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ALÈTHURGIE OCULAIRE ET LITTÉRATURE DE TÉMOIGNAGE DE

SOPHOCLE À SOLJENITSYNE

Daniele Lorenzini

De Boeck Supérieur | « Revue internationale de philosophie »

2020/2 n° 292 | pages 17 à 28


ISSN 0048-8143
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ISBN 9782807393509
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Alèthurgie oculaire et littérature de témoignage
de Sophocle à Soljenitsyne

Daniele Lorenzini

Sans doute il me trouble, me trouble étrangement, le sage devin. Je ne


puis le croire ni le démentir. Que dire ? Je ne sais. Je flotte au vent de
mes craintes et ne vois plus rien ni devant ni derrière moi. […] Ni dans
le passé ni dans le présent, je ne trouve la moindre preuve qui me force
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à partir en guerre contre le renom bien assis d’Œdipe, et à m’instituer
[…] le vengeur de tel ou tel meurtre incertain. Mais si Zeus et si Apollon
sont sans doute clairvoyants et s’ils sont bien instruits du destin des
mortels, parmi les hommes en revanche, un devin possède-t-il, lui, des
dons supérieurs aux miens ? Rien ne l’atteste vraiment. Oui, un savoir
humain peut toujours en dépasser d’autres, mais, tant que je n’aurai pas
vu se vérifier les dires de ses accusateurs, je me refuse à les admettre1.

C’est le chœur – le khoros – qui parle, dans l’Œdipe Roi de Sophocle. Tirésias
vient de partir, après avoir révélé à Œdipe que le criminel qu’il cherche pour
chasser la souillure de Thèbes, c’est bien lui, Œdipe. C’est lui l’assassin de
Laïos. Mais Œdipe n’y croit pas, il ne croit pas aux paroles de Tirésias ; Jocaste
non plus, d’ailleurs, ni le chœur, comme on vient de le lire. Le dire-vrai du
devin – ce que Foucault appelle l’« alèthurgie oraculaire »2 – n’est pas suffisant.
Cependant, la vérité a bien été dite : Apollon avait assuré à Créon que pour
purifier Thèbes de la peste il fallait tuer ou exiler le meurtrier de Laïos, mais il
n’avait pas révélé son nom ; Tirésias, le prophète, celui dont la parole se situe
au plus près de celle de l’oracle de Delphes, vient de dire à Œdipe que l’assassin
de Laïos, c’est bien lui, Œdipe. Rien ne manque, donc, tout est dit, et pourtant ce
n’est pas suffisant. Qu’est-ce qui manque ? Des preuves (basanos), des preuves
tangibles, ou mieux des preuves visibles : « tant que je n’aurai pas vu se vérifier
les dires de ses accusateurs, je me refuse à les admettre », dit le chœur. Ces
preuves seront apportées dans la suite de la pièce, d’une part, et malgré eux,
par Jocaste et Œdipe, et, de l’autre, par un messager de Corinthe et un serviteur

1. Sophocle, Œdipe Roi, v. 483-506, trad. P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 39.
2. M. Foucault, Du gouvernement des vivants. Cours au Collège de France, 1979-1980,
éd. M. Senellart, Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 2012, p. 40.
18 Daniele Lorenzini

