Vous êtes sur la page 1sur 10

Saint-Junien, un bastion anarchiste en Haute-Vienne (1893-1923)

par Christian Dupuy

Christian Dupuy nous livre ici un résumé de son passionnant ouvrage publié en 2003 et dont
nous avons parlé dans la rubrique « Parutions ». Il a été impossible à l’auteur d’annoter
précisément son article, mais toutes les références sont bien évidemment vérifiables dans son
livre.

Pelloutier.net

Au tournant du XIXème et du XXème siècle, la petite cité industrielle de Saint-Junien,


située dans le département de la Haute-Vienne à une trentaine de kilomètres du chef-lieu
Limoges, voit émerger un mouvement ouvrier qui en très peu de temps occupe le devant
de la scène sociale locale. Si les socialistes de la cité porcelainière tentent d’orchestrer
les premiers pas de la résistance ouvrière saint-juniaude, très vite un courant anarchiste
autochtone impose à celle-ci ses objectifs et ses méthodes. De 1901 à 1905, la ville vit au
rythme des grèves très dures qui se succèdent dans les principales branches de
l’industrie. Cette mainmise anarchiste n’est pas sans conséquence sur l’évolution
postérieure de la vie politique à Saint-Junien. En 1920 une municipalité communiste
s’installe pour de longues décennies.
Loin de constituer un épiphénomène, l’apparition et l’affirmation de cette mouvance
libertaire s’inscrit dans un processus national entamé depuis le début des années 1890
qui voit une grande majorité des partisans de la théorie anarchiste choisir de lutter dans
le cadre des syndicats, désormais perçus par beaucoup comme l’instrument par
excellence de la future révolution sociale. A l’aube du XXème siècle, impulsée par la
Fédération des Bourses du Travail et son principal dirigeant Fernand Pelloutier pour qui le
syndicat doit être « une école pratique d’anarchisme », cette conception domine le
mouvement syndical ouvrier français — et contribue à l’unifier —, supplantant celle des
partis socialistes qui subordonnent traditionnellement le syndicalisme au politique. La
Confédération Générale du Travail (CGT) fondée en 1895 et désireuse de rassembler sur
une base révolutionnaire toutes les organisations ouvrières du pays inscrit ainsi la
nouvelle orientation dans la réalité. A partir de 1902, la CGT incite la jeunesse ouvrière
française à s’organiser au sein de structures éducatives spécifiques. Il s’agit, précise La
Voix du Peuple, organe officiel de la Confédération, de « semer la graine révolutionnaire
qui, germant sur un terrain bien préparé, fournirait d’ici quelques années une génération
qui serait prête à s’approprier tout ce qui lui appartient, c’est-à-dire tout ». C’est
justement cette même année que se constitue à Saint-Junien un groupe de jeunes
libertaires, dénommé Germinal, qui s’impose immédiatement comme le moteur du
mouvement ouvrier local. S’il faut attendre l’année 1904 pour qu’une Jeunesse
Syndicaliste réclame officiellement son affiliation auprès du syndicat « adulte » des Cuirs
et Peaux de Saint-Junien, il ne fait pas de doute que dès son apparition, et malgré la
présence en son sein d’un courant individualiste (nous y reviendrons), le groupe Germinal
se veut un organisme de lutte spécifiquement anarcho-syndicaliste.
Les autorités publiques de la cité dénombrent une centaine de militants libertaires. Le
co-fondateur du groupe, Jean Bourgoin, évoque lui une soixantaine de « fidèles ».
Quarante-neuf d’entre eux ont pu être identifié. Cette liste fait ressortir une triple
homogénéité à caractère sociologique. Les militants sont jeunes : en 1904, 86% ont entre
seize et vingt-six ans. Ils vivent et travaillent tous au sein de la ville. Enfin, une écrasante
majorité exerce le métier d’ouvrier gantier. Cette dernière spécificité commande
d’évoquer la brutale mutation que connaît le bassin industriel saint-juniaud au cours de la
dernière décennie du XIXème siècle. L’orientation idéologique du mouvement ouvrier y
trouve, nous semble-t-il, en partie son origine.
 
Mutation et dualisme du paysage industriel
Grâce à la fabrication du papier et surtout au travail des cuirs et peaux, Saint-Junien
figure au second rang des centres industriels du haut-limousin dès le milieu du XIXème
siècle. Malgré la récession économique européenne qui suit, industries papetière,
mégissière et gantière connaissent une croissance continue mais toutefois modérée au
regard de l’impulsion spectaculaire des années 1890 permise par la reprise économique
générale. La seconde révolution industrielle bouleverse le monde artisanal de la
papeterie et surtout de la mégisserie qui se mue en secteur à forte concentration de
capitaux et de personnel. Deux patrons mégissiers avalent la plupart de leurs
concurrents. L’usine fait son apparition à Saint-Junien et entraîne la prolétarisation de
l’ouvrier mégissier. A l’inverse, malgré l’introduction de la machine à coudre et la
prégnance d’un marché mondial du gant orienté vers une standardisation croissante, le
mode de production de la ganterie demeure artisanal. Régie par une gestuelle
pluriséculaire, l’étape essentielle du processus de fabrication, la coupe, réclame une
main-d’œuvre très qualifiée. Acteurs économiques phares de cette industrie qui emploie
mille quatre cents personnes en 1903, trois cent vingt-six gantiers conservent la tradition
de l’ouvrier de métier à Saint-Junien. Sans doute traumatisée par le brutal changement
des conditions de travail des mégissiers, cette élite ouvrière se porte naturellement à la
tête du mouvement ouvrier local dès les premiers pas de celui-ci.
 
