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Mercredi 27 juillet 2011 3 27 /07 /Juil /2011 03:07

Michel Vâlsan : Sur le Cheikh al-‘Alâwî.

SUR LE CHEIKH AL-'ALÂWÎ

(1869-1934)

L'ouvrage de M. Martin Lings paru récemment en traduction française, Un Saint


Musulman du vingtième siècle : Le Cheikh al-'Alâwî (1), a déjà fait l'objet d'un compte
rendu dans les Etudes Traditionnelles lors de la publication de son édition originale
anglaise (2). Nous profitons de la nouvelle occasion pour faire remarquer un point
particulier des données biographiques rapportées dans ce livre, qui, corroboré par
d'autres éléments documentaires et éclairé par des notions doctrinales du Tasawwuf,
peut montrer un aspect non-relevé jusqu'ici de la figure de ce maitre spirituel de notre
époque et de sa fonction spirituelle.

Tout d'abord, dans le texte des souvenirs du Dr. Marcel Carret que M. Lings a inclus dans
le chapitre I de son livre, l'utilisant ainsi comme entrée en matière (3), on trouve parmi
les notations initiales une qui concerne l'impression que fit le Cheikh Al-'Alâwî au médecin
français lorsque celui-ci lui rendit visite pour la première fois a la zâwiya de
Mostaganem : « Ce qui me frappa de suite, ce fut sa ressemblance avec le visage sous
lequel on a coutume de représenter le Christ. Ses vêtements si voisins, sinon identiques,
de ceux que devait porter Jésus, le voile de très fin tissu blanc qui encadrait ses traits,
son attitude enfin, tout concourrait pour renforcer encore cette ressemblance. L'idée me
vint a l'esprit que tel devait titre le Christ recevant ses disciples, lorsqu'il habitait chez
Marthe et Marie » (p. 17) (4). Plus loin dans son texte reproduit (p. 21), le Dr. Carret, en
parlant encore du Cheikh Al-'Alâwî, emploie les termes « cette figure de Christ ».
Beaucoup de lecteurs penseront qu'il y a là, surtout chez un Européen moderne qui
n'aurait pas trop le souci, ni les moyens de nuancer sa sensibilité, une référence
sommaire a une notion commune de sainteté dans le monde occidental, appuyée sur une
analogie d'ordre esthétique. Nous avons quelques raisons de ne pas penser ainsi, et
plusieurs autres considérations peuvent entrer en ligne de compte pour expliquer, dans
une certaine mesure tout au moins, la « ressemblance » relevée dans le récit du médecin
qui, à notre avis, est plutôt la traduction d'un élément plus subtil que l'apparence
physique.

(1) Villain et Belhomme - Editions Traditionnelles, 1967.

(2) Voir le numéro de janvier-février 1962, p.46.

(3) Le Dr. Carret avait rédigé son texte, daté « Tanger, mai 1942 », sur la demande d’un
faqîr alaouite d’origine occidentale qui n’avait pas connu le Cheikh al-‘Alawî et qui avait
été rattaché à la voie du Tasawwuf après la mort du Cheikh par un de ses anciens
muqaddams du Maroc vivant lui-même à Tanger à l’époque. Ce texte eut sa première
édition française dans une brochure de 30 pages publiée à Mostaganem en 1947 sous le
titre : «  Le Cheikh El-Alaoui (Souvenirs) ».

(4) A retenir aussi, à ce propos, la notation finale sur cette première rencontre : « Je me
retirai discrètement, dit le Dr. Carnet, emportant une impression qui à plus de vingt ans
d'intervalle, est restée aussi nettement gravée dans ma mémoire que si ces événements
dataient à peine d'hier. » (ibid., p. 20).

Lors des événements qui suivirent la mort du Cheikh Al-Bûzîdî qui n'avait pas voulu
désigner lui-même son successeur, laissant expressément la chose a la décision divine,
et lorsque le groupe des affiliés de la zâwiya de Mostaganem avec leurs muqaddams se
demandaient qui devaient-ils reconnaitre comme nouveau chef local avant tout,
beaucoup de membres de la confrérie eurent des songes spirituels dont il résultait que le
successeur au maqâm du Cheikh Al-Bûzîdî etait le Cheikh Al-'Alâwî. Le Cheikh Sidi Adda
Ben Tunes, dans son livre Ar-Rawdat as-saniyya (Mostaganem, 1354 H. = 1936), dit que
ces « visions » furent très nombreuses : il en retient déjà une soixantaine ; M. Lings en a
traduit (pp. 76-80) six, dont une du Cheikh 'Alâwî lui-même. Or, à part ces dernières, il y
a parmi les visions rapportées dans l'ouvrage arabe quelques autres qui présentent un
caractère tellement particulier et significatif à un égard qui nous intéresse ici qu'il serait
vraiment regrettable de ne pas les relever en cette circonstance. Nous traduisons les
passages respectifs :

« Une de ces visions fut celle dont informa le Cheikh Sidi Abdu-r-Rahman Bû'azîz le chef
de la zâwiya du pays al-Jaâfirah en disant : « Un des fuqarâ’ nous a raconté qu'il a vu la
lune fendue en deux moitiés et qu'une planche (lawha) suspendue à des chaines en
descendit qui ne cessa de s'approcher de la terre jusqu'à ce qu'il ne restât que peu
d'écart. Or voilà qu'apparut au haut de cette planche de Maitre Al-'Alâwî – qu'Allâh soit
satisfait de lui ! – et avec lui Sayyidunâ Aïssâ (notre seigneur Jésus) – sur lui la Paix ! –
Un héraut se dressa et cria : « Qui veut voir Aïssâ (Jésus) – sur lui la Paix ! – avec le
Maître suprême ? Les voici qui sont descendus du ciel ! Empressez-vous donc ! » La terre
fut alors secouée violemment avec ses êtres, et toutes les créatures se rassemblèrent et
demandèrent de monter avec le Maître sur cette planche. Il leur répondit : « Restez en
attente ! Nous reviendrons chez vous ! – (p. 138). Une autre vision dont informa le
Cheikh Al-Hassan ben Abdel-Aziz at-Tilimsânî est la suivante :    « Je me suis vu moi-
même au milieu de la vallée de la ville de Tlemcen, qui était remplie dune immense foule
d'hommes ; ceux-ci attendaient la Descente (Nuzûl) d'Aïssâ (Jésus) – sur lui la Paix ! –
du ciel (5). Or voici qu'un homme en descendit effectivement, et on en disait : « C'est lui
Aïssâ ! ». Or quand mon regard tomba sur lui je trouvai que c'était Sidi Ahmed ben
Alioua (= Al-'Alâwî) – qu'Allâh soit satisfait de lui ! » (p. 135).
 

« La vision dont informa le Chérif vénéré, le saint d'Allah Sidi Mohammed ben at-Tayyib
ben Mûlay al-'Arabî ad-Darqâwî – qu'Allâh nous fasse bénéficier de ses bénédictions ! –
est celle-ci : « je vis un groupe d'hommes qui informaient de la Descente d'Aïssâ – sur lui
la Paix ! – et qui affirmaient qu'il est descendu et qu'il avait dans sa main un sabre de
bois avec lequel il frappait la pierre et celle-ci se transformait en homme véritable (rajul),
et frappait la bête et celle-ci devenait un être humain (insân). Or je connaissais cet
homme descendu du ciel et j'étais en relations épistolaires avec lui, il m'écrivait et je lui
écrivais. Je me préparai donc à le rencontrer, et lorsque je le trouvai je constatais que
c'était le Cheikh Sidi Ahmed Al-'Alâwî – qu'Allâh soit satisfait de lui ! – sauf qu'il avait
l'aspect d'un médecin qui traitait les malades et qui était aidé par plus de soixante
hommes. » (p. 137).

(5) La « Descente » de Sayyidûnâ Aïssâ réfère symboliquement à la deuxième venue du


Christ qui est liée dans l'enseignement islamique aux évènements de la fin des temps.

A part ces visions en songe nous en citerons une autre qui semble avoir procédé de l'état
de veille, mais qui a du se transférer entre veille et songe (en ce dernier cas il s'agirait
plus exactement d'une wâqi'a, « événement ») :

« Ce dont a informé le fidèle en amour, l'être au fond pur, Sîdî Ahmed Hâjî at-Tilimsânî
en disant : « Pendant que je vaquais a l'invocation suprême (adh-dhikr al-a'zam) (6), je
vis les lettres du Nom de la Majesté divine (Ism al-Jalâla) remplir l'univers entier. Or, de
ces lettres, je vis se constituer ensuite la personne du Prophète – qu'Allâh lui accorde
grâces unitives et grâces pacifiques ! – sous une forme lumineuse. Puis les mêmes lettres
se manifestèrent sous une autre forme, dans laquelle je perçus la figure du Cheikh Sidi
Ahmed ben Alioua, sur le corps duquel était inscrit : Mustafâ Ahmed ben Alioua, après
quoi, j'entendis une voix crier : « Témoins ! Observateurs ! » (Shuhadâ'! Ruqabâ' !).
Ensuite ces lettres (du nom divin « Allah ») se révélèrent une troisième fois, et ce fut
sous la forme du Cheikh dont la tête portait une couronne. Pendant que nous restions
ainsi, voici qu'un oiseau descendit sur sa tête et me parla : « Regarde, c'est le maqâm
(station spirituelle) d'Aïssâ (Jésus) » – sur lui la Paix ! »

(6) Il s'agit du dhikr fait avec le nom « Allâh » qualifié couramment comme « le Nom de
la Majesté divine », expression qui se trouve du reste dans la suite immédiate de la
phrase.

Une dizaine d'autres des « visions » rapportées dans le livre du Cheikh Adda montrent
une relation explicite et directe du Cheikh Al-'Alâwî avec le prophète Muhammad ce qui,
en pareille matière est, pourrait-on dire, chose parfaitement normale ; une de celles-ci,
rapportée de la part du Cheikh Al-'Alâwî lui-même, se trouve citée dans le livre de M.
Lings. Mais celles dont nous venons de donner la traduction et qui mentionnent chacune
une relation particulière du Cheikh Al-'Alâwî avec « Sayidunâ Aissâ » et plus précisément
avec sa « station spirituelle » (maqâm) en Islam, constituent un phénomène fort peu
commun et que l’on n'a pas encore expliqué, à notre connaissance tout au moins : en
tout cas, le Cheikh Adda, dans le volume que nous citons n'en donne aucun
commentaire, et M. Lings de son côté n'en fait aucune mention. Pour nous, ce groupe
particulier de « visions » est significatif non seulement du cas spirituel personnel du
Cheikh Al-'Alâwî, mais encore de sa fonction initiatique. Plus exactement nous avons là,
tout d'abord, un exemple illustratif de ces types initiatiques qui existent en formule
muhammadienne et dont parle Ibn Arabi dans ses Futûhât, ainsi que nous l'avons déjà
signalé en d'autres occasions (7). Nous préciserons ici encore que la forme prophétique
muhammadienne en tant que synthèse finale du cycle prophétique depuis Adam inclut et
résume sous les types de spiritualité représentés par les prophètes antérieurs dont les
plus importants et les plus caractéristiques sont mentionnes par la révélation coranique
et par les hadiths du Prophète (8). La doctrine d'Ibn Arabî explique les choses ainsi : le
Prophète Muhammad, ou sa lumière, fut la première création divine ; de sa lumière
furent tirées les lumières des autres prophètes qui sont venus successivement dans le
monde humain comme ses lieutenants - ; lui-même est venu corporellement a la fin du
cycle de la manifestation prophétique, et c'est ainsi du reste que les lois de ses
lieutenants se trouvent alors « abrogées » et remplacées par la sienne qui les contient
toutes en puissance, dès l'origine, et qui, quand elle les retrouve en acte sur le plan
historique, les confirme ou non, selon le régime providentiellement assigné a la dernière
partie des temps traditionnels. De toute façon, indépendamment de la présence actuelle,
dans le monde, de lois formulées par les révélateurs antérieurs, les entités spirituelles de
ceux-ci figurent comme des réalités inhérentes, constitutives de la forme
muhammadienne elle-même et comme fonctions présentes dans l'économie initiatique de
l'Islam. C'est en raison de cela que les hommes spirituels du Tasawwuf vivent et se
développent initiatiquement, et cela sans aucun choix délibéré de leur part, selon tel ou
tel type spirituel qui leur correspond de façon naturelle, soit dune façon générale soit
dans l'une des phases de leur carrière ; ils n'en réalisent bien entendu les possibilités que
pour autant que celles-ci se trouvent en eux-mêmes. Certain peuvent ainsi avoir à passer
successivement sous le régime initiatique de plusieurs de ces entités prophétiques
particulières inscrites dans la sphère totalisatrice muhammadienne. (9)

(7) Voir notamment la mention faite dans E.T., n° 372-373. juillet-octobre 1962, p. 166,
note 2 [Cette note est la suivante : « Les Prophètes antérieurs mentionnés dans le Coran
et les hadiths représentent différents aspects de l'Homme Universel) et constituent
autant de types spirituels permanents, toujours réalisables en formule
muhammadienne »] et plus spécialement, en ce qui concerne le type spirituel islamique
d'Aïssâ, p. 169, note 12 [Cette note indique que Abû-l-'Abbâs al-'Uryanî fut le premier
maitre d'Ibn Arabî « et un des plus grands. Il est mentionné dans la catégorie des
'isawiyyûn c'est-i-dire de ceux dont le modèle initiatique est celui d'Aïssâ ibn Maryam
(Jésus fils de Marie). (...) Muhy-d-Dîn précise ailleurs que ce maître avait accédé à cette
catégorie spirituelle dans la dernière phase de sa vie, alors que lui-même avait au
contraire commence sa carrière spirituelle par ce même type 'isawî, pour passer ensuite
aux autres types mûsawî (moïsiaque) », etc. (...) Cf. aussi les deux chapitres suivants.]

(8) On peut retenir en outre que la forme muhammadienne, à part son caractère
universel et totalisateur, présente un cote particulier et différentiel en raison duquel le
Prophète de l'Islam se trouve aussi aligné historiquement aux autres cas prophétiques du
cycle traditionnel total.

(9) Il y a des cas de maîtres ou « saints » de l’Islam qui ont réalisé ainsi les possibilités
correspondantes à chacun des prophètes particuliers. Cette question est en rapport étroit
avec la doctrine des Sceaux traditionnels en Islam, et plus spécialement avec la doctrine
du Sceau de la Maîtrise muhammadienne (khâtam al-Wilâyat al-muhammadiyya) que les
orientalistes qui s’en sont occupés n'ont pas bien comprise et qu'ils ont même dénaturée.
Il nous faudra une autre occasion pour aborder ce sujet.
 

Pour ce qui est du cas du Cheikh Al-‘Alâwî, nous n'avons certes, avec les « visions » dont
il s'agit, que des documents indirects, occasionnels et limités à un seul moment de sa
vie, mais ce moment était particulièrement important pour la carrière personnelle du
maître et pour les destinées historiques de la tarîqa a laquelle il appartenait. Celle-ci, à
part un rôle normal dans son cadre islamique, ayant aussi à constituer la présence
effective du Tasawwuf, comme voie initiatique, aux confins du monde occidental et
même à l'intérieur de la zone d'influence européenne sur le monde musulman qui fut
aussi celle d’une pénétration inverse, devait s'exprimer à travers des modalités
appropriées à un contact effectif et efficace avec la sensibilité intellectuelle de l'Occident.
Cette sensibilité malgré les altérations et les oublis infligés par le modernisme
antitraditionnel, devait être, dans la mesure où elle subsistait, de caractère
principalement christique. Dans ces conditions la présence de nos jours d'un spirituel
musulman de type « aïssawî » (10) à la tête d’une branche nord-africaine de la Tarîqa
Shâdhiliyya ne peut apparaître que bien compréhensible et d'autres faits concomitants ou
subséquents ne font que confirmer cette façon de voir les choses.

(10) Ce qualificatif dérive du nom islamique de Jésus et employé en Tasawwuf (par


exemple par Ibn Arabî) pour caractériser ceux des Awliyâ' (sing. walî = « ami de Dieu ».,
saint) dont le type spirituel est l'esprit de Jésus en tant que possibilité contenue par la
forme muhammadienne générale, n’est nullement à confondre avec celui que portent les
membres de la Tarîqa ‘Isâwâ dont la désignation dérive du nom du Cheikh Ben Aïssâ
fondateur d’une branche nord-africaine de la Tarîqa Qâdiriyva.

Au sujet des Chadhilites nous rappellerons ce que nous avons nous-mêmes écrit en
traitant des sources islamiques de l'œuvre do Guénon (11). En mentionnant l'intérêt plus
direct de l'Islam, parmi toutes formes traditionnelles orientales, à tout ce qui concerne le
sort de l'Occident et les possibilités de son redressement traditionnel, nous avons signalé
le rôle du Cheikh chadhilite égyptien Elîsh El-Kebir. Celui-ci est l'auteur de la fameuse
déclaration citée par René Guenon au chap. III de son Symbolisme de la Croix (1931) :
« Si les Chrétiens ont le signe de la Croix les Musulmans en ont la doctrine. » C'est
d'ailleurs surtout à partir de données doctrinales provenant de ce maitre que Guénon
écrivit ce livre qui occupe une place centrale dans l'ensemble de son œuvre et qui
concerne au plus haut point les modalités occidentales de participation à l'intellectualité
traditionnelle. Nous n'avons pas l'intention d'insister autrement sur ce point, dans la
circonstance présente, et nous préciserons seulement que ce livre de Guénon, et à sa
suite, tous ceux de son œuvre qui traitent du symbolisme, procèdent de principes
caractéristiques des hommes spirituals « aissawîs », principes qui sont ceux de la Science
des Lettres ('Ilmu-l-Hurûf) entendue surtout au sens de connaissance et art du Souffle
divin ou de vie (les « lettres » étant avant tout les éléments articulés du Verbe).
Ajoutons aussi que cette science spirituelle fut celle d'Al-Hallâj, célèbre « aissawî » des 3e
et 4e siècles de l'Islam (= 858-922), dont le cas, par une coïncidence qui n'a rien de
fortuit, constitue à notre époque également le thème par excellence de l'interprétation
orientaliste du Tasawwuf. Or le cas de Hallâj comportant des particularités et des
accidents difficiles a situer, surtout quand on n'a pas un point de vue traditionnel, on en
fit d'autant plus facilement, mais non sans distorsions, une subtile machine de guerre
contre l'Islam en son ensemble, à laquelle ont succombé même des Orientaux modernes,
tributaires de milieux universitaires européens. Il y a eu là, peut-on dire, comme la
contrepartie des rapports intellectuels dont nous parlions plus haut entre Islam et
Occident.
 

Pour en revenir a l'ouvrage qui nous a occasionné ces lignes, nous dirons aussi que nous
n'avons pas donné, dans ce qui précède, toutes les réflexions que nous pourrions
formuler en l'occurrence. Sur un point notamment sur lequel M. Lings a été très discret,
nous l'avons été également, et ceci sans aucune connivence, et d'ailleurs pour des
raisons, pensons-nous, un peu différentes, bien que pas opposées au fond, aux siennes,
tout en espérant qu'un jour, nous serons à l'aise nous-mêmes pour être plus complet.

(11) L'Islam et la fonction de René Guénon, ch. 1.

[Michel Vâlsan, Sur le Cheikh al-'Alâwî, Etudes Traditionnelles, n° 405, Janv.-Fév.1968.


p. 29, paru aussi dans le recueil posthume L’Islam et la fonction de René Guénon].
Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan
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Vendredi 22 juillet 2011 5 22 /07 /Juil /2011 19:40

Michel Vâlsan : Sur Abû Yazîd al-Bistâmî.

NOTES DE LECTURE

Sur Abû Yazîd al-Bistâmî

M. Roger Deladrière publie dans Arabica, XIV, fasc. 1, 1967 un intéressant article intitulé
« Abû Yazîd al-Bistâmî et son enseignement spirituel », qui réunit tout d’abord les
éléments biographiques existants sur le fameux maître persan du 3ème siècle de l’Hégire,
et caractérise ensuite son cas spirituel et son enseignement dans quelques paragraphes
consacrés à l’ « ascèse », à l’ « intransigeance spirituelle », aux « charismes » et à la
« clairvoyance du maître spirituel » (1).

A l’occasion sous ferons remarquer que la donnée biographique assez particulière d’as-
Sahlajî précisant qu’Abû Yazîd « aurait servi trois cents treize maîtres », si elle est
exacte, est susceptible d’une explication spéciale. Ce nombre est, d’un côté, trop grand,
et d’un autre côté trop déterminé et particulier, pour qu’il puisse paraître naturel et
acceptable au sens ordinaire. De plus, il est connu comme doué d’un certain symbolisme,
car, selon le hadîth, il est le nombre de rusul ou « envoyés divins » depuis Adam jusqu’à
Muhammad ; cela ne veut pas dire toutefois qu’Abû Yazîd n’aurait pas eu réellement un
tel nombre de maîtres, mais seulement que les « maîtres » dont il s’agit doivent être les
entités spirituelles des dits « envoyés », à la guidance directe desquels il fut soumis
successivement. Ce fait devrait être alors en rapport avec le caractère d’ « universalité »
de sa réalisation, et cela on le conçoit plus facilement quand on connaît explicitement
d’autres cas de ce genre, parmi lesquels celui d’Ibn ‘Arabî qui dit avoir en lui-même
successivement comme maîtres tous les prophètes mentionnés en islam ; il reste à
ajouter qu’un tel ordre des choses n’est nullement incompatible, par ailleurs, avec le rôle
des maîtres en condition corporelle ordinaire (2). Il est vrai cependant qu’on ajoute dans
la relation attribuée à as-Sahlajî que le dernier des 313 maîtres d’Abû Yazîd s’appelait
Ja’afar as-Sâdiq, un homonyme de l’Imâm chiite mort historiquement avant la naissance
d’Abû Yazîd, et ceci ne permettrait pas l’explication proposée par nous tout d’abord parce
qu’un maître de ce nom ne saurait être compté dans la catégorie des rusul, ensuite parce
que le personnage en question est, d’après le récit que l’on a, un être en condition
corporelle et sociale ordinaire : Abû Yazîd l’avait servi pendant deux ans, notamment en
lui portant quotidiennement de l’eau (d’où il lui était resté le surnom de Tayfûr as-Saqqâ
= « Tayfûr le porteur d’eau ») ; ceci soit dit en passant, exclut en outre que ce Ja’afar
as-Sâdiq fut l’Imâm chiite lui-même en une manifestation posthume. Mais il faut se
rendre compte que la mention du nom de ce maître, seul d’ailleurs désigné
nominalement, en fin de cette série étrange serait plutôt l’effet d’une de ces confusions si
fréquemment constatées dans les éléments biographiques d’Abû Yazîd (3). Plusieurs
constatations rendent cette explication probable. Tout d’abord, dans les éléments
biographiques dont on dispose on ne trouve rien qui vérifie l’existence des rapports d’Abû
Yazîd, en tant que disciple, avec une telle multitude de maîtres ; et c’est tout à fait
exceptionnellement qu’on a la mention d’une rencontre cherchée par lui avec un
personnage dont on lui avait parlé et dont il retenait une parole positive, ou encore dont
il revenait avant de lui avoir parlé, parce qu’il en avait été déçu dès les premiers gestes
qu’il lui voyait faire. Ensuite, lorsqu’il quitta de Ja’afar as-Sâdiq, troublé d’ailleurs parce
que celui-ci venait de lui révéler quant à sa destinée spirituelle, et qu’il alla trouver
l’apaisement auprès de sa sainte mère, Abû Yazîd apparaît comme un jeune homme au
début d’une carrière proprement dite : placer donc, avant même le temps passé au
service de ce maître des rapports avec 312 autres, semble difficile à admettre. Et
comment croire qu’après son retour auprès de sa mère il n’aurait plus eu de « maître »
et que le nombre donné soit resté donc tel pour toute sa carrière ? Tous les Awliyâ’, tant
qu’ils vivent, ont des rencontres et des échanges profitables qui peuvent s’inscrire dans
le schéma caractéristique des rapports entre disciple et maître : un Ibn ‘Arabî, puisque
son cas est connu avec des précisions suffisantes, malgré sa précocité et malgré son
exceptionnelle éminence (et, on pourrait même dire, à cause de cette éminence) a tiré
profit de dizaines de maîtres au sens habituel, à part les innombrables contacts et
rapports qu’il a eut avec les entités spirituelles des prophètes et des saints antérieurs, et
sans parler du rôle des épiphanies (tajalliyyât) angéliques ou divines dont son histoire
spirituelle est pleine. Nous pouvons donc légitimement conclure que si le nombre 313 est
authentique il doit s’expliquer selon son symbolisme initiatique assez apparent et seul
pratiquement compréhensible qui est celui des entités des prophètes législateurs ou
« envoyés » de tout le cycle traditionnel dans sa formulation islamique. Il est évident
aussi qu’une telle accumulation de science spirituelle n’a de sens technique que si elle
devait se traduite par un degré correspondant d’universalité intuitive (4).

(1) Nous rappelons que les Études Traditionnelles de juillet-octobre 1961 ont donné la
traduction faite par M. Deladrière d’un texte de ce maître sous le titre : « Un propos
transcendant d’Abû Yazîd al-Bistamî. »

(2) Voir aussi notre traduction du chap.181 des Futûhât sur « La vénération des maîtres
spirituels », E.T. juillet-octobre 1962, Note 13.
(3) Pour se faire seulement une idée des conditions dans lesquelles certaines confusions
peuvent avoir lieu, il est utile de savoir que, selon as-Sahlajî qui écrivait environ deux
siècles après la mort d’Abû Yazîd, il y aurait eu en fait trois awliyâ (« saints ») de ce nom
et que les données hagiographiques respectives ont été quelquefois confondues ; et c’est
pourquoi, pour plus de précision, on qualifie encore celui qui nous intéresse d’Abû Yazîd
al-Akbar (« le plus grand »).

(4) On peut inscrire dans cette perspective d’universalité un détail qui après tout n’a rien
d’extraordinaire, mais qui, surtout signalé par Ibn ‘Arabî, doit avoir dans son cas une
portée correspondante. Nous citons de mémoire : « Abû Yazîd – qu’Allâh lui fasse
miséricorde – ne mourut pas avant qu’il n’ait appris par cœur tout le Coran ». La
remarque, au sens ordinaire, s’explique déjà par le fait connu que, d’habitude, le Coran
est appris par cœur dans les études de jeunesse, et qu’il est extrêmement difficile, et
probablement très rare, de le faire dans la maturité ou la vieillesse, surtout quand on est
un contemplatif pur. Mais l’intérêt que trouvait al-Bistâmî de savoir par cœur le Coran en
entier avant de trépasser, chose que souligne implicitement la remarque d’Ibn ‘Arabî,
devait être en rapport avec la réalisation initiatique des haqâ’iq propres à chaque verset
coranique et à leur totalisation finale.

En caractérisant spirituellement Abî Yazîd al-Bistâmî, M. Deladrière donne d’aprs Ibn


‘Arabî, la précision qu’il faisait partie de la catégorie initiatique des Malâmatiyyah ou
« Gens du blâme », et il explique ce qu’il faut entendre par cette désignation, en
évoquant à l’occasion ce qu’avait écrit René Guénon au même sujet. A ce propos,
puisque l’on constate quelquefois d’étonnantes confusions et que l’on a vu appliquée
parfois de façon fantaisiste, et d’ailleurs contradictoire, l’épithète « Gens du blâme » à de
faux spirituels du monde occidental actuel, qui vivent en dehors de tout ordre sacré et
même dans l’immoralité caractérisée, il n’est peut-être pas inutile de souligner que selon
le même Ibn ‘Arabî, les Malâmatiyyah sont non seulement les plus rigoureux dans leur
conformité intérieure et extérieure à la Loi sacré (et c’est cela qui leur attire le « blâme »
des infidèles, des hypocrites, des tièdes et des bien-pensants) (5), mais encore, que
malgré les hauts degrés qu’ils peuvent avoir atteint, ils n’affirment, ni ne laissent
aucunement voir une excellence personnelle – sauf en cas d’ordre divin (6) – et se
confondent toujours, par leur comportement, dans toute la mesure du possible avec le
commun des êtres traditionnels, ne contraignant jamais l’ordre régulier des choses (7).
Or c’est surtout sur cette catégorie initiatique que repose tout l’édifice de la tradition
vivante.

(5) Est typique à cet égard la sentence du grand malâmatî que fut Abû Yazîd « Si vous
regardez un homme qui a reçu des pouvoirs charismatiques en sorte qu’il s’élève dans
l’air, ne vous laissez pas séduire tant que vous n’aurez pas vu comment il vous apparaît
quant (à la conformité) aux commandements et aux défenses (religieuses), à
l’observance des limites (entre licite et illicite) et à la façon de s’acquitter de la Loi sacrée
(ash-Sharî’ah) ». (Cf. Abû Nu’aym al-Isbahâni, Hilyah al-Awliyâ’, sub n° 458, vol.X,
Matba’ah as-Sahlajî).

(6) C’est par ordre divin effectivement que certains Malâmatiyyah, comme Abdu-l-qâdir
al-Jilânî ou Abû Yazîd lui-même, font paraître certains prodiges ou proclament certaines
vérités initiatiques les concernant, choses qui peuvent rendre perplexes ou scandaliser
les contemporains.

(7) Ils ne sauraient donc être confondus non plus avec les « fous en Dieu » (al-bahâlîl),
ni avec les « attirés en Dieu » (al-majâdhîb) qui au point de vue intellectuel et
disciplinaire sont eux-mêmes en quelque sorte à l’opposé des « Gens du blâme », parce
qu’ils n’ont aucun contrôle d’eux-mêmes, ce qui fait d’ailleurs que légalement ils sont
assimilés aux fous ordinaires et traités comme irresponsables.

Il reste à relever aussi qu’Ibn ‘Arabî, qui manifeste dans ses écrits une exceptionnelle
estime initiatique à l’égard d’Al-Bistâmî, a même composé sur son cas deux ouvrages –

Le deuxième étant manifestement un commentaire du premier. Voici comment le


mentionne l’auteur lui-même dans son Fihrist, un des « catalogues » de ses ouvrages,
qu’il a dressé vers la fin de sa vie. Le premier ouvrage s’appelle : Kitâb al-minhaj as-
sadîd fî tartîb ahwâl al-imâm al-Bistâmî Abî Yazîd = « Le Livre du chemin bien tracé
traitant de l’agencement des états spirituels de l’imâm Abû Yazîd ». Le deuxième qui lui
succède immédiatement sur la liste, est titré : Kitâb miftâh âqfâl al-ilhâm al-wahîd wa
îdâh ashkâl al-murîd fî charh Ahwâl al-imâm al-Bistâmî Abî Yazîd = « Le Livre (donnant)
la clef qui ouvre les serrures de l’inspiration unique, et éclairant les signes indicateurs sur
la voie de l’aspirant, (ouvrage) qui commente les états spirituels de l’imâm Abû Yazîd ».
Ici Ibn ‘Arabî ajoute immédiatement l’explication suivante : « Dieu – qu’Il soit exalté ! –
m’a ordonné en songe de faire le commentaire de (l’ouvrage précédent relatif aux) états
spirituels (de ce maître), alors que je me trouvais sur le bord de la mer à Ceuta dans le
pays du Maghreb. Je me levai promptement peu avant l’aube ; j’avais avec moi deux
copistes, et je leur dictai mon commentaire qu’ils transcrivirent. Le soleil ne s’était pas
levé que deux cahier (kurrasatân) étaient déjà constitués ». D’après ces précisions, il
semble bien qu’il s’agisse de deux écrits de peu d’étendue, le premier vraisemblablement
plus court que le deuxième qui en est le commentaire. Malheureusement, jusqu’à présent
on n’en signale nulle part quelque manuscrit ; mais comme de nos jours on fait de plus
en plus de travaux des fonds de bibliothèques et des découvertes, il n’est pas exclu qu’on
les retrouve quelque part dans un avenir pas trop lointain (8). On peut ajouter qu’il
semble probable que la nécessité si hautement montré, d’un tel commentaire, par « le
plus grand des maîtres spirituels de l’Islam » (ash-Sheikh al-Akbar) Ibn ‘Arabî, soit due
au fait que le cas d’Abû Yazîd avait été jugé précédemment quelquefois d’une façon
insuffisamment adéquat. En disant cela nous n’avons même pas en vue les sévérités des
sâlimiyyah, mais pensons à certaines appréciations, certes circonstanciées, de maîtres de
premier ordre et d’orthodoxie intact comme Ash-Shiblî et Al-Junayd (pour ne pas faire
état ici d’Al-Hallâj) et qui apparaissent tout de même finalement restrictives.

(8) Le fond Ahmadiyya de la Zaytûna de Tunis, très riche en manuscrits d’Ibn ‘Arabî, et
qui est en court d’exploration pourrait receler quelques copies de ces deux ouvrages
aussi, d’autant plus qu’il s’agit en espèce d’écrits de la période maghrébine d’Ibn ‘Arabî
(M. Deladrière, dans un autre article publié par Arabica, Tome XIII, fasc. 2, 1966, et
intitulé : « Les œuvres manuscrites de Muhyi ad-Dîn Ibn ‘Arabî à la Grande Mosquée az-
Zaytuna », a déjà signalé l’existence d’une série nouvellement inventoriée de mass.
d’œuvres d’Ibn ‘Arabî dont certaines n’ont été mentionnées nulle part).

MICHEL VÂLSAN.

[Michel Vâlsan, Sur Abu Yazîd al-Bistâmî, Études Traditionnelles, n° 402-403, Juil.-Août
et Sept.-Oct. 1967. p. 215].
Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan
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Samedi 9 juillet 2011 6 09 /07 /Juil /2011 21:05

Michel Vâlsan : Un symbole idéographique de l'Homme


Universel.

  UN SYMBOLE IDÉOGRAPHIQUE DE L'HOMME UNIVERSEL

(Données d'une correspondance avec René GUÉNON) *

En  finissant  son article intitulé « La Montagne et  la Caverne » (Etudes Traditionnelles,


janvier 1938), René Guenon, qui  venait d'appuyer ses considérations sur les schémas
triangulaires correspondant à ces deux symboles, écrivait : « Si l’on veut représenter la
caverne comme située à l'intérieur même (ou au cœur, pourrait-on dire) de la montagne,
il suffit de transporter le triangle inversé A l'intérieur du triangle droit, de telle façon que
leurs centres coïncident [fig. I] ; il doit alors nécessairement être plus petit pour y être
contenu tout entier, mais, à part cette différence, l'ensemble de la figure ainsi obtenue
est manifestement identique au symbole du « Sceau de Salomon », où les deux triangles
opposés représentent également deux principes complémentaires, dans les diverses
applications dont ils sont susceptibles.

 
* [Ce texte est celui qui a été publié dans le n° de mars-avril 1961 des Etudes
Traditionnelles. Nous avons toutefois tenu compte des modifications de détail apportées
en 1962 par Michel Vâlsan dans sa « Notice complémentaire au chapitre XXXI » des
Symboles fondamentaux de la Science sacrée (Annexe III), c'est-à-dire au texte de René
Guénon intitulé : « La Montagne et la Caverne ».

Par contre nous avons maintenu les deux premiers paragraphes supprimés dans la
« Notice ».]

D'autre part, si l’on fait les côtés du triangle inversé égaux à la moitié de ceux du triangle
droit (nous les avons fait un peu moindres pour que les deux triangles apparaissent
entièrement détachés l'un de l'autre, mais en fait, il est évident que l'entrée de la
caverne doit se trouver a la surface même de la montagne, donc que le triangle qui la
représente devrait réellement toucher le contour de l'autre) (1), le petit triangle divisera
la surface du grand en quatre parties égales, dont l'une sera le triangle inversé lui-
même, tandis que les autres seront des triangles droits ; cette dernière considération,
ainsi que celle de certaines relations numériques qui s'y rattachent, n'a pas, à vrai dire,
de rapport direct avec notre présent sujet, mais nous aurons sans doute l'occasion de la
retrouver par la suite au cours d'autres études ».

(1) « On pourra remarquer, d'après le même schéma, que si la montagne est remplacée
par la pyramide, la chambre intérieure de celle-ci est l'équivalent exact de la caverne »
(Note de René Guenon).

Notre regretté maître n'eut plus en fait une telle occasion dans ses livres ou articles
mêmes. C'est seulement dans sa correspondance avec nous qu'il a été amené, à
plusieurs reprises, à donner quelques précisions inédites, en rapport avec certains
thèmes de nos échanges. Ses autres lecteurs n'ont donc plus maintenant d'autre moyen
de savoir ce qu'il voulait dire à cet égard, que de prendre connaissance, par une notice
posthume comme celle-ci, de certains passages de ses lettres. Nous les accompagnerons
d'explications circonstancielles et de quelques commentaires personnels.

C'est à propos du symbolisme numéral de certains noms et termes arabes que ces
questions furent pour la première fois évoquées ; pour mieux situer tout cela, il est
opportun de rappeler que dans le Symbolisme de la Croix, ch. III (1931), René Guénon
avait déjà écrit que, dans l'ésotérisme islamique, « il est enseigné que l’ « Homme
Universel » en tant qu'il est représenté par l'ensemble « Adam-Eve » a le nombre d'Allâh,
ce qui est bien une expression de l’ « Identité Suprême ». En note, l'auteur précisait : « 
Ce nombre qui est 66, est donné par la somme des valeurs numériques des lettres
formant les noms Adam wa Hawâ. Suivant la Genèse hébraïque, l'homme « créé mâle et
femelle », c'est-à-dire dans un état androgynique, est « à l'image de Dieu ». » Comme
nous lui avions, de notre coté, signalé par la suite quelques autres correspondances (qui
ne peuvent être évoquées dans le présent contexte), il y eut dans sa réponse une
première allusion, insuffisamment explicite toutefois, au point qui nous intéresse :

« Pour le nombre 45 du nom Adam il y a lieu de remarquer que ce n'est pas seulement
un multiple de 9, mais que c'est proprement le « triangle » de 9, c'est-à-dire, en d'autres
termes, la somme des 9 premiers nombres. D'autre part, le nombre de Hawâ est 15, qui
est le « triangle » de 5 ; le rapport de ces deux triangles pout aussi donner lieu à
quelques considérations curieuses ; j'ai d'ailleurs depuis longtemps l'intention de parler
de cela dans quelque article, mais je n'en ai pas encore trouvé l'occasion jusqu'ici »
(Lettre du 30 mars 1940).

En lui répondant, nous fîmes, entre autres choses, la remarque que le rapport entre 45 et
15 était particulièrement intéressant dans la disposition que les 9 premiers nombres ont
dans le soi-disant « carré magique » de 9, où chaque rangée, verticale, horizontale ou
diagonale totalise 15, l'ensemble se trouvant centre sur le nombre 5, symbole numéral
du microcosme humain (cf. la disposition de l'homme régénéré sur l'Etoile flamboyante).
Ceci nous valut en retour une précision nouvelle sur le point en question :

« Vos remarques au sujet du « carré magique » de 9 sont exactes (2); mais de plus, le

rapport des nombres d'Adam et de Hawâ est aussi celui des deux
triangles dont j’ai parlé à propos du symbolisme de la montagne et de la caverne. Si l'on
considère la somme des deux noms sans faire intervenir la conjonction, c'est-à-dire 60,
Adam en représente trois quarts et Hawâ un quart ; cela pourrait être rapproche de
certaines formules hindoues (un quart. en sanscrit est appelé un « pied », pâda), pour
autant du moins que ces formules sont susceptibles d'une application à l'Homme
Universel » (Lettre du 21 avril 1940).

(2) La question du symbolisme de ce « carré » a été reprise ensuite par Guenon lui-
même dans La Grande Triade (ch. XVI, Le « Ming-Tang »), parue en 1946.

A ce dernier propos voici ce qui nous paraît pouvoir être évoqué, tout d'abord des
données hindoues citées ailleurs par René Guénon lui-même. La Mândûkya Upanishad
(shruti 1 et 2) emploie l'unité de mesure appelée pâda a propos des conditions d'Atmâ :
« Atmâ (dont toutes les choses ne sont que la manifestation) est Brahma, et cet Atmâ
(par rapport aux divers états de l'être) a quatre conditions (pâdas) ; en vérité tout ceci
est Brahma ». Après avoir cité ce texte dans le chapitre X de L'Homme et son devenir
selon le Vêdânta, René Guenon montre aux chapitres XI, XIV et XVI que d'après les
correspondances établies par la même Upanishad entre les éléments constitutifs (mâtrâs)
du monosyllabe sacré Aum (prononce Om) et les conditions (pâdas) d'Atmâ, dont il est le
symbole idéographique, ces quatre conditions sont :

1e l'état de veille (jâgarita-sthâna) qui est celui de la manifestation la plus extérieure, le


monde corporel, représenté par la lettre A du monosyllabe ;

2e l'état de rêve (swapna-sthâna) qui est celui de la manifestation subtile représenté par
la lettre U ;
3e l'état de sommeil profond (sushupta-sthâna), le degré principiel de l'être, représenté
par la lettre M ;

4e l'état suprême, total et absolument inconditionné représenté par le monosyllabe lui-


même, envisagé sous son aspect principiel et « non exprimé » par un caractère
idéographique (amâtra).

Mais d'autre part, la Maitri Upanishad (7e Prapathaka, shruti 11) dit : « Veille, rêve,
sommeil profond, et ce qui est au-delà, tels sont les quatre états d'Atmâ : le plus grand
(mahattara) est le Quatrième (Turîya). Dans les trois premiers Brahma réside avec un de
ses pieds ; il a trois pieds dans le dernier ». Et René Guénon commente : « Ainsi les
proportions établies précédemment à un certain point de vue se trouvent renversées à
un autre point de vue : des quatre « pieds «  (pâdas) d'Atmâ, les trois premiers quant à
la distinction des états n'en sont qu'un quant à l'importance métaphysique, et le dernier
en est trois à lui seul sous le même rapport. Si Brahma n'était pas « sans parties »
(akhanda), on pourrait dire qu'un quart de Lui seulement est dans l'Être (y compris tout
ce qui en dépend, c'est-à-dire la manifestation universelle dont il est le principe), tandis
que Ses trois autres quarts sont au-delà de l'Être. Ces trois quarts peuvent être
envisagés de la façon suivante :

1e la totalité des possibilités de manifestation en tant qu'elles ne se manifestent pas,


donc à l‘état absolument permanent et inconditionné, comme tout ce qui est du
« Quatrième » (en tant qu'elles se manifestent, elles appartiennent aux deux premiers
états ; en tant que « manifestables », au troisième, principiel par rapport a ceux-là) ;

2e la totalité des possibilités de non-manifestation (dont nous ne parlons d'ailleurs au


pluriel que par analogie, car elles sont évidemment au-delà de la multiplicité et même
au-delà de l'unité) ;

3e enfin, le Principe Suprême des unes et des autres, qui est la Possibilité Universelle,
totale, infinie et absolue ».

Il est naturellement possible de trouver des correspondances entre les 4 pâdas de


Brahma et les 4 petits triangles en lesquels se décompose le grand (de même que, d'un
autre côté, on devrait pouvoir opérer une transposition nouvelle du monosyllabe Aum) :
dans ce cas le triangle inversé, appliqué à l'ordre principiel, symbolise l'Être en tant qu'il
se manifeste (3) ; les 3 triangles droits correspondent alors aux trois aspects de Brahma
au-delà de l'Être : le triangle supérieur, origine de l'ensemble figuratif, convient
naturellement comme symbole du Principe Suprême de toutes les possibilités et les deux
triangles de droite et de gauche, respectivement aux possibilités de non-manifestation et
aux possibilités de manifestation en tant qu'elles ne se manifestent pas (4).

D'autre part, quand on envisage les correspondances avec les 4 pâdas d'Atmâ, elles sont
les suivantes : le triangle supérieur correspond au pâda principiel et non-manifesté et les
autres 3 triangles aux trois pâdas du domaine de la manifestation mis en outre, en
rapport avec les mâtrâs d'Om. Cependant, pour une application précise, il faut envisager
là encore une interprétation selon le symbolisme du centre, de la droite et de la gauche,
c'est-a-dire en réordonnant la hiérarchie verticale des degrés de l'existence (principiel,
intermédiaire et corporel) sur un plan horizontal correspondant au point de vue des «
directions de voie », ou encore de la « justice distributive ».

(3) Le triangle inverse est dans le Bouddhisme, par une application plus spéciale, le
symbole de miséricorde d’Avalokiteshwara, « le Seigneur qui regarde en bas ».

(4) Il en est ainsi, précisons-le, lorsque l’on considère la manifestation dans un sens «
négatif » ; mais si l'on envisageait celle-ci dans un sens « positif », c'est-à-dire comme
accomplissement ou perfection des possibilités existentielles (conformité au Fiat), le
symbolisme de la « droite » et de la « gauche » se trouverait inversé.

Enfin, en se plaçant a un point de vue plus cosmologique (proche de celui du Sankhya)


mais dans les termes de la Shvetâshvatara Upanishad, le triangle supérieur serait
l’ « Être Unique et Sans-Couleur » (interprété comme Shiva), et les trois autres triangles,
les trois « non-nés » : l'un, de caractère féminin, « la non-née rouge, blanche et noire »
qui engendre les êtres particuliers, et qui correspond a la Nature Primordiale principe des
trois Gunas, ou encore a la Shakti de Shiva, est représenté logiquement, par le triangle
inversé (5); les autres deux « non-nés » sont de caractère masculin, mais l'un « Se tient
à coté de celle-ci satisfait, l'autre la quitte après en avoir joui » ; ce sont respectivement
l'âme incréée, mais passive et liée dans le premier cas, active et détachée dans le
deuxième (Sv. Up. IV, 1 et 5) (6). Cependant ce texte parle proprement de 4 entités
distinctes, et non pas de 4 parties d'un memo être. Or, en vérité il s'agit de modes d'une
même réalité essentielle qui n’est autre qu'Atmâ, mais ces modes sont ici, pour des
raisons didactiques, personnifiées dans des hypostases typiquement caractérisées qui
peuvent l'affecter non seulement dans la multitude des êtres existants, mais aussi dans
la multiplicité des états d'un même être (7).

(5) Cette identification est en parfait accord avec le symbolisme propre au principe
féminin : entre autres, telle est la position du triangle en tant que symbole de la Shakti.

(6) L'ordre de mention dans le texte upanishadique cité correspondrait ainsi au


symbolisme du centre, de la gauche et de la droite.

(7) C'est de la même façon que « les deux oiseaux, compagnons étroitement unis,
agrippés au même arbre, l'un mangeant le fruit, l'autre immobile mais regardant
intensément », figurent respectivement jivâtmâ et Atmâ c’est-à-dire deux degrés du
même Soi. Du reste dans la Shvetâshwatara Upanishad la strophe concernant ces deux
oiseaux (IV, 6) suit immédiatement le passage qui mentionne les 4 entités dont nous
parlons.

Mais revenons a notre correspondance avec Guénon. A un autre moment, bien plus tard,
nos lettres touchant a plusieurs reprises  la question du mantra Om en rapport avec des
noms et formules de dhikr islamique, R. Guénon nous dit enfin :

« En connexion avec ce que je vous avais dit, je vous demanderai encore d'examiner
attentivement ce que donne la disposition des lettres sur les côtés de la figure ci-contre,
dans laquelle le grand triangle doit être regardé comme valant 45 = Adam, et le petit
triangle inverse comme valant 15 = Hawâ. Cette figure est celle que j'avais donnée, mais
sans les lettres et sans même faire allusion a cela, car j'avais l'intention d'y revenir plus
tard, dans mon article sur la montagne et la caverne » (Lettre du 4 août 1945).

Les circonstances ne nous ont pas permis a l'époque


de faire autre chose que de le remercier pour cette importante communication, de sorte
que nous n'avons pas a citer de sa part quelque appréciation sur les constatations que
nous pouvions faire à ce propos, ni d'autres considérations qu'il n'aurait pas manqué
d'ajouter lui-même a l’occasion. Nous espérions aussi qu'il se déciderait à écrire enfin
l’article qu'il avait en vue depuis si longtemps.

Voici, maintenant ce que l'on peut dire à première vue à propos de cette figure III :

Les lettres qui l’entourent sont arabes, à savoir : au sommet un alif, au coin de droite un
dâl, à celui de gauche un mîm, ce qui fait pour le grand triangle, les trois lettres
constitutives du nom Adam ; au milieu du côté droit, ou se trouve la pointe d'un des
angles du triangle inversé, il y a un hâ, au milieu du côté gauche, où est la pointe du côté
adjacent au même côté, un wâw, et enfin, au milieu de la base du grand triangle, ou
s'appuie le sommet renverse du petit triangle, un autre alif, ce qui fait pour le petit
triangle, les trois lettres constitutives du nom Hawâ (8). L'effet que produit cette
interférence des lettres des deux noms sur chaque côte du grand triangle est le suivant :
sur le cote droit alif – hâ – dâl = Ahad, qui signifie « Un »; sur le côté gauche alif – wâw
– mîm = Awm, ce qui est la transcription arabe du monosyllabe sacré de l'Orient ; enfin
sur la base, en suivant l'ordre normal de l'écriture arabe on a dâl – alif – mîm  =  dâm,
un verbe signifiant « il est permanent », mais qu'il faut lire plutôt au participe présent
Dâ'im = « Permanent, Eternel », ce qui donne un des noms divins, l'i de la transcription
de ce dernier mot ne correspondant alors dans l’écriture arabe qu'à une simple hamza
(signe d'attaque vocalique qui n’est pas une lettre et n'a, par conséquent, non plus de
valeur numérale). On a ainsi trois termes d’une importance capitale dans l'ordre doctrinal
: le nom divin de l'Unité Pure (cf. Cor. 112, 1), le vocable primordial qui selon la doctrine
hindoue inclut l'essence du triple Vêda et qui est donc un symbole du Verbe universel, et,
enfin, un terme qui exprime aussi bien la permanence du Principe Unique que celle de la
Révélation Première du Verbe. Cependant, ces trois aspect divins, en tant qu'ils
apparaissent ici dans la structure de la Forme de l'Androgyne humain, sont en
l'occurrence proprement des aspects théophaniques de l'Homme Universel.

(8) Le nom de Hawâ exprimant l'idée de vie (hayât), on voit tout de suite sa relation
avec le cœur, siège du « centre vital », dont le triangle inversé est le symbole
géométrique.
 

Sous ce rapport, il est frappant de constater que l'alif du sommet, qui exprime déjà par
lui-même les idées de « principe » et d'« unité » (la valeur numérale de cette lettre étant
1), ou encore de « polarité » (la valeur des lettres qui composent le nom alif étant 111,
nombre du « pôle », Qutb), entre comme lettre initiale dans la constitution aussi bien
d'Ahad = « Un » que d'Awm = Om, et cela est en accord aussi avec la position
principielle que cette lettre occupe tant dans l'ordre « numéral » que dans l'ordre « 
littéral » : ceci suggère l'idée qu'on se trouve là en présence d’une sorte de « sceau »
des deux sciences sacrées des Nombres et des Lettres. Ces sciences sont en réalité les
deux branches principales de la Science plus générale des Noms (applicable aussi bien
dans l'ordre divin que dans l'ordre créaturel) qu'Allâh a enseignée par privilège a Adam
(Cor. 2, 31 ; cf. Genèse II, 19-20), et le fait que cet alif est dans notre schéma tout
d'abord l'initiale du nom même d'Adam, illustre parfaitement la vérité que ces deux
sciences sont deux attributs complémentaires et solidaires de l'Homme Universel.
Cependant leur première origine étant divine, ainsi que nous venons de le dire, l'alif qui
symbolise leur principe doit être considéré comme étant originellement et
essentiellement l'initiale du nom même d'Allâh, « conférée » à Adam par la Théophanie
Primordiale qui constitue, a vrai dire, la création de celui-ci « selon la Forme d'Allâh ».
Cet Alif est alors un symbole du Principe de cette Forme totale, de même que le tracé
droit de cette première lettre de l'alphabet sacré est considéré comme le principe
constitutif de toutes les autres, et de même que le son a qui lui correspond (comme on le
voit dans l'écriture quand la lettre marquée d’une fatha – son a – « saturée » est
prolongée nécessairement avec un alif) est la voix primordiale, dont tous les sons
possibles n'en sont que des modifications, et de même enfin, que l'unité, qui est la valeur
numérale de cette lettre, est le principe de tous les nombres (9).

Enfin cet alif supérieur, et de position initiale dans le nom Adam, a comme une «
projection » dans l'alif inférieur qui est la finale du nom Hawâ. La relation entre ces deux
alif est d'ailleurs en toute rigueur celle de deux degrés existentiels simultanés et
polairement opposés d'un même être, tout comme Hawâ n’est qu'une partie intime de
l'Adam primordial et androgyne, et, distinctement, son complément produit par un simple
réfléchissement intérieur de l'aspect masculin (10). D'un point de vue microcosmique
plus analytique la place qu'occupe l'alif du sommet est celle du rayon envoyé par le Soleil
spirituel, qui est le Soi transcendant, et touchant tout d'abord au centre du « Lotus à
mille pétales » (Sahasrara) (11), situé symboliquement à la couronne de la tête. A son
tour l'alif d'en bas représente, pourrait-on dire, l'aboutissement inférieur du même rayon
(à travers l’artère subtile Sushumma), et sa position, qui est le point de contact entre le
sommet inverse du petit triangle et la base du grand, exprime une relative et apparente
« immanence » du Soi au fond de la « caverne du cœur » (12), alors que, selon son
essence pure, le Soi reste inconditionné, tout comme l'alif originel, celui d'Allâh, n’est
assignable selon sa nature véritable en aucune position déterminée sur ce schéma
symbolique dont les éléments procèdent cependant tous de lui. Du point de vue
macrocosmique, la relation de « descente » qui existe entre ces deux alif est au fond une
expression de la manifestation du Commandement Seigneurial (al-Amr ar-Rabbânî), qui
descend du Ciel en Terre, réordonne le monde et remonte vers Allâh (13).

(9) Nous ne pouvons insister a cette occasion sur certaines opérations par lesquelles
cette conception pourrait être « vérifiée » encore dans l’ordre littéral et numéral.

(10) Dans notre figure ce réfléchissement doit être considéré comme « triple », chacun
des triangles droits contigus par un côté commun avec le triangle inversé projetant dans
celui-ci son reflet propre, et cela pourrait être mis en rapport, dans l’ordre principiel et
non-manifesté entre autres, avec la triple potentialité qualitative de Prakriti (les trois
gunas), et dans l'ordre des productions, par exemple, avec les trois fils du couple
primordial nommes dans la Genèse (Caïn, Abel et Seth) qui représentent trois types
fondamentaux d'humanité.

(11) Le fait que l'alif dérive dune racine qui voyellée alf signifie « mille » vient favoriser
en quelque sorte cette assimilation.

(12) C'est donc un équivalent de l'Avatâra « né dans la Caverne », et encore de Shiva
engagé dans le devenir et appelé « celui qui est dans le nid ». – Cela n’est pas non plus
sans rappeler, selon une autre perspective sur la constitution de l'être humain, la
localisation au bas de la colonne vertébrale de la force serpentine Kundalini dans le
triangle appelé Traipura qui est le siège de la Shakti. Il est plutôt superflu de rappeler
aussi que le Serpent, al-hayva, est étymologiquement aussi bien que mythologiquement
lié à Ève.

(13) Cela se fait « pendant un Jour dont la mesure est de 1 000 ans du comput
ordinaire » (Cor. 32, 5), ce qui évoque encore la signification de la racine dont dérive le
terme alif.

D'autre part, si l'on se rapporte au symbolisme de la Montagne et de la Caverne comme


« séjours » du Pôle spirituel, l'alif supérieur représente la position dominante et
manifeste de celui-ci au début du cycle, et l'alif inférieur sa résidence centrale et
intérieure dans la phase d'occultation.

Enfin, pour conclure nos considérations supplétives nous dirons qu'en insistant un peu
plus on pourrait faire d'autres constatations significatives tant dans l'ordre numéral que
dans l'ordre littéral et verbal, mais notre but étant surtout de rapporter le propos de
Reno Guenon, nous arrêtons là, pour le moment, notre intervention personnelle sur ce
point.

Il reste cependant que le fait le plus frappant dans cette figure est l'apparition de l'Aum,
et on peut se demander que peut valoir au fond la présence de ce vocable védique dans
un contexte arabe. Cette question nous oriente vers un autre domaine d'étude, et nous
nous proposons de la considérer dans un autre chapitre dans lequel nous aurons à
évoquer encore quelques propos de la correspondance avec René Guénon*.

*[Dans sa « Notice », Michel Vâlsan concluait ainsi : « Nous traiterons ce point


prochainement à l'occasion de la présentation d'un autre recueil posthume de René
Guenon : Tradition primordiale et formes particulières ». Rappelons que le seul ouvrage
posthume de Guénon établi par Michel Vâlsan est : Symboles Fondamentaux de la
Science Sacrée.]

(Cf. Recueil posthume, L’Islam et la Fonction de René Guénon, p. 102 à 111).


Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan
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Vendredi 1 juillet 2011 5 01 /07 /Juil /2011 20:25

Michel Vâlsan : Chapitre sur l’Unité ou l’Identité – Bâb fî-


t-Tawhîd.

Chapitre sur l’Unité ou l’Identité

(Bâb fî-t-Tawhîd) (1)

(Livre d’enseignement par les formules indicatives des gens inspirés)

(Kitâbu-l-I’lam bi-ishârâti ahli-l-Ilhâm)

Cheikh al-Akbar Ibn ‘Arabî.

L’un des gens inspirés a dit : « Il (Allâh) n’a pas de langue (lisân), car il n’y a pas
d’interlocuteur. »

Un autre d’entre eux a dit : « Il (Allâh) n’a pas de langue distincte mais toutes les
langues sont Sa langue. Et Son propos va et vient de Lui-même à Lui-même. Il en est de
même de Son regard (nazar), de Son Ouïe (sam’), de Sa Science (‘ilm). »

Un autre a dit : « La Puissance créatrice (al-Qudra) et le Vouloir (al-Irâda) s’opposent au


Tawhîd (au sens de l’Unicité) car le Tawhîd signifie qu’il n’y a pas d’ « autre », et Allah ne
saurait être Lui-même déterminé (par la Puissance créatrice) (maqdûr) ni l’objet du
Vouloir (murâd). Ainsi la notion d’Unicité de l’Existence (Tawhîdu-l-Wujûd) est fausse
mais l’Unicité d’Acte (Tawhîdu-l-Fi’l, attribut propre de la Divinité) reste bien établie (2).»

 
(1) Le mot tawhîd = « action d’unifier » (du verbe wahhada), est morphologiquement un
masdar, à la fois verbe et nom (analogue à un infinitif en français pris au sens
substantival). Dans l’emploi religieux, il a le sens spécial de « reconnaître ou professer
l’Unité divine », et en tant que terme abstrait de la théologie, il désigne le « principe de
l’Unité », le « dogme de l’Unité divine ». La métaphysique du Soufisme y ajoute le sens
de « réalisation de l’Unité », avec des variantes comme : « connaissance de l’Unité », «
conscience de l’Identité essentielle » etc ; il arrive même qu’il soit personnifié et identifié
avec Allah. Cependant dans notre traduction la majuscule pour les pronoms personnels
ne désigne formellement que Dieu.

(2) Théologiquement il est dit : « Il n’y a pas (en vérité) d’agent autre qu’Allah (lâ fâ’ila
illâ-Llâh) ».

Un autre a dit : « Si le Tawhîd a quelqu’un qui l’affirme (ou l’établisse) c’est du shirk («
pluralisme principiel ») et s’il n’a pas quelqu’un qui l’affirme (ou l’établisse) ce n’est plus
un maqâm (station spirituel à acquérir). »

Un autre a dit : « Celui qui l’a reconnu (ou réalisé) comme Un, par Lui, ne L’a pas
reconnu (ou réalisé) soi-même, et celui qui L’a reconnu (ou réalisé) par soi-même (bi-
nafsi-hi) n’a fait que reconnaître (ou réaliser) l’unité de sa propre âme (fa-innamâ
wahhada nafsa-hu) » (3)

Un autre a dit : « Le Tawhîd c’est Moi (anâ) et le Parlant (qui l’affirme) c’est Dieu (al-
Haqq). »

Un autre a dit : « Le Tawhîd est la négation du Tawhîd et du Tashrîk (son opposé), et


reste Lui seul (4) tel qu’il Lui faut que ce soit. »

(3) L’éd. de Haid. porte ici fa-innamâ wahh’a-Hu nafsu-hu = « n’a fait que Le reconnaître
(ou réaliser) lui-même ».

(4) L’éd. de Haid. et le ms. Bayazîd 3750 portent wa yabqâ Huwa, les 4 autres mss. que
nous avons préférés ont wa yabqâ Huwa Huwa, ce qui rappelle le principe d’identité en
logique : huwa-huwa.

Un autre a dit : « Si tu considères le monde comme unique (wâhid) le Tawhîd te


convient, mais si tu le considères comme multiple le Tawhîd ne te convient plus. »

Un autre a dit : « Le Tawhîd est affirmation de l’être Unique et du statut de l’Unité (al-
Ahadiyyah) avec extinction (fanâ) (5) de l’affirmateur, l’Unique S’affirmant Soi-même
selon le statut de l’Unité de Soi (Ahadiyyatu nafsi-Hi). »
 

Un autre a dit : « Le Tawhîd c’est que tu disparaisses en Lui ou qu’Il disparaisse en toi. »

Un autre a dit : « Le Tawhîd est affirmation des conditions statutaires (révélées) (ahkâm)
et négation des significations (compréhensibles) (ma’ânî) au sujet de l’Essence (adh-
Dhât). »

Un autre a dit : « Le Tawhîd est la perplexité (al-hayrah) » (6).

(5) L’éd. de Haid. porte qadâ’ = « acquittement » et le ms Yahya Ef. 2415 binâ’ =
« construction », formes qui ne conviennent pas au contexte.

(6) Cette formule manque dans l’éd. de Haiderabad.

Un autre a dit : « Le Tawhîd est « œil » (‘ayn), non pas « science » (‘ilm) : celui qui L’a
vu connaît le Tawhîd ; celui que ne fait que le savoir n’a pas de Tawhîd. »

Un autre a dit : « Le Tawhîd est affirmation d’un Unique sans commencement. »

Un autre a dit : « Le Tawhîd est l’affirmation d’Un Unique sans association quant à la
qualité (wasf) ou à l’attribut intrinsèque (na’t) ».