thébain. Ce qui est capital, en effet, c’est d’avoir vu ce qui s’est passé, d’avoir
été soi-même, en première personne, spectateur des événements – bref d’en
avoir été le témoin. C’est le témoin oculaire le seul qui peut dire la vérité, ou
mieux le seul qui peut dire cette vérité qui sera enfin crue et qui n’aura besoin
d’aucune preuve ultérieure, car elle constitue à elle seule sa propre preuve.
D’une part, Œdipe, de juge et inquisiteur se transforme en témoin lorsque
Jocaste, pour le rassurer et pour démentir les affirmations de Tirésias, lui dit
que, selon « la rumeur publique », Laïos a été abattu par des brigands au croi-
sement de deux chemins ; et qu’il ne faut donc tenir en aucun compte les voix
prophétiques, puisqu’Apollon avait jadis annoncé à Laïos qu’il devait périr
sous le bras de son fils, mais que Laïos avait fait tuer cet enfant peu après qu’il
était né3. Voilà alors qu’Œdipe, en demandant plus de détails à Jocaste (en quel
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pays se trouve l’endroit où Laïos a été tué, quand cela s’est passé, quel âge
avait Laïos et quelle était son allure, combien de gardes l’accompagnaient),
peut ajuster à ces détails ses propres souvenirs de ce qu’il a vu et fait lui-même4.
Œdipe, témoin oculaire de son propre crime.
D’autre part, cependant, pour être absolument certain que c’était bien Laïos
qu’il avait tué, Œdipe a besoin d’un autre témoin oculaire : un serviteur, le seul
survivant parmi ceux qui accompagnaient Laïos, le seul pouvant donc apporter
la preuve définitive de ce qui s’était réellement passé. Œdipe demande à Jocaste
de le faire revenir au plus vite des champs, et c’est à ce moment-là que quelque
chose de très intéressant se passe dans la pièce. Œdipe raconte son histoire et
avoue son inquiétude, mais le chœur lui conseille de conserver bon espoir « tant
[qu’il n’a] pas entendu le témoin »5 ; en effet, si le vieux serviteur confirme sa
propre version des faits, à savoir que c’étaient plusieurs brigands qui avaient
tué Laïos, voici qu’Œdipe sera hors de cause, car il était tout seul lorsqu’il avait
tué cet homme et ses gardes au croisement de deux chemins.
Œdipe : C’étaient des brigands, disais-tu [Jocaste], qui avaient, selon
lui [le serviteur], tué Laïos. Qu’il répète donc ce pluriel, et ce n’est plus
moi l’assassin : un homme seul ne fait pas une foule. Au contraire, s’il
parle d’un homme, d’un voyageur isolé, voilà le crime qui retombe
clairement sur mes épaules.
Jocaste : Mais non, c’est cela, sache-le, c’est cela qu’il a proclamé ;
il n’a plus le moyen de le démentir : c’est la ville entière, ce n’est pas

3. Sophocle, Œdipe Roi, v. 707-725, op. cit., p. 55, 57.


4. Ibid., v. 726-753, p. 57, 59.
5. Ibid., v. 834-835, p. 63.
Alèthurgie oculaire et littérature de témoignage 19

moi seule qui l’ai entendu. Et, en tout cas, même si d’aventure il déviait
de son ancien propos, il ne prouverait pas pour cela, seigneur, que son
récit du meurtre est cette fois le vrai, puisque aussi bien Laïos devait,
d’après Apollon, périr sous le bras de mon fils, et qu’en fait ce n’est pas
ce malheureux fils qui a pu lui donner la mort, attendu qu’il est mort
lui-même le premier. De sorte que désormais, en matière de prophéties,
je ne tiendrai pas plus de compte de ceci que de cela6.

Une chose très intéressante se passe ici : le problème se déplace. Le témoignage


du serviteur à propos de la mort de Laïos, même s’il affirmait que l’assassin
était en réalité un voyageur isolé, ne serait en tout cas pas suffisant. Pourquoi ?
Parce qu’il avait déjà témoigné, il avait déjà dit, devant la ville entière, que
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c’étaient plusieurs brigands qui avaient tué Laïos – comment pourrait-on croire,
donc, quelqu’un qui, étant le seul témoin vivant de ce qui s’est passé, se dément
et raconte deux versions différentes de la même histoire ? Ce moment de la
tragédie est crucial : le problème qui est posé est clairement celui de la fiabilité
du témoin. On ne peut pas croire un témoin qui se contredit. Ce qui plus est, le
dire-vrai divin, l’alèthurgie oraculaire qui avait été écartée auparavant, revient.
Elle est refusée encore une fois, mais si auparavant le chœur avait dit : « Je ne
croirai pas à Tirésias (au dire-vrai divin) tant que je n’aurai pas des preuves
tangibles que ce qu’il affirme est vrai », maintenant Jocaste dit : « Je ne croirai
pas au témoin oculaire s’il change sa version des faits et affirme que le meur-
trier de Laïos était un voyageur isolé, tout comme je ne crois plus au prophéties
(au dire-vrai divin), car d’après Apollon Laïos devait périr sous le bras de son
(et de mon) fils, et que ce n’est pas comme ça que les choses se sont passées,
car celui-ci est mort lui-même le premier ». Et Œdipe lui donne raison. On est
donc apparemment coincé. Le dire-vrai divin a besoin du témoignage oculaire
humain pour être cru, mais le témoignage oculaire humain ne peut être cru si le
dieu à son tour n’a pas dit la vérité. Comment sortir de cette boucle ? Comment
trouver un témoignage, une alèthurgie fiable ?
La réponse qu’apporte l’Œdipe Roi de Sophocle consiste à déplacer le
problème. Désormais, le problème ne sera plus (ou en tout cas pas principa-
lement) celui du meurtre de Laïos, mais celui des origines d’Œdipe. Ainsi, le
messager de Corinthe fait son entrée sur la scène et apprend à Œdipe que Polybe
est mort et qu’il n’était pas son père : Œdipe est un enfant trouvé, que l’on avait
confié précisément à ce vieux messager à l’époque où il était berger dans le