Naissance du syndicalisme
Corollaire de l’érection des usines en bordure de Vienne, le ressentiment ouvrier se
cristallise et trouve son expression dans le syndicalisme. La fondation du syndicat des
gantiers, le 10 décembre 1893, ouvre l’ère d’une résistance ouvrière. S’il se fond
quelques mois plus tard au sein du syndicat des cuirs et peaux qu’il a contribué à créer,
ses membres y demeurent les principaux animateurs. Ce sont quasi-exclusivement des
gantiers qui négocient avec les patrons mégissiers à l’occasion d’une grève dans ce
secteur en 1894. Les progrès en matière d’effectifs restent très minces : cent adhérents
en 1894 ; quarante pour les cuirs et peaux en 1900 et cent la même année pour la
chambre syndicale des gantiers qui a repris son autonomie. Il existe par ailleurs depuis
1894 un syndicat des ouvriers en bâtiment qui compte 45 membres en 1900. Le syndicat
des ouvriers papetiers ne verra le jour que l’année suivante. La croissance sensible des
ouvriers saint-juniauds syndiqués date de 1902, nous y reviendrons.
Ce démarrage quantitatif poussif n’empêche toutefois pas le mouvement ouvrier local
naissant de faire montre de dynamisme au point d’accueillir en 1895 le IIIème Congrès
national des mégissiers et de se déclarer à l’issue de celui-ci pour l’indépendance
syndicale et le principe de la grève générale chère à F. Pelloutier. Cette déclaration
témoigne de la rapide pénétration du ferment révolutionnaire au sein du principal
syndicat ouvrier de la cité. Si aucun document ne fait état de façon claire d’un activisme
spécifiquement anarchiste au cours des ces ultimes années du XIXème siècle, un certain
nombre d’indices accrédite la thèse de la présence de sympathisants, pour parler
prudemment. En 1894, le journal conservateur, L’Abeille de Saint-Junien, dénonce
comme anarchistes les fondateurs du syndicat des cuirs et peaux. Il semble toutefois qu’il
ne cherche ainsi qu’à discréditer ceux-ci au moment où la vague des attentats anarchistes
atteint son paroxysme à Paris. L’existence à Saint-Junien d’un Comité Socialiste
Révolutionnaire est autrement révélateur. Perçus par F. Pelloutier comme les
« pépinières de l’anarchisme », les groupes allemanistes comptent généralement en leur
sein nombre de sympathisants libertaires. En mars 1894, le commissaire de police signale
l’adhésion à ce club d’un limonadier anarchisant nouvellement débarqué de Paris. Lors
des élections législatives de mai 1898 des feuilles résumant le discours abstentionniste
prononcé par Sébastien Faure à Limoges l’année précédente circulent à Saint-Junien.
Enfin, en 1899, après une série de meetings dans la cité porcelainière, la conférencière
anarchiste parisienne Séraphine Pajaud se rend à Saint-Junien. Ce qui laisse
raisonnablement envisager la présence au sein de la petite cité de sympathisants.
Le voile se lève définitivement en 1901, date à partir de laquelle nous
disposons du Registre des procès verbaux des séances et délibérations de la
Chambre syndicale des ouvriers gantiers de Saint-Junien. Ce document offre
dès lors une grande lisibilité sur la mainmise progressive des libertaires sur le
groupement des gantiers et, partant, sur l’ensemble du mouvement syndical
saint-juniaud.En mai 1901, Jacques Rougier, futur membre de Germinal, fait
voter le déclenchement de la grève chez un patron gantier. Quelques mois plus
tard, à son initiative, on nomme une commission chargée de propagande
syndicale à domicile chez les non-syndiqués. En décembre de la même année,
Rougier, jusque-là simple adhérent, est élu en compagnie de Pierre Chaillat
(autre futur membre de Germinal) au bureau du syndicat. L’accroissement du
rôle des militants libertaires est concomitant d’une conscience ouvrière
grandissante qui s’exprime dans un mouvement revendicatif d’abord timide puis
de forte ampleur qui affecte les principales industries de la ville entre 1901 et
1905. Le secteur de la mégisserie est le premier touché. De brefs conflits
parsèment l’année 1901 jusqu’à ce qu’éclate, fin décembre, une grève qui
paralyse trois mois durant l’activité de la plus importante fabrique mégissière de
la ville (environ 300 grévistes). Le conflit se déroule dans un calme relatif sous
la conduite modératrice des deux médiateurs officiels, le délégué de la
Fédération des Cuirs et Peaux et le préfet de la Haute-Vienne. Excédés par
l’enlisement des négociations et l’essoufflement du mouvement, des jeunes,
gantiers pour la plupart, décident d’agir contre l’avis du comité de grève. Le 13
février, les portes de l’usine sont enfoncées et les « renégats » délogés avec
rudesse de leur poste de travail. C’est précisément à cette période qu’il est fait
état pour la première fois d’un militantisme anarchiste à Saint-Junien. Le journal
Le Réveil du Centre relate la soirée animée par la conférencière libertaire Marie
Murjas et les chansons « empreintes d’une forte note d’anarchisme »
entonnées par les organisateurs et quelques amateurs grimpés sur l’estrade au
moment de clôturer la soirée. La sortie de conflit négociée quelques jours plus
tard par les médiateurs se solde par une quasi défaite pour les grévistes, les
patrons refusant de réintégrer un certain nombre de meneurs ouvriers. Cet
échec conduit le prolétariat local à prêter une oreille attentive aux discours des
militants libertaires et à leurs conceptions en matière de lutte syndicale. Ceux-
ci, parallèlement, se dote au printemps 1902 d’une structure collective qui fait
montre immédiatement d’un dynamisme remarquable et qui va se révéler tout
aussi rapidement d’une grande efficacité.
Comité de grève des gantiers
(Jean Bourgoin est identifié sous la croix)
 
