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Journalistes

au pays de la
convergence
Sérénité, malaise et détresse dans la profession
Page laissée blanche intentionnellement
Journalistes
au pays de la
convergence
Sérénité, malaise et détresse dans la profession

Marc-François Bernier

Les Presses de l’Université Laval


Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil
des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises
culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme
de publication.

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par


l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de
l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.

La Chaire de recherche en éthique du journalisme de l’Université d’Ottawa


a contribué à la présente édition.

Mise en pages : Capture communication


Maquette de couverture : Hélène Saillant

© Les Presses de l’Université Laval 2008


Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 4e trimestre 2008

ISBN 978-2-7637-8722-0

Les Presses de l’Université Laval


Pavillon Pollack, bureau 3103
2305, rue de l’Université
Université Laval, Québec
Canada, G1V 0A6
www.pulaval.com
Table des matières

Préface.............................................................................................................. IX
Introduction.................................................................................................... 1

Chapitre 1
De la gazette à la convergence numérique................................................... 7
Mise en contexte économique...................................................................... 10
Mise en contexte sociologique..................................................................... 16
Influence sur les contenus..................................................................... 19
Qu’en pense le public ?........................................................................... 31

Chapitre 2
Les impacts de la concentration et de la convergence des médias
sur la qualité, la diversité et l’intégrité de l’information............................ 37
Les impacts sur la qualité de l’information................................................. 44
Propriété, convergence et information locale........................................ 49
Diversité de l’information............................................................................ 56
Intégrité du journalisme.............................................................................. 67
Conclusion.................................................................................................... 75

Chapitre 3
Rejet massif de la concentration et de la convergence................................ 77
Notes méthodologiques............................................................................... 78
Le profil des répondants.............................................................................. 79
La qualité de l’information.......................................................................... 85
Liberté, autocensure et professionnalisme................................................... 99
L’autocensure......................................................................................... 103
VIII Journalistes au pays de la convergence

Test de corrélations................................................................................ 119


Journalisme responsable....................................................................... 120
La liberté de presse face à la concentration et la convergence..................... 125
La diversité de l’information face à la convergence..................................... 131
L’intégrité de l’information face à la concentration et à la convergence...... 133
Intervention gouvernementale..................................................................... 146

Chapitre 4
Le credo des journalistes québécois............................................................. 149
Indice moyen de l’écart journaliste/média du credo journalistique............ 166

Conclusion....................................................................................................... 169
Annexe............................................................................................................. 179
Bibliographie................................................................................................... 185
Préface

L’univers médiatique contemporain présente une série de paradoxes de


plus en plus difficiles à décoder. Le public comme les journalistes, les experts
comme le profane, « tout le monde en parle » c’est le cas de le dire, sans
qu’aucune cohérence particulière ne semble devoir s’imposer. Convenons qu’il
n’est pas facile de retrouver son chemin dans les dédales de la concentration,
de la convergence, des stratégies de promotion audacieuses, de la confusion des
genres, de l’information continue, de la « guerre des empires » et de plusieurs
autres tendances de l’époque, dont certaines ressemblent à des dérives. Pour
couronner le tout, la révolution Internet en cours a déjà bouleversé bien des
modèles établis et d’autres chocs sont à prévoir.
Le professeur Marc-François Bernier, qui jouit de l’énorme avantage
d’avoir été lui-même journaliste et qui dispose maintenant de celui que donne
le recul universitaire, ne s’est laissé rebuter ni par l’ampleur de la tâche ni sa
complexité. Le présent ouvrage joint l’utilisation d’une solide base de données
empiriques à une rigueur d’analyse à la hauteur de ses fondements chiffrés.
Ceux-ci viennent essentiellement, il est vrai, des opinions des gens du métier
mais ne sont-ils pas les mieux placés pour témoigner des problèmes qu’ils
vivent dans son exercice quotidien ? Même si cette question doit préoccuper,
bien entendu, toutes les composantes de la société puisqu’il s’agit d’une pro-
blématique collective cruciale pour une vie démocratique féconde.
Il est intéressant aussi de constater que même si le présent ouvrage est
inspiré essentiellement par la réalité du Québec, la méthode employée et une
partie des constats sont largement transférables à toutes les collectivités qui,
comme la nôtre, ont confié l’essentiel de la gestion de leurs média au secteur
privé, ce qui est le modèle général. Le Québec, malgré certaines spécificités,
partage les problèmes d’information des autres démocraties. La réflexion
du professeur Bernier est donc exportable. Inversement, certaines solutions
pratiquées ailleurs pour faire face à des situations analogues pourraient nous
inspirer quant aux changements que nous devrions effectuer ici.
X Journalistes au pays de la convergence

Dans le cas particulier du Québec, on ne peut fermer les yeux sur un fait
majeur auquel nous sommes tellement habitués que l’on en minimise l’impor-
tance : la nation québécoise n’a aucun contrôle sur l’information électronique
régie entièrement par le gouvernement central qui, à travers Radio-Canada,
est en plus lui-même un acteur majeur de la radio et de la télévision. La cour
suprême du Canada nous a depuis longtemps dépouillés de nos dernières
ambitions juridictionnelles dans ce secteur pourtant vital. Peu de nations
vivent dans une telle dépendance qui n’est pas sans conséquences.
Les résultats des nombreux sondages rapportés dans ce livre démontrent
bien par ailleurs que la situation actuelle n’est pas l’apocalypse que certains
évoquent. Le présent système n’a pas que des aspects négatifs même s’il règne
de profondes inquiétudes, voire de la détresse chez plusieurs hommes et fem-
mes du métier à qui a été demandé par sondage d’en apprécier l’exercice.
Comme la profession médiatique a pour objet la réalisation concrète de l’une
des plus belles conquêtes démocratiques de l’histoire, la liberté de presse, il
ne serait que normal qu’elle s’exerce dans les conditions les plus gratifiantes.
Le niveau de frustration perçu montre bien que des correctifs s’imposent et
que c’est le devoir d’une société avancée de tenter de les apporter.
Quels sont donc ces principaux paradoxes qui préoccupent à ce point
non seulement les professionnels qui doivent les vivre au quotidien mais aussi
l’ensemble de la population ? D’abord comment rééquilibrer un monde aussi
délicat que l’information, dont la moindre manipulation étatique arbitraire
peut être néfaste, mais qui est en même temps trop important, en regard de
notre vie démocratique, pour être laissé complètement à lui-même ?
Ce paradoxe principal qui engendre la plupart des autres réside dans
le fait qu’une information de qualité constitue une valeur collective de pre-
mier ordre, à l’instar de la justice et de la sécurité, et l’on en confie pourtant
la gestion, sauf de notables exceptions, exclusivement au secteur privé. Il
s’en suit que les règles implacables de l’économie de marché s’appliquent
fatalement à l’univers médiatique, créant ainsi des turbulences analogues à
celles connues par l’ensemble de ce type d’économie, particulièrement depuis
quelques décennies.
Plusieurs événements récents illustrent en effet une tendance lourde du
capitalisme contemporain à faire dériver la liberté vers l’anarchie. L’entreprise
privée, qui reste malgré tout la meilleure façon de créer la richesse, n’est pas
Préface XI

forcément la plus vertueuse quand elle doit gérer le champ délicat du droit du
public à l’information qu’elle ne l’est dans les autres sphères de son activité.
Croire à une certaine éthique capitaliste ne veut pas dire qu’on doive l’estimer
parfaite ni pratiquée au même niveau par toutes les firmes. Cette croyance
doit évidemment n’être jamais naïve.
D’ailleurs, même les entreprises de presse non capitalistes ne sont pas
inoculées contre tous les travers de leurs homologues qui sont en affaires.
Elles ne sont pas privées certes, mais elles sont en concurrence avec des firmes
qui le sont. Cela peut les amener à des comportements semblables à ceux
de concurrents motivés par le seul profit. Ne serait-ce qu’en raison du fait
qu’elles puisent elles aussi à la même grande source de revenus publicitaires
et recherchent les tirages et les audiences les plus élevés nécessaires à leur
survie et leur expansion.
Ce système dominé par le marché peut faire des ravages considérables
surtout dans le contexte de la mondialisation. La même liberté anarchique
qui, dans l’ordre financier, a stérilisé au moins mille milliards de dollars dans
la seule mésaventure des papiers endossés ne pourrait-elle pas, si elle n’est
pas l’objet d’une régulation adéquate, causer des dégâts potentiellement aussi
néfastes même s’ils ne sont pas matériels ? Par exemple, n’est-ce pas largement
cette sorte de liberté anarchique qui a contribué directement à entraîner les
États-Unis d’Amérique, la première puissance du monde avec leurs médias
très concentrés, très orientés politiquement et presque totalement privés, dans
le cauchemar irakien qui continue à déséquilibrer la planète ?
Cela dit, on ne voit pas comment il serait pensable de tourner le dos
systématiquement à ce secteur privé qui reste malgré tout le meilleur anti-
dote au fléau plus néfaste encore que constituerait une gestion étatique de
l’information. Si donc nous sommes largement condamnés au privé, il faut
se résigner à devoir vivre avec la fatalité d’un certain nombre de ses règles. La
première étant, bien évidemment, la recherche du profit et les moyens requis
pour le porter au plus haut niveau. La convergence étant évidemment un
instrument privilégié à cette fin. Et puis, lorsque la convergence est réalisée,
les étapes suivantes en découlent naturellement. On se livre, entre géants,
des luttes impitoyables avec les moyens proportionnés à la taille des entités
concernées. Ce combat atteint présentement au Québec une intensité inégalée
et pratiquement dramatique.
XII Journalistes au pays de la convergence

Le tableau ne serait évidemment pas complet si on ne parlait que des


inconvénients du modèle actuel. Autant pour le public que pour les profession-
nels de l’information, des avantages certains en découlent. Cela peut choquer,
mais il est indéniable que les grands consortiums ont plus de moyens pour
traiter équitablement leur personnel que certaines unités plus petites. Les
grands sont généralement plus syndiqués, ce qui conduit normalement à de
meilleurs salaires et bénéfices marginaux et à plus de sécurité d’emploi. Sauf
accident, évidemment ! Les grands ont évidemment plus de résilience en cas
de conflit majeur. Cela fut hélas plus d’une fois vérifié non seulement dans
l’histoire ancienne. Même les batailles de géants ne sont pas que négatives :
au moins ils se surveillent et peuvent se contrebalancer.
Il n’est pas négligeable non plus qu’une entreprise ait les moyens de
couvrir à l’aide de puissantes sources diversifiées ce qui se passe partout sur la
planète. Dans le nouveau contexte mondial de libre circulation des biens, des
services (dont fait partie l’information), des capitaux et même des personnes,
certaines petites publications, qui par ailleurs méritent le plus grand respect
en raison des autres vertus qui leur sont propres, ne pourront jamais faire
converger vers nous, de façon directe et instantanée, l’ensemble des nouvel-
les mondiales dont nous avons pourtant besoin pour vivre dans le monde
d’aujourd’hui. Les correspondants à l’étranger coûtent généralement cher et
leur métier est de plus en plus à risque. Cela fait augmenter les coûts.
Alors que faire pour que dans un tel contexte nous soyons non seulement
bien informés, mais aussi que ceux et celles qui ont pour mission de le faire
se sentent plus à l’aise dans leur travail, sans tomber dans le piège de quelque
dirigisme étatique stérilisant et rétrograde ?
Il n’y a pas de solution miracle, mais après avoir lu attentivement Marc-
François Bernier il faut espérer que des gens de tous horizons seront mieux en
mesure de mettre de l’avant les balises d’un meilleur univers médiatique. Cela
devra impliquer évidemment une certaine révision réglementaire et législative
en particulier par rapport à la concentration qu’il faudrait mieux réguler sans
annuler pour autant les aspects positifs qu’elle comporte. L’État doit réviser
sa manière de s’acquitter de ses responsabilités dans ce domaine.
Les entreprises privées de presse devraient elles-mêmes amorcer soli-
dement, comme certaines l’ont déjà fait, des efforts de codification éthique
beaucoup plus élaborés et mieux connus du public et s’engager carrément à
Préface XIII

ne jamais sacrifier le devoir d’une information de qualité à l’intérêt des leurs


actionnaires ou à la recherche d’influence indue, politique ou idéologique.
Le Conseil de presse doit aussi être revu, raffiné et consolidé en lui
donnant pratiquement le statut de tribunal d’éthique de l’information dont
l’action dépasserait largement la louable mission qu’il assume présentement
avec les moyens qui sont les siens.
Les syndicats devraient s’imposer le même genre de devoir que les
patrons et songer, sans renoncer à l’idéal et aux actions syndicales classiques,
à se tourner vers des approches plus « corporatistes » dans le bon sens du
terme, c’est-à-dire songer à un type d’ordre professionnel qui protégerait
ses membres mais aussi les intérêts du public et des individus desservis. En
particulier, presque plus personne n’a les moyens de se payer un recours au
tribunal pour réparer une injustice de presse. Un salarié moyen qui gagne
son recours doit souvent verser l’essentiel de son indemnité à son avocat.
S’il devait perdre c’est la catastrophe appréhendée, des honoraires et des
frais qui le dissuadent d’avance d’essayer d’obtenir justice. Elle ne devient
donc accessible qu’aux riches et aux puissants. Même les acteurs politiques,
élus comme fonctionnaires, n’ont plus les moyens matériels de recourir aux
instances traditionnelles.
On voit que les enjeux sont de taille et que l’œuvre d’un ancien journa-
liste devenu professeur prouve une fois de plus qu’une partie non négligeable
des progrès humains sont venus et viendront de la réflexion d’universitaires
qualifiés qui, comme Marc-François Bernier, font consciencieusement leur
travail.
Bernard Landry
Ancien premier ministre
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération cana-
dienne des sciences humaines et sociales, dont les fonds proviennent du
Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
Introduction

Ce livre est le résultat d’une série d’occasions inattendues survenues ces


dernières années. Elles ont pris la forme de mandats de recherche et d’expertise
confiés tantôt dans le cadre de procès civils portant sur les pratiques journa-
listiques et les comportements des médias au sein de certaines institutions,
tantôt en raison de la volonté de certains organismes de mieux comprendre les
effets de la concentration de la propriété et de la convergence des médias.
Il ne fait pas de doute que la recherche empirique menée à l’automne
2007 auprès des journalistes professionnels syndiqués du Québec, constitue
le noyau de l’ouvrage. Cette recherche, la plus importante du genre jamais
réalisée au Québec, permet pour la première fois d’aller au-delà des impres-
sions et des intuitions critiques afin d’en vérifier la validité.
De la première gazette imprimée à quelques centaines d’exemplaires,
après la Conquête, jusqu’aux stratégies d’autopromotion de Quebecor et de
Radio-Canada, en passant par les étapes de concentration de la propriété et
de la convergence des médias traditionnels sur des supports numériques,
l’ouvrage propose un survol des étapes historiques, économiques, sociologi-
ques et technologiques qui permettent de mieux comprendre la réalité des
journalistes du Québec.
On y verra combien sont similaires les préoccupations des observateurs
des médias, les résultats de bon nombre de recherches empiriques consacrées
aux effets de la concentration et de la convergence d’une part, et les attitudes
et opinions des journalistes qui la vivent au quotidien d’autre part.
Notre méthode de recherche a permis de jeter un regard inédit sur la
situation vécue au sein des trois principaux conglomérats médiatiques du
Québec que sont la Société Radio-Canada, Quebecor et Gesca. Le mode de
propriété différent de ces trois conglomérats, tout comme le style de gestion
implanté en fonction des objectifs de chacun, a des impacts sur les conditions
de travail des journalistes. Dans certains cas, ces conditions sont telles qu’ils
2 Journalistes au pays de la convergence

semblent lancer un appel de détresse professionnelle tellement ils sont enserrés


dans un corset organisationnel trop rigide.
***
Le lecteur doit savoir que le présent ouvrage est aussi le fruit de plusieurs
années de pratique professionnelle du journalisme, qui constituent autant de
temps consacré à une forme peu usuelle d’observation participante. Cela a
ses avantages et ses inconvénients. Ainsi, l’avantage de la connaissance fine
et implicite des mécanismes subtils de la socialisation vécue dans les entre-
prises de presse a pour contrepartie de réfréner tout projet ambitieux de
construction théorique, dont la cohérence interne, tout comme le caractère
séduisant et persuasif, se réalise souvent au détriment de la validité empiri-
que. En effet, le travail qui consiste à élaborer des explications totalisantes et
systématiques est maintes fois confronté aux faits, parfois marginaux mais
têtus, qui les réfutent. Comment intégrer ces faits, dont le caractère singulier
ou local n’amoindrit pourtant pas la pertinence puisqu’ils sont le produit de
facteurs humains et matériels étroitement liés à la pratique quotidienne du
métier de journaliste ?
Nous avons donc opté pour la modestie théorique, laissant le loisir à
chacun, profane ou spécialiste de haut vol, de se livrer aux réflexions qui
correspondent à son approche explicative des faits sociaux et humains. Nous
avons décidé d’exposer les tendances et de les commenter brièvement, tout en
mettant en relation des facteurs aussi importants que le mode de propriété
et l’importance accordée à la mission économique au sein de chaque conglo-
mérat. Ces aspects pèsent lourd sur les journalistes, mais ne les paralysent ni
ne les asservissent totalement.
Nous rejetons tout autant les explications purement matérialistes et
structuralistes, qui considèrent l’humain comme un être subjugué par les for-
ces sociales qui s’exercent sur lui, que les explications purement autonomistes
et idéalistes, selon lesquelles les individus peuvent imposer leurs préférences et
leurs valeurs dans leur conduite quotidienne. Il n’y a ni surhomme ni esclave
définitif dans nos sociétés démocratiques. Cette conviction n’élimine pas la
question des formes plus ou moins oppressives de la domination, qui peut
aussi bien être symbolique que formelle et matérielle. Et nous irions jusqu’à
dire que la domination formelle, hiérarchique et matérielle ne peut se réali-
ser sans le concours d’une certaine forme de domination symbolique qui en
favorise l’intériorisation chez les individus qui la subissent.
Introduction 3

Nous considérons les individus comme des acteurs normatifs et pragma-


tiques. Ils cherchent à affirmer leurs valeurs en même temps qu’ils intériorisent
les contraintes auxquelles ils se conforment plus ou moins, en fonction des
ressources culturelles, intellectuelles et matérielles dont ils disposent, et selon
leur capacité à les mobiliser dans telle ou telle circonstance.
Tantôt combatif et réformateur, bien souvent résigné ou complaisant,
l’individu est aux prises avec des problèmes d’adéquation et d’adaptation
constante entre ses expectatives matérielles, morales, sentimentales d’une
part, et la possibilité plus ou moins grande de les réaliser, quand ce n’est
pas le douloureux constat d’impuissance, d’autre part. Résumant la concep-
tion du fait social chez Bourdieu, qui réside aussi bien dans l’objectivité des
structures sociales que dans l’esprit humain, Patrick Champagne et Olivier
Christin écrivent que « chaque individu est à la fois le produit d’une structure
sociale (par le processus de socialisation et de conditionnement) et acteur qui
contribue à faire la structure sociale et son devenir (en tant qu’il est porteur
de propriétés sociales inscrites dans la structure)1 ».
C’est à la lumière d’une conception complexe du fait social qu’il est
fécond d’interpréter le portrait que les journalistes québécois dressent de
leur propre situation. Ils sont les acteurs à la fois volontaires et récalcitrants
d’un système médiatique qui les séduit et les embrigade. Chacun vit cette
situation de façon différente et singulière, certes, mais on peut néanmoins
les regrouper dans différentes catégories de jugements et de comportements,
à des fins d’analyse.
Au sein de chaque conglomérat médiatique, on trouve des individus
dont les aspirations professionnelles, donc normatives à plusieurs égards,
sont en porte-à-faux avec les impératifs de leur organisation de travail. Au
sein de chaque média, on croise des journalistes dont l’inadéquation ou le
désalignement sont plus intenses, plus prononcés que la moyenne de leur
groupe d’appartenance, qui est lui-même en porte-à-faux avec le média en ce
qui regarde les fonctions journalistiques jugées les plus importantes, ou encore
en ce qui concerne l’autocensure qu’encourage la loyauté à l’entreprise. Et ce
désalignement de groupe est encore plus prononcé, statistiquement, chez les
journalistes de Quebecor que chez ceux de Gesca ou de Radio-Canada. Il y a

1. Patrick CHAMPAGNE et Olivier CHRISTIN (2004), Pierre Bourdieu. Mouvements d’une


pensée, Paris, Bordas, p. 118.
4 Journalistes au pays de la convergence

lieu ici de préciser que même si les journalistes de Quebecor se démarquent


souvent de leurs collègues dans l’enquête empirique dont les résultats seront
rapportés dans les prochains chapitres, il ne faudrait pas interpréter l’ouvrage
comme une mise en accusation les concernant. Au contraire, les résultats invi-
tent à une meilleure compréhension des conditions difficiles dans lesquelles
ils doivent exercer leur métier, voire à une réelle empathie à leur endroit.
Notre enquête révèle de forts consensus, parfois des opinions polarisées,
mais aucune unanimité. Cela permet de dire que chaque média répond bien
aux aspirations de certains des journalistes qui y oeuvrent. Il n’en demeure
pas moins que chaque média possède son lot de journalistes qui n’ont pas
intériorisé toutes les contraintes d’une culture organisationnelle qui cherche à
les détourner de leur mission démocratique ou de service public. De profondes
résistances se manifestent, en même temps que des lieux d’harmonie et de
compatibilité entre les objectifs professionnels des individus et les finalités
économiques des entreprises. Mais il est évident que les sources de tension
sont plus nombreuses que les sources de satisfaction.
Les journalistes de notre échantillon vivent mal la double tension inhé-
rente au statut de professionnel salarié. Voilà des individus aspirant à l’auto-
nomie, mais aux prises avec des conditions de dépendance dont ils rejettent
les motifs en même temps qu’ils en reconnaissent une partie du bien-fondé.
Tension caractéristique de ceux qui veulent mieux faire leur métier, sans
doute pour en retirer une meilleure estime personnelle tout comme une plus
grande reconnaissance sociale, alors qu’ils se trouvent dans des conditions
défavorables, qu’ils ne peuvent justifier pleinement ni attribuer à la fatalité
tellement elles sont liées à des stratégies économiques conscientes. Ils ne sont
pas encore totalement résignés, bien que désemparés.
On peut croire que si la société les laisse à eux-mêmes, en refusant
d’implanter des mécanismes favorables à une saine pratique du métier, ils
seront contraints à la résignation tranquille et à l’adaptation passive, plutôt
que d’opter pour des stratégies de résistance individuelle ou de contestation
collective. Bien d’autres quitteront le métier pour trouver des fonctions plus
conformes à leurs valeurs plutôt que de tolérer des conditions de travail qui
minent leur pertinence démocratique. À moins qu’ils n’abdiquent toute pré-
tention à la légitimité sociale reconnue au journalisme dans nos sociétés, et
inventent de nouvelles normes professionnelles, plus cohérentes avec un statut
Introduction 5

d’employé au service, avant tout, de la mission économique de l’entreprise


qui les rémunère bien. Un tel choix forcerait les citoyens à trouver d’autres
serviteurs de la démocratie.
***
Le présent ouvrage n’aurait pu être possible sans la volonté et le soutien
financier de la Fédération nationale des communications (FNC). Nous tenons
donc à en remercier sa présidente, Mme Chantal Larouche, son secrétaire
général, Pierre Roger, ainsi que les journalistes Monique Prince (La Presse) et
Chantal Léveillée (Le Journal de Montréal) qui ont contribué à sa réalisation.
De même, nous tenons à souligner le dévouement constant de Mme Suzanne
Chabot, elle aussi de la FNC, sans laquelle tout aurait été plus difficile. Bien
entendu, nous assumons entièrement les erreurs qui pourraient s’être glissées
malgré toutes les précautions d’usage.
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Chapitre 1

De la gazette à la convergence numérique

L’histoire de la presse au Québec commence après la Conquête de 1760.


Il s’agissait alors de feuilles artisanales le plus souvent publiées à quelques
centaines ou milliers d’exemplaires par des imprimeurs désireux de faire
connaître les marchandises des bateaux nouvellement arrivés au port, ou
encore de relayer les nouvelles de la métropole. Aux débuts, la presse québé-
coise était soumise à la censure de l’État, mais elle a pu s’en libérer dans le
cadre des grandes réformes démocratiques qui ont suivi cette époque.
Progressivement, les journaux ont été les véhicules de la littérature et de
la lutte des opinions en matière religieuse et politique. L’historien des médias
québécois, Jean de Bonville, a montré comment le développement de la presse,
de 1884 à 1914, a été influencé par différentes variables, les plus importantes
ayant été l’urbanisation, l’alphabétisation, les transports, l’émergence du télé-
graphe et du téléphone et, surtout, les transformations de l’économie.
Urbanisation, industrialisation, lourds investissements dans l’infrastructure
des transports, élargissement du marché des biens de consommation, tous ces
phénomènes participent d’une même tendance profonde de l’économie. La
croissance de l’offre et de la demande de biens manufacturés et de produits agri-
coles est favorisée par une mécanisation poussée, par des moyens de transport
et de communication plus efficaces et par la concentration urbaine. La presse
se fond dans ce décor. Elle emboîte le pas aux mouvements qui s’y dessinent ;
elle en subit l’influence et accuse leurs tendances1.

Il y a un siècle, les facteurs identifiés par de Bonville ont provoqué une


profonde transformation de la presse québécoise, un peu à l’image de ce qui

1. Jean De BONVILLE (1988), La presse québécoise de 1884 à 1914 : Genèse d’un média de
masse, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, p. 33.
8 Journalistes au pays de la convergence

avait déjà eu lieu aux États-Unis, et en parallèle à ce qui se produisait aussi en


France2. Se détournant de sa double tradition littéraire et politique, pour ne
pas dire polémique, la presse d’opinion alors réservée aux élites se transforme
en presse d’information accessible à la masse des citoyens, et les journaux ne
cherchent désormais plus à persuader les électeurs, mais plutôt à leur offrir un
« produit » attrayant afin de constituer un auditoire de nature à intéresser les
annonceurs qui fournissent l’essentiel de leurs revenus. En somme, le contrôle
de la presse est passé de l’État aux partis politiques et, plus récemment, s’est
retrouvé entre les mains de grandes corporations capitalistes3.
Un nouveau modèle d’affaires est établi qui ne repose plus avant tout sur
des abonnements coûteux ou l’aide des différentes formations politiques et du
clergé, mais bien sur les revenus publicitaires. Au tournant du 20e siècle, lancer
un journal devient de plus en plus onéreux, en raison du coût des nouvelles
technologies nécessaires à l’impression de dizaines de milliers d’exemplaires
en seulement quelques heures. Si bien que « l’activité d’imprimeur et d’éditeur
devient industrielle4 », alors qu’elle avait été artisanale jusque-là. Le journal
« est d’abord une organisation, une entreprise économique5 ». Cela modifie
dès lors le type d’information que le journal diffusera comme le constatent
plusieurs observateurs et chercheurs. En France par exemple :
La mutation des journaux en entreprise dont le contenu s’adapte aux attentes
du plus grand nombre s’étale sur un siècle, de la fondation de La Presse à celle
de Paris-Soir. Elle diffuse peu à peu dans tous les organes les mêmes recettes
chargées d’assurer l’adhésion du public le plus large : les parties sérieuses
reculent au profit du fait divers, du roman-feuilleton, du scandale et de l’in-
formation spectaculaire qui joue sur l’émotion. Rappelons qu’à quelques jours
de l’entrée en guerre en juillet 1914, les gros titres allaient encore au procès
de Mme Caillaux, tandis que la crise internationale était sous-estimée par les
journalistes et donc par leurs lecteurs6.

2. Voir à cet effet Thomas FERENCZI (1996), L’invention du journalisme en France, Paris, Payot
et Rivages ; Christophe CHARLE (2004), Le siècle de la presse (1830-1939), Paris, Seuil, coll.
L’Univers historique.
3. Richard V. ERICSON, Patricia M. BARANEK et Janet B.L. CHAN, (1987), Visualizing Deviance :
A Study of News Organization, Toronto, University of Toronto Press, p. 32.
4. De BONVILLE (1988), op. cit., p. 97.
5. Idem, p. 89.
6. Christophe CHARLE (2004), Le siècle de la presse (1830-1939), Paris, Seuil, col. L’Univers
historique, p. 354.
1 • De la gazette à la convergence numérique 9

Plus récemment, l’ex-ombudsman de la Société Radio-Canada y allait


d’une observation similaire :
L’exploitation du fait divers et des émotions fortes n’est cependant pas née
avec la télévision. Dans un univers d’entreprise privée, de concurrence et de
recherche de la rentabilité, elle devait devenir une carte importante à jouer dès
la naissance des journaux commerciaux au xixe siècle7.

Nous allons aborder plus loin, lors de la mise en contexte économique,


ce qu’il est convenu de nommer l’économie politique des entreprises de presse.
Sur le plan historique, il suffit d’ajouter que le modèle d’affaires implanté dès
la fin du 19e siècle est devenu dominant tout au long du 20e siècle, et s’impose
de plus en plus en ce début de 21e siècle. Ayant d’abord touché la presse écrite,
ce modèle d’affaires s’est ensuite appliqué à la radio8, puis à la télévision à
partir des années 1950, mais surtout à compter des années 1970, lorsque la
télévision est devenue, de façon définitive, la première source d’information
des citoyens.
Pour des raisons de rentabilité, les médias du Québec n’ont pas échappé
à l’influence américaine qui est dénoncée par un de ses grands profession-
nels, Dan Rather, dont les propos sont rapportés dans un ouvrage consacré à
l’histoire des grands chefs d’antenne des réseaux états-uniens. Selon Rather,
qui commente les changements survenus à la télévision, jusqu’au milieu des
années 1970, aucun réseau de télévision ne s’attendait à ce que le secteur de
l’information soit profitable. Le changement radical dans l’information a eu
lieu à ce moment, et pas plus tard qu’au milieu des années 1980, quand le
secteur des nouvelles a été vu comme une source de profits9. Rather affirme
que les pressions se sont accentuées pour que l’information rapporte cotes
d’écoute et profits. Même si cela est inhérent à la mission commerciale des

7. Mario CARDINAL (2005), Il ne faut pas toujours croire les journalistes, Montréal, Bayard
Canada, p. 238.
8. Dans le cadre d’une conférence réunissant des experts en études des médias, Kathryn
Montgomery a rappelé que, pendant les années 1930, aux États-Unis, bon nombre de groupes
de citoyens et d’institutions d’enseignement et de culture ont demandé qu’on réserve 25 % des
fréquences radiophoniques à la programmation à des fins non commerciales, mais le puissant
lobby du secteur privé leur a fait perdre cette bataille, et cela a servi de modèle pour la télévision.
Voir « Will Commercial Forces Overwhelm Needs of Public-Interest Journalism ? » in Nieman
Reports, Cambridge, Harvard University Summer, vol. 48, no 2, 1994, p. 43 et ss.
9. Plusieurs auteurs partagent ce constat. Voir plus loin Champlin et Knoedler (2002) à ce sujet.
10 Journalistes au pays de la convergence

entreprises de presse privées, il est d’avis que les pressions n’ont fait que
s’accentuer avec le temps et sont devenues plus importantes que jamais10.

Mise en contexte économique


Les journaux ont d’abord appartenu à des imprimeurs, puis à des
familles qui en ont assuré la santé financière. Au moment de l’arrivée de la
radio, au début du 20e siècle, les propriétaires de journaux s’activent pour
acquérir des permis de diffusion (ainsi, le quotidien La Presse sera propriétaire
de la première station radiophonique du Québec, CKAC)11. À l’arrivée de la
télévision, un même phénomène d’acquisition a lieu, si bien que le modèle
d’affaire des journaux, fondé en bonne partie sur les revenus publicitaires, est
transposé à l’exploitation des ondes publiques par des entreprises privées, si
on fait exception de la Société Radio-Canada. Cette dernière ne sera soumise
à la pression des cotes d’écoute qu’à compter des années 1980, à la suite de
réductions dans le financement public de la part du gouvernement fédéral.
L’adaptation aux changements technologiques qui marquent les années
1970-1990 (disparition progressive d’un mode de production manuel et méca-
nique à la faveur de l’informatique, accélération des télécommunications,
concurrence de la télévision qui pousse les journaux à mettre plus de couleurs
et à transformer leur mise en page, etc.) oblige plusieurs propriétaires de
médias à chercher du financement public via l’émission d’actions12. Le spé-
cialiste Robert G. Picard explique que les conséquences les plus visibles des
pressions économiques ont résulté des nouvelles priorités des gestionnaires
des médias eu égard à l’importance accordée aux profits et à la valorisation
des actions sur les marchés publics. Il rappelle que, jusqu’alors, les journaux
avaient toujours été des entreprises privées grâce auxquelles les propriétaires
parvenaient à générer des profits raisonnables en même temps qu’ils prenaient
en considération l’intérêt public et le service à leur communauté. Selon lui,
les changements survenus dans le marché depuis le milieu du 20e siècle ont
profondément modifié l’état des choses, au point où les enjeux capitalistes

10. Jeff ALAN (2003), Anchoring America : The Changing Face of Network News, Chicago,
Bonus Books, p. 278.
11. John VIVIAN et Peter MAURIN (2000), The Media of Mass Communication, Scarborough,
Allyn and Bacon Canada, 2nd Canadian Edition, p. 110.
12. Voir à ce sujet David HALBERSTAM (1979), The Powers that Be, New York, Dell.
1 • De la gazette à la convergence numérique 11

et commerciaux sont devenus les facteurs qui déterminent la gestion et les


contenus des grands médias13.
À compter de 1980, les années Reagan et Thatcher battent leur plein14
– et favorisent la déréglementation en matière de propriété des médias15 –
tout en inspirant un virage néo-libéral que le Canada et le Québec prennent
également. La plupart des médias appartiennent alors, et vont de plus en plus
appartenir, à des conglomérats dont les gestionnaires ont des objectifs de
rendement élevés s’ils veulent améliorer la valeur des actions cotées en bourse
et, conséquemment, leur rémunération. Ainsi, l’économie de marché devient
un facteur, sinon le facteur, déterminant des choix rédactionnels. Les médias
ont notamment recours à des enquêtes, à des sondages et à des groupes de
discussion afin de mieux cerner le type de contenu qui intéressera les lecteurs,
ou encore afin d’offrir aux annonceurs des contenus spécifiques pouvant leur
garantir des consommateurs potentiels (cahiers spéciaux, suppléments pour
la mode, les voitures, l’informatique, etc.).
Le modèle d’affaires en vigueur repose en grande partie sur les revenus
publicitaires dans les journaux quotidiens (de 70 % à 80 % des revenus), ou
totalement sur de tels revenus pour les journaux gratuits, la radio et la télévi-
sion généraliste privées. Quant à la télévision de Radio-Canada, elle compte
sur un important financement du gouvernement canadien, certes, mais doit
de plus en plus générer des revenus de publicité, ce qui a des effets sur le type
de programmation et sur l’information qu’elle diffuse. De même, la viabilité
de la grande majorité des nouveaux médias d’information liés à l’Internet, qui
misent sur un accès gratuit, repose sur des revenus publicitaires qui sont en
pleine croissance. Par ailleurs, les médias d’information sont souvent intégrés
à des conglomérats aux activités multiples, dont les conseils d’administration
sont dirigés par des gens étrangers au journalisme et à l’information16.

13. Robert G. PICARD (2004), « Commercialism and Newspaper Quality », Newspaper Research
Journal, vol. 25, no 1, p. 54-65, p. 56.
14. François DEMERS (2006), « Concentration de la propriété des médias et repli des médias
généralistes ; leçons des affaires Voilà et Star Académie », Cahiers du journalisme, vol 16,
no 2, p. 46-69.
15. Voir Doris A. GRABER (1986), « Press Freedom and the General Welfare », Political Science
Quarterly, vol 101, no 2, p. 257-275, p. 258, et Ann C. HOLLIFIELD, Gerald M. KOSICKI et Lee
B. BECKER (2001), « Organizational vs. Professional Culture in the Newsroom : Television News
Director’s and Newspaper Editors’ Hiring Decisions », Journal of Broadcasting & Electronic
Media, vol. 45, no 1, p. 92 et ss.
16. Voir PICARD (2004), op. cit.
12 Journalistes au pays de la convergence

À la télévision, dans bien des cas, l’intérêt public de l’information cèdera


le pas à la valeur commerciale de l’information. Si bien que des enjeux sociaux
et politiques importants (la dégradation de l’environnement, le respect des
droits de l’homme, l’information internationale, le journalisme d’enquête,
les droits des femmes17) seront marginalisés au profit de thèmes plus accro-
cheurs, mais dont la pertinence sociale est parfois faible (faits divers, arts et
spectacles, couverture judiciaire, contenu ludique, météo, etc.). Cela n’est pas
unique au contexte nord-américain. Ex-professeur de journalisme en Suisse,
Daniel Cornu fait l’observation suivante :
[…] la sélection des nouvelles par les médias atteste que la préoccupation de
répondre aux intérêts présumés du public ne coïncide pas nécessairement avec le
respect d’un droit public à l’information, certaines informations étant écartées
non parce qu’elles sont négligeables du point de vue de l’intérêt général, mais
parce qu’elles manquent de couleurs et d’attrait, d’autres nouvelles étant au
contraire retenues pour des raisons inverses18.

Plus loin, Cornu rappelle la formule lapidaire d’un ancien rédacteur


du Times, de Londres, selon lequel le défi des journaux américains n’est pas
de se maintenir en affaires, « il est de se maintenir dans le journalisme19 ».
Une telle remarque peut aussi s’appliquer à de nombreux médias d’infor-
mation en Amérique du Nord, le Québec n’étant pas une société distincte à
ce chapitre.
Toujours en ce qui a trait à l’importance de la mission économique,
le verdict du spécialiste américain de l’économie politique des médias et
fondateur de la revue scientifique The Journal of media Economic, Robert G.
Picard, semble sans appel :
Les pressions économiques deviennent les facteurs déterminants du compor-
tement des entreprises de presse de l’Amérique. Il est de plus en plus évident
que les décisions de certains gestionnaires de journaux affectent la qualité du
journalisme, favorisant des pratiques qui diminuent la valeur sociale du contenu

17. Voir à ce sujet Bernard SCHISSEL (1997), « Youth Crime, Moral Panics, and the News : The
Conspiracy against the Marginalized in Canada », Socal Justice, vol. 24, no 2, p. 165 et ss. ainsi
que Robert A. HACKETT, Richard GRUNEAU, Donald GULSTEIN, Timothy A. GIBSON et
NESWATCH CANADA (2000), The Missing News : Filters and Blind Spots in Canada’s Press »,
Aurora, Canadian Center for Policy Alternatives/Garamond Press, 258 p.
18. Daniel CORNU (2002), « La déontologie entre l’évolution des pratiques, la sédimentation des
idées reçues et la permanence des valeurs. Journalisme et objectifs commerciaux », in Questions
de journalisme, Université de Neuchâtel, p. 7, (www.unine.ch/journalisme/questions).
19. CORNU (2002), op. cit. p. 11.
1 • De la gazette à la convergence numérique 13

des journaux et qui détournent du journalisme l’attention du personnel de ces


entreprises pour des activités qui sont avant tout reliées aux intérêts d’affaires
de la presse20.

L’économiste estime que l’avenir des journaux est incertain en raison


d’un marché stagnant, d’une concurrence accrue de médias qui sollicitent
l’attention des publics, de la désaffection de certaines portions de la population
et de changements dans les choix des annonceurs21. Ces facteurs influencent
les contenus rédactionnels qui sont avant tout des nouvelles et des reportages
façonnés
[...] pour attirer de larges publics, pour divertir, pour être rentables et pour
retenir des lecteurs dont l’attention sera vendue aux annonceurs. Le résultat
est que les nouvelles qui peuvent déranger sont ignorées en faveur de celles qui
sont plus acceptables et divertissantes pour un grand nombre de lecteurs, que
les événements dont la couverture est dispendieuse sont marginalisés ou ignorés
et que celles qui sont économiquement risquées sont aussi ignorées […].

Parce que les journalistes locaux trouvent intéressant de couvrir des


nouvelles qui traitent de criminalité et de déviances – et qu’ils tendent à capter
l’intérêt de tous pour de mauvaises raisons – des ressources importantes en
termes de temps et d’efforts sont consacrées à la couverture de meurtres, de
scandales et de rumeurs22.
Non satisfait de ce jugement sévère, Picard ajoute que la majorité de ce
qui est maintenant publié dans les journaux est « insipide ou vulgaire », si bien
que les prétentions à la pureté journalistique vont produire bien peu d’effets
aussi longtemps qu’elles ne seront pas accompagnées d’un réel engagement à
produire et à diffuser des contenus de qualité qui serviront des intérêts plus
importants que le voyeurisme et les ventes.
Pour soutenir son argumentation, Picard rapporte le cas de la démission
de Jay T. Harris, en 2001, de son poste de président et éditeur du San Jose
Mercury News, car les objectifs de profit de 20 % exigés par le conglomérat
propriétaire, Knight Ridder Inc., étaient un risque à la crédibilité du journal
et favorisaient trop les intérêts des actionnaires au détriment de ceux des lec-
teurs. Cela le conduit finalement à la conclusion que les changements sociaux

20. Robert G. PICARD (2004), op. cit., p. 54 (notre traduction).


21. Idem, p. 54.
22. Idem, p. 63 (notre traduction).
14 Journalistes au pays de la convergence

et économiques ont atténué l’importance traditionnelle que l’intérêt public


avait dans les journaux23.
En effet, dans un tel contexte économique, l’information journalistique
perd sa valeur démocratique. Elle s’éloigne de sa prétention à servir l’intérêt
public. Ce n’est plus ce que les citoyens de la démocratie ont besoin de savoir
qui est pris en compte, mais bien ce qui les intéresse, ce qui relève d’une
curiosité non légitime dans certains cas. L’information journalistique a alors
un double statut de bien social et de commodité, selon les choix éditoriaux
qui sont faits.
De son côté, le professeur en relations publiques Bernard Dagenais fait
valoir que « dans le cas du journalisme, l’idéal noble qu’on lui attribue est trahi
par des pratiques qui font dominer sa réalité commerciale24 ». L’ex-journaliste
radio-canadien, Claude Jean Devirieux, tient un discours semblable, mais sur
le mode de la dénonciation du sensationnalisme des médias qui cherchent à
montrer « le “ produit ” sensationnel, donc la nouvelle qui attirera le plus de
monde, à ne pas insister sur les faits gênants, à banaliser l’information sérieuse
pour en faire un produit de grande consommation et, en plus, à se comporter
comme toutes les autres entreprises25 ». S’exprimant dans le cadre des travaux
de la Commission de la culture de l’Assemblée nationale du Québec sur la
concentration de la presse, il déplorait le « principe mercantile » qui anime
maintenant les médias d’information et a contaminé le « principe philoso-
phique noble » de la liberté de presse26.
Ce constat est même repris par Kaplar et Maines, qui défendent pourtant
une théorie libertarerienne de l’éthique en journalisme en s’opposant à toute
réglementation qui pourrait se substituer au jugement moral individuel. Se
penchant sur l’information télévisée, ils estiment que les journalistes sont
soumis par les considérations économiques d’un média qui dépend d’une
source unique de revenus, la publicité. Cela exige un auditoire de masse,
lequel est attiré par des nouvelles hautement visuelles, divertissantes et parfois
sensationnalistes. L’obligation d’attirer de vastes auditoires est une norme qui

23. Idem, p. 63.


24. Bernard DAGENAIS (2004), « Les relations publiques, véritable instrument de démocratie »,
Communication, vol. 23, no 1, p. 19-41, p. 19.
25. Claude Jean DEVIRIEUX (2001), Mémoire sur les impacts des mouvements de propriété
dans l’industrie des médias, Montréal, p. 1.
26. Idem, p. 1.
1 • De la gazette à la convergence numérique 15

« dicte » la conduite des journalistes de la télévision. Dans un tel contexte, les


normes éthiques sont tolérées aussi longtemps qu’elles n’interfèrent pas avec
les impératifs commerciaux de la « bonne télévision »27.
Selon eux, la rentabilité est la source du sensationnalisme, qui est l’an-
tithèse de la conduite éthique et s’oppose particulièrement aux principes
éthiques de l’équité et du respect de la vie privée28. On doit préciser ici que
cette critique s’exprime à l’endroit du système médiatique commercial carac-
térisé par un mode de propriété privée, qui est celui des États-Unis. Or, la
situation au Québec est bien différente compte tenu du rôle important qu’y
tient la société d’État qu’est Radio-Canada. On verra plus loin que le mode
de propriété est un facteur important à plusieurs égards quand on compare
les attitudes et opinions des journalistes de Quebecor, Gesca (Power Corpo-
ration) et Radio-Canada.
En général, les chercheurs, tout comme les observateurs des médias,
estiment que le souci de l’intérêt public, sans être totalement absent, n’est pas
ou n’est plus prédominant en raison des impératifs économiques qui ont eu
lieu ces dernières décennies. Pour MacManus (1992), il y a un conflit d’intérêts
inhérent dans le fait de vouloir servir le marché et le public, et la pression
économique pousse les médias d’information à offrir davantage de divertis-
sement que d’information d’intérêt public. Il analyse le dilemme éthique des
entreprises de presse qui doivent décider si elles offriront au public ou bien
des informations importantes, mais souvent peu attrayantes et peu rentables,
ou bien des informations attrayantes et sensationnelles, mais souvent peu
importantes. On retrouve ici le conflit qui oppose souvent la responsabilité
sociale de la presse à la rentabilité de l’entreprise et qui pousse à se demander
si les médias servent le public ou se servent du public. McManus considère que
le fait de traiter une question sérieuse à l’aide d’émotions extorquées illustre
une forme de conflit d’intérêts absente des codes de déontologie des jour-
nalistes, soit celle qui oppose l’intérêt commercial du média au devoir de ses
journalistes de servir l’intérêt public29.

