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MARIE DOMINIQUE CHENU, 0. P. IMAGINATIO NOTE DE LEXICOGRAPHIE PHILOSOPHIQUE MEDIEVALE C'est se placer d’emblée & l'un des neeuds les plus révélateurs de son inspiration et de sa technique, que de considérer, dans unsystéme philosophique, le discernement qw’il opére et les coordinations qu'il établit entre les facultés de Phomme et dans les divers dynamismes quiles meuvent. Au bénéfice de ce haut travail, on voit alors se déve- lopper chez lui, tout particulidrement dans P’étude de intelligence, une analyse mouvante et multiforme qui s’efforce d’exprimer et de classer dans un vocabulaire parfois déconcertant mais toujours sug- gestif, les ressources si diverses de la vie de l’esprit. On peut méme dire que, dans un cycle de civilisation, la philosophie a pris consistance et qualité quand Phomme donne une attention explicite & la proli- fération spontanée de pareil vocabulaire. Ainsi lorsque, au temps de Charlemagne, Alcuin, dans un texte fameux, énumére et glose les termes employés pour dénommer l’Ame humaine, il manifeste par cette démarche le démarrage effectif de ce qu’on appellera la philosophie médiévale. Et sans doute pourrait-on ensuite on marquer les étapes ou les virages en lisant les traités De potentiis animae. : Nous voudrions ici observer l'un des termes de ce vocabu- laire psychologique dans Je latin médiéval, afin de voir, sur un 1 Axcutn, De animae ratione, 11 (P. L., Ol, 644; ou Epist. 309, dans Epp. Karol. aevi): « [Anima] secundum officium operis sui variis nuneupatur nomini- bus: anima est, dum vivificat; dum contemplatur, spiritus est; dum sentit, sensus est; dum sapit, animus est; dum intelligit, mens est; dum discernit, ratio est; dum consentit, coluntas est; dum recordatur, memoria est. Non tamen haec ita divi- duntur in substantia sieut in nominibus, quia hace omnia, una est anima », Miscellanea G. Mencatt. 1. 38 594 Miscellanea Giovannt Mercart. IT. cas précis, les interférences significatives du langage et de la pensée. Les plus curieux incidents lexicographiques y constituent la tramo des analyses conceptuelles apparemment les plus épurées. En tout cas, d’élémentaires considérations sémantiques évitent les bévues Wune exégese par trop dialectique. Ce voudrait étre le bienfait de cette modeste note. Nous avons choisi 4 cet effet le terme imaginatio, qui, psycholo- giquement, se situe & la frontire de activité des sens et de la vie de V’esprit. Hn ce domaine philologique comme dans la géographie humaine, les frontiéres sont les lieux d’échange les plus aptes & dé- celer les courants eréés par le travail de homme. Nous nous dé- fendrons contre la tentation d’entrer dans Vhistoire de la philosophie, qui est hors de notre propos; mais nous nous complairons & voir s*in- sérer dans les mots, de la fagon la plus imprévue, le choc des contro- ‘verses philosophiques ou 'imprégnation des menta’ités. Nous limi- terons nos références & des textes typiques, car nous voulons nous en tenir & un discernement des valeurs sémantiques générales qui s*explicitarent en Occident aux Xu° et xIIT° sidcles. LE SENS AUGUSTINIEN. C’est le premier capital dont prennent' possession les maitres des écoles, Nous Pappelons angustinien, parce qu'il a sa source toujours vive dans la pensée et dans la langue du docteur d’Hippone; mais il est entendu que Paugustinisme (le psychologique comme le théo- logique) s’alimente alors de pseudépigraphes, dont le réle pédago- gique et spirituel ne doit d’ailleurs pas patir du discrédit de cette inauthenticité. Le livret répandu alors sous le titre De spiritu et anima, et attri- bué & 8. Augustin jusqu’ ce que 8. Thomas, un peu inquiet de son contenu, ‘en dénonce Vorigine, rassemble en fait des énoneés qu'il faudrait répartir sur toute une série dauteurs, de S. Augustin & Hugues de Saint-Victor (j 1141) et &.Isanc de Stella (+ 1169). Mais cela méme révéle V'intérét de ce condominium, od les valeurs originales sont réduites 4 un dénominateur commun: co qui peut aller au détriment de la pensée est au contraire, on le sait, de grande efficacité dans l’évolution