Un activisme débridé
Propagande écrite et orale
Les capacités de ses principaux animateurs et surtout l’activisme débridé de ses membres
expliquent en grande partie l’influence grandissante de Germinal. Désireux de dessiller
les yeux du prolétariat local sur sa condition, le groupe « dépensa, dixit son leader J.
Bourgoin, une activité propagandiste peut-être désordonnée, mais énorme », diffusant
avec ardeur les thèmes de l’antimilitarisme, de l’antiparlementarisme, de
l’anticléricalisme et sensibilisant la population ouvrière à l’action syndicale et à sa
finalité, la grève générale révolutionnaire.
S’ils ne se dotent pas d’une publication propre, les jeunes anarchistes propagent dans la
cité gantière toutes les publications révolutionnaires et surtout antiparlementaires de
l’époque : Les Temps nouveaux (Jean Grave), Le Libertaire (Sébastien Faure), l’Anarchie
(Libertad), La Voix du Peuple (l’organe de la CGT animé par Émile Pouget), la Guerre
sociale (Gustave Hervé), etc., ainsi qu’une multitude de brochures. De même, entre 1902
et 1908, tracts et affiches anarchistes inondent la ville et en recouvrent les murs. La
gendarmerie locale n’en finit pas de lacérer, décoller ou ramasser ces imprimés comme le
placard antimilitariste, Aux Jeunes soldats, diffusé en novembre 1904 et qui valut un
procès-verbal à J. Bourgoin. La propagande orale est tout aussi dynamique.
Dès 1903, les milieux libertaires de la capitale ont connaissance du dynamisme du
courant anarchiste saint-juniaud. Assurés d’y trouver un auditoire, les conférenciers font
de la petite ville limousine une étape obligée de leur tournée de propagandeà travers la
France. Dans leur sillage accourent des débatteurs socialistes, et non des moindres :
Jules Guesde, Marcel Cachin ou encore Jean Jaurès (en 1906). Saint-Junien devient
terre de mission et reflète alors le processus d’éveil politique qui touche à cette époque
la classe ouvrière française sous l’impulsion des socialismes. Entre 1902 et 1910,
Germinal organise la majorité de ces réunions publiques et contradictoires. Sébastien
Faure, Marie Murjas, Goldsky, Félicie Numieska, Ernest Girault, Louise Michel[1] se
relaient pour propager l’athéisme et l’antiparlementarisme parmi la population saint-
juniaude. En octobre 1904, c’est Georges Yvetot, de la CGT, qui vient promouvoir
l’éducation antimilitariste dans les organisations ouvrières. Il invite toutefois les conscrits
à se rendre dans les casernes pour y apprendre le maniement des armes. C’est au
contraire à la désertion qu’appelle le redoutable Libertad, directeur du journal
l’Anarchie, lors de la réunion publique qu’il anime le 26 août 1906.
A la voix puissante de ces professionnels de la parole, les jeunes anarchistes locaux
ajoutent la leur, n’hésitant pas à intervenir dans les réunions de leurs adversaires. Les
socialistes en particulier subissent la contradiction systématique des « antivotards ». En
octobre 1907, Marcel Cachin est ainsi violemment pris à parti par J. Bourgoin et J.
Rougier. De même les partisans du catholicisme social éprouvent-ils les plus grandes
difficultés à diffuser leur message parmi la population ouvrière. Les membres de Germinal
perturbent à ce point la conférence de Marc Sangnier, fondateur du Sillon, le 17 juillet
1904 que le commissaire de police présent doit abréger la réunion.
Toutefois l’outil de prédilection des jeunes libertaires est sans conteste la chanson
révolutionnaire. « Germinal, pendant sa courte vie, en fit une consommation et une
semence sans pareilles » se souvient J. Bourgoin. L’Hymne à l’anarchie, La Carmagnole
(remaniée à la sauce libertaire), l’Internationale, Ni Dieu ni Maître, Heureux temps,
Plaquons les casernes, etc. accompagnent toutes les manifestations de rue qui naissent au
moment des grèves et contribuent à fouetter la détermination du prolétariat local au
même titre que la propagande par l’exemple, c’est-à-dire l’action directe, à laquelle les
anarchistes accordent une haute valeur démonstrative et pédagogique.
Propagande par le fait
« S’il y a une grève, on incendiera avant l’arrivée de la troupe ; (…) on ne meurt qu’une
fois et s’il le faut nous resterons sur le pavé ! ». « On prendra l’usine d’assaut quand tous
on devrait y trouver la mort ! ». « Il est nécessaire d’aller chercher la victoire dans la rue,
(…) et s’il le faut nous irons jusqu’au crime ! » : de 1902 à 1905, période de conflits
sociaux aigus à Saint-Junien, il n’est de réunions syndicales qui ne se terminent sans que
retentissent les mots d’ordre et les déclarations jusqu’au-boutistes des éléments
libertaires. Sils n’ont plus recours aux bombes, les militants du début du siècle ont
néanmoins hérité de la violence de leurs aînés. Ce penchant, ils le cultivent au sein du
mouvement syndical en constituant des « minorités agissantes ». Aux négociations
souvent longues et parfois stériles, ils préfèrent l’action physique énergique destinée à
