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Platon et Leibniz, lecteurs d'Anaxagore. Note sur le sens de la finalité


naturelle en philosophie grecque

Article  in  L'Antiquité classique · January 1999


DOI: 10.3406/antiq.1999.1330

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Pierre Destree
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L'antiquité classique

Platon et Leibniz, lecteurs d'Anaxagore. Note sur le sens de la


finalité naturelle en philosophie grecque
Pierre Destrée

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Destrée Pierre. Platon et Leibniz, lecteurs d'Anaxagore. Note sur le sens de la finalité naturelle en philosophie grecque . In:
L'antiquité classique, Tome 68, 1999. pp. 119-133;

doi : 10.3406/antiq.1999.1330

http://www.persee.fr/doc/antiq_0770-2817_1999_num_68_1_1330

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1\<\

Platon et Leibniz, lecteurs d'Anaxagore


Note sur le sens de la finalité naturelle
en philosophie grecque

Le νους η 'est pas un être pensant qui a organisé le monde


du dehors : interprétée ainsi la pensée d'Anaxagore est
totalement déformée, tout intérêt philosophique lui est
enlevé.
Hegel1

La notion de finalité naturelle, ou de téléologie, est l'une de celles


qui, au cours de l'histoire de la philosophie et de la science, a toujours
fait l'objet d'âpres discussions. Aujourd'hui encore, le Principe Anthro-
pique, formulé dans les années 70 par l'astrophysicien Brandon Carter,
continue de susciter de houleux débats, et, en biologie, la théorie de
Γ auto-organisation, défendue entre autres par Francisco Várela, rouvre
une discussion où, pourtant, les tenants d'un déterminisme strictement
mécaniste semblaient l'avoir définitivement emporté. Mais c'est dès le
début de la science grecque, et dès le début de sa réflexion
philosophique, que le débat est lancé : d'un côté, des doctrines mécanistes
revendiquant un anti-finalisme rigoureux, comme celles de Démocrite,
d'Empédocle ou d' Epicure; de l'autre, la tentative de réhabiliter un type
de compréhension téléologique de la nature, avec Anaxagore, puis
Diogène d'Apollonie, Platon, Aristote et les stoïciens. D'un débat à
l'autre, cependant, - ou plus exactement, entre ces deux débats -,
l'histoire a vu s'opérer une véritable révolution dans la conception même de
la finalité : pour la pensée moderne, la finalité sera comprise, par ses
défenseurs comme par ses détracteurs, comme une finalité de type
théologique. Certes, chez Platon déjà, puis surtout chez les stoïciens, l'on
trouve l'idée d'une πρόνοια divine, mais c'est avec saint Thomas que
celle-ci va prendre toute son ampleur. Pour le Docteur Commun, comme
pour toute la philosophie chrétienne depuis les premiers Pères de
l'Église, rappelons-le, c'est la notion de création, corrélative de celle de
la Toute-puissance divine, qui est au centre de toutes les articulations
conceptuelles. Les commentateurs ont généralement l'habitude de
comprendre la philosophie naturelle de Thomas comme le fidèle décalque de

1 Leçons sur l'histoire de la philosophie, trad. P. Garniron, Paris, 1975, t. I,


p. 198.
120 P. DESTRÉE

celle d'Aristote, lui réservant les palmes de l'originalité pour d'autres


domaines plus théologiques. Mais, sur la question de la finalité, il faut
insister sur le fait que la position de Thomas est non seulement infidèle à
celle de son maître grec, mais en totale opposition : le concept
fondamental de la conception aristotélicienne de la finalité est le désir (ορεξις);
celui de la conception thomiste est la représentation. Pour Aristote, c'est
la notion de désir qui tient la place centrale dans sa conception de la
finalité : «Toutes choses tendent vers le bien»2 en est l'axiome dé départ,
en précisant que ce bien doit être à chaque fois compris «non pas de
façon absolue, mais relativement à l'essence de chaque chose»3. Chaque
être vivant se caractérise par le désir qu'il éprouve de mettre en œuvré
(c'est son energeia) ses possibilités pour réaliser son telos ou son
entelecheia. Comprendre l'être vivant de manière téléologique, c'est 16
comprendre en tant qu'être de désir, doué d'une certaine «intention».
C'est en effet cette notion qui permet de comprendre le sens de la finalité
dans le cadre d'une ontologie où l'«entéléchie», comme il est dit dans le
De Anima, «est le sens fondamental de l'être»4. Atteindre son «entélé-
chie», c'est-à-dire la plus parfaite réalisation de son eidos, c'est devenir
le spécimen réussi de sa species : tel est le sens de la finalité du
mouvement. Ou plus exactement avoir le désir d'une telle réalisation, tel est le
moteur, si l'on peut dire, de cette finalité. Comprendre que tel est le désir
de tout être vivant, c'est comprendre le monde du vivant (qui est, pour
Aristote, comme pour tous les philosophes grecs, le paradigme de la
notion de «monde») comme un monde articulé et organisé, et le devenir
lui-même a de la sorte acquis sa pleine intelligibilité. Mais, et c'est le
point crucial, si en effet la vie désirante et intentionnelle de l'homme lui
sert de modèle, Aristote nous prévient fortement que ce désir ou cette
«intention» ne doivent nullement être réfléchis, c'est-à-dire conscients :
la finalité «est surtout visible dans le cas des autres êtres vivants qui
n'agissent ni par art ni par recherche ni par délibération. D'où cette
question que certains se posent : est-ce par l'intelligence (νους) où
quelque autre faculté de ce genre que les araignées, les fourmis et autres
animaux de cette sorte accomplissent leurs fonctions ?»5.
Comme tout le monde, Aristote répond par la négative, mais cela
ne pose aucune difficulté : bien au contraire, la finalité naturelle est
d'autant plus parfaite qu'elle ne fait l'objet d'aucune discussion, à
l'inverse de l'activité technique. Saint Thomas, par contre, va creuser la
question : il faut s'interroger sur l'origine de cette finalité dont Aristote,
en effet, ne dit rien. Il doit y avoir, dit saint Thomas, un être à qui

432 Physique,
Topiques, II,
III,7,
1,1, 412
198
116b a 9.19-20.

5 Physique, II, 7, 199 a 20-23.


PLATON ET LEIBNIZ, LECTEURS D'ANAXAGORE 121

appartienne la représentation de ces fins pour que celles-ci aient un sens.


