CEdipe CEdipe
ou le Roi boiteux ou le Roi boiteux
"'
LE CH<EUR.
. <EDIPE.
JOCASTE.
CRÉON.
TIRÉSIAS.
L'HOMME.
LE BERGER.
LE MESSAGER.
ANTIGONE.
© Éditions de La Table Ronde, París, 1986, 1996
pour la présente édition.
editionslatableronde.fr
Un décor neutre, des pans de murs, une haute porte
étroite, un banc sur lequel sont assis cote a cote (Edipe
et ]ocaste.
Le Chreur entre et s'adresse au public.
LE CH<EUR
autres noms, posait une énigme aux voyageurs et s'ils Thebes apeurée, dans 1'attente, avait entendu le cri
ne pouvaient la résoudre, les égorgeait. Elle arreta désespéré du monstre. On s'avan~a vers le jeune héros
<Edipe, comme les autres, sur la route de Thebes et lui qui venait de délivrer la ville. Des jeunes gens le hisse-
posa la fatale question. rent sur leurs épaules et on le mena jusqu'au palais
Ils resterent longtemps l'un en face d~ 1'autre, le royal ou ron pleurait encore La!os, le vieux roi, parti a
vieux monstre femelle et le jeune homme, dans le soir 1'étranger consulter 1'oracle pour tenter de délivrer son
tombant, se regardant dans les yeux, la question depuis peuple et qui avait péri misérablement, disait-on, loin
longtemps posée. de sa patrie, massacré dans une embuscade, par des
Lui pensait que s'il ouvrait la bouche et se trompait il bandits de grand chemin.
allait mourir, ce soir, betement, sans rien accomplir de La foule criait qu'il fallait qu'<Edipe, leur sauveur,
ce qu'il se sentait capable de faire ; le vieux monstre le soit leur chef... La reine Jocaste le re~ut, grave, trou-
regardait avec ses yeux trop fardés dans son masque blée peut-etre par la beauté de ce jeune homme que le
blanc de céruse a la bouche sanglante et il pensait que peuple lui apportait sur ses épaules en criant qu'il les
dans un instant il allait boire ce jeune sang comme les avait tous sauvés et qu'il fallait qu'il ffit roi. 11 y eut un
autres. 11 y avait pourtant, au fond de son reil glauque; long silence entre eux. <Edipe aussi la regardait,
comme une crainte vague devant le regard hardi de ce troublé. Jocaste était plus agée que lui, mais tres belle
petit d'homme, posé droit sur lui. 11 savait que dans la encore. Une étrange douceur émanait d' elle, une pro-
comptabilité mystérieuse des dieux, une seule erreur lui messe de paix qui troublait le jeune homme ...
serait fatale. Enfin, apres l'avoir longtemps regardé en silence -
A la fin <Edipe, avec cette certitude étrange d'etre dans le silence anxieux de la foule - la reine lui tendit
toujours plus fort que tout, qui ne le quittait pas, fit sa la main ...
réponse a la question du monstre : « C'est l'homme »,.
dit-il simplement.
<EDIPE, doucement
A ces mots la vieille eut un rictus de rage et avec un
hululement de folle, elle se jeta du haut de la falaise. Tu te souviens ?
Pour la premiere fois un petit d'homme avait résolu
l'énigme qui lui donnait son pouvoir, la rejetant des JOCASTE
créatures par une décision des dieux qu' elle ne compre-
nait pas non plus. Oui.
10 <EDIPE OU LE ROI BOITEUX <EDIPE OU LE ROl BOITEUX 11
JOCASTE
<EDIPE, s'est relevé
Je suis une vieille femme maintenant. Oui. J'étais si jeune ! C'était enivrant d'etre roi, de
s'imposer, l'épieu a la main, aux betes de la foret et
<EDIPE aux hommes... D'etre le plus fort, moi, le petit boiteux
d'autrefois dont ils se moquaient. <Edipe-Roi! Long-
Non. Tu es la meme. temps ces mots ont été mon alcool... Et puis, un jour,
soudain, on ne sait pourquoi, les victoires paraissent
JOCASTE, a un sourire, un petit geste vers lui vaines. n fait soleil pourtant, le matin est le meme, on
Tu m'as aimée comme une femme oui, je le crois, au est toujours aussi fort, on a eu tout ce qu'on pouvait
début. Ton avidité a me prendre me faisait presque avoir et on se dit que ce n'était que cela, la victoire...
12 <EDIPE OU LE ROl BOITEUX <EDIPE OU LE ROl BOITEUX 13
Ce gout amer dans la bouche. Il n'y a plus eu que cet bientot, apres les enfants et les vieillards, les adultes se
anéantissement du soir a u fond de toi qui m' apaisait. mirent a périr aussi en grand nombre - et le bétail enfin
fut touché, par troupeaux entiers, sans qu'on sache
JOCASTE, a un petit sourire triste pourquoi. C'était comme une peste étrange qui s'était
J' ai senti que tu commen~ais a t' ennuyer tout simple- mise a ravager la ville. On avait beau se dépecher de
ment... Je t'ai envoyé des esclaves. Je les choisissais bruler les cadavres, les pretres avaient beau multiplier
belles, honnetement, malgré ma jalousie ... les prieres et les sacrifices, l'ombre du malheur s'était
mise a planer sur les Thébains. Alors ils sont venus
<EDIPE, sourdement trouver <Edipe, leur roi, pour lui demander de les
sauver une deuxieme fois. Et e' est ici que l'histoire
Ma main ne reconnaissait plus son chemin sur elles ... commence ...