saper les velléités de résistance patronale. Il est nécessaire de préciser ici que ce type de
luttes compte également des partisans parmi d’autres courants du mouvement ouvrier.
Blanquistes, allemanistes, et même guesdistes à partir des années 1901-1902, le prônent.
Ces derniers ont constitué un groupe d’études sociales (cellule de base du Parti Socialiste
de France) à Saint-Junien en 1902 et leur participation aux scènes de violences au
moment des conflits sociaux n’est pas à exclure. Toutefois, et les rapports de police sont
unanimes à ce sujet, la Jeunesse syndicaliste, c’est-à-dire les membres de Germinal,
constitue à la fois le catalyseur permanent et le fer de lance de cet activisme.
La réussite d’une grève dépend en grande partie de la cohésion de la population ouvrière
concernée. Les libertaires se font une spécialité d’obtenir l’adhésion des plus réticents.
Lors du conflit dans la ganterie au cours de l’hiver 1902-1903, ils créent des « équipes de
chasseurs nocturnes » qui se rendent au domicile des ouvriers continuant à travailler afin
de leur retirer leur ouvrage. Parfois la visite dégénère : le 7 janvier, un gantier hostile au
syndicat voit ses outils brisés, sa femme et lui sont rossés. Ce qui vaudra à deux membres
de Germinal de comparaître au tribunal. Cette chasse aux « jaunes » débouche par deux
fois dans ces années sur des actions spectaculaires. Le 13 février 1902, nous l’avons
évoqué, quelque trois cents manifestants enfoncent les grilles de la plus importante usine
mégissière de la cité et débusquent les « renégats » terrorisés. Au lendemain des
évènements, la gendarmerie interrogent longuement deux jeunes gantiers (dont J.
Bourgoin), co-fondateurs de l’organisme libertaire quelques mois plus tard. Le 26 août
1904, cinq usines de sacs en papier sont saccagées. Secondés par les sachetières
grévistes, les membres de Germinal pénètrent nuitamment dans les fabriques pourtant
gardées militairement et s’emploient à brûler les marchandises.
Les libertaires donnent également libre cours à leur antimilitarisme. La gendarmerie
locale en fait les frais régulièrement. Une chanson infamante entonnée au passage du
peloton, prélude à un bref pugilat, constitue le scénario classique. Le jour de la
conscription ainsi que celui du conseil de révision sont des moments privilégiés. Sitôt
achevé le tirage au sort, comme le veut la coutume, les conscrits défilent drapeau
tricolore en tête. Or, depuis 1902, deux colonnes distinctes se livrent à ce rituel.
Encadrée par les membres de Germinal une partie des conscrits arbore l’étendard rouge
et, groupée derrière la fanfare, passe devant les autorités militaires au son de
l’Internationale. Les violences ne sont pas rares à cette occasion. Ainsi en 1905, les
« rouges » porteurs « de deux pancartes sur lesquelles on pouvait lire des inscriptions
plus ou moins anarchistes » se ruent en criant « A bas le drapeau » sur un groupe de
conscrits portant le drapeau tricolore. « Un coup de revolver fut tiré ». Les périodes de
grèves donnent lieu à des affrontements beaucoup plus violents. Au sortir des réunions
syndicales, les jeunes anarchistes, « armés de gourdins et de bâtons ferrés », prennent la
tête de cortèges pouvant compter jusqu’à 2000 personnes. Les pelotons de gendarmes à
pied et à cheval qui viennent interdire l’accès des demeures patronales ou de la mairie
sont reçus généralement avec une pluie de pierres. Les dragons chargent alors les
grévistes et répondent aux coups de bâton avec le plat de leur sabre. Lors de l’hiver
1902-1903, le Champ de Foire devient ainsi quasi journellement un véritable champ de
bataille. A l’instar de l’armée, les institutions religieuses, et l’Église catholique en
particulier, n’échappent pas à la violence des libertaires.
L’anticléricalisme des militants anarchistes s’exprime en particulier par une fureur
iconoclaste. On leur impute ainsi le bris de quelques croix bordant les chemins des
campagnes environnantes. Mais l’action la plus spectaculaire fut la destruction de la croix
de mission monumentale qui orne le Champ de Foire depuis 1852. L’assaut est donné le
19 avril 1905 en soirée. « Hurlant des chants anarchistes », les assaillants arrachent les
grilles et décapitent le Christ. Parallèlement, les libertaires se livrent parfois à des « voies
de fait » sur les pratiquants. La presse catholique s’indigne régulièrement de pareils
procédés. Ainsi La Croix de Limoges évoque les incidents qui émaillent le déroulement de
la procession de la Fête-Dieu à Saint-Junien le 14 juin 1903. Un cortège anticlérical
s’ébranle sur le trottoir opposé. Aux cantiques répondent l’Internationale et l’Hymne à
l’anarchie. Au premier reposoir du dais un pugilat éclate et fait rage pendant cinq bonnes
minutes.
Par l’écrit, la parole et une présence physique de tous les instants, les membres de
Germinal saturent l’espace urbain. Cette omniprésence n’est pas sans effets. Un véritable
étau anarchiste enserre la cité gantière jusqu’en 1905.
 
