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COURS GÉNÉRAL

DE DROIT INTERNATIONAL PUBLIC

GEORGES ABI-SAAB
G. ABI-SAAB
A la mémoire
d'Abdallah El Erian
15

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos 29
Chapitre I. Méthodes d'approche 33
I. Trois niveaux d'analyse 33
II. Le droit: norme ou processus? 35
1. Les études anthropologiques du droit 35
2. L'école «réaliste« ou «décisionniste» 36
3. L'école de «New Haven» 37
4. Critique de l'approche exclusivement processuelle 39
III. Entre la norme et le comportement 40
1. La langue 40
2. Le système juridique 41
Première partie. Le droit international dans son environnement 45
Chapitre II. Origines et évolution 45
1. Le droit international : générique ou spécifique ? 45
1. Ubi societas, ibi jus 45
2. Les origines historiques du système actuel du droit internatio-
nal 46
n. L'évolution du système par rapport au monde extra-européen . . . 49
1. L'universalisme des origines 49
2. La hiérarchisation de la communauté internationale 51
a) La pratique 51
b) Le rôle de la «reconnaissance» 52
c) La théorie des cercles 55
3. Vers l'universalisme contemporain 57
III. L'évolution interne du système 58
1. «L'Etat mondial de la chrétienté médiévale» 58
2. La nouvelle structure de la communauté internationale 60
3. La base idéologique du nouveau système 62
a) Le droit naturel : du «divin» au «rationnel» 62
b) Le souverain: du «prince» à l'«Etat» et la montée du posi-
tivisme volontariste 64
Chapitre III. Spécificité du système: la position dominante de l'Etat . . 67
I. L'Etat en tant que «fait primaire» 68
1. La rationalisation juridique de l'Etat 69
2. Le rôle primordial du territoire 69
II. L'aménagement des compétences étatiques 70
1. L'établissement de la compétence 70
a) Bref rappel de l'évolution du droit en matière d'acquisition
du territoire 70
16 Georges Abi-Saab

b) Implications quant au rôle du système juridique dans l'éta-


blissement de la souveraineté territoriale 72
2. La définition des compétences de l'Etat 73
a) La compétence ratione potestatis 73
b) La compétence ratione materiae stricto sensu 74
3. La coordination des compétences étatiques simultanées ou
l'agencement juridique de la coexistence des Etats 78
III. Questions connexes 79
1. Le choix d'une approche axée sur le système plutôt que sur
l'acteur principal 79
2. Rapport à la théorie des sujets de droit international 80
a) Les « dérives » du modèle étatique 80
b) Les organisations internationales 81
c) Les individus et les entités privées 82
Chapitre IV. Facteurs de continuité et de changement 84
I. L'Etat 84
e
1. L'Etat postféodal du XVII siècle 85
2. L'Etat libéral du XIXe siècle 85
e
3. L'Etat social du XX siècle 86
II. L'environnement 86
1. La révolution industrielle et le dépassement économique de l'Etat 86
a) Les ajustements de l'Etat libéral 87
b) Les interventions de l'Etat social 88
2. Les progrès techniques de l'après-guerre 88
a) L'emprise de l'homme sur la nature 88
b) La révolution de la communication 89
3. La conscience de la finitude des choses 90
4. L'évolution politique de la communauté internationale de
l'après-guerre 91
a) La configuration des rapports de force 91
b) L'avènement du tiers monde 92
III. Le système 93
1. L'approche unilatérale: l'extension des compétences étatiques
et ses limites 93
a) L'extension des compétences 93
b) Les limites 94
i) L'extension ratione materiae de la réglementation inter-
nationale 94
ii) L'intensification des conflits de compétences étatiques . 95
iii) Les limites du contrôle étatique 96
2. L'approche collaborative et ses limites 97
a) Origines et évolution 97
b) Les limites 97
i) Les limites des notions de «solidarité» et d'«inter-
dépendance» 97
ii) La résistance étatique à la centralisation du système . . 101
rV. La situation actuelle 101
Cours général de droit international public 17

Deuxième partie. Le système du droit international ou le droit internatio-


nal en tant qu'ordre juridique 105
Chapitre V. La notion de système ou d'ordre juridique et son applica-
bilité au droit international 105
I. Trois conceptions du système juridique 106
1. Kelsen et la théorie pure du droit 108
2. La théorie institutionnaliste de Santi Romano Ill
3. La théorie analytique de Hart 114
IL Applicabilité au droit international 116
1. La problématique de la sanction en droit international 116
a) Kelsen 116
b) Romano 117
c) Hart 118
2. L'identification du système juridique international 119
a) L'insuffisance des règles substantielles de conduite 119
b) L'identification du système «de l'intérieur» par la Grund-
norm ou la règle de reconnaissance 119
c) L'identification du système par référence au corps social . . 120
d) Les « règles secondaires » du système en tant que reflet « in-
ternationalisé» de son assise sociale 121
e) La réfutation de la thèse de Hart selon laquelle le droit in-
ternational n'a pas de règles secondaires 122
f) L'analogie trompeuse avec le droit primitif 123
III. Fonctions formelles et fonctions réelles 126
Chapitre VI. La fonction législative 127
I. Moyens de développement du droit international général 127
1. La jurisprudence 129
a) Statut juridique formel 129
b) Moyens et méthodes de développement jurispsrudentiel du
droit 130
c) Evaluation de la contribution de la jurisprudence au déve-
loppement des différents domaines du droit international . . 134
d) Les origines diverses des précédents et leur poids respectif. 135
e) Limites du développement jurisprudentiel du droit 136
2. La codification 139
a) Quatre acceptions 139
b) L'impossible codification stricto sensu 140
c) Avantages de la codification 142
d) Désavantages de la codification 143
e) La codification privée ou scientifique 146
f) Le cadre et le processus de l'article 13 de la Charte . . . . 148
g) Comparaison entre la codification par traité et la jurispru-
dence comme moyens de développement du droit internatio-
nal 152
3. Les résolutions normatives de l'Assemblée générale 154
a) La notion de résolution 154
b) La classification traditionnelle des résolutions selon leur ca-
ractère «interne» ou «externe», en fonction de leur «effet
obligatoire» 155
18 Georges Abi-Saab

c) Critique de la théorie traditionnelle 156


i) Les résolutions «internes» ne sont pas totalement dé-
pourvues d'effets ou de signification juridiques vis-à-vis
des Etats 156
ii) Les différentes fonctions juridiques que peuvent rem-
plir les résolutions « externes » 157
d) Une approche alternative aux résolutions 160
e) Les résolutions «normatives» 164
i) Les résolutions adoptées dans l'exercice du pouvoir
réglementaire d'une organisation internationale . . . . . 164
ii) Avantages de la résolution normative 165
iii) Désavantages de la résolution normative 166
iv) Circonstances favorisant le recours à la résolution nor-
mative 167
II. L'explication coutumière et le rôle de la coutume en droit interna-
tional contemporain 169
1. L'explication coutumière 170
a) La coutume et les traités de codification 170
b) La coutume et les résolutions normatives 171
2. La «nouvelle coutume» et l'ancienne 173
a) Les deux fonctions de la coutume traditionnelle 173
b) Critique de la formule de l'article 38, paragraphe 1, lettre b),
du Statut 174
c) Le «processus» de la coutume traditionnelle 176
d) Le « processus » de la nouvelle coutume 177
e) La fonction de la «nouvelle coutume» en droit internatio-
nal contemporain 178
3. Le dilemme de la classification 178
a) Un processus cumulatif 178
b) Un processus législatif, sans effet législatif 179
i) Les échappatoires 180
ii) Le cas de 1'«objecteur tenace» 180
c) La part de réalité et de fiction 182
4. Le rôle continu de la coutume traditionnelle en droit interna-
tional contemporain 183
III. Rapport à la théorie traditionnelle des sources 184
1. Notion et classifications 184
a) Notion de source 184
b) Source matérielle et source formelle 185
c) La source formelle: «procédé» ou «lieu»? 185
2. L'article 38 du Statut: le dit et le non-dit 188
a) Classification des sources mentionnées 188
i) Les sources principales 188
ii) Une source subsidiaire ou supplétive 188
iii) Les sources auxiliaires 189
iv) Une source additionnelle 189
b) Les sources non mentionnées dans l'article 38 191
i) Les résolutions 191
ii) Les actes unilatéraux 192
Cours general de droit international public 19

3. Sources de droit ou sources d'obligations? 194


a) L'ambiguïté de l'article 194
b) Acte juridique et fait juridique 195
4. La problématique des sources du droit international général . . 197
a) La notion de droit international général 197
b) Les sources du droit international général 198
5. Critique de la théorie traditionnelle des sources 203
6. Epilogue: L'éloge de l'ambiguïté; ou défense et illustration du
rôle de la « soft law » en droit international contemporain . . . 205
a) Quelques clarifications 206
b) «Le seuil du droit» 207
c) «La qualité» et les variétés du droit 209
Chapitre VII. La fonction juridictionnelle 214
I. Le processus d'interprétation et l'acte de constatation 214
1. Le processus d'interprétation 215
2. L'acte de constatation 216
II. La compétence d'interpréter et le problème d'auto-interprétation
en droit international 220
1. La spécificité du droit international 220
2. La fausse référence au principe de la « compétence de la com-
pétence» 221
3. Le processus d'interaction: le rôle des conflits d'interprétation
dans la formation des différends internationaux 223
4. Signification et effets juridiques éventuels de l'auto-interpréta-
tion 225
III. Rapport à la théorie traditionnelle du règlement pacifique des dif-
férends 227
1. L'obligation pour les Etats de régler pacifiquement leurs diffé-
rends 227
2. Aperçu des moyens de règlement pacifique des différends . . . 229
a) Classification des différends internationaux 229
b) Classification des moyens pacifiques de règlement 231
IV. L'évolution des moyens diplomatiques 232
1. L'évolution des moyens traditionnels 223
2. Le rôle des organisations internationales 234
3. La quête de l'issue obligée 237
4. Le dépassement de la problématique du « règlement des diffé-
rends» 240
V. L'évolution des moyens juridictionnels: l'arbitrage 243
VI. La Cour internationale de Justice : quelques tendances récentes 251
1. La quête de la justice permanente : de la Cour permanente d'ar-
bitrage à la Cour internationale de Justice 251
2. «Les crises de la Cour» 253
a) Le « déclin de la clause facultative » 253
b) La « méfiance » du tiers monde 255
c) Une désaffection occidentale ? 258
3. L'évolution de la «politique judiciaire» de la Cour 258
a) Première phase: l'affirmation de l'autonomie formelle de la
Cour vis-à-vis des parties 258
20 Georges Abi-Saab

b) Seconde phase: vers une arbitralisation de la Cour? . . . . 261


i) De la part des justiciables 262
ii) De la part de la Cour 265
c) Troisième phase : une rectification de parcours 272
Chapitre VIII. La fonction executive 275
I. L'application directe 278
1. La règle générale 278
2. Application directe et «exécution initiale» 281
3. L'application «suivie» ou le contrôle international 283
II. L'exécution forcée 285
1. Généralités 285
a) «Sanctions» ou «voies d'exécution»?' 286
b) Les conséquences purement juridiques de la violation . . . 287
2. Les voies d'exécution ouvertes aux Etats agissant individuel-
lement (uli singuli) 291
a) La notion de contre-mesures 291
b) L'exclusion de la rétorsion 294
c) Les représailles 296
3. Les sanctions stricto sensu 300
a) Notion 300
b) La Société des Nations 302
c) Les Nations Unies 303
III. En guise de conclusion : de l'efficacité de la fonction executive en
particulier et du rôle du droit dans la communauté internationale
en général 309
1. L'efficacité de la fonction executive en droit international . . . 309
2. Fonctions formelles et fonctions réelles du système juridique:
le rôle du droit dans la communauté internationale 313

Troisième partie. Le contenu du droit international 319


Chapitre IX. Une grille d'analyse: «droit de coexistence» et «droit de
coopération» 319
I. Essai de comparaison 321
1. La présomption de base 321
2. La tâche assignée au système juridique 322
3. La nature des obligations 322
4. Les mécanismes de mise en œuvre 322
5. La position des parties dans le système 323
6. La qualité des obligations et des instruments 323
II. Trois étapes d'évolution 324
1. Le contenu normatif du droit international classique 324
2. L'émergence du droit de coopéréation au sein du droit interna-
tional classique du XIXe siècle 325
3. L'œuvre normative des Nations Unies 326
Chapitre X. Les principes constitutifs : I. L'égalité souveraine 328
I. Généralités 328
IL Le principe de l'égalité souveraine 331
Cours général de droit international public 21

III. Les dimensions économiques du principe: la souveraineté perma-


nente sur les ressources et richesses naturelles 333
1. Origines et portée du principe 334
2. Le contrôle des investissements étrangers 338
3. Expropriation et nationalisation 341
a) Le pouvoir ou la capacité de l'Etat de nationaliser 342
b) Le motif de la nationalisation 343
c) L'obligation d'indemniser 344
i) Le droit applicable 345
ii) La portée de l'indemnisation «appropriée» en droit in-
ternational 345
iii) Règlement des différends portant sur l'indemnisation. . 350
Chapitre XI. Les principes constitutifs: II. Le principe de l'interdiction
du recours à la force 352
I. De la «guerre juste» à la «théorie de l'indifférence» 352
1. La notion de « guerre juste » chez Grotius 352
2. Le problème de la «constatation» et le «processus d'interac-
tion» 354
3. Vattel • 356
4. La «théorie de l'indifférence» 357
5. Vers une nouvelle réglementation 358
II. L'interdiction du recours à la force: la règle 359
1. Les actes interdits 360
2. Le dilemme de la qualification et le processus d'interaction . . 363
3. Les conséquences juridiques du recours à la force 366
III. L'interdiction du recours à la force: l'exception 368
1. La place de la légitime défense dans l'économie de la Charte . 368
2. Les conditions d'exercice et les limites de la légitime défense . 370
a) Limites ratione materiae 371
b) Limites ratione loci 371
c) Limites ratione temporis 372
d) Limites ratione personae 373
3. Existe-t-il d'autres exceptions? 373
IV. Le droit à l'épreuve des faits ou la thèse de l'érosion du principe . 375
Chapitre XII. Les principes constitutifs: III. Le principe de la non-
intervention 380
I. Les origines et les manifestations historiques du principe 380
II. Le champ d'application du principe dans le système de la Charte . 382
Chapitre XIII. Les principes constitutifs: IV. Le principe de l'égalité des
droits des peuples et leur droit à disposer d'eux-mêmes 390
I. Origines et évolution 391
1. Avant la Charte 391
2. La Charte des Nations Unies 392
3. Les interprétations initiales 394
4. Evolution en trois temps 395
II. La délimitation du champ d'application du principe et la défini-
tion de la notion de «peuple» 399
1. Le diptyque de la Charte: les Etats indépendants et les terri-
toires non autonomes 400
22 Georges Abi-Saab

2. Les colonies de peuplement 401


3. Le contexte postcolonial : les « Etats composés » 402
4. L'évolution du principe au-delà de la Déclaration de 1970 . . . 406
III. Le processus d'interaction et le rôle de la constatation 407
IV. Les guerres de libération nationale 410
Chapitre XIV. Le droit des relations internationales 417
I. Le droit diplomatique et consulaire 418
II. La succession d'Etats 420
III. Le droit des traités 423
1. Un droit plus substantiel: la protection de l'autonomie de la
volonté des parties 424
2. La hiérarchisation des normes: le jus cogens et la protection
des intérêts sociaux 426
3. Une certaine reconnaissance de la différenciation des fonctions
des traités 428
4. Le processus d'interaction: l'articulation des conséquences
et des séquences 429
IV. La responsabilité internationale 430
1. La responsabilité des Etats en général 431
a) La reformulation de la problématique 431
b) Les crimes d'Etat et la hiérarchisation des normes 433
c) Le processus d'interaction 434
2. La responsabilité pour les conséquences préjudiciables d'acti-
vités non interdites par le droit international 435
3. Projet de code et de tribunal pour crimes contre la paix et la
sécurité de l'humanité 435
V. Le jus in bello 435

Chapitre XV. Le droit de coopération 440


I. Généralités 440
1. Le droit des communications 441
2. La protection internationale des droits de l'homme 442
3. Le droit de l'environnement 444
II. Le droit des organisations internationales 445
1. Les origines 445
2. La Charte comme projet de société de la communauté interna-
tionale de l'après-guerre 447
3. L'évolution du système et ses rapports avec l'ordre juridique
international 450
a) Les fins et les moyens ou les limites de l'évolution 450
b) Les rapports avec l'ordre juridique international 451
III. Du «droit du développement» au «droit au développement» . . . 452
1. Le «devoir de coopérer» et la problématique du «développe-
ment» 452
2. Le droit au développement 454

Pour conclure 459


23

NOTICE BIOGRAPHIQUE
Georges Abi-Saab, né le 9 juin 1933 à Héliopolis-Le Caire (Egypte).
Licencié en droit de l'Université du Caire (1954). Etudes supérieures en droit,
en économie et en sciences politiques aux Universités du Caire (D.E.S. droit
privé, droit public), de Paris, de Michigan (MA. Econ.), de Harvard (LL.M.,
S.J.D.), de Cambridge et de Genève (doctorat es sciences politiques). Diplômé de
l'Académie de droit international de La Haye.
Professeur de droit international à l'Institut universitaire de hautes études
internationales de Genève depuis 1969, ayant enseigné à cet Institut dès 1963.
Membre de l'Institut de droit international.
Consultant du Secrétaire général des Nations Unies pour la préparation de ses
deux premiers rapports sur le «Respect des droits de l'homme dans les conflits
armés» (1969 et 1970) et pour la préparation de son rapport sur le « Développe-
ment progressif des principes et normes du droit international relatifs au nouvel
ordre économique international» (1984).
Membre de la délégation égyptienne à la Conférence d'experts gouvernemen-
taux (1972) et à la Conférence diplomatique sur la réaffirmation et le développe-
ment du droit humanitaire applicable dans les conflits armés (1974-1977).
Conseil du Gouvernement égyptien dans la procédure consultative devant la
Cour internationale de Justice relative à l'Interprétation de l'accord du 25 mars
1951 entre i OMS et l'Egypte et dans la procédure consultative relative à la
Licéité de l'utilisation des armes nucléaires par un Etat dans un conflit armé et
à la Licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires.
Conseil et avocat du Gouvernement tunisien devant la Cour internationale
de Justice dans l'affaire du Plateau continental (Tunisie/Jamahiriy a arabe
libyenne); conseil et avocat du Gouvernement égyptien dans l'arbitrage portant
sur le Différend frontalier (Taba) (Egypte/Israël).
Juge ad hoc dans l'affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/République
du Mali), portée devant une chambre de la Cour internationale de Justice. Juge
ad hoc dans l'affaire du Différend territorial (Jamahiriya arabe libyenne/Tchad),
portée devant la Cour internationale de Justice.
Ancien membre de la chambre d'appel du Tribunal pénal international pour
l'ex-Yougoslavie et du Tribunal international pour le Rwanda.
Membre du tribunal administratif du Fonds monétaire international et de
divers tribunaux arbitraux.
25

PRINCIPALES PUBLICATIONS
Livres et monographies
Les exceptions préliminaires dans la procédure de la Cour internationale : Etude
des notions fondamentales de procédure et des moyens de leur mise en œuvre,
Paris, Pedone, 1967, XII+280 pages.
The Structure, Role and Functions of the United Nations System (Lectures by G.
Abi-Saab et al.), Uppsala, Dag Hammarskjöld Foundation, 1968, 2 vol.
International Crises and the Role of Law : The United Nations Operation in the
Congo 1960-1964, Oxford University Press, 1978, 206 pages.
«Wars of National Liberation in the Geneva Conventions and Protocols», Aca-
démie de droit international, Recueil des cours, tome 165 (1979-IV),
pp. 353-445.
Le concept d'organisation internationale (G. Abi-Saab, dir. pubi.), Paris,
Unesco, 1980, 292 pages. (Edition anglaise révisée, 1981.)
«Progressive Development of the Principles and Norms of International Law
Relating to the New International Economic Order: Analytical Study», dans
Nations Unies, Documents officiels de l'Assemblée générale, doc. A/39/
504/Add.l, 23 octobre 1984, pp. 28-111.

Articles et études
«The Newly Independent States and the Scope of Domestic Jurisdiction», Proceed-
ings of the American Society of International Law, vol. 54 ( 1960), pp. 84-90.
«Nationality and Diplomatic Protection in Mandated and Trust Territories»,
Harvard International Law Journal, vol. 3, n° 2 (1962), pp. 44-76.
« The Newly Independent States and the Rules of International Law », Howard
Law Journal, vol. 8, n°2 (1962), pp. 94-121.
«Peaceful Change and the Integration of the Newly Independent States in the
International Community», Yearbook of the AAA, vol. 32/33 (1962-1963),
pp. 172-178.
The United Nations Conference on Trade and Development : The Issues and their
Significance, Dag Hammarskjöld Foundation, Uppsala, 1968, 36 pages; ver-
sion italienne dans // Risparmio, vol. 17, n° 2 (Feb. 1969), pp. 197-230.
Law and Economic Development, National Institute of Administration, Beyrouth,
1968, 41 pages.
« The Role of Law in the Process of Development, with Special Reference to the
Transfer of Technology to Underdeveloped Countries », dans Nader et Zahlan
(dir. pubi.), Science and Technology in Developing Countries, Cambridge Uni-
versity Press, 1968, pp. 493-519.
«The Development of International Law by the United Nations», Revue égyp-
tienne de droit international, vol. 24 (1968), pp. 94-103.
« The International Law of Multinational Corporations : A Critique of American
Legal Doctrines», Annales d'études internationales, Genève, vol. 2, 1971,
pp. 97-122.
«Innerer Wandel und Internationale Rechtsordnung: Eine Perspektive der Dri-
tten Welt», dans Walther (dir. pubi.), Recht und Sozialer Umbruch, Francfort,
O. Lembeck, 1971, pp. 21-36.
«Wars of National Liberation and the Laws of War», Annales d'études interna-
tionales, Genève, vol. 3, 1972, pp. 93-117.
«Le renforcement du système d'application des règles de droit humanitaire»,
Revue de droit pénal militaire et de droit de la guerre, Bruxelles, vol. 12, 1973,
pp. 223-240.
26 Georges Abi-Saab

«The Third World and the Future of the International Legal Order», Revue égyp-
tienne de droit international, vol. 29, 1973, pp. 27-66.
«Wars of National Liberation and the Development of Humanitarian Law»,
Declarations on Principles : A Quest for Universal Peace. Liber Amicorum
Disciplorumque Dr. Bert V. A. Rating, Leyde, Sijthoff, 1977, pp. 143-170.
«Les guerres de libération nationale et la Conférence diplomatique sur le droit
humanitaire», Annales d'études internationales, Genève, 1977, vol. 8, pp. 63-
78.
«Les mécanismes de mise en œuvre du droit humanitaire», Revue générale de
droit international public, Paris, 1978, LXXXII, pp. 103-129.
«The Implementation of Humanitarian Law », dans Cassese (dir. pubi.), The New
Humanitarian Law of Armed Conflicts, Naples, Editoriale Scientifica, 1979,
pp. 310-346.
«The Legal Formulation of a Right to Development», dans Dupuy (dir. pubi.),
Le droit au développement au plan international, colloque 1979, Académie de
droit international de La Haye, pp. 159-175.
«El derecho al desarrolo: interpretación juridicia», Revista del derecho indus-
trial, Buenos Aires, 5 e année, janvier-avril 1983, n° 13, pp. 7-23.
«The Specificities of Humanitarian Law», Etudes et essais sur le droit humani-
taire et sur les principes de la Croix-Rouge, en l'honneur de Jean Pictet,
Genève, La Haye, CICR, Martinus Nijhoff, 1984, pp. 265-280.
«La nouvelle Convention sur le droit de la mer en tant qu'accord de produits de
base» (avec Lucius Caflisch), Mélanges Georges Perrin, Lausanne, Payot,
1984, pp. 21-50.
«Grotius As a System Builder: The Example of the Jus Ad Bellum», Grotius et
Vordre juridique international (travaux du colloque Hugo Grotius, Genève,
10-11 novembre 1983), Lausanne, Payot, 1985, pp. 80-88.
«Wars of National Liberation and the Laws of War Ten Years After», dans R.
Falk, F. Kratochwil and S. Mendlovitz (dir. pubi.), International Law: A
Contemporary Perspective, Boulder, Colorado, et Londres, Westview Press,
1985, pp. 410-437.
«Les conflits de caractère non international», Les dimensions internationales du
droit humanitaire, Paris, Pedone (pour l'Unesco et l'Institut Henry Dunant),
1986, pp. 251-277.
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récentes», Revue générale de droit international public, t. 98, n° 2, avril-juin
1992, pp. 273-298.
«La deuxième génération des opérations de maintien de la paix: quelques
réflexions préliminaires», Le trimestre du monde, vol. 20, t. 5, n° 4, 1992,
pp. 87-97.
«L'éloge du "droit assourdi"». Quelques réflexions sur le rôle de la soft law en
droit international contemporain », Nouveaux itinéraires en droit. Hommage à
François Rigaux, Bruxelles, Bruylant, 1993, pp. 59-68.
«De la jurisprudence. Quelques réflexions sur son rôle dans le développement du
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en homenaje al Profesor don Manuel Diez de Velasco, Madrid, Tecnos, 1993,
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la formation et la résolution du différend international », Recht zwischen
28 Georges Abi-Saab

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dans D. Warner (dir. pubi.), New Dimensions of Peace-Keeping, Dordrecht,
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« "Unused Charter Capacity" for Global Governance ? » Issues in Global Gover-
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« Diplomatie multilatérale et développement du droit international : le rôle des
résolutions de l'Assemblée générale, Les multiples aspects des relations inter-
nationales. Etude à la mémoire du professeur Jean Siotis, Bruxelles, Bruylant,
1995, pp. 83-100.
«The International Court as a World Court», Fifty Years of the International
Court of Justice. Essays in Honour of Sir Robert Jennings, Cambridge, Cam-
bridge University Press, 1996, pp. 3-16.
«Droits de l'homme et développement: quelques éléments de réflexion»,
Annuaire africain de droit international 1995, vol. 3, pp. 3-10.
«De la sanction en droit international: essai de clarification», Liber amicorum
Krzysztof Skubiszewski, La Haye, Kluwer, 1996, pp. 1-17.
«Membership and Voting», dans H. Fox (dir. pubi.), The Changing Constitution
of the United Nations (sous presse).
29

AVANT-PROPOS

Au seuil de ce cours, j'aimerais clarifier deux points de caractère


personnel.
En premier lieu, bien que conscient de l'honneur que me fait
l'Académie en étant le premier juriste afro-asiatique appelé à donner
le cours général et que plusieurs de mes premiers écrits portent sur
la position des pays du tiers monde en droit international, ce n'est
pas là l'objet de ce cours. Ce que je m'efforcerai de faire, c'est de
présenter l'ordre juridique international comme je le perçois et le
comprends personnellement, en procédant non pas de l'optique d'un
participant ou d'un groupe de participants dans le système mais de
celle d'un observateur intéressé à l'ensemble, qui essaie de le décrire
et de l'expliquer aussi objectivement que possible.
Mais que veut dire «objectivité» dans ce contexte? Car il est vrai
que nous voyageons toujours avec nos bagages et que nous véhicu-
lons avec nous, consciemment ou inconsciemment, notre vision du
monde, notre Weltanschauung, avec nos valeurs et nos priorités. De
sorte que même quand nous nous efforçons subjectivement d'être
objectifs, nous restons objectivement un peu subjectifs. Dans ces
conditions, je partage le point de vue de Gunnar Myrdal, pour qui le
maximum d'objectivité auquel peut atteindre le chercheur en
sciences sociales (parmi lesquelles je place le droit) est de révéler
ses propres subjectivités ' — ou ce que nous appelons volontiers de
nos jours sa «sensibilité» —, qui est dans mon cas la ferme convic-
tion que les choses sont perfectibles, que le sentiment de justice ou
plutôt d'injustice est un moteur puissant de la dynamique sociale et
que le droit international — comme le droit tout court — n'est pas
totalement étranger à cette finalité ni totalement absent de cette
dynamique.
Mon second point concerne la langue. Certains des auditeurs
pourraient être surpris queje donne ce cours en français alors qu'une
bonne partie de mes écrits, y inclus un premier cours ici même, sont
en anglais. Cependant aucune de ces deux langues n'est ma langue

1. Voir Gunnar Myrdal, An International Economy, New York, Harper Bros,


1956, surtout 1'« Appendix» intitulé «Methodological Note on the Concepts and
the Value Premises», pp. 336-340, et en général Value in Social Theory, Londres,
Routledge and Kegan Paul, 1958.
30 Georges Abi-Saab

maternelle, ni même la langue de mes premières études universi-


taires. Je les utilise toutes les deux de manière également imparfaite,
et je m'excuse d'avance auprès des auditeurs des entorses que je
pourrais faire à la langue française au cours de ces leçons.
Mais il s'agit là d'un problème qui va au-delà de la forme. Déjà
chez les grecs le mot logos désignait à la fois la «parole» (le lan-
gage) et la «raison» (la pensée). Il ne nous a donc pas fallu attendre
la révolution du XXe siècle dans la linguistique et les sciences du
langage pour nous apercevoir que la langue sculpte et moule notre
pensée et qu'elle n'est pas un simple reflet mais une composante
agissante et un facteur déterminant de cette pensée.
Par conséquent, et sans vouloir ériger en vertu ce qui n'est que
nécessité, le décalage linguistique que l'auditeur ne manquera pas de
relever, le choix parfois laborieux des mots ou l'utilisation de plu-
sieurs synonymes ou adjectifs pour cerner au plus près une idée mar-
quent une certaine distanciation — voulue, mais hélas ! obligée —
par rapport aux structures mentales qui sont véhiculées par la langue
utilisée. Et s'il y a conflit entre l'effort d'aller le plus loin possible
dans ma pensée et les contraintes de l'élégance linguistique, c'est le
premier que je privilégierai, non sans regret.

J'aimerais préciser à l'intention du lecteur du cours imprimé qu'il


s'agit là simplement de la transcription du cours oral, qui préserve sa
structure «parlée» et didactique, en y ajoutant le strict minimum
d'appareil scientifique en termes de notes et de références, bien que
je me sois permis ici et là de mettre à jour le texte à la lumière des
développements subséquents et de lui surimposer des titres pour
rendre sa trame plus évidente.
J'ajouterais qu'il ne s'agit pas d'une présentation systématique du
champ couvert par le droit international ni de son contenu et surtout
pas de la littérature proliférante en la matière; mais plutôt d'un
éclairage sélectif et rapide de certains aspects de ce droit qui permet-
tent, à mon avis, d'accéder à une vue d'ensemble.
Je ne saurais conclure cette digression rétrospective sans mention-
ner l'intense plaisir que m'a procuré l'enseignement de ce cours à un
auditoire très attentif et chaleureux et remercier les auditeurs de la
session de 1987 de la stimulation intellectuelle qu'ils m'ont commu-
niquée par leur intérêt et leur enthousiasme, ainsi que les générations
Cours general de droit international public 31

successives de mes étudiants à l'Institut universitaire de hautes


études internationales de Genève pour les idées que mon ensei-
gnement et mes échanges avec eux m'ont inspirées et qui jalonnent
ce cours. Cours que je dédie à la mémoire de celui qui m'a initié au
droit international à l'Université du Caire, il y a fort longtemps, et
qui aurait été amusé à l'idée de l'entendre à La Haye, sa dernière
escale.
33

CHAPITRE I

MÉTHODES D'APPROCHE

/. Trois niveaux d'analyse

Il y a trois manières d'approcher le phénomène juridique — non


seulement le droit international, mais tout droit — ou plutôt trois
niveaux d'analyse.
1. Le premier est le niveau infrajuridique ou juridico-politique,
celui de la création du droit et de son évolution, c'est-à-dire la
recherche des forces au sein de la société qui font que le droit
émerge et se développe, s'éclipse ou se stabilise, et qui par consé-
quent expliquent pourquoi le droit est ce qu'il est à un moment
donné.
C'est une analyse macrodynamique, qui envisage le droit de
l'extérieur comme faisant partie d'un ensemble plus large, et qui
l'examine comme variable, rouage ou produit final, dans ses rap-
ports et ses interactions avec les autres composantes de cet ensemble
plus large qu'est la société. En somme, c'est l'analyse du droit
comme produit social.
2. Le deuxième niveau d'analyse est ce qu'on pourrait appeler,
faute de mieux, celui de l'analyse descriptive. J'aurais préféré, pour
éviter la contradiction dans les termes, l'appeler simplement la des-
cription juridique, si ce n'est que bon nombre de juristes l'appellent
«analyse juridique». Ce qui se justifie seulement si nous comprenons
par analyse l'élaboration détaillée de la description et la classifica-
tion des phénomènes observés, une acception que je ne partage pas.
Cette « analyse » envisage le droit et le présente comme une don-
née, en procédant de l'intérieur du système pour décrire le corpus
juris selon une méthode «photographique» qui produit des «instan-
tanés» des règles. C'est une analyse microstatique, qui met l'accent,
à travers une démarche positiviste et inductive, sur l'identification et
la présentation du contenu des règles telles qu'elles existent à un
moment donné. L'analyse consiste à distiller la proposition norma-
tive de la matière première juridique et à élaborer en détail et de
manière systématique le contenu et les implications de la norme
ainsi dégagée.
34 Georges Abi-Saab

Il s'agit donc d'une «dogmatique» juridique, le droit n'étant plus


considéré comme un produit final mais comme un point de départ,
pas une variable mais un paramètre, pas une conclusion mais une
prémisse majeure.
3. Enfin, le troisième niveau est celui de Yanalyse juridique
scientifique à proprement parler, ou l'analyse juridique au second
degré par rapport à l'analyse descriptive. Elle envisage le droit
comme un tout, en tant que système ou ordre juridique, et examine
chacune de ses composantes (norme, institution, procédure ou méca-
nisme) en fonction de l'ensemble, c'est-à-dire de la manière dont
elle s'articule par rapport aux autres composantes. Il s'agit par
conséquent d'identifier la fonction que chaque composante remplit
dans cet ensemble, pour arriver à démontrer la structure ou le méca-
nisme total qui émerge de leur assemblage.
Se situant au-delà de l'identification et de la description du
contenu des règles, il s'agit d'une analyse au second degré, pour
ainsi dire de la face cachée des choses, de rapports, d'influences et
de conditionnements réciproques et simultanés.
Comme au premier niveau, c'est une analyse macrodynamique
qui met l'accent non pas sur les parties mais sur leur interaction,
c'est-à-dire sur l'ensemble et sur sa mouvance en tant que tel, en tant
que système. Mais c'est une analyse plus concrète qu'au premier
niveau, car le droit n'est pas envisagé ici de l'extérieur, comme un
sous-ensemble ou un sous-système d'un ensemble plus large, la
société. Il est lui-même le système analysé, la société lui servant ici
simplement d'environnement. A ce niveau, par conséquent, l'ana-
lyse, tout en étant au second degré, reste essentiellement juridique,
car l'unité d'analyse est le système juridique; et les structures, rap-
ports et interactions analysés relèvent de la mécanique et de la dyna-
mique juridique.
En général, les études juridiques comportent des éléments de ces
trois types d'analyse, mais dans des proportions variables (d'habi-
tude avec une large dominante d'analyse descriptive).
Toutes ces approches ont leur utilité. Mais il est important d'être
conscient du niveau d'analyse auquel on se situe, et de ne pas
confondre les genres, étant donné que les prémisses et la démarche
de chaque type d'analyse ainsi que les conclusions auxquelles il peut
conduire ne sont pas nécessairement valables pour les deux autres.
En ce qui concerne le présent cours, et sans négliger totalement le
deuxième niveau d'analyse, ce sont le premier et le troisième qui
Cours général de droit international public 35

seront privilégiés. D'ailleurs le corpus du droit international contem-


porain s'est développé à un tel point qu'il est devenu impossible de
le recenser, même très sommairement, en quinze leçons.
Cela explique le choix, pour ce cours, d'un double axe d'investi-
gation, afin de présenter une vue d'ensemble du sujet qui soit signi-
ficative, même si elle doit rester à l'échelle topologique: mettre en
lumière d'une part comment le droit international fonctionne en tant
que système juridique, c'est-à-dire comment ses normes, institutions
et mécanismes s'articulent les uns par rapport aux autres pour consti-
tuer un tout opérant; éclairer d'autre part sa mouvance ou sa dyna-
mique en examinant les changements qui ont eu lieu dans le contenu
et les mécanismes du droit international surtout depuis 1945; et ce
en essayant de voir dans quelle mesure ces changements, ou leur
absence, dans tel ou tel domaine, peuvent être expliqués par des
changements dans l'environnement du système et/ou par la structure
particulière du droit international en tant que système juridique, lui
même produit spécifique de cet environnement.

//. Le droit : norme ou processus ?

Ce parti pris pour la mécanique et la dynamique aux dépens de la


dogmatique du droit international, qui met l'accent sur les rapports
et les interactions des phénomènes juridiques en mouvement plutôt
que sur le contenu des règles à un moment donné, ne veut pas dire
cependant que j'adhère à l'école qui prévaut surtout aux Etats-Unis
d'Amérique et qui considère le droit comme un simple processus
(law as a process), par opposition à l'idée plus commune en Europe
du droit comme un ensemble de nonnes.

1. Les études anthropologiques du droit

Il faut distinguer plusieurs variantes dans cette manière de voir.


En premier lieu c'est une conception qui domine les études anthro-
pologiques du droit des sociétés dites primitives. En effet, selon ces
études le droit se manifeste dans ce type de société très peu centrali-
sée (dont le système politique est qualifié parfois de « gouvernement
sans Etat» 2 ) à travers certains modes de règlement des différends

2. Lucy Mair, Primitive Government, Londres, Pelican, 1962, dont la première


partie (pp. 33-122) est intitulée «Government without the State».
36 Georges Abi-Saab

qui opèrent généralement sur une base d'accommodement, c'est-


à-dire par la recherche de solutions d'espèce, suivant un sentiment
général de justice et d'équité plutôt qu'en application d'un standard
ou d'une norme préétablie (ce que Max Weber appelle la «justice
irrationnelle»). Ce qui caractérise le juridique dans ces sociétés,
selon ces études, c'est l'existence d'une modalité ou d'un processus
spécifique de règlement des différends plutôt que de normes substan-
tielles dictant le contenu de ce règlement3.
Cette approche ou conception du droit comme simple processus
peut s'expliquer dans une discipline de sciences sociales telle
l'anthropologie, car lé processus de règlement des différends est plus
facilement décelable à travers une méthodologie d'observation du
comportement de l'extérieur (behaviourist approach), par des études
sur le terrain, que ne le sont les normes auxquelles fait appel un tel
règlement4.

2. L'école «réaliste» ou «décisionniste»

Dans les milieux proprement juridiques, il faut mentionner deux


écoles. La première dans le temps est l'école dite «réaliste», que je
préfère appeler l'école «décisionniste»5, car pour cette école le droit
est ce que dit le juge, c'est-à-dire un processus qui peut produire une
décision autorisée. La science du droit aurait ainsi pour vocation
d'étudier le processus décisionnel du juge et de déceler ses compo-
santes et les facteurs qui peuvent l'influencer, en vue de faire des
«prédictions de droit», c'est-à-dire de prédire les décisions des
juges. Par conséquent, ce qui compte et constitue l'essence du droit,

3. Il s'agit surtout des travaux de l'école dite «fonctionnaliste» fondée par


Bronislaw Malinowski. Voir son ouvrage Crime and Custom in Savage Society,
Londres, Routledge and Kegan Paul, 1926. Cf. Paul Bohannan (dir. pubi.), Law
and Warfare: Studies in the Anthropology of Conflict, New York, Natural History
Press, 1967; Simon Roberts, Order and Disputes: An Introduction to Legal
Anthropology, Londres, Pelican, 1979; Sally Falk Moore, Law As a Process: An
Anthropological Approach, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1978; et surtout
l'excellent livre de Norbert Rouland, Anthropologie juridique, Paris, PUF, 1988,
qui est une synthèse remarquable d'une somme considérable de connaissances,
particulièrement utile aux juristes non rompus aux sciences sociales.
4. Les études anthropologiques les plus récentes parlent d'ailleurs de «règles et
processus » ; par exemple J.-L. Comaroff et S. Roberts, Rules and Processes, Uni-
versity of Chicago Press, 1981.
5. Georges Abi-Saab, Les exceptions préliminaires dans la procédure de la
Cour internationale. Etude des notions fondamentales de procédure et des moyens
de leur mise en œuvre, Paris, Pedone, 1967, p. 254.
Cours général de droit international public 37

selon cette école, c'est l'existence d'un juge, d'une instance, d'un
processus autorisé de décision. La norme n'est pas la prémisse
majeure mais le produit final de ce processus; et elle est toujours
individuelle (bien qu'elle puisse servir de base de prédiction pour
l'avenir). Elle n'est que la variable dépendante et non pas le para-
mètre de ce processus.
Ce n'est pas par hasard si cette école a vu le jour dans un pays de
common law, un droit d'origine judiciaire (et si elle compte des
juges illustres parmi ses adeptes tel Oliver Wendell Holmes). Et mal-
gré ses faiblesses évidentes et ses exagérations, elle peut à la limite
s'accommoder à la notion de droit comme ensemble de règles, car la
common law nous fournit le suprême exemple, à travers le principe
du stare decisis, de la conversion des décisions judiciaires particu-
lières en règles générales. De plus, ces mêmes règles sont inhérentes
à l'idée de «prédictions de droit». Il s'agit en fin de compte d'une
controverse sur les sources des règles plutôt que sur leur existence.
De toute manière, que le droit émane du législateur ou du juge, il
s'agit dans les deux cas d'organes du système juridique en tant que
tel, ayant une certaine autonomie par rapport aux justiciables. Et
l'examen aussi bien de leur processus de décision que ces décisions
elles-mêmes sont deux manières ou deux angles différents d'appré-
hender ce système.

3. L'école de «New Haven»

La situation est toute différente avec la seconde variante de cette


vision du droit comme simple processus, celle de l'école dite de
«New Haven» ou de «Yale», sous l'égide des professeurs Myres
McDougal et Harold Lasswell. A la différence de l'école «réaliste»,
celle-ci a vu le jour spécifiquement dans le cadre de l'enseignement
du droit international. Selon cette école «le droit est un processus
autorisé de décision plutôt que de règles contraignantes»6. En effet,

6. «Law as a process of authoritative decision rather than as rules of cons-


traint. » C'est la description d'Oscar Schachter, dans ses remarques au cours de la
soixante-dix-neuvième réunion annuelle de la Société américaine de droit interna-
tional dans un «panel» intitulé «McDougal's Jurisprudence: Utility, Influence,
Controversy», Proceedings of the American Society of International Law (PASIL),
79 (1985), pp. 266-288, à la page 267. Ce «panel» est une bonne introduction aux
idées de cette école dont les écrits sont abondants. Voir par exemple McDougal,
«International Law, Power and Policy: A Contemporary Perspective», RCADI,
tome 82 (1953-1). Voir également, en français, B. Rosenthal, L'étude de l'œuvre
de Myres Smith McDougal en matière de droit international, Paris, LGDJ, 1970.
38 Georges Abi-Saab

pour les adeptes de cette école, les normes sont des propositions
ouvertes (open textures) qui s'accommodent d'une infinité d'inter-
prétations. Ce qui fait la spécificité du droit et constitue son essence,
ce ne sont pas les règles qui se prêtent à des utilisations contradic-
toires, mais le processus qui permet la prise des décisions autorisées.
Il s'agit donc de la manière de procéder dans la prise de la décision,
dans sa présentation et dans sa justification.
A la différence de l'école «réaliste», il ne s'agit pas ici du proces-
sus de décision du juge (ni a fortiori du législateur qui n'existe pas
sur le plan international), mais de tout «décideur», c'est-à-dire de
tous ceux qui sont habilités à agir sur le plan international, et qui
sont en premier lieu les Etats. C'est un déplacement d'accent signi-
ficatif du processus de décision des organes du système juridique
vers celui des sujets de droit, et qui nous projette sur le terrain de
l'auto-interprétation, un terrain semé d'embûches.
Ainsi, pour cette école, le test de la licéité d'une décision ou d'un
acte est sa conformité avec les objectifs fondamentaux de la commu-
nauté internationale, ou avec les attentes légitimes ou partagées
(legitimate or shared expectations). Mais c'est l'acteur ou le déci-
deur lui-même qui juge cette compatibilité. Ce qui amène le profes-
seur McDougal, dans un fameux article sur la licéité des essais
nucléaires en haute mer (un usage privatif, du moins pour une
longue période, de la res communis), à dire que si ces essais se font
dans le but de défendre et de promouvoir la dignité humaine (ce qui
s'appliquait d'après lui aux essais américains), ils étaient licites,
mais que si leur but ultime est l'asservissement de cette dignité
humaine (ce qui était le cas, à ses yeux, des essais soviétiques), ils
ne l'étaient plus 7 .
Est-il besoin de souligner les dangers d'une telle approche, selon
laquelle ce qui compte réellement n'est pas la conformité de la déci-
sion ou du comportement social avec un standard externe et objecti-
vement determinable, qui est la norme, mais plutôt le style et la
manière dont on échafaude et on présente la justification de cette
décision ou de ce comportement? A la limite, et par reductio ad
absurdum, toute décision ou comportement serait licite, ou conforme
au droit selon cette école, si on peut le justifier dans un «style» juri-
dique, c'est-à-dire en utilisant un langage juridique et des arguments

7. Myres S. McDougal, «The Hydrogen Bomb Test and the International Law
of the Sea», AJIL, 49 (1955), pp. 356-361.
Cours général de droit international public 39

juridiquement échafaudés, indépendamment du contenu et du bien-


fondé de cette justification.
Le processus en question devient alors un simple rituel, des exi-
gences formelles à remplir, n'ayant aucun lien avec le fond même de
la décision (ce qui est graphiquement rendu en anglais par l'expres-
sion familière «going through the motions», «faire les gestes»).
Ainsi, à la limite, cette théorie réduit le droit international à une
rhétorique particulière de justification; ce qui non seulement se prête
aux pires dérives et abus, surtout de la part des plus forts8, mais qui
est, de plus, incompatible avec l'existence même du droit internatio-
nal. Car dire que le droit existe c'est dire qu'il a un minimum d'exis-
tence objective et d'effet contraignant ou directif sur le comporte-
ment social.

4. Critique de l'approche exclusivement processuelle

Sur un plan plus technique, le droit comme processus est une


notion trop mécaniste et réductionniste qui ne peut à elle seule
englober et expliquer tout le phénomène et l'univers juridiques. En
effet, le «droit en mouvement» est un processus, mais on ne peut
réduire le droit au mouvement, au processus en tant que tel. Car
c'est un processus «encadré», «structuré», «cadencé» et «téléolo-
gique». Ce sont ces qualificatifs qui font sa juridicité. Sans eux, peut-
être y a-t-il processus ; mais pas de droit.
Si on le considère «à l'arrêt», en instantané, le droit est un
ensemble de propositions normatives porté par une certaine struc-
ture. Les deux peuvent être présentées en forme de règles ou de
normes. Celles ayant trait à la structure codifient les modalités de
son mouvement, c'est-à-dire de son fonctionnement en tant que
mécanisme ou processus; alors que celles ayant trait aux proposi-
tions normatives définissent les comportements prescrits, fournissant
ainsi le contenu à la réalisation duquel le processus est affecté et lui
assignant son but et sa direction. En d'autres termes, pour être juri-
dique, le processus doit être lui-même prévisible ou convertible en

8. Un exemple typique de cette approche manipulatrice du droit est fournie par


l'ancien conseiller juridique du State Department, M. Abraham Sofaer, qui dans
une déclaration au New York Times parle de « plier les règles » (bend the rules),
NYT, 19 janvier 1986, p. 1. Pour une analyse percutante et critique de cette
approche (par un diplomate canadien), voir Paul Fauteux, «La pratique du droit
relatif au maintien de la paix et de la sécurité internationales», Revue du Barreau
(du Québec), 47 (1987), pp. 625-665.
40 Georges Abi-Saab

termes de règles ou de normes. Car un processus hors cadre ou sans


structure serait un mouvement fortuit et erratique; et sans contenu
normatif, il serait dépourvu de tout but et de toute direction, un pro-
cessus qui se déroule à vide. Ce sont la structure et le contenu nor-
matif qui lui impartissent sa stabilité, son rythme et sa direction.
En d'autres termes, le processus juridique est une structure téléo-
logique en mouvement, poursuivant un but normatif, qui est la trans-
cription d'une norme substantielle dans les faits, c'est-à-dire dans le
comportement social.
L'aspect normatif est donc consubstantiel au phénomène juridique9.

///. Entre la norme et le comportement

Cela ne veut pas dire que l'aspect normatif épuise tout le phéno-
mène ou l'univers juridique. Car, si nous ne voyons dans le droit
qu'un ensemble de normes, de sérieux problèmes subsisteront pour
appréhender le contenu des normes et pour évaluer leur effet social,
c'est-à-dire leur emprise réelle sur le comportement et le milieu
social.

1. La langue

En effet, entre la règle ou la proposition normative et sa réception


sociale, il existe deux niveaux de médiation. Le premier c'est la
langue. Appartenant à l'univers de l'idéel social, la seule manière
pour les normes de s'incarner est à travers les mots; ce qui pose la
problématique de la communication et de l'interprétation dans leur
acception la plus philosophique et la plus large (allant de De Saus-
sure à Chomsky).
Les nouvelles disciplines de la linguistique et de la sémiotique,
tout en nous révélant les structures de la langue, nous ont appris que
les mots ne sont que des signes, symboles, référants ou signifiants

9. Cette affirmation n'implique pas la négation de l'existence d'une marge plus


ou moins grande d'ambiguïté et d'indétermination dans toute proposition géné-
rale, particulièrement si elle est normative. Cependant, l'existence même de cette
pénombre implique nécessairement que la proposition a un noyau dur (hardcore)
clairement determinable; bien que l'évolution de la règle dans le temps puisse
aller dans le sens de l'extension du noyau ou de la pénombre. Tout ce que cette
affirmation veut dire c'est que les règles, en tant que propositions générales com-
munément perçues, peuvent exister (pace Derrida et certains interprètes ou inter-
prétations de Wittgenstein) ; et qu'il ne peut pas y avoir de droit sans règles, aussi
rares, légères ou fragmentaires soient-elles.
Cours général de droit international public 41

qui pointent vers un sens qui leur est extrinsèque, le signifié. Le


signifié est socialement déterminé par la «culture» d'une société,
dans le sens anthropologique du terme, 'c'est-à-dire sa vision du
monde, ses structures mentales, sa manière d'appréhender et d'éva-
luer les idées et les choses. D'une pertinence particulière pour ce qui
est du droit est ce que les politologues appellent «la culture
politique», ou plus simplement les conceptions et mœurs politiques
d'une société, ses attitudes à l'égard de la chose publique.
La «culture» est relative et évolutive. Ce qui explique que des
notions comme «élections libres», «propriété privée» ou «liberté
d'expression», qu'on trouve dans beaucoup de constitutions, ont des
significations si divergentes d'un pays à l'autre, ou que le même
code, «emprunté» par plusieurs pays, donne lieu à des interpréta-
tions largement différentes, ainsi qu'un même code (ou constitution)
lorsqu'il est appliqué dans le même pays pendant longtemps10.
Ainsi, le premier intermédiaire entre la norme et sa réception
sociale c'est la langue, langue qui renvoie elle-même à des concep-
tions sociales relatives et changeantes.

2. Le système juridique

Le second niveau de médiation entre la norme et son assise


sociale est celui du système juridique, c'est-à-dire la manière dont
une société donnée génère, gère et digère les normes, ou l'ensemble
des structures et mécanismes de gestion juridique qu'elle se donne et
qui détermine non seulement sa réaction à la violation des normes et
les méthodes, moyens et garantie de leur mise en œuvre, mais égale-
ment le cycle de vie de ces normes : leur création, leur évolution et
leur éventuelle disparition.
Ainsi nous pouvons avoir une même norme, ou une norme à for-
mulation identique, surtout s'il s'agit d'un principe général, tel que
la bonne foi ou pacta sunt servanda, et particulièrement si elle est
empruntée au droit romain, qui donne lieu à des résultats radicale-

10. Voir, par exemple, le Code civil français ou la Constitution américaine, ou


même la Charte des Nations Unies après une bonne quarantaine d'années seule-
ment. Les changements dans la signification et l'effet social sont plus spectacu-
laires en cas de changement radical dans le système politique et social. Ainsi le
Code des obligations allemand, le BGB, a été adopté sous l'Empire en 1900, a
servi sous la République libérale de Weimar, sous Hitler, puis à la fois dans la
République fédérale d'Allemagne et la République démocratique allemande. Les
mots sont restés les mêmes, mais pas leur sens ni leur effet social.
42 Georges Abi-Saab

ment divergents dans les différents systèmes juridiques qui l'adop-


tent ; et cela non seulement selon les grandes divisions des traditions
juridiques tels le droit civil et la common law, mais au sein d'une
même famille juridique, d'un pays à l'autre, et a fortiori en droit
international, parce que les mécanismes juridiques et la volonté
sociale qui les animent ne sont pas les mêmes.
Nous avons donc, en premier lieu, une couche sociale qui est la
«culture», la vision qu'a une société du monde, des idées et des
choses, vision qui moule notre intelligence de la norme; nous avons
en second lieu les mécanismes ou le système juridique qui gèrent
cette norme. Pour évaluer l'emprise réelle de la norme sur la société,
nous devons toujours examiner comment elle est filtrée à travers ces
deux couches, et jauger ainsi l'effet total et le degré d'effectivité du
droit en société.
Essayons de voir quels sont ces deux niveaux de médiation qui
déterminent le sens, le mode de gestion et l'effet total des normes en
droit international. Le premier niveau, la «culture» ou la «culture
politique» internationale — qui occupera la première partie de ce
cours — nous renvoie à l'environnement du droit international, car
la culture est une émanation directe de la société qui l'environne.
Cette société ou cet environnement a sécrété également un système
juridique spécifique, qui a, à son tour, généré un ensemble de
normes ayant pour but de réglementer les interactions au sein de ce
même environnement.
Il est donc important d'examiner les rapports entre le système
juridique et son environnement, les échanges entre eux, et leurs
effets, par «rétroaction», sur les mécanismes du système lui-même,
pour comprendre comment le système a émergé de cet environne-
ment, ou comment l'environnement a sécrété un tel système ainsi
que les produits de ce système en forme de règles, de décisions et de
résultats ou effets sociaux, et pourquoi ils sont ce qu'ils sont à un
moment donné.
Je propose donc de commencer par un examen rapide, et de
l'extérieur pour ainsi dire, des origines, de l'évolution et de la spéci-
ficité du droit international. En d'autres termes, comment et dans
quelles conditions le système actuel de droit international a vu le
jour et a acquis sa configuration particulière; comment et sous
quelles influences il a évolué — et quels sont les facteurs actuels ou
récents qui freinent ou favorisent son développement; et dans quelle
direction. Et cela avant de passer, dans la deuxième partie du cours,
Cours général de droit international public 43

à l'analyse du droit international de l'intérieur, en tant que système


juridique, c'est-à-dire en mettant l'accent sur sa dimension de
«mécanisme» ou «processus». Analyse qui sera suivie, dans la troi-
sième partie, par un examen rapide du contenu normatif du droit
international.
45

PREMIÈRE PARTIE

LE DROIT INTERNATIONAL
DANS SON ENVIRONNEMENT

CHAPITRE II

ORIGINES ET ÉVOLUTION

Voyons rapidement comment l'environnement international a


sécrété le droit international qui est parvenu jusqu'à nous. Ici aussi,
la littérature révèle de grandes controverses sur les origines de ce
système.

I. Le droit international : générique ou spécifique ?

1. Ubi societas, ibi jus

A cet égard, il faut préciser ce que nous entendons ici par droit
international. S'agit-il du droit international dans un sens générique,
englobant tous les systèmes historiquement connus de droit entre
communautés humaines organisées, ou d'un certain droit interna-
tional dans le sens d'un ordre ou d'un système juridique spéci-
fique ?
En effet, selon la fameuse maxime romaine, ubi societas, ibi jus,
là où il y a société, c'est-à-dire un réseau de rapports sociaux relati-
vement stables, le droit fait son apparition d'une manière ou d'une
autre. Et c'est un fait historique que chaque fois que des communau-
tés humaines se sont organisées et que ces communautés sont entrées
en contact de manière récurrente, qu'il soit pacifique ou violent (pro-
bablement violent d'abord, pacifique ensuite), certaines normes ont,
consciemment (par accord) ou inconsciemment (par voie coutu-
mière) fini par faire leur apparition, normes que nous pouvons consi-
dérer d'une certaine manière comme des règles de droit internatio-
nal. Ainsi, l'un des premiers traités que nous connaissons est celui
conclu par Ramsés II avec le roi des Hittites, au XIIIe siècle avant
46 Georges Abi-Saab

Jésus-Christ. Nous connaissons également les rapports juridiques qui


se sont tissés entre les cités grecques allant des formes de coopéra-
tion les plus étroites, telles les ligues amphictyoniques, à certaines
règles qui n'entrent enjeu qu'en cas de guerre; de même que les ins-
titutions de droit international qui se sont développées entre les
princes ou «Etats» du sous-continent indien, ainsi qu'en Chine et en
terre d'Islam; pour ne pas mentionner le jus gentium du droit
romain. Il s'agit là de systèmes ou «types historiques de droit inter-
national» ", qui ont existé dans un certain espace et pour un certain
temps. Mais est-ce la même chose que le droit international que nous
vivons, ou s'agit-il de maillons d'une même chaîne qui mène à ce
droit?
Il est vrai que dans tous ces systèmes historiques nous trouvons
certaines règles ou institutions qui se ressemblent, dont le noyau dur
et le dénominateur commun sont les traités et les immunités des
émissaires, règles ou institutions fondées sur le respect de la parole
donnée. Mais la similitude des solutions substantielles données aux
mêmes problèmes ne justifie pas l'amalgame, car elle ne signifie pas
nécessairement identité de systèmes juridiques. Celle-ci présuppose
en premier lieu l'identité de la base idéologique ou de la source de
légitimité de l'ordre juridique (ou le fondement de sa force obliga-
toire, sa Grundnorm si l'on veut) dans le milieu social où il
s'applique, et qui explique son ancrage ou son acceptation dans son
environnement; ce qui relève sociologiquement des systèmes de
croyance (belief systems). Elle suppose en second lieu une identité
des structures et des mécanismes de gestion juridique. Or, ces élé-
ments ne sont évidemment pas les mêmes dans les différents sys-
tèmes historiques susmentionnés.

2. Les origines historiques du système actuel


du droit international

Il est très difficile, voir impossible, de fixer le point de départ pré-


cis d'un système juridique, qu'il soit interne ou international. Car, en
général, un tel système émerge à travers une évolution plus ou moins
longue, bien que des étapes et des tournants décisifs jalonnent le
cycle de vie de tout système juridique. Et même en essayant d'iden-

11. Paul Vinogradoff, «Historical Types of International Law», Bibliotheca


Visseriana, 1 (1923), pp. 1-70.
Cours général de droit international public Al

tifier ces points saillants, il faut distinguer entre, d'une part, la


matière première du droit que sont les relations juridiques elles-
mêmes ou la pratique qui s'installe et qui est une donnée objective
et, d'autre part, la réflexion juridique qui est la systématisation et
l'explication théorique de cette pratique déjà existante ou appelée de
ses vœux à exister par cette réflexion, en d'autres termes, le discours
juridique ou la doctrine, qui est nécessairement subjective.
Ces deux phénomènes ou types d'activités juridiques ne se dérou-
lent pas nécessairement en même temps ni au même rythme; et la
dialectique qui s'engage entre eux explique en bonne partie la dyna-
mique de l'évolution du droit. Ce qui explique aussi le caractère
nécessairement artificiel de toute datation ou périodisation aussi utile
soit-elle pour les besoins de l'exposé.
S'il faut néanmoins identifier les origines immédiates du système
actuel du droit international, origines avec lesquelles nous pouvons
établir une continuité ou un lignage direct et sans interruption
majeure en remontant du présent vers le passé, nous constatons que
depuis le XIXe siècle déjà il n'existe qu'un seul système, qui pro-
longe à son tour, en remontant encore plus loin, le système européen
issu des guerres de religion, qui a été consacré par la paix de West-
phalie de 1648 '2.
Cela ne veut pas dire que le système a commencé avec une table
rase à ce moment-là. Car beaucoup de ses éléments (même pour ce
qui est des mécanismes) existaient déjà ou étaient en gestation. De
plus, il était l'héritier d'un riche patrimoine intellectuel: le droit
romain, le droit canon, les commentaires y afférents et surtout les
écrits des «pères» du droit international tels Vitoria, Suárez et Gro-
tius, dont l'œuvre avait précédé la paix de Westphalie, jetant ainsi
les bases intellectuelles du nouveau système émergent.
Mais l'élément nouveau était la structure des rapports entre les

12. Le professeur Roberto Ago s'élève contre l'affirmation que le système


actuel du droit international ait vu le jour en Europe à la fin des guerres de reli-
gion, car, selon lui, bien avant cette période, des rapports juridiques s'étaient
noués entre les deux empires romains d'Orient et d'Occident et la terre d'Islam;
et après que ces deux empires se furent désagrégés, comme avant leur apparition,
une sorte de droit international a toujours existé autour de ce creuset de civilisa-
tions qu'est la Méditerranée. (Roberto Ago, «Les premières collectivités interéta-
tiques méditerranéennes», Le droit international : unité et diversité. Mélanges
offerts à Paul Reuter, Paris, Pedone, 1981, pp. 9-34; id., «Pluralism and the Ori-
gins of the International Community », The Italian Yearbook of International Law,
3 (1977), pp 1-30.) Ce qui est vrai, mais qui ne fournit pas de réponse à la ques-
tion de l'identité et de la continuité du système.
48 Georges Abi-Saab

sujets qui s'est établie à travers cette paix et qui a donné lieu à un
mécanisme qui, en intégrant les éléments disparates déjà existants ou
en gestation, a pu digérer l'aspect normatif de ce riche héritage intel-
lectuel, et a commencé à le gérer de manière nouvelle, selon le
double paramètre de la souveraineté et de Végalité.
C'est cette transformation radicale, ce saut qualitatif, dans l'agen-
cement juridique des relations internationales, qui constitue le point
à partir duquel les linéaments du système actuel commencent à appa-
raître de manière claire, bien qu'il ait subi depuis lors beaucoup de
secousses et de modifications.
Ainsi, qu'on considère le système issu de la paix de Westphalie
comme un système nouveau ou simplement renouvelé, bien que de
manière radicale, cette paix marque un tournant suffisamment essen-
tiel et lointain pour ne pas remonter au-delà.
Cela ne veut pas dire non plus que ce système était le seul à exis-
ter à ce moment-là. Car avant et même après cette période, d'autres
systèmes de droit international existaient ou ont continué d'exister
dans d'autres régions du monde, et même à ses propres portes.
Mais comment peut-on affirmer que ce système régional de droit
international, qui s'est cristallisé il y a quelques trois siècles et demi
en Europe dans un univers matériel, mental et social radicalement
différent du nôtre, est le même ou l'ancêtre direct de notre système
universel de droit international ? Pour répondre à cette question, il
nous faut examiner rapidement comment ce système a évolué depuis
cette période pour devenir ce qu'il est aujourd'hui; et cela sur deux
plans :

— le premier est celui de son évolution de l'extérieur, c'est-à-dire


l'évolution de sa vision ou de sa conception des communautés et
des peuples extra-européens, de son attitude envers eux et, par
conséquent, de ses rapports avec d'autres systèmes, avant de les
écarter graduellement pour devenir le système unique et plus tard
universel de droit international;
— le second plan est celui de son évolution de l'intérieur ou plutôt
des transformations plus ou moins radicales qu'il a dû opérer
dans ses bases idéologiques pour faire face aux grands change-
ments intervenus dans le monde, tout en préservant l'essentiel de
ses structures. Ce qui nous permet d'affirmer son identité et sa
continuité, malgré les grands bouleversements auxquels il a été
confronté et les transformations qu'il a subies.
Cours général de droit international public 49

//. L'évolution du système


par rapport au monde extra-européen
Examinons en premier lieu l'attitude de ce système vis-à-vis des
communautés et des peuples extra-européens et l'évolution de cette
attitude aussi bien dans la pratique que dans la doctrine qui l'expose,
l'explique et la justifie.
Il faut préciser d'emblée, cependant, qu'à cet égard la paix de
Westphalie, aussi importante soit-elle quant à la transformation des
structures des rapports juridiques à l'intérieur du système, est moins
importante quant à la conception de ce système nouveau ou renou-
velé de la communauté internationale et quant à sa position vis-à-vis
du reste du monde; les étapes décisives ou marquantes se situant
avant et après.

1. L'universalisme des origines


Bien avant la paix de Westphalie et sans remonter à l'histoire
ancienne, des rapports plus ou moins lâches ou épisodiques
d'échanges et de commerce existaient entre l'Europe médiévale et
des terres lointaines telles les Indes («la route des épices») et la
Chine (« la route de la soie »), rapports qui passaient nécessairement
par la terre d'Islam (jusqu'à la découverte du cap de Bonne-Espé-
rance par Vasco de Gama). Mais c'est précisément avec les Musul-
mans, en Europe même et dans les alentours méditerranéens et
proche-orientaux, que des rapports plus intenses, de conflit comme
de coopération, pouvaient avoir lieu. Le contenu juridique de ces
rapports ressemblait beaucoup à celui du droit international contem-
porain : immunité des émissaires, traités à contenu variable allant des
cartels durante bello aux traités de commerce, de protection des
nationaux, jusqu'aux alliances, le tout basé sur la réciprocité et le
respect de la parole donnée.
Pour ce qui est de l'explication et de la justification théoriques de
ces pratiques, on se référait simplement au droit naturel, qui présup-
posait l'unité de la race humaine), et au jus gentium (notion héritée
du droit romain); références d'habitude elliptiques, il est vrai, faites
de manière trop abstraite et générale. Mais elles étaient suffisantes
pour soutenir des rapports relativement distendus, avec des peuples
anciens bien connus, du moins historiquement, dans la culture euro-
péenne.
La découverte des Amériques (et surtout des Amérindiens) a
50 Georges Abi-Saab

reposé la question des rapports avec les peuples extra-européens de


manière beaucoup plus aiguë. Dans son fameux livre De Indis, Fran-
cisco Vitoria considère que les Amérindiens appartiennent à la race
humaine, qu'ils ont une âme et que, par conséquent, ils font partie de
la societas gentium, expression de l'unité fondamentale du genre
humain, et sont sujets du jus humanae societatis ou jus gentium,
émanation du droit naturel. Cette constatation objective — qui
n'était pas aussi évidente en son temps qu'elle n'apparaît
aujourd'hui, et qui constitue une prise de position en faveur d'une
communauté internationale universelle — était avancée cependant
comme prémisse pour arriver à deux conclusions paradoxales. Pour
dire, d'une part, que le roi d'Espagne pouvait conclure des alliances
avec certaines tribus afin d'en soumettre d'autres, et, d'autre part, ce
qui était bien plus grave, que le droit naturel impose aux Amérin-
diens de reconnaître le jus communication'^, ou droit de libre circu-
lation, des Espagnols, et justifier ainsi la conquista par leur résis-
tance à l'exercice de ce droit.
De même, Grotius plus tard, dans son œuvre de jeunesse sur les
prises, De jure praedae commentarius, préconise l'application du
droit des gens et du droit naturel au-delà de la chrétienté. A la ques-
tion de savoir si le sultan de Johore était un souverain (donc membre
de la communauté internationale), il répond par l'affirmative. Mais
là aussi pour arriver à la conclusion que le roi des Pays-Bas pouvait
s'allier avec lui contre les Anglais. Dans son œuvre maîtresse, De
jure belli ac pacis, il reprend la question, bien que succinctement, de
manière plus générale. Citant le stoïcien Florentin selon lequel «la
Nature a établi entre nous une espèce de parenté» 13 , il envisage
l'établissement de rapports juridiques avec les infidèles et les païens,
tels des traités ou des alliances14, tout en faisant une distinction fon-
damentale entre les rapports qui peuvent exister entre les membres
de la communauté chrétienne et ceux qui peuvent exister entre chré-
tiens et infidèles ou païens et qui sont limités à des arrangements
particuliers ou ad hoc, dont «il faut ... juger» l'opportunité et la
licéité «par les circonstances» ' 5 .