27. Richard T. KAPLAN et Patrick D. MAINES (1995), « The Role of Government in Undermining
Journalistic Ethics », Journal of Mass Media Ethics, vol. 10, no 4, p. 236-247, p. 242.
28. Idem, p. 43.
29. John McMANUS (1992), « Serving the public and serving the market : a conflict of interest ? »,
Journal of Mass Media Ethics, vol. 7, no 4, p. 196-208, p. 196-197.
16 Journalistes au pays de la convergence

La mission économique des médias encourage par ailleurs une organi-


sation du travail rationnelle et optimale, en plus d’avoir un effet direct sur
le type de contenu diffusé, comme on va le voir dans le cadre de la mise en
contexte sociologique.

Mise en contexte sociologique


Le journalisme a connu des transformations d’une importance telle
qu’il est permis de soutenir que la pression commerciale cherche à détour-
ner les journalistes de l’idéal du service public pour en faire avant tout des
employés loyaux envers l’entreprise qui verse leur salaire. Cela n’est pas sans
miner la légitimité de certaines de leurs revendications qui évoquent l’intérêt
public ou le droit du public à l’information, tout en étant lourdes d’intérêts
corporatistes.
Pour mieux comprendre comment le journalisme s’adapte aux contrain-
tes économiques, il y a lieu d’esquisser une analyse sociologique qui cherche
à « [...] déterminer les facteurs sociaux du comportement30 ». La sociologie
du journalisme s’intéresse notamment à l’organisation du travail dans les
entreprises de presse, aux choix éditoriaux qui sont privilégiés et aux relations
que les journalistes entretiennent avec leurs sources d’information. D’un
point de vue sociologique par exemple, on peut avancer que la nouvelle, au
sens journalistique du terme, « constitue un moyen terme entre les nécessités
organisationnelles du marketing, les conceptions que se font les journalistes
de leur rôle, et les attentes du public31 ».
Plusieurs études sociologiques se sont intéressées au travail des journa-
listes dans certains lieux particuliers. Elles permettent de mieux comprendre
les conditions dans lesquelles les journalistes exercent leurs activités quo-
tidiennes. Elles s’intéressent notamment au contexte organisationnel des
médias d’information, qui révèle combien les contraintes organisationnelles
influencent quotidiennement et concrètement les choix rédactionnels et les
contenus que diffusent les médias d’information.

30. Raymond BOUDON (1991), Les méthodes en sociologie, Paris, PUF, 8e édition, coll. Que sais-
je ?, no 1334, p. 142.
31. Anne-Marie GINGRAS (1985), La politique dans les quotidiens francophones de Montréal et
de Québec en 1983, thèse de doctorat de troisième cycle en études politiques, Institut d’Études
Politiques de Paris, p. 160-161.
1 • De la gazette à la convergence numérique 17

Les entreprises de presse sont des entreprises capitalistes qui doivent


générer des profits maximaux. Cela implique une organisation rationnelle qui
limite les coûts de la collecte et du traitement de l’information, et détermine
une sélection des contenus qui seront diffusés afin de générer les meilleurs
revenus possible. Pour y arriver, les stratégies des entreprises de presse consis-
tent à privilégier des contenus à la fois peu coûteux à exploiter et attrayants
pour les publics visés. À cette fin, des journalistes sont en poste dans certai-
nes institutions ou couvrent exclusivement certains secteurs d’information
(équipes sportives professionnelles, spectacles, parlements, palais de justice,
etc.). Ces journalistes doivent démontrer quotidiennement que l’entreprise de
presse tire profit de leur présence à tel endroit (le palais de justice ou tel club
de hockey par exemple) plutôt qu’à un autre (les délibérations des conseillers
scolaires, les activités des groupes de défense des droits de la personne, etc.). Le
journaliste doit aussi faire la démonstration permanente qu’il est à la hauteur
des attentes de son employeur. Pour cela, il doit « prouver » sa compétence,
ce qui implique de ne pas manquer les « grosses histoires » que couvrent les
autres médias (stratégie du mimétisme), tout en offrant de temps en temps
des nouvelles exclusives qui permettent de devancer la concurrence (stratégie
de la distinction).
Plusieurs enquêtes sociologiques mettent en relief le fait que le journa-
lisme est une activité largement ritualisée. Les médias cherchent à optimaliser
les procédures de production et les lieux de collecte d’information afin de
pouvoir atteindre un quota quotidien d’informations à mettre en forme et
à diffuser à leurs publics. Ehrlich, se référant à bon nombre d’études socio-
logiques devenues classiques, parle des contraintes organisationnelles des
entreprises de presse dont la fonction première est de produire quotidien-
nement leur lot d’informations pour favoriser une consommation de masse
et le profit des corporations32.
D’une certaine façon, plutôt que de prendre l’initiative d’enquêtes dont
les résultats sont loin d’être assurés, ou plutôt que d’attendre passivement
qu’un événement digne d’attention se produise, les médias ont choisi de pré-
voir ce qui est plus ou moins prévisible, ce qui va survenir fort probablement.
Cela prend la forme de couvertures prioritaires (beat ou journalisme spécia-
lisé) de différents secteurs d’activité humaine : sport, arts et culture, politique

32. Matthew C. EHRLICH (1995), « The Ethical Dilemma of Television News Sweeps », Journal of
Mass Media Ethics, vol 10, no 1, p. 37-47, p. 39.
18 Journalistes au pays de la convergence

(municipale, provinciale et nationale), affaires policières (faits divers), affaires


judiciaires (palais de justice), économie, etc. Les ressources des salles de nou-
velles ne sont pas toutes attitrées à de tels secteurs spécialisés, car il faut que des
journalistes dits généralistes soient disponibles pour assurer la couverture des
événements vraiment imprévisibles (drames naturels, scandales, démissions-
surprises, etc.) pouvant survenir en périphérie des secteurs spécialisés.
Les entreprises de presse ont, pour la plupart, une organisation ration-
nelle du travail qui cherche à privilégier les secteurs d’information qui inté-
ressent le public et peuvent donc générer des revenus de publicité, mais il
faut aussi que les coûts de collecte et de traitement de cette information
soient les moins élevés que possible. À cet effet, certains lieux sont recon-
nus comme plus profitables que d’autres en terme de débit informationnel
ou de richesse d’événements faciles à médiatiser. Comme l’ont constaté les
chercheurs canadiens Ericson, Baranek et Chan, le palais de justice est l’un
de ceux-là, au même titre que l’Assemblée nationale du Québec, la Chambre
des communes à Ottawa, le Centre Bell ou les hôtels de ville de Montréal ou
Québec33. Voici des lieux où se déroulent des activités d’un intérêt certain pour
le public, lieux où les médias étendent leur filet afin de capter les histoires les
plus aptes à intéresser le public. À l’intérieur même de ces lieux, les journalistes
n’ont pas les ressources (nombre, temps, espace, etc.) pour couvrir tout ce
qui y est d’intérêt public et ils font des choix en fonction, encore une fois, de
ce qui est le plus de nature à intéresser leurs publics compte tenu des limites
organisationnelles et de la concurrence.
Dans le cadre d’une analyse comparative, Ehrlich a observé que les nor-
mes déontologiques du journalisme sont souvent en opposition avec les exi-
gences organisationnelles des stations de télévision. Pour sa part, Frost affirme
que les pressions commerciales, pour fournir des histoires intéressantes, se
combinent à des heures de tombée strictes pour faire du journaliste quelqu’un
de plus simpliste qu’il ne devrait l’être34. Champlin et Knoedler sont aussi
d’avis que les structures organisationnelles implantées dans les médias incitent

33. En revanche, la Cour suprême du Canada n’est pas un endroit qui suscite une couverture média-
tique régulière malgré l’importance des décisions qui y sont prises. Voir Florian SAUVAGEAU
et al. (2006), La Cour suprême du Canada et les médias : À qui le dernier mot ?, Québec,
Presses de l’Université Laval.
34. Chris FROST (2000), Media Ethics and Self-Regulation, Harlow, Longman, p. 3.
1 • De la gazette à la convergence numérique 19

les journalistes à favoriser des événements et des secteurs qui garantissent la


collecte des informations les plus lucratives au moindre coût possible35.
La pression économique des dernières décennies a aussi un impact sur
les critères d’embauche des journalistes à la télévision et dans les journaux.
Des chercheurs ont observé que les valeurs organisationnelles (le modèle
du bon employé loyal, avec une bonne apparence, une bonne personnalité)
sont devenues plus importantes en 1996 qu’elles ne l’étaient en 1981, alors
que les qualités professionnelles (écriture, rigueur, connaissances générales,
etc.) sont moins importantes. Selon eux, on a plus tendance à embaucher de
bons employés que de bons journalistes36. On verra plus loin que la question
de la loyauté à l’entreprise de presse peut parfois conduire à l’autocensure,
aussi bien qu’elle peut miner l’intégrité de l’information journalistique quand
celle-ci devient un outil d’autopromotion au service des actionnaires.

Influence sur les contenus


Les contraintes organisationnelles influencent directement le contenu
qui sera diffusé. Ce dernier sera de plus en plus sélectionné et mis en valeur
à des fins économiques plutôt que pour servir avant tout l’intérêt public.
Plusieurs auteurs en viennent à de telles conclusions en associant notamment
pressions économiques, organisation du travail journalistique et sensation-
nalisme médiatique.
Analysant les stratégies de couverture médiatique dans le cas du procès
de Timothy McVeigh, en rapport avec l’attentat d’Oklahoma City survenu en
avril 1995, Esposito observe en premier lieu que ce sont les excès de sensation-
nalisme des médias, dans le cas du procès criminel d’O. J. Simpson, qui ont
conduit de nombreux juges à restreindre par la suite l’accès des caméras aux
salles d’audience37. Il ajoute que l’intérêt de la télévision pour la couverture
des procès est basé sur ce qui va intéresser le public plutôt que sur ce qui est
central au procès même. La forte concurrence des médias afin d’attirer le

35. Dell CHAMPLIN et Janet KNOEDLER (2002), « Operating in the Public Interest or in Pursuit
of Private Profits ? News in the Age of Media Consolidation », Journal of Economic Issues,
vol. 36, no 2, p. 459 et ss., p. 3 (document électronique, pagination personnelle).
36. HOLLIFIELD et al. (2001), op. cit., p. 92 et ss.
37. ESPOSITO, Steven A. (1998), « Source utilization in legal journalism : network TV news coverage
of the Timothy McVeigh Oklahoma City bombing trial », Communications and the Law,
vol. 20, no 2, p. 15-33 (document électronique, pagination personnelle).
20 Journalistes au pays de la convergence

plus vaste auditoire possible serait le facteur premier qui détermine quels
procès seront couverts38, peu importe leur pertinence sociale. La crimina-
liste californienne Leslie Abramson dénonce également le sensationnalisme
médiatique qui, aux États-Unis, se drape dans le Premier amendement pour
refuser aux accusés le droit à un procès équitable avec un jury impartial, que
doit garantir le Sixième amendement39. Landman considère pour sa part que
la couverture médiatique de certains procès spectaculaires est un mélange
d’information et de divertissement qui met en opposition la liberté de la
presse et les droits des accusés. Il fait valoir que le droit d’avoir un procès
public appartient aux accusés, et non au public ou aux médias. Cela vise à
assurer aux accusés que leur procès ne sera pas vicié, tout comme les enquêtes
préliminaires du reste40.
Dans le même ordre d’idée, Popp est d’avis que la procédure d’impea-
chment à laquelle l’ex-président américain Bill Clinton a fait face, à la suite
de sa liaison avec Monica Lewinsky, s’explique par le « mélange répugnant
de trois forces très puissantes » que sont l’activisme politique d’un avocat, la
partisanerie politique, et des médias qui « recherchent constamment le profit
grâce au sensationnalisme et qui font fi des normes journalistiques en cours
de route41 ». Popp relate que la couverture médiatique de l’affaire Clinton-
Lewinsky a gonflé les cotes d’écoute des grands réseaux américains et que la
course au scoop a provoqué la diffusion de fausses informations basées sur
des sources anonymes, transgressant ainsi les normes journalistiques42. Selon
elle, cet excès a conduit un journal aussi prestigieux que The New York Times
à publier 220 articles en mars 1998 concernant cette affaire, alors qu’une
importante réforme des droits des patients, appuyée par les Démocrates et
les Républicains, n’a eu droit qu’à cinq articles. Elle est d’accord avec ceux qui
estiment que les médias ont laissé tomber leur mission de quatrième pouvoir

38. Idem, p. 1.
39. Transcription d’un colloque (1996), « The Appearance of Justice : Juries, Judges and the Media »,
Journal of Criminal Law and Criminology, vol. 86, no 3, p. 1096-1146.
40. LANDMAN, JAMES H. (2005), « Balancing Act : First and Sixth Amendment Rights in High-
Profile Cases », Social Education, vol. 69, no 4, p. 182 et ss.
41. Karen A. POPP (2000), « The Impeachment of President Clinton : An Ugly Mix of Three Power-
ful Forces », Law and Contemporary Problems, vol. 63, nos 1-2, p. 223 et ss., p. 1 (document
électronique, pagination personnelle).
42. Idem, p. 8.
1 • De la gazette à la convergence numérique 21

critique, tout comme les normes professionnelles que cela implique, pour
privilégier des contenus divertissants et plus profitables43.
Le professeur et ex-journaliste Steve Bell (ABC News) rappelle qu’à la
suite de cet épisode, un sondage réalisé pour le compte du First Amendment
Center, de la Vanderbilt University, a révélé que 53 % des Américains étaient
d’avis que la presse a trop de liberté, une hausse de 17 % sur les statistiques de
1997. Il attribue ces excès à différents facteurs économiques et technologiques
qui encouragent la diffusion de contenus plus sensationnalistes44.
Un phénomène similaire a été vécu en France dans le cadre de l’affaire
d’Outreau, où des citoyens ont été injustement accusés de pédophilie par une
justice douteuse et des médias ayant voulu exploiter à fond ce faux scandale.
Le chercheur Gilles Balbastre écrit que
Du 5 mai au 5 juillet 2004, le « procès d’Outreau » est présent vingt-six fois à la
« une » des quatre grands quotidiens nationaux, qui y consacrent 344 articles
en huit semaines : 108 dans Le Figaro, 84 dans Le Monde, 77 dans Le Parisien,
75 dans Libération. Pendant la même période, ces quotidiens consacrent trois
articles à eux quatre à la sortie d’une étude de l’Organisation mondiale de la
santé (OMS) établissant que la pollution de l’air, de l’eau et d’autres dangers
liés à l’environnement tuaient chaque année plus de 3 millions d’enfants de
moins de 5 ans45.

Selon Byrne, les titres, l’importance accordée à certains aspects, les mots
utilisés et même la disposition dans le journal contribuent au sensationna-
lisme auquel aucun média n’échappe, bien que le degré de sensationnalisme
soit relié à la politique éditoriale de chaque média. Byrne rapporte les propos
d’une avocate de Toronto selon laquelle la règle de base est que les médias
imprimés doivent vendre des journaux46.
Les phénomènes de concentration et de convergence des médias, qui
se déclinent maintenant sur les plateformes des médias traditionnels et des
nouveaux médias, ne corrigent pas la situation, selon certains spécialistes :

43. Idem, p. 9.
44. Steve BELL (2000), « Kill the Messenger ! The Public Condemns the News Media », USA Today,
vol. 128, no 2652, p. 60.
45. Gilles BALBASTRE (2004), « Les faits divers, ou le tribunal implacable des médias », Le Monde
Diplomatique, décembre 2004, p. 14-15, p. 14.
46. Kathleen BYRNE (1990), « Trial by headline », Ryerson Review of Journalism, mars 1990,
p. 6 (document électronique, pagination personnelle).
22 Journalistes au pays de la convergence

Dans une ère de consolidation et de cartels médiatiques, la qualité et même


la quantité d’information se sont détériorées. Les entreprises de presse ne
sont devenues qu’une autre source de profits pour les conglomérats, et elles
doivent rapporter autant de profits que la plus rentable des divisions vouées au
divertissement. Même si les permis de diffusion continuent d’être exploités en
vue de servir “ l’intérêt public ”, les nouvelles dans une ère d’empires médiatiques
ont été réduites à de “ l’infotainment ”47.

Une récente étude sur l’état des médias américains va dans le même
sens, quand elle rapporte que la tendance est de diffuser de moins en moins
de contenu original sur de plus en plus de plateformes différentes. Les auteurs
ajoutent que les pressions économiques vont expulser le service de l’intérêt
public si les journalistes et leurs supérieurs immédiats ne résistent pas assez
aux désirs des conseils d’administration48. Certes, le sensationnalisme média-
tique n’est pas un phénomène nouveau et on peut dire qu’il existe depuis
que la presse est devenue une entreprise commerciale. Le cas dramatique
du lynchage de Leo Frank, aux États-Unis, au début du 20e siècle, à la suite
d’une couverture journalistique aux accents antisémites, est révélateur de la
tendance à exploiter commercialement les événements, même lorsque cela
se fait au prix de la vérité, de la réputation et, dans quelques cas extrêmes,
de la vie humaine49.
Chez bon nombre d’auteurs, la commercialisation de l’information qui
résulte du modèle économique en vigueur se fait à l’avantage des entreprises
de presse et au détriment de l’intérêt public. L’économiste Robert G. Picard
y voit une situation qui encourage, de la part des médias, un comportement
égocentrique (self-interested behavior) pour exploiter le marché potentiel, alors
même que cela crée un conflit croissant entre le rôle du journal comme servi-
teur de ses lecteurs et l’exploitation de ses lecteurs afin d’obtenir des avantages
commerciaux plus élevés. Selon lui, il ne faut pas se surprendre que le public
perçoive la presse comme une simple entreprise, plus intéressée à ses intérêts
économiques qu’aux intérêts plus généraux de ceux qu’elle prétend servir50.
Par ailleurs, Yamamoto est d’avis que la commercialisation de l’information
a un impact significatif sur l’éthique du journalisme contemporain, car elle

47. CHAMPLIN et KNOEDLER (2002), op. cit., p. 459 et ss.


48. PROJECT FOR EXCELLENCE IN JOURNALISM (2006), State of the Media, (http://www.
stateofthenewsmedia.com/2006/), p. 4.
49. Steve ONEY (2004), « Media Trials and Media Sensationalism : The Press Frenzy of a Century
Age Echoes in the Coverage of Trials Today », Nieman Reports, p. 63-67.
50. PICARD (2004), op. cit., p. 54.
1 • De la gazette à la convergence numérique 23

s’oppose au rôle traditionnel qui consistait à dévoiler et à faire comprendre des


faits et des événements complexes. Selon lui, on préfère maintenant stimuler
l’appétit du public pour le sensationnel et nourrir ses craintes 51.
Selon Patterson, la croissance de nouvelles superficielles (soft news) est
ancrée dans les études de marketing et de cotes d’écoute qui indiquent que les
nouvelles basées sur le divertissement peuvent attirer et retenir des auditoires.
C’est ainsi que les stations locales de télévision ont réussi à gonfler leurs cotes
d’écoute à l’aide de nouvelles « molles » qui se retrouvent en début de bulletins
de nouvelles. Les nouvelles liées aux faits divers et à la criminalité accaparent
la plus grande partie des reportages et comblent la plus grande proportion
de temps d’antenne52. Il ajoute que, si cela n’a toutefois pas réussi à freiner la
baisse des cotes d’écoute ou du tirage des journaux, cela a peut-être ralenti
quelque peu la tendance à court terme, alors qu’à long terme cette stratégie
commerciale peut l’accélérer en raison du désabusement ou de l’ennui que ce
type d’information risque de provoquer chez les citoyens. De même, Gross,
Katz et Ruby soutiennent que l’influence du marketing et de la publicité sur
les contenus journalistiques a augmenté ces dernières années, en partie en
raison de la concentration et de la convergence des entreprises de presse (et
des pressions que cela a mis sur leur rentabilité)53.
D’autres chercheurs ont pour leur part mené une étude longitudinale
des bulletins de nouvelles des réseaux américains, des années 1960 aux années
1990, qui indique une hausse marquée des reportages qualifiés de sensation-
nalistes. Pour expliquer ce phénomène, ils se réfèrent à la théorie de « l’in-
formation comme commodité », de McManus, selon laquelle les diffuseurs
cherchent à produire les nouvelles les plus attrayantes qui soient, au moindre
coût possible, pour des consommateurs dont le pouvoir d’achat intéresse

51. Takenobu YAMAMOTO (2004), « Commercial Bias in the Global Media : From the Fall of the
Berlin Wall to the Iraq War », (http://www.jamco.or.jp/2004_symposium2/en/06/), p. 5 (docu-
ment électronique, pagination personnelle).
52. Thomas E. PATTERSON (2000), DOING WELL AND DOING GOOD : How Soft News and
Critical Journalism Are Shrinking the News Audience and Weakening Democracy - And
What News Outlets Can Do About It, The Joan Shorenstein Center, Harvard University John
F. Kennedy School of Government, p. 5 (document électronique, pagination personnelle).
53. Larry GROSS, John Stuart KATZ, Jay RUBY (2003), Image Ethics in the Digital Age, Minnea-
polis, University of Minnesota Press, p. X.
24 Journalistes au pays de la convergence

les annonceurs54. De son côté, Tseng a procédé à une analyse de contenu


de magazines d’information télévisés aux États-Unis (60 minutes 48 Hours,
20/20, Dateline, etc.) afin de vérifier des hypothèses de recherche dérivées de
la théorie du journalisme de marché (market driven journalism). Cette théorie
affirme que la marchandisation des médias (media commodification) et leur
insertion dans des conglomérats, sont les principaux facteurs qui détermi-
nent les sujets qui seront couverts et la diversité des sources d’information.
L’analyse a démontré que la concurrence pour les auditoires et pour la publi-
cité a conduit à mélanger la nouvelle (produit traditionnel du journalisme
d’information) et le divertissement. Comparant ses résultats avec des travaux
antérieurs, il constate que la proportion de nouvelles de type sensationnaliste
a augmenté, avec un accent marqué pour les crimes, les scandales, les styles de
vie, la présence de vedettes et du divertissement. Cela s’est fait au détriment
de la politique, de l’économie et de l’information internationale. Autrement
dit, les nouvelles s’intéressent davantage aux gens qu’aux événements55. Il
ajoute que les gens ordinaires (plutôt que les acteurs sociaux tels les policiers,
avocats, spécialistes, etc.) sont de plus en plus présents dans les reportages
concernant les crimes, les tribunaux, les désastres naturels et les accidents.
Selon lui, la convergence de l’information et du divertissement aux heures
de grande écoute, qui a été intégrée au modèle d’affaires des médias, fait en
sorte qu’il est presque impossible pour les magazines télévisés de pouvoir
assumer leur rôle de chien de garde pour alimenter le débat public sur des
enjeux d’intérêt public56.
De l’avis de l’éthicienne Deni Elliott, la pression pour produire sans
arrêt des informations, 24 heures sur 24, dans un univers multimédia où
règne l’hyperconcurrence, pousse aussi les médias et les journalistes à tourner
les coins ronds en manquant de rigueur, ce qui est une façon de tromper le
public57.

54. SLATTERY, Karen, Mark Doremus et Linda Marcus (2001), « Shifts in Public Affaires Repor-
ting on the Network Evening News : A Move Toward the Sensational », Journal of Broadcasting
and Electronic Media, vol. 45, no 2, p. 290-302, p. 299.
55. Kuo-Feng TSENG (2001), A Content Analysis of Market Diven Television News Magazines :
Commodification, Conglomeration and Public Interest, Thèse de doctorat, Michigan State
University, 159 pages, p. iii.
56. Idem, p. 118.
57. Lori ROBERTSON (2005), « Confronting the Culture : The Culprit Behind the Recurring Clusters
of Plagiarism and Fabrication Scandals Isn’t Just Irresponsible Youth or a Few Bad Apples or the
Temptations of the Internet. It May Be the Newsroom Culture Itself », American Journalism
Review, vol. 27, no 4, August-September, p. 34 et ss.
1 • De la gazette à la convergence numérique 25

Analysant cette fois la transformation des journaux québécois, de 1945


à 1985, l’historien Jean de Bonville avance que le contenu des journaux réagit
aux pressions de la concurrence des autres journaux et des autres médias58.
Il affirme que la recherche du profit et le financement par la publicité sont
deux facteurs économiques qui déterminent le contenu depuis le 19e siècle.
Cela a pour conséquence que les éditeurs imposent un contenu visant à attirer
des lecteurs et des annonceurs. Il postule de plus que celui-ci est déterminé
de manière particulière par la conjoncture économique, la concurrence et
les stratégies d’adaptation59. Son analyse de contenu des journaux québécois
montre que le divertissement, les loisirs et la consommation font des progrès
aux dépens de préoccupations plus générales, dont l’actualité internationale.
De 1945 à 1985, le journal devient un média de services (cotes de la bourse,
horaires télé, etc.) de consommation et de divertissement (sport, horoscope,
mots croisés, etc.)60.
Bien que largement financée par des fonds publics, la Société Radio-
Canada n’échappe pas à la tendance, comme le révèle une recherche de Frédérick
Bastien. Ce dernier a procédé à une analyse de contenu des bulletins d’in-
formation télévisée de Radio-Canada et de TVA, ainsi que des bulletins d’in-
formation radiodiffusée de Radio-Canada et de Radiomédia (CKAC), tous
diffusés en 2000. Il voulait ainsi vérifier, par la comparaison, quel diffuseur
avait le meilleur bilan en ce qui concerne le service public. Il en arrive à la
conclusion que « l’indépendance d’un radiodiffuseur à l’égard des annon-
ceurs a un effet positif sur l’atteinte des objectifs liés à trois dimensions du
service public : la substance de l’information, l’identité nationale et l’ouverture
sur le monde61 ». Ses résultats révèlent aussi la grande importance que les
radiodiffuseurs privés (TVA et CKAC) accordent aux faits divers. Dans la
thèse de maîtrise consacrée à cette recherche, Bastien estime que, sur certains
critères associés au service public, les différences sont notables entre les dif-
fuseurs publics et les diffuseurs privés, certes, mais aussi entre la télévision
publique, qui a besoin de revenus publicitaires, et la radio publique, qui n’en
a pas besoin.

58. Jean de BONVILLE (1995), Les quotidiens montréalais de 1945 à 1985 : morphologie et
contenu, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, p. 24.
59. Idem, p. 30-32.
60. Idem, p. 159.
61. Frédérick BASTIEN (2004), « Écouter la différence ? Les nouvelles, la publicité et le service public
en radiodiffusion », Revue canadienne de science politique, vol. 37, no 1, p. 73-93, p. 86.
26 Journalistes au pays de la convergence

La télévision publique, et encore davantage la radio publique, présentent plus


de nouvelles politiques et moins de faits divers que les chaînes privées. Ses
nouvelles sont plus longues et elles incluent plus souvent des reportages. Elles
diffusent aussi plus d’informations concernant l’ensemble du Canada et pro-
venant des diverses régions du pays alors que les chaînes privées se concentrent
sur l’actualité québécoise. Elles valorisent davantage l’information internatio-
nale, elles présentent plus de nouvelles sur la politique internationale et elles
abordent des sujets plus complexes, par exemple en ce qui concerne l’action
du Canada à l’étranger62.

Ses résultats de recherche


[…] suggèrent que si les considérations commerciales étaient éradiquées de la
télévision de la SRC, la couverture serait alors plus substantielle, tant au niveau
national qu’international, et qu’elle refléterait mieux la globalité canadienne
en offrant un traitement plus complet des questions touchant l’ensemble du
pays, entre autres par le truchement de la capitale fédérale, et les autres [sic]
provinces canadiennes que le Québec63.

Cette recherche a fait dire à l’ex-ombudsman Mario Cardinal que Radio-


Canada a dû « s’ajuster au marché » et suivre « la tendance » face à la concur-
rence de TQS, en rapportant les faits divers « non plus en fonction de leur
importance, mais en fonction de leur dimension spectaculaire. Ce qui ouvre
la porte au sensationnalisme… qui est la porte juste à côté !64 »
Mais la mission économique ne se traduit pas seulement par la sélection
et la diffusion accrue d’informations dont l’intérêt public est contestable. Les
médias peuvent aussi orienter leur couverture afin de ne pas nuire directement
à leurs intérêts économiques, privilégiant alors leurs intérêts corporatistes
à l’intérêt public. À cet effet, Sophie Boulay a choisi d’analyser la manière
dont les quotidiens de Montréal ont couvert les audiences de la Commis-
sion parlementaire sur la concentration de la presse, qui se sont déroulées
en février 2001. Elle voulait tester « l’hypothèse que la mission corporative
des quotidiens montréalais l’emportera sur leur mission démocratique65 »,

62. Frédérick BASTIEN (2002), Écouter la différence ? Les nouvelles, la publicité et le service
public en radiodiffusion, Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures, Université de
Montréal, p. 121.
63. Idem, p. 122.
64. CARDINAL (2004), op. cit., p. 242-243.
65. Sophie BOULAY (2002), Les médias privilégient-ils leur mission démocratique ou éco-
nomique ? Une analyse de contenu des quotidiens montréalais, Mémoire de maîtrise en
communication publique, Université du Québec à Montréal, p. ii.
1 • De la gazette à la convergence numérique 27

ce qui signifie que la couverture de cette commission dans chaque quotidien


(Le Devoir, La Presse, Le Journal de Montréal et The Gazette) sera conforme
aux intérêts corporatifs de chaque propriétaire. Elle résume ses conclusions
de la façon suivante :
Nous concluons que les quotidiens montréalais ont présenté les travaux de
la commission parlementaire sur la concentration de la presse de manière
très différente. Notre analyse nous permet d’affirmer que le traitement de la
nouvelle est intimement relié aux positions que défendent les propriétaires des
quotidiens. Ainsi, Le Devoir, qui exprime clairement son inquiétude face au
phénomène de concentration, accorde énormément d’importance aux travaux
de la commission parlementaire, par ailleurs, La Presse présente les opinions
de toutes les parties impliquées, sans proposer d’analyse ou d’interprétation.
Le Journal de Montréal, pour sa part, accorde très peu d’importance à l’évé-
nement et ne reprend que les textes proposés par les agences de presse. The
Gazette, finalement, fait peu de cas de l’événement. Les quotidiens montréalais
étudiés, en ne présentant qu’une vision partielle des travaux de la commission
parlementaire, reflètent davantage leur mission corporative que leur mission
démocratique66.

Selon elle, les « préoccupations des médias sont maintenant d’ordre


économique et non plus d’ordre informationnel67 », et ils favorisent avant
toute chose leur intérêt économique plutôt que l’intérêt public dans un débat
qui les met en cause. Aux États-Unis, Lisa Mills en arrive à des conclusions
similaires quant à la couverture des audiences de la Federal Commission of
Communication de 200368. Nous verrons plus loin que les journalistes du
Québec partagent très largement ce point de vue quant à l’importance que
les médias accordent à la promotion de leurs intérêts particuliers compara-
tivement à l’intérêt public.
Au Canada, des auteurs ont mis en évidence l’existence des angles morts
(blind spots) du journalisme, soit des sujets ou enjeux de grande importance
qui sont pourtant marginalisés ou occultés par les médias. Selon Hackett et
Gruneau, ces angles morts s’expliquent par plusieurs facteurs. La position du
journaliste dans l’organisation (est-il sujet à des pressions, comme le seraient

66. Idem, p. vii.


67. Idem, p. 104.
68. Lisa MILLS (2005), Too Little Too Late : Network Coverage of the FCC’s 2003 Media
Ownership Rule Changes, Association for Education in Journalism and Mass Communication
in San Antonio, (http://list.msu.edu/cgi-bin/wa ?A2=ind0602b&L=aejmc&D=0&T=0&P=226
2&F=P).
28 Journalistes au pays de la convergence

les pigistes ou les journalistes temporaires ou surnuméraires ?), tout autant


que le profil démographique des salles de rédaction et l’orientation profes-
sionnelle des journalistes (âge, formation, expérience, conceptions éthiques
de leur métier) pourraient influencer davantage leur travail que leurs valeurs
et croyances strictement personnelles.
Ces auteurs insistent aussi sur le mode de propriété et le fonctionnement
des institutions médiatiques qui encouragent certaines routines entre les
journalistes et leurs sources d’information habituelles, surtout dans le cadre
des secteurs spécialisés tels le palais de justice ou la politique. Les médias ont
besoin d’une certaine routine pour s’assurer qu’il y aura des reportages et des
articles prêts à être diffusés au bulletin de nouvelles ou dans le journal. Il existe
une façon d’utiliser ses ressources pour faire en sorte que cela se produise.
Cette routine favorise les sources qui sont des pourvoyeuses fiables d’informa-
tion (les relationnistes surtout) et pénalise les sources moins visibles, moins
capables d’attirer l’attention des médias. En résumé, les médias privilégient
certaines informations payantes, faciles à collecter et à traiter, attrayantes
pour le public, en espérant attirer des consommateurs qui seront à leur tour
attrayants pour les annonceurs, et tout cela, sans déplaire aux propriétaires
qui ont des intérêts économiques et idéologiques. Face à ces biais structurels
et organisationnels, le journaliste apprend rapidement le genre de reportages
qu’on attend de lui, et il sait ce qui sera refusé par son patron. Il ne perd donc
plus de temps à fouiller des histoires différentes et se rabat sur des valeurs
sûres : confrontation, spectacle, dénonciation, faits divers69.
De son côté, Peter Desbarats explique que ces angles morts de l’infor-
mation ne surviennent pas au hasard. Ils sont associés au mode de propriété
des médias (concentration, actionnaires), à la structure de l’organisation de
travail (ambition sociale et professionnelle des gestionnaires et des journa-
listes qui ne veulent pas déplaire à leurs supérieurs), au type de personnes
embauchées et promues (peu de contestataires, surtout des gens du mains-
tream intellectuel ou idéologique), aux conditions de travail (indépendance
assurée par le syndicat ou pigistes précaires, bons salaires ou non), au genre
d’information attendue des journalistes (faits divers, soft news, information
de service et de complaisance plutôt qu’information combative, politique,
économique, etc.)70.

69. HACKETT et al. (2000), op. cit.


70. Peter DESBARATS (1990), Guide to Canadian News Media, Toronto, Harcourt Brace
Jovanovich.
1 • De la gazette à la convergence numérique 29

Érik Neveu rappelle que la production quotidienne ou hebdomadaire


d’un journal ou d’un bulletin d’information s’inscrit dans la rationalisation
bureaucratique théorisée par Max Weber et ajoute que le « savoir-faire de tout
journaliste se déploie et se construit dans les contraintes d’une structure d’in-
terdépendance avec sa hiérarchie, ses collègues, ses sources qu’aucun garga-
risme sur la liberté de l’acteur ne peut magiquement dissiper71 ». Daniel Cornu
cite pour sa part le sociologue Pierre Bourdieu, pour qui l’une « des propriétés
les plus importantes du jeu journalistique réside dans sa faible autonomie [...],
c’est-à-dire dans le fait qu’il est fortement soumis à des contraintes externes
comme celles que font peser, directement ou indirectement, les annonceurs,
les sources et aussi la politique72 ».
Bien entendu, les effets réels de telles contraintes organisationnelles
sur le type d’information que les journalistes devront favoriser en laissent
plusieurs profondément déçus d’exercer un métier qui ne ressemble en rien
à l’idéal noble qu’ils s’en étaient fait. Dans son analyse comparative des bul-
letins de nouvelles de deux stations de télévision américaines en période de
sondage d’écoute (ratings), dont il a été question plus haut, Ehrlich a constaté
que c’était l’occasion de produire des séries de reportages sur des sujets dont
le niveau d’intérêt public était très faible. Il considère du reste que cela crée
un dilemme moral chez les journalistes, qui sont en quelque sorte obligés de
travailler sur des questions superficielles et sensationnalistes alors qu’ils vou-
draient favoriser des thèmes plus sérieux73. On verra que la présente recherche
va aussi dans ce sens.
Un des responsables des stations de télévision lui a déclaré que leur
commerce était de vendre le regard des téléspectateurs aux commanditaires,
à défaut de quoi il faudrait mettre la clé dans l’entreprise74. Il a observé l’exis-
tence de la confusion classique entre intérêt public et intérêt du public (lire
curiosité du public) et rappelle que les cotes d’écoute mesurent le nombre de
personnes qui regardent un bulletin de nouvelles particulier, et non la qualité
de ces informations. Ehrlich affirme que le fait de mobiliser beaucoup de
ressources, afin de produire des reportages sans intérêt public, signifie que la

71. Érik NEVEU (2004), Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte, coll. Repères, p. 43.
72. CORNU (1996), op. cit., p. 13.
73. Nous verrons plus loin que les journalistes du Québec valorisent des fonctions sociales qu’on
pourrait qualifier de nobles qui constituent leur credo professionnel, mais qu’ils oeuvrent souvent
au sein de médias qui valorisent des fonctions différentes.
74. EHRLICH (1995), op. cit., p. 40.
30 Journalistes au pays de la convergence

loyauté des journalistes et des stations de télévision est allée aux actionnaires
et propriétaires plutôt qu’aux citoyens. Il est d’avis que la culture organi-
sationnelle des salles de presse, en accordant une attention démesurée aux
cotes d’écoute, décourage beaucoup, sinon interdit carrément, tout effort
individuel pour prendre une plus grande responsabilité éthique en ce qui
regarde ce qui sera diffusé75.
Ce chercheur a aussi constaté que cela indisposait certains journalistes et
cadres, qui se trouvaient en quelque sorte obligés d’agir de la sorte en raison
des pressions structurelles. Il rejoint les conclusions de Gardner et al. qui ont
aussi constaté que les journalistes étaient désabusés par le genre de travail
superficiel que l’on attend d’eux, alors qu’ils souhaiteraient se consacrer à des
questions plus sérieuses, d’un plus grand intérêt public76. Sigelman a lui aussi
observé le conflit de valeurs vécu par les journalistes qui se trouvent confrontés
à des normes organisationnelles différentes des normes professionnelles77.
De son côté, Stepp réfère à des enquêtes selon lesquelles bon nombre de
journalistes songent à quitter le métier et, au terme d’une recherche menée
pendant plusieurs mois, en vient à la conclusion que les médias doivent se
consacrer à nouveau au service de l’intérêt public, en tenant compte autant
de ce qui intéresse le public dans l’immédiat qu’en servant l’intérêt public à
long terme. Selon lui, cela peut se faire sans verser dans la commercialisation
excessive de l’information (crass commercialization)78.
Pour certains, l’invocation des nobles principes de l’intérêt public et
du droit du public à l’information relève davantage de ce que Philip Selznick
nomme un « mythe institutionnel ». Il s’agit d’un effort de rhétorique idéaliste
qui cherche à cacher que les objectifs réels des entreprises (rentabilité maxi-
male) sont en porte-à-faux avec leurs prétentions officielles ( la préséance de
l’intérêt public, le droit du public à l’information, la démocratie, etc.)79.

75. Idem, p. 45.


76. Howard GARDNER, Mihaly CSIKSZENTMIHALY et William DAMON (2001), Good Work :
When Excellence and Ethics Meet, New York, Basic Books.
77. Lee SIGELMAN (1973), « Reporting the News : An Organizational Analysis », The American
Journal of Sociology, vol. 79, no 1, p. 132-151, p. 141.
78. Carl Sessions STEPP (1993), « How to Save America’s Newspapers », American Journalism
Review, vol. 15, no 3, p. 18 et ss, p. 4 (document électronique, pagination personnelle).
79. Rapporté par Lee SIGELMAN (1973), « Reporting the News : An Organizational Analysis », The
American Journal of Sociology, vol. 79, no 1, p. 132-151, p. 134.
1 • De la gazette à la convergence numérique 31

Qu’en pense le public ?