Un passage du De Veritate est particulièrement éloquent : «Mais ce qui
est dépourvu d'intelligence ou de connaissance ne peut tendre avec
précision vers une fin, si la fin ne lui est pas assignée et s'il n'est pas
dirigé vers elle par une certaine connaissance; il faut donc, puisque les
êtres de la nature sont privés de connaissance, qu'une certaine
intelligence préexiste, qui ordonne à leur fin les êtres de la nature, à la manière
dont l'archer donne à la flèche un mouvement déterminé, afin qu'elle se
dirige vers un but précis; dès lors, de même que le coup porté par la
flèche n'est pas attribué seulement à la flèche, mais à celui qui l'a lancée,
ainsi également l'œuvre de la nature est appelée par les philosophes
œuvre d'intelligence. Et ainsi il faut que le monde soit gouverné par la
providence de cette intelligence qui a donné à la nature l'ordination à la
fin dont il a été question6.»
Eri tant que créateur, donc, Dieu est aussi cause finale de
l'ensemble du monde, c'est-à-dire Providence. Insistons sur ce point : la
doctrine de la Providence divine, dont Alistóte ne souffle mot, n'est pas
adjacente à la conception thomiste de la finalité, mais est strictement
corrélative des deux concepts fondamentaux de la philosophie chrétienne
que sont celles de la création et celle de la Toute-puissance divine.
À l'époque moderne, le débat entre défenseurs et détracteurs de la
finalité présuppose cette conception thomiste de la finalité. Bacon, puis
Descartes et Spinoza vont, chacun à leur manière, refuser l'idée de
finalité en philosophie naturelle dans la mesure, et dans la seule mesure
où la considération des plans divins tombe en dehors du champ
d'investigation de la science. Ni Bacon ni Descartes ne rejettent entièrement
l'idée d'une causalité finale : ils la relèguent dans le domaine de la
théologie. L'attitude de Spinoza, quoique plus radicale, relève du même
principe; l'argument majeur du fameux appendice du premier livre de
Y Éthique découle de la conception de Dieu qu'il vient de présenter : si
l'absolue nécessité est son attribut fondamental, Dieu n'a donc pas la
faculté de choisir tel plan plutôt qu'un autre, il ne peut choisir entre des
biens ou des fins, car cela impliquerait en lui un décalage entre sa volonté
et son entendement, ce qui serait le signe patent d'une imperfection.
Bref, il faut bannir d'une philosophie conséquente toute idée de
providence divine qui n'est, dit Spinoza avant Feuerbach, qu'une populaire et
naïve projection anthropomorphique !
Dé l'autre côté, on trouve bien sûr la grande figure de Leibniz. Or,
chaque fois qu'il revient sur cette problématique, l'argument est le
suivant ί la considération strictement mécaniste du vivant n'est pas à

6 Questiones disputatae de veritate, qu. 5, a. 2, cité par J. McEvoy, Le primat de la


cause finale chez s. Thomas, dans Finalité et intentionnalité : doctrine thomiste et
perspectives modernes, Paris-Leuven, 1992, p. 110-111.
122 P. DESTRÉE

rejeter, mais elle est insuffisante dans la mesure où elle oublie ou néglige
le rôle du Créateur. Leibniz a bien vu le fil qui relie Bacon ou Descartes à
Spinoza lorsqu'il dit que le spinozisme est un «cartésianisme outré» : de
telles conceptions font délibéremment et méthodologiquement l'impasse
sur le fondement ultime du monde. D'où son rappel, souvent répété, à la
foi et à la religion de ces auteurs : «Tous ceux qui voient l'admirable
structure des animaux se trouvent portés à reconnaître la sagesse de
l'auteur des choses, et je conseille à ceux qui ont quelque sentiment de
piété et même de véritable philosophie, de s'éloigner des phrases de
quelques esprits fort prétendus, qui disent qu'on voit parce qu'il se
trouve qu'on a des yeux, sans que ces yeux aient été faits pour voir7.»
Aujourd'hui, on pourrait croire qu'après Kant, le débat sur la
question de la finalité se soit définitivement sorti des difficultés et des
impasses de ce type de conception providentialiste : la finalité, montre
Kant, est un principe régulateur de notre connaissance, un principe
heuristique fécond dont on ne peut se passer, et non une source de
connaissance objective et absolue. Or, malgré l'importance de la
révolution kantienne, force est de constater qu'aujourd'hui encore, le débat
autour de la finalité est encore et toujours dominé, en tout cas chez ses
détracteurs, par une conception de type providentialiste.
On se limitera ici à un seul témoignage, celui de Jacques Monod
dont le maître-ouvrage, Le hasard et la nécessité, on s'en souvient, a joui
d'un succès immense tant en Europe qu'aux États-unis, et ce pas
tellement pour la nouveauté des thèses philosophiques avancées que parce
qu'il révélait au grand jour, de manière claire et tranchée, les positions de
principe et les décisions philosophiques implicites de la pratique
contemporaine de la science du vivant. On se contentera ici d'évoquer la façon
dont la question de la finalité est abordée, pour être aussitôt rejetée, dans
sa conférence inaugurale au Collège de France. Cette stratégie de
dénonciation est particulièrement avérée dans la citation mise en exergue à cette
conférence : «II n'y a pas moins de convenance dans la forme et la
grosseur des fruits. Il y en a beaucoup qui sont taillés pour la bouche de
l'homme, comme les cerises et les prunes; d'autres pour sa main, comme
les poires et les pommes; d'autres, beaucoup plus gros, comme les
melons, sont divisés par côtes et semblent destinés à être mangés en
famille. Il y en a même aux Indes, comme le jacq, et chez nous la
citrouille, qu'on pourrait partager avec ses voisins8.» Cet
invraisemblable texte de Bernardin de Saint-Pierre est l'épouvantail favori de la
critique anti-finaliste, et Jacques Monod est ainsi certain de réaliser une
parfaite captatio benevolentiae de son auditoire : un sourire entendu, de

