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Jean Anouilh Jean Anouilh

CEdipe CEdipe
ou le Roi boiteux ou le Roi boiteux

« CEdipe Roi, relu il y a quelque t emps par hasard comme tous


les classiques, quand je passe devant mes rayons de li vres
et que j'en cuei lle un, m'a ébloui unedois de plus- moi qui
n'a i jamais pu lire un roman policier jusqu'au bout. Ce qui était
beau du temps des Grecs et qui est beau enca re, c'est de
co nnaitre d'avance le dénouement. C'est ¡;a, le vrai "suspense"...
Et j e me sui s glissé dans la tragédie de Sophoc le comm e un
voleur- m ais un voleur scrupuleu >.< et amoureux de so n butin. »
Jea n Anoui lh
•.

"'

lllustration couverture 5,90€


Raphaelle Hayot ISBN 978-2-7103¡ 8619-3
Design graphique

·'
Cheeri
LA TABilE RONDE editionslatableronde.fr 1111111111111111111 11111111111
CEdipe ou le Roi boiteux
JEAN ANOUILH A LA TABLE RONDE Jean Anouilh
Antigone. Ornifle ou le Courant d'air.
L' Alouette. Pauvre Bitos ou le Diner de tetes.
Ardele ou la Marguerite Les Poissons rouges ou. Mon pere, ce
L' Arrestation.
Le Bal des voleurs.
héros.
Le Rendez-vous de Senlis.
1 E
Becket ou l'Honneur de Dieu. La Valse des toréadors.
La Belle Vie suivi de Épisode de la vie Vive Henri IV ! ou la Galigal. ou le Roi boiteux
d'un auteur. Tu étais si gentil quand tu étais petit.
Le Boulanger, la Boulangere et le Le Scénario.
Petit Mitron. D 'apres Sophocle
Cécile ou l'École des peres.
Cher Antaine ou 1' Arnour raté. Pieces brillantes.
*
Chers Zoiseaux. Pieces costumées.
Colombe. Pieces grin9antes.
La Culotte. Nouvelles Pieces grin9antes.
Le Directeur de l'Opéra. Pieces noires.
Eurydice. Nouvelles Pieces noires.
Fables. Pieces roses.
La Foire d'empoigne. Pieces baroques.
La Grotte. Pieces secretes.
L'Hurluberlu ou le Réactionnaire
amoureux.
L'Invitation au chateau.
*
La Vicomtesse d'Eristal n'a pas re9u
Médée. son balai mécanique (souvenirs
d'un jeunehomme).
Monsieur Barnett suivi de L'Or-
chestre.
N e réveillez pas Madame. *
En marge du théihre (articles, La Table Ronde
LeNombril. préfaces, etc.)
ffidipe ou le Roi boiteux. 26, rue de Condé, Paris 6e
PERSONNAGES

LE CH<EUR.
. <EDIPE.
JOCASTE.
CRÉON.
TIRÉSIAS.
L'HOMME.
LE BERGER.
LE MESSAGER.
ANTIGONE.
© Éditions de La Table Ronde, París, 1986, 1996
pour la présente édition.

editionslatableronde.fr
Un décor neutre, des pans de murs, une haute porte
étroite, un banc sur lequel sont assis cote a cote (Edipe
et ]ocaste.
Le Chreur entre et s'adresse au public.

LE CH<EUR

Cet homme qui reve sur ce banc, a coté de sa femme :


c'est <Edipe. <Edipe en grec, veut dire pied-enflé. Cet
homme a eu un accident en sa prime enfance - il ne
sait pas encore lequel - qui lui a laissé un pied
défonné. Il est pied-bot. C'est peut-etre a cette disgrace
qu'il a du son courage et son orgueil.
11 est arrivé dans cette ville, fuyant son pays, il y a
pres de vingt ans. 11 était jeune alors, il n'avait peur de
nen.
Un monstre, qu'on appelait la Chienne Chantante,
moitié lionne, moitié femme, terrorisait la ville et en
interdisait l'approche. Ce sphinx, c'était un de ses
8 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 9

autres noms, posait une énigme aux voyageurs et s'ils Thebes apeurée, dans 1'attente, avait entendu le cri
ne pouvaient la résoudre, les égorgeait. Elle arreta désespéré du monstre. On s'avan~a vers le jeune héros
<Edipe, comme les autres, sur la route de Thebes et lui qui venait de délivrer la ville. Des jeunes gens le hisse-
posa la fatale question. rent sur leurs épaules et on le mena jusqu'au palais
Ils resterent longtemps l'un en face d~ 1'autre, le royal ou ron pleurait encore La!os, le vieux roi, parti a
vieux monstre femelle et le jeune homme, dans le soir 1'étranger consulter 1'oracle pour tenter de délivrer son
tombant, se regardant dans les yeux, la question depuis peuple et qui avait péri misérablement, disait-on, loin
longtemps posée. de sa patrie, massacré dans une embuscade, par des
Lui pensait que s'il ouvrait la bouche et se trompait il bandits de grand chemin.
allait mourir, ce soir, betement, sans rien accomplir de La foule criait qu'il fallait qu'<Edipe, leur sauveur,
ce qu'il se sentait capable de faire ; le vieux monstre le soit leur chef... La reine Jocaste le re~ut, grave, trou-
regardait avec ses yeux trop fardés dans son masque blée peut-etre par la beauté de ce jeune homme que le
blanc de céruse a la bouche sanglante et il pensait que peuple lui apportait sur ses épaules en criant qu'il les
dans un instant il allait boire ce jeune sang comme les avait tous sauvés et qu'il fallait qu'il ffit roi. 11 y eut un
autres. 11 y avait pourtant, au fond de son reil glauque; long silence entre eux. <Edipe aussi la regardait,
comme une crainte vague devant le regard hardi de ce troublé. Jocaste était plus agée que lui, mais tres belle
petit d'homme, posé droit sur lui. 11 savait que dans la encore. Une étrange douceur émanait d' elle, une pro-
comptabilité mystérieuse des dieux, une seule erreur lui messe de paix qui troublait le jeune homme ...
serait fatale. Enfin, apres l'avoir longtemps regardé en silence -
A la fin <Edipe, avec cette certitude étrange d'etre dans le silence anxieux de la foule - la reine lui tendit
toujours plus fort que tout, qui ne le quittait pas, fit sa la main ...
réponse a la question du monstre : « C'est l'homme »,.
dit-il simplement.
<EDIPE, doucement
A ces mots la vieille eut un rictus de rage et avec un
hululement de folle, elle se jeta du haut de la falaise. Tu te souviens ?
Pour la premiere fois un petit d'homme avait résolu
l'énigme qui lui donnait son pouvoir, la rejetant des JOCASTE
créatures par une décision des dieux qu' elle ne compre-
nait pas non plus. Oui.
10 <EDIPE OU LE ROI BOITEUX <EDIPE OU LE ROl BOITEUX 11

<EDIPE peur... Mais apres 1'amour tu t' endormais dans moi, la


tete sur mon sein, avec un grand soupir apaisé ... Et moi
11 y a juste vingt ans. Tu m' as dit : « Étranger, tu as je veillais. Je sentais peu a peu, ce jeune carnassier qui
sauvé la ville et ils demandent que tu sois roi. Veux-tu m' avait prise comme une proie, redevenir petit en moi,
de moi pour ta reine ? » comme un enfant. Et c'est étrange, c'était quelque
chose de tres pur et de plus profond que le plaisir que
JOCASTE
tu venais de me donner...
Oui. Et pendant que le peuple hurlait sa joie autour
de nous, je me suis mise a avoir peur soudain. J' étais <EDIPE, murmure la tete cachée dans elle
jeune encore, Laios m' avait prise a douze ans, mais toi
tu étais presque un enfant et j'avais peur que tu ne Je n'aurais jamais voulu sortir de toi.
voies que toutes ces petites rides qui me venaient déja
au coin de la bouche et des yeux. JOCASTE, a un sourire tendre

<EDIPE Mais le matin tu redevenais pourtant un homme et tu


courais vite vers tes chiens et tes soldats. 11 fallait bien
C'est elles que j'ai caressées, troublé, le soir, quand que je m'y fasse, tu aimais aussi la chasse et la guerre ...
je t' ai prise dans mes bras. Tu étais tres belle.

JOCASTE
<EDIPE, s'est relevé

Je suis une vieille femme maintenant. Oui. J'étais si jeune ! C'était enivrant d'etre roi, de
s'imposer, l'épieu a la main, aux betes de la foret et
<EDIPE aux hommes... D'etre le plus fort, moi, le petit boiteux
d'autrefois dont ils se moquaient. <Edipe-Roi! Long-
Non. Tu es la meme. temps ces mots ont été mon alcool... Et puis, un jour,
soudain, on ne sait pourquoi, les victoires paraissent
JOCASTE, a un sourire, un petit geste vers lui vaines. n fait soleil pourtant, le matin est le meme, on
Tu m'as aimée comme une femme oui, je le crois, au est toujours aussi fort, on a eu tout ce qu'on pouvait
début. Ton avidité a me prendre me faisait presque avoir et on se dit que ce n'était que cela, la victoire...
12 <EDIPE OU LE ROl BOITEUX <EDIPE OU LE ROl BOITEUX 13

Ce gout amer dans la bouche. Il n'y a plus eu que cet bientot, apres les enfants et les vieillards, les adultes se
anéantissement du soir a u fond de toi qui m' apaisait. mirent a périr aussi en grand nombre - et le bétail enfin
fut touché, par troupeaux entiers, sans qu'on sache
JOCASTE, a un petit sourire triste pourquoi. C'était comme une peste étrange qui s'était
J' ai senti que tu commen~ais a t' ennuyer tout simple- mise a ravager la ville. On avait beau se dépecher de
ment... Je t'ai envoyé des esclaves. Je les choisissais bruler les cadavres, les pretres avaient beau multiplier
belles, honnetement, malgré ma jalousie ... les prieres et les sacrifices, l'ombre du malheur s'était
mise a planer sur les Thébains. Alors ils sont venus
<EDIPE, sourdement trouver <Edipe, leur roi, pour lui demander de les
sauver une deuxieme fois. Et e' est ici que l'histoire
Ma main ne reconnaissait plus son chemin sur elles ... commence ...
Et mon plaisir décevant pris, je revenais vers la route
connue, vers ce gouffre profond et chaud ou je n' avais Une petite troupe d'hommes et de femmes, des
plus peur - enfin ! paysans, est entrée se joindre a lui, il se confond
maintenant avec elle.
ll a posé sa main d'un geste tendre sur elle, ils
se taisent. A leur entrée, Jocaste s 'est levée et elle est ren-
Le Chreur qui les regardait, murmure: trée dans le palais en silence. fEdipe va a eux :