du langage, od usage commun fait loi *. * L/opuscule est publié parmi les oeuvres d’Augustin, P. L., XL, 779-831. M. D. Cenu, Imaginatio, note de lexicographie philosophique Alcher de Clairvaux, le compilateur, a incorporé plusieurs para- graphes de la lettre d’Aleuin & Eulalie, en particulier sa répartition des puissances de me, avec le texte que nous citions tout & Vheure. Crest dans ce contexte que se fixe le sens d’imaginatio, qui prend place dans la classification désormais regue des facultés: sensus, ¢maginatio, ratio, intellectus, intelligentia, facultés qui ne sont que des exercices variés d’une seule et identique ame (cap. 4). L’imagination dénomme done Pensemble des activités qui, dans P’unité dynamique du progrés de V’me (animae in mundo sui corporis peregriaanti quinque progres- sus sunt ad sapientiam;... quinque enim progressionibus ratio- nalitas exercetur ad sapientiam, Ibid.), exploitent les fonctions corpo- relles des sens pour alimenter, dans un transfert spiritualisant, ’exer- cico de la ratio. Sa perception est déj& hors la matiare; elle se porte done sur des formes déliées de leur attache corporelle, en absence méme des réalités (cap. 11). Ainsi se doit-elle définir & Pintérieur de Ja solidarité hiérarchique des puissances qui conduisent & la pure contemplation spirituelle. «... Ipsa namque vis ignea, quae extrin- secus formata sensus dicitur, eadem forma usque ad intimum tra- ducta, imaginatio vocatur. Sensus namque parit imaginationem, imaginatio cogitationem, cogitatio meditationem; meditatio acuit ingenium, ingenium rationem; ratio conducit ad intellectum, intel- lectus ad intelligentiam, intelligentia per contemplationem ipsam veritatem admiratur... Imaginatio est vis animae, quae figuram corporearum rerum absente corpore sine exteriori sensu dignoseit » (cap. 38). Lune des sources de cotte élaboration, qui dépasse sensible- ment les notations sporadiques d’Augustin, est, au dela de Bodee (cf. infra), la psychologie d’ Hugues de Saint—Victor. Qu’il suffise de renvoyer au minuscule traité De unione corporis et spiritus®. On y écrit, sous le terme trés moderne de « sublimation» (expressément employé, col. 287 ©), et jusque dans ses conditionnements physio- logiques, le transfert du donné sensible en valeur intelligible qu’ac- complit Pimaginatio, charniére entre le monde de la matiére et le monde de l’esprit. « Est itaque imaginatio similitudo sensus, in summo corporalis spiritus, et in imo rationalis, corporalem informans et ra- tionalem contingens ... Idcireo postquam imaginatio usque ad ra- tionem ascendit, quasi umbra in lucem veniens, et luci superveniens, ® Edité dans P. » COXXVII, 285-289. Misceltanes G. Mencati, IT. 28* 596 Miscellanea Grovawnt Mercart. II. in quantum ad cam venit, manifestatur et circumscribitur; in quan- tum illi supervenit, obaubilat eam et obumbrat et involvit et conte- git...» (ibid., col. 287-288). Au terme de sa description, Hugues ramasse les lois de cette ascension dialectique dans cette formule, qui sera classique pendant tout le xm° siecle: « Quando autem ab anima sursum itur ad Deum, prima est intelligentia, quae est ratio ab inte- riori formata, quia rationi concurrens conjungitur praesen’ ia divina, quae sursum informans rationem facit sapientiam, sive intelligen- tiam, sicut imaginatio deorsum informans rationem, scientiam facit » (ibid., col. 289 A) 4, On observera que l’opération typique de cet enchainement dyna- mique des puissances est appélée formatio: dénomination caracté- ristique de la doctrine d’Augustin, aussi bien en psychologie de Vesprit qu’en métaphysique de Petre, puisqu’elle désigne aussi bien Véduction eréatrice des formes que l’opération illuminatrice des esprits & toutes les étapes. Il faut verser dans cette expression, y compris pour analyse de Pimaginatio, toute la puissance plastique que com- porte une métaphysique de la participation. La langue aristotéli- cienne, qui pourra survenir, fera quasi équivoque avec elle dans la sémantique médiévale §, Pour mesurer la diffusion et V'efficacité de ce vocabulaire, il faudrait pénétrer jusque dans les zones