7 Discours de métaphysique, 19 (éd. G. Le Roy, p. 56).


8 De la biologie moléculaire à l'éthique de la connaissance, dans Pour une éthique de
la connaissance, p. 150.
PLATON ET LEIBNIZ, LECTEURS D'ANAXAGORE 123

part et d'autre du pupitre du conférencier, devrait suffire à mettre


définitivement le discours téléologique à l'écart. Sauf que, mis à part
certains textes des stoïciens, aucun philosophe d'obédience finaliste n'a
jamais affirmé un tel anthopocentrisme ! Aristote est très clair sur ce
point, lorsqu'il écrit que «nous utilisons toutes choses comme si elles
étaient là pour nous»9, - ce qui veut dire qu'en réalité, elles ne sont
nullement, comme telles, destinées à notre usage ! Dira-t-on que cette
citation de Bernardin n'était qu'une blague innocente ? Peut-être pas, car
précisément, comme cela ressort de ses Etudes sur la nature, d'où est
extrait le passage fameux cité par Monod, cet anthropocentrisme exagéré
n'est que l'aboutissement du providentialisme : Dieu est cause des
diverses finalités naturelles au profit de la fin de sa création qu'est
l'homme. En même temps que cet anthropocentrisme, on peut donc
tranquillement rejeter le providentialisme auquel on réduit la question de
la finalité. Ce que fait Monod dans la suite de son exposé : «II est aisé de
la (= la finalité) reconnaître sous divers déguisements, dans la physique
d'Aristote comme dans la biologie de Teilhard de Chardin»; bref, précise
Monod, autant d' «interprétations transcendantes» de la finalité10. Bien
sûr, Monod n'est pas historien de la philosophie, et ce serait une vilaine
querelle de lui reprocher de méconnaître la profonde différence entre ces
deux penseurs. Cependant, et c'est ceci qui nous interpelle, il est
étonnant de constater que cet amalgame n'est pas récent, et réapparaît
constamment dans des ouvrages relevant de cette histoire. Témoin par
exemple un récent petit ouvage sur la question de la finalité, où l'on peut
lire que «le traitement de la finalité est profondément lié à la façon dont
on conçoit Dieu11» ! Amalgame qui n'est pas récent, disions-nous,
puisqu'on le trouve déjà chez Descartes qui répète que l'être fini que
nous sommes ne peut prétendre lire dans les plans de l'être infini : cette
déclaration d'humilité lui permet d'opter définitivement pour la seule
méthode mathématique qui, en effet, n'a nul besoin des causes finales.
C'est donc dans le cadre de cette double constatation que s'inscrit
notre petite étude : d'une part en effet, la reconnaissance d'un retour à
un type de questionnement de type finaliste avec le Principe Anthropique
ou la théorie de Γ auto-organisation; mais, d'autre part, le constat que ce
type de questionnement est encore trop souvent réduit à un type de
questionnement qui relève davantage, il faut l'avouer, de la théologie et
de la religion que de la philosophie et de la science.
Le but de cette étude, cependant, n'est pas de tenter de donner une
nouvelle interprétation du sens et du statut du νους chez Anaximándre,
mais de tenter de comprendre l'enjeu de la question de la finalité à travers

91101 Physique,
Pour
Cf. C.une
DUFLO,
éthique
II, 6,La194
finalité
de ala 34-35.
connaissance,
dans la nature,
p. 154.
Paris, 1996, p. 10.
124 P. DESTRÉE

les lectures et les interprétations que Platon et Leibniz en ont proposées.


Ou, plus exactement, de comprendre le différend entre les Anciens et les
Modernes à travers la lecture que Leibniz a effectuée, et qu'il rappelle à
de nombreuses reprises, du fameux passage du Phédon où Anaxagore
est présenté comme le père fondateur de la problématique de la finalité.

Le texte de base pour notre enquête se trouve dans le Discours de


Métaphysique, au §20, où Leibniz prétend donner une traduction du
passage 97 b 8 - 99 c 6 du Phédon. Comiriençons, dans un premier
temps, par examiner de près les glissements de sens et les parti pris
interprétatifs implicites que nous révèlent les premières lignes de cette
traduction : «J'entendis un jour, dit-il, quelqu'un lire dans un livre
d'Anaxagore, où il y avait ces paroles qu'un être intelligent était cause de
toutes choses, et qu'il les avait disposées et ornées. Cela me plut
extrêmement, car je croyais que si le monde était l'effet d'une
intelligence, tout serait fait de là manière la plus parfaite qu'il eût été possible.»
Traduisons mot à mot le texte de Platon : «J'entendis un jour faire la
lecture d'un livre qui, disait-on, était d'Anaxagore. Il (= le livre ou
Anaxagore) disait que c'est l'intelligence qui ordonne et est cause de
toutes choses. Cette cause me plut beaucoup. Il me semble que, d'une
certaine manière, il y avait avantage à ce que l'intelligence soit cause de
toutes choses, et je pensais : s'il en est ainsi, si l'intelligence est bien ce
qui ordonne, alors elle ordonne toutes choses et elle dispose chaque
chose à être le mieux possible» (97 b 8 - c 5).
Nous pensons qu'il y a lieu de souligner au moins trois effets
majeurs de la traduction-interprétation de Leibniz. Et tout d'abord, pierre
de touche de sa conception de type théologique de la finalité, la
traduction du νους par «être intelligent». Il faut insister vigoureusement sur ce
point : aucun passage tenu pour un fragment d'Anaxagore lui-même,
aucune mention non plus de Platon ou d'Aristote ne dit explicitement que
le nous serait un être ou un étant intelligent, c'est-à-dire Dieu ! Certes, ce
texte de Leibniz reste prudent, mais au moins un autre passage, à peu
près contemporain d'ailleurs, est tout à fait explicite : «C'est sanctifier la
philosophie, que de faire couler ses ruisseaux de la fontaine des attributs
de Dieu. Bien loin d'exclure les causes finales et la considération a' un
être agissant avec sagesse, c'est de là qu'il faut tout déduire en physique.
C'est ce que Socrate dans le Phédon de Platon a déjà admirablement bien
remarqué, en raisonnant contre Anaxagore et d'autres philosophes trop
matériels, lesquels, après avoir reconnu d'abord un principe intelligent
au-dessus de la matière, ne l'employant point, quand ils viennent à
philosopher sur l'univers...12.» Or, ici, c'est l'expression «au-dessus de

