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Pierre Destree
Université Catholique de Louvain - UCLouvain
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Destrée Pierre. Platon et Leibniz, lecteurs d'Anaxagore. Note sur le sens de la finalité naturelle en philosophie grecque . In:
L'antiquité classique, Tome 68, 1999. pp. 119-133;
doi : 10.3406/antiq.1999.1330
http://www.persee.fr/doc/antiq_0770-2817_1999_num_68_1_1330
432 Physique,
Topiques, II,
III,7,
1,1, 412
198
116b a 9.19-20.
rejeter, mais elle est insuffisante dans la mesure où elle oublie ou néglige
le rôle du Créateur. Leibniz a bien vu le fil qui relie Bacon ou Descartes à
Spinoza lorsqu'il dit que le spinozisme est un «cartésianisme outré» : de
telles conceptions font délibéremment et méthodologiquement l'impasse
sur le fondement ultime du monde. D'où son rappel, souvent répété, à la
foi et à la religion de ces auteurs : «Tous ceux qui voient l'admirable
structure des animaux se trouvent portés à reconnaître la sagesse de
l'auteur des choses, et je conseille à ceux qui ont quelque sentiment de
piété et même de véritable philosophie, de s'éloigner des phrases de
quelques esprits fort prétendus, qui disent qu'on voit parce qu'il se
trouve qu'on a des yeux, sans que ces yeux aient été faits pour voir7.»
Aujourd'hui, on pourrait croire qu'après Kant, le débat sur la
question de la finalité se soit définitivement sorti des difficultés et des
impasses de ce type de conception providentialiste : la finalité, montre
Kant, est un principe régulateur de notre connaissance, un principe
heuristique fécond dont on ne peut se passer, et non une source de
connaissance objective et absolue. Or, malgré l'importance de la
révolution kantienne, force est de constater qu'aujourd'hui encore, le débat
autour de la finalité est encore et toujours dominé, en tout cas chez ses
détracteurs, par une conception de type providentialiste.
On se limitera ici à un seul témoignage, celui de Jacques Monod
dont le maître-ouvrage, Le hasard et la nécessité, on s'en souvient, a joui
d'un succès immense tant en Europe qu'aux États-unis, et ce pas
tellement pour la nouveauté des thèses philosophiques avancées que parce
qu'il révélait au grand jour, de manière claire et tranchée, les positions de
principe et les décisions philosophiques implicites de la pratique
contemporaine de la science du vivant. On se contentera ici d'évoquer la façon
dont la question de la finalité est abordée, pour être aussitôt rejetée, dans
sa conférence inaugurale au Collège de France. Cette stratégie de
dénonciation est particulièrement avérée dans la citation mise en exergue à cette
conférence : «II n'y a pas moins de convenance dans la forme et la
grosseur des fruits. Il y en a beaucoup qui sont taillés pour la bouche de
l'homme, comme les cerises et les prunes; d'autres pour sa main, comme
les poires et les pommes; d'autres, beaucoup plus gros, comme les
melons, sont divisés par côtes et semblent destinés à être mangés en
famille. Il y en a même aux Indes, comme le jacq, et chez nous la
citrouille, qu'on pourrait partager avec ses voisins8.» Cet
invraisemblable texte de Bernardin de Saint-Pierre est l'épouvantail favori de la
critique anti-finaliste, et Jacques Monod est ainsi certain de réaliser une
parfaite captatio benevolentiae de son auditoire : un sourire entendu, de
91101 Physique,
Pour
Cf. C.une
DUFLO,
éthique
II, 6,La194
finalité
de ala 34-35.
connaissance,
dans la nature,
p. 154.
Paris, 1996, p. 10.
124 P. DESTRÉE
12 Lettre à Bayle de 1687, dans LEIBNIZ, Œuvres, éd. L. Prenant, Paris, p. 284 (= Die
philosophischen Schriften, éd. Gerhardt, III, p. 54-55).
PLATON ET LEIBNIZ, LECTEURS D'ANAXAGORE 125
19 On notera d'ailleurs l'usage du singulier pour ces trois verbes : Leibniz n'a pas
peur de privilégier l'accord selon le sens (le bien = le beau = la puissance divine) au
détriment de la grammaire.