de la spiritualité tant victo- rine que cistercienne, od la tension mystique de la contemplation exploite, plus qu’on le dit communément, le raffinement technique des pédagogies. La comme ailleurs, une expérience soutient le sy- stéme et confére aux vocables une aura spirituelle qu’une analyse tout intellectualiste laisserait échapper. C’est dans la méme perspective augustinienne qu’il faut situer les constructions de la grande scolastique du xmi1° siécle. Nous n’en évo- querons ici que l'un des plus beaux exemplaires: ’Itinerarium mentis in Deum de saint Bonaventure, dont l'une des charpentes est consti- tuée par Vorganisme ascendant des puissances. Le voici, implement énoneé: on y reconnaitra et la place de Vimaginatio et amplification du vocabulaire de classification. Six puissances sont réparties sur trois “Sur cette psychologic, cf. H. Ostunr, Die Psychologie des Hugo von St. Victor. (Beitr. 2. Geach. d. Phil. u. Theol. d. M., VI, 1). Mimster, 1906. ®Cf. R. Carper, La formation des étres daprés 8. Augustin, dans Bull. litt. eccl., 1936, p. 3-35; A. Ganpem, La structure de Vdme et Verpérience mystique, Paris, 1926, I, 183 88. II, p. 519 ss. ‘M. D. Cuenv, Imaginatio, note de loxicographie philosopbique 597 paliers: sensus, imaginatio (= sensualitas); ratio, intellectus (= spiri- tus); intelligentia, apew mentis (= mens) °. L’apport DE Bokce. On n’aura pas 6té sans remarquer, aussi bien chez. Hugues de Saint—Victor que chez Bonaventure, le dédoublement de ce qui semblerait ne devoir constituer au dela de la ratio déja mise a part, qu'une seule faculté, Vintelligence. Mais non, ily a li deux puis- sances, ou deux degrés spécifiques de ascension de esprit Vintellectus et Pintelligentia; et Pimaginatio, dans son lieu hiérarchique, se com- porte trés différemment selon Yun ou autre palier: elle intervient activement dans la facture de V’intelligibile, objet de V'intellectus, tandis que Vintelligentia est compldtement purifiée de ses liaisons sen- sibles dans la saisie toute pure de Vintellectibile. Nous avons la, en vocabulaire et en doctrine, une création propre de Bodce, qui, soucieux, maladroitement ou non, d’ajuster plato- nisme et aristo‘élisme, distingue expressément dans la vie de l’esprit la zone de Vintelligibile, lise encore au monde sensible (Aristote), et celle de Vintellectibile, dont le contenu, Dieu, les idées, Vhyle, les substances’ ineorporelles, les premiers principe, ne reléve aucune- ment de Pimage impure des corps (Platon). Boece a pleine conscience @innover (edtt-il une source grecque): «Nonz4, inquam, quoniam latino sermone nunquam dictum reperi, intellectibilia egomet mea verbi com- positione vocavi. Hst enim intellectibile ...»7. Et ce coup de pouce sémantique commande toute la répartition des objets du savoir: les sciences théoriques se divisent en théologie (intellectibile), mathéma- tique (intelligibile; et done Pimaginatio joue un réle essentiel dans la méthode des mathématiques, prototype de toute disciplina humaine *, physique (6tres corporels). On tronvera chez Hugues de Saint—Vietor, dans son traité de méthodologie, précisément le Didascalicon un parfait résumé de ©S, BoNaVENTURE, Itinerarium mentis in Deum, editio minor, Quaraechi, 1925; en partic., I, 6. Cf. E. Grtsox, La philosophie de 8. Bonaventure, Paris, 1925, p. 366. 7 Boicx, Comm. in Isag. Porphyrii, I, 3 (ed, Brandt, C$ EL, XLVIII, p. 8). On corrigera d’aprés cette ddition le texte fautif de P. L., LXIV, 11. Lire tout le contexte. Voir aussi Consol. philos., 1. V, prosa 4. *Cf. M. D. Cuenv, Disciplina. Note de lexicographic philosophique médié- vale, dans Rev. ac. ph. th., 1936, pp. 686-692. 