Un autre a dit : « Le Tawhîd est l’affirmation d’une « essence » (‘ayn) sans qualité (wasf)
ni attribut intrinsèque (na’t). »

Un autre a dit : « Le Tawhîd est la Connaissance des Noms (divins) (ma’rifatu-l-Asmâ). »

Un autre a dit : « Le Tawhîd est la négation de l’acte (al-fi’l). »

Un autre a dit : « Ne connaît le Tawhîd que ce celui qui est unique (wâhîd). »

 
Un autre a dit : « Le Tawhîd, il n’est pas possible d’en parler, car on ne parle (7) qu’à un
« autre » (8), or celui qui affirme l’existence d’un « autre » n’a pas de Tawhîd. »

Un autre a dit : « Le Tawhîd c’est Sa propagation en Lui-même par le statut qui Lui est
propre. »

(7) Lâ yu’abbaru. L’éd. de Haid. porte lâ yu’ayyanu = « on ne détermine pas ».

(8) Le ms. Yahya Ef. 2415 porte li-l-ayn au lieu de li-l-ghayr.

Muhyu-d-dîn Ibn Arabi

Traduit de l’arabe et annoté par

M. Vâlsan

[Michel Vâlsan : Le Livre de l'Extinction dans la Contemplation, Etudes Traditionnelles


1961, voir aussi Editions de l’Œuvre, 1985, p. 33-38]
Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan
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Dimanche 26 juin 2011 7 26 /06 /Juin /2011 19:27

Michel Vâlsan : La notion de maqâm.

LA NOTION DE MAQÂM

(Station spirituelle)

(Futûhât, chap.193)

Vers :
 

En vérité, le maqâm s’obtient par les œuvres ; Il implique activité de recherche et


d’acquisition.

C’est par le maqâm s’est atteinte la Perfection des Connaissants [kamâlu-l-‘ârifîne] ; Il


est le bien qui ne leur est pas retiré, ni caché, ni voilé.

Il est constant. Des choses étonnantes du monde invisible, Il les assigne, les discrimine
et les vise.

Il est la fin ultime, alors que les ahwâlse succèdent : il n’est découvert que par labeur et
fatigue.

En vérité, l’Envoyé d’Allâh, pour remercier son Seigneur, faisait saigner ses pieds
(pendant ses prières de nuit) (1), Et fut élevé encore par son zèle et sa peine.

Sache que les maqâmât (sing. maqâm) (2) sont choses obtenues par effort personnel
(makâsib, sing. maksab) et dérivent de l’accomplissement parfait des « droits » (huqûq,
sing. haqq) prescrits légalement. Lorsque le serviteur observe les « temps » établis, en
déployant les activités spirituelles (al-mu’âmalât, sing. mu’âmalah) par les disciplines
corporelles (al-mujâhadât, sing. mujâhadah) et psychiques (ar-riyâdât, sing. riyâdah),
ordonnées par le Législateur qui a déterminé leurs modalités et leurs moments, leurs
conditions et leurs règles de complétude et de perfection, alors ce serviteur est tenant
d’un maqâm, en tant qu’il produit la forme ordonnée pour ce maqâm. Ainsi, on lui a dit :
« Faites la Prière ! » (Aqîmû-s-salah : textuellement « Mettez debout la Prière », le mot
aqîmû étant de la même racine maqâm = « station », « fait de se trouver debout »), et
les serviteurs la font selon une forme parfaite (sûrah kâmilah) : elle sort alors « oiseau »
(3), ange ; esprit-saint, mais reposant seulement sur la volonté divine ; ensuite le
serviteur passe à un autre maqâm (prescrit) pour en produire également la forme. Par
cela, le serviteur est « créateur » (khallâq) (4). Tel est le sens du terme maqâm (5).

Il n’y a pas de divergence entre les Gens d’Allâh quant au fait que le maqâm est chose
stable [thâbit], qui ne cesse pas [ghayr zâ’il], alors qu’ils ont des opinions différentes en
ce qui concerne le hâl (6). Cependant, selon nous, la chose n’est pas telle qu’ils l’ont
définie, car il y a à faire quelques distinctions, en raison de la diversité des « réalités »
(haqâ’iq, sing. haqîqah) qui réalisent les maqâmât. Les maqâmât ne reposent pas tous
sur une seule et même réalité [haqîqah wâhidah]. Ainsi, il y en a qui sont liés par une
condition (shart), et lorsque la condition cesse d’exister, le maqâm cesse également ; par
exemple, en matière de wara’ (scrupule pieux) qui ne concerne que ce qui est
« défendu » (mahzûr) ou « douteux » (mutashâbih) : dès qu’il ne s’agit plus de l’un de
ces deux cas ou des deux, il n’est plus question de wara’. De même en matière de
« peur » (al-khawf) ou d’ « espoir » (ar-rajâ’), ou encore de « dépouillement » (at-tajrîd)
qui consiste en « abandon du souci des moyens de vivre » (qitu-l-asbâb) et qui est
l’aspect extérieur du tawakkul (le fait de se remettre à Dieu) selon l’acception ordinaire.

Il y a des maqâmât qui subsistent jusqu’à la mort, et qui cessent, comme la tawbah (la
pénitence, la « conversion ») et l’observance des prescriptions légales. D’autres
maqâmât accompagnent le serviteur dans la vie future jusqu’au moment de l’entrée au
Paradis, comme la « peur » et l’ « espoir ». D’autres enfin entrent avec le serviteur au
Paradis, comme les maqâmât de l’Intimité avec Dieu (al-Uns) et de la Détente (al-Bast)
ou encore celui de la manifestation des attributs de la Beauté Divine.

Par conséquent le maqâm est le « lieu » où le serviteur « occupe une position » (iqâmah)
et une station (thubût) dont il ne se sépare pas ; si le maqâm est soumis à une condition
et que cette condition se présente, le serviteur manifeste ce maqâm au moment
correspondant en raison de la présence de la condition respective. Le maqâm est
prédisposé ainsi chez ce serviteur, et c’est en ce sens qu’on dit qu’il est « stable », non
pas dans le sens que le serviteur le pratique en tout temps. Comprend donc.

(1) Après qu’Allâh eut révélé le verset : « Nous t’avons accordé une Victoire Evidente,
afin qu’Allâh te pardonne tes péchés antérieurs et ultérieurs [innâ fatahnâ laka fathan
mubînan li-yaghfira laka-Llâhu mâ taqaddama min dhanbika wa mâ taakhkhara] »
(Coran 48, 1), l’Envoyé d’Allâh priait encore les nuits au point que ses pieds arrivaient à
saigner par suite de la durée de la position debout, dans l’immobilité requise. Son épouse
Aïchah, émue, s’étonna qu’après la révélation du verset précité, il prit encore tant de
peine. Il répondit : « Mais ne serais-je pas un serviteur reconnaissant ? »

(2) Le terme maqâm est masculin, le pluriel maqâmât est de forme féminine, mais en les
transcrivant en français, pour des raisons d’homogénéité de style, nous considérerons les
deux comme étant du genre masculin.

(3) Une allusion est faite ici à la « création » par Jésus de l’oiseau d’argile en raison de
l’ordre divin (Coran 3, 43 et 5, 110).

(4) La « création » peut avoir lieu aussi par le serviteur ainsi qu’on le voit dans les
versets indiqués dans la note précédente, mais cela en raison de l’ordre divin seulement :
dans les cas des prières, l’ordre divin est donné dans la Loi. D’autre part, Allâh s’appelle
Lui-Même dans le Coran « le Meilleur des Créateurs » (ahsan al-Khâliqîn) (Coran 23, 14 ;
37, 125).

(5) On pourrait dire que le maqâm dans l’ordre « religieux » correspond à la malakah,
habitus, dans l’ordre nature. Du reste, ce dernier terme s’oppose lui aussi à hâl dans la
terminologie technique du péripatétisme arabe.

(6) Il faut dire aussi que selon le langage habituel, par maqâm on comprend surtout
comme « degré » ou « rang » spirituel, et le hâl s’oppose alors à lui dans le sens de
« phase préparatoire » (Cf. René Guénon, Aperçus sur l’Initiation, ch. 47, p. 297, note
3).

Muhyi-d-Dîn Ibn ‘Arabî.

Traduit de l'arabe et annoté par

Michel Vâlsan.

 
[Michel Vâlsan, La notion de maqâm, La Vérité essentielle, Futûhât Chap. 193, Études
Traditionnelles, n° 372-373, Juil.-Août et Sept.-Oct. 1962].

N.B. : Les parties entre crochets […] sont des notes venant du texte arabe des Futûhât,
du Coran et ne font pas partie du texte traduit par Michel Vâlsan ou de ses notes.

Mercredi 22 juin 2011 3 22 /06 /Juin /2011 02:36

Michel Vâlsan : La science propre à Jésus.

LA SCIENCE PROPRE A JÉSUS (1)

(al-‘Ilm al-‘îsawî)

(Futûhât, chap.20) (2)

D’où vient-elle et jusqu’où va-t-elle ? Quelle est sa modalité ? Concerne-t-elle la


« hauteur » du monde ou sa « largeur », ou encore les deux à la fois ?

Vers :

La science d’Aïssâ (Jésus) est celle dont les créatures ignorent la valeur.

Par cette science il redonnait vie à un être dont la terre était la tombe.

L’Insufflation (Nafkh) (par laquelle il vivifiait) équivalait à l’autorisation (Idhn) de celui


qui y réside caché, et à Son commandement créateur (Amr) (3).
En vérité, son Lâhût (Nature divine) qui, dans l’invisible, était son « beau-père » (sihr),

Est un Esprit qui a pris forme sensible (Rûh mumaththal) et dont Allâh manifesta le
« secret » (4).

Quand à lui (Jésus), il est sorti d’un mystère de la Dignité divine, mystère dont Allâh
avait caché la pleine lumière,

Et devint créature après avoir été un pur Esprit (Rûh) et Allâh l’illumina (de Sainteté).

En lui parvint Son Commandement (Amr) et Il le gratifia et lui donna la joie.

A qui est comme lui (Aïssâ) Allâh rendra immense la récompense.

(1) [Publié dans la revue Études Traditionnelles, mars-avril, et mai-juin 1971]

(2) Cette traduction est une pièce documentaire à l’appui de l’article précédent
[« références islamiques du Symbolisme de la Croix »]. Elle est faite sur les deux éditions
égyptiennes suivantes : Bûlâq, 1293 H. et Dâru-l-Kutubi-l-Arabiyyati-l-kubrâ, 1329 H.
(Celle-ci souvent fautive pour ce chapitre comme en général).

(3) Le Nafkh est le pouvoir d’ « Insufflation » par lequel Jésus ressuscitait les morts et
aussi vivifiait les oiseaux d’argile faits par lui ; l’Idhn est l’ « Autorisation » divine de faire
ces choses ainsi que d’autres miracles (cf. Coran 3, 49 et 5, 11) ; l’Amr est le
Commandement existenciateur ou le Verbe Kun = « Sois ! » avec lequel Jésus-Christ
s’identifiait (cf. Coran 3, 45-47).

(4) Allusion à la question des « deux natures » (Lâhût et Nâsût) du Christ, mais celles-ci
entendues dans une perspective islamique. Le Lâhût selon Ibn ‘Arabî est la vie infusée
par un pur Esprit (Rûh) (cf. Fusûs al-Hikâm, chap.15), et son corrélatif, le Nâsût, est une
forme individuelle offerte par Marie et animée par le Lâhût. Le Christ dans sa nature
essentielle, qui est celle du Verbe divin (Kalimah ilâhiyyah ou encore Qawl al-Haqq),
dépasse cette dualité ; c’est pourquoi le Lâhût qui, d’après la définition donnée, s’identifie
extérieurement avec Gabriel, l’Esprit envoyé à Marie « sous la forme sensible d’un
homme bien fait » (fa-tamaththala lahâ basharan sawiyyan, Coran 19, 17) est qualifié ici
assez étrangement de « beau-père » ; en tout cas exécuteur à ce sujet d’un mandat
divin, Gabriel ne serait donc pas le père véritable du Christ, mais seulement la partie
Lâhût.

Sache – et qu’Allâh te confirme par Son aide – que la science aïssawie (propre à Jésus)
est la science des Lettres (‘ilm al-Hurûf). C’est pour cette raison qu’Aïssâ avait reçu le
pouvoir d’insufflation de la vie (an-nafkh) qui consiste en cet « air » (hawâ’) qui sort du
fond du cœur et qui est esprit de vie (rûh al-hayât). Lorsque le souffle dans son trajet
expiratoire vers la bouche du corps, fait des arrêts, on appelle les endroits de ces arrêts
« lettres » (hurûf, sing. harf) et là sont manifestées les entités propres aux lettres.
Quand celles-ci sont mises en composition paraît la vie sensible dans les idées (al-
ma’ânî), et cela constitue la première chose qui de la Dignité divine (al-Hadrah al-
ilâhiyyah) fut manifestée pour le monde.

 
Les entités essentielles (des choses) (a’yân) dans leur état inexistentiel (‘adam) ne sont
pourvues – en fait de rapports existentiels (nisab) – de rien d’autre que de l’ouïe (as-
sam’) ; ces entités étaient ainsi en elles-mêmes, dans leur état inexistentiel prédisposées
à recevoir le Commandement divin existentiateur, lorsque celui-ci devait leur rapporter
l’existence. Quand donc Dieu leur dit : « Sois (Kun) ! », elles se constituèrent existantes
quant à leurs entités. Ainsi la Parole divine (al-Kalâm al-ilâhî) fût la première chose
qu’elles ont perçue de la part de Dieu – qu’Il soit exalté ! – entendant par cela un mode
de langage attribuable à la Dignité divine : qu’elle soit glorifiée ! La première parole qui
fut composée est kun = « sois ! » qui est constituée d’une racine de trois lettres : kâf,
wâw et nûn (5) ; chacun des noms de ces lettres étant lui-même trilittère, apparût ainsi
le nombre 9 dont la racine (carrée) est 3, premier nombre impair – fard (6). Or, du fait
du 9, toutes les entités numérales procédèrent elles-mêmes verbe kun, et il y eut ainsi
une double manifestation : celle des choses nombrées et celle du nombre. De là, vient
aussi que les prémisses d’un syllogisme sont constituées avec trois termes – même si
apparemment il y en a quatre, car, l’un des termes se répétant dans les deux prémisses,
il n’y en a en réalité que trois. C’est de l’impair – fard – que fut existencié l’univers et
non de l’un (al-wâhid).

Allâh nous a instruit que la cause de la vie dans les formes (suwar, sing. sûra) des êtres
engendrés n’est que l’insufflation divine (an-nafkh al-ilâhî) en disant (au sujet d’Adam) :
« Et lorsque Je l’aurais formé parfaitement et lui aurait insufflé de Mon Esprit, (les Anges)
tombrent devant lui en prosternation » (7). L’Esprit dont il est parlé dans ce texte est le
Souffle (an-Nafas) par lequel Allâh vivifie la Foi et qu’Il manifesta. L’Envoyé d’Allâh –
qu’Allâh lui accorde la grâce et la paix ! – a employé ce terme en disant : « Le Souffle du
Tout-Miséricordieux (Nafas ar-Rahmân) me vient du côté du Yémen » (8). Et par ce
souffle de miséricorde fut ravivée dans les cœurs des croyants la « forme » (sûra) de la
foi ainsi que la « forme » des règles établies par la Loi.

Aïssâ reçut la science du Souffle divin qui entre dans cette insufflation et la relation
d’origine (nisba) respective (9) il soufflait donc dans la forme qui se trouvait dans un
tombeau ou dans la « forme » de l’oiseau qu’il avait faite lui-même de boue, et l’être
correspondant à la « forme » en cause se dressait vivant par l’Autorisation divine (al-
Idhn al-ilâhî) qui entrait dans cet insufflation et dans cet air. N’était la propagation
(sarayân) de l’Autorisation divine dans l’insufflation il n’en serait jamais résulté la vie
dans une « forme » quelle qu’elle fût.

C’est du Souffle du Tout-Miséricordieux  que provient la science aïssawie à Aïssâ, et il


revivifiait les morts par son acte d’insufflation – sur lui le salut ! – et le souffle s’arrêtait
dans les formes dans lesquelles il était introduit : c’est ce qui constitue d’ailleurs le lot
que tout être existant détient d’Allâh. C’est par ce même lot que l’être parvient à Allâh
quand « toutes les choses arrivent chez Lui ».

(5) Plus exactement dans l’écriture arabe le kun, qui est l’impératif de la deuxième
personne du singulier masculin du verbe kâna-yakûnu n’a que deux lettres visibles kâf et
nûn ; le wâw intermédiaire qui appartient effectivement à la racine trilittère de ce verbe
« concave », est disparu du fait de la « contigüité de deux lettres quiescentes », le wâw
et le nûn.
(6) Les nombres afrâd (sing. fard) sont les impairs à partir du 3 ; à part cela, le nombre
1 est impair (witr) ; telle est du moins l’emploi des termes chez Ibn ‘Arabî (cf. Futûhât,
chap.30-31 ; idem, Kitâb al-Alif).

(7) Coran 15, 29 et 38, 72.

(8) Ces paroles concernaient les Ansâr, « aides » du Prophète, dont l’apparition était
pressentie par lui de cette façon comme une annonciation heureuse.

(9) Allusion au fait que Aïssâ, qui est appelé dans le verset « un Esprit de Dieu » (Rûhun
min-Hu) (Cor.4.131), est à Allâh dans le même rapport que l’« Esprit de Dieu » insufflé
par Allâh à Adam ; de plus, il a la même vertu, celle de donner la vie, ce qui est toujours
exprimé comme venant de l’Autorisation divine.

Lorsque l’homme par exemple, se libère pendant son ascension spirituelle (mi’râj) vers
son Seigneur, et que tout monde qu’il aborde dans son parcours (à travers les plans
superposés de l’être) lui prend au passage ce qui est apparenté à tel monde, il ne lui
reste finalement que ce seul « secret » (sirr) qu’il tient d’Allâh, seule chose par laquelle il
puisse le voir Lui et entendre Sa parole, car Allâh est trop sublime et saint pour être saisi
si ce n’est par Lui (10). Et lorsque l’être revient de ce degré contemplatif (mashhad) sa
forme qui avait été décomposée pendant son exaltation (‘urûj) se reconstitue, l’univers
(à tout degré) lui restituant ce qu’il lui avait retenu comme partie apparentée (au plan
d’existence correspondant) chaque monde ne dépassant aucunement les limites de son
genre. Le tout donc se réunit autour de ce « secret divin » et se reforme intégralement
en lui. C’est par ce « secret » d’ailleurs que la « forme » de l’être chante les louanges de
son Seigneur, un autre que lui ne sachant jamais en faire la véritable louange ;  si la «
forme » en faisait la louange de sa propre part et non pas de la part de ce secret,
n’apparaîtraient plus la faveur divine (al-fadl al-ilâhî), ni la grâce (al-imtinân) à l’égard de
cette forme même ; or il est fermement établi que la grâce existe à l’égard de toutes les
créatures, et cela veut que ce qu’Allâh reçoit comme magnification et éloge de la part de
la créature, provient de ce « secret divin » ; c’est Dieu qui Se louange et Se glorifie Lui-
même, et le Bien divin qui revient à la « forme », lors de ses actions de louange et de
glorification, cette « forme » la reçoit à titre de grâce et non pas de titre de droit d’une
créature sur Allâh : quand Allâh admet qu’un être créé ait un droit sur Lui, Il le fait en Se
l’imposant Lui-même.

Les « paroles » (kalimât) proviennent des « lettres » (hurûf) et les lettres proviennent de
l’air (al-hawâ’) et l’air provient du Souffle rahmanien. Par les Noms (al-Asmâ’)
apparaissent les effets dans les êtres créés et c’est là qu’aboutit la science aïssawie.

D’autre part l’homme, par la vertu des paroles (venues donc du Tout-Miséricordieux), fait
ainsi que la Dignité rahmanienne lui accorde de Son Souffle ce par quoi se dressera la «
vie » des choses demandées au moyen de ces paroles : ainsi l’ordre des choses est
continuellement circulaire (puisque les paroles venues du souffle de grâce retournent à
leur source pour ramener encore de la grâce).

Sache que la vie qu’ont les esprits leur appartient de par leur essence même, c’est
pourquoi du reste tout être vivant est vivant par son esprit. Le Samaritain (du peuple de
Moïse) savait une telle chose ; lorsqu’il aperçut l’Ange Gabriel, comme il savait que
l’esprit de l’ange constituait tout son être et que la vie qu’il avait lui appartenait de par
son être même, sachant aussi que tout endroit foulé par lui, du fait de sa condition de «
représentation sensible » (tamthîl) (11), devenait « vivant » par le vertu du contact avec
cette forme sensible (as-sûrah al-mumaththalah), il prit des traces de l’ange une «
poignée » de poussière selon ce qu’Allâh a informé en rapportant les paroles du
Samaritain : « Et j’ai pris une poignée des traces de l’Envoyé (céleste) » (12). Quand le
veau fut constitué et formé, le Samaritain projeta sur lui de cette poignée et le Veau
(animé) mugit.

Aïssa – sur lui le salut ! – étant « Esprit » (Rûh) comme Il l’a nommé (13) – et Allâh le
constitua Esprit dans la forme stable d’un être humain, comme il constitua d’autre part
Gabriel dans la forme passagère d’un Bédouin – ressuscitait les morts par la simple
insufflation. Ensuite, Allâh l’ayant confirmé par l’Esprit de Sainteté (Rûh al-Quds), il fut
ainsi Esprit confirmé par un Esprit qui était pur de la souillure propre aux êtres
cosmiques. Le principe de tout cela est l’Etre Vivant de toute Eternité (al-Hayy al-Azalî)
qui est identique à la vie sans fin ; la distinction entre éternité sans commencement
(azal) et éternité sans fin (abad) n’est introduite que par l’existence du monde et son
caractère adventice.

Cette science est celle qui se rattache à la « hauteur » (tûl) et à la « largeur » (‘ard) du
monde, entendant par cela, d’une part le monde spirituel (al-‘âlam ar-rûhânî) qui est
celui des Idées pures (al-Ma’ânî) et du Commandement divin (al-Amr), d’autre part le
monde créé (‘âlam al-khalq) de la nature grossière (at-tabî’a) et des corps (ajsâm), le
tout étant à Allâh : « La Création et Commandement ne sont-ils pas à Lui ? » (14). «
Dis : l’Esprit fait partie du Commandement de mon Seigneur ! » (15). « Béni soit Allâh le
Seigneur des Mondes ! » (16).

Ceci était la Science d’al-Hussayn Ibn Mansoûr Al-Hallâj – qu’Allâh lui fasse miséricorde !
– Quand tu entendras quelqu’un des gens de notre Voie traiter des lettres (Hurûf) et dire
que telle « lettre »  a tant de brasses ou d’empans en « hauteur » et tant en « largeur »,
comme l’ont fait Al-Hallâj et d’autres, sache que par « hauteur » il veut dire sa vertu
opérative (fi’l) dans le monde des esprits, et par « largeur » il veut dire sa vertu
opérative (fi’l) dans le monde des corps : la mesure mentionnée alors en est la
caractéristique distinctive. Cette terminologie technique a été instituée par Al-Hallâj.

Ceux d’entre les Réalisés Certificateurs (al-Muhaqqiqûn) qui connaissent la réalité du Kun
possèdent la Science de Jésus (al-‘ilm al-‘îssawî) (17) et ceux qui existencient par la
vertu de leur énergie spirituelle (himmah) quelque être (kâ’inât) ne le font qu’en vertu de
cette Science (18).

(10) On aperçoit ainsi que cette notion du Sirr universel, qui est la Réalité essentielle et
secrète de tout  être vivant, on a en Tasawwuf un terme strictement arabe et
mohammadien pour désigner la même chose qu’Atmâ, le Soi du Vêdânta : il est même
remarquable que ce Sirr divin provient du Nafas rahmanien ce qui assimile encore sa
position à celle de l’Atmâ dont le nom vient d’une racine exprimant elle-même l’idée de «
souffle ».

(11) Cf. éd. Blq. ; dans éd. Dâr-Kut, manquent les mots fî tamthîli-hi.
(12) Coran 20, 96.

(13) Cf. le verset, déjà indiqué, Coran 4, 181.

(14) Coran, 7, 54.

(15) Coran, 17, 85.

(16) Coran, 7, 54.

(17) Cf. éd. Blq. ; dans éd. Dâr-Kut, on a ici al-‘ilm al-‘alawî = « la science supérieure ».

(18) Cf. éd. Blq. où les derniers mots sont fa-mâ huwa illâ min hâdhâ al-‘ilm ; dans éd.
Dâr-Kut le mot illâ manque et le sens est opposé : « ils ne le font pas en vertu de cette
science ».

*   *

Le 9 étant apparu avec la réalité de ces trois lettres (du Kun) apparurent aussi parmi les
choses nombrées les 9 Cieux, et par les mouvements de l’ensemble des 9 Cieux et le
cours des planètes fut engendré le Bas-Monde (ad-Dunyâ) avec ce qu’il contient, de
même que, par leurs mouvements, ce monde avec ce qu’il contient sera détruit.

Par le mouvement de la sphère la plus haute parmi les 9 fut existencié le Paradis avec ce
qu’il comporte. Tout comme lors du mouvement de cette sphère la plus haute est produit
ce qu’il y a dans le Paradis, par le mouvement de la deuxième sphère qui succède à la
plus haute, est produit le Feu avec ce qui s’y trouve, ainsi que la Résurrection, la Sortie
de la tombe, le Rassemblement et le Déploiement. En raison de ce que nous avons
mentionné, le Bas-Monde est mélangé : du délice mélangé avec du châtiment. En raison
de ce que nous avons mentionné respectivement, le Paradis est tout entier délice, et le
Feu tout entier châtiment. Le mélange de composition actuel cessera pour les êtres
(allant de ce monde à la vie future), car la condition de la vie future n’admet pas la
complexion qu’ont les êtres ici-bas : c’est la grande différence entre la vie de ce Bas-
Monde et la Vie future, sauf que, concernant la constitution naturelle (nash’ah) des gens
du Feu, – lorsque la Colère divine est finie, sa limite ayant été atteinte en ce qui les
concerne, et que cette colère est suivie de la Miséricorde, laquelle l’avait déjà précédée
dans la durée (19) – l’autorité de la Miséricorde s’imposera à nouveau à leur égard, sa
forme (sûra) étant restée la même sans changement. – D’ailleurs, si la forme de la
Miséricorde avait changé ils seraient soumis au châtiment. – Ainsi, ces êtres sont régis
initialement, par permission d’Allâh et investiture de Sa part, par le mouvement de la
deuxième sphère céleste, celle qui suit la plus haute, et qui produit à leur égard un
châtiment destiné à tout réceptacle disposé au châtiment, – et si nous disons « à tout
réceptacle disposé au châtiment », c’est parce qu’il y a parmi les habitants du Feu
certains qui ne se trouvent pas là pour recevoir eux-mêmes le châtiment (20).

(19) Cf. le Hadîth « ma Miséricorde a précédé ma colère » (Inna Rahmatî sabaqat


ghadabî). Une autre traduction de Sabaqat par l’emporte sur sera nécessaire plus loin.
(20) Notamment les gardiens de l’enfer et les préposés aux tortures.

Quand sera consommée la durée (du Feu) qui est de 45.000 années, elle aura été
châtiment (effectif) pendant une telle durée pour ses gens (mais voici comment) : ceux-
ci sont punis (tout d’abord) en elle d’un châtiment continuel, sans interruption pendant
23.000 années. Ensuite le Tout-Miséricordieux (ar-Rahmân) leur envoie un sommeil
(nawmah) pendant lequel ils perdent toute sensibilité, ce qui correspond à la parole
d’Allâh : « Il n’y vit pas ni ne meurt » (21), ainsi qu’à la parole de l’Envoyé d’Allâh – sur
le salut ! – au sujet des gens du Feu, destinés au Feu : « Ils n’y meurent pas ni ne
vivent » ce qui concerne l’état de ces êtres pendant les époques où ils perdent leur
sensibilité. Cet état est analogue à celui des gens châtiés dans ce Bas-Monde qui
s’évanouissent à cause de la violence de l’épouvante et de la force exceptionnelle de la
douleur. Les gens du Feu restent dans cet état (de sommeil) pendant 19.000 années,
ensuite ils se réveillent de leur évanouissement (ghayshyah) – or, Allâh ayant « remplacé
leurs peaux par d’autres peaux » (22), ils sont punis alors en ces nouvelles peaux
pendant 15.000 années ; ensuite ils tombent de nouveau en évanouissement et restent
ainsi pendant 11.000 années ; puis ils se réveillent de nouveau alors qu’Allâh a remplacé
encore « leurs peaux par d’autres afin qu’ils puissent goûter de nouveau le châtiment »
(23), et de ce fait ils goûtent de nouveau le châtiment douloureux pendant 7.000
années ; ensuite ils retombent en évanouissement pendant 3.000 années ; ensuite ils se
réveillent et Allâh leur accorde une délectation (ladhdhah) et un repos (râhah) analogues
à ceux qu’éprouvent l’homme qui s’endort fatigué et qui se réveille (reposé) (24).

Ceci provient de « la miséricorde divine qui l’emporte sur Sa Colère » et qui « s’étend
(wasi’at) à toute chose ». La Miséricorde exerce alors son pouvoir de perpétuation
dérivant du nom divin Al-Wâsi’ : « Celui qui S’étend et contient vastement », par lequel
Allâh « S’étend à toute chose l’enveloppant en (Sa) miséricorde et en (Sa) science »
(25).

Alors les êtres ne sentent plus de douleur, et comme cet état se perpétue pour eux et
qu’ils le trouvent agréable (26), ils disent : « Nous avons été oubliés et nous ne
demandons rien, par peur de rappeler le souvenir de notre cas, alors qu’Allâh nous a dit :
« Demeurez-y et ne me parlez-pas ! » (27) ». C’est ainsi qu’ils se taisent, et qu’ils s’y
tiennent enveloppés dans un voile ; ils ne leur reste du châtiment que la peur d’un retour
du châtiment ; c’est cette portion de châtiment qui est perpétuée sur eux, la peur, qui
est un sentiment psychique non pas sensoriel, mais il peut arriver qu’ils oublient la peur
elle-même à certains moments. Leur bonheur consiste dans la tranquillité du côté du
châtiment sensoriel, et cela vient de ce que met Allâh, dans leurs cœurs, en tant qu’il
possède une vaste miséricorde. En effet, Allâh dit : « Aujourd’hui Nous vous oublions
comme vous avez oublié… » (28). C’est de ce fait là (29) qu’ils disent « nous avons été
oubliés » (nusînâ) quand ils ne sentent plus les douleurs. A cela se rapportent encore les
paroles divines : « Ils oublièrent Allâh et Il les a oubliés » (30) et : « de même
aujourd’hui tu seras oublié » (31), c’est-à-dire « tu es abandonné dans la Géhenne », car
le nisyân, « oubli », est l’ « abandon » : si (la racine employée dans tous les mots
traduits ici par l’idée d’ « oubli » est considérée avoir comme troisième radicale) le
hamzah (et non pas le yâ’), son sens est le « retardement ».

 
La part de bonheur qu’ont les gens du Feu est l’absence de châtiment, et leur part de
châtiment est l’arrivée du châtiment lui-même, car ils n’ont aucune sécurité par voie de
notification (32) du côté d’Allâh. Ils sont protégés cependant à certains moments, contre
la peur de l’arrivée du châtiment. Ainsi une fois ils en sont protégés pendant 10.000
années, une autre fois pendant 2.000 années, ou encore pendant 6.000 années, mais ils
ne sortent pas de ces limites, car il faut qu’ils y passent un tel temps déterminé.

Enfin quand Allâh veut leur accorder une faveur de son nom Ar-Rahmân, ils considèrent
l’état dans lequel ils se trouvent alors et leur sortie du châtiment en lequel ils avaient été
plongés, et ils sont favorisés tant que dure ce regard ; or cela peut durer une fois 1.000
années, une autre fois 9.000 années, une autre fois 5.000 années, cela peut être encore
davantage ou moins.

Telle est la situation de ces êtres dans la Géhenne, y restant continuellement, car ils en
sont les habitants attitrés.

Ce que nous venons de mentionner dans ce chapitre provient de la science aïssawie


héritée du Maqâm Muhammadien.

Et Allâh dit la vérité, et Il guide sur la Voie.

(21) Coran 20, 74 et 87, 13.

(22) Cf. Coran 4, 56.

(23) Ibid.

(24) Voici en tableau les séries de ces états alternants :

                       Châtiment             Sommeil ou Evanouissement

23.000                    ……

………..                19.000

15.000                 ………..

………..                  11.000

7.000              ………….

………..                    3.000

45.000                  33.000

Une coïncidence à signaler : la durée totale de deux phases alternantes « châtiment » et


« sommeil » 45.000 + 33.000 = 78.000 années est égale à celle du Cycle Temporel
(Dawrah az-Zamân) qui, d’après Ibn ‘Arabî, dans Futûhât, chap.12, a précédé la
manifestation du « corps de Mohammad », et pendant laquelle la réalité du Prophète
restait invisible extérieurement.

(25) Coran 40, 7.

(26) Cf. éd. Blq. : yasta’dhibûna-hu ; dans éd. Dâr-Kut, on a yastaghnimûna-hu : « ils
cherchent à le mettre à leur profit », sens qui est moins bien venu.

(27) Coran 23, 108.

(28) Coran 40, 34.

(29) Cf. éd. Blq. : haythîyyah ; dans éd. Dâr-Kut. : haqîqah.

(30) Coran 9, 67.

(31) Coran 20, 126.

(32) Cf. éd. Blq. : al-akhbâr ; dans éd. Dâr-Kut. : al-aghbâr ( ?).
Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan
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Lundi 13 juin 2011 1 13 /06 /Juin /2011 00:45

Michel Vâlsan : La notion de « HAQÎQAH ».

LA NOTION DE « HAQÎQAH»

(La Vérité essentielle)

(Futûhât, chap.263)

La Haqîqah est enlèvement des traces de tes attributs sur toi par Ses Attributs, en tant
que c’est Lui qui agit par toi, en toi et de toi, et non par toi : « Il n’y a pas de bête dont Il
ne tienne la mèche frontale » (1).

Vers :              
 

En vérité la Haqîqah confère éternellement un Unique [Wâhidan abadâ], alors que la


raison par sa spéculation nie l’Unique Un [al-Wâhid al-Ahad].

L’Essence (adh-Dhât) est sans second qui lui impose la parité, bien que le Monde exige,
de par ses conséquences le nombre.

Le Tout est un être certain [‘ayn muhaqqaqah] qui n’a ni « épouse », ni « père », ni
« fils ».

Sache – et qu’Allâh nous fortifie nous et toi-même, lecteur, par « un esprit procédant de
Lui » – que la Haqîqah (la Vérité essentielle) est ce sur quoi repose l’Existence universelle
(al-Wujûd) avec tout ce que cela comporte comme « variétés », « similitudes » et
« oppositions ».

Si tu ne connais pas la Haqîqah de cette façon, tu ne la connais pas [an lam ta’raf al-
haqîqah hakadhâ wa illâ fa-mâ ‘arafta].

Par conséquent, la réalité propre de la Sharî’ah est la réalité propre de la Haqîqah


(Fa-‘ayn ash-Sharî’ah ‘ayn al-Haqîqah). La Sharî’ah est haqq (vérité immédiate, droit), or
tout haqq a une haqîqah (vérité dernière, essentielle). La vérité immédiate (haqq) de la
Sharî’ah est sa réalité en tant que tel (wujûdu ‘ayni-hâ), et sa vérité essentielle
(haqîqah) est ce qui apparaît dans la vision intuitive (ash-shuhûd) comme étant l’aspect
de sa réalité intérieure, de sorte qu’elle est à l’intérieur telle qu’elle est à l’extérieur et
rien de plus, et que même lorsque le « bandeau est enlevé » la situation ne change pas
pour le spectateur.

Un des compagnons dit à l’Envoyé d’Allâh – qu’Allâh lui accorde Sa grâce unitive et Sa
grâce pacifique – : « En vérité je suis croyant véritablement (haqqan) ! » prétendant
ainsi détenir la « vérité immédiate de la Foi » (haqq al-Îmân) (2), or cela est des
attributs de l’intérieur de l’être, car c’est tasdîq, « croyance à une véridicité »,
« reconnaissance de vérité », et le tasdîq a son siège dans le cœur et ses effets dans les
membres [jawârih]. – Ceci du moins quand il s’agit d’un tasdîq portant effet sur les
membres, car autrement il n’est pas nécessaire que le tasdîq soit manifesté par les
membres ; c’est ainsi qu’un autre hadith mentionne que « les parties sexuelles (de l’être
soumis au Jugement) le confirment (yusaddiquhu) ou le contestent (yukadhdhibuhu) »
[wa-l-fajru yusaddiquhu dhalika aw yukadhdhibuhu], où l’on voit que la véridicité (sidq)
est attribuée aux parties corporelles extérieures.

L’Envoyé d’Allâh [salla-Llâh ‘alayhi wa sallam] dit alors au compagnon précité : « Et


quelle est la haqîqah de ta Foi ? » Celui-ci répondit : « C’est comme si je voyais le Trône
de mon Seigneur se montrer ! » Par cela le compagnon confirmait d’ailleurs une parole
de l’Envoyé d’Allâh [salla-Llâh ‘alayhi wa sallam] dite dans une autre circonstance : « En
vérité, le Trône de mon Seigneur se montrera le Jour de la Résurrection. » [inna ‘arsha
Rabbî yabruzu yawma-l-qiyâmah] Ce compagnon avait entendu cette parole, et cette
fois-ci il y fit référence implicitement en affirmant voir le Trône dans sa représentation
(khayâl) et répondit : « c’est comme si je le voyais », c’est-à-dire : « Il est pour moi
comme ce que je vois par ma vue sensible (basar) ». Or, étant donné le fait qu’il situa le
Trône comme objet « vu » et doué d’existence sensible, nous fûmes instruits que la
haqîqah exige le haqq et n’en diverge pas [al-haqîqah tatlubu-l-haqq lâ tukhâlifuhu]. Il
n’y a pas de haqîqah qui diverge de ce qu’est Sharî’ah, car la Sharî’ah est une des haqâiq
(pl. de haqîqah) et les haqâiq sont comparables entre elles et semblables.

La Loi (ash-Shar’) nie et affirme [yanfî wa yathbut]. En disant : « Rien ne Lui est
semblable » elle nie (l’analogie) et, en ajoutant immédiatement : « et Lui est l’Audient et
le Voyant » (3), elle (l’) affirme (car les qualifications correspondantes à ces deux noms
divins sont appliquées, d’une façon ordinaire, aux créatures). Or c’est ce que dit la
Haqîqah elle-même (qui, pour les gens de réalisation métaphysique, se qualifie
simultanément par des aspects opposés et complémentaires : de négativité et de
positivité, d’incomparabilité et de similitude, de transcendance et d’immanence,
d’intelligibilité et d’incompréhensibilité, etc).

Par conséquent, la Sharî’ah c’est la Haqîqah [fa-sh-sharî’ah hiya-l-haqîqah]. Or la


Haqîqah ou la Vérité essentielle, tout en conférant l’Unité de la Divinité (Ahadiyyah al-
Ulûhah), propose en même temps des « rapports » (nisab, sing. nisbah) à son sujet (4).
Elle n’affirme donc que l’Unité de la Multiplicité des rapports, non pas l’Unité de l’Unique
(al-Wâhid), car l’Unité de l’Unique est évidente d’elle-même, alors que l’Unité de la
Multiplicité est difficile à atteindre, et n’est pas perçue par tout être doué de regard. La
Haqîqah qui est l’Unité de la Multiplicité [Ahadiyyatu-l-kathrah] n’est pas découverte par
chacun.

Les (Gens de la Voie) voyant que tous connaissent la Sharî’ah, tant les catégories d’élite
que le commun des fidèles, et que cependant la Haqîqah n’est connue que par une élite,
distinguèrent entre Sharî’ah et Haqîqah, et considérèrent comme « Sharî’ah » ce qui est
apparent (zahara) des statuts [ahkâm] de la Haqîqah, et comme « Haqîqah » ce qui en
reste intérieur [batan] en tenant compte à cet égard du fait que le Législateur divin (ash-
Shâri’], qui est Dieu-Vérité (al-Haqq), s’est appelé Lui-même des noms Az-Zâhir =
« l’Apparent » ou « l’Extérieur » et Al-Bâtin = « le Caché » ou « l’Intérieur », et que ces
deux noms Lui appartiennent selon la vérité profonde (haqîqatan).

La Haqîqah est apparition d’un Attribut divin (Sifatu Haqq) derrière le voile d’un attribut
servitorial (sifatu ‘abd). Mais lorsque le voile de l’ignorance [hijâbu-l-jahl] est écarté de
l’œil de l’intuition intérieure (‘ayn al-basîrah), celui-ci voit que l’attribut du serviteur est
l’Attribut de Dieu même ; telle est la chose chez eux (chez les Connaissants intuitifs de
façon générale), mais chez nous (personnellement et chez ceux qui nous ressemblent) la
vision intérieure atteste que l’attribut du serviteur est le Seigneur même et non l’Attribut
du Seigneur [anna sifatu-l-‘abd hiya ‘aynu-l-Haqq lâ sifatu-l-Haqq]. L’extérieur est
« créature » (khalq), l’intérieur « dieu » (Haqq). L’intérieur est le producteur de
l’extérieur, car les membres se comportent obédients à ce que leur enjoint l’âme ; celle-
ci est intérieure quant à son entité, extérieure quant à son autorité, alors que l’organe
corporel n’a qu’un statut d’extériorité et est dépourvu du côté intérieur car il n’a pas
d’autorité par lui-même. C’est de la même façon qu’on impute la « déviation » [al-i’ûjâj]
ou la « rectitude » [al-istiqâmah] de la marche à celui qui marche et non pas aux
membres dont il se sert pour marcher.

En vérité, le « marcheur » au moyen de la « créature » (al-khalq) n’est autre que Dieu


Lui-même (al-Haqq), et Lui « Il est sur une Voie Droite » (5). Mais il se peut que la
déviation soit « rectitude » en vérité, comme la courbure de l’arc : la rectitude de l’arc
est sa courbure même par laquelle il est arc [al-qaws istiqâmatuhu-l-latî urîdu lahâ
i’ûjâjuh] ; s’il était rectiligne on n’en obtiendrait pas ce que l’on veut par cette courbure :
c’est donc sa courbure même qui est sa « rectitude ».

Il n’y a d’ailleurs dans l’univers que du « droit » ([fa mâ fî-l-‘âlam illâ] mustaqîm) car
Celui qui tient la « mèche frontale » de tout être est Celui qui marche avec lui, or il est
dit aussi qu’ « Il est sur une Voie droite ([Huwa ‘alâ] sirât mustaqîm) ». Tout mouvement
et tout arrêt dans l’existence est divin, car ils sont dans la main d’un Être divin (Haqq) et
en procèdent, et Lui est décrit comme « étant sur une Voie droite », tel que nous l’a
enseigné le véridique qu’est l’Envoyé divin Hûd – sur lui la Paix ! (6) Or les Envoyés divin
(ar-Rusul), et ils sont les plus savants parmi toutes les créatures. Le monde n’a pas
d’excuse plus forte que ce fait (existentiel et naturel affirmé dans les paroles dudit
verset). Et c’est de la part des Envoyés divins un acte de miséricorde envers les
créatures que d’attirer leur attention sur un point comme celui-ci. Et lorsque Dieu
rapporte dans le Coran leur attention sur un point comme celui-ci. Et lorsque Dieu
rapporte ce propos tenu par Hûd, nous en prenons nous-mêmes connaissance, et nous
savons ainsi quelle est la Miséricorde divine envers nous quand Il nous instruit d’une
pareille choses. Le fait qu’Il nous a enseigné ce qu’avait dit Son Envoyé, est pour nous
une Bonne-Nouvelle (Bushrâ) de la part d’Allâh, comme celle qu’énonce ainsi un verset
« Ils auront la Bonne-Nouvelle dans la vie de ce bas monde et dans la vie future ». Cette
« bonne-nouvelle » fait des « Paroles » divines – et « le Paroles divines ne changent
pas » (7).

Fait partie du chapitre de la Haqîqah le fait qu’Allâh – qu’Il soit exalté – est l’existence
même (‘ayn al-wujûd) et qu’Il est qualifié comme ayant des attributs du fait que les
choses existantes ont des attributs. Ensuite, Il a instruit que sous le rapport de Son Être
(‘Aynu-Hu) Il est l’être des attributs du serviteur et de ses membres, en déclarant : « Je
suis son ouïe. (8) » Or Il a rattaché ainsi l’ « ouïe » à l’être « audient » et la lui a
attribuée. Alors, comme il n’y a pas d’existant autre que Lui, Il est aussi bien
l’ « audient » que l’ « ouïe » de celui-ci ; et ainsi de suite, toutes les autres facultés et
perceptions correspondantes ne sont que Lui-même (9).

La Haqîqah est l’être-même de la Sharî’ah est identique à la Sharî’ah (al-haqîqah ‘ayn


ash-Sharî’ah). Comprend donc cela. « Et Allâh dit la Vérité et Il guide sur la Voie ».

(1) Coran, 11, 56. [Mâ min dâbbatin illâ Huwa âkhidhun bi-nâsiyatihâ].

(2) Coran, 11, 56. Ce hadith auquel l’auteur emprunte quelques phrases figure dans les
Recueils classiques. Or il est utile de le connaître en son entier pour situer les fragments
cités ici et plus loin. A l’occasion on peut voir une scène proprement initiatique sous les
aspects les plus simples d’un entretien quotidien.

« L’Envoyé d’Allâh [salla-Llâh ‘alayhi wa sallam] demanda tout d’abord à ce Compagnon :


« Comment vas-tu ce matin, ô Hârithah ? » Celui-ci répondit : « Ce matin je me trouve
croyant pour de vrai (asbahtu mu’minan haqqan) ! » Alors l’Envoyé d’Allâh [salla-Llâh
‘alayhi wa sallam] lui dit : « à chaque haqq (« vrai » ou « droit ») correspond une
haqîqah. Quelle est la haqîqah de ta Foi (Îmân) ? » Le Compagnon répondit : « J’ai retiré
mon âme du bas-monde, et maintenant l’or et la boue du monde me sont devenus
égaux. C’est comme si je voyais les êtres du Paradis se délecter dans le Paradis, et c’est
comme si je voyais les êtres du Feu châtiés dans le Feu, et c’est comme si je voyais le
Trône de mon Seigneur apparaître ; c’est pour cela que j’ai veillé ma nuit, et que j’ai eu
soif pendant ma journée ! » l’Envoyé d’Allâh [salla-Llâh ‘alayhi wa sallam] lui dit alors :
« Ô Hârithah ! Tu as eu la connaissance : Attaches-y toi ! (yâ Hârithah, ‘arafta :
fa’lzam !) » et il ajouta pour les assistants : « Un serviteur auquel Allâh a illuminé le
cœur par la lumière de la Foi ! » [‘abdun nawwara-Llâhu al-îmâna fî qalbihi] ».

(3) Coran, 42, 9. [Laysa ka-mithli-Hi shay’un wa Huwa as-Samî’u al-Basîru].

(4) Ce sont les rapports multiples résultant de la fonction « divine » de la Haqîqah,


rapports représentés notamment par les Noms divins.

(5) Coran, 11, 56. [‘alâ sirâtin mustaqîmin].

(6) Cette formule coranique que nous voyons reprise avec insistence, fait partie des
paroles que l’Envoyé divin Hûd a adressées à son peuple, et doit être considérée comme
faisant partie d’un message divin ; voici d’ailleurs le texte intégral du verset qui contient
les expressions citées ici : « En vérité je m’en suis remis à Allâh, mon Seigneur et votre
Seigneur. Il n’y a pas de bête dont Il ne soit le tenant de sa mèche frontale. En vérité
mon Seigneur est sur une Voie droite » (Coran, 11, 56). [innî tawakkaltu ‘alâ-Llâhi rabbî
wa rabbikum, mâ min dâbbatin illâ Huwa âkhidhun bi-nâsiyatihâ, inna rabbî ‘alâ sirâtin
mustaqîm].

(7) Coran, 10, 64. [Wa lahum al-bushrâ fî-l-hayât ad-dunyâ wa-l-akhirah lâ tabdîla li-
kalimâti-Llâh].

(8) Ces paroles font partie d’un hadith qui parle du fruit des œuvres surérogatoires :
« Mon serviteur ne cesse de s’approcher de Moi par des œuvres surérogatoires jusqu’à ce
que Je l’aime, et quand Je l’aime, Je suis son ouïe par laquelle il entend, sa vue par
laquelle il voit, sa main avec laquelle il saisit, son pied avec lequel il marche… »

[Wa mâ yazâlu ‘abdî yataqarrabu ilayya bi-n-nawâfil hattâ uhibbahu, fa-idhâ ahbabtuhu
kuntu sam’ahu lladhî yasma’u bih, wa basarahu lladhî yubsiru buh, wa yadahu llatî
yabtishu bihâ, wa rijlahu llatî yamshî bihâ].

(9) C’est pourquoi en revenant à la notion de « l’acte attribué à toi » comme définition de
la Sharî’ah on pourrait conclure ainsi « Tant que tu vois que c’est toi comme être
particulier qui agis, tu es responsable comme tout être particulier qui se situe
nécessairement en subordination de l’Être Suprême. Mais lorsque tu arriveras à ne te
plus connaître comme être particulier puisque tu seras éteint à toi-même et ne
subsisteras que par l’Être Suprême, tu ne pourras plus t’attribuer l’acte à toi-même et
l’accomplir par toi-même, car tu verras alors que c’est Allâh seul qui agit : cela ne veut
pas dire que tu n’auras plus à pratiquer la Loi, mais que c’est Allâh avec les Attributs de
Sa Seigneurie ou, selon la perspective plus spéciale d’Ibn ‘Arabî, Allâh Lui-même devenu
les « attributs » de ton être, qui accomplira tout, et Il les accomplira parfaitement dans la
théophanie que tu constitueras tant que tu la constitueras par Son acte. Mais que ce soit
« par toi » ou « par Lui » en ce monde Sa loi sera toujours pratiquée. »

Muhyi-d-Dîn Ibn ‘Arabî.

Traduit de l'arabe et annoté par

Michel Vâlsan.

[Michel Vâlsan, La notion de « haqîqah », La Vérité essentielle, Futûhât Chap. 263,


Études Traditionnelles, n° 396-397, Juil.-Août et Sept.-Oct. 1966].

N.B. : Les parties entre crochets […] sont des notes venant du texte arabe des Futûhât,
du Coran ou des hadîth et ne font pas partie du texte traduit par Michel Vâlsan ou de ses
notes.
Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan
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Mardi 7 juin 2011 2 07 /06 /Juin /2011 18:42

Michel Vâlsan : Conseil à un ami (Cheikh al-Akbar Ibn


‘Arabî).

Notice introductive.
 
Pendant nos recherches portant sur les manuscrits du Cheikh al-Akbar Ibn ‘Arabî, il nous
est arrivé plusieurs fois de tomber sur des copies d’un petit écrit, intitulé wasiyyah =
« conseil », adressé par le maître à un personnage de ses relations dont il n’indique pas
le nom, mais qu’il qualifie courtoisement de « frère saint le plus noble » (al-akh al-walî
al-akram).D’après les paroles introductives nous comprenons que celui-ci avait désiré
avoir de la main du Cheikh al-Akbar un texte spécialement rédigé pour lui, désigné
comme tadhkîrah = « mémento », qu’il voulait toujours porter sur lui ; il avait aussi
spécifié qu’il entendait que le document devait lui servir, chaque fois qu’il l’aurait sous les
yeux, à se rappeler le Cheikh et à faire alors des prières pour lui. Tout en reconnaissant
que l’attente de son solliciteur ne se trouvera pas satisfaite par le texte livré, l’auteur
déclare qu’il entend bien bénéficier des prières promises…
 
La wasiyyah rédigée en ces conditions contient une série de rappels de notions
traditionnelles, de recommandations spirituelles et rituelles utiles pour la vie quotidienne
d’un homme qui est consacré à Dieu, tout en vivant dans le milieu commun ; d’après
certaines indications qui lui sont données ici, il est probable que cet homme exerçait
quelque commerce et avait aussi affaire avec les autorités publiques.
 
Ainsi que l’auteur le précise en sa conclusion, dans tout ce qu’il vient d’indiquer il n’y
arien qui ne dérive de l’enseignement prophétique authentique. Mais on comprend aussi
que le choix et la forme même de ses directives constituent une adaptation au cas
particulier du destinataire ; cet écrit a aussi une certaine valeur exemplaire.
 
La dernière phrase du texte où l’auteur donne lui-même son nom complet mentionne
aussi comme date du document l’année 624/1227. Ceci correspond à la dernière phase
de la vie du Cheikh al-Akbar pendant laquelle il était établi à Damas (il y est mort en
638/1240).
 
Le texte ne semble pas avoir été publié jusqu’ici. O. Yahya, Hist. Et class. De l’œuvre
d’Ibn ‘Arabî, R.G.826, sous le titre principal R. fî al-Wa’z li-ba’d ahbâbihi : « Epître
contenant une exhortation faite à l’un de ses bons amis », en signale 6 manuscrits ;
notre traduction a utilisé de façon occasionnelle un septième trouvé à Tunis, Wataniyyah
2284 fol. 6b. –8a. où il est titré Ba’d min wasâyâh al-Shaykh etc. = « Quelque chose des
Conseils du Cheikh al-Akbar », corroboré aveccelui de Berlin 3996, Spr. 743/6 fol. 24b. –
25b, où il est appelé Wasiyyah al-Shaikh al-Akbar. Les deux copies utilisées, malgré des
différences de détail de l’une à l’autre dans certaines phrases, ne présentent aucune
difficulté pour l’établissement du texte.
 
MICHEL VÂLSAN.
 
 
Au Nom d'Allâh, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux !
 
Ma réussite n'est que par Allâh ! A Lui je me remets et vers Lui je reviens !
 
Louange à Allah et salut à ceux de Ses serviteurs qu'Il S'est choisis, ainsi qu'au frère
saint le plus noble !
 
Tu m'as demandé - qu'Allâh t'assiste et te confirme quant à ce qu'Il t'a mis à charge (par
Sa Loi) – « de te rédiger du trait de ma main un texte de mémento (tadkhirah) qui te
fasse penser à moi, afin que tu pries pour moi chaque fois que tu le trouveras ». Or,
même si ton but aura été en fait tout autre que ce que j'ai mentionné ici, le pauvre (que
je suis) n'aura toutefois rédigé le texte que par désir de s'assurer tes prières pour lui...
Qu'Allah nous fasse profiter nous et vous de sa Toute-Puissance. Amîn.
 
Mon saint ami, pratique le dhikr d'Allah en tout état, car il réunit tout le bien.
 
Sois toujours préparé à accueillir de bonne grâce ce qu'apporte le décret divin, car ce
qu'Allâh a prévu arrive et le contentement a ce sujet est profitable.
 
Sache que tu as à répondre de tes mouvements et de tes arrêts – quant à ce pourquoi tu
t'es mu et quant à ce pourquoi tu t'es arrêté ; par conséquent, occupe-toi, en tout
moment, de ce qui, dans le moment même, est le plus important pour toi, et de ce
qu'Allah t'a mis à charge comme œuvre pour ce moment.
 
Évite les activités superflues.
 
Tu dois obéissance à Allâh et obéissance à Son Envoyé - qu'Allah lui accorde Ses grâces
unitives et salvifiques - de même à celui qu'Allâh a chargé de nous gouverner : acquitte-
toi de l'obéissance que tu dois à celui-ci, et ne lui demande pas de comptes quant à ce
que lui-même te doit à toi.
 
En tout état de cause prie en faveur de ceux qui s'occupent de nos affaires, prie pour
qu'ils agissent bien à leur propre sujet et à notre sujet, car si ceux-ci agissent bien quant
à eux-mêmes, nous ne verrons nous arriver à nous autres que de bonnes choses.
 
Aie toujours un préjugé favorable à l'égard des Musulmans et une bonne intention à leur
sujet ; agis parmi eux selon tout ce qui est bien.
 
Quand tu te couches n'aie dans ton coeur rien de mauvais à l'égard de qui que ce soit, ni
rancune, ni haine.
 
Prie pour le bien de celui qui a été injuste envers toi, car celui-ci t'a préparé du bien pour
ta vie future : si tu pouvais voir ce qu'il en est réellement, tu te rendrais compte que
l'injuste t'a fait vraiment du bien pour la vie future. Alors, la récompense du bienfait ne
doit être que le bienfait (1) (prie donc pour le bien de celui qui t'a réservé un bien) ; du
reste, le bienfait dans la vie future est permanent. Ne perds pas de vue cet aspect des
choses, et ne sois pas trompé par le fait des dommages qui te résultent ici-bas par
l'injustice dont tu es l'objet : il faut considérer cet inconvénient comme le médicament
désagréable que doit absorber le malade parce que celui-ci sait quelle utilité il en tirera
finalement. L'injuste joue un rôle équivalent : prie donc pour qu'il ait tout bien !
 
Sois en éveil au sujet d'Allâh – qu'Il soit exalté – surtout quand tu parles, car auprès de
toi il y a un « veilleur préparé » (raqîb ‘atîd) (2) que ton Seigneur a chargé de toi : ne lui
fais inscrire que du bien !
 
Abstiens-toi d'attaquer les gouvernants de nos affaires, car ils sont les lieutenants
d'Allâh, et leurs cœurs sont dans la main d'Allâh qui les fait se tourner vers nous quand Il
veut. Occupe-toi d'Allâh dans la main de qui se trouve la bride de leur cœur. Ne sois pas
arrêté par leurs individualités car le respect (qui leur est dû) est en raison de la fonction
où ils ont été placés par Allâh ; sans le degré fonctionnel il n'y aurait pas à observer
quelque différence entre les hommes.
 
Gagne ton pain, et (le cas échéant) pose question aux « Gens du Dhikr » d'entre les
savants par Allâh (3), au sujet de ce que tu ne connais pas (quant aux règles de droit
concernant les activités commerciales) car le commerçant honnête sera rassemblé le jour
de la résurrection avec les prophètes, les confirmateurs et les martyrs.
 
Astreins ton âme à la pudeur devant Allah et devant les anges qui séjournent avec toi
d'entre ceux qui se succèdent chez toi (4).
 
Fais que ta compagnie soit avec Allâh – qu'II soit exalté – et accompagne ce qui est
autre qu'Allâh avec cette compagnie d'Allâh.
 
Fais aumône de ton honneur, chaque matin, à toutes les créatures d'Allâh (5).
 
Le soir fais la prière des funérailles au bénéfice de tous les Musulmans et Musulmanes
morts dans la journée. Tu atteindras par cela beaucoup de bien (6).
 
Lorsque tu accomplis la prière du Maghreb fais deux rakates d'istikhârah (demande du
meilleur parti) quotidienne et constante. Et fais cela en tant qu'istikhârah générale, telle
que je vais te la dire. Tu feras l'invocation suivante après les deux rakates dont je parle :
 
« Allâhumma, je T'invoque au sujet de ce qui est  le meilleur, en raison de Ta Science, je
sollicite Ton arrêt prédestinateur, en raison de Ton Pouvoir, et je demande Ta faveur
immense, car Tu peux, alors que moi je ne puis rien, Tu sais, alors que moi je ne sais
pas, et c'est Toi le Savant par excellence des choses cachées !
 
Allâhumma, si Tu sais que tout ce que j'agis à mon propre sujet et au sujet d'autrui, et
que tout ce que fait autrui à mon sujet (au sujet de mon conjoint, de mon enfant et de ce
que je possède) sera bon pour moi dans ma religion, ma vie et dans mon issue finale,
depuis cette heure-ci jusqu'à l'heure pareille du jour suivant, destine-le-moi, facilite-le-
moi, puis accorde-moi en cela la bénédiction.
 
Et si Tu sais que tout ce que j'agis à mon propre sujet et au sujet d'autrui, et toute ce
que fait autrui à mon sujet, quant à ma religion, ma vie et mon issue finale, depuis cette
heure jusqu'à l'heure pareille du jour suivant, est mal pour moi, détourne-le de moi et
détourne-moi de lui et destine-moi le bien où que ce soit, facilite-le-moi, puis accorde-
moi en cela la bénédiction ».
 
Si tu fais cela tu verras beaucoup de bien et toujours, et tu seras sûr d'Allah en tout ce
qui procédera de toi ou d'autre que toi, à cause de toi.
 
*
*  *
 
Sache, mon saint ami, que j'ai vu l'Envoyé d'Allâh en songe, dans l'année 599 à La
Mecque dans une vision de longue durée et que je l'ai entendu prononcer alors la prière
suivante que j'ai retenue dans ma mémoire ; les mains tendues il disait:
 
«  Allâhumma fais-nous entendre du bien, fais-nous voir du bien ! Qu'Allah nous pourvoie
de la préservation et la rende permanente ! Qu'Allah réunisse nos cœurs dans la crainte
sanctifiante, et qu'II nous fasse réussir en ce qu'll aime et en ce dont Il est content ».
 
Puis il récita les Versets Conclusifs de la sourate de la Génisse (7).
 
Observe la pratique – et qu'Allah le Très-Haut t'y assiste – de 4 rakates avant la prière
du Zuhr et 4 après elle, et dis après la salutation finale de la prière du maghreb et de
celle du Subh (8), et avant de parler:
 
« Allâhumma sauve-moi du Feu ! » (7 fois).
 
De même veille à dire matin et soir ceci:
 
« Je me réfugie en Allâh l'Oyant et le Savant contre Satan le lapidé ! » (Puis les versets
suivants qui sont les « conclusifs » de la sourate du Rassemblement (9) :
 
« Lui est Allâh, pas de dieu si ce n'est Lui, le Connaissant de l'invisible et du visible, le
Tout-miséricordieux le Très-miséricordieux !
 
Lui est Allâh, pas de dieu si ce n'est Lui, le Roi, le Très-Saint, le Salutaire, le Fidèle, le
Protecteur, le Très-Fort, le Réparateur, le Superbe ! Gloire à Allâh au-dessus de ce qu'ils
Lui associent !
 
Lui est Allâh, le Créateur, le Producteur, le Formateur ! A Lui les plus beaux Noms ! Ce
qui est dans les Cieux et la Terre Le glorifie, et Lui, Il est le Très-Fort, le Sage ! ») ».
 
Cela est à dire trois fois, et chaque fois comme je viens de te le dire (10).
 
Je ne t'ai informé ainsi de rien qui ne vienne de l'enseignement authentique de l'Envoyé
d'Allâh - qu'Allâh lui accorde Ses grâces unitives et Ses grâces salvifiques. Et c'est Allâh
qui assure la réussite. Pas de Seigneur autre que Lui.
 
Ceci est la fin du conseil.
 