12 Lettre à Bayle de 1687, dans LEIBNIZ, Œuvres, éd. L. Prenant, Paris, p. 284 (= Die
philosophischen Schriften, éd. Gerhardt, III, p. 54-55).
PLATON ET LEIBNIZ, LECTEURS D'ANAXAGORE 125

la matière» qui contrevient radicalement à ce que nous savons par ailleurs


d'Anaxagore. Sans doute Leibniz n'inaugure-t-il pas vraiment,
puisqu'on la trouve déjà chez un citateur ancien, ... sauf qu'il s'agit en
l'occurrence de Clément d'Alexandrie, qui cherche davantage, comme on
sait, à découvrir chez les Grecs le pressentiment de la religion
chrétienne : «Anaxagore a le premier placé l'intelligence au-dessus des
choses (επέστησε τον νουν τοις πράγμασιν)13.» Le rapport de Platon,
dans un contexte d'ailleurs peu appuyé doctrinalement, et donc
certainement plus digne de foi, dit exactement l'inverse : l'intelligence «ordonne
les choses en cheminant à travers toutes (κοσμείν τα πράγματα δια
πάντων ιόντα)»14.
Deuxième lieu d'interprétation forcée du texte platonicien :
l'insistance de Leibniz sur l'idée de totalité, là où Platon, tout au
contraire, insiste sur le bien ou la fin de chaque chose. Platon dit en
effet, de manière assez vague, que l'intelligence «ordonne toutes choses
et dispose chacune... (πάντα κοσμείν και έκαστον τιθέναι)»; ce que
Leibniz traduit : «si le monde était l'effet d'une intelligence, tout serait
fait...». Certes, plus loin, comme forcé par le texte de Platon qui répète
que cette finalité est celle de «chaque chose», Leibniz doit aussi parler de
«la perfection de chaque chose». Mais pour intégrer celle-ci dans une
vision d'ensemble : «... enfin, après avoir montré ce qui serait
convenable à chaque chose en particulier, il me montrerait ce qui serait le
meilleur en général.» Phrase qui est censée être la traduction du passage
suivant : «Dans la mesure où cette cause, il (= Anaxagore) l'attribue à
chacune des choses et à toutes en commun, je pensais (dit Socrate) qu'il
allait expliquer ce qui est le meilleur pour chacune et le bien commun à
toutes (το έκάστω βέλτιστον και το κοινόν πασιν αγαθόν)» (98 b 1-3).
Un passage du Timée, où il est implicitement fait référence à Anaxagore,
va nous permettre de comprendre plus précisément ce que Platon a sans
doute voulu dire : «Or, tout cela (Le. les causes matérielles) fait partie
des causes adjuvantes dont le dieu se sert comme d'auxiliaires, pour
réaliser dans la mesure du possible l'idée du meilleur (την τοΰ αρίστου
ίδέαν)» (46 c 7-9). Comme le dit très bien M. Dixsaut, dans une note à
sa traduction du Phédon, «le bien est un intelligible, pas une
intelligence»15. L'idée du bien ou du meilleur, ou comme le dit le Phédon, le bien
«commun à toutes choses», ce n'est que l'horizon d'intelligibilité de tous
ces biens effectifs qui sont l'expresssion de la finalité naturelle. Tout
autre, on l'aura compris, est l'interprétation de Leibniz qui croit pouvoir
lire chez Platon qu'il devrait s'agir de remonter, - ou, comme il l'a dit en
sens inverse, de «déduire» - à l'ordre du monde qui est comme la

13 Stromates II, 14 (= 59 A 57 D-K6).


14 Cratyle, 413 c 7 (= 59 A 55 D-K6).
15 Platon, Phédon, Paris, Flammarion, 1991, p. 371.
126 P. DESTRÉE

somme, ou plus exactement l'équation logarithmique de tous les


ordonnancements particuliers. La traduction de Leibniz qui subordonne le
statut des fins particulières à l'ordre général du monde n'est donc que la
conséquence ou le témoignage de sa conception providentialiste de la
finalité. Quelques lignes plus loin, il va d'ailleurs jusqu'à «traduire» le
νους par «intelligence gouvernatrice» : manière de renvoyer à l'idée d'un
«gouvernement» du monde par la providence. On rapprochera ce
passage du Discours de Métaphysique de deux autres textes qui reprennent la
même idée : «Si Dieu est l'auteur des choses, et s'il est souverainement
sage, on ne saurait assez bien raisonner de la structure de l'Univers, sans
y faire entrer les vues de sa sagesse, comme on ne saurait assez bien
raisonner sur un bâtiment, sans entrer dans les fins de l'Architecte. J'ai
allégué ailleurs (Leibniz pense sans doute à notre texte du Discours de
Métaphysique) un excellent passage du Phédon de Platon où le
philosophe Anaxagore...16» Et la suite du passage déjà cité de la Lettre à
Bay le : «... Anaxagore et d'autres philosophes trop matériels, lesquels,
après avoir reconnu d'abord un principe intelligent au dessus de la
matière, ne l'employant point, quand ils viennent à philosopher sur
l'univers, et au lieu de faire voir que cette intelligence fait tout pour le
mieux et que c'est là la raison des choses qu'elle a trouvé bon de
produire conformément à ses fins, tâchent d'expliquer tout par le seul
concours des particules brutes, confondant les conditions et les
instruments avec la véritable cause17.» Il faut insister sur ce point : ce n'est
pas à travers Platon que Leibniz comprend le sens du νους chez
Anaxagore, mais c'est à travers la doctrine chrétienne, thématisée par saint
Thomas, que Leibniz lit, traduit et comprend le texte de Platon. Or, non
seulement Platon lui-même ne souffle mot de cette question de la
providence dans les passages où il fait référence, implicitement ou
explicitement, à la doctrine d'Anaxagore, mais il semble bien qu'Anaxagore
lui-même, au dire d'Alexandre d'Aphrodise en tout cas, ait refusé, ou
aurait refusé ce genre d'interprétation : «Anaxagore énonce en effet que
rien de ce qui se produit n'est l'effet du destin et que ce mot est vide»18 !
Un troisième point de divergence profonde a trait à la notion de
«cause». Lorsqu'il écrit que l'intelligence est «cause de toutes choses»,
Leibniz semble traduire très exactement le texte de Platon : νους ...
πάντων αίτιος (97 cl). Mais, tandis que Platon se contente de répéter,
deux lignes plus bas, la même formule (en c 3), Leibniz va la traduire de

