeutiers
romancier. L’Etat « pour lequel ce qu'il appelle l'ordre
Philosophe public n'est que l'appariement de la
protection de la richesse privée et des
chiens lâchés sur les enfances ouvrières ou
les provenances étrangères ».
JEANNETTE Juriste, Jeannette Bougrab 16/11/2005 La « désagrégation du lien social » et le Les « millions de « Une politique de développement
BOUGRAB est maître de conférences à « repli du groupe ». silencieux » qui économique ambitieuse, créatrice d'emplois
la Sorbonne, membre du Les « actes violents » vivent au quotidien et de richesses ».
Haut Conseil à l'intégration les « politiques désastreuses des pouvoirs une « réalité « Que les habitants de ces quartiers soient
et secrétaire nationale à publics à l'égard des territoires injuste » considérés comme des citoyens à part entière
l'UMP. défavorisés » avant d'être considérés comme des
allocataires sociaux »

468
Mehdi Ouraoui, Mehdi Ouraoui (24 ans, 16/11/2005 « Une triste réalité : la France est diverse, Les « ambitions « Ouvrir les formations d'excellence à la
Nicolas Serrie, Luis normalien), Nicolas Serrie ses élites ne le sont pas ». légitimes de jeunes diversité sociale » pour « assurer la
Vassy et Sheraz Gasri, (23 ans, polytechnicien), méritants et participation de tous les Français, même les
Pierre Singaravelou, Luis Vassy et Sheraz Gasri motivés » moins favorisés, aux responsabilités
Kyum Lee (25 et 28 ans, anciens élèves publiques ou entrepreneuriales »
de l'ENA), Pierre « Appliquer un traitement différencié aux
Singaravelou (28 ans, agrégé situations inégales, dans le respect du mérite
d'histoire), Kyum Lee (26 de chacun »
ans, IEP de Paris), sont « Valoriser les nouveaux modèles "
membres de la Conférence atypiques " de réussite scolaire par des
Périclès, visant à campagnes d'information ciblées ».
promouvoir la diversité
sociale dans l'enseignement
supérieur.
DIDIER PEYRAT Didier Peyrat, magistrat, 17/11/2005 Un article du Monde du 6 novembre 2005 Les « centaines de Se référer « Aux actes concrets, aux cibles
exerce au tribunal de grande intitulé « un mini-Mai 68 des banlieues ». milliers d'autres effectives »
instance de Pontoise (Val- Les commentateurs « qui reprennent, sans jeunes » « Luttons contre les causes. Bannissons les
d'Oise). Il a publié, en 2005, mauvaise conscience, sans scrupule, le qui » vivent en mots vulgaires, les insultes, la démagogie de
En manque de civilité procédé des pluriels généralisateurs : " les banlieue et n'y sont M. Sarkozy. Faisons de la prévention,
(Textuel). jeunes ", " les jeunes des banlieues ", " les pour rien » donnons les moyens à la justice des mineurs
jeunes issus de l'immigration "... » La majorité des de fonctionner, humanisons les prisons. Mais
un phénomène minoritaire, négatif, et qui jeunes, la majorité d'abord il faut vaincre le mal, à l'aide de ce
fabrique de l'injuste. des immigrés, la bien commun, précieux et fragile : le droit.
majorité des Avec notre police républicaine et l'appui des
Français habitants ».
ALAIN BENTOLILA Linguiste - Alain Bentolila, 17/11/2005 « Notre système d'intégration à la Les « populations Refuser « le confinement »
professeur de linguistique à française » qui a « engendré des lieux qui avaient en Faire que « l'établissement des cartes
l'université Paris-V- honteux de repliement et de relégation » commun d'être scolaires manifeste clairement la volonté de
Sorbonne « Notre école » qui accepte « que pour des pauvres et pour la ne plus accepter complaisamment l'existence
centaines de milliers d'élèves l'échec plupart de venir d'un " d'écoles poubelles ".
scolaire et social soit une fatalité » ailleurs estompé et « Orienter les aides particulières que l'on
confus » destine aujourd'hui aux " zones prioritaires "
vers l'amélioration de l'environnement de
l'enfant »
« Etre d'une exigence absolue sur la probité
intellectuelle que tout élève devra posséder
en entrant au collège