593 Miscellanea Grovannt Mercats. II. cette position, avec toutes les ressources de ce vocabulaire caracté- ristique. «... Est igitur, ut apertius dicam, intellectibile in nobis id quod est intelligentia, intelligibile vero id quod est imaginatio »®. Crest: & ce méme filon de Bodce qu’il faut rattacher et Ie vocabu- laire et les techniques épistémologiques de Gilbert de la Porée (chan- celier de Chartres jusqu’en in 1241). On le pouvait prévoir si Pon se souvient que Bodce fut le grand maitre de V’éeole de Chartres au XII° sidele, et Gilbert son commentateur émérite. Le cas est ici ce- pendant plus difficile & éclaircir, et atmosphere est trés différente de celle de Saint-Vietor. Gilbert, cherchant & déterminer les limites de la connaissance et de Pinconnaissance de Dieu, classe et qualifie les divers assentiments de esprit; il s'y emploie dans les catégories sui- vantes: opinio, imaginatio, intellectus, intellectus integer et perfectus comprehensio). Il avoue que la langue des « philosophes » est ici @une déconcertante mobilité, et il _voudrait lui donner consistance: opinio, c'est la connaissance de ce qui n’a pas d’étre fixe, ni done de concept stable; imaginatio et intellectus sont connaissance de ce qui est, mais la perception de limaginatio ne s'achéve pas en assentiment de vérité, tandis que l'adhésion de Vintellect comporte fixation de Vesprit; la compréhension va jusqu’s saisir la réalité dans ses pro- priétés intimes (Dieu et Phylé sont incompréhensibles), Gilbert re- connait que Boece, dans le texte commenté, n’emploie pas la caté- gorie imaginatio, et que « imaginatio et intellectus in multis scripturis dicuntur opinio » (ibid., 1361 B). De fait voyons-nous Guillaume do Conches, un autre maitre chartrain, traiter en synonymes opinio et imaginatio dans la hiérarchie des valeurs de connaissance. On devine assez bien de quelles alluvions platoniciennes et néo- platoniciennes est constitué le sol ot sont fécondés, dans une telle ° Hucuzs Dz Saint-Vicror, Didascalicon, 1. II, ¢. 6. Et aussie. 4: « Intel- lectibile est enim quod nee sensibile est, nec similitudo sensibilis; intelligibile autem quod ipsum quidem solo percipitur intellectu, sed non solo intellectu pereipit, quia imaginationem vel sensum habet, quo ea quae sensibus subiacent comprehendit ». Voir le jou de ce vocabulaire chez Richard de Saint-Vietor. Cf. J. A. Ronit LIARD, Les six genres de contemplation chez Richard de Saint-Victor et leur origine platonicienne, dans Rev. sc. ph. th., 1939, pp. 229-233. * Ganpert DE LA Poréx, Comm. in Libr. de duabus naturis et una persona, P. L., LXV, col. 1360-1362: «... Haee praesaga perpensio, vel sine assensione perceptio..., quoniam est ejus quod est, cujus tamen veritatem nondum tenet assensio, per quandam nominis translationem voeatur imaginatio. Imago namque Tes est, non tamen veritas illius cujus imago est; ideoque rei perceptio sine veri- tatis ius assensione recte dicitur imaginatio » (ibid., col. 1360 D). M. D. Cuunv, Imaginatio, note de lexicographie philosophique 599 épistémologie, les vocables et les concepts qui Yexpriment. Iei, outre la notion de 8éEa-opinio, est peut-tre sous-jacente la distinction que Bovce établit parfois entre forma, forme indépendante de la ma- tidre, et imago, forme immergée dans la matiére, qu’on ne peut appe- ler « forme » que par abus de langage LA LANGUE DE L’AVICENNE LATIN. «Apud Arabes prima operatio intellectus vocatur imaginatio, secunda autem vocatur fides, ub patet ex verbis commentatoris in Tio de Anima >. Ainsi saint Thomas, de Ver., q. 14, a.1 (en 1258). Bb ailleurs, il avait évoqué, avee de précieuses équivalences, ee voca- bulaire imprévu: «Cum sit duplex operatio intellectus, una quarum dicitur a quibusdam imaginatio intellectus, quam Philosophus no- minat intelligentiam indivisibilium, quae consistit in apprehensione quidditatis simplicis, quae alio etiam nomine formatio dicitur, alia est quam dicunt fidem, quae consistit in compositione et divisione pro- positionis; prima operatio respicit quidditatem rei, secunda resp esse ipsius » (In I Sent., d. 19, q. 5, a. 1, ad 7). L’imaginatio est done ici expressément identifiée & la vay @ias- pérav véyox, Vindivisibilium intelligentia (ou simpler apprehensio) des Latins, et la fides & civdec; xal dialgeotc, compositio et divisio, selon la doctrine d?Aristote, de Anima, III, 6, 430 a 26 ss. Le con- cordisme joue done explicitement et ingénuement: ces catégories que, & Vaudition méme, nous sentons n’étre pas aristotéliciennes, sont ramenées au formulaire classique dela psychologie du