Les journalistes affirment représenter le public et son droit à l’informa-
tion. Il ne fait pas de doute que cette prétention est fondamentale en journa-
lisme. Elle est même la source de sa légitimité sociale80. Celle-ci est liée à un
encadrement normatif qui énonce à la fois des libertés et des responsabilités
(l’éthique et la déontologie du journalisme), ainsi qu’un devoir d’imputabilité
devant différentes instances (le public, la profession, les tribunaux, etc.).
Pourtant, il existe une profonde méfiance des publics face aux motiva-
tions réelles des journalistes. De plus, les choix journalistiques sont souvent
critiqués par le public, au nom duquel ces choix seraient pourtant faits. En
fait, de moins en moins de citoyens croient que les journalistes et les médias
d’information oeuvrent pour le bien public, et de plus en plus sont d’avis
que les motivations réelles des médias sont le service d’intérêts particuliers,
surtout économiques.
Dans le cadre d’un sondage d’opinion réalisé pour le compte de la Fédé-
ration professionnelle des journalistes du Québec, en 2002, on a posé au public
québécois la question suivante : Diriez-vous que les journalistes sont avant tout
au service du public, de leur entreprise ou de leurs propres intérêts ? Seulement
26 % des répondants ont répondu que les journalistes étaient avant tout au
service du public, alors que 39 % étaient d’avis qu’ils étaient avant tout au
service de leur entreprise et 29 %, de leurs propres intérêts. En somme, plus
de 68 % des répondants affichaient clairement leur incrédulité envers le mythe
institutionnel évoqué plus haut81.
De son côté, le professeur Enn Raudsepp, de l’Université Concordia, a
analysé comment le public et des journalistes montréalais en arrivaient sou-
vent à favoriser des comportements différents quand on leur soumettait des
cas typiques de dilemmes moraux82. Un de ces cas portait sur la pertinence

80. Marc-François BERNIER (2004), Éthique et déontologie du journalisme, seconde édition,


Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval.
81. Marc-François BERNIER (2004), La méfiance des Québécois envers la concentration de la
propriété des médias, les journalistes et l’intervention gouvernementale, communication
orale dans le cadre du XVIIe congrès international des sociologues de langue française, Tours
(France), le 6 juillet 2004 (http://www.univ-tlse2.fr/aislf/gtsc/DOCS_SOCIO/FINITO_PDF/
Bernier_rev.pdf).
82. Enn RAUDSEPP (1999), « Editors for a Day : Readers’ Responses to Journalists Ethical Dilem-
mas », Journal of Mass Medias Ethics, vol. 14, no 1, p. 42-54.
32 Journalistes au pays de la convergence

de diffuser ou non la photographie de jeunes enfants et de leurs parents,


alors qu’ils faisaient la file afin de recevoir des biens distribués par un orga-
nisme de charité. Alors que 74 % des répondants du public83 étaient d’avis
qu’il ne fallait pas publier la photo, car cela risquait d’embarrasser ces gens
au point où ils hésiteraient à se représenter à nouveau à cet endroit, malgré
leurs besoins, 58 % des journalistes auraient décidé de diffuser cette photo
afin de montrer aux lecteurs que plusieurs personnes de la communauté
sont dans le besoin et cela pourrait les persuader de leur venir en aide. Il est
intéressant de constater que les répondants, issus du public, considèrent que
la presse peut nuire à ceux qui se trouvent dans une situation défavorable.
Raudsepp estime qu’en général, les journalistes, qui gagnent leur vie à diffuser
des informations, sont moins respectueux du respect de la vie privée que les
répondants. Il ajoute que les répondants du public sont encore plus favorables
au respect de la vie privée quand vient le temps de protéger des médias ceux
qui souffrent (victimes de drames ou de crimes et leurs familles). En somme,
le public et les médias ne partagent pas les mêmes motivations et sensibilités
éthiques84. À ce sujet, en octobre 2005, répondant à l’invitation du quotidien
La Presse, plusieurs lecteurs témoignaient de leur ras-le-bol et dénonçaient
les moyens utilisés pour augmenter les cotes d’écoute85. Au même moment,
le magazine Trente, publié par la Fédération professionnelle des journalistes
du Québec, rapportait des critiques similaires recueillies auprès d’artistes et
de personnalités publiques. Cette posture critique ne se limite pas au Québec,
bien au contraire.
Ainsi, la journaliste pigiste de Toronto Miriam Porter n’a pas hésité à
dénoncer les comportements des photographes de presse qui ont harcelé la
famille de David Rosenzweig, un juif orthodoxe tué en 2002 à Toronto. Selon
elle, le harcèlement des photographes, à la sortie du palais de justice, dans
le cadre du procès pour meurtre qui a suivi, ne visait aucunement l’intérêt
public86. De son côté, en parlant du droit du public à l’information, dans le
contexte des révélations aux procès de Karla Homolka et de Paul Bernardo, qui

83. L’ analyse portait sur des réponses données dans le cadre de l’initiative du quotidien The
Gazette « You Be the Editor » qui demandait à ses lecteurs de jouer au journaliste. Les centaines
de réponses analysées ne sont pas scientifiquement représentatives de l’opinion publique.
84. RAUDSEPP, (1999), op. cit., p. 49-50.
85. Voir la page Forum du jeudi 6 octobre 2005, p. A21.
86. Miriam PORTER et Avrum ROSENSWEIG (2005), « An Appeal for Privacie », Toronto Star,
9 mai 2005, p. A 19.
1 • De la gazette à la convergence numérique 33

ont été marqués par des interdits de publication, le journaliste David Berman,
du Globe and Mail, rappelle que cet argument a été utilisé par les médias pour
combattre les interdits. Mais une importante proportion de la population
a fait savoir qu’elle ne voulait pas tout connaître à ce sujet87. Il cite certains
témoignages de citoyens qui soupçonnaient les médias d’invoquer de nobles
principes, alors que les motivations premières étaient commerciales et que
la surveillance du bon fonctionnement du système juridique avait peu à voir
avec ces revendications. Ces procès ont alimenté une grande concurrence et
des querelles entre les Toronto Sun et le Toronto Star, lesquelles ont contribué
à persuader le public que des intérêts particuliers, plutôt que l’intérêt public,
se cachaient derrière la campagne que menaient certains médias contre des
interdits de publication88.
Par ailleurs, à partir d’entrevues avec 78 leaders de la société civile en
Ontario, Howard-Hassman en vient à la conclusion que ces derniers favorisent
une conception non absolutiste de la liberté d’expression, et sont favorables
à des interventions gouvernementales pour protéger les droits des groupes
vulnérables qui peuvent faire l’objet de propos offensants. Ces leaders placent
la liberté d’expression en concurrence avec d’autres valeurs, dont l’égalité et
la non-discrimination. Howard-Hassman y voit un exemple de raisonnement
moral de citoyens d’une démocratie libérale qui cherchent à réconcilier les
droits des individus et des communautés89. Quant à Rodolphe Morissette,
l’ex-chroniqueur et spécialiste du journalisme judiciaire, il reconnaît que les
médias ne sont pas seulement des services publics, mais « aussi des entre-
prises commerciales de communication, dont la logique du profit et de la
concurrence les amène à privilégier souvent l’information-spectacle, voire à
“ détourner à son profit les exigences irrationnelles ” des auditoires », écrit-il en
citant Pierre-Yves Chereul90. Il s’oppose toutefois à ceux qui prétendent que les
médias traitent de certains sujets uniquement à des fins commerciales. Selon
lui, les journalistes judiciaires utilisent divers critères pour déterminer les

87. David BERMAN (1995), « Right to know », Ryerson Review of Journalism, (http://www.rrj.
ca/print 199).
88. Idem,
89. Rhoda E. HOWARD-HASSMAN (2000), « Canadians Discuss Freedom of Speech : Individual
Rights Versus Group Protection », International Journal on Minority and Group Rights,
vol. 7, p. 109-138.
90. Rodolphe MORISSETTE (2004), La presse et les tribunaux : un mariage de raison, Montréal,
Wilson & Lafleur, p. 39.
34 Journalistes au pays de la convergence

dossiers qu’ils traiteront : intérêt public, implication de détenteurs de fonctions


publiques, questions de droit public et de droit criminel91. L’ex-ombudsman
au service de Radio-Canada soutient pour sa part que, si les affaires judiciaires
ont un intérêt public certain, la façon dont les médias les traitent les ravale
souvent à de purs faits divers sans intérêt public92.
Ailleurs, des auteurs ont observé que le public américain semble éga-
lement convaincu que les journalistes ne sont pas là pour servir l’intérêt
public, mais bien pour servir les intérêts économiques des conglomérats de
presse ainsi que leurs propres ambitions professionnelles93. Patterson cite
divers sondages selon lesquels les Américains sont de plus en plus critiques
de l’information qui leur est servie par les médias. Le sondage qu’il a réalisé
indique même que la majorité des répondants préfèrent l’information qui
porte sur des sujets d’intérêt public (hard news, policy, etc.), alors que ceux
qui préfèrent l’information de nature divertissante aimeraient également avoir
davantage d’information plus sérieuse. Ce constat demeure valide, même après
avoir soumis des questions indirectes afin d’éviter le biais chez les répondants
qui veulent bien paraître, en se disant favorables à l’information sérieuse
plutôt qu’à l’information spectacle ou sensationnaliste. Le constat est encore
plus clair chez les publics grands consommateurs d’information qui consti-
tuent la base des fidèles auditoires des médias d’information. Par ailleurs,
bon nombre de répondants déplorent le caractère ennuyant et répétitif de
certains types d’information, dont les faits divers94 qui sont pourtant très
prisés par les médias, à des fins commerciales. De même, une récente édition
annuelle de l’état des médias aux États-Unis révèle que le public a de plus
en plus tendance à se méfier des journalistes. Il s’agit d’une tendance à long
terme qui remonte au début des années 1980. Les Américains en sont venus
à considérer les médias comme étant moins professionnels, moins rigoureux
et moins soucieux des gens. Ces citoyens sont de plus en plus convaincus
que les entreprises de presse agissent uniquement en fonction de leur intérêt
économique, et que les journalistes ne cherchent qu’à servir leur plan de
carrière, résume un sondeur95.

91. MORISSETTE (2004), op. cit., p. 48-54.


92. CARDINAL (2005), op. cit., p. 228-229.
93. PROJECT FOR EXCELLENCE IN JOURNALISM (2004), The State of the News Media 2004,
(http://www.stateofthenewsmedia.org/) visité le 15 mars 2006.
94. PATTERSON (2000), op. cit., p. 6-7.
95. PROJECT FOR EXCELLENCE IN JOURNALISM (2006), op. cit., p. 8.
1 • De la gazette à la convergence numérique 35

Constatant que la crédibilité et la satisfaction du public envers les médias


ne cessent de diminuer depuis le début des années 1990, comme en témoignent
de nombreux sondages, des chercheurs ont demandé à des représentants du
public de jouer le rôle de producteurs d’émissions d’information, afin de
voir quelles responsabilités ils estimaient avoir à l’égard de leur auditoire. Ces
chercheurs sont d’avis que les médias ont accordé peu d’importance réelle à
leurs responsabilités sociales afin de favoriser la rentabilité économique de
l’information, ce qui serait encore plus vrai depuis le début des années 198096.
Ils ont observé que, dans bien des cas, les nouvelles dont la diffusion était
surtout compatible avec les responsabilités sociales, du point de vue des sujets
de l’enquête, n’étaient pas les mêmes que celles qui avaient un fort potentiel
de rentabilité économique. Ils ont aussi observé qu’il arrivait parfois que des
nouvelles soient considérées à la fois comme rentables et conformes aux res-
ponsabilités sociales de la presse, comme quoi ces deux notions ne sont pas
nécessairement exclusives. Néanmoins, parmi les sujets, les considérations
concernant les responsabilités sociales des nouvelles étaient soulevées deux
fois plus souvent que celles relatives à leur rentabilité.
En somme, le public97 est à la fois conscient et critique de la commercia-
lisation de l’information qui caractérise les entreprises de presse. Les médias
prétendent représenter le droit du public à l’information, mais le public est
très critique à leur endroit et doute de la noblesse des motivations des jour-
nalistes et des entreprises de presse.
Nous verrons plus loin, et cela est peut-être un des principaux ensei-
gnements de notre recherche, qu’il faut de plus en plus faire des distinctions
entre les journalistes et les entreprises de presse d’une part, et le mode de
propriété des différentes entreprises de presse d’autre part. Notre enquête
révèle clairement que les journalistes ont des aspirations professionnelles plus
conformes aux valeurs nobles que sont l’intérêt public et le droit du public à
une information de qualité, diversifiée et intègre. Ils aimeraient visiblement
être plus libres et autonomes, mais ils se retrouvent très souvent dans un
corset organisationnel qui limite leur autonomie. De plus, ils sont à l’emploi

96. Rebecca Ann LIND et Naomi ROCKLER (2001), « Competing Ethos : Reliance on Profit versus
Social Responsibility by Laypeople Planning a Television Newscast », Journal of Broadcasting &
Electronic Media, vol. 45, no 1, p. 118 et ss (document électronique, pagination personnelle).
97. Il serait plus juste de toujours parler des publics afin de refléter la diversité des points de vue
à l’égard des médias et nous invitons le lecteur à tenir compte de cette nuance, même lorsque
nous parlons du public afin de faciliter la lecture.
36 Journalistes au pays de la convergence

de médias qui ne sont pas également soumis aux mêmes impératifs écono-
miques, en raison de modes de propriété différents.
Néanmoins, les journalistes demeurent des acteurs qui conservent une
certaine autonomie professionnelle dans le traitement des sujets qui retien-
nent leur attention. Ils jouissent le plus souvent de protections en vertu de
conventions collectives bien étoffées. Ils sont, bien entendu, contraints par un
corset organisationnel, mais celui-ci n’est une chape de plomb. Pour dresser
un portrait le plus juste possible, l’analyse doit donc constamment faire des
aller-retour entre les niveaux individuel et organisationnel, entre le micro et
le macro.
La prochaine section de l’ouvrage va pour sa part faire un survol des
recherches empiriques qui ont été menées afin de mesurer les impacts de la
concentration et de la convergence des médias sur la qualité, la diversité et
l’intégrité de l’information. Cette partie va préparer la présentation et l’in-
terprétation des résultats de notre enquête menée auprès de 385 journalistes
syndiqués qui oeuvrent en grande majorité pour les trois grands conglomérats
médiatiques du Québec (Radio-Canada, Gesca et Quebecor).
Chapitre 2

Les impacts de la concentration


et de la convergence des médias
sur la qualité, la diversité et
l’intégrité de l’information

La convergence des médias est largement tributaire d’un état de concen-


tration de la propriété des entreprises de presse. Ces deux phénomènes repo-
sent sur des facteurs économiques, technologiques et culturels. Certes, des
cas de convergence existent qui mettent en partenariat des médias apparte-
nant à des propriétaires différents, mais quiconque s’intéresse réellement à
la diversité, à la qualité et à l’intégrité de l’information journalistique doit
tenir compte à la fois des effets conjugués de la concentration de la propriété
et de la convergence des médias.
En raison des développements technologiques, la convergence des
médias permet d’accélérer et d’accentuer, sur plusieurs plateformes de dif-
fusion, des échanges de textes, de reportages, de contenus journalistiques. Ce
que la concentration de la presse permettait de faire à l’intérieur des frontières
matérielles de chaque type de média (journal, télévision, radio), la convergence
permet de le faire sur tous les médias à la fois. C’est pourquoi les constats tirés
des enquêtes empiriques portant sur la concentration et sur la convergence
sont pertinents pour évaluer leurs impacts sur l’information journalistique.
Toutefois, même si les inquiétudes sont très présentes aussi bien chez les
journalistes que chez les chercheurs et bon nombre de groupes de la société
38 Journalistes au pays de la convergence

civile1, relativement peu d’enquêtes empiriques ont été réalisées quant aux
effets de la convergence sur la qualité et la diversité de l’information, comme
l’a observé Singer2.
La convergence des médias peut avoir plusieurs visages et des intensités
variables, allant de la mise en commun de certaines ressources de médias
différents, au gré d’ententes précises (convergence à la carte entre Gesca et
Radio-Canada par exemple), jusqu’à un modèle d’intégration maximale
(Tampa Tribune par exemple) en passant par le modèle actuel de Quebecor
de partage de contenus des journaux, de la télévision et d’Internet et les efforts
de promotion croisée. Il y a donc un continuum de convergence, et chaque
cas peut y trouver sa place3.
Huang et al. déterminent quatre catégories de convergence : celle qui
réunit les contenus de médias différents, celle qui est de nature technologique
grâce à la numérisation, celle qui existe par la mise en commun des médias
d’un même propriétaire à la suite de fusions, et la convergence des rôles des
professionnels de l’information écrite et électronique qui peuvent à la fois
assurer l’écriture et la narration des nouvelles. Les chercheurs ajoutent que
les trois premières formes de convergence ont fortement influencé et accéléré
la quatrième forme, celle qui concerne les journalistes et photographes de
la presse écrite, par exemple, et incite à effacer les frontières traditionnelles
entre ces deux métiers4. On peut ajouter que des pressions s’exercent pour
que le journaliste de la presse écrite soit également photographe, cinéaste et
preneur de son afin qu’il puisse procéder au montage de différentes versions
de son reportage en vue de sa diffusion sur plusieurs plateformes différentes
(papier, Internet, baladodiffuseur, télévision, radio, etc.).

1. Voir notamment Petty BOZONELOS (2004), « The Tension Between Quality Journalism and
Good Business in Canada : A View From the Inside », Communication, vol. 29, p. 77-92 ; Geneva
OVERHOLSER (2004), « To Big to Be Good », Broadcasting and Cable, vol. 11, p. 43.
2. Jane B. SINGER (2004), « Strange Bedfellows ? The Diffusion of Convergence in Four News
Organizations », Journalism Studies, vol. 5, no 1, p. 3-18, p. 4.
3. Voir à ce sujet Larry DAILY, Lori DEMO et Mary SPILLMAN (2003), « The Convergence Conti-
nuum : A Model for Studying Collaboration Between Media Newsrooms », Proceedings of the
Annual Meeting of the Association for Education in Journalism and Mass Communi-
cation, Kansas City, Missoury, July 30 – August 2, 2003, p. 428-457.
4. Edgar HUANG, Karen DAVISON, Stephanie SHREVE, Twila DAVIS, Elizabeth BUTTENDORF
et Anita NAIR (2006), « Bridging Newsrooms and Classrooms : Preparing the Next Generation
of Journalists for Converged Media », Journalism and Communication Monographs,
p. 221-262, p. 226-227.
2 • Les impacts de la concentration et de la convergence des médias 39

La convergence des médias, et de leurs contenus journalistiques, est un


processus qui n’a pas encore atteint toute l’ampleur que certains lui prédisent,
comme le documentent Dailey, Demo et Spillman. Une autre étude publiée
en 2005, réalisée auprès de 372 responsables de nouvelles de journaux aux
États-Unis, révèle que près du tiers des répondants (29 %) déclarent avoir
une entente de partenariat avec une station de télévision5 et, dans la plu-
part des cas, cela implique des médias appartenant à des propriétaires diffé-
rents6. Généralement, plus le marché est important, plus on trouve de tels
partenariats en raison de la présence d’au moins une station de télévision.
Les auteurs ont observé que ces partenariats se trouvaient surtout au stade
des efforts de promotion croisée (diffuser le logo du média partenaire sur
une base régulière, inviter un journaliste de la presse écrite dans un bulletin
de nouvelles pour faire la promotion du texte à paraître le lendemain, etc.),
plutôt qu’au stade d’une convergence de contenus provenant de journalistes
travaillant pour les deux médias à la fois.
Ces deux situations sont, selon eux, les extrêmes du continuum de la
convergence qu’ils présentent. Plus on se dirige vers l’extrémité droite du
continuum, plus les médias partagent les ressources, les sujets de couverture,
les contenus, etc. À gauche du continuum, on se limite simplement à la pro-
motion croisée, c’est-à-dire qu’un média fait la promotion de contenus offerts
par un autre média, avec lequel il y a eu entente de collaboration.

Schéma 1
Continuum de la convergence
Promotion croisée Ressources Sujets de couverture Partage de contenus

(inspiré de Dailey et al. 2005, 39)


Sans s’opposer à la convergence des médias facilitée par les percées tech-
nologiques – ou au journalisme qualifié de multiplateformes, multimédia ou
multitâche –, Quinn est d’avis que les problèmes commencent lorsqu’il y a

5. Les auteurs notent que ce résultat est nettement moins élevé que dans une une autre étude, mais
ne peuvent expliquer l’écart.
6. Larry DAILEY, Lori DEMO et Mary SPILLMAN (2005), « Most TV/Newspapers Partners at Cross
Promotion Stage », Newspaper Research Journal, vol. 26, no 4, p. 36-49. Voir aussi les mêmes
auteurs (2005), « The Convergence Continuum : A Model for Studying Collaboration Between
Media Newsrooms », Atlantic Journal of Communication, vol. 13, no 3, p. 150-168.
40 Journalistes au pays de la convergence

un déséquilibre entre la mission sociale des médias et la recherche de revenus


publicitaires. Il explique que le modèle économique de la convergence est
attrayant pour les médias, car un journaliste multitâche pourra « produire
plus de nouvelles pour le même coût ou à peu près »7. Cela signifie que les
entreprises peuvent diminuer les coûts grâce à une hausse de la productivité,
ajoute-t-il, en soulignant les occasions de promotion croisée entre les médias
du même groupe. Il reconnaît que cela peut être perçu par des journalistes
comme une occasion de mieux faire leur travail, grâce à de meilleurs outils.
Mais faire du « bon journalisme » risque de coûter plus cher, souligne-t-il, et
c’est la façon dont les entreprises de presse vont résoudre cette contradiction
qui sera déterminante pour la qualité de l’information dans un monde de
convergence médiatique8.
Cottle synthétise les espoirs et les craintes liés au journalisme multitâche
que favorise la convergence. Selon ses défenseurs, le multitâche a de nombreux
avantages : les journalistes en tirent des habilités et la satisfaction au travail, il
y aura moins de gestionnaires de niveau intermédiaire, les journalistes seront
libres de retourner à l’extérieur de leur bureau pour couvrir des événements,
ils auront un contrôle plus important sur leur travail et sur le produit fini, et
ils seront plus impliqués dans les stratégies de couverture. Selon les critiques,
le multitâche n’aurait que des désavantages, car il s’agirait avant tout d’une
simple tentative pour réduire les coûts : il s’oppose au journalisme spécialisé et
menace le respect des normes professionnelles. De plus, les journalistes vont
souffrir de surcharge de travail, il y aura davantage de contrats de travail à
courte durée ou à temps partiel en raison des compressions dans le personnel
et, surtout, les journalistes seront en quelque sorte attachés à leur poste de
travail afin de convertir la même information pour les besoins de différentes
plateformes de diffusion9.
Cottle a mené une étude empirique et qualitative au sein du BBC News-
centre, dans la station régionale de Bristol qui a été choisie par la BBC pour
évaluer les plus récentes technologies multimédias de la fin des années 1990,
incluant le journalisme vidéo et d’autres fonctions multitâches. Il a observé

7. Stephen QUINN (2004), « An Intersection of Ideals : Journalism, Profits, Technology and Conver-
gence », Convergence, vol. 4, no 10, p. 109-123, p. 110 (notre traduction).
8. Idem, p. 111.
9. Simon COTTLE (1999), « From BBC Newsroom to BBC Newscentre : On Changing Technology
and Journalist Practices », Convergence, vol. 5, no 3, p. 22-43, p. 26.
2 • Les impacts de la concentration et de la convergence des médias 41

que la multiplication des tâches a desservi la spécialisation des journalistes qui


s’estiment aptes à utiliser plusieurs technologies, mais qui se trouvent rarement
compétents pour chacune d’elles, alors même qu’ils apprécient l’innovation
technologique10. Il a aussi observé que les journalistes critiquaient le fait que
leur charge de travail et les pressions pour produire avaient augmenté en
même temps que le nombre d’employés était réduit11. Pour les journalistes
interrogés, il va de soi que le nombre de nouvelles diffusées a augmenté, mais
que leur qualité a diminué, notamment parce que les journalistes ont moins
de temps pour réaliser des montages et des synthèses, et qu’ils optent pour
diffuser davantage d’entrevues en direct12. Cela limite aussi leur créativité tout
en accordant plus de contrôle aux sources d’information. Le temps consacré
à la recherche et à la production, ou encore à leur présence lors d’événements
comme un procès, est aussi diminué, relatent les journalistes de la station
de Bristol, ce qui entraîne superficialité et risques d’erreurs13. Toutefois, les
journalistes apprécient le fait de pouvoir mieux contrôler le processus de
traitement et de diffusion de leurs reportages. L’auteur est d’avis qu’il y a des
risques d’homogénéisation de l’information en raison de l’importance accor-
dée à produire différents formats de la même nouvelle afin de la diffuser sur
plusieurs plateformes. Le fait de devoir passer plus de temps devant les écrans
d’ordinateurs limite aussi les contacts des journalistes avec la communauté,
qu’ils doivent pourtant côtoyer pour mieux en parler14.
Une enquête sociologique réalisée dans quatre salles de presse conver-
gées des États-Unis a permis de savoir comment les journalistes réagissaient
à cette nouvelle façon de travailler. Certains y ont vu des avantages et ont
mentionné que produire en vitesse quelques paragraphes d’un article, pour
qu’il soit diffusé rapidement sur Internet, ne prenait que quelques minutes et
donnait lieu à une très grande diffusion instantanée, tout en leur permettant
de continuer à écrire un texte plus long15. Toutefois, l’obligation pour les
journalistes de la presse écrite de fournir du matériel vidéo complique leur

10. Idem, p. 34.


11. Idem, p. 35.
12. Idem, p. 36.
13. Idem, p. 37.
14. Idem, p. 40.
15. Jane B. SINGER (2003), « The Sociology of Convergence : Challenges and Changes in Newspaper
News Work », Proceedings of the Annual Meeting of the Association for Education in
Journalism and Mass Communication, Kansas City, Missoury, July 30 – August 2, 2003, 581
p. 339-369, p. 349.
42 Journalistes au pays de la convergence

tâche de vérification des informations qui exige des déplacements de leur part
au lieu de le faire par téléphone ou courriel. Les longues minutes à attendre
pour enregistrer un reportage vidéo, se maquiller et se démaquiller et parfois
procéder soi-même au montage, nuisent aussi à leur travail, tout comme les
contraintes de temps qui se multiplient.
Certains répondants estiment que cela rend difficile leur travail premier
qui est d’écrire pour un journal. D’autres déclarent que devoir fournir à la fois
de la photo et du vidéo d’un événement nuit à la qualité de la couverture16.
Un journaliste a fait valoir que l’obligation constante de produire l’empêche
de flâner dans les corridors de l’hôtel de ville pour rencontrer des gens, ou
simplement de lire ce qui est affiché aux murs, ce qui réduit les occasions de
faire de meilleurs reportages. Il faut toutefois préciser que la majorité des
journalistes interrogés par Singer n’ont pas supporté l’opinion selon laquelle
la convergence va produire un journalisme médiocre17.
Les journalistes de la presse écrite qui ont participé à cette enquête empi-
rique ont soutenu que, souvent, leurs collègues de la télévision sont moins
compétents ou moins bien informés, ou moins spécialisés, ce qui provoquait
des erreurs qui se retrouvaient aussi dans les journaux, compte tenu des
stratégies de promotion et de diffusion croisées. Les erreurs et inexactitudes
importées par les journalistes de la télévision nuisaient donc à la qualité du
journal18. De plus, la convergence favoriserait la présence, dans le journal, de
faits divers qui font le régal des bulletins de télévision19. L’enquête révèle que
la convergence est inégale d’une entreprise à l’autre, si bien que, chez plusieurs
journalistes, cela n’avait pas encore changé les habitudes quotidiennes. De
plus, les journalistes de l’enquête s’entendaient pour dire qu’ils n’avaient pas
reçu de formation pour savoir comment travailler dans un environnement de
convergence. Par ailleurs, le verdict n’est pas clair en ce qui a trait à l’effet de
l’Internet sur l’exactitude de l’information. L’auteur estime que les journalistes
sont ouverts à la convergence, mais que cela dépend de la façon de la réali-
ser20. La recherche révèle cependant que la concurrence traditionnelle entre le
journalisme écrit et le journalisme télévisé est amoindrie par la convergence,
qui favorise la mise en commun de ressources et de nouvelles.

16. Idem, p. 50.


17. Idem, p. 351.
18. Idem, p. 352.
19. Idem, p. 353.
20. Idem, p. 360.
2 • Les impacts de la concentration et de la convergence des médias 43

Il y a lieu ici de rappeler que les stratégies de convergence sont en grande


partie reliées à un taux élevé de concentration de la propriété des médias.
L’objectif poursuivi par les propriétaires et les gestionnaires est de générer
encore davantage de revenus, surtout lorsque l’entreprise a des actions tran-
sigées sur les marchés publics. Pour obtenir de tels bénéfices, il faut exploiter
de façon intensive la même information sur différentes plateformes, afin de
rejoindre des publics de plus en plus fragmentés. Pour l’instant, la convergence
coûte cher en équipements, en formation et en personnel supplémentaire,
estime Covington, qui ajoute que les coûts pour la technologie pourraient être
diminués grâce aux logiciels libres21. Pour Hammond et al., la convergence
résulte des pressions économiques et des développements technologiques
des années 1980 et, surtout, 199022. Alors qu’Internet permet aux publics de
suivre le développement des événements à partir de plusieurs sources, pour
aller plus en profondeur par exemple, la stratégie des entreprises est de faire en
sorte que ces publics demeurent fidèles et n’aillent pas voir ailleurs23. On peut
donc dire qu’à la concentration de la propriété des médias et aux stratégies
de convergence, s’ajoutent des stratégies de mise en marché et de promotion
croisée qui vont tenter de limiter l’exposition des citoyens à la diversité que
favorise pourtant Internet.
Ces remarques préliminaires ne font pas le tour de la question. Mais
elles soulèvent des questions sérieuses quant aux effets de la concentration
de la propriété des médias d’information et de la convergence des salles de
rédaction sur la qualité et la diversité de l’information. Quant aux stratégies
de promotion croisée, qui visent avant tout à favoriser la situation financière
des entreprises, et à satisfaire les actionnaires, elles soulèvent la question du
respect de l’intégrité de l’information journalistique, laquelle est un service
public essentiel en démocratie. Nous verrons plus loin que les journalistes du
Québec sont très méfiants quant aux vertus de la concentration et de la conver-
gence des médias. Pour l’instant, nous allons procéder à une vaste recension
de recherches scientifiques empiriques qui indiquent que la concentration et
la convergence des médias peuvent miner la qualité, la diversité et, surtout,
l’intégrité de l’information journalistique.

21. Randy COVINGTON (2006), « Myths and Realities of Convergence », Nieman Reports, Hiver
2006, p. 54-56.
22. Scott C. HAMMOND, Daniel PATTERSON et Shawn THOMSEN (2000), « Print, Broadcast and
Online Convergence in the Newsroom », Journalism and Mass Communication Educator,
été 2000, p. 16-26, p. 17.
23. Idem, p. 17.
44 Journalistes au pays de la convergence

Les impacts sur la qualité de l’information


Les critères pour évaluer la qualité de l’information (ou la qualité des
médias) sont nombreux et ont fait l’objet de plusieurs recherches24. On peut
cependant retenir sept caractéristiques, mises en évidence par Leo Bogart, qui
reflètent des évaluations subjectives largement partagées par les responsables
de salles de rédaction quand ils évaluent leurs journaux ou les autres : l’exac-
titude, l’impartialité dans les reportages, les initiatives pour les enquêtes, la
présence de journalistes spécialisés, la personnalité des journalistes, l’esprit
civique et le style d’écriture25. Meyer et Kim ont observé que ces critères sont
également valorisés par les journalistes. D’autres critères objectivement mesu-
rables sont aussi en jeu : le ratio de contenu rédactionnel versus la publicité,
la proportion de textes analytiques, la diversité des chroniqueurs politiques,
le nombre de lettres des lecteurs publiées par enjeu, les proportions de textes
maison et de textes d’agences de presse, la longueur des textes, l’absence de
rubrique astrologique, etc. Du reste, des recherches existent qui établissent
un lien entre la qualité de l’information, la réputation d’un journal et une
partie du tirage, rapporte Meyer.
Résumant des ouvrages récents consacrés au journalisme multimédia
qui s’inscrit dans les stratégies de convergence des conglomérats, Deuze note
que ce phénomène ne vise aucunement une amélioration de la qualité de
l’information, mais répond strictement à des impératifs économiques, de mise
en commun des ressources et d’économie d’échelle26. Les auteurs qu’il résume
estiment que le journalisme multimédia peut être une occasion d’améliorer
la qualité de l’information, mais cela à la condition que les gestionnaires
des médias s’y consacrent réellement au lieu de simplement implanter des
mécanismes de convergence. Ces mécanismes obligent bon nombre de jour-
nalistes à être des généralistes superficiels, toujours pressés de « produire »,
plutôt que des spécialistes de certains domaines. Or, en terme de qualité de

24. Philip MEYER et Koang-Yhub KIM (2003), « Quantifying Newspaper Quality : “ I Know It
When I See It ” », Proceedings of the Annual Meeting of the Association for Education in
Jhournalism and Mass Communication, Kansas City, Missoury, 30 juillet – 2 août 2003,
p. 44-59.
25. Leo BOGART (1989), Press and Public : Who Reads What, When, Where, and Why in
American Newspapers (2nd ed.). Hillsdale, NJ : Lawrence Erlbaum and Associates, Inc.
26. Mark DEUZE (2006), « Books », Journalism and Mass Communication Educator,
p. 330-333.
2 • Les impacts de la concentration et de la convergence des médias 45

l’information, il est impossible pour un même journaliste de couvrir adéqua-


tement un événement majeur pour plusieurs médias, souligne Quinn27.
Selon lui, si les gestionnaires utilisent la convergence afin d’épargner
de l’argent, les journalistes peuvent devenir trop occupés pour vérifier l’in-
formation obtenue et risquent de s’en tenir à des contenus préparés par des
spécialistes de la persuasion, tels les relationnistes. S’ils sont trop occupés à
produire, les journalistes auront moins de temps pour réfléchir ou analyser.
Cependant, la convergence peut offrir de réelles occasions de conduire à un
journalisme de meilleure qualité, et plus utile socialement, si cela se fait sous
la gouverne d’une sage gestion28.
À cet effet, dans un témoignage des plus récents, un « journaliste mobile »
du site Internet Canoë reconnaissait qu’en cumulant plusieurs fonctions
(recherche, entrevue, filmage, montage, diffusion), il ne pouvait vraiment
remplacer quatre personnes. « La qualité en souffre forcément. Et puis, à ce
rythme, je ne peux pas approfondir un sujet et déterrer un scoop29 », devait-il
concéder. Pour leur part, Huang et al. décrivent clairement ce qui est attendu
des journalistes dans un environnement de convergence des médias. Savoir
écrire n’est probablement plus suffisant. On s’attend de ce journaliste qu’il
écrive rapidement la même nouvelle pour différents médias. Idéalement, il
devrait pouvoir s’exprimer devant une caméra. Il devrait être de plus en plus
capable de faire la narration d’une nouvelle ou d’un reportage à l’aide de
vidéos et de photographies, tout en étant en mesure de compléter cela avec
des schémas ou des graphiques pour la version Internet30.
Face à ce modèle de journaliste multitâche, et peut-être même de façon
complémentaire, Covington est d’avis que le journaliste qui a de bons contacts
avec ses sources, mais peu d’habilités pour travailler et diffuser sur différentes
plateformes, demeure encore essentiel31.
Au-delà de l’expression de ces inquiétudes sérieuses, il y a lieu de vérifier
si non seulement la convergence des médias, mais également la concentration
de la propriété, peuvent affecter la qualité de l’information. Les enquêtes

27. QUINN (2004), op. cit., p. 113.


28. QUINN (2004), op. cit., p. 121.
29. Patrick BELLEROSE (2007), « Journaliste à tout faire », Trente Le magazine du journalisme
québécois, vol. 31, no 6, p. 22-23, p. 23.
30. HUANG et al. (2006), op. cit., p. 224.
31. COVINGTON (2006), op. cit., p. 55-56.
46 Journalistes au pays de la convergence

empiriques (analyses de contenu, études de cas, analyses qualitatives et quan-


titatives) demeurent les sources de connaissance les plus fiables à ce sujet. Elles
seules permettent d’avoir accès à des données probantes.
Des chercheurs se sont inspirés de l’ouvrage de Kovach et Rosenstiel
(The Elements of Journalism) pour définir la qualité de l’information32. Ils
disent avoir rendu opérationnels les critères mis de l’avant par ces auteurs :
être pertinent et informatif, faire preuve d’initiative et du courage, être équi-
table, équilibré et exact, avoir des sources fiables et être très « local ». À ce sujet,
certaines de leurs définitions sont pour le moins discutables. Par exemple,
faire preuve d’initiative (enterprise) s’attarde au traitement ou à la mise en
forme de l’information des différents médias du groupe (ainsi que les élé-
ments de promotion croisée), davantage que sur le fait d’avoir été à l’origine
de la nouvelle (plutôt que d’être à la remorque des sources, par exemple)33.
En ce qui concerne les notions de l’équilibre et de l’équité, les auteurs ont
associé ces critères au nombre de sources présentes dans une nouvelle, en
présumant que plus il y a de sources, plus il y a équilibre, alors qu’il aurait
été préférable de poser un jugement sur l’équilibre en recensant le nombre de
points de vue exprimés dans les nouvelles. En ce qui concerne la fiabilité des
sources, on distingue sources anonymes, sources expertes ou compétentes et
sources ordinaires (person-in-street). L’analyse compare trois époques (avant
la convergence, au début de la convergence et trois ans après la convergence)
par la technique de la semaine reconstituée sur des périodes de six mois (une
semaine par mois). Il faut noter que l’analyse (analyse de contenu et entrevues)
ne porte que sur le Tampa Tribune et non sur les nouvelles des deux autres
médias impliqués dans la convergence.
Les chercheurs observent néanmoins une chute importante du nombre
de nouvelles produites par les journalistes du Tampa Tribune et une hausse
des nouvelles en provenance des agences de presse. Un gestionnaire du jour-
nal explique ces résultats en invoquant l’importance prise par les nouvelles
internationales depuis le début de l’invasion de l’Irak en 2003, plutôt que par
la convergence, même si la chute est observée dès le début de la convergence,

32. Edgar HUANG, Lisa RADEMAKERS, Moshood A. FAYEMIWO et Lilian DUNLAP (2004),
« Converged Journalism and Quality : A Case Study of the Tampa Tribune News Stories »,
Convergence, vol. 10, no 4, 73-91.
33. C’est cette dernière définition qui est du reste retenue par Stan KETTERER, Tom WEIR, J. Ste-
vens SMETHERS et James BACK (2004), « Case Study Shows Limited Benefits of Convergence »,
Newspaper Research Journal, vol. 25, no 3, p. 52-65.
2 • Les impacts de la concentration et de la convergence des médias 47

en 2000. Dans le cas de cette recherche, on constate qu’un des critères de la


qualité de l’information, soit son caractère local (sur lequel on reviendra
longuement plus loin) est désavantagé par la stratégie de convergence. Pour
ce qui est des autres critères, il est difficile d’avoir un jugement solide compte
tenu des définitions discutables que les auteurs en ont données. De leur point
de vue, néanmoins, la convergence observée a maintenu la qualité de l’infor-
mation, sans toutefois l’améliorer34. Si tel est le cas, on peut suggérer qu’elle
n’a pas amélioré le droit du public à une information de qualité, alors même
qu’elle peut diminuer la diversité des sources d’information indépendantes,
puisque les mêmes informations sont reprises et diffusées entre partenaires.
Du reste, le directeur des nouvelles de la station de télévision WFLA-TV, qui
participe à la convergence au Tampa Tribune, affirme que, grâce à cela, leurs
nouvelles ont plus d’impact et plus d’effets qu’auparavant35.
D’autres chercheurs ont mesuré empiriquement si les prétentions des
responsables de la convergence, dans le marché d’Oklahoma, ont été concré-
tisées. Au moment d’annoncer la convergence entre un journal, une station
de télévision affiliée à ABC et la création d’un site Internet commun, ces res-
ponsables soutenaient que cela allait fournir davantage d’informations locales
approfondies et un plus large éventail d’informations36. Les chercheurs ont
profité du mois de juillet 2002 pour réaliser leur analyse de contenu, estimant
que ce moment important pour les sondages d’écoute allait inciter les parte-
naires de la convergence à offrir leurs meilleures nouvelles. Ils se sont limités
aux 102 nouvelles clairement identifiées comme résultant de la convergence
(présence d’un logo à cet effet) et, dans certains cas, les téléspectateurs étaient
encouragés à visiter le site Internet ou à lire le journal pour en savoir davan-
tage. Bien entendu, un tel échantillon rend problématique toute généralisation
comme le reconnaissent les auteurs, mais il permet de comparer ces données
empiriques avec les affirmations des gestionnaires des médias en question.
Or, les résultats contredisent ces prétentions37. Ils ont observé que moins de
20 % des nouvelles dans le journal, et seulement 4 % des reportages télévisés
affichant le logo de la convergence, étaient de l’information locale approfondie
ou fouillée. Les auteurs ont aussi noté une hausse importante de la promotion
croisée pendant la dernière semaine de leur analyse, au moment où les médias

34. HUANG et al. (2004), op. cit.


35. Idem, p. 77.
36. KETTERER et al. (2004), op. cit., p. 52.
37. KETTERER et al. (2004), op. cit., p. 58.
48 Journalistes au pays de la convergence

membres modifiaient leur logo et vraisemblablement leur stratégie en raison


d’un manque de coordination38. Par ailleurs, à la suite d’une baisse de tirage
du journal quotidien, les chercheurs rapportent que la station de télévision
a commencé à faire la lecture des titres du journal du lendemain lors de son
bulletin de nouvelles de 22 h. Selon eux, le principal avantage de ce cas est
d’avoir favorisé la promotion croisée des médias plutôt que d’avoir amélioré
l’information, tel que cela était annoncé39.
La convergence et la concentration des médias sont souvent deux phé-
nomènes concomitants, la seconde facilitant la première, la première étant
le prolongement naturel de la seconde en vue de maximiser les bénéfices. Il
est donc pertinent d’observer si les prises de contrôle successives d’un jour-
nal indépendant, par différents groupes de presse, a des effets sur certains
éléments qualitatifs de l’information. Maguire40 a analysé les changements
dans le contenu d’un quotidien du Wisconsin qui a longtemps appartenu à
deux familles, avant d’être vendu successivement à trois groupes différents, le
dernier étant Gannett, alors considéré comme la plus importante chaîne de
journaux aux États-Unis. Parmi les indicateurs de qualité de l’information,
Maguire a observé une diminution de la proportion de sources non officielles
présentes dans les articles, ce qui suggère que moins d’efforts sont consacrés
à approfondir l’information au-delà des sources officielles. De même, il a
constaté une diminution du nombre de nouvelles résultant de l’initiative
des journalistes, ce qui favorise la couverture d’événements organisés par les
sources. Le seul indicateur de qualité à la hausse est le nombre d’articles qui
incitent les décideurs publics à faire preuve d’imputabilité et à répondre de
leurs choix. L’auteur admet que ce journal n’a jamais été de qualité excep-
tionnelle, mais il observe que la situation s’est détériorée avec l’arrivée des
chaînes de journaux. Il est d’avis que ces données font état d’un déclin en ce
qui regarde la quantité et la qualité des nouvelles publiées par ce journal, à
compter du moment où il est acheté par un groupe de presse, et que la situa-
tion se détériore avec sa revente à un second groupe de presse41.

38. Les journalistes ont refusé d’accorder des entrevues aux chercheurs.
39. KETTERER et al. (2004), op. cit., p. 63.
40. Miles MAGUIRE (2004), Caught in the Churn : The Effects of Sequential Ownership
Changes On a Newspaper’s Content, 6th World Media Economics Conference, Centre d’études
sur les médias and Journal of Media Economics, Montréal, May 12-15 (http://www.cem.ulaval.
ca/6thwmec/maguire.pdf), visité le 2 juin 2007.
41. MAGUIRE (2004), op. cit., p. 6.
2 • Les impacts de la concentration et de la convergence des médias 49

Par ailleurs, une analyse comparative de la version papier et du site Inter-


net du quotidien montréalais The Gazette, réalisée par Gasher et Gabrielle,
a révélé que les nouvelles de la version en ligne étaient souvent minimales
en ce qui concerne leur mise en contexte42. Or, cette mise en contexte est un
élément qualitatif qui facilite la compréhension de l’information.