13. Discours préliminaire (Prolégomènes) XIV (dans la traduction française de


Barbeyrac).
14. Ibid., livre II, chap. XV, par. X, n° 5.
15. Ibid., livre II, chap. XV, par. XI, n° 1. Grotius reflétait en cela une opinion
répandue bien avant lui. Cf. Paul Guggenheim, «Droit international général et
droit international européen», Annuaire suisse de droit international, 18 (1961),
p. 13.
Cours general de droit international public 51

Ainsi, bien avant et même pendant la période de la paix de West-


phalie, prévalait une présomption doctrinale d'universalité du droit
international, ou plutôt de son assise sociale, la societas gentium, qui
dépassait l'enceinte européenne. Même si cet universalisme des
juristes européens répondait partiellement aux préoccupations pra-
tiques de leurs propres souverains.
C'était là une conséquence nécessaire du droit naturel, qui conti-
nuait à sous-tendre idéologiquement le système nouveau ou renou-
velé, tout en subissant lui aussi une transformation radicale dans sa
propre conception, comme on le verra plus loin.
Cette vision d'une communauté internationale universelle reflétait
également les structures plus ou moins symétriques ou égalitaires
des rapports juridiques (et des rapports de force) existants, du moins
entre les puissances européennes et les peuples connus de l'ancien
monde; ce qui impliquait qu'on les considérait comme des interlocu-
teurs valables sur le plan international, c'est-à-dire comme des com-
munautés politiques autonomes et d'une certaine manière égales.

2. La hiérarchisation de la communauté internationale

a) La pratique

Mais petit à petit ces rapports changent de caractère et deviennent


de plus en plus asymétriques. Ainsi, les comptoirs établis sur les
côtes africaines et indiennes et les îles et les archipels jouxtant les
nouvelles routes maritimes vers les Indes, servant au début de points
de rencontre et d'échanges, se transforment rapidement en îlots
d'extraterritorialité, avant de devenir des enclaves étrangères et des
axes de pénétration et de soumission de l'hinterland. Et les accords
conclus avec les princes ou les chefs locaux, apparemment sur un
pied d'égalité, finissent par être «internalises», c'est-à-dire considé-
rés ou réinterprétés comme des accords de soumission, et ne sont
utiles que pour prouver la possession effective du territoire par la
puissance européenne qui les a conclus vis-à-vis des autres puis-
sances européennes, comme l'illustre si bien la fameuse sentence
arbitrale relative à l'île de Palmas16. Ailleurs, avec des empires ou
des pays plus difficiles à réduire, des traités de capitulation ayant

16. Nations Unies, Recueil des sentences arbitrales, vol. 2, p. 829 (Max Huber,
arbitre unique).
52 Georges Abi-Saab

pour but de protéger les ressortissants européens hors chrétienté se


transforment en régimes extraterritoriaux et en privilèges exorbi-
tants.
Ces changements se déroulent sur une toile de fond d'une dispa-
rité croissante dans le rythme de développement technologique et
économique, très rapide en Europe et dans ses colonies de peuple-
ment par rapport au reste du monde, avec un écart qui progresse géo-
métriquement au cours du XIXe siècle 17 ; ce qui ne tarde pas à se
répercuter sur les rapports de force entre eux.

b) Le rôle de la « reconnaissance »

Parallèlement, vers la fin du XVIIIe siècle, nous constatons


l'émergence, au niveau doctrinal, d'une nouvelle théorie inconnue
jusqu'alors, du moins dans les rapports avec le monde extra-euro-
péen, celle de la reconnaissance18.
Au début, théorie plutôt tautologique, suscitée par les exemples
récents de rébellions, surtout celle des Etats-Unis d'Amérique, elle
ne préconise, dans la logique du droit des gens, guère plus que la
reconnaissance des faits une fois établis, et des conséquences que
leur attribue le droit international19. C'est donc la version déclara-
toire avant la lettre.
L'émancipation des républiques latino-américaines au début du
XIXe siècle se situe dans cette phase. Car, bien qu'elle se soit dérou-
lée (comme celle des Etats-Unis) sur le continent américain, il

17. Au XVIe siècle, la science et la technologie chinoises sont égales, si ce n'est


supérieures, à leurs contreparties européennes. (Voir l'ouvrage monumental du
professeur Joseph Needham, Science and Civilisation in China, Cambridge,
Cambridge University Press, 6 vol., 1954-1968). Selon Jean Batou, au seuil du
XIXe siècle, les pays du Moyen-Orient et de l'Amérique latine (pour lesquels on dis-
pose d'un peu plus de données que pour le reste du monde extra-européen) jouis-
saient d'un revenu par habitant comparable à celui de l'Europe et de ses colonies de
peuplement nord-américaines. Soixante ans plus tard, l'écart était de 1 à 2. La rup-
ture est intervenue entre 1830 et 1860, avec la formidable montée de la révolution
industrielle en Europe et aux Etats-Unis d'Amérique. (Jean Batou, Cent ans de
résistance au sous-developpement: 1770-1870. L'industrialisation de l'Amérique
latine et du Moyen-Orient face au défi européen, Genève, Droz, 1990.)
18. Avant le schisme, l'amorce d'une procédure centralisée s'est manifestée
pour un certain temps, exclusivement à l'intérieur du système européen, en la
forme d'un vague pouvoir du pape de reconnaître les nouveaux Etats et princes
ainsi que les changements territoriaux. (Cf. R. Ago, « Pluralism and the Origins of
the International Community», loc. cit. supra note 12, p. 27.)
19. Voir Charles Henry Alexandrowicz, «The Theory of Recognition in Fieri»,
British Year Book of International Law (BYB1L), 34 (1958), pp. 176-198.
Cours general de droit international public 53

s'agissait de rébellions menées par des populations de souche euro-


péenne, qui se considéraient et étaient considérées comme apparte-
nant à la communauté européenne, communauté qui devenait ainsi
«occidentale». La question de la reconnaissance des Etats issus de
ces rébellions s'est finalement réduite à celle de leur existence effec-
tive (les velléités de reconquête européenne étant mises en échec par
la doctrine Monroe qu'elles ont suscitée)20. Au cours du XIXe siècle,
cependant, la reconnaissance se développe rapidement dans sa ver-
sion constitutive; et cela sous l'influence de deux facteurs décisifs:
d'une part, sur le plan politique, la sainte alliance et le concert euro-
péen avec leurs visées interventionnistes et hégémoniques; d'autre
part, sur un plan théorique, la montée du positivisme philosophique
et juridique (que nous examinerons plus loin) qui voit dans la
volonté de l'Etat la source exclusive de tout droit, interne comme
international.
L'accent est mis sur la reconnaissance en tant qu'acte de volonté,
et non plus sur sa fonction initiale. Plutôt que d'enregistrer ou de
«prendre acte» d'une réalité objective ayant une existence indépen-
dante de la volonté de l'Etat qui reconnaît, la reconnaissance est
conçue comme une participation volontaire de celui-ci dans la créa-
tion de cette réalité.
La reconnaissance devient ainsi une condition de l'acquisition de
la souveraineté, et par là même un instrument de «contraction» de la
communauté internationale, qui se réduit à la communauté de ceux
qui se reconnaissent mutuellement, une sorte de club exclusif
fermé21. Et le critère d'admission à ce club fermé est celui de «civi-
lisation». Mais de fait, il s'agissait d'une civilisation, l'européenne.

20. Les républiques latino-américaines ont ainsi intégré la communauté inter-


nationale en tant qu'Etats occidentaux, même si par la suite leurs conditions maté-
rielles et sociales les ont conduites dès la fin du XIXe siècle à développer des posi-
tions originales en droit international (telles les doctrines Drago et Calvo), qu'on
pourrait qualifier de «tiers-mondistes» avant la lettre. Mais elles l'ont fait en tant
que membres à part entière de cette communauté, quoique appartenant à la caté-
gorie des «petites puissances». Une nouvelle étape a été franchie avec la révolu-
tion mexicaine et l'avènement de 1'«Indien» comme composante de 1'«image de
soi» (self-image), ou plus banalement de la définition de l'identité nationale de
ces pays.
21. Voir par exemple L. Oppenheim, International Law (dans sa quatrième édi-
tion par Arnold McNair, qui date seulement de 1928):
« As the basis of the Law of Nations is the common consent of the civilized
States, statehood alone does not imply membership of the Family of
Nations . . . Through recognition only and exclusively a State becomes an
International person and a subject of International Law.» (Londres,
Longman's Green, 1928, pp. 143-145.)
54 Georges Abi-Saab

En d'autres termes, pour pouvoir être reconnu comme souverain,


sujet de droit international et membre de la communauté internatio-
nale, il fallait être «civilisé», c'est-à-dire assimiler et se conformer
aux valeurs, standards et modèles européens. De plus, et c'est un
grand plus si on le mesure à l'aune du droit positif préexistant,
l'entité en question doit reconnaître \ejus commercium des anciens
membres, en leur ouvrant son territoire et en entretenant des rapports
suivis avec eux sur cette base22.
Les autres n'étaient pas considérés comme des communautés poli-
tiques indépendantes, des sujets de droit international, mais comme
des objets et des aires de vacance juridique, des terrae nullius, qui
pouvaient être appropriées par les sujets du système en toute légalité
et même en toute bonne conscience, en tant que «mission civilisa-
trice ». Cette logique atteint son point culminant avec la Conférence
de Berlin de 1884-1885 sur l'Afrique, qui voit les puissances euro-
péennes se partager des territoires qu'elles n'avaient pas encore
occupés, ni même explorés.
Ainsi, le système européen, de régional au début, étend progressi-
vement son emprise pour arriver, vers la fin du XIXe siècle, à couvrir
toute la mappemonde. Mais c'est une couverture purement géogra-
phique, en ce sens que les membres de la communauté internationale
rétrécie ont réussi à soumettre à leur imperium l'essentiel du reste du
monde. Et ceux des peuples extra-européens qui, pour une raison ou
une autre, n'ont pas été soumis par la force (parce qu'ils servaient
par exemple de tampon entre deux zones d'influence) sont absorbés
dans le système par assimilation.

22. Dans sa première édition de 1905, Oppenheim formule ainsi les conditions
d'admission dans la «famille des Nations» :
«A State to be admitted must, first, be a civilised State which is in
constant intercourse with members of the Family of Nations: Such a State
must expressly or tacitly consent to be bound for its future international
conduct by the rules of international law; and those States which have
hitherto formed the Family of Nations must expressly or tacitly consent to the
reception of the new member.» (L. Oppenheim, International Law, vol. 1,
Londres, Longman's Green, 1905, p. 32; l'italique est de nous.)
Les deux dernières conditions reflètent la forte approche volontariste qui régnait à
l'époque. C'est par le biais de son aspect d'«acte de volonté constitutif» que la
reconnaissance a paradoxalement servi d'instrument d'exclusion de la commu-
nauté internationale, permettant aux puissances européennes d'«excommunier»
les anciennes communautés afro-asiatiques avec lesquelles elles avaient traité
pendant les deux siècles précédents plus ou moins sur un pied d'égalité. (Cf.
Charles Henry Alexandrowicz, «Doctrinal Aspects of the Universality of the Law
of Nations», BYBIL, 37 (1969), p. 508.)
Cours general de droit international public 55

Ce processus a commencé par le traité de paix adopté à la Confé-


rence de Paris de 1856, à l'issue de la guerre de Crimée, qui stipule
à son article 7 que l'Empire ottoman «est admis à participer aux
avantages du droit public et du concert européen» 23 (ce qui n'était
qu'évidence ; car hormis la géographie, l'Empire ottoman se rangeait
dans cette guerre dans le camp des vainqueurs européens d'une autre
puissance européenne, la Russie). D'autres Etats extra-européens
suivirent, tels la Perse, la Chine, le Siam et surtout le Japon. Mais là
aussi c'est la montée du pouvoir militaire du Japon, démontrée
notamment par sa victoire sur une puissance européenne, la Russie,
dans la fameuse bataille navale de Tsushima en 1905, qui achève
d'établir sa qualité de «nation civilisée». Cette admission par assi-
milation s'opère cependant au prix de concessions majeures faites
par ces nouveaux venus aux membres originaires du club. Et, dans
les faits, ils étaient plus tolérés que considérés comme des membres
à part entière.

c) La théorie des cercles

Selon certaines interprétations, celle du professeur Guggenheim


par exemple, cette différenciation n'est pas aussi discriminatoire ou
néfaste qu'elle n'apparaît aujourd'hui, car il ne s'agit que d'une nou-
velle version de l'idée remontant au Moyen Age, qu'on retrouve
également chez les pères du droit international, tels Vitoria, Suárez
et Grotius, d'une communauté internationale à deux étages: l'une
universelle, large mais plus lâche; l'autre, chrétienne-occidentale,
restreinte mais plus intégrée. Et de même que la res publica Chris-
tiana médiévale était « une tentative d'organisation » par le pape (ou
plus tard l'empereur), le droit public européen du XIXe siècle se
référait également aux «normes de droit international ... qui concer-
nent plus particulièrement l'organisation de la communauté euro-
péenne, fondée sur le principe de l'équilibre» 24 . Ce qui n'enlève pas
aux autres Etats, comme l'Empire ottoman avant 1856, leur statut de
sujet du droit international général.
Cependant, il suffit de jeter un regard rapide sur la littérature et la
pratique de cette époque pour voir que cette interprétation est par
trop charitable. En effet, après Vattel, dont le Traité est publié en

23. British and Foreign State Papers, p. 12.


24. P. Guggenheim, op. cit. supra note 15, pp. 12, 21 (l'italique est de nous).
56 Georges Abi-Saab

1758, on n'entend plus guère parler de cette communauté univer-


selle, mais plutôt du droit international européen, et des origines et
sources chrétiennes et européennes du droit international. Et si on
retrouve effectivement dans la littérature du XIXe siècle l'idée de
deux (ou même trois) cercles, il ne s'agit plus, pour ce qui est du
plus large, de la societas gentium, la communauté universelle, assise
sociale du jus gentium, mais de quelque chose d'autre, au-delà de la
portée du droit international.
Typique des opinions et de la vision de cette période, est l'échelle
tripartite de James Lorimer, très populaire en son temps, qu'il utilise
pour classifier 1'«humanité» par rapport au droit et à la communauté
internationale :
«En tant que phénomène politique, l'humanité dans sa
condition actuelle forme trois sphères concentriques: l'huma-
nité civilisée, l'humanité barbare et l'humanité sauvage.»25
Cette classification coïncide avec celle de Franz von Liszt, qui
parle de peuples ou Etats «civilisés», «semi-civilisés» et «non civi-
lisés» 26 . D'autres optent pour une classification binaire, tel un John
Westlake, ou un Oppenheim, en «Etats civilisés» et les autres27.
Seule la première catégorie, c'est-à-dire les Etats «civilisés»,
appartient de plein droit et à part entière à la communauté internatio-
nale. Quant aux autres, pour ce qui est des « barbares » ou des « semi-
civilisés», ils n'ont droit qu'à une reconnaissance «partielle» selon
Lorimer, alors que pour von Liszt « ils ne font partie de la communauté
internationale que dans la mesure où ils sont liés par traité avec les
Etats civilisés»28. Pour le reste, c'est-à-dire 1'«humanité sauvage» ou
les « non civilisés », ils sont laissés à la « discrétion » (voire à la merci)
des membres de la communauté internationale et à leur sens moral (ou
leur zèle civilisateur), mais sans aucune obligation juridique29.

25. James Lorimer, The Institutes of International Law, publié en 1883, abrégé
et traduit par Nys sous le titre Principes de droit international (1888), p. 69.
26. Franz von Liszt, Völkerrecht, publié en 1898. Cf. Antonio Truyol y Serra,
«L'expansion de la société internationale aux XIXe et XXe siècles», RCADI,
tome 116(1965-111), p. 149.
27. John Westlake, International Law, 2e éd., Cambridge University Press,
1910, p. 40 (la première édition date de 1904); L. Oppenheim, op. cit. supra
note 21, p. 42.
28. La citation est reprise dans sa traduction par Truyol y Serra, op. cit. supra
note 26, p. 149.
29. Voir par exemple Von Liszt, ibid., p. 150; Oppenheim, op. cit. supra
note 21, p. 42:
« The Law of Nations, as a law between States based on common consent
Cours général de droit international public 57

3. Vers i'universalisme contemporain

En arrivant ainsi à son apogée vers la fin du XIXe siècle (qui


s'étire «historiquement» jusqu'en 1914), ce système qui chapeautait
un centre triomphant et une périphérie soumise ou assimilée touchait
également, selon une loi inéluctable de la dialectique sociale, à son
point de reflux. Car, dès la fin de la première guerre mondiale
apparaissent les premiers balbutiements du grand mouvement de
libération nationale, qui s'affirme et s'accélère après la seconde
guerre mondiale, portant presque tous les peuples non européens,
encore soumis, à l'indépendance et à l'affirmation de leur identité
propre, au sein d'une communauté internationale qui retrouve ainsi
sa vocation universelle initiale.
Ce qui nous amène au triptyque du professeur Röling, décrivant
l'évolution de la communauté internationale, de celle des «nations
chrétiennes», à celle des «nations civilisées», pour aboutir enfin à
celle des «nations pacifiques» («peace-loving» nations), qualificatif
utilisé dans l'article 4, paragraphe 1, de la Charte, qui fixe les condi-
tions d'admission aux Nations Unies30.
En somme, au sortir du Moyen Age, l'Europe est toujours une
communauté intégrée; communauté qui est cependant consciente,
grâce particulièrement aux pères du droit international moderne tels
Vitoria, Suárez et Grotius, de l'existence d'une communauté plus
large, mais plus lâche et non hiérarchisée, celle de l'humanité, à
laquelle elle appartient, et qui est régie par un droit des gens qui
vogue dans le sillage du droit naturel.
Adviennent alors la Réforme, les guerres de religion auxquelles
elle donne lieu et la paix de Westphalie qui en tire les conséquences
en consacrant la désintégration de la communauté idéologique, inté-
grée et hiérarchisée à base de religion et en la remplaçant par une
communauté lâche et non hiérarchisée à l'intérieur de l'Europe éga-
lement et, par conséquent, moins contrastée par rapport à la commu-
nauté plus large. Le système de droit international européen, nou-
veau ou renouvelé, qui s'ensuit, continue comme auparavant à être

of the members of the Family of Nations, naturally does not contain rules
concerning the intercourse with and treatment of such States as are outside
that circle . . . (7 is discretion and not International Law, according to which
the members of the Family of Nations deal with such States as still remain
outside that Family. » (L'italique est de nous.)
30. Bert Roling, International Law in an Expanded World, Amsterdam, Djama-
batan, 1960.
58 Georges Abi-Saab

un système régional, limité dans son emprise, bien qu'universaliste


dans sa théorie de base. Mais progressivement — à travers une pra-
tique et une doctrine qui se confortent mutuellement — il étend son
emprise, tout en devenant paradoxalement plus limitatif dans son
approche. Il se referme sur lui-même et adopte globalement — lui
qui est devenu horizontal ou non hiérarchique à l'intérieur, comme
on le verra incessamment — une attitude hiérarchique vis-à-vis du
reste du monde. Au point de devenir, avant la fin du XIXe siècle le
seul et unique système de droit international en existence.
Cependant, malgré cette emprise globale, le système ne saurait
être considéré comme universel que dans un sens purement géogra-
phique; ratione loci mais non ratione personae, car seules les
nations dites « civilisées » sont reconnues comme sujets de ce droit,
nations auxquelles les autres peuples de la planète sont assujettis. Et
c'est la transformation, au sein de ce même système, de ces peuples
d'«objets» en «sujets» de droit international qui achève son chemi-
nement vers la vraie universalité aussi bien ratione personae que
ratione loci.
Mais malgré toutes ces mutations, il s'agit, comme nous venons
de le voir, du même système, évoluant dans un environnement très
changeant; évolution que nous avons observée et suivie de l'exté-
rieur. Il nous reste maintenant à examiner ces mutations de l'inté-
rieur, pour voir comment l'identité et la continuité du système ont
été maintenues malgré des changements radicaux et fréquents dans
ses prémisses et ses présomptions.

III. L'évolution interne du système

1. « L'Etat mondial de la chrétienté médiévale »

Au sortir (comme au cours) du Moyen Age, en théorie du moins


si ce n'est dans les faits — qui sont toujours plus nuancés, plus
rebelles aux généralisations ou classifications tranchantes — régnait
en Europe l'idée d'un imperium mundi, «basée sur la fiction d'un
empire chrétien [universel] héritier de Rome» 31 , ce que Vinogradoff
a appelé «l'Etat mondial de la Chrétienté médiévale»32. C'était une
communauté féodale, théocratique, hiérarchisée, avec au sommet

31. Guggenheim, loc. cit. supra note 15, p. 12.


32. Loc. cit. supra note 11, p. 35.
Cours général de droit international public 59

l'empereur et le pape. Certes, l'empire s'est désagrégé et l'autorité


du pape était plutôt symbolique ; mais du point de vue idéologique,
il s'agissait d'une communauté intégrée, ayant pour base de légiti-
mité cette double allégeance, qui fondait également son droit.
Il est vrai également qu'en ce qui concerne ce dernier il y régnait,
à l'image de la structure hiérarchisée de la communauté, un plura-
lisme juridique très complexe, reflétant d'une part la multiplicité
d'ordres et d'instances et d'autre part la multitude des sources de son
héritage culturel juridique. On y trouvait ainsi le droit romain (reçu
dans sa « trichotomie » de droit civil, droit des gens et droit
naturel33), le droit canon, les diverses coutumes et pratiques, le droit
«positif» ou volontaire édicté par empereurs, rois, princes et autres
autorités, et les gloses sur les différentes composantes de cet
ensemble. Mais ce qui frappe dans les écrits de cette période, surtout
à sa fin, chez les pères du droit international par exemple, c'est que
dans leur recherche de solutions à des problèmes spécifiques ils pui-
saient dans ces différentes sources sans toujours faire la distinction,
comme s'il s'agissait d'un réservoir ou d'un fonds commun. Et dans
l'interprétation générale de ces différents ordres, on peut déceler une
tendance générale à les ramener à la même source ultime de légiti-
mation, le droit naturel. Ainsi le droit romain était généralement
considéré comme la ratio scripta, la version écrite du droit naturel ;
et l'une des interrogations doctrinales récurrentes à cette période
était de savoir si la conformité du droit positif avec le droit naturel
était une condition de sa validité. Bien que les deux versions du droit
naturel — 1'«indicative» ou «rationnelle» et la «révélée» ou
«divine» — étaient connues et parfois commentées par les mêmes
auteurs, c'est la dernière qui était généralement considérée comme
étant la vraie source de légitimité, notamment du fait que, depuis le
déclin de l'empire, la papauté était généralement perçue comme
l'ultime et unique soudure idéologique de la communauté.
Ce monde européen, stable, hiérarchisé et presque fermé sur lui-
même, est soudain traversé pendant un peu plus d'un siècle — entre
le XVe et le XVIe — par une suite de secousses traumatisantes.
Adviennent en premier lieu les grandes découvertes, et avec elles
une nouvelle vision beaucoup plus ouverte du monde. Mais ce n'est

33. P. Guggenheim, «Jus gentium, jus naturae et jus civile et la commu-


nauté internationale issue de la divisio regnorum intervenue au cours des XIIe et
XIIIe siècles», Comunicazioni e studi, 7 (1955), p. 18.
60 Georges Abi-Saab

pas seulement le monde qui a explosé dans la vision de ceux qui le


vivaient, mais aussi l'univers, avec Galilée. Suivent la Renaissance
et la redécouverte de l'héritage préchrétien, l'expansion du com-
merce avec l'Inde et la Chine, la conquista et l'établissement des
comptoirs ; en deux mots, l'ouverture intellectuelle et matérielle sur
un monde infini.
Ces bouleversements ont été accompagnés politiquement par
l'émergence et la consolidation de l'Etat (dit «national», mais cet
adjectif est une contre-vérité historique) comme forme majeure
d'organisation politique. Et la dernière explosion, qui a magnifié
l'effet de toutes les autres, est la Réforme (qui n'était pas sans lien
avec le mouvement de consolidation de l'Etat, comme le démontre
l'exemple de Henry VIII en Angleterre). La Réforme a conduit aux
guerres de religion et les guerres de religion à la paix de Westphalie.

2. La nouvelle structure de la communauté internationale

Quelle est la nouvelle structure de la communauté internationale


qui émerge des guerres de religion et qui marque le passage à un
nouveau système de droit international (ou du moins une mutation
radicale dans le système existant)? Avant même les guerres de reli-
gion, la Réforme représentait la désintégration de la communauté
idéologique qui sous-tendait l'«Etat mondial de la Chrétienté médié-
vale». Les guerres de religion opposaient deux manières de conce-
voir la vérité. Comme dans tout conflit idéologique, la seule solution
initialement acceptable pour chacun des protagonistes était de faire
prévaloir sa «vérité» par l'élimination ou la subordination de
l'autre. Mais lorsqu'ils se rendent compte à un moment donné que
cela est irréalisable, se pose alors la question de savoir comment
arriver à une solution qui dépasse les différences, ou qui rende pos-
sible un certain équilibre ou une certaine coexistence malgré la per-
sistance de ces différences.
C'est là que s'impose le principe qui paraît très archaïque
aujourd'hui mais qui portait en lui tous les gènes du nouveau sys-
tème — cujus regio, ejus religio, littéralement «chaque région suit
son prince dans sa religion». D'un proverbe descriptif de l'état
général des choses, cet adage devient un principe juridique prescrip-
tif de la nouvelle répartition des pouvoirs dans la communauté de
l'après-guerre, consacrant ainsi la liberté de chaque prince de suivre
sa version de la vérité (c'est-à-dire du christianisme) et de la faire
Cours général de droit international public 61

valoir dans son territoire, en toute indépendance du pape, de l'empe-


reur ou des autres princes.
Deux clarifications s'imposent cependant, si l'on veut éviter un
excès de schématisme historique. La première est que ce principe
n'a pas été formulé à ce moment-là. Il existait bien avant, au moins
depuis la «paix religieuse» conclue par Charles Quint avec les
luthériens de l'empire à Augsburg en 1555. Ce qui était nouveau
dans la paix de Westphalie c'est la généralisation du principe à tout
l'empire et à toutes les hétérodoxies (aux calvinistes par exemple) et
sa translation en termes de pouvoirs publics ou politiques.
La seconde clarification concerne le sens et la teneur de la double
allégeance. L'empire dont il est question, n'est plus à cette époque
l'empire d'Occident, disparu depuis plus de trois siècles, mais le
Saint Empire romain germanique qui couvre le centre de l'Europe et
la plupart de l'Italie. Les grands Etats européens de l'Ouest, la
Grande-Bretagne, la France et l'Espagne chrétienne, se sont formés
largement en dehors de l'empire d'Occident, même si leurs chefs
reconnaissaient symboliquement au début un rang supérieur (aucto-
ritas) à l'empereur sans concéder pour autant quelque partage de
pouvoir (potestas) que ce soit avec lui. Mais même cette préséance
symbolique n'était plus reconnue depuis longtemps et certains de ces
Etats étaient parties prenantes aux guerres de religion dans le camp
opposé à l'empereur. D'autre part, l'empire englobait quelques trois
cents entités, souvent de petits duchés et principautés dont le lien
ombilical d'allégeance à l'empereur n'avait pas été totalement
rompu par la paix de Westphalie. Cependant il a été distendu au
point de devenir une sorte de lien confédéral leur permettant d'exer-
cer ce qu'on appellerait aujourd'hui des droits de souveraineté.
Quant à l'allégeance au pape, c'était l'objet même des guerres de
religion qui ont achevé de le détrôner comme source ultime et obli-
gée de toute légitimité.
Il ne s'agit donc pas d'une table rase historique, d'une rupture
brutale avec le passé, mais du point d'aboutissement de certaines
tendances historiques qui commencent par mettre en question le
statu quo, l'ordre établi, dans les idées et/ou dans les faits, pour finir,
de par leur effet cumulatif, par le renverser. Il s'agit plus d'un tour-
nant ou d'un point de rupture au sens de seuil critique, où un chan-
gement quantitatif se transforme soudain en changement qualitatif,
opérant ce que les physiciens appellent un «saut qualitatif» (quan-
tum leap), dans les faits mais surtout dans la perception et l'interpré-
62 Georges Abi-Saab

tation des faits, de ce qui est généralement perçu comme la règle ou


l'exception.
Et la règle qui se dégage d'un «cujus regio, ejus religio» généra-
lisé est précisément le principe de la souveraineté : chaque prince a
pleins pouvoirs sur son assise territoriale et sur tous ceux qui s'y
trouvent. Etant donné les causes de la guerre, ces pleins pouvoirs
étaient naturellement formulés en termes de liberté de choisir sa ver-
sion du christianisme comme religion officielle de son «Etat» 34 . Le
prince ne dépend plus d'une autorité au-dessus de lui à laquelle il doit
allégeance. L'autorité réelle s'arrête à lui; il est la dernière instance
et détient le monopole du pouvoir public sur son assise territoriale.
Mais s'il y a plusieurs souverains, il doit y avoir un principe qui
permette leur coexistence. La souveraineté appelle ainsi le principe
de l'égalité, qui revient à dire que dans leurs rapports mutuels tous
les souverains se reconnaissent comme égaux devant la loi, qu'ils
soient grands ou petits, forts ou faibles, riches ou pauvres, catho-
liques ou protestants.
Emerge alors progressivement l'image d'un Etat hermétique, que
certains politologues ont appelé l'Etat «boule de billard»; des
boules égales et opaques, dont on ne voit pas l'intérieur (ou on fait
semblant de ne pas le voir ou on en fait abstraction) et qui ne se tou-
chent que de l'extérieur.
Les principes de la souveraineté et de l'égalité remplacent ainsi la
double allégeance comme coordonnées du nouveau système. En
d'autres termes, on bascule d'un système idéologiquement hiérar-
chisé et vertical à un système horizontal, où chacun reconnaît l'autre
comme son égal, en faisant abstraction, du moins formellement, de
son idéologie et de sa puissance réelle.

3. La base idéologique du nouveau système

a) Le droit naturel : du « divin » au « rationnel »


Ce système avait besoin d'une nouvelle base intellectuelle ou
idéologique, base qui lui a été fournie par les «pères du droit inter-
national », et plus particulièrement Grotius, qui a opéré la transition
fondamentale dans la rationalisation du système. En effet, le droit

34. Les traités de paix de Westphalie fournissaient cependant des garanties de


liberté religieuse pour les sujets des princes qui ne partageaient pas leur version
du christianisme, qui rappellent celles des droits de^l'homme d'aujourd'hui.
Cours general de droit international public 63

naturel dans sa version «révélée», c'est-à-dire religieuse ou théocra-


tique, ne pouvait plus remplir cette fonction. Car une fois qu'il est
diversement appréhendé ou que l'autorité qui peut parler en son nom
et l'interpréter, son «oracle» pour ainsi dire, est contestée (comme
l'était le pape par la Réforme), la version révélée du droit naturel
n'est plus opérante comme base d'intégration et de légitimation du
système global. En l'occurrence les éléments de son dépassement
étaient déjà présents. Car même si la version «divine» ou «révélée»
du droit naturel était prépondérante jusqu'alors, la version «indica-
tive» ou «rationnelle» n'était pas inconnue. Ce n'est pourtant pas le
moindre mérite de Grotius d'avoir pesé de tout son poids pour
mettre en évidence la version indicative et déplacer l'accent vers elle
comme base ultime de légitimation du système juridique émergent.
Dans un passage très significatif des prolégomènes de son De jure
belli ac pacis, il écrit (suivant en cela un ancien argument scolas-
tique) : « Le droit naturel aurait une certaine validité, même si Dieu
n'existait pas, ou ne s'intéressait pas aux affaires des hommes.» 35
Pour un catholique fervent comme Grotius, l'idée, même ex hypo-
thesi, que Dieu pourrait ne pas exister était évidemment un blas-
phème. Mais il voulait ainsi prouver par l'absurde l'existence du
droit naturel indépendamment de l'existence de Dieu. Pour lui, le
droit naturel n'est pas un droit volontaire, même pas l'expression
d'une volonté divine, mais un droit qui se dégage de l'application de
la raison à la nature des choses. Et comme la raison est une et la
nature des choses est une (on revient en quelque sorte à certains
aspects de la philosophie grecque), le droit naturel est un. C'était une
manière de sauver le droit naturel du schisme, et de le préserver
comme base idéologique du système.
Cette tâche était d'autant plus nécessaire dans la conjoncture his-
torique de l'époque, marquée par l'essor des Etats comme sujets pri-
vilégiés du nouveau système et la propagation concomitante de la
philosophie machiavélienne prêchant aux princes de se défaire de
tout scrupule, selon l'adage «la fin justifie les moyens», pour mieux
asseoir et consolider leurs pouvoirs; avec le risque évident de la dis-
parition à plus ou moins brève échéance de toute limite juridique
dans les rapports entre Etats. La sécularisation et la rationalisation

35. Prolégomènes XI, traduction libre de l'auteur à partir de la traduction


anglaise de Kelsey, qui rend, mieux que les traductions françaises de Barbeyrac ou
de Pradier-Fodéré, le point souligné dans le texte.
64 Georges Abi-Saab

du droit naturel servaient d'antidote à cette menace, en rendant pos-


sible l'existence et le fonctionnement d'un système juridique opérant
dans des conditions de désintégration de la communauté idéologique
et politique, afin que «les hommes ne croient pas que rien n'est per-
mis, ni que tout l'est» 36 .
Ainsi, pour Grotius, si dans le nouveau système le prince souve-
rain est devenu la plus haute autorité et n'est soumis à aucune ins-
tance qui lui soit supérieure, il reste néanmoins soumis aux règles du
droit des gens qui, tout en étant du droit volontaire, assoit ultime-
ment sa légitimité en se plaçant dans le sillage du droit naturel. Et le
droit naturel s'adresse à son tour à la conscience du prince et
l'oblige personnellement.
Cette présentation grotienne du nouveau système de droit interna-
tional a été sévèrement critiquée par la suite comme concédant trop
de liberté aux Etats, tout en l'enrobant d'un voile juridique fragile ou
même illusoire. Mais on peut dire à la décharge de Grotius qu'il ne
faisait que décrire, et non prescrire, la structure des nouveaux rap-
ports de force, tout en les encadrant d'un système juridique qui soit
compatible avec eux et par conséquent à même de fonctionner dans
ce nouveau contexte; et cela face à l'alternative bien réelle de la dis-
parition de toute limite juridique.
Il faut surtout se rendre compte que l'appel au droit naturel n'était
pas aussi illusoire et fragile à cette époque que l'on a pu le prétendre
plus tard. Car le «souverain» à la conscience duquel s'adressait le
droit naturel était un homme. Ce n'était pas l'Etat, mais le prince; un
prince qui de surcroît puisait la légitimité de son autorité et de son
pouvoir dans ce même droit naturel, lequel pouvait par conséquent
lui imposer des limites.

b) Le souverain: du «prince» à l'«Etat» et la montée du positi-


visme volontariste

C'est avec le siècle des lumières et surtout par l'intermédiaire de


Rousseau que nous avons passé du concept de « souverain-homme »

36. Prolégomènes XXIX (traduction libre de l'auteur pour les mêmes raisons
que celles mentionnées dans la note précédente). Grotius parle ici du droit de la
guerre et non du droit international général. Pour son rôle dans l'articulation du
système en général, voir G. Abi-Saab, «Grotius As a System-Builder, The
Example of the Jus Ad Bellum», Grotius et Vordre juridique international (tra-
vaux du colloque Hugo Grotius, Genève, 10-11 novembre 1983, édités par A.
Dufour, P. Haggenmacher et J. Toman), Lausanne, Payot, 1985, pp. 80-88.
Cours general de droit international public 65

à celui de «souverain-peuple». Et c'est avec la Révolution française


que le peuple, représenté par l'Etat pour les besoins du droit interna-
tional, est devenu effectivement le dépositaire et le détenteur de la
souveraineté. D'«objet», l'Etat est devenu le «sujet» de la souverai-
neté. Bien que les règles soient restées essentiellement les mêmes,
une transformation intellectuelle fondamentale s'est opérée, en
forme d'une subrogation personnelle du titulaire.
Mais l'Etat est une construction intellectuelle de l'homme; une
personne «juridique» (pour éviter l'adjectif «morale» qui ne pour-
rait être plus inapproprié dans ce contexte) ; un « monstre froid », à
qui on ne peut guère attribuer ou même imaginer une conscience qui
serait interpellée par le droit naturel.
Qui plus est, la consolidation dans les faits du rôle et des pouvoirs
de l'Etat au cours du XIXe siècle s'est accompagnée d'une consoli-
dation théorique, que ce soit en droit, avec la montée des doctrines
positivistes pour qui la volonté de l'Etat est la source exclusive de
tout droit, interne comme international; ou en philosophie, avec
comme point culminant la déification de l'Etat chez Hegel, qui le
présente comme Y ultima ratio, une fin en soi qui trouve en elle-
même sa légitimé et sa justification.
Si non seulement l'autorité mais aussi la légitimité s'arrêtent à
l'Etat, le droit naturel qui a guidé l'évolution du droit des gens dis-
paraît de l'horizon et cesse de lui fournir un sens de direction. Le
droit positif ou «volontaire» de Grotius est toujours là, mais il n'est
plus dans le sillage du droit naturel ; il vogue comme un bateau en
mer qui a largué ses amarres et perdu ses repères externes, dirigé
exclusivement par la volonté des Etats.
C'est en arrivant à son apogée, cependant, qu'une tendance
touche à son point de reflux. Et c'est précisément à la fin du
XIXe siècle historique, c'est-à-dire avec la première guerre mondiale,
que ce point est atteint et que les forces œuvrant en sens contraire,
de manière plus ou moins imperceptible jusqu'alors, commencent à
se manifester plus visiblement. Forces qui s'expriment de nouveau
de manière éclatante dans la Charte des Nations Unies au sortir de la
seconde guerre mondiale.
Ces forces favorisent une approche plus communautaire, moins
atomiste, c'est-à-dire moins axée exclusivement sur l'Etat pris indi-
viduellement, uti singulus. Mais l'«Etat» (surtout les Etats puis-
sants) résiste apparemment à ces tendances, comme s'il s'agissait
d'un jeu à somme nulle (zero sum game) entre l'Etat et la commu-
66 Georges Abi-Saab

nauté des Etats. C'est la lutte entre ces deux approches et l'équilibre
mouvant entre elles qui font la «dynamique» du droit international,
ou les forces dialectiques en son sein, et qui déterminent sa physio-
nomie à un moment donné.
Cependant, avant de nous tourner vers les facteurs qui influent sur
cet équilibre mouvant, il faut commencer par le commencement,
c'est-à-dire par la position centrale et privilégiée de l'Etat dans le
système.
67

CHAPITRE III

SPÉCIFICITÉ DU SYSTÈME:
LA POSITION DOMINANTE DE L'ÉTAT

Les traits caractéristiques du nouveau système, ou nouvelle struc-


ture juridique, issu des guerres de religion se rapportent tous à la posi-
tion centrale et dominante de l'Etat, ressort principal et élément
incontournable du système, par lequel tout doit inexorablement
passer.
Les Etats ne voulaient pas donner de la main gauche ce qu'ils
venaient d'acquérir de la main droite, à savoir leur affranchissement
de toute dépendance; ils ne voulaient surtout pas voir s'installer au-
dessus d'eux une nouvelle instance supérieure quelle qu'elle soit. La
nouvelle structure du droit international se voit ainsi assignée une
tâche précise et limitée: consacrer la nouvelle clef de répartition du
pouvoir dans le milieu international, en d'autres termes légitimer et
sanctionner la souveraineté des Etats, sans empiéter sur elle. C'est là
la fonction réelle impartie au nouveau système juridique par ses
sujets-créateurs.
Ce système juridique est nécessairement d'une armature et d'une
emprise très légères et peu contraignantes par rapport à ses sujets,
les Etats, strictement proportionnées à cette tâche limitée. C'est un
système normatif mais non organique; un système qui opère par
1'«autorégulation» et 1'«auto-ajustement» des Etats. D'ailleurs, le
préfixe « auto » (self en anglais) est prédominant dans la littérature
du droit international surtout du XIXe siècle et du début du XXe. On
nous propose 1'«autolimitation» comme fondement du droit interna-
tional — ce qui implique par là même une base purement consen-
suelle ou contractuelle des règles en l'absence d'un pouvoir
législatif; F«auto-interprétation» pour leur mise en œuvre, en
l'absence d'un pouvoir judiciaire obligatoire; et 1'«autoprotection»
en l'absence d'un pouvoir exécutif; et même, pour certains, l'«auto-
préservation » (self-preservation) comme principe suprême qui pré-
vaut sur tous les autres.
Ainsi toutes les fonctions du système juridique sont laissées aux
Etats pris individuellement, uti singuli. Ce qui nous amène à la pré-
sentation kelsenienne de l'Etat comme à la fois le sujet et l'organe
68 Georges Abi-Saab

du droit international; le destinataire ou le receveur des normes,


mais aussi leur créateur et exécuteur.
Si cette présentation nous paraît aujourd'hui quelque peu para-
doxale, elle suffit à ce stade pour illustrer la position dominante de
l'Etat dans le système et son emprise sur lui (ce que nous verrons en
détail dans la deuxième partie de ce cours). Ce queje propose d'exa-
miner ici c'est la relation inverse, c'est-à-dire la manière dont la
créature, qui est le système de droit international, appréhende ou sai-
sit ses créateurs, qui sont les Etats, et s'efforce de les encadrer juri-
diquement pour remplir la tâche qu'ils lui ont confiée et pour
laquelle ils l'ont mis sur pied. Et c'est un fait que l'Etat, sujet pre-
mier, principal et pendant longtemps presque exclusif, a été une
préoccupation absorbante et même, au risque d'anthropomorphisme,
une obsession pour le droit international classique. Voyons l'image
de l'Etat qu'il reflétait dans son miroir juridique.

/. L'Etat en tant que « fait primaire »

L'Etat au sens du droit international n'est pas simplement une per-


sonne juridique (ou «personne morale») dont les conditions d'exis-
tence sont prescrites par la loi. Il s'agit en premier lieu et avant tout
d''un fait primaire dont prend acte le droit. Fait primaire veut dire un
fait qui précède le droit, telle une nouvelle volonté sociale s'expri-
mant à travers une assemblée constituante en droit constitutionnel ou
les droits de l'homme avant le contrat social chez un Hume ou un
Rousseau.
Le droit prend acte de ce fait une fois qu'il est là et peut lui attri-
buer certains effets, y compris un certain statut juridique, mais il n'a
pas de prise directe sur le déroulement du processus qui lui donne
naissance. Il peut encourager ou décourager son avènement par des
moyens d'incitation ou de dissuasion, par exemple encourager la
création d'un Etat indépendant en Namibie ou décourager l'exis-
tence d'un Etat raciste en Rhodésie; en d'autres termes agir sur les
probabilités et sur les effectivités. Mais il ne peut pas créer ni
détruire le fait primaire directement (le droit n'étant pas dans ce
contexte une «cause efficiente» au sens aristotélien du terme). Il y a
ici un parallélisme avec les «personnes physiques» en ce sens que le
droit peut encourager ou décourager la natalité, mais il ne peut pas
«causer» la naissance d'un être humain; il prend acte de son exis-
tence une fois qu'il est né.
Cours général de droit international public 69

En somme, la création de l'Etat du point de vue du droit interna-


tional est toujours un fait et non pas un acte juridique, même quand
ce fait trouve à sa base un acte juridique comme un traité.

1. La rationalisation juridique de l'Etat

Mais ce fait primaire n'est pas juridiquement autosuffisant. Car


une fois là, le droit international en prend acte, c'est-à-dire qu'il sai-
sit cette réalité ou effectivité étatique pour la rationaliser. Et c'est par
le truchement du droit international qu'elle acquière toute sa signifi-
cation et trouve son aboutissement juridique, par la reconnaissance
de l'ampleur — ce qui implique nécessairement aussi les limites —
de ses pouvoirs.
Le fait primaire, tel qu'il est saisi et rationalisé en modèle ou
«type idéal» abstrait de l'Etat par le droit international, c'est le
fameux triptyque des manuels: population, territoire, souveraineté,
ou plutôt une population organisée souverainement, ou coiffée par
une autorité souveraine, sur un territoire.

2. Le rôle primordial du territoire

L'Etat est défini matériellement en premier lieu par son contenant,


le territoire. Et il est vrai que, de tout temps, le territoire figurait la
matrice primordiale et sécurisante, le sanctuaire par excellence, dans
la conscience collective des hommes, et même de tous les êtres
vivants. Mais il a toujours été aussi l'objet de convoitise et de conflit
entre les communautés humaines organisées. Ce qui explique sa
grande importance dans l'agencement des relations entre ces com-
munautés tout au long de l'histoire.
De même, si on analyse le contenu des règles du droit internatio-
nal classique, on ne manquera pas de relever le rôle primordial que
joue le territoire. Il n'est pas seulement l'assise et la ressource essen-
tielle de l'Etat, mais il revêt en plus une valeur symbolique et
presque mystique. C'est également ce qui démarque l'Etat des
autres sujets de droit international qui procèdent de sa création ou de
sa reconnaissance. L'emprise de l'Etat sur son territoire et sur tout
ce qui s'y trouve est presque totale. C'est la souveraineté territoriale.
Une grande partie des règles du droit international classique consta-
tent et articulent les conséquences juridiques de cette emprise et les
formulent en termes de compétences formelles réparties dans
70 Georges Abi-Saab

l'espace. Cependant, en parlant ici de répartition de compétences, on


doit bien garder en vue qu'il ne s'agit pas d'un pouvoir centralisé
qui confère des compétences, mais d'une rationalisation ou «modé-
lisation», en termes de compétences, des pouvoirs déjà acquis ou
existants, tout en les ajustant ici ou là pour rendre le système opéra-
toire.
Répertorions rapidement les plus importantes de ces compétences.

//. L'aménagement des compétences étatiques

1. L'établissement de la compétence
En premier lieu, en ce qui concerne l'emprise ou l'établissement
initial de la compétence, il s'agit là d'un fait primaire par rapport
auquel, faute de pouvoir le contrôler, le droit international classique
préfère rester sur sa réserve.

a) Bref rappel de l'évolution du droit en matière d'acquisition du


territoire
Il serait peut-être utile, pour bien comprendre les mécanismes et
le fonctionnement des règles du droit international classique à cet
égard, de les situer dans l'évolution historique du système que nous
avons déjà esquissée. Car, là aussi, les règles ont suivi l'évolution du
monde, tant sur le plan matériel que sur celui des idées.
Il suffit de rappeler ici que les titres juridiques (ou les modes
d'acquisition du territoire reconnus juridiquement) sont traditionnel-
lement classifies en titres originaires (initiaux) ou dérivés (secon-
daires).
Pour ce qui est des titres originaires, c'est-à-dire de la première
acquisition de souveraineté, les règles du droit international clas-
sique en la matière se réduisent à très peu de chose. Car elles s'atta-
quent là à la problématique fondamentale, mais combien difficile à
résoudre, du partage initial des valeurs en société.
Dans une société intégrée, qui a sécrété un système juridique fort,
avec un certain degré d'autonomie et d'emprise (par rétroaction) sur
la société qui l'a dégagé, le système juridique joue un rôle directif
essentiel dans ce partage, en fournissant les critères préalables de
répartition.
L'ancien droit international de l'«Etat mondial de la chrétienté
médiévale » a eu pendant un moment la prétention de jouer un tel
Cours général de droit international public 11

rôle, par l'intermédiaire de l'oracle de cette communauté. Ainsi, par


exemple, la fameuse bulle papale d'Alexandre VI (Borgia), Inter
Caetera, adoptée lors des grandes découvertes, prétendait diviser les
océans et les territoires du Nouveau Monde entre l'Espagne et le Portu-
gal autour d'une ligne tracée par elle. Mais c'était un édit qui n'avait
pas les moyens de ses prétentions et qui a démontré que, même dans
cette communauté formellement intégrée, la répartition initiale n'a
pas pu se faire d'en haut (on en retrouvera un reflet lointain dans
l'Acte final de la Conférence de Berlin sur l'Afrique de 1884-1885).
Mais quand vient le système classique du droit international, issu
de la désintégration de cette communauté, il se dérobe devant cette
tâche, jouant un rôle très effacé par rapport à l'établissement du titre
initial, qui se réduit en quelque sorte à reconnaître ou ériger eii titres
juridiques des situations acquises. C'est un rôle de droit-spectateur,
qui se limite à enregistrer les faits et les consacrer ex post facto, plu-
tôt que de les guider ex ante.
Ainsi, à part l'accrétion (qui est l'adjonction au territoire de l'Etat
par des processus naturels), il ne reste que la découverte et l'occupa-
tion. A cet égard, deux remarques s'imposent à titre de clarification.
En premier lieu, le titre initial ou originaire, c'est-à-dire la première
acquisition de souveraineté, présuppose une terra nullius, une
vacance de souveraineté ou un vide juridique préalable. Ce qui sou-
lève la question du statut des communautés humaines qui se trouvent
dans ces territoires, s'ils sont habités: les autochtones. En fait cela
revient à dire qu'on ne considérait pas ces communautés comme
« reconnaissables », ou méritant la reconnaissance en tant que com-
munautés politiques autonomes en droit. En second lieu, pour la
découverte comme pour ce qui est de l'occupation, il s'agit d'un acte
unilatéral qui commence par être simple et qui peut être même sym-
bolique (occupatio longa manu), pendant la période «explosive» des
découvertes et de la première vague de colonisation. Puis les règles
évoluent, en adjoignant à la découverte ou à l'occupation symbo-
lique une condition pour le maintien de ce genre de titre qu'on qua-
lifie alors d'embryonnaire (inchoate title), qui est l'occupation effec-
tive. Ainsi, en fin de compte, à part l'accrétion qui est le fait de la
nature seule l'occupation demeure comme titre originaire. Mais il
s'agit là de l'occupation première qui est très différente de l'occu-
pation du territoire d'un autre.
Au-delà ou après le titre originaire, opèrent les modes dérivés ou
secondaires, qui ne s'occupent pas de l'établissement du premier
72 Georges Abi-Saab

titre de souveraineté, mais du passage d'un titre existant d'un Etat à


un autre. Ce passage peut se faire par «cession», c'est-à-dire par
accord ou traité, ou par « succession » (par opération du droit) ; ou en-
core par la force, c'est-à-dire par la conquête et l'annexion, qui est l'oc-
cupation dans sa seconde acception d'un territoire déjà approprié,
que le droit international contemporain n'admet plus, bien qu'elle
ait largement conditionné l'évolution du droit dans ce domaine.
Ces différents types de titres se sont développés en fonction des
circonstances et des besoins de l'âge des découvertes et de la pre-
mière vague de colonisation. Mais ils ont continué, avec quelques
modifications, à représenter le droit en la matière jusqu'à nos jours.
Et cela alors qu'on est passé d'un monde en explosion, aux XVe et
XVIe siècles, à un monde déjà «fini», du moins sur le plan de la
connaissance, au XVIIIe siècle, à un «partage finissant» au cours du
XIXe siècle (peut-être s'est-il fini à la Conférence de Berlin de 1884-
1885); en d'autres termes, alors qu'on est passé d'un monde en
explosion à un monde en implosion. Ce qui s'est traduit par un
déplacement d'accent au sein du droit bien qu'il ait gardé la même
panoplie de catégories et de notions.
L'accent s'est déplacé, en premier lieu, des titres originaires ou
modes initiaux d'acquisition de territoire aux titres et modes dérivés,
car il n'y a plus depuis belle lurette de terra incognita ou de terra
nullius. En deuxième lieu, au fur et à mesure que les Etats consoli-
dent leur emprise sur leur territoire, nous sommes passés d'une
conception de frontière-zone ou confín à celle de frontière-ligne.
Enfin, en parlant de frontière-ligne, on est passé également, dans les
différends entre Etats, de ce qu'on appelle le «contentieux d'attribu-
tion territoriale», c'est-à-dire des conflits sur l'appropriation et
l'appartenance du territoire, vers le «contentieux de délimitation»,
c'est-à-dire à des différends sur le parcours de la ligne qui sépare
deux territoires dont l'appartenance n'est pas mise en cause, bien
qu'il soit impossible de séparer hermétiquement ces deux dimen-
sions.
b) Implications quant au rôle du système juridique dans l'établisse-
ment de la souveraineté territoriale
Fidèle à sa logique interne, le droit international classique évite
ainsi de conférer un titre initial préalable au fait et se contente de
prendre acte de ce fait une fois survenu, c'est-à-dire d'une emprise
déjà réalisée, en le reconnaissant et en le qualifiant de titre juridique.
Cours general de droit international public 73

Ce qui explique le rôle décisif de l'effectivité dans le contentieux


territorial (que ce soit le contentieux d'attribution territoriale ou
celui de délimitation); même si on l'enrobe d'un voile consensuel
comme l'acquiescement par exemple.
Le jeu se complique cependant avec l'avènement — par l'inter-
médiaire de la Charte des Nations Unies — des grands principes
«constitutifs» du droit international contemporain, tels l'interdiction
du recours à la force et le principe de l'égalité des droits des peuples
et de leur droit de disposer d'eux-mêmes, qui se situent «en amont»
du fait primaire, et sur lesquels nous reviendrons.
Cette réserve du droit international classique quant à l'«octroi»
d'un titre territorial détaché des faits se manifeste par rapport au
«titre principal», c'est-à-dire au titre qui fonde l'emprise de l'Etat
sur l'espace terrestre de son territoire. Mais le droit international est
beaucoup moins timide lorsqu'il s'agit de conférer un titre juridique
«initial» sur ce qui suit ou s'attache à ce «titre principal», c'est-
à-dire les « accessoires », dans les espaces adjacents, tels les espaces
maritimes ou aériens.

2. La définition des compétences de l'Etat

Une fois que l'étendue spatiale de l'emprise de l'Etat est formel-


lement définie en termes de compétence ratione loci, il reste à défi-
nir, dans un deuxième temps, l'ampleur des pouvoirs que l'Etat peut
exercer sur cette assise, c'est-à-dire définir le contenu de cette
emprise en termes de compétence ratione materiae, dont il convient
de distinguer deux aspects: la compétence dans le sens d'un pouvoir
ou d'une activité juridique, de ce que le souverain territorial peut
faire ; et la compétence ratione materiae stricto sensu, dans le sens
d'un champ substantiel, d'un domaine de relations ou d'activités
matérielles ou sociales sur lesquels le souverain peut exercer ce pou-
voir.
a) La compétence ratione potestatis
Pour ce qui est du pouvoir, qu'on pourrait peut être appeler com-
pétence ratione potestatis, la règle est la plénitude et l'exclusivité
(ou la non-concurrence), c'est-à-dire que seul l'Etat est habilité à
exercer la puissance publique (les fonctions étatiques) — et toute la
puissance publique — sur son assise territoriale. A cet égard on peut
distinguer, avec les auteurs anglais, entre deux types de pouvoirs
74 Georges Abi-Saab

juridiques, le pouvoir d'édicter ou de prescrire (par une législation


ou par une décision spécifique) (jurisdiction to prescribe) et le pou-
voir d'exécuter (jurisdiction to enforce). Le souverain territorial peut
évidemment exercer les deux types de pouvoirs. Mais alors que
l'exercice du pouvoir d'exécuter est strictement limité à l'assise ter-
ritoriale de l'Etat, qui ne peut par conséquence souffrir aucun exer-
cice de ce pouvoir par un autre Etat37, l'exercice du pouvoir d'édic-
ter peut déployer ses effets au-delà de l'assise territoriale de l'Etat,
et par conséquent sur le territoire d'un autre Etat. La raison en est
que l'exercice du pouvoir d'exécuter comporte la possibilité du
recours à la force légale, à l'exécution forcée, qui est la forme ultime
de l'exercice de la puissance publique. N'oublions pas que, selon
certaines définitions (de Kelsen par exemple), la souveraineté dite
interne n'est que le monopole de l'utilisation légale de la force. En
revanche, les effets de l'exercice du pouvoir d'édicter ne sont pas en
eux-mêmes exécutoires, de sorte que quand ils touchent des per-
sonnes, des biens ou des relations juridiques localisées sur le terri-
toire d'un autre Etat, leur aboutissement passe nécessairement par la
reconnaissance de ces effets et/ou par l'exercice par l'Etat territorial
de son pouvoir d'exécuter; ce que cet Etat choisira de faire en cas
d'accord, parce que le droit international général lui en impose
l'obligation, ou par simple courtoisie (comitas gentium). Mais dans
les deux premiers cas, il s'agira d'une limite à la compétence ratione
materiae de l'Etat territorial, et non pas à sa compétence ratione
potestatis. Bien au contraire, cela démontre le caractère absolu et
exclusif de cette dernière compétence.

b) La compétence ratione materiae stricto sensu


En ce qui concerne la compétence ratione materiae stricto sensu,
c'est-à-dire les questions ou matières sur lesquelles l'Etat peut exercer
ses pouvoirs d'édicter et d'exécuter dans son assise territoriale, la
règle est également la plénitude de la compétence, bien que le droit
international puisse lui imposer certaines limites. Ce qui ne veut pas
dire cependant que le droit international soustrait les questions fai-
sant l'objet de ces limites à l'exercice par l'Etat de ses pouvoirs
ratione potestatis sur son territoire ; mais simplement que, par rapport

37. L'Etat peut cependant exercer son pouvoir d'exécution dans les espaces
libres, tels la haute mer ou l'espace extra-atmosphérique, sur les vaisseaux battant
son pavillon.
Cours général de droit international public 75

à ces questions, l'Etat n'a pas une liberté totale de choix et d'action
et qu'il doit effectuer ses choix ou exercer ses pouvoirs de manière
compatible avec les exigences du droit international en la matière.
Y a-t-il à cet égard, de par leur nature même, des domaines ou des
«espaces de liberté» qui se situent en dehors de telles limites? C'est
la question du «domaine réservé» qui a donné lieu a beaucoup
d'exégèses et de controverses depuis qu'elle a été introduite pour la
première fois dans le Pacte de la Société des Nations. Le droit inter-
national classique, de par sa dénomination même, tant qu'il était
perçu comme un phénomène purement inter- (et non intra) étatique,
c'est-à-dire se déroulant ou se situant dans une sorte de limbes ou
d'espace entre les Etats, ou sur la marge extérieure des boules de
billard étatiques, suggérait que tout ce qui se passait à l'intérieur de
l'Etat lui était indifférent ou hors de sa portée et constituait par
conséquent un «espace de liberté» ratione materiae pour l'Etat.
C'est ce qui correspond plus ou moins à la notion des «affaires inté-
rieures» qui peuvent être présentées comme un noyau dur entouré
d'une pénombre ou d'une zone de transition qui le sépare d'un troi-
sième cercle, celui des «affaires extérieures», apanage du droit
international.
Le noyau dur recouvrirait la constitution et la consistance de
l'Etat lui-même. Car si l'on définit le «fait primaire», ainsi que nous
l'avons proposé, comme une population organisée souverainement
sur un territoire, le noyau dur peut être succinctement formulé en
termes d'un droit souverain d'«auto-organisation». Conçu stricto
sensu ce droit implique une totale liberté de choix de l'appareil et
des orientations étatiques: structures et formes de gouvernement,
choix du système politique, juridique, économique et culturel, type
de rapports avec les citoyens, etc.; un droit qui a été maintes fois
réaffirmé dans les grandes résolutions normatives de l'Assemblée
générale, telle la résolution 2625 (XXV) de 1970, qui stipule que:
«chaque Etat a le droit inaliénable de choisir son système poli-
tique, économique, social et culturel sans aucune forme d'ingé-
rence de la part de n'importe quel Etat» 38 .

38. Voir également le premier article du chapitre II de la Charte des droits et


devoirs économiques des Etats (AG/Rés. 3281 (XXIX) de 1974). Pour une présen-
tation intéressante du droit de l'auto-organisation vu sous l'angle de la respon-
sabilité internationale, voir Luigi Condorelli, «L'imputation à l'Etat d'un fait
internationalement illicite: solutions classiques et nouvelles tendances», RCADI,
tome 189 ( 1984-VI), pp. 9-221, pp. 21 -41.
76 Georges Abi-Saab

En d'autres termes, l'Etat est libre de choisir les fins et les


moyens de son existence étatique. C'est un droit qui participe du fait
primaire et qui précède ainsi dans son essence l'entrée en scène du
droit international, mais qui représente la prise en considération par
ce droit de cet aspect du fait primaire. Il s'apparente par excellence
au domaine du droit public en droit interne. L'auto-organisation ainsi
conçue est aussi une application ou une extension interne du principe
de l'autodétermination.
Lato sensu, cependant, le droit d'«auto-organisation» peut se
confondre avec l'ordonnancement juridique de la société en général,
et nous amène ainsi dans la pénombre couvrant le vaste domaine du
droit privé en droit interne et qui encadre toutes les personnes, les
biens et les relations juridiques en société. Mais là, bien qu'il
s'agisse encore des «affaires intérieures» à l'Etat, les exigences de
la vie internationale ou de la vie en commun des Etats, ne serait-ce
que celles issues de la mobilité des personnes et des biens, se font
sentir davantage et se traduisent en certaines règles de droit interna-
tional édictant des limites à la compétence ratione materiae de
l'Etat. Cependant, ces limites restent, du moins en droit international
classique, des exceptions qui demandent à être interprétées stricte-
ment (la prétendue règle de l'interprétation en faveur de la souverai-
neté).
Cette présentation du modèle classique du droit international,
aussi nette et séduisante soit-elle, ne résiste pas à l'examen critique.
Car même si elle avait la prétention de décrire, quoique très schéma-
tiquement, les réalités juridiques vécues ou voulues des débuts du
système, elle s'en est depuis radicalement éloignée. Il est vrai que
selon les matières la marge de liberté de l'Etat est plus ou moins
large. Mais il s'agit de différences dans le degré de pénétration ou
d'imprégnation par le droit international, et non pas de matières ou
questions qui relèveraient de par leur nature même du domaine
réservé de l'Etat.
Même en matière d'auto-organisation, si l'Etat a le choix des fins
et des moyens, ce choix n'est pas totalement libre. Prenons
l'exemple des éléments constitutifs de l'Etat, le territoire et la popu-
lation: seul l'Etat peut les identifier, mais il doit le faire (délimita-
tion des frontières, octroi de la nationalité) conformément aux cri-
tères prescrits par le droit international, sous peine de non-
opposabilité de ces actes sur le plan international. On pourrait dire
que ces actes mettent l'Etat en présence d'autres Etats. Mais tout
Cours general de droit international public 11

acte, même d'organisation interne, peut créer une telle situation.


Ainsi, la Cour internationale de Justice dans l'avis consultatif sur le
Sahara occidental^ a clairement dit que le droit international ne
requiert pas une forme particulière d'organisation de l'Etat. Cepen-
dant, l'obligation de protection des diplomates ou des étrangers par
exemple, implique l'existence de services publics capables de rem-
plir cette obligation. Et que dire de la protection internationale des
droits de l'homme, chapitre récent en droit international il est vrai,
qui touche à l'essence même de la souveraineté interne, à savoir les
rapports entre l'Etat et ses propres ressortissants. Que dire, en
revanche, de la formulation et de l'exécution de la politique étran-
gère, un sujet qui par sa nature apparaît comme relevant des
« affaires extérieures », mais qui relève également du domaine de la
liberté protégée de l'Etat.
Ce qui a créé l'impression que certaines questions sont de par leur
nature «internes», qu'il existe en d'autres termes une sorte de répar-
tition «constitutionnelle» rigide en «questions internes» et «ques-
tions internationales», c'est le fait que le problème a été soulevé
dans un contexte constitutionnel, celui des limites des pouvoirs de
l'organisation internationale générale (la Société des Nations, puis
les Nations Unies) vis-à-vis des Etats membres. Mais comme l'a très
bien démontré la Cour permanente de Justice internationale en 1923
déjà (dans son quatrième avis consultatif concernant les Décrets de
nationalité en Tunisie et au Maroc40), cette répartition ou limitation
constitutionnelle rigide (d'origine conventionnelle) renvoie à une
«échelle mobile», à savoir l'évolution du droit international, elle-
même fonction de l'intensification des relations internationales
(comme on le verra dans le chapitre suivant). Ainsi, toute question,
quelle que soit sa «nature», peut être saisie à tout moment par le
droit international.
Il faut préciser cependant, au risque de se répéter, que «saisie par
le droit international» ne veut pas dire dans ce contexte que la ques-
tion ou la matière est soustraite à l'exercice par l'Etat territorial de
sa compétence ratione potestatis. Cela veut simplement dire que, par
rapport à cette question, cette compétence n'est plus «discrétion-
naire», mais qu'elle est devenue «liée» par le droit international.