20 Physique, VIII, 1, 252 a 11-12.
PLATON ET LEIBNIZ, LECTEURS D'ANAXAGORE 129
les gentils ... De là, en effet, l'appétit qu'il21 leur attribue et ce fameux
instinct naturel, d'où provient aussi la connaissance naturelle; de là cet
axiome : la Nature ne fait rien en vain, ... la matière aspire à une forme
plus noble. Alors que cependant, il n'y a en réalité aucune sagesse,
aucun désir dans la nature, mais que son bel ordre vient de ce qu'elle est
l'horloge de Dieu22.» Comme Leibniz l'a bien vu, la théorie
aristotélicienne (ou platonicienne) de la forme accorde une certaine «sagesse» et
un certain «désir» à la nature elle-même, c'est-à-dire une certaine liberté.
Supprimez ces formes, propose Leibniz, et vous pourrez réduire la
nature à n'être que le jeu mécanique et déterminé de la Toute-Puissance
divine. Comme Spinoza l'avait déjà clairement dit, parler de formes ou
de finalité naturelle revient à «nier la perfection de Dieu»23 : blasphème
aux yeux de ceux pour qui Dieu doit être conçu comme un Dieu d'une
infinie Toute-Puissance et d'une volonté absolue qui produit le monde
dans le seul but d'exprimer sa Puissance !
d'un sens positif de la corporéité humaine que l'on trouve chez un saint
Augustin, par exemple, est la très exacte préfiguration de cet idéal
moderne de l'objectivité. Voici en effet l'acte d'accusation d'Augustin à
l'encontre de cette secte qu'on appelle depuis lors les «anthropomor-
phites» : «Ils se font de Dieu une vision charnelle à l'image de l'homme
corruptible (Deum sibi fingunt cogitatione carnali in similitudinem
hominis corruptibilis)24.» Tous les mots de cet acte d'accusation sont
importants. Les anthropomorphites se forgent une représentation de Dieu
en réfléchissant à partir de leur propre corps, en faisant l'expérience de
leur être de chair (cogitatione carnali). Or, cette expérience, précise
Augustin, est celle d'une chair qui est «corruptible», c'est-à-dire à la fois
temporelle et donc finie, et sujette au manquement moral, marquée
qu'elle est du péché originel. Dès lors, notre subjectivité, tout ancrée
dans l'expérience continuelle d'un corps, - ce que saint Augustin
découvre d'ailleurs lui-même dans les Confessions -, n'est finalement
qu'une entrave dans notre approche de la bonté et de la perfection
divines. Remplaçant Dieu par la nature elle-même, la science moderne
répétera la même leçon : la condition de possibilité de l'objectivité ou de
la vérité scientifique, c'est le refus de notre propre subjectivité.
Dans notre texte de Leibniz, ce refus exprimé clairement au § 19 se
retrouve dans sa traduction, au § 20. Le premier effet de traduction sur
lequel nous voudrions attirer l'attention concerne le passage 98 b 7-10 du
Phédon. Voici le texte de Leibniz : «Plein de cette espérance, je pris et je
parcourus les livres d' Anaxagore avec grand empressement; mais je me
trouvai bien éloigné de mon compte, car je fus surpris de voir qu'il ne se
servait point de cette intelligence gouvernatrice qu'il avait mise en
avant...» Le reproche de Leibniz, traduisant celui de Socrate, est
clairement celui-ci : Anaxagore nous propose l'idée d'une «intelligence
gouvernatrice», c'est-à-dire d'une sagesse ou d'une providence divine,
mais en réalité il ne s'en sert pas et préfère s'en tenir à des causes
matérielles. Mais, dans la bouche de Platon, le reproche de Socrate est
très différent : «... je vois un homme qui ne se sert pas de son
intelligence... (ορώ άνδρα τω νω ουδέν χρώμενον)» (98 b 8-9). Il y a
tout d'abord, bien sûr, l'ironie du jeu de mots : en ne se servant pas de
cette intelligence qu'il nous présente pourtant comme la cause de toutes
choses, Anaxagore ne fait pas vraiment preuve de sa propre intelligence !
Mais il y a bien plus qu'un simple jeu de mots, ou plus exactement, le
jeu de mots, répété ailleurs sous diverses formes25, n'est compréhensible
qu'à partir d'une position philosophique de fond : le lieu du nous est à la
fois celui de l'intelligibilité de la nature tout entière et celui du statut de
l'humanité comme telle. Ambiguïté, donc, de cette thématique du nous
24
25 De HippiaS
Cf. haeresibus,
Majeur, 283 a 2 et ss.; Phèdre, 270 a 3 et ss.
PLATON ET LEIBNIZ, LECTEURS D'ANAXAGORE 131