L’étau anarchiste
 A peine fondé, le groupe Germinal exerce sur le mouvement ouvrier saint-juniaud une
emprise progressivement incontestée. A son contact, ce dernier se dilate et s’électrise
ouvrant une période de véritable guerre sociale.
L’emprise de Germinal
En décembre 1902, la tendance anarchisante du syndicat des ouvriers gantiers est une
réalité. Le bureau de l’association appelle à la grève générale. Dans les mois qui suivent
les jeunes anarchistes membres du bureau font voter nombre d’ordres du jour.
L’autorisation donnée en août 1904 à la Jeunesse Syndicaliste (JS) parachève le processus
de contrôle. Officiellement placée « sous la tutelle des syndicats de Saint-Junien », celle-
ci oriente aussitôt leur pratique en déposant auprès de la chambre des ouvriers gantiers
six propositions, toutes adoptées :
• adhésion du syndicat des gantiers à la CGT ;
• propagation des idées syndicales par le journal Le Gantier (organe de la Fédération
nationale des ouvriers gantiers) ;
• propagande antimilitariste ;
• création dans les centres de ganterie de Jeunesses Syndicalistes en rapports entre
elles ;
• interdiction de posséder en même temps un mandat syndical et un mandat politique ;
• propagande par les réunions, journaux, brochures, de l’idée de grève générale et de
l’action directe.
Ces deux dernières résolutions ont fait l’objet d’âpres discussions avec les militants
socialistes parmi lesquels deux sont conseillers municipaux depuis 1901. A l’été 1905,
c’est J. Bourgoin (Germinal) qui est désigné pour représenter le syndicat local au congrès
annuel de la Fédération internationale des Gantiers.
Désormais minoritaires au sein du groupement professionnel, les socialistes voient par
ailleurs leur propre association politique leur échapper. Dans les pages du Socialiste du
Centre du 27 novembre 1904, on dénonce la campagne de boycottage orchestrée par les
membres de Germinal à l’encontre de la propagande socialiste et on dit également son
regret d’avoir vu au cours de l’année « le Groupe d’études sociales enlevé par
l’association des libertaires ».
Maître du syndicat-phare, les anarchistes étendent leur influence à l’ensemble des
corporations ouvrières de la ville. Le secrétaire du groupement des mégissiers relaie ainsi
en 1905 les mots d’ordre de la JS, préconisant l’action directe et, souligne le sous-préfet,
« excitant les grévistes aux pires méfaits ».
Enfin, complétant leur maillage, dès 1903, les libertaires créent une Jeunesse
Antimilitariste qui agit au moment du tirage au sort des conscrits. J. Bourgoin en assure
la présidence l’année suivante.
Corollaire de l’omnipotence anarchiste, les effectifs syndicaux croissent très
sensiblement à partir de 1902. L’épanouissement du mouvement syndical constitue un
objectif prioritaire de Germinal. De concert avec les socialistes locaux, la JS n’a de cesse
d’inviter le prolétariat à rejoindre les organisations ouvrières. Le 30 septembre 1904, ses
membres exhortent tous les syndiqués de la cité « à exercer une pression constante sur
leurs camarades non syndiqués et les forcer à se faire inscrire ». Outre la propagande
écrite et orale, le caractère violent de la démarche libertaire a pu contribuer à dynamiser
le mouvement. Lors de la grève des gantiers, J. Rougier conseille aux grévistes, au cas où
des « renégats » voudraient reprendre le travail, « de les corriger par tous les moyens ».
Pour les pouvoirs publics, il ne fait aucun doute que cette violence constitue le principal
facteur explicatif du taux élevé de syndiqués. Et le sous-préfet d’expliquer la
continuation, deux mois après son déclenchement, de la grève des mégissiers en juillet
1905 « par la crainte qu’inspirent encore les meneurs chez le plus grand nombre ».
Toutefois, on peut parler d’un véritable élan. Alors que la population ouvrière reste
stable entre 1901 et 1905, le nombre de syndiqués dans les cuirs et peaux est multiplié
par 15 en cinq ans, avec 618 membres en 1905, soit un taux de syndicalisation de 82,4%.
Progression quasi-similaire dans la ganterie et la papeterie où l’on dénombre
respectivement 514 et 690 adhérents à la même date. Le phénomène le plus remarquable
ici étant la syndicalisation massive des ouvrières : les gantières (couturières)
représentent les trois-quarts des effectifs syndicaux.
Parallèlement, le militantisme antiparlementaire de Germinal n’est pas resté stérile. On
relève un taux d’abstention croissant entre les législatives de 1902 et celles de 1906.
Ainsi, au milieu de la décade 1900-1910, les militants anarchistes de Saint-Junien
tiennent en mains les organisations ouvrières de la ville, contribuent à leur
développement et inspirent probablement l’attitude d’une partie du corps électoral. Le
1er Mai 1905 traduit de façon symbolique cette emprise. Près de 5000 personnes sont
descendues dans la rue — environ 2000 manifestants à proprement parler — soit la quasi-
totalité de la population ouvrière de la ville. Groupée derrière son drapeau noir, la
Jeunesse Syndicaliste marche en tête du cortège. Cette mobilisation remarquable est le
produit de deux processus qui cumulent leurs effets. D’une part, l’intense propagande
confédérale en faveur de cette journée qu’orchestre à l’échelon national depuis quelques
mois Émile Poujet et qui trouve chez les militants syndicaux saint-juniauds d’efficaces
relais ; d’autre part, et surtout, la multiplication depuis quatre ans des conflits dans les
industries locales, conflits qui, progressivement, ont aiguisé l’esprit combatif de
l’ensemble de la population ouvrière. Depuis les années 1901-1902, les syndicalistes
révolutionnaires ont en effet déclenché une véritable guerre sociale.
 