16 «Réponses aux réflexions de Régis» (1697), dans Leibniz, Die philosophischen


Schriften, éd. Gerhardt, IV, p. 339. (À noter que cette édition écrit fautivement
«Anaximandre» !).
17 Cf. supra n. 12.
1 8 Du destin, 2 (= 59 A 66 D-K6). Voir aussi la scholie : «celui-ci dit que les dieux
n'exercent sur les hommes aucune providence».
PLATON ET LEIBNIZ, LECTEURS D'ANAXAGORE 127

la manière suivante : «... si le monde était V effet d'une intelligence ...»


Or, l'utilisation de cette notion d' «effet», corrélative en philosophie
moderne de l'idée de «cause» ne va nullement de soi en philosophie
ancienne. Sans entrer ici plus en détail dans cette question, rappelons ces
deux faits philologiques évidents (et pourtant très largement ignorés de la
plupart des historiens de la philosophie !) : la langue grecque n'a pas
d'équivalent de notre vocable «effet»; le terme même de «cause», dans le
sens de la «cause finale» ou «motrice», est le plus souvent exprimé au
moyen d'adverbes : το ου ένεκα, το έξ ου. Pour le dire en un mot, nous
autres modernes, nous comprenons le terme de «cause» au sens d'une
«chose», comme la dérivation étymologique l'indique, ou d'une réalité
chosale qui exerce une certaine action, une «causalité» (ou ce que
l'anglais appelle «causation»). Les Grecs, en revanche, se contentent,
avec l'utilisation d'adverbes, de préciser le sens d'une action ou d'un
changement qu'effectue ou que subit une chose. Pour notre
problématique, cette divergence est d'une importance capitale : lorsque Platon
parle du nous comme d'une cause ou de la cause (le texte reste assez
vague sur la détermination exacte de celle-ci) de toutes choses, il veut
sans doute simplement indiquer que le nous, ou l'explication par le nous,
s'applique bien à tous les étants, et que c'est dans cette mesure qu'on
peut parler d'un «bien commun». Tout autre est le sens que Leibniz
donne à cette idée de causalité du nous : dire de Γ «intelligence gouver-
natrice» qu'elle est cause, c'est dire qu'elle est cause ultime, - causa
prima, disait saint Thomas -, c'est-à-dire cause créatrice dont «le monde
(est) l'effet». On notera d'ailleurs l'inversion significative dans l'ordre
des propositions. Platon parle du nous qui «ordonne et est cause de
toutes choses» : c'est dans la mesure où le nous est le principe
permettant de comprendre l'ordre, ou plus exactement l'ordonnancement de
chaque chose à son bien ou à sa fin, qu'il est bien «cause de toutes
choses». Lorsque Leibniz décrit le nous comme «un être intelligent (qui
est) cause de toutes choses, et (qui) les a disposées et ornées», il faut
comprendre aussi en sens inverse : c'est parce qu'il est cause créatrice
du monde et de toutes choses que l'être intelligent a pu les disposer selon
ses propres plans !
Nous pensons avoir au moins deux arguments supplémentaires à
l'appui de notre lecture. Tout d'abord, une bien curieuse omission de la
part de Leibniz. À la fin du texte de Platon, Socrate résume son
opposition au mécanisme : «Quant à la puissance grâce à laquelle est
rendue possible la meilleure disposition de ces choses telle qu'elle est
réalisée, cette puissance, ils ne la cherchent pas, et ils ne pensent pas
qu'elle possède une certaine force divine : mais ils estiment pouvoir
trouver un jour un Atlas plus fort que le premier, plus immortel, et plus
capable de maintenir toutes choses; autrement dit, ils ne se rendent pas
compte que c'est en réalité le bien, qui est obligation, qui lie et maintient»
128 P. DESTRÉE

