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UCL-FOPM 2000 Hervé POURTOIS

LLN 2012-2013

Ethique de l’éducation et de la formation


Justice et égalité
Quelques considérations conceptuelles

I. LA JUSTICE

Cette idée est communément invoquée dans les jugements moraux. La réflexion
philosophique sur la justice remonte aux philosophes grecs qui faisaient de la justice une
vertu fondamentale (« cardinale ») des individus et des sociétés.

1. Justice et injustice
La plupart du temps, les gens ne commencent à invoquer la justice comme une valeur que
lorsqu’ils sont confrontés à une situation qu’ils estiment injuste. « C’est sur le mode de la
plainte que nous pénétrons dans le champ du juste » (P. Ricœur).
Le concept de justice est une idéalisation qui implique une forme de réciprocité (dans un
espace social donné les gens se doivent mutuellement certaines choses) et aussi l’exigibilité
mutuelle (une personne a le droit d’exiger que les autres personnes ou que la société soient
justes à son égard). De ce point de vue, la justice se distingue de l’amour ou de la charité.

2. Justice personnelle et justice socio-politique.


• Justice personnelle : vertu (une qualité) que l’on peut attribuer à un personne (à ses
actions ou à ses intentions). « La justice est la volonté constante et perpétuelle
d’attribuer à chacun ce qui lui revient » (Thomas d’Aquin, 13e s.)
• Justice socio-politique : vertu que l’on attribue à une institution sociale, à un rapport
social, ou même à une société dans sa totalité. « La justice est la première vertu des
institutions » (J. Rawls, Théorie de la justice, 1971),
N.B. Aristote considérait que l’amitié (philia) est une vertu supérieure à la justice :
« L’amitié est le lien des cités et les législateurs y attachent plus de prix qu’à la justice
elle-même » (Eth. Nic., VIII, 1, 1155a22)

3. Justice distributive et justice commutative


• La justice commutative.
Les questions de justice commutative (rétributive) se rapportent aux échanges (de
biens ou de prestations) entre des personnes ou entre des entités collectives. Il s’agit
de savoir si un bien fourni ou si une action posée ont été correctement rétribués.
Beaucoup de questions de justice commutative concernent les échanges économiques.
On peut aussi faire entrer dans la catégorie de justice commutative tout ce qui
concerne la réparation des dommages infligés à une personne ou un groupe (justice
corrective).
D’une manière générale, ce qui est en jeu, c’est la justice dans les rapports entre les
personnes.

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• La justice distributive.
Les questions de justice distributive sont celles qui ont trait à la répartition de biens
et/ou de contraintes. On peut entendre la notion de justice distributive en un sens
étroit et en un sens large.
• Au sens étroit, la notion de justice distributive concerne la répartition de biens
matériels tels que la nourriture, les revenus, ou les soins de santé (ainsi
éventuellement que de contraintes matérielles comme dans la question de la
juste répartition de l’impôt ou des tâches ménagères).
• Entendue au sens large, la justice distributive concerne la répartition de tout
bénéfice et de toute contrainte que peut générer la vie sociale. Ces bénéfices et
ces contraintes ne sont pas seulement matériels (économiques). Ex. la culture,
l’éducation, la reconnaissance,…
La notion de « justice sociale » est souvent prise comme synonyme de justice distributive au
niveau d’une société ou même de l’humanité dans son ensemble. D’une manière générale ce
qui est alors en jeu, c’est la manière dont la structure sociale assure l’accès à des ressources
pour les différent(e)s (catégories d’) individus.

II. L’EGALITE

Dans les jugements sur ce qui est juste, en particulier sur la justice sociale, la valeur d’égalité
est souvent invoquée. Une juste distribution doit respecter l’égalité entre les personnes.
Encore faut-il s’entendre sur ce que cela signifie. La réflexion philosophique sur l’égalité a
une très longue histoire. Signalons quelques idées-clés.

1. L’égalité formelle comme cohérence


Elle peut être résumée dans l’adage « Il faut traiter les cas semblables de façon semblable ».
Il s’agit d’assurer une égalité de traitement dans une catégorie. C’est le fondement de l’Etat
de droit : l’égalité face à la loi.
Ce critère de cohérence est seulement formel. Il nous permet d’établir si une règle est
appliquée de manière juste. Mais il ne nous permet pas d’établir si la règle est juste.
Ex. : « Tout citoyen belge âgé de 18 ans ou plus dispose du droit de vote aux élections
communales ». L’égalité formelle nous dit qu’il faut assurer effectivement ce droit de
la même manière pour tous les citoyens qui satisfont la condition énoncée. Mais elle
ne nous dit pas si la condition énoncée par la règle est juste (ne serait-il pas plus juste,
par exemple, d’abaisser la limite d’âge ou de permettre aux étrangers résidents de
voter ?).

2. L’égalité substantielle et les critères de justice


L’idée qui vient tout de suite à l’esprit est que la justice ne demande pas seulement une
égalité formelle mais aussi une égalité réelle, substantielle. Une loi ou une institution est juste
si elle traite tout le monde de façon égale.
La notion substantielle d’égalité peut toutefois être entendue en deux sens distincts qui sans
être exclusifs l’un de l’autre, ne sont pas pour autant nécessairement liés. L’égalité peut
signifier :
a. L’égalité de respect : tous les individus doivent être respectés et considérés
comme des égaux. Chacun a la même valeur, la même « dignité ».