Propriété, convergence et information locale


L’information locale est souvent associée à des enjeux d’intérêts pour
certaines communautés, notamment en ce qui regarde la gouvernance et les
affaires publiques. Elle permet à ces collectivités de s’exprimer sur des sujets
qui les touchent et les concernent. Il a déjà été démontré que les stations de
télévision commerciales accordaient peu de place à ce type d’information
locale, une fois exclus les bulletins de météo, le sport et les faits divers43.
Dans un contexte de concentration et de convergence des médias, le
risque est grand que l’information locale cède sa place aux textes d’agence ou
aux collaborations provenant des autres journaux de la chaîne. Au Québec,
cela est très visible au sein du conglomérat de Quebecor dont le navire amiral,
Le Journal de Montréal, génère des contenus de plus en plus présents dans les
pages du Journal de Québec et sur le site Internet Canoë. Du côté de Gesca,
le navire amiral est le quotidien montréalais La Presse, dont les journalistes et
les chroniqueurs sont de plus en plus présents dans les autres quotidiens du
conglomérat, tout comme sur le site Internet Cyberpresse. De même, il a été
démontré que la couverture de l’actualité locale, des affaires publiques, de la
santé et des enjeux liés au secteur agricole a diminué au Regina Leader-Post,
après que Conrad Black en fut devenu le propriétaire44. Pourtant, Black s’était
engagé à ne pas affecter la qualité de la couverture journalistique, de rappeler

42. Mike GASHER et Sandra GABRIELLE (2004), « Increasing Circulation ? A comparative


news-flow study of the Montreal Gazette’s hard-copy and on-line editions », Journalism
Studies, vol. 5, no 3, p. 311-323, p. 320.
43. MEDIA ACCESS PROJECT & BENTON FOUNDATION (1998), What’s Local About Local
Broadcasting ? Media Access Project, 76 p. (http://www.radiodiversity.com/localbroadcasting.
html), visité le 27 mai 2007.
44. Jim McKENZIE (1996), « Content Analysis of the Regina Leader-Post : Comparing the paper
under Armadale and Hollinger ownership », rapport de recherche pour le Conseil des Canadiens,
1996.
50 Journalistes au pays de la convergence

Tom Arnold45, alors président de la Canadian Association of Journalists, qui


ne cachait pas son inquiétude face à la concentration de la presse. L’achat de
ce journal par Black avait conduit à la mise à pied de 89 employés, dont près
de 20 journalistes et employés de la salle de rédaction (le même jour, Black
avait congédié une centaine d’employés du Saskatoon Star-Phoenix afin de le
rendre encore plus rentable). Il a donc fallu s’alimenter davantage aux agences
de presse pour remplacer le contenu rédactionnel local sacrifié au nom d’une
rentabilité accrue, car il faut souligner que le journal était déjà rentable avant
son achat par Hollinger.
Ce syndrome de parcimonie, qui favorise la rentabilité au détriment de
la qualité de l’information, était déjà observé en 1970 par le Comité Davey46.
Ce phénomène de la cannibalisation d’un journal local ou régional par son
« grand frère » est du reste à l’œuvre depuis longtemps chez Quebecor, puisque
le contenu du Journal de Québec est assuré en grande partie par les journalistes
du Journal de Montréal. Une analyse de contenu comparative de la provenance
du matériel journalistique publié dans le Journal de Québec a révélé, notam-
ment, que le contenu rédactionnel du Journal de Montréal avait augmenté
de 6 % entre 1994/95 et 1997, tandis que la production maison publiée dans
le Journal de Québec avait diminué de 14 %47. Une des conclusions pouvant
résulter de l’analyse quantitative, réalisée en collaboration avec des chercheurs
du département de Communication de l’Université Laval, est que les jour-
nalistes du Journal de Québec semblaient être les grands perdants, puisque
des proportions importantes de la surface rédactionnelle de ce quotidien
leur échappaient au profit de collaborateurs régionaux et des journalistes
du Journal de Montréal. Cela était surtout vrai en ce qui concerne les genres
journalistiques les plus importants (nouvelle et reportage, opinion et billet,
critique et recension, chronique spécialisée). Une mise à jour de cette enquête,
en 2007, indique que la situation s’est détériorée, car 19 % du contenu rédac-
tionnel du Journal de Québec provient maintenant du Journal de Montréal
(contre 16,3 % en 1995, et 17,3 % en 1997). La proportion de nouvelles et

45. Tom ARNOLD (1996), « Dear Conrad Black (open letter from president of Canadian Association
of Journalists) », Media Magazine, vol. 3, no 2, p. 5-6.
46. Marie Hélène LAVOIE et Chris DORNAN (2000), La concentration de la presse écrite, un
« vieux » problème non résolu, Sainte-Foy, Centre d’études sur les médias, coll. Les cahiers-
médias, no 11, sous la direction de Florian Sauvageau, p. 21.
47. Analyse non publiée réalisée en 1997 pour le compte du syndicat des journalistes du Journal
de Québec, sous notre supervision.
2 • Les impacts de la concentration et de la convergence des médias 51

reportages provenant du Journal de Montréal s’élève à 24 % (21 % en 1997), et


la proportion des enquêtes et analyses en provenance du Journal de Montréal
est de 51 % (contre 40 % et 28 % respectivement en 1995 et 1997)48.
Si les nouveaux médias permettent à ceux qui ont accès aux technologies
de l’information et de la communication (TIC) de savoir rapidement ce qui
se passe à l’étranger et sur la scène nationale, il n’en va pas nécessairement
de même pour ce qui est de l’information locale. Les questionnements liés à
la concentration de la propriété des entreprises de presse et à la convergence
des médias sont donc des plus pertinents dans l’examen de la place accordée
à l’information locale.
À ce sujet, une importante recherche explore l’impact de la propriété
sur le contenu local de l’information à la télévision, à la suite de l’intérêt
manifesté en ce sens par la Federal Communication Commission ( FCC)49,
qui est l’organisme réglementaire des médias électroniques aux États-Unis. La
recherche permet de constater qu’une plus grande importance est accordée
à l’information locale dans les stations détenues localement (en fonction du
marché publicitaire) que dans les stations de télévision appartenant à un
réseau ou à un propriétaire de l’extérieur de la région. L’échantillon analysé
est constitué de 4 078 nouvelles, diffusées en 1998 dans 20 marchés différents.
Dans chaque marché, on a mesuré la demi-heure consacrée aux nouvelles dont
les coûts publicitaires sont les plus élevés, en raison des cotes d’écoute. Il a été
mesuré que la station locale diffuse 5 1/2 minutes d’information locale (325
secondes) de plus que celle qui appartient à un réseau. La recherche a aussi
révélé que la propriété locale accroît de plus de 3 minutes (196 secondes)
la couverture d’événements locaux (ce qui implique le déplacement d’une
équipe sur les lieux de l’événement), alors que cela diminue de presque trois
minutes (175 secondes) si le propriétaire local détient aussi une station de
radio à l’extérieur du marché, celle-ci pouvant lui fournir des contenus à dif-
fuser. Ces écarts dans la production locale peuvent s’expliquer, notamment,
par les économies d’échelle que procurent les informations produites par les
stations membres du réseau, qui favorisent le contenu non local. Au contraire,

48. Données communiquées à l’auteur par le Local 1450 du Syndicat canadien de la fonction
publique, en juin 2007.
49. FEDERAL COMMUNICATION COMMISSION (2004), Do Local Owners DeliverMore
Localism ? Some Evidence From Local News Broadcast, 17 juin 2004 (http://hraunfoss.fcc.
gov/edocs_public/attachmatch/DOC-267448A1.pdf), visité le 19 mai 2007.
52 Journalistes au pays de la convergence

la proximité entre le média et son milieu favoriserait une couverture locale


dans les stations de propriété locale. Il faut aussi ajouter que, dans certains
cas, un propriétaire local a plus intérêt à assurer la couverture de sujets qui
peuvent l’intéresser ou même l’avantager50. L’auteur mentionne qu’il peut
arriver que l’information locale (peut-être moins spectaculaire) soit moins
attrayante pour le public que l’information provenant de l’extérieur de la
région. Il conclut que la propriété locale semble augmenter le nombre total de
secondes accordées à l’information, ainsi que le temps consacré à l’information
locale et à la couverture d’événements locaux (dans le même marché).
Dans son étude, dont il a déjà été question plus haut, Maguire51 a aussi
vérifié si les changements de propriété d’une famille à une chaîne (1998), et
d’une chaîne à une autre (1998 et 2000), avaient affecté la quantité et la qualité
de l’information publiée (mesurée en fonction de la quantité d’information
locale), en comparant des corpus de 1996, 1998, 2000 et 2002 du Oskosh Nor-
thwestern. Il a constaté que la quantité d’information était plus importante
lorsque le journal était une propriété familiale qu’au moment où il apparte-
nait au groupe Gannett52, tout comme l’était l’information locale (indice de
qualité). En même temps que l’information locale diminuait à la suite des
achats successifs par des chaînes, l’auteur a constaté une hausse des nouvelles
plus divertissantes (style de vie et sports notamment). Lorsque le journal a
finalement appartenu au groupe Gannett, au terme de ventes successives, le
nombre de nouvelles locales avait diminué environ de la moitié, alors que le
nombre de nouvelles ayant un angle local avait diminué de 40 %. Le nombre
de journalistes locaux, mesuré à partir de la signature des articles analysés, a
lui aussi diminué constamment au fil des ventes successives53. Maguire ajoute
que ce déclin n’a pas empêché le président de Gannett, Douglas McCorkindale,
d’écrire, en 2003, que l’information locale était le cœur et l’âme de la division
des journaux du groupe, affirmation réfutée par sa recherche.
Dans une étude souvent citée, George et Waldfogel montrent pour leur
part que la pénétration du New York Times dans des marchés locaux, aux
États-Unis, est accompagnée d’une restructuration des journaux locaux.
Les propriétaires et gestionnaires de ces derniers décident d’offrir davantage

50. Idem, p. 2.
51. MAGUIRE (2004), op. cit.
52. Idem, p. 4.
53. Idem, p. 4.
2 • Les impacts de la concentration et de la convergence des médias 53

d’information locale pour rejoindre les lecteurs qui n’intéressent pas le NYT
et qui sont souvent moins intéressants pour les annonceurs (parce que moins
éduqués et ayant moins de revenus en général). En même temps, les lecteurs
qui optent pour un quotidien national se désintéressent des enjeux locaux et
votent moins à ce niveau, indiquent d’autres recherches empiriques auxquelles
réfèrent les auteurs qui s’inquiètent de cette conséquence54.
En effet, l’information locale peut avoir des retombées majeures pour
les citoyens du marché desservi. À ce propos, dans une recherche souvent
citée elle aussi, Strömberg a montré que durant l’époque du New Deal des
années 1930, la présence de stations de radio locales a eu pour effet de créer
des citoyens mieux informés et conscients de leur pouvoir d’électeurs (ils
votent de façon plus fréquente et en faveur de ceux qui les ont bien traités par
le passé selon son modèle)55. Cela a en retour poussé le gouvernement fédéral
à investir davantage dans ces régions. Il estime que les investissements dus à
la radio locale ont été jusqu’à 20 % supérieurs à ceux de comtés possédant
peu de stations de radio56.
Procédant à une étude de cas d’une situation de convergence impliquant
un journal et une station de télévision, Huang et ses collègues ont constaté
une diminution importante de la moyenne des articles maison traitant d’en-
jeux locaux. Avant la convergence avec la station de télévision locale et le site
Internet, la moyenne quotidienne était de 21,57 articles. Elle a chuté à 19,20
au moment de la convergence et à 17,33 trois ans après. Il y a donc une chute
relative de 19,6 %. Les auteurs ne précisent pas si une telle chute est signifi-
cative sur le plan statistique et rien ne laisse croire qu’une telle vérification
a été réalisée57.
Sans lier directement la situation à des questions de concentration et
de convergence, l’étude sur l’état des médias américains de 2004 a observé le
déclin de l’information locale entre 1998 et 2002. Il y a moins de journalisme
d’enquête, davantage de nouvelles sensationnelles (faits divers, crimes, catas-
trophes) ou de nouvelles qui ne sont pas traitées par un journaliste local58.

54. Lisa GEORGE et Joel WAKDFOGEL (2004), « The New York Times and the Market for Local
Newspapers », Working Paper, 9 août 2004.
55. David STRÖMBERG (2001), Radio’s Impact on Public Spending, Institute for International
Economic Studies, Stockholm University, novembre 2001, 39 pages.
56. Idem, p. 25.
57. HUANG et al. (2004), op. cit.
58. PROJECT FOR EXCELLENCE IN JOURNALISM (2004), op. cit., p. 22.
54 Journalistes au pays de la convergence

Les auteurs indiquent par ailleurs que, de 1995 à 2002, les 10 compagnies
détenant le plus de stations de télévision ont doublé leurs revenus et triplé
le nombre de leurs stations de télévision grâce à la déréglementation de la
FCC. En somme, les changements observés ont eu lieu en même temps que
le processus de concentration.
Spavins et ses collègues ont également analysé la question de l’informa-
tion locale sous l’angle de la propriété des stations de télévision59. Plutôt que
de réaliser une analyse de contenu, ils ont eu recours à des indicateurs quan-
titatifs indirects, soit les cotes d’écoute, l’attribution de prix de journalisme
pour la couverture locale remis par la Radio and Television News Directors
Association, en 2000 et 2001, ainsi que l’attribution de prix Silver Baton A. I.
Dupont-University of Columbia en journalisme local, de 1991 à 2002. Ils ont
comparé les stations de télévision détenues et exploitées par des réseaux (Fox,
CBS, NBC et ABC) à des stations affiliées, en excluant les marchés où il n’y avait
pas de station affiliée pour concurrencer les réseaux. Il faut noter que, pour
ces auteurs, la qualité de l’information est associée aux cotes d’écoute dans
un marché où les publics ont le choix entre des programmations différentes.
À la lumière de ces critères, les auteurs n’ont pas observé de différence entre
les stations détenues et dirigées par les réseaux et les stations affiliées en ce
qui regarde les cotes d’écoute. Ils ont cependant observé que les stations des
réseaux recevaient plus de prix pour la qualité de leur information locale. Ils
ont aussi observé que, dans tous les cas où les stations de télévision étaient
associées à un journal, les résultats étaient meilleurs que ceux des stations
non associées à un journal. Sans chercher à mettre de côté cette recherche
qui laisse croire que la concentration de la propriété n’a pas d’impact sur la
couverture locale, il faut en signaler les limites, car elle n’a nullement tenté
de mesurer des indicateurs directs de la qualité ou de la quantité de l’infor-
mation locale.
Par ailleurs, une importante étude publiée en 2003, qui porte sur 172
émissions d’information et 23 000 nouvelles et reportages, fait état de résul-
tats nuancés selon lesquels la concentration et la convergence ne conduisent
pas nécessairement à une diminution de la qualité de l’information locale et
pourraient même, dans certains cas, la favoriser. Selon les auteurs, les grandes

59. Thomas C. SPAVINS, Loretta DENISON, Jane FRENETTE et Scott ROBERTS (2002), The
Measurment of Local Television News and Public Affairs Programs, Federal Communi-
cation Commission, septembre 2002.
2 • Les impacts de la concentration et de la convergence des médias 55

compagnies peuvent produire de l’information de qualité, mais pour des rai-


sons qui leur échappent, elles ont peu tendance à le faire dans les moments où
leur auditoire est le plus important. Ils ont aussi observé une grande unifor-
mité entre les différentes stations observées. La propriété croisée d’une station
de télévision et d’un journal, dans un même marché, favorise la qualité dans
certains cas seulement. Les chercheurs ont observé que la concentration de
la propriété de plusieurs stations de télévision, entre les mains de quelques
propriétaires, est une structure profitable pour les entreprises, mais qu’elle
menace la qualité du contenu et le service de l’intérêt public. Au terme de
plusieurs nuances et précautions, les auteurs en arrivent à la conclusion que
leurs données suggèrent que les modifications à la réglementation, de manière
à favoriser la concentration de la propriété de stations de télévisions locales par
de grands conglomérats, vont provoquer l’érosion de la qualité des informa-
tions que les Américains reçoivent60. Mentionnons par ailleurs que certains
journalistes qui ont vécu l’expérience de la convergence dans quatre marchés
américains estiment que celle-ci peut avoir des effets positifs pour servir le
public local. Rares sont ceux qui affirment que cela donne un journalisme
médiocre, même si les journalistes de l’imprimé ont l’impression de devoir
tout donner à leurs collègues de la télévision alors qu’ils en reçoivent peu61.
***
Dans les recherches en sciences sociales et humaines, il est illusoire de
vouloir arriver à des conclusions unanimes et hors de tout doute, tellement
sont variées les méthodes d’enquête, la définition opérationnelle des concepts,
la sélection des indicateurs et l’interprétation des données. En général, les
enquêtes empiriques qui ont mesuré des indicateurs directs de la qualité de
l’information (son caractère local, la proportion de signatures de journalistes
maison, sa quantité, la présence de sources, sa durée, le type de sujets abor-
dés, etc.) suggèrent que la concentration et la convergence des médias sont
des facteurs nuisibles. Leurs effets seront ressentis de façon différente selon
les lieux et les moments, et en fonction du cadre réglementaire existant. De
plus, il est permis de croire que le mode de propriété a une influence sur les
raisons pour lesquelles les propriétaires des médias ont décidé de privilégier

60. Tom ROSENSTIEL, Amy MITCHELL, Atiba PERTILA, et Lee Ann BRADY (2003), Does
Ownership Matter in Local Television News : A Five-Year Study of Ownership and
Quality, Project for Excellence in Journalism, Washington, p. 1-2.
61. SINGER (2004), op. cit., p. 7, 10.
56 Journalistes au pays de la convergence

un modèle plutôt qu’un autre, et ces raisons ont à leur tour de l’influence sur
le type d’information qui sera produite et diffusée.

Diversité de l’information
La diversité dans les médias s’exprime à plusieurs niveaux62. Diversité
des médias dans un même marché (niveau macro), diversité de la program-
mation dans un même média (niveau méso) et diversité des points de vue
sur des enjeux (niveau micro)63. Roessler convient à la fois de l’importance
démocratique de la diversité de l’information et du fait que cette diversité
est aussi un facteur de la qualité de l’information64. La diversité des enjeux
abordés par les médias est un facteur déterminant eu égard à la connais-
sance de la société et à notre représentation du monde, rappelle Roessler en
citant Walter Lippmann. En effet, résume-t-il, deux médias peuvent traiter
de thèmes différents. S’ils traitent le même thème, ils peuvent proposer des
événements différents. Et s’ils s’intéressent au même événement, chaque média
peut insister sur des aspects différents65. C’est par la fréquentation directe de
cette diversité médiatique, en s’informant dans différents médias, ou encore
par la discussion avec des gens qui s’informent à des sources diversifiées, que
les citoyens peuvent contribuer pleinement à l’idéal démocratique.
Ce modèle de la diversité médiatique invite donc à la prudence face aux
affirmations qui associent la multiplicité des plateformes de diffusion d’in-
formation et la diversité de l’information. Le plus souvent, ces plateformes
ne font que mieux diffuser ce qui existe déjà et offrent très peu de contenu
original différent. Les « nouveaux » médias, pour l’instant, sont essentiellement
des lieux de diffusion d’informations provenant des sources traditionnelles,
sans ajout significatif de nouveaux journalistes sur le terrain. Le chroniqueur
spécialiste de l’Internet Michel Dumais faisait ce constat dès 2001, quand il

62. Ekaterina SHMYKOVA (2006), Effects of Mass Media Ownership on Serving Public
Interest, University of Georgia, p. 5-6 (http://web.mit.edu/comm-forum/mit5/papers/
Ekaterina_Shmykova.pdf), visité le 27 mai 2007.
63. Patrick ROESSLER (2006), « Same Pictures, Same Stories ? Diversity on the Micro-Level of News
Coverage », Paper presented at the annual meeting of the International Communication
Association, Sheraton New York, New York City, (http://www.allacademic.com/meta/
p12040_index.html), visité le 31 mai 2007.
64. Idem.
65. Idem, p. 8.
2 • Les impacts de la concentration et de la convergence des médias 57

observait qu’au Québec « les grands de l’information recyclent presque tous la


même information sur Internet »66. En septembre 2000, Rémi Marcoux, pré-
sident du Groupe Transcontinental, se plaisait à citer le grand patron du New
York Times selon qui Internet est « le plus gros photocopieur du monde67 ».
On pourrait cependant suggérer que l’accès aux technologies de l’in-
formation et de la communication par un nombre grandissant de citoyens,
tout comme la diffusion plus fréquente de documents multimédias sur les
sites Internet des médias traditionnels, changent ce paysage et apportent de
la diversité. Néanmoins, ces contenus originaux ou exclusifs semblent encore
marginaux, et il n’y aurait donc pas tant diversification que phénomène d’am-
plification et de matraquage de la même information des médias traditionnels
sur différents supports dans le but d’en tirer de nouveaux revenus publicitaires.
Certes, la version Internet d’un journal quotidien peut offrir un plus grand
volume d’informations internationales que la version papier, mais cela ne
garantit pas la présence d’informations originales et diversifiées.
Procédant à une analyse comparative du site Internet et de la version
papier du quotidien montréalais The Gazette, de février à avril 2001, Gasher
et Gabrielle ont voulu savoir si Internet favorisait l’augmentation et la diver-
sification des nouvelles internationales. Ils ont observé que le site Internet
diffuse beaucoup plus d’informations internationales que sa version papier,
mais que cela s’expliquait essentiellement par la présence de nouvelles pro-
venant d’agences de presse et de nouvelles sportives68. En somme, il y a un
plus grand volume de nouvelles, mais pas nécessairement une plus grande
diversité d’information puisqu’on y exploite un matériau commun à d’autres
médias et que plusieurs nouvelles concernent le même sujet69.
Les auteurs ont noté que la version Internet pouvait contenir jusqu’à
deux fois plus de nouvelles que la version papier, mais que cette dernière avait
des sources nettement plus diversifiées70. Près de 40 % des textes de la version
papier provenaient des journalistes du quotidien, tandis qu’ils représentaient

66. Michel DUMAIS (2001), « Où sont les contenus originaux ? », Le Soleil, 9 janvier 2001,
cahier Extra, p. 14.
67. Rémi MARCOUX (2000), « De com à point.com : le test de la réalité », allocution devant le Conseil
des directeurs médias du Québec, Montréal, 14 septembre 2000.
68. GASHER et GABRIELLE (2004), op. cit., p. 311-323.
69. Idem, p. 319.
70. Idem, p. 316.
58 Journalistes au pays de la convergence

moins de 9 % de la version Internet, dont le contenu provenait à 90 % de


la Presse Canadienne, de l’Associated Press et de Sports Network. De plus,
la version papier contenait une plus grande proportion de nouvelles locales
que la version Internet (41,4 % contre 15,4 %). Ces auteurs ont observé que
les nouvelles sportives représentaient plus de la moitié des nouvelles « inter-
nationales » du site Internet, et plus de la moitié de ces nouvelles sportives
provenaient des États-Unis71. Ils estiment que le site Internet de la Gazette n’a
pas contribué à diversifier les points de vue, comparativement à la version
papier. Selon eux, le site Internet a été utilisé comme un instrument de mar-
keting pour diriger le public vers la version papier du quotidien. Ils ajoutent
que la version Internet d’un journal ne peut pas vraiment se distinguer de sa
version papier si elle ne possède pas ses propres journalistes qui y produisent
des contenus originaux, au lieu d’avoir une poignée d’employés chargés de
transformer des éléments de la version papier et de combler le reste avec des
agences de presse72.
Dans leur étude de journaux canadiens, réalisée en 2001 et 2003, et mise
à jour en 2006, Sparks et ses collègues ont observé que les sites Internet avaient
une très importante fonction de promotion croisée de leur version papier
et des autres entités de la compagnie, et que tel était même leur principal
avantage73. Leur recherche les a conduits à conclure que l’information en
ligne demeure un projet en évolution, mais que, pour le moment, les chan-
gements se font surtout en faveur de la convergence des entreprises de presse
qui produisent des formes différentes de nouvelles en ligne, d’information et
de service public, mais qui conduisent en même temps à une diminution du
nombre de voix et de perspectives institutionnelles ou individuelles74.
Il est fort possible que la situation soit appelée à changer puisque les
sites Internet des médias d’information agissent de plus en plus comme des
réseaux d’information en continu, et offrent donc plus rapidement l’infor-
mation qui se retrouvera en bonne partie dans leurs modes traditionnels de
livraison (journaux, bulletins de nouvelles). Ce n’est pas pour autant une
source de diversité des voix et des points de vue. C’est plutôt un facteur

71. Idem, p. 317-318.


72. Idem, p. 321.
73. Robert SPARKS, Mary Lynn YOUNG et Simon DARNELL (2006), « Convergence, Corporate Res-
tructuring and Canadian Online News 2000-2003 », Canadian Journal of Communication,
vol. 31, no 2, p. 24.
74. Idem, p. 25.
2 • Les impacts de la concentration et de la convergence des médias 59

d’amplification des événements tels qu’ils sont reconstruits et rapportés par


les médias traditionnels et leurs journalistes.
Roessler met en évidence des recherches empiriques qui montrent
un niveau élevé de mimétisme entre médias concurrents (par exemple, les
réseaux de télévision américains traitent du même sujet à peu près de la même
manière)75. Dans la même veine, McCombs adhère à une hypothèse de la
sociologie du journalisme voulant que des journaux en compétition dans un
même marché, qui partagent les mêmes valeurs professionnelles et les mêmes
définitions de la nouvelle, auront tendance à offrir une couverture similaire
(concurrents en conformité), par opposition à l’hypothèse économique selon
laquelle la concurrence crée la diversité. Il l’avait observé dans les années
1970, en comparant des journaux anglophones de Montréal et Winnipeg se
retrouvant en situation de monopole après des années de concurrence. Il a
répété le même exercice à Cleveland, en analysant le contenu du quotidien
Plain Dealer, en situation de monopole depuis un an au moment de l’analyse
de contenu. Il a de nouveau constaté que la situation de monopole ne changeait
pas nécessairement grand-chose au contenu d’un journal, comparativement à
l’époque où il était en compétition avec un autre76. Notons que l’étude porte
sur la diversité des types de nouvelles, mais ne dit rien sur la diversité des
points de vue exprimés. McCombs estimait déjà, cependant, que les ques-
tionnements devaient porter sur la propriété croisée et la concurrence entre
médias imprimés et électroniques77.
Pour revenir à Roessler, il s’est penché sur la diversité des contenus au
niveau micro, en comparant les images de 593 reportages diffusés dans la
même semaine par huit stations de télévision allemandes. Il a observé que,
parmi les 270 événements qui ont fait l’objet de couverture journalistique,
59 % ont été couverts par une seule station, 29 % l’ont été par plus de la moitié
des médias télévisés du corpus, 9 % par la majorité des stations, et 4 % par
toutes les stations de télévision allemandes. À première vue, cela donne une
apparence de diversité. Toutefois, en tenant compte de la durée de traitement
de chaque événement, Roessler observe que près de 50 % du temps des bulle-
tins de nouvelles d’au moins cinq des huit stations, est consacré aux mêmes

75. ROESSLER (2006), op. cit.


76. Maxwell McCOMBS (1987), « Effects of Monopoly in Cleveland on Diversity of Newspaper
Content », Journalism Quarterly, vol. 64, p. 740-744, 792.
77. Idem, p. 744.
60 Journalistes au pays de la convergence

événements, alors que l’information exclusive représente 22,6 % du temps.


Les stations couvrent avec abondance et similarité les principaux événements
de la journée, mais elles cherchent à se distinguer par leur couverture d’évé-
nements mineurs qui représentent plus de la moitié des reportages exclusifs
(faits divers, sports, reportages à caractère humain, etc.), observe l’auteur78. Il
a aussi remarqué que les séquences visuelles qui composent chaque reportage
peuvent être différentes d’une station à l’autre, jusqu’à représenter 66 % du
temps d’antenne. Il n’en demeure pas moins que plus de la moitié des séquen-
ces sont diffusées par deux stations ou plus. Cela fait dire à Roessler que, du
point de vue du téléspectateur, il existe une grande probabilité que s’il lui
arrive de regarder au moins deux bulletins de nouvelles télévisées différents
le même jour – ce qui n’est pas un comportement commun, précise-t-il –,
il a de grandes chances de reconnaître non seulement une grande partie des
événements couverts par l’autre station, mais aussi des images similaires,
sinon identiques79.
Roessler ajoute néanmoins qu’il existe un bon niveau de diversité parmi
ces huit stations de télévision privées et publiques en Allemagne. On doit
préciser qu’en Allemagne, les médias sont soumis à une régulation qui inter-
dit à un propriétaire de rejoindre plus de 30 % de l’audience nationale. Cela
n’est pas le cas au Canada, où le CRTC a fixé le seuil à 45 % en janvier 2008.
Si ce seuil est valable pour les transactions qui conduiraient en une seule fois
à un tel niveau d’audience rien n’interdit aux conglomérats existants d’aller
au-delà. Il semble que le CRTC ait privilégié une conception de la diversité
à deux vitesses, sans égard à l’importance de celle-ci en démocratie. On ne
peut dépasser le seuil de 45 % par la soudaineté de transactions, mais on peut
le faire progressivement si les gestionnaires d’un conglomérat parviennent à
trouver des stratégies de mises en marché efficaces. Cela pourrait survenir
au Québec, où Quebecor détient une position majeure en matière d’infor-
mation et cherche à tout prix à l’accroître par ses stratégies de convergence
et de promotion croisée, alors même que le réseau de télévision concurrent
TQS est régulièrement menacé de disparaître, une possibilité réelle qui est
presque devenue une réalité dans les premiers mois de 2008.
À ce sujet, Roessler fait état de recherches qui montrent les effets d’agenda
des médias, selon lesquels les journaux encourageraient la diversité des enjeux

78. Idem, p. 19.


79. Idem, p. 21.
2 • Les impacts de la concentration et de la convergence des médias 61

ou des sujets perçus comme importants par le public, alors que la télévision
ferait le contraire80. On peut alors se demander s’il est sain, sur le plan de la
vigueur du débat public, de laisser un conglomérat médiatique, qui détient
une position dominante dans chacun de ses marchés du Québec, utiliser
de façon convergente ces deux types de médias (journal et télévision), pour
privilégier certains enjeux favorables à ses bénéfices et ainsi risquer de nuire
à la diversité ?
Par ailleurs, Alexander (un chercheur de la Federal Communication
Commission) et Cunningham ont observé que la diversité de l’information
locale diminuait inversement au niveau de concentration des médias dans
60 stations de télévision de 20 grands marchés américains81. Ils avaient alors
analysé plus de 10 600 nouvelles, diffusées en 1998, à l’aide de deux indicateurs
de diversité qui sont statistiquement reliés : le premier indice est relatif, il tient
compte des secondes de contenu exclusif diffusé au-delà de la moyenne de
temps que chaque station consacre à un sujet donné, lorsque celui-ci est traité
par au moins deux stations. Le deuxième est un indice absolu qui calcule les
secondes consacrées à des reportages exclusifs à chaque station. Bien entendu,
ces indices quantitatifs ne disent rien de la qualité de l’information locale ou
de la diversité des points de vue énoncés dans les reportages. Néanmoins,
ils contribuent à démontrer que concentration et diversité ne font pas bon
ménage. On verra plus loin que ce constat est largement appuyé par les journa-
listes employés par les trois grands conglomérats médiatiques du Québec.
On doit analyser ici les travaux de David Pritchard, qui s’est penché sur
la situation particulière de villes américaines dans lesquelles les propriétaires
exploitaient des médias imprimés et électroniques, en raison d’avantages
historiques reconnus par la FCC. Il a testé l’hypothèse voulant que la pro-
priété croisée de médias ait pour résultat de fournir des points de vue simi-
laires sur des questions politiques. En 2001, il a publié une recherche qui ne
concernait que les marchés de Chicago, de Dallas et de Milwaukee. En 2002,
il prolonge cette recherche en incluant les villes de Fargo, de Hartford, de Los
Angeles, de New York (deux groupes de propriété croisée), de Phoenix et de

80. Idem, p. 24.


81. Peter J. ALEXANDER et Brenda M. CUNNINGHAM (2006), « Diversity in Broadcast Television :
An Empirical Study of Local News », The International Journal of Media Management, vol.
6, no 3-4, p. 176-183, p. 177.
62 Journalistes au pays de la convergence

Tampa82. Il faut noter que la Tribune Company contrôlait alors 4 des 10 groupes
de médias.
La question centrale de sa recherche était de savoir si la couverture des
deux principaux candidats en lice était biaisée dans les médias de propriété
croisée et, si oui, si ce biais favorisait l’intérêt des médias. La recherche a été réa-
lisée dans le cadre des élections présidentielles 2000, car Pritchard estime que
c’était là une excellente occasion de détecter la présence de biais systématiques
et coordonnés83, étant donné surtout que la réglementation des médias était un
enjeu de la campagne électorale et qu’il était permis de croire que le candidat
républicain, George W. Bush, et les entreprises de presse étaient favorables à la
déréglementation annoncée, contrairement au candidat démocrate Al Gore.
La recherche s’est limitée aux nouvelles et commentaires des 15 derniers jours
de la campagne, incluant les caricatures, les lettres ouvertes, les éditoriaux et les
commentaires. Pritchard note que ces deux dernières semaines de campagne
ont été marquées, sur la scène politique, par des attaques contre Bush et des
appuis à Gore, ce qui ne peut que se refléter dans la couverture médiatique,
sans être considéré comme un indicateur de biais. C’est en comparant l’écart
des biais entre la station de télévision et le journal d’un même propriétaire,
dans le même marché, que Pritchard pose un jugement : plus l’écart était
grand entre les médias, mois il y aurait d’influence du propriétaire. Le cas
échéant, il a aussi tenu compte du candidat qui a été officiellement appuyé
par le média, afin de voir si cela affectait la couverture.
Il en arrive à un constat global neutre, puisque les médias de 5 des 10
marchés étudiés affichaient un biais systématique en faveur d’un candidat,
tandis que cela n’était pas le cas pour les 5 autres marchés. De plus, dans cer-
tains cas, la couverture était défavorable au candidat appuyé par le journal.
Pritchard en conclut qu’on ne peut dégager de tendances claires en ce qui a trait
aux biais politiques de la couverture médiatique liés à la propriété croisée.
Il y a lieu de rappeler que la situation américaine restreint déjà la diver-
sité des enjeux ou des questions discutées dans un système marqué par le
bipartisme. Par ailleurs, les deux études de Pritchard portent sur l’équilibre

82. L’enquête de 2001 incluait la radio des trois marchés alors examinés, mais pas celle de 2002.
83. David PRITCHARD (2002), Viewpoint Diversity in Cross-Owned Newspapers and Televi-
sion Stations : A Study of News Coverage of the 2000 Presidential Campaign, Federal
Communication Commission, p. 4.
2 • Les impacts de la concentration et de la convergence des médias 63

de la couverture médiatique dans le cadre d’une élection aux États-Unis84 et


ne disent rien de la diversité des points de vue rapportés par les journalistes
ou diffusés à la population. En effet, les énoncés étaient analysés en fonction
de leur caractère favorable ou défavorable à un candidat, et non en fonction
de la diversité ou de la variété des points de vue, des arguments ou des enjeux
exposés aux publics. Si bien que la répétition des mêmes arguments prove-
nant d’un groupe restreint de sources ou d’acteurs de la société pouvait faire
pencher la balance sans pour autant élargir les débats. Du reste, Pritchard
précise lui-même, en 2002, qu’on ne peut dire que les médias analysés ont
présenté un vaste registre de points de vues ou que leur couverture a permis
aux citoyens de faire un choix éclairé le jour du vote. Sa recherche permet
de dire qu’il n’a pas trouvé d’indices laissant croire à une manipulation des
nouvelles dans la situation de propriété croisée observée85.
En 2001, une version limitée de cette recherche consacrée à l’équilibre
journalistique, se limitant alors à Milwaukee, considérée comme la ville avec le
plus haut taux de concentration des médias aux États-Unis86, avait cependant
été présentée par les porte-parole de Quebecor comme une étude confirmant
la diversité de l’information dans un contexte médiatique de propriété croisée.
Ils avaient agi de la sorte au moment de leur passage devant la Commission
de la culture de l’Assemblée nationale du Québec, qui se penchait sur la
concentration de la presse. Mentionnons que, dans le cas de l’étude consacrée
à Milwaukee, les trois salles de rédaction étaient indépendantes87, ce qui peut
offrir une certaine garantie de diversité et d’équilibre si cette indépendance est
strictement respectée par les gestionnaires. Il y a donc lieu, encore une fois, de
tenir compte non seulement des niveaux de convergence et de concentration,
mais aussi du genre de propriétaires et de gestionnaires qui sont aux com-
mandes. De plus, l’auteur précise que la station de télévision analysée a une
longue tradition d’excellence en matière d’information, et que le propriétaire
du seul quotidien a longtemps géré deux journaux qui avaient des affiliations

84. Pritchard partage cette interprétation (correspondance avec l’auteur du présent rapport,
18 février 2001). Un biais était un énoncé pouvant inciter un électeur ordinaire indécis à voter
pour un candidat, les autres énoncés étaient catégorisés comme neutres (p. 7-8).
85. PRITCHARD (2002), op. cit., p. 13.
86. David PRITCHARD (2001), « ATale of Three Cities : “ Diverse and Antagonistic  ” Information in
Situations of Local Newspaper/Broadcast Cross-Ownership », Federal Communications Law
Journal, vol. 54, p. 31-52, p. 46.
87. Correspondance de David Pritchard avec l’auteur, en date du 18 février 2001.
64 Journalistes au pays de la convergence

partisanes différentes, contrairement à ce qui est vécu chez CanWest Global


ou chez Gesca à ce chapitre. Pritchard est conscient que l’équilibre de points
de vue antagonistes ne signifie pas l’existence d’une réelle diversité dans la
couverture médiatique d’une élection, et que cette diversité pourrait être
plus grande, d’autant plus que les candidats indépendants tels Ralph Nader
et Pat Buchanan n’ont pas été mentionnés dans les contenus analysés, et que
certains enjeux ont été laissés de côté88.
Par ailleurs, une stricte séparation des salles de nouvelles de deux jour-
naux quotidiens gérés conjointement, dans une même ville, peut favoriser
la diversité dans la couverture des enjeux, mais aussi une certaine simila-
rité des opinions exprimées dans les éditoriaux portant sur un même sujet.
C’est du moins ce qui se dégage de la recherche de Steve Hallock et Ron
Rodgers, menée à Cincinnati89. L’analyse de contenu de journaux a révélé
que, même s’ils partageaient la même idéologie, ils offraient néanmoins des
thématiques diversifiées dans la couverture. Mais lorsque les deux journaux
publiaient des éditoriaux sur les mêmes sujets, les désaccords se limitaient à
l’importance de certaines questions, mais ne s’étendaient pas aux opinions
exprimées ou aux conclusions. Ces deux journaux quotidiens sont gérés par
le même propriétaire, en vertu d’une loi (Newspaper Preservation Act) qui
accepte un tel arrangement lorsque cela permet d’assurer la survie du plus
faible en regroupant tous les départements, sauf les rédactions, qui doivent
demeurer indépendantes. Les auteurs résument un bon nombre de recherches
qui confirment ou réfutent les effets de la concentration sur la diversité de
l’information, sans toutefois se prononcer clairement. Ils émettent l’hypothèse
de recherche que les deux journaux de Cincinnati offriront de la diversité sur
le plan de leurs éditoriaux puisque c’est cette diversité que cherche à protéger
la loi spéciale. Ils ont observé davantage de diversité sur les sujets abordés
(locaux ou nationaux par exemple), puisque seulement 17 des 142 éditoriaux
analysés portaient sur les mêmes sujets. Mais ils ont aussi noté que les deux
journaux avaient des positions similaires lorsqu’ils se prononçaient sur les
mêmes sujets.

88. PRITCHARD (2001), op. cit., p. 49.


89. Steve HALLOCK et Ron RODGERS (2003), « The Paradox of Editorial Diversity : A Content
Analysis of the Cincinnati Enquirer and Cinbinnati Post », Proceedings of the Annual Meeting
of the Association for Education in Jhournalism and Mass Communication, Kansas City,
Missoury, 30 juillet – 2 août, 2003, p. 555 et ss.
2 • Les impacts de la concentration et de la convergence des médias 65

D’autres recherches empiriques sont intéressantes au chapitre de la


diversité de l’information. Par exemple, dans son analyse comparative dont il
a été question plus haut, Maguire a observé une diminution de la proportion
de sources non officielles, ce qui indique que moins d’efforts sont consacrés à
approfondir l’information au-delà des sources officielles, le plus souvent des
sources institutionnelles. De même, il a mesuré une diminution du nombre
de sources par nouvelles, un indicateur qui suggère qu’il y aurait moins de
points de vue diffusés, ainsi qu’une diminution de la présence de sources
d’information féminines, autre indice de perte de diversité90.
Boczkowski et de Santos ont observé, pour leur part, une homogénéité
croissante de l’information sur les versions papiers et Internet des principaux
journaux en Argentine (de 1995 à 2005). Ils concluent qu’un plus grand
nombre de médias ne signifie pas nécessairement une plus grande diversité
de nouvelles91, car les médias se limitent à diffuser les mêmes nouvelles. Déjà
en 2004, à partir d’observations empiriques, le rapport annuel sur l’état des
médias américains anticipait cette tendance à une certaine uniformisation
des contenus malgré la multiplication des plateformes. On y affirmait qu’au
moment où les Américains se tournaient vers des sources d’information plus
nombreuses et plus variées, les médias qu’ils fréquentaient tendaient à être
possédés par quelques grands conglomérats en concurrence pour aborder, à
tout moment, un nombre réduit d’événements92.
Les auteurs du rapport de 2004 ont aussi observé que la fragmentation
des publics conduit à la convergence pour faire face aux impératifs économi-
ques, si bien que l’essentiel des investissements était consacré aux nouvelles
plateformes de diffusion des nouvelles, plutôt qu’à la collecte et au traitement
de l’information93. Et pourtant, ils estiment que la convergence peut être une
source de stimulation pour améliorer l’information, en mettant en concur-
rence des médias autrement isolés, tels PBS et le Washington Post. Leur analyse
de contenu a aussi révélé que la grande majorité des informations disponibles
sur les sites Internet des médias étaient les mêmes que celles diffusées par les

90. MAGUIRE (2004), op. cit., p. 5.


91. Pablo J. Boczkowski et Martin de SANTOS (2006), « When More Media Equal Less News :
Patterns of Content Homogenization in Argentina’s Leading Print and Online Newspapers », à
paraître, Political Communication, novembre 2006 (http://rkcsi.indiana.edu/media/Boc-
zkowski-deSantosPC-final.pdf), visité le 20 mai 2007.
92. PROJECT FOR EXCELLENCE IN JOURNALISM (2004), op. cit., p. 4.
93. Idem, p. 5.
66 Journalistes au pays de la convergence

médias traditionnels (journal, télévision), sauf en ce qui concerne les nouveaux


développements des événements en cours.
On trouve un constat du même genre dans une plus récente édition de
cette enquête, qui a observé le menu des médias afin de mesurer le type d’in-
formation à laquelle est exposé le citoyen dans une journée typique. Même
s’ils reconnaissent que le citoyen peut choisir lui-même le menu des médias
qu’il consommera, les auteurs du rapport observent que cela aura pour effet de
lui donner à répétition les mêmes informations sur les mêmes événements. À
leur tour, ils disent que plus de couverture médiatique ne signifie pas toujours
une plus grande diversité des voix94.
De son côté, Shmykova a observé que les stations de télévision russes
partiellement ou totalement publiques offraient plus de diversité de program-
mation éducative et d’information que la chaîne privée, indiquant une fois
de plus que la question de la propriété des médias ne peut pas être dissociée
des contenus diffusés95.
Cependant, Lisa George en arrive à des conclusions différentes quand
elle se penche sur les affectations de plusieurs milliers de journalistes dans des
journaux en 1993, 1999 et 200496. Toutefois, son étude ne procède à aucune
analyse de contenu et se limite à recenser le nombre de journalistes affectés
à divers secteurs (sport, politique, spectacle, etc.), dans plusieurs villes amé-
ricaines, sur une longue période de temps. Pour George, c’est un indice de
variété ou de différentiation entre journaux concurrents ou appartenant à
une même chaîne. Elle-même reconnaît que sa méthode ne dit rien quant à
la quantité ou la qualité des articles et reportages produits par les journalistes
recensés, ni quant à la diversité des points de vue diffusés.
***
En général, les enquêtes empiriques qui ont mesuré des indicateurs liés
à la diversité de l’information (diversité des points de vue, biais systématiques
ou non, etc.) suggèrent que la concentration et la convergence des médias ne

94. PROJECT FOR EXCELLENCE IN JOURNALISM (2006), op. cit.


95. SHMYKOVA (2006), op. cit., p. 21-26.
96. Lisa GEORGE (2006), « What’s Fit to Print : The Effect of Ownership Concentration on Product
Variety in Daily Newspapers Market », (http://urban.hunter.cuny.edu/~lgeorge/Research/IEP.
pdf), visité le 20 mai 2007.
2 • Les impacts de la concentration et de la convergence des médias 67

contribuent pas vraiment à améliorer la diversité de l’information, tout en


étant des facteurs potentiellement nuisibles en fonction du type de gestion.
Il semble que nul ne conteste l’importance de préserver la diversité des
points de vue dans une saine et vigoureuse démocratie qui valorise le plura-
lisme. Cela semble toutefois compromis non seulement par la concentration
et la convergence, mais aussi en raison du mode de propriété des médias dans
un contexte d’économie de marché où chacun cherche à s’approprier les
mêmes publics en offrant des contenus similaires reliés, souvent, à des sujets
dont l’utilité sociale est discutable.
On pourrait résumer la chose de la façon suivante : la concentration
de la propriété des médias est un facteur de réduction de la diversité de l’in-
formation, tandis que la convergence comme stratégie commerciale est un
facteur d’amplification de la diffusion d’une information moins diversifiée.
La concentration et la convergence des médias s’ajoutent au fait que la plupart
des médias commerciaux ont des impératifs économiques, qui ont des effets
sur la qualité et la diversité des informations diffusées, contrairement aux
médias publics ou à ceux, tels les médias communautaires, qui ne cherchent
pas à faire des profits97 et valorisent davantage la notion de responsabilité
sociale. Sans contester la légitimité des médias commerciaux, ni leurs besoins
de générer des bénéfices pour leurs actionnaires, on ne peut simplement occul-
ter ces variables qui influencent différentes caractéristiques de l’information
journalistique (qualité, diversité et intégrité notamment). Il y a maintenant
lieu de se tourner vers une autre dimension importante en démocratie, soit
l’intégrité de l’information.