LE CH<EUR <EDIPE

Le bonheur. Sa dent douce a lamort aurait pu Hommes et femmes de ce pays, vous avez demandé a
engloutir ffidipe revenu, sans savoir pourquoi, a la me voir. Que me voulez-vous ?
source de tout, au fond du ventre de Jocaste ... Mais les
dieux en avaient décidé autrement. Les dieux n'aiment LE CH<EUR
pas le bonheur des hommes, ils ont décidé qu'ils Nous sommes au bout de notre malheur, ffidipe. C'est
n'étaient pas faits pour cela - surtout <Edipe ... pourquoi nous venons vers toi, notre roi. Nous t'avons
Cela commen~a, dans Thebes, par une petite filie donné la puissance et nous t' avons été soumis, en retour
malade que les médecins regardaient mourir sans tu nous dois ta protection maintenant.
comprendre. Puis d' autres morts d' enfants suivirent, et Thebes ta ville, se meurt. Ceux qui sont venus avec
14 <EDIPE OU LE ROI BOITEUX <EDIPE OU LE ROl BOITEUX 15

moi pleurent tous un enfant, une épouse, un pere. Et <EDIPE, a un geste vers luí
les moins infortunés, ceux que la mort n'a pas encore
Vieil homme, releve-toi. Vous etes tous mes enfants,
frappés au foyer, pleurent les betes qu'ils aimaient et
meme toi qui m'as devaneé. En me donnant la puis-
qui les· faisaient vivre, leum champs ou rien ne pousse
sance et la gloire, vous m' avez, en échange, chargé de
plus.
vous. Je sais bien que chacun ici-bas- si juste qu'il se
11 y a vingt ans, jeune homme, en vainquant la veuille - ne souffre que pour ses propres douleurs, mais
Chienne Chantante qui égorgeait les voyageum et qui moi j'additionne les votres: c'~st mon role. Ce n'est pas
isolait notre ville, tu nous as sauvés une fois. 11 faut d'un sommeil tranquille que vous venez me réveiller.
nous sauver encore. Depuis que votre cité souffre, le sommeil m'a fui. J'ai
Thebes est en train de mourir. Elle périt dans les exploré tous les chemins nuit apres nuit, et désespérant
semences de la terre, elle périt dans les troupeaux, des moyens de la raison des hommes, je me suis tourné
elle périt dans le ventre des meres. Une pluie de cen- vers les dieux. J' ai envoyé Créon, le frere de la Reine, a
dres, tombée du ciel, étouffe peu a peu la cité. C'est la Delphes consulter 1'oracle et ce que le dieu nous ordon-
peste maudite, elle fait le vide dans 1'antique maison de nera de faire, je le ferai, quoi qu'il dut m'en couter. Et
Cadmos et le noir Hades ricanant au carrefour de nos s'il exigeait une victime innocente -les dieux ont quel-
routes désertes thésaurise les gémissements et les quefois de ces caprices - je suis votre roi et il est tout
pleurs ... naturel que ce soit moi qui paie. Attendons le message
dont sera porteur Créon.
s 'agenouillent tous le silence devant
(Edipe muet, avec leurs gestes gauches.
LE CH<EUR
Le Chreur acheve :
<Edipe! Nous voila prosternés devant toi. Nous ne te 11 est revenu, <Edipe! Je le vois qui gravit la colline
prenons certes pas pour un dieu - tu n' es qu'un homme, du palais.
nous le savons - mais le plus et le plus avisé de
nous tous. Quand tu as vaincu la Chienne il y a vingt <EDIPE
ans, les dieux ont été avec toi. S'ils te sont encore favo-
rables, offre-leur le sacrifice qu'ils demandent et O dieu, seul vra1 roi! Puisse-t-il nous apporter le
conjure-les de nous épargner. salut!
16 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 17

LE CHffiUR de notre terre la souillure qu' elle nourrit. Si nous la


laissons croitre, elle nous perdra tous.
I1 porte de bonnes nouvelles, car il s' est couronné de
laurier.
Entre Créon. ffiDIPE

De quelle sorte est la souillure et comment devons-


ffiDIPE
nous nous en purifier ?
Prince, fi.ls de Ménécée, mon parent, quelle réponse
nous apportes-tu de la part du dieu ? CRÉON

CRÉON 11 faut bannir les assassins ou racheter le meurtre par


le meurtre. La terre a bu depuis longtemps le sang
Une bonne réponse. A notre mal, il y a un remede.
séché, mais Hécate n'est pas apaisée.

ffiDIPE
ffiDIPE
Lequel ? Quels sont les termes de l'oracle ?
De quel meurtre le dieu veut-il parler?
CRÉON
CRÉON
Si tu crois devoir m' entendre devant tous, je suis pret
a parler. Sinon entrons dans le palais. Prince, La'ios gouvemait ce pays autrefois. C'est alui
que tu as succédé. 11 fut tué, tu le sais. Et le dieu
ffiDIPE commande aujourd'hui de punir ses meurtriers.
Parle devant tous. La peine de ceux-ci est la mienne.
ffiDIPE

CRÉON
Mais ou sont-ils depuis vingt ans? Et comment
Voici done le message du dieu. Il t'enjoint d'extirper retrouver leurs traces ?
18 <EDIPE OU LE ROI BOITEUX CEDIPE OU LE ROl BOITEUX 19

CRÉON CRÉON
Ils sont dans le pays meme, a déclaré le dieu. Et il a
précisé: ce qu'on cherche, on peut le trouver! Non. Tout ce que nous avons pu tirer de lui- je l'ai
interrogé moi-meme et le choc avait beaucoup trouhlé
<EDIPE
ses esprits- c'est que les brigands qui les ont assaillis
et qui ont tué le roi, étaient en force.
On m'a dit que c'était hors de nos frontieres que
Lai'os avait rencontré la mort ? <EDIPE

CRÉON Meme si Lalos n'avait qu'une petite escorte, tous le


Son dessein, il l'avait dit souvent, était de tromper connaissaient, de simples brigands du pays n' auraient
une nuit la vigilance de Chienne Chantante et de se pas eu l'audace de l'attaquer. Et si !'affaire avait été
rendre a Delphes en secret, accompagné de quelques montée par ses ennemis d'ici, a prix d' or ?
hommes surs pour consulter l' oracle. n est parti et il
n'est jamais revenu. CRÉON

CEDIPE Nous l' avons pensé un moment. Mais les temps


étaient troubles, l'enquete infructueuse, et Lai'os n'a
Aucun messager, aucun compagnon de route n'est pas trouvé de vengeur.
rentré dire ce qu'il s'était passé?
CEDIPE
CRÉON

Tous ont péri, sauf un qui, pris de peur- ill'a avoué Hé quoi, le trone s'écroulait et vous n'avez nen
- a fui des le début de 1'attaque. n ne se rappelait tenté?
qu'une chose ...
CRÉON
CEDIPE
Le sphinx que tu as vaincu, par ses malé:fices nous
Laquelle? C'était peut-etre l'amorce d'un indice? bloquait dans la ville.
20 <EDIPE OU LE ROl BOITEUX <EDIPE OU LE ROI BOITEUX 21

<EDIPE, apres un silence allait etre son reuvre. On allait enfin sortir du bonheur
et se battre - redevenir un homme, quoi ! quitter le
Eh bien, ce mystere, moi, je l'éclaircirai. J'ai succédé
gynécée ou la tendresse vous englue, et ce ventre éter-
a Lalos et je suis son vengeur désigné. Puisque le dieu
nellement protecteur. C'est pour cela que les hommes
réclame 1'effacement de la souillure pour donner la paix
partent vers les guerres, presque joyeux - enfin entre
a cette ville qui est devenue la mienne, 1'assassin de
eux ! C' est comme une seconde naissance virile.
Lalos m'a déja condamné. C'est ma cause aussi que je
Et puis, sauver la ville c'était son métier de roi. Et
vais défendre contre lui. Si puissant qu'il soit, je le
les hommes aiment bien leur métier. Ce n'est pas que
démasquerai. Allez, assemblez le peuple et dites-lui
venger Lalos, pour lui-meme, lui importait tellement au
qu'avec l'aide du dieu je réussirai ou je périrai moi-
fond. 11 n' avait pas connu « le vieux » comme ils 1'appe-
meme dans ce combat.
laient parfois entre eux, avec Jocaste. Ils n'en parlaient
ll rentre dans le palais et tous se retirent sauf le presque jamais, mais son ombre était toujours entre
Chreur qui s'avance au public. eux.
Elle, elle ne pouvait pas l'oublier, cette grande pré-
sence terrible, de l'age de son pere, a qui on 1'avait
LE CH<EUR
livrée un jour, a peine nubile. Ce vieil homme qui
Et le voila lancé, le pied-bot! Il s'endormait dans le s'était amusé un temps avec son corps de petite filie,
bonheur au ventre chaud de Jocaste. ·Il y a longtemps avant de retoumer a ses concubines et a ses gitons -
qu'il n'y avait plus de guerre dans la région et les betes la délaissant dans l' ennui du gynécée ...
des bois, trop facilement prises, ne flattaient plus son 11 y avait aussi cet enfant, né un an plus tard, qu'il
instinct de chasseur... Ce qu'il ne savait pas, l'orgueil- n'avait pas voulu garder. Et ce sont des choses que les
leux, c'est qu'il commen\!ait sa demiere chasse - une femmes n'oublient pas.
chasse ou il devait etre a la fois le chasseur et la bete Elle n' était devenue une fe mme que dans les bras
traquée ... d'ffidipe, avec l'autre elle n'avait rien su de l'amour,
Il se sentait redevenu aussi fort que ce soir ou, il y a elle l'avait avoué a ffidipe le premier soir et ffidipe
vingt ans, il avait vaincu la Chienne Chantante, ce soir savait - mais l'image du vieux qui 1'avait eue le pre-
ou les hommes de Thebes, accourus, 1'avaient hissé sur mier, le .torturait quelquefois et il aurait voulu le tuer.
leurs épaules et porté jusqu'au palais, dans les cris et Des brigands s'en étaient chargés. Bon! Et mainte-:
l'odeur d' ail et de sueur, pour le faire roi. Venger Lalos nant il allait devenir son vengeur ! La vie était décidé-
22 ffiDIPE OU LE ROI BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 23