Et mon plaisir décevant pris, je revenais vers la route
connue, vers ce gouffre profond et chaud ou je n' avais Une petite troupe d'hommes et de femmes, des
plus peur - enfin ! paysans, est entrée se joindre a lui, il se confond
maintenant avec elle.
ll a posé sa main d'un geste tendre sur elle, ils
se taisent. A leur entrée, Jocaste s 'est levée et elle est ren-
Le Chreur qui les regardait, murmure: trée dans le palais en silence. fEdipe va a eux :
LE CH<EUR <EDIPE
Le bonheur. Sa dent douce a lamort aurait pu Hommes et femmes de ce pays, vous avez demandé a
engloutir ffidipe revenu, sans savoir pourquoi, a la me voir. Que me voulez-vous ?
source de tout, au fond du ventre de Jocaste ... Mais les
dieux en avaient décidé autrement. Les dieux n'aiment LE CH<EUR
pas le bonheur des hommes, ils ont décidé qu'ils Nous sommes au bout de notre malheur, ffidipe. C'est
n'étaient pas faits pour cela - surtout <Edipe ... pourquoi nous venons vers toi, notre roi. Nous t'avons
Cela commen~a, dans Thebes, par une petite filie donné la puissance et nous t' avons été soumis, en retour
malade que les médecins regardaient mourir sans tu nous dois ta protection maintenant.
comprendre. Puis d' autres morts d' enfants suivirent, et Thebes ta ville, se meurt. Ceux qui sont venus avec
14 <EDIPE OU LE ROI BOITEUX <EDIPE OU LE ROl BOITEUX 15
moi pleurent tous un enfant, une épouse, un pere. Et <EDIPE, a un geste vers luí
les moins infortunés, ceux que la mort n'a pas encore
Vieil homme, releve-toi. Vous etes tous mes enfants,
frappés au foyer, pleurent les betes qu'ils aimaient et
meme toi qui m'as devaneé. En me donnant la puis-
qui les· faisaient vivre, leum champs ou rien ne pousse
sance et la gloire, vous m' avez, en échange, chargé de
plus.
vous. Je sais bien que chacun ici-bas- si juste qu'il se
11 y a vingt ans, jeune homme, en vainquant la veuille - ne souffre que pour ses propres douleurs, mais
Chienne Chantante qui égorgeait les voyageum et qui moi j'additionne les votres: c'~st mon role. Ce n'est pas
isolait notre ville, tu nous as sauvés une fois. 11 faut d'un sommeil tranquille que vous venez me réveiller.
nous sauver encore. Depuis que votre cité souffre, le sommeil m'a fui. J'ai
Thebes est en train de mourir. Elle périt dans les exploré tous les chemins nuit apres nuit, et désespérant
semences de la terre, elle périt dans les troupeaux, des moyens de la raison des hommes, je me suis tourné
elle périt dans le ventre des meres. Une pluie de cen- vers les dieux. J' ai envoyé Créon, le frere de la Reine, a
dres, tombée du ciel, étouffe peu a peu la cité. C'est la Delphes consulter 1'oracle et ce que le dieu nous ordon-
peste maudite, elle fait le vide dans 1'antique maison de nera de faire, je le ferai, quoi qu'il dut m'en couter. Et
Cadmos et le noir Hades ricanant au carrefour de nos s'il exigeait une victime innocente -les dieux ont quel-
routes désertes thésaurise les gémissements et les quefois de ces caprices - je suis votre roi et il est tout
pleurs ... naturel que ce soit moi qui paie. Attendons le message
dont sera porteur Créon.
s 'agenouillent tous le silence devant
(Edipe muet, avec leurs gestes gauches.
LE CH<EUR
Le Chreur acheve :
<Edipe! Nous voila prosternés devant toi. Nous ne te 11 est revenu, <Edipe! Je le vois qui gravit la colline
prenons certes pas pour un dieu - tu n' es qu'un homme, du palais.
nous le savons - mais le plus et le plus avisé de
nous tous. Quand tu as vaincu la Chienne il y a vingt <EDIPE
ans, les dieux ont été avec toi. S'ils te sont encore favo-
rables, offre-leur le sacrifice qu'ils demandent et O dieu, seul vra1 roi! Puisse-t-il nous apporter le
conjure-les de nous épargner. salut!
16 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 17
ffiDIPE
ffiDIPE
Lequel ? Quels sont les termes de l'oracle ?
De quel meurtre le dieu veut-il parler?
CRÉON
CRÉON
Si tu crois devoir m' entendre devant tous, je suis pret
a parler. Sinon entrons dans le palais. Prince, La'ios gouvemait ce pays autrefois. C'est alui
que tu as succédé. 11 fut tué, tu le sais. Et le dieu
ffiDIPE commande aujourd'hui de punir ses meurtriers.
Parle devant tous. La peine de ceux-ci est la mienne.
ffiDIPE
CRÉON
Mais ou sont-ils depuis vingt ans? Et comment
Voici done le message du dieu. Il t'enjoint d'extirper retrouver leurs traces ?
18 <EDIPE OU LE ROI BOITEUX CEDIPE OU LE ROl BOITEUX 19
CRÉON CRÉON
Ils sont dans le pays meme, a déclaré le dieu. Et il a
précisé: ce qu'on cherche, on peut le trouver! Non. Tout ce que nous avons pu tirer de lui- je l'ai
interrogé moi-meme et le choc avait beaucoup trouhlé
<EDIPE
ses esprits- c'est que les brigands qui les ont assaillis
et qui ont tué le roi, étaient en force.
On m'a dit que c'était hors de nos frontieres que
Lai'os avait rencontré la mort ? <EDIPE
Tous ont péri, sauf un qui, pris de peur- ill'a avoué Hé quoi, le trone s'écroulait et vous n'avez nen
- a fui des le début de 1'attaque. n ne se rappelait tenté?
qu'une chose ...