39. C/J Recueil 1975, p. 43, par. 94: «De l'avis de la Cour, aucune règle de
droit international n'exige que l'Etat ait une structure déterminée.»
40. CPJI série B n" 4 (1923), p. 24.
78 Georges Abi-Saab

3. La coordination des competences étatiques simultanées


ou l'agencement juridique de la coexistence
des Etats

Pour revenir au schéma initial du système, l'Etat n'existe pas iso-


lément, et le droit international se consacre largement a rationaliser
l'existence simultanée des Etats, c'est-à-dire leur coexistence. Ce qui
explique les références doctrinales fréquentes au droit international
comme un droit de coordination ou de juxtaposition plutôt qu'un
droit de subordination. En effet, une grande partie des règles du droit
international classique s'efforcent de suivre et de tirer les consé-
quences de la juxtaposition des effectivités étatiques se trouvant dans
la même situation, c'est-à-dire avec les mêmes compétences et pou-
voirs juridiques, pour démêler leur enchevêtrement en vue d'élimi-
ner ou du moins de réduire les chevauchements par l'agencement
des emprises étatiques simultanées. Ce qui explique les quelques
exceptions ou limites à la compétence ou aux pouvoirs absolus de
l'Etat sur son territoire que nous venons d'évoquer plus haut et qui
reflètent les exigences de la vie en commun des Etats et les besoins
ressentis dans la vie internationale, telles les immunités des Etats,
des agents diplomatiques ou des organisations internationales, la
protection des étrangers, etc. Cela explique également les quelques
règles permissives de l'extension des compétences étatiques en
dehors de l'assise territoriale de l'Etat, sur le territoire d'autres Etats
ou dans les espaces libres mais dans les limites fixées par ces mêmes
règles.
Ce sont là les aspects mécaniques, ou d'horlogerie juridique, du
droit international, qui peuvent être présentés de diverses manières
(mais que je ne développerai pas davantage dans ce cours) et qui
constituent l'essentiel du droit international classique, reflétant son
obsession de l'Etat, son ressort et pivot principal. D'où la définition
courante du droit international, de Vattel à Charles Rousseau, comme
un «droit de répartition de compétences». Cela reste vrai, mais ce
n'est plus toute la vérité, comme on le verra dans le chapitre sui-
vant.
Cependant, avant de nous tourner vers les développements
récents, deux remarques s'imposent au terme de ce chapitre sur la
position prépondérante de l'Etat dans le système: l'une d'ordre
méthodologique, l'autre concernant les sujets du système autres que
l'Etat.
Cours general de droit international public 79

III. Questions connexes

1. Le choix d'une approche axée sur le système


plutôt que sur l'acteur principal
On pourrait se demander, étant donné la position prépondérante de
l'Etat en droit international que nous venons de voir, s'il est judi-
cieux de suivre une démarche axée sur le système en tant que tel
(system-oriented approach) plutôt que sur l'acteur (actor-oriented
approach) qui le domine et si une telle approche est la plus apte à
saisir l'intelligence et à représenter fidèlement la réalité du droit
international.
Le choix d'une approche axée sur le système se justifie cependant
dans la mesure où le droit, tout droit, est par essence un rapport. Il
ne peut y avoir un droit «unilatéral»; peut-être un droit de
«conscience», mais il ne s'agirait plus de droit dans le sens tech-
nique du terme. Procéder à partir de la perspective de l'Etat pris iso-
lément, pour examiner comment il s'organise et se comporte, même
si cela débouche sur l'organisation par l'Etat de ses rapports avec les
autres, et même si l'on considère que le système n'est qu'un produit
dérivé de cette activité étatique, ne peut donner qu'une vue partielle
des choses. Car la rationalisation de l'effectivité étatique ne trouve
sa vraie signification juridique que par rapport et en rapport avec les
autres effectivités. Et on ne peut avoir une vue d'ensemble, ou
macro-analytique, du phénomène juridique international qu'en sui-
vant comment ces rapports d'effectivités se nouent ou se transfor-
ment en rapports juridiques et s'articulent pour constituer un tout
cohérent, c'est-à-dire un système opératoire.
Cela ne veut pas dire que le droit international soit plus important
que les Etats et ne préjuge en rien de sa force ou de sa faiblesse à
leur égard, ni de l'importance du rôle et des fonctions réelles qu'ils
lui ont assignés ou qu'il a fini par remplir dans la communauté inter-
nationale. Le système juridique international peut être faible ou frag-
mentaire, fragile ou rudimentaire, mais reste néanmoins un système
qui couvre, bien ou mal, tout notre champ d'investigation41. En

41. Cela répond à certaines voix qui se sont élevées récemment dans la
doctrine française, pour mettre en question ou du moins exprimer un scepticisme
marqué à l'égard de la «systématicité» du droit international. Voir, par exemple,
Jean Combacau, «Le droit international: bric-à-brac ou système?» Archives de
philosophie du droit, 31 (1986), pp. 85-105 ; Serge Sur, «Système juridique inter-
national et utopie», Archives de philosophie du droit, 32 (1987), pp. 35-45.
80 Georges Abi-Saab

revanche, si on envisage le droit international exclusivement de


l'optique de l'Etat, c'est-à-dire comme une articulation juridique se
déroulant exclusivement autour et à partir ou en fonction de l'Etat
pris individuellement, on ne peut accéder à une vision complète de
l'univers juridique international, car on ne peut avoir qu'une vue
sectorielle du champ dans un même temps.

2. Rapport à la théorie des sujets de droit international

a) Les « dérives » du modèle étatique

En ce qui concerne les autres «acteurs» éventuels sur la scène


internationale, la théorie des «sujets» de droit international n'a long-
temps fait que refléter la position privilégiée et dominante de l'Etat,
en le consacrant comme sujet principal et presque unique de ce droit,
du moins comme « type idéal » (dans le sens weberien du terme) du
sujet. De sorte que les quelques autres entités dont elle prend acte ne
sont que des « dérivés » ou des « copies imparfaites » de ce modèle,
qui sont reconnues comme sujets — partiels ou temporaires dans la
plupart des cas — par assimilation à l'Etat.
Ces sujets «imparfaits» sont soit un héritage du passé, tels le
pape (jusqu'à ce qu'il ait retrouvé un Etat avec le Traité du Latran au
XXe siècle) ou l'ordre de Malte (pour un certain temps), soit des
étapes intermédiaires ou inférieures sur la courbe de l'évolution vers
le «type idéal» de l'Etat indépendant, tels les protectorats ou les ter-
ritoires sous mandat ou tutelle. Le statut juridique de ces entités,
«ajusté» en fonction du degré de leur déviation par rapport au «type
idéal », est établi par la reconnaissance générale des Etats portant sur
ces catégories comme telles et cristallisée en règles de droit interna-
tional général.
Dans un seul cas, ces règles requièrent la reconnaissance spéci-
fique de l'Etat concerné par l'octroi d'un statut juridique42. C'est le
cas de la «reconnaissance de belligérance» (et, mutatis mutandis, de
la «reconnaissance des insurgés») dans le cadre d'une guerre civile

42. Cela ne veut pas dire que l'Etat puisse, par sa seule reconnaissance, ériger
n'importe quelle entité en sujet de droit international. Il s'agit là d'un saut logique
ou d'un pas qu'il ne faut pas franchir, mais qui est malheureusement parfois
franchi, comme dans la sentence arbitrale Texaco Calasiatic de 1977 (JDI (Clu-
net), 104 (1977), pp. 350-389; p. 369, par. 66). Car la reconnaissance doit porter
sur une entité «reconnaissable» juridiquement, c'est-à-dire qui correspond à un
type ou à une catégorie de sujets établi en droit international général.
Cours general de droit international public 81

où le gouvernement établi ou des Etats tiers reconnaissent les


rebelles, exclusivement pour la durée et pour les besoins de la
guerre, comme une «communauté belligérante», c'est-à-dire comme
s'ils étaient un autre Etat qui fait la guerre ; guerre qui est par consé-
quent soumise aux règles du droit international en la matière. Mais il
s'agit là d'un acte volontaire qu'un gouvernement n'entreprend pas
d'habitude à moins qu'il n'y trouve son intérêt, par exemple si les
rebelles deviennent suffisamment forts pour faire jouer la réciprocité
avec le gouvernement établi ou pour contrôler certaines routes mari-
times internationales touchant les intérêts des tiers. C'est un statut
par assimilation à l'Etat belligérant, une certaine mesure, partielle et
temporaire, de personnalité internationale43.
Récemment, nous avons assisté à l'émergence d'un nouveau type
ou d'une nouvelle catégorie de sujets, les peuples en lutte pour leur
autodétermination, et plus particulièrement les structures qui les
encadrent, les mouvements de libération nationale. Mais, même dans
ce cas, il s'agit d'assimilation par anticipation, car ce sont des mou-
vements à vocation étatique et, sous cet angle, des sujets de droit
international de caractère transitoire ou temporaire également44.
Tous ces types de «sujets» sont ainsi des «dérives» ou des
« variations » à partir du modèle étatique. Ils trouvent leur justifica-
tion juridique dans leur assimilation à l'Etat, que cette assimilation
soit complète ou partielle, permanente ou temporaire, qu'elle pro-
cède par fiction (les cas hérités de l'histoire), par reconnaissance ou
par anticipation. On reste donc toujours dans la problématique de
l'Etat. Cependant, il ne s'agit là que de Yune des catégories de sujets
non étatiques, même si elle est la plus ancienne, et longtemps la
seule admise à côté des Etats.

b) Les organisations internationales

D'autres catégories de sujets ont fait leur apparition récemment.


La Cour internationale de Justice explique, dans son fameux avis

43. Le caractère temporaire de ce statut correspond à celui de toute rébellion


quelle qu'en soit l'issue, car les rebelles soit disparaissent soit deviennent le
«gouvernement» de l'Etat en question, soit, s'ils font sécession, le «gouverne-
ment» d'un nouvel Etat.
44. Cependant, le statut juridique des mouvements de libération nationale est
différent de celui issu d'une reconnaissance de belligérance. Voir G. Abi-Saab,
« Wars of National Liberation in the Geneva Conventions and Protocols », RCAD1,
tome 165 (1979-IV), pp. 407-415.
82 Georges Abi-Saab

consultatif sur la Réparation des dommages subis au service des


Nations Unies, la ratio legis en la matière dans les termes suivants :
« Les sujets de droit, dans un système juridique, ne sont pas
nécessairement identiques quant à leur nature ou à l'étendue de
leurs droits; et leur nature dépend des besoins de la commu-
nauté. Le développement du droit international, au cours de son
histoire, a été influencé par les exigences de la vie internatio-
nale. » 45
Cela signifie que, chaque fois que les besoins de la vie internatio-
nale et de son évolution l'exigent et sont ressentis par les sujets prin-
cipaux du système que sont les Etats, un certain consensus finit par
se manifester sur la reconnaissance de nouveaux types ou catégories
de sujets de droit international qui répondent à ces besoins ou à ces
exigences. Ce qui est bien illustré par l'exemple des mouvements de
libération nationale qui vient d'être mentionné.
Mais l'avis consultatif de la Cour internationale de Justice portait
en l'espèce sur une autre catégorie de sujets de droit international,
celle des associations d'Etats en forme d'organisation internationale.
Celles-ci, tout en n'étant pas des «dérives» ou des «variations» à
partir du modèle étatique, ne sont néanmoins pas tout à fait déta-
chées de la problématique de l'Etat, car ce sont des personnes juri-
diques secondaires, ou plutôt de second degré, créées par les sujets
primaires, telles les sociétés ou les associations en droit interne, pour
encadrer leur coopération dans la poursuite des objectifs qu'ils ne
peuvent atteindre, ou atteindre complètement, en agissant individuel-
lement. Ces «créatures» restent dans le sillage ou l'orbite des Etats,
même quand elles développent un dynamisme propre et agissent de
manière autonome par rapport aux Etats membres.

c) Les individus et les entités privées

Là où on déborde du cadre de la problématique étatique — et cela


nous amène à la troisième catégorie de sujets autres que l'Etat — c'est
lorsqu'on envisage les individus ou les associations privées, telles les
entreprises transnationales et les relations dites «transnationales» en
général. S'agit-il vraiment de «sujets de droit international» ? Et dans
l'affirmative, dans quelle mesure et sur quelle base? Questions

45. CU Recueil ¡949, p. 178.


Cours général de droit international public 83

d'actualité brûlante et d'intérêt intellectuel évident. Cependant, et sui-


vant en cela l'approche sociologique et dynamique suggérée par la
citation de la Cour, plutôt que d'examiner ces sujets de droit interna-
tional autres que les Etats selon une liste énumerative, je préfère les
examiner, surtout pour ce qui est des plus récents d'entre eux, dans le
contexte de l'évolution des règles et des institutions juridiques qui leur
ont donné naissance.
84

CHAPITRE IV

FACTEURS DE CONTINUITÉ ET DE CHANGEMENT

Qu'en est-il aujourd'hui de ce système de droit international qui a


vu le jour, ou qui a tout au moins subi une mutation profonde, au milieu
du XVIIe siècle? Peut-on dire qu'il est toujours le même, malgré les
multiples transformations, greffes et amputations ? Et quels ont été par
le passé, et sont à présent, les facteurs de continuité et de changement?
Si l'on considère qu'il s'agit d'un système qui avait pour tâche
principale de consacrer juridiquement la position dominante des
nouveaux sujets des relations internationales que sont les Etats et de
leur servir d'instrument pour encadrer leurs interactions et ordonner
leur environnement, et si l'on en reste à ce niveau de généralité et
d'abstraction, on pourrait arriver à la conclusion que le système est
resté essentiellement le même. Mais si nous allons au-delà, pour exa-
miner le contenu de ces trois termes de l'équation, en se posant les
questions : « Quel Etat ? et quel système ? pour ordonner quel envi-
ronnement?», nous trouverons que les choses ont changé profon-
dément; du moins pour ce qui est de l'Etat et de son environne-
ment, alors que le système s'efforce, dans les limites des sévères
contraintes auxquelles il est soumis, de s'adapter à ces changements.
Examinons succinctement ce qui a changé par rapport à chacun de
ces éléments, tout en nous rappelant que ces changements sont
innombrables et que nous ne pouvons mentionner que ceux qui nous
paraissent les plus marquants; en gardant à l'esprit aussi qu'ils se
situent à différents niveaux d'évolution : celui des idées et des tech-
niques, celui des modes de production et des relations sociales qui
s'ensuivent, et finalement celui des modes de gestion sociale, c'est-
à-dire de répartition et d'exercice du pouvoir; en étant conscient
enfin que ces changements sont extrêmement imbriqués, et que toute
tentative de les classifier est nécessairement artificielle, aussi utile
soit-elle pédagogiquement.

/. L'Etat
Prenons l'Etat en premier lieu. Nous sommes passé de l'Etat post-
féodal du XVIIe siècle à l'Etat libéral du XIXe, puis à l'Etat social du
XXe. Et à chaque étape les idées, les sciences et les techniques ont
Cours général de droit international public 85

changé ; la société — au sens du réseau des relations économiques et


sociales lato sensu — a changé elle aussi ; et l'Etat lui-même, en tant
qu'institution appelée à remplir certaines fonctions et à jouer un cer-
tain rôle dans cette société, a également changé.

1. L'Etat postféodal du XVIIe siècle

Malgré la renaissance et les grandes découvertes, la réforme et les


guerres de religion, l'Etat issu de la paix de Westphalie a continué
(comme l'Etat féodal qui l'a devancé) à encadrer une société
largement hiérarchisée, stable, plutôt statique, où les activités et les
fonctions sociales se déroulaient de manière autocentrée, presque
autarcique; les quelques activités ou éléments qui débordaient ses
frontières (commerçants, savants pèlerins, artistes, mais aussi sol-
dats, marins, missionnaires, etc.) étant périphériques à ce déroule-
ment. Bref, l'Etat encadrait une société qui se maintenait et se repro-
duisait largement en circuit fermé. On n'est pas très loin du modèle
de l'Etat boule de billard, qui ne touche les autres qu'à la périphérie
ou de l'extérieur.
Ce qui a changé, c'est surtout la structure du pouvoir au sein de
cet Etat, qui s'est transformé de plus en plus en monarchie absolue.
Mais si le pouvoir du prince — qui est devenu souverain et ne
connaît plus d'instance qui lui soit supérieure — est en théorie
absolu, en ce sens qu'il ne souffre aucune division ou séparation
horizontale des pouvoirs à la Montesquieu, de multiples «corps
intermédiaires» au-dessous de lui continuent à exercer, de manière
plus ou moins autonome, des parcelles de pouvoir, même s'ils agis-
sent formellement sous sa bannière.

2. L'Etat libéral du XIXe siècle

Avec les Lumières et la Révolution, c'est l'avènement de l'Etat


libéral, limité idéologiquement car issu de la théorie du contrat
social, dont le pouvoir limité est à son tour divisé selon la doctrine
de la séparation des pouvoirs. Et cet Etat, devenu en même temps le
souverain en tant qu'oracle ou incarnation de la volonté populaire, se
contente du rôle de «veilleur de nuit» (Nachtwächter Staat) qui
assure la sécurité intérieure et extérieure, mais laisse la société à la
«main invisible» d'Adam Smith. Et c'est là qu'intervient la grande
transformation que nous examinerons sous peu.
86 Georges Abi-Saab

3. L'Etat social du XXe siècle

La première guerre mondiale donne naissance à l'Etat social, que


ce soit dans sa version socialiste — un Etat qui nationalise l'offre,
les moyens de production ou d'Etat de bien-être (FEtat-providence
ou le Welfare State, qui nationalise partiellement la demande, selon
les prescriptions keynésiennes). Loin du veilleur de nuit d'antan,
loin même d'un Etat «régulateur», canalisant les flux sociaux à la
manière d'un agent de circulation, cet Etat social se veut le Pygma-
lion de la société ; son sculpteur, son animateur et son promoteur tout
à la fois.
L'emprise de l'Etat contemporain sur la société (même pour ceux
qui se veulent les plus libéraux comme les Etats-Unis d'Amérique)
est sans commune mesure avec celle du temps des monarchies même
les plus absolues, non pas par rapport à un individu ou à un groupe
d'individus, mais quant à son impact et à son rôle dans la marche de
la société en général, et cela malgré les tendances qui se manifestent
depuis quelque temps pour repenser le rôle de l'Etat en vue de ren-
verser la vapeur à cet égard (to « roll back » the State).
C'est un Etat tentaculaire, étiré et surchargé, qui s'efforce
d'atteindre tous les coins et recoins de la société et d'influencer
toutes les activités qui s'y déroulent. Mais cette extension prodi-
gieuse des fonctions étatiques porte en elle-même les germes de la
fragilité, sinon de la vulnérabilité de l'Etat moderne et de sa très
grande sensibilité à son environnement aussi bien intérieur qu'exté-
rieur.

//. L'environnement

Examinons maintenant ce qui a changé dans cet environnement,


expression qui désigne ici la société au plan interne comme au
niveau de la communauté internationale.

1. La révolution industrielle et le dépassement économique


de l'Etat

L'avènement de l'Etat libéral a été accompagné (et peut-être


même a-t-il été entraîné) par celui de la révolution industrielle qui a
introduit dans la société les moyens d'une intensification et d'une
extension sans précédent des activités économiques de production et
Cours général de droit international public 87

d'échange. Or, pour que ces moyens donnent leur plein rendement, il
fallait «laisser faire» les forces du marché, c'est-à-dire l'interaction
des opérateurs économiques, sans intervention ni obstacles de la part
de l'Etat à l'intérieur comme à l'extérieur.
La dimension extérieure ou internationale devient cruciale, car en
rendant possible cette intensification des activités économiques, les
nouvelles techniques ont étendu par là même l'échelle optimale de
leur opération bien au-delà de l'assise territoriale de la plupart des
Etats. Elles ont ainsi posé comme nouvel impératif catégorique, qui
s'est réalisé progressivement au cours du XIXe siècle, l'existence
d'une économie internationale à l'échelle mondiale, fondée sur une
division internationale du travail, surtout entre producteurs de
matières premières et ceux de produits finis.

a) Les ajustements de l'Etat libéral

L'Etat a essayé de faire face à ce dépassement économique ou de


s'y adapter de deux manières différentes. D'une part, les Etats euro-
péens ont étendu leur emprise territoriale dans la sphère extra-euro-
péenne à travers la seconde vague coloniale du XIXe siècle. D'autre
part, dans leurs rapports mutuels (et dans leurs rapports avec leurs
implantations américaines et avec les pays restés formellement indé-
pendants dans la sphère extra-européenne), étant donné l'idéologie
dominante de «laisser faire», le contrôle des activités économiques
au-delà (et idéalement même à l'intérieur) du territoire étatique était
considéré comme ne relevant pas de la chose publique ni, par consé-
quent, des fonctions propres à l'Etat; avec deux réserves, cependant.
La première est de rappeler qu'il y a eu plusieurs exemples d'inter-
vention militaire pour «ouvrir» certains pays — tel le Japon — au
commerce et à l'échange internationaux, en leur imposant ainsi le
jus communicationis d'antan. La seconde est de souligner que la
retenue de l'Etat d'origine n'était pas sans limite, car il entrait en jeu
une fois que l'activité économique de ses ressortissants s'était déjà
déployée sur le territoire d'un autre Etat, pour sauvegarder leurs
«droits acquis», par l'exercice de la «protection diplomatique», et
même quelquefois par des moyens moins diplomatiques, telle l'inter-
vention armée.
En se comportant ainsi avec retenue, les Etats ont laissé s'expri-
mer leurs antagonismes économiques sous forme de conflits colo-
niaux (des conflits territoriaux classiques en somme, que le droit
88 Georges Abi-Saab

international avait laissés en marge, comme on l'a vu, faute de pou-


voir les dominer effectivement) plutôt qu'en forme de conflits sur le
contrôle des activités économiques qui les dépassent. Ils ont pu ainsi
conserver l'armature «légère» du droit international classique, opé-
rant par autorégulation, malgré les complications croissantes géné-
rées par la montée et l'intégration progressive de cette économie
internationale, politiquement colonialiste mais idéologiquement libé-
rale.

b) Les interventions, de l'Etat social


L'Etat social du XXe siècle est, en revanche, un Etat intervention-
niste par sa nature et sa finalité, apparu pour suppléer ou à la limite
supplanter, la «main invisible» et corriger ses carences, ses dysfunc-
tions et ses effets nocifs révélés dans la pratique.
Comme ses velléités d'intervention et de contrôle visaient un
nombre croissant d'activités économiques et sociales, et que ces acti-
vités ne se déroulaient plus en circuit fermé à l'intérieur de l'Etat
mais s'intégraient dans des circuits plus larges couvrant également
les territoires d'autres Etats, cela a conduit fatalement à l'imbrication
et au chevauchement croissants des activités et des compétences éta-
tiques. Cette situation devenait de plus en plus difficile à démêler et
à gérer juridiquement avec l'armature «légère» du droit internatio-
nal classique, l'autorégulation; armature qui commençait à montrer
les symptômes de «fatigue» due à la surcharge.

2. Les progrès techniques de l'après-guerre

Ces symptômes se sont magnifiés avec l'accélération du progrès


technique dans la période de l'après-guerre (que certains ont appe-
lée, de manière inappropriée à mon avis, la seconde révolution
industrielle) débouchant sur l'actuelle révolution de la communica-
tion.

a) L'emprise de l'homme sur la nature

L'emprise de l'homme sur la nature s'est étendue à des limites


insoupçonnées et même à peine imaginables quelques décennies
auparavant.
L'année 1945 marque déjà l'avènement de l'énergie nucléaire,
avec ce qu'elle comporte de menaces (pour la première fois l'huma-
Cours général de droit international public 89

nité détient le moyen de sa propre annihilation) et de risques (Tcher-


nobyl, déchets), mais aussi de possibilités et de promesses (fusion).
Mais 1945 marque aussi, avec la proclamation Truman, l'extension
de l'emprise de l'homme sur le fond des mers (toujours à la
recherche de nouvelles sources d'énergie), extension qu'on croyait à
l'époque matériellement possible jusqu'à quelques dizaines de
mètres de profondeur, au plus jusqu'à 200 mètres; alors que mainte-
nant on parle en termes de plusieurs milliers. Des forages terrestres
de grande profondeur sont en cours, en quête entre autres de l'éner-
gie géothermique. Quant à la conquête de l'espace, elle a passé en
trente ans de la science-fiction à la réalité quotidienne ; certaines des
ressources de l'espace sont déjà exploitées, telle l'orbite géostation-
naire, alors que d'autres possibilités sont en voie d'exploration et
d'expérimentation; sans mentionner les énormes possibilités (et
périls) de la biotechnologie et d'autres domaines du progrès tech-
nique.

b) La révolution de la communication

Cependant, là où le progrès technique a peut être eu le plus


d'impact sur la société, c'est d'avoir rendu possible une véritable
révolution de la communication, qui est toujours en cours.
N'oublions pas d'ailleurs que la société elle-même, en tant qu'en-
semble ou réseau de relations sociales, est un processus continu de
communication. Non seulement un développement prodigieux s'est
produit depuis 1945 dans les moyens classiques de communication,
particulièrement l'aviation, qui a aboli les distances, démocratisé les
voyages et permis le déplacement de centaines de millions de per-
sonnes à la recherche de travail ou de dépaysement; mais c'est sur-
tout l'avènement des mass media et des nouvelles techniques de télé-
communication, notamment par satellites, qui a produit les effets les
plus révolutionnaires sur la société.
En premier lieu, il est devenu possible de monter des entreprises
économiques, scientifiques ou autres à l'échelle mondiale et de les
gérer en continu de manière intégrée, malgré l'éparpillement des com-
posantes à travers le monde; ce qui explique le grand intérêt, mani-
festé dès les années soixante, pour les «entreprises transnationales».
Par ailleurs, et sur un plan purement social, le monde est devenu
«un village global» (ou planétaire) selon l'expression de MacLuhan,
où les messages se transmettent et sont captés presque partout ins-
90 Georges Abi-Saab

tantanément et où l'on a l'impression d'assister en direct, en tant que


témoins oculaires, à tout ce qui se passe dans le monde; avec évi-
demment tous les dangers attenants de sélectivité, de manipulation et
de surcharge qui émoussent l'entendement et le jugement.
Enfin, ces nouveaux moyens de communication, tels la transmis-
sion directe par satellite et les flux transfrontaliers des données (pour
ne pas mentionner la circulation des cassettes audio et vidéo) sont
beaucoup plus difficiles à contrôler par l'Etat, qui ne peut s'intégrer
dans ces nouveaux circuits pour bénéficier de leurs grandes possibi-
lités sans courir le risque de perdre, du moins en partie, le contrôle
des flux qui y coulent ; et même s'il décide de rester hors circuit, il ne
peut parvenir à neutraliser totalement leurs effets sur son territoire.

3. La conscience de lafinitude des choses

Cette explosion exponentielle de possibilités sur le plan technique


s'est paradoxalement accompagnée, surtout depuis la fin des années
soixante (et plus particulièrement depuis 1973) d'une prise de
conscience aiguë et grandissante de la finitude des choses. L'opti-
misme scientifique naïf du XIXe siècle — le mythe du progrès
linéaire; de l'homme, être rationnel conquérant d'une nature aux
possibilités illimitées (et qui allait si bien avec cet autre mythe de la
«main invisible», version sociale du darwinisme) — n'est plus de
mise. La menace émane à la fois de l'homme et de la nature, ou plu-
tôt pèse sur l'équilibre entre eux, qu'on perçoit maintenant comme
instable et fragile.
L'homme, ou plutôt l'humanité, est en train d'exploser. En 1950,
il y avait deux milliards et demi d'habitants sur cette Terre46. En
1987, nous sommes arrivés à cinq. A la fin du siècle il y en aura plus
de six. Quant aux ressources, les manuels d'économie politique
jusqu'à la fin des années cinquante donnaient l'eau et l'air comme
exemples de «biens non économiques», parce que, quoique très
utiles, leur offre était illimitée ! Qui oserait tenir un pareil langage
aujourd'hui à propos de ces deux éléments, pour ne pas mentionner
la Terre et ses ressources énergétiques et alimentaires. Et cela

46. Au début de notre ère, la population mondiale s'élevait, selon les estima-
tions actuelles, à 200 millions. Il lui a fallu seize siècles pour arriver, autour de
1600, à un demi-milliard. En 1900, elle s'élevait à 1 milliard 600 millions. Voir
Colliers Encyclopedia, vol. 19, pp. 248-253 (édition de 1980) («Population», par
T. H. Hollingsworth).
Cours général de droit international public 91

d'autant plus que ces ressources sont inégalement réparties dans


l'espace et que leur sollicitation varie énormément entre les nations
(un enfant américain consomme soixante fois plus de ressources
naturelles qu'un enfant indien).
Les ressources de la nature ne sont pas seulement limitées, mais
elles sont aussi menacées de rétrécissement (désertification) et même
d'épuisement, et la nature elle-même est menacée de dégradation
(pollution, réchauffement, percement de la couche d'ozone, etc.) par
cette activité débordante de l'homme dans un système écologique
global à équilibre délicat, qui ne reconnaît ni Etats, ni frontières, ni
souverains, où tout dépend de tout et réciproquement.
Tous ces facteurs attisent les tensions et les conflits de répartition
à l'intérieur des Etats et entre les Etats; tout en aiguisant parallèle-
ment la prise de conscience de l'intérêt commun à réagir ou à faire
face ensemble à ces menaces de type global.
Ainsi, le progrès technique de l'après-guerre a entraîné l'intensifi-
cation des activités de l'homme et des interactions entre les
hommes; il a également provoqué, sur le plan socio-politique, la
prise de conscience des limites des ressources et de la fragilité de la
nature, c'est-à-dire des dangers et des intérêts communs engendrés
par cette intensification des activités et des interactions. Vu sous cet
angle, ce facteur matériel de progrès technique exerce une influence
centripète sur le processus social, favorisant une plus grande intégra-
tion de la communauté internationale. Mais il engendre en même
temps des tensions et des conflits plus aigus de répartition à l'inté-
rieur des Etats comme entre eux, qui favorisent les forces centrifuges
de déchirement et d'éclatement au sein de cette même communauté.
C'est cet aspect conflictuel qui commence au lendemain de la
seconde guerre mondiale par occuper le devant de la scène dans
l'évolution politique de l'environnement international, dans ses
efforts d'ajustement politique face à ces changements matériels (ou
plutôt à leur perception).

4. L'évolution politique de la communauté internationale


de l'après-guerre

a) La configuration des rapports de force


L'«alliance des vainqueurs» qui s'est voulue «projet de société»
de la communauté internationale de l'après-guerre, codifié et institu-
tionnalisé dans la Charte des Nations Unies, n'a pas survécu à
92 Georges Abi-Saab

l'épreuve de la paix. Les alliés d'hier se sont rapidement divisés en


deux camps opposés, protagonistes d'une guerre «refroidie» seule-
ment par le spectre de l'arme nucléaire (bien qu'elle se soit réchauf-
fée pour un moment en Corée) ; leur antagonisme trouvant son exu-
toire dans ce terrain vague à la périphérie ou entre les champs
d'attraction des deux pôles, qu'on a fini par dénommer le tiers
monde.
Et si les changements radicaux en Union soviétique et en Europe
de l'Est au terme des années quatre-vingt ont mis fin à cette division
du monde et à la guerre froide, quarante-cinq ans après la fin de la
seconde guerre mondiale (et même si l'on écarte pour le moment les
incertitudes et les menaces que recèlent la dissolution rapide du bloc
de l'Est et surtout l'effondrement spectaculaire de l'Union sovié-
tique elle-même, sans que personne ne puisse en prédire l'issue),
nous ne sommes pas arrivés pour autant à «la fin de l'histoire»,
selon la formule désormais célèbre de l'américain Fukoyama. Car,
d'une part, l'effondrement du «communisme réel» ne veut pas dire
que les problèmes auxquels il s'efforçait d'apporter une réponse ont
disparu (ni qu'une réponse diamétralement opposée soit nécessaire-
ment la bonne). D'autre part, ce qui s'est passé entre-temps et se
passe encore dans la périphérie a profondément marqué l'environne-
ment et continue à l'imprégner de son effervescence.

b) L'avènement du tiers monde

Si l'émergence, après la première guerre mondiale, d'un Etat qui


se voulait le porte-parole de la classe ouvrière partout dans le monde
a aidé, dans la période de l'entre-deux-guerres, à l'affranchissement
de cette classe et à l'avènement d'autres variantes de l'Etat social
dans les pays industriels, la structure bipolaire des rapports de force
de l'après-guerre a également favorisé le grand mouvement de libé-
ration nationale qui a déferlé sur le tiers monde, mettant fin aux
grands empires coloniaux et portant à la souveraineté un grand
nombre de peuples extra-européens en Asie, en Afrique et aux
Caraïbes.
Ce changement radical dans la composition de la communauté
internationale est d'abord d'ordre quantitatif, en multipliant presque
par trois le nombre des Etats par rapport à 1945. Ce fait en soi ne
manque pas de peser très lourdement sur les règles du jeu de cette
communauté (comparez un jeu de football de deux équipes de onze
Cours général de droit international public 93

joueurs avec celui de deux équipes de trente-trois, sur le même ter-


rain de jeu) ; car même si les nouveaux venus ne pèsent pas lourd
dans les rapports de force, ils affectent néanmoins le jeu ne serait-ce
que par leur simple occupation et encombrement du terrain et leur
interférence dans le jeu des acteurs principaux.
Cependant, il s'agit surtout d'un changement d'ordre qualitatif.
Les nouveaux venus sont d'origines et de cultures extra-euro-
péennes; ils sont économiquement « sous-développés » et politique-
ment instables, et par conséquement hautement vulnérables car plus
ou moins dépendants de l'extérieur. Ils ne partagent avec leurs
anciens maîtres et les autres anciens membres de la communauté
internationale ni la même vision du monde ni les mêmes préoccupa-
tions matérielles, tout en nourrissant un sentiment d'injustice histo-
rique, d'inégalité et d'exclusion dans les faits.
On se trouve ainsi avec une communauté internationale surmulti-
pliée en nombre, où ne prédomine plus une seule «culture», ni une
vision commune du monde, mais plutôt une hétérogénéité croissante,
favorisant les forces centrifuges en son sein et au sein de son envi-
ronnement (malgré l'effet homogénéisant de la «mondialisation» et
l'attrait quasi universel, sur un plan purement matériel, du modèle de
la société de consommation). Sans parler de la montée du nationa-
lisme exacerbé et du particularisme, qui alimentent les extrémismes
et les fondamentalismes de toute sorte, face aux pressions maté-
rielles croissantes mais dont les effets sont subis et ressentis de
manière très inégale.

///. Le système

Ces changements profonds de l'Etat et de son environnement ont


suscité des tendances apparemment contradictoires au sein du sys-
tème lui-même pour y faire face.

1. L'approche unilatérale:
l'extension des compétences étatiques et ses limites
a) L'extension des compétences
Face à l'intensification des activités de l'homme et des rapports
entre les hommes, rendue possible par les progrès techniques les
plus récents, et étant donné la tendance de l'Etat à jouer un rôle
grandissant dans toutes les activités sociales, les Etats ont réagi en
94 Georges Abi-Saab

premier lieu en suivant la logique du système classique par l'exten-


sion de leurs compétences ratione materiae et ratione loci. L'exten-
sion de la compétence ratione materiae se produit à l'intérieur par
l'élargissement du rôle et des fonctions de l'Etat dans la société,
mais se projette par là même à l'extérieur du fait de l'élargissement de
l'échelle du processus économique et social touché par ces fonctions.
S'agissant de l'extension des compétences ratione loci, elle suit
les possibilités techniques offertes à l'Etat, de contrôler et d'exploi-
ter, à partir du noyau dur de son assise terrestre, les ressources
d'autres espaces, à portée de plus en plus lointaine. La métamor-
phose du droit de la mer par deux fois depuis la seconde guerre mon-
diale (en 1958 et en 1982) pour accommoder cette extension ram-
pante de la compétence nationale sur la haute mer nous en fournit
une parfaite illustration.
Ces compétences étendues ratione loci se présentent d'abord
comme étant des compétences fonctionnelles, à des fins spécifiques.
Mais les Etats ont tendance à les «territorialiser», ou à les «interna-
liser», progressivement, c'est-à-dire à les traiter à toutes fins utiles
comme s'il s'agissait de pleins pouvoirs sur leur propre territoire, à
quelques exceptions ou servitudes près en faveur de la communauté
internationale.

b) Les limites

i) L'extension ratione materiae de la réglementation internatio-


nale
En même temps, mais en sens inverse et par effet d'entraînement
de ce même phénomène d'extension et de mondialisation du proces-
sus économique et social, on observe une tendance croissante à
I'«internationalisation», ou à 1'«intéressement» du droit internatio-
nal à tous les aspects de la vie considérés jusqu'alors «internes»,
mais qui sont progressivement intégrés, ou du moins touchés, par ces
flux et circuits qui dépassent l'Etat et qui entraînent dans leur sillage
la réglementation internationale, vidant ainsi progressivement le
«domaine réservé» de sa substance. Les préoccupations du droit
international ne sont plus limitées en principe à des questions ou à
des activités qui se déroulent à la périphérie de l'assise territoriale de
l'Etat, mais visent tous les aspects du processus social. Elles se sont
déplacées, en d'autres termes, de ce qui se passait en marge à ce qui
se passe au centre même de l'Etat.
Cours général de droit international public 95

Ainsi, s'il y a extension des compétences étatiques ratione loci et


ratione materiae, il y a en même temps des servitudes qui grèvent de
plus en plus les compétences étatiques ratione materiae et potestatis,
jusque dans ce qui était considéré hier encore comme le propre fief
ou réduit des pouvoirs étatiques, les transformant de compétences
discrétionnaires en compétences liées par le droit international.
L'assise de la compétence étatique s'élargit, mais le pouvoir que
l'Etat y exerce se rétrécit.

ii) L'intensification des conflits de compétences étatiques

On aboutit ainsi à des réseaux très denses de compétences éta-


tiques entrecroisées et enchevêtrées, qui ne peuvent éviter de se che-
vaucher, car elles sont unilatéralement interprétées et exercées par
les Etats qui s'en réclament, selon la technique consacrée du droit
international classique.
Les conflits de compétence qui s'ensuivent sont extrêmement dif-
ficiles à démêler, notamment parce qu'ils masquent le plus souvent
derrière leur technicité des conflits aigus de répartition, portant par
exemple sur la localisation ou le contrôle du surplus issu d'une acti-
vité économique qui se déroule à travers plusieurs Etats. De tels
conflits demandent une panoplie très sophistiquée de normes pour
leur solution47; normes qui conféreraient au droit international un
rôle plus actif et plus hardi dans l'arbitrage des réels conflits d'inté-
rêts et de répartition qui les sous-tendent, ce que le droit internatio-
nal classique a toujours essayé d'esquiver.
En tout état de cause, ce genre de réglementation juridique ou
normative «dense» est très difficile, si ce n'est impossible, à mettre
en œuvre avec l'armature «légère» (en réalité inexistante) du droit
international classique qui laisse à l'Etat le soin d'interpréter et
d'exercer la compétence qu'il réclame unilatéralement.
Cela m'amène à une conclusion en forme d'hypothèse, que
j'espère pouvoir démontrer tout au long de ce cours, à savoir qu'à
chaque niveau de densité normative correspond un certain niveau de
densité institutionnelle permettant aux normes d'être mises en œuvre
de manière satisfaisante. En deçà, le système n'est pas en mesure de

47. Il suffit de penser, par analogie avec le droit interne, à l'extrême complexité
et à la grande variété des règles des conflits de lois et de juridictions en droit inter-
national privé; avec la complication additionnelle ici que leur application ne serait
pas nécessairement confiée en dernière instance à un juge.
96 Georges Abi-Saab

«gérer» ou de «mettre en œuvre» son acquis normatif; ce qui hypo-


théquerait sa propre effectivité, et par là même sa crédibilité en tant
que système juridique.

iii) Les limites du contrôle étatique

Paradoxalement, l'Etat tout puissant d'aujourd'hui, avec une


assise plus large et des fonctions plus étendues, se trouve dépassé ou
relativement impuissant devant certains nouveaux types d'activité et
de problèmes qui révèlent en même temps les limites de l'approche
traditionnelle dans ses tentatives de faire face à l'intensification et à
la mondialisation des flux sociaux par l'extension des compétences
étatiques.
A un niveau infra-étatique, la souplesse, la densité et la grande
variété des nouveaux circuits de communication les ont rendus plus
réfractaires à l'emprise de l'Etat, ou tout au moins à son emprise
exercée unilatéralement. Face à cette situation, et si l'on écarte
l'alternative autarcique48, l'Etat doit ou bien réduire ses ambitions
aux limites des moyens de contrôle dont il dispose, limites au-delà
desquelles il « laisserait faire » les autres opérateurs non étatiques, ou
alors, et c'est là l'autre terme de l'alternative, s'il doit y avoir régle-
mentation et contrôle, ceux-ci doivent se situer à l'échelle de l'acti-
vité, c'est-à-dire à l'échelle mondiale. Ce qui nous amène ainsi au
second niveau ou type de dépassement de l'Etat et de l'approche tra-
ditionnelle d'ordonnancement juridique par le biais de l'exercice des
compétences étatiques unilatérales.
En effet, au-dessus de l'Etat ou à un niveau supra-étatique pour
ainsi dire, se profilent les problèmes de caractère global déjà évo-
qués, telles la raréfaction des ressources, la dégradation de l'environ-
nement et les autres menaces et" entropies écologiques et sociales,
qui dépassent l'Etat, en ce sens que l'Etat ne peut y faire face ou tout
au moins pas de manière adéquate, en agissant isolément, uti singu-
lus. Ces problèmes demandent une réglementation et une action
internationales à leur propre échelle, de la part des Etats agissant
ensemble.

48. L'Etat peut resserrer les mailles de son filet, en y mettant le prix en termes
de ressources, d'efforts et d'isolement matériel et politique, tâche qui devient de
plus en plus onéreuse et difficile sinon impossible avec l'évolution des techniques
de communication. Mais il renoncerait par là même et de façon proportionnelle
aux grands avantages de l'intégration dans ces circuits.
Cours général de droit international public 97

2. L'approche collaborative et ses limites

a) Origines et évolution
L'approche collaborative a été suivie depuis le XIXe siècle déjà
pour répondre aux problèmes de type global posés par la révolution
industrielle. Son instrument privilégié, le traité multilatéral, était non
seulement un «traité-loi» véhiculant une réglementation juridique de
type nouveau, mais également un traité « organique » fournissant une
infrastructure institutionnelle qui sous-tend et «gère» cette régle-
mentation. Il s'agit là de la première génération d'organisations
internationales. Cette approche, fondée sur des solidarités partielles,
est suivie chaque fois qu'un besoin ou un intérêt commun est suffi-
samment ressenti.
Mais, là aussi, les tendances sont contradictoires. On observe
d'une part que cette approche s'est répandue, surtout après la
seconde guerre mondiale, comme l'atteste la prolifération des orga-
nisations internationales ; que ces organisations occupent de plus en
plus de terrain ratione materiae; qu'elles ont tendance à étendre
leurs compétences et leurs pouvoirs, et surtout à passer des questions
sectorielles, techniques et spécialisées, à celles qui occupent le
centre, ou même l'avant-scène, du droit international, par l'applica-
tion de cette nouvelle approche — dans le Pacte de la Société des
Nations et surtout dans la Charte des Nations Unies — aux pro-
blèmes de la paix et de la sécurité internationales. Après tout y a-t-il
un intérêt ou un bien qui soit plus commun et plus primordial ? Plus
les Etats font appel à cette approche en utilisant les organisations
internationales, plus celles-ci essaient de s'affermir vis-à-vis des
Etats et de remplir, à travers leurs propres organes, les fonctions du
système juridique international, en lieu et place de leur «auto-
accomplissement» par les Etats, agissant uti singuli.
b) Les limites
Cette approche, aussi séduisante qu'elle apparaisse au départ, se
heurte cependant plus ou moins rapidement à des obstacles et suscite
des résistances et des contre-courants qui s'expliquent principale-
ment par deux raisons.
i) Les limites des notions de « solidarité» et d'« interdépendance »
La première raison se rapporte à la présomption qui est à la base
même de cette approche: la solidarité issue d'un besoin ou d'un inté-
98 Georges Abi-Saab

rêt commun. Car, s'il y a des «solidarités obligées» au niveau objec-


tif (pour reprendre le terme utilisé par le président Mitterrand à la
septième Conférence des Nations Unies sur le commerce et le déve-
loppement (CNUCED), à Genève, en juillet 1987), ces solidarités ne
sont pas perçues de la même manière, ni ressenties avec la même
intensité ou la même urgence par tous les membres de la commu-
nauté internationale. En d'autres termes, elles ne génèrent pas spon-
tanément et inexorablement la coopération internationale.
Cela appelle une brève digression sociologique sur le sens des
termes «solidarité» et «interdépendance», qui sont par trop sollici-
tés de nos jours. Il faut à cet égard distinguer l'objectif (le fait) du
subjectif (la conscience du fait), et le descriptif du prescriptif.
Sur un plan objectif et purement descriptif, « inderdépendance »
et/ou «solidarité» existent non seulement là où il y a un besoin ou
un intérêt commun (la «solidarité mécanique» ou «par similitude»
de Durkheim), mais dans toutes les activités sociales, c'est-à-dire les
activités dont le déroulement implique plus d'une personne. Il s'agit
là cependant d'une interdépendance «matérielle» ou de fait, dont
les acteurs eux-mêmes peuvent ne pas être conscients. Une telle
interdépendance existe entre le cavalier et sa monture, entre le
maître et son esclave. C'est la «solidarité organique» de Dur-
kheim49, conséquence automatique de toute division du travail
social ; mais aussi motif et source de domination et d'exploitation,
d'«anomie» et d'«aliénation» si elle n'est pas accompagnée par une
solidarité consciente de communauté et de partage. La révolution in-
dustrielle et l'avènement de 1'«économie mondiale» au XIXe siècle
nous en fournissent maintes illustrations sur le plan aussi bien
interne qu'international.
L'intensification des activités de l'homme et des interactions entre
les hommes, rendue possible par les progrès techniques les plus
récents, a accentué, de manière significative, ce genre d'interdépen-

49. La transposition juridique de la pensée de Durkheim par l'école dite «de


Bordeaux» du doyen Léon Duguit, et plus particulièrement en droit international
par Georges Scelle, ne me paraît pas concluante. Car cette pensée est restée au
niveau des prémisses, trop abstraite et trop lointaine par rapport à l'analyse juri-
dique concrète qu'on voulait en faire dériver.
Il n'empêche que cette pensée, avec celle de Marx et de Max Weber, reste un
phare qui illumine notre intelligence de la société, de son fonctionnement et du
rôle du droit en son sein. L'éclairage de la jonction entre droit et société, c'est-
à-dire l'explication concrète, technique et intellectuellement convaincante des pas-
serelles entre le système social lato sensu et le système juridique, reste cependant
à faire.
Cours general de droit international public 99

dance matérielle, en élargissant les circuits tout en accroissant la


division du travail en leur sein. Mais par là même, cette solidarité
s'accentue d'une autre manière, plutôt passive ou négative; car
l'élargissement des circuits les rendent plus complexes et plus longs,
donc plus vulnérables à un large éventail d'interférences, de ruptures
et de dislocations. C'est une solidarité face aux dangers qui mena-
cent l'œuvre, le bien ou le circuit commun, donc solidarité par inté-
rêt ou besoin commun50. Ce sont des intérêts ou des besoins qui ne
peuvent être satisfaits, du moins de manière adéquate, qu'à leur
propre échelle, c'est-à-dire collectivement ou à l'échelle globale; ce
que les économistes et les politologues appellent actuellement des
«biens publics» (public goods), que l'on peut également appeler des
«questions de type global» (global issues), et qui sont généralement
envisagés lorsqu'on parle aujourd'hui de solidarité.
Cependant, même dans ce cas, pour déboucher sur des solutions
juridiques adéquates, cette solidarité doit exister non seulement dans
les faits, mais surtout dans les consciences. Et là aussi elle se heurte
à la même limite que la solidarité par division du travail, peut-être
avec un peu plus de retard.
En réalité, les deux types de solidarité sont plus liés qu'il n'y
paraît à première vue. Les besoins communs ou «biens publics»
sont d'habitude présentés en termes de valeurs positives qui ne peu-
vent être réalisées que collectivement et de manière indivise (par
exemple la justice, dans le sens d'un système judiciaire, ou la méde-
cine sociale). Mais dans la plupart des cas (et plus encore sur le plan
international), ils peuvent être présentés négativement comme des
dangers ou des menaces qui ne peuvent être combattus ou écartés
que collectivement et de manière indivise (par exemple la sécurité
intérieure et extérieure, fonctions classiques de l'Etat veilleur de
nuit). Ces dangers et menaces de caractère global sont presque tous
des effets secondaires, c'est-à-dire des dérives, des séquelles ou des
entropies, aux niveaux aussi bien matériel que social, de la solidarité
organique par division du travail.

50. Il faut bien garder en vue qu'il ne s'agit pas là de la «solidarité par simili-
tude» (ou «solidarité mécanique») de Durkheim qui caractérise les sociétés pri-
mitives, relativement non différenciées, précédant les sociétés modernes ou indus-
trielles où prédomine la division du travail social. La solidarité par similitude est
issue de ressemblances donnant lieu à des états de conscience communs à tous les
membres de la société, ce qui engendre un droit «répressif» de toute déviation ou
transgression. En revanche, les besoins et intérêts communs envisagés dans le
texte sont eux-mêmes l'issue d'un degré très poussé de division du travail.
100 Georges Abi-Saab

Le grand problème que pose l'interdépendance ou la solidarité par


division du travail social est qu'elle ne nous fournit pas de réponse à
la question de la division du produit de ce travail social. Cette
réponse est déterminée par les rapports de force entre ceux qui ont
entrepris le travail ensemble. C'est l'exemple par excellence de ce
que j'ai appelé conflits de répartition ou de distribution des valeurs
en société, qui sont perçus par les acteurs comme un «jeu à somme
nulle» (zero sum game) où le gain de l'un est nécessairement la
perte de l'autre. Une telle perception ne favorise pas l'approche col-
laborative — qui doit nécessairement s'inspirer de principes supé-
rieurs et partagés de justice distributive —, mais plutôt l'approche
unilatérale, calquée sur les rapports de force.
La solidarité par besoins communs finit, elle aussi, par se heurter
à ce même obstacle, même si elle a, au départ, l'avantage d'être plus
facile à percevoir au niveau subjectif, et si elle bénéficie souvent
d'une conscientisation par choc interposé, ce qui incite à une plus
grande coopération dans la recherche de solutions et d'antidotes.
Cependant, ici aussi, des problèmes de répartition finissent par se
poser quant au partage des ressources limitées et des coûts et avan-
tages des services collectifs prodigués51. Par ailleurs, avec l'élargis-
sement de la communauté internationale et l'hétérogénéité qui la
caractérise actuellement, les problèmes et les différentes manières de
les résoudre sont perçus et évalués encore plus diversement, et les
conflits de répartition qui les sous-tendent sont magnifiés subjective-
ment, parfois hors de toute proportion.
Ainsi, pour conclure cette digression, si le progrès technique et
l'intensification des activités et des interactions des hommes ont
accentué l'interdépendance matérielle et la solidarité aussi bien orga-
nique que par besoins communs au sein de la communauté interna-
tionale, favorisant ainsi le recours à l'approche collaboratrice, cette
approche elle-même suscite des problèmes qui freinent sa progres-
sion et attisent la résistance des Etats.

51. Même dans le cas relativement simple où tout le monde se retrouverait en


fin de compte gagnant ou dans une meilleure position (sans aucune redistribution
ou compensation ex post) en suivant une approche collective et coopérative plutôt
qu'individuelle et unilatérale, rien ne garantit que les Etats s'engageraient dans
cette voie. Car il est très rare que chacun puisse sortir gagnant (ou éviter de
perdre) à chaque mouvement vers l'étape finale de cette coopération. Et dans leur
«calcul rationnel» (rational behaviour), certains préfèrent ne pas sacrifier même
un petit avantage tactique actuel pour un avantage stratégique futur beaucoup plus
grand.
Cours général de droit international public 101

ii) La résistance étatique à la centralisation du système

Les Etats ont un autre motif, bien plus impérieux encore de leur
point de vue, qui aiguise leur résistance à l'approche collaboratrice.
Car, comme nous l'avons déjà vu, à l'origine et à la base même du
système actuel du droit international nous trouvons la négation radi-
cale par l'Etat de toute instance de décision qui lui soit supérieure et
sa monopolisation du pouvoir comme étalon de sa souveraineté,
même s'il reconnaît sa soumission aux règles de droit international.
Or, l'approche collaborative implique nécessairement une prise de
décision en commun, ou par des organes communs, ce qui veut dire
que le pouvoir de décision échappe à la compétence unilatérale des
Etats, pour intégrer celle des organes collectifs ou centralisés. Une
perte de pouvoir que les Etats acceptent plus facilement, mais tou-
jours à contrecœur, quand il s'agit d'une délégation ponctuelle
comme dans l'arbitrage, ou à la limite sectorielle, dans des domaines
techniques et spécialisés. Mais ils l'acceptent avec beaucoup plus de
difficulté et d'autant plus de résistance lorsqu'on s'approche de
l'essentiel, c'est-à-dire des questions de guerre et de paix et de ce
qu'ils considèrent comme étant les ressorts de leur pouvoir politique
et militaire, ainsi qu'économique et technologique. C'est ce qui
explique les importantes difficultés rencontrées et les résultats miti-
gés obtenus jusqu'ici dans l'application de cette approche par la
Société des Nations et par les Nations Unies aux problèmes de la
paix et de la sécurité internationales. Cela explique également les
difficultés auxquelles s'est heurté tout effort sérieux pour traiter de
cette manière les conflits de répartition des valeurs dans la commu-
nauté internationale; sauf évidemment lorsque cela peut servir,
comme dans la crise du Golfe, les intérêts politiques des puissances
dominantes, en leur apportant le sceau de la «légitimité collective»,
comme on le verra plus loin.

IV. La situation actuelle

Ces divers courants et contre-courants que révèle le système juri-


dique international lorsqu'il s'efforce de s'adapter à un environne-
ment international travaillé de plus en plus par le processus «com-
plexification-conscience» (terme employé par Theillard de Chardin
pour définir l'évolution) nous amènent à un double constat.
D'une part, le système classique, autorégulateur du droit interna-
102 Georges Abi-Saab

tional, opérant par action et réaction unilatérales des Etats, est trop
rudimentaire pour faire face à la complexité, à l'imbrication et à la
mondialisation croissantes de tous les aspects de la vie sociale, et,
par là même, au dépassement de l'Etat. On en revient ainsi au thème
de la correspondance entre la densité normative et la densité institu-
tionnelle du système.
Dans ces conditions, nous avons objectivement besoin d'un sys-
tème juridique plus «activiste» ou «directif», au niveau des règles
et de leur application, pour résoudre les problèmes de plus en plus
complexes que ces développements engendrent et les chevauche-
ments de compétences et les conflits de répartition qui s'ensuivent;
autrement dit un droit ou un système juridique conçu en fonction de
ces problèmes, se situant à l'échelle et au niveau de leur complexité,
plutôt qu'un droit à la traîne des faits et des confrontations, qui ne
fait qu'enregistrer passivement les rapports de force entre les
acteurs, au lieu de leur fournir des réponses adéquates aux pro-
blèmes auxquels ils sont confrontés.
D'autre part, l'Etat essaie de préserver ce système et surtout sa
position privilégiée dans son sein, en étendant de plus en plus ses
propres compétences pour faire face aux nouveaux problèmes et à
leur complexité croissante. Mais plus il avance dans cette direction,
plus il s'étire, se disperse, perd de son efficacité et devient vulné-
rable, tout en ajoutant à la complexité et au chevauchement, c'est-
à-dire aux problèmes qu'il essaie de résoudre en ce faisant. En même
temps, il est de plus en plus dépassé par les flux transnationaux qu'il
n'arrive plus à contrôler et par les problèmes de type global qu'il ne
parvient pas à résoudre unilatéralement.
A ce sentiment de frustration, de perte de maîtrise et d'efficacité
et à la menace d'un rétrécissement progressif de sa marge de liberté
et de manœuvre, l'Etat réagit par sursauts, par des réaffirmations
appuyées, et souvent exagérées, de la souveraineté (non seulement
de la part des Etats qui viennent d'y accéder, mais autant, sinon plus,
de la part des anciens) et par une résurgence d'un volontarisme
excessif, qui se manifeste également au niveau doctrinal.
Il est vrai que l'Etat reste l'élément incontournable du système
par lequel tout ou presque doit formellement passer. Mais s'il garde
en main le levier de décision, il ne s'agit plus du bon vouloir d'un
souverain arbitraire mais du calcul d'un décideur rationnel, face à
des choix de plus en plus limités (avec de moins en moins de
«degrés de liberté» (degrees of freedom), au sens technique du
Cours general de droit international public 103

terme dans le calcul des probabilités). Il doit, en effet, prendre en


compte les contraintes réelles ou objectives de la société interne et
internationale que nous venons d'esquisser brièvement. De plus, les
choix ou décisions de l'Etat deviennent de plus en plus dépendants
les uns des autres, ainsi que de ceux des autres acteurs.
En somme, si le système classique du droit international a mani-
festement atteint l'étape des «rendements absolument décroissants»
(absolutely diminishing returns) sur de très larges fronts, l'Etat
n'arrive pas à se résoudre à la perte formelle de son pouvoir, déjà
entamé dans les faits, en modérant ses prétentions quant à son rôle
dans la société, en se retranchant dans les limites de ses moyens
(bien que des révisions déchirantes dans ce sens soient en cours un
peu partout), et en acquiesçant au transfert du pouvoir de décision au
niveau des problèmes qui le dépassent.
C'est dans ce contexte que s'inscrivent les assauts récents menés
contre l'«Etat», comme le reaganisme et le thatchérisme et leurs
pendants intellectuels. Profitant des signes visibles de fatigue et de
perte de contrôle de l'Etat social, ils prônent son extrême opposé,
par l'imposition à l'Etat d'un «laisser faire» intégral et d'une inter-
diction totale d'intervenir en société et surtout en économie. En
d'autres termes, c'est une stratégie de repli de l'Etat, élevant ses dif-
ficultés pratiques à faire face aux nouveaux défis techniques et
sociaux en une incapacité juridique de principe. De plus, une fois
reconnue, cette incapacité juridique est automatiquement transposée
au plan international, c'est-à-dire précisément au niveau où ces dif-
ficultés matérielles peuvent être dépassées, en situant la réglementa-
tion juridique à l'échelle même des flux et des problèmes affrontés.
Un tel retour au libéralisme sauvage du XIXe siècle, en se fiant tota-
lement à la «main invisible» et à la loi suprême du marché (qu'on
pourrait appeler le marketheisme), laisse en réalité libre cours aux
seuls rapports bruts de force, dans la pure tradition du darwinisme
social, pour qu'ils trouvent leur équilibre naturel ou qu'ils effectuent
la sélection naturelle. Une telle politique ne tardera pas à produire
une aggravation des entropies potentielles, comme elle l'a fait au
temps de la révolution industrielle et de la montée de l'économie
internationale, avant la première guerre mondiale, entropies qui ont
suscité à leur tour, en guise d'antidote, l'essor de l'Etat social.
Entre-temps, et sous ces diverses pressions, le système se trans-
forme par à-coups et par tiraillements, au gré des crises, des chocs et
des catastrophes qui catalysent la conscience et amènent les Etats à
104 Georges Abi-Saab

l'évidence que tel ou tel changement est nécessaire. Et c'est ainsi,


par pièces détachées, que le système évolue, dans ses mécanismes
comme dans ses normes, à travers cette dialectique permanente entre
l'approche classique, bien établie et bien connue jusque dans ses
moindres détails, mais de plus en plus essoufflée et dépassée par
l'évolution prodigieuse et prodigieusement complexe des faits et des
idées du monde contemporain, et une approche plus collaboratrice,
dictée par la logique des «faits nouveaux» de l'environnement inter-
national, mais cherchant encore sa voie et son champ d'expansion
dans les lacunes et les abandons de l'approche classique, ainsi que
dans les nouveaux espaces offerts à la réglementation juridique52.
L'équilibre entre ces deux approches est dynamique et instable. Il
n'évolue pas de manière linéaire, mais par à-coups et par paliers. La
radioscopie ou l'instantané que l'on peut faire du droit international
à n'importe quel moment reflète le point d'équilibre entre ces deux
approches à ce moment-là.

52. Cette dichotomie recoupe très largement celle proposée par Wolfgang
Friedmann entre le «droit international de coexistence» et le «droit international
de coopération»; dichotomie sur laquelle nous reviendrons longuement dans la
troisième partie de ce cours.
105

DEUXIÈME PARTIE

LE SYSTÈME DU DROIT INTERNATIONAL


OU LE DROIT INTERNATIONAL
EN TANT QU'ORDRE JURIDIQUE

CHAPITRE V

LA NOTION DE SYSTÈME OU D'ORDRE JURIDIQUE


ET SON APPLICABILITÉ AU DROIT INTERNATIONAL

Après avoir examiné, dans la première partie, le droit international


dans son environnement, c'est-à-dire en tant qu'élément d'un système
ou d'un ensemble plus large, nous réduisons, dans cette deuxième
partie, notre champ d'investigation et notre unité d'analyse au droit
international en lui-même, en tant que système ou ordre juridique53.
Ce qui appelle immédiatement à l'esprit toute une cascade d'inter-
rogations préliminaires: qu'entendons-nous exactement par droit
international ? Est-ce vraiment un droit? Ou, en d'autres termes, cor-
respond-il à ce que nous envisageons communément par droit?
S'agit-il de règles disparates qui relèvent peut-être des différents
«droits» nationaux ou territoriaux sous l'empire desquels nous

53. L'utilisation dans ce contexte des termes «système» et «ordre» comme


synonymes peut prêter à confusion, le sens de chacun n'étant pas univoque. Ce
qui appelle les clarifications suivantes:
En premier lieu, et pour ce qui est du terme «système», il faut préciser que
l'utilisation courante du terme «système juridique» a précédé dans le temps l'avè-
nement de l'approche scientifique de 1'«analyse des systèmes» (systems
analysis), initialement développée par Ludwig von Bertalamffy en biologie, et que
j'utilise largement, mais non exclusivement dans ce cours. Cependant, quand on
l'emploie comme synonyme d'«ordre juridique», ce n'est pas dans le sens de
l'analyse des systèmes, mais dans un sens plus spécifique au droit et moins tech-
nique que dans ladite approche (voir également infra note 55).
Quant au terme «ordre», il est couramment utilisé pour désigner un ensemble
juridique ou l'ensemble d'un droit. Mais il peut évoquer en plus dans les esprits le
but ou l'impact social d'un tel ensemble, qui est l'établissement de l'ordre ou d'un
certain ordre dans la société. Il est clair que son utilisation comme synonyme de
système juridique repose sur une acception neutre, qui ne préjuge en rien de son
rôle et de son effet réel sur la société (voir G. Abi-Saab, «The Third World and
the Future of the International Legal Order», Revue égyptienne de droit interna-
tional, 29 (1973), pp. 27-66, et plus particulièrement la section sur «World Order
and the International Legal Order», pp. 27-29).
106 Georges Abi-Saab

vivons (et que les internationalistes appellent collectivement «le


droit interne»), ou d'un ensemble qui présente une unité, une iden-
tité et une spécificité? En d'autres termes, s'agit-il véritablement
d'un système ou d'un ordre juridique?
Même si nous répondons à cette dernière interrogation par l'affir-
mative, nous devons encore clarifier plusieurs aspects de la notion
même de système ou d'ordre juridique. S'agit-il seulement d'un
ensemble de règles ou y a-t-il autre chose encore au-delà des règles ?
Pour nous limiter aux règles, sont-elles toutes identiques (auquel cas le
système peut être réduit à son unité de base et étudié à partir d'elle) ou
sont-elles différentes ou remplissent-elles des fonctions différentes
dans cet ensemble ? Par ailleurs, que veut dire « ensemble » ici ? Est-ce
un ensemble «en vrac»? 54 Cela ne se conçoit que si ces règles sont
toutes pareilles, sans catégories ni spécialisation de fonctions. Mais
dès qu'il existe une differentiation de fonctions ou de catégories, cela
implique nécessairement qu'elles sont reliées ou articulées d'une cer-
taine manière les unes par rapport aux autres, qu'il existe une structure
ou une architecture qui sous-tend et qui se dégage de cette articulation
particulière des normes. Or, dès qu'on parle de structure, nous dépas-
sons la dimension purement normative pour déboucher sur une nou-
velle dimension du système ou ordre juridique, qui ne peut qu'être en
dehors et au-delà des normes.

/. Trois conceptions du système juridique

En réalité, raisonner en termes de système ou d'ordre juridique


plutôt qu'en fonction de la règle de droit prise individuellement est
une réaction à la théorie simple et plutôt simpliste — reflet de la déi-
fication de l'Etat et de sa colonisation de tout le champ du droit dans
l'esprit des juristes du XIXe siècle — typiquement représentée par
John Austin en Angleterre, mais également par un très fort courant
allemand (soutenu par la philosophie hégélienne du droit et de
l'Etat), pour qui tout droit se réduit à un «commandement» ou à un
ordre hiérarchique, accompagné de menaces: la sanction en cas de
désobéissance. Le droit se confond ainsi avec la volonté supérieure
de l'Etat-souverain, qui détient le monopole de la violence légale
pour faire respecter sa volonté.

54. Voir J. Combacau, «Le droit international: bric-à-brac ou système?», loc.


cit. supra note 41, pp. 85-105.
Cours général de droit international public 107

Cette théorie est non seulement incapable de saisir et d'expliquer


toutes les facettes du phénomène juridique, même sur le plan interne,
par exemple l'existence du droit dans des sociétés non étatisées, ou
la soumission de l'Etat lui-même au droit; ce qui recouvre une très
grande partie du droit public. Mais surtout elle conduit inexorable-
ment à la négation radicale de toute possibilité d'un droit internatio-
nal. C'est ainsi que John Austin qualifie le droit international de
«positive morality», le reléguant ainsi au domaine du non-droit. De
même, les confluents allemands de ce même courant traitent le droit
international, à la manière du droit international privé, comme une
branche ou une extension du droit interne, celle qui règle les rela-
tions extérieures de l'Etat (äusseres Staatsrecht). Il existerait ainsi
autant de «droits internationaux» que d'Etats, et non pas un système
juridique autonome55 à côté ou au-dessus de ceux des Etats. Nous en
retrouvons des relents ici et là jusqu'à nos jours, en particulier aux
Etats-Unis d'Amérique, comme l'atteste l'intitulé même du fameux
Restatement of Foreign Relations Law of the United States.
De telles prises de position ont suscité, en réaction, des reflexions
plus nuancées, qui s'efforcent de dépasser le modèle hégélien du
droit et de l'Etat, pour essayer de saisir le phénomène juridique dans
toute sa complexité et sa variété, en l'envisageant comme un
ensemble organique avec une structure et une dynamique propres,
une identité et une logique internes, comme un phénomène collectif
qui dépasse ses composantes en les intégrant.
Examinons rapidement trois de ces théories, qui me paraissent
parmi les plus exemplaires et les plus importantes, avant de voir
comment elles nous aident à mieux cerner le système juridique inter-
national. Les deux premières remontent au premier quart de ce

55. Il faut préciser également que le terme «système» n'est pas utilisé ici dans
le sens de ('«esprit de système», si sévèrement critiqué par Charles De Visscher
(«Méthode et système en droit international», RCADI, tome 138 (1973-1), pp. 75-
79). De Visscher entend par là une «méthode conceptuelle», ou une vision sub-
jective, qui — pour «faire scientifique» — réduit le droit à «un ordre technique
formel [et] le dépouille de ce qui ... lui est essentiel: sa finalité» {ibid., p. 75). Il
vise notamment, et nommément, par cette critique la théorie pure du droit de Hans
Kelsen, analysée ci-dessous dans une optique très proche de celle de Charles De
Visscher. «Système» est utilisé ici simplement pour désigner un phénomène
social objectif et observable qu'on pourrait appeler «le droit» tout court; mais si
nous privilégions cette utilisation, c'est pour faire ressortir son caractère collectif
ainsi que l'aspect interdépendant et interactif de ses éléments; ce qui n'exclut
aucunement son caractère téléologique. Il s'agit cependant d'un ensemble, et non
d'une règle isolée, qui tend vers sa finalité avec toute la pesenteur et les limites
d'un ensemble.
108 Georges Abi-Saab

siècle, alors que la troisième est plus proche de nous. Il s'agit de


l'école normativiste, associée au nom de Hans Kelsen; de l'école
institutionnaliste qui a des confluents français (Hauriou, Renard) et
italiens, dont le représentant le plus eminent est Santi Romano; et
enfin de la théorie de H. L. A. Hart, d'Oxford. Ces trois théories se
complètent heureusement, pour capter les différentes facettes de la
notion d'ordre ou de système juridique. En plus, elles présentent
l'avantage que leurs auteurs — dont deux, Kelsen et Romano, sont
des internationalistes — ont consacré des développements particu-
liers dans leurs écrits à l'applicabilité de leur notion d'ordre juri-
dique au droit international56.