Qu'Allâh nous accorde la meilleure fin à nous et à tous les Musulmans ! Qu'Allâh accorde
Ses grâces unitives et Ses grâces salvifiques à notre maître Muhammad et à sa famille et
tous ses compagnons ! Louange à Allâh le Seigneur des Mondes !
 
Ceci fut écrit par Muhammad ben ‘Alî ben Muhammad Ibn al-‘Arabî at-Tâ'iyy al-Hâtimî –
qu'Allah lui accorde la meilleure fin à lui, à ses deux parents et à tous les Musulmans –
dans l'année 624 (11).
 
Muhyi-d-Dîn Ibn ‘Arabî.
Traduit de l'arabe et annoté par
Michel Vâlsan.
 
(1) Cf. Coran 55, 60.
(2) Cf. Coran 50, 18.
(3) La notion des Gens du Dhikr (Rappel) dérive de Coran 16, 43 et 21, 7. Il s’agit plus
exactement de ceux qui ont la mémoire sûre et complète de l’enseignement sacré.
(4) Il s’agit des anges préposés aux affaires humaines qui se succèdent jour et nuit dans
notre monde.
(5) L’auteur précise dans le chapitre 560 des Futûhât qu’il y a lien de dire chaque matin
ceci : « Allâhumma, je fais aumône de mon honneur à Tes serviteurs ! Allâhumma, celui
qui me lèsera ou qui fera à mon sujet une choses qui pourrait être portée devant la
justice, je Te prends à témoin que j’ai par avance renoncé à toute plainte contre lui à ce
sujet dans ce monde et dans l’autre. »
(6) Cette sorte de prière ne comporte point de rakates (avec leurs mouvements
d’inclination et de prosternation) ; elle peut être faite de la façon suivante, en tenant
compte de ce que dit le Cheikh al-Akbar au sujet de la prière ordinaire pour le mort, dans
le chap.69 des Futûhât. – Celui qui prie est debout dans la qiblah, et fait quatre takbîrât
(levées des bras en disant Allâhu Akbar !). Après la 1ère takbîrah on récite la Fâtihah,
après la 2ème on fait la prière pour le Prophète (selon le texte prononcé dans le
Tashahhud de la prière ordinaire), après la 3ème takbîrah on fait l’invocation spéciale pour
les morts (dont le texte est libre) et après la 4 ème takbîrah on fait une salutation finale :
« Que la paix soit sur vous, ainsi que la miséricorde d’Allâh ».
(7) Coran 2, 285/286.
(8) La prière du zuhr est la première des cinq prières obligatoires après le passage du
soleil à la méridienne, le maghrib en est la première après le coucher du soleil et le subh
celle du début du matin avant le lever du soleil.
(9) Coran 58, 22/24.
(10) C’est-à-dire, ainsi qu’il ressort encore mieux d’une précision du chap. 360 des
Futûhât, en prononçant la formule initiale de « prise en refuge en Allâh «  avant chacune
des récitations de ces versets.
(11) Ici le copiste du manuscrit Tunis, Wataniyya 2284 ajoute : « Ceci est le texte qu’on
a copié d’après le manuscrit de l’auteur – qu’Allâh soit satisfait de lui ». Celui de Berlin,
Spr.743/6 dit : « Celui est le texte que j’ai trouvé en provenance de celui qui a copié le
manuscrit de l’auteur, etc. ».
 
(Michel Vâlsan, Conseil à un ami, Revue Études Traditionnelles n° 409-410, Sept.-Oct. et
Nov.-Déc. 1968).
Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan
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Dimanche 5 juin 2011 7 05 /06 /Juin /2011 22:15
Michel Vâlsan : La notion de « Sharî'ah ».

Deux définitions de Muhy-d-dîn Ibn Arabî

LA NOTION DE « SHARÎ’AH »

(La Loi, ou la Voie Générale)

(Futûhât, chap.262)

La Sharî’ah est attachement rigoureux à la Servitude (iltizâm al-Ubûdiyah) par


l’attribution de l’acte à toi (bi-nisbah al-fi’l ilayka).

Vers :

En vérité la Sharî’ah est une limite (hadd) sans tracé tortueux,

sur laquelle les Gens des hautes stations spirituelles s’avancent.

Ils montent sur les échelons des intelligences et des aspirations

vers une dignité à laquelle ils accèdent et qu’ils ne perdent plus.

De là ils apportent une chose d’un prix immense, et on ne leur

fait aucun grief pour ce qu’ils apportent ainsi.

 
La Sharî’ah comprend, d’une part, la Voie Visible (as-Sunnah az-Zâhirah) que les
Envoyés ont apporté par ordre d’Allâh, d’autre part, la voie instituée par initiative
personnelle (as-sunnah allatî ibtudi’at) dans le but de se rapprocher d’Allâh ; ce dernier
mode d’institution est celui mentionné dans la parole d’Allâh : « une rahbâniyyah qu’ils
(les suivants de Jésus) ont instituée par initiative personnelle (ibtada’û-hâ) » (1), ainsi
que dans la parole de l’Envoyé : « Celui qui tracera dans l’Islam une bonne voie (sunnah
hasanah) etc. » (2), parole par laquelle il nous a accordé la licence d’instituer de propre
initiative (ibtidâ’) ce qui est bien (hasan), et a mis aussi une récompense pour celui qui
aura institué ce bien ainsi que pour ceux qui l’auront pratiqué.

En outre, il nous a instruit que celui qui rend à Allâh un culte selon ce que lui confère sa
vue spéculative (nazar) – ceci quand il ne se trouve pas sur une voie déterminée
d’institution divine – sera rassemblé (dans la Résurrection) comme constituant à lui seul
une « communauté » (ummah) (3) sans avoir un chef (imâm) (4) qu’il suive. Le
Législateur a considéré qu’un tel être est « bon » (khayr) et l’a fait entrer dans la
catégorie des « bons » (akhyâr) : c’est ainsi qu’Allâh a dit d’Abraham : « En vérité,
Abraham était une communauté, ummah, vouée à Allâh… » (5), ce qui concerne
Abraham avant qu’il ne reçoive la Révélation (6).

L’Envoyé d’Allâh – sur lui [la prière et] la Paix – a dit aussi : « J’ai été suscité pour
parachever les vertus (caractères) nobles (Makârim al-Akhlâq) » (7) : par conséquent
celui qui pratique les « nobles caractères » se trouve sur une voie légale (shar’) émanant
de son Seigneur, même s’il ne le sait. Le Prophète a appelée une telle pratique « bien »
(Khayr), dans le hadith concernant Hakîm ibn Hizâm qui, à l’époque de l’Ignorance
préislamique, avait fait beaucoup d’œuvres vertueuses comme affranchissement
d’esclaves, aumônes, bienfaits envers les parents, actes de libéralité, etc. ; lorsque celui-
ci lui demanda quelle était la valeur de tout cela, il lui répondit : « Tu as déjà été
pratiquant de l’Islam (aslamta) par tout ce que tu as fait précédemment comme bien
(khayr) ». Le Prophète appela donc cela « bien », et annonça en même temps au
pratiquant la récompense divine.

La Sharî’ah, si tu ne la comprends pas de cette façon, tu ne la comprends pas du tout


[fa-sh-sharî’ah an lam tafham hakazâ wa allâ famâ fahimta ash-sharî’ah].

Quant au « parachèvement des caractères nobles » il consiste dans leur dépouillement


des vilénies qui leur ont été surimposées ; car tandis que la noblesse des caractères est
chose essentielle [amr dhâtî], leur vilénie est chose accidentelle [amr ‘ardî]: celle-ci n’a
pas de fondement divin (= in divinis) et elle n’est donc que surimposition accidentelle
dont la base sont les désirs psychiques [al-a’râd an-nafsiyyah], alors que la noblesse des
caractères a un fondement divin [mustanad ilâhî], à savoir l’existence des Caractères
Divins eux-mêmes (al-Akhlâq al-Ilâhiyyah) (8).

Le parachèvement des caractères nobles apporté par le Prophète [qu’Allâh prie sur lui et
salue] fut manifesté dans l’explication claire qu’il donna sur les façons de pratiquer ceux-
ci, car il précisa les façons nécessaires de pratiquer ces caractères pour qu’ils soient
effectivement « nobles », et pour que soient enlevés les caractères vils qui les
recouvrent. C’est ainsi qu’il n’y a dans tout l’univers que Sharî’ah [fa-mâ fî-l-kawni allâ
sharî’ah].

Sache, d’autre part, que la Sharî’ah a apporté la formulation de ce qui convient à la


communauté à laquelle Allâh a prescrit ce qu’il a prescrit. Parmi ses dispositions, il y en a
qui sont venues à la suite d’une demande de la communauté, d’autres par motion divine
directe. C’est pour cela que le Prophète [qu’Allâh prie sur lui et salue] disait : « Laissez-
moi, tant que je vous laisse ! [utrukûnî mâ taraktukum]» (9).

Car beaucoup de dispositions instituées dans la Loi sont venues par le fait de questions
posées par la communauté, et sans ces questions, les prescriptions respectives
n’auraient pas été établies. – Les causes occasionnelles des statuts religieux concernant
ce monde et l’autre sont choses connues aux savants instruits des circonstances de la
révélation et des institutions légales [asbâb an-nuzûl wa-l-ahkâm]. – On dit, par
exemple, sharra’tu ar-rumha qibala-hu = « j’ai dirigé la lance en allant vers lui » (10).

La Sharî’ah fait cependant partie des Haqâ’iq (plur. de haqîqah = « vérité essentielle »).
Tout en étant une haqîqah elle est appelée Sharî’ah (du fait de sa promotion à la fonction
législative pour répondre aux nécessités de la communauté humaine). Elle est
intégralement haqq [hiya haqq kulluhâ], « vérité légale ». Celui qui décide selon la Loi
décide selon une vérité de droit et a sa récompense chez Allâh du fait qu’il prend sa
décision sur la base qu’il doit observer dans son jugement.

(Une question se pose :) Si celui en faveur duquel un jugement est prononcé n’a pas le
droit avec lui, alors que ce droit est à celui contre lequel le jugement a été prononcé, est-
ce que la cause est chez Allâh telle qu’elle fut établie dans le jugement ou telle qu’elle est
en elle-même ? Certains d’entre nous disent que la cause est chez Allâh telle qu’elle fut
dans le jugement prononcé ; d’autres disent qu’est chez Allâh telle qu’elle est en elle-
même. En cette question il y a un aspect qui exige un examen attentif des arguments.
Ainsi, quand il y a accusation portée contre des femmes chastes, Allâh fait tomber le
châtiment sur l’accusateur qui n’a pas apporté quatre témoins à l’appui ; or celui-ci peut
être véridique dans son accusation ; dans un cas spécial où l’accusateur était réellement
menteur, Allâh s’est exprimé cependant comme dans le cas général : « Et lorsqu’ils
n’apportent pas (quatre témoins à l’appui alors du fait qu’ils n’apportent pas) les
témoins, ceux-là (sont) chez Allâh les menteurs » (11). L’expression « ceux-là » (ulâ-ika)
veut-elle désigner le cas d’espèce ou le cas général ? La peine de la flagellation de
l’accusateur n’est due qu’au fait de son propos accusateur non soutenu par quatre
témoins. En outre, il y a le cas où les témoins cités sont des faux témoins [shuhûd az-
zûr] quant au fait à prouver, et où leur témoignage entraîne le châtiment [al-‘uqûbah] de
l’accusé, qui est tué et qui aura sa récompense intégrale [al-ajr at-tâm] dans la vie
future, malgré la solidité du jugement rendu contre lui [thubût al-hukm] ici bas, alors
que les faux témoins et l’accusateur seront châtiés dans la vie future, bien que l’on ait
établi la « vérité de droit » (al-haqq) sur la base de leurs paroles. C’est pourquoi l’Envoyé
d’Allâh [qu’Allâh prie sur lui et salue], lui-même a dit : « Je ne suis qu’un homme. Vous
venez porter vos procès devant moi : or il est possible que l’un soit plus habile dans sa
plaidoirie que son adversaire, et, alors si j’attribue à l’un ce qui appartient en réalité à
l’autre, qu’il ne l’accepte pas, car je ne lui aurai attribué ainsi qu’une part du
Feu. [annamâ anâ basharun wa annakum latakhtasimûne ilayya wa la’alla ahadukum
yakûnu alhana bi-hajatihi mina-l-âkhar fa-man qudîtu lahu bi-haqqi akhîhi falâ
ya’khudhuhu fa-innamâ uqti’u lahu qat’atun mina-l-nâr] » Cependant en pareils cas
l’Envoyé d’Allâh avait prononcé son jugement en faveur de l’un en lui attribuant ce qui
était le droit de l’autre, et il l’avait attribué en tant que « droit » du gagnant, alors que
celui-ci sera châtié dans la vie future, tout comme (inversement) on châtiera (dans la vie
future) pour « médisance » (ghîbah) et « rapports malveillants » (namîmah), même  s’ils
sont véridiques (haqq), car dans la Loi, tout ce qui est vrai n’est pas nécessairement lié
au bonheur.

Du fait que la Sharî’ah est une expression qui désigne le statut (al-hukm) établi pour
l’être assujetti à la Loi, et que l’autorité (at-tahakkum) sur celui-ci s’exerce par elle, le
sujet légal est « serviteur » (‘abd). Celui-ci est astreint à la « servitude » du fait que la
règle ne lui permet pas de lever la tête de lui-même ; il ne peut faire ni « mouvement »,
ni « arrêt » sans que la Loi n’ait à cet égard une prescription estimée adéquate. C’est
pour cela que l’Ordre initiatique (at-Tâ’ifah) considère la Sharî’ah comme engagement à
la servitude [iltizâm al-‘ubudiyyah], car le serviteur est toujours régi [al-‘abd mahkum].

Quand à la formule initiatique (mentionnée au début du chapitre) qui parle de


l’ « attribution de l’acte à toi » [nisbat al-fi’l ilayka], elle s’explique, par le fait que lorsque
tu ne fais pas ce que veut ton Maître tu es fautif, mais au cas contraire tu n’es pas
répréhensible. C’est ainsi qu’on ne punit pas ceux qui sont dépourvus de raison [rufi’a-l-
qalam li-man lâ ‘aqla lah].

Ceci suffira pour définir la Sharî’ah « Et Allâh dit la Vérité et Il guide sur la Voie » ! (12)

(1) Coran, 57, 27.

La rahbâniyyah = l’ « état monacal », de rahbân = « moine », est considérée comme le


type de l’institution sacrée qui ne provient  d’un Envoyé divin (en espèce le Christ) mais
de sa postérité. Ce terme arrive même à désigner par extension toute législation établie
par ijtihâd (effort jurisprudentiel) des hommes spirituels ou jurisconsultes ; aussi on a
défini quelques fois le rahbân comme « le jurisconsulte qui apporte des solutions
nouvelles dans sa religion » (ar-ruhbân huwa-al-mujtahid fî dîni-hi). Voir à ce sujet la
note 46 de notre traduction du Livre de l’Extinction dans la Contemplation d’Ibn Arabî,
Etudes Traditionnelles, mars-avril 1961, p.94.

(2) Voici le texte complet du hadith : « Celui qui tracera dans l’Islam une bonne voie
(sunnah hasanah), aura la récompense de celle-ci et la récompense de ceux qui l’auront
pratiquée après lui, sans que cela diminue en quoi que ce soit la récompense de ceux-ci,
et celui qui tracera dans l’Islam une mauvaise voie (sunnah sayyi’ah) aura sur lui le
fardeau de celle-ci et de ceux qui l’auront pratiquée sans que cela diminue en quoi que ce
soit le fardeau de ceux-ci ».

[« Man sanna fî-l-islâmi sunnatan hasanatan fa-lahu ajruhâ wa ajru man ‘amila bihâ min
ba’dihi min ghayri an yanqusa min ujûrihim shay’un, wa man sanna fî-l-islâmi sunnatan
sayyi’atan fa-‘alayhi wizruhâ wa wizru man ‘amila bihâ min ba’dihi min ghayri an
yanqusa min awzârihim shay’un »].
(3) Ceci est certainement le cas des païens préislamiques en Arabie, mais aussi de tout
être auquel une voie traditionnelle intégrale ou véritable fait défaut.

(4) Les termes ummah et imâm viennent d’une même racine verbale exprimant l’idée
« d’avoir une direction ». On pourrait dire qu’une ummah est une « communauté » en
tant qu’elle suit une direction unique comme une seule entité ; par analogie on peut dire
qu’un être isolé et réduit à ses seuls moyens est à la fois le « dirigeant » (al-imâm), le
« dirigé » (al-ma’mûm) et la « communauté » (al-ummah) en tant que collectivité qui
suit une direction qui lui est propre.

(5) Coran, 16, 120.

(6) Avant la révélation d’une loi organisatrice qui institue une hiérarchie proprement dite,
les membres de la « communauté » doivent être considérés comme jouissant d’une
relative « autonomie » ce qui est le propre d’un statut humain plus proche des origines.
Lorsque la dite révélation a lieu, il se produit une différenciation et une ordonnance
nouvelle : l’imâm prend la tête de la ummah. C’est pourquoi Allâh dit au patriarche :
« En vérité, Je t’institue Imâm pour les hommes… » [Innî jâ’iluka li-n-nâs imâmâ]
(Coran, 2, 124). A remarquer que, d’après le contexte coranique, cela doit correspondre
au moment où, dans la Genèse, Abram, « père élevé », voit son nom changé en
Abraham ce qui dans le texte biblique même est interprété comme « père de la
multitude », moment qui est celui d’une élection parmi les nations et d’une Alliance.

Cependant, pour autant que le nom d’Abraham désigne également une ummah (cf.
Coran, 16, 120 : voir Le Triangle de l’Androgyne, E.T., mai-juin 1964, p.133, note 2), ici
Abraham peut représenter la communauté non-associationniste consacrée à la
conception de l’Identité Suprême qui joue le rôle d’imâm (chef) par rapport aux autres
communautés traditionnelles. Quant à cet aspect des choses il est remarquable, compte
tenu de la terminologie rigoureuse du Coran, que le verset que nous rappelons parle
d’ « Imâm pour les hommes » et non pas pour tel ou tel peuple.

(7) Cf. le hadith : « J’ai reçu les Paroles Synthétiques (ûtîtu Jawâmi’ al-Kalim) et j’ai été
suscité pour parachever les caractères nobles [wa bu’ithtu li-utammim Makârim al-
Akhlâq]. »

(8) Cf. Le hadith : « Allâh a Trois Cent caractères ; celui qui est imprégné (takhallaqa)
d’un seul de ceux-ci entrera au Paradis » [Inna li-Llâhi thalatu mi-ati khuluqin man
takhallaqa bi-wâhidin minhâ dkhala-l-jannah] ; un autre hadith exhorte : « Imprégnez-
vous (caractérisez-vous) des caractères d’Allâh (takhallaqû bi-akhlâq Allâh) ! » A cet
égard Ibn ‘Arabî établit ailleurs de très importantes distinctions que nous ne pouvons
évoquer ici (Cf. Futûhât, chap. 3, quest. 46 à 50).

(9)  Ce qui voulait dire : « Ne me posez pas trop de questions tant que je ne m’occupe
pas moi-même de vos besoins, car les réponses qui viendraient à vos questions
amèneraient  inévitablement des déterminations nouvelles qui ne peuvent qu’accumuler
les charges et les restrictions. »

(10) D’où il résulte que le sens du mot Sharî’ah qui vient de la même racine que
sharra’tu = « j’ai visé » implique les idées d’ « orientation correspondante » et de
« réponse adéquate » et que par conséquent la Loi est faite en vue de la communauté à
laquelle elle est imposée et qu’elle s’explique donc par celle-ci.

(11) Coran, 24, 13.

(12) Coran, 33, 4. [Wa Llâhu yaqûlu-l-haqq wa huwa yahdî as-sabîl].


 

[Michel Vâlsan, La notion de « Sharî'ah », La Loi ou Voie Générale, Futûhât Chap. 262,
Études Traditionnelles, n° 396-397, Juil.-Août et Sept.-Oct. 1966].

N.B. : Les parties entre crochets […] sont des notes venant du texte arabe des Futûhât,
du Coran ou des hadîth et ne font pas partie du texte traduit par Michel Vâlsan ou de ses
notes.
Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan
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Samedi 7 mai 2011 6 07 /05 /Mai /2011 18:36

Michel VÂLSAN : Etudes et documents d'Hésychasme.

Article de Michel Vâlsan paru dans la Revue Études


Traditionnelles en 1968.

Hermes, 4 (N° sur Le Maître spirituel dans les grandes traditions d'Occident et d'Orient) a
publié un article de Mgr. André Scrima, intitulé La tradition du Père spirituel dans l'Eglise
d'Orient : Nous nous y arrêtons pour signaler un élément documentaire d'un certain
intérêt pour les études actuelles sur l'Hésychasme. Après avoir parlé, en dernier lieu, de
la lignée des startzy d'Optino (Russie centrale) qui remonte au rénovateur hésychaste,
établi en Moldavie, Paissy Velitchkowski (1722-1794), l'auteur, Archimandrite du
Patriarchat Œcuménique, rattaché lui-même, apparemment, à l'Hésychasme, dit en
conclusion de son texte :

 
« C'est à un autre Père spirituel, de la lignée du staretz Paissy, très proche de nos jours
(il fut enlevé à ses disciples en octobre 1946), que nous allons demander le mot de la fin.
Avec la même humble et limpide conscience des spirituels de toujours, le Père Jean, « le
pèlerin étranger », adressait, peu de temps avant sa disparition, à ses fils spirituels de
Roumanie une lettre (inédite) qui, pour contenir son testament, n'en explique pas moins
pourquoi il ne saurait y avoir, dans ce domaine, de « dernier mot » ; en voici les lignes
finales : »

Nous interrompons ici la citation pour donner quelques explications. Nous savions déjà
quelque peu nous-même, de par ailleurs, l'histoire de ce moine qui arrive inconnu de
Russie en Roumanie pendant la dernière guerre, a vécu quelques années dans les milieux
monastiques roumains avant de retourner en son pays pour y mourir ; d'après des
renseignements plus complets, il se désignait et tenait à ce qu'on le désigne, entre les
siens, par l'épithète de « Pèlerin étranger» ou encore « Jean l’Etranger » ou enfin «
l'Etranger » tout court. Certainement, il y avait là un titre de catégorie initiatique, et on
se reportera sur ce point, à ce que Guénon a écrit des épithètes de « voyageur » et d' «
étranger » qui sont les deux significations du terme peregrinus d'où vient « pèlerin »,
ainsi que du rapport particulier que le symbolisme du « voyage » présente avec le
Compagnonnage (1).

(1) Etudes sur la Franc-Maconnerie et le Compagnonnage, vol. I, p. 52 : A propos des


pèlerinages.

C'est naturellement dans cette perspective traditionnelle que s'inscrit aussi le document
intitulé Les récits d'un pèlerin russe, paru tout d'abord en russe à Khazan vers 1865 et
connu en français surtout depuis la traduction de J. Gauvin publiée en 1943 à Neuchâtel.

Nous reproduisons maintenant le fragment de lettre annoncée par le texte de Mgr.


Scrima :

« ...C'est ainsi que le Seigneur m'a fait don de ce qui s'appelle « la Tradition
charismatique de l'héritage spirituel », et de la grâce de conduire les âmes vers le salut.

« En portant mon regard en arrière pour contempler le chemin parcouru, moi, le pèlerin
qui depuis 64 ans marche sur les sentiers de cette vie, je reconnais que le Seigneur, dès
le commencement, a bien voulu verser dans mon jeune cœur l'invincible flamme de son
Amour.

« Je Le bénis, car Il s'est empressé de remplir ma vie intérieure et de la combler de son


ineffable miséricorde. Je me suis humilié devant la plénitude de ses dons qui surpassent
toutes les beautés terrestres et que ni le monde, ni l'intelligence humaine ne peuvent
pénétrer.

« Je Le bénis car, dès mes premières années, Il m'a porté par ses voies mystérieuses
jusqu'a la source intarissable d'où la grâce jaillit en flots abondants et que les anciens
Pères gardaient dans les ermitages, les montagnes et les coins cachés aux yeux du
monde.
« Oui, je bénis le Seigneur qui, au seuil de mon âge mûr, a fondu ensemble dans le
creuset de mon jeune cœur cette abondance de grâces dont je vis et qui me renouvelle
aujourd'hui encore. Malgré les souffrances et les sentiers tortueux de mon existence, Il a
veillé à ce que ce trésor ne soit pas perdu ; Il l'a conservé et en a pris soin afin qu'il ne
diminue point. Voire même, pour parler avec une spirituelle audace, je puis rendre
témoignage que moi aussi, tout humble et indigne que je sois, j'ai fait partager à tous
ceux qui l'ont cherchée en vérité la grâce qui m'était confiée.

« Oui, c'est Lui seul, le Seigneur, qui s'est toujours donné en partage à tous les pèlerins
de notre pèlerinage terrestre, qui les a fait venir jusqu'à Lui par les sentiers mêmes de
leur vie quotidienne pour étancher leur soif spirituelle.

« Or, la soif de l'Esprit ne peut être apaisée et rien ne saurait la combler. Et plus sa grâce
se déverse dans l’âme, plus elle en fait croître la capacité et la remplit. Il en est ainsi, en
vérité.

« La miséricorde de Dieu et la Grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ soient avec vous


tous. Amen ! »

Connaissant nous-mêmes le texte intégral de cette lettre dans sa version roumaine


(l'original est en russe et nous ne le possédons pas), nous ajouterons quelques
remarques utiles à propos de cette traduction française.

Tout d'abord la première phrase reproduite, qui aurait eu besoin, de toute façon, de
quelques éclaircissements, pourrait être plus exactement nuancée de la façon suivante :

« C'est ainsi que le Seigneur m'a accordé ce qui s'appelle « la mise en possession, par
acte de grâce, d'un héritage spirituel » (inminarea harica a unei mosteniri duhovnicesti)
(2), ainsi que la charge de conduire les âmes des hommes vers le salut (precum si
incredintarea conducerii spre mtn-tuire a sufletelor oamenilor) ». On remarquera, tout
d'abord, que le texte roumain parle « d'un héritage spirituel », de façon indéterminée,
non pas de « l’héritage spirituel », car il n'y a pas qu'un seul genre d'héritage spirituel.
La « charge de conduire les âmes des hommes » mentionnée ensuite, apparaît comme
une chose différente, bien que vraisemblablement conditionnée par l'existence de
l'héritage reçu.

(2) Le terme roumain inminarea (étymologiquement « mise en main », du latin in manu)


signifie « le fait de remettre à quelqu'un une chose ».

Au deuxième alinéa, il n'est pas sans intérêt de reproduire une mention incidente qui ne
figure pas dans la traduction française ; d'après la version roumaine le Père Jean dit à
l'endroit : « ... je vois comment le Seigneur s'est empressé dès le début, par son acte
d'élection divine (prin alegerea sa dumnezeiasca), à verser dans mon jeune cœur un
invincible amour de feu pour Lui ».

 
Au quatrième alinéa, où il est question de son accès à la « source intarissable » et où —
d'après la version roumaine — il faut lire au pluriel, aux « sources intarissables » de la
grâce, on se demande s'il y a là l'indication d'un événement de mode exclusivement «
intérieur » et s'il n'y a pas aussi une allusion à quelque démarche extérieure et à une
découverte subséquente. La mention des « voies mystérieuses » par lesquelles le pèlerin
fut « porté » aux dites sources, puis la précision donnée que ces sources étaient celles «
que les anciens Pères gardaient dans les ermitages (3), les montagnes et les coins
cachés », permettent une telle acception, d'autant plus que la référence à la garde des «
anciens » Pères, implique que, depuis un certain temps déjà, les « sources » n'étaient
plus situées aux « endroits » de jadis, et qu'elles devaient se trouver nécessairement
encore plus en dehors d'un monde où elles n'avaient ni leurs anciens supports, ni des
gardiens comme autrefois. La notion des centres spirituels ordonnateurs des formes
traditionnelles, celle de leurs possibilités de « retraite » ou d'« émigration » plus ou
moins lointaine (soit vers des centres spirituels « voisins », soit vers le Centre Suprême
dont tous les centres particuliers précèdent originairement) ainsi que celle de leur
possible « remanifestation » à quelque moment favorable du cycle traditionnel, dans le
domaine des traditions respectives, ces notions que l’on tient de l'enseignement
initiatique de René Guenon peuvent faire comprendre quels sont les éléments d'un
caractère institutionnel et plus technique qui doivent sous-tendre certains événements et
développements spirituels comme ceux dont il est parlé de façon allusive dans cette
épître.

A la fin du cinquième alinéa et au sixième, le Pèlerin, tout en affirmant les transmissions


de grâce spirituelles faites par son ministère, prend la précaution, qui est d'ailleurs de
style en pareille matière, de dire que le pouvoir opérant ne lui appartient pas, mais est
au Seigneur. A l'occasion, puisque certains, comme M. Marco Pallis (Voir Le Voile du
Temple, E.T., nov.-dec. 1964, pp. 265-266), en partant de la notion que le Christ est le
principe de toute opération spirituelle, croient pouvoir conclure à l'absence, dans le
Christianisme, de toute transmission initiatique par l'intermédiaire de maîtres (gerontes,
staretz, etc.), on peut leur faire remarquer que, en fait, les choses se passent de façon,
pourrait-on dire, tout à fait normale...

La signature de la lettre est : « Jean, le Père étranger », une variante de plus de son
épithète.

(3) Le mot du texte roumain pour « ermitages » est sihastrii adaptation du grec
hesychasteria (de même en roumain sihastru = « ermite » vient du grec hesychastos).

Enfin, pour souligner encore l'intérêt du document initiatique que constitue cette lettre,
nous en citerons un passage caractéristique qui se trouve dans la partie non publiée par
Mgr. Scrima :

« Depuis que j'étais un jeune homme, l'œuvre divine de la Providence a été bienveillante
à l'égard de mon cœur, et, dans la voie de mon salut, m'a fait don de la bénédiction de
grâce donnée par héritage. Elle m'a fait don également d'un guide spirituel (vivant) sous
la grâce, qui jouissait d'une grande vie intérieure. Puis Dieu m'a fait don, directement, de
Son appui de grâce, plein de sagesse et de fermeté sur la voie de ma pérégrination
spirituelle ».

Visiblement il y a là l'énonciation successive de trois faits différents, intervenus


distinctement dans la carrière du « Pèlerin étranger » : une « bénédiction de grâce »
initiale, ce qui peut se comprendre comme le premier rattachement à la voie hésychaste
(1). Ensuite vient la mention d'un guide spirituel authentique qui semble devoir être
compté à un moment différent de celui où eut lieu la « bénédiction » initiale. Enfin, il est
question d'une intervention divine directe, événement qui se trouve exprimé dans les
termes d'une sorte de confirmation. Malgré les formulations sommaires, nous avons là,
sans aucun doute, des faits caractéristiques d'une voie initiatique.

Enfin, il n'est pas négligeable de trouver dans une autre phrase de la partie non publiée
de cette lettre la mention suivante : « Heureux ceux qui n'ont pas doute de moi, votre
pauvre père et confesseur (2), qui me trouve étranger envoyé... » D'après cela on
comprend que le Père Jean avait agi, notamment par son voyage en Roumanie, selon
une orientation fonctionnelle précise, malgré les apparences extérieures.

Nous préciserons aussi, en cette circonstance, que nous avons reçu dernièrement du
milieu religieux roumain où avait vécu le Père Jean pendant la guerre, des
renseignements qui confirment ce que nous avons soutenu au sujet du rite de
rattachement hésychaste dans nos articles sur la question de l'initiation chrétienne. Ainsi
au sujet de la « bénédiction » (en roumain binecuvintarea) introductive dans la pratique
hésychaste, un de nos récents correspondants, ancien professeur universitaire à
Bucarest, nous écrivait dernièrement ceci : « J'ai été initié - ou comme on dit en langage
hésychaste - j'ai reçu la « bénédiction » de la part d'un disciple du Père Jean (3).
L'hésychasme athonite a subi dans le nouvel Athos (4) un remaniement russe. La
personne (très autorisée) avec laquelle j'ai parlé n'a pu me dire jusqu'où est allé ce
remaniement ; elle tient seulement du Père Jean, que dans la discipline hésychaste, il y a
7 étapes spirituelles qui correspondent aux 7 mystères évangéliques, et que dans
chacune de ces étapes le « pèlerin » reçoit une « bénédiction », c'est-à-dire une initiation
».

(1) L'expression « donnée par héritage » veut certainement dire que la « bénédiction »
respective n'est pas un acte accompli par le « bénisseur » à titre personnel, par exemple
en raison de sa sainteté propre, mais à titre fonctionnel, en rapport avec une chose
instituée et transmise par héritage.

(2) Le mot roumain est ici duhovnic (d'origine slavone) qui, à part le sens spécial de «
confesseur », a lui-même un sens de « père spirituel » (en slavon et en roumain duh = «
esprit »).

(3) On s'aperçoit, là aussi, que la bénédiction introductive dans la pratique hésychaste


est considérée comme une « initiation ».

(4) Epithète d'Optino ; le remaniement dont il s'agit se rapporte à l’œuvre du rénovateur


Paissy et des startzjj de la fin du 18e siècle.
 

Dans une lettre ultérieure, le même correspondant nous précisait ceci après consultation
d'un disciple direct du Père Jean, qui occupe en outre une place importante dans la
hiérarchie ecclésiastique : « En ce qui concerne le pouvoir de transmettre la «
bénédiction » en matière de prière de l'intelligence (rugaciunea mintii), le Père B. est
catégorique : seuls ceux qui reçoivent une délégation spéciale, par un rite spécial,
peuvent transmettre cette prière ». Le même Père B. considère aussi « comme
indiscutable le caractère initiatique de la bénédiction hésychaste ».

Ce que nous consignons ainsi, dans cette rubrique, peut être versé au dossier des
discussions que l’on a encore d'autre part sur la question de l'initiation chrétienne.

II

Des différentes citations que nous avons faites plus haut, il résulte que dans les milieux
en question la bénédiction introductive à la pratique hésychaste est présentée comme
une initiation. Un témoignage dans le même sens, nous l'avions remarqué dans une
étude parue il y a déjà une dizaine d'années dans Istina (nos 3 et 4, 1958, Boulogne-sur-
Seine), intitulée L'avènement philocalique dans l'Orthodoxie roumaine et portant au lieu
de signature l'indication « Un moine de l'Eglise orthodoxe de Roumanie ». Mgr. Scrima,
par une mention de l'article paru dans Hermes (5) fait savoir maintenant qu'il est lui-
même l'auteur de la dite étude, et comme de plus il y a dans les pages respectives des
données qui peuvent être évoquées utilement ici, car elles ont un rapport direct avec le
document que nous venons de commenter, nous allons en reproduire les parties qui nous
intéressent plus spécialement. En même temps, nous aurons à faire quelques remarques
critiques et certaines mises au point6. Du reste, c'est à cause du contexte critiquable de
ces données et de la complexité d'une mise au point satisfaisante qui aurait été
nécessaire à l'occasion, que nous n'avons pas voulu avoir recours à ce témoignage
lorsque nous avons rédigé notre réponse à M. Pallis intitulée L'Initiation chrétienne (E.T.
nos 389-390, mai-juin et juillet-août 1965).

Précisons tout d'abord que l'objet de l'article publié par Istina était de signaler et situer,
historiquement et spirituellement, l'événement que constitua l'apparition, dans les
années 1946-1948, des 4 premiers volumes d'une Philocalie roumaine bien commentée,
ainsi que le renouveau spirituel, et plus exactement hésychaste, que cette publication
accompagnait et soutenait ; « L'éclosion philocalique roumaine se situe, écrivait le Moine,
au point de convergence d'une proclamation du témoignage écrit et du renouveau de la
vie de prière : cette même « coïncidence » est le signe de son authenticité. Dans les
années quarante, des cercles où les laïcs se joignaient aux moines, ont ressuscité, à la
lumière des enseignements des Pères, la quête de la Prière du cœur jusqu'au jour où la
bénédiction venant de la lignée du staretz Paissie (7) a été reçue. L'instant de plénitude
était de nouveau atteint. » L'allusion, tout le monde le comprendra maintenant,
concernait l'apparition du Père « Jean l'Etranger » qui apporta dans ce milieu la voie
hésychaste.

(5) Voir Hermes, 4, p. 88, note 1.

(6) A vrai dire le travail en question mériterait un examen d'ensemble ; peut-être


reviendrons-nous, en une autre occasion, sur les autres points qui nous y intéressent, à
moins que ce ne soit lors de la publication de l'ouvrage d'ensemble que Mgr. Scrima
annonce d'autre part sous le titre Thèmes et structures en spiritualité comparée, et où,
semble-t-il, devrait être reprise la matière de ce travail plus ancien.

C'est en définissant le rôle des « corpus » philocaliques dans la vie de l'Eglise et de


l'ordre monastique que l'auteur est amené à préciser les notions spécifiques de
l'Hésychasme qui nous intéressent.

Nous tenons à relever dès le début la notion d'une nette réserve observée dans le monde
orthodoxe, quant à l'examen ou le simple exposé publique des éléments constitutifs de la
« tradition » hésychaste, et plus spécialement de ce qui concerne le coté technique de
cette voie, choses qui ressortissent à un ordre plus ou moins ésotérique, et que nous
pouvons d'ailleurs qualifier de proprement initiatiques. L'auteur se défend de vouloir
enfreindre lui-même cette règle de convenance, mais il est cependant amené, au cours
de son exposé, à donner quelques précisions inédites qui nous semblent, somme toute,
assez bien venues, malgré des remarques moins réussies qui les accompagnent parfois.

Voici tout d'abord un passage qui touche à la question principielle de l'existence d'un «
ésotérisme chrétien » :

« On est normalement frappé par le caractère « technique » inaccoutumé de


l'enseignement philocalique et de la pratique hésychaste : un jugement défavorable,
porté au nom de la mystique occidentale autrement structurée, semble toujours justifié
(?). Il s'agit d'une transmission traditionnelle incontestable ; n'y a-t-il pas là une occasion
inespérée (!), pour les représentants du traditionalisme moderne (sic), de recevoir une
éclatante confirmation du sein même du christianisme, cette « religion » réfractaire à
toute vérité ésotérique ? La tradition philocalique n'est pas dénuée d'un évident élément
de mystère (nom donné dans l'Eglise orthodoxe non seulement aux sacrements, mais
aussi à certaines hiérurgies ou encore à l'expérience spirituelle vue dans sa profondeur
théandrique) : cela, également, à travers une optique prédisposée, vient évoquer, outre
la notion d'« ésotérisme chrétien », l'affinité, si non l'équivalence, avec les techniques
spirituelles extrême-orientales (sic) : ce qui ne va pas sans soulever de nouvelles
questions » (pp. 296-297).

Nous retiendrons de ce passage la mention d'une différence entre « hésychasme » et «


mystique occidentale », due au « caractère technique » du premier ce qui rappellera
certaines remarques de René Guénon (8) ; et il est intéressant de constater que
l'expression « mystique occidentale » est elle-même comprise dans un sens guénonien ;
nous retrouverons d'ailleurs plus loin d'autres mentions qui constituent une référence
implicite à la doctrine traditionnelle telle qu'elle fut formulée par Guénon, bien que le
nom de celui-ci ne soit jamais cité. Ensuite nous ferons remarquer pour une première fois
l'affirmation que dans le cas de l'hésychasme il s'agit d'une « transmission traditionnelle
incontestable » ; les allusions, à vrai dire quelque peu maladroites dans leurs termes, qui
viennent ensuite, nous rassurer, si nous avions besoin, que l'auteur pense bien apporter
une confirmation à la thèse de Guénon sur l'initiation chrétienne. Mais alors pourquoi
parler de « traditionalisme moderne », empruntant ainsi le langage de ceux qui ne
comprennent pas le véritable point de vue traditionnel qui est proprement anti-
moderne ? (9) A vrai dire, dans ces conditions, on ne voit même plus du tout comment il
pourrait s'agir d'une « éclatante confirmation » puisqu'elle serait fournie aux
représentants d'une position doctrinale qui devrait être alors pseudo-traditionnelle.

(7) Autre transcription du prénom de Paissy Velitchkowski le rénovateur de l'Hésychasme


au 18e siècle en Moldavie et en Russie.

(8) Voir Aperçus sur l’Initiation, p. 25.

(9) Pour dire toute notre pensée à cet endroit, il nous parait que l'auteur qui confiait son
texte (le premier qu'il devait publier en France) à une revue catholique voulait ainsi
donner des garanties d'indépendance par rapport à l'autorité doctrinale de Guénon ;
n'empêche que même la façon de s'y prendre n'est pas des plus heureuses.

Au contraire, puisque au sujet de l’hésychasme le point de vue de Guénon et de ceux qui


le suivent coïncide au fond avec le point de vue de la spiritualité orthodoxe (les questions
de formulation ne devraient pas faire de difficulté insurmontable) (1), il était
parfaitement logique d’espérer que des preuves supplémentaires viendraient, tôt ou tard,
d’un côté ou d’un autre, s’ajouter à ce qu’on savait déjà de certaines sources et
confirmer ainsi davantage dans le cas du Christianisme l’existence d’une constitution de
base, considérée par tout le monde comme « normale », relative à la nature et aux
moyens techniques de l’initiation véritable ; à ce propos, quand l’auteur veut parler d’«
affinité sinon d’équivalence » avec d’autres formes traditionnelles orientales, il commet
un lapsus calami (qui se répétera d’ailleurs dans son article) en employant le qualificatif «
extrême-orientales », car on se rend compte qu’il pense alors à l’Inde. Ce qui est certain
aussi c’est que le christianisme en tant que tradition proprement dite, quoique de forme
religieuse, ne saurait être considéré comme « réfractaire » à toute vérité ésotérique que
par ceux qui sont d’un esprit strictement exotériste (2), comme par exemple les
théologiens catholiques — néo-thomismes surtout, mais bien d’autres également — qui
ont combattu la thèse initiatique de Guénon et contesté l’existence d’un « ésotérisme
chrétien ».

Le passage suivant nous permettra de mieux situer la notion de la « transmission


incontestable » dont il vient d’être question :

« Il est nécessaire, pour commencer, de reconnaître qu’on se trouve devant une «


tradition ». La vie spirituelle a toujours été conçue dans l’Eglise orientale comme une
transmission vivante, une paradosis, véhiculant l’Esprit incarné dans l’histoire. Pour
évident que cela soit, il n’y a ici aucune place toutefois pour un conflit d’importance avec
la Tradition de l’Eglise tout court, ni pour une distinction de nature d’avec celle-ci. C’est
le souffle du même Esprit-Saint qui allume le feu de la Prière du cœur et le garde brûlant
dans l’Eglise ; dans une position d’intériorité, il est vrai, mais qui, précisément à cause de
cela, ne permet aucune dépréciation ésotérique (sic) de la vie spirituelle réalisée sous
d’autres formes. (Nous dirons, en précisant, que si un mystère n’est pas un secret, cela
est particulièrement vrai du mystère chrétien, continuant la condition même du Dieu
Incarné, à la fois offert dans sa plénitude à chacun, et invisible pour ceux qui ne le voient
pas. On est, essentiellement, dans un autre univers que celui de la doctrine ésotérique
protégeant, par une initiation secrète, sa « vérité universelle » contre les psychiques et
les hyliques. La distinction, elle-même extérieure, entre ésotérique et exotérique, est
dépourvue de sens ici, car il ne s’agit plus d’une continuation cachée et niant le temps
d’un passé sacré, mais d’une continuation de Présence, à chaque instant créatrice et
vivifiante, - on dirait d’une contemporanéité de l’Esprit. Il nous semble opportun de
discerner, dans ce sens entre la tradition de l’Eglise et les autres formes traditionnelles,
en cours de réanimation artificielle à l’heure actuelle) » (pp. 300-301).

(1) Nous avons résumé ce point de vue dans notre article « L'initiation chrétienne —
Réponse à M. Marco Pallis » publié dans les Etudes Traditionnelles de mai-juin et juillet-
août 1965 ; la thèse de Guénon sur l'Hésychasme s'y trouve citée aux pp. 178-181.

(2) Quant aux objections d'ordre verbal qu'un lecteur superficiel pourrait formuler à
l'égard de la thèse de Guénon lui-même, elles se trouvent réduites à leur juste mesure
par les affirmations de base contenues dans les citations que nous avons réunies dans les
pages 160-161 de notre article précité de 1965.

On retiendra de ce passage, comme une chose positive sous le rapport initiatique, cette
notion de la « tradition », et aussi ce sens du mot paradosis qu’elle traduit, car à vrai dire
ni l’un ni l’autre de ces termes ne s’employaient d’ordinaire dans l’acception soulignée ici.
En tout cas, ce n’est pas nous qui ferions une difficulté sur ce point. On comprendra
parfaitement aussi le souci de l’auteur de ne pas dissocier l’Esprit de la tradition intégrale
ni d’en opposer les formes opératives, mais d’affirmer, par contre, la cohésion organique
de la tradition hésychaste avec la Tradition de l’Eglise. Et quant à nous, nous concevons
cela d’autant plus facilement que nous savons qu’il en est de même dans les autres
traditions à forme religieuse, ou monothéistes : on ne conçoit pas autrement le
Taçawwuf dans le Dîn de l’Islam, ni la Kabbalah dans le Judaïsme. Mais, bien entendu, on
ne pourrait plus employer les mêmes formules unifiantes et totalisantes si on considérait
plus spécialement les moyens techniques et les modalités pratiques de l’hésychasme, car
alors l’esprit spécifique de la voie initiatique dérivé de l’Esprit total serait appelé à
apparaître avec ses caractères propres qui ne peuvent être confondus avec les autres
spécifications de l’Esprit (3).

Pour ce qui est du mystère Chrétien « qui n’est pas un secret », l’auteur a en vue ainsi
essentiellement le mystère de la Foi, autrement dit la révélation fondamentale d’un credo
commun, « symbole » sans lequel il n’y a pas de religion, qu’il s’agisse d’ailleurs du
Christianisme ou de toute autre tradition à forme religieuse, et sur lequel sont ensuite
fondés les formes doctrinales, les institutions sacrées, ainsi que les rites et tous les actes
de la vie traditionnelle. Quant à la précision donnée qu’en ce cas « on est
essentiellement, dans un autre univers que celui de la doctrine ésotérique protégeant par
une initiation secrète sa « vérité essentielle » contre les psychiques et les hyliques », elle
montre tout d’abord que l’auteur oppose ici le Christianisme surtout aux formes
initiatiques antiques du monde gréco-romain, auxquelles on peut ajouter certains
prolongements occidentaux, ensuite que du Christianisme même il n’envisage ainsi que
les aspects les plus extérieurs qui sont connaissables par toute la communauté et qui
coïncident en fait avec ce qu’on appelle d’ordinaire l’exotérisme (4). Cette situation est
comparable donc, sous le même rapport, à celle que l’on constate dans les autres
traditions à forme religieuse, lesquelles sont très caractérisées par cette liaison organique
constante entre les institutions propres à la voie initiatique et celles de la voie commune
dont nous avons déjà parlé précédemment. Car, pour être plus explicite, dans ces formes
traditionnelles, les voies initiatiques se présentent dans leur cadre traditionnel propre,
comme des « voies de perfection » de la religion générale et elles le sont
nécessairement, tout en étant aussi une certaine chose de plus, chose qui compte
d’ailleurs plus que tout le reste : c’est ainsi que dans la tradition islamique le Taçawwuf
est rapporté régulièrement à Ihsân (excellence dans la Foi et dans la Soumission à Dieu)
qui est le 3ème degré du Dîn (Religion) après les degrés de l’lslam (la Soumission) et de
l’lmân (la Foi). Mais si l’initié hésychaste, kabbaliste ou mutaçawwif sur sa voie spéciale
qui comporte une influence spirituelle, une discipline et une méthode de travail
correspondantes accède à des degrés supérieurs de l’être, il y a pour lui sanctification,
transcendance, ouverture intuitive et accès à des mystères qui ne peuvent être compris
des autres ni divulgués inconsidérément, et alors la différence d’avec les « psychiques »
et les « hyliques » se produira par la force des choses même si ceux-ci, que ce soit par
charité ou par simple prudence, ne sont pas désignés expressément comme tels... —
Aussi, certes, il y a une « Présence » partout, mais combien de degrés toutefois dans
cette « Présence » qui est celle de la toute possibilité ! Il n’y a aucun intérêt à simplifier
et à généraliser pour des besoins apologétiques, car on risque d’enlever alors la raison
d’être de la voie hésychaste elle-même dans l’ensemble de la Tradition chrétienne.

(3) Pour qu'on nous comprenne bien, nous prendrons un exemple dans le domaine
sacramentaire ordinaire. L'Esprit Un intervient et opère en chacun des sacrements avec
une forme et une vertu particulières qui ne sont pas interchangeables avec celles d'un
autre sacrement. Il en est de même a fortiori quand il s'agit d'un domaine encore plus
particulier comme, par exemple, celui de la « bénédiction » techniquement instituée pour
la pratique hésychaste ou, pour mieux dire, pour différents degrés de cette pratique. (Cf.
notamment ce que nous avons rapporté plus haut au sujet des 7 « bénédictions »
correspondant à une hiérarchie septénaire de conditions initiatiques). A cette multiplicité
cohérente et hiérarchisée de formes de l'Esprit d'une même tradition nous avons fait déjà
quelques allusions dans l'article de 1965, pp. 152-153, 176-177 et enfin 183-184.

(4) On trouvera d'autre part ce que nous disons qu'il faut comprendre plus exactement
par ce terme.

Remarquons que ce qui est dit à cet endroit, lorsque l’on oppose « une continuation
cachée et niant le temps » à la « contemporanéité de l'Esprit » est incompréhensible
dans cette formulation imprécise ; il nous faut laisser pour le moment, sans plus, ce
point, et le reprendre lorsque nous retrouverons plus loin des notations plus explicites sur
le même sujet. Enfin, s'il s'agit d'affirmer un avantage pour la « Tradition de l'Eglise »
par rapport à quelque forme traditionnelle « en cours de réanimation artificielle à l'heure
actuelle » - ce qui ne pourrait viser, à vrai dire, que des entreprises pseudo-
traditionnelles - pourquoi mettre dans cette catégorie, et même sans aucune restriction,
« les autres formes traditionnelles », comme si cela pouvait présenter quelque semblant
de vérité, et encore, comme si l'auteur était personnellement en mesure de connaître les
réalités spirituelles et ésotériques de l'ensemble du monde traditionnel. Ce manque du
sens des proportions est tout de même inattendu. Il y a là, d'ailleurs, un illogisme
évident : si dans les autres formes traditionnelles on était arrivé à l'état d'extinction
supposé par ce propos, le monde actuel dans son ensemble serait déjà fini ; car ce n'est
certainement pas une réanimation comme celle - authentique sans doute, mais tout de
même bien modeste - du récent réveil hésychaste de Roumanie qui aurait pu repousser
l'échéance générale d'une catastrophe devenue alors inexorable. Du reste les
revivifications initiatiques ou plus généralement traditionnelles - et cela dans le domaine
de toute forme traditionnelle affaiblie et déficiente - ne sont elles-mêmes possibles que
parce que les forces de la Tradition en général sont encore vivantes et agissantes ; en
pareil cas, il y a même conjonction d'interventions ou influences émanant d'autres
formes traditionnelles intéressées à un redressement voisin, ainsi que nous l'avons déjà
dit en différentes occasions (1), de sorte que l'avènement philocalique et le renouveau
hésychaste parallèle des pays roumains ont pu être favorisés, sous quelque forme,
ouvertement ou subtilement, de près ou de loin, et malgré certaines apparences, par le
concours de facteurs traditionnels d'origine étrangère et pas nécessairement de forme
spécifiquement chrétienne. Le seul fait que l'œuvre de Guénon est assez connue dans les
milieux intellectuels roumains (cela était déjà commencé quelques années avant 1940) et
maintenant de toute une génération de nouveaux hésychastes, est assez significatif (2).

(1) Voir, en dernier lieu, E.T. janv.-fevr. 1968, pp. 33-34. — Nous rappelons aussi, à titre
d'exemple, ce qu'a noté Guénon au sujet des influences islamiques en Occident à travers
les Ordres de chevalerie, aussi dans le cas de Dante et plus tard dans le cas du
Rosicrucianisme (Cf. L'Esotérisme de Dante) ; également au sujet de l'origine judaïque
de l'ésoterisme des Elus Coens fondés par Martines de Pasqually au 18e siècle. — A
propos du Judaïsme, le Moine roumain remarquait lui-même le cas du Hassidisme «
contemporain de l'hésychasme païssien originaire des mêmes régions ukrainiennes et
carpatho-moldaves » (p. 31, note 35) ; seulement c'était alors pour déclarer aussitôt que
« la part discrète qu'il doit à l'hésychasme ne saurait être niée » ; cette influence est
possible en effet, seulement il faudrait pouvoir la montrer comme telle. Mais ce qui est
précieux c'est que l’auteur admet de telles influences, et il admet même en principe
qu'elles peuvent jouer aussi un sens inverse, quand il ajoute : « dans l'intense
fermentation de l’époque et du milieu, les osmoses et les intercommunications
spontanées ne cessaient de se produire ». Mais puisque, à ce sujet, l'auteur parle d'«
osmoses » et d'« intercommunications spontanées », ce qui correspond plutôt à une
conception naturaliste et sociologique des choses, il faut ajouter que lorsque les
influences dont il s'agit sont des faits authentiquement initiatiques, elles ne se produisent
pas comme de simples faits humains, dus aux contiguïtés locales et aux mélanges
sociaux, mais comme des facteurs d'une économie providentielle des réalités.

(2) Il est très remarquable aussi que, malgré les conditions historiques connues, l'étude
de l'œuvre de René Guénon n'a fait que se développer dans le milieu roumain. Un de nos
récents correspondants, guénonien d'appartenance hésychaste, nous entretenant des
lecteurs roumains de cette œuvre, nous écrivait textuellement que leur « nombre
dépasse toute supposition », ce qui concorde d'ailleurs avec ce que nous savons par
ailleurs.

Le passage qui succède immédiatement à celui que nous venons de commenter,


concerne la transmission initiatique dans sa modalité et sa signification :

« Il nous faut, pourtant, aller plus profondément et reconnaître cet Esprit comme l'esprit
de filiation. La vie de prière (et c'est le deuxième fait qu'on voudrait souligner) naît à
l'intérieur du cœur par la bénédiction de l'Abbé, du Père spirituel qui n'est pas seulement
le maître (praeceptor) mais littéralement celui qui donne naissance (non ex sanguinibus,
neque ex voluntate carnis, neque ex voluntate viri, sed ex Deo) à un être nouveau dans
le Christ, à la fois le Fils et Notre Père. La lumière du baptême est ainsi « réveillée » et
portée vers sa plénitude, c'est-à-dire vers la fin normale de la vie chrétienne que la
tradition orientale aime appeler déification. La voie de l'hésychia y mène, et l'instant de
la bénédiction du Père l'ouvre, droite et ailée, en écartant les dangers, les illusions, les
aberrations surgissant de l'ombre. (On ne peut pas s'empêcher de considérer dans cette
perspective, encore une fois, l'initiation qui donne accès à la réalité secrète dans les
formes traditionnelles classiques comme le vide de la bénédiction ou la méconnaissance
de la paternité, ce qui l'oblige à se rattacher inévitablement au cycle impersonnel d'une
vérité absconse et à s'y arrêter. Tout se tient dans cet ordre de faits) » (p. 301).

Malgré un style qui risque de nuire à la clarté des notions, on en dégagera comme
donnée positive la précision que la voie de l'hésychia est ouverte par la bénédiction du
Père spirituel ; par contre, lorsqu'il est ajouté que celui-ci « donne naissance » (bien
entendu ex Deo) à un être nouveau, cela ne concerne plus l'acte initial qui ne
représentait que la « conception » de cet être, mais l'« enfantement » même, c'est-à-
dire l'œuvre accomplie.

Certes, il est dit en outre que cette bénédiction produit le « réveil » de la lumière
baptismale (celle du baptême orthodoxe qui conclut la « confirmation ») ; n'empêche que
la bénédiction du Père opère alors une « transmission » : celle d'un « esprit de filiation ».
Telle est la régie hésychaste et elle est en somme comparable, d'après ce que tout le
monde sait, avec l'initiation dans le Taçawwuf, avec, en ce dernier cas, la particularité,
que l’isnad (base institutionnelle) de celui-ci remonte explicitement et sans interruption
par la chaîne des chuyûkh (singulier, chaykh équivalent de « géronte » ou de « staretz »)
jusqu'au Prophète qui est l'initiateur de la voie respective sur le plan humain.

Dans la parenthèse qui conclut ce passage, l'auteur, poursuivant ses vues apologétiques,
en arrive à considérer l'initiation dans les formes traditionnelles « classiques » comme «
le vide de la bénédiction ou la méconnaissance de la paternité ». Le qualificatif «
classiques » n'est pas bien précis, mais on comprend qu'il se rapporte, en tout cas, aux
initiations antiques dont certaines ont pu d'ailleurs se maintenir assez longtemps
parallèlement au cycle de l'initiation chrétienne. Mais comme on sait, là aussi, il y avait
une « transmission » quelles qu'en aient été les modalités et les désignations, et un
chemin avec un « guide », et comme de toute façon, en ce cas également, il s'agissait
d'institutions et de révélations divines et non pas d'inventions humaines, les initiations
respectives (dont à vrai dire on sait peu de choses et surtout de l'époque de leur
décadence) étaient certainement ce qu'elles devaient être pour le monde traditionnel
correspondant, afin que le but, essentiellement le même, c'est-à-dire la connaissance soit
métaphysique, soit cosmologique, y soit visé et atteint ou tout au moins approché. Si les
notions spécifiques et les termes techniques étaient autres c'est que les définitions
traditionnelles des réalités et les formes sacrées instituées en conséquence, étaient
différentes. Mais dans l'absolu, il n'est même pas interdit de penser qu'à l'époque initiale
et normale des dites voies « classiques » - dont l'ancienneté devait être souvent
préhistorique et non seulement préchrétienne - à la place fonctionnelle de la « paternité
spirituelle » de la tradition chrétienne se trouvaient, à part l'indispensable « guidance »
ou « maîtrise » initiatique (ce dernier titre n'étant jamais limité au sens exotérique de
praeceptor), des modalités de contact avec les réalités supérieures, et des formes de
direction initiatique tellement élevées qu'elles devinrent avec le temps inactuelles pour
une humanité qui déclinait qualitativement de plus en plus (3). Que peut signifier dans
ces conditions, l'idée de l'auteur que de telles voies initiatiques auraient eu pour but de
rattacher à un « cycle impersonnel » d'une « vérité absconse » auprès de laquelle « on
s'arrêtait » ? Pense-t-il donc, que ces voies initiatiques considérées dans leur condition
normale, avaient été fondées de façon quelconque, maladroite et inefficace, alors que
leur fondateur n'est autre que Dieu, qui en tant que législateur est la Sagesse-même ?
(Car, jusqu'à preuve expresse du contraire, nous supposons toujours que l'auteur est
capable de comprendre l'origine également divine des multiples formes que revêtit la
Tradition unique selon les temps et les régions du monde, bien que nous n'attendrons
jamais qu'il fasse ouvertement une profession de foi universaliste ; il nous suffira de ne
pas trouver sous sa plume des jugements comparatistes inéquitables ou tendancieux)
(4). Nous préférons ne pas exprimer autrement notre déception sur ce point, d'autant
plus que des considérations de cette sorte ne changent rien quant à la valeur des
données positives que nous dégageons du même texte.

(3) On peut rappeler ici à titre d'illustration que, dans les mystères antiques, la
théophanie — la Présence par excellence — était un fait opératif régulier. — L'histoire
sacrée de l'Arche d'Alliance chez les Israélites qui au début était le support d'une
Présence divine visible jour et nuit, et qui perdit de plus en plus de son effectivité et de
son importance, peut elle-même donner une idée de ce qu'étaient les ressources
spirituelles des temps anciens.

(4) Notre remarque est d'autant plus opportune que Mrg. Scrima, ainsi que nous l'avons
déjà relevé, envisage de publier un livre en matière de « spiritualité comparée ».

Plus loin, l'auteur résume ses constatations et formule quelques appréciations :

« Faut-il, dès lors, voir dans la tradition hésychaste une tradition d'arcane ? On ne
saurait l'affirmer sans nuances ; ce qui revient à dire qu'on ne saurait le nier sans
nuances non plus. La nécessité de garder un équilibre délicat dans l'appréciation découle,
en partie du moins, du fait que l’on a depuis quelque temps compliqué le problème par
des interprétations ésotéristes variées. Nous ne croyons pas que celles-ci soient capables
d'offrir une lumière authentique pour l'intelligence de la spiritualité hésychaste (tout en
leur reconnaissant le mérite normal d'entretenir une fermentation générale des idées),
simplement parce qu'elles relèvent d'une autre source que cette dernière. Il faudrait donc
laisser de côté les points de vue ainsi avancés et regarder plutôt, si possible de
l'intérieur, ab intra, la situation concrète de l'hésychasme dans son contexte propre. Ce
qui émerge alors, comme élément essentiel, est le fait qu'il est donné à l'intérieur de la
Tradition de l'Eglise ; non pas comme une autre tradition, mais en tant que tradition
contenue dans la Tradition, de même que (pour utiliser une image exacte de Grégoire
Palamas) « le cœur est le corps le plus intérieur du corps ». Ou encore la prière du Cœur
est la voie de la vie contemplative, le chemin toujours identique à lui-même et toujours
nouveau à parcourir (ce qui présuppose la transmission, l'initiation, ou, de son meilleur
nom, la bénédiction). En d'autres termes, l'extension de la structure formelle de la
tradition sur le plan propre de la vie contemplative (témoignage de son caractère
monacal prédominant dans l'Eglise orientale) confère à celle-ci la Constance, la
discrétion, la rigueur des sources mêmes de la vie spirituelle coulant dans l'Eglise et la
distingue d'une « école mystique ». Et son accès sera à la fois, normal et ouvert, ou
difficile et dangereux, suivant que l'instant requis sera ou non venu. Il n'est pas rare, en
effet, de rencontrer chez les Pères neptiques un avertissement concernant l'approche du
mystère et l'injonction de s'y préparer : sous l'apparente répétition d'une norme
généralement connue, ils annoncent discrètement l'entrée dans la partie « arcane » du
texte considéré qu'il faudra interpréter en conséquence. Nous aimerions invoquer comme
exemple le merveilleux Traité de la prière, de Calixte le Patriarche, dont le huitième
chapitre proclame pour les choses qui vont suivre : Que nul profane, que nul enfant
encore à l'âge de lait ne touche à ces objets interdits avant le temps. « Les Saints Pères
ont dénoncé la folie de ceux qui cherchent les choses avant leur temps et tentent
d'entrer dans le port de Vapatheia sans disposer des moyens voulus. Celui qui ne sait pas
les lettres est incapable de déchiffrer une tablette. » (pp. 446-447).
 