Philo- sophe. Blles sont employées signifier les deux premiéres opérations de Vesprit, selon Ia distinction classique entre concept et jugement. Mais alors d’ou viennent-elles ? La piste nous est exactement indiquée: ce sont bien les philoso- phies arabes qui sont ici présentes, sous le revétement de leurs tra- ducteurs latins. Imaginatio est la traduetion du mot arabe tasawor, dérivé de surat, qui vent dire « image ». Mais surat signifie aussi « for- me », comme il ressort du double verbe sawara = former, fagonner, 11 Cf, Bodce, Quomodo Trinitas unus Deus, c. 2 (P. I. LXIV, 1260 D): «. -. ... Nam caeteras quae in corporibus sunt, abutimur formas vocantes, dum imagi- nes sunt; assimilantur enim formis iis quae non sunt in materia constitutae ». Sur la psychologie de l'imagination chez Bodee, ef. R. Cartox, La philosophie de Botce, dans Rev. de philos., 1930, pp. 644-645. 600 Miscellanea Grovannr Mercart, II. peindre, et tasawara = imaginer, et, en général, concevoir. Or le traducteur latin qui a écrit imaginatio pour tasawor a eu en vue la premiére signification, prise d’image; un autre traducteur a écrit formatio, ayant en vue Vinfinitif du verbe sawara; sans doute a-t-il compris le mot arabe comme signifiant «former en soi-méme une représentation de la chose», et c’est ainsi que la vino, d’Aristote a pu devenir la formatio#. C'est évidemment vers Toléde qu’on se tourne, ot se trouve Pun des plus actifs ateliers de traductions des textes arabes. De fait, Gundissalinus, dans son De divisione philosophiae (vers 1150), com. pilation trés proche dé ses sources arabes, nous expose tout au long ce vocabulaire avec son contenu conceptuel (cap. De logica, ed. Baur, p. 80): «Duobus autem modis cognoscitur res, ymaginacione scilicet et credulitate: ymaginacione, ut ex significatione sui nominis, ut cum dicitur “homo” vel “animal”; credulitate, ut cum dicitur “homo est animal”. Ymaginacio autem necessario precedit cre- dulitatem; nisi enim prius cognoveris significationem huius nominis “homo” vel “animal”, non eredes hoc quod dicitur “homo est animal”, C'est 1a une pure et simple transposition de la doctrine et dela langue @’Avicenne (Logica, p. 2 rv); et Gundissalinus poursiit son exposé par un rapide résumé (tout proche aussi d’Algazel) du pro- gramme de toute cette logique, selon ses deux parties, logique du concept pour les ymaginaciones, logique du raisonnement pour les credulitates ". Distinction classique donc, que Gundissalinus intro- duisit en Occident sous ce vocabulaire, en méme temps que Gérard de Crémone (i Toléde, depuis 1134, + 1187) emploie ymaginacio, ymaginare pour véna, voriv dans sa traduction d’Alexandre d’Aphro- dise sur la version arabe d’Ishaq ben Honein™, Tandis que le traducteur latin d’Averrots mettait en circulation le terme forma- % ‘utilise ici une communication qu’a bien voulu me faire M.J. Karam, profes- seur & l'université du Caire, et je corrige plusieurs éléments de mes Notes de lexico- graphic philosophique médiévale sur ensemble de ce vocabulaire, dans Rev. sc. ph. th., 1938, pp. 63-68. * 1, Makdour a récomment attiré l'attention sur le rdle que joue dans la lo- gique des Arabes la distinction entre tasawor et tasdiq. Cf. L’Organon d’Aristole dans le monde arabe, Paris, 1934, pp. 53-56. Cf. G. THery, Alezandre d’Aphrodise. Apergu sur Uinfluence de sa noétique. Le Saulchoir (Paris, Vrin], 1926, p. 75,1. 7, 11; p. 77, 1. 9. ‘M. D. Cuenv, Imaginatio, note de lexicographie philosophique 601 tio, le traducteur d’Avicenne et d’Algazel employait ymaginatio («... Quae alio etiam nomine formatio dicitur », nous rapportait saint Thomas). Co vocabulaire perdurera pendant tout le x1 sidcle, et c'est pour en dénouer Pequivocité latente que souvent les Latins complé- teront: imaginatio intellectus. Ainsi saint Thomas dans la formule fameuse: « Primum quod cadit in imaginatione intellectus est ens », I Sent., a. 8, q. 1, a 3, et ensuite: «sicut primum quod cadit in ere- dulitate intellectus sunt dignitates [les principes premiers] ». C'est le vocabulaire latin et 1a doctrine d’Avicenne ™. LES DEFINITIONS D’ARISTOTE. Pent-étre