(99 c 1-6). Ce que Socrate reproche donc au mécanisme, c'est de


chercher une cause matérielle, strictement définie et déterminée, pour
comprendre les diverses finalités, au lieu de voir que le principe de la
finalité, ce qu'il appelle le bien, est ce qui doit nous permette de
comprendre le lien (ξυνδείν) et le maintien, ou plutôt la continuité (συνέχειν)
du devenir. Bref, de s'inventer quelque Atlas, c'est-à-dire quelque dieu
bien réel au lieu d'y voir un principe d'intelligibilité. Or, ce qui frappe
dans la traduction de Leibniz, c'est qu'il ne fait aucune allusion à cette
recherche d'un nouvel Atlas : «Les gens qui disent seulement, par
exemple, que le mouvement des corps à l'entour soutient la terre là où
elle est, oublient que la puissance divine dispose tout de la plus belle
manière, et ne comprennent pas que c'est le bien et le beau qui joint, qui
forme et qui maintient le monde.» Il ne s'agit plus de la puissance du
devenir lui-même qui a, dit Platon de manière assez vague, «une certaine
force divine»; il s'agit de la «puissance divine» comme telle, «qui
dispose» et «qui forme» (expression qui n'a aucun équivalent dans le
texte grec !), c'est-à-dire qui ordonne parce qu'elle est créatrice19. Mais,
aux yeux de Socrate, ne serait-ce pas là, précisément, tomber dans le
même travers des mécanistes qui veulent à tout prix matérialiser ce
principe ultime qu'est l'Idée du bien ?
Notre second point montre plus précisément encore l'abîme qui
sépare la conception grecque de la conception chrétienne de la finalité.
C'est au paragraphe précédent que Leibniz indique en effet le point de
départ de sa conception : «Ainsi lorsque nous voyons quelque bon effet
ou quelque perfection qui arrive ou qui s'ensuit des ouvrages de Dieu,
nous pouvons dire sûrement que Dieu se l'est proposée. Car il ne fait
rien par hasard ....» Or, cette dernière proposition ne retourne-t-elle pas
littéralement la célèbre proposition d' Aristote : φύσις ουδέν μάτην ποεί ?
Pour Aristote, qui ne fait, en réalité, que reprendre ce qu'on trouve déjà
chez Anaxagore ou Platon, le sens de cette expression est le suivant : «II
n'y a rien de désordonné dans les choses qui sont par nature et
conformes à la nature : car c'est la nature qui est cause d'ordre pour
toutes choses20.» On répondra peut-être que Leibniz s'est contenté
d'élever, pour ainsi dire, le niveau de la finalité, sans en changer le sens.
Mais Leibniz lui-même a dû s'apercevoir d'une irréductible différence
puisque, dans un texte antérieur, il a lui-même expressément rejeté la
célèbre proposition aristotélicienne : «On en revient à faire autant de
petits dieux que de formes substantielles et à un polythéisme rappelant

19 On notera d'ailleurs l'usage du singulier pour ces trois verbes : Leibniz n'a pas
peur de privilégier l'accord selon le sens (le bien = le beau = la puissance divine) au
détriment de la grammaire.
20 Physique, VIII, 1, 252 a 11-12.
PLATON ET LEIBNIZ, LECTEURS D'ANAXAGORE 129

les gentils ... De là, en effet, l'appétit qu'il21 leur attribue et ce fameux
instinct naturel, d'où provient aussi la connaissance naturelle; de là cet
axiome : la Nature ne fait rien en vain, ... la matière aspire à une forme
plus noble. Alors que cependant, il n'y a en réalité aucune sagesse,
aucun désir dans la nature, mais que son bel ordre vient de ce qu'elle est
l'horloge de Dieu22.» Comme Leibniz l'a bien vu, la théorie
aristotélicienne (ou platonicienne) de la forme accorde une certaine «sagesse» et
un certain «désir» à la nature elle-même, c'est-à-dire une certaine liberté.
Supprimez ces formes, propose Leibniz, et vous pourrez réduire la
nature à n'être que le jeu mécanique et déterminé de la Toute-Puissance
divine. Comme Spinoza l'avait déjà clairement dit, parler de formes ou
de finalité naturelle revient à «nier la perfection de Dieu»23 : blasphème
aux yeux de ceux pour qui Dieu doit être conçu comme un Dieu d'une
infinie Toute-Puissance et d'une volonté absolue qui produit le monde
dans le seul but d'exprimer sa Puissance !

Le second temps de notre examen de cette traduction-interprétation


leibnizienne du Phédon a trait à la question de l'anthropomorphisme.
Comme on l'a vu avec J. Monod, la plupart des auteurs anti-finalistes
rejettent toute forme d'anthropomorphisme après l'avoir amalgamée au
providentialisme. De manière inverse, mais tout à fait parallèlle, c'est
aussi ce que va faire Leibniz : rejetter l'anthropomorphisme au nom du
providentialisme ! Poursuivons la lecture de ce passage déjà cité du
Discours de Métaphysique : «... Car il (= Dieu) ne fait rien par hasard,
et n'est pas semblable à nous, à qui il échappe quelquefois de bien faire»
(§ 19). La faiblesse de l'anthropomorphisme, c'est-à-dire d'une
compréhension de la finalité naturelle à partir de notre propre
auto-compréhension comme être posant des fins, est précisément qu'elle ne nous
permet pas de fonder une finalité de type providentialiste, absolue et
universelle ! La science moderne croit se défaire une fois pour toutes de
la question de la finalité en rejetant le providentialisme. Mais elle ne voit
pas qu'en réalité, son mécanisme et son idéal d' «objectivité» n'est que la
reprise, laïcisée, du providentialisme le plus strict : la suppression de
toute finalité, et donc de toute liberté de la nature elle-même au profit
d'une conception entièrement déterministe, - ce qui va de pair avec le
rejet de toute immixtion, de toute influence de la subjectivité humaine
dans le champ de l'explication scientifique. Sans pouvoir faire ici une
généalogie précise de ce refus de la subjectivité, rappelons que le déni

21 Dans tout ce passage, Leibniz critique surtout la philosophie de la Renaissance,


nommément Agrippa et Scaliger, mais il vise bien sûr, à travers ces auteurs, la tradition
aristotélicienne.
22 Lettre à Thomasius du 20-30 avril 1669, dans Œuvres, éd. L. Prenant, p. 85.
23 Ethique, partie I, appendice.
130 P. DESTRÉE