6. Ibid., v. 848-858, p. 65.


20 Daniele Lorenzini

Cithéron7. Et il se trouve que celui qui lui avait confié Œdipe, c’était ce même
serviteur qui avait été témoin de l’assassinat de Laïos. C’est bien lui, donc,
le témoin oculaire qui doit apporter par son dire-vrai la preuve décisive pour
qu’Œdipe croie enfin à la vérité qu’Apollon et Tirésias lui avaient déjà révélée
au début de la pièce, et que Jocaste elle-même venait tout juste d’apercevoir.
Elle rentre alors dans le palais et, en proie au désespoir, elle se pend – mais
Œdipe, lui, doit encore procéder à la dernière partie de son enquête : il interroge
et oblige le serviteur, le témoin ultime de son destin, à parler. Or, conformément
à ce que nous venons de montrer, Œdipe ne l’interroge pas sur les circonstances
de l’assassinat de Laïos, car son témoignage à ce sujet ne pourrait pas être
considéré comme résolutif. Œdipe l’interroge exclusivement sur ses propres
origines, et il établit ainsi la vérité : Œdipe est le fils de Laïos et de Jocaste,
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confié par cette dernière à ce serviteur qui devait le tuer, mais qui pour pitié
l’a remis au berger corinthien. Et Œdipe de crier : « Hélas ! hélas ! ainsi tout à
la fin serait vrai ! Ah ! lumière du jour, que je te voie ici pour la dernière fois,
puisqu’aujourd’hui je me révèle le fils de qui je ne devais pas naître, l’époux
de qui je ne devais pas l’être, le meurtrier de qui je ne devais pas tuer ! »8 Rien
n’a été dit, en réalité, sur l’assassinat de Laïos : les deux témoins oculaires,
le messager de Corinthe et le serviteur de Thèbes, se contentent de donner un
fondement à l’alèthurgie oraculaire du dieu et du devin par leurs dire-vrais qui
se complètent mais qui ne jettent de la lumière que sur les origines d’Œdipe.
La question à propos du ou des meurtriers de Laïos – est-ce un voyageur isolé
ou plusieurs brigands qui l’ont tué ? – n’est même pas posée. Pourtant, cela est
suffisant, car l’alèthurgie oraculaire peut à nouveau être crue et que c’est elle
qui accomplit le reste du travail.
L’alèthurgie oculaire humaine – ce que Foucault appelle « alèthurgie judi-
ciaire »9 –, en ce qui concerne les circonstances de la mort de Laïos, a trouvé
ses limites dans le problème de la fiabilité du témoin. Cependant, en permet-
tant de révéler la vérité à propos des origines d’Œdipe, elle rétablit du même
coup les droits de l’alèthurgie oraculaire, qui devient (pour la première fois
dans la pièce) digne de foi et qui permet donc de sortir de l’impasse évoquée
précédemment. Si Œdipe est le fils de Laïos, alors c’est lui qui l’a tué, peu
importe ce qu’affirme le vieux serviteur. Il a fallu donc, bien sûr, passer par
une alèthurgie oculaire humaine, mais celle-ci ne joue pas le même rôle de

7. Ibid., v. 1016-1044, p. 77, 79.


8. Ibid., v. 1182-1185, p. 91.
9. M. Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 39, 48.
Alèthurgie oculaire et littérature de témoignage 21

l’alèthurgie oraculaire du dieu ou du devin : elle ne peut pas la remplacer, elle