L'auteur se montre donc hésitant quant à la question de savoir si la tradition hésychaste


est une « tradition d'arcane » ou non, et ceci pour la raison assez curieuse que « l’on a
compliqué depuis quelque temps le problème par des interprétations ésotériques variées
». Or, tout d'abord, il apparaît d'après cela même qu'il y avait bien à ce sujet un «
problème » avant que des interprétations ésotéristes, non précisées ici, viennent le «
compliquer » ; on aurait eu droit de savoir comment ce problème avait été soulevé et
formulé, comment on avait tenté de le résoudre et pourquoi il est resté un « problème »,
apparemment même pour les partisans de l'hésychasme. Ce moine orthodoxe qui
cherche avant tout à assurer l'autonomie traditionnelle de cette voie initiatique du
Christianisme oriental, et qui pour cela récuse les points de vue et les avis qui n'émanent
pas du milieu hésychaste même, n'a ici d'autre souci que celui d'exclure les points de vue
ésotéristes, et ne dit cependant rien des interprétations théologiques catholiques ou
même orthodoxes qui ont peut-être la responsabilité d'avoir constitué un « problème »
de l'hésychasme, si non de l'avoir aussi « résolu » dans un sens décevant, pour dire le
moins.

Ce faisant, l'auteur est sûr de résoudre lui-même son problème. Mais la première
constatation que l’on peut faire à cet égard c'est qu'il le rend encore plus insaisissable, en
employant ici une expression peu courante, qui n'a rien de défini par elle-même, et qu'il
n'explique pas en elle-même non plus. En effet que signifie tout d'abord une « tradition
d'arcane » pour pouvoir ensuite répondre ce qu'il en est dans le cas de l'hésychasme !
Car c'est par rapport à cette notion que le « problème » de l'hésychasme se trouve posé
ici. Or « arcane » peut vouloir dire plusieurs choses, tout comme l'expression de « secret
initiatique » étudiée par Guénon dans ses Aperçus sur l'initiation (ch. XII, XIII et XVIII) ;
il y a plusieurs formes de ce secret : secret « essentiel » qui est ineffable par nature,
secrets secondaires établis par institutions sacrées ou par discipline spirituelle et
concernant des domaines variés : secrets de sciences et d'arts traditionnels, secrets de
rites et de symboles, secrets de « moyens de reconnaissance » etc. ; et nous pensons
que si l'auteur avait eu recours à ces notions de valeur générale (qu'on ne trouve
étudiées et situées dans leur ensemble nulle part ailleurs que chez Guénon) il n'aurait
pas risqué de « compliquer » le problème, et il aurait eu même les meilleures chances de
comprendre son sujet et de l'éclaircir.

A juger d'après les points auxquels l'auteur touche quand il s'applique à définir la voie
hésychaste sous le rapport de cette notion d'« arcane » on se rend compte que la
question aurait dû être en réalité pour lui double, et il eut été intéressant de voir
comment y répondent certains tenants actuels de la position hésychaste, apparemment
plus disposés que d'autres à contribuer à éclaircir des problèmes de première importance
pour la conscience traditionnelle de notre temps :

Tout d'abord, il s'agit de savoir si dans la Tradition chrétienne, il y a un « ésotérisme »


chrétien comme domaine particulier de la spiritualité, caractérisé par un but à part, une
doctrine adéquate, réservée, et des moyens spirituels propres, ou si au contraire il y a
seulement une spiritualité générale, certes aux multiples thèmes et degrés, mais sans
séparation formelle à partir de quelque point et sous quelque rapport objectivement
déterminé, entre, d'une part, une voie spéciale et réservée, d'autre part, une religion
commune. Ensuite, et quelle que soit d'ailleurs la réponse qu'on aurait obtenue à la
première question, il importe de savoir surtout s'il y a une « initiation » à l'hésychasme,
constituant le rattachement formel à cette voie par un acte spécial qui pourrait être soit
un « pacte d'adhésion », soit un « rite de transmission » (et on devrait préciser aussi ce
qui est transmis alors), soit les deux à la fois par implication.

L'une de ces questions porte sur l'existence d'un « ésotérisme », l’autre sur celle de «
l'initiation spéciale », or si l’adoption de la notion imprécise de « tradition d'arcane »
permet de répondre à la première par une profession de foi spiritualiste ambiguë
susceptible de faire tous les jeux utiles, les faits engageaient à répondre de façon
nettement affirmative à la deuxième question qui, techniquement, est capitale, car cette
réponse signifie que les sacrements ordinaires indispensables à tout le monde chrétien et
profitables aux ésotéristes comme aux exotéristes et même davantage, ne suffisent pas
pour se trouver vraiment dans la voie hésychaste. Seulement, des hésychastes comme
notre auteur ne diront pas avec netteté que cette initiation appartient à un ordre
ésotérique parce qu'ils trouvent la notion d'ésotérisme gênante, et que du reste
l'existence de cette initiation, qui est la bénédiction introductive du « père spirituel »
n'est pas une institution secrète. Hélas, et nous autres, nous avons toutes les peines du
monde à faire admettre à des esprits comme M. Pallis que l'initiation hésychaste existe
comme telle, qu'elle transmet quelque chose en même temps qu'elle lie, et que le « père
spirituel » est donc bel et bien un « initiateur » ou plutôt « l'initiateur » chrétien
indispensable sur le plan humain !

Dans le passage dont nous nous occupons ici, à part cette attestation de l'initiation
hésychaste, (qui est en somme la « confirmation éclatante » dont l'auteur parlait
liminairement) (1) et à part la déclaration déjà connue que l'hésychasme est « une
tradition contenue dans la Tradition », on trouve peu de choses vraiment
caractéristiques.

La notation incidente venue par l'analogie structurale avec le corps de la tradition, et


disant que « la prière du Cœur est la voie de la vie contemplative », n'énonce pas une
donnée d'arcane, mais une notion élémentaire et universellement connue de la méthode
initiatique, qui est simplement présentée ici d'une façon simplifiée et quelque peu vague.

Les caractères de la vie contemplative énumérés ensuite pour la différencier d'avec toute
« école mystique » n'ont malheureusement rien de précis ni de spécifique. Les conditions
d'accès à la voie ne sont pas définies non plus, et la mention de la préparation préalable
et des précautions à observer n'est pas suivie d'explications instructives. Après tout, il se
peut que cette façon de présenter les choses soit due aussi au fait que l'auteur n'avait
pas une connaissance suffisante de ces matières.

Dans un autre passage que nous allons reproduire et où nous trouverons aussi qu'en fin
de compte, l'auteur s'est décidé à retenir, dans le cas de sa tradition, l'expression d'«
arcane » si non la notion elle-même, il fait ainsi le point final de ses constatations :

« Nous tenons ainsi les éléments de l'« arcane hésychaste » : finesse de la doctrine,
transmission d'un lignage spirituel, discrétion (silence et discernement des esprits).
Suffisant à la définir en propre à l'intérieur de l'universelle Tradition de l'Eglise, dont ils
participent, ces mêmes traits refusent d'autre part toute identification forcée avec
n'importe quelle « vérité ésotérique » constituée sur une base impersonnelle, partant d'«
en-deçà ». Ajoutons donc la quatrième note distinctive : l'humilité (il ne s'agit pas,
évidemment, d'une attitude psychologique, mais d'un état proprement métaphysique),
signe de l'abandon du soi et de communion à la Personne absolue qui a voulu néanmoins
dire : « Qui a semetipso loquitur gloriam propriam quaerit; qui autem quaerit gloriam
ejus qui misit eum, hie verax est et injustitia in illo non est » (Jo., 7, 18), (pp. 447.448).

D'après ce que nous avons dit précédemment, personne ne pensera que nous pourrions
vouloir forcer l'identification de l'« arcane hésychaste » avec n'importe quelle « vérité
ésotérique » ; quant à nous, nous avons simplement relevé l'analogie de l'hésychasme
avec les voies initiatiques des autres traditions actuelles à forme religieuse, et il est assez
heureux que l’on puisse faire une telle constatation pour le Christianisme d'Orient, car
celui d'Occident semble beaucoup moins favorisé sous le même rapport. D'ailleurs,
franchement, n'étaient les traditions comme l'Islam dont la voie initiatique, le Taçawwuf,
a fait depuis la fin du XIXe siècle, l'objet constant des recherches d'orientalistes, laïques
et religieux, et enfin, heureusement, des exposés d'un écrivain de langue occidentale,
intégré lui-même à cette voie et à la Tradition respective, comme René Guénon, il est
vraisemblable que l’on n'aurait pas encore su à ce jour dans tout le monde occidental et
chrétien même dans son ensemble, ce que sont l'initiation et l'ésotérisme véritables ; ni
compris qu'il y a un « esprit traditionnel » universel qui rend possibles les comparaisons
et les analogies inter-traditionnelles, aidant ainsi à prendre conscience de la réalité d'une
vérité unique qui constitue par elle-même et en raison de ses multiples ressources la
chaîne et la trame de toutes formes du monde sacré, aussi bien que de l'existence
universelle elle-même.

(1) Un autre témoignage hésychaste utilisant une terminologie analogue existait déjà
dans Prière et Sainteté dans l’Eglise russe (Ed. du Cerf, 1950) (c'est nous qui
soulignerons) : « Il n'y a que lui (le staretz) et lui seul qui puisse initier le disciple aux
degrés supérieurs de la prière mystique, et l’« enfant » qui agit en dehors du
consentement de son « père spirituel » devient presque sûrement la proie des démons.
Cette initiation, d'ailleurs, ne se borne pas à des conseils et à un enseignement
intellectuel mais c'est une véritable transmission de forces spirituelles. Par la prière et la
bénédiction du staretz le disciple reçoit les dons de la Grâce divine » (pp. 135-136). Un
autre passage du même ouvrage mentionne, sans être trop explicite, une transmission
plus caractérisée : « St-Serge de Radoniège, avant de se retirer dans la solitude est béni
par un « ancien » qui lui transmet le don de la « science spirituelle » (pp. 132-133).

Mais que signifie au juste la « n'importe quelle vérité ésotérique » non-admise par notre
auteur comme terme de comparaison, parce que « constituée sur une base
impersonnelle, partant d'en-deçà » ? C'est une sorte d'énigme, qui a certainement
rapport avec « la continuation cachée et niant le temps » que nous avions relevée
précédemment sans pouvoir la bien comprendre non plus. Il se peut que tout cela veuille
assurer à la voie hésychaste, comme au Christianisme lui-même, quelque privilège
d'unicité et d'incompatibilité, et la notion de la Personnalité divine y pourrait jouer un rôle
déterminant. Nous, aux Etudes Traditionnelles, n'aurons pas à nous arrêter pour
examiner le sérieux de telles conceptions exclusivistes, tout en n'ignorant pas qu'il y a
dans chaque voie traditionnelle véritable une originalité qui constitue sa raison d'être en
tant que forme à part de la vérité unique, mais non pas en tant que la Vérité tout court.
En tout cas, nous ne connaissons pas de voie traditionnelle, de forme religieuse ou autre,
qui s'affirme partir « d'en-deçà » ; toutes partent d'un Principe qu'elles affirment
d'ailleurs être le seul.

Chose remarquable, immédiatement après ce trait tiré et particulariste, l'auteur ajoute,


comme note distinctive finale de l'arcane hésychaste, « l'humilité » précisée comme «
proprement métaphysique ». Il est donc permis de tout espérer. Ce qui est réjouissant
encore c'est que l'expression et même le sens de « proprement métaphysique » sont ici
strictement « guénoniens ». A la bonne heure.

On trouve, en conclusion de ce paragraphe, le rappel des paroles du Christ s'expliquant


sur son enseignement : « Celui qui parle de sa propre part, cherche sa propre gloire ;
mais celui qui cherche la gloire de Celui qui l'a missionné, est véridique, et il n'y a point
en lui d'imposture ». Bien sur, cette citation vient d'une façon très désintéressée et sans
visée personnelle précise, mais, quant à nous, de toute façon, puisque nous venons de
faire allusion à un maître intellectuel dont la vertu doctrinale a laissé son empreinte dans
le langage même de ceux qui veulent lui faire la leçon (post mortem), nous pensons
qu'on pourrait demander à ce moine cultivé s'il connaît, dans toute la première moitié de
ce siècle d'individualisme intellectuel caractérisé et d'anti-traditionalisme de plus en plus
généralisé, un autre auteur que René Guénon qui, en exposant des doctrines et des idées
d'importance capitale pour l'ordre fondamental des choses, les ait moins attribuées à soi-
même et qui ait fait, en même temps, de façon aussi claire que possible, la preuve de
leur origine traditionnelle.

On pourrait lui demander aussi, puisque la citation évangélique dénonce celui qui «
cherche sa propre gloire », s'il connaît, pour la même époque, un autre auteur que
Guénon qui, tout en s'acquittant de sa tâche, se soit plus consciemment exposé à
l'incompréhension, à l'hostilité, aux exclusives, aux attaques et à l'opprobre — pendant
longtemps presque sans exception — de toute une génération d'universitaires
(orientalistes, théologiens, philosophes) et de pseudo-spiritualistes (théosophistes,
occultistes), sans parler d'écrivains de diverses appartenances.

Aussi, quand on voit que, dans tous ses propos, Guénon n'a d'autre souci que celui de
montrer la valeur des données traditionnelles, ainsi que l’unicité et l'omnipossibilité du
Principe dont celles-ci procèdent et vers lequel elles convergent, quand on constate aussi
qu'il réussit à faire alors le plus grand dommage intellectuel à la Vérité la plus
universelle, et à déterminer chez beaucoup d'intellectuels de toutes appartenances la
conscience et le culte de cette même Vérité selon les diverses formes sacrées qui leur
sont accessibles, n'y a-t-il pas quelque chance qu'il apparaisse lui-aussi, dans son ordre
et toutes proportions gardées, comme « ayant cependant cherché la gloire de Celui qui
l'a missionné », et qu'il soit traité de « véridique » ? Autrement, il faudrait en venir, ainsi
que le veut per a contrario la phrase christique, à le traiter d'« imposture » (injustitia),
ce qu'à Dieu ne plaise, car se serait trop grave surtout de la part de gens qui au départ
devaient avoir une position estimable et un point de vue parfaitement respectable.

Dans la suite de l'article il est traité surtout de quelques problèmes que pose encore
l'hésychasme : la valeur spirituelle de la technique respiratoire, la question de l'origine
orientale de cette technique, etc., points qui sont d'un intérêt certain quant à la
caractérisation de l'hésychasme comme voie initiatique, mais qui sortent cependant de la
sphère de notre présent propos.

Nous dirons, pour conclure, que nous avons été content d'avoir puisé dans les écrits de
Mgr Scrima, quelques données particulièrement utiles aux examens doctrinaux qui nous
préoccupent, et nous espérons que nous aurons encore l'occasion de retrouver dans ses
écrits à venir des choses de pareille utilité documentaire et intellectuelle. Nous déclarons
aussi, que nous nous serions dispensé avec plaisir d'un examen critique que nous ne
pouvions malheureusement pas éviter cette fois-ci.

Michel VALSAN.

(Michel Vâlsan, Etudes et Documents d'Hésychasme, Études Traditionnelles Mars-Avr.,


Mai-Juin et Juil.-Août 1968, n° 406-407-408, p. 153).

Jeudi 14 avril 2011 4 14 /04 /Avr /2011 02:40

Michel Vâlsan : Réponse à une critique de la traduction


des Fusûs al-Hikam par T. Burckhardt.

Le compte rendu que M.H. a fait de la traduction des Fusûs al-Hikam


par M. Burckhardt (1) a étonné certains lecteurs au courant des études islamiques et
spécialement de Soufisme, soit par ses affirmations particulières soit par ses
considérations générales. Comme par ailleurs on nous a demandé ce que nous pensions
de cet article, il nous a semblé utile de rendre publiques quelques remarques qui peuvent
intéresser un cercle plus large de lecteurs, car elles mettent en cause la signification
même de l’œuvre du Cheikh al-Akbar Ibn ‘Arabî.

M.H. introduit sa critique par ces paroles : « C’est... avec reconnaissance que nous
accueillons par avance la traduction par M. T. Burckhardt de l’une des œuvres maîtresses
d’Ibn ‘Arabî, mais nous considérons aussi que rendre hommage à son initiative
autrement qu’armés des plus sévères exigences serait trahir du même coup la mémoire
du Cheikh al-Akbar et le respect que nous devons à tous ceux qui tenterons de connaître
sa pensée ». Il sera équitable de nous réclamer nous-même des mêmes devoirs en
examinant l’article de M.H.

Tout d’abord nous examinerons les critiques formulées contre le travail de M. Burckhardt,
dans leur ordre de succession et quelle que soit leur importance réelle. Pour commencer,
M.H. signale « quelques erreurs dont la rectification s’impose ». M. Burckhardt aurait
prétendu que de toutes les œuvres d’ Ibn ‘Arabî deux seulement ont été conservées : les
Futûhât et les Fusûs.

(1) [Cette traduction partielle a été publiée en juin 1955 aux Ed. Albin Michel, dans la
collection “Spiritualités vivantes”, série “Islam”, et préfacée par Jean Herbert. Elle est
régulièrement rééditée dans la même collection, en format “poche” (no 19), et traduite
en anglais : The Wisdom of the Prophets (par Angela Culme-Seymour, Beshara
Publications, 1975). Sous ce même titre, il existe une autre traduction partielle et
paraphrasée en langue anglaise par Khaja Khan (Madras, 1929). Titus Burckhardt a
préfacé la première traduction intégrale anglaise de R. W. J. Austin, The Bezels of
Wisdom (Paulist Press, 1980, Etats-Unis ; SPCK, Londres, 1980). Une autre traduction en
anglais est due à ‘Aïsha al-Tarjumâna, The Seals of Wisdom (Norwich, 1980). M. Gilis a
traduit en entier, annoté et commenté les Fusûs : Le Livre des Chatons des Sagesses
(Beyrouth, 1997-1998. Les index annoncés par l’éditeur n’ont pas été publiés).]

En réalité le traducteur a écrit dans son Introduction exactement ceci : « Les livres et les
traités du maître furent très nombreux ; la plupart d’entre eux semblent définitivement
perdus ; parmi ceux qui subsistent, les Futûhât al-Makkiyyah (“Les Révélations
Mecquoises”) et les Fusûs al-Hikam (“La Sagesse des Prophètes”) sont les plus célèbres
». Du reste, dans le même texte, M. Burckhardt mentionne lui-même plusieurs autres
petits écrits d’ Ibn ‘Arabî traduits ou publiés en Occident (2).

Cette “rectification” de M.H. ne témoigne donc pas de sa part de beaucoup d’attention


dans les références Textuelles (3). A l’occasion, il nous surprend encore par l’affirmation
qu’on aurait conservé au moins 410 ouvrages de cet auteur. S’il en était ainsi, il faudrait
comprendre qu’on a découvert tout dernièrement près de 200 écrits d’Ibn ‘Arabî que les
catalogues des bibliothèques ou les constatations publiées par les chercheurs ne
mentionnaient pas jusqu’ici. Tant que M.H. n’aura pas apporté confirmation précise de
cette découverte proprement sensationnelle, nous penserions plutôt qu’il confond tout
simplement le nombre établi à ce jour des titres d’ouvrages écrits par cet auteur avec
celui de ses ouvrages effectivement attestés comme observés aujourd’hui (4).

(2) Signalons, puisque l’occasion se présente, que toutefois, d’après nos constatations, la
Risâlah al-Ahadiyyah traduite en français par Abdul-Hâdî est en réalité du Cheikh
‘Abdallâh al-Baliyânî (mort en 686 de l’Hégire), et M. Burckhardt n’a pas tort d’user de
quelque circonspection en disant seulement que cet écrit est « attribué à Muhyi-d-Dîn Ibn
‘Arabî » ; plus exactement, telle est l’attribution de certains manuscrits, mais un assez
grand nombre d’autres manuscrits l’attribuent au Cheikh al-Baliyânî, ce que corroborent
d’autres données que nous ne pouvons pas rapporter ici.

[Michel Vâlsan a traduit cet « important texte doctrinal de l’ésotérisme islamique, connu
sous des titres variés, et attribué par les manuscrits à différents auteurs » (Introduction
à sa traduction inédite).

A propos des traductions de ce traité, il indiquait qu’ « il faut signaler qu’un assez long
fragment en a été traduit de façon accidentelle en 1873 par Stanislas Guyard dans le
cadre des Fragments relatifs à la doctrine des Ismaëliens (Notices et Extraits de
Manuscrits de la Bibl. Nat., Tome 22, 1ère partie), où il se trouve inclus (au n° 8) de la
compilation appelée « Le Livre du Cheikh Ibrahim », en compagnie de textes très divers
de doctrine ismaëlite. Il ne porte aucune mention d’auteur ou d’origine et se présente
dans un état de forte altération (on y trouve même une interpolation qui cite le fameux
Rashîd ad-Dîn Sinân). Le manuscrit étant lui-même plein de fautes, la traduction de
Guyard nous présente une version très défectueuse.

Bien entendu, le traducteur a ignoré lui-même l’origine réelle du texte ».

Michel Vâlsan avait consulté le recueil Majmu‘ al- Rasâ’îl al-Ilâhiyyah (Le Caire, 1907)
ainsi qu’une quinzaine de manuscrits portant des titres variés et peu connus ; par
exemple :

- Hâdhâ Kitâbu-l-Ajwibati wa yusamma aydan Kitâbul-Alif : « Ceci est le Livre des


Réponses, qui s’appelle aussi le Livre de (la lettre) Alif » (Hunter 456/2, Glasgow) ;

- Fî bayâni qawli-n-Nabî (‘alayhi-s-salâm) : Man ‘arafa nafsahu faqad ‘arafa Rabbahu : « 


En explication de la parole du Prophète (sur lui la Paix) : Celui qui se connaît soi-même,
connaît son Seigneur » (Bibl. Nat. 4800, f. 27-30, Paris) ;

- Hâdhâ Kitâbu-l-‘ârifi bi-Llâhi-l-Balabânî fî Wahdati-l-Wujûdi wa fî-l-‘Arif : « Ce Livre est


du connaisseur par Allâh al-Balabâni, et traite de l’Unicité de l’Existence et du
Connaisseur » (British Museum, suppl.245, X, Londres).

La première traduction intégrale en français par Abdul-Hâdî a été publiée sous le titre
L’Identité Suprême dans l’Esotérisme musulman : Le Traité de l’Unité “Risâlatul-
Ahadiyah” (La Gnose, juin-juillet-août 1911). Elle a été reprise dans Le Voile d’Isis
(janvier-février 1933), Etre (1977, n° 1, sans les notes), en livre (Ed. Orientales, Paris,
1977), et dans les Ecrits pour La Gnose (Archè, Milan, 1988).

Toujours dans son Introduction, Michel Vâlsan écrivait : « La traduction d’Abdul-Hâdî est
fine, intelligente et riche, mais bien inégale. Dans un texte relativement simple quant au
lexique et à la syntaxe, mais aux articulations extrêmement libres (d’où le grand nombre
de variantes dans les manuscrits), le traducteur n’a pas réussi à toujours trouver la ligne
logique du développement discursif, et certaines contradictions ou incohérences en
résultent qui jettent quelque discrédit sur la rigueur démonstrative de la dissertation.

Certaines implications doctrinales importantes pour se rendre compte du développement


de la pensée lui ont échappé. Ses annotations sont textuelles insuffisantes ; aussi, un
peu trop personnelles et trop circonstancielles. Sa langue est souvent ingénieuse mais
techniquement pas toujours adéquate ; elle se ressent même de l’atmosphère occultiste
du milieu auquel La Gnose s’adressait... Une amélioration de ce travail nous semblait
nécessaire. » Il ajoutait en note : « Tel était aussi l’avis de René Guénon, ancien
directeur de La Gnose : “La traduction de ce dernier (=Abdul-Hâdî) aurait effectivement
besoin d’être améliorée ; vos diverses remarques à ce sujet me paraissent entièrement
justifiées” (lettre du 10 janvier 1947 adressée à nous). »

M. Chodkiewicz a traduit ce texte : Epître sur l’Unicité Absolue en l’attribuant à son


véritable auteur (Paris, 1982) ; dans ce travail, il a su concilier la rigueur universitaire et
la perspective traditionnelle.]

(3) Le seul reproche qu’il aurait pu faire à cet endroit, c’est que, parlant de la rareté des
traductions d’Ibn ‘Arabî en langues occidentales, M. Burckhardt, tout en faisant quelques
mentions pour l’espagnol, l’anglais et l’allemand, ne dit au fond rien pour le français (la
Risâlah al-Ahadiyyah n’étant pas du Cheikh al-Akbar, ainsi que nous venons de le
souligner dans la note précédente). Mais il faut croire que les exigences de M.H. ne vont
pas jusque là, et en cela au moins il n’y aura pas désaccord d’intention entre le
traducteur et son critique.

[Note de Muhammad Vâlsan : A propos des traductions d’Ibn ‘Arabî en français jusqu’en
1955 (date de la parution de La Sagesse des Prophètes), nous pouvons mentionner :

- Les Catégories de l’Initiation (Tartîbu-t-Tasawwuf), traduction partielle par Abdul-Hâdî


(La Gnose, décembre 1911 et janvier 1912 ; reprise dans les E.T. de février 1936) ;

- Six « Poèmes Soufis » extraits de l’Interprète des Désirs (Tarjumân al-Ashwâq),


traduits de l’arabe par Frithjof Schuon, avec les commentaires correspondants traduits du
« commentaire anglais de Nicholson » (Voile d’Isis, août-septembre 1934) ;

- Les Etapes divines dans la Voie du Perfectionnement du Règne humain, traduction


particulièrement fautive de ‘Othman Laïba et de Roger Maridort (E.T., mars 1949). Le
titre pourrait correspondre au traité intitulé : Al-Tadbîrat al-ilâhiyyah fî islâh al-
mamlakah

al-insâniyyah(édité par Nyberg à Leiden en 1919). Mais il s’agit en réalité de la Risâlah


al-Anwâr (« Epître des Lumières »), ou Risâlah fî kayfiyyah al-sulûk ilâ Rabb al-‘Izzah (« 
Epître sur le voyage initiatique vers le Seigneur de la Gloire transcendante ») ;

- Titus Burckhardt avait traduit les chapitres des Fusûs sur « le Verbe de Joseph » (E.T.,
janvier-février 1951), et sur « le Verbe Adamique » (E.T., juillet-août 1954) ;

- Michel Vâlsan avait traduit plusieurs traités d’Ibn ‘Arabî dans les Etudes
Traditionnelles : Le Livre du Nom de Majesté “Allâh” (1948, juin, juillet-août, décembre);
Oraisons métaphysiques (présentation et Oraisons de jour : Dimanche et Jeudi ; 1949,
septembre); La Parure des Abdâl (1950, septembre, octobre-novembre); Textes sur la
Connaissance suprême (Le Livre des Instructions ; La question posée par Ibn Sawdakîn ;

Sens métaphysique de la formule “Allâhu Akbar”) (1952, avril-mai, juin). Cf. aussi note
(5), infra.]

(4) Bien entendu, nous ne contestons pas qu’on découvre à peu près tous les ans
quelques manuscrits d’ouvrages d’Ibn ‘Arabî précédemment introuvables, mais
maintenant il s’agirait d’une découverte massive. Inutile de dire combien on serait
heureux qu’il en fût ainsi...

Une autre de ses mises au point se rapporte aux Futûhât al-Makkiyyah dont M.
Burckhardt avait dit que c’est « une sorte de somme des sciences ésotériques ». A ce
sujet, M.H. écrit : « à la lumière des nouveaux (sic) traités récemment découverts, les
Futûhât, un des ouvrages les plus volumineux d’Ibn ‘Arabî (il compte plus de deux mille
pages)... apparaît (sic) comme un simple catalogue établi par Ibn ‘Arabî et constitue
(resic) une sorte d’abrégé des sujets que l’auteur développe dans des traités séparés ».
Quelles que soient ces découvertes récentes, nous considérons tout à fait impropres et
même dépréciatifs les termes que M.H. emploie pour qualifier l’ouvrage fondamental du
Cheikh al-Akbar. Personnellement, connaissant par nous-même cet énorme et difficile
ouvrage (5), qu’il nous soit permis de rectifier comme suit les appréciations rapportées
par M.H.

Tout d’abord, on pouvait savoir déjà d’après les traités retrouvés jusqu’ici, et d’après les
titres connus d’un grand nombre de ceux qu’on ne retrouve plus et qui correspondent à
des titres de chapitres des Futûhât, et en plus, d’après des mentions expresses de ce
texte, on pouvait savoir, disons-nous, que cet ouvrage avait en commun avec des écrits
secondaires un grand nombre de sujets, mais ce que rapporte M.H. ne concerne de
toutes façons qu’un aspect de la question. Voici quelle est en réalité la position des
Futûhât dans l’ensemble de l’œuvre du Cheikh al-Akbar, et ceci d’après un mémoire que
nous avons rédigé il y a plus de deux ans et que M.H. a lu lui-même (ainsi que d’autres
personnes, dont certains orientalistes). Parlant du caractère encyclopédique de cet
ouvrage de 2 700 pages d’imprimerie arabe in-4°, nous écrivions : « cette importance
ressortira encore mieux si l’on tient compte que beaucoup des petits ou des grands
traités ont été repris par l’auteur, partiellement ou même intégralement, dans le cadre
des Futûhât dont la rédaction, s’étendant sur plus de trente ans de la deuxième moitié de
la vie du Cheikh al-Akbar, absorbait progressivement des éléments des écrits parallèles.
A part cela, on trouve de nombreux renvois des autres traités aux Futûhât et
inversement, de sorte que les autres écrits apparaissent comme les annexes naturelles
de cet ouvrage capital et synthétique de l’enseignement spirituel de l’Islam. » Comme on
peut le voir, avant toute question de “découverte récente”, de quelque genre que ce soit,
on ne pouvait pas ignorer ce que veut dire M.H., mais la question est beaucoup moins
simple qu’il ne le pense.

(5) Nous en avons annoncé depuis quelque temps la publication d’un premier volume,
mais à part la publication anticipée de quelques extraits, un certain nombre de chapitres
traduits (ainsi que d’autres traductions d’écrits du même auteur) circulent déjà depuis
longtemps à titre privé de différents côtés. [Sur ce premier volume des traductions, cf. l’
« Etude introductive » de Michel Vâlsan publiée dans ce numéro de Science sacrée. C’est
cette étude qui est visée dans le paragraphe suivant quand il est question d’ « un
mémoire que nous avons rédigé… » Etaient déjà traduits en 1955 des extraits de l’Avant-
Propos sous le titre « L’investiture du Cheikh al-Akbar au Centre suprême » (E.T.,
octobre-novembre 1953) et le chapitre 45 : « Sur celui qui “revient” (vers les créatures)
après être “parvenu” (à la Vérité suprême) et sur Celui qui le fait revenir » (E.T., avril-
mai 1953).]

La façon dont M.H. parle de cet ouvrage risque de proposer l’image d’un compendium
sans inspiration directe, dépourvu d’individualité propre et, somme toute, faisant double
emploi avec les traités particuliers du même auteur. Or, du témoignage de l’auteur, celui-
ci a certaines parties en propre, et de plus les éléments exogènes sont repris le plus
souvent dans des contextes nouveaux et refondus. Et comment n’en serait-il pas ainsi,
alors que la rédaction des Futûhât fut un travail hautement inspiré ? Voici ce qu’en dit
l’auteur lui-même :
« La Science divine est ce qu’Allâh le Glorifié enseigne par les modes d’ “inspiration”
(ilhâm), de “projection” (ilqâ’) ou d’“envoi” (inzâl) d’un Esprit Fidèle sur le cœur, et le
présent livre est de ce genre chez nous, car j’en jure par Allâh, je n’en ai écrit une seule
lettre si ce n’est par “infusion divine” (imlâ’ îlâhî), ou “projection seigneuriale” (ilqâ’
rabbânî) ou “insufflation spirituelle” (nafas rûhânî) dans la poitrine de la créature (que
nous sommes) » (6). Ajoutons qu’il précise par ailleurs que l’ordre même des matières
qui apparaît quelquefois brusquement changé sans raison compréhensible lui a été dicté
par mode spirituel, et il fait à ce sujet une analogie avec l’apparition brusque de tel
verset dans un contexte coranique qui traite d’un sujet différent (7). Mais en voilà assez
pour régler aussi cette question de définition des Futûhât d’après de « récentes
découvertes » : pour savoir ce qu’est réellement cet ouvrage, il faut surtout ne pas se
borner à regarder la seule table des chapitres et à la comparer avec les listes des autres
écrits de l’auteur.

(6) Futûhât, chap. 373. [Note de Muhammad Vâlsan : Vol. 3, p. 456. Sur le caractère
“inspiré” des Futûhât, cf. Vol. 1, p. 59 ; Vol. 3, pp. 101 et 334 ; et sur ce même
caractère des écrits d’Ibn ‘Arabî, cf. aussi Mawâqi‘ al-Nujûm, p. 65.]

(7) [Cf. Vol. 2, p. 163.] A noter comme détail caractéristique de son genre de travail que
le Cheikh al-Akbar a écrit les Futûhât journellement et d’un seul trait, « sans jamais faire
de brouillon », comme il le précise lui-même. [Vol. 4, p. 718 de l’édition du Caire de
1293 H.]

Ensuite M.H. eût souhaité que, dans son introduction, le traducteur des Fusûs « se
souvînt pour nous des maîtres d’Ibn ‘Arabî, d’Ibn Barrajân, d’Ibn Masarra, d’Ibn Qasiyy,
qu’on nous le situât parmi ses disciples parlant à son tour après avoir longtemps écouté
». Certainement la présentation que fait M. Burckhardt aussi bien de l’auteur que de
l’œuvre traduite est trop sommaire et insuffisante sous certains rapports, mais c’est tout
de même lui poser une colle bien sévère que de lui demander de parler d’Ibn Barrajân et
d’Ibn Qasiyy que personne n’a étudiés encore et dont on n’a encore rien publié, et même
d’Ibn Masarra qui ne nous est connu qu’indirectement (d’après des mentions d’Ibn Hazm
et d’Ibn ‘Arabî). Précisons encore pour le lecteur qui ne connaît pas assez l’histoire de la
littérature arabe, que les trois maîtres ibériques précités (deux “espagnols” et un
“portugais”) sont antérieurs au Cheikh al-Akbar, et que par conséquent ce n’est pas eux
que celui-ci aurait pu “écouter”, avant de parler à son tour à ses disciples, ainsi que le
suggère la symétrie des idées dans la phrase de M.H. Il ne s’agit ainsi que de quelques
influences doctrinales soit d’après des livres laissés par ces prédécesseurs (8), soit
d’après les enseignements transmis oralement, et tout cela n’est que de l’ordre théorique
(9).

Mais si l’on voulait situer le Cheikh al-Akbar par rapport à ses maîtres initiatiques directs,
il faudrait chercher tout d’abord du côté de sa Risâlah al-Quds (10), dans laquelle il
indique un par un tous les maîtres ou compagnons dont il a tiré quelque profit dans sa
carrière maghrébine (en y ajoutant le Cheikh ‘Abdu-l-‘Azîz al- Mahdawî (11) et, sous un
rapport très spécial, le Cheikh Abû Madyan) (12), et ensuite parler de quelques autres
personnages du Proche-Orient rencontrés par lui dans la deuxième moitié de sa vie.

(8) Signalons qu’Ibn Qasiyy et son livre L’Enlèvement des Sandales sont mentionnés
dans le texte des Fusûs (chap. sur Enoch), mais M. Burckhardt a lu, ou a trouvé écrit, «
Ibn Fâsî ».
(9) Sous ce rapport, d’ailleurs, on ne pourrait pas se limiter aux seules autorités citées
par M.H., et il faudrait sûrement ajouter au moins un autre espagnol, Abu-l-‘Abbâs Ibn
al-‘Irrîf (ou ‘Arîf), maître d’al-Qasiyy et auteur des célèbres Maâsin al-Majâlis, et ensuite
passer aux auteurs orientaux, car Ibn ‘Arabî a connu bien des livres, et surtout l’Ihyâ
d’al-Ghazâlî, le Qût al-Qulûb d’al-Makkî, etc… [Note de Muhammad Vâlsan : A propos
d’Ibn Barrajân (mort en 536/1141), d’Ibn Masarra (269-319 / 883-931), d’Ibn Qasiyy
(mort en 546/1151) et d’Ibn al-Arîf (481-536 / 1088-1141), on se reportera à
l’Encyclopédie de l’Islam ; cf. aussi Asín Palacios, Abenmasarra y su escuela (Madrid,
1914 ; traduction anglaise : The mystical philosophy of Ibn Masarra and his followers,
Leiden, 1978) ; Ibn al-‘Arîf, Maâsin al-Majâlis (texte arabe, traduction et commentaire
par Asín Palacios, Paris, 1933) ; Claude Addas, Ibn ‘Arabî ou la quête du Soufre Rouge,
pp. 73-81 et 363-364 (Paris, 1989).]

(10) [Traductions en espagnol par Asín Palacios, Vidas de Santones andaluces (Madrid,
1933) ; en anglais par R. W. J. Austin, Sufis of Andalusia (Londres, 1971). La version
française, Les Soufis d’Andalousie (Paris, 1979), est faite à partir de la traduction
d’Austin.]

Quant à l’exigence de situer le Cheikh al-Akbar parmi ses disciples et « leur parlant »,
elle est tellement particulière et arbitraire qu’on ne comprend pas pourquoi on demande
cela au traducteur des Fusûs. S’il avait désiré qu’on eût traité des disciples du Cheikh al-
Akbar sous le même rapport sous lequel on pouvait parler par exemple des trois maîtres
ibériques précités, M.H. aurait dû exiger une vue historique sur l’école doctrinale du
Cheikh al-Akbar, surtout en tant qu’école de la Wahdah al-Wujûd (l’Unicité de
l’Existence). Mais la question du cercle initiatique formé autour de lui serait plutôt du
ressort d’un biographe et comme cela demanderait même une étude de documents non
publiés et encore à chercher (13), on ne pouvait pas s’attendre à la trouver dans les
paroles d’introduction d’un document comme les Fusûs. Ce qui surprend davantage c’est
que M.H. eût souhaité cette détermination de la place du Cheikh al-Akbar dans l’histoire
spirituelle islamique pour qu’on se rende mieux compte « que le très grand Cheikh n’est
en rien original, mais seulement fidèle aux idées traditionnelles qui circulaient dans son
temps à travers tout le monde musulman ». Nous comprenons bien le souci de M.H. de
voir solidement étayée l’orthodoxie du Cheikh al-Akbar, mais tout de même ce n’est pas
de cette façon “populaire” qu’elle pourrait être vérifiée. Orthodoxie n’est pas simple
conformisme, et l’orthodoxie incontestable de ce maître ne refuse pas à celui qui est
appelé « vivificateur de la Religion » (Muyi-d-Dîn) une puissante originalité qui ne fut que
trop remarquée. Ceux qui connaissent son œuvre savent que le maître, tout en
s’appuyant sur ses devanciers en Tasawwuf et les confirmant (et ceci sur une injonction
divine spéciale) chaque fois qu’il est en accord avec eux, ne manque jamais de souligner
les vues nouvelles, les conceptions particulières (et il y en a à chaque page) qui
caractérisent son enseignement, mais toujours comme un mode supérieur de la fidélité
au Livre et à la Sunnah, dont l’autorité reste inébranlable : or cela veut dire qu’il
tranchait nettement sur ses prédécesseurs et contemporains.

(11) [C’est à ce maître qu’Ibn ‘Arabî dédie les Futûhât. La partie liminaire de cet ouvrage
se compose notamment de l’Epître en vers, suivie de l’Epître en prose au cheikh ‘Abdu-
l-‘Azîz al-Mahdawî.]

(12) [c. 509-594 (c. 1115-1198). Sur ce maître, cf. Claude Addas, Ibn ‘Arabî (chap. 3, et
pp. 142-144), et Vincent Cornell, The Way of Abû Madyan (Cambridge, 1996), qui a édité
et traduit des écrits de ce Cheikh.]
(13) [On se reportera avec profit à l’ouvrage déjà cité de Mme. Addas.]

Tel est le cas très caractéristique de la doctrine de la Wahdah al-Wujûd, qui n’est
identifiée “nominalement” que depuis le Cheikh al-Akbar (14), alors qu’elle est le fond
primordial de la révélation muhammadienne ; et cette doctrine lui a été imputée comme
hérésie justement par les représentants d’idées de circulation générale, et qui d’ailleurs
n’étaient pas toujours de simples exotéristes. Tel est encore le cas de la Doctrine des
Sceaux Traditionnels (celui de la Prophétie, et ceux de la Sainteté Universelle et de la
Sainteté Muhammadienne) dont nous aurons à reparler plus loin.

Enfin, sans nous arrêter à d’autres propos discutables, nous devons relever encore que,
s’il était vrai, comme l’écrit M.H., mélangeant ainsi questions ésotériques et exotériques,
le Cheikh al-Akbar « opère dans son œuvre la synthèse des courants opposés du chiisme

(Ikhwan as-Safa, Ismaélisme) et du sunnisme orthodoxe » – lourde affirmation globale


qui ne comporte aucune distinction ou réserve – il résulterait qu’il aurait fait tout de
même quelque chose qu’on n’avait jamais fait et qui n’aurait pas manqué de contrarier
tout le monde. En réalité, tout l’enseignement du Cheikh al-Akbar reste sur de solides
bases sunnites, et, sans exclure le fait de certaines influences, si l’on constate chez lui
des concordances ou même quelques identités doctrinales avec d’autres branches de
l’Islam, cela peut être aussi l’effet naturel de la cohérédité traditionnelle, de la parenté
spirituelle, ou encore de la communauté permanente sur certains plans autres
qu’extérieurs. Des constatations analogues sont souvent faites même en rapport avec
des doctrines appartenant à des formes religieuses non islamiques.

(14) [Si l’expression Wahdah al-Wujûd semble être absente sous cette forme des écrits
d’Ibn ‘Arabî, c’est sous la forme Wahdatu Wujûdi-Ka (l’ “Unicité de Ton Existence”)
qu’elle est récitée dans l’Oraison métaphysique de la nuit du Vendredi. Quant à la
signification véritable de cette expression, Michel Vâlsan écrivait en 1953 : « Pour ce qui
est de la forme muhammadienne de la tradition, celle-ci est en tout cas, originellement et
essentiellement, axée sur la doctrine de l’Identité Suprême qui est celle de la Wahdah al-
Wujûd [...] La chose désignée est purement muhammadienne : ce n’est que le Tawhîd
même, dans son acception initiatique, acception que l’histoire traditionnelle antérieure
atteste fréquemment, et que ce maître [Ibn ‘Arabî] ne faisait que rendre plus explicite et
plus sensible pour l’intellectualité contemporaine [...] Cette doctrine qui relevait par
nature d’un enseignement ésotérique, et dont quelques signes seulement pouvaient
transpirer à l’extérieur, affirme l’identité du Soi et d’Allâh ou la Vérité Suprême et
Universelle, et en même temps l’identité essentielle de la manifestation avec Son Principe
» (L’Islam et la fonction de René Guénon, pp. 19-20).]

(Article inédit de Michel Vâlsan de son vivant, novembre 1955, source : cf.
http://0380549479.free.fr/articles/ARTICLES/1-2/FUSUS/FUSUS.pdf )
Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan
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Jeudi 7 avril 2011 4 07 /04 /Avr /2011 01:39

Michel Vâlsan : Étude introductive pour la présentation et


la traduction des Futûhât al-Makkiyyah.
 

Le Cheikh al-Akbar Muhyu-d-Dîn Ibn ‘Arabî (né en


560/1165 à Murcie (Espagne), mort en 638/1240 à Damas) est l’auteur le plus important
du Tasawwuf et l’un des plus abondants de toute la littérature arabe. Ses écrits se
chiffrent par centaines, et certains atteignent des dimensions imposantes. Une
Ijâzah(licence d’enseignement) conférée par lui au Sultan Al-Muzhaffar Bahâ’u-d-Dîn al-
Ayyûbî, en 632/1234 (donc six ans avant sa mort) porte une liste de 290 titres (1), et
l’auteur dit qu’ « il a fait mention seulement de ceux de ses ouvrages dont il a pu se
rappeler, car il y en a un grand nombre : le plus réduit est de la dimension d’un cahier,
et le plus volumineux dépasse cent tomes. » Des auteurs ont estimé que ses ouvrages
seraient de l’ordre de 400 à 500 titres ; on est allé même, sans doute par manière
hyperbolique, à parler de 1 000 ouvrages. En fait, d’après l’inventaire de Brockelmann,
basé sur les catalogues des bibliothèques publiques et les éditions imprimées, on
attesterait aujourd’hui, ainsi, l’existence de 239 ouvrages, chiffre qu’il faut réduire encore
du fait de doubles titres repris séparément pour un même ouvrage ou d’attribution
erronée au Cheikh al-Akbar, d’ouvrages appartenant à d’autres auteurs. Nous laisserons
volontiers à d’autres la tâche de déterminer la liste des ouvrages écrits par le Cheikh al-
Akbar, et d’établir l’inventaire de ceux qu’on atteste dans les manuscrits connus ou dans
les éditions faites jusqu’ici. Ce qui est déjà évident, c’est l’immensité et la variété de
cette œuvre qui, en comparaison avec les œuvres d’autres auteurs du Tasawwuf, est
insuffisamment étudiée jusqu’ici du fait même de ses dimensions (2).

Or, ce qui domine dans cette œuvre, ce sont lesFutûhât, ouvrage encyclopédique
constituant la synthèsede l’enseignement du Cheikh al-Akbar, et consistant dans 560
chapitres d’étendue fort variée, mais dont certainsatteignent les proportions de grands
volumes. Dansl’édition de la Dâru-l-Kutubi-l-‘Arabiyyati-l-Kubrā(LeCaire 1329/1910), les
Futûhâtsont réparties en quatre grosvolumes ayant les nombres de pages suivants : 763
+ 804 + 567 + 571 = 2705 pages, format in-4° (3). Ceci équivaut àl’étendue de 300
traités ordinaires du même auteur, car laplupart de ceux-ci sont d’une dimension de huit
pagesimprimées in-4°, ou vingt pages d’une édition in-8° moinsserrée (4). C’est dire
qu’on a là autant de matière que dansles autres écrits du même auteur attestés
commesubsistant aujourd’hui dans les manuscrits (5) ou imprimés.

 
Cette importance ressortira encore mieux si l’on tientcompte que beaucoup des petits ou
des grands traités ontété repris par l’auteur, partiellement ou mêmeintégralement, dans
le cadre des Futûhâtdont larédaction, s’étendant sur plus de trente ans de ladeuxième
moitié de la vie du Cheikh al-Akbar (6), absorbaitprogressivement les éléments des écrits
parallèles. A partcela, on trouve de nombreux renvois des autres traitésaux Futûhâtet
inversement, de sorte que les autres écritsapparaissent comme des annexes naturelles
de cetouvrage capital et synthétique de l’enseignement spirituelde l’Islam.

La richesse et la variété de contenu des Futûhâtest sans égale : on y trouve des exposés
de doctrinesmétaphysique, théologique et jurisprudentielle, de cosmogonieet de
cosmologie, sur la Science des Lettres, sur laconstitution de l’être humain, une
eschatologie très développée, l’étude des rites institués, des pratiques et des techniques
spirituelles, des “états” (ahwâl), des “demeures”(manâzil), des “condescendances”
(munâzalât), des “stations” (maqamât), des typologies spirituelles prophétiques, les
catégories et les fonctions ésotériques, des considérations cycliques et apocalyptiques,
etc. Certains de ces points sont exceptionnellement développés, comme les parties sur
les degrés du Souffle Rahmânien, les Noms divins, les moyens incantatoires (hajîrât), les
Pôles, etc. Il n’y a presque pas de point de l’enseignement traditionnel islamique, aussi
bien exotérique qu’ésotérique, qui n’ait trouvé une place dans cette “Somme”, et
pourtant les Futûhâtsont tout autre chose qu’un ouvrage didactique ou une compilation.
Tout y est profond et savant, mais tout y est basé « sur la connaissance intuitive et
directe » de l’auteur, bi al-kashf, comme il l’affirme lui-même, ajoutant qu’il ne s’en
rapporte jamais pour ses attestations à ce que d’autres ont pu dire sur les sujets dont il
parle. Pour les choses “inédites” qu’il révèle d’habitude, il ne manque pas de souligner
qu’il est le premier à en parler. Dans tous les domaines et sur toutes les matières, le
Cheikh al-Akbar exerce ainsi un contrôle sur l’enseignement de ses prédécesseurs qu’il
confirme ou rectifie, mais qu’il éclaire toujours d’une lumière nouvelle.

Il apparaît ainsi que l’étude de l’œuvre du Cheikh al-Akbar doit être centrée sur celle des
Futûhât. Or, étant donné la richesse et l’étendue de cette œuvre même, il est nécessaire
de commencer par une étude de ses textes liminaires, du plan de ses matières et de sa
structure générale. Un tel travail comporte une traduction de certains textes et de la
Table des Chapitres. Nous sommes en train de réaliser ce travail introductif à l’étude des
Futûhâtet par là même à l’ensemble de l’œuvre du Cheikh al-Akbar.

(1) [L’Ijâzaha été publiée par Badawî sous le titre : Autobibliografía de Ibn ‘Arabî(Al-
Andalus, Vol. 20, Fasc. 1, pp. 107-128, Madrid-Grenade, 1955). L’autre
“autobibliographie”, le Fihris, a été éditée par Korkis ‘Awwâd (Revue de l’Académie arabe
deDamas, nos 3-4, 1954 ; n° 1 de 1955 et supplément nos 2-3, 1955), et par ‘Afîfî
(Revue de la Faculté deslettres de l’Université d’Alexandrie, 1954, VIII).

Aucune de ces éditions n’est établie sur les manuscrits originaux ou les plus anciens, et
on remarquera, d’autre part, que le nombre d’ouvrages mentionnés varie
considérablement selon les documents consultés.]

(2) [En 1964, Osman Yahia a recensé 846 écrits attribués au Cheikh al-Akbar sous 1590
titres (Histoire et classification de l’Œuvre d’Ibn ‘Arabî, pp. 547-600) ; certains de ces
écrits sont douteux ou apocryphes (ibid., pp. 74-75).]
(3) Pour donner une idée de ce que cela constitue, nous dirons que si l’on compte quatre
pages de texte français in-8°pour une page d’arabe in-4°, la traduction de l’ensemble des
Futûhât s’étendrait sur plus de 10 000 pages !

[L’édition critique d’Osman Yahia compte 14 volumes (1972-1991) ; elle s’arrête au


chapitre 161 compris. Une édition complète en huit volumes aété publiée à Beyrouth en
1994.]

(4) Cf. la récente édition de Hyderabad (Decan, 1948), qui présente, en deux volumes in-
8°, 29 de ces traités de dimensions ordinaires, allant de 7 à 92 pages d’une composition
très espacée [désormais réunis en un volume sous le titre Rasâ’il].

(5) Nous parlons de ceux qui sont attestés d’après les catalogues des bibliothèques
publiques. Beaucoup des ouvrages qui figurent dans l’Ijâzahou dans les listes des
bibliographes orientaux, et dont on n’atteste pas de manuscrits, doivent se trouver dans
des bibliothèques privées ou dans la main des hommes de la Voie (surtout quand il s’agit
de traités “réservés” pour certaines catégories initiatiques).

(6) Exactement depuis 598/1201 jusqu’en 629/1231, mais un deuxième exemplaire écrit
de la mainde l’auteur fut terminé en 636 (deux ans avant samort), et comme il le dit lui-
même dans lesdernières lignes du texte imprimé, « cette nouvellecopie autographe
contient des adjonctions par  rapport à la première. »

(Michel Vâlsan, Étude introductive pour la présentation et la traduction des Futûhât al-
Makkiyyâh, inédite chez les Editions Traditionnelles)

Source : http://0380549479.free.fr/articles/ARTICLES/1-
2/FUTUHAT/FUTUHAT.pdf
Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan
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Samedi 2 avril 2011 6 02 /04 /Avr /2011 18:48

Michel Vâlsan : Oraisons métaphysiques de Muhy-d-Dîn


Ibn ‘Arabî (Présentation).

Parmi les formes de récitations pratiquées couramment dans la vie


spirituelle islamique, il y a certaines invocations discursives appelées awrâd (sing. wird)
ou ahzâb (sing. hizb), ce qu’on pourrait traduire par « oraisons » ou « litanies ».
Constituées de formules relatives aux vérités fondamentales de la révélation – le plus
souvent tirées du Coran et des hadîths –, de louanges à la Divinité, de prières sur le
Prophète et de demandes de toutes grâces, leur fonction est à la fois doctrinale et
incantatoire. Issues de l’inspiration sacrées des maîtres spirituels et destinés à servir
d’adjuvants aux moyens initiatiques plus essentiels, elles sont normalement pratiquées
par les fuqarâ’ d’appartenance spirituelle, mais on les trouve aussi en usage chez les
simples exotériques qui en ont l’accès comme à des moyens de grâce offerts à la
dévotion commune. Telles sont les oraisons qâdirites ou shâzilites, dont le célèbre Hizb
al-Bahr, « l’oraison de la mer » du Sheikh Abû-l-Hassan ‘Alî ash-Shadhilî, ou les litanies
sur le Prophète, disposées par jours de la semaine, appelées Dalâ’il al-Khayrât, « les
moyens de Grâces » du Sheikh Abû ‘Abdallâh Muhammad al-Jazûlî.

Nous avons estimé que des esprits occidentaux connaîtraient avec intérêt des extraits
traduits d’un document de ce genre dû à Muhy-d-Dîn Ibn ‘Arabî et portant le nom
d’Awrâd al-Usbû’, « les Oraisons de la semaine » (1). La qualité intellectuelle de ces
récitations les réserve de façon toute naturelle à une élite ; de fait, elles sont fort peu
répandues. Consacrées exclusivement au Tawhîd le plus transcendant, c’est-à-dire à la
doctrine de l’Identité Suprême, leur valeur est accrue par le fait qu’elles constituent un
même temps un précieux exemple d’adab spirituel, de « bonnes manières » dans les
rapports avec la Divinité.

On ne saurait exagérer l’importance pratique de l’adab dans la vie spirituelle en général.


Dans le cas présent, on en trouvera la marque profonde et savante non seulement dans
la louange divine et la sollicitation des grâces, mais dans le mode même de conception
des vérités initiatiques fondamentales. Celles-ci, bien qu’affirmées avec toute la netteté
doctrinale voulue, épousent ici d’une façon impeccable les canons sacrés de cette
Servitude absolue qui, loin d’être la rançon d’un exotérisme « anti-intellectuel », mais
faite de Science, de Contemplation et de Vertu, apparaît comme une forme originale et
complète en soi, de la Sagesse universelle. Nous y trouvons les traits providentiels de la
« Sainteté muhammadienne ». En réponse à la question de savoir par quelle disposition
est justifiée la qualité de « Sceau de la Sainteté Muhammadienne » (Khâtam al-Wilâyah
al-Muhammadiyyah) – titre qui appartient à Muhy-d-Dîn lui-même –, ce maître spirituel a
précisé : « Par la perfection des Vertus les plus nobles dans les rapports avec Allâh (bi-
tamâm Makârim al-Akhlâq ma’ Allâh) ! » Et on remarquera qu’il y a en cela une référence
précise au type spirituel de Sayyidnâ Muhammad, le « Sceau de la Prophétie » qui a dit :
« j’ai reçu les Sommes des paroles et j’ai été envoyé pour parfaire les Vertus les plus
Nobles ».

Ces oraisons sont, dans le texte arabe, faites de phrases harmonieusement rythmées et
rimées, dans une langue pleine de ressources symboliques, de références doctrinales
maintes fois indirectes, dont les éléments et les articulations assurent le miroitement
d’une pluralité de sens coexistants. Ces qualités n’apparaîtront jamais dans une
traduction. Nous avons signalé quelquefois la présence, plutôt à titre d’exemple, dans
des notes voulues rares et succintes pour gêner le moins possible la lecture continue.

(1) Elles sont disposées selon les jours de la semaine en deux séries parallèles formant
des recueils séparés : « les Oraisons des jours » (Awrâd al-Ayâm) et « les Oraisons des
nuits » (Awrâd al-Layâl).
 

(Michel Vâlsan, Oraisons métaphysiques, Etudes Traditionnelles n° 278, Sept. 1949, p.


251).
Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan
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Lundi 28 mars 2011 1 28 /03 /Mars /2011 04:04

Michel Vâlsan : La prière pour le pôle (1)

Allahumma accomplis Ta prière et Ton salut sur notre


seigneur Muhammad, la plus parfaite de Tes créatures, le Seigneur du peuple de Ta terre
et du peuple de Tes Cieux, la Lumière suprême, le Trésor inviolable (2), la Perle
incomparable et le secret épanoui, celui dont on n’a pas conçu un pareil, ni créé un égal !

Et sois satisfait de son Lieutenant à notre époque (3), celui qui est de l’espèce habitant le
« monde de l’Homme » (4), l’Esprit incarné et l’Unique-multiple, l’Argument d’Allâh dans
les sentences et le Préposé d’Allâh entre Ses créatures et l’Exécuteur de Ses
commandements parmi celles-ci par Sa justice, celui qui fait aux mondes grâce de sa
spiritualité et qui les comble de la lumière de son rayonnement, celui qu’Allâh créa à Son
image (5), et envers lequel Il a fait prêter témoignage aux esprits de Ses anges (6), celui
qu’Il a choisi dans ce temps afin qu’il soit une sécurité pour les mondes (7), celui qui est
le Pôle de la sphère de l’Existence et le Réceptacle de l’Ouïe et de la Vue (8), de sorte
que pas un atome ne bouge dans le cosmos si ce n’est par sa Science et ne s’arrête si ce
n’est pas sa Décision, car il est la manifestation de la Vérité (9) et la mine de la Justice
(10) !

Allahumma fais arriver mon salut à lui et fais-moi parvenir devant lui ! Répands sur moi
de ses grâces et veille sur moi par sa diligence. Insuffle en moi de son Esprit afin que je
sois vivifié par son Souffle et que je scrute mon essence intime en mode analytique, pour
connaître ainsi le beaucoup et le peu, et pour voir mes mondes cachés se manifester par
mes formes spirituelles variant avec la diversité des plans d’existence, de sorte que je
réalise la synthèse du Premier et du Dernier, de l’Intérieur et de l’Extérieur (11), et que
je sois avec Allâh perdu en adoration entre Ses attributs et Ses actes, sans que mon être
conserve quelque chose de soi-même, ni de part attribuée, et qu’ainsi dans tout état je
l’adore par lui, ou plutôt par la force et la vertu du Seigneur de la Majesté et de la
Générosité (12).

Allahumma, ô Toi qui « rassemble les hommes au Jour sur lequel il n’y a pas de doute »
(13), rassemble-moi « par lui », « avec lui » et « en lui », de sorte que je ne m’en sépare
plus dans les deux « demeures » (14), et que je ne m’en détache plus dans les deux
« états » (15), et même que je sois comme si j’étais lui, pour toute affaire dont il sera
averti, mais cela par voie d’obéissance et d’apprentissage, et non pas par voie
d’émulation ou de rivalité !

Et je Te prie par Tes Excellents Noms qui exaucent les prières, de m’accorder cela par
une faveur agréable ! Ne me fais pas retourner de Toi, déçu, ni de celui qui est ton
Vicaire, car Tu es le Riche, le Généreux, alors que je suis le serviteur, l’inexistant !

Et qu’Allâh prie sur notre Seigneur Muhammad et sur toute sa Famille et tous ses
Compagnons ! « Et louange à Allâh le Seigneur des Mondes » (16) !

(1) Cette prière s’appelle en arabe as-Salât al-Akbariyyah, c’est-à-dire la prière du plus
grand des Maîtres spirituels, d’après le surnom de Muhy-d-Dîn Ibn ‘Arabî (Ash-Sheikh al-
Akbar).

(2) Sur cette épithète voir la note 10 de la « Prière sur le Prophète », mais ici elle est
appliquée au Prophète même.

[note 10 de la « Prière sur le Prophète » : La Fâtihah « celle qui ouvre » le Coran est un
des symboles du Prophète. Le nom du Trésor se rapporte au hadîth qudsî, « J’étais un
Trésor caché ; Je n’étais point connu. Or J’aimai à être connu ; alors Je produisis une
Création aux êtres de laquelle Je me rendis connu, en sorte que par Moi ils M’ont connu »
– « kuntu kanzan makhfiyan lam u’raf fa’ahbabtu an u’raf fa-khalaqtu-l-khalq khalqan
wa-ta’arraftu ilayhim fabî ‘arafûnî ».

‘Abd al-Ghanî an-Nabulusî observe que le mot fabî, qui se traduit « en sorte que par
Moi », a pour valeur numérale 92 comme le nom de Muhammad
(fâ’+bâ’+yâ’=80+2+10). Ceci signifie que le Prophète constitue dans son aspect profond
la manifestation de Divinité.]

(3) Le Lieutenant du Prophète est le Pôle de la tradition islamique. Mais comme [on le
verra] mieux plus loin, ce texte s’applique d’une façon plus appropriée au Pôle de la
Tradition primordiale et unanime, car le Prophète lui-même est conçu dans son aspect
universel et intemporel.

Le pôle est le détenteur du Grand Talisman, at-Tillasm al-A’zam, de la Divinité, ce qui


contient une référence expresse au Trésor inviolable, al-Kanz al-Mutalsam (les mots
tilasm et mutalsam sont de la même racine).

On peut remarquer que l’idée d’ « inviolabilité » se trouve aussi dans le nom d’Agarttha,
ainsi que dans les désignations de la Mekke comme al-Balad al-Amîn, le « Pays de la
sécurité » ou al-Balad al-Harâm, le « Pays sacré » et d’autres semblables. La même idée
réside dans la désignation de la Ka’aba de la Mekke comme al-Masjid al-Harâm « la
Mosquée Sacrée ». Or il est dit que le Pôle de la tradition islamique est situé
symboliquement au-dessus de la Ka’aba.