1. Kelsen et la théorie pure du droit

Kelsen est peut-être l'auteur qui a le plus contribué à asseoir la


vision du droit comme système au cours du XXe siècle.
Tout en prenant ses distances par rapport au positivisme volonta-
riste, Kelsen n'est pas très loin de la notion de droit comme com-
mandement ou ordre supérieur assorti de menace. Cependant, il
traite cette proposition de manière structurale plutôt que linéaire ou
causale, en ce sens qu'il sépare la menace ou la sanction de sa
source et la traite comme une condition existentielle (constitutive
aussi bien que distinctive) non seulement du système juridique qu'il
définit comme un «ordre de contrainte», mais de la norme elle-
même, tout en mettant l'accent sur les autres conditions de validité
interne de la norme, conditions qu'elle doit satisfaire pour qu'elle
puisse être assortie de la sanction. Kelsen définit ainsi la norme en
elle-même par ses éléments intrinsèques plutôt que par référence à
l'Etat, en tant que commandement de celui-ci, simplement parce que
l'Etat détient le pouvoir légal de sanction.
Cette approche s'explique par le double objectif de la théorie kel-
senienne : distinguer en premier lieu le droit du non-droit, le système
juridique de son milieu ou de son environnement (c'est la question
de «la frontière» dans l'analyse des systèmes); démontrer en second
lieu, et à l'intérieur de cette fontière, comment les éléments du sys-
tème, étudiés en tant que tels et en faisant abstraction de leur

56. Ce n'est pas par hasard que les internationalistes sont surreprésentés parmi
les théoriciens et les philosophes de droit; peut-être parce que l'étude des cas
limites incite à clarifier la nature et les caractéristiques, c'est-à-dire l'essence, du
phénomène ou de la catégorie générique auxquels ils appartiennent.
Cours général de droit international public 109

contenu substantiel, fonctionnent et s'articulent ensemble pour


constituer un tout opérant (c'est la question de la structure et de la
cohérence internes du système).
Les éléments ou composantes du système (qu'il s'agisse de règles
substantielles, de procédures, d'institutions ou de situations juri-
diques individuelles) se ramènent tous à des normes. Ce qui
recouvre pour Kelsen toute proposition normative sanctionnée juridi-
quement, allant de la règle la plus générale à la situation juridique
individuelle, englobant ainsi le droit objectif (law) aussi bien que les
droits subjectifs (rights).
La «validité» d'une norme, terme par lequel Kelsen désigne «le
mode d'existence spécifique des normes» 57 , ou en d'autres termes
leur rattachement à l'ordre juridique, est soumise à deux conditions.
D'une part, la norme doit être «efficace», c'est-à-dire grosso modo
suivie dans le comportement social. Kelsen ne s'étend pas davantage
sur 1'« efficacité » ou l'«effectivité», qu'il ne distingue guère et qui
est à vrai dire une condition «exogène» ou environnementale par
rapport au système juridique; il se concentre sur l'autre condition,
qui concerne la cohérence interne du système et qui est la condition
imposée à la norme de se conformer, aussi bien dans son mode de
création que dans son contenu, aux normes qui lui sont supérieures.
Les normes s'articulent ainsi dans une structure pyramidale à
l'apex de laquelle se trouve la Grundnorm ou la norme fondamen-
tale, dont dépend la validité interne de tout le système, mais qui lui
sert également de base idéologique de légitimité, c'est-à-dire de base
d'enracinement ou d'acceptation dans son milieu social. La Grund-
norm sert ainsi de fonction de conversion de la légitimité sociale
(facteur exogène ou externe au système) en « légalité » ou « validité
juridique» selon des critères internes au système.
La Grundnorm est ainsi la cheville ouvrière et la colonne verté-
brale de tout l'édifice kelsenien, qui garantit la «complétude» et la
«finitude» de son système, en d'autres termes son parachèvement et
sa cohérence internes en même temps que sa «clôture» par rapport à
son environnement. Elle permet à Kelsen d'atteindre son double
objectif (et c'est là que réside sa grande contribution): isoler les
normes juridiques de leur environnement et révéler par l'analyse de
la validité — c'est-à-dire par référence ultime à la Grundnorm —

57. Hans Kelsen, Théorie pure du droit (2e éd., traduite par Ch. Eisenmann),
Paris, Dalloz, 1962, p. 13.
110 Georges Abi-Saab

leur consistance particulière et leur articulation dans une structure


qui a sa propre logique et qui se détache de cet environnement pour
constituer un ensemble autonome, le système juridique. La Grund-
norm fait ainsi fonction d'agent cristallisant des normes juridiques
dans leur environnement, et catalyseur de la structure particulière
qu'elles composent en forme d'ordre juridique.
Aussi séduisante et utile soit-elle, la théorie de Kelsen comporte
néanmoins les vices de ses vertus ; vices qui se rapportent en premier
lieu à son fer de lance, la Grundnorm elle-même, mais surtout aux
limites ou au revers du double objectif qui lui a été assigné.
En effet, malgré ou plutôt à cause de son rôle central, la norme
fondamentale n'en constitue pas moins le talon d'Achille de la théo-
rie pure. Car, pour Kelsen, il s'agit d'une norme hypothétique, d'une
hypothèse nécessaire pour compléter et clore son système. Mais
c'est une hypothèse qui, toujours selon Kelsen, dépasse le champ
d'investigation juridique et ne peut par conséquent être prouvée juri-
diquement. En d'autres termes, c'est un artifice logique, un postulat
issu d'un raisonnement par nécessité (qui rappelle les fictions juri-
diques d'antan).
La norme fondamentale est ainsi une case juridiquement vide, en ce
sens que le droit ne voit ou ne saisit pas son contenu ; contenu qui
déteint cependant sur toutes les autres normes et qui sous-tend et
fonde tout l'édifice juridique. Cet édifice paraît ainsi comme une
structure étrangement instable, une pyramide renversée sur sa tête, qui
la cache en même temps sous terre à la manière de l'autruche. Kelsen
n'a pu faire sa double démonstration qu'au prix d'un tel artifice, ce qui
nous amène aux limites ou plutôt au revers de son double objectif.
En premier lieu, pour mettre en évidence les structures et la cohé-
rence internes du système, Kelsen s'est efforcé d'évacuer tous les
éléments et les influences qui leur sont exogènes, y compris la
matière sur laquelle portent les normes. La théorie pure est purifiée
du social, qui constitue l'objet même de la réglementation et du sys-
tème juridiques, une théorie qui ne laisse que des cases ou des struc-
tures vides, pour révéler leurs rapports et leurs interactions. Kelsen
rend hommage du bout des lèvres, en les reconnaissant, à deux pas-
serelles unissant le système juridique et la société, d'une part la légi-
timation du système dans son environnement par le biais de la
Grundnorm et d'autre part l'exigence de l'effectivité ou l'efficacité
comme condition de validité des normes. Mais il les évacue de son
analyse dans le même souffle, pour se cloîtrer dans sa demeure juri-
Cours général de droit international public 111

dique et l'inventorier de l'intérieur. Kelsen ne dit plus rien de


l'emprise du système sur la société, ni de son ancrage dans cette
société. C'est une partie qui reste chez lui dans l'ombre, et pour
laquelle l'analyse de Romano apporte un meilleur éclairage.
Par ailleurs, pour délimiter la frontière entre le système et son
environnement social, et distinguer le droit du non-droit, Kelsen a
cherché à identifier le dénominateur commun du juridique et s'est
arrêté là, à la norme au sens générique, pour en faire son unité d'ana-
lyse. Or, à ce niveau de généralité et d'abstraction, la théorie est
nécessairement trop sommaire, réductionniste et peu explicative.
C'est comme si l'on essayait d'expliquer la biologie humaine par la
distinction entre l'organique (qui couvre tous les êtres vivants, de la
bactérie unicellulaire à l'homme) et l'inorganique. C'est un cadre ou
une frontière valable, mais qui n'explique pas ou très peu ce qui se
passe à l'intérieur de cette frontière. Car ce qui sépare la vie de la
non-vie ne nous explique pas les modalités de la vie, qui sont très
différentes selon les espèces. De même, Kelsen considère par
exemple que toutes les structures, les institutions, les fonctions et les
procédures juridiques se réduisent à des normes (qui prescrivent des
comportements de la part des organes du système sous peine d'une
sanction, qui peut être la nullité de l'acte non conforme). C'est là
une présentation possible, mais elle ne nous explique pas, ou plutôt
brouille, le rôle et le fonctionnement différenciés de ces catégories
de normes, comparées aux normes substantielles de comportement à
proprement parler, c'est-à-dire celles qui prescrivent le comporte-
ment exigé des sujets du droit.
A force de vouloir séparer le droit du non-droit, le juridique du
non-juridique, en réduisant tout le droit à son unité d'analyse pre-
mière, Kelsen finit par nous donner une théorie par trop générale et
abstraite pour saisir le droit dans toute sa spécificité et toute sa
variété, et qui perd toute valeur explicative quant aux modalités de
fonctionnement du droit par rapport à la réalité sociale concrète, si
variée, si fluide et si changeante. Là aussi la théorie de Hart nous
apporte un meilleur éclairage.

2. La théorie institutionnaliste de Santi Romano

Pour Santi Romano, l'essence du droit n'est pas la norme mais


l'institution. Car la norme et même l'ensemble des normes d'un
ordre juridique ne suffisent pas pour expliquer son unité ni son iden-
112 Georges Abi-Saab

tité propre; elles ne sont que des instruments ou des moyens


d'action de l'ordre juridique, «un peu comme des pions sur un échi-
quier» 58 . Cette action dépasse les normes, car elle est le fait des ins-
titutions qui leur confèrent leur effet et leur sens. A la limite, il est
même possible, toujours selon Romano, de concevoir un système
juridique sans normes, et même d'en trouver des exemples histo-
riques, archaïques il est vrai, où il n'y a «pas de place pour le légis-
lateur, mais pour le juge seulement»59.
Romano démontre l'insuffisance des normes pour expliquer le
phénomène juridique dans son intégralité, en analysant les deux
attributs généralement considérés comme « les caractères distinctifs »
du droit : son objectivité et sa sanction. Il est évident en effet que la
norme ne peut pas garantir sa propre objectivité (ou objectivation)
dans le sens d'une certaine généralité, stabilité et régularité dans son
application aux personnes et dans le temps. Ce qui fait son objecti-
vité ce sont les institutions et les mécanismes qui l'appliquent et leur
manière de l'appliquer60.
Il en va de même pour ce qui est de la sanction, qui garantit les
prescriptions du droit, et qui ne saurait donc être un élément de la
norme elle-même. Car comment une norme pourrait-elle fournir la
garantie de ses propres prescriptions ? Cette garantie ne peut davan-
tage être apportée par une autre norme61, car cette dernière aurait à
son tour besoin d'une troisième norme pour la garantir, et ainsi de
suite, sans résoudre pour autant le problème de l'ultime source de
garantie. En d'autres termes, il ne peut y avoir une autosuffisance ou
une automaticité normative dans la sanction, qui doit ainsi relever
nécessairement d'une autre composante du système juridique (autre
que normative ou extra-normative); à moins de considérer la sanc-

58. Santi Romano, L'ordre juridique (2 e éd., traduite par L. François et P.


Gothot), Paris, Dalloz, 1975, p. 10, par. 5.
59. Ibid, p. 15, par. 7.
60. Il est à relever que Romano ne considère pas les normes individuelles de
Kelsen recouvrant les situations et les droits subjectifs comme des normes; bien
qu'il les considère comme des éléments du droit et une preuve de plus que le droit
n'a pas exclusivement une consistance normative (dans le sens de prescriptions ou
règles générales) (ibid., p. 14, par. 7).
61. Ces deux hypothèses se recoupent (sans s'identifier complètement) avec la
distinction qu'opère Kelsen entre ce qu'il appelle les «normes autonomes», qui
prescrivent leur propre sanction, et les «normes non autonomes», qui ne compor-
tent pas leur propre sanction, mais dépendent d'une autre norme pour la leur four-
nir. Cependant, dans les deux cas, il s'agit de prescrire plutôt que de garantir la
sanction ; garantie qui semble être reléguée ou laissée chez Kelsen à la condition
de validité «externe» des normes: l'efficacité.
Cours général de droit international public 113

tion elle-même comme un élément extrajuridique, ce qui ne saurait


être accepté si on y voit un attribut essentiel du droit ou du système
juridique. La seule alternative logique qui reste ouverte est de se
rendre à l'évidence et d'admettre que la sanction est une fonction ou
une réaction du système juridique qui se situe au-delà des normes et
qui vise à garantir leur effectivité et leur application objective.
Les deux «caractères distinctifs» du droit ne dépendent donc pas
des normes mais des institutions et des modalités de leur fonctionne-
ment. Ainsi, les normes se trouvent
«liées, voire suspendues, à d'autres éléments auxquels elles
doivent toute leur force ... et qui, loin d'être complémentaires
ou accessoires aux normes, les précèdent, en forment la base, la
racine » 62 .
Car, pour Romano,
«le droit avant d'être norme, avant d'avoir trait à un ou plu-
sieurs rapports sociaux, est organisation, structure, attitude de
la société même dans laquelle il est en vigueur et qui par lui
s'érige en unité, en un être existant par soi-même»63.
Il est la manifestation ou l'expression de la réalité et de l'unité du
corps social, expression par laquelle ce corps s'organise et s'institu-
tionnalise. En somme, pour Romano, la société (ou le corps social),
l'ordre social et l'ordre juridique ne font qu'un, ou sont une seule et
même chose vue dans ses différentes dimensions. Pour revenir au
langage déjà utilisé, l'ordre juridique est l'instrument d'«auto-orga-
nisation» ou d'«auto-institutionnalisation» de la société (ou des
communautés plus restreintes dans son sein), qui réalise et reflète
par là même son unité et son identité collective, en donnant expres-
sion formelle et sanction juridique à son ordre social.
En mettant ainsi l'accent sur les passerelles, les échanges, et les
rapports quasi symbiotiques entre système juridique et société,
Romano fournit l'antidote à leur séparation radicale chez Kelsen et
illumine les confins du système juridique sciemment laissés dans
l'ombre par ce dernier. Bien que datant de 191864, l'œuvre de

62. S. Romano, op. cit. supra note 58, p. 16, par. 8.


63. Ibid., p. 19, par. 10.
64. Il s'agit de la date de la première édition du livre, qui réunissait deux
articles publiés avant cette date. La seconde édition (qui garde le même texte,
mais continue et met à jour le débat dans les notes) est publiée en 1946; traduite
en français en 1974.
114 Georges Abi-Saab

Romano reste très moderne dans sa conception, son approche globa-


lisante (qu'on appellerait aujourd'hui «holistique»), tout en étant
très nuancée et attentive aux variations de structure, de fonction et
de rythme du phénomène juridique.
A la limite, pourrait-on lui reprocher que, dans sa démarche justi-
fiée pour prouver que le droit ne se réduit pas à la norme, il est allé
trop loin dans la minimisation du rôle des normes dans l'ordre juri-
dique. Le cas limite d'un ordre juridique sans normes, aussi primitif
et archaïque soit-il, me paraît impossible. Car un tel ordre contien-
drait au moins quelques normes, ne serait-ce que celles désignant
l'oracle ou le juge, et imposant aux justiciables le respect de ses
énoncés ou de son jugement. En d'autres termes, ainsi qu'on l'a déjà
relevé, les institutions et processus juridiques peuvent toujours êtres
transcrits en termes normatifs. Et plus le système est complexe, plus
il lui est nécessaire d'avoir des règles générales, c'est-à-dire ayant
un caractère impersonnel ou transpersonnel et non seulement des
normes spécifiques ou des arrangements interpersonnels de caractère
ad hoc. Seules ces règles générales permettent au système d'assurer
sa propre cohérence, son intégration logique, en particulier celle de
ses composantes normatives et institutionnelles, ainsi que la régula-
rité et la stabilité de son fonctionnement, qualités qui constituent son
caractère objectif, mis en exergue par Romano lui-même.
Cela ne veut pas dire que toutes les nonnes (ou que tout ce qui est
présenté en forme de normes) soient identiques, ou qu'elles remplis-
sent toutes les mêmes fonctions dans le système juridique, ou
qu'elles fonctionnent toutes de la même manière. Et c'est précisé-
ment sur cet aspect de division du travail au sein du système juri-
dique que porte l'analyse de Hart.

3. La théorie analytique de Hart

H. L. A. Hart, dans son admirable petit livre de 1961, The


Concept of Law, alliant avec concision et élégance l'approche empi-
rique et la philosophie analytique qui dominent la vie intellectuelle
anglaise depuis le XIXe siècle, commence lui aussi par la critique de
la théorie du droit de son vénérable ancêtre John Austin, comme
commandement accompagné de menaces (command backed by
threats). Il nous offre en lieu et place une notion de système juri-
dique simple mais non simpliste. Car s'il l'envisage en tant
qu'ensemble de règles (bien que Hart parle de règles — donc gêné-
Cours general de droit international public 115

raies — et non pas de normes comme Kelsen), sa théorie est plus


nuancée et plus explicative du phénomène juridique dans ses mul-
tiples phases et visages que la théorie pure du droit.
Le point de départ de la théorie de Hart est une distinction aussi
simple que séduisante entre ce qu'il appelle les «règles primaires
d'obligation» (primary rules of obligation), en d'autres termes les
règles de conduite qui prescrivent le comportement exigé des sujets
de droit ; et les « règles secondaires » (secondary rules), qui régissent
le cycle de vie et la mise en œuvre des règles primaires, c'est-à-dire
la structure, les fonctions et les modalités de fonctionnement du sys-
tème juridique lui-même. Ce sont donc des règles qui ont pour objet
le système juridique et non pas le comportement des sujets du droit,
car elles codifient sa composante institutionnelle: sa structure, ses
mécanismes et ses processus; des «règles sur les règles» telles
qu'elles ont été décrites par les jurisconsultes musulmans il y a plus
d'un millénaire, ou des «règles d'organisation» selon une certaine
doctrine italienne65.
Les règles secondaires sont de trois ordres, selon leur fonction
dans le système, à savoir: a) une «règle de reconnaissance» (rule of
recognition), par laquelle le système juridique reconnaît les siens,
c'est-à-dire identifie les règles qui lui appartiennent. C'est la règle
qui régit la validité interne des règles, c'est-à-dire les conditions de
leur existence juridique du point de vue du système; b) des «règles
de changement» (rules of change), ayant trait à la naissance, la
modification et la disparition des règles, en d'autres termes aux
sources de droit; et c) des «règles d'adjudication» (rules of adjudi-
cation), qui s'attachent à l'application des règles générales aux situa-
tions concrètes, mais également à la sanction de ces constatations.
Hart distingue également dans son analyse du fonctionnement du
système juridique ce qu'il appelle l'aspect «externe» (ou
«prédictif») de l'aspect «interne» des règles. Le premier consiste
dans le fait, observable de l'extérieur, que les règles sont générale-
ment suivies par leurs destinataires dans leur comportement. Le
second aspect, plus intérieur, est la raison pour laquelle ces destina-
taires les suivent, et qui est relié au fait que la règle, pour être quali-
fiée de juridique, doit être considérée par ses destinataires d'une part

65. Par exemple, Tomaso Perassi et Roberto Ago. Cf. P. Ziccardi, «Règles
d'organisation et règles de conduite en droit international», RCADI, tome 152
(1976-IV), pp. 123-375.
116 Georges Abi-Saab

comme une norme de conduite exigible, dont la violation déclenche


une réaction sociale hostile et prévisible d'avance, et d'autre part
comme une norme dont l'exigibilité et la réaction sociale à sa viola-
tion trouvent leur justification dans la règle elle-même.
L'analyse de Hart, en prenant en considération les catégories,
fonctions et aspects différenciés des règles (prises dans un sens large
qui recouvre également les institutions) au sein du système juridique,
explique au plus près, de manière aussi simple que nuancée, la struc-
ture et le fonctionnement de ce système et leurs variations. Les
réserves qu'on peut éventuellement formuler à son égard ne portent
pas sur l'analyse en tant que telle, mais sur son application par Hart
au droit international, comme on le verra plus loin.

//. Applicabilité au droit international

Dans quelle mesure le droit international correspond-il à ces


notions de système ou d'ordre juridique? Pour répondre à cette
question, il faut auparavant faire face à deux interrogations addition-
nelles. La première concerne l'identification de ce système, de ses
composantes et de ses frontières par rapport aux autres phénomènes
normatifs qui appartiennent au domaine du non-droit telles la reli-
gion ou la morale, mais aussi par rapport aux autres phénomènes ou
systèmes juridiques qui l'environnent, en l'absence d'une structure
formelle, d'un cadre ou d'un contenant visible (tel l'Etat pour le
droit national). Cette seconde interrogation porte sur l'absence
d'organes spécialisés habilités à remplir les fonctions formelles d'un
système juridique, notamment sur l'absence de sanction organisée
de manière centralisée.

1. La problématique de la sanction en droit international

Si nous commençons par cette dernière interrogation, nous


constatons que chacun des trois auteurs susmentionnés l'a envisagée
et a apporté sa propre réponse.

a) Kelsen
Ainsi, pour Kelsen66, le droit international correspond à sa défini-
tion du système juridique en tant qu'«ordre de contrainte de la

66. Op. cit. supra note 57, pp. 420-430.


Cours general de droit international public 117

conduite humaine», parce qu'il réagit contre les actes illicites, c'est-
à-dire contraires à ses normes, par des sanctions (n'oublions pas que
la sanction est un élément constitutif de la norme chez Kelsen). Et
cela même si la plupart des normes du droit international ne sont pas
des normes autonomes qui spécifient leur propre sanction, mais des
normes non autonomes qui dépendent d'autres normes pour définir
leur sanction. Ces dernières sont celles qui prescrivent les sanctions
générales en droit international, à savoir, les représailles et la guerre.
Car même la guerre, qui est un recours généralisé à la violence, ne
peut être un acte « neutre » en droit (comme le prétend la théorie de
l'indifférence qu'on examinera plus loin); elle ne peut qu'être une
violation ou une sanction du droit. Mais à la différence des ordres
étatiques, le droit international ressemble au droit des sociétés primi-
tives, c'est-à-dire à un droit sans organes spécialisés pour la création,
l'application et éventuellement la sanction de ses règles. C'est l'Etat,
à la fois sujet et organe du système, qui applique les sanctions
lorsqu'il s'estime lésé.

b) Romano
Romano, quant à lui, considère également la sanction comme un
attribut ou un élément essentiel du droit, qui dépasse cependant les
normes et se rapporte à l'ordre juridique dans son ensemble. Il
conçoit la sanction d'une manière plus large que Kelsen et plus déta-
chée du caractère purement coercitif. Pour Romano, il s'agit davan-
tage d'une garantie qui entoure la règle de droit, qu'elle soit «directe
ou indirecte, assurée ou seulement probable, partant incertaine, mais
toujours, en un sens, préétablie et organisée au sein même de l'ordre
juridique». Elle ne doit pas pour autant être l'objet d'une norme spé-
cifique, mais peut, au contraire, être «immanente, latente dans les
rouages mêmes de l'appareil organique que constitue l'ordre juri-
dique pris dans son ensemble» 67 .
Une notion aussi large de la sanction s'accommode bien du droit
international, auquel manque un pouvoir de sanction organisé de
manière centralisée68.

67. Op. cit. supra note 58, pp. 15-16, par. 8.


68. Il s'agit là d'une réfutation par Romano d'un point spécifique d'une thèse
plus large, celle qui prétend que «la communauté des Etats ... n'est pas juridique-
ment organisée» {¡bid., p. 40, par. 17), par manque de structures hiérarchiques de
pouvoir. Car, selon Romano, le concept d'organisation n'implique pas «nécessai-
rement un rapport... de supériorité ... et de subordination». Au contraire, «il faut
118

c) Hart

Enfin, Hart va encore plus loin, car, pour lui, les raisons qui expli-
quent le respect des règles du droit par les sujets sont multiples et ne
se ramènent pas toutes à la menace de la sanction69. La preuve en est
qu'il existe des règles et même des pans entiers du droit, tel le droit
constitutionnel, qui n'ont pas toujours de sanction, du moins pas de
sanction spécifique. Ils n'en relèvent pas moins du droit, car ce qui
compte c'est que la règle soit suivie par les sujets du système juri-
dique (aspect externe), et qu'elle le soit en tant que règle de droit et
pas autre chose, quelle que soit la raison psychologique ou la moti-
vation à la base de ce respect (aspect interne).
Par conséquent, l'absence en droit international de sanctions orga-
nisées de manière centralisée (centrally organized sanctions), ne le
disqualifie pas en tant que droit. De surcroît, si des sanctions maté-
rielles ou coercitives sont possibles et même nécessaires dans des
sociétés d'individus qui sont approximativement égaux en force phy-
sique et vulnérabilité, cela n'est pas le cas dans une société compo-
sée d'Etats, ce qui fait que les sanctions ajoutent peu aux autres fac-
teurs naturels de dissuasion, tels les risques et les enjeux des
violations et les besoins mutuels ou communs des Etats. Ce qui
compte — et c'est également un point que relève Romano — c'est
que les sujets du droit international pensent et parlent des prescrip-
tions exigées par ces règles comme obligatoires, et que quand ils les
méconnaissent ils ne se justifient pas en invoquant le caractère non
obligatoire de la règle violée, mais par d'autres arguments de fait ou
de droit qui ne mettent pas en question son existence juridique.
On arrive ainsi à l'autre interrogation à propos de l'ordre juri-
dique international se rapportant à son identification. Car si ce qui
compte est que les sujets de droit le perçoivent comme tel et se com-
portent en conséquence, il nous reste à éclaircir les raisons ou les
causes qui suscitent une telle perception.

même penser que la condition d'égalité et d'indépendance réciproque ... n'est


qu'un caractère ou ... un effet de [cette] organisation» {ibid.). En d'autres termes,
la structure peut être hiérarchique ou egalitaire, verticale ou horizontale, tout en
restant structure ou principe directeur de l'organisation ou plutôt de l'institution-
nalisation du système social de la communauté qu'incarne l'ordre juridique.
69. Hart souligne la différence fondamentale entre dire «je suis obligé» de
faire ou de ne pas faire quelque chose (par pression ou contrainte externe) et dire
«j'ai une obligation» de faire ou de ne pas faire (par engagement interne).
H. L. A. Hart, The Concept of Law, Oxford, The Clarendon Press, 1961, pp. 80-81.
Cours général de droit international public 119

2. L'identification du système juridique international

a) L'insuffisance des règles substantielles de conduite

Si nous procédons par approximations successives, nous pouvons


observer en permier lieu un ensemble de normes ou de règles subs-
tantielles de conduite qui sont immédiatement ou directement per-
ceptibles à travers le comportement de leurs destinataires, qui les
suivent de manière générale ; non pas à cent pour cent — ce qui est
le propre des lois naturelles — mais avec une régularité suffisante
pour démontrer l'existence objective de la règle en tant que tendance
à haute probabilité statistique.
Mais cette observation «de l'extérieur» (behaviourist), celle de
l'homme de Mars ou de l'anthropologue, ne nous explique pas com-
ment cet état de choses — c'est-à-dire l'effectivité des règles et leur
emprise sur leur milieu social — est atteint et maintenu, pas plus
qu'elle ne nous permet d'affirmer leur appartenance au droit tout
court, par opposition aux autres influences normatives, telles la reli-
gion ou la morale ni, à l'intérieur même du droit, à un système par-
ticulier qu'on appellerait le droit international.

b) L'identification du système «de l'intérieur» par la Grundnorm ou


la règle de reconnaissance
Le critère de l'identification de cette double appartenance réside,
selon Kelsen, dans la Grundnorm qui fonde et complète tout système
juridique. Car c'est par une référence ultime à celle-ci qu'on peut
juger de la validité de la norme, c'est-à-dire de son existence juri-
dique, ainsi que de son appartenance au système juridique qui est
fondé sur cette Grundnorm. Cette fonction correspond à celle de la
«règle de reconnaissance», la première des règles secondaires de
Hart, qui commande la validité et la portée des règles au sein du sys-
tème. Ainsi, c'est à partir de la norme fondamentale70 qu'on peut
clôturer le système juridique et le construire «de l'intérieur», c'est-
à-dire avec ses propres critères et définitions, notamment la défini-

70. Selon Kelsen, en droit interne, cette norme fondamentale hypothétique est
celle qui prescrit que la constitution doit être respectée. Pour ce qui est du droit
international, Kelsen admet qu'après l'avoir identifiée comme étant pacta sunt
servanda, il a changé d'avis, car même ce principe tire sa force d'un autre, qui ne
peut être que consuetudo est servanda (la coutume doit être observée) (op. cit.
supra note 57, pp. 289-293, notamment note 3 à la page 292).
120 Georges Abi-Saab

tion de son assise sociale en termes de champ d'application ratione


personae, ratione materiae, ratione loci et ratione temporis (ou de
sa «frontière» dans le langage de l'analyse des systèmes).

e) L'identification du système par référence au corps social


Cependant, il ne faut pas confondre la chose et son ombre et se lais-
ser leurrer par cette présentation « technique » et « interne » au système
juridique en croyant que ce système détermine de manière causale sa
propre portée et son identité. Ce serait renverser les causalités et
prendre les transcriptions juridiques pour ce qu'elles transcrivent.
A cet égard, les analyses de Romano sont beaucoup plus éclai-
rantes car, à la lumière de la constatation centrale que «l'ordre juri-
dique est l'institutionnalisation de l'ordre social», le système juri-
dique apparaît comme le moyen par lequel le corps social opère et
révèle son unité et, partant, son identité collective, à travers l'émer-
gence d'une volonté sociale, dans la mesure où il sécrète un ordre
social qui est à son tour institutionnalisé et transcrit formellement
par l'ordre juridique.
Les règles substantielles du système juridique donnent ainsi
expression et sanction juridiques aux valeurs et besoins socialement
ressentis et partagés. Cependant, il ne s'agit pas là d'une «généra-
tion instantanée». Car pour que ces valeurs et ces besoins devien-
nent droit, ils doivent être captés, digérés et transformés en règles ou
normes juridiques par le système juridique lui-même. C'est là la
fonction de la composante institutionnelle, intégrant les structures,
les mécanismes et les processus du système, en d'autres termes les
« règles sur les règles » qui codifient ces structures et mécanismes.
En somme, si les «règles primaires» institutionnalisent l'ordre
social, les «règles secondaires» institutionnalisent l'ordre juridique
lui-même.
Ce qui révèle cette institutionnalisation, c'est l'objectivation des
règles et des rapports juridiques, leur passage du niveau d'arrange-
ments purement interpersonnels, subjectifs ou ad hoc, au niveau
transpersonnel, objectif ou général, la transformation d'un pur jus
inter partes en un jus supra partes11.
L'institutionnalisation produit ainsi un système juridique ou un

71. Ce dernier terme est utilisé par Romano (op. cit. supra note 58, p. 41,
par. 17), qui cite Triepel et Anzilotti. N'oublions pas que Triepel est l'auteur de la
théorie de la Vereinbarung, de la convention, ou accord général, qui se détache des
volontés individuelles qui la composent pour s'imposer à elles.
Cours general de droit international public 121

droit dont le fonctionnement se caractérise par une certaine stabilité,


continuité et généralité, et, partant, par une certaine visibilité et prévi-
sibilité, quant à son application dans l'espace et dans le temps et par
rapport aux sujets et aux objets ; ce qui permet également son identifica-
tion en tant qu'ordre juridique dans la perception de ses destinataires.

d) Les « règles secondaires » du système en tant que reflet « interna-


lise » de son assise sociale

On peut ainsi conclure de ce qui précède que si les règles peuvent


être identifiées et leur appartenance déterminée par référence au sys-
tème et à partir de lui et des critères qu'il fournit (qu'on les appelle
norme fondamentale, règle de reconnaissance ou autre chose), le sys-
tème juridique, quant à lui, ne peut être identifié que par référence à
son assise sociale, c'est-à-dire au corps social qui l'a sécrété et qui
lui a imprimé son caractère et son identité72.
Cependant, si cette proposition nous paraît vraie ou la plus proche
de la vérité en tant que théorie explicative, elle ne constitue pas en
soi un critère juridique suffisamment opératoire pour identifier le
système juridique en l'absence de structures formelles. Nous devons
donc chercher d'autres critères ou indices qui peuvent capter ou tra-
duire juridiquement ce renvoi au corps social, à travers son reflet
dans le système juridique lui-même.
Or, ce qui fait, de l'intérieur du système, son caractère propre et
son identité spécifique, ce sont ses mécanismes de gestion juridique
et les modalités de leur fonctionnement qui reflètent, tout en l'agen-
çant, la configuration du pouvoir au sein du corps social, telle que
codifiée par ses règles secondaires.
Ces dernières non seulement stabilisent le fonctionnement des
règles substantielles ou primaires en société, leur conférant ainsi une
certaine généralité et prévisibilité qui permet leur perception par
leurs destinataires comme droit objectif, mais elles expliquent égale-
ment qu'à partir de règles apparemment identiques des résultats très
contrastés peuvent se produire dans les différents systèmes, selon la
manière dont elles sont appréhendées et appliquées.
Si on utilise ainsi les règles secondaires afin d'identifier le sys-
tème juridique et tracer ses limites, ce n'est pas — ainsi que le fait
Kelsen avec la Grundnorm ou Hart avec la règle de reconnaissance
72. Cf. Romano, op. cit. supra note 58, pp. 40-47, par. 17, et la citation supra
note 68.
122 Georges Abi-Saab

— comme critère causal et purement interne au système, mais en


tant que reflets ou indices prélevés sur le corpus juris de la configu-
ration, de l'étendue et des limites du corps social qui le sous-tend.

e) La réfutation de la thèse de Hart selon laquelle le droit interna-


tional n'a pas de règles secondaires
Au vu de ce qui précède, on ne saurait accepter la thèse de Hart
selon laquelle le droit international ressemble dans sa forme, mais
non pas dans son contenu, au système juridique des sociétés primi-
tives en ce qu'il constitue un «régime simple de droit primaire ou
coutumier» (a simple regime of primary or customary law)13; un
système qui n'a, en d'autres termes, que des règles primaires, mais
pas de règles secondaires. Hart critique surtout l'affirmation de Kel-
sen selon laquelle une Grundnorm serait à la base du droit interna-
tional, qui correspond à sa règle de reconnaissance. Selon Hart, dans
ces régimes de droit primitifs ou coutumiers, les règles primaires ne
tirent pas leur validité et leur force obligatoire d'une telle règle géné-
rale et unificatrice du système juridique, mais du fait qu'elles sont
perçues et acceptées individuellement et directement par les sujets
du droit comme règles obligatoires.
Cependant, sans règles secondaires pour stabiliser les règles pri-
maires et les rendre perceptibles en tant que telles à leurs destina-
taires, il ne peut y avoir de droit ou de système juridique. Le fait
même que les sujets d'un système «primitif» ou coutumier puissent
percevoir et reconnaître certaines règles comme droit ou coutume
obligatoire implique nécessairement qu'ils décèlent en elles, au-delà
de leur contenu normatif, certaines caractéristiques qui leur permet-
tent de les identifier, ne serait-ce que celles correspondant à une
vague idée de ce qu'est la coutume. Nous nous trouvons ainsi en
présence de règles secondaires, même si elles ne sont pas explicite-
ment articulées, ni a fortiori aussi élaborées que dans les systèmes
étatiques ou « évolués » 74 .

73. Op. cit. supra note 69, p. 226.


74. Il est vrai qu'historiquement les règles secondaires n'ont été perçues que
graduellement, à une étape avancée de la réflexion sur les règles primaires, quand
cette réflexion transcendait le contenu de ces règles ou essayait de mieux l'appré-
hender à travers une réflexion au second degré sur les structures et schémas qui
sous-tendent le fonctionnement et l'évolution des règles en tant que telles. Cela ne
veut pas dire cependant que ces règles secondaires n'existaient pas dès le début et
avant leur formulation expresse, même si elles étaient demeurées jusqu'alors à l'état
latent dans les règles primaires, qui n'auraient pu exister sans un tel ancrage implicite.
Cours general de droit international public 123

Le même raisonnement nous amène par ailleurs à constater que


l'on ne saurait identifier ou reconnaître un système juridique qui se
situerait entre le droit interne et le droit international dans cet
amalgame de règles et principes communs aux différents systèmes
juridiques ou puisés dans l'un ou l'autre d'entre eux, que certains
mettent ensemble et appellent la lex mercatoria, ou le droit des rela-
tions commerciales internationales. Car il lui manque à la fois toute
la panoplie des règles secondaires qui le maintiendraient ensemble
ainsi qu'une assise sociale stable et identifiable par référence à
laquelle ces règles secondaires peuvent être déterminées. En fin de
compte, et tout en laissant de côté la question essentielle de ses
sources75, cette lex mercatoria, même quand elle est appliquée par
une sentence arbitrale, ne peut trouver sa sanction finale qu'en se
réclamant du droit interne ou du droit international et en s'adressant
à son juge respectif. En d'autres termes, la prétendue lex mercatoria
ne saurait se définir comme un ordre juridique faute d'avoir les
moyens de ses ambitions, ou plutôt de celles de ses promoteurs.

f) L'analogie trompeuse avec le droit primitif

Ce qui a induit Hart en erreur, et Kelsen avant lui parmi tant


d'autres, c'est la fausse, mais malheureusement fréquente, analogie
entre le droit international et le «droit primitif» ou plutôt le droit des
sociétés primitives. En fait, Hart manie cette analogie avec beaucoup
de nuances, la considérant inexacte en ce qui concerne le contenu du
droit international ou ses règles primaires qui ressemblent beaucoup
aux règles du droit interne et n'en sont pas moins «sophistiquées».

75. La question des sources est cruciale en ce sens que même si l'on arrive à
identifier et à s'accorder sur quelques principes substantiels qui conviendraient
particulièrement aux relations commerciales internationales (ce qui pourrait éven-
tuellement leur servir de « source matérielle »), cela ne suffirait pas (à moins qu'on
ne tombe dans l'erreur de la «génération instantanée») pour établir ni leur exis-
tence en droit ni leur appartenance à un ordre juridique déterminé, pas plus qu'à
un «tiers ordre»; en d'autres termes, pour leur servir de source formelle, source
qui demeure introuvable pour la lex mercatoria. Et si cette source formelle relève
d'un autre sysème juridique, alors les règles qu'elle engendre relèveraient égale-
ment de ce même système.
Ce n'est pas le moindre mérite du grand juriste américain Philip Jessup que
d'avoir défini — dans son livre Transnational Law (New Haven, Yale UP, 1956)
— ce droit par l'unité des objets sur lesquels portent ses règles («actions ou évé-
nements qui transcendent les frontières nationales», ibid. p. 2), tout en reconnais-
sant que ces règles relèvent de différents systèmes juridiques, c'est-à-dire sans
réclamer pour le compte de ce droit le statut d'un système ou d'un ordre juridique
à part.
124 Georges Abi-Saab

Il la limite seulement à la «forme» de ce droit, c'est-à-dire à ses


règles secondaires qui, selon lui, font défaut dans les deux cas.
Kelsen en revanche, fidèle à sa tendance généralisatrice, fait appel
à l'analogie dans son effort de démontrer que le droit international
fonctionne de la même manière ou remplit les mêmes fonctions que
tout autre système juridique. Cependant, étant donné son état «pri-
mitif», il le fait comme le font les systèmes primitifs, non pas à tra-
vers des organes spécialisés, mais à travers ses propres sujets; d'où
sa formule «l'Etat sujet et organe du droit international».
Ce qui induit en erreur dans cette analogie, ou plutôt cette classi-
fication du droit international parmi les systèmes juridiques primi-
tifs, c'est la connotation du qualificatif «primitif», qui décrit ou est
un attribut de la pensée, d'une certaine vision du monde ou d'une
manière de l'appréhender. Cela explique certains des traits les plus
caractéristiques du droit des sociétés dites primitives: ses sources
directement puisées dans la religion et, partant, son caractère sacra-
lisé et rituel ainsi que son aspect solennel et largement formel, mal-
gré (ou peut-être même pour compenser) la minceur des structures ;
son recours abondant aux fictions juridiques, qui permettent au droit
d'adapter ses concepts et catégories formelles et rigides aux réalités
sociales tout en accommodant les mythes porteurs de la société. Or,
ces traits sont tous antithétiques au caractère foncièrement informel
et consciemment rationalisé du droit international, caractère néces-
saire pour préserver sa prétention œcuménique.
En d'autres termes, il me semble absurde d'affirmer que les règles
primaires du droit international répondent bien à la mentalité de
l'homme de la fin du XXe siècle alors que ses règles secondaires
reflètent toujours la mentalité de l'homme de l'âge de pierre.
S'il y a des similarités superficielles entre les structures et les
mécanismes du droit des sociétés primitives et celles du droit inter-
national, leur explication pour ce qui est de ce dernier doit être cher-
chée ailleurs que dans son caractère «primitif». La similitude reflète
la configuration du pouvoir en société. Il s'agit non pas de sociétés
sans pouvoir social — car sans un minimum de ce pouvoir (ou
volonté) le corps social ne peut ni se constituer ni se maintenir —
mais de sociétés sans structures formelles qui centralisent le pouvoir
et le canalisent à travers des organes spécialisés. Le pouvoir n'est
pas «décentralisé», ce qui implique une centralisation préalable et
une dévolution à partir du centre, mais il est diffus et non encore
cristallisé.
Cours general de droit international public 125

Dans les sociétés dites « primitives », cet état de choses reflète et


s'explique par l'absence, ou le niveau très rudimentaire, de la divi-
sion du travail social qui caractérise ces sociétés en général; en
d'autres termes, il reflète la méthode de gestion sociale adoptée dans
tous les domaines, y compris dans le domaine juridique, qui est à
son tour fonction de l'expérience et de la connaissance de ces socié-
tés à ce stade de leur développement.
En droit international, en revanche, ce n'est pas la connaissance ni
les modèles qui manquent mais le degré de solidarité ou de volonté
sociale requise pour passer à une structure plus perfectionnée de ges-
tion juridique. Un élément qui ne fait guère défaut dans les sociétés
dites primitives, où la solidarité sociale est beaucoup plus forte que
dans les sociétés plus «évoluées» (ce qui explique par ailleurs l'ano-
mie qui caractérise très souvent ces dernières).
Ce caractère «rudimentaire» des règles secondaires (qui existent
néanmoins, n'en déplaise à Hart) impose cependant des limites
sévères aux règles primaires du système juridique international ; la
densité normative de leur contenu, aussi «sophistiqué» soit-il, ne
peut en effet dépasser la limite de rupture de charge que représente
l'infrastructure institutionnelle qui les sous-tend, c'est-à-dire les
règles secondaires.
*

Ainsi, la réponse aux deux interrogations soulevées à propos de


l'applicabilité de la notion de système ou d'ordre juridique au droit
international — celle concernant l'absence d'organes spécialisés et
surtout d'un pouvoir de sanction organisé de manière centralisée, et
celle concernant les critères d'identification du système en l'absence
de structures formelles — se réduit à identifier les «règles sur les
règles» ou règles secondaires du droit international.
Comment appréhender ces règles ? A travers la manière dont le sys-
tème juridique remplit les fonctions standard qu'on attend d'un tel sys-
tème et sans lesquelles il ne saurait être reconnu comme tel, car elles
sont inhérentes à la notion même d'ordre juridique. Mais si le simple
fait de remplir ces fonctions témoigne de l'existence d'un système
juridique, la manière dont elles sont remplies, c'est-à-dire les modali-
tés de fonctionnement du système telles qu'elles sont codifiées dans
ses règles secondaires, révèle sa spécificité et son identité propres.
Quelles sont ces fonctions et comment le droit international s'en
acquitte-t-il ?
126 Georges Abi-Saab

III. Fonctions formelles et fonctions réelles

Si on envisage la composante structurelle et fonctionnelle du sys-


tème juridique, c'est-à-dire ses mécanismes et ses processus, pour
saisir ce qu'ils font et comment ils le font, on constate que tout sys-
tème juridique remplit certaines fonctions génériques, qui peuvent
être présentées ou classifiées de différentes manières. La plus
simple, car la plus familière, et celle que je vais suivre dans mon
analyse, correspond au triptyque de Montesquieu : la fonction légis-
lative, qui a trait à la création et à l'évolution des règles; la fonction
juridictionnelle, qui se rapporte à l'application des règles aux situa-
tions concrètes; et la fonction executive, qui a trait à la mise en
œuvre ou à l'exécution (éventuellement forcée) des décisions prises
en application des règles.
Chaque système juridique remplit ces trois fonctions à sa manière,
transcrite ou codifiée dans ses règles secondaires, l'équivalent de son
code génétique ou de son ADN. Mais ce triptyque de fonctions for-
melles, qui se retrouve dans tout système, ne nous dit rien sur l'effet
social réel du système juridique, c'est-à-dire ses rapports dialec-
tiques avec la société qu'il est censé réglementer et l'étendue de son
emprise et de son impact sur elle. A cet égard, les systèmes juri-
diques peuvent jouer des rôles très différenciés qui définissent leur
fonction sociale réelle, rôle que nous ne pouvons cependant identi-
fier et évaluer, pour ce qui est du droit international, qu'après avoir
examiné la manière dont il remplit ses fonctions formelles.
127

CHAPITRE VI

LA FONCTION LÉGISLATIVE

En abordant la question de savoir si, et de quelle manière, le droit


international remplit les fonctions formelles d'un système juridique,
il faut garder à l'esprit que nous parlons ici de fonctions formelles
dans un sens général plutôt que technique76, celui de savoir si cer-
tains types d'activités juridiques ont lieu sur le plan international et,
si oui, de quelle manière.
Il en est de même pour ce qui est de la fonction législative, qui est
utilisée ici simplement pour signifier le processus de la génération et
de l'évolution des règles générales du droit et non pas pour désigner
un pouvoir et une procédure spécialisés.
La question se pose avec une acuité particulière par rapport à la
fonction législative, car il s'agit de savoir comment cette fonction
peut s'accomplir dans un système à pouvoirs diffus et sans spéciali-
sation de fonctions. En d'autres termes comment jaillit ou apparaît le
droit objectif, impersonnel ou transpersonnel (law), et comment il se
développe dans ces conditions d'absence d'organe, de procédure et
de pouvoir législatifs? Ce qui explique par ailleurs la place centrale
et le caractère quasi obsessionnel de la problématique des sources en
droit international.

I. Moyens de développement du droit international général

Le procédé par excellence de création et de développement


conscients du droit objectif est la législation, dans le sens technique
du terme. Ce qui implique la conjonction de trois éléments: a) un
organe ou des organes législatifs spécialisés chargés de remplir cette
fonction; b) une procédure législative préétablie, à suivre dans la
proposition, la préparation et l'adoption des textes législatifs; c) un
effet législatif ou erga omnes (pouvoir législatif stricto sensu) qui

76. Dans son sens technique, le concept de « fonction » peut être défini comme
une tâche ou une mission bien circonscrite en termes de compétences et de pou-
voirs confiés à un organe déterminé, qui est chargé de les exercer comme un
devoir et non à titre de simple faculté, selon un schéma préétabli ; ce qui ne peut
exister que dans un système à constitution organique.
128 Georges Abi-Saab

fait que les normes ainsi adoptées deviennent par là même obliga-
toires vis-à-vis de tous leurs destinataires. Or, il est évident que ces
trois éléments font défaut pour ce qui est du droit international géné-
ral.
L'autre procédé de création et de développement conscients du
droit, l'accord, n'est malheureusement à cet égard qu'un instrument
imparfait, car il ne peut avoir qu'un effet relatif limité aux parties; il
lui manque ainsi l'effet législatif. Il ne peut servir que comme instru-
ment d'ordonnancement juridique des rapports interpersonnels et
non transpersonnels ou impersonnels, c'est-à-dire objectifs. La dis-
tinction entre traité-loi et traité-contrat, quoique très utile comme
explication théorique, l'est beaucoup moins au niveau opératoire. Il
est significatif à cet égard que la Conférence de Vienne sur le droit
des traités de 1968-1969 n'ait pas suivi la proposition visant à distin-
guer les «traités plurilatéraux» (contrats) des «traités multilatéraux»
(lois) à vocation universelle.
Il ne reste que le processus inconscient de la coutume ; un proces-
sus qui a sécrété l'ossature et l'essentiel du droit international clas-
sique. Cependant, il s'agit là d'une accretion normative impercep-
tible, se produisant inconsciemment, donc de manière non directive.
C'est un processus très lent qui est à la traîne des faits et qui sécrète
des normes parcellaires, éparpillées, au gré des circonstances, plutôt
que des canevas normatifs complets. De plus, ces normes sont impli-
cites, car induites directement du comportement social, et doivent
par conséquent être identifiées, explicitées et formulées par celui qui
les invoque ou les applique.
La coutume est ainsi très peu apte à répondre aux besoins en
règles générales d'une communauté internationale en pleine expan-
sion et mutation. Et cela non seulement pour intégrer et socialiser les
nouveaux venus dans les règles du système en transformation, mais
surtout pour faire face aux grandes mutations de son environnement.
Peut-on forcer le pas de la coutume? Peut-on l'accélérer, l'orien-
ter, la transformer en processus conscient? Y a-t-il d'autres voies
vers le droit international général? Et que faire si la réponse à ces
interrogations est négative, comme elle semble l'être, du moins for-
mellement ?
Etant donné les demandes pressantes de changement social — ou
plutôt de changement du droit pour faire face au changement social
— et les limites des mécanismes juridiques de changement, nous
retombons sur les moyens classiques ou traditionnels pour identifier,
Cours général de droit international public 129

expliciter et rationaliser (en un mot distiller) cette coutume elusive.


Mais en réalité, on essaie d'aller plus loin, de faire du nouveau avec
de l'ancien. Ce qui nous amène à examiner ces moyens d'expression
— en fait de développement — du droit international général dans
leur état de fonctionnement actuel ; en d'autres termes à l'examen du
diptyque, sinon du triptyque, jurisprudence - codification (par traité
et par résolution, ce qui constitue une innovation).

1. La jurisprudence

a) Statut juridique formel

Formellement, le statut juridique de la jurisprudence est, selon les


termes de l'article 38, paragraphe 1, lettre d), du Statut de la Cour
internationale de Justice, celui d'un «moyen auxiliaire de détermina-
tion des règles de droit»; c'est-à-dire une source qui ne génère pas
par elle-même la norme, mais sert de preuve (evidence) ou d'éclai-
rage de la substance normative produite par d'autres moyens; une
source d'identification et d'interprétation plutôt que de création du
droit.
Cela revient à dire que le Statut, comme le droit international en
général, a adopté en matière de précédents judiciaires la doctrine
civiliste ou continentale plutôt que celle de .la common law. Une
décision judiciaire comporte deux éléments: le dispositif et les
motifs. Le dispositif, ou la décision proprement dite, qui tranche
l'affaire en reconnaissant ou en établissant les droits et les obliga-
tions respectifs des parties, et qui bénéficie de l'autorité de la chose
jugée; autorité définitive bien que relative aux parties en cause.
Mais, pour y arriver, le juge doit établir quelles sont les règles géné-
rales applicables et comment elles s'appliquent concrètement en
l'espèce. C'est ce raisonnement, la ratio decidendi, reliant la règle
générale, ou le droit objectif, par une sorte de fil d'Ariane logique,
aux situations subjectives, qui constitue la seconde composante de la
décision judiciaire, les motifs.
Ce sont les motifs qui créent le précédent, en apportant un éclai-
rage particulier sur la teneur des règles en général, au-delà des
limites de la res judicata en l'espèce. En common law, selon la doc-
trine de stare decisis, les tribunaux sont juridiquement liés par les
précédents émanant d'autres tribunaux de rang supérieur ou égal et
même par leurs propres précédents. Rien de tel en droit civil, bien
130 Georges Abi-Saab

que les précédents, surtout ceux des hautes juridictions, telle la Cour
de cassation, aient une grande valeur persuasive. Car la stabilité et la
protection des attentes légitimes sont des valeurs prisées dans tout
système juridique et militent en faveur d'une jurisprudence cons-
tante. Un juge ne commet pas une erreur de droit en refusant de
suivre un précédent d'un tribunal supérieur, fusse-t-il la plus haute
instance.
C'est cette dernière solution qui prévaut en droit international, par
nécessité et non par choix, en l'absence d'un pouvoir judiciaire à
proprement parler qui s'impose à tous les Etats et qui puisse leur
imposer les précédents comme obligatoires, et d'un système judi-
ciaire intégrant et établissant une hiérarchie entre les diverses juri-
dictions. Ainsi, les précédents judiciaires (ou arbitraux) n'ont qu'une
valeur indicative et ne s'imposent pas comme source formelle, c'est-
à-dire en tant que tels, de manière automatique et obligatoire, au
juge ou à l'arbitre international. Mais de là à dire qu'ils ne font
qu'éclairer la substance normative sans l'affecter ou y ajouter, il y a
un grand pas logique qu'il ne faut pas franchir, sous peine de faire
violence à la réalité objective ; et cela particulièrement dans un sys-
tème caractérisé par l'absence d'un pouvoir législatif centralisé77.

b) Moyens et méthodes de développement jurisprudentiel du droit


En effet, si nous appliquons à la jurisprudence ce qu'on peut
appeler le «test de la valeur ajoutée» (TVA), en procédant à une
«analyse de contenu» des règles avant et après qu'elles aient été
appréhendées par la décision judiciaire, nous ne pouvons nous empê-
cher de constater que la réalité juridique est toute autre. La règle en
tant que proposition normative sort souvent quelque peu modifiée de
l'épreuve judiciaire et parfois même transfigurée; telle la fameuse
règle de délimitation du plateau continental, formulée en tant que
règle coutumière pour la première fois par la Cour internationale de
Justice en 1969, mais qui dévoile un visage très différent chaque fois
que la Cour ou un autre organe juridictionnel est appelé à l'appli-
quer.

77. Dans un essai fort intéressant, le professeur Luigi Condorelli va jusqu'à


dire qu'étant donné la structure particulière du droit international la jurisprudence
y remplit une «fonction de suppléance législative». Voir «L'autorité de la déci-
sion des juridictions internationales permanentes», Société française pour le droit
international, La juridiction internationale permanente, colloque de Lyon, 1986,
Paris, Pedone, 1987, p. 312.
Cours général de droit international public 131

Cette constatation est d'autant plus valable qu'une grande partie


des règles et des principes généraux du droit international classique
sont de nature coutumière, de sorte que le juge ou l'arbitre contribue
largement à l'édification de leur statut juridique en les reconnaissant
comme tels (il suffit de rappeler ici l'ancienne théorie que nous exa-
minerons plus loin et qui considérait la reconnaissance arbitrale ou
judiciaire comme un troisième élément constitutif de la coutume) et
à sa consolidation en les réitérant.
Cependant, c'est surtout par leur effet à'accrétion normative,
c'est-à-dire par ce qu'elles ajoutent à la substance normative des
règles, que les décisions judiciaires et arbitrales contribuent au déve-
loppement du droit ; contribution qui se réalise de diverses manières :

1) En premier lieu, la manière la plus normale, la plus attendue de


la part des tribunaux, de contribuer au développement du droit est
par la spécification du contenu des règles. En effet, le droit interna-
tional, tout au moins jusqu'à une période récente, abondait en prin-
cipes généraux alors qu'il souffrait d'une pénurie de règles opéra-
toires. L'exemple que donnait Lauterpacht en 1955 est très parlant à
cet égard, où l'unanimité sur le principe pacta sunt servanda cède le
pas à des controverses sans fin sur presque chaque détail du droit des
traités7i!.
Or, chaque fois qu'un tribunal applique une règle générale à une
situation particulière, il spécifie davantage l'étendue et les limites du
champ d'application de la règle, les conditions et les modalités de
son application, ses exceptions éventuelles et ses effets juridiques ou
d'autres aspects encore. Les précédents tranchent progressivement
les controverses sur ces divers points, fournissant ainsi la chair qui
enrobe l'ossature que sont les principes abstraits.
En assurant le passage du niveau des règles et des principes géné-
raux qui ne sont pas normativement autosuffisants à celui des
normes ou règles opératoires qui spécifient les conditions de leur
application, la jurisprudence fournit progressivement à ces principes
généraux et règles abstraites les accessoires qui leur sont nécessaires
pour avoir une emprise directe sur la réalité juridique (comme en
droit interne, où les lois sont inapplicables sans règlements d'exécu-
tion). Elle alimente ainsi de manière significative le corpus juris

78. H. Lauterpacht, «Codification and Development of International Law»,


AJIL, 49(1955), pp. 17-19.
132 Georges Abi-Saab

sans outrepasser pour autant les limites de la fonction juridiction-


nelle. En d'autres termes, cette manière de contribuer au développe-
ment du droit est généralement considérée comme relevant de l'inter-
prétation plutôt que de la législation (autre semi-fiction juridique
nécessaire pour préserver la cohérence intellectuelle du système).
C'est ce processus qui a été décrit par lord McNair comme le pas-
sage de la soft law à la hard law, termes qu'il a utilisés à l'origine
pour désigner respectivement le droit en forme de principes abstraits
qui se raffermissent en subissant l'épreuve judiciaire pour devenir
des normes vécues ou opératoires; ce qui n'est pas étonnant de la
part d'un grand juriste de la common law.
2) Quelquefois, même si c'est moins fréquent, le tribunal contri-
bue au développement du droit en suivant un cheminement inverse,
celui d'une reformulation plus générale de la règle. En effet, étant
donné la structure particulière du droit international, les règles opé-
ratoires, quand elles existent, adoptent souvent des critères trop
mécaniques ou approximatifs par rapport à leur finalité.
Aux prises avec de telles règles, le tribunal essaie de leur injecter
plus de flexibilité par un double processus de déconstruction et de
reconstruction: déconstruction d'une règle apparemment bien éta-
blie, pour distinguer les fins et les moyens, pour identifier sa finalité
et les moyens ou critères juridiques considérés jusqu'alors comme
aptes à atteindre cette finalité; reconstruction des moyens ou leur
reformulation en termes plus souples, plus généraux en fonction de
l'objectif de la règle et de son rôle dans le système; en d'autres
termes, aller du spécifique au général, des critères mécaniques à des
formules plus téléologiques.
La jurisprudence de la Cour internationale de Justice nous fournit
plusieurs exemples dont il suffit de rappeler quelques-uns des plus
marquants: la reformulation dans l'affaire des Pêcheries norvé-
giennes79 à la fois de la règle concernant la ligne de base, celle de la
laisse de basse mer, en cas de côtes trop complexes ou trop echan-
erees, en termes de « lignes droites suivant la direction générale de la
côte», ainsi que la prétendue règle du maximum de 10 milles marins
pour l'embouchure des baies, comme définition générale de celles-ci
(la définition retenue étant grosso modo qu'elles doivent être plus
profondes que larges); la reformulation du critère d'admissibilité des
réserves aux traités multilatéraux — apparemment l'unanimité

79. CU Recueil ¡951,?. 116.


Cours général de droit international public 133

jusqu'alors — en termes de compatibilité avec le but et l'objet du


traité, dans l'avis consultatif sur les Réserves à la Convention pour
la prévention et la répression du crime de génocide*0; l'exigence
d'un lien effectif dans l'octroi de la nationalité pour qu'elle soit
opposable en matière de protection diplomatique, dans l'affaire Not-
tebohmSÍ, alors que les conditions de cet octroi étaient considérées
jusqu'alors comme une question relevant exclusivement du domaine
réservé des Etats; la redéfinition du plateau continental dans les
affaires du Plateau continental de la mer du Nord*2, par la notion de
«prolongement naturel», qui s'est avérée être par la suite un
monstre du loch Ness juridique.
Cette technique du développement du droit a le mérite, du point
de vue de la justice substantielle, de permettre aux règles d'aller plus
loin vers l'essentiel, d'être plus «productives» en fonction de leur
finalité. Mais elle comporte un désavantage du point de vue du fonc-
tionnement du système. Car en assouplissant les critères d'applica-
tion des règles en fonction de leur finalité, ils deviennent plus sub-
jectifs et discrétionnaires. Ce qui ne pose pas de problème pour la
Cour internationale de Justice une fois saisie d'une affaire, mais qui
est beaucoup plus difficile à appliquer, ou plutôt à gérer, en
l'absence d'un juge en dernier ressort. Nous revenons ainsi une fois
de plus au thème de l'adéquation entre la densité normative et la
densité institutionnelle du système.
3) Enfin, l'intervention de la jurisprudence peut aller parfois
jusqu'à la formulation initiale de la règle: une règle latente dans la
pratique, que la décision judiciaire dégage ou extrapole de cette
matière première, en en extrayant les éléments et en les articulant
pour la première fois en forme de proposition normative.
En théorie, ce qui est nouveau ce n'est pas la règle elle-même —
car toutes ses composantes existent déjà — mais sa formulation. La
décision judiciaire agit simplement comme «sage-femme» ou
«révélateur», en l'aidant à voir le jour. Il n'empêche que même si la
«latence» préalable de la règle semble plausible une fois qu'elle est
formulée, d'habitude cette règle n'est pas aussi prévisible dans
l'horizon juridique avant sa formulation, la matière première pou-
vant être interprétée ou articulée de diverses manières.