CRÉON
CEDIPE
Le sphinx que tu as vaincu, par ses malé:fices nous
Laquelle? C'était peut-etre l'amorce d'un indice? bloquait dans la ville.
20 <EDIPE OU LE ROl BOITEUX <EDIPE OU LE ROI BOITEUX 21
<EDIPE, apres un silence allait etre son reuvre. On allait enfin sortir du bonheur
et se battre - redevenir un homme, quoi ! quitter le
Eh bien, ce mystere, moi, je l'éclaircirai. J'ai succédé
gynécée ou la tendresse vous englue, et ce ventre éter-
a Lalos et je suis son vengeur désigné. Puisque le dieu
nellement protecteur. C'est pour cela que les hommes
réclame 1'effacement de la souillure pour donner la paix
partent vers les guerres, presque joyeux - enfin entre
a cette ville qui est devenue la mienne, 1'assassin de
eux ! C' est comme une seconde naissance virile.
Lalos m'a déja condamné. C'est ma cause aussi que je
Et puis, sauver la ville c'était son métier de roi. Et
vais défendre contre lui. Si puissant qu'il soit, je le
les hommes aiment bien leur métier. Ce n'est pas que
démasquerai. Allez, assemblez le peuple et dites-lui
venger Lalos, pour lui-meme, lui importait tellement au
qu'avec l'aide du dieu je réussirai ou je périrai moi-
fond. 11 n' avait pas connu « le vieux » comme ils 1'appe-
meme dans ce combat.
laient parfois entre eux, avec Jocaste. Ils n'en parlaient
ll rentre dans le palais et tous se retirent sauf le presque jamais, mais son ombre était toujours entre
Chreur qui s'avance au public. eux.
Elle, elle ne pouvait pas l'oublier, cette grande pré-
sence terrible, de l'age de son pere, a qui on 1'avait
LE CH<EUR
livrée un jour, a peine nubile. Ce vieil homme qui
Et le voila lancé, le pied-bot! Il s'endormait dans le s'était amusé un temps avec son corps de petite filie,
bonheur au ventre chaud de Jocaste. ·Il y a longtemps avant de retoumer a ses concubines et a ses gitons -
qu'il n'y avait plus de guerre dans la région et les betes la délaissant dans l' ennui du gynécée ...
des bois, trop facilement prises, ne flattaient plus son 11 y avait aussi cet enfant, né un an plus tard, qu'il
instinct de chasseur... Ce qu'il ne savait pas, l'orgueil- n'avait pas voulu garder. Et ce sont des choses que les
leux, c'est qu'il commen\!ait sa demiere chasse - une femmes n'oublient pas.
chasse ou il devait etre a la fois le chasseur et la bete Elle n' était devenue une fe mme que dans les bras
traquée ... d'ffidipe, avec l'autre elle n'avait rien su de l'amour,
Il se sentait redevenu aussi fort que ce soir ou, il y a elle l'avait avoué a ffidipe le premier soir et ffidipe
vingt ans, il avait vaincu la Chienne Chantante, ce soir savait - mais l'image du vieux qui 1'avait eue le pre-
ou les hommes de Thebes, accourus, 1'avaient hissé sur mier, le .torturait quelquefois et il aurait voulu le tuer.
leurs épaules et porté jusqu'au palais, dans les cris et Des brigands s'en étaient chargés. Bon! Et mainte-:
l'odeur d' ail et de sueur, pour le faire roi. Venger Lalos nant il allait devenir son vengeur ! La vie était décidé-
22 ffiDIPE OU LE ROI BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 23
ment ahsurde mais, tout compte fait, elle était bonne. Et LE CHffiUR
le lendemain, a l'heure de chasse, il sortit tout joyeux
du palais. Prince, aucun de nous n'a jamais rien su. C'est au
dieu qui demande que l'enquete reprenne, de désigner
Les paysans sont venus rejoindre le Chreur, le meurtrier.
lorsque fEdipe paratt.
ffiDIPE
ffiDIPE
Sans doute, mais aucun homme n' a forcé la volonté
Hommes et femmes de ce pays, ma décision est prise, des dieux.
mais il faut que vous m'aidiez tous. Je pars avec vingt
ans de retard comme un homme qui ne sait rien des LE CHffiUR
faits, ni des versions qui ont couru a 1'époque du crime
et mes recherches tourneront court si tous, vous ne Une autre version du crime a couru autrefois, mais
m'aidez pas. Si l'un de vous a un indice et qu'ill'a tu tres vague et ancienne ...
autrefois, par peur, qu'il parle maintenant - son lache
silence lui sera pardonné. Mais si on se tait, si, trem- ffiDIPE
blant pour un ami ou pour soi, on se dérobe aux aveux Dis-la. Je dois examiner tout.
écoutez bien ce que j'ai résolu : quel que soit le cou-
pable, j'interdis en tous lieux ou s'étend mon autorité
LE CHffiUR
souveraine, que personne r accueille, lui adresse la
parole, l'associe aux prieres, aux sacrifices et aux liba- Certains disaient que ce n' étaient pas des brigands
tions ! Vous de vez tous l'écarter de vos maisons comme mais des voyageurs étrangers avaient attaqué le roi.
portant la souillure. Moi qui ai succédé a ce roi, moi
qui ai pour femme son épouse, qui aurais eu pour ffiDIPE
enfants ses enfants si sa race avait prospéré - mais en
Sur quoi se hasaient-ils?
cela la fortune lui a aussi été contraire ! - je suis résolu
a combattre pour sa cause comme s'il était mon· propre
pere, et a chatier son meurtrier. Parlez, dites ce que LE CHffiUR
vous savez, tel est mon ordre. Sur le fait qu'on ne l'avait pas dépouillé.