1902-1905 : la gymnastique révolutionnaire du mouvement ouvrier saint-juniaud
Entre 1901 et 1905, les conflits du travail deviennent endémiques. 98 jours de grève
pour les mégissiers du Goth (décembre 1901-mars 1902), deux mois pour les gantiers (16
décembre 1902-16 février 1903), un mois pour les sachetières (10 août-9 septembre
1904), près de deux mois pour les papetiers (novembre-décembre 1904), enfin trois mois
pour toute la corporation mégissière lors de l’été 1905. De prime abord, ces conflits
offrent l’image d’une cascade de revendications professionnelles partielles :
augmentation des salaires, répartition plus équitable du travail, en particulier lors de
morte-saison, etc. L’affirmation du syndicat comme porte-parole officiel des ouvriers
grévistes auprès du patronat constitue en outre un des enjeux essentiels des débrayages
successifs et explique en partie la longueur de ces derniers. Afin de briser l’essor
syndicaliste, les patrons gantiers et mégissiers n’hésitent pas à décréter par deux fois un
lock-out.
S’ils partagent avec les socialistes la responsabilité du déclenchement des grèves, les
libertaires de la JS s’emploient et réussissent à les radicaliser en imposant la pratique de
l’action directe et le refus d’un médiateur « professionnel ». Ces principes sont acquis,
nous l’avons vu, à l’issue de la grève des mégissiers en 1902. Tirant les enseignements de
ce premier conflit sérieux, J. Bourgoin dénonce au mois de septembre suivant le manque
d’initiative du syndicat des cuirs et peaux et exhorte les travailleurs saint-juniauds à
« éloigner de leurs mouvements revendicatifs les politiciens dont le rôle unique consiste à
mentir, mentir encore, mentir toujours ». La nouvelle orientation est lisible dès le vote
de la grève générale dans la ganterie en décembre 1902. Le délégué parisien des cuirs et
peaux reçoit un accueil glacial et doit reprendre le train pour la capitale à peine
débarqué. J. Rougier donne aussitôt le ton : « Aucun ouvrier ne devra détenir du travail
et travailler (…), si des renégats tentent de réintégrer l’atelier, il faudra leur extirper les
yeux ». Outre une augmentation, les grévistes obtiennent des patrons gantiers qu’ils
réintègrent tous les ouvriers. La stratégie des anarcho-syndicalistes s’est avérée efficace,
elle va désormais prévaloir. Les sachetières en grève au mois d’août 1904 l’appliquent
résolument. Un mois de violences s’ensuit qui culmine avec la prise d’assaut des usines et
la destruction des marchandises dans la nuit du 26-27 août. Les patrons cèdent. Les
papetiers durant l’hiver suivant, puis les mégissiers lors de l’été 1905 ne dérogent pas à
cette stratégie.
Signe de l’éveil politique et de la combativité de la population ouvrière de Saint-Junien,
cette vague de grèves qui submerge la cité gantière répond aux incitations de la CGT qui
assigne alors au mouvement syndical comme but ultime la destruction par la grève
générale expropriatrice du système capitaliste. En attendant l’événement final, les
dirigeants de la Confédération encouragent les mouvements revendicatifs quotidiens qui,
« loin de détourner des perspectives révolutionnaires, constituent une propédeutique
nécessaire ». C’est dans cette optique qu’agit la J.S de Saint-Junien. Et J. Bourgoin de
préciser : « Je pense que c’est perdre son temps de s’ingénier à obtenir des
améliorations apparentes si l’on fait un but de ces réformes ; par contre je les considère
comme un stimulant indispensable pour qui lutte en vue d’une transformation complète,
une sorte de gymnastique révolutionnaire ». Le jeune anarchiste attribue le même
caractère pédagogique à l’action directe qui, « pratiquée régulièrement augmente la
valeur révolutionnaire du prolétariat ». Dès sa création, le groupe Germinal s’est
consacré à cette besogne pré-révolutionnaire, faisant voter à quatre reprises la grève
générale et s’efforçant entre les conflits, et particulièrement dans la ganterie, de
maintenir un état de tension maximal. Son action a été déterminante. Lorsque éclate en
juin 1905 la grève générale dans la mégisserie, la ville baigne dans une atmosphère
étouffante.
 