469
FRANÇOIS-XAVIER Doctorant en philosophie, 17/11/2005 « Les sociologues, pressés par les médias » Le « libre arbitre », Interroger le raisonnement sociologique en
AJAVON chargé de cours à l'université qui « fournissent à la chaîne des la « maîtrise de nous demandant, « à la manière de Galilée
Paris-XII. explications à tous les maux du moment » leurs choix et de étudiant le système copernicien : ce dernier
Les articles de Jean-Marc Stébé (Le Monde leurs actions » par est-il vrai ou ne fait-il que " sauver les
du 11 novembre), de Fabien Jobart les émeutiers. phénomènes " ? »
(L'Humanité du 12 novembre) incrimine la
police, qui " cristallise "et de Patrick Jarreau
(Le Monde du 5 novembre 2005)
La causalité des sociologues, une " causalité
flasque ",
PAUL THIBAUD Philosophe - Paul Thibaud 18/11/2005 Les commentateurs qui postulent « une « mener une vie de « rendre à l'Etat une capacité de manœuvre
est l'ancien directeur de la étrangeté des lieux et des gens avec lesquels citoyens » perdue. »
revue Esprit il faudrait renouer des liens, établir des " « reprendre la main « une nouvelle politique européenne de la
médiations " en s'aidant de la police de pour préserver nos France », pour « savoir ce que nous voulons
proximité, des " associations " (dont on s'est chances d'exister de et pour l'Europe »
mis à attendre des miracles), voire des comme sujet
représentations communautaires » politique national. »
« nos gouvernements » qui « ne savent que
réagir et non plus agir », ayant « perdu le
goût et le sens de l'avenir qui leur donnerait
l'autorité de trier et de rationaliser les
demandes sociales »
« la perte de tout sentiment de maîtriser
l'avenir, de toute capacité de s'y projeter »
« Le déficit spirituel » français
ANDRÉ Philosophe 22/11/2005 « les insurgés » adeptes du « nihilisme » ? « juger chacun sur ses actes et non sur sa
GLUCKSMANN André Glucksmann, La presse qui, « pour éviter de regarder le génération ou son origine ethnique »
philosophe et écrivain. Son mal en face », « fait de la sémantique : le
dernier ouvrage : Le ministre aurait injurié l'ensemble des cités »
discours de la haine (éd. Le français qui « vote à 55 % contre
Plon 2004, 234 p. 18 €). l'Europe et mêle son bulletin avec ceux des
extrêmes et des racistes »
FABIEN JOBARD Sociologue 22/11/2005 « La tribune " Adeptes de la causalité Ses enquêtes de Comprendre que « la violence est devenue
Fabien Jobard, chercheur flasque " publiée dans l'édition du 17 sociologie l'instrument majeur d'un monde social où le
CNRS au Centre de novembre » de « M. Ajavon, doctorant en Des enquêtes pénal dessine le seul horizon politique
recherches sociologiques sur philosophie » d’autres sociologues intelligible. »
le droit et les institutions Le fait que l’auteur de cette tribune, qui le
pénales. critique, n’ait manifestement lu que le titre
de son article

470
FRÉDÉRICK FRÉDÉRICK DOUZET est 23/11/2005 « Les taux impressionnants de chômage, de Les habitants des « essayons surtout de mettre de côté notre
DOUZET maître de conférences en pauvreté, d'échec scolaire et même ghettos américains orgueil national pour tenter de mieux
civilisation américaine à d'incarcération des populations noires des auteurs d’émeutes comprendre, à la lumière de l'expérience
l'université de Cergy- ghettos » américains. américaine, ce qui s'est passé dans certaines
Pontoise et chercheuse de nos banlieues ».
invitée Fulbright à
l'université de Californie
Berkeley.