ment ahsurde mais, tout compte fait, elle était bonne. Et LE CHffiUR
le lendemain, a l'heure de chasse, il sortit tout joyeux
du palais. Prince, aucun de nous n'a jamais rien su. C'est au
dieu qui demande que l'enquete reprenne, de désigner
Les paysans sont venus rejoindre le Chreur, le meurtrier.
lorsque fEdipe paratt.
ffiDIPE
ffiDIPE
Sans doute, mais aucun homme n' a forcé la volonté
Hommes et femmes de ce pays, ma décision est prise, des dieux.
mais il faut que vous m'aidiez tous. Je pars avec vingt
ans de retard comme un homme qui ne sait rien des LE CHffiUR
faits, ni des versions qui ont couru a 1'époque du crime
et mes recherches tourneront court si tous, vous ne Une autre version du crime a couru autrefois, mais
m'aidez pas. Si l'un de vous a un indice et qu'ill'a tu tres vague et ancienne ...
autrefois, par peur, qu'il parle maintenant - son lache
silence lui sera pardonné. Mais si on se tait, si, trem- ffiDIPE
blant pour un ami ou pour soi, on se dérobe aux aveux Dis-la. Je dois examiner tout.
écoutez bien ce que j'ai résolu : quel que soit le cou-
pable, j'interdis en tous lieux ou s'étend mon autorité
LE CHffiUR
souveraine, que personne r accueille, lui adresse la
parole, l'associe aux prieres, aux sacrifices et aux liba- Certains disaient que ce n' étaient pas des brigands
tions ! Vous de vez tous l'écarter de vos maisons comme mais des voyageurs étrangers avaient attaqué le roi.
portant la souillure. Moi qui ai succédé a ce roi, moi
qui ai pour femme son épouse, qui aurais eu pour ffiDIPE
enfants ses enfants si sa race avait prospéré - mais en
Sur quoi se hasaient-ils?
cela la fortune lui a aussi été contraire ! - je suis résolu
a combattre pour sa cause comme s'il était mon· propre
pere, et a chatier son meurtrier. Parlez, dites ce que LE CHffiUR

vous savez, tel est mon ordre. Sur le fait qu'on ne l'avait pas dépouillé.
24 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 25

ffiDIPE LE CHffiUR

Oui. On me l'a dit aussi. Mais aucun témoin oculaire Peut-etre, mais il n'est pas
ne s'est présenté. Et ou en retrouver un maintenant ? démasquer. Voici que tes gens amiment le saint
lard que tu as demandé.
LE CHffiUR

Tirésias, prince, était grand pretre a l' époque et il


avait le don de seconde vue. C'est lui qui avait dit (EDJPE
cela. Depuis, devenu vieux et aveugle, il s'est retiré
dans la montagne, dans le silence et la priere. Peut- Vieux et vénérable Tirésias, tu es le roi. Toi
etre que lui pourrait éclaircir le mystere. qui sais tout, parait-il, les vérités veJnnaDJLes
tés interdites - les choses
terre - tes yeux sont
ffiDIPE
depuis longtemps retiré sur
On me l'a déja suggéré et sur le conseil de Créon je res pas le fléau qui nous
lui ai dépeché deux de mes gens qui doivent le pour nous en délivrer.
conduire ici ce matin. du ou des meurtriers de La!os.
sur cette affaire ou ce que tu en
l'exigence du dieu, tu n' as
LE CHffiUR
nous, le droit de te taire.
Le meurtrier sachant que tu as pris les choses en
main, va maintenant vivre dans la peur et se trahir lui-
meme peut-etre.
Je suis tres vieux. l'ai su
ffiDIPE
oublié. Sans cela je ne serais pas venu.

Espérons-le. Mais l'homme est la plus dure des betes ffiDIPE


et qui n'a pas tremblé dans l'action ne s'effraiera pas
d'une menace, je le crains.
26 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 27

TIRÉSIAS, soudain détachement des choses de ce monde. Sache bien que


d'une fa~on ou d'une autre je t'obligerai a parler!
m'en Nous nous en trouverons
et crms-mm.
TIRÉSIAS, sourdement, apres un temps
ffiDIPE Les choses arriveront d'elles-memes quand mon
silence les cacherait. Je suis tres vieux et aveugle,
ton pays dans le malheur ?
laisse-moi m'en aller.

TIRÉSIAS
ffiDIPE
su1s tres v1eux et je me sms retiré loin des
C'est un refuge facile, la vieillesse ! Mais sms per-
suadé que je ne t'y laisserai pas en paix.

ffiDIPE Un silence. ll le scrute, durci.

cmr1mntrms la vérité et tu ne la dirais pas ? Tu veux que je te dise ce que me fait soup~onner ton
est en jeu et je suis le roi. Je t'or- obstination a te taire ? Tu n' as sans dou te pas frappé
toi-meme, mais tu as connu le crime autrefois, peut-
etre meme en as-tu été l'instigateur ou le complice ! Et
c'est pour cela que tu t'es retiré dans le désert et la
TIRÉSIAS
priere quand je suis devenu roi, saint homme - ton
'¡nterrm!:es en vain. A quoi bon nous faire souf- coup raté ! Mais tu es comme une mouche dans ma
frir Laisse-moi m'en aller. Cet enfant main maintenant. Je t'ordonne de parler ou le peu de
sang qui te reste va couler.

ffiDIPE TIRÉSIAS, durci soudain


ho!mnae, tu es un saint, parait-il, et tu t'es retiré Eh bien, moi je t'ordonne, en vertu de l'édit que tu
et dans la priere. Bon. Mais moi j' ai ce viens de prendre, de fuir cette terre que tu souilles, car
et je ne peux pas me payer le luxe du c'est de toi que vient le malheur.
28 ffiDIPE OU LE ROI BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 29

ffiDIPE d'eux, certes, mais les pieds sur la meme terre qu'eux.
Tu sais a qui tu parles ? Face aux Argiens aux dents longues, qui commen~aient
a bouger aux frontieres depuis que le trone était vacant,
tu crois que c'est d'un devin qu'ils avaient besoin? Ce
TIRÉSIAS
qui allait se passer, ce n'était pas difficile a deviner, je
Oui. te l'assure, toute proie affaiblie dans la jungle est per-
due. Pour les défendre il leur fallait un homme. Les
ffiDIPE dieux sont lo in, tu sais, et n' entrent pas dans le détail :
c'est entre hommes que la vie se regle. J'ai fait ce qu'il
La personne du roi est sacrée, tu ne !'ignores pas, et fallait et j'ai sauvé la ville.
1'accuser est un crime ; je pourrais te faire périr a
l'instant.
TIRÉSIAS, sourdement
TIRÉSIAS . ,Et tu la reperds.
Je porte en moi la vérité vivante et on ne peut pas
tuer la vérité. ffiDIPE,apres l'avoir contemplé un instant,
un mauvais sourire aux levres
ffiDIPE, ricane
Quel naufrage, vieillesse ! trembles dans ta nuit
La vérité? Et c'est ton art sans doute qui te l'a et peut-etre bien que tu radotes! Créon est un fou de
révélée? Orgueilleux pretres! Penseurs! Eunuques! m'avoir conseillé de te faire venir... Peut-etre qu'autre-
Comme si c'était un métier d'homme de penser. Ceux fois tu as vu clair, mais ces temps sont loin, maintenant.
qui m' ont porté sur leurs épaules jusqu'au palais pour Tu es un cadavre déja de nous, aux idées brouil-
me faire roi, ce n' est pas de penser qu'ils m'ont lées. Peut-etre meme as-tu déja oublié ce que tu viens
demandé. C'est de retrousser mes manches et de pren- 'de me dire? ...
dre la vie - leur vie - a pleines mains pour les aider a
la vivre - contre la misere, l'insécurité et le crime TIRÉSIAS
qui nous guettent entre peuples de loups. Ils m'ont
demandé d'etre leur chef, pas leur pretre ! Au-dessus J' ai dit que tu étais le meurtrier que tu recherches.
30 ffiDIPE OU LE ROI BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 31

ffiDIPE ffiDIPE, críe soudain


C'en est trop cette fois !
O richesse, royauté, talents, courage ! Toutes ces vies
ll appelle. qu'on trouve si belles -l'envie ne songe qu'a les salir et
Gardes! a les détruire. Le pouvoir que cette ville m' a re mis entre
les mains sans queje l'aie convoité- Créon le convoite,
LE CHffiUR, s'avance lui, je le sais ! Le fidele Créon, le frere de ma femme,
1'ami du premier jour ! 11 en était si pres avant que je
CEdipe, cet homme est saint. 11 a toujours été vénéré vienne, du trone! Et maintenant il n'en peut plus, c'est
et écouté de tous. Tu troublerais tous ceux d'ici si. tu trop long d'attendre! 11 complote ma perte et m'envoie
touchais asa personne. cet intrigant sorcier, ce charlatan rusé, cet aveugle qui
n' a probablement jamais rien vu, ce sage vénéré par la
ffiDIPE, se retoume vers luí, flamboyant crédulité publique et qui n'a de bons yeux que pour son
Ah bon ? Ce traitre a 1'opinion pour lui ? Il a séduit profit! Et d'abord, cite-moi un cas ou tu as deviné juste,
cette femelle changeante ? On est las de moi ? Ma vieil imposteur? Lorsque la Chienne était la qui vous
police m'avait déja dit quelque chose de cela. On s'est chantait ses énigmes, comment n'as-tu pas trouvé la
mis a travailler avec de belles paroles le cerveau obtus bonne réponse pour délivrer ta ville qui souffrait?
des artisans puant l'ail, dans les amere-boutiques de Sans doute le premier venu ne pouvait en venir a bout,
Thebes ? On réveille 1'opinion endormie ? On conspire ? il fallait le don de divination ! Il fallait surtout y risquer
D'abord est-ce bien lui, ce vieux débris, qui a imaginé sa peau - oui ! -, yeux dans les yeux avec la Chienne.
cette fable qui ne peut lui servir en fin de compte qu'a Or, qu'as-tu vu? Ni les oiseaux ni les dieux ne t'ont
faire rompre ses vieux os ? C'est un autre, encore bien rien révélé. Je n'étais qu'un voyageur solitaire, avec
son sac sur le dos et son baton. Je n'ai pas consulté les
en vie, et a qui elle profiterait, qui se cache derriere
cette auguste vieille loque. Créon, peut-etre ? oiseaux, j'ai regardé la Chienne dans les yeux, et a la
fin, risquant le tout, je lui ai jeté ma réponse, l'obligeant
a retoumer au néant. C'est comme cela que je suis
TIRÉSIAS, sourdement
devenu roi. Mais comme je vous gene maintenant, on
Créon n' est pour rien dans ton malheur. Tu en es le appelle les dieux a larescousse! Et tu te vois déja sié-
seul artisan. geant a 1'ombre du trone de Créon, maitre secret du
32 ffiDJPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 33

avec tes radotages. tu comprendras vers tu as


ne vous coute a tous voyagé, aveugle, vent arriere.
cation ! La mienne est mais elle le jouet des dieux comme toi.
réussi.

Gardes! Vieille ombre! Vieille C'est pour me


peur que tu es venu ?
LE CHffiUR, s'avance entre eux
TIRÉSIAS
na sous
aussi. La vérité il Je suis venu paree que tu m' as ·a~IJ'GJ.•c.

ffiDIPE, SOl'J1(Jterrz.en~t.
ffiDIPE
apres l 'avoir co;nU.~mJolé
que trouverais et
trouverai- Va-t'en, vieil homme. J'épargne ton vieux corps
gnant. Retoume sur ta montagne, vieux !