La peur du « grand soir »
Depuis les premiers jours de 1905, le maire de Saint-Junien réclame régulièrement au
sous-préfet des renforts de gendarmerie[2]. Le 25 avril, il réitère son appel brossant à
cette occasion un tableau dramatique de la situation. Les exactions continues de « 100 à
150 libertaires anarchistes » y sont mises en exergue, traumatisant la population qui
commence à s’armer pour se défendre. Le premier édile agite le spectre de « la guerre
civile dans les rues ». Même supplique le 10 mai, alors que le bassin industriel ne connaît
plus de conflits majeurs depuis décembre dernier : «(…) l’état d’effervescence continue
et il est impossible de respirer. Je vous supplie de nous envoyer des renforts (…).
L’insécurité la plus absolue règne ». Le 11 mai, c’est au tour des industriels,
commerçants et négociants patentés de Saint-Junien réunis en assemblée d’en appeler
directement et officiellement au Président du Conseil et au ministre de l’Intérieur. Ils les
conjurent de mettre un terme aux agissements des « 70 à 80 propagandistes par le fait »
par la faute desquels, « depuis quelques années, Saint-Junien, ville de 12000 habitants,
est dans l’anarchie la plus complète ».
Les journées insurrectionnelles d’avril à Limoges, nous y reviendrons, la démonstration
du 1er Mai et les rumeurs d’un prochain débrayage général dans la mégisserie concourent
certainement à accroître l’angoisse des pouvoirs publics et du patronat saint-juniaud.
A son apogée au début de l’été, la dynamique anarchiste va pourtant être brisée trois
mois plus tard avec la défaite des mégissiers. Dès juin, un important dispositif militaire
quadrille la cité. Les autorités publiques sont résolues à mettre un terme à l’ébullition
sociale. L’armée empêche toute manifestation et surveille étroitement les lieux
sensibles. Les patrons ont constitué un syndicat et déclaré un lock-out général. En
septembre, les grévistes cèdent. Le patronat refuse de réintégrer nombre d’ouvriers
obligés de quitter la ville pour retrouver du travail. La défaite prend des allures de
déroute pour les syndicats qui voient fondre leurs effectifs. Le mouvement ouvrier plonge
dans une profonde apathie qui durera une décennie. Frappé en quelque sorte
d’anachronisme, le groupe Germinal va péricliter aussi rapidement qu’il s’était imposé
sur le devant de la scène locale. Son ultime démonstration collective a lieu à l’occasion
du 1er Mai 1906. La CGT a préparé de longue date ce rendez-vous qu’elle souhaite
déterminant pour la suite de la lutte. Mais Clemenceau interdit tout cortège et
attroupement. A Saint-Junien, la fermeté gouvernementale a raison d’un mouvement
ouvrier brisé. Les socialistes conseillent de ne pas participer à la journée d’action. Seuls
ou presque, les jeunes de Germinal, « dans un état de colère proche du désespoir »,
forment cortège et, dans un baroud d’honneur, tentent de prendre d’assaut la mairie.
S’ensuit un violent affrontement avec les cavaliers et les gendarmes mobiles à pied. Des
arrestations sont opérées. Usée par la répression policière et par un activisme tournant
désormais à vide, combattue par les militants socialistes revigorés et unis depuis 1905,
minée par des dissensions internes (les anarchistes individualistes du groupe, minoritaires
jusqu’alors, stigmatisent les erreurs des tenants de l’anarcho-syndicalisme), la Jeunesse
Syndicaliste perd la direction du mouvement syndical en 1908 et disparaît presque
aussitôt. A la veille de la Grande Guerre, l’anarchisme survit à Saint-Junien à travers un
groupuscule à l’activité réduite.
Nous avons dit l’action déterminante de Germinal au sein du mouvement ouvrier saint-
juniaud. Nous avançons l’hypothèse que l’impact de son prosélytisme peut également se
mesurer à l’échelle régionale, voire nationale.
La capitale régionale, Limoges, n’abrite dans les toutes premières années du XXème
siècle qu’une petite structure anarchiste dominée par un courant individualiste. Vers
1904-1905, l’organisme périclite. En 1906 se crée une Jeunesse Syndicaliste. En
choisissant ce mode d’organisation les jeunes libertaires de Limoges reconnaissent de
façon explicite l’efficacité de la structure collective saint-juniaude. D’autant qu’ils ont
sans doute pu la voir à l’œuvre. Il est très probable, malgré l’absence de documents
catégoriques à ce sujet, que la JS de Saint-Junien participe plus ou moins activement aux
évènements dont la cité porcelainière est le théâtre en avril 1905. Depuis l’année 1904,
une agitation ouvrière ne cesse d’y croître. Le 13 avril 1905, les fabricants porcelainiers
ferment leurs usines. Plus de 7000 ouvriers sont touchés par le lock-out. Des barricades
s’élèvent les jours suivants. Le 17 au soir le combat fait rage aux abords de la prison. Les
militaires tirent tuant un jeune ouvrier. Le 16 avril, le préfet informait le ministre de
l’Intérieur de la gravité de la situation et soulignait la présence « de nombreux éléments
absolument étrangers non seulement à la grève mais même à la ville » et qui « jouent un
rôle prépondérant de meneurs ». Germinal ? Dans la soirée du 19 avril, une centaine de
militants anarchistes de Saint-Junien gagnent à pied et drapeau noir en tête la cité
porcelainière avec l’intention d’incendier la demeure d’un contremaître. Un an plus tard,
la commémoration de la mort du jeune ouvrier rassemble une foule considérable. Or,
c’est la J.S de Saint-Junien qui à cette occasion, selon les journaux locaux, occupe le
devant de la scène. Par le nombre de ses militants et par le fait que ceux-ci affrontent les
forces de l’ordre.
Si les sources manquent pour affirmer la participation de Germinal aux journées
insurrectionnelles de Limoges, elles ne font en revanche pas défaut pour apprécier son
influence sur la Fédération nationale des ouvriers gantiers. A l’aube du XXème siècle,
celle-ci entend conserver une allure strictement professionnelle. En 1903, elle n’est pas
affiliée à la Confédération. La JS de Saint-Junien s’emploie à modifier ses conceptions. A
la fin novembre 1903, la section de Saint-Junien s’adresse au secrétaire de la Fédération
afin de lui manifester son vif mécontentement « à l’égard des sections de Millau et de
Chaumont pour le retard qu’elles apportent à discuter leur adhésion à la CGT ». En 1904,
elle réclame que l’organe fédéral, Le Gantier, ouvre ses colonnes à la propagande de
toutes les idées syndicales et appelle de ses vœux la création dans les centres de ganterie
de « Jeunesses Syndicales ». Ce dernier point met en exergue le caractère pionnier de
Germinal dans l’espace syndical de la ganterie en France ainsi que son rôle de
locomotive : à l’été 1905, Saint-Junien accueille le congrès annuel de la Fédération.
L’intervention de J. Bourgoin est déterminante : à l’issue des travaux, l’organisme
fédéral accepte d’adhérer à la Fédération des Cuirs et Peaux et s’affilie de fait à la CGT
 