D’autre part le Coran parle (sourate du Voyage nocturne, 17, 1) du voyage du Prophète
de la Mosquée Sacrée à la Mosquée Éloignée – qui d’après l’interprétation habituelle sont
respectivement la Ka’aba de la Mekke et le Temple de Jérusalem, – Il est permis de
considérer ce voyage initiatique dans son aspect « fonctionnel », – ce qui n’exclut pas les
autres interprétations faites à d’autres points de vue (Cf. la note 30 de la « Prière sur le
Prophète ») – comme étant le voyage du Pôle de l’Islam vers le Pôle Suprême de la
Tradition primordiale et de toutes les traditions particulières, dont il reçoit par délégation
son pouvoir. Mais pour écarter toute apparence de contradiction, il est utile de préciser
que ces deux fonctions, situées dans le monde humain, ne sont l’une et l’autre que des
particularisations à des degrés différents du principe cosmique universel qui formule la
Loi, et qui est un des aspects du Prophète conçu dans sa fonction universelle. C’est en
vertu de leur participation à la réalité suprême que le Pôle de la Tradition primordiale et
unanime, et par suite celui de l’Islam en tant que « forme particulière » de cette
tradition, peuvent le représenter en rapport avec des cycles plus restreints. Pour nous
servir à cet égard d’une analogie, nous dirons que, tandis que Muhammad (le nom
terrestre du Prophète) n’est que l’individualité contingente et limitée par des conditions
particulières à la fin du cycle humain, et que Mahmûd (le nom paradisiaque) est
l’individualité dans toute son ampleur, enveloppant la totalité de ce cycle, Ahmad (le nom
céleste) est la réalité universelle qui enveloppe les deux autres et tous les cycles
particuliers, humains ou non-humains, individuels ou supra-individuels ; et le fait que ces
trois noms proviennent de la même racine H M D qui contient l’idée de « glorification »
exprimée à des degrés successifs de réalisation, est de nature à faire comprendre la
réalité unique et indissoluble de cette apparente pluralité. Analogiquement, la pluralité
des centres spirituels se réduit à l’unité de leur principe premier actualisé dans chacun
d’eux à des degrés différents.

(4) L’expression ‘âlam al-Insân est l’équivalent textuel du terme sanscrit mânava-loka
qui désigne le domaine de l’existence de l’homme, où se situe la fonction du Manu.

La précision que le Pôle est un être qui appartient à ce monde est faite pour distinguer
entre le principe non-humain permanent qui le constitue et le support de cette fonction
qui est humain et qui comporte même des changements de personne comme toute autre
fonction traditionnelle.

(5) C’est l’application au Pôle du hadîth : « Allâh créa Adam à Son image – khalaqa-Llâh
âdama ‘alâ sûrati-Hi » ou d’après une variante : « à l’image d’ar-Rahmân – ‘alâ sûrati-r-
rahmân).

(6) Application au Pôle de l’acte d’hommage accompli par les Anges devant Adam (cf.
Coran, 2, 28-32).

(7) Le terme amân, « sécurité », est ici un équivalent de l’épithète ghawth, « secours »,
qu’on donne au Pôle en tant qu’on a recours à son assistance.

(8) Ce sont l’Ouïe et la Vue divines.

(9) Le nom al-Haqq, « la vérité », est un des noms de la Divinité.

(10) On peut distinguer dans tout ce passage les attributs purement principiels, de ceux
exclusivement spirituels ou temporels.
(11) Ce sont des couples coraniques de noms divins.

(12) A ces deux attributs divins correspondent les deux fonctions distinctives et
complémentaires de Rigueur et de Miséricorde du Pôle dans toutes les traditions.

(13) Coran 3, 7.

(14) La demeure d’ici-bas et de la vie future.

(15) Ce sont les états correspondant aux deux « demeures ».

(16) Coran 37, 82.

[N.B. : Les mots entre crochets qui figurent dans les notes sont le fruit de quelques
corrections de détail effectuées par C.A. Gilis à l’époque de sa publication dans les E .T.]

(Michel Vâlsan, La prière pour le pôle, Études Traditionnelles, n° 449 Juil.-Août-Sept.


1975, p. 97).
Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan
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Mercredi 23 mars 2011 3 23 /03 /Mars /2011 03:28

Michel Vâlsan : Les notes relatives au « Juifs » et aux «


Chrétiens » dans « Le Commentaire de la Fâtiha ».

Note 1. La correspondance établie ici, et qui est de style


dans les Tafâsir (commentaires), se base sur des hadiths prophétiques proprement
interprétatifs de cette sourate ; en voici un transmis par ‘Adî Ibn Hâtim : « Ceux sur qui
est la Colère divine sont les Yahûd ». On rappelle d’ordinaire au même propos un verset
de la Sourate de « La Table » qui, parlant des Gens du Livre, fait référence aux Yahûd en
ces termes : « Ceux qu’Allâh a maudit et contre lesquels Il est en colère » (Cor.5.60).
Nous faisons remarquer que – en toute rigueur – on ne peut traduire Yahûd (pour le sing.
on emploie l’adjectif Yahûdî) qui, dans le Coran et les hadiths pour commencer, est
toujours péjoratif, par « Juifs », qui, dans la terminologie judéo-chrétienne et
occidentale, garde un sens très général et quelque fois même d’excellence (par rapport
aux Gentils, par exemple). Pour ce qui est de ce dernier sens, il est facile de constater
que le Coran use du nom collectif Hûd, ou de l’expression alladhîna hâdû = litt. « ceux
qui reviennent à résipiscence » (d’où un sens dérivé : « ceux qui pratiquent le
Judaïsme »), ce qui reste assez proche de la racine hébraïque (« confession »,
« louange »), et alors les Juifs ne sont jamais pris résolument en mauvaise part ; au
contraire, désignés ainsi, on leur reconnaît, chose qui n’arrive jamais quand ils sont
désignés par le terme Yahûd, certains droits et mérites, tout en leur contestant, le cas
échéant, la prétention majeure de constituer le peuple élu. C’est aux seuls Banû Isrâ’îl
(« Fils d’Israël ») que, lexicalement, est reconnu, tant dans le Coran que dans les
hadiths, le privilège de la communauté primitive et, symboliquement, de l’élite
initiatique. Ainsi ces diverses appellations, comme celle des Ahl al-Kitâb (« Gens du
Livre ») appliquée également aux Chrétiens, désigne des degrés qualitatifs très variés qui
peuvent s’appliquer sur une même lignée traditionnelle et historique, mais qui ne se
confondent jamais. Enfin, il est à peine besoin de le souligner, jamais les désignations de
Yahûd, Hûd, alladhîna hâdû, Banû Isrâ’îl, etc., ne sont prises dans un sens raciste ou
nationaliste, mais toujours dans un sens religieux ; cela, certes, est en rapport avec le
statut traditionnel qui définit objectivement les communautés, mais vise, au fond,
toujours la valeur effectivement atteinte par celles-ci dans le cadre de leur statut.
 

Note 2. Cette autre correspondance dérive également des hadîths prophétiques, dont
un, transmis par le même ‘Adî Ibn Hâtim, dit : « Ceux qui sont dans l’égarement sont les
Nasârâ ». Au même propos, on rappelle un verset de la sourate de « La Table » qui
désigne ceux-ci comme étant « ceux qui se sont égarés précédemment, qui en ont
égarés beaucoup d’autres et qui errent hors de la Voie du Milieu » (Cor.5.77), et c’est à
ce verset, d’ailleurs que le commentateur emprunte la notion de « Voie du Milieu ». Ce
qui peut sembler étrange, à première vue, c’est que, malgré les termes nets du Coran et
des hadiths sur ce point, Al-Qashânî place les Nasârâ dans une perspective somme toute
favorable, puisqu’il leur attribue une orientation qui serait d’ordre ésotérique, dirait-on :
c’est que l’ « égarement » en question est effectivement dans le domaine intermédiaire.
Le cas de ceux que le Coran appelle les Nasârâ ou qui sont dits s’appeler eux-mêmes
Nasârâ (il y a plus qu’une nuance qu’il ne faut pas négliger éventuellement) semble donc
être au fond celui de toutes les organisations qui dans leurs orientations et disciplines de
vie intérieure ne s’appuient plus sur le support législatif initial et « optime » de leur
forme traditionnelle, et qui débordent alors dans les adaptations plus ou moins
irrégulières ; ils peuvent d’ailleurs obtenir des statuts réguliers nouveaux mais à des
degrés inférieurs et limités (Cf. Coran 5, 14, le cas du mîthâq, « pacte divin », pris sur
certains des Nasârâ et qui , d’ailleurs, en « oublièrent » une part) ; tel aurait été dans
une certaine mesure, peut-être, dans l’histoire de l’Islam même, le cas des organisations
qu’on inclut sous le titre général des Bâtiniyyah, les « Intérioristes » (pour ne pas
employer en ce cas la traduction « Esotéristes »). Or, les déficiences dont il est fait état
dans le cas présent, qui sembleraient devoir être cependant, d’une importance plutôt
secondaire, sont en réalité l’expression perceptible d’une perte, plus difficilement
saisissable, de conscience effective dans l’ordre des vérités purement métaphysiques,
nonobstant d’ailleurs la conservation des textes doctrinaux de base : à leur tour, elles
constituent une cause de dégénérescence progressive, tant que des interventions
réparatrices et revivificatrices ne se produisent et ne réussissent pas. C’est là, du reste la
raison pour laquelle le commentateur attribue à la réunion des deux aspects « extérieur »
et « intérieur », représentés ici par les voies distinctives des Yahûd et des Nasârâ, une
valeur qui dépasse la simple somme des valeurs particulières respectives. Le « Chemin
Droit » interprété métaphysiquement comme « Sentier de l’Unité Pure ou de l’Identité »
(Tarîq al-Wahdah), n’a pas de commune mesure avec les voies particulières qu’il inclut
cependant toutes, pour ce qu’elles ont de positif, dans une synthèse suprême, et le
commentaire l’affirmera d’ailleurs encore très clairement à la fin.

 
Du fait de l’interprétation certaine des « égarés » comme étant les Nasârâ, il résulte que,
de toute façon, ceux-ci ne peuvent correspondre à la première génération chrétienne,
contemporaine du Christ, car celle-là était, selon le Coran, cette part des Banû Isrâ’îl
véritables qui avaient cru et accepté l’envoyé divin, et qui de ce fait, en terminologie
technique coranique, correspondent au cas des « Musulmans », les « Soumis » à la
volonté et à l’autorité divine représentés par l’envoyé. D’après le symbolisme de leur
nom, cependant les Nasârâ (sing. Nasrânî) sont une forme spirituelle secondaire,
lointainement dérivée de la notion des premiers Ansâr (Auxilliaires) d’Allâh auprès de
Jésus, et qui étaient plus précisément les Hawâriyyûn les « Blancs » ou plutôt les
« Candides » qui répondirent positivement au Christ : « Nous sommes les Auxilliaires
d’Allâh » (Cor.61.14), « Nous croyons en Allâh ! Témoigne que nous sommes des
musulmans, etc. » (Cor.5.111). Mais la voie des Nasârâ, ne correspondant pas à une
tradition régulière et intégrale, ne peut désigner non plus le Christianisme dans toute sa
carrière historique car celui-ci a, certes, connu des époques de « complétude » aussi bien
sur le plan ésotérique que sur le plan exotérique ; en outre, cette voie telle qu’elle est
définie dans le commentaire d’Al-Qashânî ne saurait avoir qu’un rapport fort éloigné avec
les applications extérieures, politiques et sociales, que le Christianisme a connues ou qu’il
connaît encore de nos jours. Ainsi ce que l’on désigne dans la terminologie sacrée par
Yahûd ou Nasârâ ce ne sont pas des traditions intégrales proprement dites mais des
types spirituels limitatifs du monde traditionnel en général.

Note 3. Ajoutons cette dernière glose de caractère à la fois plus général et récapitulatif.
Selon l’interprétation constante d’Al-Qashânî dans tout son commentaire, qui observe
essentiellement une démarche tripartite quelque peu systématique (ce qui rappellera le
style de pensée de St Denis l’Aréopagite, de certains Victorins et de St Bonaventure en
Occident), le Paradis des Yahûd est du domaine extérieur, correspondant au Monde du
Royaume sensible (‘âlam al-Mulk), et il constitue le séjour cherché par l’âme
individualiste (an-nafs) ; c’est cependant le Paradis des Actes (Jannah al-Af’âl),
entendant par cela aussi bien le domaine des Actes divins que le fruit des actes
individuels, mais qui, en tant que « Paradis », ne peut tout de même, revenir en réalité
qu’aux Hûd, aux Juifs au sens non péjoratif. Le Paradis des Nasârâ est bien du domaine
intérieur et correspond au monde de la Royauté (‘âlam al-Malakût) qui, dans un premier
sens, est le domaine subtil, mais qui, en tant qu’intermédiaire, dans cette tripartition
constante, peut s’entendre quelques fois comme incluant la manifesté informel,
intermédiaire entre le non-manifesté (ghayb) et la manifestation sensible (shahâdah =
mulk) ; il constitue le séjour cherché par le cœur (al-qalb). C’est même le Paradis des
Attributs (Jannah as-Sifât) « intermédiaire », en un sens « optime » alors, entre le
Paradis des Actes et celui de l’Essence pure ; mais il ne doit revenir normalement qu’aux
meilleurs des Nasârâ, ceux qui sont « les plus proches (en amour) des vrais Croyants »
(Cor.5.82), qui sont caractérisés par les « règles de vie » des « Qissisîn (« Pasteurs ») et
des Ruhbân (« Moines ») et qui ne s’enorgueillissent pas » (Cor.5.82). Enfin le Paradis
des « Muhammadiyyûn véritables » est celui de l’Unité non-manifestée (‘âlam al-ghayb
al-mutlaq) qui est cherché par l’Esprit pur (ar-Rûh). C’est proprement le Paradis de
l’Essence Suprême (Jannah adh-Dhât), but du Sentier de l’Union (Tarîq al-Wahdah), tout
en tenant compte de ce qu’a de purement analogique une telle expression quand il s’agit
de la conception constante, universelle et absolue de l’Identité.

 
Ainsi qualifiées par leurs caractères distinctifs, ces trois communautés de « Juifs », de
« Chrétiens » et de « Muhammadiens » désignent plutôt trois classes fondamentales
d’êtres traditionnels, qui, tout en étant, dans un certain sens typologique, représentées
par des formes historiques particulières de la Tradition générale, logiquement peuvent se
trouver aussi à l’intérieur de chaque tradition particulière, et qui ont certainement leur
équivalent en Islam même. Notre commentateur déclare d’ailleurs lui-même, une chose
de ce genre, en commentant le verset suivant de la sourate de « La Génisse » :

Texte : « Les Yahûd disent : Les Nasârâ ne reposent sur rien (de valable) ! Et les Nasârâ
disent : Les Yâhûd ne reposent sur rien (de valable) ! » (Cor.2.113)

Commentaire : « Chacun est voilé par sa religion particulière : Les Nasârâ sont voilés
par l’ « intérieur » à l’encontre de l’ « extérieur », et les Yahûd par l’ « extérieur » à
l’encontre de l’ « intérieur », tel que nous voyons l’état des écoles doctrinales (madhâhib)
de nos jours en Islam ».

Texte : « alors qu’ils récitent le Livre »

Commentaire : « « Livre » dans lequel se trouve ce qui peut les conduire à l’enlèvement
du voile et à la vision de la vérité (légitimité, haqq) de toute religion (dîn) et de toute
école doctrinale (madhhab), et à la constatation que la « vérité » intrinsèque de telle
religion ou de telle doctrine n’est pas devenue vaine par l’effet de l’attachement de
fidèles à leur forme de croyance particulière. Or quelle différence il y a entre le cas de ces
détenteurs d’un livre sacré et celui de ceux qui n’ont aucune science (‘ilm) ni livre sacré
(kitâb), comme les païens associateurs (mushrikûn) ! Car ceux-ci professent, certes, les
mêmes opinions (exclusivistes) que ceux-là, mais ils sont plus excusables que les autres,
car ils n’ont contre eux que l’argument de l’intelligence, alors que les savants détenteurs
d’un livre révélé ont contre eux aussi bien l’argument de l’intelligence (al-‘aql) que celui
de la loi sacrée (ash-sha’r) (contenue dans le livre reçu par eux) ».

(Michel Vâlsan, Le Commentaire de la Fâtiha – Etudes Traditionnelles n° 376, Mars-Avr.


1963, notes relatives aux « Juifs » et aux « Chrétiens »).

Lundi 14 mars 2011 1 14 /03 /Mars /2011 00:43

Michel Vâlsan : Le coffre d’Héraclius et la tradition du «


Tâbût » adamique (I)*
Les Folia Orientalia, vol. 11, 1960 (Cracovie), organe de
l'Académie Polonaise des Sciences, publient un intéressant travail du prof. M. Hamidullah,
intitulé Une ambassade du calife Abû Bakr auprès de l'empereur Héraclius, et le live
byzantin de la prédiction des destinées. Au point de vue documentaire, il s'agit, du coté
islamique, de relations officielles très précises et fort curieuses sur les entretiens publics
ou privés – on pourrait dire même secrets – que ' Ubâda ibn as-Sâmit, Hishâm ibn al-'Âs
et Nu'aym ibn 'Abd-Allâh, les ambassadeurs du 1e Calife, eurent avec l'Empereur. Les
faits se situent à Byzance peu après l'accession d'Abû Bakr au Califat (632-634) et avant
que la guerre contre les Byzantins ne se généralise. Pendant un entretien de nuit dans
l'appartement impérial, Héraclius fit apporter un grand coffre à casiers dont il commença
a sortir successivement des morceaux de soie noire sur chacun desquels se trouvait
peinte une figure humaine. Il demandait chaque fois aux visiteurs s’ils reconnaissaient les
personnages représentés. Comme ceux-ci répondaient au début chaque fois par la 
négative, l'Empereur leur précisait ensuite qu'il s'agissait ainsi des portraits d’Adam, de
Noé, d'Abraham. Dans l'image qui vint ensuite, ils reconnurent le visage du Prophète
Muhammad « souriant comme vivant ». Voici maintenant les termes mêmes de la version
de Hishâm ibn al-'Âs donne par Al-Bayhaqî (Dalâ'il an-Nubuwwa) que traduit M.
Hamidullah (mais dont nous adaptons un peu la forme) :

« L'Empereur nous demanda : Le connaissez-vous ? – Nous dimes : Oui, c'est


Muhammad l'Envoyé de Dieu, et commençâmes a pleurer.

« A ce moment-la, Dieu m'est garant de ce que je dis, l'Empereur se mit debout, puis
s'assit de nouveau, et nous dit : « Je  vous  adjure  par Dieu,  est-ce bien  lui ? » – Nous
répondîmes :      « Mais oui, c'est lui, comme si tu le voyais lui-même (ou: « comme si
nous le voyions vivant », dans la version d'Abû Nu’aym) » !

« Alors, il s'arrêta pendant un certain temps, puis déclara : « En vérité, celui-ci était le
dernier casier dans l'ordre, mais je l'ai ouvert par anticipation pour vous éprouver. »

Le récit  rapporte ensuite que l’Empereur montra aux ambassadeurs musulmans de la


même manière les images contenues dans chacun des autres casiers, en précisant
chaque fois le prophète dont il s'agissait ; furent ainsi mentionne » encore Moïse, Aaron,
Loth, Isaac, Jacob, Ismaël, Joseph, David, Salomon et Jésus. (Il faut dire que les autres
versions varient quelque peu en ce point.) Apres cela, Héraclius referma le coffre et le
renvoya. Le récit continue ainsi :

 
« Nous demandâmes : « D'où as-tu ces portraits, car nous savons maintenant que ce
sont les figures des Prophètes – sur eux le salut ! –, puisque nous y avons retrouvé celle
de noire Prophète à nous – sur lui la prière et le salut ! –» L'Empereur nous expliqua :
« Adam avait demandé à son Seigneur de lui faire voir les prophètes parmi ses
descendants. Dieu lui produisit leurs formes sur des pièces de soie du Paradis. Ces
portraits restèrent dans le Trésor d'Adam au Couchant du Soleil. Dhû-l-Qarnayn
(L'Homme aux Deux Cornes. cf. Coran 18, 83-98) les en ramena. » En confrontant les
différentes versions de la fin de ce récit, il résulte que a lorsqu'arriva le temps du
Prophète Daniel, celui-ci fit des copies de ces portraits  et  c'étaient ces copies mêmes
que l’Empereur byzantin détenait. »

M. Hamidullah signalait au début, du coté byzantin, des documents historiques pouvant


être rappelés ici de quelque façon ; tel par exemple la présence dans la bibliothèque de
Léon le Sage d'un livre copié d'après un rouleau trouvé dans le tombeau du même
Prophète Daniel, prédisant les destinées de Byzance, et contenant les noms de ceux qui y
règneraient tant qui cette ville existerait. L'auteur voit en somme en tout cela deux
albums qui faisaient partie du trésor impérial : « Héraclius en montra un aux
ambassadeurs musulmans, et Léon le Sage se sert d'un autre. » Quelques autres récits
affirmant 1'existence de documents plus ou moins comparables, toujours a propos de
l'Islam, en Chine, en Palestine ou en Espagne visigothique, amènent  M.  Hamidullah a
conclure à une certaine « tradition picturale » proche du genre apocalyptique. L'auteur ne
précise pas ce que l'on pourrait entendre au fond par cette « tradition picturale » qui, en
effet, pourrait avoir un sens différent de celui dune simple imagerie d'artistes on de
scribes impériaux. Il ajoute aussi : « L'aspect ésotérique ne nous intéresse pas ici. »
Cette mention semble admettre tout au moins en principe que, considérées dans une
telle perspective de la science traditionnelle, les données en question puissent
éventuellement présenter un sens plus sérieux et plus instructif. A ce propos, nous
attirons l'attention, tout d'abord, sur les cas de l’empereur Héraclius lui-même. Des récits
traditionnels le montrent comme un connaisseur en astrologie (Kâna Hiraqlu hazzâ'an
yanzuru fî-n-nujûm, rapporte Bukhâri, Sahîh, I.1). D'après les récits islamiques, à trois
reprises, on le voit préoccupé  par la question de la manifestation prophétique
muhammadienne. Une première fois, par pure scrutation  astrologique, avant  de
connaitre autrement la sortie du prophète Muhammad, il affirme qu'il venait de découvrir
qu'un Roi (Malik) ou un Règne (Mulk) nouveau paraissait « chez les circoncis » et il se
demandait au sujet de ceux-ci s’il s'agissait d'autres que de Juifs (Bukhârî, ibid.). Peu
après, apprenant qu'un prophète s'était levé chez les Arabes, il s'informa s'il s'agissait de
circoncis. Il consulta par écrit aussi l'un de ses amis byzantins « compétent comme lui en
science » (nazîru-hu fî-l-'ilm), la réponse le confirma dans sa conviction. Une deuxième
fois, c'est lorsqu'il reçoit le message du Prophète Muhammad lui-même, le convoquant à
l'Islam, et lorsqu'il enquêta à ce propos auprès des Arabes marchands, venus de la
Mekke en Syrie, choses mentionnées, par exemple, par Bukhârî au moins deux fois, dans
le chapitre sur la Révélation et dans celui sur la Guerre Sainte. Son attitude apparait en
la circonstance positive quant a lui-même (un hadîth du Prophète déclarera d'ailleurs,
confirmé, de ce fait, l'Empire byzantin, et par contre l'Empire perse condamné à la
destruction, du fait de la réponse hostile faite par Chosroes Parwiz à un message
prophétique analogue), mais celle des chefs de l'Eglise aurait été telle qu'il ne put donner
aucun cours à sa bonne disposition. Il est cependant évident qu'il n'avait pas une
conviction formelle, car son comportement dans la troisième circonstance, celle des
ambassadeurs d'Abû Bakr, le montre encore a la recherche dune certitude.

L'inquiétude et l'émotion manifestées alors par l'Empereur pourraient s'expliquer assez


bien par le sentiment de responsabilité tant personnelle que fonctionnelle devant des
faits et dans des moments historiques déterminants pour les destins traditionnels du
monde. Sa réponse a Abû Bakr, tout en étant dilatoire, reste polie, quoique l'histoire
byzantine et chrétienne n'ait gardé, semble-t-il, aucun souvenir de contacts de ce genre.
Son attitude personnelle différente, en toutes ces circonstances, des réactions officielles
et ecclésiastiques pourrait même s'expliquer au fond, et dans une certaine mesure tout
au moins, par le fait que la tradition « impériale » en Occident apparaît comme ayant une
origine et une position indépendantes de la tradition « sacerdotale chrétienne », tout en
pouvant, et finalement même tout en devant se conjoindre de façon intime avec celle-ci
dans l'organisation traditionnelle de l'Occident. (L'Empereur byzantin devint même
l’ « Evêque du Dehors ».) Les mentions que fait Héraclius d'un « trésor » transmis « par
succession impériale continue » (rapporte Ad-Dînawarî), depuis Dhû-l-Qarnayn (auquel il
est certain que le cas d'Alexandre le Grand ne fait que correspondre dans une certaine
mesure à un certain moment historique), atteste bien cette continuité de la fonction
impériale malgré les changements des formes traditionnelles « religieuses » dans la
sphère où s'exerçait l'autorité des souverains temporels de l'Occident (celui-ci pris dans
son ensemble et par rapport à l'ordre traditionnel total du monde). II est d'ailleurs
significatif, sous ce même rapport, que, lors de la première enquête, sur données
astrologiques, Héraclius s'inquiète de l'avènement d'un nouveau Roi ou Royaume plutôt
que de celui d’un nouveau Prophète.

Quant a la question de savoir ce qu'étaient exactement en elles-mêmes ces images des


Prophètes, il n'est certainement pas facile de dire quelque chose de sûr, mais le fait
qu'elles étaient gardées secrètes et conservées d’une façon toute particulière et dans des
casiers à part, fait penser qu'il s'agissait d'un « trésor » astrologique plutôt que dune
sorte d'album. (L'existence par ailleurs d'un livre sur les destinées de Byzance dans la
bibliothèque impériale pourrait être d'un ordre quelque peu différent, plus « extérieur »
en tout cas, quelles qu'en aient été les sources premières.) Il n’est pas impossible que les
images prophétiques en question aient eu aussi quelque vertu talismanique, quoiqu'elles
ne fussent que des « copies » d'originaux restés dans un dépôt plus mystérieux. Il est
intéressant de retenir, en tout cas, qu'il s'agirait, à l’origine de tout cela, d'un dépôt
proprement occidental, de cet Extrême-Occident que, Dhû-l-Qarnayn avait effectivement
atteint (alors qu'Alexandre le Grand n'avait pas eu à faire une telle expédition). Dans
cette perspective, la version d'Al-Bayhaqî, que traduit M. Hamidullah, porte le détail que
la figure d'Adam était de couleur rouge, et cela aussi suggère un rapport avec le
prototype adamique de la race rouge dont la position cardinale est a l'Occident. Une des
données de la tradition islamique quant à la création d'Adam s'applique plus
spécialement à la race rouge.

Telles sont les réflexions que nous pouvons ajouter à celles que M. Hamidullah a faites
lui-même au sujet des données rapportées par le document le plus important de son
article.

*[La première partie de ce texte a été publiée, sans titre, dans la chronique des Revues
aux E.T., mai-juin 1962.]
Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan
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Dimanche 13 mars 2011 7 13 /03 /Mars /2011 01:18

Michel Vâlsan : l’œuvre de Guénon en Orient*


Nous sommes au courant depuis plusieurs années des progrès
que fait la connaissance de l’œuvre de René Guénon dans les milieux intellectuels, et plus
spécialement universitaires, du monde indo-pakistanais (1). Il est temps, pensons-nous,
de prendre acte a ce sujet, dans une chronique, de quelques faits caractéristiques.

M. Mohammad Hassan Askarî, Professeur de littérature anglaise a Islamic College


(Université de Karachi), qui, dans les années précédentes, a publié en anglais un article
sur Guénon et sa vie, vient de rédiger en ourdou (langue officielle du Pakistan) deux
brochures :

1. Un répertoire d'environ 200 erreurs que commettent les gens d'esprit moderne a
l'égard des doctrines et des réalités traditionnelles ;

2. Une courte histoire du développement de la mentalité moderne.

L'auteur a présenté l'année dernière ces travaux au Muftî Mohammad Chafi', Recteur de
la Dâru-l-'Ulûm de Karachi qui, les trouvant fort bien venus, en a inscrit l'étude dans le
programme de l'année universitaire 1968-1969. Pendant les trois mois du dernier
automne, le Prof. Mohammad Taqî (le propre fils du Recteur) qui avait reçu la charge de
ce développement, a pris les textes respectifs comme base d'un cours, très suivi du
reste, qui se continue en 1969. On rapporte de 1'enseignement dispense ainsi la phrase
suivante : « L'analyse faite par Guenon montre qu'il est ferme dans la voie du Prophète
et de ses compagnons »; ceci signifie, en outre, pour nous que le climat spirituel de ces
régions asiatiques est beaucoup plus ouvert aux conceptions universalistes de la tradition
qu'on ne l'aurait pensé. – En outre, l'altération produite par l'esprit moderne y est
d'ailleurs beaucoup moins profonde que ne le croient les Occidentaux, même de
mentalité traditionnelle, qui se laissent trop facilement impressionner par les
dégradations extérieures du décor et du style social (2). – M. Askarî nous informe en
même temps que, dans l'Inde même, les jeunes Musulmans s'intéressent de plus en plus
aux idées traditionnelles dans leur élaboration guénonienne.

Pour mieux se rendre compte des particularités favorables que présente la région
traditionnelle respective (laquelle correspond à la notion géographique de « sous-
continent asiatique ») nous citerons quelques passages (rajustés seulement au point de
vue verbal) de la correspondance antérieure avec M. Askarî qui, en envisageant de
traduire en ourdou plusieurs de nos propres articles, nous disait ceci a propos de celui
intitulé «  L'Islam et la fonction de René Guenon » :

 
« Dans ce dernier article vous examinez la question de l'introduction des ouvrages de
Guénon dans un milieu islamique. J'ai certaines choses a dire sur ce point.

« Je ne connais pas !'atmosphère intellectuelle existant dans les autres pays islamiques.
Mais quant aux Musulmans du Pakistan et de l'lnde, la situation est un peu différente.
Tout d'abord il est important de réaliser que nous n'avons jamais insisté sur la division
entre Sharîat et Tarîqat (3), mais sur leur harmonie. Chez nous les plus grands maitres
ésotériques ont toujours été en mcme temps des maitres de l'exotérisme ; tel est le cas,
par exemple, du Cheikh Ahmed Sirhindî, du Shâh Waliyullâh ad-Dihlawî, ainsi que de ses
trois fils Shâh Abdu-l-Aziz, Shâh Abdu-l-Qâdir, Shah Rafî’u d-dîn, et enfin le cas de Shâh
Ashraf Alî qui est le plus grand maître esotérique et exotérique du 20 e siècle. Ainsi, il
n'est nullement choquant pour nous quand Guenon considère les choses d'un point de
vue esotérique.

« Quant a la question de la présentation de l'œuvre de Guénon dans un milieu islamique,


vous dites, page 16: « Mais ces avantages d'intelligibilité ne vacant que pour une élite,
sa synthèse doctrinale ne saurait être portée d'emblée dans une langue de civilisation à
base religieuse, où la présence d'un enseignement dogmatique officiel et la foi aux
formes particulières de la révélation sont des éléments constitutifs de la tradition ». Et à
la page 17 : « Une présentation éventuelle de l'œuvre de René Guénon dans un milieu
traditionnel islamique devrait par conséquent se faire avec une référence compétente aux
doctrines ésotériques et métaphysiques de l'Islam, tout en tenant compte de ce qu'il y a
d'inévitablement délicat pour une exposition des doctrines ésotériques de l'lslam, même
devant un public qui ne saurait être considéré dans son ensemble comme capable de
comprendre les choses de cet ordre. » Et plus explicitement sur la page 24 vous 
mentionnez les « conceptions purement intellectuelles qui caractérisent la synthèse
doctrinale de René Guenon et qui auraient besoin d’une présentation et d'une justification
plus particulière dans un milieu de civilisation islamique ». Je pense que l'attitude
intellectuelle et métaphysique de Guénon ne sera pas gênante pour nos lecteurs.

Pendant cinq ou six siècles nous avons eu des ouvrages innombrables qui se sont placés
dans la même attitude et du même point de vue. Nous ne pouvons oublier le rôle qu'a
joué la Dâru-l-'Ulûm à Deobend pendant les derniers cent ans. Shâh Ashraf Alî qui avait
une connexion intime avec cette «  Maison des Sciences (au sens traditionnel du mot) » a
expressément déclaré que de nos jours le sulûk 'ishqî [marche initiatique basée
principalement sur la vertu du désir spirituel] avait perdu une grande part de sa validité,
et était devenu même dangereux : lui-même conseillait a ses disciples l'adoption du su!
ûk 'ilmî [marche initiatique basée principalement sur la compréhension doctrinale.](4).

Sur la page 28, vous envisagez la question des autorités exotériques devant les écrits de
Guénon. S'il fallait trouver unc justification a dans cet ordre, je pense qu'elle peut venir
aisément de nos maitres. Pour mon propre bénéfice, j'ai souvent relevé dans les
ouvrages de ceux-ci des constatations confirmant ce que disait Guenon ; il est dommage
que je n'ai pas pris de notes à cet égard.

Sur la page 29, vous parlez d'hostilités rencontrées par le Cheikh al-Akbar dans les
milieux exotéristes. Ce n'est pas le cas chez nous. Certes il y a eu des objections – les
plus remarquables venant d'ailleurs, non du cote exotérique, mais du grand maitre
ésotérique Cheikh Ahmed Sirhindî. Et la défense du Cheikh al-Akbar est venue non
seulement du cote ésotérique, mais aussi du cote « exotérique » : une des meilleures de
ces défenses est en effet venue de Shah Ashraf All qui occupait incontestablement la
fonction d'autorité exotérique [tout en étant, bien entendu, un maitre ésotérique
également]. Il a consacré deux petits ouvrages a ce sujet. Ainsi, nous n'avons jamais
manqué de respect et de révérence pour le Cheikh al-Akbar. Ses Futûhât Makkiyya sont
souvent citées comme autorité dans les ouvrages exotériques qu'on publie de nos jours.
C'est le cas spécialement des gens appartenant à la Dâru-l-'Ulûm de Deobend qui sont
connus pour leur orthodoxie exotérique et pour leur sévérité à cet égard.

Notre milieu n'est pas hostile à la conception de la Wahdatu-l-wujûd (5) La plupart des
gens restent silencieux sur cette question. Mais c'est le thème central de notre poésie
traditionnelle en ourdou ou en dialectes comme le punjabî, le sindhi et le pushtu. Les
habitants de nos villages chantent la Wahdatu-l-wujûd toutes les nuits.

Quant à ce que vous dites sur la question de l'universalité traditionnelle, page 31, et sur
l'usage par Guénon de termes et concepts hindous, permettez-moi de faire quelques
précisions :

a) Au 17e siècle, le prince Dârâ Shikûh, fils de l'Empereur Shâh Djahân a déjà préparé
une correspondance entre les termes ésotériques hindous et les termes islamiques. C'est
un petit livre nommé Majma'u-l-Bahrayn (= La Réunion des deux Mers) (6) ; la
traduction en ourdou est accessible même aujourd'hui pour un demi-franc.

b) Le Cheikh Ahmed Sirhindî lui-même a reconnu la validité des doctrines védiques. Ce


dont il doute ce sont les possibilités de réalisation offertes par l'Hindouisme actuel.

c) Shah Waliyullâh ad-Dihlawî a écrit sur les doctrines védiques dans son ouvrage
Lamahât que je vous ai déjà envoyé.

d) Le document le plus explicite sur cette question est une lettre par Hazrat Maz'har
Djânî Djânân contemporain et ami de Shah ad-Dihlawî (18e siècle) qui appartenait à
l'ordre des Mujaddidiyya Naqshabandiyya et qui était reconnu par Shah ad-Dihlawî
comme un saint plus grand que lui-même, et qui était aussi le Cheikh du Qâdi Thanâu-
Llâh (tous ces maîtres, étant d'une orthodoxie incontestable). Cette autorité admet la
vérité des doctrines védiques, mais a des réserves quant à la validité actuelle de la
tradition hindoue.

e) Un autre saint du 18e siècle, Shah Kâzim Qalandar a écrit des poésies sur le thème de
la Wahdatu-l-wujûd en employant des termes et des symboles hindous. Il n'est pas le
seul à l'avoir fait. Mais je mentionne son nom parce que ses poésies ont été publiées
avec un commentaire détaillé. Pareille chose à dire des poésies de son fils Shah Turâb Alî
Qalandar du 19e siècle. »

Nous arrêtons là cette fois-ci les citations de la riche et pittoresque fresque intellectuelle
que nous a value ces dernières années notre correspondance avec le Prof. Askarî. Mais
nous y reviendrons prochainement encore à propos de René Guenon.

ADDENDUM DE L'EDITEUR
 

Dans le numéro de mai-août 1970 des Etudes Traditionnelles, Michel Vâlsan a présenté
et publié une lettre du Prof. Askarî, sous le titre : « Tradition et modernisme dans le
monde indo-pakistanais ». Nous renvoyons le lecteur à cet article.

Remarquons que le Prof. Askarî, dans le dernier paragraphe de sa lettre, écrivait :

« Je me remémore ce que le grand maître soufi du XXe siècle, Mawlana Ashraf Alî Thanvî
a dit à ses disciples un jour de 1930 environ : « Telles que je vois les choses, les
défenseurs de l'Islam viendront maintenant d'Europe » (1). C'était exactement l'époque à
laquelle l'œuvre de Guenon prenait une forme plus complète et qu'il abordait les études
sur le Tasawwuf (2). Et je crois fermement que Guenon est le guide intellectuel dont les
Musulmans ont spécialement besoin aujourd'hui pour faire face aux tentations et aux
provocations de la civilisation moderne, de même que les hommes appartenant à toutes
les traditions. »

Notes :

* [Publié dans E.T., janv.-fév. 1969.]

(1) Notons aussi, puisque l'occasion se présente, que, pour ce qui est du milieu
intellectuel égyptien, on tient également quelques faits du même ordre. Le Dr. Abdel
Halîm Mahmûd. Professeur à ‘Ulûm ad-Dîn de l’Université Al-Azhar (Le Caire) a publié, il
y a déjà une dizaine d'années environ, une brochure sur Guénon en arabe (portant en
annexe des fragments traduits des œuvres du maître) intitulé : Al-Faylasûf al-muslim
René Guénon aw 'Abd al-Wâhid Yahyâ. L'ouvrage (qui s'appuie, pour la partie de
biographie intellectuelle, sur nos articles de 1951 et 1953 concernant Guénon) est dédié
au Cheikh Muhammad al-Mahdi Mahmûd, Professeur a Al-Azhar. [Ce  texte a été repris
dans la seconde partie du livre : « Al-Madrasa ash-Shâdhiliyya al-hadîtha wa imâmunâ
Abû-l-Hasan ash-Shâdhilî » (Le Caire, 1968), et s'intitule désormais :       « Al-‘Arif bi-
Llâh (Le Connaissant par Allâh) ash-Shaykh 'Abd al-Wâhid Yahyâ ».

Le Dr. Abdel Halîm, auteur de travaux en arabe sur le Soufisme, est connu en France par
son travail sur Al-Mohâsibi (Geuthner, 1940). [Le Dr. est décédé en octobre 1978].

En outre, pour ce qui est du côté égyptien, nous sommes au courant d’une thèse sur
René Guénon et l’Islam que devait soutenir en Sorbonne un étudiant du Caire.

(2) En Afrique du Nord même, où cependant la présence occidentale a été longue et


directe, et où la déchéance traditionnelle devrait être donc la plus accentuée, nous
connaissons, par notre propre expérience – et ceci pas seulement dans le monde,
naturellement restreint, de l'ordre contemplatif proprement dit - toute une humanité qui
continue sa vie imperturbablement millénaire de fidélité spirituelle dont, fort
heureusement, on ne fait aucun cas.

(3) Nous reproduisons les termes avec leur prononciation locale.


(4) La marche initiatique basée sur la vertu du pur désir de la Réalité exige des êtres
humains qualifiés qui non seulement ont été préservés intacts quant à leur substance
spirituelle intime, mais aussi dont la forme mentale n'a pas été faussée par une
éducation moderne, fût-elle quasiment traditionnelle. La marche initiatique basée sur la
compréhension doctrinale comporte une formation théorique qui développe les certitudes
principielles et la saisie intellective. [Ces deux passages entre crochets sont de Michel
Vâlsan.]

(5) La doctrine de l'« Unicité de l'Existence ».

(6) Le terme est dérivé du Coran 18, 60, où il désigne le lieu de la rencontre de Moïse et
d'Al-Khadir. Dans le titre du livre de Dârâ Shikûh il s'applique aux deux traditions :
l'Islam et l'Hindouisme.

             

Notes de l’« Addendum de L’Editeur » (cf. L'Islam et le Fonction de René Guénon).

(1) Les paroles de Mawlana Ashraf Alî Thanvî ne manquent pas d'une certaine
concordance avec les initiatives connues, prises précédemment par le groupe d'Abdûl-
Hâdi Aguéli avec la bénédiction du Cheikh Abder-Rahmân Elîsh el-Kebîr.

(2)  Précisons à cette occasion que Guénon, qui avait été rattaché à la voie ésotérique de
l'Islam depuis 1912, s'était aussitôt occupé sérieusement du projet de la Mosquée de
Paris, mais « les choses n'ont malheureusement pas abouti avant la guerre » (de 1914).
En outre « il devait y avoir une Université islamique... ». Après la guerre, avec l'arrivée
de certains personnages, tout dévia et il se désintéressa de ces projets. — On peut
remarquer, d'après ce que nous signalons dans ces deux dernières notes, que la position
islamique de René Guenon apparaît tout autre qu'un fait personnel privé et sans
signification quant à l'orientation intégrale de son œuvre même et de son influence.

[Ces deux notes sont de Michel Vâlsan. Le Professeur Muhammad Hassan Askarî est
décédé en 1978.]
Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan
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Lundi 30 août 2010 1 30 /08 /Août /2010 02:19

Michel Vâlsan : L’Islam et la Fonction de René Guénon


(17 et fin).
Après ce début en terre d’Islam, Abdul-Hâdi arrivait
finalement en France où il rencontra René Guénon qui à la même époque éditait « La Gnose ». C’est
là que reprit en 1910, l’activité d’Abdul-Hâdi qui par ses études et surtout des traductions qui
s’étendirent jusqu’à la cessation de cette revue avec le n° de février 1912, époque à laquelle se
situe le rattachement de Réné Guénon à l’Islam et son initiation au Tasawwuf. Du côté italien, il
semble qu’il n’y eut pas à l’époque de conséquences dans l’ordre des études traditionnelles. La
guerre de 1914 suspendit même en France toute activité. Abdul-Hâdi étant mort en 1917 à
Barcelone, René Guénon resta seul en Europe à continuer à développer dans une perspective
totalement universelle l’œuvre esquissée initialement par les « Akbariyyah », jusqu’à ce que les
écrits aient suscité d’autres intellectuels dont les plus importants se groupèrent progressivement
autour du « Voile d’Isis-Etudes Traditionnelles ». Peu avant, par un mouvement significatif quant
aux positions extérieures, Guénon est allé se fixer en Egypte où le Cheikh Elîsh venait de mourir, et
c’est de là qu’il exerça sa plus importante activité pendant plus d’une vingtaine d’années : livres,
articles et correspondances.

L’idée traditionnelle telle qu’on la connaît aujourd’hui en Occident à la suite de l’œuvre de René
Guénon, a ainsi historiquement une sûre origine islamique et akbarienne. Cette origine immédiate
et particulière n’exclut point qu’elle en ait une autre généralement orientale, car l’unité de
direction de tout  l’ordre traditionnel comporte la participation de facteurs multiples et divers,
agissant tous dans une parfaite cohérence et harmonie. L’Islam lui-même apparaît dans l’œuvre de
René Guénon par ce qu’il y a en lui de plus essentiel et transcendant, et donc de plus
universellement traditionnel. Aussi la première intention, qui est aussi la majeure, de cette œuvre,
est, à la faveur d’une reprise de conscience des vérités les plus universelles et les plus
permanentes, de rappeler l’Occident à sa propre tradition. Les autres conséquences possibles, quel
que soit leur degré de probabilité cyclique, ne viennent logiquement qu’à titre subsidiaire.

Il était dans l’économie la plus normale des choses que, à l’égard de l’Occident moderne, la
fonction intellectuelle de la doctrine traditionnelle prenne son appui immédiat dans l’Islam, car
celui-ci est l’intermédiaire naturel entre l’Orient et l’Occident, et par cela il est solidaire, même
sur le plan extérieur, de tout l’ordre traditionnel terrestre. C’est cela même qui répond à la
question qui concernait le rapport entre la position personnelle islamique de René Guénon et sa
fonction doctrinale générale.

 
D’autre part, nous avons trouvé que le sens de son œuvre et les lignes générales de son travail ont
été énoncés par son maître le Cheikh Elîsh, qui fut à notre époque une autorité par excellence de
l’orthodoxie islamique sous tous les rapports. Ce Cheikh représentait en même temps l’héritage
intellectuel du Cheikh al-Akbar Muhy-d-Dîn Ibn Arabî, l’autorité par excellence du Tasawwuf et de
la doctrine islamique. Cela répond à l’autre question relative à l’orthodoxie islamique de
l’enseignement de René Guénon. Les critères profonds de l’orthodoxie, comme nous l’avons dit, se
trouvent dans l’intelligibilité métaphysique de la doctrine, mais, étant données des
incompréhensions comme celles que nous avons mentionnées au début, il est tout de même d’une
certaine importance de constater aussi que la procession apparente de l’enseignement de René
Guénon et de sa fonction s’inscrit en même temps dans une lignée d’autorités dont le caractère
manifeste est l’orthodoxie la plus pure et l’intellectualité la plus universelle.

(Michel Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guenon, Revue Etudes Traditionnelles n° 305 Janv. -
Fév. 1953, p. 14).

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Dimanche 29 août 2010 7 29 /08 /Août /2010 00:41

Michel Vâlsan : L’Islam et la Fonction de René Guénon


(16).

Les conseils spirituels du Cheikh Elîsh étaient suivis de près par


le groupe d’études qui se formait autour de la revue. Dans le n°3-4 qui suivait la publication en
arabe de l’article du Cheikh, une notice faisait savoir qu’il venait de se constituer «  en Italie et en
Orient une société pour l’étude d’Ibn Arabî » (le Cheikh al-Akbar). La nouvelle société avait pris le
nom d’ « Akbariyyah » (25) et se proposait :

1. « D’approfondir et de diffuser les enseignements aussi bien exotériques qu’ésotériques du Maître,


par des éditions, traductions et commentaires des œuvres de celui-ci et de ses disciples, comme
aussi par des conférences et des réunions.
2. « De réunir autant qu’il sera possible et convenable, tous les amis et les disciples du Grand
Maître, pour former de cette façon, sinon un lien de fraternité, du moins un rapprochement basé
sur la solidarité intellectuelle entre les deux élites d’Orient et d’Occident.

3. « D’aider matériellement et moralement tous ceux qui présentent la tradition « mohiyyiddienne »


(26), surtout ceux qui par la parole et les actes œuvreront pour sa diffusion et son développement.

« Le travail de la société s’étendra encore à l’étude d’autres Maîtres du mysticisme oriental,
comme par exemple Jalâl ad-Dîn ar-Rûmî, mais le sujet principal restera bien entendu, Ibn Arabî.

« La société ne s’occupera absolument pas de questions politiques, quelles qu’elles soient, et ne
sortira pas de la recherche philosophique, religieuse ou théosophique sur laquelle elle se base. »

Simultanément la revue développait ses études sur le Tasawwuf, tant dans sa partie arabe que dans
la partie italienne. Abdul-Hâdi commençait en outre l’édition de certains inédits du Cheikh al-
Akbar, dont certains n’ont jamais été connus des Orientalistes et qui le sont restés jusqu’ici. Dans
une notice il disait : « Ayant eu la chance de trouver une vingtaine d’œuvres inédites d’Ibn Arabî,
manuscrits rares et précieux, pendant tout ce temps nous ne fumes occuper que de les analyser ».

Malheureusement des réactions des milieux modernistes ont abouti finalement à l’interdiction de la
revue et à l’interruption des études commencées en Egypte. Il est possible que le n°5-8 qui est de
septembre-décembre 1907 soit un des derniers, sinon le dernier même.

Dans ces quelques éléments documentaires, qui ne sont certainement pas tous ceux qu’on pourrait
trouver, nous constatons qu’il est question, chez le Cheikh Elîsh et ses compagnons, de concordance
doctrinale entre l’Islam d’un côté et le Christianisme et la Maçonnerie de l’autre, de la nécessité
d’une revivification des réalités traditionnelles – tout d’abord dans l’ordre intellectuel et initiatique
-, d’un essai d’établir un trait d’union spirituelle entre Orient et Occident, et de la notion d’une
élite à laquelle revient cette fonction, enfin du rôle de l’intellectualité islamique et surtout de
l’enseignement du Cheikh al-Akbar dans ce travail. Les lecteurs de René Guénon y reconnaîtront
facilement certaines thèses fondamentales de son œuvre qui apparaîtra ainsi encore une fois, non
pas comme la création d’une individualité originale et d’une pensée syncrétiste, mais comme le
développement d’une idée providentielle dont les organes d’expression et d’application furent
multiples et le seront certainement encore jusqu’à ce que la finalité prévue soit atteinte dans la
mesure où elle doit l’être.

(25) Ce nom est naturellement dévié de celui du Cheikh al-Akbar. Le même nom est porté dans
l’Inde par une tarîqa qui remonte au Cheikh al-Akbar et avec laquelle Abdul-Hâdi a eu des rapports
directs. Il est à peine besoin de préciser qu’il n’y a toutefois entre la « société » dont il est question
et la dite tarîqa qu’une relation purement emblématique, les deux choses étant de nature
différente.

(26) Terme dérivé du surnom « Muhy-d-Dîn » = « le Vivificateur de la Religion » que porte en outre
le Cheikh al-Akbar Ibn Arabî.

(Michel Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guenon, Revue Etudes Traditionnelles n° 305 Janv. -
Fév. 1953, p. 14).
Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan
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Samedi 28 août 2010 6 28 /08 /Août /2010 01:04

Michel Vâlsan : L’Islam et la Fonction de René Guénon


(15).

« Amnistié par la reine Victoria (24), le Cheikh rentra pour


s’établir au Caire. De là, il irradie son influence bénéfique dans le monde musulman non seulement
comme sommité scientifique, mais encore comme chef suprême de beaucoup de congrégations
religieuses. Comme toujours, il se maintient – et les siens avec lui – loin et au-dessus des petites
intrigues du jour, de la corruption et des cupidités qui allèchent l’âme.

Chaque fois que vous rencontrez en Orient un homme supérieur par le caractère et le savoir, vous
pouvez être sûr de vous trouver en présence d’un « châdhilite ». Maintenant, c’est surtout par la
vertu de la rectitude et de la haute spiritualité du Cheikh Elîsh que cette admirable congrégation
maintient les sublimes traditions de son fondateur, le Très-Heureux Abû-l-Hasan ach-Châdhilî, à
travers la contamination générale ».

Dans le n°2, que nous ne possédons pas, la revue avait publié l’article du Cheikh Elîsh sur le. Une
traduction italienne en fut donnée dans le n°5-8 (sept.-déc.1907). Le titre en est : « Le Prince de la
Religion, le Grand Pôle Spirituel, l’Etoile brillante dans tous les siècles ».

A l’occasion, la rédaction disait :

« Le vénérable Cheikh Elîsh, qui est pour ainsi dire le descendant spirituel d’Ibn Arabî, s’étant
beaucoup intéressé à nos traductions et études du grand maître du Soufisme, nous a promis sa
précieuse collaboration. La suivante est la traduction de son premier article qui est basé à son tour
sur l’autorité du célèbre Imâm ach-Cha’râni dont les jugements font loi en matière d’orthodoxie et
d’hétérodoxie, lui-même ayant été un des plus grands Soufis de l’Islam et un docteur profond en
matière de la tradition et de la loi sacrée ; son excellent livre El-Mîzân (La Balance) dont nous
avons déjà parlé, est le plus beau livre qui existe dans le domaine de la jurisprudence comparée ».

L’article du Cheikh Elîsh est une courte présentation de la figure du Cheikh al-Akbar. Quelques
notes probablement de la main d’Abdul-Hâdi, accompagnent cette traduction. Dans ce passage où
l’article de Cheikh Elîsh dit que le Cheikh al-Akbar était porté dans toutes ses activités par l’Esprit-
Saint, une note du traducteur dit : « les Soufis parvenus à certains degrés, reçoivent du monde
spirituel supérieur des ordres directs auxquels ils obéissent et qui déterminent leurs actes, gestes et
paroles. Le Cheikh Elîsh est dans ce cas ». Plus loin, l’article rappelle l’orthodoxie éminente du
Cheikh al-Akbar : « Il s’attacha fortement à la Révélation divine et à la tradition prophétique et
disait : « Celui qui repousse un seul instant la balance de la Loi sacrée périra ». Le Cheikh Majd ad-
Dîn al-Firûzabâdî, l’auteur du grand Trésor de la langue arabe intitulé le Qâmûs (l’Océan), a écrit :
« Plus d’un a encore dit que nul soufi n’a été aussi en avant en ésotérisme et exotérisme que le
Cheikh (al-Akbar) Muhy-d-Dîn. C’est pourquoi son orthodoxie est aussi pure et grande que celle de
n’importe quel théologien de n’importe quel religion ». A cet endroit, une note du traducteur dit :
« Ici, nous nous permettons de réclamer l’attention du lecteur sur le fait qu’un des plus célèbres
hommes de science parla spontanément, sans être réfuté, de l’orthodoxie de plusieurs religions à la
fois ».

La traduction s’arrête après deux pages avec l’explication suivante donnée par la revue : « La fin de
cet article du Cheikh Elîsh se réfère à l’œuvre de notre collaborateur Abdul-Hâdi qui nous a parlé de
ne pas en reproduire la traduction parce que, dit-il, cette partie contient des termes trop élogieux
pour lui. Le Cheikh Elîsh le remercie pour le service qu’il rend à la civilisation en faisant connaître
et comprendre aux hommes de nos jours un esprit aussi superbe que celui de Muhy-d-Dîn ; il
l’exhorte à continuer ses études, sans se préoccuper de la haine que son œuvre islamophile peut
susciter parmi certains groupes de soi-disant musulmans ».

(24) Le fait devait être antérieur à 1901, date de la mort de la reine Victoria. L’amnistie anglaise
porte sur l’exil qui commence après le dernier emprisonnement ; entre temps, le Cheikh avait subi
le deuxième emprisonnement par l’acte « d’un prince musulman », et obtenu la grâce de ce côté-là
mais il était resté toujours exilé d’Egypte.

(Michel Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guenon, Revue Etudes Traditionnelles n° 305 Janv. -
Fév. 1953, p. 14).

Vendredi 27 août 2010 5 27 /08 /Août /2010 01:02

Michel Vâlsan : L’Islam et la Fonction de René Guénon


(14).
Les données en question, nous les puisons dans
quelques numéros, trouvés dernièrement, de la revue arabo-italienne An-Nâdî = Il Convito qui
paraissait au Caire dans la première décade de ce siècle, et qui dans l’année 1907 s’orientait dans
un sens traditionnel. L’esprit propitiateur était déjà celui du Cheikh al-Akbar. Cette revue a joué
ainsi un rôle de précurseur par rapport à « La Gnose » des dernières années, et au « Voile d’Isis-
Etudes Traditionnelles ». Parmi ses collaborateurs traditionnels, le plus remarquable est Abdul-Hâdi
Aguili tant pour la partie arabe que pour la partie italienne. Celui-ci y publia des articles, des
éditions de traités des maîtres de l’ésotérisme islamique dont le Cheikh al-Akbar, et des traductions
de certains de ces textes. En cette même année 1907, il fut beaucoup question dans la revue du
Cheikh Elîsh qui, un moment, y figura comme collaborateur avec un court article sur le Maître par
excellence Muhy-d-Dîn Ibn Arabî. Abdul-Hâdi qui était naturellement en rapports personnels avec le
Cheikh Elîsh nous donne sur celui-ci de précieux renseignements.

Il le présente notamment comme « un des hommes les plus célèbres de l’Islam, fils du restaurateur
du rite malékite, et lui-même un sage profond, respecté de tous, depuis les plus humbles jusqu’aux
princes et au sultans, chef de beaucoup de confréries religieuses répandues dans tout le monde
musulman, enfin une autorité incontestable de l’Islam ésotérique et exotérique, juridique et
politique ». Parlant encore de lui, ainsi que de son père « le grand rénovateur du rite malékite »,
Abdul-Hâdi nous donne quelques détails sur la vie du Cheikh Elîsh : « Ils se sont tenus loin des
intrigues politiques de toutes sortes. Leur intégrité, leur austérité et leur profond savoir, unis à une
ascendance illustre, leur promettaient une position exceptionnellement prépondérante en Islam ; ils
n’en voulurent rien savoir.

« Ce qui a établi la légende de leur fanatisme, c’est une fatwâ restée célèbre, laquelle, disait-on,
eut pour conséquence la révolte d’Arabî Pacha en 1882 ».

(Ici Abdul-Hâdi examine ce qu’est une fatwâ au point de vue juridique, et pourquoi une telle
décision de juriconsulte donnée dans l’exercice régulier de la fonction de muftî ne pourrait jamais
attirer contre celui-ci des sanctions du pouvoir politique).

« A la suite des événements de 1882, les deux Cheikhs Elîsh, le père et le fils, furent jetés en prison
et condamnés à mort. Le père mourut en prison ; le fils fut grâcié et exilé… (20)

« La mauvaise fortune poursuivit le Cheikh jusque dans l’exil. Sa notoriété, sa naissance, son
intégrité même, le rendaient suspect ; et sous la sotte accusation d’aspirer au Califat universel du
monde musulman, pour son propre compte ou pour celui du Sultan du Maroc, il fut de nouveau mis
en prison, cette fois sur l’ordre d’un prince musulman.

« Pendant deux ans, il resta dans une cellule immonde où toute chose était pourriture et où l’eau
menaçait de faire irruption. Pour l’épouvanter, on fit tuer devant lui des condamnés. Finalement, il
eut sa grâce, et on lui concéda un exil honorable à Rhodes (21).

« Il avait séjourné encore à Damas, où le célèbre adversaire des Français en Algérie, l’Emir Abd El-
Kader, devint son aml et condisciple dans le même enseignement spirituel (22). Lorsque l’Emir
mourut (23), le Cheikh lui fit les derniers offices et l’enterra à Sâlihiyyé, à côté de la tombe même
du Grand Maître, le Cheikh Muhy-d-Dîn Ibn Arabî.

(20) Nous devons préciser les dates, car, plus loin, l’exposé d’Abdul-Hâdi est tel qu’il risque de
reproduire des confusions d’ordre chronologique : la mort du père et le départ du fils en exil ont dû
avoir lieu en 1882-1883 comme il résulte de certaines coïncidences que nous relèverons plus loin.

(21) Ces événements se placent naturellement après 1883, mais il ne nous est pas possible d’avoir
pour le moment d’autres précisions, sauf une date ad-quem qui coïncide avec le début de ce siècle,
quand, comme on le verra, l’exil du Cheikh Elîsh avait pris fin.

(22) Il s’agit de l’enseignement du Cheikh al-Akbar à l’étude duquel s’était appliqué


particulièrement Abd El-Kader dans la dernière partie de sa vie. L’Emir avait financé la première
version imprimée de l’œuvre maîtresse du Cheikh al-Akbar les Futûhât al-Makkiyya dont l’étendue
est d’environ 2500 pages.

(23) Ce fut en 1883, date qui nous permet de rétablir quelque peu la chronologie dont parle Abdul-
Hadî.

(Michel Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guenon, Revue Etudes Traditionnelles n° 305 Janv. -
Fév. 1953, p. 14).

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Mercredi 25 août 2010 3 25 /08 /Août /2010 00:23

Michel Vâlsan : L’Islam et la Fonction de René Guénon


(13).
Mais on peut se demander quelle serait l’explication de ses
manifestations des représentants de l’initiation islamique, manifestations qui ne sont nullement
naturelles eu égard aux règles habituelles. Car si dans la hiérarchie ésotérique la conscience de
l’universalité et de la solidarité traditionnelle n’a jamais manqué, son expression ouverte, et plus
encore son message public, sont plutôt inconnus avant notre époque. Dans les ouvrages du Cheikh
al-Akbar lui-même, qui est l’auteur ésotérique le plus « hardi », le témoignage de l’unité des
formes traditionnelles et de leur validité simultanée est malgré tout entouré de beaucoup de
précautions et le plus souvent voilé.

Pour comprendre l’attitude du Cheikh Elîsh, le plus simple serait de considérer les conséquences
qu’en a tirées le cheikh Abdel-Wahîd Yahya, son disciple d’origine occidentale qui eut le rôle de
développer son message intellectuel, message qui était non seulement celui de l’Islam, mais celui
de l’esprit traditionnel universel. Ceux qui ont compris l’œuvre de René Guénon savent qu’à travers
celle-ci les forces spirituelles de l’Orient ont donné une aide providentielle à l’Occident en vue d’un
redressement traditionnel qui intéresse l’humanité dans son ensemble.

Cette aide a ceci de particulier qu’elle s’exprime, tout d’abord, sur le plan relativement extérieur
de l’enseignement doctrinal, métaphysique et initiatique, tout en s’adressant à une catégorie
restreinte d’intellectuels. Autrefois, dans des conditions traditionnelles plus normales, les relations
purement intellectuelles entre Orient et Occident étaient, des deux côtés, l’affaire exclusivement
secrète d’organisations initiatiques, dont l’Occident n’était pas alors dépourvu, et, de ce fait, les
influences qui pouvaient s’exercer restaient imperceptibles du dehors, et les effets en mode
doctrinal, dans la mesure où il en résultait, n’apparaissaient pas sous leur forme orientale, ni ne
trahissaient leur origine. Telle a été plus précisément, au Moyen Age, la situation pour les relations
entre les Fedeli d’Amore et les initiés du Tasawwuf, dont la preuve sur le plan littéraire n’est
apparue que de nos jours quand diverses études sur l’œuvre de Dante y ont découvert
d’importantes influences islamiques venant de l’œuvre du Cheikh al-Akbar ou des écrits d’Abû-l-‘Alâ
al-Ma’arrî.