Intégrité du journalisme
Les textes normatifs en journalisme insistent sur l’intégrité de l’informa-
tion, ce qui fait le plus souvent référence à la question des conflits d’intérêts.
Ces conflits d’intérêts peuvent être de nature individuelle. C’est le cas, par
exemple, quand un journaliste choisit de privilégier son intérêt particulier
ou celui de ses proches au détriment de l’intérêt public, ce qui peut se faire
aussi bien par la diffusion et la promotion que par la rétention ou la censure

97. Carl Session STEPP (2004), « Journalism Without Profit Margins », American Journalism
Review, octobre/novembre, p. 37-43.
68 Journalistes au pays de la convergence

d’informations. Ces conflits d’intérêts peuvent aussi être systémiques. Cela


arrive lorsque des journalistes et des entreprises de presse privilégient leurs
intérêts commerciaux ou corporatistes au détriment du service de l’intérêt
public, lorsqu’ils préfèrent favoriser leurs intérêts plutôt que de respecter les
droits et libertés de citoyens. On sait que l’information journalistique est de
plus en plus une commodité qui cherche à captiver le plus grand nombre
possible de consommateurs potentiels dont l’attention sera vendue à des
annonceurs. Si le conflit d’intérêts individuel est explicitement interdit dans les
codes de déontologie98, le conflit d’intérêts systémique est pour sa part l’objet
de dénonciations et critiques récurrentes, comme on a pu le voir dans le cas
de la couverture journalistique que les médias de Quebecor ont accordée à
Star Académie, et qui a même été dénoncée par les journalistes du Journal de
Montréal devant le Conseil de presse du Québec. L’intégrité du journalisme
est une norme également associée à divers principes et valeurs tels le désin-
téressement, le service de l’intérêt public, la transparence et l’honnêteté.
La plupart des observateurs reconnaissent que le mode de propriété des
médias affecte les décisions relatives à la couverture journalistique ; le débat
se fait surtout quant à l’importance de ce contrôle de la part du propriétaire
et aux limites qui doivent baliser les intérêts légitimes de l’entreprise et la
protection de l’intégrité du travail journalistique99. L’économiste Robert G.
Picard y voit une situation qui encourage, de la part des médias, un com-
portement égocentrique (self-interested behavior) pour exploiter le marché
potentiel, alors même que cela crée un conflit croissant entre le rôle du journal
comme serviteur de ses lecteurs et l’exploitation de ses lecteurs afin d’obtenir
des avantages commerciaux plus élevés. Selon lui, il ne faut pas s’étonner que
le public perçoive la presse comme une simple entreprise, plus intéressée par
ses intérêts économiques que par les intérêts plus généraux de ceux qu’elle
prétend servir100.
Certains vont privilégier une conception strictement économique de
l’intérêt public selon laquelle une information d’intérêt public serait celle qui
est lue, regardée ou écoutée par des récepteurs. Cela sans égard à la possibilité
de favoriser la diffusion d’informations triviales sur le plan démocratique et

98. BERNIER (2004), op. cit.


99. David TARAS (1990), The Newsmakers : The Media’s Influence on Canadian Politics,
Scarborough, Nelson Canada, p. 16.
100. PICARD (2004), op. cit., p. 54.
2 • Les impacts de la concentration et de la convergence des médias 69

pouvant, à terme, miner les fondements mêmes de la liberté de presse qui est
étroitement associée, en théorie du moins, à la démocratie. Dans ce modèle
économique, les médias se servent du public à des fins particulières, tandis
que la loi de l’offre et de la demande définit l’intérêt public en l’associant
à l’intérêt du public. Dans ce modèle, les besoins des citoyens sont traités
de façon inégale, sinon inique, puisque ce sont les consommateurs les plus
rentables pour les annonceurs qui intéressent les médias.
Il est aussi possible, et préférable de notre point de vue, d’avoir une
conception démocratique de l’intérêt public qui favorise la diffusion d’in-
formations significatives pour éclairer les choix politiques, économiques,
sociaux, moraux et culturels des citoyens. Dans ce modèle démocratique, les
médias servent le public et son droit à une information de qualité, qui est à la
base de sa prise de décision éclairée. Ce modèle reconnaît l’importance de la
concurrence des médias dans un système économique marqué par une liberté
régulée afin d’assurer le juste équilibre entre les besoins de la démocratie et
les intérêts des médias. Il valorise la diversité des informations et des points
de vue, même de ceux qui sont impopulaires.
La convergence des médias, on l’a vue, est fortement caractérisée par une
volonté de promotion croisée, donc une volonté de servir les intérêts corpo-
ratistes ou commerciaux des entreprises de presse, ce qui se fait souvent au
détriment du service de l’intérêt public. C’est ici que se manifeste le grand ris-
que de conflit d’intérêts systémiques et le danger, surtout, que des entreprises
commerciales et privées du secteur de la radiodiffusion ne détournent l’usage
des ondes publiques au profit d’une minorité d’actionnaires, de gestionnaires
et de professionnels. À ce sujet, les données provenant des recherches empi-
riques sont inquiétantes, et elles vont bien au-delà des anecdotes.
Bien souvent, ceux qui contrôlent les médias siègent aux conseils d’ad-
ministration de grandes entreprises et de grandes corporations aux intérêts
forts diversifiés. Cela multiplie les risques de conflits d’intérêts et les occasions
de favoriser la diffusion d’informations pouvant avantager leurs actionnaires
et les compagnies qui font partie du même conglomérat. Un tel phénomène
a été observé au magazine Time, à la suite de la fusion avec Warner, en 1989.
Lee et Hwang ont constaté que Time a presque doublé sa couverture des « pro-
duits » culturels de la Warner, à la suite de la fusion, alors que le Newsweek a
70 Journalistes au pays de la convergence

sensiblement conservé la même couverture101. De plus, la couverture du Time


est devenue plus favorable à ces produits qu’elle ne l’était avant la fusion.
Cohen rapporte lui aussi des cas similaires impliquant les émissions d’infor-
mation du réseau américain ABC et les entreprises reliées à Walt Disney, qui
en est le propriétaire102.
Hackett et ses collègues ajoutent que les menaces de censure ne sont plus
seulement l’apanage des gouvernements, mais aussi des grandes corporations
qui contrôlent les médias. Ils présentent certains exemples qui s’ajoutent à
ceux que dénonce Bagdikian dans The Media Monopoly, devenu un classique
du genre depuis sa première édition en 1983. Ils font référence à de nombreux
cas où des informations ont été censurées afin de ne pas nuire aux intérêts
commerciaux des médias et pour ne pas indisposer les annonceurs. Dans son
ouvrage magistral, David Halberstam relatait lui aussi les cas de censure de
grands médias américains, notamment le Times, dont les propriétaires étaient
étroitement associés idéologiquement au gouvernement américain103. D’autres
cas de censure ou d’occultation d’informations d’un intérêt public majeur ont
aussi été dévoilés aux États-Unis ces dernières années104, de même que dans
divers journaux canadiens (dont certains de Conrad Black) qui ont refusé de
publier des articles critiquant les effets de la concentration de la presse afin
de protéger leurs intérêts105.
Gitlin fait état de cas de censure ou d’omissions dont des médias amé-
ricains se seraient rendus coupables en faveur d’entreprises appartenant au
même conglomérat. Il fait valoir que l’autocensure serait plus répandue que
les cas de censure flagrants, mais qu’elle laisse moins de traces permettant de

101. Tien-Tsung LEE et Hsiao-Fang HWANG, (1997), « The Impact of Media Ownership – How
Time and Warner’s Merger Influence Time’s Content », American Education of Journalism
and Communication 1997 Annual Convention, 13 p.
102. David COHEN (2000), « Concentration of media concentrates conflicts », St. Louis Journalism
Review, vol. 30, p. 7.
103. HALBERSTAM (1979), op. cit.
104. Voir notamment mais non exclusivement : Marvin L. KALB , et Amy SULLIVAN (2000), « Media
Mergers : ‘Bigger is Better’ Isn’t Necessarily Better », Harvard International Journal of Press
Politics, vol. 5, no 2, 2000, p. 1-5 ; Kristina BORJESSON (2003), Black List : 15 journalistes
américains brisent la loi du silence, Paris, Éditions 10/18 ; Jeff COHEN (2006), Cable News
Confidential : My Misadventures in Corporate Media, Sausalito, PoliPointPress.
105. James MACKINNON (1999), « Media busters muffled (Canadian newspapers reluctant to report
on media critics », Adbusters, vol. 7, no 3, p. 27.
2 • Les impacts de la concentration et de la convergence des médias 71

la documenter106. Il ajoute que les débats concernant la réglementation des


télécommunications ont été passés sous silence par les médias américains,
et observe que les livres critiques, moins populaires mais néanmoins essen-
tiels à la culture, sont moins recherchés par les grands éditeurs affiliés à des
conglomérats qui s’intéressent surtout aux best-sellers. Gitlin déplore le silence
médiatique qui a entouré les conséquences potentiellement néfastes du grand
remue-ménage d’acquisitions et de fusions de médias, tout en dénonçant
la puissance de ces nouveaux géants médiatiques. Norman Solomon a lui
aussi observé la couverture complaisante des médias américains concernant
diverses fusions importantes (Viacom-CBS, AOL Time Warner). Il estime que
les journalistes ont ignoré les enjeux sociaux et démocratiques de ces fusions
pour se concentrer uniquement sur leurs aspects économiques107.
Donald Gutstein, chercheur associé au groupe NewsWatch Canada,
a mené une recherche afin de vérifier comment le journal Vancouver Sun,
appartenant alors à Conrad Black, se comportait face à son propriétaire et à
des conglomérats concurrents de Hollinger. Il a observé que Black et Hollinger
avaient droit à un traitement privilégié de la part du Vancouver Sun, dont
les articles étaient plus critiques pour les autres conglomérats médiatiques.
Comparativement au traitement accordé par The Toronto Star, le Vancouver
Sun a publié davantage d’articles favorables à Black-Hollinger, et moins d’ar-
ticles faisant état des propos de ceux qui s’opposent à Black. Gutstein a aussi
observé que les journalistes du Sun signaient moins d’articles concernant
leur patron, préférant utiliser les textes d’agence de presse. Finalement, il a
mesuré que la proportion d’articles défavorables à Black était presque deux
fois plus importante dans la période précédant l’acquisition du Vancouver Sun
par Hollinger qu’après cette acquisition. La proportion des articles favorables
est passée de 7 % à 52 % pendant les deux périodes comparées, alors que
les articles considérés comme neutres ont chuté de 50 % à 28 %. Gultstein
affirme que sa recherche révèle un déséquilibre en faveur de Black à la suite de
l’acquisition, sans compter que les articles négatifs concernant Black ont tous
été publiés dans les pages intérieures du Vancouver Sun, alors que des articles
négatifs concernant d’autres conglomérats médiatiques étaient publiés en page

106. Tod GITLIN (1996), « Not so fast », Media Studies Journal, Printemps/Été, (http://www.
mediastudies.org/mediamergers/mm.html) (lien Internet désactivé).
107. Norman SOLOMON (2000), « Coverage of media mergers », Nieman Reports, Cambridge, vol.
54, no 2, p. 57-59.
72 Journalistes au pays de la convergence

une108. Bien entendu, Conrad Black a connu une véritable déchéance depuis
cette étude, mais cela ne remet pas en cause l’hypothèse des conflits d’intérêts
systémiques qui menacent l’intégrité de l’information journalistique.
Dans une thèse de doctorat consacrée à une analyse de contenu des
magazines d’affaires publiques des réseaux américains de télévision, Tseng109
a observé que la concentration et la convergence des médias (qu’il nomme
synergie) affectent la qualité, la diversité et même l’intégrité de l’information
en raison des conflits d’intérêts systémiques. En effet, il observe un glissement
vers l’information sensationnaliste, l’intégration de contenus divertissants
et, surtout, une restriction de la diversité des sujets et des sources lorsque les
stations de télévision appartiennent à des conglomérats qui détiennent aussi
des médias imprimés (journaux, magazines). Dans certains cas (CNN Time
surtout), les émissions d’affaires publiques servent à la promotion de produits
du conglomérat. Il a observé que les magazines d’affaires publiques utilisaient
des images déjà diffusées afin de reformater des reportages et réduire leurs
coûts (MSNBC rediffuse des images de NBC par exemple). Sa recherche révèle
que les contenus sont devenus plus « mous » en comparaison avec des études
similaires publiées en 1997110.
De façon anecdotique, mais non moins troublante au contraire, rap-
pelons que les dirigeants de la chaîne CanWest Global ont censuré et même
intimidé leurs journalistes qui se sont opposés à leur décision de publier un
éditorial commun dans tous leurs journaux, annoncée en 2001. Selon Bozo-
nelos, le quotidien The Gazette a été forcé de ne pas publier des caricatures
et des textes qui critiquaient cette décision de la famille Asper. Une même
consigne a été appliquée au Halifax Daily News, où une chronique critique
du professeur de journalisme Steve Kimber (University King’s College) a elle
aussi été interdite de publication111. Au journal Windsor Star, un chroniqueur
a été congédié pour avoir critiqué cette décision dans le Sun de Toronto, un
journal appartenant à Quebecor112.

108. Donald GUTSTEIN (1998), « Vancouver Sun’s coverage acid test of owner’s influence »,
NewsWatch Monitor, NewsWatch Canada.
109. TSENG (2001), op. cit.
110. Idem, p. 98.
111. Ce quotidien a été racheté par Médias Transcontinental en 2002 et sa diffusion a cessé en février
2008.
112. Pertty BOZONELOS (2004), « The Tension Between Quality Journalism and Good Business in
Canada : A View From the Inside », Communication, no 29, p. 77-92, p. 86.
2 • Les impacts de la concentration et de la convergence des médias 73

En 2007, dans le contexte du lock-out des journalistes du Journal de


Québec, décrété par Quebecor afin d’accélérer le déploiement de sa stratégie
de convergence, la station locale de télévision du réseau TVA (propriété de
Quebecor) a cessé la diffusion d’une publicité du quotidien Le Soleil (Gesca)
qui cherchait à tirer profit du conflit de travail en affirmant être le véritable
« journal de Québec ». Le Soleil voulait ainsi mettre en évidence son grand
nombre de journalistes affectés à couvrir l’actualité locale113. Rappelons qu’il
est souvent reproché au Journal de Québec de diffuser un contenu trop mon-
tréalais à cause de la forte présence de textes en provenance du Journal de
Montréal, ce que soutiennent les résultats rapportés plus haut. Sans mettre en
cause le contenu rédactionnel, cet événement nous paraît typique du genre
de dérapages et d’abus de pouvoir qui peut se produire, et qui se produira
vraisemblablement, en raison de liens corporatifs étroits entre les différents
médias d’un même groupe.
Il ne fait plus de doute que les médias peuvent orienter leur couverture
afin de protéger directement ou indirectement leurs intérêts particuliers plutôt
que de servir l’intérêt public, et que certains le font plus que d’autres.
La façon de cadrer les articles qui peuvent nuire aux intérêts du conglo-
mérat peut s’étendre jusqu’à la couverture journalistique accordée aux mou-
vements de fusion des médias qui sont initiés par ces mêmes conglomérats.
Encore une fois, cela met ces entreprises aussi bien que leurs journalistes dans
des situations de conflits d’intérêts systémiques, où des intérêts particuliers
peuvent être favorisés aux dépens d’un sain débat public sur de tels enjeux
d’importance. Kweon s’est intéressé à la façon dont trois médias (Fortune,
Newsweek et U.S. News & World Report) parlaient des vagues de fusion et
d’acquisitions (1993-1998) afin de savoir si le cadrage accordé en faisait un
phénomène social significatif114. Il voulait notamment mesurer si ces médias
avaient couvert les fusions et les acquisitions de médias de façon différente
des autres cas de fusions et acquisitions, afin de détecter un biais possible. Il
a observé que les articles traitant des fusions et acquisitions de médias étaient
moins fréquents que ceux concernant d’autres secteurs économiques. Si la

113. Richard THERRIEN (2007), « TVA retire les pubs du Soleil », Le Soleil, 14 mai 2007. (http://www.
cyberpresse.ca/article/20070514/CPSOLEIL/70515004/5785/CPSOLEIL02), visité le 5 juin
2007.
114. Sanghee KWEON (2000), « A Framing Analysis : How Did Three U.S. News Magazines Frame
About Mergers or Acquisitions ? », International Journal of Media Management, vol. 2,
no 3 et 4, p. 165-177, p. 165.
74 Journalistes au pays de la convergence

couverture était généralement favorable aux fusions et acquisitions, elle l’était


encore plus dans le cas des médias115, et cela de façon statistiquement signi-
ficative. La tendance est devenue encore plus marquée à la suite des modifi-
cations au Telecommunication Act de 1996. De façon générale, la couverture
journalistique de ce phénomène socio-économique, qui était négative au début
des années 1990, est devenue progressivement positive au fil des ans. Selon
l’auteur, cette couverture favorable a pu influencer l’opinion publique, et il y
a même décelé un ton proche de celui des relations publiques.
En 2002, une autre analyse de contenu a confirmé que les magazines
Time et Fortune ont favorisé leur conglomérat dans leur couverture de fusions
et acquisitions116. Dans sa revue de littérature, Jung rappelle des cas où des
reportages de ABC et NBC ont été censurés afin de ne pas déplaire à leurs
propriétaires respectifs, Walt Disney World et General Electric. Il a lui-même
observé que les magazines impliqués dans des fusions et acquisitions ont
accordé un traitement favorable (en ce qui a trait au contenu et aux illustra-
tions) à ces changements de propriété. Cela était surtout vrai pour Fortune
et Time. Jung rappelle aussi qu’en 1989, les responsables de Time et Fortune
avaient refusé, au nom de l’indépendance journalistique, de couvrir des fusions
et acquisitions les concernant, une situation qui avait bien changé en 2000. Il
conclut que la propriété a une influence sur le contenu. Même constat dans
la recherche empirique de Hull117, qui a démontré que deux publications
du groupe AOL-Time Warner (Time et People Weekly) accordaient plus de
couverture aux produits et articles de la division musique de Time Warner
qu’à ceux de leurs compétiteurs. Il a même constaté que la couverture des
maisons de production indépendantes était plutôt négative.
Demers,pour sa part, analyse deux cas de convergence québécoise, soit
Star Académie (Quebecor) et le guide télévisuel Voilà (Gesca et Radio-Canada).
Il est d’avis que l’entrée en conglomérat « entraîne aussi, en matière de contenu,
certaines servitudes à l’endroit des autres membres de la famille118 ». Il relate

115. Idem, p. 173.


116. Jaemin JUNG (2002), « How Magazines Covered Media Companies’ Mergers : The Case of the
Evolution of Time Inc. », Journalism and Mass Communication Quarterly, vol. 79, no 3, p.
681-696.
117. Geoffrey P. HULL (2000), « AOL Time Warner’s Music and Magazine Interests : Good Business
Makes Poor Journalism », recherche présentée au congrès annuel de l’Association for Education
in Journalism and Mass Communication.
118. DEMERS (2006), op. cit., p. 52.
2 • Les impacts de la concentration et de la convergence des médias 75

que, dans le cas de Star Académie, les deux quotidiens de Quebecor « se sont
mis à parler systématiquement et abondamment de l’émission… alors deve-
nue une locomotive de la programmation de la chaîne de télévision TVA
appartenant au même propriétaire Quebecor119 ». Il fait état de la plainte
du syndicat des journalistes du Journal de Montréal au Conseil de presse du
Québec (CPQ) qui dénonçait un « conflit d’intérêts flagrant », ce que le CPQ
a « pudiquement reconnu […] en affirmant que Le Journal de Montréal s’était
placé en “ apparence de conflits d’intérêts ”120 » au point de nuire à la réputation
du quotidien et de ses journalistes. Cela était dû à l’absence d’étanchéité et
d’indépendance rédactionnelle entre le journal et la station de télévision. Dans
le cas du télé-horaire Voilà, qui appartenait à Gesca et Radio-Canada, Demers
a observé, au terme de l’analyse de 111 numéros hebdomadaires de 2001 à
2003, que les Une faisaient une « mise en manchette massive des émissions
de Radio-Canada qui reçoit 56,55 % des mentions. TVA n’en reçoit au total
que 9 % pendant que 16 autres chaînes de télévision sont mentionnées au
moins une fois en une du magazine121 ».

Conclusion
La présente revue de littérature indique que la concentration de la pro-
priété des médias et la convergence des médias d’information ne menacent pas
nécessairement, ni automatiquement, la qualité et la diversité de l’informa-
tion. Des facteurs tels que le mode de propriété (privé, public, indépendant,
conglomérat, présence d’actionnaires, etc.) ou le style de gestion peuvent
avoir des influences néfastes.
Ce qui est encore plus significatif, c’est que si les chercheurs sont sou-
vent prudents pour critiquer la concentration et la convergence, très rares
sont ceux qui publient des données montrant que cela améliore la qualité et
la diversité de l’information. Du point de vue du pluralisme démocratique,
les données sont plus inquiétantes que rassurantes.
Au chapitre de l’intégrité de l’information, la grande majorité des
recherches permettent d’affirmer que la concentration de la propriété et la

119. Idem, p. 52.


120. Idem, p. 52-53.
121. Idem, p. 53.
76 Journalistes au pays de la convergence

convergence des médias posent de grandes probabilités de détournement de


la mission démocratique du journalisme, afin de servir les intérêts particuliers
des entreprises commerciales que sont les conglomérats médiatiques. Les
données scientifiques sont probantes à cet effet.
Les risques liés à la concentration de la propriété, à la convergence des
médias et à la commercialisation de l’information qui en découle, inquiètent
le grand public aussi bien que les chercheurs et observateurs des médias,
ainsi que bon nombre d’acteurs sociaux. On sait que les journalistes se sont
exprimés régulièrement à ce sujet, le plus souvent par l’intermédiaire de leurs
syndicats ou d’associations professionnelles.
Mais comment les journalistes du Québec, à titre individuel, réagis-
sent-ils face à la concentration de la propriété, à la convergence des médias,
à la commercialisation de l’information, au sensationnalisme, aux risques
d’autocensure ou à une éventuelle intervention du gouvernement ? À ce sujet,
les données manquent cruellement. La présente recherche va contribuer gran-
dement à combler ce vide. Elle s’intéresse aux attitudes et aux opinions de
385 journalistes syndiqués, qui oeuvrent en très grande majorité pour un des
trois conglomérats médiatiques francophones (Quebecor, Gesca et Radio-
Canada). Ces trois conglomérats sont les principales sources d’information des
Québécois francophones, ce qui justifie amplement de nous y attarder dans le
cadre de l’analyse de nos résultats. Par ailleurs, les journalistes professionnels
de notre échantillon sont aux premières loges pour constater les effets des
transformations que subit leur métier. Leur point de vue gagne à être connu
pour quiconque s’intéresse aux conditions d’exercice du journalisme.
Chapitre 3

Rejet massif de la concentration


et de la convergence

Les journalistes professionnels de Quebecor, de Gesca et de Radio-


Canada sont de loin les principaux informateurs des Québécois francophones
en ce qui concerne les événements, les faits et les opinions qui ont trait à la
vie politique, économique, culturelle et sociale. La vigueur de notre société
démocratique repose en grande partie sur les milliers d’articles et de repor-
tages qu’ils produisent et diffusent quotidiennement. Même dans un univers
médiatique qui permet plus que jamais aux citoyens qui le désirent d’avoir
accès à de multiples sources d’information, en provenance de toutes les régions
de la planète, chaque société a un besoin fondamental en matière d’informa-
tions qui la racontent, la dévoilent et la font progresser par la conversation
publique et critique que doit alimenter la presse.
C’est dire l’importance capitale de la pertinence, de la qualité, de la
diversité et de l’intégrité de l’information. Les sociétés démocratiques ont
besoin de journalistes libres, courageux, rigoureux, équitables et intègres. Les
médias d’information prétendent être à la hauteur de ces attentes qu’ils ont
eux-mêmes renforcées au fil des années, en livrant des batailles politiques et
juridiques pour défendre la liberté de la presse.
Se peut-il que ces mêmes médias soient en voie de devenir les principaux
obstacles à la liberté de l’information ? Se peut-il que la concentration de la
propriété, la convergence médiatique et la commercialisation de l’information
soient des facteurs d’autocensure, voire de censure ? Et se peut-il que, dans
leur recherche d’un rendement maximal pour satisfaire les actionnaires, les
78 Journalistes au pays de la convergence

entreprises de presse se soient délestées de leurs fonctions sociales si importan-


tes au point de menacer la qualité, la diversité et l’intégrité de l’information ?
Se peut-il, finalement, que les journalistes qui sont employés par les grands
conglomérats médiatiques du Québec soient des témoins impuissants de cette
situation, au point de paraître vivre une véritable détresse professionnelle
dans certains cas ?
À ces questions, les résultats de notre enquête apportent des réponses
révélatrices, et inquiétantes.

Notes méthodologiques
L’enquête a été menée auprès de 1780 journalistes syndiqués oeuvrant
dans les principaux medias d’information du Québec. Les unités syndicales de
ces journalistes sont principalement affiliées à la Confédération des syndicats
nationaux (CSN) via la Fédération nationale des communications (FNC).
La FNC représente 1580 des journalistes visés par l’enquête. Les 200 autres
journalistes sollicités sont affiliés à la Fédération des travailleurs du Québec
(FTQ) via le Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP).
Des 1780 questionnaires acheminés aux journalistes via leurs syndicats
locaux, 385 questionnaires valides ont été retournés, de façons anonyme
et confidentielle, dans une enveloppe-réponse affranchie, pour un taux de
réponse de 21,6 %. Compte tenu de la population mère de 1780, la marge
d’erreur est de 4,4 % dans 95 % des cas.
Chaque questionnaire expédié aux journalistes était numéroté et accom-
pagné d’une lettre de leur syndicat et d’une lettre de notre part les invitant
à participer à l’enquête. Notons que plus d’un journaliste syndiqué sur cinq
a répondu au questionnaire, ce qui assure une représentativité satisfaisante
pour les besoins de la recherche qui permet de généraliser ses conclusions à
l’ensemble des journalistes syndiqués du Québec1.
Avant son envoi, le questionnaire a fait l’objet d’un prétest auprès de
quelques journalistes retraités qui nous ont permis de mieux cibler nos ques-
tions et les choix de réponse.

1. Il y aurait plus de 4000 journalistes au Québec dont bon nombre ne sont pas syndiqués et
échappent donc à notre regard.
3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 79

Le principal outil de mesure a été l’échelle d’attitude à sept degrés de


Likert, où la réponse 1 signifiait un total désaccord, et la réponse 7 signifiait
un parfait accord avec la proposition ou la question soumise. Quelques autres
questions ont utilisé une même échelle ordinale en proposant des réponses
à intensité variable (beaucoup ou très, assez, peu, pas du tout). Les questions
ont été disposées par mode aléatoire raisonné, c’est-à-dire que certaines ont
volontairement été regroupées (le credo journalistique et l’autocensure par
exemple), mais leur ordre de présentation a été déterminé de façon aléatoire
afin de ne pas créer un biais à ce sujet.
Le recours à une échelle ordinale permet, d’une part, de procéder à des
opérations statistiques raffinées et, d’autre part, de faire certaines comparai-
sons avec des enquêtes antérieures dont certaines questions étaient similaires.
De plus, l’échelle graduée permet de mesurer l’intensité d’une opinion au sein
de certains groupes afin de mieux comparer les variables et de proposer des
interprétations mieux fondées. Le lecteur intéressé trouvera le questionnaire
en annexe.

Le profil des répondants


Avant d’entreprendre l’analyse détaillée des réponses, il faut dresser le
portrait sociodémographique des journalistes syndiqués. L’échantillon est
constitué de 63 % d’hommes et de 37 % de femmes. Plus les journalistes sont
jeunes, plus la proportion de femmes augmente, pour atteindre 46,2 % chez
les 18-25 ans. Chez les journalistes âgés de 55 ans et plus, on ne compte que
15,7 % de femmes. Près du tiers de notre échantillon (31 % ) est constitué de
journalistes âgés de 18 à 35 ans.
80 Journalistes au pays de la convergence

Graphique 1
Quel est votre groupe d’âge ?

Conséquemment, l’expérience des répondants est importante, puisque


près de 43 % ont 21 ans et plus d’expérience comme journaliste profession-
nel, et seulement 17 % se situent dans la catégorie des 0-5 ans. Notons que
les 31 % de journalistes qui cumulent entre 0 et 10 ans d’expérience sont
essentiellement les journalistes âgés de 18 à 35 ans qui forment aussi 31 %
de notre échantillon.

Graphique 2
Depuis combien d’années êtes-vous un journaliste professionnel
(le journalisme est votre principal revenu) ?
3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 81

Les répondants sont principalement à l’emploi de la Société Radio-


Canada (45,4 % ), ainsi que des groupes de presse écrite et électronique pri-
vés que sont Gesca (30,6 % ) et Quebecor (15,6 % ). Les Autres médias sont
représentés par 7 % de l’échantillon2. Les trois conglomérats médiatiques
regroupent près de 92 % des répondants. Pour ce qui en est du secteur ou
du type de média, les répondants travaillent principalement pour les médias
d’information traditionnels que sont les quotidiens, la télévision, la radio et
les hebdomadaires.

Graphique 33
Pour quel type de média travaillez-vous principalement ?

Le fait de s’adresser à des journalistes syndiqués a eu pour conséquence


de marginaliser les répondants des journaux hebdomadaires, des médias
communautaires ainsi que les journalistes indépendants. Toutefois, étant
donné que la recherche s’intéresse aux opinions et attitudes des journalistes
quant aux impacts de la concentration de la propriété de la presse et de la
convergence des médias sur l’information, il était essentiel d’avoir le point
de vue de ceux et celles qui ont une connaissance quotidienne de ces enjeux.

2. Autres = Cogeco (2,6 % ), indépendants (2,3 % ), Radio-Nord (1,6 % ), Corus (1 % ), Astral
(0,5 % ) et Journaux Transcontinental (0,3 % ).
3. Autres = Radio-Télévision (2,9 % ), Radio-télévision-Internet (1,6 % ), Presse écrite Internet
(0,8 % ), Presse quotidienne et hebdomadaire (0,8 % ) et Radio-Internet (0,5 % ).
82 Journalistes au pays de la convergence

Ce sont principalement les journalistes à l’emploi des trois conglomérats


médiatiques.
Le statut des répondants est celui de permanent dans 80 % des cas,
tandis qu’on trouve 17 % d’occasionnels ou de surnuméraires, et 3 % à temps
partiel4. Les journalistes âgés de 18 à 35 ans représentent 66 % des journalistes
occasionnels ou surnuméraires.
Près de 63 % des journalistes syndiqués détiennent un diplôme univer-
sitaire de premier cycle (baccalauréat ou certificat), 18 % ont un diplôme uni-
versitaire de deuxième ou troisième cycles (maîtrise ou doctorat), 17 % ont un
diplôme collégial, et seulement 3 % ont un diplôme d’études secondaire.
À la question De façon générale, quel est votre degré de satisfaction à
l’égard de votre emploi actuel ?, 30 % des journalistes se disent « très satisfaits »
et 50 % « assez satisfaits ». Si on ne s’en tenait qu’à cette réponse générale, on
pourrait croire que la situation vécue au sein des conglomérats médiatiques
privés et publics du Québec est enviable. En réalité, rien ne saurait être plus
trompeur, car la recherche démontre clairement que ce taux élevé de satis-
faction cohabite avec des réponses très critiques et négatives concernant les
impacts de la concentration et de la convergence sur la liberté, la qualité, la
diversité et l’intégrité de l’information. On verra aussi que les journalistes
ont des aspirations professionnelles différentes de celles qui intéressent les
médias pour lesquels ils travaillent.
Il est donc permis d’interpréter cette réponse comme une évaluation
globale de la situation personnelle de chaque répondant, qui est peut-être
moins touché par les phénomènes qu’il dénonce par ailleurs. Cette satisfaction
serait vraisemblablement davantage liée aux conditions de travail (salaire,
congés, promotions, etc.), qu’aux façons dont chacun doit obligatoirement
pratiquer le métier. Du reste, un croisement de cette question avec une autre,
portant sur l’autonomie professionnelle, indique que ceux qui ont le moins
d’autonomie sont plus enclins à être insatisfaits de leur emploi, et ce, à un
niveau statistiquement significatif (p<.05).
Par ailleurs, un important facteur d’insatisfaction est lié au conglo-
mérat médiatique pour lequel travaillent les journalistes, comme l’illustre
clairement le prochain graphique. À ce chapitre, Radio-Canada et Gesca font

4. Ces statistiques sont arrondies à l’unité la plus proche.


3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 83

bonne figure, tandis qu’il faut noter un important taux d’insatisfaction chez
les journalistes de Quebecor, qui sont nombreux parmi les répondants à se
dire très insatisfaits5. Il y lieu ici de préciser qu’au moment de réaliser notre
enquête par questionnaire, à l’automne 2007, un important conflit de travail
affectait les journalistes du Journal de Québec, ce qui peut avoir amplifié le
mécontentement à l’égard de Quebecor. Toutefois, l’ensemble des réponses
obtenues aux nombreuses et diverses questions abordent de multiples aspects.
Ces réponses documentent clairement un profond malaise professionnel au
sein de ce conglomérat, sinon une détresse professionnelle comme nous le
verrons tout au long du rapport.

Graphique 4
De façon générale, quel est votre degré de satisfaction à l’égard
de votre emploi actuel ? Diriez-vous que vous êtes :

5. En raison du nombre restreint de répondants employés par d’autres conglomérats, ce croisement


statistique devenait peu pertinent et il a fallu se limiter au trio SRC/Gesca/Quebecor.
84 Journalistes au pays de la convergence

L’âge des répondants et le nombre d’années d’expérience ne sont pas


des facteurs déterminants à ce chapitre, alors que le fait d’être un employé
occasionnel ou surnuméraire entre en ligne de compte dans le degré de satis-
faction de l’emploi occupé. Cela est surtout visible chez ceux qui optent pour
la réponse très insatisfait, car on y compte 12,5 % des occasionnels/surnumé-
raires, contre seulement 4,7 % des permanents et aucun journaliste à temps
partiel. Parmi ces derniers, 25 % se disent plutôt insatisfait[s], contre 11,5 %
des permanents.
Par ailleurs, ceux qui estiment que les nouvelles méthodes de travail
(Internet, courriel, blogue) ont un impact très positif ou plutôt positif sur la
qualité du contenu de leur entreprise de presse sont aussi ceux qui ont le plus
tendance à se dire très satisfait[s] ou assez satisfait[s] de leur emploi.
Il faut le souligner, les journalistes syndiqués du Québec reconnaissent,
dans une très grande majorité, que les nouvelles méthodes de travail liées aux
technologies de l’information et de la communication ont un impact positif
sur la qualité du contenu de leur entreprise de presse. En effet, ils sont 80 % à
dire que, de façon générale, ces nouvelles méthodes ont un impact très positif
(19 % ) ou plutôt positif (61 % ) sur la qualité du contenu de leur entreprise
de presse. Cette proportion grimpe à plus de 96 % des 18-25 ans et demeure
autour de 79 % pour tous les autres groupes d’âge6.
Telle qu’elle est formulée, la question ne permet pas de départager les
évaluations respectives pour Internet, le courriel et les blogues. Mais quand
on limite une autre question à l’impact d’Internet sur la qualité du contenu,
on obtient des résultats similaires (25,5 % répondent très positif et 50,6 %
plutôt positif). Puisqu’ils sont plus nombreux à trouver très positif l’impact
d’Internet, il est possible que les journalistes soient plus enthousiastes d’In-
ternet comme outil de travail, pour la recherche notamment, qu’ils ne le
sont de certaines modifications ou de nouvelles méthodes de travail, tels les
blogues ou les courriels.
L’impact positif des nouvelles technologies sur la qualité du contenu de
l’entreprise de presse est ressenti positivement dans tous les groupes d’âge,
même si les 18-25 ans sont les plus enthousiastes (42,3 % y voient un impact
très positif et 50 % un impact plutôt positif). Il faut signaler qu’aucun répondant

6. Ces données sont basées sur ceux qui ont répondu à ces questions, soit plus de 97 % des
répondants.
3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 85

de cette catégorie d’âge n’a choisi les réponses plutôt négatif ou très négatif.
Plus ils sont âgés, moins les journalistes sont nombreux à trouver très positif
l’impact des nouvelles technologies. Les proportions à ce sujet diminuent
progressivement pour chaque groupe d’âge pour se situer à 17,6 % chez les
56 ans et plus.

La qualité de l’information
Nous n’avons pas cherché à définir ce qu’est la qualité de l’information. Il
est préférable de laisser les journalistes s’exprimer en fonction de la définition
qu’ils s’en font. On pourrait suggérer que, généralement, l’information est
jugée de qualité lorsqu’elle est conforme aux normes professionnelles recon-
nues dans les textes déontologiques (intérêt public du sujet abordé, vérité,
rigueur, exactitude, impartialité, objectivité, équité, intégrité). Depuis 1994,
ce sont aussi ces règles de l’art qui sont invoquées devant les tribunaux civils,
lors de procès en diffamation, lorsque vient le temps de savoir si des journa-
listes ont commis une ou des fautes professionnelles. Mais il serait téméraire
d’affirmer que tous les répondants avaient de telles références normatives à
l’esprit au moment de répondre au questionnaire.
Dans un premier temps, nous avons évalué l’intensité de certaines opi-
nions qui réfèrent de façon générale au journalisme, en utilisant l’échelle
d’attitude de Likert, déjà évoquée dans les notes méthodologiques. Ainsi, la
question La convergence des médias a un effet positif sur le journalisme a reçu
un très faible soutien (score moyen de 1,78 sur 7, écart type de 1,28). La valeur
de 1 (en total désaccord) est celle qui a été le plus souvent retenue (mode = 1)
par les journalistes (60 % des journalistes)7. À ce chapitre, on ne remarque pas
de différence significative entre les journalistes de conglomérats différents.
Cette opinion, de même que son intensité, est donc largement partagée dans
tous les conglomérats et dans tous les groupes d’âge.

7. L’écart type représente la dispersion des valeurs autour de la moyenne. Plus l’écart type est
élevé, plus est large la fourchette des valeurs autour de la moyenne. Moins est élevé l’écart type,
plus est étroite cette dispersion autour de la moyenne. À moyenne égale, un écart type plus petit
indique que cette moyenne est plus révélatrice. Le mode indique pour sa part quelle valeur (de
1 à 7) a été choisie le plus souvent par les répondants.
86 Journalistes au pays de la convergence

Graphique 5
La convergence des médias a un effet positif sur le journalisme

1 = Total désaccord, 7 = accord total

À la proposition La concentration des médias favorise le droit du public à


une information de qualité, les résultats sont similaires avec un score moyen
de 2,2 sur 78. Ici aussi, ni l’appartenance à un conglomérat médiatique ni le
groupe d’âge des répondants ne sont des facteurs déterminants.

8. Écart type = 1,53. Mode = 1 pour 45,3 % des journalistes.


3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 87

Graphique 6
La concentration des médias favorise le droit
du public à une information de qualité

1 = Total désaccord, 7 = accord total

Les résultats sont presque identiques en ce qui concerne la proposition


La convergence des médias favorise le droit du public à une information de
qualité, avec un score moyen de 2,29, et ce, même si les deux questions ne se
suivaient pas et n’étaient pas sur la même page du questionnaire afin d’éviter
des effets de contamination. Les écarts entre conglomérat et groupes d’âge ne
sont pas significatifs, même si le désaccord est moins intense chez Gesca et
Radio-Canada (valeurs 1 et 2 de l’échelle). On voit donc davantage un effet
de cohérence entre les réponses aux deux dernières questions qu’un possible
effet de contamination. L’analyse de ces deux variables montre du reste une
corrélation positive10. Cela signifie que, en règle générale, les mêmes répon-
dants jugent négativement aussi bien la concentration de la propriété des

9. Écart type = 1,52. Mode = 1 pour 44 % des journalistes.


10. Spearman = ,587, (p = .01).
88 Journalistes au pays de la convergence

médias que la convergence des médias, quant à leurs impacts sur la qualité
de l’information.

Graphique 7
La convergence des médias favorise le droit
du public à une information de qualité

1 = Total désaccord, 7 = accord total

Sur l’affirmation selon laquelle Le fait qu’un média appartienne à un


groupe de presse améliore la qualité de l’information, le jugement des journa-
listes demeure négatif, mais est un peu plus nuancé avec une moyenne de 311.
Les journalistes de Quebecor se montrent en désaccord avec cette affirmation
de façon nettement plus prononcée que ne le font leurs collègues de Gesca,
car l’écart entre les moyennes de leurs réponses est statistiquement significatif.
Les journalistes de Gesca sont pour leur part plus d’accord avec cet énoncé
que ceux de Radio-Canada, qui ont aussi des écarts significatifs12.

11. Écart type = 1,65. Modes = 1 et 4 également privilégiés chacun par 23 % des journalistes.
12. ANOVA (sig = <,05).
3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 89

Graphique 8
Le fait qu’un média appartienne à un groupe
de presse améliore la qualité de l’information

1 = Total désaccord, 7 = accord total

Cette dernière question est également associée aux deux précédentes de


façon significative sur le plan statistique, mais la relation est moins forte. Cela
s’explique vraisemblablement par le fait que les opinions diffèrent beaucoup
en fonction du média pour lequel travaille chaque répondant. Le graphique
précédent montre que les journalistes de Quebecor se situent largement à
gauche du continuum de l’échelle de Likert. Cela témoigne d’un jugement fort
critique à l’endroit de leur employeur. À ce chapitre, leurs collègues de Gesca
ont des opinions plus positives sur cet énoncé, ce qui pourrait s’expliquer par
le mode de gestion, qui, lui-même, est relié au mode de propriété. On constate
qu’aucun journaliste de Quebecor n’a utilisé les valeurs positives élevées
(6 et 7) alors que les opinions des journalistes des deux autres conglomérats
de presse sont réparties de 1 à 7, même s’ils sont peu nombreux dans les
valeurs élevées.
90 Journalistes au pays de la convergence

Toujours en matière de qualité de l’information et des facteurs qui peu-


vent l’améliorer, ou lui nuire, du point de vue des journalistes, on trouve la
proposition selon laquelle La concurrence entre les médias menace le droit du
public à une information de qualité. À la lumière des réponses précédentes,
l’intuition nous dit qu’on devrait compter davantage de journalistes radio-
canadiens favorables à l’énoncé, compte tenu de leur statut d’employés d’une
société d’État, qui échappe en grande partie aux règles du marché écono-
mique, alors que ceux des conglomérats privés y seraient moins favorables.
Pour l’ensemble de notre échantillon, la valeur moyenne des réponses se
situe à 3,4813. Cela signifie que les journalistes sont légèrement en désaccord
avec cette proposition générale. De leur point de vue, la concurrence entre
médias n’est pas une réelle menace à une information de qualité, mais elle
ne semble pas non plus la favoriser de façon significative. On observe que,
toute proportion gardée, les journalistes de Radio-Canada ont davantage
tendance à appuyer cette proposition critique (valeurs 5, 6 et 7 surtout) que
ne le font leurs collègues des conglomérats privés. La différence de scores entre
les journalistes de Radio-Canada et ceux de Quebecor est même significative
sur le plan statistique, ce qui témoigne de positions peu compatibles entre
ces deux groupes.
Il est permis de croire que les effets de la concurrence des médias sur le
droit du public à une information de qualité sont jugés moins dommageables
au sein des conglomérats privés, ce que reflète tout de même la tendance
générale de l’échantillon. La catégorie Autres regroupe notamment des jour-
nalistes de médias indépendants et d’autres employés par certains groupes
de presse, ce qui peut expliquer la distribution des réponses.

13. Écart type de 2,15. Mode = 1 pour 29 % des journalistes.


3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 91

Graphique 9
La concurrence entre les médias menace
le droit du public à une information de qualité

1 = Total désaccord, 7 = accord total

Si la concurrence entre médias ne semble pas être un enjeu détermi-


nant en matière de qualité de l’information, du point de vue de l’ensemble
des journalistes syndiqués de notre échantillon, qu’en est il de la façon dont
cette concurrence est mise en pratique par les entreprises de presse ? On peut
se demander, par exemple, si la concurrence peut devenir excessive, et si elle
s’exerce avant tout au bénéfice du public ou plutôt pour satisfaire les actionnai-
res. Dans ce dernier cas, la satisfaction des attentes des actionnaires peut-elle
menacer la qualité de l’information par les pratiques et les choix rédactionnels
qui s’ensuivent ? Il y a lieu d’explorer des indicateurs à ce propos.
À la proposition voulant que Ces dernières années, la concurrence entre les
médias est devenue excessive, le score moyen obtenu est de 4,8914. On constate

14. Écart type de 1,84. Mode = 7 pour 25,4 % des journalistes.


92 Journalistes au pays de la convergence

donc que ce n’est pas la concurrence en soi qui semble problématique, mais
la façon dont elle est mise en pratique. Encore une fois, on peut voir la dis-
tribution des réponses parmi les journalistes des trois grands conglomérats
médiatiques. À la valeur 7, qui exprime un accord total avec la proposition,
on trouve une importante présence de 37,3 % des journalistes de Quebecor
de notre échantillon, contre seulement 16,1 % des répondants de Gesca et
28,2 % de Radio-Canada. Les journalistes de Quebecor sont visiblement plus
critiques que leurs collègues, mais les écarts ne sont pas significatifs. Rappe-
lons que les journalistes de ces trois conglomérats constituent près de 92 %
de nos répondants.

Graphique 10
Ces dernières années, la concurrence entre les médias
est devenue excessive

1 = Total désaccord, 7 = accord total


3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 93

Si on juge que la concurrence est devenue excessive entre les médias, cela
peut s’expliquer par l’importance de la mission économique des médias qui
doivent rapporter des profits intéressants à leurs propriétaires et actionnaires.
Cela explique peut-être pourquoi les journalistes appuient intensément la
proposition selon laquelle La pression économique, afin de satisfaire les action-
naires des médias, menace le droit du public à une information de qualité, qui
obtient un score élevé de 5,4915.