24 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 25
ffiDIPE LE CHffiUR
Oui. On me l'a dit aussi. Mais aucun témoin oculaire Peut-etre, mais il n'est pas
ne s'est présenté. Et ou en retrouver un maintenant ? démasquer. Voici que tes gens amiment le saint
lard que tu as demandé.
LE CHffiUR
TIRÉSIAS
ffiDIPE
su1s tres v1eux et je me sms retiré loin des
C'est un refuge facile, la vieillesse ! Mais sms per-
suadé que je ne t'y laisserai pas en paix.
cmr1mntrms la vérité et tu ne la dirais pas ? Tu veux que je te dise ce que me fait soup~onner ton
est en jeu et je suis le roi. Je t'or- obstination a te taire ? Tu n' as sans dou te pas frappé
toi-meme, mais tu as connu le crime autrefois, peut-
etre meme en as-tu été l'instigateur ou le complice ! Et
c'est pour cela que tu t'es retiré dans le désert et la
TIRÉSIAS
priere quand je suis devenu roi, saint homme - ton
'¡nterrm!:es en vain. A quoi bon nous faire souf- coup raté ! Mais tu es comme une mouche dans ma
frir Laisse-moi m'en aller. Cet enfant main maintenant. Je t'ordonne de parler ou le peu de
sang qui te reste va couler.
ffiDIPE d'eux, certes, mais les pieds sur la meme terre qu'eux.
Tu sais a qui tu parles ? Face aux Argiens aux dents longues, qui commen~aient
a bouger aux frontieres depuis que le trone était vacant,
tu crois que c'est d'un devin qu'ils avaient besoin? Ce
TIRÉSIAS
qui allait se passer, ce n'était pas difficile a deviner, je
Oui. te l'assure, toute proie affaiblie dans la jungle est per-
due. Pour les défendre il leur fallait un homme. Les
ffiDIPE dieux sont lo in, tu sais, et n' entrent pas dans le détail :
c'est entre hommes que la vie se regle. J'ai fait ce qu'il
La personne du roi est sacrée, tu ne !'ignores pas, et fallait et j'ai sauvé la ville.
1'accuser est un crime ; je pourrais te faire périr a
l'instant.
TIRÉSIAS, sourdement
TIRÉSIAS . ,Et tu la reperds.
Je porte en moi la vérité vivante et on ne peut pas
tuer la vérité. ffiDIPE,apres l'avoir contemplé un instant,
un mauvais sourire aux levres
ffiDIPE, ricane
Quel naufrage, vieillesse ! trembles dans ta nuit
La vérité? Et c'est ton art sans doute qui te l'a et peut-etre bien que tu radotes! Créon est un fou de
révélée? Orgueilleux pretres! Penseurs! Eunuques! m'avoir conseillé de te faire venir... Peut-etre qu'autre-
Comme si c'était un métier d'homme de penser. Ceux fois tu as vu clair, mais ces temps sont loin, maintenant.
qui m' ont porté sur leurs épaules jusqu'au palais pour Tu es un cadavre déja de nous, aux idées brouil-
me faire roi, ce n' est pas de penser qu'ils m'ont lées. Peut-etre meme as-tu déja oublié ce que tu viens
demandé. C'est de retrousser mes manches et de pren- 'de me dire? ...
dre la vie - leur vie - a pleines mains pour les aider a
la vivre - contre la misere, l'insécurité et le crime TIRÉSIAS
qui nous guettent entre peuples de loups. Ils m'ont
demandé d'etre leur chef, pas leur pretre ! Au-dessus J' ai dit que tu étais le meurtrier que tu recherches.
30 ffiDIPE OU LE ROI BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 31
ffiDIPE, SOl'J1(Jterrz.en~t.
ffiDIPE
apres l 'avoir co;nU.~mJolé
que trouverais et
trouverai- Va-t'en, vieil homme. J'épargne ton vieux corps
gnant. Retoume sur ta montagne, vieux !
TIRÉSIAS
Tu es le roi. Mais
ne suis pas a ton .,.,....... r • .o Les auteurs de tes jours, eux, me sage
un autre roi queje sers. Tu m'as quand ils m'ont demandé conseil. Emmene-moi,
gle,
vois pas vers ffiDIPE, a un cri soudain
tu paJrtal:!;es Qui cela, di s-tu ? Ne t' en va pas ! Tu as parlé des
auteurs de mes jours? SalS a Je vie ?
ffiDIPE
ffiDIPE
Quelle lumiere ? Pour une fois cesse de parler par C' est cela, te ramtme a ta e abane, prophét:i:ser
énigmes! dans le désert ! Et vous autres sachez que je suis
TIRÉSIAS, a comme une lueur ironique <Edipe, que je suis le et que vous ai. déja prouvé
dans son vieil reil queje n'avais pas peur !
N'excelles-tu pas a les débrouiller? Réfléchis done, est emmené par son guide.
comme avec la Chienne Chantante et peut-etre que tu
trouveras?
<EDIPE, a un sourire
Je vais te dire, tu ne m'as jamais pardonné d'avoir
trouvé tout seul, avec ma simple raison d'homme, ce LE CHffiUR
que ton art n'avait pas pu débrouiller. C'est 9a, n'est- maintenant la piece
ce pas? il avait été
TIRÉSIAS
dans son
Ce be au succes de ta raison t' aura perdu.
ffiDIPE tout-
Si j' ai sauvé mon pays, que m'importe le reste ?