TIRÉSIAS
Tu es le roi. Mais
ne suis pas a ton .,.,....... r • .o Les auteurs de tes jours, eux, me sage
un autre roi queje sers. Tu m'as quand ils m'ont demandé conseil. Emmene-moi,
gle,
vois pas vers ffiDIPE, a un cri soudain
tu paJrtal:!;es Qui cela, di s-tu ? Ne t' en va pas ! Tu as parlé des
auteurs de mes jours? SalS a Je vie ?

tour a tour, pour ton TIRF.SIAS


fjl(~fl(lln a ton sang te ChaSf§lei•a
U'LL·<JI.'v.U'-''-'

as si Avant ce soir tu recevras lalumiere et tu la perdras.


34 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX
ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 35

ffiDIPE
ffiDIPE
Quelle lumiere ? Pour une fois cesse de parler par C' est cela, te ramtme a ta e abane, prophét:i:ser
énigmes! dans le désert ! Et vous autres sachez que je suis
TIRÉSIAS, a comme une lueur ironique <Edipe, que je suis le et que vous ai. déja prouvé
dans son vieil reil queje n'avais pas peur !

N'excelles-tu pas a les débrouiller? Réfléchis done, est emmené par son guide.
comme avec la Chienne Chantante et peut-etre que tu
trouveras?

<EDIPE, a un sourire
Je vais te dire, tu ne m'as jamais pardonné d'avoir
trouvé tout seul, avec ma simple raison d'homme, ce LE CHffiUR
que ton art n'avait pas pu débrouiller. C'est 9a, n'est- maintenant la piece
ce pas? il avait été
TIRÉSIAS
dans son
Ce be au succes de ta raison t' aura perdu.

ffiDIPE tout-
Si j' ai sauvé mon pays, que m'importe le reste ?

TIRÉSIAS, dur
vécu comme un est en
Ce n'était pas ton pays, et ce n'est toujours pas ton
lui et qui va se venger,
pays. Tu es un étranger ici et c'est un étranger qui a tué
bete cédant a tous ses
Lalos. Emmene-moi maintenant, petit, retoumons a la
gar9on pur a été aut:re:tms
ma1son.
tour, jeune ange exterminateur.
36 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROI BOITEUX 37

triomphe est a r afffit de son remords. Étrange


bete! et sursaute en
En tout cas, maintenant, le compte de celui-la est
Quoi ? Toi ici ! Comment as-tu osé ? en veux a
bon. n va se mettre a devant lui-meme. Les furies
mon trone, a ma vie, tu complotes contre moi et tu
infaillibles se sont éveillées de leur lourd sommeil et le
viens, en plus, me narguer ? Tu me pn:~na1s
traquent. Le mot est lancé. Et le misérable qui
un lache ou pour un aveugle tu as ce
rode au creur des bois sauvages, comme un taureau
complot? Tu croyais que je ne verrais pas ramper vers
perdu, mome, seul, avec le mome de son pas, va
moi tes intrigues ? Que sur de ton vieux coJrn¡Jmc~e
ruser en vain pour voler sa victime au dieu.
je me laisserais tondre comme un mouton sans me
Créon est entré avec le reste du Chreur. défendre ? Quelle ! Tu me connais
mal!
CRÉON
CRÉON,
Citoyens, qu'est-ce que j'ai appris? Le roi <Edipe a
lancé contre moi une étrange accusation et je viens Jete connais, <Edipe, mieux que tune le penses et je
m'en faire justice. Est-il vrai qu'il vous a dit que croyais que tu me connaissais aussi, le
j' a vais le pour qu'illui mente ? Au lieu de foncer comme un taureau sur un
bout d'étoffe rouge, veux-tu m' écouter ?
LE CHffiUR
ffiDIPE

Tu es un bon avocat et un le sais.


CRÉON C'est ton métier, les mots. Mais tu as. 'UI.'-'''-''U''"' ta
en m' envoyant ce idiot, et les mots ne
de sa raison, comme nous
,...,..,.. ,.,,.,., connu ? Qui a pu le pousser?
plus. n y a un crime entre nous et tu vas
m'en répondre.

LE CHffiUR CRÉON

Le veut le perdre. Mais le voici. Quel crime?


38 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 39

ffiDIPE CRÉON

toi m' as conseillé d' appeler le devin ? Peu avant que tu ne viennes, il y a vingt ans.

ffiDIPE
CRÉON
A cette époque ton devin exer~ait-il déja son art?
m'avais envoyé consulter l'oracle. Et il
', ...... "".............;...,,,... maintenant.
CRÉON

ffiDIPE Oui. Et nous le vénérions tous.

le mieux te servir ? Ce malheur ffiDIPE


aubaine, n'est-ce pas, pour un bon
attendais, piaffant d'impatience, une En ce temps-la, a-t-il parlé de moi?
u..u:uJU.'vU..I. de Thebes ? Soit. C' est bien triste
CRÉON
mais c'est l'occasion tout de meme?
Jamais. Jamais devant moi, en tout cas.
CRÉON
ffiDIPE
CEdipe, et tu me connais mal. Ton
et ta soif pouvoir t' égarent. J' ai e u beau te N'avez-vous pas fait une enquete au sujet du
ans honnetement, tu m'as toujours meurtre?
chose. De ce que tu aurais fait a ma
C'est la grande faiblesse des hommes CRÉON
pnl¡eter ce qu'ils ont refoulé en eux- sur les autres. Nous en avons fait une, comme c'était notre devoir,
mais sans résultat.
ffiDIPE
ffiDIPE
temps La1os est-il mystérieuse-
Peux-tu m'expliquer pourquoi cet habile homme
40 ffiDIPE OU LE ROI BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 41

aurait alors tenu secret ce qu'il a cru devoir dévoiler ffiDIPE


aujourd'hui ?
Elle était reine déja et je l'ai toujours respectée
comme une reine.
CRÉON

Je ne le sais pas plus que toi. CRÉON

J'étais le troisieme de la cité et vous me traitiez en


ffiDIPE égal, n' est-e e pas ?
Eh bien moi, je vais te le dire: s'il n'était pas ton
ffiDIPE
complice apres ce long silence, sa mémoire ne lui serait
pas revenue aussi subitement. C'est toi qu'il est venu Oui - mais cela ne te suffisait pas, apparemment !
servir a ·la faveur de ce désastre. C'est un phénomene
connu, l'opposition est toujours a l'affut des désastres! CRÉON, doucement
Tu parles pour toi, <Edipe, tu projettes sur moi ton
CRÉON, calme
orgueil. Tu n' aurais surement pas pu vivre en paix, toi,
<Edipe, tu as bien gouvemé ce pays et jusqu'ici ta a cette place un peu en retrait. Moi, si. Paree que je
tete a été claire. Laisse-moi te poser une question a n' ai pas d'orgueil... J' aime la vie, <E di pe, et je vais te
mon tour, tu as bien épousé ma sreur, de ton plein gré, dire un mot qui va surement te faire frémir de dégout
quand le peuple t' a voulu roi ? paree que tu n' en connais pas le sens : j'aime le bon-
heur. La puissance pour laquelle vous vous battez
ffiDIPE
comme des chiens autour d'un os, je 1'ai jugée - pour
ce qu'elle vaut. J'ai vieilli, moi, <Edipe, j'ai muri. Et
Oui - quel rapport ? c'est une aventure qui arrive a tres -peu d'hommes, en
fin de compte. J'ai quitté, définitivement, avec mes bou-
CRÉON tons au visage, la présomption et la soif de puissance
vaine de mes quinze ans. Pas vous, qui luttez encore
Elle partage avec toi les prérogatives royales, n'est-ce comme dans la cour de l' école, a sera le plus fort ...
pas? Je suis tres riche et je n'en ai pas honte - c'est un
42 <EDIPE OU LE ROl BOITEUX <EDIPE OU LE ROl BOITEUX 43

sentiment qui viendra aux hommes beaucoup plus tard adorent les riches: c'est leur théatre. Seulement tes
- je suis influent, ma sreur et toi ne me refusez rien, tu beaux discours n'étaient que pour eux. Je ne suis pas
en conviens? Je suis ce qu'on appelle si tu veux un si bon public.
corrompu: il m'arrive d'aider en souriant, je l'avoue,
ces vieux petits garvons intrigants qui pullulent autour CRÉON
du pouvoir. Je les pousse aupres de toi pour prix de la
complaisance de leur femme, d'une belle esclave ou Que veux-tu? Me chasser de ce pays?
d'un objet rare qui m'a plu chez eux. C'est un échange
d'illusions en somme! Car crois-moi, je mets le plaisir <EDIPE, a un mauvais sourire
aussi a sa place ! Mais je crois que les hommes n'ont
rien trouvé de mieux pour adoucir ce temps absurde Pour que tu ailles tramer ta toile chez les Argiens ?
de la vie. Tu as comploté ma mort - je veux la tienne.
Et tu crois que je voudrais en échange de tout cela -
qui m' amuse - me charger de l' ennui, du poids acca- CRÉON, durci
blant du pouvoir ?
Il y avait des lois a Thebes avant toi. A cette accusa-
Je suis un homme léger, <Edipe, avec tout ce que
tion contre un homme libre il faudra que tu apportes
cela comporte de lucidité méprisante et de sagesse. Tu
des preuves.
t'es trompé. Je n'ai aucune envie de pouvoir et tes soup-
vons sont absurdes.
<EDIPE

<EDIPE, lourdement, apres un temps Crois bien queje les trouverai!


Tu es un homme habile et un beau parleur, cela je le
savais déja. Et ces pauvres gens t' écoutent bouche bée, CRÉON
eux qui n' ont jamais que la dure réalité quotidienne a
Je sais. Avec une bonne police on ne manque jamais
étreindre.
de preuves ... Tu nous as assuré l'ordre, c'est vrai, et sa
Il sourit, amer. rude contrepartie : la poigne. Mais Thebes est une cité
libre depuis toujours et j'en étais citoyen avant toi.
Ils font semblant de les halr mais au fond les pauvres L'oublies-tu?
44 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 45

ffiDIPE, sur CRÉON

me menaces ? Un mon cela se Il veut mon exil et sans doute ma mort.


mate!
vers
Que dit-il, <Edipe?
LE CHffiUR
ffiDIPE,
et vo1c1 Jocaste,
votre sreur et votre vous La vérité. Je viens de le tramant avec une
adresse perfide - ou maintenant je le ton
cher frere ! - un complot contre moi.

CRÉON,au
JOCASTE
Écoutez-moi tous! Que la mELlécjiCtiOn sur
moi, queje meure a l'instant de la main
rien fait de ce qu'il m' accuse !