trouvera-t-on que nous avons bien tardé & introduire Aristote, le premier en date des maitres de la langue philosophique médiévale. C’est que, en vérité, Vefficacité spécifique de sa pensée et de sa technique, si clle a submergé tous les autres vocabulaires au xmr® siécle, ne s*est excercée qu’assez tardivement. Certes on avait déja, dans les traités successivement connus de Organon, de quoi connaitre le sens aristotélicien du terme imaginatio; certes, Bovee, au xu? sidcle, avait diffusé, tout en Pengageant dans des perspectives platoniciennies, ce sens et ce terme. Mais sens et terme ne prirent leur pleine consistance qu’avec Pentrée du De anima, oi, comme Von sait, se trouvent les énoncés essentiels d’Aristote sur la + De méme eredulitas est le terme avicenno-latin, en face de fides averroiste— latin, Ainsi avons-nous le doublet imaginatio-credulitas (Avicenne), formatio— fides (Averrods). Cf. M. D. CHENU, loc. cit., Rev. sc. ph. th., 1938, p. 67. 38 Voiei le texte de base de ces formules doctrinales: «Res, ens, eb unum prom- ptiora sunt ad imaginationem per seipsa... et ideo nullo modo potest manife- stari aliquid horum probatione quae non sit circularis, vel per aliquid quod sit noting illis ». AvICENNE, Metaph., I, 6, 72 b A. Méme vocabulaire dans le Liber XXIV Philos., alors aussi entré en cireulation: «Deus est monas monadem gignens.... Haee definitio data est secundum ima- ginationem primae causae » (reg. 1, comm.). Ajoutons, sans les pouvoir ici éclaircir, les curieuses catégories de David de Dinant (v. 1200): «Tria sunt in anima: sensus, ymaginatio, desiderium de quibus nune dicimus, Sensus est perceptio in anima earum quae in corpore fiunt pas- sionum . . .» Puis D. met en rapport ces deux triades: scientia (sensus), intellectus (imaginatio), voluntas (desiderium). Cf. R. pz Vaux, Sur un texte retrowvé de David de Dinant, dans Rev. sc. ph. th., 1933, p. 243; d’aprés le ms. Paris Nat. lat. 15453, fol. 2147-2157. 602 Miscellanea Giovanni Mercatt. IT. gavraoia, définie par rapport aux autres activités de lame (III, 3, 428 a 1 ss.). Inutile de les rapporter ici; on sait assez combien ils différent, dans leur contexte et dans leur climat, du capital augusti- nien que nous avons inventorié d’abord, et qui demeurera vivace sous la submersion aristotélicienne. Notons seulement un point de repére explicite, qui, antérieu- rement & la connaissance du De anima autour des années 1200, nous fixe sur la premiére diffusion du sens aristotélicien. Jean de Salisbury, dans son Metalogicon (apres 1160), inventoriant les éléments de la logica nova récemment révélée, consacre deux chapitres & Pimaginatio: « Est igitur imaginatio primus motus anime extrinsecus pulsate, quo secundum exercetur iudicium aut per recordationem redit primum. Primum enim indicium viget in sensu... Hane autem asserit Aristotiles anime passionem. ..» ete. (lib. IV, ¢. 11; ed Webb, p. 177). Signalons enfin les accidents sémantiques qui amenérent la mis en circulation du doublet imaginatio-fantasia, qui fut un temps effi- cace pour débrouiller la classification des sens internes, telle qu'elle se présentait dans Avicenne. On avait 4, en vocabulaire latin, trois facultés: fantasia (avec la signification de sensus communis), imagi- natio, et virtus imaginativa (au sens de cogitativa). Gundissalinus tenta assez heureusement de débrouiller P’équivoque en disant, lui: sensus communis, virtue imaginativa, fantasia”. Ainsi de Chartres (Botce) & Toléde (Avicenne), et de Toldde & Chartres, en direction de Puniversité de Paris qui sera bientét «la cité des philosophes » (Albert le Grand), du Philosophe en particulier, notre voyage sémantique nous a permis de discerner, sous humble revétement ces mots, la puissance et les interférences des divers courants de la pensée médiévale, dans le grand carrefour spirituel du xur° sidcle. Paris, Sorbonne. +7 On trouvera textes, contextes et références dans E. G1rson, Les sources gréco-arabes de Vaugustinisme avicennisant, dans Arch. d’hist. doctr. litt. du M. A., TV (1929-1936), pp. 62, 77.

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