Mais la relation entre l’œuvre de René Guénon et sa source « fonctionnelle » islamique, d’après les
quelques données que nous venons de faire connaître, ou tout simplement de rappeler, pourra
paraître, malgré tout, seulement virtuelle, sinon accidentelle. Et même si, à part cela, les livres et
les articles de René Guénon contiennent de fréquentes références aux doctrines islamiques, ces
références ne prouvent pas nécessairement une procession islamique du développement général et
final de toute son œuvre ; du reste, lui-même ne s’est jamais présenté spécialement au nom de
l’Islam, mais au nom de la conscience traditionnelle et initiatique d’une façon universelle. Ce n’est
pas nous non plus qui pourront envisager de restreindre ce large privilège de son message (19), et si
nous disons qu’il y a une relation autrement sûre entre cette œuvre universelle et l’Islam, c’est,
tout d’abord, que, en raison d’une cohérence naturelle entre toutes les forces de la tradition, tout
ce qu’on peut trouver du côté islamique comme étant intervenu dans la genèse et le
développement du travail de René Guénon ne pouvait que s’accorder avec ce qui était auguré et
soutenu en même temps par des forces traditionnelles orientales autres qu’islamiques.

Mais, il y a une autre raison qui permettrait d’envisager ici le rôle de l’Islam d’une façon plus
caractérisée : à savoir la proximité naturelle du monde islamique par rapport à l’Occident, et son
intérêt plus direct à tout ce qui concerne le sort de celui-ci. De ce fait, les forces spirituelles de
l’Islam pouvaient très bien considérer d’une façon plus déterminée l’idée du redressement
intellectuel et spirituel du monde occidental. Tel paraît avoir été précisément le sens de la fonction
du Cheikh Elîsh en rapport avec celle de René Guénon. C’est pourquoi il est opportun de faire état
ici de quelques autres données concernant le cas spirituel du Cheikh Elîsh, données qui montreront
que la fonction et l’œuvre de René Guénon s’inscrivent dans une perspective cyclique qu’avait
explicitement énoncée son maître. A l’occasion, on saisira encore mieux certaines situations
traditionnelles existant soit du côté occidental, soit du côté oriental.

(19) Cf. notre article dans le même numéro spécial des Etudes Traditionnelles : « La fonction de
René Guénon et le sort de l’Occident ».

 (Michel Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guenon, Revue Etudes Traditionnelles n° 305 Janv. -
Fév. 1953, p. 14).

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Mardi 24 août 2010 2 24 /08 /Août /2010 05:10

Michel Vâlsan : L’Islam et la Fonction de René Guénon


(12).
Nous venons de mentionner encore le cas du
Cheikh al-Akbar qui fut le « revivificateur » par excellence de la voie initiatique et indirectement de
la tradition islamique dans son ensemble, au VII° siècle de l’Hégire. Il y a entre l’enseignement de
René Guénon et le sien plus qu’une simple concordance naturelle entre des métaphysiciens
véritables. Il y a là encore une relation d’ordre plus subtil et plus direct du fait que René Guénon
reçut son initiation islamique de la part d’un maître qui lui-même était nourri à l’intellectualité et à
l’esprit universel du Cheikh al-Akbar : il s’agit du Cheikh égyptien Elîsh el-Kebîr. C’est le
personnage auquel René Guénon dédiait en 1931, son « Symbolisme de la Croix » dans ces termes :
« A la mémoire vénérée de Esh-Sheikh Abder-Rahmân Elîsh El-Kebir, El-Alim, El-Malki, El-Maghribi à
qui est due la première idée de ce livre. Meçr El-Qâhirah 1329-1349 H » (18).

Le cas de ce maître égyptien est d’ailleurs intéressant pour nous à un autre égard, car en dehors de
sa qualité initiatique qui était des plus hautes, il en avait une autre qui pouvait entrer en ligne de
compte sous le rapport de la question d’orthodoxie islamique de l’œuvre de René Guénon. Voici ce
que nous écrivait à un moment l’auteur du « Symbolisme de la Croix » : « Le Cheikh Elîsh était le
Cheikh d’une branche shâdhilite, et en même temps, dans l’ordre exotérique, il fut chef du madhab
mâleki à El-Azhar ». Pour ceux qui ne sont pas au courant de la signification de ces termes, nous
précisons que les termes « branche shâdhilite » indiquent une branche de l’organisation initiatique
(tarîqa) fondée au VII° siècle de l’Hégire par le Cheikh Abû-l-Hasan ash-Shâdhilî, une des plus
grandes figures spirituelles de l’Islam, qui fut aussi pôle ésotérique de la tradition  ; il s’agit donc là
d’une fonction initiatique proprement dite ; quant aux termes « madhab mâleki », ils indiquent une
des quatre écoles juridiques sur lesquelles reposent l’ordre exotérique de l’Islam, et qui sont
chacune représentée dans l’enseignement de la plus grande Université du monde islamique, El-
Azhar, du Caire. De cette façon, le maître de René Guénon réunissait en lui les deux compétences
et même les deux autorités requises respectivement pour les domaines ésotérique et exotérique de
la tradition. Sous le rapport de l’orthodoxie islamique de son disciple, le fait a sa valeur
significative. On remarquera que c’est le maître qui avait eu la première idée d’un livre comme
« Le Symbolisme de la Croix » qui, par sa doctrine métaphysique et sa méthode symbolique, est
l’ouvrage le plus représentatif de l’idée d’universalité intellectuelle de la tradition dans l’ensemble
de l’œuvre de René Guénon.

C’est de lui qu’il s’agit encore dans une note au chapitre III de ce livre, où, à propos de la
réalisation dans le Prophète, identique à l’Homme Universel, de la synthèse de tous les états de
l’être selon les deux sens de l’ « exaltation » et de l’ « ampleur » auxquels correspondent les deux
axes vertical et horizontal de la croix, René Guénon écrit : « Ceci permet de comprendre cette
parole qui fut prononcée il y a une vingtaine d’années par un personnage occupant alors dans
l’Islam, même au simple point de vue exotérique, un rang fort élevé : « Si les chrétiens ont le signe
de la croix, les Musulmans en ont la doctrine » ». « Nous ajoutons, continue René Guénon, que dans
l’ordre ésotérique, le rapport de l’ « Homme Universel » avec le Verbe d’une part, et avec le
Prophète d’autre part, ne laisse subsister, quand au fond même de la doctrine, aucune divergence
réelle entre le Christianisme et l’Islam, entendus l’un et l’autre dans leur véritable signification ».
dans la perspective ouverte ainsi par son maître, on sait que René Guénon avait tenté tout d’abord
une revivification doctrinale du symbolisme chrétien par une série d’articles de « Regnabit » (entre
les années 1925-1927), et qu’ensuite il avait encore écrit des articles sur l’ésotérisme chrétien dans
« Le Voile d’Isis-Etudes Traditionnelles ».

Sous le rapport qui intéresse l’Occident, le Cheikh Elîsh semble avoir eu aussi une certaine
connaissance de la situation de la Maçonnerie et de son symbolisme initiatique. C’est ainsi que René
Guénon nous écrivait une fois que le Cheikh Elîsh « expliquait à ce propos des lettres du nom d’Allâh
par leurs formes respectives, avec la règle, le compas, l’équerre et le triangle  ». Ce que disait ainsi
le Cheikh Elîsh pourrait avoir un rapport avec l’une des modalités possibles de la revivification
initiatique de la Maçonnerie. En tout cas, par la suite, une bonne part des articles de son grand
disciple a été consacrée au symbolisme et à la doctrine initiatique maçonnique, et cet important
travail apparaîtra de toutes façons comme une contribution de l’intellectualité et de l’universalité
de l’Islam, car René Guénon s’appelait alors depuis longtemps Abdl-Wahîd Yahya et était lui-même
une autorité islamique.

(18) Pour ce point, voir l’article de P.Chacornac : « La vie simple de René Guénon », dans le numéro
spécial consacré à René Guénon par les Etudes Traditionnelles, juillet-novembre 1951.

(Michel Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guenon, Revue Etudes Traditionnelles n° 305 Janv. -
Fév. 1953, p. 14).

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Lundi 23 août 2010 1 23 /08 /Août /2010 00:59

Michel Vâlsan : L’Islam et la Fonction de René Guénon


(11).
Mais quels que soient à cet égard les privilèges de
principe ou de fait de la tradition islamique, il n’est que trop vrai que l’idée de la vérité et de la
légitimité des autres formes traditionnelles, religieuses ou non, a plus particulièrement besoin
d’être étayée intellectuellement et légalement à l’occasion d’une présentation de l’œuvre de René
Guénon dans le milieu islamique. Nous signalons à l’occasion un point qui sera toujours un élément
précieux dans un tel travail. La spiritualité islamique dans son ensemble est surtout sensible à la
reconnaissance de l’Unicité divine, point qui, pour elle est le fondement et le critère premier de
validité de toute forme religieuse. Or, René Guénon n’affirme et n’enseigne l’unité fondamentale
des traditions existantes que du fait même qu’il constate que l’essence de toutes les doctrines
respectives est celle de l’Unité ou de la Non-Dualité du Principe de Vérité. C’est du reste dans la
mesure où cette doctrine suprême est réellement comprise et pratiquée dans une communauté
traditionnelle, qu’il reconnaît tout d’abord à la tradition respective sa validité actuelle.

L’enseignement de René Guénon sur la légitimité des autres traditions est vérifié et validé ainsi par
les vérités mêmes qui préoccupent la conscience islamique. D’autre part, ayant énoncé la nécessité
d’un accord traditionnel entre Orient et Occident, dans l’intérêt de l’humanité dans son ensemble,
il a expliqué que cet accord doit porter sur les principes dont tout le reste dépend, et toute son
œuvre n’a pas d’autre but que de susciter et de développer en Occident la conscience des vérités
universelles dont le Tawhîd est dans l’Islam l’expression la plus apparente. Il n’est que naturel que
cet hommage constant et multiple à ce qui est la vérité la plus chère à l’Islam d’une façon
générale, profite en même temps à l’autorité doctrinale de celui qui en a été de nos jours
l’exposant le plus qualifié.

D’autre part, la thèse de René Guénon sur l’unité fondamentale des formes traditionnelles
n’apparaîtra pas comme tout à fait nouvelle en Islam, car il y a quelques précédents précieux, tout
d’abord avec le Cheikh al-Akbar dont l’enseignement ne pouvait pourtant pas être aussi explicite
que celui de René Guénon en raison des réserves qu’impose tout milieu traditionnel particulier ; il y
aura quand même intérêt à s’y reporter.

Ce que nous venons de signaler comme points critiques et solutions à envisager lorsqu’il s’agira de
juger de l’orthodoxie islamique de l’enseignement de René Guénon, aussi bien que de son
orthodoxie d’une façon générale, ne doit pas faire oublier que ce qui est requis sous ce rapport de
tout Oriental ou Occidental qui voudrait en juger, ce sont non seulement des qualités intellectuelles
de jugement, mais aussi la connaissance étendue et profonde des doctrines qui doivent être
évoquées en l’occurrence. La méthode facile et expéditive des citations tronquées et retranchées
de leurs relations conceptuelles d’ensemble, aggravée peut-être encore par des méprises
terminologiques ne saurait avoir ici aucune excuse, car René Guénon ne parle pas au nom ni dans
les termes d’une théologie ou d’une doctrine particulière dont les références seraient immédiates.
De toutes façons, une des choses les plus absurdes serait de demander à des « autorités »
exotériques, qu’elles soient d’Orient ou d’Occident, d’apprécier le degré de cette orthodoxie, soit
d’une façon générale, soit par rapport à quelque tradition particulière. Ces « autorités », en tant
qu’exotériques, et quelles que puissent être leurs prétentions de compétence, sincères ou non,
n’ont déjà aucune qualité pour porter un jugement sur les doctrines ésotériques et métaphysiques
de leurs propres traditions.

L’histoire est là du reste pour prouver à tout homme intelligent et de bonne foi, que chaque fois
que de telles ingérences se sont produites, qu’elles aient été provoquées par de simples
imprudences ou par des fautes graves, soit d’un côté soit de l’autre, il en est résulté un
amoindrissement de spiritualité et la tradition dans son ensemble a eu à souffrir par la suite (17).
Cette situation est plus remarquable en Occident du fait que l’ordre exotérique y est centralisé
dans une institution jouissant d’une autorité directe dans toute l’étendue de son monde
traditionnel, mais elle a dans une certaine mesure des correspondances dans les civilisations
orientales, ou des autorités religieuses ou politiques mal inspirées ont cru quelquefois devoir se
mêler de choses qui ne les concernaient point. C’est ainsi qu’en Islam l’œuvre du Cheikh al-Akbar a
été parfois l’objet de violentes attaques de la part de théologiens ou juristes pendant que d’autres
autorités ont pris sa défense. Dans son cas du moins, les choses n’ont abouti finalement qu’à une
certaine gêne dans la circulation de ses ouvrages qui ont néanmoins continué à exprimer
l’enseignement par excellence du Tasawwuf ; de nos jours, ses écrits sont édités de plus en plus,
et, malgré des hostilités qui ne sauraient jamais disparaître, son œuvre jouit d’une certaine
autorité sur le plan général, ce qui constitue aussi un titre de gloire pour l’intellectualité et la
spiritualité islamiques.

(17) En Occident, une œuvre métaphysique comme celle de Maître Eckhardt, frappée dans certaines
thèses initiatiques par une décision papale, est ainsi restée presque complètement étouffée depuis
le désastreux XIV° siècle, et si de nos jours elle est remise en circulation progressivement, ce n’est
évidemment par le fait des autorités exotériques, mais par celui de croyants assez tremblants du
reste, ou encore d’intellectuels moins soucieux des limites singulièrement réduites de
l’ « orthodoxie » exotérique. Le blâme jeté sur l’œuvre d’Eckhardt a eu cependant en outre comme
effet immédiat la diminution des possibilités de l’importante école rhénane ; et si l’œuvre de
Ruysbroeck n’a fait que frôler le même danger, elle ne doit sa situation qu’à une réserve et une
précaution plus grandes quant à ses thèses initiatiques et métaphysiques. En tout cas, de nos jours,
il semble bien que les représentants de l’Eglise arrivent à faire preuve d’une plus grande prudence
et réserve ; espérons que cela ne s’arrêtera pas en si bon chemin.

(Michel Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guenon, Revue Etudes Traditionnelles n° 305 Janv. -
Fév. 1953, p. 14).

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Dimanche 22 août 2010 7 22 /08 /Août /2010 01:41

Michel Vâlsan : L’Islam et la Fonction de René Guénon


(10).
Il faut dire aussi que malgré la précision et la clarté de tels
textes, l’interprétation exotérique dominante les ramène par principe à une perspective de validité
en succession, non pas en simultanéité, du fait que la loi muhammadienne est considérée comme
abrogeant les lois antérieures. Toutefois le texte coranique même affirme que la révélation
muhammadienne apporte la « confirmation » de ce qui est encore effectivement présent des
révélations antérieures :

« Et Nous t’avons révélé le Livre par la Vérité, (Livre) qui confirme et préserve ce qui subsiste
devant lui en fait d’écriture ». (Cor.5.48 : « Wa anzalnâ ilayka-l-kitâba bi-l-ĥaqqi muçaddiqan llimâ
bayna yadayhi mina-l-kitâbi).

Nous ne pouvons entrer ici dans l’examen de tous les points qui soulèvent les questions de
l’abrogation et de la confirmation, mais nous tenant aux seuls aspects les plus évident et du
caractère général, nous citerons aussi les versets suivant qui attestent la validité des Lois judaïque
et évangélique ; celui-ci concernant la Torah : « Mais comment te prendraient-ils (ô Muĥammad)
pour leur juge alors qu’ils ont la Torah dans laquelle il y a le jugement (le critère légal) d’Allâh ».
(Cor.5.43 : « wa kayfa yuĥakkimûnaka wa ‘indahum at-Tawrâtu fîhâ ĥukmu-Llâhi ».). Et celui-ci
concernant l’Evangile : « Ainsi les Gens de l’Evangile jugent par ce qu’Allâh a révélé en l’Evangile et
ceux qui ne jugent pas par ce qu’Allâh a révélé, ceux-là sont les prévaricateurs.  » (Cor.5.47 : « wa-
l-yaĥkum ahlu-l-injîli bimâ anazala-Llâhu fîhi wa mâ lam yaĥkum bimâ anazala-Llâhu fa-ulâ-ika
humu-l-fâssiqûn».).

Ces références nous suffisent ici pour illustrer notre affirmation que la base légale islamique est
providentiellement disposée pour une large vision de l’unité et de l’universalité traditionnelles, tant
en succession qu’en simultanéité. Sous ce même rapport, il n’y a vraiment que le Christianisme,
qui, arrêté dans ses conceptions dogmatiques sur le sens « historique » de l’unicité du Christ, soit
exotériquement privé et de la vision en succession et de celle en simultanéité, de cette réalité
universelle, au point qu’il ne reconnaît pas même à la tradition judaïque antérieure à la venue du
Christ, et dans la lignée de laquelle il se situe pourtant, une économie sotériologique autonome  :
l’efficacité des formes bibliques dans leur ensemble est liée ainsi, dans l’acception exotérique du
dogme religieux chrétien, au critère de l’attente du Christ « historique », et l’actualité du salut
suspendue, aussi bien pour le commun que pour les Patriarches et les Prophètes, jusqu’au rachat
opéré par le Sauveur. Le Judaïsme même, dont l’exclusivisme est à d’autres égards plus radical que
tout autre, reconnaît au moins pour le passé biblique cette réalité traditionnelle dans la lignée des
Patriarches et des Prophètes, où il voit l’actualisation continue de la même vérité primordiale
conférant toujours la plénitude du salut (16).
 

(16) Il est toutefois important de relever que, dans les derniers temps, il se dessine dans les études
catholiques un effort pour rendre compte de certaines valeurs spirituelles trop évidentes pour
pouvoir toujours être niées dans les autres formes traditionnelles, comme l’Hindouisme et l’Islam  ;
c’est ainsi qu’on élargit la notion d’ « Eglise » dans un sens plus dégagé des contingences, tant
spatiales, que temporelles ou formelles, que la grâce salutaire est reconnue comme plus
indépendante des conditions historiques et de l’adhésion formelle aux articles dogmatiques et à
leurs conséquences canoniques, mais liée néanmoins aux vérités intérieures informelles et
universelles des dogmes, et que l’universalité du Christ est conçue comme impliquant la possibilité
de son intervention en dehors des modalités éminentes de la forme chrétienne historique. Ce n’est
qu’une tendance timide et prudente actuellement, mais elle est particulièrement précieuse par sa
signification, surtout quand elle est manifestée par ceux-là mêmes qui s’étaient donnés jusqu’ici le
rôle de faire obstacle à toute compréhension réellement universelle des données traditionnelles et
à l’accord de principes avec l’Orient traditionnel.

(Michel Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guenon, Revue Etudes Traditionnelles n° 305 Janv. -
Fév. 1953, p. 14).

Samedi 21 août 2010 6 21 /08 /Août /2010 06:45

Michel Vâlsan : L’Islam et la Fonction de René Guénon


(9).

Ces points de vue différents sur les éléments fondamentaux qui


constituent l’être spirituel, et sur leurs rapports avec la Vérité Suprême, sont naturellement en
relation avec les modalités caractéristiques que l’on constate ensuite, dans les voies respectives,
tant sur le plan de la vie spirituelle d’une façon générale que dans l’ordre des méthodes de
réalisation, mais une véritable compréhension des choses permet toujours de retrouver l’accord de
base, et de situer les différences constatées, dans l’ordre contingent où elles ont toutes leur raison
de se trouver.

Pour conclure cet examen sommaire de points pris en exemples, on se rend compte ainsi qu’il n’y a
aucune divergence profonde et irréductible entre les deux types de spiritualité dont nous avons
parlé, l’intellectuel et le religieux, et que de plus, c’est la méthode de René Guénon lui-même qui
permet d’en retrouver l’accord réel. Ce n’est donc pas là qu’il y aurait une difficulté de constater
l’orthodoxie de cet enseignement, tant sous le rapport de la tradition islamique que sous celui de
toute autre tradition.

Mais en dehors des conceptions purement intellectuelles qui caractérisent la synthèse doctrinale de
René Guénon et qui auraient besoin d’une présentation et d’une justification plus particulière dans
un milieu de civilisation islamique, il y en a au moins une autre dont l’importance est capitale dans
cette œuvre, et qui ne se trouve professée de façon ouverte ou complète, ni dans les formes
traditionnelles de type religieux, ni dans celles de type intellectuel. Il s’agit de l’idée de validité et
légitimité simultanées de toutes les formes traditionnelles existantes, ou plutôt de l’idée que, par
principe, il peut y avoir en même temps plusieurs formes traditionnelles existantes, ou plutôt l’idée
que, par principe, il peut y avoir en même temps plusieurs formes traditionnelles, plus ou moins
équivalentes entre elles, car en fait, il peut arriver qu’une tradition, quelle qu’ait été son
excellence première, se dégrade au cours du cycle historique au point qu’on ne puisse plus
réellement parler de sa validité actuelle ou de son intégrité de fait.

Or, par une sorte de nécessité organique d’affirmation de soi, et par effet de la perception et de la
conscience de l’excellence spirituelle qui lui est propre, chaque mentalité traditionnelle
d’ensemble relègue les autres traditions sur des positions inférieures, ou les exclut purement ou
simplement de tout accès à une vérité profonde et réellement salutaire. Cependant l’idée de
légitimité de toutes les formes traditionnelles existantes n’est que la conséquence en mode
« spatial », ou l’application en simultanéité, de l’idée d’universalité de la doctrine et d’unité
fondamentale des formes traditionnelles ; seulement cette universalité et cette unité, les doctrines
valables sur le plan général de chaque communauté traditionnelle les reconnaissent plus volontiers
dans leur application en succession temporelle, et d’ailleurs dans des mesures fort variées, car cela
permet aux communautés respectives d’exclure ou de diminuer plus facilement les autres formes
traditionnelles contemporaines.

Cette propension naturelle s’accentue généralement dans les communautés basées sur une forme
religieuse, mais ce n’est pourtant pas dans l’Islam qu’elle atteint sa forme la plus caractéristique.
Au contraire même, il y a sous un certain rapport dans la loi islamique plus de possibilités de vision
universelle que dans toute autre tradition, et de toutes façons plus que dans les autres lois
religieuses. En effet, quel que soit le degré dans lequel la mentalité commune ou la doctrine
exotérique professée en fait réalisent cette vision universelle, les fondements de celle-ci se
trouvent dans la loi religieuse, dans le texte coranique même. Il n’y a même aucun texte révélé
aussi explicitement universaliste que le Coran. Nous ne pourrions traiter ici cette question que dans
son ensemble, mais nous citerons quelques textes suffisamment clairs en eux-mêmes :

« En vérité ceux qui croient, les Juifs (text. alladhîna hâdû = ceux qui judaïsent), les Chrétiens (an-
Nasârâ), les Sabéens (qu’on fait correspondre aux Mandéens), ceux qui croient en Dieu et au Jour
Dernier et font le bien, ceux-là ont leur récompense auprès de leur Seigneur. Par conséquent, ils
n’auront rien à craindre, et ils ne seront pas affligés. » (Cor.2.62. : « inna-lladhîna âmanû wa-
lladhîna hâdû wa-n-naçâra wa-ç-çâbi-îna man âmana bi-Llâhi wa-l-yawmi-l-âkhiri wa-‘amila çâliĥan
falahum ajruhum ‘inda rabbihim wa-lâ hum yaĥzanûna »).

« Pour chacun de vous, Nous avons institué une loi et un chemin » (Cor.5.48 : «likullin ja’alnâ
minkum shir’atan wa minhâjan »).
« Si Allah l’avait voulu, certainement il aurait fait de vous une seule communauté traditionnelle
(umma), mais il vous soumet à des « épreuves » selon ce qu’Il vous a apporté. Cherchez à vous
devancer les uns les autres pour les bonnes œuvres. Vous retournerez tous à Allâh, et alors Il vous
informera  de ce en quoi vous divergez maintenant. » (Cor.5.48 : «wa law shâ-a-Llâhu laja’alakum
ummatan wâĥidatan wa lâkin liyabluwakum fî mâ atâkum fa-stabiqû-l-khayrâti ilâ-Llâhi
marji’ukum jamî’an fayunabbi-ukum bimâ kuntum fîhi takhtalifûna. »)

(Michel Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guenon, Revue Etudes Traditionnelles n° 305 Janv. -
Fév. 1953, p. 14).

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Vendredi 20 août 2010 5 20 /08 /Août /2010 00:16

Michel Vâlsan : L’Islam et la Fonction de René Guénon


(8).

Mais ce qui est encore caractéristique pour les implications spirituelles


de la notion de Cœur, c’est que celui-ci peut être relié d’une façon plus adéquate aux modalités
individuelles et sentimentales de l’être religieux, et surtout au mystère et à la fonction totale de la
Foi, comme on le constate dans le hadîth que nous citons plus haut (13); cette relation avec la Foi
n’est pas spécifiquement possible pour l’Intellect, ni quand celui-ci est en quelque sorte substitué
par le Cœur dans sa fonction essentielle et la plus universelle, comme il résulte du dogme
islamique, ni quand il est pris dans un sens de faculté de connaissance immédiate des principes
universels conférant la certitude, ce qui correspond alors à son acception purement sapientiale
(14).

La réalité du Cœur n’est naturellement pas ignorée par les doctrines purement intellectuelles, mais
dans celles-ci la perspective dans laquelle elle est envisagée est différente. Parlant du Cœur,
centre de la vie et de l’individualité intégrale selon les données hindoues, ce qui lui assigne une
position intermédiaire entre l’Intelligence Universelle et l’individu, René Guénon rappelle que « les
Grecs eux-mêmes, et Aristote entre-autres, attribuaient le même rôle au cœur, qu’ils en faisaient
aussi le siège de l’intelligence » (L’homme et son devenir selon le Vêdanta, chap.III). Pour les
changements de position résultant des changements de perspective dont nous parlons, on peut
remarquer que dans les doctrines de ce genre les rapports entre le Cœur et l’Intelligence ou
l’Intellect sont inversés : le premier est envisagé seulement au degré individuel, ce qui fait que
c’est l’Intelligence ou l’Intellect qui reste du domaine supra-individuel ou universel.

Il est incontestable que dans les doctrines sapientiales grecques, la notion du Cœur intervient plutôt
à titre secondaire, et presque accidentellement, tant la perspective intellectualiste de ces
doctrines ne l’exige pas spécifiquement ; mais ce serait une erreur de n’y voir que la différence de
situation contingente et de ne pas remarquer la concordance sous un rapport plus profond, car si le
cœur est considéré, dans les doctrines sapientiales, seulement comme centre de l’individualité, en
raison même de cette centralité il correspond symboliquement à l’Intellect divin dans ses relations
avec l’individu et s’identifie essentiellement à celui-ci.

Nous devons faire remarquer aussi que d’une façon générale cette notion du Cœur apparaît
beaucoup moins en relief dans les doctrines chrétiennes elles-mêmes. Nous disons cela surtout par
rapport à l’importance qu’elle a, tant dans les textes de la révélation muhammadienne que dans
l’enseignement du Tasawwuf, et la différence s’explique par ceci que le Christianisme a emprunté
nécessairement pour son extension à la gentilité les formes intellectuelles de la sagesse grecque
(15).

(13) Nous devons ajouter que le domaine où intervient la Foi, qui n’est pas la simple « croyance »,
n’est pas limité à l’exotérisme, mais qu’il s’étend aux modalités ésotériques et initiatiques de la
voie spirituelle à un degré éminent, sans que cela entraîne une altération de la qualité
intellectuelle ; au contraire, à ces degrés, la Foi joue le rôle d’une force transformante à l’égard
des symboles, et opérative à l’égard des idées métaphysiques. Ce que nous venons de dire
surprendra peut-être certains intellectuels qui se sont fait des idées un peu sommaires et
inadéquates non seulement quand à la valeur profonde de la spiritualité de type révélé, mais, par le
fait même, aussi sur l’initiation et l’ésotérisme. Quand à René Guénon lui-même, dans la mesure où
il a traité aussi de questions de pratique initiatique, il n’a pas eu à envisager spécialement ce point,
mais en tout cas ce qu’il avait dit dans ce domaine non seulement ne l’exclut pas, mais le suppose,
car, au fond, ce n’est que la conséquence de ce que nous rappelions plus haut de la transposition
nécessaire en mode initiatique des dogmes, des rites et des symboles religieux.

(14) Il faut dire qu’une certaine « foi » est tout de même indispensable même dans les voies
sapientiales pour autant qu’elle féconde l’anticipation spéculative sur l’objet de connaissance ;
mais naturellement cette notion n’a pas dans ce cas  le caractère ni le rôle d’un mystère au sens
religieux ou d’une vertu théologale. Cf. Phédon, 70/a,b. Socrate avait dit que le véritable
philosophe qui vit selon l’esprit serait en contradiction avec lui-même s’il n’était heureux de mourir
et de voir son âme libérée de son corps. Cébès lui fait remarquer que, jusqu’ici, ce qu’il avait dit ne
se présente que comme « un grand et bel espoir (elpis) » ; « il a toutefois certainement besoin
d’une « confirmation » (paramythia, qui désigne une preuve supérieure au moyen d’un « mythe »,
commonitio en latin) et point petite probablement, pour procurer la « foi » (pistis, ou fides d’après
la traduction latine d’Henri Aristippe en 1156). – « Tu dis vrai, Cébès », répondit Socrate… qui
exposa alors les preuves au sujet de l’existence et de la « pérégrination » de l’âme après la mort
corporelle.

(15) Ce qui est très frappant sous ce rapport, c’est de voir comment la notion de foi elle-même est
intégrée dans la doctrine de Saint Thomas dans une conception purement sapientiale ; en même
temps, on s’aperçoit comment les données aristotéliciennes sont pliées aux nécessités de la
doctrine théologique : dans une telle doctrine, l’intellect ne peut être envisagé comme se suffisant
à lui-même dans son opération ; la relation de la foi doit subsister avec l’objet de connaissance.
Saint Thomas, après avoir rappelé que, d’après Aristote (De Anima, 3, chap.9), « l’intellect
spéculatif ne dit rien de ce qu’il faut faire ou ne pas faire », d’où il résulte qu’ « il n’est pas
principe d’opération, tandis que la foi est ce principe qui, selon la parole de l’Apôtre, « opère par
la charité », conclut que « néanmoins, croire est immédiatement un acte de l’intelligence, parce
que l’objet de cet acte, c’est le vrai, lequel appartient en propre à l’intelligence. C’est pourquoi il
est nécessaire que la foi, puisqu’elle est le principe propre d’un tel acte, réside dans l’intelligence
comme dans son siège ». Ensuite, il précise : « le siège de la foi, c’est l’intellect spéculatif, comme
il résulte d’une façon évidente de l’objet même de la foi. Mais parce que la vérité première qui est
l’objet de la foi est aussi la fin de tous nos désirs et de toutes nos actions, comme le montre Saint-
Augustin, de là vient que la foi est opérante en la charité, tout comme l’intellect spéculatif au dire
du Philosophe (De Anima, 3, chap.10), devient pratique par extension ». (Summa, De fide, q.4, a.2 ;
tr.R.Bernard).

 
(Michel Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guenon, Revue Etudes Traditionnelles n° 305 Janv. -
Fév. 1953, p. 14).
Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan
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Jeudi 19 août 2010 4 19 /08 /Août /2010 03:54

Michel Vâlsan : L’Islam et la Fonction de René Guénon


(7).

Cette doctrine (Waĥdat al Wujûd) qui relevait par nature d’un


enseignement ésotérique, et dont quelques signes seulement pouvaient transpirer à l'extérieur,
affirme l’identité de Soi et d’Allâh ou la Vérité Suprême et Universelle, et en même temps
l’identité essentielle de la manifestation avec Son Principe : l’identité du « Soi-même » et du
Principe est attestée entre autres par le fameux ĥadîth « celui qui se connaît soi-même connaît son
Seigneur » ; d’autre part les notions d’ « acte de création » et de « créature » - les deux incluses
dans le terme khalq - sont ramenées à celles d’ « acte de manifestation » (zuhûr) et de
« manifestation » (mazhar) qui expriment même plus qu’une simple extériorisation des possibilités
principielles, puisque rattachées au nom divin l’Apparaissant (az-Zâhir), elles annoncent la
manifestation de l’Être unique lui-même.

Enfin, pour considérer un autre point différentiel important entre les deux types de spiritualité dont
nous parlons, constitué par la notion d’Intellect, nous allons voir une situation analogue quoique
plus complexe. En Islam, selon la définition prophétique, l’Intellect (al-‘Aql) est chose créée : « la
première chose qu’Allâh a créé est l’Intellect » dit un hadîth. Nous ferons ici abstraction de la
transposition métaphysique, dont nous parlions de la notion de Khalq et qui résoudrait déjà toute
difficulté. Nous prendrons les notions dans leur sens direct : selon ce sens, la fonction sapientiale
de l’Intellect en tant que point de coïncidence entre le Principe et l’être, n’est plus possible. La
doctrine régulière en Islam ne considère pas l’Intellect comme une « qualité » ou une « faculté »
divine et de ce fait dans le Tașawwuf on évite de parler de ta’aqqul, « intellection », à l’égard de
l’Essence Divine, alors que d’une part chez les Hindous Chit, la Conscience Universelle, qui est une
qualification d’Ishwarra est aussi celle de l’être résorbé en Lui et qui dans son état ordinaire en
possède le reflet dans citta, la pensée individuelle, et d’autre part chez les péripatéticiens
l’Intellect pur coïncide avec Dieu (10) et l’intuition intellectuelle connaît le Principe. Chez ces
derniers, l’intellection (en grec noesis) est une notion qui convient aussi bien à la Connaissance
immuable que « possède » Dieu, qu’à celle que « réalise » l’être causé ou généré lui-même, et par
laquelle celui-ci participe au sujet et à l’objet de l’Intellection divine (11).

Quand à la doctrine muhammadienne, elle rétablit à cet égard les choses dans une autre
perspective spécifiquement différente : c’est le Cœur qui est la faculté ou l’organe de connaissance
intuitive, ce Cœur qui n’a qu’une relation symbolique avec l’organe corporel de même nom, et que
le hadith qudsî énonce ainsi : « Mon Ciel et Ma Terre ne peuvent Me contenir, mais le Cœur de Mon
serviteur croyant Me contient ». Qu’on le remarque bien, il ne s’agit pas ainsi d’une simple question
de terminologie. Tout d’abord le Cœur qui est la réalité centrale de l’être, est par exemple selon
les termes de l’école du Sheikh al-Akbar « la réalité essentielle (al-haqîqa) qui réunit d’une part
tous les attributs et toutes les fonctions seigneuriales, d’autre part tous les caractères et les états
générés, tant spirituels qu’individuels. ».

L’Intellect n’en est qu’une implication. Le cœur peut être dit Intellect en tant qu’il renferme celui-
ci, et l’Intellect est Cœur en tant qu’il en fait partie. Voici une précision du Sheikh al-Akbar :
« l’Intellect Premier, nous l’appelons Intellect (‘Aql) sous un rapport différent de celui sous lequel
nous l’appelons Calame (Qalam), de celui sous lequel nous l’appelons Esprit (Rûh) et de celui sous
lequel nous l’appelons Cœur (Qalb) ». Quelquefois, pour mieux marquer la différence, on envisage
le Cœur en tant que faculté supérieure à l’Intellect, dépassant le plan de celui-ci : Al-Qalb huwwa-
l-quwwatu-llatî warâ’a ţawr al-‘Aql, dit encore le Sheikh al-Akbar qui ajoute : « Ainsi il n’y a de
Connaissance de la Vérité Suprême (al-Haqq) provenant de la Vérité même que par le Cœur ;
ensuite cette connaissance est reçue par l’Intellect, de la part du Cœur » (12).

(10) Pour donner un exemple des différences de conception ou de perspective qui peuvent exister
entre des doctrines religieuses elles-mêmes, on peut remarquer que la doctrine catholique qui a
intégré une bonne part de l’aristotélisme n’exclut pas qu’on parle d’Intellect divin ; c’est ainsi que
Saint Thomas dit : « Deus…qui omnia Suo Intellectu comprehendit…» (Summa Théol., De Deo, q.I.,
a.10).

(11) En rapport avec ce que nous disions dans la note précédente, pour Saint Thomas lui-même
l’homme peut voir l’Essence Divine par son intelligence : « intellectus hominis elevatur ad
adtissimam Dei essentiae visionem (De Prophetia, q.175, a.4).

(12) En vérité quand le cœur est envisagé dans la tradition islamique d’une façon initiatique et
technique complète, il est l’objet d’une doctrine très développée selon laquelle il est le contenant
d’une hiérarchie de facultés et de degrés de connaissance ; nous n’en faisons ici qu’une simple
mention, pour ne pas laisser l’impression d’une simplification définitive, et réserver la question
pour un examen spécial.

 
(Michel Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guenon, Revue Etudes Traditionnelles n° 305 Janv. -
Fév. 1953, p. 14).

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Mercredi 18 août 2010 3 18 /08 /Août /2010 00:18

Michel Vâlsan : L’Islam et la Fonction de René Guénon


(6).

Mais quels que soient les caractères particuliers ou spécifiques


d’une spiritualité religieuse, du fait que son axe reste celui de la connaissance et que son principe
est purement métaphysique, il est toujours possible de ramener l’ensemble de ses attributs
doctrinaux symboliques et techniques, à une conception métaphysique et par cela retrouver
l’accord avec les doctrines purement intellectuelles.

C’est ainsi que, dans l’ordre doctrinal, malgré le dualisme apparemment irréductible des idées de
« Dieu » et de « création » dans les formes religieuses, il n’est pas concevable que la doctrine de
l’identité suprême, valable aussi bien pour la relation du Soi au Principe que pour celle de
manifestation universelle au Principe, fasse défaut tout d’abord au fondateur d’une tradition
intégrale, et qu’elle ne soit par principe destinée à rester l’essence même de la tradition fondée
par lui, malgré les formes qu’elle doive recevoir dès le début ou encore au cours du cycle
traditionnel, dans l’enseignement ésotérique même. La conscience de ce fond primordial peut
diminuer ou même subir des éclipses, mais c’est qu’alors l’élite même ne participe à sa tradition
que d’une façon imparfaite ou incomplète ou qu’il n’y a plus du tout de véritable élite  ; c’est
pourquoi on peut alors dire que la communauté et ses institutions de fait ne comprennent ou
n’acceptent plus l’idée d’Identité Suprême, mais non pas que ce sont les traditions mêmes qui
l’excluent.

La tradition islamique est formelle sur le point que tous les Envoyés divins ont apporté
essentiellement le même message et que toutes les traditions sont en essence Une, ce qui implique
tout d’abord une identité de réalité et de doctrine métaphysique. Pour ce qui est de la forme
muhammadienne de la tradition, celle-ci est en tout cas, originellement et essentiellement axée sur
la doctrine de l’identité Suprême qui est celle de la Waĥdat al Wujûd. Cette expression appartient
au Cheikh al-Akbar qui vivait aux VI°-VII° siècles de l’Islam, mais la chose désignée est purement
muhammadienne : ce n’est que le Tawhîd même, dans son acception initiatique, acception que
l’histoire traditionnelle antérieure atteste fréquemment, et que ce maître ne faisait que rendre
plus explicite et plus sensible pour l’intellectualité contemporaine (9).

(9) D’ailleurs si l’on voulait ne regarder que le sens littéral, on pourrait trouver chez le Cheikh al-
Akbar lui-même les formulations tellement différentes de la même doctrine, et c’est même le cas
le plus fréquent chez lui, qu’on pourrait considérer comme tout à fait contradictoires avec la notion
de Waĥdat al Wujûd. Mais les adversaires exotéristes ou autres qu’il a eus ou qu’il a encore et qui
l’accusent de « panthéisme », n’ont jamais l’objectivité de relever le fait, ni l’astuce de le mettre
en contradiction avec lui-même ; ils seraient alors peut-être obligés de faire un effort de
compréhension, et ils risqueraient ainsi de douter du bien-fondé de leur opinion, soit d’avouer n’y
rien comprendre. En fait, ses contradicteurs isolent dans ses écrits des expressions considérées par
eux comme compromettantes, et qui ne le sont que par le sens qu’ils veulent y voir.

(Michel Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guenon, Revue Etudes Traditionnelles n° 305 Janv. -
Fév. 1953, p. 14).

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Mardi 17 août 2010 2 17 /08 /Août /2010 02:05

Michel Vâlsan : L’Islam et la Fonction de René Guénon


(5).

Cependant la spiritualité en général de l’Islam,


aussi bien que celle des Ahlu-l-Haqîqa (les gens de la Vérité essentielle) et du Tasawwuf est restée,
dans ses conceptions les plus intimes et dans sa terminologie ainsi que dans ses moyens, sur ses
bases prophétiques. Il y a à cela des raisons d’homogénéité entre les influences spirituelles d’un
côté, et les modes conceptuels ainsi que les moyens techniques de la voie d’un autre côté, raisons
qui tiennent de près à ce qui constitue l’excellence propre de la tradition muhammadienne, tant
dans l’ordre exotérique que dans l’ordre initiatique (6).

Une présentation éventuelle de l’œuvre de René Guénon dans un milieu traditionnel islamique
devrait par conséquent se faire avec une référence compétente aux doctrines ésotériques et
métaphysiques de l’Islam, tout en tenant compte de ce qu’il y a d’inévitablement délicat pour une
exposition des doctrines ésotériques de l’Islam même devant un public qui ne saurait âtre considéré
dans son ensemble capable de comprendre les choses de cet ordre.

A cet égard, il faut remarquer, en outre, que de nos jours que les doctrines du Tasawwuf ont elles-
mêmes besoin dans les pays islamiques d’une justification intellectuelle renouvelée et adaptée de
façon à répondre aux conditions de la mentalité moderne qui s’est étendue de l’Occident à tous les
milieux de culture du monde oriental. En dehors de l’esprit exotériste, il faut donc compter
maintenant avec l’esprit anti-traditionnel tout court des progressistes de toutes sortes, et surtout
avec la présence d’une génération de savants « orientalistes », d’origine orientales, mais de
formation et d’inspiration occidentales et profanes (7). Par un curieux retournement des choses,
l’enseignement de René Guénon peut faciliter lui-même beaucoup cette justification, car il contient
les moyens spéculatifs et dialectiques qui permettent d’y aboutir dans toutes les conditions de
mentalité qui ressemblent à celle de l’Occident contemporain ; ce travail de justification
intellectuelle se trouve déjà en essence dans les références doctrinales que l’œuvre de René
Guénon fait à l’ésotérisme et à la métaphysique islamiques.

La présentation de l’œuvre de René Guénon dans un milieu de civilisation islamique, ou orientale


d’une façon générale, apparaît ainsi comme une occasion propice pour redresser le prestige de
l’intellectualité traditionnelle de l’Orient dans son ensemble. Comme dans cette œuvre les
doctrines de l’Hindouisme et du Taoïsme sont mises souvent en relation avec celles du tasawwuf
aussi bien que de l’ésotérisme judaïque ou chrétien, c’est dans son enseignement que se trouvent
aussi le principe et la méthodes de concordance entre les deux types de spiritualités dont nous
avons parlé, l’intellectuel et le religieux.

Cela nous amène à donner quelques précisions sur les rapports entre ces deux genres de spiritualité.
Les deux coïncident dans leur source suprême et dans leur aspect ultime  ; les différences
apparaissent dans les modalités dominantes sur les plans inférieurs. Mais, tout révélateur au sens
religieux est nécessairement, avant d’être choisi comme support d’une révélation ou d’un message
divin, et il le reste toujours après, un Connaissant du Principe selon le mode identifiant de la
réalisation métaphysique. La voie initiatique ouverte par lé révélateur, tout en étant en rapport
direct avec les modalités de sagesse qui qualifient son type personnel (8), présente en même temps
certains caractères liés au message reçu pour l’ensemble de la communauté religieuse.

La forme et l’étendue du message prophétique, surtout quand il s’agit de cas prophétiques majeurs,
sont telles que le support choisi lui-même reçoit par la foi le message ou le «  livre » révélé, qui se
rapporte ainsi à tout ce qui n’a pas été réalisé en ampleur par lui-même, et qui lui est confié aussi
bien pour lui-même que pour sa communauté. C’est pourquoi Allâh dit à Son Prophète universel :
« C’est ainsi que Nous t’avons donné la révélation par un Esprit de Notre commandement, alors que
tu ne savais pas ce qu’est le Livre, ni la Foi… » (Cor.42.52).

(6) Nous aurons à revenir en une autre occasion sur ce dernier point, surtout à l’occasion de la
présentation de certains écrits du Cheikh al-Akbar Muhy-d-Dîn Ibn Arabî.

(7) Ce qui est bien significatif à cet égard, c’est que, de nos jours, on fait paraître en Orient des
traductions des ouvrages de l’orientalisme européen pour instruire les orientaux sur leurs propres
doctrines !
(8) Car il faut bien dire qu’il y a aussi une certaine diversité quant aux caractères des Sages et à
leurs formes doctrinales.

(Michel Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guenon, Revue Etudes Traditionnelles n° 305 Janv. -
Fév. 1953, p. 14).

Lundi 16 août 2010 1 16 /08 /Août /2010 02:33

Michel Vâlsan : L’Islam et la Fonction de René Guénon (4)

Les modes spirituels de « sagesse », comme ceux de l’Hindouisme,


mettent par exemple au premier plan de la conscience traditionnelle générale les idées d’identité
du Soi et du Principe Universel (Brahma), de coïncidence du connaître et de l’être, ainsi que le rôle
actif de l’Intellect transcendant dans la réalisation métaphysique, vérités qui dans les traditions de
type religieux ont non seulement une circulation ésotérique, mais encore - et c’est là un point
auquel il faut accorder une attention particulière - une forme qui est plutôt analogique
qu’identique ; l’identité de sens final existe toujours, mais celle de la forme même est rare (3). Or,
ce sont ces mêmes idées que René Guénon a promues avec vigueur en mettant en même temps à
profit  certaines notions spéculatives de l’aristotélisme, lui-même une des formes sapientiales de
l’Occident (4).

Par contre une notion religieuse comme celle du « Dieu personnel », qui est propre à la conception
théologique du Principe, ne pouvait intervenir dans sa spéculation purement métaphysique. Il n’en
nie pas la légitimité dans une doctrine théologique, car c’est bien là qu’est sa place, à côté des
autres notions spécifiquement religieuses comme celles de « création » et de « salut » ; de plus,
comme dans une forme traditionnelle religieuse la base exotérique est nécessaire pour la voie
initiatique et ésotérique – et René Guénon lui-même a insisté sur ce point – les éléments doctrinaux
et rituels de l’exotérisme doivent nécessairement être intégrés et pratiqués sur leur plan. Pour un
initié en outre ces éléments peuvent et doivent être transposés dans un sens métaphysique, mais
cela ne les dépare alors nullement de leurs vertus positives, car ils y trouvent une portée vraiment
universelle.

 
Ces caractères de l’enseignement de René Guénon sont la conséquence rigoureuse de ce qu’il
voulait traiter exclusivement de métaphysique et d’intellectualité pure, et aussi du fait qu’une
perspective purement intellectuelle sur les choses spirituelles est plus sûrement accessible que
toute autre à la compréhension : du reste, ils s’adresse exclusivement aux seuls intellectuels.

Mais ces avantages d’intelligibilité ne valant que pour une élite, sa synthèse doctrinale ne saurait
être portée d’emblée dans une langue de civilisation à base religieuse, où la présence d’un
enseignement dogmatique officiel et la foi aux formes particulières de la révélation sont des
éléments constitutifs de la tradition. Pour prendre le cas de l’Islam, même si les concepts du
péripatétisme arabe, combinés du reste avec ceux du néo-platonisme, ont été dans une certaine
mesure utilisés dans l’enseignement des doctrines initiatiques, il n’y a eu là qu’une adaptation
contingente et partielle rendue possible et même nécessaire du fait que la Théologie islamique (le
Kalâm) elle-même avait adopté pour ses exposés les modes spéculatifs de la philosophie (5).

(3) C’est du reste ce qu’on constate même dans les attaques bouddhistes contre la notion hindoue
de Soi à laquelle est substituée alors celle du Vide absolu et universel. Ce qui est « affirmé » ainsi
par un mode négatif coïncide parfaitement avec la véritable idée du Soi Absolu et Universel, mais le
changement de perspective et de terminologie apportée par le Bouddhisme était une nécessaire
réaction contre l’ « idolâtrie » de fait d’un Soi conçu de plus en plus dans ses modes conditionnés.

(4) La métaphysique d’Aristote est limitée à l’ontologie, et de plus elle se présente généralement
comme une spéculation philosophique dépourvue de l’application à une réalisation correspondante ;
mais René Guénon, dans la mesure où il y a eu recours, l’a intégrée dans une doctrine initiatique
complète. Puisque l’occasion se présente, nous devons ajouter que l’aristotélisme semble
néanmoins avoir connu quelquefois une telle application, mais qui a dû rester plutôt d’ordre
ésotérique. Il faudrait avoir une autre occasion pour pouvoir aborder ce sujet.

(5) À propos possibilités positives de l’intellectualité aristotélicienne, sur un plan plus général de
civilisation, nous pourrions dire aussi, que malgré ses limitations, elle a joué un incontestable rôle
de langage intellectuel entre les civilisations méditerranéennes.

(Michel Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guenon, Revue Etudes Traditionnelles n° 305 Janv. -
Fév. 1953, p. 14).

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Dimanche 15 août 2010 7 15 /08 /Août /2010 01:15

Michel Vâlsan : L’Islam et la Fonction de René Guénon (3)


D’une façon générale, l’œuvre doctrinale de René Guénon se
rapporte aux vérités les plus universelles ainsi qu’aux règles symboliques et aux lois cycliques qui
régissent leur adaptation traditionnelle. Sous ce rapport, le critère de son orthodoxie se trouve par
la nature des choses dans l’intelligence des principes métaphysiques et des conséquences qui en
découlent. Ce n’est qu’à titre secondaire que cette orthodoxie pourrait être soumise à une
vérification littérale dans les différentes doctrines traditionnelles existantes ; au premier abord,
pour un lecteur ordinaire, cette vérification n’est immédiate que là où dans ses ouvrages René
Guénon s’est appliqué spécialement à établir lui-même les preuves documentaires à l’appui des
points de doctrine qu’il exposait, et sous le rapport de la tradition à laquelle il se référait ainsi ;
pour tout le reste, c’est l’intelligence et la recherche personnelle qui sont requises ; il est supposé,
en même temps, que cette recherche est basée sur une droite intention, condition qui assure son
orientation et son résultat.

Ecrivant dans un temps où les conditions psychologiques et spéculatives n’avaient plus rien de
caractéristiquement traditionnel, et exposant des vérités insoupçonnées des contemporains, ses
modes de formulation métaphysique ont eu nécessairement un caractère indépendant par rapport
aux modes d’expression doctrinale connus, ou pratiqués, en Occident. D’autre part, comme il ne
s’est pas attaché exclusivement à l’enseignement d’une seule tradition orientale, mais s’est appuyé
opportunément sur tout ce qui était susceptible de servir à l’exposé des idées universelles dont il
offrait la synthèse, ce caractère d’indépendance formelle subsiste dans une certaine mesure même
par rapport aux modes d’expression doctrinale de l’Orient ; la chose était du reste inévitable par le
seul fait que René Guénon écrivait dans une langue de civilisation toute autre que celle par
lesquelles sont véhiculées ces doctrines. Comme on le sait, René Guénon a dû réaliser dans ses
études un travail de synthèse à la fois conceptuelle et terminologique - ces deux choses allant
nécessairement ensemble - qui apparaît d’ailleurs comme une des réussites les plus merveilleuses
de l’enseignement traditionnel. Mais cela même lie son œuvre à des conditions spéciales
d’intelligibilité. C’est ainsi que si l’on tentait de traduire ses ouvrages de doctrine générale en
n’importe quelle langue de civilisation orientale, la traduction devrait s’accompagner d’un
commentaire spécial idéologique et terminologique, variable avec chacune de ces langues.
L’orthodoxie du sens profond des idées ne suffirait pas à elle seule, avec une traduction littérale - si
toutefois cela était toujours possible - pour faire reconnaître partout dans ces ouvrages de doctrine
générale, à un Oriental non prévenu et qui ne connaîtrait que sa propre forme traditionnelle, le
même fond doctrinal que dans celle-ci. La difficulté serait même plus accentuée quand il s’agirait
de traduction dans la langue d’une civilisation de forme religieuse, pour la raison que René Guénon
a pensé et s’est exprimé dans des modes appartenant à ce qu’on pourrait appeler une « spiritualité
sapientiale », modes spécifiquement différents de ceux qui sont régulièrement pratiqués dans les
traités de doctrine à base de « religion révélée ».

 
(Michel Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guenon, Revue Etudes Traditionnelles n° 305 Janv. -
Fév. 1953, p. 14).

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Samedi 14 août 2010 6 14 /08 /Août /2010 01:15

Michel Vâlsan : L’Islam et la Fonction de René Guénon (2)

La relative adaptation de la Vérité Universelle ou des vérités


immuables dans les différentes formes traditionnelles, varie tout d’abord selon qu’il s’agit de
formes de mode intellectuel ou de mode religieux, les premières comme l’Hindouisme, ayant un
caractère plus directement métaphysique, les deuxièmes, qui sont celles qu’on appelle les «
traditions monothéistes », comportant sur le plan général des modalités conceptuelles dogmatiques
et une plus grande participation sentimentale. Les critères de l’orthodoxie d’une façon générale
varient dans chacune de ces formes en fonction de leurs définitions spécifiques et particulières. De
plus, dans le cadre de certaines formes traditionnelles, et plus spécialement dans les formes
religieuses, il y a à faire une distinction entre orthodoxie ésotérique et orthodoxie exotérique :
malgré une relation organique existant jusqu’à un certain point entre les deux domaines extérieur
et intérieur d’une même forme traditionnelle, les critères applicables à l’un sont naturellement
différents de ceux applicables à l’autre.

D’autre part, de même que les critères d’orthodoxie propres à l’exotérisme d’une tradition ne
peuvent être appliqués à ce qui appartient à autre forme traditionnelle, de même ceux qui
concernent le monde initiatique et ésotérique d’une de ces formes ne peuvent être considérés
comme directement applicables aux domaines correspondants d’une autre : il y a en effet pour la
voie ésotérique de chacune de celles-ci des modalités particulières, bien que d’un ordre plus
intérieur, tant pour la doctrine que pour les méthodes correspondantes, et il serait tout à fait
insuffisant de parler d’unité ésotérique des formes traditionnelles sans préciser que cette unité
concerne seulement les principes universels, en dehors desquels les adaptations traditionnelles se
traduisent par des particularités dans l’ordre initiatique et ésotérique même ; s’il n’en était pas
ainsi, il n’y aurait qu’un seul ésotérisme, et un même domaine initiatique, pour toutes les formes
d’exotérismes existants ou possibles.

 
Une telle identité et universalité n’est réelle que pour l’aspect le plus haut de la métaphysique :
c’est en ce sens que les maîtres islamiques disent : « La doctrine de l’Unité est unique » (at-
Tawhîdu wâhidun). Or, cette doctrine n’est elle-même identique que quant à son sens, non pas
quant à la forme qu’elle reçoit dans l’une ou l’autre tradition ; de plus, dans le cycle d’une même
forme traditionnelle l’expression de la même doctrine peut recevoir successivement ou
concurremment des formes variées (1). En tout cas, étant donné la relation nécessaire jusqu’à un
certain point entre l’enseignement initiatique et la forme exotérique d’une même tradition,
relation qui vaut aussi bien d’ailleurs pour la doctrine que pour les formes symboliques et
techniques, les particularités dont il est question sont encore plus sensibles quand on compare
l’enseignement initiatique dans une tradition de caractère intellectuel à celui d’une tradition de
caractère religieux.

Néanmoins, malgré la diversité des conditions que nous venons de rappeler ou de préciser, il n’y a
pourtant pas là une multiplicité irréductible. Au contraire, il existe nécessairement un principe
d’intelligibilité de l’ensemble correspondant à la sagesse qui dispose cette multiplicité et cette
diversité. Mais ce principe ne peut être que métaphysique. Pareillement, le critère suprême
d’orthodoxie entre les différents domaines avec leurs particularités ne peut être que du ressort de
la métaphysique pure.

(1) Nous allons en voir plus loin un exemple relatif à l’enseignement métaphysique en Islam.

(Michel Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guenon, Revue Etudes Traditionnelles n° 305 Janv. -
Fév. 1953, p. 14).

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Vendredi 13 août 2010 5 13 /08 /Août /2010 01:48

Michel Vâlsan : L’Islam et la Fonction de René Guénon (1)

« Dis : O Gens du Livre ! Elevez-vous jusqu’à une Parole


également valable pour nous et pour vous : que nous n’adorions que Dieu, que nous ne Lui associons
rien, que nous ne prenions pas certains d’entre nous comme « seigneurs » en dehors de Dieu … »
(Coran, 3, 57).

La mort de René Guénon ayant attiré l’attention publique sur son cas spirituel, beaucoup ont été
étonnés d’apprendre à l’occasion qu’il fut musulman. Dans ses livres, rien n’indiquait un tel
rattachement traditionnel, et, même, la place qu’il fit à l’Islam dans ses études fut, en
comparaison avec celle qu’y trouve l’Hindouisme ou le Taoïsme, assez restreinte, malgré les
fréquentes références qu’il fait à la métaphysique et à l’ésotérisme islamiques. C’est ainsi que
certains se sont demandés s’il pouvait y avoir un accord entre sa perspective doctrinale et sa
position traditionnelle personnelle. D’autres sont allés jusqu’à penser que son enseignement
métaphysique et intellectuel ne pourrait être considéré comme compatible avec la doctrine
islamique. Il est à peine besoin de relever ce qu’il y a de superficiel ou encore de malveillant dans
ce genre d’avis ou de suppositions, mais nous estimons utile de donner ici quelques précisions et de
faire quelques mises au point, envisageant que certaines questions peuvent être posées à cet égard,
d’une façon plus pertinente, et, comme telles, mériteraient d’être prises en considération.

Il y a ainsi une question quant à l’orthodoxie islamique de l’œuvre de René Guénon, et une autre
quant au rapport que peut avoir sa position traditionnelle personnelle avec sa fonction doctrinale
générale. Pour la première de ces questions, comme en fait il n’y a eu à notre connaissance aucune
critique précise, nous n’avons pas à répondre à une thèse déterminée mais nous tâcherons
seulement de montrer dans quelle perspective une telle question se situe. Pour la deuxième, nous
porterons à la connaissance des lecteurs quelques éléments documentaires presque inconnus en
Occident.

Tout d’abord, il nous faut rappeler ou préciser quelques questions de principe.

La notion d’orthodoxie peut être envisagée principalement à deux degrés : l’un est de l’ordre des
idées pures, l’autre de l’ordre de leur adaptation formelle dans l’économie traditionnelle (1). Si les
vérités universelles sont en elles-mêmes immuables, par leurs adaptations cycliques aux conditions
humaines, elles comportent des formes qui sont solidaires ensuite de certains critères d’orthodoxie
contingente. En même temps, la sagesse qui dispose les vérités et les formes doctrinales dans les
différents domaines et conditions du monde traditionnel, détermine aussi les degrés de juridiction
et les limites de compétence des institutions et des autorités qui doivent en connaître.

(1) Un mode spécial de cette adaptation est celui des rites et des techniques spirituelles ; nous
n’avons pas à l’envisager distinctement ici, où nous traitons seulement de l’ordre doctrinal ; c’est
du reste dans la doctrine que se trouve le fondement de toutes les institutions et pratiques
traditionnelles.

(Michel Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guenon, Revue Etudes Traditionnelles n° 305 Janv. -
Fév. 1953, p. 14).

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Mercredi 19 mai 2010 3 19 /05 /Mai /2010 00:26
Michel Vâlsan : Remarques Préliminaires sur l’Intellect et
la Conscience (4/4)

On peut remarquer que, telle qu'elle vient d'être formulée,


cette notion d'«intelligibilité métaphysique universelle » se juxtapose parfaitement avec la notion
de Chaitanya qui, en contexte doctrinal védantique était rendue par « Conscience omniprésente »
(Guénon) et « intelligence universelle » (Allar entre autres). D'un autre côté, les paroles de M. Allar
citées en dernier lieu mettaient en cause une certaine conception « expansive » pourrait-on dire de
la réalisation intellectuelle et métaphysique. Il n'est pas facile de comprendre ce qu'il pouvait dire
de valable à ce sujet, car un certain langage analogique peut utiliser l'idée d'« épanouissement »
dans l'ordre de la connaissance intellectuelle et métaphysique. Nous ne pourrions mieux faire,
d'ailleurs, que de citer encore M. Allar lui-même. En traduisant du Prabodha-Sudhâkarah de
Shankara (Voir L'Illumination, Etudes Traditionnelles, juin 1951, pp. 162-163), il nous donnait tout
d'abord une belle image dans le texte : « mais quand se lève le soleil flamboyant de l'universelle
intellection (chaitanya) avec l'ardeur aiguë de ses dards lumineux, le mirage des innombrables
espèces de créatures vibre en vain de toutes parts ». Ici une note de M. Allar expliquait le terme
chaitanya ainsi pour cela : « Si les dérives comme chitta, chêtas, etc., n'expriment qu'une
participation amoindrie ou limitation de Chit, attribut essentiel de Brahma, qui est Sat-Chit-
Ananda, le terme Chaitanya, au contraire, développe en quelque sorte la signification de Chit avec
l’idée explicite d'épanouissement, et René Guénon, avec sa maîtrise habituelle, a très justement
traduit ce terme très fréquent dans les textes tantriques par « Conscience omniprésente ».

Plus loin, dans le texte traduit par M. Allar, nous relevons un passage qui, lui, « justifie » le
symbolisme de la « dilatation » qui devait cependant être lui aussi stigmatisé ultérieurement par M.
Allar : « Moi, toi, cet univers mobile n'existent pas (séparément) pour ceux dont le mental est
résorbé dans la béatitude immuable de leur propre Soi, qui, comme un soleil dilaté au sommet des
mondes, remplit l'immensité de son extrême splendeur » (ibid.). Bien entendu ici c'est Atmâ qui est
« dilaté » et qui remplit l'immensité, alors que plus haut c'était Chit qui s'épanouissait en tant que
Chaitanya. Mais puisqu'il n'y a pas de différence ou de distinction entre Chit et Atmâ (ou Ishwara ou
Brahma) il n'y a pas à envisager non plus une différence entre la valeur analogique de l'«
Epanouissement » du « soleil flamboyant de l'universelle intellection (Chaitanya) » et la « dilatation
» du « soleil du Soi qui remplit l'immensité de son extrême splendeur ».