JOCASTE

CRÉON,
Au nom des dieux, crois-le, par pou:r
son serment solennel. Par égard pour moi aussi, et pou:r
ce peuple qui nous écoute.
s'est jeté sur moi
encore des lois a LE CHffiUR
veut.
Prince, nous sommes dans Thebes ou le serment
auguste, il a droit a ton respect.
JOCASTE
a juré est sacré et seule une
Et que ? confondre. Ce sont les lois de
46 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 47

ffiDIPE, sombre est resté


Je connais comme vous les lois de Thebes. Elles
disent aussi que sur la malédiction que j'ai lancée, je
ne puis revenir. Si vous devez le croire, lui ou ce devin LE CHffiUR

- tiré tres opportunément de sa poche - c'est me


condamner moi a la mort et a l' exil. Est -ce cela que rentre avec
vous voulez ? s' apaisera.
Un silence de tous, il conclut plus calme.
JOCASTE, revenant
Cependant ma femme, je ne veux pas alourdir ta
peine. C'est ton frere et je l'épargnerai par amour pour Mais ?
toi.
Qu'il disparaisse ! Qu'il quitte la ville. Qu'il aille ffiDIPE, s.rn~rdement
comploter ailleurs. Mais qu'il sache qu'il emporte ma tué
haine.
JOCASTE,
CRÉON, dur
puse ? Sur
Adieu, (Edipe. J'aurai passé la frontiere ce soir. Mais
ton orgueil et ta violence te perdront et tu finiras par te
détruire aussi. ffiDIPE, !U"ni.TfÍP.ment

ffiDIPE, gueule soudain, exaspéré


v1eux
Vas-tu enfin me délivrer de ta présence ? pour le faire.

CRÉON JOCASTE, a un sounre


C'est fait. Je te laisse seul avec toi-meme. C'est sans Sur les visions ? peux
doute assez pour me venger. mot : Personne ne sait ce que vP.iuJfmt
48 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 49

unlnn 1r"" sur nous, ils n'ont besoin de per- JOCASTE


sonne connaitre. Ils s' en chargent tout Quoi, mon amour?
seuls ...........,..,...,,,..., ce que je vais te raconter et tu ver-
ras ce que les oracles. C'est une e hose triste a ffiDIPE
laquelle je ne jamais penser, mais si elle
peut t'apaiser, vais te la redire ... Tu me dis que La1os a été tué a wnctum de deux
Un oracle a La1os autrefois, non par Apollon routes ...
sur, mais un des pretres, lui avait
annoncé devait mourir par la main d'un fils qu'il JOCASTE
aurait de moi. Et que ce sont des brigands, comme Cela s'est dit autrefois et tout le a toujours cru
il allait encore une fois consulter l'oracle, qui l'ont cela.
assassiné en pays a la jonction de deux routes.
D'ailleurs, trois jours a apres la naissance de l'en-
ffiDIPE
fant, Lalos lui avait les pieds et J'avait fait jeter
sur une déserte. Apollon n'a done pas Dans quelle région s'est-elle passée?
accompli l'oracle ses pretres et La!os n' est pas mort
de la main comme la e rainte l'en,~ obsédait. JOCASTE
avaient tracé ... .,. destin.
Le pays s'appelle
ll y a un silence, elle ajoute : l' endroit ou la .route vient
de Daulis.
N'attache pas d'importance a (·e yu'a dit ce
et laisse les dieux décider seuls ce ou'ils vou- ffiDIPE
ils Les dieux n'on besoin
des devins. Viens maintenant, rentrons a ld maison ... Et combien de temps s'est écoulé ?

ffiDIPE, songeur JOCASTE

en t'écoutant quelque e hose me a connu le crime un peu de avant que tu


arnves ICI.
50 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 51

JOCASTE
O Zeus !... moi? Que di s-tu ? Tu me fais peur... J e n' ose plus lever les
yeux sur toi.
JOCASTE, UU7UZ.ez:e
Quelle pensée assomhrit ton ? ffiDIPE, sombre
J'ai peut-etre lancé cette malédiction bien vite.
ffiDIPE
1

Attends! Ne m'interroge pas encore. Dis-mói plutot Il demande encore, presque timidement :
quel aspect avait La1os ?
Peux-tu me répondre sur un point encore?
JOCASTE
JOCASTE
Mais je te mille Ses cheveux commen- La crainte me paralyse, mais demande, je te répon-
~aient a blanchir. D'aspect - que te dire? - il n'était
drai.
pas tres différent toi fort, se
tenant tres droit. ffiDIPE

ffiDIPE La1os voyageait-il en petit équipage ou était-il


escorté de gardes du corps, comme un chef?
Tu ne peux pas me un autre plus précis ?
JOCASTE
JOCASTE,
I1 voulait tromper la Chienne Chantante, il n'était
Mais mon partí qu'avec trois hommes, dont un piqueur. n n'y
encore? avait ne re1Ja:r1erau avait d'autre voiture que la sienne.

ffiDIPE ffiDIPE, étrangement calme


Mais crois que ce soir il en reparle. C'est bien. Et qui t'a fait ce rapport, femme?
52 <EDIPE OU LE ROl BOITEUX <EDIPE OU LE ROl BOITEUX 53

JOCASTE <EDIPE, neutre


massacre. veux le voir. veux écouter son récit.

<EDIPE
JOCASTE, a un
Est-ce vit encore maison?

JOCASTE

il t' a vu régner a
m' a pris la main et il m' a
pour les champs a un
<EDIPE, aussi asa main
peur depuis
ne plus voir
pour un esclave, ce

JOCASTE

que non.

<EDIPE, meme
Peut-on le

JOCASTE

Bien sur. Mais pourquoi veux-tu le voir?


54 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 55

leur insu, prétextant un voyage projeté depuis long- mon baton, il tombe a la renverse et roule au has de la
temps, je partis consulter l'oracle a Delphes. voiture aux chevaux effrayés, et la roue acheve de lui
L' oracle dédaigna de répondre a ma question broyer le crane.
curieusement. Mais le pretre qui l'interrogeait me
regarda soudain avec une sorte d'horreur. Je le pressai Un temps, il dit encore sourdement:
de questions, en vain, mais un peu d'or lui délia la lan-
J'ai eu peur. J'ai tué tout le monde.
gue, car ces saints hommes ne méprisent pas l' or, et il
finit par me dire, par bribes, comme a regret, une chose
Un sílence encore et il ajoute :
monstrueuse: queje tuerais mon pere et queje m'uni-
rais a ma mere apres. J' espere que ce n' était pas lui. Mais si La'ios a
Épouvanté, je congédiai ceux qui m'avaient quelque chose de commun avec ce voyageur, la malé-
accompagné et je poursuivis seul ma route, décidé a diction solennelle c'est sur moi queje l'ai lancée. Per-
ne jamais revenir a Corinthe. Je ne pouvais plus, apres sonne désormais ne pourra plus m' adresser la parole, ni
ce que j'avais appris, voir mon pere et ma mere en face. m'accueillir. Je serai chassé de toutes les maisons, car
de mes mains qui l'ont tué, je souille la couche du mort.
ll y a un silence, íl contínue sourdement.
Tu es ma femme, Jocaste, tu m'as toujours sauvé de JOCASTE, est restée un moment épouvantée;
tout et le plus dur reste maintenant a te dire ... puis elle se jette dans ses bras, hurlant
En traversant la Phocide, dans un chemin étroit, pres
de la jonction de deux routes, une voiture attelée de Ce n' est pas toi, mon amour ! Ce n' est pas toi ! Ce
deux jeunes chevaux, précédée d'un piqueur, avec un n' est pas toi !
homme de haute taille a cheveux blancs qui conduisait,
s'avan~a vers moi. Le piqueur d'abord, puis l'homme ffiDIPE, la détache doucement, murmurant
qui conduisait me crient avec des injures de faire Je n'ose plus te toucher maintenant, Jocaste.
place. Le valet me bouscule et me renverse contre le
talus. Je le frappe le premier et j'avance. Alors le vieil-
lard, guettant le moment ou je passais le long du véhi- JOCASTE, lui crÍe a genoux, luí serrant les jambes
cule, m' assene deux coups furieux d' aiguillon sur le Mon amour, mon seul amour, je sais que ce n'est pas
crane. Aveuglé de sang, rendu fou, je l'assomme de toi!
56 <EDIPE OU LE ROl BOITEUX <EDIPE OU LE ROl BOITEUX 57

<EDIPE, sombre il pu tuer son pere, le pauvre petit, puisqu'il est mort le
Seul ce berger peut nous le dire. C'était le quatrieme premier? ...
sans doute et il a du se sauver tout de suite, car, moi, je Elle a dit cela étrangement, lEdipe touché, lui
n' en ai tué que trois. S'il fait le meme récit, s'il parle prend la main.
encore d'une bande de brigands, alors j'en aurai été
quitte pour la peur, car moi j'ai tué seul.
<EDIPE

JOCASTE Cela t'a fait mal? Tune voulais jamais me parler de


cet enfant.
Il ne peut renier ce qu'il a dit, mon amour. Toute la
ville l'a entendu comme moi. Pendant toute l'enquete il
JOCASTE, d'un drole de ton neutre
a dit la meme chose. Créon meme te le dira ...
Je n'avais pas eu le temps de l'aimer...
Elle le caresse, timide.
Elle sourit, chassant sa tristesse et embrasse la
O mon amour, je veux chasser toutes ces ombres de main d'lEdipe.
toi et te retrouver comme avant.
Mais tu vois bien, mon amour, qu'il ne faut pas croire
aux oracles ...
<EDIPE, immobile
Elle l'entrafne, le tenant par l'épaule.
Attendons cet homme, c'est lui seul qui le pourra.
Viens. Viens, mon petit gar~on qui a peur des fanto-
JOCASTE mes. Viens te coucher... 11 est tard maintenant et cette
journée a été rude ... Mais tu sais que pres de moi toutes
Et quand bien meme il reviendrait sur son premier tes peines s' apaisent. ..
rapport _. il doit etre bien vieux maintenant- si sur un
point ou sur un autre, il n' était plus tres sur de lui,
jamais son témoignage ne prouvera que Lalos a été tué <EDIPE, la suivant, docile
selon les prophéties puisque l'oracle lui avait prédit Tu es bonne. Tu guéris tout. Mais espérons qu'on
qu'il périrait par un :fils né de moi. Et comment aurait- retrouvera ce berger...
58 <EDIPE OU LE ROl BOITEUX <EDIPE OU LE ROI BOITEUX 59