80. CU Recueil !95J,p. 15.


81. CU Recueil 1955, p. 4.
82. CU Recueil 1969, p. 3.
134 Georges Abi-Saab

L'exemple le plus frappant de cette technique de développement


judiciaire du droit est la formulation de la notion de personnalité
juridique internationale des Nations Unies, et des organisations inter-
nationales en général, dans le fameux avis consultatif de la Cour
internationale de Justice83 sur la Réparation des dommages subis au
service des Nations Unies.

c) Evaluation de la contribution de la jurisprudence au développe-


ment des différents domaines du droit international
Par ces trois méthodes différentes, la jurisprudence ajoute dans
une proportion croissante à la substance normative du droit, plutôt
que de se limiter à l'éclairer en l'interprétant, pace l'article 38, para-
graphe 1, lettre d), du Statut.
Cette contribution de la jurisprudence au développement du droit
international touche toutes les branches de ce droit, mais 1'«accre-
tion normative » ou la « valeur ajoutée » est plus grande, ou du moins
plus visible, dans certains domaines que dans d'autres. Si l'on
recense très sommairement cette contribution de la jurisprudence,
nous constatons qu'elle s'est manifestée surtout dans les domaines
suivants (par ordre d'importance décroissante):
1) Il existe en premier lieu un domaine où presque tout le droit est
jurisprudentiel, c'est celui du droit judiciaire lui-même, ou du droit
ayant trait à l'exercice de la fonction juridictionnelle, arbitrale ou
judiciaire. A partir du principe de la «compétence de la compé-
tence», lui-même affirmé par les organes arbitraux d'abord, judi-
ciaires ensuite, ces organes ont élevé un édifice juridique imposant,
aussi complexe que nuancé84.
2) Un autre domaine où la jurisprudence, surtout celle de la Cour
internationale de Justice, a contribué substantiellement à la construc-
tion d'un nouvel édifice cohérent est celui du droit des organisations
internationales, à travers une série marquante d'avis consultatifs que
la Cour a émis en sa qualité d'«organe judiciaire principal des
Nations Unies ».
3) Pour ce qui est des domaines traditionnels ou classiques du
droit international général, il s'agit d'un vaste champ où la contribu-

83. CU Recueil 1949, p. 174.


84. Sur cette contribution voir, en général, G. Abi-Saab, op. cit. supra note 5 ;
cf. I. Shihata, The Power of the International Court to Determine Its Own Juris-
diction, La Haye, Nijhoff, 1965.
Cours general de droit international public 135

don de la jurisprudence, bien que réelle, est nécessairement ponc-


tuelle, et par conséquent moins visible, avec peut-être un peu plus de
concentration tout de même sur les questions territoriales, y compris
les espaces maritimes, et de responsabilité internationale.

d) Les origines diverses des précédents et leur poids respectif


Peut-être faut-il à ce stade se poser les questions : de quels précé-
dents s'agit-il? de la jurisprudence de quels organes?
1) Il est clair que la jurisprudence des tribunaux internes est signi-
ficative; non pas cependant en tant que «décisions judiciaires» au
sens de l'article 38, paragraphe 1, lettre d), du Statut, mais plutôt en
tant que composante de la pratique de l'Etat dont ils sont les organes
et qui révèle sa conception et son attitude vis-à-vis de la question
traitée. Du point de vue des sources du droit international, la juris-
prudence des tribunaux internes relève ainsi plus de la coutume, en
tant qu'élément de la pratique étatique, que de la jurisprudence.
2) En revanche, les sentences des tribunaux arbitraux internatio-
naux (créés par traité ou par décision internationale et appliquant le
droit international) sont des précédents de caractère international.
Cependant, leur contribution au développement du droit internatio-
nal a été relativement limitée, et cela pour plusieurs raisons. Au
début et jusqu'à la moitié du XIXe siècle, ces tribunaux étaient
d'habitude appelés à appliquer le «droit» et la «justice», sans dis-
tinction claire entre les deux; et la plupart de leurs sentences
n'étaient pas motivées, ce qui leur ôtait toute valeur de précédent.
Mais, même plus tard, ces tribunaux ont d'ordinaire été créés de
manière ad hoc, sur la base de compromis très variables quant à leur
composition et leur mandat et même quant au droit applicable, et ils
n'ont jamais été fréquents, circonstances qui ne permettent pas le
développement d'une jurisprudence volumineuse et constante, à effet
cumulatif.
3) C'est surtout à celle de la Cour internationale (la Cour perma-
nente de Justice internationale et son successeur, la Cour internatio-
nale de Justice) qu'on pense quand on parle de jurisprudence. C'est
à elle que se réfèrent abondamment et en premier lieu tous ceux qui
traitent du droit international — juridictions, conseils juridiques ou
doctrine — en tant qu'énoncé autorisé du droit.
La Cour elle-même s'efforce de rappeler systématiquement et
exhaustivement ses énoncés antérieurs sur un même point, pour
136 Georges Abi-Saab

démontrer la constance et la continuité de sa jurisprudence, et prend


grand soin de bien différencier les circonstances de l'espèce de
celles des précédentes s'il existe le moindre soupçon que sa décision
puisse être interprétée comme un revirement dans sa jurisprudence.
En fait, la fonction de produire une jurisprudence abondante et
conséquente était une des considérations invoquées en faveur de la
création de la Cour. A cet égard, le caractère institutionnel de la
Cour est particulièrement significatif. Il permet la production de cette
jurisprudence par le déroulement d'un processus cumulatif qui ne
change pas de cas en cas : mêmes juges, même procédure et même
droit applicable ; un processus de maturation dans la continuité.

e) Limites du développement jurisprudentiel du droit


Le développement jurisprudentiel du droit comporte, cependant,
des limites assez sévères qui sont inhérentes à la fonction juridic-
tionnelle en général ou à la fonction juridictionnelle internationale
en particulier, et qui expliquent par ailleurs le recours à d'autres
méthodes de développement; limites qui peuvent être résumées
comme suit:
1) La première est le volume extrêmement limité de l'activité juri-
dictionnelle internationale, étant donné la base consensuelle de la
juridiction. Les Etats ne s'accordent pas souvent pour porter leurs
différends devant le juge ou l'arbitre international. Certains de ces
différends, comme celui sur Gibraltar, perdurent depuis des siècles
ou du moins depuis le siècle dernier, comme celui sur les Falkland/
Malouines, ainsi que beaucoup d'autres conflits de frontières dans
les Amériques et ailleurs. Il en résulte que le développement juris-
prudentiel du droit, qui est le produit dérivé de cette activité, est tout
aussi limité, quantitativement parlant.
De plus, là où il se produit, ce développement est nécessairement
fragmentaire, ne touchant que de petites parcelles du droit au hasard
des affaires qui sont soumises au règlement juridictionnel. Car les
tribunaux ne contrôlent ni le rythme, ni la direction de leur activité.
Ils ne peuvent traiter que les différends dont ils sont saisis par les
parties, et par conséquent seulement les questions de droit qu'ils
soulèvent, qui ne sont pas nécessairement parmi celles qui ont le
plus besoin d'être développées.
2) Même dans le cadre des affaires portées devant les tribunaux,
il y a des limites à la liberté de ceux-ci de manier le droit et de
Cours général de droit international public 137

l'interpréter, car ils doivent agir en tant que juges. Or, la fonction du
juge est d'appliquer le droit et non pas de le créer ou de le changer.
Si la liberté d'interprétation du juge est très large — surtout par
rapport à la coutume non encore formulée que les tribunaux distillent
directement du comportement social — cette liberté n'est cependant
pas illimitée. Car si les tribunaux veulent garder leur crédibilité aux
yeux de leurs justiciables, notamment dans un système de juridiction
consensuelle, ils doivent s'astreindre à une certaine réserve inhérente
à leur fonction, la «réserve judiciaire» (judicial caution). C'est ce
qui explique certaines tendances dans le comportement des organes
juridictionnels, telle la tendance des tribunaux de ne pas traiter ce
qu'ils n'ont pas besoin de traiter pour trancher l'affaire en cours, ni
d'examiner tous les arguments formulés par les parties, c'est-à-dire
toutes les règles invoquées par elles à cette fin ; de même leur ten-
dance, notamment celle de la Cour internationale de Justice, de déci-
der les affaires sur la base juridique la plus étroite possible, et, en
général, de ne pas aller trop loin dans l'innovation judiciaire.
Ainsi, la Cour internationale de Justice (comme la Cour perma-
nente de Justice internationale avant elle) n'a pas fait grand usage —
en réalité presque pas du tout — des «principes généraux de droit
reconnus par les nations civilisées» de l'article 38, paragraphe 1,
lettre c), de son Statut, ce qui lui aurait permis d'étendre la régle-
mentation juridique internationale au-delà des traités et de la cou-
tume. Elle évite même, dans toute la mesure du possible, de baser
ses décisions sur des règles coutumières générales, et par conséquent
à avoir à se prononcer sur leur existence, sauf pour les plus évidentes
d'entre elles, qui peuvent être invoquées de manière purement axio-
matique; à moins évidemment qu'elle n'ait pas le choix, comme
c'était le cas dans l'affaire des Activités militaires et paramilitaires
au Nicaragua85.
Une illustration saisissante nous en est fournie dans l'affaire du
Droit de passage sur territoire indien86. Le Portugal a invoqué, pour
établir son droit de passage, quatre bases juridiques possibles: une
coutume universelle, un principe général de droit reconnu par les
nations civilisées, des arrangements conventionnels et des pratiques
bilatérales. La Cour s'est contentée de la dernière pour trancher
l'affaire, en la qualifiant de «coutume bilatérale». Elle a évité ainsi
85. Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua, CÌJ Recueil J986,
p. 14.
86. CU Recueil 1960, p. 6.
138 Georges Abi-Saab

de se prononcer sur l'existence d'une coutume universelle ou d'un


principe général en la matière et sur la succession aux traités colo-
niaux à un moment où la question était encore hautement controver-
sée.
Des différences d'opinion se sont cependant manifestées au sein
de la Cour internationale de Justice quant aux limites de cette pru-
dence. A commencer par le juge Alejandro Alvarez qui, pendant la
première décennie de la vie de la Cour, a systématiquement prôné un
activisme judiciaire très poussé, non seulement sur le plan de l'expo-
sition didactique mais en adoptant constamment une interprétation
téléologique et surtout en s'engageant franchement en faveur du
développement du droit et même de sa création là où il la considérait
nécessaire. De manière plus nuancée, Lauterpacht (suivi par Fitz-
maurice, puis Jessup) considérait qu'étant donné le rôle dévolu à la
Cour dans le développement du droit international elle se devait
d'être beaucoup plus didactique, d'examiner tous les points de droit
soulevés dans une affaire et de développer son raisonnement de
manière bien plus complète et plus élaborée que ce que font les tri-
bunaux internes.
Il ne faut pas confondre cette controverse, légitime, sur le rôle
«pédagogique» de la Cour dans l'exposition et l'élucidation des
règles du droit international, en d'autres termes, dans le développe-
ment de ce droit par la formulation et l'élaboration de plus en plus
détaillée de ses règles, avec la tendance néfaste, qui revêt des pro-
portions alarmantes chez certains juges, à annexer des «contre-juge-
ments » plus longs et plus détaillés que le jugement lui-même, en
guise d'opinion individuelle ou dissidente. Ce qui mine l'autorité du
jugement et de la Cour en général, sans parler de la perversion du
but pour lequel ces opinions ont été instituées dans le Statut.
3) Enfin et en troisième lieu, les tribunaux ne peuvent rien faire
— c'est une limite absolue à la fonction juridictionnelle — là où il
n'y a pas de règles, ou en d'autres termes là où il y a un besoin fran-
chement législatif. S'il existe un fragment de règle, une certaine pra-
tique qui peut être interprétée comme un élément d'une coutume, il
peut servir de base à partir de laquelle un tribunal peut aller un peu
plus loin. Mais s'il n'y a rien, le tribunal n'y peut rien.
La Cour internationale de Justice l'a reconnu clairement dans
l'affaire de la Compétence en matière de pêcheries (Royaume-Uni c.
Islande), en déclarant qu'en «tant que tribunal, [elle] ne saurait
prendre de décision sub specie legis ferenda, ni énoncer le droit
Cours général de droit international public 139

avant que le législateur l'ait édicté» 87 ; en d'autres termes qu'elle ne


peut pas anticiper sur la création de nouvelles règles ou institutions
juridiques — en l'espèce la zone économique exclusive, en 1974 —
ou sur leur passage de la lex ferenda à la lex lata, là où la frontière
entre les deux est clairement tracée.

2. La codification

a) Quatre acceptions
La codification est une activité juridique connue en droit interne
depuis la Haute Antiquité (code d'Hammourabi), mais sa transposi-
tion en droit international ne se fait pas sans ambiguïté ; ce qui nous
permet d'en identifier quatre acceptions différentes dans la littérature,
acceptions pas toujours différenciées d'ailleurs:
1) La codification stricto sensu: c'est l'instantané ou la version
photographique de la coutume qui n'opère qu'une simple mise en
mots de son contenu, sans rien ajouter, soustraire ou modifier; une
simple formulation et systématisation par écrit de sa substance nor-
mative qui n'affecte en rien ses prescriptions. C'est l'acception
anglo-américaine traditionnelle de la codification.
2) La codification lato sensu: elle intervient davantage sur la
coutume, en fournissant une présentation systématique et écrite des
règles, tout en remplissant les lacunes, en éliminant les chevauche-
ments et les contradictions et en les mettant à jour. C'est l'acception
civiliste de la codification.
Ces deux définitions sont fonction de la matière première (input)
de laquelle procède la codification. Les deux suivantes sont fonction
du produit final (output) auquel elle aboutit.
3) Certains, tel Y. L. Liang, premier directeur de la division de
codification des Nations Unies, préconisent une acception très large
de la codification qui — tout en englobant le développement pro-
gressif — se définit par son produit final, recouvrant, toujours selon
Liang, tous les traités multilatéraux adoptés dans les conférences
internationales depuis l'Acte final du Congrès de Vienne, et qui pro-
clament des principes de droit international obligatoires pour un cer-
tain nombre de parties88. Cette acception évoque la notion vague de

87. CU Recueil 1974, pp. 23-24, par. 52.


88. Voir par exemple Y. L. Liang, «Le développement et la codification du
droit international », RCADI, tome 73 (1948-11), pp. 411-527, spécialement p. 422.
140 Georges Abi-Saab

« législation internationale » du professeur M. O. Hudson, terme uti-


lisé comme titre de la volumineuse collection de traités publiée sous
sa direction, et qui reproduisait la quasi-totalité des traités multilaté-
raux en existence. C'est une acception trop large, cependant, car elle
dépend presque exclusivement de l'instrument utilisé ou produit
pour cerner la nature de l'activité juridique dont il est question. Or,
comme nous le savons, le traité multilatéral peut servir aussi bien de
traité-loi que de traité-contrat, c'est-à-dire comme instrument
d'échange de prestations.
4) Enfin, la codification se définit parfois par le contenu, ou la
structure intellectuelle, de son produit final qui doit être un code,
c'est-à-dire un traitement systématique, en forme de règles géné-
rales, de tout un sujet ou d'un pan de droit international, quelle que
soit la matière première qui est à sa base: coutume ou traité, ou
même un exercice ex nihilo. En d'autres termes, ceux du professeur
R. Y. Jennings, le premier tenant de cette acception, la codification
est elle-même un moyen de développement progressif du droit inter-
national 89.
Si nous observons ce qui se fait en pratique, au nom de la codifi-
cation, en matière de droit des traités ou de droit de la mer par
exemple, nous trouvons que cela procède de la deuxième acception
pour aboutir à la quatrième; ce qui signifie que la notion contem-
poraine de codification est une combinaison de ces deux accep-
tions.

b) L'impossible codification stricto sensu

En effet, la codification stricto sensu est impossible en pratique.


Car comment effectuer la « mise en mots » de la coutume sans affec-
ter son contenu ?
La formulation et la rationalisation des règles coutumières néces-
site une prise de position par rapport aux ambiguïtés et aux lacunes
de ces règles, qui sont nécessairement plus importantes que celles
attenantes aux règles écrites. Or ces ambiguïtés et ces lacunes ne
sont pas le fruit du hasard, dans la mesure où elles se situent dans un
espace juridique recouvert par la pratique internationale. Elles reflè-
tent plutôt une absence de consensus sur les points qu'elles recou-

89. R. Y. Jennings, «The Progressive Development of International Law and


Its Codification», BYBIL, 24 (1947), pp. 302-303.
Cours général de droit international public 141

vrent, laissant apparaître des trous ou des pénombres dans le tissu


coutumier qui se forme pour couvrir un certain espace de relations
sociales. Et cela d'autant plus qu'en droit international (contraire-
ment au droit interne, où le processus de codification commence
d'habitude avec une surabondance de matériau normatif qu'il faut
tailler pour le réduire), si on écarte les espaces d'ambiguïté et de
lacunes, il ne nous reste que quelques principes de portée trop géné-
rale pour être autosuffisants ou opératoires.
Lauterpacht, dans son article déjà cité de 1955, illustre ce propos
par l'exemple saisissant du droit des traités — un domaine des plus
anciens et des plus élaborés en droit international — en démontrant
que sur presque chaque point concret la solution juridique n'était pas
évidente et qu'il y avait un choix à faire, par exemple sur la néces-
sité de ratification; l'effet du dépassement du pouvoir; la possibilité
d'une dénonciation unilatérale; la doctrine rebus sic stantibus; les
vices de consentement; l'ordre public; les effets de la nullité, etc. 90
Dans ces conditions, dissiper les ambiguïtés et combler les
lacunes, en opérant un choix chaque fois qu'il se présente, ne se
réduit pas à une activité ou à des retouches mineures mais constitue
plutôt un apport normatif substantiel. C'est transformer un canevas
ajouré ou une dentelle très légère en un tissu épais. Il s'agit donc
d'une activité nécessairement législative.
Par ailleurs, même la Commission du droit international des
Nations Unies — dont l'article 15 du Statut, dans le sillage de
l'article 13, paragraphe 1, de la Charte, distingue la «codification»
(définie plutôt dans le sens stricto sensu) du «développement pro-
gressif» du droit international (recouvrant et allant même au-delà de
la codification lato sensu)9] — a constaté très tôt, en. fait depuis le
début de son travail en vue d'élaborer les Conventions de Genève
sur le droit de la mer, l'impossibilité pratique d'opérer cette distinc-

90. Loc. cit. supra note 78, pp. 17-18.


91. L'article 15 du Statut de la Commission du droit international stipule:
«Dans les articles qui suivent, l'expression «développement progressif du
droit international » est employée, pour la commodité, pour viser les cas où il
s'agit de rédiger des conventions sur des sujets qui ne sont pas encore réglés
par le droit international ou relativement auxquels le droit n'est pas encore
suffisamment développé dans la pratique des Etats. De même l'expression
«codification du droit international» est employée, pour la commodité, pour
viser les cas où il s'agit de formuler avec plus de précision et de systématiser
les règles du droit international dans des domaines dans lesquels il existe déjà
une pratique étatique considérable, des précédents et des opinions doctri-
nales. »
142 Georges Abi-Saab

tion, et n'a pas essayé de la faire dans les projets d'articles qu'elle
prépare depuis lors 92 .

c) Avantages de la codification
Les avantages de la codification peuvent être résumés comme
suit:
1) La codification rend les règles plus claires et plus systéma-
tiques ; et cela sur le double plan de la preuve de l'existence même
des règles et de l'identification de leur contenu. En effet, le droit
coutumier, droit non écrit, est induit directement du comportement
social, ce qui laisse une très grande marge d'appréciation à l'inter-
prète pour constater l'existence des deux éléments de la coutume par
rapport à un comportement qui devient ainsi prescrit et pour établir
sa teneur normative exacte; au point où une vieille théorie de la cou-
tume considérait que la reconnaissance arbitrale (ou judiciaire) était
le troisième élément constitutif de la coutume. Théorie intenable sur
le plan logique, car elle présupppose une erreur judiciaire à la base
de chaque règle coutumière: la première fois que le tribunal la
reconnaît et l'applique comme règle coutumière, elle ne l'est pas
encore, étant donné qu'il lui manque un de ses éléments constitutifs,
qui est précisément cette même reconnaissance. Mais elle est révéla-
trice de l'ampleur et de l'importance du rôle de l'interprète face aux
incertitudes et aux controverses qui entourent le droit non écrit et
plus particulièrement les règles coutumières.
En fournissant une sorte d'interprétation authentique de ces
règles, tout en les transformant en règles écrites, la codification dis-
sipe ces incertitudes, et favorise la perception et l'application uni-
formes du droit.
2) En rendant les règles plus claires, la codification les rend plus
visibles et plus accessibles à de larges couches d'utilisateurs poten-
tiels.
3) En associant les Etats nouvellement indépendants à la refor-
mulation des règles du droit international et en répondant ainsi à leur
grief d'exclusion, la codification rend le produit de ce processus —
c'est-à-dire les règles codifiées ou le droit tout court — plus «accep-
table » psychologiquement et politiquement à leurs yeux.

92. Voir The Work of the International Law Commission, New York, Nations
Unies, 4 e éd., 1988, p. 15, et surtout note 28.
Cours général de droit international public 143

4) En éliminant les incertitudes qui entourent l'existence et la


teneur des règles, la codification pourrait réduire, du moins partielle-
ment, la réticence des Etats à recourir aux modes juridictionnels de
règlement des différends internationaux.
5) Si la codification débouche sur un traité, elle transforme égale-
ment le fondement du caractère obligatoire des règles; ce que cer-
tains considèrent comme un avantage, car le traité a un champ et des
mécanismes d'application plus clairs et plus nets que la coutume.
Mais il s'agit là d'un argument à double tranchant, comme on le
verra plus loin.
Il est intéressant de relever que ces avantages de la codifica-
tion portent beaucoup plus sur l'amélioration du fonctionnement du
système juridique en tant que tel, c'est-à-dire sur le perfectionne-
ment et la dynamisation de ses mécanismes (ou de ses règles secon-
daires) plutôt que sur le contenu des normes (les règles primaires)
prises isolément. En d'autres termes, ce sont plutôt ses effets secon-
daires sur la fonction législative elle-même, et éventuellement sur
la fonction juridictionnelle, qui comptent le plus en dernière ana-
lyse93.

d) Désavantages de la codification

Cela ne veut pas dire que la codification n'a que des avantages.
Car, comme toute activité humaine, elle comporte des dangers et des
risques qui ont fait l'objet de maintes critiques à son égard.
1) La première de ces critiques est que la codification risque
d'étrangler le droit et d'arrêter son évolution. Elle remonte au
XIXe siècle, à Savigny et à son «école historique» en Allemagne,
pour qui le droit est, comme la langue, une émanation sociale directe
exprimant l'esprit du peuple (Volksgeist), son génie propre et sa
conscience juridique, à travers la coutume qui se module directement

93. En 1911 déjà, Elihu Root écrivait:


«To codify municipal law is to state in systematic form the results of the
law-making process already carried on through its established institutional
forms. To codify international law is primarily to set in motion and promote
the law-making process itself in the community of nations in which the insti-
tutional forms appropriate for carrying on of such a process have been so
vague, indistinct and irregular that they could hardly be said to exist at all.»
(E. Root, «The Function of Private Codification in International Law», A J IL,
5 (1911), p. 579 ; l'italique est de nous.)
144 Georges Abi-Saab

et de manière continue sur l'évolution sociale. La codification rompt


cette symbiose et risque d'arrêter l'évolution du droit et même de
l'étrangler en le fixant une fois pour toutes et en l'enchaînant dans
une camisole de mots.
C'est un risque qui existe, certes, si la codification est par trop
détaillée et rigide. Mais il suffit d'en être conscient pour l'éviter
facilement.
En réalité, comme le fait remarquer sir Cecil Hurst94, les adeptes
de cette théorie pensaient à un modèle alternatif de développement
jurisprudentiel du droit, celui de la common law. Mais ce modèle est
inadapté au droit international. En premier lieu, étant donné la base
consensuelle du règlement juridictionnel des différends en droit
international, l'activité juridictionnelle est trop restreinte pour subve-
nir même minimalement aux besoins de développement du droit
international. Et, même en common law, le développement est loin
d'être exclusivement jurisprudentiel. A sa base se trouve le fameux
livre de Bracton, dont plus de la moitié est reprise du droit romain
déguisé en droit naturel. Par ailleurs, son évolution est fréquemment
ponctuée par des interventions législatives, et en particulier par la
création de nouvelles juridictions {Admiralty, Equity, etc.) pour
contourner la rigidité des tribunaux de common law. Il ne s'agit donc
pas d'un produit judiciaire ou jurisprudentiel pur.
2) La deuxième critique de la codification se rapporte à son effet
potentiellement destructif des règles, et cela quelle qu'en soit l'issue.
Car si le processus n'aboutit pas à un accord, cela signifie qu'il
existe un désaccord sur les règles coutumieres préexistantes, qui par
conséquent met en question leur sens et leur existence continue. Si
l'accord n'est que partiel, le même danger guette les règles qui sont
laissées de côté. Et même s'il y a un accord global, il risque d'inter-
venir au prix d'une dilution du contenu normatif des règles codifiées
pour satisfaire tout le monde.
Tout cela est vrai, mais pas tout à fait vrai. Car si ce risque existe
effectivement, il ne faut pas l'exagérer. Tout dépend du sérieux des
préparatifs et de la qualité du travail de codification. Prenons le cas
du désaccord, et même son exemple classique, celui de la largeur de
3 milles marins de la mer territoriale; on dit souvent qu'on est entré
à la Conférence de codification de La Haye de 1930 (convoquée par

94. Sir Cecil Hurst, «A Plea for the Codification of International Law on New
Lines», Transactions of the Grotius Society, 32 (1946), p. 151.
Cours général de droit international public 145

la Société des Nations) avec un semblant de règle, pour en sortir


avec la conviction que la règle n'existait pas ou n'existait plus. Le
processus de codification aurait ainsi détruit plutôt que consolidé la
règle. Cependant, le désaccord était déjà présent, bien que sous-
jacent. La règle était entamée dans son élément subjectif bien avant
la Conférence, qui n'a fait que révéler cet état de choses; ce qui
serait advenu de toute manière à la première occasion où la règle
aurait été mise à l'épreuve s'il n'y avait pas eu de conférence.
Quant aux dangers d'un accord partiel pour ce qu'il ne recouvre
pas, il est très facile de les dissiper par des clauses de sauvegarde
du type de la fameuse «clause Martens» que nous trouvons dans
tous les instruments du droit des conflits armés depuis la Conven-
tion de La Haye de 1899 sur les lois et coutumes de la guerre sur
terre95.
Il en est de même pour le risque de dilution ou d'effritement du
contenu normatif des règles codifiées, un danger réel auquel nous
devons rester très attentifs. Mais il s'agit là de risques et de dangers
inhérents à toute activité humaine qui ne condamnent pas cette acti-
vité en tant que telle et qui ne se matérialisent pas chaque fois
qu'elle est entreprise, mais seulement si elle est mal conçue, mal
préparée ou mal exécutée, et qui commandent par conséquent un cer-
tain degré de soin et de vigilance pour la mener à bien.
3) On reproche également à la codification qu'en associant des
représentants d'Etats elle politise ce qui doit rester l'apanage du
droit et de la technique juridique, et offre aux Etats la possibilité de
remettre en question les règles.
Mais il s'agit là d'une méprise totale sur la nature même de l'acti-
vité en cause. En effet, comme nous l'avons vu, une codification
stricto sensu, qui n'affecterait en rien le droit préexistant tout en lui
donnant une forme écrite, est une tâche impossible, de sorte que
toute codification comporte une dimension législative. Or, la législa-
tion est par essence une fonction politique, qui est confiée en droit
interne aux parlements qui sont des organes éminemment politiques.
Au plan international, ce sont les Etats qui exercent cette fonction.

95. «En attendant qu'un code plus complet des lois de la guerre puisse être
édicté, les Hautes Parties contractantes jugent opportun de constater que,
dans les cas non compris dans les dispositions réglementaires adoptées par
elles, les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde et sous
l'empire des principes du droit des gens, tels qu'ils résultent des usages éta-
blis entre nations civilisées, des lois de l'humanité et des exigences de la
conscience publique. »
146 Georges Abi-Saab

On ne peut donc pas, en parlant du développement du droit interna-


tional, les éviter. Si on les contourne à l'étape de la formulation, ils
nous rattrapperont à celle de l'application des règles, même non
codifiées.
Les Etats sont les acteurs principaux dans ce domaine. La seule
manière d'avoir un droit international dynamique est de les associer
au processus de son développement. S'il y a des désaccords ou des
contestations, ce n'est pas nécessairement une mauvaise chose, car
le désaccord peut être le premier pas vers l'accord, reflétant les
prises de position initiales dans la recherche d'une reformulation de
la règle qui soit acceptable pour tous comme réponse aux nouvelles
circonstances.
4) Une quatrième critique adressée à la codification est que
contrairement à la législation interne qui, une fois adoptée, abroge et
remplace le droit préexistant, un traité de codification ne supplante
pas totalement les règles coutumières qu'il codifie et qui continuent
à exister en dehors de la communauté conventionnelle établie par le
traité, avec tous les inconvénients d'une dualité de régimes juri-
diques.
Cela n'est vrai cependant que si l'on juge la codification par réfé-
rence à la législation interne. Or, elle n'en est qu'un reflet lointain,
car il lui manque l'effet immédiat et erga omnes de la loi, étant
donné l'absence d'un pouvoir législatif centralisé et l'effet relatif des
traités. Mais si l'on considère la codification dans sa spécificité
internationale, comme un processus à effet «cumulatif» ou «pro-
gressif» dans le temps, on peut espérer que, si elle est bien faite,
cette dualité disparaîtra avec le temps, soit par l'élargissement pro-
gressif de la communauté conventionnelle, soit parce que la coutume
en dehors du traité finira par évoluer à son image, comme nous le
verrons plus loin.

e) La codification privée ou scientifique

Il est à noter que tous ces désavantages et inconvénients sont attri-


bués à la codification par traité, qu'il est impossible de distinguer du
«développement progressif». Les mêmes critiques proposent en lieu
et place une autre variété de codification dite «privée» ou «scienti-
fique», qui permettrait, selon eux, une codification stricto sensu.
Elle serait entreprise par des personnes de haute stature et compé-
tence, agissant à titre privé et non en tant que représentants d'Etats,
Cours général de droit international public 147

et poursuivant des méthodes scientifiques rigoureuses, en d'autres


termes politiquement neutres et scientifiquement objectives. Ces per-
sonnes seraient en mesure d'établir l'état du droit comme il est, d'en
fournir une transcription fidèle, une sorte d'instantané photogra-
phique de la lex lata. Ce qui n'empêcherait en rien ces auteurs de
faire des propositions d'amélioration de lege ferenda, tout en opérant
clairement et rigoureusement la distinction entre les deux types de
propositions.
En effet, des efforts importants dans ce genre viennent immédia-
tement à l'esprit, tels celui du suisse Bluntschli au XIXe siècle ou les
projets d'articles préparés dans le cadre de la Harvard Research in
International Law, sous la direction de Manley O. Hudson, initiale-
ment entrepris en anticipation de la Conférence de La Haye, mais
qui ont continué au-delà ; sans oublier les travaux de vénérables ins-
titutions, tels l'Institut de droit international, l'International Law
Association et l'American Law Institute.
Tout en reconnaissant son utilité, il faut cependant relever les
limites de ce type de codification. Car, aussi bien faite et importante
qu'elle soit, une telle codification n'a formellement que le poids et la
valeur d'une œuvre doctrinale; bien que sa pesanteur réelle et sa
valeur persuasive dépendent, comme pour toute œuvre scientifique,
des preuves qu'elle fournit (evidence) pour étayer sa formulation de
la règle et qui sont pour certains de ces projets (tel celui de Harvard)
assez exhaustives.
Mais hormis cet étalage de matière première, est-il vraiment pos-
sible de faire de la codification stricto sensu, même en forme de
codification privée ? En premier lieu, il convient de constater que la
matière première n'est pas abondante en droit international. Il existe
trop de lacunes et la pratique disponible se prête à trop d'interpréta-
tions pour qu'il soit possible d'en tirer des formules générales, des pro-
positions normatives, sans opérer beaucoup de choix interprétatifs et
d'ajouts de pièces manquantes. Par ailleurs, même avec les meilleures
intentions au monde et l'emploi de la méthode la plus scientifique,
il subsiste une part de jugement subjectif qui est conditionnée
par l'environnement et la vision du monde des auteurs. Ainsi, le
Restatement of the Foreign Relations Law of the United States de
l'American Law Institute est très utile non pas comme une présenta-
tion neutre et objective de la lex lata internationale, mais de la vision
américaine du droit international, vision très influente, certes, mais
qui ne se confond pas avec le droit international en tant que tel.
148 Georges Abi-Saab

Evidemment, il est possible d'entreprendre ce genre de codifica-


tion par des équipes multinationales. Mais l'exercice devient immé-
diatement plus difficile, car le choix entre plusieurs interprétations
possibles, pour citer Kelsen, est toujours un choix politique, impli-
quant un jugement de valeur.
C'est précisément pour cette raison qu'on a recours à ces équipes
multinationales, afin de représenter un large éventail de systèmes de
valeurs en fonction desquels les choix seront effectués. Mais dès
qu'intervient la «qualité représentative», elle introduit avec elle le
facteur politique, car elle comporte la reconnaissance des limites du
« technique », et par conséquent la nécessité de rechercher des com-
promis politiques pour les dépasser. On se retrouve donc dans un
cadre identique ou presque à celui de la Commission du droit inter-
national.
C'est la raison pour laquelle même les sociétés savantes, telles
que l'Institut de droit international ou l'International Law Associa-
tion, qui ont essayé depuis le XIXe siècle de servir tant bien que mal
d'oracle, en l'absence d'autres voix ou arènes, à une certaine opinio
juris scientifique au niveau international, ont perdu beaucoup de leur
influence dès lors qu'il est devenu possible, surtout grâce aux
Nations Unies, d'entendre cette opinio juris directement de la
bouche des Etats, plutôt que d'en recevoir une version au second
degré ou de seconde main.
Par ailleurs, la codification «publique» ne débouche pas nécessai-
rement sur un traité de codification, car elle peut emprunter la forme
d'une résolution. Mais avant d'examiner cette variante de la codifi-
cation, il convient de recenser rapidement les mécanismes institu-
tionnels qui se sont établis au sein des Nations Unies en ce domaine.

f) Le cadre et le processus de l'article 13 de la Charte

Le premier article de la Charte énonce comme deuxième but des


Nations Unies de :
«Développer entre les nations des relations amicales fondées
sur le respect du principe de l'égalité de droits des peuples et
de leur droit à disposer d'eux-mêmes, et prendre toutes autres
mesures propres à consolider la paix du monde».
C'est une tâche qui, au-delà du traitement des crises et des
conflits, qui est l'apanage du maintien de la paix, premier but de
Cours général de droit international public 149

l'Organisation, vise au perfectionnement du système international


lui-même, et dont un élément important est de perfectionner les
règles du jeu formelles de ce système, que sont les règles du droit
international, comme le prévoit expressément l'article 13, para-
graphe 1 :
«L'Assemblée générale provoque des études et fait des
recommandations en vue de :
a) développer la coopération internationale dans le domaine
politique et encourager le développement progressif du droit
international et sa codification».
Le fait que la codification et le développement progressif du droit
international soient associés dans cette disposition au développement
de la coopération politique montre clairement que la Charte consi-
dère qu'ils s'insèrent dans les efforts destinés à perfectionner le sys-
tème politique international; tâche dont l'Assemblée générale s'est
acquittée en premier lieu par la création en 1947 d'un organe subsi-
diaire spécialisé, la Commission du droit international. Il s'agit d'un
organe permanent composé d'experts «représentatifs», et maintes
fois élargi (de quinze au début à trente-quatre actuellement), qui
œuvre pour la préparation de projets d'articles sur des sujets ou des
pans complets du droit international, destinés en général à revêtir la
forme de conventions de codification qui seraient adoptées lors des
conférences diplomatiques.
Etant donné l'expérience malheureuse de la Société des Nations
avec la Conférence de La Haye de 1930, les attentes à cet égard
étaient très modestes. Ni les critiques de la codification (comme
Stone96), ni même ses partisans (comme Lauterpacht97), ne s'atten-
daient à un produit substantiel, ou à des résultats rapides. Au mieux
ces derniers la considéraient-ils comme un exercice à but éducatif.
Mais ces attentes sceptiques ou charitablement modestes ont été
trompées et largement dépassées par des résultats spectaculaires, en
particulier au cours de ce qu'on peut appeler, avec à peine un peu
d'exagération, la «décade prodigieuse» de la codification, celle qui
va de la première grande réalisation de la Commission du droit inter-
national — les quatre Conventions de Genève sur le droit de la mer

96. J. Stone, «On the Vocation of the International Law Commission», Colum-
bia Law Review, 57 (1957), pp. 16-51.
97. Loc cit. supra note 78.
150 Georges Abi-Saab

de 1958 —jusqu'à l'apogée de son œuvre, la Convention de Vienne


sur le droit des traités de 1969.
Il s'agit d'un foisonnement de conventions de codification et de
développement progressif qui renouvellent et mettent à jour des pans
entiers du droit international parmi les plus sollicités dans la pra-
tique. Et, comme il a déjà été mentionné, en s'attaquant à la pre-
mière de ces réalisations, les articles sur le droit de la mer, la Com-
mission est rapidement arrivée à la conclusion qu'il était
pratiquement impossible de distinguer entre codification et dévelop-
pement progressif.
Si la Commission du droit international a été conçue initialement
comme l'unique instrument de l'Assemblée générale dans le
domaine de la codification et du développement progressif du droit
international, la prolifération de ces activités normatives les a proje-
tées au-delà de la Commission. De nombreux sujets, et non des
moindres, ont été confiés à des comités spéciaux (c'est-à-dire créés
spécialement) tels ceux qui ont préparé la Déclaration relative aux
principes de droit international touchant les relations amicales et la
coopération entre les Etats (résolution 2625 (XXV) de 1970) et la
Définition de l'agression (résolution 3314 (XXIX) de 1974). Un
autre exemple récent des plus importants est la Convention de 1982
sur le droit de la mer, qui est l'aboutissement des travaux successifs
d'un comité spécial (sur le statut des fonds marins au-delà des
limites de la juridiction nationale), puis d'un comité préparatoire (de
la Conférence), suivis par la troisième Conférence des Nations Unies
sur le droit de la mer.
D'autres organes subsidiaires ont été créés pour se charger de la
codification et du développement progressif du droit (et même plus)
dans des domaines spécifiques et sur une base continue, tels que la
Commission des Nations Unies pour le droit commercial internatio-
nal (CNUDCI, plus connue sous son sigle anglais UNCITRAL), ou
le sous-comité juridique du Comité sur les utilisations pacifiques de
l'espace extra-atmosphérique (longtemps présidé par le juge Lachs),
organe qui a créé de toute pièce une nouvelle branche de droit inter-
national. De même, la Conférence des Nations Unies sur le com-
merce et le développement (CNUCED) a joué un rôle important non
seulement dans la codification et le développement progressif, mais
même dans l'élaboration d'un nouveau droit économique internatio-
nal applicable dans les rapports Nord/Sud, ce que la doctrine fran-
çaise appelle le droit international du développement.
Cours général de droit international public 151

Nous nous trouvons ainsi en présence d'un mécanisme très com-


plexe, car construit (ou plutôt bricolé) progressivement au gré des
besoins ressentis et de la conjoncture, qui fonctionne de manière
continue pour répondre aux besoins normatifs de la communauté
internationale, en retaillant les pièces existantes pour les utiliser
comme pierres de construction (building blocks) de nouveaux édi-
fices à l'architecture résolument moderne, ou postmoderne, et en
allant au besoin au-delà en fabriquant les pièces manquantes; sys-
tème ou mécanisme qui s'est révélé très vigoureux et très actif, mal-
gré ses inconséquences et ses lacunes et la lourdeur et la lenteur de
son fonctionnement.
Ce processus, sans être exhaustif, n'a pratiquement ignoré aucun
sujet ni aucune grande branche du droit international. Et là même où
l'activité normative n'a pas, ou pas encore, débouché sur un instru-
ment final, par exemple dans le domaine de la responsabilité des
Etats, elle a profondément influencé la communauté juridique et
marqué sa vision du sujet traité.
Il faut cependant relever que l'essor de ce processus de codifica-
tion et de développement progressif du droit international semble
avoir dépassé son apogée et qu'il est entré dans une phase de rende-
ments décroissants, du moins pour ce qui est des sujets classiques du
droit international, tout en suscitant un scepticisme grandissant98.
Il n'empêche que l'acquis de cette activité prolifique est propre-
ment impressionnant, non seulement par la mise à jour et les com-
pléments apportés aux règles, mais surtout par l'avènement, au sein
de ce qui était jusqu'alors fondamentalement un système de droit
coutumier, d'une multitude d'instruments écrits de forme et de por-
tée juridiques diverses, en particulier des traités de codification et
des résolutions normatives de l'Assemblée générale. Ces instruments
ont substantiellement changé la topographie du droit international
contemporain.
Reste à savoir cependant si ce changement quantitatif en droit
international a entraîné ou s'est accompagné également d'un change-
ment qualitatif; en d'autres termes quel est son impact ou son effet
réel sur le déroulement et les modalités d'exercice de la fonction
législative dans la communauté internationale. Question fondamen-

98. Voir par exemple K. Zemanek, «Codification of International Law: Salva-


tion or Dead End ? » Le droit international à l'heure de sa codification : Etudes en
l'honneur de Roberto Ago, vol. 1, Milan, Giuffrè, 1987, pp. 581-601.
152 Georges Ab i-Saab

tale sur laquelle nous reviendrons après l'examen de l'autre instru-


ment de codification, la résolution.

g) Comparaison entre la codification par traité et la jurisprudence


comme moyens de développement du droit international
Avant d'aborder l'instrument relativement nouveau qu'est la réso-
lution, il convient de comparer les avantages et les limites des deux
autres moyens déjà examinés.
1) En ce qui concerne le produit final, celui de la codification
prend la forme de règles écrites, formulées de manière générale in
abstracto, c'est-à-dire en dehors de tout contexte particulier. D'ordi-
naire il ne s'agit pas d'une ou de quelques règles isolées, mais de
pans ou de sujets entiers du droit international qui forment un tout
cohérent.
En revanche, le développement jurisprudentiel est nécessairement
parcellaire, car un jugement ne peut traiter que les règles qui lui sont
nécessaires pour trancher l'affaire. Et même si en interprétant une
règle pour trancher l'affaire il doit la formuler en termes généraux,
cette formulation est nécessairememt faite dans l'optique et en fonc-
tion des circonstances particulières de l'affaire.
Par exemple, dans l'affaire Nottebohm", la Cour internationale de
Justice a introduit le critère du «lien effectif» entre l'individu et
l'Etat qui le naturalise pour que la nationalité soit opposable aux
tiers pour les besoins de la protection diplomatique. La Cour a ainsi
formulé la règle en fonction des circonstances de l'affaire et pour
pouvoir la trancher, étant donné que Nottebohm n'avait aucun lien
effectif avec le Liechtenstein qui lui a octroyé sa nationalité, alors
qu'il avait résidé toute sa vie active au Guatemala. Cependant, cette
formulation ciblée nous laisse dans le doute sur beaucoup d'autres
aspects, par exemple quant au caractère absolu ou relatif de ce cri-
tère : peut-il être invoqué par tout Etat défendeur ou seulement par
celui qui, comme le Guatemala, aurait un tel lien (ou un lien plus
étroit que celui de l'Etat demandeur) avec l'individu protégé? En
d'autres termes, cette formulation est peut-être de la bonne jurispru-
dence, mais elle aurait été une mauvaise codification in abstracto.
2) Quant à la marge de liberté par rapport à la matière première
développée, il est clair que celle de la codification est plus grande.

99. CU Recueil 1955, p. 4.


Cours général de droit international public 153

Le choix des sujets dépend de la communauté internationale qui


entreprend l'activité. C'est un choix délibéré, reflétant ses besoins
ressentis; alors qu'en jurisprudence ce choix résulte indirectement
de l'action des justiciables, qui n'en sont pas nécessairement
conscients. La codification peut également s'orienter vers de nou-
veaux domaines, mais ce ne serait plus tout à fait de la codification.
Et même quand elle traite la matière première existante, elle peut
prendre plus de liberté pour la développer et combler ses lacunes
qu'un tribunal qui est lié par les limites de la fonction et de la pru-
dence judiciaires.
3) Pour ce qui est des attentes et des réalisations, le bilan est
assez nuancé. En premier lieu, quant aux attitudes, on s'attendait à
un certain conservatisme de la part de la Cour internationale de Jus-
tice, par prudence judiciaire, par déformation professionnelle,
notamment en common law, où les juges regardent toujours «en
arrière» vers les précédents. En revanche, on s'attendait à beaucoup
d'audace de la part de la Commission du droit international. Cepen-
dant, cette distribution prospective des rôles ne s'est pas vérifiée
dans les faits, du moins pour sa première composante. En effet, sur
plusieurs points, c'est la Cour qui s'est révélée la plus hardie, par
exemple sur la question des réserves aux traités multilatéraux dont
l'Assemblée avait saisi en même temps la Cour et la Commission,
ou qui a formulé des solutions innovatrices adoptées par la suite
dans les traités de codification (sur les réserves, l'utilisation des
lignes de base droites, la définition des baies, etc.).
De même, en ce qui concerne l'aspect quantitatif ou le volume du
développement, les attentes ont été complètement bouleversées par
les réalisations impressionnantes de la codification, comme on vient
de le décrire.
4) Enfin, on compare parfois les deux modes de développement
quant au fondement de l'obligation, en considérant que la jurispru-
dence ne change pas ce fondement, ou source qui reste la coutume.
Ce qui réduirait la valeur des précédents, car ils peuvent toujours
être critiqués comme une interprétation erronée de la coutume, ou
remis en question comme étant dépassés par l'évolution ultérieure de
la coutume, alors que la codification donne à la règle une nouvelle
base conventionnelle, plus stable et moins vulnérable. Cet argument
est cependant à double tranchant, comme on le verra plus loin. De
plus, même les traités de codification peuvent être affectés par l'évo-
lution ultérieure de la coutume. Enfin, la codification, elle aussi,
154 Georges Abi-Saab

peut avoir comme «support» un instrument qui ne changerait pas,


du moins en soi et formellement, la base juridique des règles, à
savoir les résolutions de l'Assemblée générale.

3. Les résolutions normatives de l'Assemblée générale

a) La notion de résolution

Avant d'examiner leur rôle dans le développement du droit inter-


national général, il est nécessaire de consacrer quelques mots aux
résolutions en tant que telles, qui paraissent à première vue comme
une nouvelle espèce ou un nouvel instrument, reflétant une certaine
mutation dans l'environnement juridique international.
En réalité cependant, la nouveauté réside dans la prise de
conscience ou l'accroissement de visibilité plutôt que dans le phéno-
mène lui-même. Car, génériquement, «résolution» signifie simple-
ment décision d'un organe collectif, qu'il soit temporaire ou perma-
nent; d'une conférence par exemple (l'acte final, les déclarations ou
les vœux, mais aussi le règlement intérieur, etc.) ou d'un organe
d'une organisation internationale.
A ce niveau de généralité, cependant, et même si on se limitait à
celles des organisations internationales, le terme «résolution» ne
nous informe guère sur le statut, les effets ou la signification juri-
diques de cet instrument. Car chacun de ces aspects recouvre un
éventail très large de variantes, et ne peut être spécifié qu'à la
lumière des réponses données à la triple interrogation: résolution
prise par quel organe, de quelle organisation, dans l'exercice de
quelle fonction ou compétence, le même organe pouvant avoir des
pouvoirs variables selon ses domaines de compétence ? Réponses qui
dépendent des traités constitutifs de ces organisations.
C'est la raison pour laquelle, même quand les résolutions revêtent
un caractère obligatoire pour leurs destinataires, elles ne sont géné-
ralement pas considérées comme une source «autonome» de droit
(objectif) ou d'obligations, mais plutôt comme une source «dérivée»
ou au second degré, car relevant d'un ordre juridique dérivé lui aussi,
celui de l'organisation internationale en question. Raison que certains
utilisent également pour expliquer et justifier l'absence des réso-
lutions de l'article 38 du Statut de la Cour internationale de Justice.
Cela est formellement vrai, mais joue sur une ambivalence. Car
quand on parle des sources, notamment de celles de l'article 38, ce
Cours général de droit international public 155

n'est pas tant dans le sens du fondement ultime de l'obligation, mais


plutôt dans celui de mécanismes ou de procédés de production nor-
mative. Et, dans ce sens là, les résolutions — dans des cadres consti-
tutionnels appropriés — peuvent constituer des procédures et des
modalités originales de production normative, quel que soit le fonde-
ment ultime de l'obligation.
Par ailleurs, il faut garder en vue que le caractère obligatoire ou
non obligatoire d'un acte ou d'un instrument n'épuise pas tous ses
effets juridiques, et que ceux-ci à leur tour ne recouvrent pas toute la
signification juridique de l'instrument.

b) La classification traditionnelle des résolutions selon leur carac-


tère « interne » ou « externe », en fonction de leur « effet obliga-
toire »

Cela étant, examinons la classification courante des résolutions,


reflétant la «sagesse conventionnelle», qui prend pour exemple
celles de l'Assemblée générale des Nations Unies, pour l'étendre par
la suite à celles d'autres organes et organisations, avec les adapta-
tions qui s'imposent de par leurs spécificités constitutionnelles.
Cette classification porte sur toutes les résolutions, indépendamment
de leur objet, qu'il soit un acte individuel ou une règle générale. Elle
est faite exclusivement en fonction du caractère obligatoire ou non
obligatoire des résolutions et comporte, consciemment ou incons-
ciemment, une explication purement volontariste du droit interna-
tional.
Il s'agit d'une classification binaire des résolutions selon leur
caractère ou effet obligatoire, en résolutions «internes» et «exter-
nes». Les premières sont celles qui portent sur le «droit interne de
l'organisation internationale», c'est-à-dire qui sont prises dans
l'exercice de son pouvoir d'«autorégulation» ou «d'auto-organisa-
tion», en d'autres termes de sa «compétence de la compétence». Ces
résolutions n'ont d'effets que par rapport aux composantes de l'orga-
nisation elle-même et s'occupent exclusivement de l'intendance à
l'intérieur de l'organisation, de son administration interne. Elles ont
souvent un caractère hiérarchique, et doivent être obligatoires pour
que l'organisation puisse fonctionner. Et elles le sont, toujours selon
les adeptes de cette classification, parce qu'elles sont de purs actes
«autonormateurs» de l'organisation qui n'affectent que les organes
mêmes de cette organisation, sans toucher aux droits et obligations
156 Georges Abi-Saab

des Etats membres ou non membres, ou des autres sujets de droit


international.
En revanche, les résolutions « externes » sont celles adressées aux
Etats membres ou non membres, ou à d'autres entités externes à
l'organisation — des actes « hétéronormateurs » — qui ne sont en
principe pas obligatoires, car si elles l'étaient, elles empiéteraient sur
la souveraineté des Etats, à moins que ceux-ci ne leur aient conféré
un tel effet par stipulation expresse dans le traité constitutif de
l'organisation.

c) Critique de la théorie traditionnelle

Si cette classification paraît plus ou moins exacte, comme pre-


mière approximation, sur le plan descriptif, elle l'est beaucoup
moins sur le plan de sa théorie explicative.
i) Les résolutions « internes » ne sont pas totalement dépourvues
d'effets ou de signification juridiques vis-à-vis des Etats
S'il est vrai que les résolutions «internes» portent sur l'adminis-
tration interne de l'organisation, il l'est moins d'affirmer qu'elles
n'ont aucun effet sur la position juridique et les droits et les obliga-
tions des Etats membres. En effet, si nous examinons ces résolu-
tions, à commencer par celles prises dans l'exercice du pouvoir le
plus anodin d'un organe, celui d'adopter son règlement interne, nous
constatons par exemple qu'à travers ce pouvoir l'Assemblée géné-
rale des Nations Unies est arrivée à créer un certain statut juridique,
celui d'observateur. Au début, elle a octroyé ce statut à d'autres
organisations internationales ; puis à certains Etats non membres, ce
qui n'a pas manqué de soulever des problèmes délicats, par exemple
par rapport à la République démocratique allemande, car les obser-
vateurs ont droit à la parole, droit de faire circuler des documents,
etc. Par la suite, elle l'a octroyé à une catégorie beaucoup plus
controversée d'observateurs, celle des mouvements de libération
nationale. Ainsi, à travers l'exercice de ce pouvoir interne anodin,
par la création et l'octroi du statut d'observateur par résolutions
«internes», on peut arriver à des situations qui sont assez contrai-
gnantes pour les Etats qui ne les acceptent pas.
Cela est vrai également pour la création par résolution «interne»
d'organes subsidiaires. Ainsi, l'Assemblée générale, qui a été origi-
nairement conçue comme un organe délibérant, bien qu'à compé-
Cours général de droit international public 157

tence générale, a pu, à travers la création d'organes subsidiaires


appropriés, transformer la nature de ses fonctions et entreprendre des
activités de type opérationnel dans le vaste domaine de sa compé-
tence ratione materiae. Tout le système d'aide au développement a
été créé par ce moyen ; et même des forces armées en règle, dans le
cadre des opérations de maintien de la paix, telle la Force d'urgence
des Nations Unies (FUNU).
Par le biais de la création d'organes subsidiaires par résolution
«interne», qui semble anodin au départ, l'organe peut étendre sa
compétence aux dépens de la souveraineté des Etats. Parce qu'en
étendant la compétence internationale on restreint nécessairement un
peu plus la compétence nationale. En d'autres termes, même les
résolutions les plus « internes » peuvent affecter de façons diverses la
marge de liberté et, partant, et même si ce n'est qu'indirectement, les
droits et les obligations des Etats.
Et que dire des résolutions formellement «internes», mais qui
portent sur des questions aussi importantes que celles ayant trait par
exemple à la qualité de membre? Ce sont des questions internes à
l'organisation, mais qui ont non seulement des effets très directs sur
les droits et obligations de l'Etat concerné (celui qui est admis
comme membre — avec tous les droits et les obligations qui se rat-
tachent à ce statut — ou qui est exclu, ou suspendu) mais aussi par
rapport aux autres Etats membres. Par exemple, ces derniers ne peu-
vent contester à un Etat nouvellement admis sa qualité de membre,
même s'ils ne la reconnaissent pas en dehors de l'organisation. Pour
ne pas mentionner l'approbation et la répartition du budget par une
résolution également «interne», mais qui crée une obligation directe
à la charge de chaque Etat membre.

ii) Les différentes fonctions juridiques que peuvent remplir les


résolutions « externes »

Selon la théorie traditionnelle, les résolutions «externes», qui


sont adressées aux Etats membres ou non membres ou à d'autres
entités externes, sont dépouvues de tout caractère obligatoire et
n'affectent en rien les droits ou les obligations de leurs destinataires.
En l'absence d'une stipulation expresse leur attribuant un effet obli-
gatoire, par exemple dans le cadre du chapitre VII de la Charte, elles
ne sont que de simples recommandations.
Cependant, même si on prend cette affirmation au pied de la
158 Georges Abi-Saab

lettre, «recommandation» non obligatoire ne veut pas dire dépour-


vue de tout effet juridique. Car si nous oublions pour un instant la
distinction binaire et plutôt simpliste entre l'obligatoire et le non-
obligatoire (une transposition juridique de «l'être et le néant»), et en
s'inspirant de la classification pentapétale du droit musulman —
selon laquelle un acte peut être obligatoire, recommandé, permis (ou
neutre), déconseillé ou interdit aux yeux de la loi —, la recom-
mandation, comme son nom l'indique, comporte une «valeur
ajoutée» ou un plus juridique. Autrement on ne comprendrait pas
tous les efforts, les tiraillements, les résistances et les explications de
vote que comporte le processus de préparation, de négociation et
d'adoption des résolutions.
En effet, comme l'a si bien formulé Lauterpacht dans son opinion
individuelle dans l'avis consultatif sur le Sud-Ouest africain (procé-
dure de vote), le fait qu'un Etat ne soit pas obligé de suivre la
recommandation ne veut pas dire qu'elle est sans aucun effet juri-
dique quelconque :
«L'Etat en question, s'il n'est pas tenu d'accepter la recom-
mandation, est tenu de l'examiner de bonne foi. Si ... il décide
de ne pas en tenir compte, il doit donner les raisons de sa déci-
sion. » 10°
On est bien loin, à mon avis, de l'absence d'effet juridique. Car le
fardeau de justification ou de motivation juridique marque souvent
en droit international (en l'absence de sanctions organisées et de
juge d'office) le seuil de l'obligatoriété; du moins les premiers bal-
butiements d'une obligation de moyen.
De plus, les effets ou la valeur juridique d'une résolution ne sont
pas seulement ceux qui se rattachent à cet instrument en tant que tel,
conformément au traité constitutif de l'organisation, mais doivent
être recherchés également dans ceux de son contenu, c'est-à-dire de
l'opération juridique que véhicule cet instrument. C'est la distinction
du droit romain entre l'instrumentum et le negotium, qu'on reverra
plus loin. Et comme nous avons examiné les compétences dans
l'exercice desquelles les résolutions «internes» sont adoptées pour
établir leurs effets avec plus de précision, nous devons faire de
même pour les résolutions «externes».

100. Procédure de vote applicable aux questions touchant les rapports et péti-
tions relatifs au Territoire du Sud-Ouest africain, CU Recueil 1955, pp. 118-119.
Cours général de droit international public 159

La résolution peut faire fonction de constatation (finding, deter-


mination), c'est-à-dire la détermination de la matérialité d'un fait ou
— beaucoup plus souvent en droit international — de l'applicabilité
d'une règle ou d'une catégorie générale à un fait, un acte ou une
situation particulière; ce qu'on appelle la qualification ou la classifi-
cation juridique. La résolution peut par exemple «constater» la vio-
lation par un Etat d'une de ses obligations (violation par exemple par
l'Afrique du Sud de ses obligations de mandataire sur le Sud-Ouest
africain), ou l'applicabilité du droit des peuples à disposer d'eux-
mêmes à une certaine situation, reconnaissant par là même cette qua-
lité au «peuple» en question (par exemple le peuple palestinien).
Cette «fonction juridique» des résolutions a été reconnue expres-
sément par la Cour internationale de Justice dans son avis consultatif
sur la Namibie, où elle déclare :
«Il serait ... inexact de supposer que, parce qu'elle possède
en principe le pouvoir de faire des recommandations, l'Assem-
blée générale est empêchée d'adopter, dans des cas déterminés
relevant de sa compétence, des résolutions ayant le caractère de
décisions [lire «constatation»] ou procédant d'une intention
d'exécution.»101
La constatation implique en elle-même certaines conséquences
juridiques qu'elles soient ou non spécifiées dans la résolution. Mais
elle peut servir aussi de prémisse juridique, de titre ou de justifica-
tion, à certains actes ou réactions, tel le retrait du mandat de
l'Afrique du Sud ou la recommandation de sanctions.
La résolution peut également véhiculer un accord. Mais il faut ici
être très prudent. Car le vote en faveur d'une résolution n'équivaut
pas automatiquement à un engagement conventionnel, bien que les
principes de la bonne foi et de 1'estoppel puissent pousser dans cette
direction. En effet, parfois les Etats votent en faveur d'une résolution
(ou acquiescent à son adoption par consensus) précisément parce
qu'ils savent qu'elle n'est pas obligatoire. Pour dégager un tel
accord, il faut aller au-delà de l'instrument en tant que tel pour cher-
cher dans le texte et le contexte aussi bien intérieur qu'extérieur de

101. Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de


l'Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276
(1970) du Conseil de sécurité, CU Recueil 1971, p. 50. Le texte anglais, original,
est plus explicite. Il parle de résolutions «which make determinations or have
operative design».
160 Georges Abi-Saab

la résolution un réel «consentement à être lié» (dans le sens de la


Convention de Vienne sur le droit des traités) par le contenu de la
résolution de la part des Etats concernés.
De même, la résolution peut incorporer une interprétation du
traité constitutif de l'organisation ou de certains principes qui y figu-
rent. Cette interprétation peut aller jusqu'à être «authentique»,
même en dehors des procédures spécifiques prévues à cet effet, s'il
est établi qu'elle reflète une manière de comprendre le traité qui soit
partagée par tous les Etats membres, c'est-à-dire par toutes les par-
ties au traité. Mais là aussi, ce n'est pas la quantité mais la qualité,
c'est-à-dire le contenu réel, des votes qui compte.
Par ailleurs, l'interprétation peut porter non sur le traité constitu-
tif, mais sur des règles du droit international en général. Ce qui sou-
lève la question de l'interaction de la résolution avec les «sources»
de ces règles, notamment la coutume ; une question que nous exami-
nerons en détail plus loin.

d) Une approche alternative aux résolutions

Une autre manière de cerner la signification et les effets juridiques


des résolutions, tout en évitant l'alternative obligatoire ou non obliga-
toire, est de les envisager de l'extérieur — selon la méthode de
l'observation du comportement (behaviourist approach) — pour
évaluer la probabilité pour une résolution d'être suivie par ses desti-
nataires, plutôt que son caractère obligatoire ou non102.
C'est un test ou une question à laquelle on ne peut pas répondre a
priori, de manière deductive et générale ; mais seulement a posteriori
et inductivement, selon les circonstances particulières de chaque
résolution. Trois critères ou indices sont particulièrement utiles à cet
égard :
1) le degré de consensus dont jouit la résolution et qui se dégage des
circonstances de son adoption ;

102. Voir G. Abi-Saab, Les résolutions dans la formation du droit internatio-


nal du développement, Genève, IUHEI, 1971, pp. 9-10; id., «The Legal Formula-
tion of a Right to Development», Le droit au développement au plan internatio-
nal, colloque de l'Académie de droit international, La Haye, Sijthoff, 1979,
pp. 159-161, et id., Développement progressif des principes et normes du droit
international relatifs au nouvel ordre économique international : Etude analytique
(annexé au rapport du Secrétaire général des Nations Unies à l'Assemblée géné-
rale, Nations Unies, doc. A/39/504/Add. 1, du 23 octobre 1984), pp. 28-30,
par. 21-27.
Cours général de droit international public 161

2) le degré de « concrétisation » ou de « spécificité » de son contenu


normatif;
3) son suivi institutionnel, c'est-à-dire les mécanismes et les
mesures prévus pour veiller à son application, ou du moins à la
poursuite de l'élaboration de son contenu.

En ce qui concerne le premier critère, il s'agit du consensus dans


le sens politique de la somme d'adhésion réelle, et non pas dans le
sens formel de la procédure d'adoption des résolutions sans vote.
L'exigence d'un tel consensus dépend du rôle ou du but politique de
la résolution. Car une résolution peut viser par exemple à formuler
une demande ou une réclamation de la majorité face à une minorité
récalcitrante. Dans ce cas, elle ne peut pas mobiliser un large
consensus et n'en aura d'ailleurs pas besoin pour remplir cette fonc-
tion éminemment politique; elle ne vise pas, dans une telle hypo-
thèse, à produire des effets immédiats, mais à enregistrer une posi-
tion. Une résolution peut également être une invite ou une incitation
à la négociation; un agent cristallisant d'un consensus naissant (par
l'érosion des oppositions), ou l'enregistrement de ce consensus une
fois atteint. Il est clair que la signification juridique de la résolution
n'est pas la même dans ces différentes hypothèses et qu'elle
s'accroît en fonction de l'émergence et de la cristallisation progres-
sive du consensus (ou de l'agrégation de volonté) politique véhiculé
par la résolution.
Ce consensus se dégage non seulement des votes et de leur expli-
cation, mais aussi à travers tout le processus de préparation, de négo-
ciation et d'adoption de la résolution, en la comparant avec les
autres résolutions qui la précèdent ou la suivent et qui portent sur le
même objet; ainsi qu'à travers toutes les autres circonstances perti-
nentes.
Plus son objet est juridiquement «spécifié», plus grande sera la
signification de la résolution et plus amples seront ses effets juri-
diques. C'est là le deuxième critère ou indice externe, celui du degré
de concrétisation de la teneur de la résolution, c'est-à-dire de la
« spécificité » de son contenu en tant que proposition normative. Ce
contenu peut être une simple déclaration d'intention ou d'un but à
poursuivre en général ; mais il peut ajouter une enumeration des
moyens pour l'atteindre, formulés également de manière générale,
ou spécifiés davantage en termes de critères objectifs, c'est-à-dire
vérifiables juridiquement. Les termes utilisés pour inviter ou engager
162 Georges Abi-Saab

les destinataires de la résolution à la suivre peuvent également être


lâches ou de plus en plus contraignants.
Les trois éléments indispensables à toute proposition normative
sont ceux qui répondent à la triple interrogation: «qui doit quoi à
quii» Et le seuil opératoire de l'obligation est atteint lorsque les
réponses fournies à ces trois interrogations par la résolution, isolé-
ment ou en combinaison avec d'autres, deviennent suffisamment
spécifiques pour permettre de vérifier objectivement le respect ou la
violation de la proposition normative.
Cependant, la spécificité, bien qu'elle soit nécessaire, n'est pas en
elle-même une garantie de l'efficacité de la proposition normative,
dans le sens de la probabilité de son respect par ses destinataires.
Cette probabilité s'accroît avec l'établissement et le perfectionne-
ment du «suivi institutionnel» (follow-up) de la résolution. Selon le
degré de cristallisation ou de spécification de la proposition norma-
tive et du consensus qui la sous-tend, le suivi peut comporter des
mesures prévues pour continuer les travaux ou les négociations pour
parachever ou perfectionner la proposition normative sur laquelle
porte la résolution, ou pour élaborer des dérivés normatifs plus
détaillés, tels des codes de conduite, ou des régimes détaillés sur un
aspect ou un autre de la question traitée dans la résolution.
Mais dès que la proposition normative portée par la résolution
atteint le «seuil opératoire» de l'obligation (et sans se prononcer
pour autant sur son caractère obligatoire), le suivi institutionnel peut
revêtir la forme de mécanismes de «surveillance» du degré de
son exécution par ses destinataires, notamment lorsque le com-
portement prescrit n'est pas une simple abstention mais exige une
action positive. C'est le cas de la plupart des obligations relevant du
droit international de coopération, dont l'élaboration et le développe-
ment ont beaucoup emprunté la voie de résolution. C'est le cas plus
particulièrement quand il s'agit d'une obligation de moyen, fixant un
but qu'on s'efforce d'atteindre progressivement et au mieux de ses
possibilités.
En revanche, dès qu'on est en présence d'une obligation de résul-
tat — ce qui inclut, mais dépasse, toutes les obligations de ne pas
faire, recouvrant l'essentiel du droit international classique, le droit
de coexistence — le «suivi» se confond avec le «contrôle» tout
court, c'est-à-dire la vérification du respect de l'obligation; en
d'autres termes, le contrôle de la légalité; ce qui est logiquement
difficile à admettre avant ou sans établir le caractère obligatoire de
Cours général de droit international public 163

la norme, bien qu'on pourrait à la limite distinguer les deux ques-


tions.
Ces trois critères ou indices sont interdépendants. Lorsque le
consensus est faible, le caractère concret du contenu l'est d'habitude
également; d'où la pratique, en l'absence d'un consensus réel, du
« replâtrage » des résolutions (voire parfois des traités), pratique qui
engendre des formules floues ou incompréhensibles qu'il est impos-
sible de traduire en termes de proposition normative cohérente,
c'est-à-dire d'un comportement prescrit qui soit identifiable quant à
ses sujets et son objet. En pareil cas, les Etats hésitent à prévoir un
suivi institutionnel; et même si de telles procédures sont établies,
elles ne sont pas à même de fonctionner effectivement, étant donné
que le comportement prescrit n'est pas suffisamment défini pour per-
mettre d'évaluer l'action ou le comportement de ses destinataires en
fonction de la prescription.
Par ailleurs, la signification réelle d'une résolution ne peut pas tou-
jours être saisie isolément. Souvent, il s'agit d'une succession de résolu-
tions, portant sur un même sujet, qui représente un processus continu
dans le temps. Une perspective dynamique ou en continu révèle, à tra-
vers les résolutions successives, un consensus émergent, correspondant
souvent à une érosion progressive des oppositions. Ce qui entraîne une
cristallisation des idées et des mesures à prendre et produit un contenu
de plus en plus spécifique. Tout cela s'accompagne ordinairement
d'un raffermissement progressif du suivi institutionnel. En d'autres
termes, il s'agit d'un processus cumulatif, dont le produit est l'effet
total des résolutions successives portant sur un même sujet, la somme
de leurs «valeurs ajoutées» en la forme soit d'un plus grand consen-
sus sur le contenu, soit d'une spécification plus poussée de ce contenu.
Dans ce processus dynamique, chaque résolution n'est peut-être
pas suffisante en elle-même comme proposition normative effective ;
si elle l'était nous serions en présence d'une création immédiate du
droit, d'un processus législatif international parfait. Mais elle
constitue néanmoins une étape dans le processus de formulation
d'une telle norme, une pierre (building block) dans l'édifice juri-
dique que constitue cette norme. On ne saurait évaluer sa significa-
tion et ses effets juridiques dans leur totalité si on la jaugeait isolé-
ment, plutôt que comme un moment dans un mouvement ou une
dynamique qui l'englobe mais qui la dépasse.
Cette manière d'évaluer de l'extérieur la signification et les effets
juridiques des résolutions s'efforce d'éviter de se prononcer sur leur
164 Georges Abi-Saab

caractère obligatoire ou non obligatoire, ce qui nécessiterait leur pas-


sage par la grille des sources. Mais elle ne préjuge en rien la ques-
tion des sources ; elle est même traduisible d'une certaine manière en
leurs termes. Car les trois indices susmentionnés, quand ils conver-
gent et se trouvent réalisés à un haut degré dans une résolution, favo-
risent, au sens qu'ils rendent plus probable, le respect du contenu
normatif de la résolution. En d'autres termes, ils favorisent sa trans-
formation en norme effective de comportement et, partant, l'émer-
gence d'un sentiment d'obligation, c'est-à-dire l'apparition des deux
éléments constitutifs de la coutume. Ainsi, la réalisation de 1'« aspect
externe» des règles, selon la terminologie de Hart, finit par engen-
drer leur « aspect interne », qui consiste en ce que leurs destinataires
les considèrent comme règles de droit.
Il convient de préciser à cet égard que cette approche et ces
indices s'appliquent avec autant de pertinence aux traités — dont la
qualité de sources formelles n'est pas contestée — pour jauger leur
signification et leurs effets juridiques réels.

e) Les résolutions « normatives »

Ce qui a été dit jusqu'ici s'applique aux résolutions en général et


quel que soit leur objet. Il reste à voir dans quelle mesure et de
quelle manière celles-ci peuvent servir d'instrument de développe-
ment du droit international général. Dans ce contexte, nous appelons
«résolutions normatives», ou «à vocation normative», celles qui se
veulent porteuses, c'est-à-dire qui servent de «support» ou de vec-
teur à des propositions normatives de caractère général.

i) Les résolutions adoptées dans l'exercice du pouvoir réglemen-


taire d'une organisation internationale
Les résolutions «normatives» doivent être distinguées de celles
qui sont adoptées par un organe dans l'exercice du pouvoir régle-
mentaire dont disposent certaines organisations internationales en
vertu de leur traité constitutif, et qui s'apparente sous certains
aspects au pouvoir législatif en droit interne.
Ainsi, la Conférence de l'Organisation internationale du Travail
prépare et adopte certaines conventions de travail par résolution, que
les pays membres sont dans l'obligation de soumettre à leur parle-
ment pour ratification dans l'année qui suit leur adoption. Ils n'ont
pas l'obligation de les ratifier, mais simplement de les proposer à la
Cours général de droit international public 165

ratification dans le délai fixé. Certaines autres organisations ont un


pouvoir réglementaire qui va au-delà de cette faible obligation. C'est
lé système du contracting-out, qu'on peut trouver notamment dans
les constitutions de l'Organisation mondiale de la Santé et de l'Orga-
nisation de l'aviation civile internationale et qui se résume ainsi : des
règlements sont adoptés par les organes pléniers de ces organisa-
tions. Les Etats membres, dans un certain laps de temps, ont la
faculté de déclarer qu'ils ne peuvent pas s'y conformer. En l'absence
d'une telle déclaration, et une fois le délai écoulé, tous les Etats
membres sont liés par le règlement adopté.
Enfin, il faut mentionner les Communautés européennes dont le
pouvoir réglementaire des organes va beaucoup plus loin encore, car
ils peuvent adopter des règlements qui sont non seulement obliga-
toires pour les Etats en tant que tels (ce qui relève de la législation
internationale), mais aussi directement applicables sur le plan interne
aux individus et aux entreprises (ce qui relève de la législation
interne). Il s'agit là d'un des aspects du caractère «supranational»
des Communautés qui s'explique par leur configuration juridique
très particulière entre le confédéralisme et le fédéralisme (partiel ou
sectoriel), c'est-à-dire entre le droit constitutionnel interne et le droit
international.
Dans tous ces cas, il s'agit de résolutions adoptées par l'organe
dans l'exercice de ses pouvoirs constitutionnels, conformément au
traité constitutif de l'organisation, qui détermine par là même leurs
effets juridiques.
Cependant, la question qui nous intéresse ici est celle de savoir si
et de quelle manière des résolutions qui ne portent formellement en
elles-mêmes que la valeur d'une «recommandation» peuvent servir
de moyen de développement du droit international général. Cette
question se pose avec d'autant plus d'acuité que les Nations Unies,
comme nous l'avons vu, ont développé un processus élaboré de
codification et de développement du droit international dont le pro-
duit final emprunte d'ordinaire la forme de traité de codification.
ii) Avantages de la résolution normative
Quels sont les avantages et les désavantages de l'utilisation des
résolutions normatives par rapport aux traités de codification comme
moyen de développement du droit international ?
Les résolutions normatives semblent a priori avoir l'avantage d'être
l'issue d'un processus moins compliqué et plus rapide que celui
166 Georges Abi-Saab

menant à un traité de codification, avec un résultat largement compa-


rable. En d'autres termes, elles permettent de doter la coutume ou le
droit international général d'une transcription écrite perfectionnée et
mise à jour, sans passer par la lente procédure de préparation d'une
convention de codification (Commission du droit international, confé-
rence, ratification). Deux éléments expliquent cet avantage : l'insertion
de ce processus dans le cadre institutionnel de l'Assemblée générale
elle-même, ce qui facilite grandement son déroulement; et le fait
qu'une telle résolution est adoptée par vote ou par consensus, sans pas-
ser par un «consentement à être lié» formel et individuel (dans le sens
de la Convention de Vienne sur le droit des traités), qui est toujours
lent et pénible à obtenir des Etats.
iii) Désavantages de la résolution normative
Cependant, cet avantage n'est souvent qu'apparent. Car dès qu'il
s'agit de traiter d'un sujet important, qui risque de soulever des
controverses, et si l'on essaie de préparer un texte soigné et large-
ment détaillé (à haut degré de concrétisation), qui puisse être géné-
ralement accepté (à haut degré de consensus) comme l'énoncé du
droit dans son domaine, le processus devient beaucoup plus labo-
rieux et long. La Déclaration des principes du droit international tou-
chant aux relations amicales (résolution 2625 (XXV) de 1970) et de
la Définition de l'agression (résolution 3114 (XXIX) de 1974) en
sont de bons exemples, chacune ayant requis sept ans de préparation
au sein des comités spéciaux respectifs.
De plus, les avantages susmentionnés ont leurs propres inconvé-
nients. En effet, la facilité relative avec laquelle on peut adopter des
résolutions comporte la tentation d'aller trop vite de l'avant, de
«bâcler» le travail et d'adopter des textes qui ne sont pas tout à fait
au point quant à la concrétisation et l'affinage de leur contenu nor-
matif ou à la mobilisation d'un large consensus sur ce contenu (voir
l'exemple de la Charte des droits et devoirs économiques des Etats,
résolution 3281 (XXIX) de 1974).
Par ailleurs, l'énoncé de règles par résolution laisse dans l'ombre
la question du fondement de leur caractère obligatoire, en d'autres
termes de leur source formelle. Car, contrairement au traité, la réso-
lution ne saurait changer ce fondement ou fournir cette source, étant
donné qu'elle n'en constitue pas une, du moins formellement.
Ainsi, la résolution ne dissipe pas en elle-même l'équivoque qui
pourrait subsister quant à l'existence juridique de la règle avant
Cours général de droit international public 167

l'adoption de la résolution ou dans la formulation adoptée. Cepen-


dant, il ne s'agit pas là d'une simple codification «privée», car elle
a derrière elle le poids de la communauté internationale organisée,
du moins des Etats qui ont voté pour elle.
Vue sous cet angle, la résolution comme moyen de développe-
ment du droit international apparaît comme une espèce hybride entre
la codification par traité et la jurisprudence. Du point de vue de la
forme, la résolution nous fournit un texte écrit, couvrant un sujet ou
un ensemble cohérent de règles de droit international formulées de
manière générale — c'est-à-dire abstraite et prospective — exacte-
ment comme la codification par traité. Mais quand on vient à la base
ou au fondement juridique de ces règles, on doit expliquer leur force
obligatoire, de la même manière que pour la jurisprudence, par des
facteurs ou des considérations qui dépassent l'instrument ou le sup-
port d'expression de la règle en tant que tel, qu'il s'agisse de la cou-
tume ou autre chose.
iv) Circonstances favorisant le recours à la résolution normative
Ces forces et faiblesses des résolutions normatives déterminent les
facteurs qui favorisent le recours ou le choix de cet instrument dans
certaines circonstances.
Le premier de ces facteurs est celui du temps. Si un besoin norma-
tif urgent se fait sentir dans la communauté internationale, elle pré-
férera enregistrer rapidement les grandes lignes de la réponse qu'elle
préconise dans une résolution, quitte à en perfectionner la formula-
tion et à en élaborer les détails par la suite, éventuellement dans des
instruments plus contraignants. C'est le cas par exemple de la Décla-
ration des principes juridiques régissant les activités des Etats en ma-
tière d'exploration et d'utilisation de l'espace extra-atmosphérique
(résolution 1962 (XVIII) de 1963), ou de la Déclaration des principes
régissant le fond des mers et des océans, ainsi que leur sous-sol, au-
delà des limites de la juridiction nationale (résolution 2749 (XXV)
de 1970).
La résolution représente dans un tel cas une première approxima-
tion rapide d'une réponse juridique, un premier pas ou une première
étape, ainsi qu'une mesure provisoire ou conservatoire (stop-gap),
jusqu'à ce qu'une réponse normative plus complète et définitive soit
prête.
Même sans urgence particulière, la résolution peut jouer le rôle
d'un premier pas ou d'une première étape dans la recherche de
168 Georges Abi-Saab

réponses normatives adéquates. Nous retrouvons ici le processus


cumulatif qui caractérise la fonction législative internationale. Mais
il est clair que nous parlons dans ces deux cas de l'élaboration
d'un nouveau droit beaucoup plus que de la codification d'un droit
préexistant, même retouché et mis à jour au cours de l'opération.
Deux autres circonstances, découlant de ce qui précède, peuvent
entrer en ligne de compte pour favoriser le choix de la résolution. La
première d'entre elles est le fait qu'il existe parfois suffisamment de
consensus sur quelques aspects ou certaines lignes générales, mais
pas sur tous les points et en tout cas pas sur les détails de caractère
opératoire. La formule de la résolution peut enregistrer un tel résultat
plus facilement qu'un traité, qu'on préfère être un produit juridique
«fini» ou «accompli» quant à son contenu, au sens d'être normati-
vement autosuffisant.
On formule parfois cette même considération d'une autre manière,
en disant que la résolution s'impose quand le contenu normatif est
par trop général ou trop politique pour être inclus dans un traité. Ce
qui n'est pas tout à fait juste. Car ce n'est ni la nature «politique»
de l'objet ni la «généralité» des propositions normatives qui les ren-
dent moins aptes à figurer dans un traité. C'est plutôt, d'une part,
l'absence — à côté des principes généraux — de règles opératoires
qui les spécifient en termes de droits et obligations concrets pour
leurs destinataires (mais cela peut arriver également dans un traité).
D'autre part, si l'objet est hautement controversé, de sorte qu'il est
fort improbable qu'un traité le réglant soit largement accepté et rati-
fié par les Etats, la voie de la résolution est préférée. La matière
ainsi traitée est «politique» dans le sens de «controversée», mais
non par référence à sa nature intrinsèque, car un grand nombre de
traités portent sur des questions hautement politiques (traités de paix,
d'alliance, de désarmement, etc.).
La seconde circonstance qui favorise le recours à la résolution, se
présente lorsqu'il s'agit de développer des règles, principes ou
notions figurant déjà dans le traité constitutif d'une organisation, et
plus particulièrement dans la Charte des Nations Unies. Car dans ce
cas le traité existe déjà, et il ne s'agit que d'élaborer et d'arrêter en
commun le sens et les conséquences concrètes de certaines normes
qui y figurent, même s'il s'agit également de normes de droit inter-
national général. En d'autres termes, il s'agit ici d'interpréter le
traité, ce qui ne justifie pas aux yeux des Etats membres, ou pas suf-
fisamment, le temps et l'effort nécessaires pour la préparation d'un
Cours général de droit international public 169

autre traité; alors que, s'ils ne figuraient pas dans le traité constitutif,
le développement de ces principes et de ces règles aurait bien pu
faire l'objet d'un traité.