Telle étant l'expression analogique normale, en quelque sorte, en cette matière nous ne voyons pas
dans quelles conditions un tel langage a pu devenir inadmissible. Des idées comme celles d'«
épanouissement » et de « dilatation » (il y a en outre, et même avant tout, dans l'image du Lever du
Soleil, encore celle d'« exaltation ») ne seraient incompatibles avec la réalité du « processus »
intellectif que si elles voulaient s'appliquer à des facultés conçues et définies comme limitativement
« humaines », c'est-à-dire retranchées de toute continuité avec les états supérieurs de l'être, ce que
la doctrine de l'Identité Suprême et celle de l'intelligibilité universelle ne saurait autoriser, et cela
d'autant moins que cette « continuité » n'est qu'une façon provisoire de parler dans une perspective
qui aboutit à une véritable identité finale (1). D'ailleurs de quel droit voudrait-on refuser
l'universalisation suprême de la notion d'« intellect » et l'affirmer uniquement pour celle de «
conscience » ? Ces deux notions, parmi d'autres qui leur sont comparables, sont initialement
appliquées dans le domaine du manifesté, et même par rapport à l'état humain, mais en raison de
cette continuité-identité qui régit l'ordre universel des choses (et que reflètent souvent les séries de
termes techniques dérivés d'une même racine), elles sont transposées finalement par analogie au
degré purement principiel.

De plus, la vérité est que de ces termes, en tant que termes occidentaux, seul « intellect » est d'un
usage traditionnel consacré, tandis que « conscience » qui est normalement liée à l'idée morale de
responsabilité et à un emploi psychologique, n'a par lui-même rien de techniquement évident au
point de vue métaphysique et contemplatif. Guénon en l'employant avait pris la précaution d'en
préciser la portée, mais « conscience » est incontestablement bien plus pauvre que les termes
sanscrits qu'il sert à traduire dans un contexte spécial, car Chit, Chaitanya et tous leurs dérivés
expriment normalement les idées d'« intelligence », d'« intellection », de « connaissance», de «
mémoire» actuelle (d'où l'idée de « conscience ») de « pensée » etc. ; au début les orientalistes ne
mentionnaient même pas le sens de « conscience » et les Hindous eux-mêmes en traduisant ont mis
un certain temps pour mentionner ce sens à côté des autres que nous venons de mentionner. Il nous
apparaît même, sauf erreur, que ce soit Guénon celui qui a proposé et imposé finalement ce sens
de « Conscience » (avec des adjonctions qualitatives comme « totale » ou « omniprésente »), et
alors c'est au moins inattendu de comprendre qu'on lui reproche à lui-même de n'avoir pas bien saisi
ce point du Vêdânta ou le Vêdânta tout court, de même qu'on conteste d'une façon plus générale la
valeur de son point de vue intellectuel en métaphysique.

(1) Nous précisons que les deux passages cités du Prabodhah de Shankara s'appliquent à des êtres
qui au point de départ et vus de l'extérieur sont des hommes, et que par la suite « leur mental a
retrouvé son essence véritable dans le Soi » ou que « leur mental est résorbé dans la béatitude
immuable de leur propre Soi ». La mention qui suit et qui compare leur Soi à un « soleil dilaté au
sommet des mondes » vaut par rapport à ces êtres-là (et non pas pour ceux qui sont restés dans des
conditions spirituelles différentes, bien qu'il n'y ait pas, à vrai dire, de différence entre les êtres
particuliers lorsque ceux-ci sont rapportés au Soi unique, seul réel); mais cela ne veut certainement
pas dire qu'il s'agit d'une dilatation de leur être ou de leur intellect « humains ».

Nous faisons ces constatations à titre préparatoire et nous ne voulons pas conclure avant que M.
Allar n'ait eu la possibilité d'ajouter toutes les précisions qu'il estimera nécessaires pour éclairer ses
lecteurs. Nous voudrions, notamment, savoir si selon sa compréhension actuelle de la vérité
métaphysique il y a quelqu'incompatibilité entre Chit et Intellect principiel, entre Connaissance de
Soi et Intellect Parfait, entre métaphysique et intellectualité. S'il y en a, en quoi consiste-t-elle
exactement ? Nous voudrions savoir surtout en quelle mesure il ne s'agit pas, dans son cas, d'un
changement de forme doctrinale plutôt que d'une mutation de fond réel, par rapport aux bases
initiales d'appui offertes par l'enseignement de René Guénon. Nous déclarons en outre qu'en ouvrant
cet examen nous poursuivons un but de pure vérité doctrinale et tenons à assurer aux éventuels
échanges un caractère de parfaite régularité.

 
(Michel Vâlsan, Remarques préliminaires sur l'Intellect et la Conscience, Revue Etudes
Traditionnelles, Juil.-Août et Sept.-Oct. 1962; n° 372-373, p. 201)

Mardi 18 mai 2010 2 18 /05 /Mai /2010 00:49

Michel Vâlsan : Remarques Préliminaires sur l’Intellect et


la Conscience (3/4)

De son côté, M. Allar rendait autrefois les deux notions


védantiques de Chit et Chaitanya dans des termes qui les situaient dans une perspective purement
intellective: « L’intelligence universelle (Chaitanya), conditionnée par l’aspect adventice de cause,
est plus que l’intellect (chit) qui est dans l’effet, etc. » (Shankarâchârya, La Perception de la Non-
Dualité, trad. R. Allar, Etudes Traditionnelles, juillet-août 1947, p. 201). « Sans le Soi, comment y
aurait-il dans la buddhi un reflet de l'intellect (chit) » (ibid. p. 205). «L'action et tout ce qui
caractérise la buddhi n'affectent pas le reflet de l'intellect (dont l'essence est la pure lumière
intelligible) » (ibid. p. 206) ; etc... Cela montre aussi que M. Allar de son côté ne voyait pas alors
non plus une incompatibilité entre une telle façon de comprendre les choses et l'adwaita.

Enfin, ce qu'il faut retenir ainsi du fait que dans les doctrines hindoues c'est Chit (ou Chaitanya) qui
correspond à l'intellect principiel ou proprement divin, c'est qu'il y a une véritable identité entre «
intellect » et «conscience » transposés analogiquement au degré de l’Etre pur, comme il y en a de
même aux degrés cosmologiques, et que les termes respectifs peuvent par conséquent, dans
certains cas bien déterminés doctrinalement, être regardés comme synonymes. Dans ces conditions
on est doublement surpris de constater que pendant que M. Allar se sert maintenant uniquement de
« conscience » pour rendre Chit et Chaitanya, ce qui est bien son droit, et renonce, sans mise au
point proprement dite, à la terminologie intellective, ce qui pourrait se passer aussi, il se retourne
comme un homme nouveau et quelque peu intolérant envers les autres dans des phrases acerbes
comme celle-ci : « ...ce qui caractérise la mentalité occidentale, la conscience considérée comme
un synonyme ou un attribut voire un produit de l'intellect est au rebours de toutes les doctrines
hindoues » (La Prashna Upanishad et son commentaire par Shankarâchârya, trad. R. Allar Etudes
Traditionnelle. nov.-dec. 1961, p.290, en note). Il va de soi que la « mentalité occidentale » qui
peut être mise en cause à propos des doctrines hindoues n'est pas celle du monde moderne et
profane qui elle, n'aurait rien à chercher ici, mais celle de substance traditionnelle, du côté de
laquelle se situait forcément M. Allar lui-même quand il considérait l'intellect comme un synonyme
de Chit.
 

Nous aurions préféré voir dans ce renversement une question d'adaptation terminologique, qui
pouvait d'ailleurs traduire une meilleure compréhension de certaines notions et alors on serait très
mal venu pour reprocher une modification qui pourrait être un avantage. Malheureusement pour
nous le ton et certaines autres considérations du même genre dans les notes de ses traductions de
ces dernières années ne nous permettent pas une acception aussi limitée. Nous ne voulons pas
entrer dans trop de détails et nous contenterons d'identifier le point névralgique de ce changement
et de qualifier la difficulté qui en résulte. Il ne s'agit pas, semble-t-il, d'une question de traduction,
mais plutôt d'un changement de conception quant à la nature et à la fonction essentielle de
l'intellect, et qui n'est, certes, pas non plus un fait isolé et  accidentel, si l’on pouvait admettre
qu'il y ait en cet ordre des accidents aussi caractérisés. En effet, après avoir lu que « du point de
vue adwaitique, la Délivrance proprement dite ne se laisse aucunement définir comme une sorte
d'épanouissement complet de la Buddhi au terme d'un développement de toutes ses possibilités »
(Shankarâchârya, L'enseignement méthodique de la Connaissance du Soi, E.T. juin 1957, p. 166
suite de la note de la page précédente = p. 11 de l'édition séparée), ce qu'on admettra facilement,
tout en se demandant à qui pourrait être légitimement imputée une telle opinion, nous trouvons
aussi mention de « la (monstrueuse) dilatation de l'intellect humain à laquelle certains adversaires
du Vêdânta semblent réduire l'Identité suprême, enfermant la Lumière intelligible du Soi dans une
définition tout au plus appropriée pour la connaissance empirique et les développements de
l'intellect réalisés par le Yoga proprement dit » (ibid. p. 269 = p. 27 de l'édition séparée).

Au fond il est très difficile de reconnaître parmi les tenants de positions traditionnelles
caractéristiques quelqu'un qui corresponde à ce cas. La question posée ainsi, nous avons même
l'impression que M. Allar voudrait faire valoir quelque élément d'un ordre plutôt «littéraire» sur le
plan proprement doctrinal, ce qui serait tout de même excessif. Au reste, nous ne surprendrons
personne en disant qu'il y a impossibilité de principe que des esprits acceptant d'un côté la notion
métaphysique de l'Identité Suprême, soient en même temps, d'un autre côté, des «adversaires du
Vêdânta ». Nous avons cependant l'impression que dans tout cela il y a une méprise sur la notion
d'intellect même qui, dans la conception qui prévaut maintenant chez M. Allar, n'est rien de plus
que la Buddhi, elle même réduite plutôt au niveau individuel.

Des implications plus ou moins indirectes, à quelque degré, étant toujours à craindre du fait même
de l’imprécision des cibles réelles de M. Allar, et si non de sa part, du moins de la part de ses
lecteurs, nous pensons nécessaire de provoquer une mise au point quant à un côté qui nous
intéresse plus particulièrement ici, à savoir celui de René Guénon, et ceci d'autant plus que sur tous
ces points « critiques », qui sont cependant spécifiquement «guénoniens », M. Allar ne prend jamais
la peine de réserver expressément en quelque mesure tout au moins, le cas de celui qui fut notre
maître doctrinal à tous et dont l'autorité est admise à un degré ou à un autre par tous les
collaborateurs de notre revue. Pour ce faire nous rappellerons tout d'abord un autre passage des
Etats multiples de l’être, ch.XVI, à propos du rapport existant entre l'intellect et la connaissance
suprême, où se trouve posé ce principe d'« intelligibilité universelle » qui est maintenant impliqué
par la force des choses dans les critiques de M. Allar, et où l’on est prévenu aussi dès le début
contre certaines acceptions trop littérales des formulations métaphysiques :

« L'intellect, en tant que principe universel, pourrait être conçu comme le contenant de la
connaissance totale, mais à la condition de ne voir là qu'une simple façon de parler, car, ici où nous
sommes essentiellement dans la « non-dualité », le contenant et le contenu sont absolument
identiques, l’un et l'autre devant être également infinis, et une « pluralité d'infinis » étant, comme
nous l'avons déjà dit, une impossibilité. La Possibilité universelle, qui comprend tout, ne peut être
comprise par rien, si ce n'est par elle-même « sans toutefois que cette compréhension existe d'une
façon quelconque » (1) ; aussi ne peut-on parler corrélativement de l'intellect et de la
connaissance, au sens universel, que comme nous avons parlé plus haut de l'Infini et de la
Possibilité, c'est-à-dire en y voyant une seule et même chose, que nous envisageons simultanément
sous un aspect actif et sous un aspect passif, mais sans qu'il y ait là aucune distinction réelle.

Nous ne devons pas distinguer, dans l'Universel, intellect et connaissance, ni, par suite, intelligible
et connaissable : la connaissance véritable étant immédiate, l'intellect ne fait rigoureusement qu'un
avec son objet ; ce n'est que dans les modes conditionnés de la connaissance, modes toujours
indirects et inadéquats, qu'il y a lieu d'établir une distinction, cette connaissance relative s'opérant,
non pas par l'intellect lui-même, mais par une réfraction de l'intellect dans les états d'être
considérés, et, comme nous l'avons vu, c'est une telle réfraction qui constitue la conscience
individuelle ; mais, directement ou indirectement, il y a toujours participation à l'intellect universel
dans la mesure où il y a connaissance effective, soit sous un mode quelconque, soit en dehors de
tout mode spécial. « La connaissance totale étant adéquate à la Possibilité universelle, il n'y a rien
qui soit inconnaissable (2), ou, en d'autres termes, « il n'y a pas de choses inintelligibles, il y a
seulement des choses actuellement incompréhensibles » (3), c'est-à-dire inconcevables, non point
en elles-mêmes et absolument, mais seulement pour nous en tant qu'êtres conditionnées, c'est-à-
dire limités, dans notre manifestation actuelle, aux possibilités d'un état déterminé.

(1) Risâlatul-Ahadiyah de Mohyiddin ibn Arabi (cf. L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch.
XV).

(2) Nous rejetons donc formellement et absolument tout « agnosticisme » à quelque degré que ce
soit ; on pourrait d’ailleurs demander aux « positivistes » ainsi qu’aux partisans de la fameuse
théorie de l’ « Inconnaissable » d’Herbert Spencer, ce qui les autorise à affirmer qu’il y a des choses
qui ne peuvent pas être connues, et cette question risquerait fort de demeurer sans réponse,
d’autant plus que certains semblent bien, en fait, confondre purement et simplement « inconnu »
(c’est-à-dire en définitive ce qui leur est inconnu à eux-mêmes) et « inconnaissable » (voir Orient
et Occident, 1re Partie, ch. 1er, et La Crise du Monde moderne, p. 98).

(3) Matgioi, La Voie Métaphysique, p. 86.

Nous posons ainsi ce qu'on peut appeler un principe d'« universelle intelligibilité », non pas comme
on l'entend d'ordinaire, mais en un sens purement métaphysique, donc au-delà du domaine logique,
où ce principe, comme tous ceux qui sont d'ordre proprement universel (et qui seuls méritent
vraiment d'être appelés principes), ne trouvera qu'une application particulière et contingente. Bien
entendu, ceci ne postule pour nous aucun « rationalisme », tout au contraire, puisque la raison,
essentiellement différente de l'intellect (sans la garantie duquel elle ne saurait d'ailleurs être
valable), n'est rien de plus qu'une faculté spécifiquement humaine et individuelle ; il y a donc
nécessairement, nous ne disons pas de l'« irrationnel » (4), mais du « supra-rationnel », et c'est là,
en effet, un caractère fondamental de tout ce qui est véritablement d'ordre métaphysique : ce «
supra-rationnel » ne cesse pas pour cela d'être intelligible en soi, même s'il n'est pas actuellement
compréhensible pour les facultés limitées et relatives de l'individualité humaine (5). »

(4) Ce qui dépasse la raison, en effet, n’est pas pour cela contraire à la raison, ce qui est le sens
donné généralement au mot « irrationnel ».

(5) Rappelons à ce propos qu’un « mystère », même entendu dans sa conception théologique, n’est
nullement quelque chose d’inconnaissable ou d’inintelligible, mais bien, suivant le sens
étymologique du mot, et comme nous l’avons dit plus haut, quelque chose qui est inexprimable,
donc incommunicable, ce qui est tout différent.
 

(Michel Vâlsan, Remarques préliminaires sur l'Intellect et la Conscience, Revue Etudes


Traditionnelles, Juil.-Août et Sept.-Oct. 1962; n° 372-373, p. 201)

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Lundi 17 mai 2010 1 17 /05 /Mai /2010 01:44

Michel Vâlsan : Remarques Préliminaires sur l’Intellect et


la Conscience (2/4)

Nous pouvons faire remarquer aussi, que de tels textes paraissent


suffisamment clairs pour exclure, au moins en principe, toute implication dualiste dans la
conception que Guénon avait lui-même de la réalisation métaphysique, et que même si des termes
comme celui d' « intellect pur » qui lui a servi en outre souvent pour rendre Buddhi — donc pour
désigner une fonction intellective conditionnée mais transcendant la raison individuelle — n'étaient
pas suffisants par eux-mêmes, pour attester une perspective de non-dualité, le contexte général ne
permettrait aucun doute. De plus, d'autres textes d'importance centrale dans l'œuvre Guénonienne
présentent une précision terminologique plus complète encore sur le point qui nous intéresse ici, et
comme dans la présente circonstance cette question de terminologie technique nous semble jouer
un certain rôle, nous en citerons un passage encore plus net.

En parlant de la connaissance totale et absolue en tant que réalisation de l'être total, Guénon
précise aussi la façon dont il faut entendre l'identité métaphysique du possible et du réel, et dit : «
puisque tout possible est réalisé par la connaissance, cette identité prise universellement, constitue
précisément comme l'adéquation parfaite de la connaissance à la Possibilité totale. On voit sans
peine toutes les conséquences que l’on peut tirer de cette dernière remarque, dont la portée est
immensément plus grande que celle d'une définition simplement logique de la vérité, car il y a là
toute la différence de l'intellect universel et inconditionné à l'entendement humain avec ses
conditions individuelles... » Une note à cet endroit, à propos de l' « intellect universel et
inconditionnel » précise : « Ici, le terme « intellect » est aussi transposé au-delà de Buddhi, qui,
quoique d'ordre universel et informel, appartient encore au domaine de la manifestation, et par
conséquent ne peut être dite inconditionnée (1). » On comprendra mieux plus loin pourquoi nous
insistons dans ces précisions.
 

(1) Les Etats multiples de l’être ; ch. XVI. p. 121 (= p. 116-117 de la 2e édition).

On peut naturellement se demander comment s'expliquerait le fait que, dans l'adwaita, comme
dans les doctrines hindoues en général, buddhi ne se laisse pas transposer analogiquement au degré
principiel suprême ainsi que cela arrive un peu partout avec des termes soit de la perspective «
intellect », soit de celle de « pensée » ou d'« esprit » ou encore de « souffle », de « verbe », d' «
homme » (cf. Purusha), « être » etc. Mais quelle que soit la réponse (2), il est d'autre part
nécessaire que, dans toute perspective doctrinale où l'intellect est désigné par un terme d'acception
restreinte et spéciale comme buddhi, un autre terme vienne désigner les degrés suprêmes de la
hiérarchie intellective. C'est ce que nous constatons effectivement dans les doctrines hindoues,
avec les notions exprimées par les termes Chit et Chaitanya provenant d'une racine verbale qui
cependant elle-même jouit des possibilités de transfert normales, puisqu'on la retrouve représentée
au degré individuel par chitta, la « pensée individuelle », la « mémoire », etc... La traduction de
ces deux termes a été faite, en effet, un certain temps par l'idée d' « Intelligence pure », mais il y
avait lieu pour quelques nuances : par exemple, « Conscience totale » pour Chit, attribut essentiel
aussi bien d'Atmâ que d'Ishwara, « Conscience omniprésente » pour Chaitanya. Ce sont les
correspondances qu'avait trouvées Guénon lui-même comme les plus adéquates avec la perspective
de l'adwaita, tout d'abord dans L'Homme et son devenir selon le Vêdânta (3), et cela montre déjà
qu'il ne voyait, lui, aucune incompatibilité de conception entre cette perspective subjective et le
point de vue plus général de l'intellectivite qui est aussi son point de vue constant.

(2) A ce propos on peut certainement retenir la relative « nouveauté » de ce terme dans les textes
védantiques puisque les plus anciennes Upanishades, comme la Chândogya et la Brihadâranyaka, qui
sont aussi les plus grandes, ne le connaissent pas et emploient, là où il pourrait se trouver, le terme
de valeur plus générale manas qui désigne le sens interne et qui, tout comme son correspondant
occidental mens, entre dans des équations riches de possibilité. « Il faut savoir que Brahma est
manas », déclare par exemple la Chândogya — Upanishad (III, 18-1), après avoir précédemment
explique que « Sens pur (Mano-mayah)... cet Atmâ qui est dans mon coeur... plus petit... qu'un
noyau de grain de mil... et plus grand que tous les mondes... cet Atmâ c'est Brahma même (III, 14-
2, 3, 4). « Le manas, en vérité, ô roi, est le Suprême Brahma» dit d'autre part la Brihadâranyaka
Upanishad (IV, 1, 6). « On ne peut le voir que par le manas » (ibid. IV, 4, 19). II y a cette fois-ci
pourrait-on dire, une perspective soit « théogonique » soit « théophanique » sur le principe
constitutif central de l'être humain. Mais bien entendu de telles formules, tout en jouissant de la
valeur « institutionnelle » propre aux thèmes de la Shruti — ce qui impose aux Elaborations
réfléchies de la Smriti l'obligation de garder au moins un aspect de la « lettre » dans les
formulations finales — de telles formules upanishadiques, disons-nous, doivent être finalement
comprises selon l'économie d'ensemble des autres formules de la Shruti, ce qui sauvegardera
l'inconditionnement absolu et la non-qualification ultime du Suprême Brahma.

(3) Voir surtout le ch. XIV (initialement ch. XV) : « L'état de sommeil profond ou la condition de
Prâjna».

Du reste c'est chez lui seul qu'on trouve vraiment bien expliqué ce qu'est la « conscience », tout
d'abord au sens propre, c'est-à-dire au degré individuel, ou elle apparaît comme un produit du
passage de l'intellect de l'universel à l'individuel (4), et ensuite, par transposition analogique au
degré de l'Etre pur. A ce dernier propos, voici ce qu'il est utile de se rappeler en cette
circonstance : « Comme le mot « raison », le mot « conscience » peut être parfois universalisé, par
une transposition purement analogique, et nous l'avons fait nous-même ailleurs pour rendre la
signification du terme Sanscrit Chit (5) ; mais une telle transposition n'est possible que lorsqu'on se
limite à l'Etre, comme c'était le cas alors pour la considération du ternaire Sachchidânanda.
Cependant, on doit bien comprendre que, même avec cette restriction, la conscience ainsi
transposée n'est plus aucunement entendue dans son sens propre, tel que nous l'avons
précédemment défini, et tel que nous le lui conservons d'une façon générale : dans ce sens, elle
n'est, nous le répétons, que le mode spécial d'une connaissance contingente et relative, comme est
relatif et contingent l'état d'être conditionné auquel elle appartient essentiellement ; et, si l’on
peut dire qu'elle est une « raison d'être » pour un tel état, ce n'est qu'en tant qu'elle est une
participation, par réfraction, à la nature de cet intellect universel et transcendant qui est lui-
même, finalement et éminemment, la suprême « raison d'être » de toutes choses, la véritable «
raison suffisante » métaphysique qui se détermine elle-même dans tous les ordres de possibilités,
sans qu'aucune de ces déterminations puisse l'affecter en quoi que ce soit » (6).[…]

(4) Les Etats multiples de l’être, ch. VIII.

(5) L'Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XIV.

(6) Les Etats multiples de l’être, ch. XVI.

(Michel Vâlsan, Remarques préliminaires sur l'Intellect et la Conscience, Revue Etudes


Traditionnelles, Juil.-Août et Sept.-Oct. 1962; n° 372-373, p. 201)

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Dimanche 16 mai 2010 7 16 /05 /Mai /2010 00:37

Michel Vâlsan : Remarques Préliminaires sur l’Intellect et


la Conscience (1/4)

Les remarques que nous avons annoncées depuis


notre numéro de novembre-décembre 1961 concernent tout d'abord le sens qu'a le terme «intellect»
dans les considérations dont M. René Allar accompagne ses traductions du Sanscrit et qui s'étendent
marginalement à des conceptions traditionnelles occidentales. Disons dès le début que si ce terme
peut servir, sous certaines conditions, expresses ou sous-entendues, à rendre couramment buddhi, il
ne peut pas être restreint aux acceptations plus ou moins limitées que le terme hindou a dans les
différentes doctrines et plus particulièrement dans les textes adwaitiques. Par souci de clarté nous
rappellerons tout d'abord quelques notions assez familières cependant à la plupart de nos lecteurs.
Dans le Sânkhya et aussi dans le Yoga, tout en étant Mahat, le « Grand principe », Buddhi n'est
qu'une production de Prakriti, la première de ce principe substantiel du cosmos, et qui, comme
telle, se situe au niveau de la manifestation macrocosmique, informelle et supra-individuelle.
 

A ce titre, René Guénon l'a, certes, qualifié d' « intellect pur » ou encore « supérieur », «
transcendant », « universel », mais en tant qu'il l'opposait par tout cela, explicitement ou non, à
manas ou le mental individuel. Dans le Vêdânta, et surtout, ainsi que l'a fait ressortir M. Allar, dans
certains textes de Shankarâchârya, buddhi apparaît le plus souvent comme une simple modalité du
sens interne et de ce fait, elle semble réduite au niveau formel et individuel (1) ; en tant que telle,
elle est d'un côte le réceptacle immédiat du reflet de la Lumière principielle, et par cela le séjour
du Soi interne (Pratyag-Atmâ), comme, d'un autre côté, l'auteur des déterminations existentielles et
des identifications apparentes du Soi avec ces déterminations. Mais aucune transposition analogique
ne permet de la retrouver comme attribut ou qualité principielle, ou encore comme « nom »
proprement dit du Principe, synonyme d'Atmâ ou de Brahma, tel qu'on le voit par exemple dans le
cas de Prâna (souffle) ou de Purusha (homme ou personne).

(1) Nous disons « semble », car il ne faut pas interpréter d'une façon trop littérale et définitive
certaines acceptions ou applications. On trouve chez Shankarâchârya lui-même des variations
notables dans les rapports existants entre ces différentes notions, et par exemple au début de son
Commentaire des Brahma-Sutras la buddhi se trouve expressément placée «au-dessus» de manas,
mais d'ailleurs sans qu'elle occupe par cela une position « extérieure » à l'être; c'est qu'en réalité
celui-ci est considéré alors dans l'intégralité du « sujet ».

A ce degré ultime elle parvient de façons variées mais qui toutes la privent finalement de sa
qualification propre : « Un morceau de sel plongé dans l'eau s'y dissout : de même pour qui connaît
Brahma, la buddhi par son union avec le Soi, devient le Soi » dit Shankarâchârya (2). Nous avons
ainsi un aspect résorptif de l'identification finale qu'on peut dire aussi « extinctif » quant à la
substance propre de la buddhi. Un autre aspect, actif celui-la et « fixatif », pourrait-on dire, de la
buddhi dans le Soi, est énoncé par le même maître adwaitiste en commentant le Bhagavad-Gîtâ ;
lorsque le texte dit par exemple : « Fixe ton manas en Moi, établis en moi la Buddhi. Sans aucun
doute c'est en Moi que plus tard tu demeureras », le commentaire précise : « En Moi... concentre
ton manas — ce qui est caractérisé par l'association et la dissociation des idées. En Moi, pose, fais
entrer la buddhi — ce qui détermine la nature de chaque chose... Après la mort, tu séjourneras
certainement en Moi, c'est mon propre Soi qui sera ta demeure, etc. » Lorsque le texte dit : «
Toujours satisfait, yogî maître de lui-même et ferme dans ses convictions, dont le manas et la
buddhi sont fixés en Moi, celui qui est ainsi mon bhakta M'est cher », le commentaire adwaitiste
dit : «La pensée du yogî est toujours concentrée. Tout son être est maîtrisé. La réalité du Soi est
pour lui une conviction inébranlable. Son manas — ce qui est volition et hésitation — et la buddhi —
ce qui détermine la nature des choses — sont établis en Moi, etc. » (3). Enfin dans d'autres écrits,
Shankarâchârya assigne à la buddhi une position d'inconvertible altérité et d'inamovible distinctivité
: «Une relation entre le Soi et la buddhi est possible parce que tous les deux sont subtils,
transparents, et sans parties. Dans ce cas, le Soi est pure luminosité et la buddhi dont l'essence
n'est pas lumineuse (comme tout ce qui n'est pas le Soi) devient lumineuse par la seule proximité de
la Lumière du Soi, de sorte que leur est surimposé un contact (illusoire par lequel le Soi et la
buddhi se confondent comme si celle-ci était le Soi) » (4).

(2) Shankarâchârya : La Perception de la Non-Dualité (adwaita-sambutih) trad. R. Allar, Etudes


Traditionnelles, juillet-août 1947.

(3) Shankarâchârya, Bhakti-Yoga trad. R. Allar, Etudes Traditionnelles, octobre-nov. 1947.

(4) Cf. Shankaracharya : L'Enseignement méthodique de la Connaissance du Soi (Atmajnânopa


dêshavidhi) trad. R. Allar, Etudes Traditionnelles, de juin à sept. 1957.
 

Par contre le terme occidental « intellect » tout comme son équivalent « esprit », ou comme en
outre les termes mens, ratio, entendement, etc., a été appliqué, par une transposition analogique
de notions qu'on pourrait appeler normale, au degré de l'Etre Premier. C'est ainsi qu'il y a un
Intellect divin qui s'identifie au Verbe ou Logos. C'est ce qui rend compte aussi du rôle que jouent
les notions d'intellect et d'intellectualité dans l'enseignement métaphysique de René Guénon lui-
même, enseignement qui tout en s'affirmant dès le début comme procédant d'une inspiration
orientale, devait utiliser, en les adaptant et les transposant, certains moyens doctrinaux de
l'intellectualisme aristotélicien, lequel, il est bon de le rappeler ici, ignorait la notion sémitique de
création et celle d'intellect créé, et en outre, n'affirmait point une distinction réelle ou une
discontinuité substantielle entre les différents degrés et formes de l'intellect, de sorte que tout ce
qui dépassait le plan individuel jusqu'à l'Etre pur pouvait être inclus dans une seule notion, comme
Guénon le fit quelquefois lui-même en parlant de l'intellect pur ou du domaine informel (5).

Dans son premier livre Guénon écrivait déjà que « le point de vue métaphysique est exclusivement
intellectuel », que « les conceptions métaphysiques par leur nature universelle... ne peuvent être
atteintes dans leur essence que par l'intelligence pure et informelle », et il précisait que « si l’on
veut parler du moyen de la connaissance métaphysique, ce moyen ne pourra faire qu'un avec la
connaissance même, en laquelle le sujet et l'objet sont essentiellement unifiés ; c'est-à-dire que ce
moyen, si toutefois il est permis de l'appeler ainsi, ne peut être rien de tel que l'exercice d'une
faculté discursive comme la raison humaine individuelle... Les vérités métaphysiques ne peuvent
être conçues que par une faculté qui n'est plus d'ordre individuel et que le caractère immédiat de
son opération permet d'appeler intuitive... Il faut donc, pour plus de précision, dire que la faculté
dont nous parlons ici est l'intuition intellectuelle... ; on peut encore la designer comme l'intellect
pur, suivant en cela l'exemple d'Aristote et de ses continuateurs scolastiques, pour qui l'intellect est
en effet ce qui possède immédiatement la connaissance », etc.(6)

« L'intuition intellectuelle est même plus immédiate encore que l'intuition sensible, car elle est au
delà de la distinction du sujet et de l'objet que cette dernière laisse subsister ; elle est à la fois le
moyen de la connaissance et la connaissance elle-même, et, en elle le sujet et l'objet sont unifiés
et identifiés. D'ailleurs, toute connaissance ne mérite vraiment ce nom que dans la mesure où elle a
pour effet de produire une telle identification, mais qui partout ailleurs reste toujours incomplète
et imparfaite ; en d'autres termes il n'y a de connaissance vraie que celle qui participe plus ou
moins à la nature de la connaissance intellectuelle pure, qui est la connaissance par excellence »
(7).

Nous avons l'intention de revenir séparément sur le rôle de l'intellect dans les doctrines
contemplatives occidentales. Notons à cette occasion que toute différente est la situation en Islam
où al-Aql ne représente que l’ « Intellect créé » et n'est pas une hyposthase ou un attribut divin ;
c'est la Science (al-Ilm) qui parmi les Attributs d'Allah correspond à l'Intellect divin des théologies
occidentales chrétiennes ou pré-chrétiennes. Les notions d'Al-Aql (l'Intelligence), al-Aqil
(l'Intelligent) et al-Ma'qûl (l'Intelligé ou l'Intelligible) appliqués dans l'ordre incréé sont propres non
pas à la théologie islamique mais à la philosophie arabe. C'est sous le rapport d'autres notions,
cependant analogues à celle d'al-Aql, comme ar-Rûhu-l-ilâhî, l'Esprit divin insufflé en Adam (Cf.
Coran XV, 29 et XXXVIII, 72) que la coïncidence métaphysique voulue est retrouvée.

(6) Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues, II, ch. V.

(7) Ibid, II, ch. X.


 

(Michel Vâlsan, Remarques préliminaires sur l'Intellect et la Conscience, Revue Etudes


Traditionnelles, Juil.-Août et Sept.-Oct. 1962; n° 372-373, p. 201)

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Jeudi 13 mai 2010 4 13 /05 /Mai /2010 00:31

Michel Vâlsan : La fonction de René Guénon et le sort de


l’Occident (12/12)

Il nous faut dire maintenant qu’il y a eu aussi quelquefois des


solutions d’un caractère moins régulier, ce qui s’explique par le fait qu’elles ne procédaient pas des
indications doctrinales et autres, données par l’enseignement de Guénon. Tel est le cas de ceux
qui, parfois en dehors même de toute connaissance de cet enseignement, se sont rattachés à des
organisations ayant leur point de départ dans l’Orient mais que René Guénon déclarait dépourvues
des conditions de régularité traditionnelle, et qui se montraient, du reste, entachées de
modernisme. Nous n’entrerons pas dans le procès de ces organisations, mais nous ferons seulement
quelques remarques d’ensemble qui dépassent d’ailleurs ce cas spécial, puisqu’elles correspondent
à des constatations que l’on a pu faire même dans certains cas où il n’y avait aucune difficulté sous
le rapport de la régularité essentielle du rattachement. Deux sortes de déviations de perspective
traditionnelle s’accusent généralement chez ceux qui n’ont pas connu ou ne se sont pas assimilé
suffisamment l’enseignement de René Guénon, et n’ont pas compris par conséquent dans quelles
conditions une réalisation véritable pouvait être entreprise par des Occidentaux, qu’il s’agisse
d’ailleurs de ceux qui se sont rattachés, d’une façon illusoire ou régulière, à des organisations
orientales, ou encore de ceux qui sont restés sans aucun rattachement : nous les appellerons la
déviation « absolutiste » et la déviation « universaliste ».

La première se définit par la volonté d’atteindre à une réalisation, et même à la Connaissance


Suprême, en dehors des conditions normales d’une méthode et de telle forme traditionnelle, par
une simple participation à la technique strictement intellectuelle de la voie respective. La
deuxième se définit par la négligence de la règle d’homogénéité spirituelle entre la modalité
initiatique d’ensemble à laquelle on veut participer, et la forme traditionnelle pratiquée, ou encore
par l’illusion d’une méthode unique applicable indifféremment à des formes traditionnelles
diverses, et même en dehors de l’existence d’un rattachement initiatique. Les diverses formes de
ces déviations, qui quelquefois se combinent entre elles d’étrange façon, procèdent toutes d’une
ignorance de la relation qui doit exister entre la nature des influences spirituelles agissant dans
l’initiation, les moyens de réalisation correspondants, et les qualifications des êtres humains. Cette
ignorance est presque toujours alliée avec l’orgueil et la suffisance caractéristiques de
l’individualisme moderne, et aussi avec la prétention d’adapter l’enseignement et la technique
traditionnelle aux exigences des nouveaux temps !

Pour les intellectuels affligés de ces défauts spirituels, l’enseignement et la discipline initiatiques
d’une forme traditionnelle sont des choses inactuelles, soit parce qu’ils les trouvent gênantes pour
la vie ordinaire, soit parce que, tout simplement, ils les ignorent. Ceux-ci traiteront donc volontiers
de « ritualisme » la pratique des moyens sacrés d’ensemble, soit en considérant qu’elle n’est pas
nécessaire dans leur cas personnel (et alors on est étonné de voir combien se croient dans le même
cas) soit en préférant en cet ordre des combinaisons artificielles de leur propre cru, qui relèvent du
« syncrétisme » ou du « mélange des formes traditionnelles ». En reprenant dans un sens plus
général certains jugements de Guénon, nous dirons donc que ces choses, qu’on constate de
différents cotés, sont plus graves quand elles se produisent dans des organisations initiatiques
régulières que lorsqu’elles sont le fait de gens qui, en somme, n’agissent que pour leur propre
compte et n’ont rien d’authentique à transmettre. Enfin un trait caractéristique et significatif de
ces écoles est leur hostilité, soit déclarée soit dissimulée, à la fonction et à l’enseignement de
Guénon. Il est à craindre maintenant qu’avec sa disparition, ces diverses irrégularités ne
s’accentuent encore, car sa présence exerçait un certain effet de censure même chez ceux qui
n’étaient pas en accord avec l’ensemble de son enseignement.

Cela nous amène à dire un mot sur la signification générale que peut avoir la cessation de sa
fonction personnelle. On se rappellera ici que, en parlant de l’espoir d’une entente entre Orient et
Occident, et du rôle des « intermédiaires », il disait au sujet de ces derniers que « leur présence
prouve que tout espoir d’entente n’est pas irrémédiablement perdu » (La Crise du Monde moderne,
p. 181). Sa brusque disparition serait-elle à interpréter comme la perte ou la diminution de cet
espoir d’entente ? Il n’est pas douteux que sous ce rapport, il y a dans cet événement inattendu un
certain sens négatif, et les différentes difficultés ou limitations de possibilités qu’avait rencontrées
sa fonction, et dont nous avons fait mention, ne feraient d’ailleurs qu’appuyer cette signification.
Mais nous devons déterminer les limites entre lesquelles une telle interprétation est possible. Tout
d’abord, sa fonction devait avoir à quelque moment, avec l’âge, une limite naturelle. D’autre part,
même si rien ne prévenait d’une fin pour le moment, son activité s’est de toute façon étendue, sur
une durée appréciable : une trentaine d’années sépare sa mort de la publication de son premier
livre ; sa production intellectuelle fut exceptionnellement riche : 17 livres, plus la matière des
articles à republier en volumes totalisant au moins 8 ouvrages ; l’influence de cette oeuvre devra se
développer encore plus à l’avenir. Etant donné l’importance que nous avons nous-mêmes attribuée
à la fonction de Guénon, son oeuvre ne pourrait pas rester sans quelque conséquence positive en ce
qui concerne les rapports avec l’Orient.

D’autre part, la fin de son activité n’est pas une raison suffisante pour conclure à la cessation même
de l’appui de l’Orient, car Guénon même n’a jamais lié cet appui à sa seule présence, et
textuellement, il a parlé toujours au pluriel d’ « intermédiaires », ce qui peut bien ne pas être une
simple formule de style impersonnel, d’autant plus qu’il ne pouvait préjuger de ce qui se passerait
après lui. Ce qui est certain, c’est que la ressource intellectuelle que l’Orient a utilisée par lui a
cessé, car elle était liée à des qualités personnelles providentiellement disposées. Ce qui est certain
aussi c’est que, la partie doctrinale générale de son message apparaissant comme largement
réalisée pour rendre possible le réveil intellectuel voulu en Occident, ce n’est pas dans le même
ordre que l’on pourrait envisager comme probable une continuation de l’appui que l’Orient offrait.
C’est plutôt quant à des formes doctrinales plus circonstanciées et aux applications contingentes de
toutes sortes, que le besoin d’une continuation de cet appui se fait sentir. Cela peut être lié
d’ailleurs d’une façon spéciale à de nouvelles nécessités cycliques de l’orientation traditionnelle et,
sous ce rapport, on pourrait penser précisément à un développement plus particulier en relation
avec les circonstances et les modalités propres à la « seconde hypothèse », ce qui d’ailleurs nous
semble exiger tant un coté doctrinal qu’un côté d’orientation pratique, plus déterminés dans leur
forme. On reprochera à nos réflexions un caractère trop hypothétique et abstrait, et nous le
reconnaîtrons volontiers, mais il ne nous est pas possible d’éviter cela, d’autant plus que nous ne
cherchons ici qu’à circonscrire d’une façon très générale la signification que peut avoir la cessation,
à ce moment de la fonction personnelle de Guénon.

Mais l’oeuvre intellectuelle laissée par Guénon maintiendra sa présence, de même que tout ce qui a
été conçu sous son inspiration poursuivra l’orientation initiale donnée par lui. Son oeuvre commence
même à être connue et comprise dans certains milieux d’Orient, là où les intellectuels qui ont fait
l’expérience de l’actuelle civilisation occidentale et des doctrines profanes, et en ont éprouvé
toutes les conséquences, en eux-mêmes et autour d’eux, n’ont pas d’autre moyen de reprendre
contact avec l’esprit traditionnel qu’à travers un enseignement qui constitue à la fois une critique
efficace de l’esprit moderne et une formulation intelligible des vérités immuables de la tradition.
D’autre part, ceux qui, en Occident, constituent, par leur rattachement oriental, ce que Guénon
appelait « un prolongement des élites orientales qui pourrait devenir un trait d’union entre celles-ci
et l’élite occidentale le jour où cette dernière serait arrivée à se constituer », sont d’une façon
naturelle une raison de ne pas abandonner l’espoir d’une entente de l’Occident avec les forces
salutaires de l’Orient traditionnel. Mais dans les conditions d’existence d’une époque pleine de
toutes sortes d’illusions et de dangers, cet espoir reste fondé sur la fidélité parfaite de tous les
côtés à l’enseignement de celui qui fut et sera la « Boussole infaillible » et la « Cuirasse
impénétrable ». Tous ceux qui participent de la sagesse traditionnelle et de l’esprit de véritable
réconciliation divine du monde, rencontreront certainement la même incompréhension que leur
grand prédécesseur, et seront aussi l’objet de la même hostilité, ou d’une plus grande encore, que
celle qu’a éprouvée le Témoin de la Vérité Unique et Universelle, mais c’est à eux que, dans l’ordre
des implications humaines, on recourra finalement pour trouver une intercession qui, par delà les
erreurs et les iniquités d’un monde qui s’engouffre dans son propre chaos, doit ouvrir les portes de
la Lumière et de la Paix.

M. Vâlsan.

(Michel Vâlsan, La fonction de René Guenon et le sort de l'Occident, Revue Etudes Traditionnelles,
Juil., Août, Sept., Oct, Nov. 1951; n° 293-294-295, p. 213)

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Mercredi 12 mai 2010 3 12 /05 /Mai /2010 03:03

Michel Vâlsan : La fonction de René Guénon et le sort de


l’Occident (11/12)
Mais la notion de constitution d’une élite
occidentale en dehors de tout point d’appui, et de tout milieu défini implique la possibilité qu’une
élite se constitue avec des éléments n’ayant aucun rattachement à quelque organisation que ce
soit. Sous ce rapport, il apparaît que la question de la constitution d’une élite occidentale est
restée sans réponse jusqu’ici. Mais, on peut se demander, que peut signifier exactement une telle
constitution ? Cette question se pose même sous la forme d’une certaine difficulté : étant donné,
d’une part, que, selon les précisions de Guénon, par « constitution de l’élite » il faut comprendre,
non pas une simple formation doctrinale, mais une réalisation effective dans l’ordre de la
connaissance initiatique et métaphysique, et étant entendu, d’autre part, que toute réalisation de
ce genre implique une initiation et la pratique de certains moyens qui doivent avoir une origine
traditionnelle, comment peut-on concevoir qu’une élite se constitue effectivement, sous tous les
rapports, sans qu’elle prenne son point d’appui dans une organisation existante ?

Pour répondre à cette question nous dirons, tout d’abord, que pour nous, indubitablement, tout le
travail effectif devait commencer par une initiation et par des moyens appropriés. Mais y a-t-il
vraiment quelque autre possibilité initiatique en dehors des deux précédemment mentionnées ?
Nous répondrons: oui. Il reste encore la possibilité qu’une initiation proprement occidentale, mais
n’existant plus en Occident, se réactualise dans un milieu intellectuel propice, avec des moyens
appropriés. Quelle serait cette initiation, et où se trouverait-elle ? Ce ne pourrait être que
l’ancienne initiation régulière et effective de l’Occident traditionnel retirée depuis longtemps, là
où se retire toute initiation qui n’a plus la possibilité de se maintenir dans son milieu normal,
lorsque les conditions cycliques lui sont défavorables. Ajoutons encore, pour mieux rendre compte
de l’état spécial de l’Occident, qu’une telle retraite, quand elle concerne la forme initiatique
fondamentale d’une tradition, coïncide avec la retraite du centre spirituel de cette tradition, et se
fait vers le point d’origine de tout centre d’une tradition particulière, c’est-à-dire, vers le centre
spirituel suprême, où elle reste alors à l’état latent et d’où elle peut se remanifester quelquefois
quand les conditions cycliques le lui permettent.

Ces remanifestations sont facilitées, dans une certaine mesure, par la présence, dans le milieu
traditionnel abandonné d’organisations initiatiques d’importance secondaire qui ont surtout le rôle
de maintenir une continuité de la transmission initiatique, et relier, de loin, leurs membres, sans
même qu’ils en aient conscience, à l’influence du centre retiré. C’est pour cela, d’ailleurs, que la
première méthode à envisager pour la constitution de l’élite occidentale, était celle qui prenait un
point d’appui dans une organisation existante. Mais quand, pour diverses raisons, une
réactualisation n’est plus possible dans le cadre des organisations existantes, alors que des
conditions essentielles se trouvent remplies dans un milieu non défini, une remanifestation peut se
produire, à l’égard de ce dernier ou de certaines individualités « qualifiées », et alors l’initiation
nécessaire et les moyens correspondants peuvent réapparaître. Toutefois, dans ce cas, l’initiation
et les moyens du travail de réalisation présenteraient des modalités relativement nouvelles, liées
plus spécialement aux qualifications du milieu de réactualisation ; c’est d’ailleurs, à travers ces
qualifications, et à leur mesure, que seraient élaborés les instruments de travail qui apparaîtraient
ainsi successivement, comme une sorte de création due à l’élite elle-même, selon les opportunités
du développement effectif de celle-ci.

Cette possibilité, si difficilement réalisable, nous semble devoir être incluse dans ce que Guénon
avait en vue par l’idée d’une constitution de l’élite occidentale en dehors du point d’appui dans une
organisation existante et de tout milieu défini. Nous avons d’ailleurs certaines raisons de penser que
Guénon savait par lui-même quelque chose sur des possibilités de ce genre, car, à ses débuts,
certaines tentatives se sont produites, à partir d’interventions de l’ancien centre retiré de la
tradition occidentale. Pour autant que les événements que nous avons en vue ici ont touché Guénon
lui-même, nous ajouterons que cela ne contredit nullement la « génération orientale » personnelle
de Guénon, car une coordination d’influences est possible avec l’action de centres traditionnels
non-chrétiens, dans des buts d’un ordre plus général. A ce propos nous rappellerons que, « après la
destruction de l’Ordre du Temple, les initiés à l’ésotérisme chrétien se réorganisèrent, d’accord
avec les initiés à l’ésotérisme islamique, pour maintenir, dans la mesure du possible, le lien qui
avait été apparemment rompu par cette destruction » et que cette collaboration entre des initiés
aux deux ésotérismes mentionnés « dut aussi se continuer par la suite, puisqu’il s’agissait
précisément de maintenir le lien entre les initiations d’Orient et d’Occident » (Aperçus sur
l’Initiation, pp. 249-252). Le réveil de l’initiation occidentale pouvait donc en principe être tenté
par une telle conjonction d’influences et interventions, les difficultés ultérieures seules ayant pu
déterminer dans un sens plus « oriental » l’appui qui pouvait encore être offert à l’Occident. Nous
ne voulons pas insister ici davantage sur ce point, mais nous dirons que cela doit être mis en
relation avec les orientations spirituelle » plus adéquates aux perspectives de la « seconde
hypothèse » quant au sort de l’Occident.

(Michel Vâlsan, La fonction de René Guenon et le sort de l'Occident, Revue Etudes Traditionnelles,
Juil., Août, Sept., Oct, Nov. 1951; n° 293-294-295, p. 213)

Mardi 11 mai 2010 2 11 /05 /Mai /2010 05:32

Michel Vâlsan : La fonction de René Guénon et le sort de


l’Occident (10/12)
En effet, René Guénon a envisagé dès le début, ainsi que nous le
rappelions plus haut, l’éventualité que cette constitution se fit en dehors de tout support offert par
une organisation existante, et en dehors de tout milieu défini. Avant d’examiner ce point, il nous
faut considérer, à titre méthodique, bien que secondairement, une autre possibilité qui est celle
offerte par les organisations initiatiques occidentales, existant en dehors de la forme catholique.
Dans cet ordre, il ne subsiste à vrai dire que fort peu de chose, malgré la pullulation actuelle de
toutes sortes d’organisations à prétentions initiatiques. A ce propos citons encore les précisions
autorisées de René Guénon qui se rapporte ainsi à l’ensemble des vestiges initiatiques de l’Occident
:

« Des investigations que nous avons dû faire à ce sujet, en un temps déjà lointain, nous ont conduit
à une conclusion formelle et indubitable que nous devons exprimer ici nettement, sans nous
préoccuper des fureurs qu’elle peut risquer de susciter de divers côtés ; si l’on met à part le cas de
la survivance possible de quelques groupements d’hermétisme chrétien du moyen âge, d’ailleurs
extrêmement restreints en tout état de cause, c’est un fait que de toutes les organisations à
prétentions initiatiques qui sont répandues actuellement dans le monde occidental, il n’en est que
deux qui, si déchues qu’elles soient l’une et l’autre par suite de l’ignorance de leurs membres
peuvent revendiquer une origine traditionnelle authentique et une transmission initiatique réelle ;
ces deux organisations, qui d’ailleurs à vrai dire, n’en furent primitivement qu’une seule, bien qu’à
branches multiples, sont le Compagnonnage et la Maçonnerie. Tout le reste n’est que fantaisie ou
charlatanisme, même quand il ne sert pas à dissimuler quelque chose de pire... » (Aperçus sur
l’Initiation, p. 40, note 1).

Mais, du côté de ces deux organisations les possibilités d’établir un point d’appui pour un véritable
intellectuel apparaissent bien limitées. En dehors même du fait que la Maçonnerie, plus
particulièrement, est infestée par la mentalité moderne la plus lamentable et par toutes sortes de
préoccupations politiques et sociales qui l’ont amenée à jouer trop souvent, surtout par ses
branches latines, un rôle d’instrument nettement anti-traditionnel dans les événements des
époques dites « modernes » et « contemporaine », ces deux organisations constituent normalement
des initiations de métier (exclusivement masculines du reste) et comme telles elles ont un
caractère

essentiellement cosmologique ; par conséquent, elles ne sauraient offrir une base appropriée pour
un travail intellectuel qui devrait être avant tout d’ordre métaphysique pour correspondre au but
d’un redressement par les principes les plus universels.
 

C’est là d’ailleurs la raison pour laquelle Guénon ne pouvait envisager en Occident comme
organisation susceptible d’offrir le point de départ voulu, une autre que l’Eglise catholique, car la
doctrine théologique dans sa forme scolastique a en propre, au moins partiellement, un point de
vue métaphysique qui, tout en n’étant pas le plus élevé possible en est toutefois un. On pourrait
dire, néanmoins, que, de même que la cosmologie peut finalement avoir un point de contact avec
le domaine métaphysique, il ne serait pas impossible que, dans un milieu maçonnique constitué sur
des bases strictement intellectuelles l’on fit l’adjonction d’un point de vue métaphysique; mais si
une telle adjonction était possible, cela constituerait, à vrai dire, une superposition par rapport à
ce qui fait proprement le point de vue maçonnique et non pas un développement normal des
possibilités de celui-ci.

A part cela, une autre difficulté réside dans le fait que depuis sa modernisation qui coïncide avec sa
« sortie » sur le plan visible de l’histoire, c’est-à-dire depuis le XVIIIe siècle, la Maçonnerie a perdu
son caractère « opératif » attaché à l’exercice effectif du métier, pour n’avoir qu’un point de vue «
spéculatif » : aussi tout ce qui concerne la doctrine et les moyens de réalisation initiatique est à
retrouver ou à reconstituer, et c’est là une difficulté de premier ordre ; mais du moins la
préoccupation de cette reconstitution est sous-entendue dans l’idée d’un réveil intellectuel, de
sorte que le point d’appui maçonnique avec les restrictions signalées et sans suffire pour le tout,
pourrait être un des facteurs du redressement traditionnel. En fait, ces dernières années, il y a eu
de ce coté un commencement dans ce sens, par la constitution d’un milieu restreint basé sur
l’enseignement de René Guénon. On pourrait envisager donc là un certain développement, si l’on
arrivait aussi à isoler le travail commencé de toute immixtion et influence du milieu général, car
dans l’ensemble la situation de la Maçonnerie est pire que jamais, le manque de conscience
traditionnelle et initiatique, ou plutôt l’esprit profane, dépassant de loin ce que l’on voit du coté
de l’Eglise catholique elle-même (1).

(1) Une difficulté d'un ordre particulier subsiste dans une certaine mesure dans le fait que les
Maçons, pour avoir une condition intégralement traditionnelle devraient participer à un ordre
exotérique qui pour l'Occident, serait normalement celui du Catholicisme or si du côté maçonnique
la question de l'appartenance et de la pratique religieuse pourrait être une affaire individuelle il
n’en est pas de même quant à leur admission aux sacrements catholiques, de sorte que, tant que
les rapports entre Rome et la Maçonnerie seront ce qu’ils sont les Maçons d'Occident n’auraient
d’autre ressource que celle d'un rattachement à l’Orthodoxie ou à l’Islam, mais du moins, il n’y a
pas là une difficulté insurmontable.

Mais enfin, pour une élite au plein sens de cette notion, René Guénon avait envisagé comme
possible, à défaut de la base catholique la constitution en dehors de tout milieu défini, car il disait
que le point d’appui, dans une organisation existante, n’était pas d’une nécessité absolue. Mais
dans ce cas, l’élite ayant à compter seulement « sur l’effort de ceux qui seraient qualifiés par leur
capacité intellectuelle, et aussi bien entendu, sur l’appui de l’Orient, son travail en serait rendu
plus difficile et son action ne pourrait s’exercer qu’à plus longue échéance puisqu’elle aurait a
créer elle-même tous les instruments » (La Crise du Monde moderne, pp. 130-131). Sur la façon dont
pouvait se faire une telle constitution, Guénon n’a jamais donné beaucoup de précisions. Pour
comprendre son attitude et sa méthode dans cet ordre de choses, il faut rappeler ce qu’il disait
déjà dans Orient et Occident, donc avant même qu’il n’ait envisagé d’une façon spéciale la
possibilité catholique :

 
« Si trop de points restent imprécis, c’est qu’il ne nous est pas possible de faire autrement, et que
les circonstances seules permettront par la suite de les élucider peu à peu. Dans tout ce qui n’est
pas purement et strictement doctrinal, les contingences interviennent forcément, et c’est d’elles
que peuvent être tirés les moyens secondaires de toute réalisation qui suppose une adaptation
préalable... Si nous avons dans des questions comme celle-là, le souci de n’en dire trop, ni trop
peu, c’est que, d’une part, nous tenons à nous faire comprendre aussi clairement que possible, et
que cependant, d’autre part, nous devons toujours réserver des possibilités, actuellement
imprévues, que les circonstances peuvent faire apparaître ultérieurement... » (op. cit., p. 181). En
fait, depuis que le principal de l’oeuvre doctrinal de Guénon est paru, plusieurs orientations se sont
précisées successivement, mais aussi parallèlement, parmi ceux qui ont compris son enseignement
et ont cherché à le mettre en application.

Ces diverses orientations ont été encouragées et aidées par Guénon dans la mesure où les intéressés
se sont adressés à lui, et, en même temps, il en prenait occasion pour donner un enseignement
spécialement initiatique, bien que d’ordre général encore, dans une importante série d’articles au
Voile d’Isis devenu plus tard Etudes Traditionnelles. Il faut souligner cet autre côté de son
enseignement, car lui aussi sort du cadre des études simplement théoriques, et entre précisément
dans un domaine technique : nous dirons même, que s’il y a maintenant un livre qui est absolument
unique et irremplaçable dans son oeuvre, et dans le domaine initiatique en général, c’est celui
intitulé Aperçus sur l’Initiation qui est justement la synthèse de la première série de ces articles de
caractère technique ; la deuxième série fera l’objet d’un volume posthume. Nous ferons remarquer
aussi qu’un tel travail n’a d’équivalent dans aucun autre écrit traditionnel, et ceci dans quelque
tradition que ce soit.

Sans pouvoir entrer dans des détails, nous dirons que parmi ces orientations, l’une s’attachait à
l’espoir d’une revivification de l’ésotérisme catholique, une autre à la reconstitution maçonnique
dont nous avons parlé. D’autres éléments ont pris le parti de chercher une initiation orientale, ce
qui aboutissait à la constitution de « prolongements des élites orientales » en Occident, non pas à la
formation d’une élite occidentale proprement dite.

(Michel Vâlsan, La fonction de René Guenon et le sort de l'Occident, Revue Etudes Traditionnelles,
Juil., Août, Sept., Oct, Nov. 1951; n° 293-294-295, p. 213)

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Lundi 10 mai 2010 1 10 /05 /Mai /2010 01:35

Michel Vâlsan : La fonction de René Guénon et le sort de


l’Occident (9/12)
Mais René Guénon a averti que, malgré tout, certains événements
pourraient amener bientôt l’Eglise catholique (et nous ajoutons également les autres églises), à
considérer d’une façon très spéciale cette question de position traditionnelle de la Chrétienté et
aussi les rapports avec les forces spirituelles de l’Orient dans lesquelles elle pourra même voir, à un
certain moment, un dernier appui pour son existence mise en danger. C’est là le point particulier
que nous avions réservé précédemment et qu’on comprendra mieux maintenant après l’examen
sommaire que nous venons de faire. C’est en 1927, dans La Crise du Monde Moderne, qu’il fut
formulé. Parlant de l’intérêt que l’Eglise aurait à devancer le mouvement qui normalement devrait
aboutir à la reconstitution d’une élite intellectuelle, « plutôt que de le laisser s’accomplir sans elle
et d’être contrainte de le suivre tardivement pour maintenir une influence qui menacerait de lui
échapper », René Guénon ajoutait :

« Il n’est pas nécessaire de se placer à un point de vue très élevé et difficilement accessible pour
comprendre que, en somme c’est elle (l’Eglise) qui aurait les plus grands avantages à retirer d’une
attitude qui, d’ailleurs, bien loin d’exiger de sa part la moindre compromission d’ordre doctrinal,
aurait au contraire pour résultat de se débarrasser de toute infiltration de l’esprit moderne, et par
laquelle, au surplus, rien ne serait modifié extérieurement. Il serait quelque peu paradoxal de voir
le Catholicisme intégral se réaliser sans le concours de l’Eglise catholique, qui se trouverait peut-
être alors dans la singulière obligation d’accepter d’être défendue contre des assauts plus terribles
que ceux qu’elle a jamais subis, par des hommes que ses dirigeants, ou du moins ceux qu’ils laissent
parler en leur nom, auraient d’abord cherché à déconsidérer en jetant sur eux la suspicion la plus
mal fondée; et, pour notre part, nous regretterions qu’il en fût ainsi; mais si l’on ne veut pas que
les choses en viennent à ce point, il est grand temps, pour ceux à qui leur situation confère les plus
graves responsabilités, d’agir en pleine connaissance de cause et de ne plus permettre que des
tentatives qui peuvent avoir des conséquences de la plus haute importance risquent de se trouver
arrêtées par l’incompréhension ou la malveillance de quelques individualités plus ou moins
subalternes, ce qui s’est vu déjà, et ce qui montre encore une fois de plus à quel point le désordre
règne partout aujourd’hui. Nous prévoyons bien qu’on ne nous saura nul gré de ces avertissements,
que nous donnons en toute indépendance et d’une façon entièrement désintéressée... Ce que nous
disons présentement n’est que le résumé des conclusions auxquelles nous avons été conduit par
certaines « expériences » toutes récentes, entreprises, cela va sans dire sur un terrain purement
intellectuel ; nous n’avons pas, pour le moment tout au moins, à entrer à ce propos dans des détails
qui, du reste, seraient peu intéressants en eux-mêmes ; mais nous pouvons affirmer qu’il n’est pas,
dans ce qui précède, un seul mot que nous ayons écrit sans y avoir mûrement réfléchi » (op. cit.,
pp. 131-132).

 
Il apparaît maintenant que ces avertissements n’ont servi à rien, car les choses ont continué dans le
même esprit, et d’ailleurs, c’est surtout après cette date que se consolida et s’étendit cette
position « anti-orientale » et bien moderniste dont nous parlions. Le développement des affaires
occidentales a aggravé encore la position de l’Eglise; l’inquiétude des dangers prochains grandit. En
principe, il lui était offert le secours d’une solidarité spirituelle avec tout ce qui est traditionnel
dans le monde, avec l’Orient véritable, car la menace présente pèse sur tout ce qui reste attaché
aux vérités saintes et à un ordre normal, bien qu’elle pèse plus particulièrement sur ce qui subsiste
encore de la forme traditionnelle de l’Occident. L’Eglise aurait pu avoir entre elle et l’Orient le
trait d’union de cette élite intellectuelle propre dont elle aurait dû favoriser la formation si ses
dirigeants avaient bien compris quel était le vrai intérêt de l’Eglise. Elle n’a, entre elle et l’Orient,
que ce barrage d’incompréhension et d’hostilité tantôt ouverte tantôt dissimulée, que constitue
cette position anti-orientale qui l’isole avec ses propres dangers, et qui est l’oeuvre d’une sorte de
« contre-élite ». Elle aurait disposé, pour se faire comprendre, du langage approprié d’un
intermédiaire intellectuel consacré, dans lequel les véritables élites traditionnelles et les forces
spirituelles seraient reconnues sans contradiction et se seraient conciliées sans abdication, car
l’enseignement exprimé par René Guénon est en même temps une lumière intellectuelle et une
force coordinatrice.