Ils sont rentrés dans le palais. familia!, ces couronnes et ces paJrtmms. JOJlmez-vol
Le Chceur va vers le menu peuple resté au fond. moi avec vos offrandes. ffidipe, votre
mille pensées qui l' affolent. Un
LE CH<EUR comparant les prophéties,
les anciennes qui ont menti et ne
Et voila, mes amis, le soir tombe sur Thebes et le roi
décision des dieux. Lui, hélas, croit tout ce
et la reine vont aller essayer de dormir... Ce que vous
dit pourvu qu'on réveille ses craintes ...
avez entendu ce soir, il ne faut le redire a personne. Les
toute la nuit, le berc;ant comme un
secrets des rois ne sont pas bons a savoir...
vient enfin de s'endormir...
Rentrez chez vous, vous aussi, bonnes gens. Rentrez
dans vos pauvres demeures ou, en échange de votre
dure vie de travail, la fatigue du moins, le soir, a pitié
Elle s'agenouille ou elle a
ses offrandes.
de vous et vous apaise ...
Je ne crois pas qu'eux deux dormiront dans leurs
O Apollon Lycien, gardien
courtines de pourpre. Vous enviez souvent le sort des
viens t'offrir ces prémices. Toi
grands et vous pensez que l.es dieux sont injustes, qu'ils
les reins, tu connais mon mari.
auraient du mieux s' occuper de vous... Il ne faut pas
toute souillure. L'effroi nous saisit tous
penser .cela. Heureux ceux que les dieux oublient !...
voyons, lui, notre chef, pareil a un
La lumiere tombe comme ils s'en vont, jusqu'au . tete... Envoie quelqu'un, envoie un
nmr. célestes qui le délivre ...
Quand elle revient, e'est le matin.
lls sont tous prosternés; un nuA'fulu::
]ocaste sort du palais suivie de ses filles et va campagne derriere eux,
porter des offrandes a un. petit autel domestique miere vue il ne semble pas etre tout
qu 'on aperf}oit. Le petit peuple est la, qui attend
aussi avec des offrandes, pres de l'autel.

JOCASTE
Bon dieu, il fait chaud déja ! la mute était
Gens de Thebes, je viens offrir au dieu, a son autel Ceux-la vont peut-etre me reriseie;Iler
60 OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 61

a une gourde tirée de sa


Des nouvelles de bonnes ...
pouvez me dire si e' est bien Elles sont bonnes pour les uns et mauvaises pour les
trouve le palais du roi autres. C' est ~a la vi e, reine ! Mais en tant reme,
po1urr,a1 le trouver, lui. tu la connais mieux que moi ne sms pauvre
bougre.
LE CH<EUR, s'est avec les autres
JOCASTE, a un sourire
trouveras. Et cette femme que
Explique-toi mieux. Tu
ses enfar1ts.
homme.
crasseux
em:oh1ase grotesque
S011héute a roi toutes sortes de prospé- La chaleur, reine!- et route
fait vite mais je voulais etre le •.,....,"" ....... ""...
et pour ceux ent:our·ent !...
ce que j'ai a dire, tu que
Merci, reine.
JOCASTE,
Il s'essuie man-
che et commence.
Alors, voila. nous
retrouver CEdipe, car il va etre
de l'Isthme.
re1ne.
JOCASTE

JOCASTE Pourquoi ? Le v1eux n'est ass1s sur le


trone?
62 <EDIPE OU LE BOITEUX ffiDIPE OU LE ROI BOITEUX 63

JOCASTE, se jette sur lui, le serrant contre elle


Couché ma.1ntemmt. Réveille-toi, réveille-toi, mon homme ! Écoute cet
trone : le toiJtlOt~au étranger et tu verras ce qu'il advient des oracles !

JOCASTE, a comme un cri Elle le serre contre elle comme une folle.

Tu dis que est mort? Ah ! mon cher homme ! .Mon cher homme bientot
retrouvé ! Enfin cette ombre nous quitte !.. .

<EDIPE, montrant le vieux qui s'abfme


Aussi vra1 qu'avec ta en saluts grotesques
. . .
permission Je encore un
coup !... Tu veux parler de cet homme-la?
L'homme est
L'HOMME
JOCASTE, a un ene Oui, moi, seigneur.
Ah ! Fe mme, cours annoncer la a ton
maitre! ffiDIPE

Qui est-il? Et que me veut-il?

Oracles divins! 'U'.A•U.'-'J'"-'"' menteurs! s'est enfui JOCASTE


de chez lui paree qu'il tuer son pere - .et
voila que le vieillard est mort ! Il arrive de Corinthe pour t'annoncer que Polybe ton
pere vient de s' éteindre.
ffiDIPE, les yeux, vnu•un ··-n

ffiDIPE, a pali
Jocaste, je dormais Ymuoum me fais-tu appeler
si tot? Que dis-tu, étranger? Redis toi-meme ton message!
64 ffiDIPE OU LE ROI BOITEUX ffiDIPE OU LE BOITEUX 65

JOCASTE

Ne te mon amour? ... Toute


moite en te ne

avmr
tout de suite pour etre sur
peur.
a F.UIIA'VJLJL'V'

JOCASTE

ffiDIPE maintenant.

! tu sais, souffle. Le ffiDIPE


vieux avait tiré son
Mais ma mere vit encore ...
ffiDIPE, a .comme un il crie
JOCASTE
désormais, dans le piaillement des
oiseaux ? A les en croire, je devais tuer mon pere, et il te tourmenter sans treve !
est mon et moi je suis ici. moi. Et c'est moi maintenant
Tu n'es pas le nT•PnrllPT holmlile
Il s'écrie, ,.. ............ rfl...-.

le
vieux pere queje n'ai pas tué, pardonne-
.u.ll•utJL~,u'C - mais chez Hades ou tu reposes,
catich.e:m¡ars !
66 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX <EDIPE OU LE ROl BOITEUX 67

ffiDIPE L'HOMME

Oui, mais ma mere vit. .. C'est pour ~a que tu as disparo un jour, comme dans
une trappe ? Que tout le monde t' a cherché partout,
L'HOMME, qui les a écoutés, a demi goguenard, chef?
buvant un coup en douce
Quelle est done cette femme qui te cause tant de <EDIPE
crainte, chef, si c'est pas indiscret de demander? Oui, bonhomme.

ffiDIPE
L'HOMME
C' est Mérope, vieillard, la femme de Polybe. O chef, moi qui ne demandais qu'a te serVIr, quel
dommage queje ne l'aie pas su plus tot!
L'HOMME

Et que crains-tu done a son sujet, ·chef? <EDIPE

Rassure-toi, tu seras de toute fa~on récompensé


ffiDIPE
d'étre venu éomme le messager d'une heureuse nou-
Un oracle envoyé par les dieux. velle.

L 'HOMME, madré L'HoMME, esquisse encore son garde-a-vous cocasse


Je pourrais le savoir, chef, si toutefois ce n'est pas un Le premier, chef! J'ai pris l'initiative, je me suis
secret de famille ? J' ai ma petite idée la-dessus. grouillé paree queje pensais bien que tu ne m'oublie-
rais pas quand tu serais rentré au pays !
<EDIPE
<EDIPE
Les prétres ont prédit autrefois que j' entrerais dans le
lit de ma mere et queje verserais le sang de mon pere. Polybe est mort, mais Mérope vit encore et je ne
C'est pour cela que j'ai fui Corinthe. retoumerai jamais a Corinthe.
68 <EDIPE OU LE ROl BOITEUX <EDIPE OU LE ROl BOITEUX 69

L 'HOMME, soudain L'HOMME

Mon :fils - tu permets que je boive encore un coup? Pas plus que moi, chef, sauf le respect !
<;a m'asseche moi d'avoir tout ~a sur la patate ...
Il boit un coup furtif et déclare, madré: <EDIPE, ene encore, angoissé
Mon :fils, on voit bien que tu parles sans savoir. Alors pourquoi m'appelait-il son :fils?

<EDIPE L'HOMME

Que veux-tu dire, bonhomme? U t'avait élevé, c'était tout comme. Mais apprends
que jadis il t' avait re~u de mes mains.
L'HOMME

Que si ce n' est que ~a qui t'empeche de revenir au <EDIPE, apres un silence étonné
pays - tu t'effraies pour rien, mon fils. Tes parents ... Et cet enfant adoptif il l'a si tendrement chéri?
tout le monde le croyait, pas moi. Et pour cause!
L'HOMME
<EDÍPE, durci soudain, l'empoignant
Que dis-tu, homme ? Je ne suis pas leur fils ? L'ivro- Mets-toi a sa place, chef! Ils ne pouvaient pas avoir
gne avait raison ? d' enfant, la reine et luí.

L 'HOMME, secoué proteste <EDIPE

Hé la ! Hé la ! Ne me secoue pas, chef! J e suis en Mais toi, pour me donner a lui, m' avais-tu acheté ou
train de te rendre un fier service. Je peux te dire, moi, trouvé?
que Polybe ne t' était rien par le sang !
L'HOMME, ravi de jouer son role
<EDIPE, un en
Découvert au milieu des taillis, dans une gorge du
Polybe n'était pas mon pere ? Cithéron! Bée! Bée! Je crois que j'ai perdu un agneau,
70 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 71

je cherche : e' était un petit chiard de trois jours, sauf le avais le bout de chaque pied tra.ns1oer·cé. C'est meme
respect! pour c;a qu'on t'a donné ce nom.

ffiDIPE <EDIPE, crie


Qu' allais-tu faire au Cithéron ? Qui ? Qui m' a appelé ainsi ? Mon ou ma
dis-moi?
L'HOMME
L'HOMME
Je gardais les troupeaux dans la montagne.
J'ai jamais su, mon fils. Mais t'a remis entre
ffiDIPE mes mains le saurait peut-etre mieux que moi.

Tu étais berger nomade ou a la solde d'un maitre ? <EDIPE

L'HOMME
Paree que tu ne m' as pas trouvé ?