TIRÉSIAS, dur
vécu comme un est en
Ce n'était pas ton pays, et ce n'est toujours pas ton
lui et qui va se venger,
pays. Tu es un étranger ici et c'est un étranger qui a tué
bete cédant a tous ses
Lalos. Emmene-moi maintenant, petit, retoumons a la
gar9on pur a été aut:re:tms
ma1son.
tour, jeune ange exterminateur.
36 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROI BOITEUX 37
LE CHffiUR CRÉON
ffiDIPE CRÉON
toi m' as conseillé d' appeler le devin ? Peu avant que tu ne viennes, il y a vingt ans.
ffiDIPE
CRÉON
A cette époque ton devin exer~ait-il déja son art?
m'avais envoyé consulter l'oracle. Et il
', ...... "".............;...,,,... maintenant.
CRÉON
sentiment qui viendra aux hommes beaucoup plus tard adorent les riches: c'est leur théatre. Seulement tes
- je suis influent, ma sreur et toi ne me refusez rien, tu beaux discours n'étaient que pour eux. Je ne suis pas
en conviens? Je suis ce qu'on appelle si tu veux un si bon public.
corrompu: il m'arrive d'aider en souriant, je l'avoue,
ces vieux petits garvons intrigants qui pullulent autour CRÉON
du pouvoir. Je les pousse aupres de toi pour prix de la
complaisance de leur femme, d'une belle esclave ou Que veux-tu? Me chasser de ce pays?
d'un objet rare qui m'a plu chez eux. C'est un échange
d'illusions en somme! Car crois-moi, je mets le plaisir <EDIPE, a un mauvais sourire
aussi a sa place ! Mais je crois que les hommes n'ont
rien trouvé de mieux pour adoucir ce temps absurde Pour que tu ailles tramer ta toile chez les Argiens ?
de la vie. Tu as comploté ma mort - je veux la tienne.
Et tu crois que je voudrais en échange de tout cela -
qui m' amuse - me charger de l' ennui, du poids acca- CRÉON, durci
blant du pouvoir ?
Il y avait des lois a Thebes avant toi. A cette accusa-
Je suis un homme léger, <Edipe, avec tout ce que
tion contre un homme libre il faudra que tu apportes
cela comporte de lucidité méprisante et de sagesse. Tu
des preuves.
t'es trompé. Je n'ai aucune envie de pouvoir et tes soup-
vons sont absurdes.
<EDIPE
CRÉON,au
JOCASTE
Écoutez-moi tous! Que la mELlécjiCtiOn sur
moi, queje meure a l'instant de la main
rien fait de ce qu'il m' accuse !
JOCASTE
CRÉON,
Au nom des dieux, crois-le, par pou:r
son serment solennel. Par égard pour moi aussi, et pou:r
ce peuple qui nous écoute.
s'est jeté sur moi
encore des lois a LE CHffiUR
veut.
Prince, nous sommes dans Thebes ou le serment
auguste, il a droit a ton respect.
JOCASTE
a juré est sacré et seule une
Et que ? confondre. Ce sont les lois de
46 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 47
JOCASTE
O Zeus !... moi? Que di s-tu ? Tu me fais peur... J e n' ose plus lever les
yeux sur toi.
JOCASTE, UU7UZ.ez:e
Quelle pensée assomhrit ton ? ffiDIPE, sombre
J'ai peut-etre lancé cette malédiction bien vite.
ffiDIPE
1
Attends! Ne m'interroge pas encore. Dis-mói plutot Il demande encore, presque timidement :
quel aspect avait La1os ?
Peux-tu me répondre sur un point encore?
JOCASTE
JOCASTE
Mais je te mille Ses cheveux commen- La crainte me paralyse, mais demande, je te répon-
~aient a blanchir. D'aspect - que te dire? - il n'était
drai.
pas tres différent toi fort, se
tenant tres droit. ffiDIPE
<EDIPE
JOCASTE, a un
Est-ce vit encore maison?
JOCASTE
il t' a vu régner a
m' a pris la main et il m' a
pour les champs a un
<EDIPE, aussi asa main
peur depuis
ne plus voir
pour un esclave, ce
JOCASTE
que non.
<EDIPE, meme
Peut-on le
JOCASTE
leur insu, prétextant un voyage projeté depuis long- mon baton, il tombe a la renverse et roule au has de la
temps, je partis consulter l'oracle a Delphes. voiture aux chevaux effrayés, et la roue acheve de lui
L' oracle dédaigna de répondre a ma question broyer le crane.
curieusement. Mais le pretre qui l'interrogeait me
regarda soudain avec une sorte d'horreur. Je le pressai Un temps, il dit encore sourdement:
de questions, en vain, mais un peu d'or lui délia la lan-
J'ai eu peur. J'ai tué tout le monde.
gue, car ces saints hommes ne méprisent pas l' or, et il
finit par me dire, par bribes, comme a regret, une chose
Un sílence encore et il ajoute :
monstrueuse: queje tuerais mon pere et queje m'uni-
rais a ma mere apres. J' espere que ce n' était pas lui. Mais si La'ios a
Épouvanté, je congédiai ceux qui m'avaient quelque chose de commun avec ce voyageur, la malé-
accompagné et je poursuivis seul ma route, décidé a diction solennelle c'est sur moi queje l'ai lancée. Per-
ne jamais revenir a Corinthe. Je ne pouvais plus, apres sonne désormais ne pourra plus m' adresser la parole, ni
ce que j'avais appris, voir mon pere et ma mere en face. m'accueillir. Je serai chassé de toutes les maisons, car
de mes mains qui l'ont tué, je souille la couche du mort.
ll y a un silence, íl contínue sourdement.