Elle n’a maintenant que des interprètes ignorants et incertains, dans la parole desquels les
véritables Orientaux n’auront aucune confiance et qui ne sauraient exprimer aucune vérité
reconnaissable ; de toutes façons, ceux-là n’atteindront jamais les véritables représentants de
l’Orient traditionnel qui resteront hors de leurs démarches ; de tels interprètes s’entendraient plus
facilement avec ceux qui leur ressemblent dans le monde oriental actuel, c’est-à-dire avec les
Orientaux occidentalisés et modernistes qui sont, contre leur propre civilisation, des alliés de
l’Occident moderne ; mais ces derniers n’auront aucune qualité pour intervenir dans l’ordre profond
des choses qui nous intéresse ici, car ils seront eux-mêmes exclus de tout rôle représentatif, même
pas dans l’ordre le plus extérieur, quand s’effectuera le rétablissement des civilisations orientales
elles-mêmes sur leurs propres bases traditionnelles. Et lorsqu’on s’apercevra ainsi de l’inanité de la
politique suivie jusque-là, il sera peut-être trop tard pour « en venir à ce par quoi on aurait dû
normalement commencer, c’est-à-dire à envisager l’accord sur les principes ». Cet accord-là
pourrait se faire du coté de l’Occident par une élite qui aura été obligée de se constituer en dehors
du cadre de l’Eglise.

(Michel Vâlsan, La fonction de René Guenon et le sort de l'Occident, Revue Etudes Traditionnelles,
Juil., Août, Sept., Oct, Nov. 1951; n° 293-294-295, p. 213)

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Dimanche 9 mai 2010 7 09 /05 /Mai /2010 02:34

Michel Vâlsan : La fonction de René Guénon et le sort de


l’Occident (8/12)
Mais on pourra nous faire ici quelques objections de méthode qui,
d’ailleurs, viseraient la thèse de Guénon lui-même. On nous dira ainsi que ce n’est pas aux autorités
religieuses, exotériques par définition, ni aux théologiens ou autres intellectuels ordinaires, qu’il
incombe de réaliser cette compréhension doctrinale et raccord sur les principes dont il est question,
et que, du reste, aux meilleurs temps du moyen âge, quand cet accord existait, ce n’est pas
l’autorité religieuse, ni les théologiens ordinaires, qui y participaient directement et qui devaient le
professer ouvertement. Ces remarques sont justes, mais elles ne correspondent pas à la situation
que nous avons en vue, et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la position doctrinale
moderniste et anti-orientale dont nous parlons, joue tout de même, dans une certaine mesure, sur
le plan contingent des études théoriques où apparaît en premier lieu l’oeuvre de Guénon elle-
même, et de ce fait cette position influe sur la mentalité catholique en général; beaucoup de ceux
qui seraient disposés autrement à aborder un enseignement traditionnel d’inspiration orientale,
s’en trouvent troublés et détournés. D’autre part, lorsque l’on voit avec quelle hâte et facilité on
accueille, ainsi que nous le disions, toutes sortes de conceptions modernes que rien ne justifie, ni
au point de vue intellectuel, ni à un point de vue « catholique » même restreint, et que pour cela,
évidemment non plus on ne peut invoquer un argument d’analogie avec ce qui se passait à l’époque
des meilleures conditions traditionnelles, on est tout de même assez justifié d’enregistrer certaines
réactions à titre de tendance significative d’ordre général, d’autant plus que les manifestations
catholiques de sens contraire sont à peu près inexistantes.

Enfin, il n’est pas difficile d’admettre que les conditions dans lesquelles sont posées actuellement
certaines questions, n’ont rien de commun avec une situation normale, et qu’il n’est pas possible
de ne pas en tenir compte dans une certaine mesure ; de nos jours, on discute de tout et de tous les
côtés, l’indifférence à peu près générale quant au fond des questions, et la liberté d’opinion
courante que nous voyons, d’ailleurs, s’exercer dans le modernisme catholique lui-même, font que
des questions qui, normalement, ne pouvaient être abordées que dans des conditions strictement
déterminées, et par ceux-là seulement qui avaient les qualités requises pour le faire, sont en fait à
la portée et dans la discussion des milieux et des catégories les plus diverses : c’est ainsi que des
notions qui étaient attachées autrefois, dans le Christianisme pré-moderne, à un enseignement
secret de caractère strictement initiatique, comme celles, par exemple, qui ont trait à la
réalisation suprême et à l’unité fondamentale des formes traditionnelles sont tout de même en
circulation sous des formes souvent incorrectes (puisqu’elles n’ont pas été toujours énoncées par
des personnes réellement compétentes), à côté de toutes les aberrations intellectuelles du monde
actuel, et c’est d’ailleurs cette confusion et cette indifférence réelle de la mentalité générale qui
permettent et justifient la publication, de nos jours, des doctrines vraies elles-mêmes, car
autrement il n’y aurait peut-être aucune possibilité d’atteindre ceux qui ont de réelles possibilités
spirituelles, mais qui manquent de l’orientation nécessaire.

 
Du reste, nous reconnaîtrons volontiers, qu’il ne faut pas accorder une importance exagérée aux
réactions de ceux qui ne sauraient représenter, en tout état de cause, que le point de vue le plus
extérieur et les possibilités intellectuelles les plus communes, et que c’est à l’attitude des éléments
d’élite qu’il faut attribuer une importance réelle. Mais ceux-ci, ont-ils vraiment une réalité
suffisante pour qu’on se désintéresse complètement de ce qui se passe sur le plan général ? Nous
pensons que de ce côté-là il ne doit y avoir pour le moment que des virtualités et des espoirs, car
une constitution effective d’une élite intellectuelle se traduirait nécessairement dans une certaine
mesure à l’extérieur par des tendances différentes de celles de la mentalité générale, et nous n’en
voyons guère jusqu’à présent. Il suffit de regarder le domaine des études traditionnelles du
Christianisme pour voir combien les manifestations d’une compréhension réelle des vérités
métaphysiques et initiatiques sont rares et bien discrètes. D’ailleurs, il y aurait même à faire
quelques constatations d’un ordre plus spécial qui ne sont pas encourageantes non plus.

Certaines possibilités initiatiques latentes du Catholicisme dont on pouvait espérer le réveil, n’ont
pas eu de suite : il s’agit de ce que Guénon, qui en avait connaissance depuis longtemps, désignait
plus tard dans ses Aperçus sur l’Initiation par l’expression de « survivance possible de quelques
groupements d’hermétisme chrétien du moyen âge » (op. cit., p. 40, note 1). Or tant que les choses
resteront ainsi, aussi bien dans l’ordre doctrinal que dans l’ordre effectif, et qu’un espoir de
redressement subsisterait, il sera légitime d’accorder une importance aux conditions générales
intellectuelles dont dépend dans quelque mesure la réalisation de ce redressement. Par contre, si
cet espoir n’existait plus, ou s’il se trouvait réduit à peu de chose, et si les perspectives les moins
favorables de la « seconde hypothèse » que nous avons examinée précédemment semblent devoir
être considérées comme probables pour l’ensemble occidental, il y aurait, d’autant plus, intérêt à
souligner le caractère représentatif général de ces manifestations spéciales de l’esprit moderne et
anti-traditionnel, pour qu’une certaine clarté en résulte.

Une telle clarté produira vraisemblablement beaucoup de désillusion d’un côté, mais elle permettra
aussi de simplifier les efforts et l’orientation possible. D’autre part, on ne demanderait pas tant aux
représentants de l’Eglise de se prononcer sur des questions qui sont en dehors de leur attribut
normal ; ce serait déjà beaucoup, dans les conditions actuelles, s’ils exerçaient ces attributs à
l’égard de la mentalité moderniste dont les méfaits sont d’ordre général et vont ainsi contre les
intérêts même d’ordre purement religieux de l’Eglise. Si, à part cela, parmi les membres de la
hiérarchie catholique, il s’en trouvait dont les capacités et les convictions dépassent l’ordre
religieux, et nous ne voyons pas pourquoi il n’en serait pas quelquefois ainsi, nous croyons qu’ils
sauraient bien affirmer leur présence et leur point de vue quant à l’orientation spirituelle
nécessaire, car une réserve excessive de leur part se tournerait contre le droit et même le devoir
qu’ils ont de vivre dans une communauté spirituelle où la direction appartienne, non pas à la
mentalité moderne la plus désolante, ni aux superstitions les plus grossières, mais à l’Esprit de
Vérité et à la sainteté intellectuelle.

(Michel Vâlsan, La fonction de René Guenon et le sort de l'Occident, Revue Etudes Traditionnelles,
Juil., Août, Sept., Oct, Nov. 1951; n° 293-294-295, p. 213)

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Samedi 8 mai 2010 6 08 /05 /Mai /2010 01:10

Michel Vâlsan : La fonction de René Guénon et le sort de


l’Occident (7/12)
Pour en revenir au côté proprement occidental, dans l’hypothèse
que la base envisagée serait irréalisable dans l’Eglise catholique, Guénon disait que « l’élite, pour
se constituer, n’aurait plus à compter que sur l’effort de ceux qui seraient qualifiés, par leur
capacité intellectuelle en dehors de tout milieu défini, et aussi, bien entendu, sur l’appui de
l’Orient ; son travail en serait rendu plus difficile et son action ne pourrait s’exercer qu’à plus
longue échéance, puisqu’elle aurait à en créer elle-même tous les instruments au lieu de les trouver
tout préparés comme dans l’autre cas ; mais nous ne pensons nullement que ces difficultés, si
grandes qu’elles puissent être, soient de nature à empêcher ce qui doit être accompli d’une façon
ou d’une autre » (La Crise du Mondé moderne, p. 130). Et il estimait opportun de déclarer à cette
date, en 1927, ceci :

« Il y a dès maintenant, dans le monde occidental, des indices certains d’un mouvement qui
demeure encore imprécis, mais qui peut et doit même normalement aboutir à la reconstitution
d’une élite intellectuelle, à moins qu’un cataclysme ne survienne trop rapidement pour lui
permettre de se développer jusqu’au bout. Il est à peine besoin de dire que l’Eglise aurait tout
intérêt, quant à son rôle futur, à devancer en quelque sorte un tel mouvement plutôt que de le
laisser s’accomplir sans elle et d’être contrainte de le suivre tardivement pour maintenir une
influence qui menacerait de lui échapper... » (op.cit.,p. 131).

Avant de signaler un point particulier qui concerne certaines nécessités dans lesquelles pourrait se
trouver bientôt l’Eglise Catholique, et que René Guénon a formulé d’une façon toute spéciale, on
peut se demander quel a été jusqu’ici l’effet de son enseignement et de la connaissance des
doctrines orientales sur l’intellectualité catholique. Nous ne pourrons pas faire ici un examen
proprement dit de cette question, car nous voulons seulement fixer certaines constatations qui ont
leur intérêt en ce moment. Tout d’abord, si bien des Catholiques qui ont connu les écrits de Guénon
ont acquis ainsi une véritable compréhension de ce qu’est l’esprit oriental et en général
traditionnel, il ne semble vraiment pas qu’il y ait un changement quelconque du côté «
représentatif » de l’Eglise même.

De ce côté-là, et plus précisément dans certains milieux qui exercent une influence intellectuelle
notable sur les dirigeants, on a vu se constituer très tôt, et assez solidement, une position
doctrinale nettement « anti-orientale » qui n’a même pas les caractères naturels de l’habituelle
incompréhension ésotériste, puisqu’elle se fait remarquer en même temps par les traits d’un
modernisme accentué. Ce sont les milieux où la spéculation philosophique tient lieu
d’intellectualité proprement dite, où la science profane et ses méthodes exercent une autorité
incontestée, et pour lesquels l’Eglise se doit d’intégrer tous les aspects de la civilisation moderne :
c’est ainsi, entre autres, qu’on s’y efforce de s’annexer le prestige de toute conception nouvelle,
depuis les théories philosophiques comme l’intuitionnisme bergsonien, ou comme un certain «
existentialisme » qu’on veut présenter comme une ressource doctrinale chrétienne, jusqu’aux
méthodes les plus subversives et proprement infernales comme la psychanalyse.

Ce travail d’assimilation de toutes les productions de l’individualisme moderne est même considéré
comme dérivant de l’actualité permanente et de l’universalité de l’Eglise alors qu’il s’explique
précisément par l’oubli de ce qui fait réellement ces caractères : car l’actualité permanente, qui
est intemporalité et activité immuable de la vérité révélée n’a rien à voir avec une attitude qui
s’accommode de l’évolutionnisme et du relativisme de la pensée moderne, qu’elle soit rationaliste
ou intuitionniste, ou tout autre, et l’universalité, qui est illimitation et synthèse spirituelle, n’a rien
de commun avec l’empirisme et le matérialisme de la science non-traditionnelle, ni avec une
indifférence à tout ce qui sépare le sacré du profane.

Par contre, à l’œuvre traditionnelle et antimoderne de René Guénon, on fit un accueil marqué tout
d’abord de suspicion, ensuite d’hostilité ; on chercha même l’alliance, toute naturelle d’ailleurs
dans ces conditions, des orientalistes dont la compétence devait avoir pour rôle de contester tout
caractère non-humain aux doctrines spirituelles de l’Orient, et toute concordance réelle entre les
doctrines traditionnelles en général. On reconnaîtra à la différence de réaction devant les théories
modernes d’un côté, et l’enseignement traditionnel de Guénon de l’autre, la signification exacte de
cette position intellectuelle qu’on veut donner comme « catholique ». La synthèse spirituelle
formulée par Guénon fut ainsi traitée de « syncrétisme » et le sens universel de son intellectualité
déclaré incompatible avec l’enseignement chrétien. Mais avec le développement implacable de la
fonction du témoin de l’Orient, l’autorité de ses écrits comme des idées qu’il représentait,
s’imposa, lentement mais fermement : il devint donc évident qu’il était plus prudent de l’ignorer.

Et maintenant que, malgré tout, bon nombre de Catholiques comme d’Occidentaux en général,
doivent la qualité actuelle de leur conscience traditionnelle à l’étude de ses livres, et que son
prestige parait vraiment indéniables, si l’on se résout à prendre acte de cette présence
intellectuelle, ce n’est pas à la vérité des idées qu’il a enseignées ni à l’esprit qu’il illustrait qu’on
ferait un hommage, mais, tout au plus, et cela même fut au fond assez rare, au cas individuel d’un
écrivain très « original », impressionnant aussi par la stabilité et la cohérence inhabituelles de son
idéologie; pourtant son « originalité » est avant tout l’effet étrange que fait la vérité au milieu de
l’ignorance, et quant à la stabilité de ses idées, elle est la conséquence de leur inspiration non-
humaine et supra-individuelle.

Si l’on considère maintenant de plus près la compréhension que l’on a, du même coté, pour les
doctrines spirituelles de l’Orient, on se trouve en présence d’une « contre-doctrine » dont la
fonction est de troubler toute étude intelligente, et de décourager tout espoir d’un rapprochement
réel entre l’Eglise Catholique et les traditions orientales. Ainsi, si d’une façon générale, on attache
une certaine importance au coté doctrinal des autres civilisations, cela est conçu dans un sens qui
visera toujours à la négation de toute similitude ou identité essentielle avec les doctrines
chrétiennes, et donc de toute unité entre les différentes formes traditionnelles : les concordances
doctrinales et les analogies symboliques, quand on est obligé de les reconnaître, on les attribue tout
simplement à une certaine unité naturelle de la pensée humaine ; aussi le caractère intellectuel
incontestable des doctrines non-chrétiennes, plus spécialement celles de l’Hindouisme et de
l’Islam, sont l’expression d’une « mystique naturelle » à laquelle on oppose une « mystique
surnaturelle » du Christianisme, elle-même conçue d’ailleurs dans un sens individualiste et
sentimental ; la réalisation métaphysique, qu’on n’arrive pas non plus à voir dans l’aspect le plus
haut du Christianisme même, est traitée de « panthéisme », et, en même temps, les données
purement intellectuelles qui peuvent ressembler quelque peu dans leur expression aux conceptions
du mysticisme moderne, sont réduites aux catégories spéciales de celui-ci, par une sorte de procédé
que Guénon a qualifié à juste titre d’« annexionnisme » et qui doit permettre de subordonner et
rabaisser le prestige de tout ce qui est non-chrétien.

De plus, en ce qui concerne la tradition catholique elle-même, on ne voit vraiment pas qu’on ait
compris que l’ordre religieux existant est purement exotérique et comme tel insuffisant pour avoir
une tradition complète et normale. Quand il s’agit du domaine initiatique et métaphysique, on ne
conçoit rien d’autre que le « mysticisme », et quand on ne peut plus nier toujours, contre toute
évidence, qu’il y a eu un ésotérisme chrétien, on le considère soit comme s’appliquant à des
réalités qui n’ont rien de profond, soit comme un simple prolongement des possibilités normales de
l’ordre religieux commun, c’est-à-dire de l’exotérisme (1). Mais c’est lorsqu’il s’agit de
l’interprétation des doctrines et des méthodes hésychastes que l’incompréhension et l’hostilité
atteint les formes les plus inattendues, qui confinent à l’impiété même ; cela certainement, entre
autres, parce qu’il s’agit de quelque chose qui appartient à l’Orthodoxie et dont le Catholicisme
moderne a perdu depuis longtemps l’équivalent. Pourtant quand il s’agit de développement
intellectuel on aurait pu croire que la compréhension doit être plus facile pour des choses qui ne
mettent aucunement en cause des dogmes religieux. Que peut-on espérer, dans ces conditions,
quant à la transposition intellectuelle et métaphysique des dogmes et de l’enseignement
théologique en vue d’atteindre à l’universalité du point de vue doctrinal, et d’aboutir à un accord
de principes avec l’Orient ?

(1) À ce propos, une des incompréhensions les plus significatives, mais qui à vrai dire, n’est pas
particulière à cette « contre-doctrine », puisqu'on la retrouva même chez certains qui admettent
par ailleurs la notion d'une initiation comme condition préalable à une voie de réalisation, est celle
concernant la nature et les moyens de l'initiation chrétienne. L'on considère ainsi que celle-ci est
conférée par les sacrements ordinaires de l'Eglise, en raison d'un privilège spécial qu'aurait le
Christianisme d'être une « initiation offerte à tout le monde » ! Ceci est affirmé à la faveur d'une
certaine difficulté que l'on a rencontrée à démontrer l'existence d'autres rites purement ésotériques
pour l'initiation chrétienne. Nous ne pourrions traiter ici de cette question, mais puisque beaucoup
de ceux qui projettent cette opinion accordent, par ailleurs, que l’hésychasme est une voie
initiatique, qu'ils sachent que celui-ci a, de nos jours même, comme moyen de rattachement un rite
spécial et réservé, analogue à ce que l'on sait du rite de rattachement dans les initiations islamiques
: mais pour savoir ce qu'il en est exactement, ce n’est pas aux théologiens ou aux prêtres, ni même
à tout moine, qu'on pourrait le demander ; en cette matière il faut d'ailleurs savoir que la réponse
dépendra éminemment de la droite intention du chercheur, et de sa bonne volonté.

(Michel Vâlsan, La fonction de René Guenon et le sort de l'Occident, Revue Etudes Traditionnelles,
Juil., Août, Sept., Oct, Nov. 1951; n° 293-294-295, p. 213)

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Vendredi 7 mai 2010 5 07 /05 /Mai /2010 00:04

Michel Vâlsan : La fonction de René Guénon et le sort de


l’Occident (6/12)
Quant à cette question doctrinale qui est
évidemment primordiale, puisque l’accord cherché sur les principes avec l’Orient la pose avant
toute autre, il disait déjà dans Orient et Occident :

« L’accord, portant essentiellement sur les principes, ne peut être vraiment conscient que pour les
doctrines qui renferment au moins une part de métaphysique ou d’intellectualité pure ; il ne l’est
pas pour celles qui sont limitées strictement à une forme particulière, par exemple à la forme
religieuse. Cependant, cet accord n’en existe pas moins réellement en pareil cas, en ce sens que les
vérités théologiques peuvent être regardées comme une traduction, à un point de vue spécial, de
certaines vérités métaphysiques ; mais pour faire apparaître cet accord, il faut alors effectuer la
transposition qui restitue à ces vérités leur sens profond, et le métaphysicien seul peut le faire,
parce qu’il se place au delà de toutes les formes particulières et de tous les points de vue spéciaux.

Métaphysique et religion ne sont et ne seront jamais sur le même plan ; il résulte de là, d’ailleurs
qu’une doctrine purement métaphysique et une doctrine religieuse ne peuvent ni se faire
concurrence ni entrer en conflit, puisque leurs domaines sont nettement différents. Mais, d’autre
part, il en résulte aussi que l’existence d’une doctrine uniquement religieuse est insuffisante pour
permettre d’établir une entente profonde comme celle que nous avons en vue quand nous parlons
du rapprochement intellectuel de l’Orient et de l’Occident ; c’est pourquoi nous avons insisté sur la
nécessité d’accomplir en premier lieu un travail d’ordre métaphysique, et ce n’est qu’ensuite que
la tradition religieuse de l’Occident, revivifiée et restaurée dans sa plénitude, pourrait devenir
utilisable à cette fin, grâce à l’adjonction de l’élément intérieur qui lui fait actuellement défaut,
mais qui peut fort bien venir s’y superposer sans que rien soit changé extérieurement » (op. cit.,
pp. 104-195).

Ici une remarque s’impose. Guénon envisageait dans ses écrits surtout les possibilités traditionnelles
du monde que couvrait autrefois la forme catholique du Christianisme ou, en tout état de cause,
celui où elle existe actuellement, c’est-à-dire les possibilités d’un Occident au sens restreint. Il
avait moins en vue le monde orthodoxe et, d’une façon générale, tout ce qui restait en dehors du
milieu de l’Eglise latine ; et nous savons personnellement qu’il avait de ce côté des impressions
sensiblement différentes de celles qu’il gardait pour le Catholicisme. C’est ainsi du reste que dans
son article « Christianisme et Initiation » (Etudes Traditionnelles, sept. à déc. 1949), faisant état de
la substitution dans l’Occident moderne du « mysticisme » à l’initiation, il disait dans une note : «
Nous ne voulons pas dire que certaines formes d’initiation chrétienne ne se soient pas continuées
plus tard, puisque nous avons même des raisons de penser qu’il en subsiste encore quelque chose
actuellement, mais cela dans des milieux tellement restreints que, en fait, on peut les considérer
comme pratiquement inaccessibles, ou bien, comme nous allons le dire, dans des branches du
Christianisme autres que l’Eglise latine ».
 

Ensuite il disait effectivement dans le corps de l’article à propos de la substitution en question : «


Ce que nous disons ici ne s’applique d’ailleurs qu’à l’Eglise latine, et ce qui est très remarquable
aussi, c’est que, dans les Eglises d’Orient, il n’y a jamais eu de mysticisme au sens où on l’entend
dans le Christianisme occidental depuis le XVIe siècle; ce fait peut donner à penser qu’une certaine
initiation du genre de celles auxquelles nous faisions allusion a dû se maintenir dans ces Eglises, et,
effectivement, c’est ce qu’on y trouve avec l’hésychasme, dont le caractère réellement initiatique
ne semble pas douteux, même si, là comme dans bien d’autres cas, il a été plus ou moins amoindri
au cours des temps modernes, par une conséquence des conditions générales de cette époque, à
laquelle ne peuvent guère échapper que les initiations qui sont extrêmement peu répandues,
qu’elles l’aient toujours été ou qu’elles aient décidé volontairement de se « fermer » plus que
jamais pour éviter toute dégénérescence ».

De fait, toute la question du monde orthodoxe est bien différente de celle du monde catholique.
Exception faite pour la Russie, qui avait subi de son côté depuis le XVIIe siècle les fâcheuses
conséquences de ses contacts avec l’Occident proprement dit, le modernisme n’a affecté que
depuis un siècle la mentalité et les institutions orthodoxes ; ce fait a été d’ailleurs la conséquence
immédiate de la dissolution de l’ancien empire turc à l’abri duquel se trouvaient en somme avec la
seule exception russe, toutes les Eglises d’Orient. La formation dans ces régions des états nationaux
à la mode démocratique occidentale fut bientôt suivie de la constitution des Eglises autocéphales
nationales qui dissocièrent l’unité orthodoxe et livrèrent ses différentes fractions affaiblies à
l’influence moderne.

On peut remarquer que la situation de cette chrétienté orientale ressemble beaucoup à celle de
l’Islam dans les mêmes régions. Leur cadre historique et de civilisation étant resté sensiblement le
même depuis le moyen âge jusqu’au XIXe siècle : c’est de l’Occident proprement dit que devait
venir l’esprit antitraditionnel pour ébranler et finalement submerger un monde de civilisation
traditionnelle mixte, islamique et chrétienne, qui avait constitué aussi jusque-là un barrage
protecteur de l’ensemble de l’Orient. Pour toutes ces raisons, d’ailleurs, malgré l’extension du
désordre moderne dans tout le monde orthodoxe et chrétien oriental en général, les conditions de
climat spirituel et de mentalité sont tout de même restées quelque peu particulières, et cela
permet de penser que, de ce côté, les modalités d’une restauration future seront différentes dans
une certaine mesure, quelle que soit d’ailleurs la portée qualitative qu’on pourrait attribuer à cette
différence.

(Michel Vâlsan, La fonction de René Guenon et le sort de l'Occident, Revue Etudes Traditionnelles,
Juil., Août, Sept., Oct, Nov. 1951; n° 293-294-295, p. 213)

Jeudi 6 mai 2010 4 06 /05 /Mai /2010 03:42

Michel Vâlsan : La fonction de René Guénon et le sort de


l’Occident (5/12)
Certainement cette hypothèse, la plus favorable pour l’Occident,
celle d’une restauration intégrale de la civilisation occidentale sur des bases et dans des formes
traditionnelles propres, était la moins probable, et René Guénon ne s’est jamais fait trop d’illusions
à cet égard, et s’il envisageait une telle hypothèse, c’était en quelque sorte par principe, pour ne
limiter aucune possibilité et ne décourager aucun espoir, tout effort dans ce sens ayant de toute
façon, des résultats dans un autre ordre, et tout d’abord pour l’élite elle-même. Mais à la réédition
en 1948 d’Orient et Occident, faisant état, dans un Addendum, de l’aggravation du désordre général
et après avoir redit que « le seul remède consiste dans une restauration », il constatait que «
malheureusement, de ce point de vue, les chances d’une réaction venant de l’Occident lui-même
semblent diminuer chaque jour davantage, car ce qui subsiste comme tradition en Occident est de
plus en plus affecté par la mentalité moderne, et, par conséquent, d’autant moins capable de servir
de base solide à une telle restauration, si bien que sans écarter aucune des possibilités qui peuvent
encore exister, il paraît plus vraisemblable que jamais que l’Orient ait à intervenir plus ou moins
directement, de la façon que nous avons expliquée, si cette restauration doit se réaliser quelque
jour... Si l’Occident possède encore on lui-même les moyens de revenir à sa tradition et de la
restaurer pleinement c’est à lui qu’il appartient de le prouver. En attendant, nous sommes bien
obligé de déclarer que jusqu’ici nous n’avons aperçu le moindre indice qui nous autoriserait à
supposer que l’Occident, livré à lui-même, soit réellement capable d’accomplir cette tâche, avec
quelque force que s’impose à lui l’idée de sa nécessité ».

Par ces conclusions énonçant la probabilité que l’Orient intervienne « plus ou moins directement »
dans la restauration occidentale, Guénon évoquait évidemment la deuxième hypothèse formulée
par lui, celle où « les peuples orientaux pour sauver le monde occidental de cette déchéance
irrémédiable, se l’assimileraient de gré ou de force, à supposer que la chose fût possible, et que
d’ailleurs l’Orient y consente dans sa totalité ou dans quelques-unes de ses parties composantes »,
et ceci, rappelons-le, impliquait « la renonciation de l’Occident à ses caractères propres ». Le
minimum de conditions de cette hypothèse était toutefois l’existence en Occident d’un noyau
intellectuel, même formé seulement d’une « élite peu nombreuse, mais assez fortement constituée
pour former l’intermédiaire indispensable pour ramener la mentalité générale ». Mais dans ce cas «
le rôle de l’élite s’y réduirait à servir de point d’appui à une action dont l’Occi-dent n’aurait pas
l’initiative ».

 A ce propos, nous pourrions faire remarquer que plusieurs éventualités peuvent être envisagées à
l’intérieur de la deuxième hypothèse en fonction des facteurs qui doivent y intervenir : d’un côté,
l’importance ou l’effectivité de l’élite occidentale, de l’autre, les peuples orientaux et les
organisations qui pourraient trouver un intérêt à une restauration occidentale. Ces éventualités sont
exprimées, dans un certain sens, par les modalités de cette assimilation qui serait faite soit « de gré
», ce qui implique un consentement occidental, du moins dans ses éléments ethniques les plus
importants, soit « de force », ce qui suppose une résistance plus ou moins généralisée. D’ailleurs, et
surtout dans ce dernier cas, il y a encore à envisager la possibilité que l’assimilation affecte
l’ensemble occidental ou seulement une partie, les peuples orientaux en cause pouvant
l’entreprendre seulement dans la mesure où ils estimeront que cela correspond à leur propre
intérêt, pour le reste se contentant peut-être de prendre certaines mesures de sécurité de l’ordre
établi, ce qui veut dire aussi que, dans ce cas, des parties de l’Occident pourraient tomber dans une
situation correspondant à la première hypothèse, celle qui énonçait un état de pure et simple
barbarie. Si nous envisageons ces différentes éventualités secondaires, c’est pour faire comprendre
que renonciation d’une probabilité de la seconde hypothèse n’implique pas forcément la réalisation
des meilleurs aspects de celle-ci, et que même elle n’exclut pas des possibilités de la première, le
tout dépendant d’abord de la capacité qu’aurait cette élite de servir de point d’appui à l’action
orientale.

Jusqu’ici nous nous sommes tenus dans les termes les plus généraux en parlant des possibilités de
redressement traditionnel de l’Occident. Il nous faut considérer maintenant ces possibilités selon
les points d’appui que les éléments occidentaux qui auraient à accomplir ce travail de restauration
à l’aide de la connaissance des doctrines orientales, pourraient trouver dans le monde occidental
même.

Il faut dire tout d’abord que s’il y avait eu en Occident au moins un point où se serait conservé
intégralement l’esprit traditionnel, on aurait pu voir là un motif d’espérer que l’Occident
accomplisse un retour à l’état traditionnel « par une sorte de réveil spontané de possibilités
latentes » ; c’est le fait qu’une telle persistance lui semblait, en dépit de certaines prétentions, «
extrêmement douteuse », qui autorisait René Guénon d’envisager un mode nouveau de constitution
d’une élite intellectuelle, et en fait rien n’est venu jusqu’à présent infirmer sa supposition initiale.

Pour se constituer, l’élite en formation avait tout intérêt à prendre un point d’appui dans une
organisation ayant une existence effective. En fait d’organisations à caractère traditionnel, tout ce
que l’Occident garde encore sont, dans l’ordre religieux l’Eglise catholique, et dans l’ordre
initiatique quelques organisations dans un état avancé de déchéance. Pourtant sous le rapport
doctrinal, seule la première pouvait être envisagée comme une base possible de redressement
d’ensemble pour le monde occidental, et Guénon disait donc dans La Crise du Monde moderne : « Il
semble bien qu’il n’y ait plus en Occident qu’une seule organisation qui possède un caractère
traditionnel et qui conserve une doctrine susceptible de fournir au travail dont il s’agit une base
appropriée : c’est l’Eglise catholique. Il suffirait de restituer à la doctrine de celle-ci, sans rien
changer à la forme religieuse sous laquelle elle se présente au dehors, le sens profond qu’elle a
réellement en elle-même, mais dont ses représentants actuels paraissent n’avoir plus conscience,
non plus que de son unité essentielle avec les autres formes traditionnelles ; les deux choses,
d’ailleurs, sont inséparables l’une de l’autre. Ce serait la réalisation du Catholicisme au vrai sens du
mot, qui, étymologiquement, exprime l’idée d’ « universalité », ce qu’oublient un peu trop ceux qui
voudraient n’en faire que la dénomination exclusive d’une forme spéciale purement occidentale,
sans aucun lien effectif avec les autres traditions » (op. cit., pp. 128-129).

(Michel Vâlsan, La fonction de René Guenon et le sort de l'Occident, Revue Etudes Traditionnelles,
Juil., Août, Sept., Oct, Nov. 1951; n° 293-294-295, p. 213)

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Mercredi 5 mai 2010 3 05 /05 /Mai /2010 01:40

Michel Vâlsan : La fonction de René Guénon et le sort de


l’Occident (4/12)

Nous sommes obligés de limiter à l’essentiel nos citations, et il


faudra se reporter au texte intégral des chapitres que nous rappelons ici, ainsi qu’à La Crise du
Monde moderne et au Règne de la Quantité, pour avoir les autres aspects que comporte encore la
réalisation de l’une ou de l’autre de ces trois hypothèses. Ce qu’il y a à en retenir pour notre
propos, c’est que c’est autour de l’idée d’une élite intellectuelle que toute la question du sort futur
de l’Occident se trouve ramenée. C’est à une telle entité spirituelle et humaine qu’incombe de
réaliser le retour de l’Occident à la Tradition dans une mesure ou dans une autre ainsi que d’établir
l’accord sur les principes avec l’Orient traditionnel.

C’est cela même, dirons-nous, qui relie les perspectives spirituelles, et en général traditionnelles,
de l’Occident à l’enseignement de René Guénon car en fait c’est en son oeuvre que se trouve le
point de départ d’un réveil intellectuel et l’inspiration de tout le travail à accomplir par la suite.
L’exposition de certaines conceptions doit permettre tout d’abord, aux éléments possibles de l’élite
de prendre conscience d’eux-mêmes et de ce qui leur était nécessaire. La formation mentale
proprement dite doit commencer par l’acquisition d’une connaissance théorique des principes
métaphysiques : c’est l’étude des doctrines orientales qui devait permettre cela, et René Guénon
venait, avec toute la série de ses exposés, principalement des doctrines hindoues, susciter et
éclairer cette étude dont pouvait résulter l’assimilation par l’élite en formation des modes
essentiels de la pensée orientale. Nous rappellerons aussi que l’élite occidentale, pour être telle,
devait rester attachée aux formes traditionnelles occidentales : c’est ainsi qu’elle ne pouvait faire
que ce qu’il appelait « une assimilation au second degré » de l’enseignement oriental (1).

(1) Ceux d'entre les Occidentaux qui auront adhéré directement à des formes traditionnelles de
l'Orient, n'entrent donc pas dans cette notion « d'élite occidentale » même s’ils vivent en Occident ;
ceux-ci, de par leur rattachement traditionnel, devant s’assimiler directement à l'Orient sous le
rapport intellectuel, font proprement une « assimilation au premier degré » de cet enseignement.
Nous aurons à revenir plus loin sur le rôle que peuvent jouer ceux-ci dans le développement des
relations entre l'élite occidentale et les élites orientales.
 

C’est ainsi que se manifestait le premier mode de l’appui que l’Orient offrait à l’Occident ; c’est la
période que René Guénon désignait comme étant celle de l’« aide indirecte » ou des « inspirations »
: « Ces inspirations, disait-il, ne peuvent être transmises que par des influences individuelles
servant d’intermédiaires, non par une action directe d’organisations qui, à moins de
bouleversements imprévus, n’engageront jamais leur responsabilité dans les affaires du monde
occidental » (Orient et Occident, p. 179). Et il ajoutait ceci qui le concernait lui-même avant tout
autre: « Ceux qui se sont assimilé directement l’intellectualité orientale ne peuvent prétendre qu’à
jouer ce rôle d’intermédiaires dont nous parlions tout à l’heure ; ils sont du fait de cette
assimilation, trop près de l’Orient pour faire plus ; ils peuvent suggérer des idées, exposer des
conceptions, indiquer ce qu’il conviendrait de faire, mais non pas prendre par eux-mêmes
l’initiative d’une organisation qui, venant d’eux, ne serait pas vraiment occidentale » (ibid.).

Nous soulignerons à l’occasion cet aspect caractéristique de la fonction de René Guénon, car
certains pourraient être tentés de ne voir en lui qu’un simple auteur de livres théoriques : tout
d’abord, le fait que ses écrits correspondent précisément, à un degré quelconque, à des «
inspirations » émanant des forces spirituelles de l’Orient et s’exprimant à travers ses possibilités et
son influence personnelle, montre que ceux-ci ont, non seulement dans leur substance doctrinale,
mais encore dans leur intention première, un point de départ qui n’est pas situé dans la simple
compréhension intellectuelle et dans le désir individuel de faire participer les autres à cette
compréhension, ni dans les seules sollicitations du milieu et la pression des circonstances ; ensuite,
son rôle n’était pas seulement de faire des exposés doctrinaux, mais aussi, comme il le disait lui-
même, « de suggérer des idées » et « d’indiquer ce qu’il conviendrait de faire », et nous savons très
bien que, de fait, il a exercé en ce sens une activité très étendue qui n’est révélée
qu’indirectement et partiellement par ses livres quand il y notait les éléments qui pouvaient
intéresser ses lecteurs en général.

Pour en revenir à ce qui concerne les rapports de l’élite avec l’Orient, la deuxième période de
l’appui qu’elle devait en recevoir est appelée par René Guénon celle de « l’appui direct » : elle
suppose l’élite déjà constituée en une organisation « capable d’entrer en relation avec les
organisations orientales qui travaillent dans l’ordre intellectuel pur, et de recevoir de celles-ci,
pour son action, l’aide que peuvent procurer des forces accumulées depuis un temps immémorial »
(op. cit., p. 201). « Quand un premier travail d’assimilation aura été ainsi accompli, rien ne
s’opposerait à ce que l’élite elle-même (puisque c’est d’elle que devait venir l’initiative) fit appel,
d’une façon plus immédiate, aux représentants des traditions orientales ; et ceux-ci, se trouvant
intéressés au sort de l’Occident par la présence de cette élite, ne manqueraient pas de répondre à
cet appel, car la seule condition qu’ils exigent, c’est la compréhension... C’est dans la seconde
période que l’appui des Orientaux pourrait se manifester effectivement » (op. cit., p. 203).

Dans cette période qui est celle de l’« action effective », l’élite doit réaliser des adaptations à la
condition occidentale ; il n’est pas question d’envisager ainsi la substitution d’une tradition à une
autre, et pour ce qui est de la tradition religieuse de l’Occident, il s’agit seulement de l’«
adjonction de l’élément intérieur qui lui fait actuellement défaut, mais qui peut fort bien s’y
superposer sans que rien soit changé extérieurement » (op. cit., p. 195). « Ce n’est que si
l’Occident se montrait définitivement impuissant à revenir à une civilisation normale qu’une
tradition étrangère pourrait lui être imposée ; mais alors il n’y aurait pas fusion, puisque rien de
spécifiquement occidental ne subsisterait plus; et il n’y aurait pas substitution non plus, car, pour
en arriver à une telle extrémité, il faudrait que l’Occident eût perdu jusqu’aux derniers vestiges de
l’esprit traditionnel, à l’exception d’une petite élite sans laquelle, ne pouvant même recevoir cette
tradition étrangère, il s’enfoncerait inévitablement dans la pire barbarie » (op. cit., p. 199).
 

En résumant les rapports possibles ainsi dans la meilleure hypothèse entre Orient et Occident, René
Guénon précisait encore : « Il s’agit donc, non d’imposer à l’Occident une tradition orientale, dont
les formes ne correspondent pas à sa mentalité, mais de restaurer une tradition occidentale avec
l’aide de l’Orient, aide indirecte d’abord, directe ensuite : ou, si l’on veut, inspiration dans la
première période, appui effectif dans la seconde... Lorsque l’Occident sera de nouveau en
possession d’une civilisation régulière et traditionnelle, le rôle de l’élite devra se poursuivre : elle
sera alors ce par quoi la civilisation occidentale communiquera d’une façon permanente avec les
autres civilisations, car une telle communication ne peut s’établir et se maintenir que par ce qu’il y
a de plus élevé en chacune d’elles... En d’autres termes, il faudrait que l’Occident parvint
finalement à avoir des représentants dans ce qui est désigné symboliquement comme le « centre du
monde » ou par toute autre expression équivalente (ce qui ne doit pas être entendu littéralement
comme indiquant un lieu déterminé, quel qu’il puisse être); mais, ici, il s’agit de choses trop
lointaines, trop inaccessibles présentement et sans doute pour bien longtemps encore, pour qu’il
puisse être vraiment utile d’y insister » (op. cit., p. 202).

(Michel Vâlsan, La fonction de René Guenon et le sort de l'Occident, Revue Etudes Traditionnelles,
Juil., Août, Sept., Oct, Nov. 1951; n° 293-294-295, p. 213)

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Mardi 4 mai 2010 2 04 /05 /Mai /2010 00:11

Michel Vâlsan : La fonction de René Guénon et le sort de


l’Occident (3/12)

Les idées fondamentales de ce témoignage sont les suivantes : tout


d’abord, dans l’ordre purement intellectuel et spirituel ; la suprématie de la connaissance
métaphysique sur tous les autres ordres de connaissance, de la contemplation sur l’action, de la
Délivrance sur le Salut, de la distinction entre voie initiatique et intellectuelle, d’une part, et voie
exotérique, d’autre part, celle-ci avec son corollaire « mystique » dans la dernière phase
traditionnelle de l’Occident. Sur le plan d’ensemble du monde traditionnel : l’identité essentielle
de toutes les doctrines sacrées, l’universalité intelligible du symbolisme initiatique et religieux, et
l’unité fondamentale de toutes les formes traditionnelles.
 

Cette unanimité traditionnelle n’exclut pas l’existence de degrés différents de participation à


l’esprit commun : celui-ci est mieux représenté, et aussi mieux conservé, par les traditions dans
lesquelles prédomine le point de vue purement intellectuel et métaphysique : de là, prééminence
normale de l’Orient dans l’ordre spirituel. Sous ce rapport il y a donc normalement, à certains
égards, une hiérarchie et des rapports subséquents entre les différentes traditions, comme entre les
civilisations qui leur correspondent. Le monde occidental, depuis des temps qui remontent encore
plus loin que le début de l’époque dite historique, et quelles qu’aient été les formes traditionnelles
qui l’organisaient, avait d’une façon générale toujours entretenu avec l’Orient des rapports
normaux, proprement traditionnels, reposant sur un accord fondamental de principes de
civilisation. Tel a été le cas de la civilisation chrétienne du moyen âge.

Ces rapports ont été rompus par l’Occident à l’époque moderne dont René Guénon situe le début
beaucoup plus tôt qu’on ne le fait d’ordinaire, à savoir au XIV° siècle, lorsque, entre autres faits
caractéristiques de ce changement de direction, l’Ordre du Temple, qui était l’instrument principal
de ce contact au moyen âge chrétien, fut détruit : et il est intéressant de noter qu’un des griefs
qu’on a fait à cet ordre était précisément d’avoir entretenu des relations secrètes avec l’Islam,
relations de la nature desquelles on se faisait d’ailleurs une idée inexacte, car elles étaient
essentiellement initiatiques et intellectuelles.

Cet état de choses est allé toujours en s’aggravant à mesure que la civilisation occidentale perdait
ses caractères traditionnels jusqu’à devenir, ce qu’elle est à l’époque présente, une civilisation
complètement anormale dans tous les domaines, agnostique et matérialiste quant aux principes,
négatrice et destructrice quant aux institutions traditionnelles, anarchique et chaotique quant à sa
constitution propre, envahissante et dissolvante quant à son rôle envers l’ensemble de l’humanité :
le monde occidental, après avoir détruit sa propre civilisation traditionnelle, s’est tourné « tantôt
brutalement tantôt insidieusement » contre tout l’ordre traditionnel existant, et spécialement
contre les civilisations orientales.

C’est ainsi que l’enseignement purement intellectuel exposé par René Guénon se complète par une
critique de tous les aspects de l’actuel Occident. Nous n’aurons pas à rappeler ici en quoi consiste
cette critique à la fois profonde et étendue, puisqu’elle intéresse moins notre propos, et d’ailleurs
cette partie de l’oeuvre de René Guénon a rencontré généralement un accueil plus facile, bien des
occidentaux étant revenus d’eux-mêmes des illusions habituelles sur la valeur de la civilisation
moderne. Nous voulons préciser maintenant que, en raison de la fonction cyclique de René Guénon,
les diverses situations envisagées par lui quant à l’état de l’Occident au moment où sa civilisation
aura atteint le point d’arrêt, peuvent être légitimement rattachées à la réaction que
l’intellectualité occidentale aura devant son oeuvre.

C’est en effet par le côté intellectuel que le redressement de la mentalité générale pouvait se
réaliser, et l’oeuvre de René Guénon s’adresse exclusivement à ceux qui sont capables tout d’abord
de comprendre les vérités principielles, ensuite d’en tirer les conséquences qui s’imposent.
L’intellectualité occidentale contemporaine assume ainsi en mode logique une dignité et une
responsabilité représentatives. A ce propos il nous faut rappeler que, dès son premier livre, paru en
1921, l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues (Conclusion), René Guénon avait
formulé trois hypothèses principales quant au sort de l’Occident.

 
La première « la plus défavorable est celle où rien ne viendrait remplacer cette civilisation, et où
celle-ci disparaissant, l’Occident, livré d’ailleurs à lui-même, se trouverait plongé dans la pire
barbarie ». Après en avoir souligné la possibilité, il concluait qu’ « il n’est pas utile d’y insister plus
longuement pour qu’on se rende compte de tout ce qu’a d’inquiétant cette première hypothèse ».

La seconde serait celle où « les représentants d’autres civilisations, c’est-à-dire les peuples
orientaux, pour sauver le monde occidental de cette déchéance irrémédiable, se l’assimileraient de
gré ou de force, à supposer que la chose fût possible et que d’ailleurs l’Orient y consentit, dans sa
totalité ou dans quelques-unes de ses parties composantes. Nous espérons — disait-il — que nul ne
sera assez aveuglé par les préjugés occidentaux pour ne pas reconnaître combien cette hypothèse
serait préférable à la précédente : il y aurait assurément, dans de telles circonstances, une période
transitoire occupée par des révolutions ethniques fort pénibles, dont il est difficile de se faire une
idée, mais le résultat final serait de nature à compenser les dommages causés fatalement par une
semblable catastrophe ; seulement, l’Occident devrait renoncer à ses caractéristiques propres et se
trouverait absorbé purement et simplement ».

« C’est pourquoi, disait ensuite René Guénon, il convient d’envisager un troisième cas comme bien
plus favorable au point de vue occidental, quoique équivalent, à vrai dire, au point de vue de
l’ensemble de l’humanité terrestre, puisque s’il venait à se réaliser, l’effet en serait de faire
disparaître l’anomalie occidentale, non par suppression comme dans la première hypothèse, mais,
comme dans la seconde, par retour à l’intellectualité vraie et normale ; mais ce retour, au lieu
d’être imposé et contraint, ou tout au plus accepté et subi du dehors, serait effectué alors
volontairement et comme spontanément ».

Dans la suite de son exposé, René Guénon revenait sur ces trois hypothèses « pour marquer plus
précisément les conditions qui détermineraient la réalisation de l’une ou de l’autre d’entre elles ».
« Tout dépend évidemment à cet égard, précisait-il, de l’état mental dans lequel se trouverait le
monde occidental au moment où il atteindrait le point d’arrêt de sa civilisation actuelle. Si cet état
mental était alors tel qu’il est aujourd’hui, c’est la première hypothèse qui devrait nécessairement
se réaliser, puisqu’il n’y aurait rien qui puisse remplacer ce à quoi l’on renoncerait, et que, d’autre
part, l’assimilation par d’autres civilisations serait impossible, la différence des mentalités allant
jusqu’à l’opposition.

Cette assimilation, qui répond à notre seconde hypothèse, supposerait, comme minimum de
conditions, l’existence en Occident d’un noyau intellectuel, même formé seulement d’une élite peu
nombreuse, mais assez fortement constitué pour fournir l’intermédiaire indispensable pour ramener
la mentalité générale, en lui imprimant une direction qui n’aurait d’ailleurs nullement besoin d’être
consciente pour la masse, vers les sources de l’intellectualité véritables. Dès que l’on considère
comme possible la supposition d’un arrêt de civilisation, la constitution préalable de cette élite
apparaît donc comme seule capable de sauver l’Occident, au moment voulu, du chaos et de la
dissolution ; et, du reste, pour intéresser au sort de l’Occident les détenteurs des traditions
orientales, il serait essentiel de leur montrer que, si leurs appréciations les plus sévères ne sont pas
injustes envers l’intellectualité occidentale prise dans son ensemble, il peut y avoir du moins
d’honorables exceptions, indiquant que la déchéance de cette intellectualité n’est pas absolument
irrémédiable.

Nous avons dit que la réalisation de la seconde hypothèse ne serait pas exempte, transitoirement
tout au moins, de certains côtés fâcheux, dès lors que le rôle de l’élite s’y réduirait à servir de
point d’appui à une action dont l’Occident n’aurait pas l’initiative, mais ce rôle serait tout autre si
les événements lui laissaient le temps d’exercer une telle action directement et par elle-même, ce
qui correspondrait à la possibilité de la troisième hypothèse. On peut en effet concevoir que l’élite
intellectuelle, une fois constituée, agisse en quelque sorte à la façon d’un « ferment » dans le
monde occidental, pour préparer la transformation qui, en devenant effective, lui permettrait de
traiter, sinon d’égal à égal, du moins comme une puissance autonome, avec les représentants
autorisés des civilisations orientales ».

Quant à la façon dont on peut entendre l’influence exercée par l’élite, Guénon donnait plus tard
dans Orient et Occident quelques précisions qu’il est bon de rappeler ici afin d’empêcher qu’on
s’arrête à des représentations trop grossières. L’élite tout en travaillant pour elle-même, «
travaillera aussi nécessairement pour l’Occident en général, car il est impossible qu’une élaboration
comme celle dont il s’agit s’effectue dans un milieu quelconque sans y produire tôt ou tard des
modifications considérables. De plus, les courants mentaux sont soumis à des lois parfaitement
définies, et la connaissance de ces lois permet une action bien autrement efficace que l’usage de
moyens tout empiriques ; mais ici pour en venir à l’application et la réaliser dans toute son
ampleur, il faut pouvoir s’appuyer sur une organisation fortement constituée, ce qui ne veut pas
dire que des résultats partiels, déjà appréciables, ne puissent être obtenus avant qu’on en soit
arrivé à ce point. Si défectueux et incomplets que soient les moyens dont on dispose, il faut
pourtant commencer par les mettre en oeuvre tels quels, sans quoi l’on ne parviendra jamais à en
acquérir de plus parfaits ; et nous ajouterons que la moindre chose accomplie en conformité
harmonique avec l’ordre des principes porte virtuellement en soi des possibilités dont l’expression
est capable de déterminer les plus prodigieuses conséquences, et cela dans tous les domaines, à
mesure que ses répercussions s’y étendent selon leur répartition hiérarchique et par voie de
progression indéfinie » (op. cit., p. 184-185).

(Michel Vâlsan, La fonction de René Guenon et le sort de l'Occident, Revue Etudes Traditionnelles,
Juil., Août, Sept., Oct, Nov. 1951; n° 293-294-295, p. 213)

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Lundi 3 mai 2010 1 03 /05 /Mai /2010 03:21

Michel Vâlsan : La fonction de René Guénon et le sort de


l’Occident (2/12)
Le processus selon lequel s’accomplit la déchéance de l’Occident à
l’époque moderne, doit finir normalement, en conformité, tant avec la nature des choses qu’avec
les données traditionnelles unanimes, par l’atteinte d’une certaine limite, marquée
vraisemblablement par une catastrophe de civilisation. A partir de ce moment un changement de
direction apparaît comme inévitable, et les données traditionnelles tant d’Orient que d’Occident,
indiquent qu’il se produira alors un rétablissement de toutes les possibilités traditionnelles que
comporte encore l’actuelle humanité, ce qui coïncidera avec une remanifestation de la spiritualité
primordiale, et, en même temps, les possibilités anti-traditionnelles et les éléments humains qui les
incarnent seront rejetés hors de cet ordre et définitivement dégradés. Mais si la forme générale de
ces événements à venir apparaît comme certaine, le sort qui serait réservé au monde occidental
dans ce « jugement » et la part qu’il pourrait avoir dans la restauration finale, dépendra de l’état
mental que l’humanité occidentale aura au moment où ce changement se produira, et il est
compréhensible que c’est seulement dans la mesure où l’Occident aura repris conscience des
vérités fondamentales communes à toute civilisation traditionnelle qu’il pourra être compris dans
cette restauration.

La situation actuelle de l’humanité considérée dans son ensemble, impose la conviction que le
réveil des possibilités intellectuelles de l’Occident ne peut se réaliser que sous l’influence de
l’enseignement de l’Orient traditionnel qui conserve toujours intact le dépôt des vérités sacrées.
Cet enseignement fut formulé en notre temps à l’intention de la conscience occidentale par
l’oeuvre providentielle de René Guénon qui fut l’instrument choisi d’un rappel suprême et d’un
appui extrême de la spiritualité orientale. Il apparaît ainsi que c’est en rapport avec cette présence
de vérité que devra se définir la position exacte de l’Occident en général et du Catholicisme en
particulier, en tant que base traditionnelle possible pour une civilisation entière. C’est dans la
mesure où ce témoignage de l’Orient aura été compris et retenu pour le propre bénéfice de
l’Occident, que celui-ci aura répondu à cette « convocation » qui contient en même temps une
promesse et un avertissement.

Il convient de préciser en l’occurrence que le privilège spécial qu’a cette oeuvre de jouer le rôle de
critère de vérité, de régularité et de plénitude traditionnelle devant la civilisation occidentale
dérive du caractère sacré et non-individuel qu’a revêtu la fonction de René Guénon. L’homme qui
devait accomplir cette fonction fut certainement préparé de loin et non pas improvisé. Les matrices
de la Sagesse avaient prédisposé et formé son entité selon une économie précise, et sa carrière
s’accomplit dans le temps par une corrélation constante entre ses possibilités et les conditions
cycliques extérieures.
 

C’est ainsi que, sur un être d’une hauteur et d’une puissance intellectuelle tout à fait
exceptionnelles, puisant ses certitudes fondamentales directement à la source principielle, doué
d’une sensibilité spirituelle prodigieuse qui devait servir pour un rôle de reconnaissance et
d’identification universelle de la multitude des symboles et des significations, caractérisé par une
forme de pensée et une maîtrise d’expression qui apparaissent comme la traduction directe, sur
leur plan, de la sainteté et de l’harmonie des vérités universelles réalisées en soi-même, sur un tel
être donc, unique, comme l’est dans un autre sens le monde même auquel il devait s’adresser ainsi
que le moment cyclique qui lui correspondait, les fonctions doctrinales et spirituelles de l’Orient
traditionnel se concentrèrent en quelque sorte pour une expression suprême.

L’Hindouisme, le Taoïsme et l’Islam, ces trois formes principales du monde traditionnel actuel,
représentant respectivement le Moyen-Orient, l’Extrême Orient et le Proche-Orient, qui sont, dans
leur ordre et sous un certain rapport, comme les reflets des trois aspects de ce mystérieux Roi du
Monde dont justement René Guénon devait, le premier, donner la définition révélatrice,
projetèrent les feux convergents d’une lumière unique et indivisible que jamais oeuvre de docteur
n’eut à manifester aussi intégralement et amplement sur un plan dominant l’ensemble des formes
et des idées traditionnelles. En dehors de sa véridicité intrinsèque, la beauté, la majesté et la
perfection de ce monument de l’Intellect Universel qu’est son oeuvre attestent le don le plus
généreux dans son ordre et constituent le miracle intellectuel le plus éblouissant produit devant la
conscience moderne. Le témoignage de l’Orient a ainsi revêtu la forme la plus prestigieuse et en
même temps la plus adéquate, ce qui était d’ailleurs la condition de son efficacité majeure. C’est
dans la considération de cette présence transcendante et en même temps proche que doit se
reconnaître l’esprit de l’homme d’Occident, et prendre conscience de ses possibilités de vérité par
rapport à un ordre humain total.

(Michel Vâlsan, La fonction de René Guenon et le sort de l'Occident, Revue Etudes Traditionnelles,
Juil., Août, Sept., Oct, Nov. 1951; n° 293-294-295, p. 213)

Par Abdoullatif - Publié dans : Michel Vâlsan


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Dimanche 2 mai 2010 7 02 /05 /Mai /2010 01:01

Michel Vâlsan : La fonction de René Guénon et le sort de


l’Occident (1/12)
« Les insensés parmi les hommes diront : « Qu’est-ce qui les a
détournés de leur qiblah antérieure ? — Dis : C’est à Allah l’Orient et l’Occident ! Il guide qui Il
veut dans une voie droite ».

C’est ainsi que Nous vous avons établis communauté médiatrice afin que vous soyez témoins
auprès des hommes et que l’Envoyé soit témoin auprès de vous ».

Coran, II, 142-143.

La disparition de l’homme permet de considérer l’ensemble de l’oeuvre dans des perspectives


différentes de celles que l’on pouvait avoir de son vivant. Tant qu’il exerçait son activité et qu’on
ne pouvait donc assigner un terme à sa fonction, ni une forme définitive à son travail qui, comme
on le sait, ne se limitait pas à la rédaction de ses livres, mais s’exprimait encore par sa multiple
collaboration régulière aux Etudes Traditionnelles (pour ne pas parler des revues auxquelles il avait
collaboré antérieurement) ainsi que par son abondante correspondance d’ordre traditionnel, son
oeuvre se trouvait dans une certaine mesure solidaire de sa présence incommensurable, discrète et
impersonnelle, hiératique et inaffectée, mais sensible et agissante.

Maintenant, tout cet ensemble arrêté peut être regardé en quelque sorte en simultanéité : la
coupure même qui marque la fin scelle sa portée d’une nouvelle signification générale. De fait, la
perspective ainsi ouverte a déjà occasionné la manifestation de réactions qui ne s’étaient pas
produites jusqu’ici. Une nouvelle notoriété vint même pour marquer la fin de l’homme. Quelques-
uns ont cru voir en certains cas la rupture d’une sorte de « conspiration du silence » qui, dans
certains milieux, paraissait empêcher l’actualisation de virtualités réelles de participation à l’esprit
de son enseignement.

Quoi qu’il en soit, nous sommes obligés de constater que, si l’on se décide ainsi à prendre acte de
l’importance de l’oeuvre de René Guénon, la façon dont on l’a fait n’a pas révélé le progrès de
compréhension qu’on pouvait espérer. Il apparaît même, dans ces cas, que l’intérêt qu’on lui
portait procédait plutôt d’un souci de prévenir avec opportunité un développement réel de cette
compréhension et de limiter les conséquences qui pourraient en être tirées. C’est pourquoi ces
réactions sont maintenant importantes surtout à un point de vue cyclique. Et si nous ne voulons pas
relever ici des erreurs nouvelles ou déjà connues, ainsi que des inexactitudes matérielles patentes,
qu’elles soient dues à l’incapacité de leurs auteurs ou tout simplement à leur mauvaise foi au
moment où, pourtant, l’oeuvre de René Guénon est présente dans toute son ampleur et fixée de la
façon la plus explicite, il nous paraît nécessaire de préciser la signification qu’elles acquièrent en
ce moment. On peut, en effet, y trouver l’indication plus précise que certaines limites ont été
atteintes et qu’une sorte de « jugement » s’y trouve impliqué.

Telle est précisément l’impression qui se dégage de la lecture des articles et des études parus cette
année dans les publications catholiques et maçonniques. Nous savons pourtant que, fort
heureusement, dans ces deux milieux ne manquent pas les cas de meilleure, et même d’excellente
compréhension, mais une certaine réserve, disciplinaire dirons-nous, empêche que ces exceptions
changent, du côté catholique surtout, le ton général. Pourtant cette sorte de censure ne pourrait
que décourager encore les derniers espoirs d’un élargissement de l’horizon spirituel de ces mêmes
milieux ; et les limites qui se font jour ainsi n’échappent pas à ceux qui savent quelles sont les
conditions d’une revivification de l’intellectualité occidentale en général et d’une issue de la
profonde crise du monde moderne. Mais, heureusement, il y a encore d’autres milieux intellectuels
où l’oeuvre de René Guénon, d’une façon imprévue, pénètre maintenant, et ceci ouvre même des
perspectives nouvelles sur l’étendue de l’influence qu’elle peut exercer à l’avenir.

L’occasion récapitulative dans laquelle nous faisons ces constatations, nous permet d’évoquer ici les
perspectives générales formulées par René Guénon depuis le début de la série cohérente et graduée
d’expressions doctrinales dont il venait marquer la position de l’Occident, ses possibilités d’avenir
et les successives manifestations de facteurs et de circonstances qui ouvraient des possibilités
positives ou les annulaient. Tout en supposant connu de nos lecteurs l’ensemble des idées qui
dominent la question occidentale, nous en rappellerons ici, en quelques traits, les points cardinaux
nécessaires à l’orientation de notre examen.

La suprême condition de l’être humain est la connaissance métaphysique qui est celle des vérités
éternelles et universelles. La valeur d’une civilisation réside dans le degré d’intégration en elle de
cette connaissance et dans les conséquences qu’elle en tire pour l’application dans les différents
domaines de sa constitution; une telle intégration et irradiation intérieure n’est possible que dans
les civilisations dites traditionnelles qui sont celles qui procèdent de principes non-humains et
supra-individuels, et reposent sur des formes d’organisation qui sont elles-mêmes l’expression
prévenante des vérités, auxquelles elles doivent faire participer. Le rôle de toute forme
traditionnelle est en effet d’offrir à l’humanité qu’elle ordonne, l’enseignement et les moyens
permettant de réaliser cette connaissance ou de participer à elle de près ou de loin, en conformité
avec les diverses possibilités des individus et des natures spécifiques.

La mesure dans laquelle une forme traditionnelle, qu’elle soit de mode purement intellectuel ou de
mode religieux, détient ces éléments doctrinaux et les méthodes correspondantes, est dès lors le
critère suffisant et décisif de sa vérité actuelle, de même que la mesure dans laquelle ses membres
auront réalisé leurs possibilités propres dans cet ordre sera le seul titre que la génération spirituelle
de cette forme traditionnelle pourrait présenter dans un « jugement » qui affecterait celle-ci et
l’ensemble de son humanité.

L’Occident moderne, avec sa civilisation individualiste et matérialiste, est par lui-même la négation
de toute vérité intellectuelle proprement dite, comme de tout ordre traditionnel normal, et comme
tel il présente l’état le plus patent d’ignorance spirituelle que l’humanité ait jamais atteint
jusqu’ici tant dans son ensemble que dans l’une quelconque de ses parties. Cette situation
s’explique par l’abandon des principes non-humains et universels sur lesquels repose l’ordre humain
et cosmique, et se caractérise d’une façon spéciale par la rupture des rapports normaux avec
l’Orient traditionnel et son imprescriptible sagesse.

…/…

(Michel Vâlsan, La fonction de René Guenon et le sort de l'Occident, Revue Etudes Traditionnelles,
Juil., Août, Sept., Oct, Nov. 1951; n° 293-294-295, p. 213)

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