sert plutôt à la rétablir dans ses droits.
Deux mille ans plus tard, dans un monde où l’alèthurgie oraculaire ne peut plus
jouer aucun rôle et où la preuve oculaire (le « matter of fact » baconien) jouit en
revanche d’un privilège épistémologique sans précédent, Shakespeare met en
scène avec ironie une autre « tragédie judiciaire » dont l’issue tragique est liée à
la foi aveugle d’Othello dans une preuve oculaire – le fameux mouchoir –, une
foi qui, pourtant, au lieu de l’amener à la découverte de la vérité, le conduit à
commettre une retentissante erreur de jugement. En effet, si Othello, après avoir
vu, décide de croire10, ce n’est pas parce qu’il a vu quelque chose (le mouchoir)
qui serait une preuve objective et irréfutable de l’infidélité de Desdémone, mais
parce que, en un sens, il croyait à cette infidélité avant même de voir. Comme
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l’observe Sara Miglietti, se proposant de « voir pour croire », Othello, dans
la pièce de Shakespeare, montre donc d’ignorer que nos yeux ne sont jamais
complètement vierges, mais que d’une certaine façon on ne voit toujours que
dans la mesure où l’on croit déjà11.
Cette analyse de l’Œdipe Roi nous mène directement à poser le problème
du statut du témoin oculaire et de sa prise de parole – une parole qui prend la
forme d’un « dire-vrai ». Non pas, certes, parce que le témoin dirait toujours
« le Vrai » ; au contraire, le témoin – comme tout le monde – peut parfaitement
se tromper et dire le faux. Pourtant, l’acte de langage qu’il accomplit a cela
de caractéristique qu’il serait un acte raté, qu’il échouerait, qu’il ne serait pas
compréhensible ou qu’il ne serait même pas un témoignage, s’il ne prenait
pas la forme d’un dire-vrai où le locuteur s’engage en première personne à
être sincère et donne ainsi à ses interlocuteurs ou auditeurs des raisons de le
croire. Dans The Exchange of Words12, Richard Moran soutient que la question
qu’il convient de poser à propos de l’acte de langage du témoignage n’est pas
celle de sa valeur de vérité, ni celle de la communication pure et simple, par le

10. « Avant de douter, je veux voir. Après le doute, la preuve ! » (W. Shakespeare, Othello, v. 194,
trad. F.-V. Hugo, Y. Florenne et É. Duret, Paris, Le Livre de Poche, 1972, p. 217). Il s’agit de
la « preuve oculaire » qu’Othello demande à Iago d’apporter au soutien de ses insinuations sur
la supposée infidélité de Desdémone. Pour des analyses très riches à propos de la notion de
preuve oculaire telle qu’elle est présentée dans la pièce de Shakespeare, aussi bien que de ses
difficultés et de ses apories, voir M.S. Adams, « “Ocular Proof” in Othello and Its Source »,
Proceedings of the Modern Language Association, vol. 79, n° 3, 1964, p. 234-241 ; S. Cavell,
« Epistemology and Tragedy. A Reading of Othello », Daedalus, vol. 108, n° 3, 1979, p. 27-43 ;
S. Miglietti, « “Tesmoings oculaires”. Storia e autopsia nella Francia del secondo Cinquecento »,
Rinascimento, vol. 50, 2010, p. 1-40.
11. S. Miglietti, « “Tesmoings oculaires” », art. cit., p. 4.
12. R. Moran, The Exchange of Words. Speech, Testimony and Intersubjectivity, Oxford, Oxford
University Press, 2018.
22 Daniele Lorenzini

locuteur, de ses propres pensées ou croyances. La question cruciale est plutôt


celle de l’engagement du locuteur, le fait qu’il prenne en première personne la
responsabilité de ce qu’il affirme : le témoignage est un acte intentionnel d’une
personne qui s’adresse à une autre et qui s’engage à lui donner des raisons de
croire ce qu’elle dit. C’est pourquoi l’acte de témoigner va bien au-delà de la
simple transmission d’une information, d’une connaissance, d’un contenu de
vérité. Cet acte nous incite, au contraire, à poser un double problème.
D’une part, le problème du lien éthique entre le locuteur et ce qu’il dit, car
dans un témoignage le locuteur dit « je », « moi » : c’est moi qui a fait ça, c’est
moi qui a vu ça, etc. Cela est très clair, par exemple, dans l’interrogatoire auquel
Œdipe soumet le messager corinthien et le serviteur thébain : « C’est moi qui
t’ai trouvé dans un val du Cithéron », dit le premier, « c’est moi qui ai délié
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tes deux pieds transpercés », « c’est à moi qu’un autre berger t’a remis », et le
second dit : « C’est moi qui lui ai remis [l’enfant] », « c’est à moi que Jocaste
l’avait remis », « c’est moi qui ai refusé de le tuer parce que j’avais pitié de
lui », etc. Donc, premier problème, celui du lien, non seulement grammatical,
mais éthique entre le locuteur et son discours, ou mieux, de l’engagement en
première personne du locuteur dans le discours qu’il tient.
D’autre part, le problème du lien, social cette fois, entre le locuteur et ses
interlocuteurs ou auditeurs : le témoignage est en effet un acte de langage
qui implique nécessairement une structure d’adresse – c’est un « acte social
de l’esprit », pour reprendre une expression de Thomas Reid13. En d’autres
termes, dans un témoignage, le locuteur s’engage à être celui qui prononce le
discours, car ce discours ne pourrait être prononcé par personne d’autre que
lui ; il s’engage donc à être la seule personne qui peut le prononcer – ou en
tout cas le prononcer de cette manière spécifique – en face de quelqu’un à qui
ce discours est structurellement adressé.
Au début des années 1980, Foucault a retracé les grandes étapes de l’histoire
du dire-vrai du témoin, du dire-vrai à la première personne (comme il l’appelle),
en commençant par une analyse du « régime de vérité » centré sur l’aveu tel
qu’il se développe au sein du christianisme à partir des IVe et Ve siècles14. Cette
histoire se conclut avec l’analyse de la psychiatrisation de l’individu criminel
aux XIXe et XXe siècles – tournant historique crucial, d’après Foucault, car il