Tu es ma femme, Jocaste, tu m'as toujours sauvé de JOCASTE, est restée un moment épouvantée;
tout et le plus dur reste maintenant a te dire ... puis elle se jette dans ses bras, hurlant
En traversant la Phocide, dans un chemin étroit, pres
de la jonction de deux routes, une voiture attelée de Ce n' est pas toi, mon amour ! Ce n' est pas toi ! Ce
deux jeunes chevaux, précédée d'un piqueur, avec un n' est pas toi !
homme de haute taille a cheveux blancs qui conduisait,
s'avan~a vers moi. Le piqueur d'abord, puis l'homme ffiDIPE, la détache doucement, murmurant
qui conduisait me crient avec des injures de faire Je n'ose plus te toucher maintenant, Jocaste.
place. Le valet me bouscule et me renverse contre le
talus. Je le frappe le premier et j'avance. Alors le vieil-
lard, guettant le moment ou je passais le long du véhi- JOCASTE, lui crÍe a genoux, luí serrant les jambes
cule, m' assene deux coups furieux d' aiguillon sur le Mon amour, mon seul amour, je sais que ce n'est pas
crane. Aveuglé de sang, rendu fou, je l'assomme de toi!
56 <EDIPE OU LE ROl BOITEUX <EDIPE OU LE ROl BOITEUX 57
<EDIPE, sombre il pu tuer son pere, le pauvre petit, puisqu'il est mort le
Seul ce berger peut nous le dire. C'était le quatrieme premier? ...
sans doute et il a du se sauver tout de suite, car, moi, je Elle a dit cela étrangement, lEdipe touché, lui
n' en ai tué que trois. S'il fait le meme récit, s'il parle prend la main.
encore d'une bande de brigands, alors j'en aurai été
quitte pour la peur, car moi j'ai tué seul.
<EDIPE
Ils sont rentrés dans le palais. familia!, ces couronnes et ces paJrtmms. JOJlmez-vol
Le Chceur va vers le menu peuple resté au fond. moi avec vos offrandes. ffidipe, votre
mille pensées qui l' affolent. Un
LE CH<EUR comparant les prophéties,
les anciennes qui ont menti et ne
Et voila, mes amis, le soir tombe sur Thebes et le roi
décision des dieux. Lui, hélas, croit tout ce
et la reine vont aller essayer de dormir... Ce que vous
dit pourvu qu'on réveille ses craintes ...
avez entendu ce soir, il ne faut le redire a personne. Les
toute la nuit, le berc;ant comme un
secrets des rois ne sont pas bons a savoir...
vient enfin de s'endormir...
Rentrez chez vous, vous aussi, bonnes gens. Rentrez
dans vos pauvres demeures ou, en échange de votre
dure vie de travail, la fatigue du moins, le soir, a pitié
Elle s'agenouille ou elle a
ses offrandes.
de vous et vous apaise ...
Je ne crois pas qu'eux deux dormiront dans leurs
O Apollon Lycien, gardien
courtines de pourpre. Vous enviez souvent le sort des
viens t'offrir ces prémices. Toi
grands et vous pensez que l.es dieux sont injustes, qu'ils
les reins, tu connais mon mari.
auraient du mieux s' occuper de vous... Il ne faut pas
toute souillure. L'effroi nous saisit tous
penser .cela. Heureux ceux que les dieux oublient !...
voyons, lui, notre chef, pareil a un
La lumiere tombe comme ils s'en vont, jusqu'au . tete... Envoie quelqu'un, envoie un
nmr. célestes qui le délivre ...
Quand elle revient, e'est le matin.
lls sont tous prosternés; un nuA'fulu::
]ocaste sort du palais suivie de ses filles et va campagne derriere eux,
porter des offrandes a un. petit autel domestique miere vue il ne semble pas etre tout
qu 'on aperf}oit. Le petit peuple est la, qui attend
aussi avec des offrandes, pres de l'autel.
JOCASTE
Bon dieu, il fait chaud déja ! la mute était
Gens de Thebes, je viens offrir au dieu, a son autel Ceux-la vont peut-etre me reriseie;Iler
60 OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 61
JOCASTE, a comme un cri Elle le serre contre elle comme une folle.
Tu dis que est mort? Ah ! mon cher homme ! .Mon cher homme bientot
retrouvé ! Enfin cette ombre nous quitte !.. .
ffiDIPE, a pali
Jocaste, je dormais Ymuoum me fais-tu appeler
si tot? Que dis-tu, étranger? Redis toi-meme ton message!
64 ffiDIPE OU LE ROI BOITEUX ffiDIPE OU LE BOITEUX 65
JOCASTE
avmr
tout de suite pour etre sur
peur.
a F.UIIA'VJLJL'V'
JOCASTE
ffiDIPE maintenant.
le
vieux pere queje n'ai pas tué, pardonne-
.u.ll•utJL~,u'C - mais chez Hades ou tu reposes,
catich.e:m¡ars !
66 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX <EDIPE OU LE ROl BOITEUX 67
ffiDIPE L'HOMME
Oui, mais ma mere vit. .. C'est pour ~a que tu as disparo un jour, comme dans
une trappe ? Que tout le monde t' a cherché partout,
L'HOMME, qui les a écoutés, a demi goguenard, chef?
buvant un coup en douce
Quelle est done cette femme qui te cause tant de <EDIPE
crainte, chef, si c'est pas indiscret de demander? Oui, bonhomme.
ffiDIPE
L'HOMME
C' est Mérope, vieillard, la femme de Polybe. O chef, moi qui ne demandais qu'a te serVIr, quel
dommage queje ne l'aie pas su plus tot!
