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Journées Nationales de Santé au Travail dans le BTP, Annales 28:9-13

Relations entre génotoxicité, mutagénèse et cancérogénèse


Alain Botta

Résumé L’ambition de présenter simplement le processus


La relation entre génotoxicité, mutagenèse et complexe de la cancérogenèse depuis l’étape
cancérogenèse est aujourd’hui largement précoce d’initiation cellulaire jusqu’au stade abouti
admise mais sa démonstration demeure de cellule transformée parait relever de la gageure.
malaisée en raison de l’intrication de En effet, si l’environnement physique ou chimique,
mécanismes stochastiques et déterministes et naturel ou synthétique, domestique, urbain, rural ou
de la participation conjointe de facteurs professionnel est depuis longtemps soupçonné d’être
héréditaires et de phénomènes acquis. La impliqué dans la production de cancers en
association avec les caractéristiques héréditaires des
recherche sur les mécanismes précoces du
individus et dans des circonstances favorisantes, par
cancer évolue aujourd’hui vers la prise en
contre l’établissement d’un lien de causalité entre
compte des processus de bio-activation et des l’exposition à un environnement et la production
capacités à réparer les lésions de l’ADN dont d’un cancer est extrêmement difficile à établir en
les effets conjugués sont à l’origine de la raison notamment du temps de latence de
mutagenèse. La mutation est considérée l’apparition de la maladie par opposition à l’action
comme la véritable plaque tournante de la rapide des initiateurs, des incertitudes sur un seuil
cancérogenèse depuis la découverte des gènes d’action cancérogène, des effets aléatoires des
critiques du cancer dont la mutation est initiateurs, de l’implication forte de l’hérédité et de
signataire de l’état cellulaire malin parmi les phénomènes associés acquis, et des interactions
milliers d’autres mutations présentes multiples entre les divers composants de
habituellement dans la cellule transformée. l’environnement auquel un individu est exposé au
L’avancée scientifique fondamentale a ainsi cours de sa vie personnelle et professionnelle. En
été la découverte dans la cellule cancéreuse de outre, la compréhension des relations entre la
l’activation de proto-oncogènes peu actifs en génotoxicité, la mutagenèse et la cancérogenèse
oncogènes actifs, l’inactivation de gènes demeure un thème de recherche complexe et sujet à
suppresseurs de tumeurs et l’activation des de nombreuses évolutions bien qu’il paraisse
communément admis que la mutation constitue un
gènes gouvernant l’activité de la télomérase,
point-clé du démarrage du long processus de
système enzymatique de lutte contre la
cancérogenèse.
sénescence cellulaire Les oncogènes activés La cancérogenèse est multiphasique, associant des
sont responsables de la prolifération cellulaire phases de mutations qui réalisent l’initiation
incontrôlée qui n’est plus contrebalancée par cellulaire et des mécanismes épigénétiques tels que
l’action inhibitrice des gènes suppresseurs de la promotion qui favorise l’expansion clonale des
tumeurs inactivés. De plus ces derniers étant cellules initiées. Néanmoins, pour la plupart des
impliqués dans la réparation des lésions de toxiques aujourd’hui mis en cause dans la production
l’ADN, la stabilisation du génome et le de cancers, le mécanisme initial est indissociable de
déclanchement de l’apoptose, la cellule la génotoxicité et de la mutagenèse.
accumule les mutations et acquiert un
phénotype mutateur qui la fait rapidement Adresse de correspondance et demande de tirés-à-part
évoluer vers un clone à avantage sélectif de Pr. Alain Botta
Service Hospitalo-universitaire de Médecine et Santé au Travail
croissance. Ces nouvelles connaissances Laboratoire de Biogénotoxicologie et Mutagenèse Environnementale
doivent conduire à toujours privilégier la (EA 1784)
prévention primaire dans les programmes de IFR Pôle Méditerranéen des Sciences de l’Environnement (IFR 112)
Faculté de Médecine - 27 Bd Jean Moulin 13385 Marseille Cedex 5
prévention des cancers liés à l’environnement Tel. 0491324433 Fax. 0491324434