13. T. Reid, Essays on the Active Powers of Man, éd. K. Haakonssen et J.A. Harris, Edinburgh,
Edinburgh University Press, 2010, p. 330.
14. Voir notamment M. Foucault, Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice. Cours de
Louvain, 1981, éd. F. Brion et B.E. Harcourt, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de
Louvain, 2012.
Alèthurgie oculaire et littérature de témoignage 23

préside à l’émergence de la notion d’individu dangereux. Désormais, dans la


pratique judiciaire, on n’a plus besoin que l’individu avoue l’acte criminel qu’il
a commis ; on sollicite plutôt, de sa part, un dire-vrai à propos de lui-même,
à propos de son être, de sa « subjectivité criminelle ». Cela s’accompagne,
dans les sociétés contemporaines, d’une progressive perte d’importance du
témoignage au sein des pratiques judiciaires : les dispositifs de surveillance, de
contrôle et de « biosécurité » rendent en effet superflus non seulement l’aveu
du coupable à propos de son acte criminel, mais aussi le dire-vrai du témoin
oculaire – car celui-ci est toujours un être humain, il peut toujours se tromper, il
peut ne pas se souvenir correctement de ce qui s’est passé, tandis que les outils
techniques dont l’on dispose aujourd’hui (caméras de surveillance, empreintes,
ADN, traces numériques, etc.) permettent d’identifier le coupable sans risque
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de se tromper : les données biométriques « ne mentent pas ». Voilà donc que la
sécurité n’est plus symbolisée par l’emprisonnement, mais par la traçabilité15.
Cette histoire du dire-vrai du témoin est pourtant incomplète, car le témoi-
gnage en tant qu’acte de langage, en tant que pratique à la fois éthique et
sociale, ne peut pas être réduit à la seule alèthurgie judiciaire. Une exploration
du sens que prend le dire-vrai du témoin au sein de la « littérature de témoi-
gnage » s’avère donc cruciale pour étendre et en un sens compléter les analyses
foucaldiennes.
Comment faut-il caractériser l’acte, tout à fait spécifique, d’écrire un ouvrage
pour témoigner d’une expérience vécue en première personne ? Bien entendu,
le domaine de la littérature de témoignage est non seulement très vaste, mais
aussi très hétérogène : ainsi, les ouvrages de Jan Karski Mon témoignage devant
le monde16, de Primo Levi Si c’est un homme17 ou d’Imre Kertész Être sans
destin18, écrits à la première personne dans la forme d’un récit de soi, sont très
différents du témoignage de Rigoberta Menchú recueilli et reconstitué par
Elisabeth Burgos à partir d’une série de conversations enregistrées19, et celui-ci
est à son tour profondément différent, par exemple, du roman d’Alexandre

15. Voir F. Gros, Le Principe Sécurité, Paris, Gallimard, 2012, p. 194-211. Sur la fin de l’« ère du
témoignage », voir également E. Weizman (dir.), Forensis. The Architecture of Public Truth,
Berlin, Sternberg Press, 2014.
16. J. Karski, Mon témoignage devant le monde. Souvenirs 1939-1943, trad. C. Gervais-Francelle,
Paris, Points, 2010.
17. P. Levi, Si c’est un homme, trad. M. Schruoffenger, Paris, Robert Laffont, 1996.
18. I. Kertész, Être sans destin, trad. N. et C. Zaremba, Arles, Actes Sud, 1998.
19. E. Burgos, Moi, Rigoberta Menchú. Une vie et une voix, la révolution au Guatemala, trad.
M. Goldstein, Paris, Gallimard, 1983.
24 Daniele Lorenzini