Graphique 11
La pression économique, afin de satisfaire les actionnaires des médias,
menace le droit du public à une information de qualité

1 = Total désaccord, 7 = accord total

Encore une fois, les journalistes de Quebecor et de Radio-Canada sont


plus catégoriques que ceux de Gesca. L’écart de la moyenne des réponses entre
Quebecor et Gesca est significatif, tout comme l’est celui entre les réponses de
Gesca et de Radio-Canada. On peut supposer que les raisons qui motivent la

15. Écart type de 1,69. Mode = 7 pour 39,4 % des journalistes.


94 Journalistes au pays de la convergence

posture très critique des journalistes de Quebecor et de Radio-Canada sont


différentes. Les premiers peuvent ressentir concrètement les effets néfastes
d’une trop forte pression économique au sein de leur organisation, tandis
que les seconds adoptent peut-être une posture plus idéologique conforme
à une certaine tradition voulant que le journalisme soit un service public et
non un commerce. Quant aux journalistes de Gesca, peut-être ressentent-ils
moins la pression de leur actionnaire unique qu’est Power Corporation, pour
lequel la recherche des profits ne serait pas un objectif qui écrase d’autres
considérations, dont la qualité de l’information. Voilà des hypothèses expli-
catives qui mériteraient d’être explorées davantage pour une compréhension
plus précise de la situation.
La concurrence s’exprime traditionnellement en termes de cotes d’écoute
pour les médias électroniques, ou de tirage pour la presse écrite. Cotes d’écoute
et tirages sont des facteurs importants de réussite commerciale en raison des
apports publicitaires que cela procure aux médias. Si nos répondants sont
majoritairement favorables à la concurrence des médias, mais très critiques
d’une concurrence excessive, tout comme ils le sont quant aux effets néfas-
tes d’une pression économique des actionnaires en regard de la qualité de
l’information, comment réagissent-ils à la proposition voulant que La chute
des tirages ou des cotes d’écoute menace le droit du public à une information
de qualité ? La réponse collective des journalistes est mitigée, avec un score
moyen de 4,4216. On observe donc une certaine retenue à ce sujet, comme si
on hésitait bien entendu à légitimer la concurrence excessive qui est dénoncée,
sans toutefois nier l’importance d’assurer la santé financière des entreprises
de presse qui est une condition de la qualité de l’information si les profits ne
vont pas tous aux actionnaires. Il est à noter que cette indécision est partagée
par les journalistes des trois principaux conglomérats médiatiques privés et
public. Cela suggère que même les journalistes de Radio-Canada, pourtant
davantage à l’abri des contraintes économiques liées aux cotes d’écoute, sont
sensibles à cette réalité, ce qui peut s’expliquer en partie par le fait que leur
employeur a, lui aussi, besoin de la publicité télévisée pour assumer son man-
dat d’information. On verra, plus loin, que les journalistes sont nettement
moins intéressés que leur média respectif quant à l’importance d’augmenter
les cotes d’écoute ou le tirage.

16. Écart type de 1,8. Mode = 4 pour 20 % des journalistes.


3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 95

Il y a lieu de terminer l’analyse des facteurs pouvant influencer la qualité


de l’information en tenant compte de trois propositions qui touchent le sen-
sationnalisme et l’information-spectacle, le mélange des genres (information
et opinion) ainsi que les décisions des tribunaux civils. Il est souvent affirmé,
et dénoncé, que le sensationnalisme, l’information-spectacle et le mélange des
genres sont des stratégies visant à augmenter les cotes d’écoute et les tirages
des médias d’information. Compte tenu de leurs réponses précédentes, on doit
donc s’attendre à ce que nos répondants adoptent une attitude critique par
rapport à ces facteurs. Quant à l’influence des décisions des tribunaux civils
sur la qualité de l’information, en matière de diffamation, on peut s’attendre
à ce que les répondants aient une attitude mitigée à cet égard. En effet, les
tribunaux peuvent être considérés comme des lieux où sont sanctionnées des
pratiques journalistiques et médiatiques que nos répondants désapprouvent.
En même temps, les tribunaux interviennent pour baliser et limiter la liberté
de la presse, voire les libertés que prend la presse, ce qui peut indisposer des
journalistes professionnels.
Il s’avère que les journalistes sont généralement très d’accord avec la
proposition voulant que Le sensationnalisme et l’information-spectacle mena-
cent de plus en plus le droit du public à une information de qualité. En effet, le
score moyen est de 5,7817. À noter que seulement 3,6 % des journalistes sont
en total désaccord avec cette proposition.

17. Écart type de 1,53. Mode = 7 pour 43 % des journalistes.


96 Journalistes au pays de la convergence

Graphique 12
Le sensationnalisme et l’information spectacle menacent
de plus en plus le droit du public à une information de qualité

1 = Total désaccord, 7 = accord total

L’analyse montre que la valeur la plus critique face au sensationnalisme et


à l’information-spectacle (7 sur l’échelle) est choisie par 39 % des journalistes
de Quebecor, 40 % de ceux de Gesca et 49 % des journalistes radio-canadiens.
On peut donc affirmer que les journalistes sont très critiques de ces phéno-
mènes, qu’ils considèrent comme des facteurs qui menacent de plus en plus
le droit du public à une information de qualité. Ce rejet est toutefois moins
intense pour les journalistes de Quebecor quand on tient compte des échelles 6
et 7 qui ont été privilégiées par 59 % d’entre eux, contre 75 % de leurs collègues
de Gesca et 73 % des journalistes radio-canadiens. Étant souvent pris à partie
et devant se défendre de telles accusations de sensationnalisme et d’informa-
tion-spectacle, peut-être les journalistes de Quebecor sont-ils mal à l’aise de
3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 97

reconnaître que cela nuit à la qualité de l’information à laquelle le public a


droit. Du reste, près de 20 % d’entre eux contestent cette proposition. Seule une
démarche qualitative permettrait de mieux déterminer et comprendre, pour
cette question comme pour d’autres, les raisons qui incitent les journalistes à
se positionner comme ils le font. Toutefois, l’âge des répondants est un facteur
dont il faut tenir compte ici. En effet, si on compare l’intensité moyenne des
réponses des journalistes âgés de 18 à 35 ans avec celle de leurs aînés (5,56
vs 5,93), on constate une différence qui est statistiquement significative18. Il
semble donc que, quelle que soit la définition qu’ils donnent aux notions de
sensationnalisme et d’information spectacle, les journalistes plus jeunes et
cumulant moins d’années d’expérience y sont moins réfractaires, même s’ils
s’entendent généralement pour y voir une menace croissante du droit du
public à l’information. Ils partagent néanmoins le jugement négatif des plus
âgés. Les journalistes les plus critiques sont parmi les 36-45 ans, tandis que
les 18-25 ans le sont moins, tout en affichant un score moyen de 5,02.
Les journalistes plus jeunes sont donc moins orthodoxes que leurs aînés à
ce sujet, ce qui peut témoigner de modifications générationnelles significatives
et durables. Notons aussi que certaines recherches déjà citées font état de pro-
cédures d’embauche qui misent moins sur certaines qualités professionnelles
qui étaient plus valorisées autrefois. Ces deux facteurs peuvent contribuer à
démarquer les réponses des plus jeunes de celles de leurs aînés. Toutefois, cette
hypothèse doit être abordée avec précaution, car l’ensemble de nos résultats
indiquent que les journalistes plus jeunes (18-35 ans) partagent le plus souvent
les attitudes et opinions de leurs aînés, même en ce qui regarde les fonctions
sociales les plus importantes qui constituent leur credo professionnel. Par
ailleurs, l’âge et l’expérience sont deux variables étroitement corrélées, et on
peut croire que les temps biologique et professionnel contribuent à modifier
des attitudes et opinions, notamment en raison d’une certaine socialisation
au sein des entreprises de presse.
La proposition voulant que Le mélange des genres (information et opi-
nion) menace de plus en plus le droit du public à une information de qualité
est elle aussi fortement appuyée par les journalistes, bien que l’intensité soit
légèrement moins élevée que pour la question précédente. En effet, la moyenne
est de 5,5519.

18. Test ANOVA (sig. = ,026).


19. Écart type de 1,7. Mode = 7 pour 38,5 % des journalistes.
98 Journalistes au pays de la convergence

Graphique 13
Le mélange des genres (information et opinion) menace de plus en plus le
droit du public à une information de qualité

1 = Total désaccord, 7 = accord total

Notons toutefois que seulement 3,4 % des répondants se disent en total


désaccord avec cette affirmation. Ici, les journalistes de Radio-Canada se dis-
tinguent dans l’intensité de leur position critique face au mélange des genres,
même si leurs collègues de Quebecor les suivent d’assez près. Encore une fois,
l’âge des répondants est un facteur qui compte, car l’intensité moyenne des
réponses des jeunes est moins élevée que celle de leurs aînés (5,27 vs 5,70)20.
Les deux groupes s’entendent pour dire que le mélange de l’opinion et de
l’information est néfaste pour le public, mais cette critique est plus intense
chez les journalistes âgés de 36 ans et plus.

20. Test ANOVA (sig. = 0,024).


3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 99

En ce qui concerne les tribunaux civils, les opinions tout comme leur
intensité sont très variées, au point où il est difficile d’y voir une réelle menace.
En effet, à l’affirmation selon laquelle Les décisions des tribunaux civils (dans les
cas de diffamation) menacent de plus en plus le droit du public à une information
de qualité, le score moyen est de 4,1321. Il semble donc que les tribunaux ne
soient pas perçus comme des obstacles majeurs à ce chapitre.
Le mode de propriété, les attentes des actionnaires, la concurrence exces-
sive, le mélange des genres journalistiques que sont l’information et l’opinion
et, surtout, la présence de sensationnalisme et de l’information-spectacle sont
des facteurs que les journalistes critiquent sévèrement. Il est permis de croire
que les journalistes sont favorables à une saine concurrence entre médias, mais
celle-ci doit s’exercer à l’intérieur de limites qui ne nuisent pas à la qualité de
l’information. Tout en tenant compte de ces considérations structurelles, il
convient de tourner notre regard vers les journalistes comme individus afin
de cerner un peu mieux si eux-mêmes identifient des limites à leur liberté
d’informer, à leur autonomie professionnelle.

Liberté, autocensure et professionnalisme


Les phénomènes de concentration de la propriété et de convergence des
médias reposent notamment, mais non exclusivement, sur des impératifs de
rentabilité économique qui poussent les entreprises de presse à se mettre à la
recherche de publics qui demandent à être satisfaits, sinon séduits ou rassurés
dans leurs croyances et convictions de tous ordres. Économiquement parlant,
cela incite à produire des contenus au moindre coût en vue d’obtenir des
gains maximalisés. Ces gains sont certes de type financier, mais ils sont éga-
lement symboliques et peuvent aussi bien prendre la forme d’une crédibilité
forte que celle de la notoriété d’un média ou de certains de ses journalistes
vedettes. Ces gains passent obligatoirement par une réception publique que
les entreprises de presse désirent la plus profitable, ce qui va bien au-delà de
la quantité des récepteurs et tient compte de leur qualité au sens de leur
pouvoir de consommer les biens et services des annonceurs. En somme, l’en-
treprise de presse se sert de la production des journalistes pour engendrer
des profits, en produisant des contenus qui permettent de mettre en relation

21. Écart type de 1,78. Mode = 4 pour 25,1 % des journalistes.


100 Journalistes au pays de la convergence

des producteurs de biens et services et d’éventuels consommateurs, quitte à


offrir à ces derniers les incitatifs financiers propices au passage à l’acte d’achat
que sont les rabais et le crédit.
Pour arriver à de tels résultats, l’entreprise de presse est une organisa-
tion de travail qui rationalise ses étapes de production, de mise en marché
et de distribution. Elle évolue dans un environnement compétitif marqué
par l’hyperconcurrence des autres médias, lesquels demandent de moins
en moins de capitaux pour démarrer en raison des grandes possibilités de
diffusion liées aux technologies de l’information et de la communication.
En revanche, il faut d’énormes capitaux pour établir une marque distinctive
qui permet de conserver une position prédominante, acquise à l’époque des
médias traditionnels, ou pour se faire reconnaître comme média novateur
qui réussit à construire un public de récepteurs/consommateurs économi-
quement intéressants pour les annonceurs. Pour l’instant, il semble que les
médias traditionnels ont réussi à imposer leur marque dans l’univers de ce
qui a été longtemps appelé les nouveaux médias et que, le temps faisant son
œuvre, on doit maintenant désigner comme les médias numériques. Leur
stratégie est passée par la convergence que permet le numérique, convergence
elle-même possible grâce à la propriété des médias traditionnels entre les
mains de quelques conglomérats privés (Quebecor et Gesca notamment) et
public (Société Radio-Canada).
Ces entreprises de presse se livrent la plus vive concurrence afin d’obtenir
les gains financiers recherchés par leurs actionnaires et gestionnaires respectifs.
Cette concurrence se fait sentir aussi bien dans le choix des événements qui
seront couverts et rapportés aux publics récepteurs, que dans les étapes de
traitement et de mise en forme, dans la mise en marché des journalistes et
chroniqueurs ou encore dans les stratégies de promotion et d’autopromotion
par le média lui-même, ou par les autres médias du conglomérat.
Au Québec, presque tous les journalistes qui oeuvrent au sein des trois
grands conglomérats médiatiques sont ainsi placés dans un contexte de pro-
duction de contenus qui doivent idéalement correspondre aux objectifs écono-
miques et symboliques de leur employeur. Cela n’est pas sans conséquence sur
les conditions du travail quotidien de journalistes qui revendiquent un statut
professionnel, caractérisé notamment par l’autonomie, alors même qu’ils sont
l’objet de contraintes réelles. Ces contraintes seront plus ou moins lourdes à
porter et à supporter, selon l’importance que chaque conglomérat accordera à
3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 101

la rentabilité économique, au modèle de gestion qui sera implanté et, surtout,


en fonction de la capacité de chaque journaliste d’intégrer des règles du jeu
qui peuvent, par ailleurs, être en opposition avec l’idéal de service de l’intérêt
public maintes fois affirmé dans les textes déontologiques. Comment, en effet,
être libre tout en étant au service de l’organisation ? Comment revendiquer,
et obtenir, un périmètre de liberté et d’autonomie professionnelles dans un
contexte de dépendances et d’obéissances qu’il serait excessif, du moins pour
l’instant, d’associer à la soumission ou la servitude, comme pourraient le
suggérer certains critiques ?
On ne peut nier que les journalistes, aussi épris d’autonomie et de liberté
soient-ils, courent le risque d’un embrigadement croissant en faveur avant
tout de leur employeur. Cela peut prendre des formes multiples, notamment
la production d’articles, de reportages et d’opinions conformes aux atten-
tes de l’organisation en termes d’information, de divertissement et d’auto-
promotion. Cela peut aussi conduire à l’occultation ou à la marginalisation
d’informations et de points de vue qui risquent d’entraver la poursuite des
objectifs économiques et symboliques de l’entreprise. En même temps que
peuvent être inhibées la production et la diffusion de contenus potentielle-
ment dommageables pour l’entreprise, on peut encourager la production et
la diffusion de contenus critiques à l’endroit des concurrents.
En somme, alors qu’ils revendiquent autonomie et liberté comme fon-
dements de leur identité professionnelle, les journalistes des conglomérats
médiatiques du Québec font face à des risques d’embrigadement tel que nous
avons pu le voir ces dernières années.
À ce propos, une des leçons qu’il faudra retenir du débat confus entre
accommodements raisonnables et racisme qu’ont amorcé l’empire Quebe-
cor et son sondeur de prédilection Léger Marketing, à l’automne 2006, c’est
que les journalistes et commentateurs de ce conglomérat peuvent parfois se
comporter comme des journalistes embrigadés, voire des mercenaires inca-
pables de critiquer les égarements de leur groupe. La lecture de l’ensemble
des textes consacrés aux différentes questions du sondage révèle qu’à aucun
moment, les nombreux journalistes affiliés à Quebecor n’ont songé à remettre
réellement en question la définition même du mot « racisme » utilisée par le
sondeur. Il y avait pourtant beaucoup à dire, tant sur les définitions retenues
(on confondait notamment le racisme avec le sentiment d’inconfort par rap-
port aux autres cultures) que sur la répartition des réponses et la tournure
102 Journalistes au pays de la convergence

générale des questions. Ces imperfections avaient miné la validité de l’exercice


au point que toute interprétation devenait dénuée de fondement.
En l’absence de toute critique publique des journalistes du conglomérat,
et parfois en réaction à l’expression d’opinions toutes dévouées à la défense de
Quebecor, les critiques sont venues de l’extérieur, soit des concurrents, avec
ce que cela soulève à son tour en termes de suspicion quant aux motivations
liées à l’expression de ces critiques. On a alors eu droit à la publication, dans
Le Journal de Montréal, de textes qui cherchaient à réfuter les critiques expri-
mées par la concurrence.
L’épisode lié à la question du prétendu racisme touchant la majorité des
Québécois s’ajoute à bien d’autres, dont celui des fameuses analyses de l’eau
des piscines publiques dans le cadre d’une série de reportages publiés à l’été
2006. Déjà, les journalistes de Quebecor avaient apparemment réprimé tout
esprit critique afin de ne pas nuire à l’impact médiatique et commercial de
ces stratégies de marketing où l’on invente le scoop, à défaut de le découvrir
au terme d’une enquête au-dessus de tout soupçon. En janvier 2008, on a
pu assister à un nouvel épisode de cette confrontation entre journalistes de
conglomérats médiatiques au sujet de l’enquête d’une journaliste du Journal
de Montréal (Quebecor) quant à l’unilinguisme anglais dans des commerces
du centre-ville de Montréal. Encore une fois, les résultats de cette enquête,
tout comme sa méthode, ont été sévèrement critiqués par des chroniqueurs
et l’éditorialiste en chef du quotidien La Presse (Gesca), ce qui a motivé une
réaction très critique du journaliste Richard Martineau, qui cumule les fonc-
tions de chroniqueur et d’animateur de télévision au sein de Quebecor (Journal
de Montréal, Journal de Québec, TVA et LCN).
Pour l’observateur des médias, ce type de comportement collectif est
troublant. Il peut en effet s’inquiéter si ceux qui ont choisi de faire un métier
reposant avant tout sur la liberté d’expression, et qui répandent la rhétorique
de la diversité de l’information, acceptent de suivre les mots d’ordre de leur
employeur. Comment est-il possible que des dizaines de personnes, recon-
nues pour leur franc-parler et se disant jalouses de leur liberté de critiquer,
puissent ainsi chanter à l’unisson la même partition, sans interroger ceux qui
manient la baguette ?
Par ailleurs, les motivations des concurrents doivent aussi être remises
en question quand ils critiquent les initiatives de Quebecor. D’une certaine
façon, cela rend la situation encore plus inquiétante. Sommes-nous en voie de
3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 103

baigner dans un système médiatique où chaque conglomérat embrigade ses


journalistes et collaborateurs, afin d’attaquer et d’affaiblir le concurrent, impo-
sant du même coup un esprit de clan typique des groupes idéologiques?
Une telle possibilité serait à la fois incompatible avec la liberté d’ex-
pression des individus et menacerait gravement l’intégrité professionnelle
des journalistes, voire leur légitimité sociale. Comment prendre au sérieux
leurs revendications en matière de liberté de presse et de droit du public à
l’information quand eux-mêmes sont en quelque sorte complices d’une forme
de censure ou privilégient l’autocensure ?
Ces inquiétudes soulèvent des questionnements pertinents en matière
d’autocensure des journalistes et du rôle de la concurrence dans un contexte
de concentration de la propriété des entreprises de presse, de convergence des
médias et de commercialisation de l’information. Elles ont aussi conduit à la
formulation de certaines questions et propositions de l’enquête par question-
naire, menée auprès de journalistes de notre échantillon largement constitué
de journalistes des trois conglomérats médiatiques que sont Quebecor, Gesca
et Radio-Canada. Afin de favoriser une lecture juste et appropriée des tableaux
et graphiques qui suivent, il convient d’annoncer que les résultats de l’enquête
révèlent que les journalistes de ces conglomérats partagent visiblement les
mêmes valeurs et aspirations professionnelles. Mais ils sont aux prises avec
des organisations de travail qui ne leur permettent pas de les réaliser avec le
même bonheur d’un conglomérat à l’autre. Tout en s’intéressant aux indivi-
dus, il faut tenir compte des contraintes organisationnelles et hiérarchiques
qui déterminent fortement leur production au jour le jour.

L’autocensure
Traditionnellement, les journalistes se sont inquiétés de l’intervention
des tribunaux dans leur travail, y voyant une entrave à leur liberté d’informer
tout comme une grave menace au droit du public à l’information. Toutefois, la
présente enquête suggère que le risque pour le droit du public à une informa-
tion de qualité provient davantage des conglomérats médiatiques eux-mêmes
que de sources extérieures. Dans ce contexte, il est pertinent de mesurer des
notions telles l’autocensure et la liberté de la presse, en lien avec les phéno-
mènes de concentration de la propriété et de convergence des médias.
En premier lieu, nous avons soumis aux journalistes une définition
classique de l’autocensure, tirée de la littérature scientifique. Nous voulions
104 Journalistes au pays de la convergence

ainsi évaluer l’adhésion des répondants à cette conception, afin de mieux


interpréter leurs réponses ultérieures à ce sujet. Le score moyen obtenu est
de 4,722. On constate que la définition est mieux acceptée chez les journalistes
de Gesca et de Radio-Canada, tandis que ceux de Quebecor hésitent entre la
valeur neutre de 4, et l’accord total qu’est la valeur 7. Néanmoins, la définition
proposée est assez bien partagée puisque plus de 57 % des répondants ont
privilégié les valeurs 5, 6 et 7, contre 28 % pour les valeurs qui indiquent un
désaccord (1, 2 et 3).

Graphique 14
L’autocensure est la crainte des personnes influentes et des pouvoirs
publics, qui incite les journalistes à supprimer des parties dérangeantes
de leurs textes et de leurs reportages, avant leur publication,
afin d’éviter tout risque de sanction et de réprimandes23

1 = Total désaccord, 7 = accord total

22. Écart type de 2,05. Mode = 7 pour 27 % des journalistes.


23. Sandra B. HRVATIN (2003), « Autorégulation ou corégulation ? », in La corégulation des médias
en Europe, Strasbourg, Observatoire européen de l’audiovisuel, p. 81-87, p. 82.
3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 105

En second lieu, nous avons soumis des propositions qui sont autant
d’indicateurs liés à l’autocensure. Celle-ci peut être favorisée par différents
facteurs, telle l’ambition professionnelle qui vise la promotion au sein de l’en-
treprise, ou encore par l’obligation de loyauté envers l’entreprise qui incite à
faire taire les critiques la concernant, par crainte de déplaire aux propriétaires
du média ou à ses hauts gestionnaires. Nous avons vu, dans le cadre de la revue
des écrits, que pour certains conglomérats médiatiques, dont CanWest, cette
loyauté à l’entreprise justifiait d’imposer la censure à ses journalistes, à défaut
de quoi ils risquaient le congédiement. Nous allons explorer ces questions,
toujours en tenant compte principalement du facteur d’appartenance à un
des trois principaux conglomérats médiatiques pour lesquels travaillent plus
de 90 % de nos répondants.
L’affirmation la plus directe était celle voulant que Certains de mes col-
lègues se sont autocensurés ces derniers mois. Elle suivait immédiatement la
définition de l’autocensure, afin de nous assurer que les répondants avaient
toujours celle-ci à l’esprit au moment de se prononcer. Il faut noter que cette
question a été éludée par 5,2 % des répondants. On peut y voir une certaine
pudeur devant ce qui pourrait paraître être une dénonciation. Le score moyen
de 3,42 témoigne d’un désaccord majoritaire24 en même temps qu’il met au
jour des différences importantes.

24. Écart type 1,89. Mode = 1 pour 21 % des journalistes.


106 Journalistes au pays de la convergence

Graphique 15
Certains de mes collègues se sont autocensurés ces derniers mois

1 = Total désaccord, 7 = accord total

Alors que 50 % des répondants ont privilégié les valeurs 1, 2 et 3, 30 %
ont témoigné d’un certain accord avec cette affirmation (5, 6 et 7). Pour les
observateurs, chercheurs et citoyens qui croient que l’autocensure est un
grave problème au sein des médias, cette proportion de 30 % de journalistes
syndiqués d’accord avec la proposition (7,7 % des journalistes sont même
totalement d’accord) est un résultat qui a de quoi inquiéter.
L’analyse des données en lien avec cette question révèle des différences
importantes en fonction de l’appartenance à un conglomérat médiatique. En
effet, on voit que l’autocensure est observée de façon beaucoup plus impor-
tante par les journalistes de Quebecor qui privilégient les valeurs 5, 6 et 7, ce
qui accrédite le constat d’une détresse professionnelle au sein de ce conglo-
mérat. Les journalistes de Gesca se distinguent en adoptant un point de vue
3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 107

partagé entre accord et désaccord, avec la valeur neutre de 4 comme réponse


dominante. On peut y voir un certain inconfort ou malaise. Finalement,
ceux qui favorisent et valorisent le rôle des médias publics seront sans doute
rassurés par le désaccord important qui caractérise les journalistes de la SRC
eu égard à l’autocensure. On peut y voir une relative sérénité. Du reste, le
score moyen des journalistes de Quebecor est de 4,19 contre 3,58 pour ceux
de Gesca et seulement 3,08 pour ceux de Radio-Canada. La différence entre
les scores de Quebecor et de Radio-Canada est statistiquement significative25.
Le grand malaise professionnel vécu par les journalistes de Quebecor, qui a
parfois des allures d’appel de détresse, l’inconfort ressenti par ceux de Gesca
et la sérénité affichée par les journalistes de Radio-Canada se manifestent
régulièrement dans notre enquête.

Graphique 16
Certains de mes collègues se sont autocensurés ces derniers mois

Un autre indicateur de la présence de l’autocensure, telle que définie plus


haut, est lié à la perception que certains journalistes auraient quant à son rôle
facilitateur pour les ambitieux qui voudraient y recourir comme stratégie de

25. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.


108 Journalistes au pays de la convergence

promotion au sein de l’entreprise. C’est ainsi que nous avons soumis l’affir-
mation voulant que L’autocensure peut favoriser la promotion des journalistes
au sein de mon média. Le score moyen de 3,1126 témoigne d’un désaccord
général plus important que pour l’affirmation précédente. Plus de 60 % des
journalistes ont choisi les valeurs de désaccord (1, 2 et 3) contre 18,6 % pour
les valeurs d’agrément (5, 6 et 7). Encore une fois, les journalistes de Quebecor
se distinguent, car 19 % d’entre eux ont affiché leur accord total avec cette
affirmation, alors que leurs collègues des autres médias manifestent surtout
leur désaccord. Ici, les profils des journalistes de Gesca et de Radio-Canada se
ressemblent davantage, mais il faut néanmoins noter que 7,3 % des journalistes
de la société d’État sont totalement d’accord avec l’affirmation.
L’analyse statistique révèle cette fois des différences statistiquement
significatives entre le score moyen des journalistes de Quebecor et ceux des
journalistes de Radio-Canada, ainsi que de la catégorie Autres qui regroupe
notamment des journalistes indépendants27. Toutefois, la variable du groupe
d’âge a aussi une influence, car il existe une différence statistiquement signi-
ficative28 entre le score moyen des journalistes âgés de 18 à 35 ans (2,47) et
celui de leurs aînés (3,40) qui appuient davantage cet énoncé. Comme les
variables de l’âge et de l’expérience sont étroitement corrélées, on peut penser
que plus on a de l’expérience professionnelle, plus on est d’accord avec cet
énoncé, ce que confirme le test statistique. En somme, les journalistes qui
ont plus de 35 ans et plus de 10 années d’expérience sont davantage d’accord
avec l’énoncé voulant que l’autocensure puisse favoriser la promotion au sein
des entreprises.

26. Écart type 1,97. Mode = 1 pour 27,1 % des journalistes.


27. Test ANOVA Post Hoc Test (sig. = < ,05.).
28. Test ANOVA (sig. = 0,000).
3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 109

Graphique 17
L’autocensure peut favoriser la promotion des journalistes
au sein de mon média

Malgré ces résultats qui suggèrent que l’autocensure n’est pas un pro-
blème majeur au sein de tous les médias, les journalistes de notre échantillon
sont assez d’accord avec l’affirmation voulant que La concentration et la conver-
gence des médias favorisent l’autocensure des journalistes. Le score moyen de
4,7129 témoigne d’un accord généralisé qui peut-être révélateur d’une inquié-
tude face à un phénomène d’autocensure non encore généralisé, mais qui
risque de se propager en raison de la mission commerciale des médias et de
l’appétit des actionnaires. Voici une autre hypothèse explicative qui mériterait
d’être explorée plus profondément. Les résultats suggèrent que l’ensemble des
journalistes s’entendent sur les risques que font peser la concentration et la
convergence des médias, une crainte encore plus intense pour les journalistes
de Quebecor (4,98) et de Radio-Canada (4,95). Les journalistes des médias
Autres, au sein desquels se trouvent des journalistes de médias indépendants tel

29. Écart type 1,78. Mode = 6 pour 21,4 % des journalistes.


110 Journalistes au pays de la convergence

Le Devoir, sont également fortement d’accord avec cette affirmation. L’analyse


révèle une différence statistiquement significative entre le score moyen des
journalistes de Gesca (4,33) et celui des journalistes de Radio-Canada30, ces
derniers étant nettement plus inquiets à ce sujet.
À partir de notre poste d’observation, il est très difficile d’expliquer de
façon satisfaisante de tels écarts entre les journalistes de différents conglo-
mérats. Ici encore, on peut suggérer que les journalistes de Quebecor et de
Radio-Canada ont des systèmes de raisons différents, même s’ils expriment
des scores moyens similaires quant aux risques d’autocensure liée au mode
de propriété. Le contexte professionnel et la culture organisationnelle dans
les médias de ces deux conglomérats sont vraisemblablement des pistes de
recherche à explorer ultérieurement. D’autant plus que les journalistes de
Gesca se distinguent nettement de leurs collègues de Quebecor, alors même
qu’ils relèvent d’un conglomérat privé qui cherche lui aussi à générer des
profits, mais dont les activités concernent surtout, pour l’instant, la presse
écrite et Internet. Il se peut aussi que la convergence soit ici le facteur déter-
minant, car elle exige des journalistes de Quebecor une importante retenue
quand vient le temps de diffuser des articles et reportages qui pourraient nuire
aux autres entités du groupe ou à leurs dirigeants. À Radio-Canada, le score
moyen observé peut être attribuable à une certaine orthodoxie normative qui
encourage la posture critique face à la convergence. Mais on ne peut écarter
l’hypothèse que la convergence qui se développe de plus en plus au sein de la
Société d’État, sous le nom d’intégration, commence elle aussi à indisposer
les journalistes. Depuis quelques années, ils ont l’obligation de faire plus de
place à la promotion des autres émissions de radio et de télévision ainsi que
du site Internet. Cette tendance ne semble pas avoir décliné depuis le moment
où les journalistes ont répondu à notre questionnaire. Par exemple, en janvier
2008, des émissions d’affaires publiques telles Maisonneuve en direct (radio)
et Dominique Poirier en direct (RDI) ont profité de la diffusion d’une nou-
velle télésérie (La vraie histoire des Lavigueur) pour traiter de la question des
loteries et du jeu. La même semaine, la journaliste Dominique Poirier a reçu
la comédienne qui personnifie Virginie, un téléroman quotidien qui dure
depuis de nombreuses années, pour parler de son expérience et de sa décision
d’abandonner son rôle. Il est permis de croire que de telles opérations de

30. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.


3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 111

convergence, similaires à celles déjà observées chez Quebecor, vont éventuel-


lement alimenter le mécontentement des journalistes radio-canadiens.
Encore une fois, l’autre facteur à prendre en compte est lié au groupe
d’âge des répondants. En effet, il existe une différence statistiquement signi-
ficative31 entre les scores moyens des 18-35 ans (4,38) et ceux des 36 ans et
plus (4,87). Rappelons que les variables de l’âge et de la durée de l’expérience
sont étroitement corrélées32, si bien que ces deux facteurs sont à prendre en
considération, et rien ne permet de suggérer que l’intensité des opinions
critiques des plus jeunes et des moins expérimentés ne va pas s’accroître avec
le temps. De plus, on doit donc prendre garde de ne pas automatiquement
associer jeunesse et transformations profondes des valeurs professionnelles,
car leurs réponses peuvent être attribuables à la candeur ou à l’optimisme
compréhensible d’un début de carrière, tandis que les plus âgés font peut-
être preuve de lucidité ou d’un pessimisme qui s’explique en partie par leur
longue expérience et leur connaissance du média pour lequel ils travaillent.
Du reste, on verra plus loin que les jeunes ne se démarquent pas systémati-
quement de leurs aînés eu égard à l’importance de certaines fonctions sociales
du journalisme.
Une autre source d’autocensure peut être liée à l’obligation de loyauté
envers le média de façon à ne pas le faire mal paraître sur la place publique.
Avant d’explorer cet aspect, il y a lieu de mesurer l’intensité des opinions face
à l’affirmation plus générale Au sein de mon média, la loyauté à l’entreprise
est très importante. Le score moyen de 5 témoigne d’un accord généralisé33.
Le graphique suivant révèle une prédominance favorable à cet énoncé chez
Quebecor et Radio-Canada, alors que les journalistes de Gesca ne se démar-
quent nulle part. On note aussi une divergence chez Quebecor, car 12 % de
ses journalistes se disent en total désaccord avec l’énoncé. Il importe toutefois
de retenir que les journalistes partagent une croyance commune eu égard à
l’importance de la loyauté pour leur média.

31. Test ANOVA (sig. = 0,011).


32. Corrélation de PEARSON de ,825 pour les groupes d’âge vs les années d’expérience, corrélation
de PEARSON de ,795 pour ces variables regroupées en deux catégories (âge = 18-35 ans, 36 ans
et plus) vs (expérience = 0-10 ans, 11 ans et plus).
33. Écart type 1,74. Mode = 7 pour 24,9 % des journalistes.
112 Journalistes au pays de la convergence

Graphique 18
Au sein de mon média, la loyauté à l’entreprise est très importante

1 = Total désaccord, 7 = accord total

Il est permis de croire que l’importance de cette loyauté peut favoriser


une certaine autocensure pour ne pas nuire à l’entreprise, à ses propriétaires
et ses gestionnaires. En somme, l’obligation de loyauté peut inhiber l’esprit
critique des journalistes. Un indicateur pertinent à ce chapitre est la proposi-
tion énonçant Je peux critiquer publiquement (dans un article, une chronique,
une entrevue, etc.) la qualité de l’information diffusée par mon média. Comme
l’illustre le prochain graphique, le rejet massif de cette affirmation prend la
forme d’un très grand désaccord avec un score moyen de 2,6134. En fait, 70 %
des journalistes ont privilégié les valeurs 1, 2 et 3, ce qui ne laisse aucune place
au doute quant à leur désaccord général sur cet aspect.

34. Écart type de 1,77. Mode = 1 pour 38,7 % des journalistes.


3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 113

Graphique 19
Je peux critiquer publiquement (dans un article, une chronique,
une entrevue, etc.) la qualité de l’information diffusée par mon média

1 = Total désaccord, 7 = accord total

Il semble que la loyauté à l’entreprise freine la liberté d’expression des


journalistes syndiqués des grands conglomérats du Québec lorsque cela
implique l’autocritique. Un consensus si important ne peut que légitimer
le discours critique que peuvent tenir, à l’égard des médias et de certaines
pratiques journalistiques, les observateurs indépendants des entreprises de
presse (chercheurs, intellectuels, publics, acteurs sociaux). Ce discours critique
comble le vide laissé par les journalistes.
Encore une fois, les journalistes de Quebecor se démarquent, car ils
rejettent l’affirmation avec le plus d’intensité. Ils sont suivis de leurs collègues
de Radio-Canada tandis que les journalistes de Gesca témoignent d’une plus
grande latitude en cette matière. En fait, ces derniers appuient davantage cet
énoncé que ne le font leurs collègues, et la différence est significative. Il faudrait
114 Journalistes au pays de la convergence

procéder à des analyses de contenu systématiques afin de vérifier dans quelle


mesure les journalistes de Gesca usent réellement de la liberté de critiquer
publiquement la qualité de l’information diffusée par leur média.
Une autre affirmation similaire a été proposée afin de voir si la loyauté
va jusqu’à encourager un certain silence stratégique – complice diront certains
– lié aux informations importantes. Réagissant à l’affirmation Quand mon
média publie une information exclusive (scoop, enquête, dossier), il est impossible
de critiquer publiquement (dans mon média et dans d’autres médias) la rigueur
de la méthode utilisée, les journalistes se montrent très partagés avec un score
moyen de 4,3135. À ce chapitre, aucun consensus ne se dégage, à peine une
petite tendance à être d’accord avec l’énoncé.

Graphique 20
Quand mon média publie une information exclusive (scoop, enquête,
dossier), il est impossible de critiquer publiquement (dans mon média
et dans d’autres médias) la rigueur de la méthode utilisée

1 = Total désaccord, 7 = accord total

35. Écart type de 2. Mode = 4 pour 21 % des journalistes.


3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 115

Encore une fois, le graphique précédent révèle que les journalistes de


Quebecor sont les plus catégoriques à ce sujet, et de façon significative sur le
plan statistique, alors que 63 % d’entre eux ont privilégié les intensités 6 et 7
pour signifier leur accord intense avec la proposition. Ils sont suivis par 36 %
de journalistes radio-canadiens et 26 % de journalistes de Gesca. Ce graphique,
ajouté aux autres, contribue à révéler les contours d’un important malaise
professionnel, sinon d’une détresse dans certains cas, pour les journalistes
de Quebecor, dont la liberté d’expression semble plus contrainte que celle
de leurs collègues.
Un autre indicateur de l’autocensure est la réponse à l’affirmation Dans
mon travail, je peux produire et faire diffuser des informations qui nuisent aux
intérêts du ou des propriétaires de mon média. Notons que cet indice pourrait
également être un indicateur de la censure interne d’une entreprise de presse,
puisque le fait de ne pouvoir produire de telles informations nuisibles aux
propriétaires peut résulter aussi bien d’une conviction personnelle (autocen-
sure) que d’une pression plus ou moins explicite de la part de la hiérarchie
faisant appel à la loyauté. On verra plus loin que l’intensité des réponses des
journalistes à la présente question n’est pas liée de façon significative avec la
loyauté, même si une tendance se dégage pour associer ces deux variables. La
tendance générale chez les journalistes est au désaccord quant à la proposition,
avec un score moyen de 3,4136.

36. Écart type = 1,89. Mode = 1 pour 23,4 % des journalistes.


116 Journalistes au pays de la convergence

Graphique 21
Dans mon travail, je peux produire et faire diffuser des informations
qui nuisent aux intérêts du ou des propriétaires de mon média

1 = Total désaccord, 7 = accord total

Ici encore, les journalistes de Quebecor manifestent le plus radicalement


leur désaccord face à cette affirmation, car 73 % d’entre eux ont privilégié
les intensités 1, 2 et 3. À ce chapitre, ils se démarquent de façon significative
de leurs collègues de Gesca et de Radio-Canada, lesquels sont plus neutres
ou sur le versant favorable à la diffusion de telles informations. Il est permis
de suggérer que le climat ou la culture d’entreprise chez Quebecor favorise
cette inhibition.
Si l’autocensure résulte d’une conviction personnelle, celle-ci peut repo-
ser sur les perceptions individuelles des journalistes. Dans d’autres cas, ce
sont les pressions plus ou moins subtiles des employeurs qui vont entraver la
liberté des journalistes. Chez les journalistes syndiqués qui constituent notre
échantillon, des conventions collectives sont dotées de clauses qui offrent
3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 117

une certaine protection contre ces pressions. Comme les médias ont de plus
en plus recours à des journalistes pigistes, et compte tenu de la connaissance
concrète que les journalistes syndiqués ont de leur média, il est justifié de leur
demander de réagir à l’affirmation selon laquelle Un journaliste syndiqué peut
mieux résister aux pressions de son employeur qu’un journaliste pigiste face à un
média client. Ici, le consensus favorable à cette affirmation atteint un niveau
très élevé avec un score moyen de 6,0637.

Graphique 22
Un journaliste syndiqué peut mieux résister aux pressions de son
employeur qu’un journaliste pigiste face à un média client

1 = Total désaccord, 7 = accord total

Compte tenu des observations faites jusqu’à présent quant au grand


malaise professionnel des journalistes de Quebecor, on pouvait s’attendre à
ce que ces derniers soient les plus enclins à se montrer totalement d’accord

37. Écart type = 1,61. Mode = 7 pour 59,7 % des journalistes.


118 Journalistes au pays de la convergence

avec l’affirmation, ce que confirme le précédent graphique. On doit noter


que les journalistes des médias Autres, dont ceux des médias indépendants,
sont moins convaincus que leurs collègues des trois grands conglomérats à
ce chapitre. Le score moyen des journalistes Autres diffère de ceux des jour-
nalistes de Quebecor et Gesca de façon significative sur le plan statistique.
S’ils sont moins d’accord, c’est vraisemblablement parce que cette catégorie
regroupe des journalistes indépendants qui préfèrent affirmer leur capacité
de résister à de telles pressions.
Puisque la question de la protection syndicale est évoquée, il y a lieu
de voir si l’opinion à ce sujet diffère selon qu’on ait déjà occupé un poste de
cadre ou encore qu’on occupe, ou ait déjà occupé, un poste de représentant
syndical au sein d’une entreprise de presse. Si le fait d’être syndiqué protège
réellement contre les pressions d’un employeur, cela devrait être visible même
dans les réponses des ex-cadres. Par ailleurs, s’il n’y a pas de pression réelle de
la part de l’employeur qui nécessiterait le besoin de protection, ou encore si le
statut de syndiqué n’offre pas de protection, ces mêmes ex-cadres devraient en
témoigner dans leurs réponses. L’analyse révèle que 80 % des journalistes qui
ont répondu avoir déjà exercé un mandat de cadre au sein d’une entreprise
de presse (n=34) sont fortement d’accord avec cette affirmation, 65 % ayant
même privilégié la valeur 7 qui signifie un accord total, contre 59 % chez les
répondants qui n’ont jamais exercé de tels mandats de cadre. Cette statistique
est révélatrice, car elle suggère que les journalistes ayant une expérience de
cadre ont aussi une expérience concrète des pressions qui s’exercent.
Chez les journalistes qui exercent ou ont déjà exercé un mandat de
représentant syndical (n=129), 73 % des répondants sont totalement d’accord
avec l’affirmation, alors que ceux qui n’ont pas cette expérience syndicale
sont 52 % à choisir la valeur 7. Seulement 13 répondants ont exercé à la fois
des mandats de cadre et de représentants syndicaux, mais ce double statut
ne modifie pas de façon significative l’intensité de leur réponse (score moyen
6,4 sur 7). L’important ici est de noter que les journalistes ayant été cadres
sont fortement d’accord pour dire qu’un journaliste syndiqué peut mieux
résister aux pressions de son employeur qu’un journaliste pigiste à celles d’un
média client. Évidemment, ce statut ne suffit pas à garantir toute la protection
souhaitée, le journaliste et son syndicat doivent avoir la volonté de recourir
aux clauses pertinentes.
3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 119

Test de corrélations
Tel que nous l’avons évoqué plus haut, il y a lieu de tester l’existence
de corrélations entre les quatre indicateurs de l’autocensure que sont : 1) la
loyauté, 2) la possibilité pour les journalistes de critiquer publiquement la
qualité de l’information diffusée par leur média, 3) la possibilité de critiquer
publiquement la qualité de l’information ou la rigueur de la méthode ayant
généré une nouvelle exclusive, et 4) la capacité de produire et diffuser des
informations qui nuisent aux intérêts des propriétaires du média.

Tableau 1
Test de corrélations des indicateurs de l’autocensure

Quand mon média


publie une information Dans mon travail, je
Je peux critiquer
exclusive (scoop, peux produire
publiquement (dans un
enquête, dossier), il est et faire diffuser des
article, une chronique,
Corrélations de PEARSON impossible de critiquer informations qui nuisent
une entrevue, etc.) la
publiquement (dans mon aux intérêts du ou
qualité de l’information
média et dans d’autres des propriétaires
diffusée par mon média
médias) la rigueur de la de mon média
méthode utilisée.