professionnel. E-mail <alain.botta@medecine.univ-mrs.fr>
La génotoxicité peut se manifester d’une part fluorescence, synthèse non programmée de
directement par action sur le matériel l’ADN) mettant en évidence les effets précoces
génétique (adduits, cassures de brins) des sur le matériel génétique, les capacités de mise
catabolites électrophiles formés par bio- en œuvre des systèmes de réparation et les
activation du pro-cancérogène initial, éventuelles mutations résultantes. En outre, le
processus sous la dépendance de facteurs développement récent des techniques de
génétiques (polymorphismes) et/ou acquis toxicogénomique (RT-PCR en temps réel,
(interactions enzymatiques en phase I des puces à ADN) permet d’améliorer la détection
biotransformations métaboliques) ou par et la quantification des niveaux d’expression
l’intermédiaire de la production d’espèces coordonnée des gènes en présence de
radicalaires telles que les espèces réactives de cancérogènes physiques ou chimiques
l’oxygène (ERO), entités électrophiles introduits in vitro ou in vivo et donc de
génératrices de lésions oxydatives de l’ADN mesurer les conséquences des mutations et/ou
(adduits, cassures simple brin).et d’autre part des interactions produites par les toxiques vis-
indirectement par l’intermédiaire des lésions à-vis du génome humain. Ces approches
des macromolécules biologiques par ces innovantes intègrent non seulement la
mêmes composés générant des altérations de quantification de l’expression génique mais
l’appareil mitotique, des adduits secondaires également l’état des processus de régulation et
exocycliques sur l’ADN et des les divers stades de coopération et de
dysfonctionnements enzymatiques. La coordination de l’expression de groupes de
mutagenèse peut résulter de ces altérations et gènes. Elles devraient permettre des avancées
notamment pour ce qui concerne les lésions de significatives des connaissances en matière
l’ADN, de la défaillance, héréditaire surtout, notamment d’implication des facteurs
acquise parfois, des systèmes cellulaires génétiques tels que le polymorphisme des
constitutifs de réparation qui peuvent alors être gènes impliquée dans les bio-activations des
inefficaces ou réaliser une réparation fautive ce xénobiotiques et dans la réparation des lésions
qui laisse en place une mutation génique de l’ADN, permettant ainsi de mieux
(toxiques mutagènes engendrant une mutation appréhender le lien apparemment fort existant
sur une ou quelques paires de bases du type entre la génotoxicité, la mutagenèse et la
délétion ou substitution) ou chromosomique cancérogenèse.
(toxiques clastogènes engendrant une ou La mutagenèse apparaît ainsi comme une
plusieurs mutations sur plusieurs dizaines de étape-clé de la cancérogenèse et son
kilobases se traduisant par des cassures importance a été clairement mise en évidence
chromosomiques suivies ou non de par la vérification de la sélection progressive
réarrangements). Des mutations génomiques d’un phénotype mutateur au cours de
peuvent également être présentes ; elles sont le l’évolution tumorale. La description de cet
fait de toxiques aneugènes générant des évènement a permis de mieux comprendre le
lésions, non plus directement de l’ADN, mais paradoxe apparent de l’état d’instabilité
des protéines constitutives de l’appareil génétique qui caractérise la cellule cancéreuse
mitotique ou d’autres protéines impliquées associé à l’émergence d’un clone à avantage
dans les étapes-clés du cycle cellulaire. sélectif de croissance. La mutation résultant de
L’aneugenèse est définie comme la la génotoxicité peut concerner des gènes clés
modification quantitative de la garniture du développement d’un clone de cellules
chromosomique et notamment la perte d’un ou tumorales. De fait, la cellule cancéreuse est
plusieurs chromosomes au cours de la mitose caractérisée par de multiples anomalies
avec comme conséquence la perte d’une partie génétiques dont beaucoup sont des
importante de l’information génétique des épiphénomènes et très peu sont signataires de
cellule descendantes concernée. Les relations l’état cancéreux. En outre ces anomalies sont