Soljenitsyne Une journée d’Ivan Denissovitch20 ou encore des romans de Jean


Cayrol21, où les expériences vécues par l’auteur ne constituent pas le matériau
brut auquel il décide de donner une forme romanesque, mais définissent le
« ton », l’atmosphère dans laquelle d’autres histoires sont racontées.
À ce propos, une question cruciale doit être soulevée : où trace-t-on la limite ?
Karski, Levi, Kertész et Menchú ne semblent poser aucun problème ; avec
Soljenitsyne, en revanche, on est déjà dans le champ de la fiction, même s’il
s’agit d’une fiction qui se nourrit de manière explicite et évidente de l’expé-
rience de l’auteur dans le goulag ; alors qu’avec Jean Cayrol la notion même
de témoignage semble n’avoir plus de place. Peut-on considérer une fiction
comme un témoignage ? Et sous quelles conditions ? C’est bien entendu une
question très complexe, par rapport à laquelle, ici, nous ne voulons qu’avancer
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une hypothèse : le geste esthétique, en l’occurrence celui qui métamorphose une
expérience vécue en première personne en lui donnant une forme fictionnelle,
ne la fait pas nécessairement sortir du domaine du témoignage. L’écrivain ne
dit pas « moi », certes – « c’est moi qui a vu, c’est moi qui a fait, etc. » –, mais
chez Soljenitsyne aussi bien que chez Cayrol, il est clair que le lien éthique
entre l’écrivain et le récit qu’il offre demeure essentiel. En d’autres termes, le
geste esthétique impliquant une prise de distance par rapport à la perspective
à la première personne du témoin oculaire, dans ces deux cas au moins, ne
« neutralise » pas l’engagement personnel de l’écrivain dans son discours :
l’expérience vécue se trouve déterritorialisée par un geste esthétique, mais elle
demeure reconnaissable et l’écrivain est toujours en dernière instance celui qui
en prend la responsabilité. En même temps, son récit conserve une structure
d’adresse qui vise à créer un lien avec ses lecteurs – un lien qui devrait produire
des effets qui ne sont pas qu’esthétiques.
Fiction et témoignage ne s’excluent donc pas, à condition, bien sûr, que l’on
donne du témoignage – et notamment du récit de témoignage – une défini-
tion très précise. Cette définition est centrée sur les effets éthiques et sociaux,
plutôt que sur le contenu, des récits en question. En effet, ce qui constitue le
trait commun à tous ces récits, si différents à maints points de vue, c’est qu’ils
possèdent tous, de manière implicite ou explicite, une structure d’adresse :
leur objectif, même s’ils parlent d’événements passés, est essentiellement de
se situer au cœur du présent et d’y introduire une rupture. C’est pourquoi il
faudrait considérer les récits de Karski, Levi ou Menchú eux-mêmes, moins

20. A. Soljenitsyne, Une journée d’Ivan Denissovitch, trad. L. et J. Cathala, Paris, Robert Laffont,
2010.
21. Voir par exemple J. Cayrol, Je vivrai l’amour des autres, Paris, Seuil, 1947.
Alèthurgie oculaire et littérature de témoignage 25

comme des tentatives d’établir la vérité objective de ce qui s’est passé, que
comme des gestes éthiques et sociaux visant à produire, dans le moment présent,
des effets de transformation.
Pour éclairer ce point, on peut s’appuyer sur la tension et la « rivalité » entre
témoin et historien décrite par Annette Wieviorka dans L’ère du témoin. Ici,
le problème de la fiabilité du témoin, que l’on a vu apparaître dans l’Œdipe
Roi, ne s’inscrit plus au sein de la tension dynamique entre alèthurgie oracu-
laire et alèthurgie oculaire, mais se structure à partir de l’affrontement entre
alèthurgie oculaire et alèthurgie historique. Au début de son livre, Wieviorka
cite un passage de Lucy Dawidowicz où celle-ci soutient que « les transcrip-
tions des témoignages qu[’elle a] examinées sont pleines d’erreurs dans les
dates, les noms des personnes et les endroits, et [elles] manifestent à l’évidence
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une mauvaise compréhension des événements eux-mêmes ». C’est pourquoi,
conclut-elle, « certaines de ces dépositions peuvent davantage égarer le cher-
cheur non averti que lui être utile »22. Réfléchir sur ce problème depuis la
perspective de la littérature de témoignage permet cependant de comprendre
que le dire-vrai du témoin et celui de l’historien se placent en réalité sur deux
registres différents. Même si un effort d’exactitude peut bien sûr faire partie
des soucis du témoin (songeons par exemple à Primo Levi), la « vérité » de son
récit ne peut pas (et ne devrait pas) être mesurée à l’aune des instruments de
la science historique. Wieviorka saisit très bien ce point : « Si l’historien sait
qu’il possède un savoir, s’il entend bien que le témoin s’éloigne de la vérité, il
se trouve terriblement impuissant. Il sait que tout récit de vie est une construc-
tion, mais aussi que cette construction-reconstruction est l’armature même, la
colonne vertébrale de la vie présente »23. Face à la quête obstinée de la vérité qui
est l’impératif du métier de l’historien, le témoin revendique le « droit absolu
à sa mémoire », qui n’est rien d’autre, selon Wieviorka, que « son identité,
son être même ». Il revendique donc une autre vérité, ou peut-être une vérité
autre, celle qui est racontée par « une voix humaine qui a traversé l’histoire »,
« la vérité non des faits, mais celle plus subtile mais aussi indispensable d’une
époque et d’une expérience »24.
Nous proposons de définir cette vérité autre comme une vérité perlocutoire,
c’est-à-dire comme une vérité qui se mesure aux effets qu’elle produit dans