d'un sens positif de la corporéité humaine que l'on trouve chez un saint
Augustin, par exemple, est la très exacte préfiguration de cet idéal
moderne de l'objectivité. Voici en effet l'acte d'accusation d'Augustin à
l'encontre de cette secte qu'on appelle depuis lors les «anthropomor-
phites» : «Ils se font de Dieu une vision charnelle à l'image de l'homme
corruptible (Deum sibi fingunt cogitatione carnali in similitudinem
hominis corruptibilis)24.» Tous les mots de cet acte d'accusation sont
importants. Les anthropomorphites se forgent une représentation de Dieu
en réfléchissant à partir de leur propre corps, en faisant l'expérience de
leur être de chair (cogitatione carnali). Or, cette expérience, précise
Augustin, est celle d'une chair qui est «corruptible», c'est-à-dire à la fois
temporelle et donc finie, et sujette au manquement moral, marquée
qu'elle est du péché originel. Dès lors, notre subjectivité, tout ancrée
dans l'expérience continuelle d'un corps, - ce que saint Augustin
découvre d'ailleurs lui-même dans les Confessions -, n'est finalement
qu'une entrave dans notre approche de la bonté et de la perfection
divines. Remplaçant Dieu par la nature elle-même, la science moderne
répétera la même leçon : la condition de possibilité de l'objectivité ou de
la vérité scientifique, c'est le refus de notre propre subjectivité.
Dans notre texte de Leibniz, ce refus exprimé clairement au § 19 se
retrouve dans sa traduction, au § 20. Le premier effet de traduction sur
lequel nous voudrions attirer l'attention concerne le passage 98 b 7-10 du
Phédon. Voici le texte de Leibniz : «Plein de cette espérance, je pris et je
parcourus les livres d' Anaxagore avec grand empressement; mais je me
trouvai bien éloigné de mon compte, car je fus surpris de voir qu'il ne se
servait point de cette intelligence gouvernatrice qu'il avait mise en
avant...» Le reproche de Leibniz, traduisant celui de Socrate, est
clairement celui-ci : Anaxagore nous propose l'idée d'une «intelligence
gouvernatrice», c'est-à-dire d'une sagesse ou d'une providence divine,
mais en réalité il ne s'en sert pas et préfère s'en tenir à des causes
matérielles. Mais, dans la bouche de Platon, le reproche de Socrate est
très différent : «... je vois un homme qui ne se sert pas de son
intelligence... (ορώ άνδρα τω νω ουδέν χρώμενον)» (98 b 8-9). Il y a
tout d'abord, bien sûr, l'ironie du jeu de mots : en ne se servant pas de
cette intelligence qu'il nous présente pourtant comme la cause de toutes
choses, Anaxagore ne fait pas vraiment preuve de sa propre intelligence !
Mais il y a bien plus qu'un simple jeu de mots, ou plus exactement, le
jeu de mots, répété ailleurs sous diverses formes25, n'est compréhensible
qu'à partir d'une position philosophique de fond : le lieu du nous est à la
fois celui de l'intelligibilité de la nature tout entière et celui du statut de
l'humanité comme telle. Ambiguïté, donc, de cette thématique du nous

24
25 De HippiaS
Cf. haeresibus,
Majeur, 283 a 2 et ss.; Phèdre, 270 a 3 et ss.
PLATON ET LEIBNIZ, LECTEURS D'ANAXAGORE 131

qui est l'expression de notre question, honnie par les Modernes, de


Γ anthropomorphisme. D'où la mécompréhension du texte platonicien par
Leibniz : une mécompréhension qui n'est pas accidentelle, mais qui est
le signe d'un véritable refus de comprendre le sens proprement
platonicien de cette thématique. Témoin, cette autre omission, lorsqu'il rend le
passage 97 d 5-6 : «Considérant tout ceci, je me réjouissais d'avoir
trouvé un maître qui pourrait m'enseigner les raisons des choses.» Le
texte de Platon ajoute en effet une précision essentielle : «selon mon
intelligence à moi (κατά νουν έμαυτω).» De la part de Leibniz, c'est une
omission qui indique exactement le lieu et le sens de sa conception de la
finalité : une conception providentialiste, répétons-le, qui ne repose pas,
en dernière analyse, sur une exigence de compréhension, comme chez
Platon, mais bien sur une fondamentale et pieuse incompréhensibilité des
plans de la sagesse divine !

Troisième temps de notre étude : tentons maintenant de dégager de


manière plus précise la conception platonicienne de la finalité. Deux
textes éclairent, nous semble-t-il, ces très rapides indications du Phédon.
Notre premier texte est la suite du passage du Timée que nous
avons déjà cité : «Or, tout cela fait partie des causes adjuvantes dont le
dieu se sert comme d'auxiliaires, pour réaliser dans la mesure du
possible, l'idée du meilleur. Néanmoins la plupart estiment que ce ne
sont pas des causes adjuvantes, mais les seules causes de toutes choses.
Et ce sont elles, en effet, qui font que les corps se refroidissent ou
s'échauffent, se contractent ou se dilatent et tous effets semblables.
Cependant, il est impossible que de telles causes aient le sens (λόγος) ou
l'intelligence (νους), car, de tous les êtres, le seul auquel il appartienne
de posséder l'intelligence, c'est l'âme (ψυχή) (or, l'âme est invisible,
tandis que le feu, l'eau, la terre, l'air et tous les corps sont visibles) :
quiconque a l'amour de l'intelligence et de la science doit donc d'abord
rechercher les causes premières, celles qui sont du ressort de la
compréhension (τας της εμφρονος φύσεως αιτίας), puis les causes secondes,
celles qui sont mises en mouvement par d'autres causes et celles qui
mettent en mouvement selon la nécessité» (46 c 7- e 2). Le leitmotiv de
Platon nous semble être le suivant : les causes matérielles ne nous
permettent pas de réellement comprendre, c'est-à-dire de saisir et
d'articuler, de «rendre raison» (λόγον διδόναι), des phénomènes
vivants. Il ne rejette pas pour autant les causes matérielles, mais il voit
très bien, - ce que les modernes répéteront d'ailleurs -, que comme
telles, elles sont inintelligibles ! Au reste, lorsque Leibniz veut, contre
Descartes et Spinoza, rétablir la notion de finalité, il doit le faire à partir
de son principe de raison suffisante : nulle chose n'est sans raison, cela
veut dire qu'en dernier ressort, c'est Dieu qui en est la raison dernière.
Rappelons le très célèbre texte de Leibniz : «Jusqu'ici nous n'avons
132 P. DESTRÉE