//. L'explication coutumière et le rôle de la coutume


en droit international contemporain

Les méthodes et moyens de développement du droit international


examinés jusqu'ici aboutissent à un produit final: le précédent judi-
ciaire, le traité de codification et de développement progressif, ou la
résolution normative; un produit qu'on utilise et auquel on se réfère
comme énoncé du droit international général. Mais l'est-il vraiment?
Et sur quelle base?
La jurisprudence ne fait formellement qu'interpréter le droit exis-
tant, qu'il soit conventionnel ou coutumier, ce qui n'exclut pas
l'interprétation erronée, ni l'évolution ultérieure du droit. De son
côté, le traité, même s'il a pour tâche de codifier et de développer le
droit international, n'en reste pas moins un traité à effet relatif limité
aux Etats qui l'ont ratifié. Sur quelle base peut-on concevoir que son
contenu puisse s'imposer en tant qu'énoncé du droit international
général en dehors de ce cercle limité, c'est-à-dire dans la marge,
étroite ou large, entre la communauté conventionnelle et la commu-
nauté internationale dans son ensemble? Enfin, la résolution a beau
être «normative», elle ne porte cependant formellement que le statut
de résolution de l'Assemblée générale, un statut caméléon, comme
on l'a vu, qui ne nous aide pas beaucoup à expliquer juridiquement
comment le contenu de la résolution s'impose à la communauté
internationale comme énoncé du droit international général.
Pour trouver des réponses à ces interrogations, on se penche sur la
boîte à outils du juriste et on fait appel à ce qu'on connaît le mieux,
la théorie traditionnelle des sources, pour en sortir la coutume
comme une explication polyvalente qui répond à tous les besoins, y
compris celui de hisser le contenu des traités de codification et des
résolutions normatives au niveau du droit international général. C'est
cet aspect que nous allons maintenant examiner plus en détail l03 .

103. Pour une première tentative d'un tel examen critique par l'auteur, voir G.
Abi-Saab, «La coutume dans tous ses états ou le dilemme du développement du
droit international général dans un monde éclaté», Le droit international à l'heure
de sa codification: Etudes en l'honneur de Roberto Ago, vol. 1, Milan, Giuffrè,
1987, pp. 53-65.
170 Georges A bi-Saab

]. L'explication coutumière

Avec l'essor du processus de l'article 13 de la Charte, on avait


l'impression qu'on allait progressivement codifier l'ensemble du
droit international et que les conventions de codification allaient gra-
duellement remplacer la coutume et la pousser vers le statut d'une
source purement historique.
Paradoxalement cependant, c'est ce même mouvement de codifi-
cation et de développement progressif du droit international qui,
après un certain temps, fournira l'occasion de faire à nouveau appel
à la coutume et de reposer la question de son rôle en droit internatio-
nal contemporain. Comble de paradoxe, cette occasion se présente
en 1969 — c'est-à-dire l'année même qui marque l'apogée du mou-
vement de codification avec l'adoption de la Convention de Vienne
sur le droit des traités — en la forme de l'arrêt de la Cour internatio-
nale de Justice dans les affaires du Plateau continental de la mer du
Nord m.

a) La coutume et les traités de codification


Ces affaires avaient trait au statut juridique de l'article 6 de la
Convention de Genève de 1958 sur le plateau continental, qui pré-
voit l'utilisation de la méthode de l'équidistance pour délimiter le
plateau continental des pays limitrophes ou se faisant face, sous cer-
taines conditions et avec certaines exceptions. La question était de
savoir si l'équidistance est une règle de droit international général,
s'imposant par conséquent au-delà de la communauté convention-
nelle de la Convention de Genève (en l'espèce à la République fédé-
rale d'Allemagne).
La Cour est arrivée à la conclusion qu'elle n'était qu'une simple
règle conventionnelle. Mais, pour y arriver, elle a dû examiner en
détail les modes d'interaction entre les traités de codification et la
coutume, ce qui a immédiatement suscité l'attention de la doctrine et
a donné lieu à une littérature abondante et riche d'enseignements. La
quintessence de ces analyses a été résumée de manière aussi simple
que frappante par Eduardo Jiménez de Aréchaga, ancien président de
la Cour internationale, dans son cours général de 1978105, donné en

104. CU Recueil 1969, p. 3.


105. «International Law in the Past Third of a Century», RCADl, tome 159
(1978-1), pp. 14-22.
Cours général de droit international public 171

cette même Académie, en classant les effets possibles que les traités
de codification peuvent produire par rapport à la coutume en trois
catégories :
— un effet déclaratoire d'une coutume déjà existante, simple trans-
cription qui lui apporte une expression écrite, sans ajouter à son
contenu normatif ni à son statut de règle de droit. C'est l'effet
d'une codification stricto sensu;
— un effet cristallisant une coutume naissante, dont le processus de
maturation en tant que règle coutumière est mené à terme à tra-
vers l'élaboration, la négociation et l'adoption du traité de codi-
fication ; de sorte que la norme coutumière et son reflet codifié
achèvent leur parcours en même temps, l'un portant l'autre dans
sa lancée au point d'aboutissement. En d'autres termes, le pro-
cessus de codification affecte et accélère la formation de la cou-
tume au-delà de son cadre ; le meilleur exemple à cet égard est le
rôle qu'a eu la troisième Conférence des Nations Unies sur le
droit de la mer dans l'avènement en droit international général de
l'institution de la zone économique exclusive, dont on pourrait à
la limite soutenir qu'elle est arrivée à maturation avant même la
conclusion de la Convention ;
— un effet générateur d'une nouvelle coutume, partant du texte et à
son image. La convention propose à la communauté internatio-
nale une solution commode à un certain problème; la pratique
internationale la suit, de sorte que, à la manière d'une self-ful-
fdling prophecy, la règle conventionnelle finit par se doubler
d'une règle coutumière. Contrairement à l'effet déclaratoire, où
la coutume est à la base du texte (son input), la coutume est ici
le produit du texte (son output).

b) La coutume et les résolutions normatives


Pour ce qui est des résolutions normatives, de nombreuses ana-
lyses doctrinales se sont efforcées également de saisir et d'expliquer
leurs effets juridiques par leur interaction avec la coutume. Exami-
nons-en trois des plus marquantes.
Une première théorie ou réflexion, très simple, commence par
constater que les résolutions ont inversé l'ordre chronologique et
l'importance relative des deux éléments de la coutume. Auparavant,
on exigeait beaucoup de pratique et on inférait indirectement, de la
continuité et de la conséquence de cette pratique, qu'il existait une
172 Georges Abi-Saab

conviction juridique. La pratique précédait donc cette conviction,


qu'on ne pouvait déceler qu'à travers elle. La pratique était donc
antérieure dans le temps et plus abondante en volume que Vopinio
juris, qui n'était qu'une simple projection psychologique de cette
pratique. Avec les résolutions, on arrive à une situation où la convic-
tion juridique nous vient directement et explicitement de la bouche
des Etats, qui nous disent ce qu'ils considèrent comme droit. Et cela
se passe parfois avant même que la pratique ne se dessine ou du
moins ne se consolide. On est donc devant une opinio juris déclarée,
qui peut même précéder la pratique ; en présence de laquelle, notam-
ment si elle est réitérée, on peut se contenter de peu ou de moins de
pratique pour constater ou établir l'existence de la coutume106.
D'autre part, Mmc Bastid a qualifié ces résolutions d'«étape» dans
l'évolution du droit, c'est-à-dire une station intermédiaire entre la
lex ferenda et la lex lata, qui suivrait en forme de coutume voire de
traité l07 .
Enfin, la fameuse résolution de 1963 sur le droit de l'espace108 a
fourni au professeur Bin Cheng l'occasion de formuler sa qualifica-
tion ingénieuse de ces résolutions comme «coutume instantanée»
(instant custom)l09.
Si les deux premières théories mettent l'accent sur l'effet «géné-
rateur» de ces résolutions par rapport à la coutume, tout en faisant
apparaître le rôle plus crucial encore de Y opinio juris dans cette
forme particulière du processus coutumier, le professeur Bin Cheng
se contente exclusivement de cette opinio juris, reléguant la pratique
au rôle de simple agent révélateur dont on peut se passer si Xopinio
juris est révélée par d'autres moyens.
Tout en reconnaissant à chacune de ces tentatives d'explication
théorique son rôle pionnier et sa part de vérité, il est possible de dire
qu'à l'heure actuelle la très grande majorité de la doctrine est d'avis

106. Voir par exemple G. Abi-Saab, «The Development of International Law


by the United Nations», Revue égyptienne de droit international, 24 (1968),
pp. 100-101 ; R.-J. Dupuy, «Coutume sage et coutume sauvage», La communauté
internationale : Mélanges offerts à Charles Rousseau, Paris, Pedone, 1974, p. 84.
107. S. Bastid, «Observations sur une «étape» dans le développement progres-
sif et la codification des principes du droit international», Recueil d'études de
droit international en hommage à Paul Guggenheim, Genève, IUHEI, 1968,
pp. 132-145.
108. Déclaration des principes juridiques régissant les activités des Etats en
matière d'exploration et d'utilisation de l'espace extra-atmosphérique, Assemblée
générale, résolution 1962 (XVIII).
109. «United Nations Resolutions on Outer Space: "Instant" International
Customary Law?» Indian Journal of International Law, 5 (1965), pp. 23-48.
Cours general de droit international public 173

que les résolutions normatives de l'Assemblée générale peuvent sus-


citer les mêmes modes d'interaction avec la coutume que ceux que la
Cour a identifiés par rapport aux traités de codification, c'est-à-dire
qu'elles peuvent produire les mêmes effets potentiels que ceux-ci,
déclaratoires, cristallisants ou générateurs de règles coutumières.
Toutes ces analyses mènent ainsi à la conclusion que paradoxale-
ment le mouvement de codification et de développement progressif
du droit international en la forme de traités ou de résolutions —
mouvement ayant précisément pour but la transcription de la cou-
tume et son remplacement par une lex scripta — a donné un second
souffle et un nouveau rôle grandissant à la coutume. C'est également
un rôle plus démocratique, car cette nouvelle variété de coutume ne
reflète pas seulement la pratique de quelques Etats puissants, mais
les desiderata de la communauté internationale dans son ensemble.
Cette manière de voir, qui met l'accent sur la vigueur, l'actualité
et l'importance renouvelées de la coutume, est en passe de devenir la
nouvelle orthodoxie quant au rôle de la coutume en droit internatio-
nal contemporain.

2. La «nouvelle coutume» et l'ancienne

Il est permis cependant de se demander si cette analyse est la plus


appropriée, si elle est la plus proche de la réalité des choses et si, en
parlant de cette « nouvelle coutume » ou « coutume nouvelle vague »,
on parle toujours de la même coutume. Pour tenter de répondre à de
telles interrogations, il serait nécessaire de comparer cette nouvelle
version de la coutume avec l'ancienne, en vue d'isoler ce qui est
nouveau de ce qui est permanent; en d'autres termes d'identifier ce
qui les réunit et ce qui les sépare.

a) Les deux fonctions de la coutume traditionnelle


La coutume ancienne mouture remplissait deux fonctions essen-
tielles dans le système traditionnel du droit international, comme
d'ailleurs en droit interne. La preffllSreTet la plus substantielle, était
d'apporter des solutions commodes et apparemment équitables aux
problèmes qui se posent dans la pratique, et cela par approximations
successives, par tâtonnements (trial and error). C'est un processus
auquel s'applique à la perfection l'image utilisée pour décrire la dé-
marche de la common law : « trébucher sur la sagesse » (stumbling into
wisdom); une sagesse ou une solution sage, qui s'affirme et s'affine,
174 Georges Abi-Saab

se décante et s'explicite d'un précédent à l'autre. C'est la fonction


essentielle de la coutume dans un système qui manque de pouvoir
législatif centralisé, en tant que source matérielle du contenu des règles.
Mais, dans un système juridique, il ne suffit pas de trouver la
bonne proposition normative. Il faut en plus la consacrer, lui confé-
rer une légitimation formelle, la faire passer par l'une des sources
formelles. Et la coutume remplissait également cette fonction, mais à
titre subsidiaire. Elle assurait ainsi le passage «de la régularité à la
règle», selon la belle formule de Jean Combacau110; du «néant» à
l'«être» juridique.
La coutume traditionnelle jouait donc à la fois le rôle de source
matérielle qui fournit la substance et de source formelle qui fournit
la consécration formelle de la règle, son entrée dans l'univers du
droit et son intégration au corpus juris.
Le modus operandi de la coutume dans l'accomplissement de
cette seconde fonction, c'est-à-dire la transformation d'une idée ou
d'une solution substantielle en norme obligatoire, ou le passage du
précédent au statut de règle générale de droit, reste cependant un
processus mystérieux et une des énigmes permanentes du droit inter-
national. Et pourtant, c'est la capacité d'opérer ce passage qui fait de
la coutume une des sources formelles du droit international, c'est-
à-dire un processus reconnu par le système juridique qui permet de
transformer des intérêts et des valeurs sociales en normes obliga-
toires. Et c'est précisément cet aspect-là qui est invariablement esca-
moté dans l'analyse de la coutume.
En effet,'les différentes représentations doctrinales de la coutume,
en tant qu'accord tacite ou manifestation de la volonté sociale ou de
la conscience juridique collective, restent au niveau des théories
explicatives globales, trop générales et trop abstraites pour permettre
de déceler un processus objectif et identifiable de production norma-
tive ; comme s'il s'agissait d'une face cachée de la coutume qu'on ne
saurait voir, faute de pouvoir l'éclairer.

b) Critique de la formule de l'article 38, paragraphe 1, lettre b), du


Statut de la Cour internationale
Ce brouillard, fait d'ambiguïtés et d'embarras, qui entoure le pro-
cessus coutumier en tant que source formelle, se reflète dans la for-

n o . C'est le titre de son «ouverture» du numéro spécial de la revue Droits


(n° 3, mars 1986), consacré à la coutume.
Cours général de droit international public 175

mule confuse de l'article 38, paragraphe 1, lettre b), du Statut de la


Cour internationale de Justice, qui cite, parmi les sources du droit
applicable par la Cour, «la coutume internationale comme preuve
d'une pratique générale, acceptée comme étant le droit...»
Une simple analyse linguistique de cette phrase suffit à faire res-
sortir toutes les équivoques qui entourent la coutume en tant que
source formelle : est-ce la coutume qui est la preuve de la pratique
générale acceptée comme étant le droit ? Et, dans ce cas, la source ne
serait-elle pas cette pratique et non la coutume? Et si c'est l'inverse,
c'est-à-dire si la pratique générale est la preuve de la coutume, il
reste à définir ce qu'on entend par cette dernière, car la pratique
générale acceptée comme étant le droit n'en est que la preuve; elle
n'est pas la coutume elle-même.
Même si l'on considère qu'il y a identité entre les deux, ou que le
rapport entre les deux est définitionnel, il subsiste beaucoup d'ambi-
guïtés. Est-ce que l'adjectif «général» se rapporte à la pratique, ou
plutôt à son acceptation comme étant le droit? Et si c'est à la pra-
tique, quelle serait l'ampleur ou la limite de la généralité requise?
Que veut dire exactement cette acceptation comme étant le droit?
Est-ce une acceptation ou une adhésion volontaire, ou une simple
perception ou conviction de l'existence de la règle comme droit,
dont on ne peut que prendre acte? D'autre part, s'agit-il d'une
acceptation individuelle, ou d'un sentiment ou d'une conviction
sociale ?
En réalité, la formule est critiquable parce que le phénomène lui-
même est insaisissable. En effet, même si l'on arrivait à élucider
toutes ces interrogations, nous ne serions pas davantage informés sur
le déroulement du processus coutumier lui-même, ce mécanisme
dynamique de création normative, qui fait de la coutume une source
formelle" 1 .
En fait, cette disposition, comme la plupart des analyses doctri-
nales, a (à la manière des étudiants qui ne trouvent pas de réponse à
la question qui leur est posée) consciemment ou inconsciemment
déplacé l'accent du processus qu'elle n'a pas pu capter et qu'elle
voulait esquiver vers les conditions qui doivent être remplies par le

111. Il est vrai que l'article 38 a pour but d'énumérer les «règles» que la Cour
est appelée à appliquer, c'est-à-dire le produit final et non pas son processus de
production. Mais il est également vrai que ces règles sont définies et classifiées
dans ce texte selon leurs «sources», ce qui rend impossible l'examen du texte en
faisant abstraction de cette problématique.
176 Georges Abi-Saab

produit final de ce processus, c'est-à-dire vers les deux éléments de


la coutume" 2 .
Mais insister pour traiter la coutume comme source formelle, tout
en escamotant la problématique du processus de production norma-
tive et en se contentant d'en examiner les deux éléments, c'est
comme si l'on essayait d'établir l'état civil d'un nouveau-né à partir
de son état de santé. En d'autres termes, une fois en présence du pro-
duit final, on essaie de lui fabriquer ou de lui reconstituer ex post
facto une généalogie et une légitimité initiale;

c) Le «processus » de la coutume traditionnelle

Le processus lui-même reste ainsi toujours insaisissable, car il


s'agit d'un processus exogène, autonome, d'une dynamique émanant
directement du corps social, en dehors de tout cadre préétabli, qui est
ni réglementé, ni centralisé, ni canalisé. C'est un processus stricto
sensu, dont le système juridique ne prend acte que du résultat, et non
un procédé, qui est, selon la définition de François Gény, une procé-
dure prescrite et réglementée par le système lui-même en vue de pro-
duire certains effets " 3 .
C'est donc un mode spontané ou inconscient de création du droit.
Mais cela ne veut pas dire que les actions et les réactions qui consti-
tuent les précédents sont des actes inconscients. Au contraire, celles-
ci sont presque toujours entreprises en vue de parvenir à une certaine
solution à un problème actuel ou de la faire échouer. Ce sont donc
des actes volontaires qui visent des résultats voulus. Et la solution
qui constitue le précédent représente le point d'équilibre (mais pas
nécessairement de rencontre) entre les différentes volontés en pré-
sence. Mais ce qui n'est pas, ou pas nécessairement, recherché et
voulu, c'est «l'effet normatif secondaire», c'est-à-dire la projection
de cette solution au-delà de son cadre ponctuel, son abstraction et sa
généralisation, en un mot sa transformation en règle générale de
droit.

112. C'est l'une des thèses maîtresses du professeur Roberto Ago (voir par
exemple son cours, « Science juridique et droit international», RCADI, tome 90
(1956-11), pp. 851-958) que de considérer que «le droit en vigueur» peut jaillir
directement du corps social, en forme de «droit spontané», sans passer par une
«source formelle»; en d'autres termes, de considérer la coutume comme une
alternative au droit posé ou positif plutôt qu'une de ses variantes.
113. Voir F. Gény, Science et technique en droit privé positif, vol. 3, Paris,
Sirey, 1921, pp. 47-48, par. 193.
Cours général de droit international public \11

Enfin, il s'agit d'un processus hétérogène; il n'y a pas d'identité,


ni de continuité, ni de prévisibilité quant à ceux qui y participent, ni
quant aux modalités de son déroulement, y compris dans l'espace et
dans le temps. En d'autres termes, il est ad hoc de tous points de
vue, agissant de manière ponctuelle, imprévisible et discontinue, au
gré des circonstances. C'est ce qui le rend rebelle à toute approche
systématique.
Le produit de ce processus est une règle non écrite, qui doit être
décelée rétrospectivement, par induction directe du comportement
social, des matériaux constituant les différents précédents ; une règle
«supposée plus que posée», selon la formule de Serge Sur" 4 , qui
doit être décelée et formulée par celui qui est appelé à l'appliquer, ce
qui lui laisse une très grande liberté d'appréciation.

d) Le «processus» de la nouvelle coutume


Si nous nous tournons vers la nouvelle coutume, nous constatons
que sur tous ces points la situation est l'exact inverse. En lieu et
place d'un processus sauvage, rebelle à tout encadrement, on trouve
un procédé qui, loin d'être spontané, est utilisé de manière très
consciente, dans un but de production normative prononcé; qui est
intégré et centralisé au sein du système des Nations Unies, et par
conséquent hautement institutionnalisé, avec des procédures prééta-
blies (bien qu'évolutives) et des mécanismes qui fonctionnent de
manière stable et continue.
Son produit final est lui aussi très différent. Ce sont des instru-
ments écrits, qui comportent des règles formulées de manière abs-
traite, générale et prospective, en fonction des situations à venir.
Leur interprétation et leur application sont celles des textes écrits.
C'est une démarche essentiellement deductive et qui, bien qu'impli-
quant nécessairement un certain choix de la part de celui qui l'entre-
prend, lui laisse bien moins de liberté que les règles non écrites.
Enfin, la preuve de ces règles est également différente. Car l'accent
est mis sur l'acceptation générale de la règle plutôt que sur la pra-
tique générale qui la sous-tend.
Ainsi donc, l'universalisation de la communauté internationale,
plutôt que d'accroître à son image l'hétérogénéité du processus cou-
tumier, a conduit paradoxalement à sa centralisation et à sa concen-

114. S. Sur, «La coutume internationale: sa vie, son œuvre», Droits, 3 (mars
1986), p. 127.
178 Georges Abi-Saab

tration dans le cadre du système des Nations Unies. De fleurs sau-


vages, les règles coutumières sont devenues des plantes de serre, des
perles de culture. La coutume traditionnelle, celle que le professeur
René-Jean Dupuy appelle la «coutume sage»" 5 , lente et impercep-
tible, est en réalité la « coutume sauvage » ; et la nouvelle coutume,
apprivoisée et mise en service commandé, la vraie «coutume sage».

e) La fonction de la «nouvelle coutume» en droit international


contemporain
Ce changement radical, aussi bien dans le processus que dans son
produit final, n'est que le reflet d'un changement parallèle dans la
fonction que cette nouvelle coutume est appelée à remplir dans le
système. Il ne s'agit plus, même à titre subsidiaire, de servir de
source matérielle, de trouver et de développer le contenu de la règle,
ce qui est et reste la fonction première et primordiale de la coutume
traditionnelle. Ce contenu est déjà préparé avec le plus grand soin et
dans les plus petits détails avant que la coutume n'entre en scène.
Par rapport à ces dispositions longuement négociées et minutieu-
sement préparées, la coutume n'est appelée qu'après coup, exclusi-
vement comme source formelle et à titre subsidiaire, pour combler le
vide entre l'effet relatif du traité de codification et la portée univer-
selle du droit international général, ou pour couvrir le terrain juridi-
quement vague entre la résolution normative et la terre ferme de la lex
lata. La coutume sert ainsi de perche pour opérer le saut juridique
au-delà de ce vide ou de ce terrain vague. En d'autres termes, par rap-
port à ces règles toutes faites, la coutume est appelée à leur conférer
une légitimation formelle ou plus exactement la marge de légitima-
tion qui leur manque pour devenir du droit international général.

3. Le dilemme de la classification

Comment classifier ou qualifier juridiquement ce nouveau mode


de production juridique? Est-ce toujours de la coutume?

a) Un processus cumulatif
Si par coutume on veut simplement désigner tout le droit non
conventionnel, on peut alors considérer cette nouvelle coutume

115. R.-J. Dupuy, loc. cit. supra note 106, p. 75.


Cours général de droit international public 179

comme incluse dans ce sens très large ou cette définition négative du


terme, abstraction faite de la théorie volontariste qui considère la
coutume comme un accord tacite. Si, en revanche, on comprend par
coutume un processus spécifique de génération ou de création nor-
mative, on ne peut ignorer les différences entre la coutume tradition-
nelle et la nouvelle. Ce sont des voies très différentes, pour arriver,
il est vrai, au même résultat, qui est la production de règles de droit
international général. Mais ici on parle de la coutume en tant que
source formelle, c'est-à-dire de mode de production normative et
non pas de son produit. Et ce mode, comme on vient de le voir, est
fondamentalement différent.
A moins que l'on ne considère que l'élément distinctif de ce pro-
cessus soit son caractère «cumulatif», en ce sens qu'il produit son
effet de manière «progressive» (incrementai) et non pas «instanta-
née ou immédiate» (bien que la nouvelle coutume ait aussi des
jalons bien précis dans le temps, comme l'adoption de la convention
ou de la résolution). Mais est-ce un élément suffisant pour définir la
coutume, c'est-à-dire pour saisir toute son essence et sa spécificité?
Personnellement, je ne le pense pas.

b) Un processus législatif, sans effet législatif

Si nous regardons la réalité en face, sans lunettes ni œillères tech-


niques, nous voyons que la communauté internationale, confrontée au
dilemme de la création du droit international général dans le monde
éclaté qui est le nôtre, à la fois très hétérogène et très interdépendant,
a développé un procédé original de production normative. En inter-
nalisant et en institutionnalisant le processus de création du droit inter-
national général, elle s'est forgée une procédure ou un procédé légis-
latif, mais — et c'est un grand mais — sans parvenir à lui adjoindre
un effet législatif, en l'absence d'un pouvoir législatif centralisé.
Et c'est précisément là qu'on fait appel à la coutume, pour parfaire
ce procédé, remplacer le chaînon manquant et combler le hiatus entre
le «procédé» et le «pouvoir», en attribuant un «effet législatif» à ce
qui a été conçu comme un «acte législatif», sans pour autant pouvoir
atteindre sa finalité par ses propres moyens.
C'est la raison pour laquelle, bien que par son encadrement et son
déroulement ce procédé se rapproche beaucoup plus que la coutume
traditionnelle de la notion de «source formelle», il ne correspond
que de loin au type idéal de la législation.
180 Georges Abi-Saab

i) Les échappatoires
Etant donné la répartition très inégale et très diffuse du pouvoir
dans le monde, réalité reconnue par le droit international faute de
pouvoir l'influencer, ce procédé, qui s'est développpé au sein des
structures onusiennes, se voit assorti d'échappatoires. En d'autres
termes, ce qu'on voit se dessiner sous nos yeux est un pouvoir légis-
latif avec des possibilités de s'y soustraire par des mécanismes de
contracting-out, évoquant vaguement le modèle du pouvoir régle-
mentaire qu'on trouve dans la constitution de certaines organisations
internationales déjà mentionnées; sauf qu'il s'agit ici d'un procédé
généra], c'est-à-dire qui relève du système juridique international en
tant que tel et non pas d'un traité constitutif donné.
Si le procédé lui-même s'est clarifié et a acquis un profil recon-
naissable, on ne peut en dire autant pour ce qui est des échappa-
toires, qui font l'objet actuellement d'une lutte au sein de la commu-
nauté internationale ayant trait aux possibilités, aux conditions et aux
modalités de s'en prévaloir. D'où l'intérêt renouvelé dans ce qu'on a
pu percevoir comme une remontée du volontarisme, ainsi que dans
le syndrome de l'«objecteur tenace» (persistent objector). C'est une
lutte qui se situe au niveau des «règles sur les règles», en d'autres
termes sur les paramètres du système juridique international et l'évo-
lution constitutionnelle de la communauté internationale, qui rap-
pelle celle engagée il y a deux décennies autour du jus cogens et
dont la partie de bras de fer entre les Etats-Unis d'Amérique et la
grande majorité de la communauté internationale sur le régime juri-
dique de la zone internationale en haute mer n'est que l'épisode le
plus récent et le plus spectaculaire.

ii) Le cas de V« objecteur tenace »


A cet égard, la notion d'«objecteur tenace» mérite un petit
détour. Grand cas est fait de cette vague théorie selon laquelle un
Etat qui ne peut empêcher une règle coutumière de se former peut,
du moins par sa résistance continue, s'extraire de son champ
d'application. Et cela sur la base d'un seul énoncé de la Cour inter-
nationale de Justice dans l'affaire des pêcheries norvégiennes " 6 , qui
a été étiré hors contexte et au-delà de toute proportion; ce qui
appelle quelques clarifications.

116. CU Recueil 1951,?. 116.


Cours general de droit international public 181

En premier lieu, on doit distinguer la coutume générale ou univer-


selle de la coutume spéciale. Cette dernière repose toujours sur un
fond ultime de consentement et s'accommode bien, par conséquent,
d'un phénomène tel que 1'«objecteur tenace». Il n'en va pas de
même de la coutume universelle. Nous devons distinguer également
le contexte particulier de l'énoncé de la Cour, qui est celui de la déli-
mitation par un Etat de ses eaux territoriales; un contexte qui sou-
lève la problématique de l'appropriation territoriale et qui fait par
conséquent appel à des institutions juridiques telles que l'acquiesce-
ment, l'effectivité, les titres historiques, dont l'effet total est de faire
de presque chaque espèce un cas d'espèce, et où le consentement ou
son absence joue un rôle crucial.
C'est un contexte quasi patrimonial, très différent de celui de la
création du droit international général et des traités-lois à vocation
franchement universelle, donc législative, notamment quand ils
visent la protection d'intérêts communautaires. Dans ce dernier
contexte, l'objecteur tenace ne peut qu'être un phénomène transi-
toire. Ou bien il réussit à empêcher la règle de se former, ou bien, si
la règle s'affirme, celle-ci balaie l'objection de son chemin; une
dynamique qui est parfaitement illustrée par le sort de la résistance
au jus cogens au cours des années soixante.
Un autre point mérite encore clarification à propos de l'objecteur
tenace. Il s'agit du caractère solidaire ou intégral de l'instrument de
codification et de développement progressif, ou plutôt de la régle-
mentation juridique qu'il porte. Car il ne s'agit pas d'un assemblage
fortuit de règles qui se sont formées au gré du hasard, mais de l'issue
d'un processus long et complexe de formulation détaillée et de négo-
ciation, dont le produit final doit être accepté comme un tout,
comme un package deal.
En réalité, même si on suit l'explication coutumière de sa projec-
tion en droit international général, on doit cependant reconnaître que
la coutume intervient ici ex post facto, après l'élaboration de la
réglementation normative intégrée; et l'interaction s'opère avec le
contenu de l'instrument adopté comme un tout, et non pas avec ses
composantes individuelles ; ce que démontrent bien certaines études
récentes117.

117. R. Y. Jennings, «Law-Making and Package Deal», Mélanges offerts à


Paul Reuter, Paris, Pedone, 1981, pp. 341-355; H. Caminos et M. Molitor, «Pro-
gressive Development of International Law and the Package Deal », AJIL, 79
(1985), pp. 871-890.
182 Georges Abi-Saab

En d'autres termes, si la réglementation normative portée par


l'instrument de codification (traité ou résolution) se maintient et finit
par rejoindre le droit international général malgré l'opposition de
l'objecteur tenace, elle le fera comme un tout et non en pièces déta-
chées, en fonction des objections; ce qui ne préjuge en rien de l'évo-
lution ultérieure de cette réglementation en fonction des objecteurs
et des objections.

c) La part de réalité et de fiction

Il est évidemment possible de continuer de représenter cette situa-


tion en termes de coutume, solution de facilité intellectuelle, qui per-
met de faire passer ou accepter plus aisément cette manière de créer
le droit sans pouvoir législatif formalisé. Mais on doit être conscient
que cette représentation comporte une bonne part de fiction.
Personnellement, je n'ai rien à redire contre la fiction en droit.
Elle est connue de tous les systèmes juridiques, depuis le droit
romain et le droit musulman, jusqu'aux droits contemporains. C'est
un instrument standard du juriste, une partie intégrante de sa trousse
à outils, qui lui permet de «lisser» la réalité et de la faire corres-
pondre aux catégories claires et nettes du droit.
Ainsi, les présomptions qu'on trouve dans tous les systèmes juri-
diques comportent une part de fiction: on présume que quelque
chose existe, ou existe d'une certaine manière, même si cela n'est
pas le cas.
S'il faut faire appel à la fiction, cependant, mieux vaut le faire
non pas pour cacher ou occulter le fossé grandissant entre un nou-
veau phénomène juridique en pleine évolution et une explication
théorique figée, mais pour mieux adapter l'explication théorique à
ces nouvelles réalités et la rendre moins réfractaire à leur égard ; plu-
tôt que de «lisser» la réalité, lisser la théorie pour la rapprocher de
cette réalité; plutôt que de recourir à la fiction pour faire corres-
pondre le nouveau aux mesures de l'ancien, l'utiliser pour adapter la
mesure aux dimensions du nouveau.
En somme, pour ce qui est de notre sujet plus particulièrement,
s'il faut recourir à la fiction, mieux vaut le faire pour faciliter plu-
tôt qu'entraver le fonctionnement et l'efficacité de la nouvelle cou-
tume.
Nous pouvons par exemple admettre (ne serait-ce que de lege
ferenda) certaines présomptions, telle, à l'instar des Tribunaux mili-
Cours général de droit international public 183

taires de Nuremberg et de Tokyo pour les crimes de guerre " 8 , la pré-


somption qu'un traité de codification et de développement progressif
qui perdure pour un certain laps de temps est censé avoir passé en
droit international général.
En effet, ces tribunaux ont considéré qu'au seuil de la seconde
guerre mondiale les Règlements de La Haye sur les lois et coutumes
de la guerre sur terre, annexés à la Convention de 1907, étaient déjà
entrés en droit international général, parce qu'ils avaient pu faire
face aux vicissitudes de la vie internationale et perdurer jusqu'à cette
date.
Une telle présomption peut être absolue (irréfragable, Nurem-
berg), ou simple (Tokyo) sous certaines conditions, qui incluraient
inter alia celles du contracting out. De même, on peut élaborer et
formaliser davantage les indices «externes», décrits plus haut, pour
jauger l'efficacité des résolutions, afin de développer des critères ou
présomptions objectifs plausibles qui témoignent du passage des
résolutions normatives en droit international général.

4. Le rôle continu de la coutume traditionnelle en droit


international contemporain

Cela ne veut pas dire que la coutume traditionnelle n'ait plus de


rôle en droit international contemporain. Au contraire, elle continue
à être la source initiale ou historique d'un patrimoine très considé-
rable de principes et de règles déjà existants, qui forment l'essentiel
du droit international classique. Elle continue également à les sous-
tendre et à leur conférer, en tant que source formelle, leur qualité de
droit.
De même, elle reste très active comme source de normes spéciales
ou non universelles, qu'elles soient régionales, sectorielles ou bilaté-
rales. Mais il s'agit là d'une coutume de nature spéciale, car tout le
monde s'accorde pour reconnaître qu'elle repose ultimement sur une
base consensuelle ou qu'elle constitue une sorte d'accord tacite; la
limite de son emprise étant définie par l'attitude de chaque Etat

118. Judgement of the International Military Tribunal for the Trial of Major
War Criminals (Londres, 1946), Cmd. 6 964, p. 64; Judgement of the Internatio-
nal Military Tribunal for the Far East for 1948, United Nations War Crimes Com-
mission, Law Report of Trials of War Criminals, vol. 15 (1949), p. 13, Cf. R. R.
Baxter, «Multilateral Treaties as Evidence of Customary International Law»,
BYBIL, 41 (1965-1966), p. 299.
184 Georges Abi-Saab

concerné" 9 . En fait, il s'agit de normes issues de modes d'accom-


modement ou d'ajustement informels et sont donc de nature subjec-
tive ou interpersonnelle, plutôt qu'objective ou transpersonnelle.
Enfin, un troisième contexte où la coutume traditionnelle continue
de jouer un rôle actif est celui du droit constitutionnel des organisa-
tions internationales; ou, plus précisément, la coutume qui se tisse
autour des traités constitutifs des organisations internationales et qui
est en réalité une variante de la «pratique subséquente» comme
principe d'interprétation des traités.
Il est intéressant de relever que, dans ces deux derniers domaines,
la coutume se définit par référence à l'accord: soit elle remplace
l'accord, en engendrant des ententes informelles en cas de coutume
spéciale ; soit elle se forme à partir et autour de lui en cas de cou-
tume constitutionnelle.
Pour ce qui est du droit international général cependant, la cou-
tume traditionnelle a cédé le pas pour l'essentiel, à mon avis, à la
nouvelle coutume; et cela qu'on continue à considérer cette dernière
comme une variante de la coutume ou qu'on la considère comme
une nouvelle mutation dans l'univers juridique international.

///. Rapport à la théorie traditionnelle des sources


Jusqu'ici nous avons abordé l'analyse de la fonction législative
sous l'angle du «développement» du droit ou des règles. Mais il
s'agit là seulement d'une approche possible, et quelque peu hétéro-
doxe, à la problématique de la légitimation juridique des nouvelles
règles, c'est-à-dire de la reconnaissance formelle de leur rattache-
ment au système juridique, qu'on désigne communément par le
terme « sources ». Il serait par conséquent utile, avant de clore ce cha-
pitre, de faire le lien ou l'interface entre ce qui a été dit et la grille
traditionnelle des sources, ou du moins le comparer avec celle-ci.

1. Notion et classifications
a) Notion de source
L'ambivalence de la notion de «source» ressort clairement de
l'explication que donne à ce terme Oppenheim, en faisant appel à
119. Cela se dégage très clairement de l'arrêt de la Cour internationale de Jus-
tice dans l'affaire du Droit d'asile (CU Recueil 1950, p. 395) pour ce qui est de la
coutume régionale; et de celui dans l'affaire du Droit de passage sur territoire
indien (CU Recueil I960, p. 6) pour ce qui est de la coutume bilatérale.
Cours général de droit international public 185

l'analogie qui lui a donné naissance: la source d'un ruisseau est


définie comme le point où l'eau jaillit de la terre. Oppenheim dis-
tingue la «source» de la «cause», en ajoutant que nous savons per-
tinemment que cette «source» n'est pas la «cause» de l'existence
d'un courant d'eau120.
Cela signifie que la vie, ou l'existence juridique, de la règle est
conditionnée par des facteurs se situant en amont de ce qu'Oppen-
heim appelle source, mais que cette source est un jalon visible dans
le cycle de vie de la règle ou plutôt un point à partir duquel la règle
s'extériorise et devient visible.

b) Source matérielle et source formelle


La distinction d'Oppenheim entre «source» et «cause» se
recoupe, sans se confondre totalement, avec celle, plus usuelle, entre
source matérielle et source formelle.
La source matérielle désigne l'origine du contenu de la règle,
c'est-à-dire de la proposition normative. Elle peut être d'inspiration
religieuse ou philosophique; un emprunt au droit romain ou à un
autre système historique, ou même à un autre système juridique en
vigueur; une idée ou une valeur sociale nouvelle ou un besoin social
reconnu ; ou, à la limite, la volonté d'un dictateur.
La source formelle, en revanche, désigne le procédé technique de
formalisation ou de consécration de la règle ; la voie ou la manifes-
tation par laquelle elle fait son entrée dans l'univers juridique et qui
marque son rattachement à un système juridique donné. C'est la
fonction de transformation d'une idée, valeur ou besoin social —
d'un desideratum subjectif — en proposition normative objective et
opératoire juridiquement.
En d'autres termes, il n'existe pas de moyen ou de transformateur
automatique pour traduire des idées, des besoins ou des valeurs en
règles juridiques. De tels idées, besoins ou valeurs doivent passer par
des canaux ou des mécanismes de transformation juridique qui sont
les sources formelles.

c) La source formelle : «procédé» ou «lieu» ?


Jusqu'ici nous avons parlé de source formelle selon la conception
dominante, celle d'un procédé ou d'une procédure — c'est-à-dire un

120. L. Oppenheim, International Law, vol. 1 (8e éd., par H. Lauterpacht),


Londres, Longmans, 1955, p. 24, par. 15.
186 Georges Abi-Saab

processus préétabli et institutionnalisé d'avance — ou d'un méca-


nisme en mouvement, constitué par une succession d'étapes et d'actes
observables et identifiables objectivement, qui transportent la propo-
sition normative du substrat des sources matérielles et marquent
ainsi visiblement son passage dans l'univers juridique. Cette concep-
tion n'est pas la seule possible cependant; elle ne cadre d'ailleurs
pas avec une bonne partie des sources formelles, généralement
reconnues comme telles.
Une autre notion de source — qui pourrait se réclamer également
du qualificatif «formel» — est celle non d'un procédéou d'un pro-
cessus, mais d'un «lieu» (topos en grec ou locus en latin) où l'on
cherche les règles. Cette notion remonte à l'Antiquité, du moins aux
philosophes grecs, surtout aux Topiques et à la Rhétorique d'Aristote,
reprise par Cicerón, et à travers lui par le droit romain121. Ce sont
donc des «lieux» originairement de nature logique, le «dépôt» ou
les prémisses où l'on puise l'argument et la preuve qui convain-
quent. Mais sans contredire cette acception générique, l'idée peut
revêtir un sens plus spécifique. Ainsi, il peut s'agir d'un lieu sacra-
lisé, comme dans les anciens systèmes juridiques (les Tablettes, les
Oracles, les Ecritures sacrées, etc.), ou de la «raison» (ratio) du
droit naturel indicatif, ou de «la conscience juridique des peuples»,
formule très courante au XIXe et au premier quart de ce siècle.
«Lieu» qu'on peut trouver jusqu'au sein même de l'article 38, para-
graphe 1, du Statut de la Cour internationale de Justice, car comment
expliquer autrement le statut de source formelle des «principes
généraux du droit reconnus par les nations civilisées»?
Le concept de source formelle entendue comme lieu implique
que les règles sont préexistantes, ou du moins qu'on ne sait pas
comment elles sont venues à l'existence et qu'on les identifie seule-
ment par leur provenance, c'est-à-dire par le lieu autorisé où on les
trouve.
Ainsi, il est possible de conclure que la consécration formelle des
règles, c'est-à-dire la reconnaissance de leur qualité de droit et de
leur appartenance à un système juridique donné (la «règle de recon-
naissance» dans la terminologie de Hart) se fait selon l'un de trois
critères possibles, à savoir :

121. Pour un excellent aperçu philosophique de cette notion, voir H. Torrione,


L'influence des conventions de codification sur la coutume en droit international
public, Fribourg, Editions universitaires, 1989, pp. 159-163.
Cours général de droit international public 187

i) selon le procédé, c'est-à-dire la procédure formelle de leur pro-


duction ou proclamation comme droit. Il s'agit là d'un processus
dynamique préétabli et institutionnalisé d'avance; description
qui ne peut s'appliquer qu'aux règles créées sciemment, en
d'autres termes aux sources qui constituent des «actes juri-
diques», comme nous le verrons plus loin (dans ce cas, la «règle
de reconnaissance » de Hart se fond dans les « règles de change-
ment») 122 ;
ii) selon le «lieu» de leur provenance, à la manière d'un certificat
d'origine, mais sans prendre en considération la voie ou la
procédure par lesquelles elles y sont parvenues, c'est-à-dire le
processus et le cursus de leur production ; ou bien
iii) pour ce qui est de la coutume, dont l'origine est par définition
inconnue ou incertaine (pour ne pas dire, selon la formule
anglaise consacrée, mais pas tout à fait exacte, qu'elle remonte
au-delà de la mémoire, since time immemorial) et dont le pro-
cessus de formation, comme on l'a vu, est insaisissable, le cri-
tère ou la source formelle ne peut être ni le lieu d'origine ni le
procédé de production et se réduit aux conditions que doit
réunir le produit final (dans ce cas, ce sont les «règles de chan-
gement» de Hart qui se fondent dans la «règle de reconnais-
sance »).

La source formelle apparaît ainsi comme une notion ambivalente


ou plutôt polyvalente qui, loin de nous fournir un critère simple et
objectif pour identifier le droit, a elle-même besoin d'être identifiée
davantagel23.

122. C'est la conception de «sources formelles» ou «sources» tout court qui


prévaut dans la très grande majorité de la doctrine; y compris chez ceux qui,
comme Kelsen, critiquent ces termes, en les remplaçant par ceux de « méthodes de
création du droit» (H. Kelsen, op. cit. supra note 57, p. 313). D'autres utilisent,
pour remplacer ou même définir les sources, des termes tels que «modes de créa-
tion, ou de formation, du droit», «law» ou «norm-creating processes ».
123. Est-il possible de résoudre ou du moins d'éviter ces problèmes cognitifs
en adoptant une approche purement phénoménologique à l'égard des sources, à
l'instar du professeur Maarten Bos, qui les désigne simplement comme des
«manifestations reconnues du droit international» («Recognized Manifestations
of International Law, a New Theory of "Sources"», German Yearbook of Inter-
national Law, 20 (1977), pp. 9-76)? Malheureusement, tel n'est pas le cas, car
cette approche ne fait que constater l'évidence, à savoir que certaines manifesta-
tions sont reconnues comme véhiculant du droit, c'est-à-dire comme sources, sans
nous expliquer pour autant ni la raison ni le dénominateur commun qui provoque
cette reconnaissance.
188 Georges Abi-Saab

2. L'article 38 du Statut: le dit et le non-dit

Si nous essayons tout de même de recenser les sources formelles


du droit international, nous sommes conduits inexorablement à
l'article 38 du Statut de la Cour internationale de Justice, qui énonce
le droit applicable par celle-ci. C'est un texte vénérable de plus de
soixante-dix ans d'âge, et qui a suscité énormément de commen-
taires et de critiques tout au long de son existence. Les critiques
s'adressent d'une part à ce qu'il dit: à sa rédaction défectueuse et à
sa teneur ambiguë (que nous avons déjà pu constater dans le libellé
de la coutume), et, d'autre part, à ce qu'il omet de dire. L'article 38
remplit néanmoins une fonction très utile comme point de départ
pour toute tentative de cerner la problématique des sources en droit
international.

a) Classification des sources mentionnées

Une «analyse de contenu» de cet article nous révèle qu'il com-


porte trois, si ce n'est quatre, catégories de sources:
i) Les sources principales que sont les traités et la coutume
(art. 38, par. 1, lettres a) et b)) et qui sont reconnus comme telles par
tout le monde. Malgré l'impression qu'on pourrait avoir d'un ordre
d'importance décroissante dans l'énumération, il n'y a pas de hiérar-
chie formelle entre ces deux sources. En cas de chevauchement, la
priorité s'établit en fonction du contenu de la norme, selon des prin-
cipes consacrés tels que lex specialis derogat generali ou lex poste-
rior derogat priori.
ii) Une source subsidiaire ou supplétive, mais faisant toujours
fonction de source formelle, en ce sens qu'elle est sollicitée seule-
ment si une solution spécifique au problème dont est saisie la Cour
ne peut être trouvée dans les normes conventionnelles ou coutu-
mières applicables à titre principal, que sont «les principes généraux
de droit reconnus par les nations civilisées» (art. 38, par. 1, lettre c)).
Cette formule, qu'on trouve pour la première fois dans le Statut
de la Cour permanente de Justice internationale, est le résultat d'un
compromis entre les positivistes volontaristes qui voulaient limiter
les sources formelles aux deux premières et les naturalistes qui vou-
laient puiser des règles supplémentaires dans «la conscience juri-
dique des peuples». La formule, tout en étendant la productivité nor-
mative du système au-delà des deux sources consacrées, limite le
Cours general de droit international public 189

«lieu» sollicité au droit positif interne; les «principes» devant être


du droit applicable in foro domestico.
Dans ce sens, ces «principes» ne recouvrent pas les «principes
généraux » du droit international ; bien que certains auteurs, et non
des moindres, par exemple Paul Reuter, les incluent dans cette caté-
gorie.
iii) Les sources auxiliaires, en ce sens qu'elles ne peuvent opérer
toutes seules, mais seulement en conjonction avec une autre source
ou plutôt opérer sur les règles produites par celle-ci, qui fait fonction
de source formelle. Il s'agit de la jurisprudence et de la doctrine
(art. 38, par. 1, lettre d)), qui sont formellement des sources «interpré-
tatives » ou « cognitives », servant à capter et à identifier la matière
normative sécrétée ou fournie par les trois premières sources.
Ce sont donc des sources qui ne sont pas censées sécréter par
elles-mêmes la matière normative, mais seulement l'éclairer; des
sources au second degré, ce qui ne veut pas dire de moindre impor-
tance, car en pratique on commence toujours par elles dans la
recherche de la solution juridique d'un problème. Ce qui n'est pas
surprenant étant donné que c'est la présentation et la rationalisation
juridique de la matière première en forme de propositions norma-
tives qui la rendent directement utilisable.
Par ailleurs, le rôle de la jurisprudence et de la doctrine comme
«source» va en réalité plus loin. La doctrine, comme on a pu l'entre-
voir, a joué historiquement un rôle très actif et créateur dans la forma-
tion du droit international. C'est seulement au cours du XIXe siècle,
avec la prédominance du positivisme volontariste (dans le sillage
de l'institution étatique), que les distinctions entre droit positif et
droit naturel, sources formelles et sources matérielles, se sont
faites de manière tranchante et que la doctrine s'est réduite — par
son propre fait — au rôle de simple interprète. Et pourtant, même
aujourd'hui, dans la mesure où la frontière entre la lex lata et la lex
ferenda n'est pas toujours précise, la doctrine peut favoriser ou faci-
liter, en proportion de la force persuasive de ses arguments, le pas-
sage des solutions qu'elle préconise d'une catégorie à l'autre.
Pour ce qui est de la jurisprudence, comme on l'a vu, c'est du pur
formalisme artificiel que de dire qu'elle ne fait qu'interpréter la
matière normative déjà existante, sans ajouter en ce faisant à sa subs-
tance.
iv) Une source additionnelle ou plutôt additionnable, par l'accord
des parties, l'équité ex aequo et bono de l'article 38, paragraphe 2.
190 Georges Abi-Saab

Dans le cadre de cette disposition, un rôle législatif limité peut être


confié au juge par les parties. Cela se conçoit sans trop de difficultés
pour l'équité infra legem (mais le juge a-t-il vraiment besoin d'une
autorisation spéciale pour remplir les lacunes techniques ou élaborer
à partir des règles certains détails non spécifiés?) et pour l'équité
praeter legem (sans aller pour autant jusqu'à l'édification de régimes
ou d'arrangements nouveaux entre les parties en lieu et place de leur
accord ou d'un acte du législateur124. Mais est-ce vraiment conce-
vable pour l'équité contra legem! Et, dans l'affirmative, contra
quelles leges? Et si c'est contre toutes les leges, quid alors du jus
cogens ?
Le sujet, on le voit bien, est compliqué. Il l'est devenu davantage
encore avec la distinction opérée par la Cour internationale de Jus-
tice en 1969 entre l'équité extra legem ou ex aequo et bono et
l'équité intra legem (ou within the law), c'est-à-dire en tant qu'élé-
ment de la lex lata, ou, pour utiliser les termes de la Cour, quand une
règle de la lex lata «prescri[t] le recours à des principes équi-
tables» 125 . En l'espèce il s'agissait de leur application dans la déli-
mitation du plateau continental entre pays limitrophes ou se faisant
face. Depuis lors, cette question a fait l'objet de maintes décisions
où l'activisme, pour ne pas dire la témérité, le dispute à la prudence
judiciaire, sans l'éclaircir davantage pour autant. On peut se deman-
der cependant, si en postulant, sans la prouver, l'existence d'une
règle de la lex lata renvoyant à l'équité, le juge ou l'arbitre ne fait
pas valoir ses pouvoirs étendus de l'article 38, paragraphe 2, tout en
se plaçant formellement dans le cadre de l'article 38, paragraphe 1.
En tout état de cause, on ne doit pas confondre l'équité envisagée
ici dans le contexte spécifique des sources, avec l'équité et la justice
comme valeurs générales et primordiales qui doivent informer les
fonctions et le fonctionnement de tout système juridique, selon la
conception particulière de ces valeurs qui prévaut dans la société
sous-tendant ce système ; ni avec le rôle et le poids réels du système
juridique dans la poursuite et la réalisation de ces valeurs dans cette

124. Dans la seconde phase de l'affaire des Zones franches de Haute-Savoie et


du Pays de Gex (CPJI série A/B n" 46 (1932)), les parties, n'ayant pu parvenir à
un accord relatif au nouveau régime des zones franches, demandèrent à la Cour
de rendre un jugement établissant ce nouveau régime. La Cour déclina de le faire,
considérant qu'il s'agissait d'une tâche «mal adaptée au rôle d'une cour de jus-
tice» (ibid., p. 162).
125. Affaires du Plateau continental de la mer du Nord, CIJ Recueil 1969,
p. 47, par. 85.
Cours général de droit international public 191

société; point sur lequel nous reviendrons en conclusion de la


deuxième partie de ce cours.

b) Les sources non mentionnées dans l'article 38

L'énumération des sources dans l'article 38 est-elle exhaustive?


La réponse dépend de celle qu'on donnera à une autre question : est-
elle constitutive ou déclaratoire? En effet, si on considère qu'il
s'agit d'une simple stipulation conventionnelle qui arrête le droit
applicable entre les parties, elle fournirait elle-même la force obliga-
toire aux sources qu'elle énumère, même si elles ne sont pas obliga-
toires en dehors d'elle. Elle serait ainsi «constitutive» de ces
sources, et par conséquent exhaustive, mais elle serait alors d'un
intérêt limité, celui de l'interprétation du traité qui la porte.
Or, la signification profonde de l'article 38 réside dans le fait qu'il
est communément perçu comme reflétant le droit international géné-
ral, c'est-à-dire comme déclaratoire de ce droit en matière de sources
(ou de ses «règles secondaires de changement», dans la terminolo-
gie de Hart)126.
Peut-être cette liste était-elle un reflet fidèle du droit international
au moment de sa rédaction en 1920; bien que, comme on vient de le
voir, si la problématique de la troisième source était connue et large-
ment débattue avant cette date, la formulation spécifique du libellé
des principes généraux a été arrêtée dans cet article pour la première
fois. Mais si le droit international général a reconnu d'autres sources
depuis lors, le fait qu'elles ne figurent pas dans l'article 38 ne saurait
constituer en soi un obstacle à ce qu'elles soient traitées comme
telles. En d'autres termes, cet article ne peut être considéré comme
une enumeration exhaustive qui empêcherait l'existence ou l'avène-
ment d'autres sources du droit international général.
Deux autres sources possibles sont souvent envisagées : les actes
unilatéraux et les résolutions des organisations internationales, que
certains considèrent également comme des actes unilatéraux.
Nous avons déjà examiné les résolutions, notamment celles de
l'Assemblée générale des Nations Unies, sous l'angle des sources.

126. Cette perception s'est trouvée renforcée par la clause incidente du cha-
peau de l'article 38, paragraphe 1, qui ne figurait pas dans le Statut de la Cour per-
manente de Justice internationale mais a été ajoutée en 1945, et qui stipule: «La
Cour, dont la mission est de régler conformément au droit international les diffé-
rends qui lui sont soumis, applique : ... » (L'italique est de nous.)
192 Georges Abi-Saab

Et si, du point de vue formel, elles ne peuvent être que des sources
dérivées, car relevant d'un ordre juridique également dérivé (celui
du traité constitutif de l'organisation), cette remarque est d'une por-
tée purement théorique pour ce qui est des résolutions des organes
des Nations Unies, qui émanent d'un système juridique profondé-
ment imbriqué dans le droit international général qu'il a largement
restructuré et influencé. Et si par source on envisage un processus de
création normative, il est indéniable que les résolutions en consti-
tuent une forme originale sur le plan international.
En ce qui concerne les actes unilatéraux, et plus particulièrement
ceux émanant des Etats, il faut peut-être rappeler qu'il est possible,
en poussant la logique de la théorie kelsenienne à l'extrême, de pré-
senter toute la production normative en forme d'actes unilatéraux —
la coutume comme une série d'actions et de réactions (ou absence de
réactions) unilatérales ; le traité par deux ou plusieurs actes unilaté-
raux — qui sont sanctionnés dans les deux cas par des normes supé-
rieures qui leur attribuent certains effets juridiques. Mais ce n'est pas
cela qui nous intéresse ici, c'est plutôt de savoir si le droit interna-
tional reconnaît les actes unilatéraux comme méthode, procédé ou
moyen spécial de production normative, et par conséquent s'ils
constituent une source formelle à l'instar des trois premières sources
de l'article 38, paragraphe 1.
Pour répondre à cette question, nous devons vérifier si les actes
unilatéraux suffisent en eux-mêmes pour produire l'effet juridique
voulu et, par conséquent, s'ils constituent un procédé ou une moda-
lité «autonome» de le faire, qui ne se confond pas avec une autre
source reconnue, ou ne s'explique pas par elle.
Dans quelle mesure ces exigences d'«autosuffisance» et d'«auto-
nomie» sont-elles remplies dans les types d'actes unilatéraux les
plus courants qui portent une signification et des conséquences juri-
diques plus ou moins grandes ?

i) Les actes qui font partie d'une opération juridique complexe


qui les dépasse individuellement, tels les actes unilatéraux qui
entrent dans la formation d'un traité (signature, ratification, adhé-
sion, réserves, etc.), sont clairement exclus de la notion de source,
car ils ne remplissent évidemment ni l'une ni l'autre des exigences.
ii) Les actes par lesquels l'Etat établit la portée et les limites de
sa compétence conformément aux règles du droit international géné-
ral, comme la délimitation de ses frontières ou l'octroi de sa nationa-
Cours général de droit international public 193

lité, ne sont en principe que des actes d'exécution de règles géné-


rales. Mais dans la mesure où ils touchent aux droits d'autres Etats
en dépassant les limites de ces règles, ils peuvent produire des effets
allant au-delà de ceux générés par les règles qu'ils sont censés appli-
quer ; effets qui dépendent néanmoins de la réaction des autres sujets
du type mentionné ci-dessous (chiffre iv)).
iii) Les actes-conditions s'insérant dans des régimes juridiques
spéciaux, conventionnels ou coutumiers, qui les prévoient et leur
attribuent des effets juridiques spécifiques, si le sujet de droit choisit
de les entreprendre. Il en va ainsi des actes de procédure prévus par
le Statut et le Règlement de la Cour internationale de Justice (saisine
par requête, exceptions préliminaires, intervention, etc.). Mais il peut
s'agir également d'un acte qui déclenche ou qui s'insère dans un
régime relevant du droit international général, telle une déclaration
de guerre ou de blocus. De tels actes affectent les droits et les obli-
gations de l'Etat qui décide de les entreprendre, mais aussi par là
même ceux d'autres Etats, en conformité avec les règles du régime
en question.
iv) La réaction aux actes des autres sujets peut être soit une
acceptation explicite ou implicite (acquiescement), une protestation
(pour prévenir qu'un acte qui touche les intérêts de l'Etat ne lui
devienne opposable) ou une reconnaissance (qui rend l'acte oppo-
sable à l'Etat, même s'il ne touche pas directement ses intérêts et qui
participe de la «constatation», comme on le verra dans le chapitre
suivant). Ce sont évidemment des actes interactifs qui produisent
leurs effets en fonction d'autres actes.
v) Enfin, on rencontre également des actes de disposition de
droits et d'obligations, telles la renonciation à un droit ou la pro-
messe. C'est surtout là que peut se vérifier, dans sa forme la plus
pure, la capacité des actes unilatéraux de remplir la double exigence
de 1'« autosuffisance » et de 1'« autonomie». La promesse est-elle
obligatoire? Dans l'affirmative, l'est-elle immédiatement ou seule-
ment quand elle est acceptée ?
Si la stipulation pour autrui est possible par traité, pourquoi ne le
serait-elle pas unilatéralement? En fait, c'est une question de preuve
de l'intention: s'il est possible d'établir que par sa promesse l'Etat
voulait s'engager d'une manière définitive et irrétractable vis-à-vis
d'un bénéficiaire potentiel non encore identifiable ou vis-à-vis de la
communauté internationale dans son ensemble, rien dans la logique
juridique ni dans celle du droit international ne peut faire obstacle à
194 Georges Abi-Saab

ce qu'un tel effet lui soit reconnu. C'est ce qu'a déclaré la Cour
internationale de Justice dans l'affaire des Essais nucléaires121.
Cela veut dire que les actes unilatéraux qui engagent ou sont au
détriment du sujet du droit, lorsqu'il assume une obligation ou
renonce à un droit, ont un effet immédiat, bien que leur destinataire
éventuel puisse par la suite en décliner le bénéfice. En revanche, les
actes portant prétention de droits à l'égard d'un tiers ne peuvent pro-
duire d'effets juridiques immédiats; leurs effets dépendent de la
réaction du tiers.
En somme, les effets juridiques que les Etats peuvent produire par
une action ou une réaction informelle (action portant prétention de
droit, comportement impliquant acquiescement ou résistance à une
telle prétention, ou reconnaissance de la légalité d'une action ou
d'une situation) peuvent également être produits par un acte unilaté-
ral formel.
Mais il est évident qu'on parle ici des actes unilatéraux en tant
que source de droits et d'obligations subjectifs et non du droit objec-
tif ou de règles générales. C'est ce qui ressort clairement de l'arrêt
susmentionné de la Cour, où elle a pris grand soin, en se référant aux
actes unilatéraux, de spécifier qu'ils «peuvent avoir pour effet de
créer des obligations juridiques» ,28 .