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b. L’égalité de traitement : tous les individus doivent être traités de manière égale
c-à-d de manière identique1.

a. L’égalité de respect
L’idée que chaque être humain a une égale dignité et mérite le même respect semble
aujourd’hui s’être imposée dans la culture politique de nos sociétés démocratiques modernes
(cf. A. de Tocqueville, L. Dumont). En revanche, dans les sociétés anciennes, on considérait
plutôt que les rapports sociaux devaient reposer sur une hiérarchie de l’honneur : les
individus devaient être non seulement traités mais respectés et estimés en fonction de la place
qu’ils occupaient, de par leur naissance, dans une hiérarchie sociale présentée comme
naturelle. Cela ne veut pas dire que ces sociétés ne se souciaient pas de l’égalité de respect,
mais qu’elles considéraient que celle-ci ne s’appliquait qu’à l’intérieur d’un groupe
particulier, d’une classe particulière. Ce qui caractérise la culture moderne, c’est qu’elle tend
à donner une extension universelle à l’égalité de respect, ce qui implique qu’au sein d’une
même communauté politique, tous les êtres humains doivent être traités et respectés comme
des égaux.
Toutefois l’idée d’égal respect demeure indéterminée tant que l’on ne précise pas dans quel
aspect de leur existence les individus doivent être traités comme des égaux, c-à-d ce qui, dans
chacun, doit être respecté et justifie des actions et des politiques pour garantir ce respect. Sur
ce point les conceptions sont variables : certaines mettent l’accent sur l’égalité de bien-être de
l’individu (utilitarisme), d’autres sur l’autonomie (Kant), sur les droits (Nozick), sur
l’intégrité physique, sur la participation à la vie sociale, etc. En tout état de cause, ces débats
sur ce qui mérite l’égal respect montre que l’égalité n’est pas une valeur poursuivie pour elle-
même, mais qu’elle est toujours articulée à d’autres valeurs (autonomie, bien-être, droits,
etc.). Ce qui sépare les conceptions éthiques, les conceptions de la justice, ce n’est pas tant
l’adhésion ou le refus du principe d’égal respect (très largement partagé), mais la
détermination de l’aspect sous lequel les individus doivent être respectés, de ce qu’il faut
égaliser.

b. L’égalité de traitement
L’égal respect, quelle que soit la valeur à laquelle il est associé, n’implique pas
nécessairement le traitement égal, identique (la stricte égalité dans la distribution): « La
justice n’implique pas nécessairement l’égalité, mais plutôt l’absence d’inégalités arbitraires»
(H. Sidgwick, The Methods of Ethics, 1874). Ex. : si chaque élève doit être également
respecté, cela n’implique pas que l’enseignant doit traiter chaque élève de manière
strictement identique.
On peut en effet identifier plusieurs critères de justice différents de l’égalité de traitement,
que nous appliquons communément et qui nous semblent justes, non arbitraires, au sens où
ils ne contreviennent pas au principe d’égal respect et pourraient même être considérés
comme des conséquences de celui-ci.
• Le besoin: x a droit à plus que y parce qu’il en a besoin (ex.: l’aide sociale).
• L’excellence : x a droit à plus que y parce qu’il a produit un bon résultat (ex.:
diplôme, accès à un emploi).
• L’effort/le sacrifice: x a droit à plus que y parce qu’il a fait des efforts ou même
des sacrifices (ex. salaire).
• L’entente: x a droit à plus que y parce que cela avait été convenu (ex.: contrat).

1 Sur cette distinction, voir R. DWORKIN, Prendre les droits au sérieux, Paris, P.U.F., 1995, p. 332.

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Notons enfin que l’égalité (l’égalisation) de traitement peut parfois être justifiée par des
motifs qui n’on rien à voir avec la justice.
Ex. :
• On peut justifier une égalisation des salaires par des motifs de réduction de la
violence sociale ou de compétitivité économique. Une distribution trop inégalitaire de
la richesse serait source de conflit social et ne favoriserait pas la croissance
économique.
• En sport, l’égalité de chances entre les concurrents sur la ligne de départ ne se justifie
pas au nom de l’égal respect dû à chacun mais plutôt par le souci d’assurer une
incertitude quant à l’issue des compétitions, incertitude qui est recherché par les
spectateurs et les concurrents.

Conclusion

Le principe de l’égal respect ne suffit pas à régler le problème de la juste distribution, ni celui
de savoir quand un traitement identique ou différencié est justifié. C’est à cette question
qu’ont essayé de répondre les théories philosophiques de la justice.

*
* *

En guise de premier prolongement :

BLACKBURN Pierre, L’éthique. Fondements et problématiques contemporaines, Saint-


Laurent (Québec), ERPI, 1996, Chapitre 10 : « La justice », pp ; 265-295.

Pour aller plus loin :

ARNESON Richard J., « Equality » in Goodin R. & Pettit Ph. (éds) , A Companion to
Political Philosophy, Oxford, Blackwell, 1993, pp. 489-507.
RAYNAUD Philippe, « Egalité », in Dictionnaire de philosophie politique, Paris, P.U.F.,
1996, pp. 189-196.
SINGER Peter, Questions d’éthique pratique, Paris, Bayard, 1997, Ch. 2 : « L’égalité et
ses implications », pp. 27-62.

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