L'HOMME
Mon :fils - tu permets que je boive encore un coup? Pas plus que moi, chef, sauf le respect !
<;a m'asseche moi d'avoir tout ~a sur la patate ...
Il boit un coup furtif et déclare, madré: <EDIPE, ene encore, angoissé
Mon :fils, on voit bien que tu parles sans savoir. Alors pourquoi m'appelait-il son :fils?
<EDIPE L'HOMME
Que veux-tu dire, bonhomme? U t'avait élevé, c'était tout comme. Mais apprends
que jadis il t' avait re~u de mes mains.
L'HOMME
Que si ce n' est que ~a qui t'empeche de revenir au <EDIPE, apres un silence étonné
pays - tu t'effraies pour rien, mon fils. Tes parents ... Et cet enfant adoptif il l'a si tendrement chéri?
tout le monde le croyait, pas moi. Et pour cause!
L'HOMME
<EDÍPE, durci soudain, l'empoignant
Que dis-tu, homme ? Je ne suis pas leur fils ? L'ivro- Mets-toi a sa place, chef! Ils ne pouvaient pas avoir
gne avait raison ? d' enfant, la reine et luí.
Hé la ! Hé la ! Ne me secoue pas, chef! J e suis en Mais toi, pour me donner a lui, m' avais-tu acheté ou
train de te rendre un fier service. Je peux te dire, moi, trouvé?
que Polybe ne t' était rien par le sang !
L'HOMME, ravi de jouer son role
<EDIPE, un en
Découvert au milieu des taillis, dans une gorge du
Polybe n'était pas mon pere ? Cithéron! Bée! Bée! Je crois que j'ai perdu un agneau,
70 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 71
je cherche : e' était un petit chiard de trois jours, sauf le avais le bout de chaque pied tra.ns1oer·cé. C'est meme
respect! pour c;a qu'on t'a donné ce nom.
L'HOMME
Paree que tu ne m' as pas trouvé ?
L'HOMME
J'ai défait tes liens. Ils t'avaient bien arrangé! Tu Bien sur, on voisinait sur la m()nt:ae;ne.
72 ffiDIPE OU LE ROI BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 73
ffiDIPE, avec un calme effrayant Il y a tout de meme des choses qu'on n'oublie pas. Tu
Cet homme-ci. Regarde-le bien. N'as-tu jamais eu nevas pasme dire que tu as oublié qu'un jour tu m'as
affaire a ? confié un enfant pour que je l' éleve comme mon propre
fils?
LE BERGER, sourdement
LE BERGER, jermé
n y a si longtemps. J'ai oublié beaucoup de choses ...
Pourquoi me demandes-tu ~a?
L'HOMME
L'HOMME, montrant CEdipe
C'est pas étonnant, maitre, gateux comme il est ! Mais
moi je vais lui rafraichir la mémoire. Les bergers, c'est Le voila, l' ami, ton nourrisson d' autrefois ! Il a pros-
toujours seul, avec le chien et les betes - des mois. péré, tu vois !
u
Alors ce n' est pas comme dans les villes o vous, vous
avez l'habitude ... Quand on rencontre un collegue on se LE BERGER, grommelle
rappelle. 11 m'a bien connu sur le Cithéron. Nous
conduisions, lui, deux troupeaux, moi, toujours un Que la peste t'étouffe, vieux bavard! Tune peux pas
seul, pas vrai, l' ami ? Par trois fois nous avons voisiné tenir encore un peu ta langue que tu es pres de crever ?
80 <EDIPE OU LE ROl BOITEUX <EDIPE OU LE ROl BOITEUX 81
Ne le gronde pas, vieil homme. C'est plutot toi queje Qu'on attache immédiatement les mains derriere
devrais gronder. le dos.
Les gardes se jettent sur le vieux, le bousculant
LE BERGER, gémit, affolé brutalement.
n est trop vieux, lui aussi ! n ne sait plus ce qu'il dit. Oui. Mais j'aurais mieux fait de mourir ce jour-la.
Il radote.
ffiDIPE
Non ! Au nom des dieux. Tu ne dois pas maltraiter un <EDIPE, crie aux gardes
vieillard! Cet homme se moque de nous. Serrez les liens.
82 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 83
Je t'en supplie, mon maitre, ne cherche pas davan- C'est elle qui te l'avait ?
tage!
LE BERGER
ffiDIPE
Oui, roi.
Tu es mort si je répete ma question !
ffiDIPE
LE BERGER
Pourquoi?
L' enfant était né dans le maison de La1os.
ffiDIPE LE BERGER
<EDIPE
<EDIPE, d'un calme effrayant
Sa mere ? La misérable ! Merci, berger. Tu as fait ce que tu avais a faire.
Déliez-le. 11 peut retoumer dans sa montagne.
LE BERGER
LE BERGER
Elle était toute petite. Et elle craignait la menace de
l'oracle. 11 faut comprendre ! J'ai pas voulu .le mal.
<EDIPE <EDIPE
tout est venu. L'homme croit au et se bat pour geait. Il nous demandait aussi ou était sa femme et sou-
lui avec courage, toute la contre nuit - mais dain il s'est jeté sur la, porte, comme s'il avait compris.
quand il croit voir se lever l'aube, il est mangé tout de Les lourds battants résistaient a ses coups d' épaule,
meme comme la chevre dans le conte. Et tout rentre mais il était d'une force surhumaine a cet instant, et,
dans 1'ordre incompréhensible des dieux. Les Erinnyes sous ses coups, ils ont fini par céder.
ont fait le ménage. Le reste n'est que détail. Au fond de la chambre, toute droite, mais ses pieds
ne touchant pas le sol, Jocaste était la, qui nous regar-
Le messager sort du palais, bouleversé. ll est
toutjeune. dait, pendue a son écharpe rouge ...