3. Sources de droit ou sources d'obligations ?

a) L'ambiguïté de l'article 38

Sir Gerald Fitzmaurice a reproché à l'article 38, inter alia, de ne


pas avoir distingué dans son enumeration entre les sources du droit
(objectif) et celles des obligations (subjectives) auxquelles appartien-
nent, toujours selon lui, les conventions, la première des sources
énuméréesl29.
En effet, la distinction entre droit objectif et droit subjectif
n'apparaît nulle part dans cet article, du moins explicitement. Ce qui
reflète la vision doctrinale dominante au moment de la rédaction ini-
tiale du Statut en 1920. On considérait en effet que tout est subjectif

127. CU Recueil 1974, p. 267, par. 43.


128. Ibid.
129. «Some Problems Regarding the Formal Sources of International Law»,
Symbolae Verzijl, La Haye, Nijhoff, 1958, pp. 153-176.
Cours général de droit international public 195

en droit international et se ramène ultimement à la volonté de l'Etat.


Ce droit se réduirait ainsi à une série d'arrangements particuliers ou
à un système dont la fonction se limite à encadrer de tels arrange-
ments.
L'article 38 lui-même ne va pas jusque-là, mais il permet ou
s'accommode d'une telle interprétation; bien qu'il se prête égale-
ment à une lecture plus objectiviste qui mettrait l'accent sur l'adjec-
tif «général» qu'il emploie par rapport aux conventions, à la pra-
tique, dans le contexte de la coutume et aux principes, c'est-à-dire
par rapport aux trois sources formelles.
A la réflexion, cette dichotomie s'avère assez artificielle dans la
mesure où les différends soumis à un tribunal portent par définition
sur les droits et obligations (subjectifs) des justiciables; or, ces droits
et obligations ne peuvent exister et être revendiqués juridiquement
que grâce aux règles générales qui les fondent en droit.
Cependant, et comme on vient de le voir, cette controverse super-
flue relève en fin de compte de celle, plus idéologique celle-ci, sur la
nature et le fondement ultime du droit international. De telles dicho-
tomies conditionnent néanmoins, consciemment ou inconsciemment,
certaines approches à la problématique des sources, telle leur classi-
fication en acte et fait juridique.

b) Acte juridique et fait juridique

Cette classification des sources d'obligations, courante en droit


civil, est appliquée parfois aux sources du droit international. L'acte
juridique est un acte entrepris consciemment par le sujet de droit en
vue de produire un certain effet juridique. C'est un «procédé»
volontaire de création de droits et d'obligations, selon la définition
que nous avons donnée à ce terme plus haut. Le fait juridique, pour
sa part, est un état, une occurrence naturelle ou sociale ou un com-
portement auquel le droit attribue un effet juridique, en dehors de
toute intention du sujet à cet égard.
C'est une classification des obligations du sujet du droit selon le
rôle de sa volonté dans leur création. Et c'est là que réside sa signi-
fication profonde: l'acte juridique est «autonormateur», alors que le
fait juridique est «heteronome», c'est-à-dire «qui reçoit de l'exté-
rieur les lois qui le gouvernent», selon la définition donnée par Le
Grand Robert.
La transposition de cette distinction aux sources du droit objectif,
196 Georges Abi-Saab

tout en étant techniquement «faisable», n'a plus la même significa-


tion ; car le droit objectif est par définition transpersonnel, dépassant
les sujets de droit pris individuellement. Cette signification se réduit
alors à souligner le caractère conscient ou inconscient — ou
« spontané », dans la terminologie de certains auteurs italiens — du
processus de création du droit.
Seuls les traités, parmi les sources formelles mentionnées dans
l'article 38, se qualifieraient ainsi comme actes juridiques (nous
reviendrons sur la question des traités comme source du droit inter-
national général). La coutume et les principes généraux sont évidem-
ment des sources d'un droit «spontané», donc tombant par défini-
tion sous l'autre terme de l'alternative, dans la catégorie des faits
juridiques. Ce qui illustre bien le malaise que nous cause l'applica-
tion de cette distinction aux sources du droit objectif.
En ce qui concerne les sources ne figurant pas dans l'article 38,
les actes unilatéraux et les résolutions des organisations internatio-
nales, elles tombent toutes les deux dans la catégorie des actes juri-
diques. Mais les actes unilatéraux ne peuvent être que source d'obli-
gations, non pas de droit objectif. A moins qu'on ne considère, avec
une certaine doctrine française 13°, que les résolutions sont des actes
unilatéraux des organisations internationales. Cependant là aussi,
cette qualification juridique — bien que techniquement valable et
même pertinente pour certains types de résolutions — passe à côté
de l'essentiel, du but et de la fonction réelle et, partant, de la vraie
nature de la résolution normative en tant que «support» du droit
international général ; et cela même si on la qualifie d'«acte unilaté-
ral autoritaire» '31. Car on projette ce qui est conçu dans et pour le
contexte de la disposition par les sujets de droits de leurs droits et
obligations propres, au domaine de la création du droit objectif,
c'est-à-dire de l'agencement juridique de la société en général.
Si nous limitons la signification de cette distinction au caractère
«conscient» ou « inconscient » de la production de l'effet juridique et
si nous examinons les sources du droit objectif sous cet angle, nous
arrivons au résultat paradoxal suivant: la plupart de la doctrine et
même ceux qui qualifient les résolutions d'«actes juridiques» ne les
considèrent pas comme des « sources » de droit à proprement parler.

130. Par exemple, P. Reuter, Droit international public, 6e éd. (collection The-
mis), Paris, PUF, 1983, p. 163; J.-P. Jacqué, Eléments pour une théorie de l'acte
juridique en droit international public, Paris, LGDJ, 1972, pp. 345 ss.
131. J.-P. Jacqué, ibid., p. 361.
Cours général de droit international public 197

Une grande majorité de la doctrine, à l'instar de sir Gerald Fitzmau-


rice, considère que le traité — l'autre acte juridique et le seul parmi
les sources formelles mentionnées dans l'article 38 (comme par
ailleurs les actes unilatéraux des Etats) — ne peut jamais servir de
source formelle au droit international général; en d'autres termes, il
ne serait toujours que source d'obligations.
Cela revient à dire que le droit international général, droit objectif
par excellence, ne peut se produire dans la communauté internatio-
nale que de manière «spontanée» ou inconsciente; que tout effort
autonormateur ou d'auto-organisation conscient ou volontaire de la
part de cette communauté à l'échelle globale est une tâche impos-
sible.
Est-ce vrai ? Est-ce toute la vérité ?

4. La problématique des sources du droit international général

a) La notion de droit international général

Avant d'examiner la problématique des sources du droit interna-


tional général, il faut préciser ce que nous entendons par ce terme,
parfois utilisé par la Cour internationale de Justice l32 .
En premier lieu, à quoi se rapporte le qualificatif «général » ? Est-
ce la généralité ratione materiae, dans le sens de l'abstraction de la
proposition normative, le fait qu'elle ne vise pas une ou quelques
instances spécifiques, mais qu'elle s'applique chaque fois que les
conditions de son application sont réunies sans qu'on puisse en
déterminer le nombre à l'avance; et cela même si elle s'appliquait
seulement entre deux sujets de droit? 133 Ou est-ce la généralité
ratione personae, dans le sens du caractère transpersonnel ou imper-
sonnel de la norme, de son applicabilité à tout sujet de droit qui se
trouverait dans la situation envisagée par cette norme? Sans entrer
dans des débats sémantiques, il est clair qu'en droit international le

132. Par exemple, affaire des Pêcheries norvégiennes, CIJ Recueil 1951,
p. 126 (il est à relever également qu'aux pages 130, 131, 133 la Cour utilise en
français le terme «droit international commun», traduit en anglais par «general
international law ») ; affaires du Plateau continental de la mer du Nord, CIJ
Recueil 1969, p. 28, par. 37 ; affaire du Golfe du Maine, CIJ Recueil 1984, p. 294,
par. 94 ; affaire du Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte), CU
Recueil 1985, p. 39, par. 46; affaire des Activités militaires et paramilitaires au
Nicaragua, CIJ Recueil 1986, p. 92, par. 173.
133. Voir J.-P. Jacqué, op. cit. supra note 130, p. 485.
198 Georges Abi-Saab

qualificatif général revêt la seconde signification, pour désigner le


droit international universel.
Dans ce sens impersonnel, la « généralité » est un attribut essentiel
de la «règle» de droit. Il est vrai que chez Kelsen, qui ne parle pas
de règles mais de normes, la «généralité» n'est plus un attribut
essentiel ou un élément constitutif de la norme, notion qui recouvre
chez lui aussi bien les normes générales qu'individuelles.
Par ailleurs, certains considèrent que c'est une spécificité du droit
international, étant donné le nombre limité de ses sujets, que d'avoir
des règles qui ne sont jamais vraiment impersonnelles et générales.
Leurs implications sont en effet prévisibles d'avance pour chacun
des sujets, et sont adaptées en conséquence. Cependant, il s'agit là
d'une opinion critiquable, issue d'une thèse volontariste extrême qui
réduit le droit international à un amalgame d'arrangements particu-
liers ou ad hoc, et qui, même si elle recouvrait une part de vérité au
tournant du siècle (ce que je ne crois pas), le serait beaucoup moins
aujourd'hui avec l'universalisation du droit international.
Cela ne veut pas dire qu'il ne peut y avoir des règles spéciales
pour certaines catégories d'Etats, mais qui s'appliqueraient à tous les
Etats qui se trouveraient dans ces catégories — par exemple les règles
concernant les Etats sans littoral — ce qui en fait des règles générales
(à moins qu'il ne s'agisse d'un droit particulier régional ou sectoriel) ;
ou que certaines règles générales ne puissent trouver leurs origines
dans des situations particulières ou exemplaires. Le propre de la cou-
tume est d'ailleurs de suivre une telle trajectoire.

b) Les sources du droit international général


Ainsi qu'on l'a vu, par «prudence judiciaire», la Cour internatio-
nale de Justice préfère trancher les affaires qui lui sont soumises sur
la base du titre juridique le plus étroit. Pourtant, quand la Cour
invoque le droit international général ou une règle ou un principe de
droit international général (ou encore ce qu'elle appelle une règle ou
un principe général du droit international, ce qui n'est pourtant pas
la même chose134), elle traite cette règle ou ce principe de manière

134. La « généralité » se réfère ici à des qualités attenantes au contenu même de


la norme et à son statut, c'est-à-dire à son enracinement, son rang et son impor-
tance dans le système juridique international plutôt qu'à son champ d'application.
Voir G. Abi-Saab, Développement progressif des principes et normes du droit
international relatif au nouvel ordre économique international : Etude analytique,
loc. cit. supra note 102, p. 27, par. 13-18.
Cours général de droit international public 199

axiomatique, comme une évidence dont l'existence et la provenance


n'ont pas à être prouvées135. En d'autres termes, la Cour identifie
dans ce cas la règle par elle-même ou par son libellé et non par sa
source. Elle utilise, si nous voulons nous référer aux catégories de
Hart, la règle de reconnaissance et non pas les règles de changement.
Ce qui suscite plusieurs interrogations concernant les sources du
droit international général, dont deux méritent une mention spéciale.
En premier lieu quelles sont, parmi les sources formelles, celles
qui peuvent produire du droit international général? Est-ce seule-
ment la coutume, éventuellement épaulée à titre subsidiaire par les
principes généraux, comme peuvent le laisser entendre certaines
formules de la Cour136 et comme le prétend la quasi-totalité de la
doctrine? Personnellement, je ne le crois pas.
Il est vrai que jusqu'ici nous n'avons connu, ou plutôt reconnu,
qu'un seul vecteur, la coutume, pour mettre des règles sur l'orbite du
droit international général. Mais il n'y a aucune nécessité logique
intrinsèque pour qu'un tel résultat ne puisse être réalisé par l'inter-
médiaire d'autres vecteurs tel un traité à vocation universelle. En
d'autres termes, il n'y a aucune raison pour qu'une telle règle puisse
être générée par un certain nombre de précédents considérés comme
suffisants pour établir l'existence d'une coutume générale ou univer-
selle, mais pas par un traité accepté par un grand nombre d'Etats, du
moins aussi grand que celui des Etats impliqués dans les précédents
utilisés pour établir l'existence de la règle coutumière. Car, avec le
passage du temps et surtout l'élargissement du cercle formel des
adhérents au-delà d'un minimum critique, le traité en tant que tel
finit par structurer, l'environnement et les attentes juridiques; en

135. Cf. P.-M. Dupuy, «Le juge et la règle générale, RGDIP, 93 (1989),
pp. 569-597.
136. Par exemple, affaires du Plateau continental de la mer du Nord, CU
Recueil 1969, p. 28, par. 37: «une règle de droit international général qui, de
même que les autres règles de droit international général ou coutumier... » ; affaire
des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua, CtJ Recueil 1986, p. 92,
par. 172:
« Selon les Etats-Unis, il n'existerait pas d'autre droit international général
et coutumier sur lequel le Nicaragua puisse fonder ses demandes que celui de
la Charte...»
L'inférence vient du fait que les deux termes ou qualificatifs «général» et «cou-
tumier» sont employés de manière alternative ou cumulative qui implique leur
identité. Mais il faut préciser que dans les deux cas cet emploi des termes inter-
vient dans le cadre de la présentation par la Cour des arguments de l'une des par-
ties, et sont attribuables par conséquent à cette partie plutôt qu'à la Cour elle-
même.
200 Georges Abi-Saab

d'autres termes par générer une opinio juris généralisée, si l'on veut.
A mon avis cependant il n'y a pas deux types de sentiment d'obliga-
tion juridique, l'un généré par voie de coutume, l'autre par voie de
traité ; soit on a la conviction d'être juridiquement obligé soit on ne
l'a pas.
La seconde interrogation concernant les sources du droit interna-
tional général, qui n'est pas sans lien avec la première, est celle de
savoir si une règle de droit international général peut être incarnée
par deux sources à la fois. C'est une question qui s'est posée avec
une acuité particulière dans l'affaire des Activités militaires et para-
militaires au Nicaragua l37, notamment par rapport au principe de
l'interdiction du recours à la force, étant donné les réserves attachées
à la déclaration d'acceptation par les Etats-Unis d'Amérique de la
juridiction obligatoire de la Cour internationale de Justice, qui
excluait l'application en l'espèce des traités multilatéraux, y compris
la Charte des Nations Unies, et par voie de conséquence de son
article 2, paragraphe 4.
Les Etats-Unis ont soutenu que le droit coutumier en la matière a
été «résumé et supplanté» («subsumed and supervened » ; à traduire
plutôt par «intégré et remplacé») par le droit conventionnel, dont la
Cour ne pourrait faire abstraction pour trancher l'affairel38. La Cour
a rejeté cette objection, en affirmant l'existence continue d'une
norme coutumière en la matière, parallèle à celle de la Charte, sur la
base de la démonstration suivante. En premier lieu, la Cour constate
que les deux normes ne sont pas identiques quant à leur contenu,
mais plutôt complémentaires. La règle de la Charte renvoie au droit
coutumier sur plusieurs points importants, comme le laisse entendre
l'adjectif «droit naturel» (inherent right) qui décrit la légitime
défense dans l'article 51, par exemple en ce qui concerne la condi-
tion de proportionnalité ou la définition de la condition préalable
d'«agression armée». De même pour ce qui est du principe de non-
intervention qui est également invoqué en l'espèce. En second lieu,
la Cour affirme que même si le contenu normatif des deux règles
était identique, la règle coutumière ne perdrait pas nécessairement
toute autonomie d'application, car elle a un «cycle de vie» différent
de celui du traité (qui peut être suspendu ou résilié dans certaines
conditions qui ne s'appliquent pas à la coutume) et les modalités

137. CU Recueil 1986, p. 92, par. 172.


138. Ibid., pp. 92-93, par. 173-174.
Cours général de droit international public 201

de leur interprétation et de leur application sont également diffé-


rentes139.
La Cour cite son arrêt dans les affaires du Plateau continental de
la mer du Nord de 1969140, comme ayant clairement admis l'hypo-
thèse de 1'«existence de règles identiques en droit international
conventionnel et coutumier» l41. Et il est vrai que les deux arrêts
traitent des rapports entre traités et coutume. Cependant, la problé-
matique n'est pas la même dans les deux cas. En 1969, il s'agissait
de l'interaction dynamique des deux types de normes et plus particu-
lièrement de la possibilité pour le droit conventionnel de provoquer
ou d'influencer l'évolution du droit coutumier. Alors qu'en 1986 il
s'agissait de la possibilité d'une coexistence continue de ces deux
ordres de normes une fois qu'elles ont atteint leur maturité.
Dans cette dernière hypothèse, le raisonnement de la Cour est
impeccable tant qu'il y a complémentarité entre les deux ordres de
règles. Mais en dehors de cet effet cumulatif, peut-il y avoir deux
normes ou règles de droit international général qui seraient soit iden-
tiques soit contradictoires dans leur contenu et leurs effets ? A mon
avis, il ne saurait y avoir qu'une seule norme, ou «prescription de
comportement exigible», sur un même objet en droit international
général. D'autres normes divergentes ratione materiae peuvent
éventuellement exister, mais seulement en tant que régimes particu-
liers ou droit spécial (à condition que la norme générale ne relève
pas du jus cogens), ou bien en tant qu'exceptions ou limites admises
à la règle et qui, en tant que telles, font partie de la règle ou du
régime général l42 .
Peut-il exister, en revanche, deux normes identiques en droit inter-
national général, l'une par voie de coutume l'autre par convention?
Par exemple une disposition de la Charte avec un Doppelgänger ou
un reflet de miroir de nature coutumière ? La Cour paraît accréditer

139. CU Recueil 1986, pp. 93-96, par. 175-178.


140. CU Recueil 1969, p. 3.
141. CU Recueil 1986, p. 95, par. 177.
142. Il se peut que par dysfonction du système juridique de telles règles contra-
dictoires apparaissent à un moment donné; notamment si l'harmonisation entre
elles ne peut se faire ou s'opérer spontanément, mais seulement à travers un pro-
cessus d'ajustement dans le temps, comme dans le cas de conflit entre les lois
d'une fédération et celles d'un Etat fédéré, ou entre le droit international et le droit
interne. Et cela d'autant plus dans un système comme le droit international, qui ne
dispose pas d'un contrôle judiciaire obligatoire de la légalité. Mais il s'agit là de
problèmes relevant du fonctionnement plutôt que du contenu normatif du système
juridique.
202 Georges Abi-Saab

cette hypothèse, en affirmant que l'arrêt de 1969 l'a admise et en


remarquant que « bien des règles énoncées dans la Charte ont main-
tenant acquis un statut indépendant de celle-ci» l43. Cependant, cette
position semble être basée sur la présupposition que seule la cou-
tume peut prétendre au rang de droit international général; ce qui
transparaît à travers la phrase citée ci-dessus à propos de la Charte
des Nations Unies, et qui explique toute la démarche logique de
l'arrêt de 1969.
Si nous acceptons cette présupposition, il ne peut jamais y avoir
identité absolue entre les deux règles, car au moins leur champ
d'application ratione personae sera toujours différent, la règle
conventionnelle étant toujours du droit international spécial, même
si les deux ont le même contenu normatif ratione materiae. Mais,
même dans ce cas, peut-il vraiment y avoir un droit spécial ayant
exactement le même contenu que le droit général? Et s'agirait-il
alors de deux normes vraiment distinctes, ou simplement de diffé-
rentes expressions de la même norme qui existe en dehors
d'elles? 144
De toute manière, si nous admettons que le traité et même à la
limite la résolution normative peuvent directement exprimer ou ser-
vir de support au droit international général, cette différence dans le
champ d'application ratione personae des deux types de normes dis-
paraîtrait et nous pouvons nous demander à quelles fins utiles servi-
rait un tel dédoublement.
Comment concilier l'unicité de la norme et la dualité de la
source ? Une explication possible pourrait résider dans le fait que la
proposition normative d'un principe général (et a fortiori d'une
réglementation juridique d'un domaine entier), telle l'interdiction du
recours à la force, est nécessairement très complexe, composée de
plusieurs éléments dont chacun peut faire l'objet d'une règle plus
concrète, portant par exemple sur la description du comportement
exigible, sur les conditions et les modalités d'application de la

143. CU Recueil ¡986, p. 97, par. 181.


144. Dans ses Principles of International Law (New York, Reinhart, 1952,
p. 6), Kelsen distingue la «norme juridique» de la «règle juridique », la première
étant la prescription du comportement exigible, alors que la «règle» n'est que la
«description scientifique» de cette norme. Sans accepter nécessairement ces défi-
nitions, la distinction entre la prescription ou l'injonction juridique en elle-même
et «sa description», surtout si l'on remplace cette dernière pour nos besoins par
«son expression», peut nous fournir un début de réponse à l'interrogation soule-
vée dans le texte.
Cours général de droit international public 203

norme, sur les limites, exceptions ou cas d'exclusion de son applica-


tion, ou encore sur les conséquences juridiques du comportement
conforme ou non conforme à la norme.
Chacun de ces éléments constitue une brique ou une pierre de
construction (a building block) de la proposition normative générale.
Et la pluralité de ces composantes explique l'éventuelle diversité des
sources d'où elles proviennent. Cependant, une fois qu'elles intè-
grent et complètent la proposition normative générale, elles font par-
tie d'un tout et participent de sa nature et de sa qualité de droit inter-
national général, abstraction faite de la source, du support ou du
vecteur qui les a amenées jusque-là. A ce stade, ce qui compte n'est
plus tant d'où elles sont venues, mais ce qu'elles sont devenues. En
d'autres termes, pour employer une image, les origines diverses des
pièces détachées qui entrent dans la construction d'une machine
n'infirment aucunement l'unicité de cette machine et impliquent
encore moins l'existence de plusieurs machines. De même, une fois
sur l'orbite du droit international général, les diverses composantes
se fondent en un tout de manière à constituer un unicum normatif, et
non une multitude de normes séparées reflétant chacune cet unicum,
selon sa propre source.
On arrive ainsi à une situation où la juridicité, ou l'appartenance
au système juridique, se mesure par ce que Hart appelle la «règle de
reconnaissance», c'est-à-dire par les conditions de validité intrin-
sèque de la règle qu'on vérifie dans la règle elle-même, plutôt que
par les «règles de changement» afférentes aux sources ou aux ori-
gines de la règle. Nous avons vu que c'est déjà le cas des règles
issues de la coutume ancienne mouture. Mais il s'agit là, également
de celles issues d'autres sources possibles du droit international
général, en particulier de ce que j'ai appelé la «nouvelle coutume»
et dont la teneur des conditions qu'elles doivent remplir n'a pas
encore acquis un profil très accusé.

5. Critique de la théorie traditionnelle des sources

Les problèmes que la théorie traditionnelle des sources laisse sans


réponse, et le sentiment d'insatisfaction qui s'ensuit, relèvent à mon
avis de son caractère dichotomique, se basant, comme elle le fait,
sur des catégories trop contrastées et des critères trop tranchés par
rapport à la réalité qu'ils s'efforcent de saisir et d'expliquer. Elle
représente le développement du droit en termes d'explosions et de
204 Georges Abi-Saab

ruptures, plutôt que de transitions et de transformations, ou comme


un processus continu et en constante évolution. C'est une analyse
statique, ou d'états «statiques comparés», plutôt que dynamique, des
phénomènes juridiques en mouvement, qui par la force des choses
ne peut capter la nature de leur mouvement.
Les dichotomies abondent, charriant avec elles une présomption
de séparation hermétique et radicale entre :
i) sources matérielles, c'est-à-dire celles qui proviennent de la
société ou de l'environnement du système juridique, et sources
formelles, les mécanismes propres du système ;
ii) sources principales, traités et coutume, plus les principes géné-
raux, et sources auxiliaires, la jurisprudence et la doctrine ;
iii) droit et équité; et pour cette dernière entre équité intra legem et
équité extra legem ; enfin, entre
iv) droit et prédroit, en le rebaptisant non-droit.
Nous aboutissons ainsi à une théorie de création juridique par
«big bang», pour pouvoir enjamber le hiatus radical, infranchis-
sable, créé par toutes ces dichotomies; en d'autres termes, pour
expliquer le passage du «néant» à 1 ' « être » juridique par l'interven-
tion ponctuelle d'un deus ex machina ou d'un créateur qu'on appelle
«source formelle» et dont le «type idéal» est le législateur.
En réalité, cependant, le droit international, comme tout droit, ne
provient pas d'un «néant» ou d'un vide social et ne surgit pas tou-
jours dans l'univers juridique par un «big bang». Dans la plupart
des cas, il s'agit d'une croissance progressive et imperceptible, à
travers le processus de l'émergence des valeurs en société145: de
nouvelles idées se manifestent et prennent racine ; elles se durcissent
en valeurs qui deviennent de plus en plus impérieuses dans la
conscience sociale; au point de donner lieu à un sentiment social
irrésistible que ces valeurs doivent être formellement sanctionnées et
protégées. Un point qui marque le seuil du droit ou de la

145. Il faut préciser que seules les idées et les valeurs sociales — c'est-à-dire
celles qui sont largement partagées et non pas les simples desiderata individuels
— peuvent se transformer en règles de droit. Car le droit est ni pure idée, idéolo-
gie ou idéal, ni un simple pouvoir social ou simple force brutale. Il s'agit plutôt
des idées portées par suffisamment de pouvoir social ; et aucune de ces deux com-
posantes ne peut survivre par elle-même comme droit: pas pour très longtemps en
tout cas pour ce qui est de la simple force; et pas immédiatement pour ce qui est
des idées, du moins pas avant qu'elles n'arrivent à mobiliser suffisamment de
pouvoir social derrière elles.
Cours général de droit international public 205

juridicité l46 , mais qui est très difficile à épingler ou à identifier exac-
tement sur la courbe de ce long processus de transformation progres-
sive à travers la zone grise qui sépare la valeur sociale émergente de
la règle de droit bien établie. Une zone qui est très difficile, et par-
fois même impossible, à diviser a posteriori entre les deux. En
d'autres termes, le seuil du droit positif, ou la frontière entre le droit
et le prédroit, la lex lata et la lex ferenda, ne peut pas toujours être
clairement défini.
A moins évidemment, que ce seuil ou ce passage ne soit marqué
par un rituel ou une procédure de consécration. Mais, comme on l'a
déjà vu, cela n'est guère le cas des règles du droit international géné-
ral, qui doivent se former à travers le processus cumulatif déjà
esquissé, c'est-à-dire en traversant cette zone grise. Un processus
dont une analyse plus poussée pourrait indiquer la direction d'une
approche alternative, moins schématique, réductionniste et dichoto-
mique que la théorie traditionnelle des sources.

6. Epilogue : L'éloge de l'ambiguïté; ou défense et illustration


du rôle de la « soft law » en droit international contemporain

Ce qui vient d'être dit de la théorie traditionnelle des sources est


illustré par les critiques adressées à la notion de soft law, devenue la
cible de choix des attaques conservatrices qui la présentent comme

146. Pour que les valeurs, qui sont une émanation sociale directe, deviennent
droit, elles doivent être saisies par le système juridique et traduites en ses propres
termes. Autrement dit, elles doivent être circonscrites (et peut-être même rava-
lées), en les réduisant à des critères objectifs, c'est-à-dire qui se prêtent à une
application et à une vérification juridique avec le moins de controverses possibles.
Cela ne signifie cependant pas que tous les critères objectifs de la norme consa-
crant la valeur sociale doivent être définis avec le même degré de spécificité avant
que le seuil de la juridicité ne soit atteint. En effet, toutes les théories de l'évolu-
tion du droit admettent que le cycle de vie de toute norme comporte toujours une
marge d'imprécision et un élément d'élaboration continue: qu'il s'agisse de la
théorie aristotélicienne ou néothomiste du droit comme une finalité en perpétuel
devenir qui s'explicite et se précise en fonction des conditions changeantes qui
l'environnent; ou de la théorie d'Ihring du droit comme moyen vers une fin, et
son développement comme une lutte permanente pour réaliser cette fin ; ou des
théories sociologiques du droit comme un registre de l'équilibre des intérêts en
société ou comme un instrument d'architecture sociale (social engineering) ; ou de
la théorie marxiste du droit comme un élément de la superstructure, enregistrant à
la manière d'un accord d'armistice l'état de la lutte des classes à un moment
donné. Toutes ces théories de la dynamique juridique font apparaître la marge
d'indétermination ou de jeu dans l'évolution du droit, qui rend précisément pos-
sible cette évolution, et que nous ne pouvons ignorer sans faire violence à la réa-
lité.
206 Georges Abi-Saab

un phénomène ou une excroissance pathologique incarnant tout ce


qui ne va pas en matière de production normative en droit internatio-
nal contemporain; et cela, toujours selon les mêmes critiques, en
érodant la distinction entre le droit et le non-droit et en permettant de
remplacer le vrai droit par du faux ou du moins bon.

a) Quelques clarifications

Avant d'examiner le bien-fondé de ces critiques, trois clarifica-


tions concernant le terme et la notion même de soft law s'imposent.
La première, de nature historique, se rapporte à l'origine du
terme. L'expression «soft law» remonte, comme nous l'avons déjà
mentionné, à lord McNair, qui l'a formulée initialement pour dési-
gner le droit en forme de propositions ou principes abstraits, par
opposition à la hard law, le droit concret, vécu, ou opératoire, issu
de l'épreuve judiciaire. C'est seulement depuis la fin des années
soixante que le terme est utilisé couramment dans son sens actuel
d'un droit dont la juridicité (et la force contraignante) est ambiguë
ou mise en question147.
La deuxième clarification se rapporte à la traduction française du
terme. Soft en anglais est un adjectif neutre qui peut désigner des
qualités positives ou négatives. Sa traduction française courante par
«mou» privilégie la connotation négative (amolli, avachi, flasque).
Mais soft peut signifier également doux, tendre, souple, moelleux ou
malléable ; des qualités plutôt positives même pour le droit ; il suffit
de penser au Flexible droit de Jean Carbonnier148. C'est la raison
pour laquelle on peut lui préférer la traduction élégante du terme par
François Rigaux en «droit assourdi», qui, tout en évoquant l'atténua-
tion et la modestie, ne comporte aucun soupçon de dénigrement149.
Enfin, la troisième et de loin la plus importante clarification porte

147. On peut déceler un intérêt parallèle relativement récent pour la notion de


soft law dans le droit interne, qui reflète un changement de perspective, s'éloi-
gnant de la vision monolithique du droit comme instrument de contrainte hiérar-
chique, pour le concevoir également comme moyen de réalisation d'un projet de
société partagé entre les sujets, un droit négocié, dans les sociétés démocratiques,
de plus en plus complexes et segmentées (voir, en général, Charles-Albert Morand
(dir. pubi.), L'Etat propulsif: Contribution à l'étude des instruments d'action de
l'Etat, Paris, Publisud, 1991.
148. Paris, LGDI, 1983.
149. François Rigaux, «Les situations juridiques individuelles dans un sys-
tème de relativité générale. Cours général de droit international privé», RCAD1,
tome 213 (1989-1), pp. 362, 375.
Cours général de droit international public 207

sur le réfèrent ou ce qui est qualifié de soft. Car la plupart de la


confusion et des malentendus qui alimentent la controverse sur la
soft law provient de ce qu'on ne spécifie pas s'il s'agit de la norme,
c'est-à-dire de la proposition normative elle-même, ou du support
qui la porte; du negotium ou de Y instrumentum; du contenu ou du
contenant.
Si c'est la norme ou la règle en tant que telle, alors on doit
admettre que des supports ou des instruments très durs, les traités
par exemple, portent souvent des normes très molles, en ce sens
qu'elles ne sont pas suffisamment concrètes en tant que propositions
normatives pour que leur application puisse se prêter à une vérifica-
tion objective.
Si, en revanche, il s'agit du support ou de l'instrument; alors sa
mollesse ou plutôt sa «moellesse», l'ambiguïté de son statut juri-
dique, comme nous l'avons vu dans la discussion des résolutions
normatives et de la «nouvelle coutume», ne préjuge en rien du statut
juridique de la règle qu'il porte. Ce statut doit simplement être
recherché en allant au-delà de celui du support en tant que tel, pour
établir la signification extrinsèque de cet instrument et des négocia-
tions et circonstances qui ont entouré son adoption, au lieu de s'arrê-
ter à sa valeur intrinsèque en tant qu'instrument ou titre juridique150.
Ce qui n'est pas à première vue évident et qui nous amène aux cri-
tiques adressées à la soft law.

b) « Le seuil du droit »

La première critique adressée à la soft law est qu'elle accroît


l'incertitude du droit en brouillant la distinction entre droit et non-
droit, ou en d'autres termes en escamotant le problème du seuil du
droit qui sépare la lex lata de la lex ferenda.
La question du seuil du droit est évidemment importante. Mais la
création et l'évolution du droit, et notamment du droit international,
ne se réduisent pas à cela, comme on vient de le voir. Les capsuler
et les formuler exclusivement en termes de seuil, c'est adhérer à la

150. La Cour a employé un langage et des critères similaires dans son évalua-
tion de la signification et des effets juridiques des actes unilatéraux des Etats dans
l'affaire des Essais nucléaires (Australie c. France) (CU Recueil 1974, p. 253),
quand elle dit des déclarations de la France qu'elles «doivent être envisagées
comme un tout», et qu'elles constituent «un engagement de l'Etat, étant donné
leur intention et les circonstances dans lesquelles elles sont intervenues» (ibid.,
p. 269, par. 49; l'italique est de nous).
208 Georges Abi-Saab

théorie instantanée ou «big bang» de la création du droit, en igno-


rant tout ce qui précède ce point, c'est-à-dire le processus cumulatif
qui a mené à lui et qui continue au-delà. Par ailleurs, vouloir à tout
prix imposer des seuils et des frontières à des notions et des phéno-
mènes juridiques continus comporte nécessairement une bonne part
d'artifice et d'arbitraire.
Mais même s'il faut tracer une frontière ou un seuil a posteriori
dans la zone grise traversée par le processus cumulatif, il reste à pré-
ciser ce qu'on veut marquer par ce seuil, en d'autres termes à définir
le test de la juridicité. Et là aussi, nous devons éviter l'écueil du
réductionnisme, car, comme on l'a vu, juridicité ne signifie pas
nécessairement obligatoriété et pertinence ou effet juridique ne se
réduit pas seulement à effet obligatoire.
Selon les adeptes de la théorie traditionnelle, une proposition nor-
mative (ou l'instrument qui la porte) est juridique dans la mesure où
elle est apte à être appliquée par un tribunal international; en
d'autres termes, dans la mesure où ses effets, c'est-à-dire les droits
et obligations qui en découlent, sont justiciables. Le test de la juridi-
cité se réduirait ainsi à la justiciabilité. Cependant, il s'agit là d'un
critère hautement restrictif qui ne cadre pas avec la réalité juridique,
car il disqualifierait une bonne partie des règles constitutionnelles et
même du droit public en général, pour ne pas mentionner le droit
international où, selon les termes de la Cour internationale de Justice
elle-même,
«l'existence d'obligations dont l'exécution ne peut faire, en
dernier ressort, l'objet d'une procédure judiciaire a toujours
constitué la règle plutôt que l'exception» ' 5I .
Si ce test est par trop étroit pour accommoder certains types de
règles bien établies, il l'est davantage encore pour les règles en for-
mation, qui se trouvent dans la zone grise. Ces dernières soulèvent
une question épistémologique relevant de la sociologie de la
connaissance: quels sont l'objet et le champ légitimes de l'investiga-
tion juridique? Est-ce seulement prendre acte du droit une fois qu'il
a atteint sa pleine maturité, pour l'interpréter en l'état, c'est-à-dire

151. Affaire du Sud-Ouest africain (deuxième phase), CU Recueil 1966, p. 44,


par. 86. Il est vrai que la justiciabilité peut être présentée en fonction de facteurs
endogènes (ayant trait au contenu de la règle ou des différends qui s'y réfèrent) ou
exogènes (de par l'absence d'habilitation juridictionnelle pour connaître de ces
différends). Le résultat reste cependant le même.
Cours général de droit international public 209

comme une donnée statique; ou plutôt appréhender le phénomène


juridique dans sa globalité, dès sa conception, à travers les diffé-
rentes phases vers la maturité, et dans ses transformations ultérieures
aussi bien que dans ses différentes variétés, qu'elles soient justi-
ciables ou non justiciables? Et comment peut-on comprendre com-
plètement l'édifice juridique fini sans prendre en considération les
différentes pierres de construction et les différentes phases de sa for-
mation qui constituent son parcours et ses origines «génétiques»,
quel que soit le nom qu'on leur donne: soft law, hard law, lex lata,
lex ferenda!
La pertinence juridique du droit en formation n'est cependant pas
exclusivement épistémologique ou cognitive, ni seulement rétrospec-
tive, en ce sens qu'elle ne se présente qu'une fois que les règles ont
atteint leur maturité, pour comprendre comment elles sont devenues
ce qu'elles sont. Car les phases intermédiaires et les briques ou
pierres de construction produisent des effets juridiques immédiats
bien que de manière indirecte ou par ricochet, comme on le verra
plus loin.

c) « La qualité » et les variétés du droit

La seconde critique de la soft law, qui est en réalité une autre


manière de formuler le même grief, souligne le danger qu'elle repré-
sente pour la qualité du système juridique international, celui de
remplacer le vrai droit par du faux, ou du moins par un sous-produit,
à la manière de la loi de Gresham selon laquelle «la mauvaise mon-
naie chasse la bonne de la circulation». Ce qui serait sans doute
vrai, à supposer qu'on accepte comme exacts pour le moment les
qualificatifs vrai et faux, si la soft law était utilisée en lieu et place
plutôt qu'à côté de la hard law. Mais tel n'est pas le propos de la
soft law.
Il est vrai que la soft law peut jouer un rôle contestataire et révi-
sionniste important, en mettant en question le droit existant et en
exprimant les tendances souhaitées pour son changement. Mais
même là, elle ne le remplace pas simplement; car elle peut détruire
la règle ou réduire sa crédibilité sans plus, comme elle peut préfigu-
rer une nouvelle règle; mais celle-ci doit se consolider autrement.
Ces deux cas de figure révèlent le rôle dynamique et le second le
rôle, également constructif, que peut jouer la soft law aux côtés de la
hard law.
210 Georges Abi-Saab

En effet, de par sa souplesse et sa fluidité, la soft law peut se


déployer là où la hard law ne peut ou n'ose s'aventurer. Son rôle
propre est par conséquent d'étendre l'empire du droit, pour emprun-
ter un titre de Ronald Dwarkin l52 ; et cela de deux manières com-
plémentaires, mais différentes.
En premier lieu, la soft law explore et défriche les nouvelles aires
d'expansion de la réglementation juridique. En d'autres termes, elle
joue le rôle d'éclaireur et de tête de pont de cette expansion, démar-
quant les nouveaux territoires de la réglementation, articulant l'inté-
rêt commun ou la valeur commune qui lui sert de but et d'objectif et
traçant les lignes générales qu'elle doit suivre, tout en incitant les-
Etats à aller de l'avant dans l'élaboration de cette réglementation ou
à l'affiner davantage dans son contenu et dans ses instruments.
La soft law sert ainsi de curseur et de locomotive au processus
dynamique et cumulatif du développement du droit et jalonne son
passage à travers la zone grise. Mais même si elle n'est qu'une étape
dans l'évolution du droit, un «droit vert» comme l'appelle le profes-
seur René-Jean Dupuy, il s'agit bien de «droit», avec certains effets
juridiques immédiats indéniables, mis à part le fait de fournir les
paramètres des règles en formation: établir l'intérêt et, partant, la
compétence internationale de régler juridiquement la matière en
question; l'exclure par là même du domaine réservé des Etats et
préempter ainsi l'action unilatérale discrétionnaire de ces Etats, avant
même l'avènement des règles précises qui l'interdisent ou la limitent
(ou du moins rendre cette action beaucoup plus difficile, en renver-
sant le fardeau de justification juridique, ce qui est en droit interna-
tional, en l'absence de pouvoirs judiciaire et exécutif centralisés, le
premier germe de l'obligation); infirmer ou affaiblir également les
règles contraires préexistantes en la matière et surtout la règle rési-
duelle de la liberté d'action en l'absence d'injonctions concrètes;
délégitimer l'action contraire et légitimer l'action conforme, avant
même l'aboutissement de la nouvelle réglementation.
Cette variété de soft law énonce ou exprime ainsi une prise de
conscience par la communauté internationale du besoin d'une cer-
taine réglementation juridique. Il est vrai que cette intention législa-
tive n'est pas suffisante en soi pour produire le résultat voulu; de
plus, elle ne prend pas en compte toutes les péripéties qui peuvent
interrompre le processus d'élaboration d'une telle réglementation.

152. Law's Empire, Cambridge, Harvard University Press, 1986.


Cours général de droit international public 211

Mais elle multiplie les probabilités de son aboutissement, au point d'im-


poser sa prise en considération immédiate par le droit. De sorte que,
sans être obligatoire et applicable en tant que telle directement, elle
produit certains effets juridiques immédiats, même s'ils sont du type
collatéral, indirect ou par ricochet; et cela non seulement en forme
de mesures provisoires de protection d'un « intérêt juridique futur»
probable ou en gestation, mais surtout en influençant la compréhen-
sion et l'application du droit préexistant, comme on vient de le voir.
En remplissant ce premier rôle d'étape dans l'évolution du droit,
la soft law d'aujourd'hui est ou énonce la hard law de demain. Il ne
s'agit pas, cependant, d'une lex imperfecta, d'un droit défectueux,
mais d'un droit en gestation, in statu nascendi, trop jeune encore
pour avoir tous les attributs et la force de la maturité.
La soft law peut également être elle-même le produit final et non
seulement une étape ou une phase intermédiaire dans le cycle de vie
du droit; le produit voulu ou le plus approprié pour l'utilisation ins-
trumentale qu'on envisage pour elle.
En effet, si l'on considère les fonctions du droit et son rôle en
société, et si nous nous détachons pour un moment de la conception
populaire du droit comme «limite» à l'action ou au comportement
— ce qui est vrai mais qui ne recouvre qu'une partie de la vérité —,
nous nous apercevons que le droit joue aussi un rôle grandissant
comme «facilité», par habilitation, mais surtout comme instrument
d'action collectivel53.
Le droit international classique, le «droit de coexistence», corres-
pond en grande partie à la conception étroite du droit, car il impose
surtout des obligations d'abstention ou de ne pas faire. Ces obliga-
tions sont par définition des «obligations de résultat» l54, car on ne
153. Sur ces rôles contrastés du droit voir G. Abi-Saab, International Crises
and the Role of Law : The United Nations Operation in the Congo, 1960-1964,
Oxford, OUP, 1978, pp. 198-200. Voir également, pour ce qui est du droit interne,
Ch.-A. Morand, op. cit. supra note 147.
154. Nous entendons ce terme dans le sens du droit civil, où la prestation exi-
gée est un résultat à atteindre et non pas seulement un effort en vue de l'atteindre ;
et non dans le sens qui lui est donné par le professeur Ago dans son projet
d'articles adopté par la Commission du droit international sur la responsabilité des
Etats (partie I), pour qui ('«obligation de résultat» requiert de l'Etat «d'assurer,
par un moyen de son choix, un résultat déterminé» (art. 21, par. 1) (comme les
directives en droit européen), alors que 1'«obligation de moyen» lui impose
«un comportement» — c'est-à-dire un moyen — «spécifiquement déterminé»
(art. 20). Voir Annuaire de la CD1, 29 (1977), vol. 2, deuxième partie, pp. 13-31.
Pour un point de vue proche du nôtre, voir Jean Combacau, « Obligations de résultat
et obligations de comportement : quelques questions et pas de réponse », Mélanges
offerts à Paul Reuter, Paris, Pedone, 1981, pp. 181-204.
212 Georges Abi-Saab

saurait imaginer une gradation dans l'abstention. C'est seulement à


propos de cette variété particulière de droit que se vérifie ce que
disent certains auteurs, que le droit, entendu comme produit fini, est
dur ou il n'est pas.
En revanche, le droit international de coopération, qui occupe de
plus en plus d'espace en droit international contemporain, prescrit
une action collective dans la poursuite d'un but commun. Il sert ainsi
de plan pour la réalisation de cette action collective et pour la répar-
tition des tâches entre les sujets, en imposant surtout des obligations
de faire et en les dosant selon les possibilités de chacun. Ce sont lar-
gement des «obligations de moyen», car la réalisation complète de
la prestation de chacun dépend de trop de facteurs exogènes, y com-
pris la réalisation par les autres sujets de leurs propres prestations,
pour que l'ordre juridique puisse raisonnablement tenir un seul des
sujets pour garant de ce résultat quelles que soient les circonstances.
Une loi adoptant le budget n'est pas tellement différente; ni la
plupart du droit public, où des fonctions qui doivent être remplies en
vue d'atteindre certains buts communs se traduisent par des habilita-
tions en forme d'octroi de pouvoirs et de compétences liés par ces
buts et d'obligations d'agir — c'est-à-dire d'exercer ces pouvoirs et
ces compétences dans la poursuite de ces buts — qui sont largement
des obligations de moyen.
La gradation de la marge de discrétion laissée aux sujets dans
l'exécution des obligations de moyen rend cette exécution, au-delà
d'un certain point, invérifiable par un contrôle objectif externe, tel le
contrôle judiciaire. De sorte que même quand de telles obligations
sont portées par des instruments contraignants comme des traités,
elles ne se prêtent pas à ce type de vérification. Nous parlons alors
d'un «contenu» soft.
Ce choix est dicté quelques fois par la nature même de l'objet de
la réglementation, par son caractère fluide et hautement changeant
ou dépendant de facteurs imprévisibles. C'est ce qui explique la
teneur très floue et la multiplication des échappatoires dans beau-
coup de conventions de réglementation économique, pour éviter de
les réviser en permanence.
Une autre alternative reste cependant ouverte aux Etats, s'ils esti-
ment qu'ils ne peuvent assumer des obligations contraignantes à
cause de la nature de l'objet ou de la conjoncture politique, tout en
considérant une certaine réglementation nécessaire ou utile pour gui-
der ou coordonner leurs actions. Plutôt que d'adopter un instrument
Cours général de droit international public 213

dur à contenu mou, qui ne servirait que de coquille vide, ne pouvant


remplir même minimalement la fonction de régulation dont ils ont
besoin, ils peuvent préférer adopter une réglementation significative
(c'est-à-dire à contenu dur) qu'ils incluront dans un instrument soft,
qui n'est pas contraignant en soi, pour éviter l'entrée en jeu des
règles secondaires de la responsabilité en cas de déviation.
C'est dans ce contexte que s'insère la problématique des «accords
non contraignants» (non-binding agreements); ce qui ne veut pas
dire que ces accords soient «dépourvus» de toute « portée juridique
entre leurs auteurs», comme le laisse entendre le libellé utilisé par
l'Institut de droit international pour les désigner155, ou qu'ils soient
des accords purement politiques ne produisant aucun effet sur le plan
du droit156. Même si l'effet obligatoire primaire est exclu par les
termes mêmes de l'accord ou par l'intention manifeste des parties,
ces accords gardent une certaine pertinence juridique et produisent
du moins des effets juridiques latéraux ou indirects du type décrit ci-
dessus, qu'on les explique de la même manière ou qu'on invoque la
bonne foi ou l'estoppel ou d'autres arguments techniques encore.
Car l'intention normative (ou législative) ne saurait être totalement
neutralisée ou dépourvue d'effets, quelle que soit la manière dont on
rationalise ou on explique ces effets.
En somme, la soft law n'est ni du non-droit ni une lex imperfecta.
Elle n'est pas non plus toujours et nécessairement un droit en gesta-
tion, car il peut s'agir également d'un droit différent, ou d'une
variété de droit qui remplit une fonction différente de celle du droit
limite ; non pas le droit du justicier ou du gendarme, mais celui, plus
discret et malléable, de l'architecte social.

155. «Textes internationaux ayant une portée juridique dans les relations
mutuelles entre leurs auteurs et textes qui en sont dépourvus», M. Virally, rappor-
teur. Voir Annuaire de VIDI, 60 (1983), t. 1, pp. 166-257 (rapport préliminaire),
pp. 307-327 (rapport définitif); t. 2, pp. 117-153 (discussion du sujet).
156. Voir remarques G. Abi-Saab, ibid., pp. 144-145.
214

CHAPITRE VII

LA FONCTION JURIDICTIONNELLE

L'existence des règles une fois établie, c'est leur mise en œuvre
qui concrétise leur emprise sur la réalité sociale, en fournissant le
relai entre leurs propositions normatives générales et les situations
particulières, ou en d'autres termes en les traduisant dans les faits,
administrant ainsi la preuve ultime de leur effectivité. Car les règles
de droit ne sont pas là pour être contemplées en tant que postulats
abstraits, mais pour être intégrées dans le comportement des sujets
de droit.
La mise en œuvre des règles implique deux catégories de proces-
sus ou d'opérations juridiques. La première consiste à spécifier et à
fixer la teneur de la règle et les conséquences juridiques qui en
découlent par rapport à une situation donnée de manière définitive,
pour les besoins de la sécurité juridique. La seconde vise à assurer le
respect de cette solution, quitte à faire appel en dernier lieu à d'éven-
tuelles sanctions pour garantir l'effectivité du système ainsi que sa
stabilité ; ce qui nous ramène à nouveau à la sécurité juridique.
Cette dernière catégorie de processus ou d'opérations relève
davantage de la troisième fonction du système juridique, la fonction
executive. Elle se rapporte moins à la norme en tant que telle, à son
contenu et à ses applications spécifiques, qu'à l'autorité et à la force
légale qui s'attachent à ces applications, et que nous examinerons
dans le chapitre suivant. C'est la première catégorie qui constitue la
fonction juridictionnelle à proprement parler.

/. Le processus d'interprétation et l'acte de constatation

L'essence de la fonction juridictionnelle est ainsi d'assurer la


continuité, ou d'établir le lien, entre la règle générale et la situation
particulière; un processus qui peut être envisagé de deux manières
différentes: déductivement, en partant de la règle vers le fait, du
général vers le particulier; c'est le processus qu'on appelle d'habi-
tude interprétation ou l'une de ses variantes. Mais nous pouvons
inverser la démarche et procéder inductivement, en partant du
concret pour le situer dans la catégorie générale ou dans le champ
Cours général de droit international public 215

d'application de la règle générale qui lui sied. Il s'agit alors de


l'opération de qualification juridique, qui relève de celle, logique, de
classification et qui est étudiée d'habitude dans le cadre du droit
international privé, mais qu'on effectue en réalité chaque fois qu'on
détermine le statut juridique d'une situation particulière.
Qu'on aille du concret vers le général ou du général vers le
concret, l'opération consiste en deux composantes, ou passe par
deux étapes, qui relèvent respectivement du savoir et du vouloir.

1. Le processus d'interprétation

La première composante, qui relève du savoir, c'est le processus


même de capter et d'identifier le sens du contenu de la règle. Son
analyse relève de la théorie de la connaissance en philosophie, des
théories cognitives en psychologie, de la théorie de la communica-
tion, de la linguistique et même des théories modernes de la critique
littéraire, qui s'efforcent, chacune à sa manière, d'expliquer com-
ment l'entendement ou le raisonnement capte et se représente la réa-
lité extérieure, surtout quand cette réalité n'est pas matérielle ou sen-
suelle, mais sociale ou conceptuelle, même si elle est exprimée en
mots, tel le phénomène juridique.
Cette activité «intellectuelle» précède toujours la mise en œuvre
du droit, c'est-à-dire l'application des règles générales à des espèces
ou situations particulières, et cela d'autant plus que la proposition
normative n'est jamais à cent pour cent «auto-évidente» (self-evi-
dent). Car, comme le dit Kelsen, «le sens linguistique de la norme
n'est pas univoque»157. Ainsi même quand on est en présence d'un
texte écrit et quand le noyau de la proposition normative est tout à
fait clair, il est toujours entouré d'une pénombre ou d'une marge
d'indétermination aussi étroite soit-elle; ce qui laisse nécessairement
un certain jeu ou latitude à l'interprète. Autrement, sombre perspec-
tive, on n'aurait pas besoin de juges ni de juristes, ni de professeurs
de droit, mais simplement d'ordinateurs pratiquant une «application
automatique» du droit qui, à l'inverse de l'«écriture automatique»
des surréalistes, serait totalement prédéterminée et prévisible.
Ainsi, selon Kelsen, l'interprétation en tant qu'opération intellec-
tuelle ou cognitive («la détermination par voie de connaissance du
sens de l'objet à interpréter») ne peut aller au-delà d'un recensement

157. H. Kelsen, op. cit. supra note 57, p. 456.


216 Georges Abi-Saab

de tous les sens possibles d'une norme générale. Autrement dit,


l'interprétation ne peut que tracer le cadre extérieur autour des diffé-
rentes possibilités dont peut s'accommoder la norme, et comporte,
par là même, la reconnaissance de l'existence de plusieurs possibili-
tés à l'intérieur de ce cadre l58 .
C'est à la lumière de ce qui précède que nous pouvons situer le
rôle des «principes d'interprétation», sur la nature desquels —
normes juridiques ou simples axiomes logiques — la controverse doc-
trinale continue. Ces principes ont été codifiés dans les articles 31
et 32 de la Convention de Vienne sur le droit des traités; articles
auxquels on peut préférer l'énoncé magistral de ces mêmes principes
dans l'avis consultatif de la Cour internationale de Justice sur la
Compétence de l'Assemblée générale pour l'admission d'un Etat
aux Nations Unies159. Ces «principes» relèvent du droit dans la
mesure où ils tracent certaines limites spécifiquement juridiques aux
procédés d'inférence purement logiques et permettent ainsi d'établir,
du moins partiellement, un certain ordre ou hiérarchie entre les dif-
férentes interprétations logiquement possibles, sans être pour autant
déterminatifs de l'issue du processus d'interprétation; ce qui amène
certains à douter de leur juridicité.

2. L'acte de constatation

Si toute règle comporte une marge d'indétermination et peut véhi-


culer plusieurs sens, la seconde composante ou étape de l'opération
d'interprétation ou de qualification juridique, qui en constitue l'issue
ou le produit final, consiste pour l'interprète à choisir entre les diffé-
rents sens possibles dont peut s'accommoder la proposition norma-
tive. Or, un choix est toujours une décision, un acte de volonté.
Ce choix n'est cependant pas totalement libre, dans le sens d'arbi-
traire, car il est conditionné par deux considérations importantes. En
premier lieu, par l'effet contraignant des règles ou des normes qui ne
sont pas des propositions totalement ouvertes ou réversibles, mais
qui imposent au moins, comme on vient de le voir, des limites exté-
rieures aux possibilités en présence. Et, selon la théorie de décision,
plus la «carte de décision» est remplie (dans notre cas, plus la
norme est spécifiée et la texture normative épaisse) moins il y aurait

158. H. Kelsen, op. cit. supra note 57, p. 457.


159. CU Recueil 1950, p. 4.
Cours géne'ral de droit international public 217

de «degrés de liberté» laissés au décideur (dans le sens du «calcul


des probabilités») l60 .
D'autre part, l'interprétation, dans le sens de choix, étant une acti-
vité consciente et téléologique entreprise en fonction d'une finalité
déterminée, ce processus et notamment son résultat ne peuvent être
compris si l'on fait abstraction de sa finalité. On doit donc toujours
poser la question : interprétation par qui et à quelle fin ?
Est-ce l'interprétation d'un commentateur en général et en dehors
d'un contexte particulier? D'un jurisconsulte d'un ministère des
affaires étrangères en vue de l'élaboration d'une codification par
traité ou par résolution? D'un conseil d'un Etat partie à un différend
actuel ou potentiel? D'un juge tranchant un différend dont il est
saisi? D'un organe collectif à propos d'une norme de sa création ou
de sa propre constitution, ou du droit international général, pour la
clarifier pour l'avenir, ou en vue de l'appliquer à une situation parti-
culière ? Chacune de ces interprétations a une orientation (un axe et
une direction) ainsi qu'un poids juridique différents.
En effet, au-delà des contraintes logiques susmentionnées, la
valeur juridique de l'interprétation ou du choix ainsi arrêté, c'est-
à-dire sa signification et ses effets juridiques, ne dépend pas tant de
sa force de persuasion ou de sa valeur logique intrinsèque que de
l'autorité de l'instance qui l'a opérée au sein du système juridique et
des effets que ce système attribue à ses décisions.
Si je propose, par exemple, certaines interprétations des règles du
droit international au cours de cet enseignement, il ne s'agira que de
littérature juridique, ou de doctrine si l'on veut, au mieux d'une par-
ticule de cette «source auxiliaire» de l'article 38, paragraphe 1,
lettre d), qui peut être éclairante mais jamais décisive. Alors que si
la même interprétation est adoptée par cinq ou quinze personnes qui
siègent à quelque vingt mètres d'ici (qui peuvent également être des
conférenciers de l'Académie), on dira qu'il s'agit d'une interpréta-
tion judiciaire, jouissant, quant à son raisonnement, de tout le poids
de la jurisprudence de la Cour internationale de Justice, et, quant à
son dispositif ou à son résultat final, de l'autorité de la chose jugée.
Ainsi, le processus intellectuel d'interprétation, qui relève du
savoir, permet de recenser les différents sens possibles de la norme ;

160. Pour une tentative d'appliquer cette approche aux délimitations spatiales,
voir Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), CU Recueil 1986,
opinion individuelle du juge ad hoc Abi-Saab, p. 659 (notamment par. 15).
218 Georges Abi-Saab

le choix entre ces différents sens appelle une décision qui relève du
vouloir de l'interprète; décision dont la signification et les effets
juridiques dépendent du pouvoir de cet interprète au sein du système
juridique.
Si nous classons les différents types d'interprétation selon ce der-
nier critère (pouvoir), nous devons distinguer en premier lieu entre
l'interprétation privée ou scientifique, de portée générale, mais sans
effets juridiques directs (bien qu'elle ne soit pas dépourvue de signi-
fication, du moins celle de l'article 38, paragraphe 1, lettre d), du
Statut) et l'interprétation publique effectuée par des sujets du droit
ou par des organes collectifs.
Pour ce qui est des sujets du droit, il y a une différence qualitative
entre l'interprétation adoptée par un Etat intéressé, qui n'est qu'une
auto-interprétation, avec des effets particuliers que nous verrons
plus loin, et celle adoptée par les Etats intéressés, qui est une inter-
prétation conventionnelle, qui lie ces Etats en tant que telle. Si elle
émane de tous les Etats qui ont créé la règle (ou d'une procédure
qu'ils ont prescrite à cet effet), il s'agira d'une interprétation
authentique, qui se confond avec la règle elle-même, lui imprimant
son sens pour l'avenir161.
Quant à l'interprétation par un organe collectif ou une organisa-
tion internationale, il faut distinguer entre les organes politiques et
les organes juridictionnels. Les premiers, tels le Conseil de sécurité,
l'Assemblée générale des Nations Unies, ou la Conférence sur la
sécurité et la coopération en Europe, procèdent fréquemment, au
cours de leurs travaux, à des interprétations de la norme qui peuvent
être soit générales et abstraites soit spécifiques, en appliquant la
norme générale à des situations particulières. Dans les deux cas, la
valeur juridique formelle de cette interprétation est celle de la réso-
lution qui la porte. Mais, comme on l'a vu, la résolution peut véhi-
culer une opération juridique qui va au-delà de sa valeur formelle, si
les conditions juridiques de cette opération sont remplies en
l'espèce, telle une «interprétation conventionnelle», ou une «inter-
prétation authentique» générale, ou une «constatation», pour ce qui

161. Kelsen considère que toute interprétation à effet obligatoire par un organe
d'application du droit est «authentique», car elle est «créatrice du droit» (c'est-
à-dire d'une norme individuelle inférieure, appliquant la norme générale à la
situation particulière) {op. cit. supra note 57, p. 461). Mais il s'agit là d'une
acception par trop particulière, qui ne correspond pas à celle communément signi-
fiée par le terme.
Cours general de droit international public 219

est de l'interprétation spécifique; d'où les références à la fonction


« quasi juridictionnelle » de ces organes162.
Cependant, c'est l'interprétation par les organes juridictionnels
qui constitue le «type idéal» de l'interprétation spécifique, avec des
effets juridiques formellement préétablis, ceux de la res judicata, et
qui sert d'étalon pour évaluer les autres formes d'interprétation.
La décision ou l'acte portant le produit final de cette interpréta-
tion spécifique163 peut être analysé à son tour en deux éléments, qui
sont ceux de l'«acte juridictionnel» en droit français, mais qui se
retrouvent mutatis mutandis, ensemble ou individuellement, dans le
produit final de tout processus d'interprétation spécifique, même
quand il n'émane pas d'un organe juridictionnel — dans une résolu-
tion de l'Assemblée générale par exemple — avec des effets juri-
diques variables selon le cas. Ces deux éléments sont:
— la «constatation» (finding ou determination en common law;
accertamento di diritto en droit italien), avec force de vérité juri-
dique, des faits, de leur attribution aux sujets de droit et de leur
qualification juridique ; ce qui permet de démêler les droits et les
obligations des parties à la lumière de l'interprétation choisie de
la règle générale ;
— la «décision» stricto sensu, qui spécifie les conséquences juri-
diques pratiques découlant de cette constatation, en termes
d'injonctions de faire ou de ne pas faire adressées aux parties à
titre de punition, de réparation ou de restauration de l'état légal.
Ces deux éléments ne sont pas toujours réunis, même dans l'acte
juridictionnel en droit interne. Il suffit pour cela de penser aux juge-
ments déclaratoires. Il en va de même a fortiori en droit internatio-
nal, où nous avons plus de «dérives» que de «types idéaux», et où
la «constatation» s'opère souvent en dehors du cadre strictement

162. O. Schachter, «The Quasi-Judicial Role of the Security Council and the
General Assembly», AJIL, 58 (1964), p. 960.
163. Comme nous venons de le voir, le produit final de l'opération d'interpré-
tation peut également être une interprétation générale et abstraite de la norme, en
dehors de tout contexte particulier (qu'elle soit doctrinale, conventionnelle,
authentique ou autre). Cependant, il s'agit là d'une interprétation qui ne peut être
qu'«intermédiaire» et «préventive»: préventive (ou prospective) car elle vise à
clarifier les contours de la norme pour faciliter son application future, sans pour
autant mener le processus de l'individualisation de la norme à son tenne, c'est-
à-dire à son application aux cas spécifiques. Ce n'est donc qu'une «étape intermé-
diaire» dans l'application de la norme, c'est-à-dire vers ('«interprétation spéci-
fique» (ou la «qualification juridique») des situations particulières.
220 Georges Abi-Saab

juridictionnel. Quoi qu'il en soit, la «décision» se rapproche déjà de


la fonction executive, alors que la «constatation» est la quintessence
de la fonction juridictionnelle.
Cependant, dans quelles conditions peut-on dire que ce choix,
acte ou décision concluant le processus d'interprétation constitue
une «constatation» ou une objectivation juridique de la situation?
La réponse à cette question dépend des effets juridiques de cet acte,
de la mesure dans laquelle il est ou devient définitif, irréversible ou
irrévocable et le cercle dans lequel il est opposable. Ce qui explique
les différences à cet égard entre les divers types d'interprétation
mentionnés plus haut, authentique, conventionnelle ou juridiction-
nelle. Quid alors de «l'auto-interprétation»?

//. La compétence d'interpréter et le problème


d'auto-interprétation en droit international

1. IM spécificité du droit international

Comment la fonction juridictionnelle est-elle remplie en droit


international ?
Il est évident que l'interprétation, en tant que processus intellec-
tuel, est la même pour tout phénomène juridique et dans toutes les
branches de droit; avec éventuellement des limites variables que
sont les «principes d'interprétation» spécifiques à telle ou telle
branche. Cela ne vaut pas cependant pour l'interprétation conçue
comme un pouvoir juridique ou en d'autres termes comme un pro-
blème d'ordonnancement de compétences.
Il est vrai que, dans tout système juridique, la règle de droit
s'adresse en premier à ses propres sujets, qui sont ses «desti-
nataires» et dont elle est censée régler le comportement. C'est
donc à eux qu'appartient le pouvoir initial d'interpréter les règles,
c'est-à-dire d'appréhender leur sens pour s'y conformer; ils ont
même le devoir de le faire car, selon l'adage «nul n'est censé igno-
rer la loi », chacun est tenu de saisir les normes et de les intemaliser
en les intégrant dans son propre comportement, sans passer par
l'intermédiaire d'un organe juridique.
Cependant, ce qui distingue à cet égard le droit interne du droit
international c'est que dans le système interne, étant donné son
caractère institutionnel ou organique, l'individualisation ou la mise
en œuvre de certaines règles relève directement de la compétence
Cours général de droit international public 221

des organes du système, sans passer en premier lieu par les indivi-
dus, qui n'en restent pas moins les bénéficiaires et même les destina-
taires ultimes de ces règles. Tel n'est pas le cas en droit international
général, étant donné son caractère non organiquel64.
D'autre part, même dans les cas, qui restent de loin les plus nom-
breux en droit interne, où les règles s'adressent directement aux indi-
vidus — et où par conséquent les règles peuvent être appréhendées
diversement par les sujets de droit intéressés, donnant lieu à des
conflits d'interprétation portant sur un même objet — le système
juridique interne prévoit une issue obligée à de tels conflits, en four-
nissant un organe social pour les trancher en dernier lieu, le juge,
dont la compétence est obligatoire, en ce sens que s'il est saisi par
une des parties l'autre ne peut pas s'y dérober.
Rien de tel en droit international général, qui est en principe un
droit non organique, en ce sens que, sauf arrangement spécial, il n'y
a pas d'autorité ou d'instance au-dessus de l'Etat ou dont la compé-
tence oblige l'Etat. Il n'existe pas non plus de cas d'individualisation
ou d'exécution directe des règles par des organes sociaux qui font
également défaut. Et, s'il y a conflit d'interprétation entre les sujets,
le système n'en fournit pas une issue obligée.