Héritage de Germinal
La Grande Guerre et son cortège de souffrances ramènent sur le devant de la scène saint-
juniaude le mouvement ouvrier. L’industrie gantière est affectée par des conflits sociaux
dès 1915 et surtout en 1916. Écartée de la direction syndicale en 1908, la tendance
révolutionnaire l’aiguillonne à nouveau. Aux côtés du militant socialiste Joseph
Lasvergnas, secrétaire du syndicat des Cuirs et Peaux depuis 1915, et siégeant au bureau,
on retrouve d’ex-membres de Germinal (J.Rougier, Pierre Chaillat ou encore Léon
Dutheil). Les femmes de ceux-ci jouent par ailleurs un rôle moteur dans les luttes. Elles
participent en 1917 à une violente et précoce (janvier) manifestation en faveur de la
paix. Les rapports de police dénoncent lors des grèves les pratiques radicales des
meneurs. Aux élections de 1919, la population ouvrière installe à la mairie la liste
socialiste conduite par J. Lasvergnas qui l’année suivante au congrès de Tours se
prononce résolument en faveur de l’adhésion à la IIIème Internationale. Saint-Junien
devient municipalité communiste pour de longues décennies. Il reste au tout nouveau
parti communiste local à s’assurer la direction du mouvement ouvrier. Ce dernier est
depuis la fin de la guerre sous l’influence des libertaires. L’ex-adhérent de Germinal
Louis Gaillard est à la tête du puissant syndicat des Cuirs et Peaux (807 affiliés en 1919).
En 1919, il est élu secrétaire de l’Union Locale des Syndicats et occupe parallèlement le
poste de trésorier de la coopérative ouvrière. Si les anarcho-syndicalistes français
s’enthousiasment tout d’abord pour la révolution russe, leur appui se fait rapidement plus
critique. De concert avec les militants communistes, ils brisent l’unité de la CGT en 1922
et constituent avec eux une CGTUnitaire. Mais lors du congrès constitutif en juin,
désireux de conserver l’autonomie du syndicalisme, nombreux sont ceux qui votent
contre l’adhésion à l’Internationale Syndicale Rouge (créée à Moscou en 1921), tel L.
Gaillard, représentant des syndicats saint-juniauds. Dans la cité gantière comme ailleurs
en France, les rapports se tendent entre les anarcho-syndicalistes et le parti communiste.
En 1923, sous l’impulsion de l’équipe municipale, L. Gaillard est « débarqué » de ses
postes de trésorier de la coopérative et de secrétaire de l’Union des Syndicats. Le motif
officiel est une sombre histoire de détournement de fonds, moyen classique utilisé alors
par le parti communiste pour ruiner la crédibilité des adversaires et s’emparer de la
direction des organisations ouvrières. La vérité est plus simple : Gaillard refusait
obstinément de faire campagne pour le parti communiste dans les meetings électoraux.
L’anarcho-syndicalisme perd définitivement son influence jusqu’alors prédominante au
sein du mouvement ouvrier. A la même époque disparaît le petit groupe anarchiste qui
s’était reconstitué en 1918.
La présence notable d’ex membres de la JS au sein des instances dirigeantes ouvrières
dès la fin de la Grande Guerre invite à s’interroger sur une possible filiation entre les
jeunes gantiers révolutionnaires du début du siècle et les communistes qui investissent
légalement la mairie en 1919. La moyenne d’âge de la nouvelle équipe municipale est de
38 ans, c’est-à-dire la génération qui avait 20 ans quand Germinal soufflait le vent de
l’insurrection. L’occupation politique de l’espace renforce cette idée de filiation. Les
parcours empruntés par les cortèges de manifestants du début du siècle ressortaient
d’une volonté de « rompre avec un équilibre, un ordre ancien des déplacements, des
processions, des rituels d’occupation de l’espace ». Une volonté qui trouve une
légitimation à partir de 1919.
 
Christian Dupuy
 

[1] Qui reçoit un accueil triomphal en octobre 1903 : 500 personnes la fêtent à sa
descente de train et plus de 800 assistent à sa conférence.
[2] La cité s’était érigée en véritable garnison en décembre 1904 au moment du conflit
dans la papeterie. 109 gendarmes, 214 hommes d’infanterie et un demi-escadron de
dragons y avaient été appelés.

Vous aimerez peut-être aussi