Au sein de mon média, la loyauté


-,087* ,099* ,036
à l’entreprise est très importante
Je peux critiquer publiquement
1 -,128** ,346**
(dans un article, une
Quand mon média publie une
-,128** 1 -,108*
information exclusive (scoop,

* Corrélation significative 0.05 (1-tailed)


** Corrélation significative 0.01 (1-tailed)

Comme l’indique le tableau, une corrélation positive existe entre la


loyauté à l’entreprise et l’impossibilité de critiquer publiquement la rigueur ou
la méthode ayant généré une information exclusive (scoop, enquête, dossier,
etc.) publiée par son média. Par ailleurs, cette même loyauté à l’entreprise est
incompatible avec la possibilité de critiquer publiquement (dans un article,
une chronique, une entrevue, etc.) la qualité de l’information diffusée pas
le média du répondant. Cette corrélation négative indique que plus on est
convaincu de l’importance de la loyauté pour l’entreprise, moins on se sait
en mesure de la critiquer publiquement. À ce niveau, la loyauté à l’entreprise
est donc un facteur qui favorise l’autocensure.
120 Journalistes au pays de la convergence

Toutefois, il n’y a pas de corrélation significative entre l’importance


de la loyauté pour une entreprise d’une part, et la difficulté de produire des
informations qui peuvent nuire aux intérêts des propriétaires du média d’autre
part, même si une tendance en ce sens est perceptible.
Par ailleurs, la difficulté de critiquer publiquement (dans un article,
une chronique, une entrevue, etc.) la qualité de l’information diffusée pas
le média du répondant est liée à la difficulté de produire et de faire diffuser
des informations qui nuisent aux intérêts du ou des propriétaires du média.
Voilà deux variables qui favorisent l’autocensure.
De même, moins on croit possible de critiquer publiquement la qua-
lité de l’information de notre média, plus on rejette la possibilité de criti-
quer publiquement la rigueur ou la méthode ayant généré une information
exclusive (scoop, enquête, dossier, etc.) publiée par son média (corrélation
négative).
Une corrélation négative existe aussi entre l’impossibilité de critiquer
publiquement (dans un article, une chronique, une entrevue, etc.) la qualité
de l’information diffusée par le média du répondant, et le désaccord qui se
rattache à l’affirmation Dans mon travail, je peux produire et faire diffuser des
informations qui nuisent aux intérêts du ou des propriétaires de mon média38.
Cela signifie que plus on doute de la possibilité de critiquer publiquement son
média, moins on se sait en mesure de produire et de diffuser des informations
qui nuisent aux intérêts des propriétaires de son média.
La mise au jour des corrélations entre ces indicateurs de l’autocensure
aide à mieux en comprendre les mécanismes et suggère que la loyauté à l’en-
treprise a des effets néfastes sur la liberté d’informer. Cela met en évidence
l’existence d’un corset organisationnel qui étouffe une saine autocritique publi-
que de la part des journalistes, et rend encore plus pertinente et légitime la
critique qui provient des autres acteurs sociaux, puisque les journalistes ne
peuvent le faire en toute liberté.

Journalisme responsable
À la suite de cette section consacrée à l’autocensure, il y a lieu de s’as-
surer qu’il n’y a pas de confusion entre cette notion et celle de journalisme

38. (p<.05).
3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 121

responsable, qui implique notamment le fait de publier des informations


d’intérêt public qui ont été vérifiées et de taire les autres. Pour ce faire, on
peut se référer à quelques indicateurs, lesquels seront complétés plus loin lors
de l’examen du credo journalistique.
Eu égard aux principes et règles liés à l’éthique et la déontologie du
journalisme, le journaliste responsable devrait être en désaccord avec l’affir-
mation selon laquelle Dans mon travail, je peux produire et faire diffuser des
reportages à partir d’informations non vérifiées qui peuvent porter atteinte à la
réputation des gens et des institutions. Cette affirmation est l’objet d’un très
vif rejet avec un score moyen de 1,6139. Seulement 7 % des journalistes sont
plutôt d’accord avec cette affirmation.

Graphique 23
Dans mon travail, je peux produire et faire diffuser des reportages
à partir d’informations non vérifiées qui peuvent porter atteinte
à la réputation des gens et des institutions

1 = Total désaccord, 7 = accord total

39. Écart type = 1,4. Mode = 1 pour 75,3 % des journalistes.


122 Journalistes au pays de la convergence

Il y a lieu de noter que le rejet de cette affirmation, bien que généralisé,


est légèrement moins intense chez les journalistes de Quebecor. Il y a même un
écart significatif entre le score moyen des journalistes de Quebecor et ceux de
Gesca. Il se peut que ces différences s’expliquent par une culture d’entreprise
qui favorise certains écarts à la norme. En somme, la socialisation pourrait
jouer un rôle à ce niveau, mais on verra plus loin que ces mêmes journalistes
savent se distinguer de leur média sur plusieurs fonctions journalistiques
importantes.
Étant donné que la question de la vie privée est généralement mise en
opposition avec les informations d’intérêt public, on pourrait intuitivement
s’attendre à ce que les journalistes rejettent fortement l’affirmation Dans
mon travail, je peux produire et faire diffuser des informations au sujet de la
vie privée de personnalités publiques. Toutefois, la vie privée des personnalités
publiques peut avoir des incidences concrètes sur la collectivité qui en font
un sujet légitime, un sujet d’intérêt public. Par ailleurs, la pression commer-
ciale des entreprises de presse favorise l’exploitation des informations qui
relèvent de la vie privée des personnalités publiques, même lorsque cela a
peu ou pas d’intérêt public. On peut donc s’attendre à des différences entre
les journalistes des différents conglomérats compte tenu de l’importance de
la pression économique propre à chacun. Par ailleurs, si on s’en remet à une
hypothèse dérivée de la responsabilité sociale des médias, on doit s’attendre
à un rejet important de cette affirmation, bien que modulé en fonction des
conglomérats. Toutefois, avec un score moyen de 3,2840, on peut dire que les
journalistes se montrent légèrement en désaccord avec cette affirmation. Il
faut noter que près de 29 % d’entre eux ont tout de même préféré les valeurs
5, 6 et 7, ce qui reflète l’ambiguïté de la question du respect de la vie privée.

40. Écart type de 1,89. Mode = 1 pour 23,9 % des journalistes.


3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 123

Graphique 24
Dans mon travail, je peux produire et faire diffuser des informations
au sujet de la vie privée de personnalités publiques

1 = Total désaccord, 7 = accord total

Ce dernier graphique révèle que le respect de la vie privée est loin de


faire consensus, surtout lorsque l’on compare les réponses des journalistes
de Radio-Canada avec ceux de Quebecor. L’écart entre les scores moyens de
ces deux conglomérats est statistiquement significatif. Les derniers sont 38 %
à manifester un désaccord plus ou moins intense sur cette affirmation. Ceux
de Radio-Canada le font dans une proportion de 64 %41, tandis que ceux de
Gesca sont dans une posture mitoyenne avec un désaccord de 51 %. De plus,
42 % des journalistes de Quebecor se disent d’accord avec cette affirmation,
dont 10 % qui sont totalement d’accord. Il y a donc ici des différences impor-
tantes qui peuvent s’expliquer par la politique éditoriale de chaque média,
qui tient compte notamment de l’importance de la mission économique et
de la culture d’entreprise que cela favorise.

41. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.


124 Journalistes au pays de la convergence

Finalement, on peut mesurer ce qu’il en est devant une affirmation


typique du genre d’information compatible avec les théories de la responsa-
bilité sociale des médias : Dans mon travail, je peux produire et faire diffuser
des informations qui nuisent aux intérêts des pouvoirs politiques. Tel que c’était
prévisible, cette affirmation obtient un accord élevé avec un score moyen de
5,6142. À ce chapitre, le consensus est très élevé, même si les journalistes de
Quebecor sont moins intensément d’accord que leurs collègues.

Graphique 25
Dans mon travail, je peux produire et faire diffuser
des informations qui nuisent aux intérêts des pouvoirs politiques

1 = Total désaccord, 7 = accord total

Si nous avions pu déceler un malaise professionnel chez les journa-


listes de Quebecor, voire une détresse, il semble que le journalisme respon-
sable, tel qu’il est mesuré à partir de ces quelques indicateurs, y soit moins

42. Écart type de 1,69. Mode = 7 pour 39,4 % des journalistes.


3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 125

orthodoxe que ceux de Gesca et de Radio-Canada. Mais les différences ne sont


pas toutes significatives et, encore une fois, on peut se demander si ces écarts
son attribuables surtout à des caractéristiques individuelles des journalistes
ou à leur environnement de travail.

La liberté de presse face à la concentration


et la convergence
Plusieurs recherches indiquent que la concentration de la propriété et
la convergence des médias ont des effets sur la liberté, la diversité et, surtout,
l’intégrité de l’information. Il est peu probable que ces effets, documentés par
les recherches empiriques, puissent échapper à la vigilance des journalistes qui
en sont, somme toute, les premiers acteurs, même si cela se fait malgré eux en
raison d’un statut d’employé qui limite leur autonomie professionnelle.
En premier lieu, il est pertinent de reprendre une question qui porte sur
l’autonomie des journalistes43. Elle permet de mesurer le sentiment d’auto-
nomie réelle des journalistes de notre échantillon qui pourra être analysé en
fonction du groupe médiatique d’appartenance dans un premier temps, et en
fonction des attitudes de ces mêmes journalistes sur les impacts de la concen-
tration et de la convergence eu égard à la liberté de presse. À la question Quelle
est votre latitude dans le choix des angles qu’il faut privilégier dans le traitement
d’un sujet?…, près de 31 % des journalistes répondent que leur « autonomie
est à peu près complète », 51 % disent disposer de « beaucoup d’autonomie »,
alors que près de 16 % disent disposer « d’un peu d’autonomie » et seulement
2,4 % déclarent n’avoir « aucune autonomie (ou très peu) ».
L’analyse détaillée en fonction du conglomérat médiatique d’apparte-
nance révèle, encore une fois, une situation singulière pour les journalistes de
Quebecor qui se disent moins autonomes que leurs collègues. Ils y sont près de
34 % à déclarer avoir « un peu » ou « aucune autonomie (ou très peu) », contre
17,5 % à Radio-Canada et moins de 14 % pour Gesca. Du reste, l’écart entre
les journalistes de Gesca et ceux de Quebecor est statistiquement significatif44,

43. Question inscrite au questionnaire de David Pritchard et Florian Sauvageau, en 1996, mais
dont les résultats ne sont pas rapportés dans leur ouvrage publié en 1999, Les journalistes
canadiens : Un portrait de fin de siècle, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval.
44. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.
126 Journalistes au pays de la convergence

ce qui suggère à nouveau que le mode de propriété et le type de gestion de


conglomérats médiatiques privés peuvent avoir des effets importants. On
constate aussi que les répondants de la catégorie Autres, qui comprend des
journalistes indépendants, rapportent la plus importante autonomie.

Graphique 26
Quelle est votre latitude dans le choix des angles qu’il faut privilégier dans
le traitement d’un sujet ? Diriez-vous que :

Un autre indicateur de liberté des journalistes est lié à la perception que


les chroniqueurs peuvent exprimer des opinions radicalement opposées à celles
des propriétaires de leur média. En ce qui concerne la Société Radio-Canada,
cette expression peut avoir plusieurs sens (haute direction, gouvernement,
contribuables) et les journalistes qui y oeuvrent ont répondu en fonction de
leur conception de la chose. À l’affirmation Dans mon média, des chroniqueurs
expriment des opinions radicalement opposées à celles des propriétaires, le score
3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 127

moyen obtenu est de 3,6745. Ce score révèle une opinion générale assez neutre
ou ambivalente à ce sujet. Encore une fois, la comparaison d’intergroupes
médiatiques montre un portrait plus précis, comme l’illustre bien le graphique
suivant. Il révèle que les journalistes de Quebecor manifestent une grande
intensité dans leur désaccord avec l’affirmation, puisque 34 % d’entre eux se
disent en total désaccord, soit deux fois plus que leurs collègues des autres
médias, ce qui est une différence statistiquement significative46.

Graphique 27
Dans mon média, des chroniqueurs expriment des opinions
radicalement opposées à celles des propriétaires

1 = Total désaccord, 7 = accord total

Ce graphique est un prélude à ce qui nous attend un peu plus loin en


matière de diversité de l’information, puisqu’on peut considérer la capa-
cité de diffuser des opinions opposées à celles des propriétaires comme un

45. Écart type de 1,93. Mode = 4 pour 21,8 % des journalistes.


46. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.
128 Journalistes au pays de la convergence

indicateur de la diversité en même temps que de la liberté de l’information.


Il nous a cependant semblé préférable de le conserver comme un indicateur
de la liberté d’informer. Par ailleurs, le graphique précédent révèle que, dans
l’ensemble des groupes de presse, la tendance est de se dire en désaccord avec
l’affirmation, et cela est beaucoup plus intense chez Quebecor.
À la suite de ce constat, on doit se demander si La concentration et la
convergence des médias menacent la liberté des journalistes. Les journalistes de
notre échantillon sont d’accord avec une telle affirmation, comme l’indique
le résultat moyen de 5,3547.

Graphique 28
La concentration et la convergence des médias
menacent la liberté des journalistes

1 = Total désaccord, 7 = accord total

Ce graphique, ajouté aux précédents, exprime à nouveau la profondeur


du malaise professionnel des journalistes de Quebecor qui sont très conscients

47. Écart type de 1,7. Mode = 7 pour 32,7 % des journalistes.


3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 129

des limites qu’ils vivent et y réagissent négativement. De tous les journalistes


qui vivent la concentration et la convergence, ils sont ceux qui se montrent les
plus critiques face aux menaces que ces transformations peuvent faire peser sur
la liberté des journalistes. Leurs collègues de Radio-Canada semblent exprimer
une grande crainte aussi, mais on peut penser que leur situation particulière
les met plus à l’abri et que leurs opinions sont basées sur ce qu’ils voient
autour d’eux. Chez Gesca, la crainte est manifestement présente, mais moins
intense, probablement en raison d’un niveau de convergence moins élevé
que chez Quebecor, combiné à une culture d’entreprise différente. Notons
que le score moyen des journalistes de la catégorie Autres diffère de celui de
Radio-Canada de façon significative. Il semble que cela s’explique surtout par
la faible intensité du désaccord des Autres comparativement à l’intensité du
désaccord des journalistes radio-canadiens.
Se pose par ailleurs la question de savoir comment se situent les journa-
listes des grands conglomérats médiatiques du Québec par rapport à la libre
circulation des idées, si importante dans les démocraties ouvertes et pluralis-
tes. Réagissant à l’affirmation La concentration de la propriété des médias au
Québec constitue une menace à la libre circulation des idées, le niveau d’accord
est très élevé avec un score moyen de 5,7448. Seulement 3,9 % des journalistes
se disent en total désaccord avec cette affirmation.

48. Écart type de 1,55. Mode = 7 pour 40,8 % des journalistes.


130 Journalistes au pays de la convergence

Graphique 29
La concentration de la propriété des médias au Québec
constitue une menace à la libre circulation des idées

1 = Total désaccord, 7 = accord total

Notons ici encore que l’accord total avec cette affirmation regroupe la
majorité des journalistes de Quebecor (51 % ), qui sont suivis par ceux de
Radio-Canada et de Gesca. Les valeurs 6 et 7 sont choisies par la majorité
des journalistes, peu importe le média pour lequel ils travaillent, la propor-
tion variant entre 60 % et 75 %. Il n’existe aucune différence significative
entre les journalistes de ces trois conglomérats qui font un large consensus
à ce sujet.
Au chapitre des effets de la concentration et de la convergence des médias
sur la liberté de la presse, on doit prendre au sérieux le verdict des journa-
listes qui sont les mieux au fait des effets concrets de la concentration dans
leurs pratiques quotidiennes, et des menaces que cela fait peser sur la libre
circulation des idées. Il nous paraît peu crédible de n’y voir qu’une réaction
corporatiste ou syndicale de journalistes qui affrontent leurs patrons.
3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 131

La diversité de l’information
face à la convergence
Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, les grands débats entou-
rant la concentration et la convergence des médias concernent aussi la question
de la diversité de l’information dans les sociétés démocratiques. Nous avons
cherché à situer les journalistes par rapport à ces enjeux. Dans un contexte où il
est souvent affirmé que les sites Internet des médias d’information offrent une
diversité d’information jamais vécue auparavant, nous avons formulé l’affir-
mation suivante : De façon significative, le site Internet de mon média offre plus de
diversité d’information que son format traditionnel (papier, radio ou télévision).
Les journalistes sont surtout en désaccord avec cette affirmation, comme le révèle
le score moyen de 3,2749. Le fait que les valeurs 1 et 2 aient été choisies par 46 %
des répondants est révélateur de l’intensité du rejet de cette affirmation.

Graphique 30
De façon significative, le site Internet de mon média offre plus de diversité
d’information que son format traditionnel (papier, radio ou télévision)

1 = Total désaccord, 7 = accord total

49. Écart type de 1,97. Mode = 1 pour 24,1 % des journalistes.


132 Journalistes au pays de la convergence

L’analyse en fonction du groupe d’appartenance révèle surtout que les


journalistes de Radio-Canada sont le plus d’accord avec cette affirmation, car
40 % ont choisi les valeurs 5, 6 et 7, tandis que 22 % ont préféré une attitude
neutre à ce sujet (valeur de 4). Le score des journalistes radio-canadiens est
statistiquement différent de ceux de Quebecor et Gesca50 qui se positionnent
de façon intense contre cette affirmation, puisqu’ils ont choisi les valeurs 1
et 2 dans des proportions respectives de 61 % et 58 %. Cette question de la
diversité de l’information, qui ne serait pas favorisée par le site Internet du
média, est un des seuls points d’accord, jusqu’ici, entre les journalistes des
conglomérats privés. L’optimisme exprimé par certains quant à la diversité
de l’information grâce à Internet est sévèrement contredit par l’intensité du
désaccord des journalistes de conglomérats privés.
Mais faut-il pour autant en déduire que la convergence des médias ne
favorise pas la diversité des points de vue dans l’espace public, comme le
laissent croire les réponses précédentes ? Nous avons cherché à situer les jour-
nalistes en leur soumettant l’affirmation positive suivante : La convergence des
médias favorise la diversité des points de vue dans l’espace public. Leur réponse
collective est des plus cinglantes, et l’intensité de leur désaccord prend la
forme d’un score moyen de 1,7551. Il ne fait pas de doute, pour les praticiens
que sont les journalistes professionnels syndiqués, que cette affirmation n’a
aucune crédibilité. Toutefois, même si la grande majorité des répondants qui
ont déjà exercé un mandat de cadre dans une entreprise de presse partagent
le désaccord général, leur intensité est moins élevée, et ce, de façon statisti-
quement significative52. L’intensité des points de vue varie donc quelque peu
en fonction de cette variable.
On remarque par ailleurs que les journalistes de la catégorie Autres sont
plus intensément opposés à cette affirmation, suivis de près par ceux de Que-
becor, de Radio-Canada et de Gesca. Mais ces derniers dominent à la valeur
2, qui témoigne d’un très fort désaccord. Ces résultats illustrent à nouveau le
fait que très peu de journalistes sont d’accord pour dire que la convergence
des médias, elle-même tributaire de la concentration de la propriété, favorise
la diversité des points de vue. Cette opinion va dans le même sens que celle
de la majorité des enquêtes empiriques réalisées à ce sujet, mais elle tranche

50. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.


51. Écart type de 1,27. Mode = 1 pour 60,3 % des journalistes.
52. (p<05).
3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 133

avec la rhétorique optimiste des patrons de presse qui s’opposent à ce point


de vue et vantent les vertus de la diversité liée à la convergence des médias
traditionnels.

L’intégrité de l’information face à la


concentration et à la convergence
Qu’en est-il maintenant de la notion de l’intégrité de l’information, qui
fait référence notamment à l’importance de la protéger contre des pressions
politiques ou autres, contre des influences négatives qui auraient pour effet de
détourner les journalistes et les médias de leur mission de service de l’intérêt
général pour favoriser plutôt des intérêts particuliers ? La revue de littérature
nous indique que la concentration et la convergence ont des effets négatifs sur
cette intégrité. Nous avons choisi d’explorer cette question à l’aide d’indica-
teurs qui réfèrent aux intérêts économiques et politiques des propriétaires de
médias, et à la possibilité que ceux-ci interviennent dans l’information.
À l’affirmation Les relations que les dirigeants de mon média entretiennent
avec des gens d’affaires influencent de façon négative la qualité de l’information
de mon média, le niveau de désaccord semble assez important, avec un score
moyen de 2,9753. Mais cette statistique globale ne dit pas tout, comme le révèle
le graphique suivant.

53. Écart type de 1,94. Mode = 1 pour 32,6 % des journalistes.


134 Journalistes au pays de la convergence

Graphique 31
Les relations que les dirigeants de mon média entretiennent avec
des gens d’affaires influencent de façon négative la qualité
de l’information de mon média

1 = Total désaccord, 7 = accord total

On constate que les journalistes radio-canadiens ont un profil de réponse


qui se distingue radicalement, et significativement54, de ceux des journalis-
tes de médias privés. En effet, 77 % des journalistes de la SRC ont choisi les
valeurs qui indiquent un désaccord intense (1 et 2), alors que cela est le cas
de seulement 33 % des journalistes de Gesca et 20,3 % de ceux de Quebecor.
Par contre, ces derniers ont choisi les valeurs qui indiquent un accord plus
ou moins intense (5, 6 et 7) dans une proportion de 47,4 % , contre 36,1 %
des journalistes de Gesca et seulement 9,8 % de ceux de la SRC. Il fait peu de
doute que le mode de propriété, privée ou publique, joue un grand rôle dans
les réponses obtenues. De plus, le fait qu’un conglomérat appartienne à des

54. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.


3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 135

actionnaires qui transigent sur les marchés publics (Quebecor), et dont les
attentes de rendement sont élevées, semble jouer un rôle plus important que
dans le cas d’un conglomérat à capital fermé (Gesca), dont le propriétaire
peut se satisfaire de rendements moindres.
On peut explorer plus avant cette possibilité avec l’affirmation Au
sein de mon média, l’intérêt économique des propriétaires et actionnaires passe
avant l’intérêt public. Le score moyen pour cette affirmation est de 355. Encore
une fois, l’analyse révèle un portrait très différencié selon les conglomérats
médiatiques.

Graphique 32
Au sein de mon média, l’intérêt économique des propriétaires
et actionnaires passe avant l’intérêt public

1 = Total désaccord, 7 = accord total

55. Écart type de 2,09. Mode = 1 pour 36,7 % des répondants.


136 Journalistes au pays de la convergence

Il va de soi que les journalistes radio-canadiens vont signifier un intense


désaccord sur une affirmation qui les concerne peu, compte tenu du mode
de propriété publique de la SRC. Les journalistes de Quebecor, quant à eux,
sont d’accord avec une telle affirmation, avec des intensités variables, dans
une proportion de 66 % , contre 29,2 % de ceux à l’emploi des journaux de
Gesca. Non seulement les journalistes radio-canadiens se démarquent de
leurs collègues des conglomérats privés, mais c’est aussi le cas de ceux de
Quebecor à l’endroit des autres groupes. Ces écarts statistiquement signi-
ficatifs56 renforcent l’hypothèse d’un important malaise professionnel chez
les journalistes de Quebecor qui sont en forte réaction à la situation dans
laquelle ils se trouvent. On observe par ailleurs que la réponse la plus neutre
(valeur 4) a été choisie par moins de 10 % de l’ensemble des journalistes, ce
qui témoigne d’une certaine polarisation de leurs opinions au sujet de cette
question importante de l’intérêt public vs les intérêts économiques particuliers
des propriétaires et actionnaires.
Une autre affirmation, plus générale et moins reliée à la situation person-
nelle de chaque répondant, permet de voir comment se situent les journalistes
des conglomérats médiatiques privés et public quand on leur soumet que
La concentration et la convergence des médias servent surtout les intérêts des
actionnaires et des propriétaires des médias. Le score moyen de 6,15 indique
un accord très élevé57. Ici, le consensus approche l’unanimité, car seulement
11,7 % des répondants ont opté pour les valeurs de 1 à 4. On remarque l’ab-
sence de différences significatives, entre Radio-Canada et les conglomérats
privés, que nous avons vues dans les questions précédentes, car la proposition
incite les journalistes à se prononcer sur une situation qui n’est pas stricte-
ment liée à leur situation personnelle. Toutefois, le tableau est toujours aussi
critique pour les journalistes de Quebecor, dont 69 % ont choisi la valeur 7
(accord total) contre 62 % et 60 % respectivement pour les journalistes de
Radio-Canada et de Gesca.
La prochaine affirmation est similaire, mais elle permet de vérifier si la
recherche de revenus publicitaires a les mêmes effets perçus, peu importe le
conglomérat. Quand on leur suggère que Les besoins en revenus publicitaires

56. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.


57. Écart type de 1,55. Mode = 7 pour 63 % des journalistes.
3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 137

influencent le genre de nouvelles que nous diffusons, les journalistes sont très
ambivalents, puisque le score moyen est de 4,0458.

Graphique 33
Les besoins en revenus publicitaires influencent le genre
de nouvelles que nous diffusons

1 = Total désaccord, 7 = accord total

C’est encore une fois l’analyse croisée qui lève le voile sur la situation,
puisque les journalistes radio-canadiens se distinguent en étant massive-
ment (54 % ) en désaccord avec cette affirmation, alors que les journalistes de
Quebecor sont aux prises avec une situation tout à fait opposée, se disant
plus ou moins d’accord dans une proportion de 66 %. Chez Gesca, on est
plus ou moins d’accord dans une proportion 52 % , mais l’intensité (valeurs 6
et 7) est moins élevée que chez leurs collègues de Quebecor. En regard d’une

58. Écart type de 2,17. Mode = 1 pour 19,3 % des répondants.


138 Journalistes au pays de la convergence

proposition qui les concerne peu, somme toute, surtout pour ceux qui oeuvrent
à la radio publique, les journalistes de la SRC ont un point de vue collectif qui
est statistiquement différent de ceux de leurs collègues du secteur privé59.
Il n’y a pas que l’attrait de revenus publicitaires qui puisse avoir une influence
sur l’intégrité de l’information. Dans certains cas, on peut retrouver la volonté des
gestionnaires de favoriser la promotion du média, ou celle d’autres entreprises
du même conglomérat médiatique. À ce sujet, si on s’en remet à l’ensemble des
réponses obtenues jusqu’ici, on peut s’attendre à un haut niveau de désaccord
concernant l’affirmation suivante : L’importance accordée à l’autopromotion et à la
promotion des autres médias de notre conglomérat ou groupe de presse a diminué ces
dernières années. C’est ce que confirme le score moyen de 2,1360.

Graphique 34
L’importance accordée à l’autopromotion et à la promotion des autres médias
de notre conglomérat ou groupe de presse a diminué ces dernières années

1 = Total désaccord, 7 = accord total

59. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.


60. Écart type de 1,53. Mode = 1 pour 53,2 % des journalistes.
3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 139

Le désaccord est très élevé dans tous les conglomérats médiatiques,


mais il l’est encore davantage pour les conglomérats qui diffusent sur des
plateformes qui permettent la convergence de médias traditionnels (journaux
et télévision pour Quebecor, radio et télévision pour la SRC). Le désaccord
le plus intense se trouve chez les journalistes de Quebecor, où la mission
économique semble favoriser l’autopromotion, et où les intérêts de l’entre-
prise sont multiples (livres, disques, spectacles, magazines, commerce, etc.).
Statistiquement, ce sont les journalistes de Gesca qui se démarquent de leurs
collègues de Quebecor et Radio-Canada. Nous avons discuté plus haut du fait
que les efforts de convergence s’étaient amplifiés ces dernières années au sein
de la SRC, et ses journalistes le confirment par leurs réponses. Pour l’instant,
ceux de Gesca échappent à ce phénomène.
Peut-être les résultats observés à la SRC et chez Quebecor s’expliquent-
t-ils par le fait que les journalistes ont conscience des demandes d’autopro-
motion adressées à leurs collègues. En effet, leurs réponses à l’affirmation Ces
derniers mois, certains de mes collègues ont reçu des affectations de couverture
qui servent les intérêts de notre média ou d’autres médias de notre groupe de
presse révèle que seulement 20 % n’ont jamais eu connaissance d’affectations
de couverture journalistique de ce type. La comparaison entre conglomérats
médiatiques est à nouveau révélatrice des situations particulières, telles que
les ont rapportées nos répondants.
140 Journalistes au pays de la convergence

Graphique 35
Ces derniers mois, certains de mes collègues ont reçu des affectations
de couverture qui servent les intérêts de notre média ou d’autres médias
de notre groupe de presse

Les journalistes de Quebecor sont les plus exposés à ce genre de demande


de couverture autopromotionnelle qui vise à satisfaire les intérêts de l’entre-
prise privée. Cela leur serait arrivé souvent presque sept fois plus fréquem-
ment que leurs collègues de Gesca ou Radio-Canada. Ce résultat, lui aussi
significatif sur le plan statistique61, doit à son tour être ajouté au bilan qui
révèle les conditions objectives d’un important malaise, sinon d’une détresse
professionnelle, chez les journalistes de Quebecor.
Les propriétaires de médias n’ont pas que des intérêts économiques. Ils
peuvent aussi avoir des intérêts et des opinions de nature politique pouvant
interférer avec l’intégrité de l’information de leurs médias. Il est donc pertinent
de soumettre l’affirmation Les relations que les dirigeants de mon média entre-
tiennent avec des décideurs politiques (gouvernements ou partis d’opposition)

61. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.


3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 141

influencent de façon négative la qualité de l’information de mon média. Avec


un score moyen de 362, il semble que les questions politiques influencent peu
la qualité de l’information.

Graphique 36
Les relations que les dirigeants de mon média entretiennent avec
des décideurs politiques (gouvernements ou partis d’opposition)
influencent de façon négative la qualité de l’information de mon média

1 = Total désaccord, 7 = accord total

On aurait pu croire que le mode de propriété de la Société Radio-


Canada, qui la tenait à l’abri des pressions économiques, aurait pu favoriser
des pressions politiques ressenties par les journalistes, en raison des liens qui
existent entre les membres de la haute direction et les gouvernements dont
ils dépendent directement ou indirectement. À ce chapitre, les journalistes

62. Écart type de 1,88. Mode = 1 pour 29,1 % des journalistes.


142 Journalistes au pays de la convergence

de Radio-Canada affichent un désaccord assez intense dans une proportion


de 60 % contre 42 % chez Quebecor et 39 % pour Gesca. Il est pertinent de
noter que l’influence politique négative sur la qualité de l’information est
surtout perçue assez intensément chez 24 % des journalistes de Quebecor et
13,6 % de ceux de Gesca, mais environ 10 % de Radio-Canada. Statistiquement
parlant, il y a même un écart significatif entre les réponses des journalistes
de la SRC et ceux de Gesca et Quebecor. Cela peut rassurer ceux qui croient
que la relation entre la société d’État et les autorités politiques influence de
façon systématique l’information qu’on y diffuse. D’autre part, à la lumière
des réponses de leurs journalistes, il y a peut-être matière à s’inquiéter des
relations que les propriétaires de médias privés entretiennent avec les déci-
deurs politiques qui ont le pouvoir de réglementer les médias. Il y a aussi
lieu de faire état d’une différence significative entre les réponses des jeunes
journalistes (2,58) et celles de leurs aînés (3,18), tout comme il en existe en
fonction de l’expérience professionnelle. En somme, plus on est âgé et expé-
rimenté, plus on croit que les relations entre les dirigeants du média et les
décideurs politiques nuisent à la qualité de l’information.
Finalement, deux propositions plus précises permettent de savoir com-
ment la situation est perçue et vécue au sein des différents conglomérats
médiatiques. À l’affirmation voulant que Les opinions et les intérêts des proprié-
taires de mon média sont reflétés régulièrement dans la couverture des nouvelles,
le score moyen est de 3,1463. En général, les journalistes ont tendance à être en
désaccord, de façon plus ou moins intense, avec l’affirmation proposée.

63. Écart type de 1,98. Mode = 1 pour 26,5 % des journalistes.


3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 143

Graphique 37
Les opinions et les intérêts des propriétaires de mon média sont reflétés
régulièrement dans la couverture des nouvelles

1 = Total désaccord, 7 = accord total

L’analyse interconglomérats révèle un tableau plus sombre pour les


journalistes de Quebecor, qui sont 31 % à se dire totalement d’accord avec
cette affirmation volontairement peu nuancée. En fait, 51 % des journalistes de
Quebecor sont intensément d’accord avec l’affirmation. Ils ne sont que 8,5 %
en total désaccord, contre 14 % de leurs collègues de Gesca, 38 % de ceux de la
SRC et 42 % de la catégorie des médias Autres. Des écarts significatifs64 existent
entre tous les conglomérats, ce qui témoigne de la polarisation autant que des
différences entre groupes médiatiques. On assiste néanmoins à l’expression
renouvelée du profond malaise professionnel au sein de Quebecor.

64. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.


144 Journalistes au pays de la convergence

Une question encore plus spécifique permet d’explorer l’enjeu de l’inté-


grité de l’information eu égard à l’influence des propriétaires dans le contenu
journalistique. À la question Qu’en est-il de votre propre travail ? À quelle
fréquence diriez-vous que les opinions et intérêts du ou des propriétaires ont un
impact sur ce que vous écrivez ou révisez ?, les réponses obtenues indiquent
que plus on approche de l’expérience des journalistes, plus la situation est
nuancée. En effet, 51,5 % des journalistes affirment ne pas être influencés
dans leur travail par les opinions ou les intérêts des propriétaires, mais une
importante proportion de 43 % avouent que cela arrive parfois, et plus de 5 %
déclarent que c’est le cas la plupart du temps ou presque toujours.
Le prochain graphique révèle que c’est encore au sein du conglomérat
médiatique Quebecor que les intérêts et les opinions des propriétaires ont le
plus d’impact sur ce que les journalistes écrivent ou révisent65. Chez Gesca et à
la SRC, près de 55 % affirment que cela ne se produit jamais, contre seulement
31 % de leurs collègues de Quebecor. Ces derniers sont 15 % à dire que cela
arrive la plupart du temps ou presque toujours, alors qu’environ 4 % seulement
tiennent des propos de ce genre chez Gesca et Radio-Canada.

65. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.


3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 145

Graphique 38
Qu’en est-il de votre propre travail ? À quelle fréquence diriez-vous
que les opinions et intérêts du ou des propriétaires ont un impact
sur ce que vous écrivez ou révisez ?

Lors de leur enquête de 200366, Soroka et Fournier avaient posé une


question similaire à leur échantillon de 360 journalistes canadiens de la presse
écrite (dont 81 journalistes du Devoir, du Journal de Montréal et de La Presse).
Ils observaient eux aussi des différences significatives entre les journalistes du
Journal de Montréal (Quebecor) et ceux des deux autres quotidiens. Notons
cependant que notre enquête est plus exhaustive, car elle intègre des journa-
listes des médias électroniques privés et public.

66. Stuart SOROKA et Patrick FOURNIER (2003), Newspaper in Canada Pilot Studey Survey
Result, (http://misc-iecm.mcgill.ca/media/results.htm), lien visité le 8 décembre 2007.
146 Journalistes au pays de la convergence

Intervention gouvernementale
Compte tenu des questions antérieures, qui établissent que les journalis-
tes des grands conglomérats médiatiques du Québec croient que la concentra-
tion de la propriété des médias et la convergence des médias sont défavorables
à la liberté de presse, à la qualité du journalisme, et à la diversité et à l’intégrité
de l’information, on peut croire que ces mêmes journalistes seront favora-
bles à une intervention gouvernementale pour limiter la concentration de la
propriété de la presse.
Compte tenu également de l’important malaise professionnel observé
chez les journalistes de Quebecor, on peut aussi anticiper que ces derniers
seront les plus favorables à l’affirmation suivante : Les gouvernements devraient
agir pour limiter la concentration de la propriété des médias au Québec. Le
score moyen obtenu est de 5,7367. En fait, 66 % des répondants ont choisi les
valeurs de 6 et 7, ce qui indique un fort consensus. Rappelons-nous que ces
mêmes journalistes estiment que ce sont les contraintes économiques des
conglomérats qui menacent la qualité, la diversité et l’intégrité de l’infor-
mation. Dans leur étude, Pritchard et Sauvageau avaient posé une question
similaire à leur échantillon de journalistes canadiens et obtenu un score de
6,28 sur 1068. Si on fait la conversion de notre score sur une échelle de 10, on
arrive à un résultat de 8,18.

67. Écart type 1,50. Mode = 7 pour 40,7 % des journalistes.


68. PRITCHARD et SAUVAGEAU (1999), op. cit., p. 21.
3 • Rejet massif de la concentration et de la convergence 147

Graphique 39
Les gouvernements devraient agir pour limiter la concentration
de la propriété des médias au Québec

1 = Total désaccord, 7 = accord total

Ce graphique montre qu’une importante majorité des journalistes des


trois conglomérats médiatiques souhaitent une telle intervention gouverne-
mentale, mais que cela est encore plus intense chez Quebecor où existe un
important malaise professionnel. Cette intensité peut être interprétée comme
un appel de détresse de la part de ces journalistes professionnels. Cette intensité
est moins présente chez les journalistes de Gesca, qui ont conservé un profil
d’attitudes caractéristique d’un inconfort à plusieurs reprises. Quant aux réac-
tions plus intenses des journalistes de Radio-Canada à la dernière proposition,
elles peuvent s’expliquer non pas en raison d’une situation critique, mais
bien en raison de références normatives élevées, favorisées par une certaine
culture d’entreprise. On peut aussi croire que les journalistes radio-canadiens
savent par expérience que des interventions gouvernementales ne sont pas
nécessairement négatives, eux dont l’entreprise est une société d’État. Il faut
148 Journalistes au pays de la convergence

retenir qu’aucun écart significatif n’existe entre les journalistes des différents
conglomérats médiatiques.
Jusqu’ici, de nombreux indicateurs témoignent d’une situation profes-
sionnelle pénible pour les journalistes de Quebecor. Le préjugé fortement
répandu au sein d’une certaine élite voudrait que ces journalistes soient moins
compétents ou moins professionnels que ceux à l’emploi de Radio-Canada, du
conglomérat Gesca ou encore du quotidien Le Devoir. Un tel préjugé a la vie
dure et ne tient pas compte des conditions réelles dans lesquelles les journa-
listes doivent travailler. En effet, il est permis de croire que les journalistes des
trois conglomérats partagent bon nombre de valeurs professionnelles ou de
convictions en ce qui concerne les responsabilités sociales des médias, mais
que certains doivent travailler pour des médias moins soucieux de l’intérêt
public ou de la qualité de l’information. Le prochain chapitre va confirmer
cette hypothèse.
Chapitre 4

Le credo des journalistes québécois

L’hypothèse générale que nous voulons vérifier est que, à titre individuel,
les journalistes de Quebecor, de Gesca et de Radio-Canada ont un niveau
d’adhésion similaire aux fonctions sociales du journalisme que Pritchard
et Sauvageau qualifient de credo du journalisme. Les différences observées
jusqu’ici entre les journalistes des trois conglomérats médiatiques seraient
dues aux conséquences et aux craintes que la concentration et la convergence
engendrent pour la majorité de nos répondants, selon la façon dont ces phé-
nomènes sont vécus au sein de chaque conglomérat.
Selon nous, le mode de propriété – qui peut être public (SRC), privé à
capital ouvert aux actionnaires des marchés (Quebecor) ou privé à capital
fermé (Gesca) – a des incidences qui ont été bien démontrées jusqu’ici. Mais
ces incidences seront plus visibles si on compare la façon dont les journalistes
perçoivent ce qui est important pour leurs médias respectifs, eu égard aux
fonctions du journalisme, et ce qu’eux considèrent personnellement comme
les fonctions les plus importantes, lesquelles constituent alors le credo des
journalistes1.
Nous avons soumis à notre échantillon les 14 propositions de ces auteurs2,
en lien avec autant de fonctions journalistiques. Nous avons toutefois introduit

1. Pritchard et Sauvageau, op. cit., p. 34. Notons que seules les cinq fonctions jugées les plus
importantes faisaient partie de leur credo, alors que nous allons en identifier six.
2. Pritchard et Sauvageau ont publié une mise à jour de leur enquête (2005), mais en comparant
des sous-groupes de 205 journalistes de leur échantillon de 1996, dont 78 francophones. Nous
estimons que la comparaison avec leur échantillon de 1996 est plus juste, même si leur échan-
tillon de 554 journalistes canadiens contenait 148 journalistes francophones, dont certains
hors Québec, alors que notre échantillon est de 385 journalistes francophones syndiqués du
Québec.
150 Journalistes au pays de la convergence

trois différences dont il faut tenir compte. La première est celle de notre échelle
d’attitudes qui compte 7 degrés au lieu de 4. Cela produit des réponses plus
nuancées. À des fins comparatives, nous allons convertir les valeurs moyen-
nes obtenues par Pritchard et Sauvageau (m) afin de les rendre compatibles
avec notre échelle de 7 (M = m x 1,75), tout en signalant que cet exercice a
ses limites, et en rappelant que leur enquête avait été menée par entrevues
téléphoniques alors que la nôtre a pris la forme d’un questionnaire écrit.
La seconde modification est plus importante, car nous avons voulu
mesurer si des écarts existent entre l’adhésion personnelle des journalistes
aux énoncés du credo d’une part, et leur évaluation de l’adhésion de leur
média à ces mêmes énoncés d’autre part. Il nous a semblé que cette distinc-
tion s’imposait, puisqu’il est clair que les journalistes ont des évaluations
critiques, quant à leur média, en ce qui a trait à la qualité, à la diversité et
à l’intégrité de l’information. Nous croyons qu’il doit en aller de même eu
égard aux fonctions qui constituent le credo. En 1996, Pritchard et Sauvageau
demandaient pour leur part aux journalistes de se prononcer sur « l’impor-
tance [qu’ils accordaient] à un certain nombre de choses que les médias font
ou cherchent à faire »3.
La troisième modification concerne l’ajout d’une proposition concer-
nant les syndicats afin de pouvoir la comparer avec les réponses à propos du
monde des affaires.
Nous allons présenter nos résultats en ordre décroissant, selon l’impor-
tance que les journalistes accordent personnellement à ces fonctions journa-
listiques. On verra aussi comment ils évaluent l’importance que leur média
accorde à ces mêmes fonctions. Cela permettra de calculer un écart journaliste/
média (ÉJ/M) pour chaque fonction. On pourra aussi comparer nos résultats
avec ceux, convertis sur une échelle de 7, de Pritchard et Sauvageau.
La fonction journalistique jugée la plus importante par notre échantillon
consiste à rapporter fidèlement les propos des personnalités rencontrées.

3. Pritchard et Sauvageau, op. cit., p. 135.


4 • Le credo des journalistes québécois 151

Graphique 40
Il est très important … de rapporter fidèlement les propos
des personnalités rencontrées

On voit tout de suite la pertinence de découpler la réponse que les jour-


nalistes émettent par rapport à ce qui les concerne personnellement d’une
part, et à ce qu’ils croient être la réponse la plus représentative de leurs médias
respectifs, d’autre part. L’écart entre ces deux mesures (écart journaliste/
média) révèle le décalage qui existe entre les aspirations professionnelles des
journalistes en ce qui concerne diverses fonctions sociales de leur métier, et
l’importance que leur entreprise de presse accorde à ces mêmes fonctions,
selon eux. Dans le cas du graphique 40, l’écart journaliste/média (ÉJ/M) est
de 1,08 chez Quebecor, 0,32 chez Gesca et seulement 0,18 à la SRC.
L’important malaise professionnel déjà documenté parmi les journalistes
de Quebecor se manifeste encore clairement ici, en raison d’un désalignement
entre les aspirations professionnelles des individus et leur perception des
attentes de leur média. Cette fonction sociale conserve le 1er rang du credo
journalistique dans les deux enquêtes. Sur le plan statistique, la moyenne des
réponses des journalistes de Quebecor, en ce qui concerne leur évaluation de
l’importance de cette fonction pour leur média, est statistiquement différente
de celles de leurs collègues de Gesca et Radio-Canada4. Cela signifie que la
perception que les journalistes de Quebecor ont de leur média est vraiment

4. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.


152 Journalistes au pays de la convergence

plus négative5. Mentionnons que, sur le plan personnel, il n’y a pas de diffé-
rence statistiquement significative quant à l’importance que les journalistes
des différents conglomérats accordent à cette fonction, même si les moyennes
vont de 5,51 chez Quebecor à 6,55 chez Radio-Canada.
La deuxième fonction jugée la plus importante consiste à analyser et à
interpréter les enjeux difficiles.