J'appartenais au maitre, mais libre! En tout cas je L'HOMME,


t' ai sauvé, mon fils ! Dans l'état ou tu étais tu n' aurais
pas vécu longtemps. Et il t' en est resté quelque e hose, Faut s'entendre, chef! C'est moi
non ? Au pied ? On savait que tu allais succéder a moi les loups, ils auraient pas été
Polybe, et aux cuisines il y en avait qui t'appelaient L' autre il t' avait seulement posé et il m' a
déja le roi boiteux! n y a des méchants partout. affranchi, paree qu' on était copains, avant se
ner.
ffiDIPE, crispé soudain, sourdement
ffiDIPE
Pourquoi reparles-tu de cette vieille souffrance ? ?
Un autre berger? Tu te . . a •..~u,J.I..'-'J"'

L'HOMME

J'ai défait tes liens. Ils t'avaient bien arrangé! Tu Bien sur, on voisinait sur la m()nt:ae;ne.
72 ffiDIPE OU LE ROI BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 73

ffiDIPE Ils le regardent tous, muets. Il se retoume vers


]ocaste, toute pa,le.
son signalement ?
Femme, penses-tu que l'homme queje t'ai demandé
de faire chercher, celui qui a voulu quitter la ville apres
le meurtre était le meme dont parle cet homme ?
11 y a si Iont~U~mt:>s
que JOCASTE, d'une voix blanche
C'était un domestique de Lai'os, je te l'ai dit. Et il a
<EDIPE, sursaute demandé a redevenir berger.
? ? roi de ce pays ?
ffiDIPE

A redevenir berger, dis-tu ? 11 avait done été berger


n avant ? Et pour que La1os l' ait pris comme domestique
au palais, pour qu'ill' ait tiré de sa condition, illui avait
done rendu un grand service ?
ffiDIPE

vit encore? JOCASTE, soudain dure


Je ne sais pas. Tais-toi. Tous ces mots. Tous ces
encore un geste mots! Tous ces mots! Qu'avez-vous done a chercher
temps. Mais demande a toujours, vous, les hommes ? Cela ne vous suffit done
pas de vivre? Je suis ta femme, je t'aime, tu m' as
donné quatre enfants, deux fils, beaux et forts eomme
toi, deux filles tendres et douees... Tu es un homme et
ffiDIPE, au
un pere a ton tour maintenant ; laisse ton pere et ta
coJnmíit-·li ce berger dont il parle? mere, ils ·ne sont plus rien pour toi. Pourquoi remuer
aultret:oís ? Parlez ! Car il est toutes ces ombres ? Pourquoi chereher de qui tu es le
fils? Ta réalité, ta seule réalité aujourd'hui c'est nous,
74 <EDIPE OU LE ROl BOITEUX <EDIPE OU LE ROl BOITEUX 75

ta femme et tes enfants, ton métier. Tout ce que tu peux JOCASTE, a


est tombée genoux,
toucher avec tes mains d'homme, tput ce qui te nourrit embrassant ses jambes
tous les jours. Laisse le reste aux dieux- qu'ils s'amu- Je t'en supplie, <Edipe! Laisse-moi vivre. Ce sont les
sent! femmes qui sont sages. Elles seules connaissent la vie
paree qu'elles la portent et la donnent. Elles soignent,
<EDIPE, sourdement nourrissent, consolent - sans questionner jamais. Elles
sont sages : elles acceptent.
J' ai l'impression qu'ils sont en train de le faire.
<EDIPE, la repoussant brutalement
JOCASTE, se jette dans ses bras
Je commence a en avoir assez de ta sagesse !
Soyons heureux, tant qu'ils nous laissent, comme
deux betes qui se réchauffent l'une contre l'autre -
JOCASTE, jetée a terre, le regarde tendrement,
sans rien savoir. Les betes sont plus sages que nous.
elle murmure, étrange
Tant que la fleche ne les a pas touchées, elles conti-
nuent a courir et a paitre, elles continuent a vivre et la Mon pauvre petit. Puisses-tu ne jamais savoir qu1
mort n' est plus qu'un accident, elles la remettent a sa tu es.
place ! Il n'y a que les hommes qui s'interrogent.
<Edipe, en ce moment nous pouvons vivre encore! Ne <EDIPE, hurle, marchant comme un fauve en cage
demande plus rien.
Me l'amenera-t-on enfin ce berger? Pour elle, lais-
sez-la tirer vanité de sa riche famille!
<EDIPE, la détache de lui
Je dois savoir. JOCASTE, s'est relevée péniblement comme une vieille
femme soudain; elle dit seulement
Il a comme un rictus affreux soudain.
Mon pauvre petit. Je vais t'attendre a la maison.
Et quand bien meme, avec mes pieds percés, on me
découvrirait esclave depuis la troisieme génération, le Elle rentre dans le palais.
déshonneur ne sera pas pour toi. Le Chreur rejoint lEdipe.
76 <EDIPE OU LE ROl BOITEUX <EDIPE OU LE ROl BOITEUX 77

LE CH<EUR <EDIPE, a un grand soulagé


<Edipe ! Ta femme est entrée dans le palais avec le Enfin ! Regarde-moi, vieil homme, sans peur. ne te
pauvre visage dé ceux qui n'ont meme plus la force de veux aucun mal. Et réponds bien a toutes mes ques-
crier. Rejoins-la. Parle-lui. Son silence est gros de mal- tions. Tu étais au service Lalos autrefois ?
heurs qui ne vont pas tarder, je le crains, a éclater.
LE BERGER
<EDIPE, hurle soudain, comme délivré
Ah! qu'ils éclatent! On n'en peut plus, a la fin, d'at- Oui, comme esclave.
tendre!
Il ajoute avec une sorte insolite.
Il gueule.
Qu'est-ce qu'il fait ce berger? Pour moi, si basse Non pas acheté, mais né dans la maison.
qu' elle soit, je veux connaitre ma naissance ! Les fe m-
mes sont vaniteuses, que celle-ci rentre cacher sa honte <EDIPE
de mon humhle origine. Je me proclame le fils de la
Fortune et la Fortune m' a bien traité: je ne la renierai A quoi t'employait-on?
pas. C'est elle, ma vraie mere ! Au cours de mes jours
j'ai connu des hauts et des has, mais tel je suis né et tel LE BERGER
je demeure; et d'ou que je vienne, j'accepte! Je suis·
moi ! Je suis <Edipe, le boiteux devenu roi ! Et les J' ai passé toute ma vi e a garder les troupeaux.
dieux, je les regarde en face !
<EDIPE
Deux hommes sont entrés, amenant un meux
apeuré. lEdipe le regarde et demande. Dans quelle région les conduisais-tu d'habitude ?
Qui est cet homme ?
LE BERGER
LE CH<EUR, doucement
Tantot sur le Cithéron. Tantot dans les paturages
C'est lui, 'UU ........ ~~-"'"'· L'ancien berger de La1os. autour. <;a dépendait de la saison.
78 ffiDIPE OU LE ROI BOITEUX ffiDIPE OU LE ROI BOITEUX 79

ffiDIPE, lui montrant l'homme pendant un plein semestre, du printemps au coucher de


l'Ourse. Et la mauvaise saison venue, nous rentrions nos
Tu vois cet homme? Te souviens-tu de l'avoir ren-
betes - moi dans mes bergeries - et lui dans les pares
contré autrefois dans la région ?
de La!os. Est-ce queje me trompe, l'ami? N'est-ce pas
Le berger regarde l'homme pendant un lourd ainsi que les choses se passaient ?
silence.
Il dit enfin, sourdement: LE BERGER, sourdement

LE BERGER Tu dis peut-etre vrai. Mais il y a si longtemps.

Qu'y faisait-il? Quel homme veux-tu dire?


L'HOMME

ffiDIPE, avec un calme effrayant Il y a tout de meme des choses qu'on n'oublie pas. Tu
Cet homme-ci. Regarde-le bien. N'as-tu jamais eu nevas pasme dire que tu as oublié qu'un jour tu m'as
affaire a ? confié un enfant pour que je l' éleve comme mon propre
fils?
LE BERGER, sourdement
LE BERGER, jermé
n y a si longtemps. J'ai oublié beaucoup de choses ...
Pourquoi me demandes-tu ~a?
L'HOMME
L'HOMME, montrant CEdipe
C'est pas étonnant, maitre, gateux comme il est ! Mais
moi je vais lui rafraichir la mémoire. Les bergers, c'est Le voila, l' ami, ton nourrisson d' autrefois ! Il a pros-
toujours seul, avec le chien et les betes - des mois. péré, tu vois !
u
Alors ce n' est pas comme dans les villes o vous, vous
avez l'habitude ... Quand on rencontre un collegue on se LE BERGER, grommelle
rappelle. 11 m'a bien connu sur le Cithéron. Nous
conduisions, lui, deux troupeaux, moi, toujours un Que la peste t'étouffe, vieux bavard! Tune peux pas
seul, pas vrai, l' ami ? Par trois fois nous avons voisiné tenir encore un peu ta langue que tu es pres de crever ?
80 <EDIPE OU LE ROl BOITEUX <EDIPE OU LE ROl BOITEUX 81

<EDIPE, gravement, doucement <EDIPE, bref, aux gardes

Ne le gronde pas, vieil homme. C'est plutot toi queje Qu'on attache immédiatement les mains derriere
devrais gronder. le dos.
Les gardes se jettent sur le vieux, le bousculant
LE BERGER, gémit, affolé brutalement.

J e ne me rappelle plus rien ! J e suis v1eux. LE BERGER, gémit


Qu'est-ce que j'ai fait de mal?
Ah ! malheur de moi ! Pour quoi faire ? Qu'as-tu done
besoin de savoir ?
<EDIPE, meme
Ríen,· vieil homme. Ne pas. Réponds-lui seu- <EDIPE, pendant que les gardes le tiennent serré
lement au sujet de l'enfant. L' enfant dont parle cet homme, le luí as-tu re mis ?

LE BER(;ER LE BERGER, grommelle apres un silence lourd

n est trop vieux, lui aussi ! n ne sait plus ce qu'il dit. Oui. Mais j'aurais mieux fait de mourir ce jour-la.
Il radote.
ffiDIPE

<EDIPE Cela va t'arriver aujourd'hui si tu me caches quelque


e hose.
Si tu ne veux pas parler, prends garde. Je saurai t'y
forcer. LE BERGER, sourdement
C'est si je parle queje suis mort.
LE BERGER, temjié

Non ! Au nom des dieux. Tu ne dois pas maltraiter un <EDIPE, crie aux gardes
vieillard! Cet homme se moque de nous. Serrez les liens.
82 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 83

LE BERGER, affolé, dans un cri de douleur LE BERGER, sourdement


Eh! Non! J'ai déja dit que j'avais remis l'enfant. Malheur a moi ! Me voila devant ce est effroyable
a dire.
ffiDIPE, penché sur le berger, tordu de douleur
Ou l'avais-tu pris? Était-il a toi? Le tenais-tu d'un ffiDIPE,
autre?
Et pour moi a entendre. Mais il me l'entendre.
LE BERGER, gémit
LE BERGER
n n'était pas a moi. Je l'avais re~u.
On disait que c'était un fils de La1os. Mais la femme
ffiDIPE qui est dans le palais t' expliquera mieux que moi ce qui
s'est passé.
De qui ? De quelle famille ?
ffiDIPE
LE BERGER

Je t'en supplie, mon maitre, ne cherche pas davan- C'est elle qui te l'avait ?
tage!
LE BERGER
ffiDIPE
Oui, roi.
Tu es mort si je répete ma question !
ffiDIPE
LE BERGER
Pourquoi?
L' enfant était né dans le maison de La1os.

ffiDIPE LE BERGER

Esclave ou fils du roi ? Pour le faire périr.