entre génotoxicité et mutagenèse sont établies pour la plupart déjà présentes dans les cellules
sur des arguments scientifiques solides, pré-néoplasiques qui peuvent contenir
renforcés depuis l’avènement et l’application plusieurs milliers de mutations. Parmi
systématique de tests de génotoxicité et de l’ensemble des gènes mutés, il est possible
mutagenèse (détermination des adduits sur d’individualiser des oncogènes, des gènes
l’ADN, test des comètes, numération des suppresseurs de tumeurs, des gènes intervenant
micronoyaux couplée à l’hybridation in situ en dans la restauration des télomères (télomérase)
et de nombreux gènes de fonctions peu ou pas réalisée par exemple par deux mutations
connues. Actuellement, il est admis que trois successives touchant respectivement les deux
groupes de gènes seulement pourraient être allèles d’un gène suppresseur care taker ou
véritablement signataires de l’état cancéreux gate keeper ou bien, dans les cas où une
quand ils sont mutés. Les modifications de leur mutation germinale est déjà présente à la
niveau d’expression et donc de leur niveau de naissance sur un gène suppresseur gate keeper,
transcription et de traduction pourraient une seule mutation acquise sur l’autre allèle
permettre l’émergence progressive du suffit à initier le processus de transformation.
phénotype mutateur, plaque tournante de la Dans ce dernier cas le sujet sera prédisposé au
progression du clone malin à avantage sélectif cancer.
de croissance. Les trois évènements La télomérase , très peu active dans les cellules
mutagènes-clés de la cancérogenèse sont somatiques adultes, active dans les cellules
l’activation d’un proto-oncogène, l’inactivation germinales et dans les cellules embryonnaires
d’un gène suppresseur de tumeurs et joue un rôle majeur dans la lutte contre la
l’activation des gènes codant la télomérase. sénescence cellulaire en permettant, par
Les proto-oncogènes sont associés à la resynthèse en 5’, la restauration des télomères.
prolifération cellulaire; ils codent des facteurs Au stade de la mutation, la cellule peut mourir
de croissance cellulaire, des protéines de (mutation létale) ou réparer fidèlement les
transduction ou des récepteurs membranaires. lésions, ou encore se répliquer en conservant
Ils sont classés en quatre familles principales les altérations du génome qui deviennent alors
(protéines kinases, protéines G, proto- héritables (définition stricto sensu de la
oncogènes nucléaires, facteurs de croissance). mutation). Les cellules initiées peuvent rester
Actifs durant l’embryogenèse et les réparations longtemps quiescentes, du fait notamment de
tissulaires, peu actifs à l’état physiologique, ils la répression exercée par les cellules voisines
sont activables en oncogènes par mutation sur normales par le biais des médiateurs de la
leur partie codante ou par amplification communication intercellulaire La
génique résultant d’une translocation transformation et la prolifération malignes
rapprochant le promoteur et l’effecteur. A titre seront alors sous la dépendance de facteurs
d’exemples, er-B est associé au glioblastome et promoteurs qui ne sont ni génotoxiques ni
au cancer du sein, er-B2 aux cancers du sein et cancérogènes par eux-mêmes mais qui peuvent
de l’ovaire, RET aux cancers de la thyroïde, emprunter plusieurs mécanismes d’action tels
Ki-ras aux cancers du poumon, de l’ovaire, du que des effets mitogènes, des perturbations
côlon, du pancréas et des organes hormonales, des phénomènes inflammatoires,
hématopoïétiques, c-myc aux leucémies, au des interactions avec la régulation des enzymes
cancer du sein, du poumon et de l’estomac, de phase I du métabolisme, des mécanismes
Bcl-1 aux cancers du sein, de la tête et du cou, d’inhibition des communications
Bcl-2 aux lymphomes et MDM2 aux sarcomes. intercellulaires et des effets
Les gènes suppresseurs de tumeurs sont immunosuppresseurs. La promotion permet
associés à l’arrêt du cycle cellulaire, à ainsi l’expression de la mutation sous forme de
l’apoptose et à la réparation des lésions de clone de cellules transformées à avantage