22. L.S. Dawidowicz, The Holocaust and the Historians, Cambridge (Mass.), Harvard University
Press, 1981, p. 177, cit. dans A. Wieviorka, L’ère du témoin, Paris, Plon, 1998, p. 14-15.
23. A. Wieviorka, L’ère du témoin, op. cit., p. 166.
24. Ibid., p. 167-168.
26 Daniele Lorenzini

et sur le réel25. Pour ce faire, nous nous inspirons des analyses de J.L. Austin
dans Quand dire, c’est faire26, ainsi que de certaines affirmations de Foucault
qui, dans deux entretiens donnés en 1977 et 1978, explique qu’il n’a « jamais
rien écrit que des fictions », et que cependant il ne veut pas, par-là, se placer
hors de la vérité : d’après lui, en effet, « il y a possibilité de faire travailler la
fiction dans la vérité, d’induire des effets de vérité avec un discours de fiction,
et de faire en sorte que le discours de vérité suscite, fabrique quelque chose
qui n’existe pas encore, donc “fictionne” »27. C’est pourquoi Foucault soutient
qu’il faut chercher la vérité de ses livres non pas dans le contenu des thèses
qu’ils avancent, mais dans les effets que leur écriture et lecture produisent sur
leurs auteur et lecteurs. Ainsi, par exemple, l’Histoire de la folie n’a pas été
écrite pour satisfaire les historiens professionnels (c’est-à-dire pour retracer
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une « histoire » de la folie au sens conventionnel du mot, une histoire qui
prétendrait être vraie parce qu’historiquement exacte ou vérifiable), mais pour
« faire moi-même, et [inviter] les autres à faire avec moi, à travers un contenu
historique déterminé, une expérience de ce que nous sommes, de ce qui est
non seulement notre passé mais aussi notre présent, une expérience de notre
modernité telle que nous en sortions transformés »28.
Les grands ouvrages qui font partie de la littérature de témoignage méritent
d’être décrits dans les mêmes termes. En partant d’une expérience historique
déterminée et dont la portée est toujours collective, quoiqu’elle ait été vécue
par un individu particulier, ces ouvrages nous ouvrent en effet la possibilité
de faire une expérience de ce que nous sommes, de ce qu’est notre passé
mais aussi notre présent, et nous invitent sans cesse à nous transformer et à
introduire au sein de notre présent cette rupture – à la fois éthique et sociale –
que nous évoquions à l’instant. Leur « vérité », donc, plutôt qu’être soumise
aux règles de l’objectivité historique, se mesure aux effets de transformation
qu’ils produisent dans et sur le réel. C’est pourquoi, pourvu que le lien avec
une expérience historique déterminée à valeur collective soit placé au cœur du
récit, le geste esthétique qui transforme celui-ci en une fiction ne lui fait pas
perdre son caractère de témoignage. Ainsi, par exemple, dans un entretien de
1970, Cayrol affirme avoir essayé, à travers ses romans, de transmettre à ses
lecteurs une « expérience concentrationnaire » sans jamais évoquer les camps

25. Pour une analyse détaillée de ce point, voir D. Lorenzini, La force du vrai. De Foucault à Austin,
Lormont, Le Bord de l’eau, 2017, p. 79-133.
26. J.L. Austin, Quand dire, c’est faire, trad. G. Lane, Paris, Seuil, 1970.
27. M. Foucault, « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps », dans Dits et écrits II,
1976-1988, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 236.
28. M. Foucault, « Entretien avec Michel Foucault », dans Dits et écrits II, op. cit., p. 863.
Alèthurgie oculaire et littérature de témoignage 27