NOËL GOUTARD Chef d'entreprise Noël 26/11/2005 « les diplômés issus des banlieues » qui la seule intervention « susciter des vocations d'entrepreneur, et
Goutard, ancien dirigeant de « sont obligés d'accepter des emplois sous- des pouvoirs voir naître dans les cités des entreprises de
Valeo, est président de NG qualifiés » publics, qui tendent services, commerciales, ou industrielles, qui
Investment. à créer d'éternels leur apportent une activité économique et des
assistés. emplois ».

« Les offices HLM donneraient à leurs


locataires la possibilité d'acheter leur
logement à un prix nominal et de
l'hypothéquer pour lever un emprunt
correspondant à un projet d'entreprise »

« La Poste pourrait développer ses services


financiers pour satisfaire d'autres besoins des
quartiers pauvres, tels que les transferts
d'argent des immigrés vers leurs pays
d'origine. «
RÉGIS DEBRAY Philosophe 26/11/2005 Les « bons esprits » qui « nous enjoignent « Les enfants à Rééditer l’ouvrage de Freud « Malaise dans
Régis Debray est écrivain et de ne pas " culturaliser " une crise dont les streetwear du rap et la civilisation »
philosophe. clés sont d'évidence le chômage et la du zapping » qui
ségrégation. » « ont pour repères
La publicité. Les Mass-Médias des marques de
blouson et de
chaussures »

471
REMI HESS Remi Hess est professeur en 30/11/2005 les pratiques d' " humiliation ordinaire " ou « Les policiers, mais renouer avec une culture et une socialité du
sciences de l'éducation à par cocktails Molotov interposés. aussi des corps dansant, de faire danser ensemble
l'université Paris-VIII, travailleurs sociaux, jeunes et moins jeunes des banlieues
auteur du " Que sais- je ? " des enseignants, des
Le Tango. psychologues, des
animateurs, des
jeunes chômeurs,
des étudiants, des
intervenants de tous
métiers (y compris
les boulangers et les
jardiniers
municipaux) »

472
Résumé – Mots-clé – rattachements

Résumé

J’éprouve dans ma thèse l’hypothèse selon laquelle les « discussions publiques


médiatisées » mettent en scène des émotions que les personnes invitées à débattre suscitent et
jouent, instaurant ainsi un lien de familiarité entre le spectateur et le fait politique débattu. Je
choisis pour objet d’étude les émissions Le Grand Jury, Mots Croisés, les pages « Débats » du
Monde et l’émission britannique Question Time. Je débute par une réflexion théorique sur mes
principales démarches de « terrain » : l’ethnographie des coulisses des débats et l’analyse du
sens des discours et des interactions sur le plateau. S’ensuit un bref rappel historique, nourri
de sources secondaires, liant l’histoire des débats français et anglais. Cette mise en
perspective m’amène à décrire l’organisation actuelle de ces débats, tels que je les ai suivis au
cours de mon ethnographie. Une première section décrit « l’organisation des rencontres »,
comment les salariés des débats accueillent les invités, l’autre décrit le « déroulement des
interactions » : comment les participants externes évoluent dans ces débats. Je termine par une
interprétation des discours tenus dans les trois terrains français. L’attention est portée sur la
manière dont sont grandis les intervenants au cours des émeutes de 2005, et sur le sens des
échanges qui y ont lieu. L’ensemble de ces réflexions m’amène à conclure que les débats
politiques dans les médias construisent un espace d’échange hybride, entre fidélité aux enjeux
politiques et exigence de plaire.

Mots-clé

Ethnographie du politique, Interprétation de contenu, Sociologie des médias,


Interactionnisme, Sociologie du discours politique, Sociologie des épreuves, Histoire des
institutions médiatiques.

Rattachements

Rattachement principal : Théories du politique, pouvoir et relations sociales,


Habilitation : EA – 2299, Directeur : M. Bertrand Guillarme, Adresse : Département de
Sciences politiques, 2 rue de la Liberté, 93526 Saint-Denis Cedex.

473
Rattachement secondaire : Cultures et sociétés urbaines (CSU) - UMR7112 CNRS,
Direction : Anne-Marie Devreux, Sous-direction : Hervé Serry, Adresse : 59-61, rue Pouchet -
75849 Paris Cedex 17.

474

Vous aimerez peut-être aussi