l’ADN. Activables à l’état physiologique après sélectif de croissance. Parmi les promoteurs,
un dommage à l’ADN ils sont rendus inactifs on retrouve des esters de phorbol, des
par mutation dans les régions codantes, par hormones naturelles et la 2,3,7,8-
inhibition de la transcription, par délétion ou tétrachlorodibenzo-p-dioxine. Un cancérogène
aneugenèse. Ils sont classés en «gate keeper» complet doit donc être à la fois initiateur et
et « care taker». Les gate keeper genes (p53, promoteur. C’est le cas de certains composés
APC, Rb) sont des gènes de contrôle et de retrouvés notamment dans la fumée de tabac,
régulation de la prolifération cellulaire. Ils ont tels que la N-nitroso-nor-nicotine, la β-
un rôle direct et majeur dans le démarrage du naphtylamine, l’ aminostilbène, l’o-toluidine,
processus tumoral. Les care taker genes l’o-nitrotoluène et la di-n-butylnitrosamine
(MSH2, MLH1, BCRA1, BCRA2) sont des La cellule transformée ainsi produite est
gènes de réparation et stabilisation du génome. caractérisée par un phénotype mutateur qui lui
Ils ont un rôle indirect dans le démarrage du confère une instabilité génétique majeure.
processus tumoral. La transformation d’une Plusieurs milliers de mutations peuvent
cellule normale en cellule tumorale peut être apparaître et la cellule fonctionne alors selon
un mode évolutif darwinien avec avantage de des gènes suppresseurs sont patents et se
croissance au mutant le plus résistant ce qui est traduisent par la prolifération cellulaire, la perte
l’inverse du fonctionnement cellulaire à l’état de la voie de l’apoptose, l’augmentation de la
physiologique où les cellules sont engagées résistance aux mutations et l’immortalisation.
dans un processus de collaboration dans lequel En conclusion, la cancérogenèse apparaît donc
l’autosacrifice au profit de la communauté est bien comme un processus multi-factoriel au cours
la règle. En outre, si l’on établit une duquel les modifications génotypiques et
comparaison entre les processus mutagène et phénotypiques concourent à l’apparition d’un
cancérogène, on s’aperçoit que l’on passe d’un clone de cellules transformées à avantage sélectif
mode stochastique discret (mutagenèse) à un de croissance selon le schéma ci-après. Le
mode évolutif déterministe et continu caractère aléatoire des mutations des gènes
(tumorigenèse). L’évolution de l’état cellulaire critiques, l’implication forte de l’hérédité et des
depuis l’état physiologique jusqu’à l’état malin modifications acquises, le processus multifactoriel
peut être schématisé suivant les niveaux relatifs stochastique puis déterministe qui fait passer la
d’expression des oncogènes et des gènes cellule de l’état physiologique à l’état initié puis
suppresseurs de tumeurs: à l’état physiologique, transformé, les interactions quasiment non
la balance oncogènes/gènes suppresseurs est maîtrisables entre les divers composants des
équilibrée; au cours de la mutagenèse la balance mélanges complexes habituellement présents aux
est déséquilibrée en faveur de la fonction postes de travail doivent conduire à privilégier
oncogénique, à la fois par activation de proto- l’amélioration de la prévention primaire, seule
oncogènes et par inactivation de gènes démarche ayant un sens véritable dans une
suppresseurs de tumeurs sous l’effet de politique générale de prévention des cancers liés à
mutations aléatoires; à l’état malin le gain de l’environnement professionnel.
fonction des oncogènes et la perte de fonctions
Schéma simplifié de la cancérogenèse liée à la génotoxicité et à la mutagenèse

Cellules ADN non muté Pro cancérogène nucléophile

normales
Bio-activation

Cellules ADN lésé Cancérogène électrophile

potentiellement

tumorales
Réparation fautive
ou inefficace

Cellules tumorales ADN muté


INITIATION
dormantes
Expression des
mutations
PROMOTION

Cellules tumorales Mutations de gènes critiques

évolutives Réplication rapide de l’ADN

Phénotype mutateur

Avantage sélectif de
croissance aux cellules
transformées

Clones de cellules Multiplication rapides des


PROGRESSION
tumorales cellules néoplasiques

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