de concentration29. De son côté, Foucault affirme que l’essentiel d’un livre se


trouve dans l’expérience qu’il permet de faire, une expérience qui – comme
toute expérience – « n’est ni vraie ni fausse », mais qui « autorise une altération,
une transformation du rapport que nous avons à nous-même et au monde où,
jusque-là, nous nous reconnaissions sans problèmes »30. Et il ajoute : « J’essaie
de provoquer une interférence entre notre réalité et ce que nous savons de notre
histoire passée. Si je réussis, cette interférence produira de réels effets sur notre
histoire présente »31. C’est la production d’une « interférence » de ce genre,
d’une rupture que l’on introduit au cœur d’un présent où, jusque-là, nous nous
reconnaissions sans problèmes, qui constitue aussi l’un des objectifs principaux
et des effets les plus remarquables de la littérature de témoignage.
On comprend alors pourquoi et comment la littérature de témoignage peut
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constituer un véritable lieu de résistance, car c’est bien au niveau de la produc-
tion d’effets de transformation éthique et sociale que ce problème de la résis-
tance mérite d’être posé. Foucault, lors de son étude de la parrêsia antique,
introduit un concept très intéressant, celui de « dramatique du discours », et
l’oppose terme à terme à celui de « pragmatique du discours ». Si cette dernière
consiste à étudier « [les] éléments et [les] mécanismes par lesquels la situation
dans laquelle se trouve l’énonciateur va modifier ce que peut être la valeur
ou le sens du discours », la dramatique du discours consiste en revanche en
« l’analyse de ces faits de discours qui montre comment l’événement même de
l’énonciation peut affecter l’être de l’énonciateur » et faire en sorte que « celui
qui a dit la chose l’a effectivement dite, et qu’il se lie, par un acte plus ou moins
explicite, au fait qu’il l’a dite »32.
Il nous semble possible de considérer les récits de témoignage comme des
formes de dire-vrai qui relèvent d’une dramatique plutôt que d’une pragmatique
du discours, sans pourtant être obligé d’opposer ces deux perspectives qui, à
notre avis, ne se contredisent pas mais se complètent. En effet, si l’on assume
le point de vue de la pragmatique et l’on se concentre sur l’effet illocutoire, ce
sont les conditions formelles et sociales du témoignage que l’on met en avant,
c’est-à-dire toutes ces conditions qui font en sorte que, dans un contexte donné,
une personne puisse prononcer une certaine affirmation et que cette affirma-
tion puisse être reçue comme un témoignage. En assumant le point de vue de

29. R. Vrigny, Entretiens avec Jean Cayrol, ORTF, France Culture, 16 juin 1970 (nous remercions
Isabelle Galichon pour cette référence).
30. M. Foucault, « Entretien avec Michel Foucault », art. cit., p. 864-865.
31. M. Foucault, « Foucault étudie la raison d’État », dans Dits et écrits II, op. cit., p. 805.
32. M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982-1983,
Paris, Gallimard-Seuil, 2008, p. 65-66.
28 Daniele Lorenzini

la dramatique et de l’effet perlocutoire, c’est en revanche aux conséquences


de l’acte de langage que l’on s’intéresse, c’est-à-dire à la manière dont il peut
produire des effets éthiques et sociaux qui ne sont pas codifiés ou déterminés à
l’avance. Cette attention aux effets illocutoires et perlocutoires de leur propre
discours est cruciale pour les auteurs de récits de témoignage – récits qui sont
toujours aussi des adresses, et des adresses risquées car rien n’assure qu’ils
auront un réel effet sur les lecteurs, rien n’assure qu’ils seront effectivement
crus (plan illocutoire), ni que cette croyance produira ensuite une transformation
éthique et/ou sociale (plan perlocutoire).
C’est pourquoi la littérature de témoignage mérite d’être considérée comme
une littérature « de résistance » à part entière. Non seulement parce qu’elle se
construit et se dresse contre des formes de domination (comme il est évident, par
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exemple, chez Soljenitsyne et Menchú), mais aussi dans un sens plus « positif ».
En effet, en employant la notion de « résistance », on court toujours le risque
de privilégier le côté négatif ou réactif. Or, dans la plupart des formes de résis-
tance, et très clairement dans la littérature de témoignage, ce côté ne peut être
disjoint d’un côté productif, car la littérature de témoignage vise à produire des
effets concrets dans et sur le réel, des effets de transformation à la fois éthique
et sociale. Elle n’est donc pas seulement le lieu d’une résistance contre l’oubli,
la domination ou les mensonges du pouvoir. Elle est aussi, en même temps,
le lieu d’émergence d’une attitude critique qui vise à produire une mémoire
collective, bien entendu, mais aussi une prise de conscience de ce qui s’est passé
et de ce qui se passe dans le monde, sous nos yeux trop souvent aveugles, car
les « matters of fact », à eux seuls, ne suffisent jamais.

University of Warwick

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