parlé qu'en physiciens. Maintenant il faut s'élever à la métaphysique, en


nous servant du grand principe, peu employé communément, qui porte
que rien ne se fait sans raison suffisante; c'est-à-dire que rien n'arrive
sans qu'il soit possible à celui qui connaîtrait assez les choses de rendre
une raison qui suffise pour déterminer pourquoi il en est ainsi, et non pas
autrement. Ce principe posé, la première question qu'on a droit de faire
sera : Pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ?... Or, cette raison
suffisante de l'existence de l'univers ne se saurait trouver dans la suite
des choses contingentes... Ainsi, il faut que la raison suffisante... se
trouve dans un être nécessaire, portant la raison de son existence avec
soi; autrement on aurait pas encore une raison suffisante où l'on puisse
finir. Et cette dernière raison des choses est appelée Dieu26.» Pour
Leibniz, fidèle à son horizon ontologique qu'est le créationnisme, la
question «première» (au sens aristotélicien du mot, c'est-à-dire ultime)
est celle du sens de l'émergence du tout à partir du rien : c'est la
question de la justification dernière de l'existence de tout ce qui est, ou
de Γ «univers» compris comme l'ensemble de l'être. Tout autre est la
question de fond de l'ontologie grecque qui ne connaît d'ailleurs pas
l'idée du «rien» ou du «non-être» comme tel, - pour les Grecs, le non-
être est toujours la privation ou la négation de l'être. Ce n'est pas la
question de l'existence des choses et du monde qui fait problème :
l'existence du monde est éternelle et, comme Alistóte le dit et le répète,
elle est évidente27. La question qui fait problème, bien plutôt, c'est celle
de l'intelligibilité de cette existence. Or, la manière de s'assurer de cette
intelligibilité, - et c'est la seule manière, si l'on ne veut pas recourir à un
dieu créateur -, c'est de postuler quelque chose comme une «parenté» ou
une «convenance» entre le monde et nous-mêmes. Tel est, à notre avis,
le sens de cette reprise, souvent répétée, de la doctrine d'Ánaxagore par
Platon : doctrine qui appelle νους, «intelligence» ou «esprit» au sens le
plus large du mot, la «cause» ultime de ce qui est, et qui fait, comme
tous les philosophes grecs le répéteront, de cette «intelligence» le propre
de l'homme lui-même !
Notre second texte va nous permettre de préciser ceci. Il s'agit
d'un passage qui se trouve à la fin du dernier livre des Lois, où, pour la
dernière fois dans son œuvre, Platon fait référence au nous
d'Ánaxagore. Contre la pensée mécaniste, Platon fait dire à l'Athénien que
«quelques-uns osèrent se risquer à ce que nous disons maintenant, à
savoir que l'intelligence est ce qui a organisé/mis en ordre

26 «Principes de la nature et de la grâce fondés en raison», dans Leibniz, Œuvres, éd. L.


Prenant, Paris, p. 393.
27 Cf. en ce sens ce passage de la Physique, qui pourrait valoir, de manière exemplaire,
pour toute la philosophie grecque : «Quant à essayer de démontrer que la nature existe, ce
serait ridicule; il est manifeste en effet qu'il y a beaucoup d'êtres naturels» (II, 1, 193 a 3-4).
PLATON ET LEIBNIZ, LECTEURS D'ANAXAGORE 133

(ό διακεκοσμηκώς) toutes choses dans l'univers. Mais ceux-ci mêmes, à


leur tour, manquèrent la nature de l'âme, à savoir qu'elle est antérieure
aux corps, pensant au contraire qu'elle leur est postérieure : ils jetèrent à
bas, pour ainsi dire, toutes choses et surtout c'est bien davantage eux-
mêmes (εαυτούς δε πολύ μάλλον) qu'ils renversèrent !» (XII, 967 b 4-
cl). Cette dernière précision est capitale : refuser l'idée de finalité, l'idée
d'une intelligibilité du devenir naturel, c'est dans le même moment et de
manière corrélative refuser pour soi-même cette idée que nous avons une
âme ou une intelligence qui échappe en effet, ou qui «transcende», la
factualité brute privée de sens ! Ou, pour le dire autrement, c'est refuser
à nous-mêmes, à notre humanité, ce qui en fait l'authenticité propre :
l'idée d'une «rationalité» au sens le plus large du terme, l'idée d'une
existence ayant du sens. Pas plus qu'aucun autre philosophe grec, -
contrairement à ce qu'on dit habituellement (mais on le dit, justement,
parce qu'on comprend la philosophie grecque à partir de la pensée
chrétienne ou moderne !) -, Platon ne sépare radicalement l'homme de la
nature, puisque l'homme, comme le répétera la science, est bien un être
de nature ! L'anthropomorphisme, dans ce contexte, n'est donc pas une
faute épistémologique puisqu'il relève, en dernière analyse, de notre
condition : pour le dire en un mot, je ne puis comprendre une finalité
naturelle, quelque chose donc comme le «désir» d'une certaine fin ou
d'un certain bien, que dans la mesure où je me comprends moi-même,
moi qui suis aussi un être de nature, comme étant doué de certaines
intentionnalités ou de tendances à poser certaines fins.
En niant obstinément toute forme d'anthropomorphisme, la pensée
moderne se condamne à un insoluble dilemme. Soit, avec Descartes, on
fait de l'homme un être qui échappe, par sa «substance pensante», à la
nature : mais alors, on contrevient à tout ce que la science nous apprend
à propos de l'inscription naturelle de l'homme ! Soit, avec Spinoza, on
comprend l'homme de manière entièrement naturaliste : mais alors, c'est
la question même du sens propre de l'humanité qui perd tout son sens!
En pensant de manière ambiguë la «connaturalité» de l'homme et du
monde, entre un naturalisme privé de sens et un spiritualisme dénué de
tout ancrage naturel, la philosophie grecque ne nous permet-elle pas
d'éviter de tels dilemmes ?

(FNRS - Univ. Cath. de Louvain) Pierre DESTRÉE

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