Le Chreur lui aenna"l~ae. posément:
a
Je crois bien qu'il y eu un instant de silence - puis
<Edipe, avec un long cri de fou, a bondi et coupé le
Comment cela s'est-il passé? nreud et le cadavre est tombé sur lui, le renversant. Il
était la, par terre, tenant ce corps qui avait été celui de
LE MESSAGER, tout pale sa femme et de sa mere ... La, le temps s'arrete pour
nous tous, nous étions comme des personnages de cire
Jocaste est morte.
et rien ne bougeait plus dans la chambre ... Et soudain,
lui, il bouge et ce qu'il fait nous terrifie. 11 arrache les
LE CH<EUR épingles d' or qui omaient les vetements de la morte et
Bien sur. Les femmes, elles, en meurent. hurlant comme une bete il s'en frappe les yeux, rageu-
sement, criant « Je ne veux plus voir! Je ne veux plus
rien voir! » n soulevait ses pauvres paupieres et frap-
LE MESSAGER
pait sans relache et le sang jaillissait et coulait sur son
Folle d'horreur elle a traversé sans nous voir le vestí- menton, mais pas goutte a goutte, cela pissait comme
hule, avec un hululement de bete, puis elle a couru a sa une pluie noire et une grele de caillots sanglants.
chambre, claquant la lourde porte. Nous l'entendions Enfin on a eu le courage de se jeter sur lui. On
qui maudíssait Lai'os, le vieux roí, quí l'avait prise essayait d' arreter le sang comme on pouvait. Mais lui
sans l'aimer. Puis il n'y a plus eu que le silence et se débattait, criant qu'il fallait qu'on ouvre toutes les
nous étíons la, épouvantés, sans oser toucher a la portes, qu'il fallait que tous les enfants de Cadmos le
porte. C'est alors qu'<Edipe a surgí, hagard. Il criait voient en face, le parricide ! celui qui avait souillé la
qu'on luí donne une épée, mais aucun de nous ne bou- couche de son pere, con~u dans le meme ventre que lui !
ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX 89
88 ffiDIPE OU LE ROl BOITEUX
ffiDIPE
Cela a été dur et il a fallu qu'on s'y mette tous. Enfin
on l'a maitrisé. Il est pansé maintenant, il est calme. C'est bien, avanQons; guide-moi. Nous allons sortir
Il a demandé un baton, car il dit qu'il s'est banni lui- par la route du nord.
meme et qu'il ne peut plus rester dans la maison. Qu'il
faut qu'il parte sur les routes ... Créon est apparu.
La petite Antigone, sa fille préférée, a décidé de par- n.ll~u~;,uv¡,c;
s'arrete.
tir avec lui, pour le guider. Ni sa sreur Ism{me, ni les
nourrices en larmes n'ont pu la dissuader de son projet. ffiDIPE, Mimil~1Ulr,e
Et qui pourrait les retenir ? La reine est morte, Créon ANTIGONE, dans un
est loin et ils sont aussi tetus l'un que l'autre.
Quant aux deux fils, Étéocle et Polynice, les deux Créon.
petits voyous, les machoires serrées, les yeux durs, ils
attendent seulement le moment de se disputer l'héritage ffiDIPE, demande sans voir
et de s'embrocher mutuellement. Mais cela c'est une
Tu es revenu ?
autre histoire.
(Edipe est apparu, yeux bandés, conduit par CRÉON
Antigone, une petite adolescente maigre et noire.
ll demande: Oui.
ffiDIPE, sourdement
ffiDIPE
Tu avais raison, tu vois. Tu triomphes ?
Nous sommes ?
CRÉON
ANTIGONE
ffiDIPE ffiDIPE
J' attends tes sarcasmes. En quelque lieu ou je n' aurai plus a parler a per-
sonne. Sur ce Cithéron, que ma mere et mon pere
avaient choisi pour tombeau a leur nouveau-né. La je
CRÉON
mourrai leur victime, ainsi qu'ils l'avaient voulu. On
Je ne suis pas venu triompher de toi, ffidipe, ni te doit obéir a ses parents.
reprocher le passé. Simplement pour te dire que tu Je te laisse enterrer...
devrais rentrer dans la maison. Il n'est pas décent d'éta- ll s'arrete.
ler le malheur sur la place publique.
... C'est étrange, je ne sais plus quel no m lui donner
- celle qui git dans ce palais.
ffiDIPE
CRÉON
Les hommes et les dieux ont droit au spectacle.
Et tes enfants ?
CRÉON, murmure, triste
ffiDIPE
Orgueilleux, orgueilleux encore.
Tu en prendras soin. Pour mes fils, je ne les ai jamais
aimés et eux non plus, ne prends pas souci d' eux. Ce
ffiDIPE
sont déja des hommes et ils se chargeront de leur des-
tin. n est inscrit dans leur haine.
Oui. C' est tout ce qu'il me reste. Épargne-moi tes
le~ons. Mais si tu as quelque pitié, aide-nous seulement ll caresse la tete d'Antigone, triste.
a sortir de la ville : cette enfant qui me guide et moi qui
Pour mes filies, pauvres agnelles innocentes, douceur
suis aveugle.
encore de la femme, doux pieges. .. Prends soin d' elles.
CRÉON CRÉON
FIN
24 mars 1978.
Cet ouvrage a été achevé d'imprimer par
Maury, aMalesherbes, en octobre 2017 pour
le compte des Éditions La Table Ronde
Imprimé en France