84 <EDIPE OU LE ROl BOITEUX
<EDIPE OU LE ROl BOITEUX 85

<EDIPE
<EDIPE, d'un calme effrayant
Sa mere ? La misérable ! Merci, berger. Tu as fait ce que tu avais a faire.
Déliez-le. 11 peut retoumer dans sa montagne.
LE BERGER
LE BERGER
Elle était toute petite. Et elle craignait la menace de
l'oracle. 11 faut comprendre ! J'ai pas voulu .le mal.

<EDIPE <EDIPE

Personne ne veut le mal. Mais il est la. Je suis l'en-


Quelle menace ?
fant qu' on ne voulait pas et j'ai accompli mon destin.

LE BERGER Il regarde le soleil un moment et dit simple-


ment:
Que 1'enfant tuerait ses parents.
La lumiere du jour me blesse.

<EDIPE, plus doucement Jl se détoume et entre dans le palais sans un


mot.
Mais toi, pourquoi l'as-tu remis a cet homme plutot Le berger, l'homme et les gens du peuple sor-
que de le tuer ? tent, commentant a voix basse les événements.
Le Chreur reste seul.
LE BERGER
LE CHmUR, au public
Par pitié. Jeme disais qu'ill'emporterait a l'étranger,
bien loin, dans son pays. Et que, comme ~a, le pauvre Et voila. Tout est accompli. De tres anciennes lois
petit vivrait tout de meme. Hélas, il t'a sauvé, mais c'est qui viennent du fond du gouffre obscur au-d~ssus
pire! Car si tu es l'enfant qu'il dit, il aurait mieux valu duquel l'homme sumage, accroché a sa pauvre ra1son,
que tu. ne vives pas. disent qu'il faut tuer son pere po~r « etre)) et reto~e~
au ventre de sa mere, terre, ou tout retoume et d ou
86 <EDIPE OU LE ROI BOITEUX <EDIPE OU LE ROI BOITEUX 87

tout est venu. L'homme croit au et se bat pour geait. Il nous demandait aussi ou était sa femme et sou-
lui avec courage, toute la contre nuit - mais dain il s'est jeté sur la, porte, comme s'il avait compris.
quand il croit voir se lever l'aube, il est mangé tout de Les lourds battants résistaient a ses coups d' épaule,
meme comme la chevre dans le conte. Et tout rentre mais il était d'une force surhumaine a cet instant, et,
dans 1'ordre incompréhensible des dieux. Les Erinnyes sous ses coups, ils ont fini par céder.
ont fait le ménage. Le reste n'est que détail. Au fond de la chambre, toute droite, mais ses pieds
ne touchant pas le sol, Jocaste était la, qui nous regar-
Le messager sort du palais, bouleversé. ll est
toutjeune. dait, pendue a son écharpe rouge ...
Le Chreur lui aenna"l~ae. posément:
a
Je crois bien qu'il y eu un instant de silence - puis
<Edipe, avec un long cri de fou, a bondi et coupé le
Comment cela s'est-il passé? nreud et le cadavre est tombé sur lui, le renversant. Il
était la, par terre, tenant ce corps qui avait été celui de
LE MESSAGER, tout pale sa femme et de sa mere ... La, le temps s'arrete pour
nous tous, nous étions comme des personnages de cire
Jocaste est morte.
et rien ne bougeait plus dans la chambre ... Et soudain,
lui, il bouge et ce qu'il fait nous terrifie. 11 arrache les
LE CH<EUR épingles d' or qui omaient les vetements de la morte et
Bien sur. Les femmes, elles, en meurent. hurlant comme une bete il s'en frappe les yeux, rageu-
sement, criant « Je ne veux plus voir! Je ne veux plus
rien voir! » n soulevait ses pauvres paupieres et frap-
LE MESSAGER
pait sans relache et le sang jaillissait et coulait sur son
Folle d'horreur elle a traversé sans nous voir le vestí- menton, mais pas goutte a goutte, cela pissait comme
hule, avec un hululement de bete, puis elle a couru a sa une pluie noire et une grele de caillots sanglants.
chambre, claquant la lourde porte. Nous l'entendions Enfin on a eu le courage de se jeter sur lui. On
qui maudíssait Lai'os, le vieux roí, quí l'avait prise essayait d' arreter le sang comme on pouvait. Mais lui
sans l'aimer. Puis il n'y a plus eu que le silence et se débattait, criant qu'il fallait qu'on ouvre toutes les
nous étíons la, épouvantés, sans oser toucher a la portes, qu'il fallait que tous les enfants de Cadmos le
porte. C'est alors qu'<Edipe a surgí, hagard. Il criait voient en face, le parricide ! celui qui avait souillé la
qu'on luí donne une épée, mais aucun de nous ne bou- couche de son pere, con~u dans le meme ventre que lui !
ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 89
88 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX

ffiDIPE
Cela a été dur et il a fallu qu'on s'y mette tous. Enfin
on l'a maitrisé. Il est pansé maintenant, il est calme. C'est bien, avanQons; guide-moi. Nous allons sortir
Il a demandé un baton, car il dit qu'il s'est banni lui- par la route du nord.
meme et qu'il ne peut plus rester dans la maison. Qu'il
faut qu'il parte sur les routes ... Créon est apparu.
La petite Antigone, sa fille préférée, a décidé de par- n.ll~u~;,uv¡,c;
s'arrete.
tir avec lui, pour le guider. Ni sa sreur Ism{me, ni les
nourrices en larmes n'ont pu la dissuader de son projet. ffiDIPE, Mimil~1Ulr,e

Pourquoi t' arretes-tu ? Qui est la ?


LE CHffiUR

Et qui pourrait les retenir ? La reine est morte, Créon ANTIGONE, dans un
est loin et ils sont aussi tetus l'un que l'autre.
Quant aux deux fils, Étéocle et Polynice, les deux Créon.
petits voyous, les machoires serrées, les yeux durs, ils
attendent seulement le moment de se disputer l'héritage ffiDIPE, demande sans voir
et de s'embrocher mutuellement. Mais cela c'est une
Tu es revenu ?
autre histoire.
(Edipe est apparu, yeux bandés, conduit par CRÉON
Antigone, une petite adolescente maigre et noire.
ll demande: Oui.

ffiDIPE, sourdement
ffiDIPE
Tu avais raison, tu vois. Tu triomphes ?
Nous sommes ?
CRÉON
ANTIGONE

Oui. Attention, il y a trois marches. Non.


90 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 91

ffiDIPE ffiDIPE

J' attends tes sarcasmes. En quelque lieu ou je n' aurai plus a parler a per-
sonne. Sur ce Cithéron, que ma mere et mon pere
avaient choisi pour tombeau a leur nouveau-né. La je
CRÉON
mourrai leur victime, ainsi qu'ils l'avaient voulu. On
Je ne suis pas venu triompher de toi, ffidipe, ni te doit obéir a ses parents.
reprocher le passé. Simplement pour te dire que tu Je te laisse enterrer...
devrais rentrer dans la maison. Il n'est pas décent d'éta- ll s'arrete.
ler le malheur sur la place publique.
... C'est étrange, je ne sais plus quel no m lui donner
- celle qui git dans ce palais.
ffiDIPE

CRÉON
Les hommes et les dieux ont droit au spectacle.
Et tes enfants ?
CRÉON, murmure, triste
ffiDIPE
Orgueilleux, orgueilleux encore.
Tu en prendras soin. Pour mes fils, je ne les ai jamais
aimés et eux non plus, ne prends pas souci d' eux. Ce
ffiDIPE
sont déja des hommes et ils se chargeront de leur des-
tin. n est inscrit dans leur haine.
Oui. C' est tout ce qu'il me reste. Épargne-moi tes
le~ons. Mais si tu as quelque pitié, aide-nous seulement ll caresse la tete d'Antigone, triste.
a sortir de la ville : cette enfant qui me guide et moi qui
Pour mes filies, pauvres agnelles innocentes, douceur
suis aveugle.
encore de la femme, doux pieges. .. Prends soin d' elles.

CRÉON CRÉON

Ou prétends-tu aller? Je le ferai.


92 <EDIPE OU LE ROI BOITEUX <EDIPE OU LE ROl BOITEUX 93

<EDIPE Il y a un silence puis:


Quand celle-ci m'aura conduit au Cithéron, fais-la
reprendre par tes hommes et garde-la bien. C'est une <EDIPE, se détoume
petite ame dure et sombre, ne la heurte pas, Créon.
Allons, petite. Conduis-moi hors d'ici. J'ai mainte-
nant assez parlé au:x hommes. Nous prendrons la route
CRÉON, doucement
de la montagne et tu me laisseras seul, la-has.
J'essaierai. Mais vous etes une rude famille et
gueil est rude e hez vous. Qu'avez-vous done a vous cRÉON, avec un petit sourire dur
tenir si raides, les CEdipes, les Antigones ? devine
que j'aurai mal, avec elle aussi ... Bon voyage tout de meme, vieu:x fou ! Moi je rentre
mettre de l'ordre. n en faut toujours.

Il continllte. Il rentre dans le palais pendant qu'fEdipe et


Antigone sortent et que le petit peuple s'écoule,
m'as méprisé je t'ai triste, faisant des adieux de la main aux voya-
suffisait bien. 11 ne faut pas attirer
geurs.
CEdipe. 11 se faire tout petits, tout Chreur resté seul s'avance au public.
nous oublient. Il faut gratter son petit bOlrtl"Umr CmlQULe
jour sans faire de bruit - danser
musique joue, c'est tout. LE CH<EUR

C'est :fini, pour cette fois. ~S autres so.nt retou~~s a


<EDIPE
Thebes ou la vie de tous les JOUrs va continuer. Vmla la
C'est ignoble. saison ou il faut semer et espérer que la récolte sera
meilleure que celle de l'année demiere ... Quant a ~a
CRÉON peste, elle passera toute seule. Cela sera un souv~n~r
que les vieu:x raconte~ont ~u:x enfants ~lus, tard. Pu1.s ,11
Oui. Mais c'est la seule chance de l'homme. Des qu'il y aura d' autres malad1es, d autres ennu1s, d autres mise-
n'accepte plus, des qu'il a une idée: cela toume au res ... Et bon an mal an, il meurt toujours a peu pres
massacre. autant de monde... Le malheur, comme dans l'histoire
94 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX

d'<Edipe que vous venez d'entendre, n'est pas toujours


exceptionnel. ..
Le rideau se referme sur lui.

FIN

24 mars 1978.
Cet ouvrage a été achevé d'imprimer par
Maury, aMalesherbes, en octobre 2017 pour
le compte des Éditions La Table Ronde

Dépot 1égal : octobre 1996.


N° d' édition : 329262.
ISBN 978-2-7103-8619-3
ISSN: 1160-3100.
N° d'irnpression: 222016

Imprimé en France

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