Graphique 41
Il est très important … d’analyser et d’interpréter les enjeux difficiles

Il y a ici une importante permutation de rangs entre les deux enquêtes,


car cette fonction journalistique se retrouvait au 5e rang lors de l’enquête
menée en 1996. L’ÉJ/M le plus important est encore celui observé chez les
journalistes de Quebecor (1,46), et le moins grand est celui des journalistes
de la SRC (0,25) alors qu’il se situe à 0,74 chez Gesca. Ici, les journalistes de
Quebecor ont des réponses personnelles qui sont statistiquement différentes
de celles de leurs collègues de Radio-Canada, alors que les perceptions que
chaque groupe a de son média sont aussi différentes de manière significa-
tive6. On peut croire que si les journalistes de Quebecor valorisent moins que
leurs collègues des autres conglomérats la fonction qui consiste à expliquer

5. Pour les besoins du présent exercice, nous limiterons les observations statistiques aux différences
qui existent entre les trois conglomérats médiatiques, même si des écarts significatifs existent
souvent entre ceux-ci et la catégorie Autres.
6. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.
4 • Le credo des journalistes québécois 153

l’information, c’est qu’ils préfèrent encore se consacrer surtout à rapporter


les faits afin de laisser au public le soin d’en tirer lui-même ses conclusions,
à l’image de la philosophie du fondateur de Quebecor, Pierre Péladeau. Cela
s’oppose au magistère que bien des journalistes des journalistes souhaitent
exercer afin d’éclairer le public en lui proposant ce qu’il faut penser des évé-
nements de l’actualité.
L’importance d’enquêter sur les activités des gouvernements et des
organisations connaît également une permutation de rangs, passant du 4e
rang en 1996 au 3e rang dans notre enquête. L’ÉJ/M le plus important est
dans la catégorie Autres (0,82) et le moins important à Radio-Canada (0,35),
avec un écart de 0,66 chez Gesca et de 0,64 chez Quebecor. Comme bien
d’autres, cette fonction sociale du journalisme demeure plus importante pour
les journalistes que pour leur média, selon leur point de vue. Ici, les réponses
des journalistes de la SRC sont statistiquement différentes de celles de leurs
collègues du secteur privé7, d’un point de vue personnel aussi bien qu’en
ce qui regarde l’évaluation de l’importance de cette fonction sociale pour
leur média. Le faible ÉJ/M des journalistes radio-canadiens témoigne d’une
relative compatibilité entre leurs aspirations professionnelles et la politique
éditoriale de leur média.

Graphique 42
Il est très important … d’enquêter sur les activités des gouvernements
et des organisations publiques

7. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.


154 Journalistes au pays de la convergence

Le prochain graphique témoigne d’une autre permutation significative


entre 1996 et 2007, car l’importance de rester sceptique face aux gestes du
monde des affaires se hisse du 9e au 5e rang. Cela constitue un premier chan-
gement majeur au credo de 1996.

Graphique 43a
Il est très important … de rester sceptique face aux gestes du monde
des affaires

Encore une fois, on constate que les journalistes disent y adhérer davan-
tage que leur média. Quant à l’ÉJ/M, il est maximal chez Gesca, où on se dit
tout de même plus vigilant que les autres (1,47), suivi par Quebecor (1,32) et il
est minimal à la SRC (0,69). C’est chez Quebecor qu’on accorde le moins d’im-
portance à cette fonction journalistique, parmi les conglomérats médiatiques.
Ici, les différences significatives se trouvent entre les réponses personnelles
des journalistes de Quebecor et de Gesca, et entre la perception qu’ont de leur
média respectif les journalistes de Quebecor et de Radio-Canada8.
À de seules fins de comparaison, nous avons soumis une proposition
similaire sur les gestes des syndicats. On constate d’importantes différences
dans les opinions et perceptions des journalistes. Alors qu’ils estiment plus
important que leurs médias respectifs restent sceptiques par rapport aux

8. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.


4 • Le credo des journalistes québécois 155

gestes du monde des affaires, ils estiment moins important qu’ils restent
sceptiques face aux gestes des syndicats. Le fait d’avoir affaire à un échan-
tillon de journalistes syndiqués a vraisemblablement joué un rôle ici pour
expliquer cette forme de complaisance. D’autant plus qu’on ne trouve pas
de différence significative chez les répondants qui ont exercé un mandat de
cadre dans une entreprise de presse et ceux qui ont exercé, ou exercent, un
mandat de représentant syndical.

Graphique 43b
Il est très important … de rester sceptique face aux gestes des syndicats9

Quant à l’importance de rester sceptique face aux gestes des personnages


publics, cette fonction journalistique se hisse du 8e rang en 1996 au 5e rang
dans notre enquête, ce qui modifie à nouveau le credo.

9. Cette question n’était pas posée dans l’enquête de 1996, mais nous l’avons introduite étant
donné que les commanditaires de notre enquête étaient des organisations syndicales, et que
faire autrement aurait pu soulever des doutes. Nous n’en tenons pas compte dans le credo et,
de toute façon, l’adhésion personnelle des journalistes n’est pas assez forte pour faire partie du
credo.
156 Journalistes au pays de la convergence

Graphique 44
Il est très important … de rester sceptique face aux gestes
des personnages publics

On voit clairement que les journalistes valorisent cette fonction davan-


tage que ne le font leurs médias respectifs, comme cela était le cas pour la
proposition en lien avec les gens d’affaires. Le plus grand écart se trouve chez
Gesca (0,74) alors que le plus petit est chez Quebecor (0,27), mais aucune
différence significative n’a été observée ici. Il se peut que pour les journalis-
tes, gens d’affaires et personnages publics soient des détenteurs de pouvoirs
économiques, politiques et sociaux qui méritent une attitude plus critique
que celle réservée aux syndicats dont le pouvoir serait moins puissant, ou
encore s’exercerait dans des conditions mieux connues et du même coup
quelque peu intériorisées.
En 1996, transmettre l’information au public rapidement se trouvait
au 2 rang du credo, alors qu’il glisse au 6e rang dans notre enquête. Cette
e

permutation est vraisemblablement due au fait que les journalistes trou-


vent cette fonction moins importante qu’elle ne l’est pour leur média. Par
ailleurs, on pourrait aussi croire qu’avec l’arrivée d’Internet, bon nombre de
journalistes estiment qu’il est moins important de transmettre l’information
rapidement puisque cela est déjà fait, alors que leur tâche consisterait à mieux
l’analyser, la commenter ou l’expliquer. Du reste, l’importance d’interpréter
les enjeux difficiles, qui arrive au deuxième rang de notre credo, pourrait être
un indicateur de ce phénomène. Toutefois, quand on analyse les réponses
4 • Le credo des journalistes québécois 157

personnelles en fonction du type de média pour lequel ils travaillent, on ne


trouve aucune différence significative, peu importe que le journaliste soit
employé par une station de télévision ou un journal hebdomadaire. Les dif-
férences sont significatives lorsque vient le temps de se prononcer sur l’im-
portance que le média accorde à cette fonction. Ici, on voit que transmettre
l’information rapidement au public est moins important pour un journal
hebdomadaire que pour une station de radio ou de télévision.

Graphique 45
Il est très important … de transmettre l’information au public rapidement

Par ailleurs, c’est la première fois que nous observons une moyenne per-
sonnelle inférieure à celle attribuée au média. On peut croire que la rapidité
de diffusion n’est pas considérée comme une fonction associée à une qualité
professionnelle valorisée fortement par les journalistes. Le principal ÉJ/M est
de Radio-Canada (-0,67), suivi de Quebecor (-0,49) et Gesca (-0,1), alors qu’il
est presque nul pour la catégorie Autres. Aucune différence statistiquement
significative n’a été observée au niveau des conglomérats ou de l’âge.
Avec le graphique précédent, on peut déjà affirmer que le credo du
journalisme québécois est différent du credo du journalisme canadien. Si on
se réfère au critère de « fortes majorités » de Pritchard et Sauvageau, le credo
158 Journalistes au pays de la convergence

regroupe les fonctions « très importantes » avec lesquelles les journalistes se


disent intensément d’accord (valeurs 6 et 7 de notre échelle)10.
Ainsi, 96,6 % des journalistes de notre échantillon ont jugé très impor-
tant de rapporter fidèlement les propos des personnalités rencontrées, 80,5
% ont fait de même pour l’importance d’analyser et d’interpréter les enjeux
difficiles, 71,7 % pour l’importante d’enquêter sur les activités des gouver-
nements et des organisations publiques, 70,6 % pour l’importance de rester
sceptique face aux gestes du monde des affaires, 69,1 % pour l’importance de
rester sceptique face aux gestes des personnalités publiques et 64 % ont jugé
très important de transmettre l’information au public rapidement. Outre les
permutations déjà signalées, on constate des changements et même l’ajout
d’une sixième fonction journalistique de grande importance.
En ce qui concerne l’importance de donner aux gens ordinaires la chance
d’exprimer leur point de vue, cette fonction sociale glisse du 3e rang en 1996
au 7e rang dans notre enquête.

Graphique 46
Il est très important … de donner aux gens ordinaires la chance d’exprimer
leur point de vue

10. Rappelons que leur échelle n’avait que quatre valeurs, soit « très important, assez important,
peu important et sans importance ». Nous considérons que les valeurs 6 et 7 de notre échelle
signifient que les répondants trouvent la fonction comme étant très importante.
4 • Le credo des journalistes québécois 159

Ici aussi les journalistes valorisent moins cette fonction que ne le fait
leur média. L’ÉJ/M le plus élevé est celui de Quebecor (-0,25) et le plus faible
est celui des journalistes de Gesca (- 0,06). En ce qui concerne cette fonction,
il existe une différence significative entre les réponses données par les jour-
nalistes de 18-35 ans quant à l’importance que leur média accorde à cette
fonction, la moyenne des réponses de ce groupe est de 5,87, contre 5,48 pour
leurs aînés11. Il est toutefois pertinent de noter que le groupe d’âge n’inter-
vient plus quand les journalistes se prononcent quant à l’importance qu’ils
accordent personnellement à cette fonction, même si les plus âgés valorisent
un peu plus cette fonction que les plus jeunes (5,55 vs 5,31). Aucune autre
différence significative n’a été observée à ce chapitre.
Notre enquête ayant été menée à l’automne 2007, en plein milieu des
débats sur les soi-disant accommodements raisonnables, on devait s’attendre
à ce que l’importance d’étendre le champ des préoccupations culturelles et
interculturelles du public soit plus valorisée qu’en 1996. C’est ce que confirme
le prochain graphique. Cette fonction était 10e au classement de 1996, mais
elle se hisse maintenant au 8e rang.

Graphique 47
Il est très important … d’étendre le champ des préoccupations culturelles
et interculturelles du public

11. ANOVA (sig. < ,05).


160 Journalistes au pays de la convergence

Le graphique révèle un très grand ÉJ/M chez Quebecor (1,76), que plu-
sieurs commentateurs publics considèrent avoir été à l’origine de ce débat ;
cela témoigne peut-être d’un désaccord sur la façon dont les médias de ce
conglomérat ont exploité la question des relations interculturelles au Québec.
Par ailleurs, l’écart n’est que de 0,04 à la SRC, où le mandat d’information et
le mode de propriété semblent faire la différence. Les différences significatives
observées ont rapport avec les évaluations de chaque groupe de journalistes
quant à l’importance de cette fonction pour leurs médias respectifs12.
Le prochain graphique révèle l’écart qui existe, dans tous les conglo-
mérats, sur l’importance de mettre l’accent sur des nouvelles susceptibles
d’intéresser le plus large public possible.

Graphique 48
Il est très important … de mettre l’accent sur des nouvelles susceptibles
d’intéresser le plus large public possible

C’est encore une fois chez Quebecor que l’ÉJ/M est le plus important
(-1) alors qu’il est plus petit chez Gesca (-0,45) suivi de Radio-Canada (-0,55),
pour ce qui est des principaux conglomérats médiatiques. Cette fonction
journalistique, au 7e rang en 1996, se trouve maintenant au 9e rang. L’im-
portance de cette fonction pour Radio-Canada, telle qu’elle est estimée par
ses journalistes, est statistiquement différente de celle que les journalistes des

12. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.


4 • Le credo des journalistes québécois 161

autres conglomérats évaluent pour leurs médias respectifs13. Il est intéressant


de noter que, sur le plan personnel, il n’y a pas de différence significative
entre les journalistes de Quebecor et de Radio-Canada, alors qu’elle existe
entre Radio-Canada et Gesca14. On peut penser que, s’il ne tenait qu’à eux,
les journalistes de Quebecor agiraient de façon différente dans leur choix de
nouvelles à privilégier ou encore dans le genre de traitement qu’ils feraient
de ces nouvelles.
L’importance de discuter des politiques gouvernementales, lorsqu’elles
sont en voie d’élaboration, glisse du 6e au 10e rang. L’ÉJ/M le plus grand est
celui de Quebecor (0,45) alors qu’il devient négatif à Radio-Canada (-0,26)
et est très faible chez Gesca (0,03). À ce sujet, des différences significatives
existent quant à l’évaluation que les journalistes font de leurs médias respec-
tifs15, alors qu’il n’y en a pas sur l’importance que les journalistes des trois
conglomérats accordent personnellement à cette fonction. On peut donc
penser que les journalistes souhaitent semblablement aborder des enjeux
importants de politiques publiques, mais que tous ne sont pas appuyés par
leur entreprise pour le faire.

Graphique 49
Il est très important … de discuter des politiques gouvernementales
lorsqu’elles sont en voie d’élaboration

13. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.


14. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.
15. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.
162 Journalistes au pays de la convergence

Quant à l’importance d’influencer l’opinion publique, elle se hisse du


13e rang au 11e rang avec un score moyen de seulement 3,82 pour l’ensemble
des journalistes, comme le montre le graphique suivant.

Graphique 50
Il est très important … d’influencer l’opinion publique

On observe ici que, pour les journalistes de Quebecor, cela a beaucoup


moins d’importance que pour leur média avec un ÉJ/M de - 1,22, tandis qu’il
devient positif seulement dans la catégorie Autres (,09). L’importance per-
sonnelle que les journalistes des conglomérats médiatiques accordent à cette
fonction n’est pas différente de façon significative. Les différences deviennent
toutefois significatives quand on compare l’évaluation des journalistes de
Radio-Canada avec celles de leurs collègues de Gesca et de Quebecor, qui
estiment que cette fonction est nettement pus importante pour leurs médias
respectifs16.
Le graphique suivant, qui porte sur l’importance d’augmenter le tirage
ou les cotes d’écoute, révèle une fracture considérable quant au poids que
les journalistes accordent à cette fonction. Le score moyen pour les médias
est de 5,71, tandis qu’il est de seulement 3,78 pour les journalistes. Plus de
45,6 % des répondants ont choisi la valeur la plus élevée de 7 pour indiquer
l’importance de cette fonction pour leur média, mais seulement 6,3 % des

16. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.


4 • Le credo des journalistes québécois 163

journalistes se sont dits tout à fait d’accord à titre personnel. Cela a pour effet
de reléguer cette fonction au 12e rang de notre classement, alors qu’elle était au
11e rang en 1996. L’ÉM/J est plus prononcé pour les journalistes de Quebecor
(-2,41) que pour ceux de Gesca (-1,84) ou de Radio-Canada (-1,82). En ce qui
concerne aussi bien l’importance personnelle que l’importance médiatique
de cette fonction, les journalistes de 18 à 35 ans se distinguent de leurs aînés
de façon significative, en valorisant davantage l’importance d’augmenter
tirage et cotes d’écoute17.

Graphique 51
Il est très important … d’augmenter le tirage ou les cotes d’écoute

Comme on devait s’y attendre, le fait que Radio-Canada soit un média


public, dont le financement dépend peu des cotes d’écoute, influence de façon
significative les évaluations de ses journalistes18, en comparaison avec celles
de leurs homologues de Gesca et de Quebecor. Notons aussi que, sur le plan
personnel, la différence entre les journalistes de Quebecor et de Radio-Canada
n’est pas significative, alors qu’il y en a une entre ceux de la SRC et ceux de
Gesca19. Cela indique à nouveau que les aspirations des journalistes de Que-
becor ne sont pas aussi éloignées de celles de leurs collègues de la SRC qu’on
serait tenté de le croire.

17. ANOVA (sig. = < ,05).


18. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.
19. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.
164 Journalistes au pays de la convergence

L’importance de déterminer l’agenda politique (la mise à l’ordre du jour


de certaines questions sociales, politiques, économiques, etc.), se hisse du
14e rang, en 1996, au 13e rang en 2007. On constate que les journalistes sont
peu volontaires à ce sujet, car la moyenne collective est inférieure à 3,5 sur
une échelle de 7. Cette fonction est considérée comme plus importante pour
leur média que pour eux. Le principal écart est celui de Quebecor (- 0,85)
tandis qu’il n’y en a pas dans la catégorie Autres.

Graphique 52
Il est très important… de déterminer l’agenda politique

On observe des différences significatives entre l’importance plus élevée


que les 18-35 ans accordent à cette fonction20, comparativement à leurs aînés,
aussi bien personnellement qu’en regard de leur média. L’autre différence
significative concerne la faible importance que les journalistes de Radio-
Canada accordent à cette fonction21. Il se peut que cette différence s’explique
par la volonté des jeunes journalistes de produire des articles et reportages qui
ont de l’impact social, c’est-à-dire qui peuvent influencer l’opinion publique
et favoriser les tirages et les cotes d’écoute. Du reste, des corrélations positives
existent entre ces variables, indépendamment de l’âge des répondants. De
plus, l’importance de déterminer l’agenda politique est associée à d’autres
variables, telles l’importance, pour le média, de meubler les loisirs du public et

20. ANOVA (sig. = < ,05).


21. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.
4 • Le credo des journalistes québécois 165

de le divertir, l’importance de rester sceptique face aux gestes des personnages


publics ainsi que l’importance d’enquêter sur les activités des gouvernements
et des organisations publiques. On trouve donc ici un mélange de motivations
intéressées (cotes d’écoute) et de motivations nobles (enquêtes sur les activités
des gouvernements).
La dernière fonction concerne l’importance de meubler les loisirs du
public, de le divertir. Elle se trouve maintenant au 14e rang, alors qu’elle était
au 12e rang en 1996. Pour les journalistes, elle est la moins importante des
fonctions mesurées, mais on voit que ce n’est pas le cas pour leur média,
avec d’importants écarts, surtout à Radio-Canada (-1,76) et chez Quebecor
(-1,75). Une différence significative existe entre l’importance personnelle
que les journalistes de la SRC accordent à cette fonction, comparativement
au score moyen de ceux de Quebecor et de Gesca. En ce qui a trait à l’im-
portance qu’y accordent les médias, la différence existe entre Quebecor et
Radio-Canada22.

Graphique 53
Il est très important… de meubler les loisirs du public, de le divertir

22. ANOVA Post Hoc Test = sig. < ,05.


166 Journalistes au pays de la convergence

Indice moyen de l’écart journaliste/média


du credo journalistique
Le prochain tableau dresse le nouveau classement des six fonctions
journalistiques qui forment le credo du journalisme québécois, en compa-
raison avec le credo canadien de 1996. Il révèle aussi un indice moyen de
l’ÉJ/M, en ce qui regarde les fonctions du credo. Cet indice (IÉJ/M) est une
moyenne globale des écarts observés pour chaque fonction23. Pour chaque
groupe médiatique, l’IÉJ/M révèle un écart important entre l’importance
que les journalistes attachent personnellement aux fonctions du credo et
l’importance que lui accordent, selon eux, leurs médias respectifs.

Tableau 2
Écart journaliste/média du credo journalistique

Rang
Fonction journalistique ÉJ/M ÉJ/M ÉJ/M Niveaux
2006 ÉJ/M SRC
Quebecor Gesca Autres 6 et 7
(1996)
Rapporter fidèlement les
1
propos des personnalités
(1) 1,08 0,32 0,18 0,24 96,6 %
rencontrées
Analyser et d’interpréter 2
les enjeux difficiles (5) 1,46 0,74 0,25 1,06 80,5 %
Enquêter sur les activités
3
des gouvernements et des
(4) 0,64 0,66 0,35 0,82 71,7 %
organisations publiques
Rester sceptique face
4
aux gestes du monde
(9) 1,32 1,47 0,69 0,91 70,6 %
des affaires
Rester sceptique face aux
5
gestes des personnages
(8) 0,27 0,74 0,38 0,6 69,1 %
publics
Transmettre l’information 6
au public rapidement (2) - 0,49 - 0,1 - 0,67 - 0,03 63,9 %
ÉJ/M total du credo
- 4,28 3,83 1,18 3,6 -
(somme)
IÉJ/M du credo
- 0,713 0,638 0,196 0,600 -
(moyenne)

23. (EJ/M1 + EJ/M2 + … EJ/M6 = EJ/M total ÷ 6 = IÉJ/M du credo)


4 • Le credo des journalistes québécois 167

Encore une fois, les journalistes de Quebecor se démarquent avec un


indice d’écart de 0,713, c’est dire qu’ils valorisent beaucoup plus ces fonctions
journalistiques que ne le fait, selon eux, le média pour lequel ils travaillent.
Ils sont suivis de près par leurs collègues de Gesca et ceux de la catégorie
Autres. Les journalistes de Radio-Canada affichent pour leur part un écart
moyen ou faible qui permet de dire qu’ils vivent une relative sérénité sur le
plan professionnel, en ce qui regarde le credo du moins.
On constate que le portrait est nettement différent pour les journalistes
des médias privés qui ne s’alignent pas avec leurs médias respectifs quant
aux fonctions journalistiques qu’ils jugent les plus importantes. En ce qui
concerne le credo, le malaise professionnel est généralisé chez ces journalistes
du secteur privé, mais il demeure plus intense chez Quebecor.
On voit du reste que pour tous les groupes de journalistes, la fonction
qui consiste à transmettre l’information au public rapidement, bien que
très importante pour une grande majorité des individus, est jugée moins
importante par eux que pour leur média. C’est de peine et de misère qu’elle
parvient à se retrouver au sein du credo. Du reste, cette variable est liée de
façon moins importante avec les autres fonctions du credo (p. = .05) qui,
elles, sont fortement liées les unes avec les autres (p. = .01). Elles forment un
bouquet de fonctions journalistiques valorisées par les journalistes syndiqués
professionnels.
On peut tenter d’illustrer différemment l’ÉJ/M du credo journalistique
en l’associant à des notions de compatibilité et d’incompatibilité, ou encore à
des relations marquées par l’harmonie ou la détresse, en passant par les stades
de l’inconfort et du malaise. Le graphique suivant est une projection géomé-
trique de l’ÉJ/M qui nous montre une figure centrale et régulière, qui pourrait
refléter la compatibilité ou l’harmonie entre les aspirations des journalistes
d’une part, et ce qu’ils croient être les aspirations ou les comportements de
leurs médias, d’autre part. La figure géométrique de l’harmonie relie les valeurs
0 de tous les axes, indiquant qu’il n’y a pas d’écart entre les préférences des
journalistes et celles de leur média. Il s’agit, bien entendu, d’un idéal type qui
n’existe pas dans la réalité, mais permet d’apprécier la situation de chaque
conglomérat médiatique selon les réponses fournies par leurs journalistes.
Plus on s’éloigne de cette figure, plus on passe par des niveaux d’inconfort,
de malaise et de détresse dans les pires cas.
168 Journalistes au pays de la convergence

Ce graphique, qui se limite aux journalistes des trois conglomérats,


illustre encore une fois les ÉJ/M des six fonctions du credo journalistique
observées plus haut. La figure des journalistes de la SRC est la moins éloi-
gnée de l’harmonie, tandis que celle des journalistes de Quebecor en est la
plus éloignée, alors que nous retrouvons ceux de Gesca dans une position
intermédiaire.

Graphique 54
Comparaison géométrique des ÉJ/M des trois conglomérats médiatiques
Conclusion

Les journalistes des principaux médias d’information du Québec sont


aux prises avec les maux de la concentration de la propriété et de la conver-
gence des médias. Mais la situation n’est pas la même d’un conglomérat
médiatique à l’autre.
Sur de très nombreux sujets, les critiques et les taux d’insatisfaction des
journalistes de Quebecor sont plus importants que ce qui est observé dans les
autres conglomérats médiatiques que sont Gesca et la Société Radio-Canada.
Par exemple, les journalistes de Quebecor pensent majoritairement que les
opinions et les intérêts des propriétaires de leur média sont reflétés réguliè-
rement dans la couverture des nouvelles. C’est aussi au sein du conglomérat
médiatique Quebecor que les intérêts et les opinions des propriétaires ont le
plus d’impact sur ce que les journalistes écrivent ou révisent.
L’enquête révèle que les journalistes valorisent davantage que leur média
les fonctions journalistiques qui forment leur credo. Les écarts entre leur éva-
luation personnelle et celle accordée à leurs médias respectifs sont cependant
nettement plus importants chez Quebecor.
La recherche révèle et documente un important malaise professionnel
chez les journalistes de Quebecor, voire une détresse, alors qu’on pourrait
parler d’un certain inconfort chez leurs collègues de Gesca, et d’une relative
sérénité au sein des journalistes de Radio-Canada. De tous les journalistes
qui vivent la concentration et la convergence, ceux de Quebecor se montrent
les plus critiques à l’égard des menaces que ces transformations font peser
sur la liberté des journalistes.
Il n’en demeure pas moins que la très grande majorité des journalistes
s’inquiètent des impacts de la concentration de la propriété de la presse et de
la convergence des médias, sur des choses aussi essentielles que la qualité, la
diversité et l’intégrité de l’information. Ils rejettent massivement toute propo-
sition voulant que la concentration et la convergence des médias favorisent le
droit du public à une information de qualité. Avec un peu moins d’intensité,
170 Journalistes au pays de la convergence

ils rejettent l’affirmation voulant que l’appartenance à un groupe de presse


améliore la qualité de l’information. Ils sont intensément d’accord pour dire
que le sensationnalisme et l’information-spectacle menacent de plus en plus
le droit du public à une information de qualité, tout comme le mélange des
genres (information et opinion), même si le rejet est un peu moins fort.
Les journalistes s’opposent fortement à l’affirmation voulant que la
convergence des médias favorise la diversité des points de vue dans l’espace
public. Ils sont intensément d’accord pour affirmer que la concentration et
la convergence des médias servent surtout les intérêts des actionnaires et des
propriétaires des médias. Si la concurrence entre médias n’est pas une réelle
menace à une information de qualité, elle ne semble pas non plus la favoriser
de façon significative. Du reste, ils sont massivement d’avis que, ces dernières
années, la concurrence est devenue excessive.
Les journalistes des conglomérats privés (Quebecor et Gesca) sont d’avis
que les besoins en revenus publicitaires influencent le genre de nouvelles qu’ils
diffusent. Ils croient fermement que la pression économique, afin de satisfaire
les actionnaires des médias, menace le droit du public à une information de
qualité. Mais en même temps, ils ne croient pas, en général, que les relations
des propriétaires de médias avec des décideurs politiques influencent néga-
tivement la qualité de l’information.
La définition suggérée de l’autocensure fait consensus. Cette autocensure
est surtout encouragée par le sentiment de loyauté à l’entreprise. Elle existe de
façon plus ou moins importante selon les médias, mais les journalistes s’en-
tendent sur les risques que font peser à ce sujet la concentration et la conver-
gence des médias. Il existe un corset organisationnel qui menace d’étouffer
une saine autocritique publique de la part des journalistes. En même temps,
les journalistes constatent que l’importance accordée à l’autopromotion et à
la promotion des autres médias de leur conglomérat a augmenté ces derniè-
res années. Les journalistes de Quebecor sont les plus exposés à ce genre de
demande de couverture autopromotionnelle qui vise à satisfaire les intérêts
de l’entreprise privée. Cela leur serait arrivé souvent presque sept fois plus
fréquemment qu’à leurs collègues de Gesca ou de Radio-Canada.
Les journalistes affirment que la concentration de la propriété des médias
constitue une menace à la libre circulation des idées. Selon eux, les mena-
ces à la liberté de la presse sont liées au fonctionnement même des médias
d’information, et non à des sources externes tels les tribunaux. Il y a un fort
Conclusion 171

consensus pour que les gouvernements agissent et limitent la concentration


de la propriété des médias au Québec.
Notre recherche indique que les journalistes québécois ont des aspira-
tions professionnelles plus compatibles avec le service de l’intérêt public que
ce n’est le cas de leur média, et que cela est encore plus vrai chez Quebecor.
Pour le journaliste qui veut produire une l’information de qualité, diversifiée
et intègre, les obstacles sont plus importants au sein de l’empire Quebecor.
On peut penser que faire du journalisme de qualité y est plus méritoire que
chez Gesca et, surtout, Radio-Canada où les conditions sont plus faciles.
Sans les mettre pour autant à l’abri de toute critique justifiée, les journalistes
de Quebecor ne méritent pas pleinement la pluie de critiques qui les visent
trop souvent, et encore moins le mépris larvé que certaines élites se plaisent
à manifester.
Notre recherche rappelle de plus qu’il faut favoriser l’analyse systémique
des pratiques journalistiques, en les réinsérant dans un contexte plus vaste,
qui tient compte à la fois de la position des journalistes à l’intérieur de leur
entreprise de presse respective, et de la position de ces mêmes entreprises à
l’intérieur d’un système d’interactions complexes entre variables culturelles,
politiques, juridiques et économiques.
Cependant, il semble que le principal facteur en jeu soit le mode de
propriété et la forme de gestion d’une organisation de travail dont la mission
économique mine sérieusement la mission de service public. Dans les cas les
plus poussés de stratégie de promotion croisée, on peut même parler d’un
détournement de la mission journalistique, sinon de corruption de l’activité
journalistique.
Le scénario le plus à risque pour l’information réunit des conditions tels
le mode de propriété à capital ouvert aux actionnaires des marchés publics, la
propriété de médias écrits et électroniques et une stratégie de convergence de
ces médias traditionnels avec les médias numériques. C’est la situation vécue
par les journalistes du conglomérat Quebecor. Le scénario le moins risqué
est celui de médias publics, à l’abri des pressions des marchés et des pres-
sions politiques. Ces médias pourraient diversifier leur offre sur des supports
différents en ayant peu recours à des stratégies de convergence. La situation
vécue par les journalistes de Radio-Canada s’approche de ce modèle, mais
elle s’en distingue par l’obligation de générer des revenus de publicité pour
la télévision d’une part, et par un phénomène croissant de convergence qui
172 Journalistes au pays de la convergence

favorise l’autopromotion. À ce chapitre, on peut s’attendre à ce que l’opinion


des journalistes réagisse aux stratégies de convergence et de promotion croisée
que la SRC semble vouloir implanter de plus en plus.
Les résultats de la présente recherche rejoignent de nombreuses préoc-
cupations exprimées dans la littérature professionnelle et scientifique. Après
plusieurs décennies de concentration de la propriété et quelques années de
convergence, rares sont les études qui soutiennent que de tels phénomènes ont
amélioré la qualité et la diversité de l’information. Au contraire, les constats
vont de l’absence de changement à la dégradation. Il ne faut pas trop s’en
étonner du reste, car de telles transformations sont étroitement associées à un
autre phénomène, la commercialisation de l’information qui est elle-même
une réponse aux attentes de profits des actionnaires.
Au Québec, l’état critique de la situation, telle qu’elle est révélée par les
journalistes de notre échantillon, est en grande partie attribuable à la com-
plaisance des gouvernements qui se sont succédé depuis les années 1980. À
plusieurs reprises, ils ont eu l’occasion d’intervenir afin de limiter aussi bien
la concentration que la convergence, mais ils ont préféré faire confiance à
l’éthique du capitalisme que privilégient les propriétaires de médias, qui sont
parfois leurs bailleurs de fonds. L’éthique capitaliste est souvent incompatible
avec les principes de liberté de pensée et d’expression qui animent l’éthique
de la discussion en démocratie. C’est que la discussion rationnelle, ouverte
sur la diversité et la participation du plus grand nombre, risque de nuire à la
bonne marche des affaires. Cela a de quoi contrarier les propriétaires et leurs
représentants. Mais peut-être les dirigeants de conglomérats, tout comme
les élus, tirent-ils profit d’avoir affaire à des citoyens qui préfèrent se divertir
plutôt que de s’informer sérieusement.
L’enjeu lié à la concentration et à la convergence des médias ne se limite
pas à la question de la qualité, de la diversité et de l’intégrité de l’information
en système démocratique. Il ouvre aussi la discussion sur l’importance de
mécanismes de régulation tel le Conseil de la radiodiffusion et des télécom-
munications du Canada (CRTC), qui est incapable de résister aux pressions
directes et indirectes des propriétaires et dirigeants des conglomérats média-
tiques. On en est arrivé à un système d’attribution de licences d’exploitation
des ondes publiques, qui permet aux entreprises de privatiser ces mêmes
ondes afin de servir avant tout leurs intérêts économiques. Les conditions
d’obtention des licences peuvent être détournées sans risque. Et dans le cas
Conclusion 173

exceptionnel où le CRTC refuse de renouveler une licence, il est incapable


d’empêcher l’ex-détenteur de vendre à un autre diffuseur ce qui ne lui appar-
tient pourtant plus, comme on l’a vu en 2007 avec le cas de CHOI FM, dans
la région de Québec.
De plus, en janvier 2008, le CRTC a accordé aux radiodiffuseurs le pou-
voir d’autoréguler leurs stratégies de convergence, en confiant cette mission
au Conseil canadien des normes de la radiodiffusion (CCNR). Ce conseil
est financé par l’Association canadienne des radiodiffuseurs, qui regroupe
la très grande majorité des stations de radio et de télévision du Canada. Si le
CCNR semble avoir un bilan intéressant eu égard à l’autorégulation basée sur
la déontologie journalistique, on peut douter qu’il soit en mesure d’imposer
des contraintes et des décisions qui pourraient coûter cher à ses membres et
bailleurs de fonds. Il y a toute une différence entre le fait de faire connaître une
sanction morale visant un animateur radiophonique, et le pouvoir d’interdire
des pratiques liées à des stratégies de convergence entre médias.
Bon nombre d’études s’opposent aux prétentions des propriétaires de
médias qui affirment que leurs stratégies de concentration et de convergence
ne menacent nullement l’information journalistique. Le public ne les croit pas,
et les journalistes professionnels les réfutent. Il n’y a que les gouvernements
et les organismes réglementaires qui souscrivent à cette rhétorique. Faut-il
se résigner à croire que le pouvoir économique et politique des propriétaires
des médias a déjà eu raison de ceux et celles qui prétendent servir l’intérêt
général ? Comme cela s’est vu de tout temps dans l’histoire politique, il est
tentant pour les détenteurs du pouvoir médiatique de s’en servir afin de
faire pression sur les élus, dans le cadre de leurs tractations avec l’État et ses
représentants. Pouvoir médiatique et pouvoir politique étant liés, il importe
que la transparence soit un critère essentiel à respecter. Pour atteindre cette
transparence, il faudrait notamment obliger les dirigeants des médias à rendre
compte de tout démarchage impliquant l’État, ses organismes, ses adminis-
trateurs et ses élus.
Peut-on envisager l’hypothèse que les entreprises de presse aient décidé
de laisser tomber leur mission démocratique, afin d’exploiter commercia-
lement une liberté de presse qui leur avait pourtant été accordée dans le
but d’éclairer les citoyens qui veulent se gouverner le plus efficacement qui
soit ? Si ce sentiment se répand au sein de la population, les temps s’annon-
cent difficiles pour les médias et les journalistes qui vont subir une perte de
174 Journalistes au pays de la convergence

légitimité sociale majeure. Ce qui risque de limiter leurs libertés aussi bien
que leur pertinence sociale comme acteurs de la démocratie.
La concentration et la convergence ne sont pas nécessairement et auto-
matiquement des menaces. Il est possible de les contenir, et même d’en tirer
profit. Il est possible pour les entreprises de presse d’instaurer ou de raffermir
un climat professionnel qui valorise la mission démocratique du journalisme.
Il faut en premier lieu accepter de limiter les appétits des actionnaires qui
ont droit à des profits justes, mais non excessifs. Peut-être faut-il penser à
privilégier des modes de propriété à capital fermé, ce que les gouvernements
pourraient faire à l’aide de mesures économiques. Ce ne sont pas les pistes de
solutions qui manquent, c’est la volonté de les explorer, de stimuler le débat
social et d’implanter celles qui semblent les plus adéquates.
Mais l’action ne saurait se limiter à des recettes économiques. Il faut
également miser sur une éthique du travail bien fait, laquelle repose sur une
éthique professionnelle qui reconnaît le droit du public à une information
de qualité. Il faut favoriser la réflexion éthique plutôt que le réflexe journa-
listique.
De même, on doit assurer que les journalistes soient des professionnels
dotés d’autonomies, embauchés par des entreprises afin de servir l’intérêt
public. On ne peut se contenter d’un statut d’employé aveuglément loyal,
soumis aux injonctions parfois capricieuses d’une hiérarchie. L’enquête révèle
la difficulté pour les journalistes d’exercer l’autocritique, au nom d’une loyauté
à l’entreprise qui se substitue à la loyauté qu’ils devraient avoir pour le droit
du public à l’information.
En somme, il est très difficile, et surtout très risqué pour les journalistes,
de se livrer à un travail de métajournalisme, comme nous le qualifions déjà
en 19951. Le métajournalisme consiste à couvrir les médias au même titre
que les autres institutions de la société, afin de permettre au public de mieux
comprendre leur fonctionnement et de se faire une idée juste de leur utilité,
aussi bien que de leur nuisance sociale. Rappelons que le journalisme, comme
fonction sociale et démocratique, n’appartient ni aux médias, ni aux journa-
listes. Ils en sont les fiduciaires dont la tâche est d’en préserver la légitimité
sociale, l’intégrité morale et la crédibilité professionnelle.

1. Marc-François BERNIER(1995), Les Planqués : le journalisme victime des journalistes,


Montréal, VLB Éditeur.
Conclusion 175

Au chapitre de l’imputabilité toujours, il y a lieu de forcer les entreprises


à assumer leurs responsabilités, notamment par la création de postes d’om-
budsman malgré les limites et les imperfections inhérentes à cette fonction2.
Le mandat des ombudsmen pourrait s’inspirer de celui de la Société Radio-
Canada ou de ceux des membres de l’Organization of News Ombudsmen.
Il pourrait y avoir un ombudsman pour le réseau TVA, un pour chaque
quotidien de Quebecor, un autre pour La Presse, un pour Le Soleil, un autre
pour les quotidiens régionaux, un pour les hebdomadaires de chaque groupe
de presse, etc. Chaque ombudsman aurait au moins le mandat de recevoir les
plaintes du public, d’enquêter à leur sujet et de rendre une décision, laquelle
serait diffusée ou publiée. Le contrat de travail de l’ombudsman durerait de
5 à 7 ans et ne serait pas renouvelable. Il reviendrait aussi à l’ombudsman de
dresser un bilan déontologique annuel qui ferait l’objet d’une publication ou
diffusion, tout comme il pourrait représenter les médias dans divers forums, et
aider le public à mieux comprendre le fonctionnement des salles de presse.
Quant au tribunal d’honneur qu’est le Conseil de presse du Québec,
il pourrait prendre en charge les plaintes de ceux qui ne sont pas satisfaits
des décisions rendues par les ombudsmen, ainsi que les plaintes concernant
les entreprises de presse dont la taille ne permet pas d’implanter leur propre
mécanisme d’imputabilité.
Par ailleurs, s’il est souhaitable que tous les contenus journalistiques
soient diffusés sur le plus grand nombre possible de supports (papier, ondes,
électronique, etc.), il faut privilégier des contenus eux-mêmes diversifiés à
leur source, lors de la collecte sur le terrain notamment, plutôt que de favo-
riser la diffusion de contenus homogènes. Cela limite la mise en commun
de salles de presse.
Après plus de 50 ans d’échec, il faut reconnaître les limites de l’autorégu-
lation journalistique eu égard à l’autodiscipline. L’incapacité des journalistes
à s’autodiscipliner s’explique notamment par le fait que nous sommes en
présence d’acteurs prétendant à l’autonomie professionnelle, alors que leur
statut d’employés les soumet aux injonctions patronales. Cela limite radi-
calement leur autonomie. De plus, ils oeuvrent dans un contexte médiati-
que hyperconcurrentiel qui tend à marginaliser la notion de service public

2. Marc-François BERNIER(2005), L’Ombudsman de Radio-Canada Protecteur du public


ou des journalistes ?, Sante-Foy, Presses de l’Université Laval.
176 Journalistes au pays de la convergence

pour y substituer des valeurs commerciales fortes, comme le confirme notre


enquête.
Différentes options s’offrent alors. Il est possible de continuer à feindre
que l’autorégulation des médias ne passe que par l’autodiscipline afin d’en
écarter tout tiers intervenant. C’est l’option du statu quo que certains peuvent
même juger conservatrice et réactionnaire dans le nouveau contexte médiati-
que, puisque cela revient à renoncer à protéger les citoyens contre des entre-
prises commerciales puissantes qui s’éloignent de leurs obligations sociales et
démocratiques, mais prétendent servir l’intérêt public pour se protéger. Il est
aussi possible de demander l’intervention directe de l’État et de ses institutions
afin qu’ils participent aux règles déontologiques du journalisme, voire les
décrètent et en assurent le respect par l’intermédiaire de tribunaux profes-
sionnels ou administratifs, ou même civils. Cette option d’hétérorégulation
est cependant en rupture avec la tradition nord-américaine qui reconnaît la
liberté de la presse et s’oppose à toute intervention gouvernementale, même
si elle existe en matière de radiodiffusion, puisque les lois et les règlements
s’intéressent aux contenus diffusés par les médias électroniques.
Entre ces deux extrêmes, on peut imaginer une variété de solutions
hybrides et novatrices, cherchant à tirer profit des avantages indéniables de
l’autorégulation normative, d’une part, et de l’hétérorégulation disciplinaire
et coercitive d’autre part. Les modèles de corégulation sont de ce nombre.
Ils méritent un examen attentif, d’autant plus que cette façon de procéder
est favorisée dans de nombreux pays en matière de contenus médiatiques.
Il y a lieu de noter que plusieurs cas de corégulation des médias en Europe
concernent la publicité ou encore la protection des mineurs en matière de
radiodiffusion et d’Internet, mais rares sont ceux qui impliquent les pratiques
journalistiques3. La corégulation y est souvent envisagée comme un proces-
sus de désengagement partiel de l’État en faveur de groupes ou d’institutions
privées qui possèdent des connaissances pratiques et l’expertise nécessaire
pour assurer la régulation de leurs secteurs4.

3. Il y a lieu de préciser que, pour certains, le journalisme figure aux côtés de la publicité et de
la protection des mineurs comme « places fortes de la corégulation et de l’autorégulation »
(Observatoire européen de l’audiovisuel 2005, 1).
4. OFCOM (2004), Promoting effective self-regulation : Criteria for transferring functions
to co-regulatory bodies, Ofcom, London.
Conclusion 177

Ce n’est pas la même situation qui se présente au Québec où se déve-


loppe un modèle de corégulation par lequel les tribunaux civils prennent
progressivement le relais des organisations professionnelles et des entreprises
de presse en matière de respect des principes éthiques et des règles déontolo-
giques reconnues. Cela est surtout vrai dans les cas de diffamation qui posent
la question de la faute professionnelle, laquelle est évaluée en rapport avec la
transgression des normes journalistiques reconnues. Ces normes, élaborées
et acceptées par les journalistes, sont énoncées dans les divers textes déon-
tologiques mis de l’avant par la Fédération professionnelle des journalistes
du Québec, le Conseil de presse du Québec et divers médias, dont la Société
Radio-Canada.
Pour contrer les effets néfastes de la concentration et de la convergence
des médias sur la qualité, la diversité et l’intégrité de l’information, on peut
envisager des modèles de corégulation qui misent à la fois sur la pertinence
de normes journalistiques légitimes et reconnus d’une part, et sur la capacité
de mécanismes d’imputabilité crédibles et indépendants pour en assurer le
respect d’autre part. Il semble maintenant plus évident que jamais que les
journalistes n’ont pas le pouvoir d’imposer, seuls, leurs normes professionnel-
les à des entreprises de presse qui s’éloignent de plus en plus de leur fonction
démocratique.
Toutes ces pistes de solution seront vaines, cependant, si les citoyens
préfèrent le confort et les illusions d’une société du divertissement plutôt
que le combat pour la préservation de leurs droits et libertés. S’ils préfèrent
s’en remettre aveuglément à ceux qui les gouvernent et les dirigent plutôt que
d’assumer eux-mêmes leur destin. S’ils préfèrent l’indifférence confortable
plutôt que les défis exigeants de la lucidité et de l’action.
Pour espérer améliorer le bilan démocratique des médias, et pour
appuyer les journalistes soucieux de leur mission sociale, il est peut-être temps
de s’atteler à une critique des publics que tous prétendent servir.
Page laissée blanche intentionnellement
Annexe
180 Journalistes au pays de la convergence
Annexe 181
182 Journalistes au pays de la convergence
Annexe 183
184 Journalistes au pays de la convergence
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194 Journalistes au pays de la convergence

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Bibliographie 195

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