2. La fausse référence au principe de la « compétence


de la compétence »

Est-ce à dire, comme on l'entend fréquemment, que l'Etat — du


fait qu'il n'est pas obligé de soumettre son interprétation initiale au
contrôle d'une quelconque instance — détient la «compétence de la
compétence» pour ce qui est de l'interprétation de ses droits et obli-
gations en droit international?
La notion ou principe de la «compétence de la compétence»
(Kompetenz-Kompetenz) trouve son origine dans la doctrine consti-
tutionnelle allemande. Elle décrivait initialement le pouvoir de la
dernière instance constitutionnelle de déterminer sa propre compé-
tence et par conséquent celle de toutes les instances qui lui sont infé-
rieures, ainsi que les droits et obligations de tous les sujets de droit.
Pouvoir qui a été utilisé également pour définir la souveraineté du
point de vue constitutionnel.

164. Ce cas correspond à ce que j'appelle dans le chapitre suivant l'«exécution


initiale».
222 Georges Abi-Saab

Le principe de la «compétence de la compétence» a été transposé


en droit international en premier lieu dans le contexte juridiction-
nel, pour établir le pouvoir des organes arbitraux puis judiciaires de
trancher toute contestation portant sur leur propre compétence (ar-
ticle 36, paragraphe 6, du Statut de la Cour internationale de Justice).
Puis, en l'absence de mécanismes de contrôle de constitutionnalité,
il a été étendu par analogie à la détermination de leur propre compé-
tence par les organes politiques des organisations internationales,
tels le Conseil de sécurité et l'Assemblée générale des Nations
Unies; non sans réserves et résistances d'ailleurs.
Mais de là à dire, comme le font certains, que l'Etat détient la
«compétence de sa compétence» comme un attribut ou une exten-
sion de sa souveraineté, confondant ainsi la définition constitution-
nelle de la souveraineté, ou plutôt l'une de ses définitions avec sa
définition en droit international — affirmant en d'autres termes que
l'Etat peut établir souverainement et en dernier lieu l'étendue ou les
limites de sa compétence et de ses droits et obligations — il y a un
grand saut logique qu'il ne faut pas franchir, car il mène inexorable-
ment à la négation de l'existence même du droit international, en réin-
troduisant la théorie du äusseres Staatsrecht sous un autre visage.
En réalité, le problème ne découle pas du pouvoir qu'ont les Etats,
comme tout sujet de tout droit, d'auto-interpréter en premier lieu
leurs droits et obligations. Le problème réside dans le fait qu'en cas
de conflit d'interprétation, il n'existe pas en droit international une
instance obligée qui puisse trancher ce conflit, de sorte que chacun
peut s'accrocher à son auto-interprétation.
En effet, le principe n'est pas logiquement transposable à l'Etat
ou plutôt au contexte purement interétatique. Car, à l'évidence, en
cas de pluralité de sujets identiques, la compétence de la compétence
ne peut relever d'aucun d'eux; ou alors d'un seul d'entre eux, qui
deviendrait immédiatement, par ce fait même, radicalement différent
des autres, et les absorberait ou les soumettrait progressivement par
l'exercice de cette compétence; se hissant ainsi en Etat universel,
une sorte de syndrome de Zeus dans l'Olympe interétatique; à moins
que cette compétence ne se concentre dans un organe social qui se
détache des sujets.
Si l'on doit parler d'une «compétence de la compétence» de
l'Etat, cela ne peut être que dans un sens tout à fait procédural pour
dire négativement que l'Etat n'est pas obligé de se soumettre à une
autre instance pour déterminer sa compétence, ce qui est le propre du
Cours général de droit international public 223

droit international ; ou pour dire positivement que l'Etat a le pouvoir,


en premier lieu, de déterminer sa compétence ou d'interpréter ses
droits et ses obligations; ce qui appartient à tout sujet dans
n'importe quel système de droit.
Mais cette auto-interprétation n'est pas un exercice de la «compé-
tence de la compétence». Bien qu'elle puisse produire des effets
juridiques pour l'Etat qui l'entreprend (à son détriment ou en enre-
gistrant ses prétentions, comme on l'a vu dans le contexte des actes
unilatéraux), elle ne constitue pas pour autant une constatation, dans
le sens que nous venons de voir, qui soit capable de trancher le conflit
d'interprétations, en étant opposable en tant que telle aux autres
intéressés ou à la communauté internationale dans son ensemble.
Si l'auto-interprétation n'est pas une constatation, il devient
nécessaire de cerner davantage son rôle dans le processus juridique
de la formation et de l'éventuel règlement des différends internatio-
naux ainsi que sa signification et ses effets juridiques possibles au
cours du déroulement de ce processus.

3. Le processus d'interaction : le rôle des conflits d'interprétation


dans la formation des différends internationaux

Ainsi qu'on l'a vu, le droit international, comme tout droit, n'est
pas seulement un ensemble de normes ou de propositions norma-
tives, mais également une dynamique ou un mouvement continu
d'interaction entre les sujets de droit ainsi qu'avec ses organes quand
ils existent, fait de prétentions et contre-prétentions, actes ou déci-
sions qui s'articulent autour de l'application des normes. De l'issue
ou du produit final de ce processus d'interaction — processus qui
révèle la structure ou les règles secondaires du système juridique
dont il relève — dépendent l'effectivité et le poids social réel des
normes substantielles de comportement et, partant, du système juri-
dique en général.
Ce processus d'interaction trouve toujours à sa base un conflit
d'interprétation. Cela ne veut pas dire cependant que tout conflit
d'interprétation donne lieu à un «différend international», et en par-
ticulier à un «différend juridique international».
Déjà dans son deuxième arrêt dans l'affaire des Concessions
Mavrommatis en Palestine, la Cour permanente de Justice internatio-
nale nous fournit une définition devenue classique du «différend
international » :
224 Georges Abi-Saab

«Un différend est un désaccord sur un point de droit ou de


fait, une contradiction, une opposition des thèses juridiques ou
intérêts entre deux personnes.» 165
Nous pouvons analyser cette définition, en y intégrant les apports
et les raffinements subséquents de la jurisprudence et de la doctrine :
i) il s'agit d'un désaccord, d'une divergence d'opinions, ou d'une
opposition de points de vue entre deux ou plusieurs sujets de droit ;
ii) l'objet de ce désaccord est un point de fait — c'est-à-dire la maté-
rialité d'un fait, eu égard aux conséquences juridiques qui s'ensui-
vent — ou de droit, c'est-à-dire l'interprétation d'une règle ou la
qualification juridique d'un fait ou d'une situation (qui est de loin
le cas le plus fréquent en droit international), en d'autres termes,
un conflit d'interprétations ou de thèses juridiques ;
iii) le point de fait ou de droit qui fait l'objet du désaccord doit à
son tour porter sur les intérêts juridiques des parties, c'est-à-dire
être susceptible de les affecter. Autrement il s'agirait d'une
controverse purement théorique (moot).
C'est donc un conflit de prétentions juridiques portant sur le
même objet; objet qui affecte les intérêts juridiques des parties.
Comment se forme ce désaccord, ou cet «accord à l'envers»
(agreement to disagree)?166 Un premier Etat, exerçant sa faculté
d'«auto-interprétation», formule explicitement ou implicitement, à
travers un comportement non équivoque, une prétention juridique
(claim) par rapport à un objet (point de fait ou de droit) éventuelle-
ment litigieux, c'est-à-dire qui peut toucher, selon d'autres interpré-
tations ou qualifications juridiques possibles, les intérêts juridiques
d'un autre Etat. Ce dernier peut réagir de différentes manières. Il
peut adhérer ou acquiescer à cette interprétation de la règle ou qua-
lification juridique de la situation, s'il y trouve un intérêt; auquel cas
il n'y aura pas de différend167. Mais il peut en revanche contester la

165. CPJ1 série A n" 2 (1924), p. 11.


166. G. Abi-Saab, op. cit. supra note 5, p. 125.
167. Il faut préciser cependant qu'un Etat peut accepter l'interprétation propo-
sée par l'autre, sans accepter pour autant la prétention qu'elle sous-tend ; tel est le
cas par exemple si un Etat faible accepte, dans la période précédant la Charte des
Nations Unies, la qualification juridique comme représailles d'un acte de guerre
entrepris par un Etat puissant contre lui, afin de l'enfermer dans les limites de
cette institution et d'éviter ainsi de s'engager dans une guerre généralisée; ce qui
ne le prive guère de contester en même temps que cet acte réponde à toutes les
conditions requises des représailles. Mais il s'agirait là d'un autre différend, por-
tant sur un autre objet.
Cours général de droit international public 225

prétention, en proposant une autre interprétation de la règle que celle


qui la fonde ; ce qui fait naître le différend.
A partir de là, plusieurs issues sont possibles : les parties peuvent
négocier et régler le différend par accord, ce qui implique directe-
ment ou indirectement une interprétation des règles générales sollici-
tées. Celle-ci lie dès lors les parties en tant qu'interprétation
conventionnelle, mais pas les autres membres de la communauté
internationale ; sauf comme un précédent, qui peut accréditer ou ren-
forcer davantage cette interprétation, mais sans l'imposer. A moins
que l'accord n'inclue tous les créateurs de la règle, qui ne serait
donc pas générale, constituant ainsi une «interprétation authen-
tique».
S'il existe pour les parties une obligation de soumettre le diffé-
rend à une instance avec compétence d'interprétation, celle-ci peut
être saisie par les parties ou par l'une d'elles. C'est une éventualité
qui ne se présente que dans le cadre de systèmes conventionnels,
dont l'issue peut être obligatoire, en forme d'une res judicata, mais
avec un effet relatif, s'il s'agit d'un organe juridictionnel, ou un effet
déterminé selon le traité constitutif de l'organe.
Autrement, chacun peut rester sur sa position, l'interprétation de
l'un ne liant pas l'autre. Ainsi, un différend peut perdurer, quelque-
fois très longtemps, tel celui de Gibraltar — plusieurs siècles — ou
des îles Falkland/Malouines — plus d'un siècle.

4. Signification et effets juridiques éventuels


de l'auto-interprétation

Cela ne veut pas dire que le droit n'a aucun rôle à jouer dans le
règlement de la plupart des différends où il n'y a ni accord conclu ni
obligation de les soumettre à un organe juridictionnel. Car même
dans de telles situations chaotiques de blocage, qui laissent libre
champ au jeu des rapports de force, l'exercice unilatéral et contra-
dictoire de l'auto-interprétation par les Etats n'est pas dépourvu de
signification ni d'effets juridiques.
C'est que toute prise de position par un sujet de droit, qu'elle soit
explicite ou implicite dans son comportement, sur un point général
de droit ou sur la qualification juridique d'un acte, d'un fait ou d'une
situation concrète, peut avoir des effets juridiques, qui varieront
cependant selon le degré d'intéressement du sujet dans l'objet qui
suscite cette prise de position. Emanant d'un tiers qui ne prétend
226 Georges Abi-Saab

pas à un intérêt juridique particulier dans l'objet, cette prise de posi-


tion peut constituer une reconnaissance ou un refus de reconnais-
sance d'une situation particulière ou refléter sa compréhension de la
teneur d'une règle générale ; sans oublier que, par son effet exponen-
tiel, l'agrégation de ses prises de position, par exemple au sein de
l'Assemblée générale des Nations Unies, peut révéler une opinio
juris généralisée, ou opérer des constatations collectives sur cer-
taines prétentions ou situations.
Mais même quand on arrive à 1'«auto-interprétation» à propre-
ment parler, qui est la représentation juridique par l'Etat de ses
propres intérêts (donc juridiquement suspecte, car nemo judex in re
sua), l'influence du droit n'est pas totalement absente, ni les prolon-
gements et les conséquences juridiques, même s'ils sont secondaires
ou latéraux.
En effet, l'auto-interprétation ne se présente pas au cours du pro-
cessus d'interaction seulement comme un pouvoir, mais également
comme un devoir; celui pour l'Etat qui avance une prétention
contestée de la justifier juridiquement vis-à-vis de l'autre partie et de
la communauté internationale en général, par exemple au sein des
organisations internationales. Et si cet Etat tient à ce que sa préten-
tion soit minimalement crédible, il ne peut pas donner libre cours à
sa fantaisie dans son interprétation des règles générales qui fondent
sa prétention ; ce qui tend à modérer un tant soit peu les prétentions
et endiguer les élucubrations.
D'autre part, le fait qu'un Etat intéressé avance une certaine inter-
prétation ou qualification juridique implique une acceptation de sa
part des conséquences juridiques de cette interprétation, y compris
celles qui jouent à son détriment. De plus, l'auto-interprétation
d'aujourd'hui hypothèque celle de demain.
Cependant, le rôle du droit dans ces situations d'impasse reste
modeste, dans la.mesure où il ne débouche pas sur une solution obli-
gée du différend juridique international. Ce qui explique la pérennité
de certains d'entre eux. Et, dans un sens, c'est peut-être mieux ainsi.
Car un Etat fort peut imposer un état de fait, mais il ne peut pas
imposer à l'autre partie ni à la communauté internationale son inter-
prétation ou sa qualification juridique de cet état. Dans ces circons-
tances, la faiblesse du droit international conforte paradoxalement le
principe de l'égalité sur le plan juridique, même s'il ne peut rien ou
presque sur le plan des faits.
Mais un tel verrou juridique peut-il tenir longtemps? En effet,
Cours general de droit international public 227

alors que perdure l'impasse juridique, les faits peuvent toujours évo-
luer. Des effectivités s'établissent ou se renforcent. Si ce sont elles
— par la fameuse «force des choses» — qui finissent par prévaloir,
ce serait aux dépens du droit, ou le triomphe de la force sur le droit.
Car c'est l'ultime mesure de l'efficacité d'un système juridique et de
son emprise ou effet total sur la société (ce que les anglais appellent
the acid test) que de savoir s'il va céder à la longue aux effectivités
contraires à ces prescriptions, ou s'il va les contenir ou leur trouver
des antidotes, ou du moins imposer des limites au jeu de l'effecti-
vité. Ce à quoi nous reviendrons.

///. Rapport à la théorie traditionnelle du règlement pacifique


des différends

L'évolution de cette branche du droit international s'opère sur


deux plans: celui de l'obligation pour les Etats de régler pacifique-
ment leurs différends et celui des moyens ou procédures de ce règle-
ment. Si les progrès réalisés sur le premier plan sont restés modestes,
les efforts se sont concentrés sur le second.

1. L'obligation pour les Etats de régler pacifiquement


leurs différends

Le Palais de la Paix, où nous nous trouvons, est l'une des heu-


reuses issues des Conférences de La Haye de 1899 et de 1907;
Conférences qui reflétaient la stratégie de la paix de leur initiateur, le
tsar de Russie, représentée par le fameux triangle du désarmement
(élimination des moyens matériels de faire la guerre), de l'arbitrage
(pour prévenir les guerres) et de la mise hors la loi de la guerre. Sans
doute les résultats n'ont-ils pas été à la hauteur des aspirations, mais
quelques pas timides ont été faits néanmoins dans leur direction.
Ainsi, au lieu du désarmement, l'utilisation de certaines armes parti-
culièrement meurtrières a été interdite ; et faute de pouvoir interdire
le recours à la guerre, sa conduite a été largement codifiée; enfin,
n'ayant pas pu atteindre l'arbitrage obligatoire, la Conférence a codi-
fié, et substantiellement développé, les différentes procédures de
règlement des différends et a établi la «Cour permanente
d'arbitrage», la première dans le temps à avoir son siège dans ce
palais, dont Hudson disait qu'elle n'était ni «Cour» ni «perma-
nente», étant en fait un simple registre de personnes qualifiées parmi
228 Georges Abi-Saab

lesquelles les parties à un différend peuvent choisir pour établir un


tribunal arbitral.
Le Pacte de la Société des Nations comportait lui aussi son
triangle de paix, revu et corrigé à sa mesure, par le désarmement,
l'arbitrage, dans le sens large de règlement pacifique des différends,
et la sécurité collective. Cependant, le désarmement restait fonction
des négociations entre puissances. Et, bien que le Pacte, par son sys-
tème de règlement des différends, ait imposé certaines obligations
aux Etats en la matière, une « brèche » demeurait dans le Pacte (the
gap in the Covenant), dans la mesure où des différends pouvaient
échapper à une issue obligée dictée par le système, et par là même à
l'interdiction de recourir à la guerre comme solution ultime. Une
brèche qui n'a pu être comblée malgré des efforts louables, tels le
Protocole de Genève de 1924 et l'Acte général d'arbitrage de 1928
(réactualisé par l'Assemblée générale des Nations Unies en 1949), et
qui a fini par engloutir la Société des Nations elle-même.
La Charte des Nations Unies véhicule également une stratégie
complexe de la paix, comprenant les trois branches du triangle de la
paix d'antan, perfectionné à la lumière de l'expérience168. Ainsi,
pour ce qui est de l'arbitrage dans le sens large, c'est-à-dire du règle-
ment pacifique des différends, l'article 2, paragraphe 3, impose une
obligation générale aux Etats, en stipulant que :
«Les Membres de l'Organisation règlent leurs différends
internationaux par des moyens pacifiques, de telle manière que
la paix et la sécurité internationales ainsi que la justice ne
soient pas mises en danger. »
Cette obligation ne peut être interprétée de manière purement pas-
sive comme une simple interdiction de recourir à des moyens non
pacifiques de règlement des différends, car elle serait sans effet utile,
étant donné que l'article 2, paragraphe 4, porte une interdiction com-
prehensive du recours à la force et même à la menace de la force.
Mais si l'obligation de règlement pacifique ne peut être que posi-
tive, elle n'atteint pas le stade de l'issue obligée, ou l'arbitrage obli-
gatoire dans le sens large du terme, car elle est relativisée par un
sous-principe que la résolution 2625 de l'Assemblée générale, de

168. Voir G. Abi-Saab, «Le rôle du droit international dans la stratégie de paix
de la Charte», dans L'universalité est-elle menacée? (rapport du colloque orga-
nisé par les Nations Unies à l'occasion du quarantième anniversaire de l'Organi-
sation, Genève, 16-17 décembre 1985), Nations Unies, 1986, pp. 36-39.
Cours général de droit international public 229

1970, a libellé comme le «principe du libre choix des moyens». En


d'autres termes, les Etats doivent s'efforcer de régler leurs différends
par les moyens énumérés dans l'article 33, paragraphe 1, de la
Charte, ou éventuellement par d'autres moyens. Mais ils ne sont pas
obligés, même en dernière instance, de recourir ou d'accepter une
procédure déterminée. Contrairement à l'interdiction de recourir à la
force, c'est une obligation de moyen et non pas de résultat; une dif-
férence qui a permis à certains de parler d'une «brèche dans la
Charte » à cet égard l69 .
Ainsi, le choix du moyen est toujours soumis au consentement des
parties au différend. Et si cette base consensuelle des procédures de
règlement a pu subir quelques aménagements, surtout dans le cadre
des organisations internationales, son noyau dur reste toujours intact.

2. Aperçu des moyens de règlement pacifique des différends

Avant d'établir une grille sommaire des moyens traditionnels de


règlement des différends et de leurs diverses classifications, il
convient d'examiner rapidement les classifications des différends
internationaux eux-mêmes dont dépendent celles des moyens de leur
règlement.

a) Classification des différends internationaux


Ces classifications sont anciennes, remontant au XIXe siècle, et ne
seraient que d'un intérêt purement historique si elles n'avaient été
exhumées récemment par les Etats-Unis d'Amérique dans l'affaire
des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua, après une
éclipse de plus d'un demi-siècle. Ce sont les classifications des dif-
férends, qui se recoupent largement, selon qu'ils soient juridiques ou
politiques, justiciables ou non justiciables.
Les premières tentatives en la matière se sont efforcées d'élaborer
des critères objectifs permettant d'identifier certaines catégories de
questions qui seraient de nature «juridique» et, par conséquent,
«justiciables», c'est-à-dire aptes à être résolues par référence au
droit, les autres étant «politiques» et, par conséquent, «non justi-
ciables». Cette approche reprend la théorie des lacunes sous un autre

169. Sir Francis Vallat, «The Peaceful Settlement of Disputes», Cambridge


Essays in ¡niernational Law : Essays in Honour of Lord McNair, Cambridge UP,
1965, p. 158.
230 Georges Abi-Saab

angle, et on en perçoit l'empreinte dans l'article 36, paragraphe 2, du


Statut de la Cour internationale de Justice, article qui énumère les
catégories de questions pouvant faire l'objet de «différends d'ordre
juridique», mais qui se mord la queue d'un point de vue logique en
incluant comme catégorie «tout point de droit international».
Ces critères objectifs ont été abandonnés dans les années trente
déjà, sous les critiques conjuguées de Kelsen et de Lauterpacht entre
autres. Car tout différend, quel que soit son objet, peut être résolu
par référence au droit, dès lors qu'il est formulé en termes de préten-
tions juridiques contradictoires. Le fait qu'il n'existe pas de norme
spécifique réglant l'objet du différend ne veut pas dire qu'il s'agit
d'un différend politique, mais simplement qu'en tant que différend
juridique le demandeur ne pourra pas réussir à fonder sa prétention
ou à établir son titre juridique, c'est-à-dire l'obligation de l'autre
partie de faire ou d'agir conformément à sa demande.
C'est la raison pour laquelle le critère subjectif, qui renvoie à l'atti-
tude des parties, a fini par prévaloir. Si les deux parties fondent leurs
prétentions en droit, le différend est juridique. Si l'une d'elles fonde sa
prétention sur des considérations extrajuridiques, c'est-à-dire en fai-
sant abstraction de la légalité ou de l'illégalité de la solution qu'elle
préconise, solution qui pourrait ainsi impliquer un changement du
droit existant, le différend est politique, et donc nonjusticiable.
Il ne faut pas confondre à cet égard la « justiciability » des règles
et celle des différends. Nous avons vu au chapitre précédent que des
règles juridiques peuvent exister sans se prêter pour autant, de par
leur vocation programmatoire ou l'absence de certains éléments, à
une application objective par le juge. Mais cela ne veut pas dire
qu'un différend dont l'objet relève d'une règle justiciable, c'est-
à-dire d'une norme de comportement suffisamment complète et
concrète pour être appliquée par le juge, puisse être considéré ou
déclaré «nonjusticiable», parce que cet objet (par exemple l'emploi
de la force) est lui-même de nature hautement politique, comme le
prétendaient les Etats-Unis dans l'affaire des Activités militaires et
paramilitaires au Nicaragua 17°. Il le serait si l'Etat qui le maintient
fonde sa prétention sur des arguments extrajuridiques, en faisant abs-
traction de la légalité ou de l'illégalité de son comportement. Mais
s'il persiste à défendre la légalité de son comportement, il ne saurait

170. Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua, compétence et receva-


bilité, CU Recueil 1984, p. 392.
Cours général de droit international public 231

en même temps le soustraire à l'épreuve du droit, en invoquant la


non-justiciabilité du différend. D'ailleurs existe-t-il un seul objet des
relations interétatiques ou internationales qui ne soit pas hautement
politique? Et que dire alors des problèmes territoriaux qui sont le
pain quotidien du contentieux international ?
Au-delà du discours purement juridique, ces controverses sur la
classification des différends sont révélatrices de la dialectique entre
le droit et la force et de leurs rôles respectifs au sein de la commu-
nauté internationale, où le pouvoir est diffus et dans les mains des
sujets plutôt que des organes du système juridique. Cette dialectique
s'articule autour de deux axes qui reviennent en réalité à la même
chose: la soumission du différend au droit, d'une part, et les limites
de l'emprise du droit sur le différend, d'autre part. Ici intervient la
question du caractère juridique ou politique du différend. Cette ques-
tion détermine à son tour les possibilités et les limites de l'implica-
tion du tiers, soit la question de la justiciabilité, ou, en termes plus
larges, de la socialisation du différend ou plutôt de son règlement.
Car l'exclusion radicale du tiers juridictionnel de ce règlement (par
désintéressement ou disqualification de la communauté et de son
système juridique) et sa relégation ou son confinement, du moins
juridictionnellement, au cadre strictement bilatéral des parties,
revient à l'abandon par le système juridique du plus faible au diktat,
nécessairement unilatéral, du plus fort.
Si le caractère juridique ou politique, voire justiciable ou non jus-
ticiable, du différend dépend de l'attitude des parties et de la manière
dont elles fondent et justifient leurs prétentions, c'est la voie qu'elles
ont choisie pour régler ce différend — par référence exclusive au
droit, ou en prenant en considération d'autres facteurs également —
qui imprime en dernière analyse son caractère au différend, ou plutôt
à sa solution.

b) Classification des moyens pacifiques de règlement


L'article 33, paragraphe 1, de la Charte, le premier dans le cha-
pitre VI sur le «Règlement pacifique des différends», nous fournit
une liste, non exhaustive, des moyens disponibles :
« Les parties à tout différend dont la prolongation est suscep-
tible de menacer le maintien de la paix et de la sécurité interna-
tionales doivent en rechercher la solution, avant tout, par voie
de négociation, d'enquête, de médiation, de conciliation,
232 Georges Abi-Saab

d'arbitrage, de règlement judiciaire, de recours aux organismes


ou accords régionaux, ou par d'autres moyens pacifiques de
leur choix. »
Ces moyens traditionnels de règlement des différends peuvent être
classés de plusieurs manières: selon les participants, ils sont soit
directs, se réduisant en fait à la négociation (y compris les commis-
sions mixtes sans tiers), soit impliquent l'intervention d'un tiers, ce
qui englobe tous les autres moyens; selon les modalités du proces-
sus, ils sont diplomatiques ou politiques (négociations, bons offices,
médiation, enquête, conciliation), ou juridictionnels (l'arbitrage et la
justice) ; enfin, selon leur statut, ils peuvent être ad hoc ou institu-
tionnels, sauf la justice qui est toujours permanente.

Grille des moyens de règlement pacifique des différends


négociations \ direct

bons offices
diplomatique
ou politique
médiation
ad hoc
enquête impliquant ou institutionnel
intervention
conciliation d'un tiers

arbitrage juridictionnel
justice } institutionnel

Le principe fondamental qui sous-tend tous ces moyens de règle-


ment pacifique des différends est celui de leur base consensuelle : le
consentement des parties est nécessaire aussi bien pour leur mise en
marche et leur continuation que pour l'acceptation de la solution à
laquelle ils peuvent aboutir, sauf pour ce qui est des moyens juridic-
tionnels où le consentement de s'y soumettre comporte l'acceptation
du résultat comme obligatoire et définitif.

IV. L'évolution des moyens diplomatiques

L'histoire des moyens de règlement pacifique des différends,


qu'ils soient diplomatiques ou juridictionnels, est en fait celle de
l'institutionnalisation progressive de ces moyens et de l'implication
Cours général de droit international public 233

grandissante du tiers dans le règlement des différends internationaux,


surtout par le biais des organisations internationales.
Cette évolution peut être résumée en termes de l'intéressement
croissant de la communauté et de son système juridique au règle-
ment des différends et de la multilatéralisation des moyens de ce
règlement.
Il ne s'agit pas cependant d'une évolution linéaire des moyens
directs vers ceux impliquant un tiers, et parmi ceux-ci des moyens
diplomatiques vers les moyens juridictionnels et des moyens ad hoc
vers les moyens institutionnels. Car même si une telle évolution peut
être constatée ici et là — par exemple la tendance au sein des
moyens diplomatiques vers l'institutionnalisation — le mouvement
total reste confusément conditionné par la base consensuelle de tout
moyen de règlement, qui constitue un verrou bloquant la progression
vers l'étape ultime: celle du passage des moyens diplomatiques aux
moyens juridictionnels, et plus particulièrement à la juridiction obli-
gatoire généralisée.
L'évolution se mesure ainsi par le degré de détachement ou
d'éloignement des moyens de règlement de leur base qui reste
consensuelle, ou en d'autres termes par le degré d'assouplissement
et les aménagements concrets apportés à cette base.

1. L'évolution des moyens traditionnels

Si nous examinons cette évolution par rapport aux moyens poli-


tiques ou diplomatiques, nous constatons que les négociations sont
toujours le moyen le plus courant et d'habitude le premier à être uti-
lisé dans le temps pour tenter de résoudre un différend. Un minimum
de négociation est déjà nécessaire, sauf cas exceptionnel, pour l'arti-
culation juridique du différend.
Certains considèrent les négociations comme un moyen priori-
taire, même substantiellement, les autres moyens n'étant que des
«succédanés», en se basant sur un fameux obiter dictum de la Cour
permanente de Justice internationale qui qualifie ainsi le règlement
judiciaire171.

171. «|L]e règlement judiciaire des conflits internationaux, en vue duquel la


Cour est instituée, n'est qu'un succédané au règlement direct et amiable de ces
conflits entre les Parties.» (Affaire des Zones franches de la Haute-Savoie et du
Pays de Gex, ordonnance du 19 août 1929, CPJI série A n" 22, p. 13.)
234 Georges Abi-Saab

En d'autres termes, selon cette opinion, la base consensuelle mène


inexorablement à la subsidiante par rapport aux négociations non
seulement des moyens juridictionnels mais également de tous les
moyens impliquant l'intervention d'un tiers. Peut-être est-ce vrai du
point de vue de la commodité pratique, pour se défaire du différend,
mais ce ne l'est pas nécessairement du point de vue de la fidélité au
système juridique, si on veut aboutir à une solution qui soit plus
conforme aux règles du système qu'au rapport des forces entre les
parties.
Pour ce qui est des moyens diplomatiques ou politiques impli-
quant l'intervention d'un tiers (dans leur forme originale, purement
interétatique), les bons offices et la médiation sont restés des procé-
dures très souples, en fait une incitation ou une facilitation de la
négociation entre les parties.
En revanche, la formalisation progressive de l'enquête et de la
conciliation, depuis la première Convention de La Haye de 1899 et
surtout sa révision en 1907, les a distancées quelque peu des parties
pour en faire des procédures juridiquement structurées, qui fonction-
nent de manière relativement autonome vis-à-vis des parties. Ce qui
explique peut-être la rareté de leur utilisation en tant que procédures
autonomes de règlement, bien qu'elles soient fréquemment utilisées
dans le cadre des organisations internationales.

2. Le rôle des organisations internationales

Les grandes avancées en la matière sont intervenues avec l'avène-


ment et le rôle grandissant des organisations internationales. Elles
touchent aux divers aspects et étapes du processus de règlement des
différends.
Ainsi, la simple existence de ces organisations permet la saisine
unilatérale de leurs organes par l'une des parties au différend ou
même par un autre membre de l'organisation, contournant ainsi la
base consensuelle, du moins pour ce qui est du déclenchement du
processus de règlement.
Par ailleurs, les organes délibérants de ces organisations fournis-
sent une arène aux négociations diplomatiques, une «diplomatie par-
lementaire» qui peut se substituer à la diplomatie traditionnelle par
des négociations directes et bilatérales, même quand celles-ci sont
préalablement requises, par exemple avant de saisir un organe juri-
Cours général de droit international public 235

dictionnel, notamment si le différend touche à des intérêts sociaux


importantsl72.
En ce qui concerne les autres moyens et méthodes de règlement
pacifique énumérés ci-dessus, ils sont internalises et intégrés dans un
processus continu de règlement qui sollicite l'un ou l'autre d'entre
eux, et qui peut passer consciemment ou imperceptiblement de l'un
à l'autre. Par ailleurs, si la Charte laisse entendre que les organes se
réfèrent à des moyens qui leur sont externes, en fait ce sont les
organes eux-mêmes, ou des organes subsidiaires qu'ils créent dans
ce but, qui entreprennent les bons offices, la médiation, la concilia-
tion ou l'enquête. De plus, nous remarquons, notamment dans la
période récente, une dialectique et un va-et-vient constant, dans la
recherche d'une issue à un différend, entre ce processus multilatéral
au sein des Nations Unies, qui bénéficie de la légitimation collective,
et la diplomatie bilatérale ou plurilaterale qui se déploie en dehors
ou en parallèle de l'Organisation, par exemple par le groupe de
contact dans l'affaire namibienne.
Cependant, l'effet cumulatif de cette activité continue et de ces
efforts conjugués, s'il constitue une pression sociale plus ou moins
grande sur les parties pour les amener à une solution, n'équivaut pas
pour autant ou pas nécessairement à une issue obligée au différend,
car il trouve sa limite dans l'exigence de l'acceptation par les parties
du résultat du processus ou d'un recours ultime aux méthodes juri-
dictionnelles.
Si le processus de règlement pacifique des organisations interna-
tionales se retrouve devant une telle impasse, il peut s'efforcer de la
contourner en remplissant lui-même certaines composantes de la
fonction juridictionnelle. En effet, une certaine fragmentation de
cette fonction se manifeste avec la tendance croissante des organes
politiques à opérer au cours de leurs activités des « interprétations »
et des «constatations» ou des qualifications juridiques de situa-
tions, même lorsque celles-ci ne sont pas prévues expressément dans

172. Voir affaires du Sud-Ouest africain (exceptions préliminaires) {CU


Recueil 1962, p. 319), où la Cour considère que,
«depuis quarante ou cinquante ans, la diplomatie pratiquée au sein des confé-
rences ou diplomatie parlementaire s'est fait reconnaître comme l'un des
moyens établis de conduire des négociations internationales» (p. 346);
et que, par conséquent, ce type de diplomatie peut satisfaire à la condition des
négociations diplomatiques préalables (à la saisine de la Cour), prévue dans le
titre de compétence, en dehors de toute négociation directe entre les parties. Voir
G. Abi-Saab, op. cit. supra note 5, p. 123.
236 Georges Abi-Saab

les traités constitutifs, comme c'est le cas par exemple de la consta-


tation par le Conseil de sécurité d'un «acte d'agression» dans le
cadre de l'article 39 de la Charte. Mais à quel effet juridique? Et
s'agit-il vraiment de «constatations» dans le sens technique du
terme ?
Si nous essayons de répondre à ces interrogations par approxima-
tions successives, nous remarquons qu'il s'agit en premier lieu d'une
prise de position collective quant à la légalité ou l'illégalité d'un cer-
tain acte, fait, ou situation, ayant donc au moins le poids d'une
reconnaissance (ou d'une non-reconnaissance) collective. En outre,
elle arrête la position de l'organisation vis-à-vis de cet acte, fait ou
situation, position très difficile, voire impossible, à changer sans élé-
ments nouveaux justifiant ce changement, du moins lorsqu'elle est
celle de l'organisation universelle compétente. Elle bénéficie donc
d'une irréversibilité politique, même s'il ne s'agit pas d'une res
judicata à proprement parler. Elle participe de ce que les polito-
logues, à l'instar d'Inis Claude, appellent la fonction de «légitima-
tion collective» (ou d'illégitimation collective) des organisations
internationales. C'est un processus d'«objectivation» qui, de par son
cadre institutionnel et son caractère collectif, clarifie ou arrête la
situation juridique telle qu'elle est perçue par la communauté inter-
nationale et tranche ainsi le conflit né des interprétations subjectives
des parties; une «constatation objective» par son caractère collectif,
même si elle n'est pas juridictionnelle.
Une telle «constatation» n'est pas sans effet juridique. Elle per-
met en effet aux organes d'agir sur cette base en demandant aux par-
ties de se comporter en conséquence, et éventuellement en ordonnant
ou en recommandant aux autres membres d'appliquer des sanctions
contre la partie récalcitrante. En plus, une telle constatation signifie
à l'autre partie, ainsi qu'aux autres membres s'il y a lieu, la possibi-
lité de prendre des contre-mesures individuelles.
Cependant, même ce type de constatation «collective» n'est pas
toujours atteignable. Les efforts visant à perfectionner le système et
à le rendre plus «performant» dans la résolution des différends
emprunte deux stratégies distinctes pour faire face à cette carence:
chercher, par un échafaudage complexe d'obligations procédurales,
une issue obligée à tous les différends, ou du moins une «constata-
tion», même s'il ne s'agit pas d'une décision judiciaire ou arbitrale;
alternativement, contourner la «constatation», en dépassant la pro-
blématique du « règlement pacifique des différends ».
Cours général de droit international public Til

3. La quête de l'issue obligée

Cette stratégie se rapporte en réalité à 1'«obligation de régler» les


différends et se manifeste à travers des efforts multiples mais
convergents qui visent à amener les Etats parties à un différend (dans
les divers contextes de réglementation juridique conventionnelle,
notamment là où il y a une innovation) vers une issue juridiction-
nelle, ou du moins vers une issue obligée, même si elle n'est pas
juridictionnelle.
Elle participe de la stratégie, datant déjà de l'entre-deux-guerres,
qui visait à atteindre la juridiction obligatoire générale non pas par
un seul instrument, comme on le croyait alors possible, mais pro-
gressivement à travers l'accumulation de clauses compromissoires
hermétiques (ou aussi hermétiques que possible) dans tous les trai-
tés, notamment les traités-lois. Cette stratégie a été suivie dès les
débuts de l'après-guerre dans les traités et conventions adoptés sous
les auspices des Nations Unies, mais elle a rapidement atteint ses
limites du fait des réserves systématiques émises par les pays de
l'ancien bloc socialiste, afin d'exclure toute clause compromissoire
de leur acceptation des traités (c'est d'ailleurs dans ce contexte que
la Cour internationale de Justice a rendu son fameux avis consultatif
de 1951 sur les Réserves à la Convention sur la prévention et la
punition du crime de génocide]13). D'où l'inclusion, depuis bien
longtemps, de ces clauses compromissoires dans un protocole facul-
tatif annexé à ce type de traité.
Une nouvelle tendance s'est manifestée avec la Convention de
Vienne sur le droit des traités de 1969. Etant donné les innovations
et le degré de spécification introduits dans la partie V de la Conven-
tion («Nullité, extinction et suspension de l'application des traités»),
il était impossible de faire adopter la Convention à la majorité
requise par la Conférence sans instituer une procédure obligatoire de
règlement des différends auxquels elle pouvait donner lieu. Mais vu
la résistance farouche des pays socialistes et d'une bonne partie des
pays du tiers monde à la juridiction obligatoire de la Cour internatio-
nale de Justice, une formule de compromis a été adoptée dans
l'article 66: les différends relevant des articles 53 et 64 sur le jus

173. CU Recueil 1951, p. 15. Il faut souligner cependant le changement radical


intervenu pendant la seconde moitié des années quatre-vingt dans l'attitude des
membres de l'ancien bloc socialiste et plus particulièrement de l'ex-Union sovié-
tique vis-à-vis de la Cour internationale de Justice et de sa juridiction obligatoire.
238 Georges Abi-Saab

cogens sont soumis à la juridiction obligatoire de la Cour (c'était la


conditio sine qua non pour l'acceptation de la notion même de jus
cogens par les Occidentaux); alors que les différends relevant des
autres articles de la partie V sont soumis à une procédure de conci-
liation obligatoire, réglée dans une annexe de la Convention, à moins
que les parties ne s'accordent sur une autre procédure. C'est cette
dernière solution de la conciliation obligatoire qui a été reprise dans
la plupart des conventions subséquentes des Nations Unies, par
exemple dans les deux Conventions de Vienne sur la succession
d'Etats.
S'il est vrai que cette conciliation obligatoire ne conduit pas à une
res judicata, elle n'en débouche pas moins sur une décision objec-
tive; et ses recommandations, même quand elles dépassent les
aspects purement juridiques du différend (ou la simple application
des règles aux faits), doivent nécessairement les englober. Elle peut
ainsi, du moins dans une certaine mesure, pallier l'absence d'une
issue juridictionnelle et guider l'attitude des organisations internatio-
nales et des Etats tiers par rapport au différend.
Cependant, malgré la prolifération de ces clauses de conciliation
obligatoire dans les traités-lois de ces vingt dernières années, elles
n'ont jamais (ou presque) été invoquées ni mises en œuvre. Peut-être
sont-elles perçues par les Etats comme trop compliquées et trop
rigides juridiquement pour une procédure diplomatique, sans aboutir
pour autant à des résultats suffisamment contraignants si on les com-
pare aux procédures juridictionnelles.
Le système de règlement des différends de la Convention des
Nations Unies sur le droit de la mer, signée à Montego Bay en 1982,
marque une nouvelle étape ou une nouvelle approche dans cette stra-
tégie. Plutôt que de laisser aux parties le soin de chercher et d'arrêter
le choix d'une voie de règlement des différends alternative à celle
prescrite en dernier lieu par la Convention, celle-ci multiplie et
détaille le choix qui leur est ouvert en général, avant d'ériger l'une
de ces procédures en issue résiduelle obligée.
L'article 287 énumère quatre instances ou procédures parmi les-
quelles un Etat peut choisir en ratifiant la Convention ou ultérieure-
ment : a) le Tribunal international du droit de la mer (annexe VI) ; b) la
Cour internationale de Justice; c) l'arbitrage général (annexe VII),
ou, d) l'arbitrage spécial (annexe VIII). En cas de différend, si les
deux parties ont accepté la même procédure, elle doit être suivie,
à moins qu'elles n'en conviennent autrement. En dehors de cette
Cours général de droit international public 239

hypothèse, l'arbitrage général est érigé en procédure résiduelle obli-


gatoire.
Cependant, la situation n'est pas aussi simple et linéaire que peut
le laisser entendre cette règle générale. Car elle est qualifiée par
deux séries de règles complémentaires : les premières établissent une
juridiction obligatoire (et une juridiction spécialisée, ou des procé-
dures spéciales) pour certaines questions réglées par la Convention ;
les secondes excluent d'autres questions de toute obligation de règle-
ment, pour les laisser à la discrétion des Etats (en particulier des
Etats côtiers).
Le professeur Ripaghen énumère pas moins de douze procédures
(juridictionnelles et non juridictionnelles) prévues dans la Conven-
tion, à part celles que peuvent imaginer les parties si elles s'accor-
dent autrement174, sans qu'elle ne parvienne pour autant à la juridic-
tion obligatoire, ou du moins à une issue obligée pour tous les
différends relatifs à l'interprétation et à l'application de la Convention.
Une tendance semblable se manifeste dans le cadre de la Confé-
rence sur la sécurité et la coopération en Europe, qui, tout en étant
géographiquement limitée, vise en revanche à embrasser matérielle-
ment tous les différends qui surviendraient entre ses participants. En
effet, la Charte de Paris, adoptée en 1990, précise que les partici-
pants s'engagent à
«rechercher de nouvelles formes de coopération dans ce
domaine, en particulier une gamme de méthodes applicables au
règlement pacifique des différends, y compris l'intervention
obligatoire d'une tierce partie» l75.
Cette tierce partie, selon les divers projets en discussion, pourrait
être une juridiction obligatoire ultime pour les questions qui se prê-
tent particulièrement à l'arbitrage ou à la justice internationale (une
résurrection de la méthode énumérative des «questions juridiques»,
assortie cependant d'importantes clauses d'exclusion pour les
«questions sensibles»). A cette fin, un large éventail d'instances, y
compris l'arbitrage, est laissé au choix des parties avant l'interven-
tion de la juridiction obligatoire. Pour les autres différends, qui
n'auraient pas été résolus par la négociation ou par d'autres

174. W. Riphagen, «Dispute Settlement in the 1982 UN Convention on the


Law of the Sea», dans C. L. Rozakis et C. A. Stephanou (dir. pubi.), The New
Law of the Sea, Amsterdam, North-Holland, 1983, p. 281.
175. Voir texte dans Nations Unies, doc. A/45/859, du 12 décembre 1990.
240 Georges Abi-Saab

méthodes agréées par les parties, l'intervention obligatoire de la


tierce partie prendrait la forme d'une sorte de conciliation obliga-
toire débouchant selon les projets soit sur des recommandations soit
sur de simples commentaires.

4. Le dépassement de la problématique
du « règlement des différends»

Alternativement, une seconde stratégie s'efforce de dépasser ou


d'élargir la problématique du «règlement des différends», ou plutôt
ses deux termes: la notion de «différend» et les techniques de
«règlement».
Pourquoi dépasser la notion de différend? Ainsi qu'on vient de le
voir, malgré tous les efforts déployés, beaucoup de différends restent
bloqués ou dans l'impasse, car sans issue obligée juridiquement et
surtout sans «constatation» objective, qu'elle soit «juridictionnelle»
ou «collective», qui permettrait à la communauté internationale, par
l'intermédiaire des organisations internationales et des Etats tiers, de
se déterminer par rapport au différend et d'agir en conséquence en
vue de sa solution.
Or, la fonction juridictionnelle n'est elle-même qu'un moyen vers
une finalité ou une fonction plus large du droit, celle de la pacifica-
tion et de l'apaisement de la société qui le sous-tend; une fonction
qui peut être remplie par d'autres moyens que la simple application
du droit aux faits, ou en la dépassant.
Comment pallier l'absence fréquente de «constatation» ou plutôt
comment la contourner, pour apaiser les tensions belligènes qui se
manifestent dans la communauté internationale? En situant l'intéres-
sement de la communauté internationale institutionnalisée à travers
l'Organisation universelle en amont du différend, qui représente nor-
malement l'éclosion d'un long processus de gangrénage, ou, en
d'autres termes, en agissant en anticipation sur les différends et en
légitimant l'intervention précoce du tiers institutionnalisé dans des
«situations» belligènes ou représentant des dangers particuliers,
avant qu'elles ne se cristallisent et ne se figent en «différends juri-
diques», avec des sujets et un objet clairement définis.
Cette approche préventive trouve ses origines dans la Charte des
Nations Unies, dont le chapitre VI, intitulé «Règlement pacifique
des différends», assimile «situation» et «différend», et dont
l'article 34 exprime cette approche en stipulant:
Cours général de droit international public 241

«Le Conseil de sécurité peut enquêter sur tout différend ou


toute situation qui pourrait entraîner un désaccord entre
nations ou engendrer un différend, afin de déterminer si la pro-
longation de ce différend ou de cette situation semble devoir
menacer le maintien de la paix et de la sécurité internationales. »
(L'italique est de nous.)

Ce qui permettrait au Conseil ou alternativement à l'Assemblée


générale de s'en occuper.
La notion de «situation», plus large et plus diffuse que celle de
«différend», sert ainsi de base de rattachement quant aux pouvoirs
des organes et à la possibilité de déclencher le processus institution-
nel de règlement. Elle figure également dans l'article 14, qui donne
à l'Assemblée générale le pouvoir de «recommander les mesures
propres à assurer l'ajustement pacifique de toute situation, quelle
qu'en soit l'origine, qui lui semble de nature à nuire au bien général
ou à compromettre les relations amicales entre nations». Cette dis-
position qui traite de la problématique du «changement pacifique»
(peaceful change), très débattue dans l'entre-deux-guerres, nous
interpelle toujours, même si elle n'attire plus beaucoup l'attention
pour le moment.
Il est clair, en outre, dans le cadre du chapitre VII, que si l'«acte
d'agression» et la «rupture de la paix» envisagés dans l'article 39
présupposent des parties bien identifiées, donc un différend, même si
son objet peut être encore mal défini, la «menace contre la paix»,
qui peut également susciter l'action du Conseil, peut en revanche
être une situation diffuse ne laissant pas nécessairement transparaître
un différend international. Par ailleurs, une reconnaissance explicite
de cette approche figure dans l'article 40 concernant les mesures
provisoires auxquelles le Conseil de sécurité peut inviter les parties
intéressées à se conformer, et qui a été largement utilisé par le
Conseil. Cependant, cette stratégie juridique préventive ou de
«déploiement institutionnel rapide» présuppose qu'on adopte vis-à-
vis du règlement pacifique des différends et de l'ajustement des
situations conflictuelles l'approche du droit de coopération; elle
implique que nous considérions la paix — la paix juste, selon le
droit — comme un bien commun, en élargissant le cercle des inté-
ressés au règlement au-delà des parties au différend et en y injectant
un intérêt communautaire ou public à côté de leurs intérêts directs et
personnels.
242 Georges Abi-Saab

Malgré ces articles de la Charte, la communauté internationale n'a


pu suivre cette approche que du bout des lèvres, vu la configuration
du pouvoir et la polarisation des conflits idéologiques existant dans
son sein jusqu'à tout récemment encore. Et lorsqu'elle a permis
l'intervention institutionnelle, c'était tardivement et timidement, à
titre provisoire plutôt que résolutoire, ce qui a contribué à la péren-
nisation des différends et à la complexification croissante des situa-
tions auxquelles devaient faire face les efforts subséquents de règle-
ment. Mais il y a des signes encourageants de changement d'attitude
à cet égard et même un début d'exécution.
Aujourd'hui, étant donné la prise de conscience croissante des
«dangers de caractère global» décrits au chapitre IV, certains vont
jusqu'à proposer de remonter en amont même des «menaces», telles
qu'elles sont conçues à présent, dans le sens d'un danger imminent
de rupture de la paix, dont la source est identifiable, même si elles
ne se prêtent pas ou pas encore à une attribution juridique au fait
d'un acteur étatique ou public. Ce qui veut dire en d'autres termes
qu'il faut, par une interprétation extensive de la notion de «menace
contre la paix» ou éventuellement par une révision de la Charte,
situer le seuil d'intervention communautaire au niveau des
«risques», afin de les contenir avant qu'ils ne se transforment en
menaces plus précises, dans le sens de plus probables, et plus immi-
nentes.
Parallèlement à ce dépassement de la notion de «différend», des
efforts ont été déployés pour dépasser l'autre terme de la probléma-
tique, les techniques de règlement. Ces techniques visent à vider le
différend ou à l'amener à une solution définitive. Ce qui est souvent
difficile à atteindre, vu la résistance de l'une des parties ou par
manque de volonté de la part des tiers, et par conséquent des organi-
sations internationales compétentes, de s'investir suffisamment dans
la recherche d'une solution.
Par ailleurs, ces techniques de «règlement», entendues comme
méthodes d'ajustement et de contrôle de la légalité, interviennent de
manière ponctuelle et ex post facto, qu'elles soient juridictionnelles ou
non; elles s'accordent donc mal avec la partie grandissante du droit
international contemporain qui procède de l'approche du droit de
coopération, et qui requiert un suivi continu et plus rapproché dans
le temps des activités réglementées, ainsi qu'on le verra plus loin.
Des approches alternatives de prévention ont été proposées ou
tentées en amont des différends et des conflits, par des systèmes
Cours général de droit international public 243

d'alerte avancée (early warning systems), par un contrôle continu


des activités ou des situations qui peuvent donner lieu à controverse;
par des techniques dites de «gestion des crises» (crisis manage-
ment), qui visent à contenir des situations explosives et à les stabili-
ser, en général par des mesures conservatoires, tels des cessez-le-feu
et des forces d'interposition (forces de maintien de la paix ou
d'observation de la paix, peace-keeping forces) pour permettre aux
efforts de règlement des différends de se déployer; bien qu'elles
soient très souvent envisagées comme des substituts à ces efforts
plus ardus, efforts sans lesquels pourtant ces techniques restent éphé-
mères et contribuent même parfois au pourissement des conflits.
Des mesures de prévention peuvent également se situer en aval d'un
règlement, pour garantir son exécution.
Cependant, toutes ces méthodes, qui représentent autant de moda-
lités d'intervention des organisations internationales et plus particu-
lièrement des Nations Unies, comme tiers institutionnel, en vue
d'éviter ou d'apaiser les conflits et les différends qui les sous-ten-
dent, s'apparentent plus ou moins aux techniques de contrôle qui
relèvent de la fonction executive que nous examinerons au chapitre
suivant. La fonction juridictionnelle, quant à elle, trouve son «type
idéal» dans l'arbitrage et la justice internationale.

V. L'évolution des moyens juridictionnels : l'arbitrage

Les méthodes ou moyens juridictionnels de règlement des diffé-


rends se distinguent des autres moyens par deux traits qui leur sont
essentiels : la décision est prise sur des bases exclusivement juri-
diques, c'est-à-dire en appliquant les règles du droit aux circons-
tances de l'espèce; et cette décision jouit de la «force de la chose
jugée», c'est-à-dire qu'elle est définitive et obligatoire pour les par-
ties. Ce qui n'est pas en contradiction avec la règle fondamentale de
la base consensuelle de tout moyen de règlement des différends, car
l'acceptation de se soumettre à une procédure juridictionnelle com-
porte l'acceptation du résultat comme res judicata.
Cette base consensuelle — aussi distendue qu'on puisse la rendre
dans les différents arrangements conventionnels ou institutionnels —
explique la rareté relative de l'utilisation de cette méthode de règle-
ment et constitue l'obstacle principal auquel se heurtent tous les
efforts visant à l'ériger en ultime issue obligée.
Cependant, si le rôle de la procédure juridictionnelle reste quanti-
244 Georges Abi-Saab

tativement modeste — ce qui n'est pas l'apanage du droit internatio-


nal, même s'il est accentué par la base consensuelle'76 — cela ne
doit pas nous empêcher d'apprécier son importance qualitative pri-
mordiale en tant que standard de référence pour tout ce qui se passe
en dehors d'elle. C'est d'ailleurs ce même rôle que joue la jurispru-
dence en droit interne.
Les méthodes juridictionnelles se réduisent en droit international à
deux: l'arbitrage et la justice internationale, dont l'évolution récente
est dominée par deux tendances opposées que nous pouvons décrire
paradoxalement comme la juridictionnalisation de l'arbitrage et
l'arbitralisation de la justice internationale.
Comment distinguer l'arbitrage de la justice internationale? En
droit interne, le système judiciaire relève de l'appareil de l'Etat et
représente ainsi la puissance publique; alors que l'arbitrage relève
de la volonté et de l'initiative des justiciables, et se trouve par consé-
quent soumis au système judiciaire et fonctionne sous son contrôle.
Le contraste entre les deux est ainsi clair et net.
L'arbitrage peut être considéré ainsi, de manière générale et non
technique, comme une rémanence de la justice privée, une adjonc-
tion ou un sous-système volontariste arrimé au système judiciaire,
bien que le caractère juridictionnel de l'arbitrage soit parfois
contesté dans la littérature juridique interne.
Dans l'ordre juridique international, en l'absence d'Etat et de
puissance publique centralisée, la distinction entre les deux ne peut
se faire selon leur caractère public ou privé (l'arbitrage privé a un
autre sens dans le contexte du droit international, que nous examine-
rons plus loin). Elle réside dans le degré d'institutionnalisation du
processus, qui est précisément une question de degré et non de
nature radicalement différente177.

176. A part les systèmes primitifs ou peu formalisés, il faut souligner que,
même dans les systèmes juridiques hautement développés, une petite portion seu-
lement des différends est portée devant les tribunaux et qu'avec la complexifica-
tion croissante des systèmes judiciaires et l'explosion des coûts une certaine
désaffection se manifeste actuellement à l'égard de ces systèmes, avec une
recherche parallèle de voies alternatives plus simplifiées. Ce qui explique le foi-
sonnement des études et des cours offerts par les plus grandes écoles de droit, telle
la Harvard Law School, intitulés «Alternative Dispute Resolution», «Informai
Justice», «Citizen's Justice», etc. Voir Jerold Auerbach, Justice Without Law?
Resolving Disputes Without Lawyers, OUP, 1983.
177. En réalité, même en droit interne il s'agissait originairement d'une ques-
tion de degré d'institutionnalisation, car la séparation entre le public et le privé et
la centralisation de la puissance publique est également fonction de l'institution-
nalisation progressive de l'Etat.
Cours général de droit international public 245

Que veut dire « institutionnalisation » dans ce contexte ? Dans un


sens, elle peut signifier que la procédure acquiert un profil et des
traits stables et reconnaissables en dehors des parties et des espèces.
C'est dans ce sens qu'on peut parler d'une juridictionnalisation
croissante de l'arbitrage en droit international, du moins depuis le
tournant du siècle.
Car l'arbitrage est une institution très ancienne. Elle est connue
depuis la Haute Antiquité et se pratiquait déjà entre les cités
grecques. Plus proche de nous, elle a connu une période de somno-
lence avec la montée des Etats modernes après la paix de Westpha-
lie, pour se réactiver après la guerre de l'Indépendance des Etats-
Unis d'Amérique (dans le traité de Jay de 1794 avec l'Angleterre) et
surtout après la guerre de Sécession (l'affaire de l'Alabama en
1872).
Cette nouvelle phase commence avec des commissions mixtes
sans tiers, puis avec des tiers ou seulement un tiers, d'habitude un
tiers souverain. La procédure se dégage également et se stabilise,
surtout depuis les Conventions de La Haye de 1899 et de 1907. Les
organes affirment progressivement leur «compétence de la compé-
tence», c'est-à-dire leur compétence de se prononcer sur leur com-
pétence quand elle est contestée par l'une des parties. Les décisions,
qui étaient au cours du XIXe siècle fréquemment non motivées et
rendues «en droit et en équité», se juridictionnalisent dans leur
forme et dans leur raisonnement. L'absence ou l'insuffisance de
motivation, à moins qu'elle ne soit imposée par les parties, devient
une cause de nullité de la sentence.
Ainsi, le rôle d'amiable compositeur, une sorte de conciliation à
effet obligatoire ou d'arbitrage politique, se détache de celui de
l'arbitre, bien que la même personne puisse être habilitée par le
compromis à remplir les deux fonctions; rôle qui est assimilé pro-
gressivement à celui du juge. En somme, l'arbitrage se juridiction-
nalise.
Dans ce premier sens, l'institutionnalisation signifie ainsi la dis-
tinction et la differentiation progressive de l'arbitrage par rapport
aux moyens diplomatiques (tel par exemple le simple encadrement
des négociations dans des commissions mixtes ou toute intervention
d'un tiers débouchant sur une solution obligatoire), laissant appa-
raître un profil stable et reconnaissable de l'arbitrage en tant qu'ins-
titution ou procédure de droit international.
Le terme « institutionnalisation » peut être appréhendé, cependant,
246 Georges Abi-Saab

dans un autre sens, celui d'une certaine distanciation, indépendance


ou autonomie de la procédure par rapport aux parties. Et c'est dans
ce sens-là qu'il sert à différencier l'arbitrage de la justice internatio-
nale. Car le trait distinctif de l'arbitrage par rapport à la justice c'est
le rôle prédominant des parties qui contrôlent la composition de
l'organe arbitral et le déroulement du processus du début jusqu'à la
fin, se réservant des échappatoires qu'elles peuvent utiliser à
n'importe quel moment.
C'est là que réside le caractère ad hoc de l'arbitrage; non pas
dans le sens courant d'une procédure ponctuelle établie pour tran-
cher une seule affaire (qui contraste avec ce que certains appellent
l'arbitrage institutionnel, prévu pour toute une série ou catégorie
d'affaires à trancher par le même organe), mais plutôt comme des-
cription de sa position marginale par rapport au système juridique
général, ou inversement du degré de dépendance ou de manque
d'autonomie de l'organe et de son fonctionnement vis-à-vis des par-
ties.
Cela ne veut pas dire que l'organe n'agit pas comme organe juri-
dictionnel, mais que son destin et son environnement ou, en termes
plus techniques, que sa configuration et les modalités et la conti-
nuité de son fonctionnement sont contrôlées en permanence par les
parties.
La conséquence de ce caractère ad hoc est que — contrairement à
la situation en droit interne, où l'arbitrage est soumis à la justice et
arrimé par conséquence au système judiciaire — l'arbitrage reste
indépendant de la justice sur le plan international. Ce qui revient à
dire que, sur ce plan, plutôt que d'avoir un système juridictionnel
structurellement relié, nous avons une constellation éclatée
d'organes éparpillés.
Le professeur Georges Scelle a tenté de mettre l'arbitrage et la
justice internationale en corrélation dans son projet de «Modèle de
règles sur la procédure arbitrale», qu'il a préparé en tant que rappor-
teur spécial de la Commission du droit international; projet qui a
servi de base à celui de la Commission et dont l'Assemblée générale
s'est contentée de «prend[re] acte» dans sa résolution 1262 (XIII)
de 1958 178.
Ce projet visait à verrouiller toutes les échappatoires dans la pro-
cédure arbitrale une fois prise l'obligation de se soumettre à l'arbi-

178. Voir Annuaire de la CDi, 10 (1958), vol. II, p. 83.


Cours general de droit international public 247

trage, rendant ainsi inexorable l'aboutissement de la procédure. A


cette fin, il avait proposé l'établissement de la juridiction obligatoire
et de plein droit de la Cour internationale de Justice pour se pronon-
cer sur toutes les prétentions et pallier toutes les défaillances des par-
ties qui viseraient à faire obstacle au démarrage de la procédure ou à
sa continuation, ou qui contesteraient le sens ou la validité de la sen-
tence à laquelle elle aurait abouti : les controverses nées avant l'éta-
blissement du tribunal concernant l'existence d'un différend ou sa
soumission à la clause compramissoire (art. 1), les recours en inter-
prétation (art. 33), en révision (art. 38), ou même en annulation
(art. 36) des sentences ; ainsi que la désignation par le président de la
Cour des arbitres à la place de la partie défaillante ou en cas de
désaccord sur les tiers arbitres (art. 3).
En soumettant l'arbitrage au contrôle obligatoire de la Cour, ce
projet, même s'il n'atteignait pas à la juridiction obligatoire géné-
rale, aurait établi un système judiciaire, ou plutôt juridictionnel, uni-
fié et réalisé ainsi 1'«institutionnalisation» de l'arbitrage dans le
second sens du terme. Et c'est précisément pour cette raison que les
Etats y ont opposé une vive résistance, préférant garder un mode auto-
nome de règlement de différends qui, tout en étant juridictionnel,
reste très maleable à leur volonté tout au long de son déroulement.
Ainsi, l'arbitrage, tout en devenant techniquement très semblable
à la justice internationale (jurdictionnalisation), reste politiquement
très différent de celle-ci.
A ce propos, il était de bon ton pendant les deux dernières décen-
nies de relever ce que certains interprétaient comme un «essor» de
l'arbitrage aux dépens d'une justice en crise, que nous examinerons
plus loin. Cependant, avant de parvenir à une telle conclusion géné-
rale, il faut bien définir ce dont on parle et bien sérier les phéno-
mènes pour éviter de les confondre.
L'arbitrage proprement interétatique n'a jamais été plus qu'épiso-
dique. Il est vrai qu'au cours des dernières années certaines affaires
qui auraient pu être soumises à la Cour internationale de Justice,
comme celle du Canal de Beagle, ou celle de la Délimitation du pla-
teau continental franco-britannique (dite de la mer d'Iroise) de
1977, ont emprunté le chemin de l'arbitrage. Mais cumulativement,
elles n'ont jamais constitué, du moins pour ce qui est des affaires
juridiquement importantes, un courant conséquent à débit ininter-
rompu qui aurait éclipsé la justice internationale. S'il y a eu crise,
c'était une crise de la procédure juridictionnelle tout entière. Et si
248 Georges Abi-Saab

quelques affaires importantes ont été soumises malgré tout à l'arbi-


trage (pas plus cependant que celles soumises à la Cour, et même
beaucoup moins dans la durée), cela s'explique dans une large
mesure par le refus systématique de certains «justiciables» — telle
la France, depuis les affaires des Essais nucléaires119 — d'aller
devant la Cour, tout en acceptant de recourir à un règlement juridic-
tionnel de type différent.
Toutefois c'est le domaine économique, et plus particulièrement le
contentieux des investissements, qui est souvent signalé comme
champ de prédilection de l'arbitrage international l8 °. Cependant, là
encore, il faut sérier et bien distinguer des phénomènes qui sont
semblables sous certains rapports mais très différents juridiquement.
Le trait caractéristique du contentieux des investissements est qu'il a
pour objet des relations juridiques dont l'une des parties a un carac-
tère public ou étatique, alors que l'autre est un opérateur privé. Le
contentieux se situe donc dans l'orbite du droit interne, à moins que
la réclamation de la partie privée ne soit endossée par son Etat, his-
sant ainsi le différend au niveau interétatique. Mais ce transport du
différend au plan international peut se faire également par traité. Et
c'est là qu'on peut observer un certain essor de l'arbitrage «institu-
tionnel », sous la forme par exemple du Tribunal arbitral irano-améri-
cain établi par le Traité d'Alger pour liquider le contentieux écono-
mique entre les deux Etats, ou entre eux et les citoyens de l'autre
partie, et qui donne aux parties privées un accès direct au prétoire,
tribunal qui suit le modèle des tribunaux arbitraux mixtes du tour-
nant du siècle et de l'après-première guerre mondiale. Un autre
exemple récent est fourni par l'arbitrage dans le cadre du Centre
international pour le règlement des différends relatifs aux investisse-
ments (CIRDI) de la Banque mondiale, conformément à la Conven-
tion de Washington de 1965.

179. CU Recueil 1974, p. 253 ; CU Recueil 1974, p. 457. A part l'affaire de la


Delimitation du plateau continental franco-britannique, mentionnée dans le texte,
la France, ayant retiré sa déclaration d'acceptation de la juridiction obligatoire de
la Cour, a systématiquement privilégié l'arbitrage, de préférence à la Cour, par
exemple dans les affaires de La Bretagne (avec le Canada), du Rainbow Warrior
(avec la Nouvelle-Zélande) et de Saint-Pierre-et-Miquelon (avec de nouveau le
Canada).
180. Il faut relever également les systèmes «souples» de règlement des diffé-
rends qui sont adoptés dans le cadre d'organismes ou d'organisations écono-
miques, tels le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade, maintenant
l'Organisation mondiale du commerce (OMC)) ou les accords sur les produits de
base, et qui sont très fréquemment utilisés pour régler de tels conflits.
Cours général de droit international public 249

Ce genre d'arbitrage «institutionnel», notamment le dernier, par-


ticipe de la tendance vers la spécialisation des juridictions, et, même
s'il admet les parties privées comme justiciables, trouve un solide
ancrage en droit international, car il est basé sur un accord interéta-
tique.
Cependant, ce n'est pas à ce type d'arbitrage qu'on pense quand
on parle de l'essor de l'arbitrage dans ce domaine, mais plutôt à
l'arbitrage commercial international, illustré plus particulièrement
par une série d'affaires portant sur des nationalisations pétro-
lières l81, qu'on cite souvent comme une alternative viable au recours
à la Cour internationale de Justice par le biais de la protection
diplomatique. Pourtant, ces arbitrages résultent de clauses compro-
missoires insérées dans des contrats entre gouvernements et par-
ties privées, et qui par conséquent ne relèvent pas, et ne peuvent pas
relever, du droit international, et ne sont pas des arbitrages interna-
tionaux à proprement parler. En effet, la valeur des sentences aux-
quelles ils donnent lieu dépendent finalement de leur reconnaissance
et de leur exécution en droit interne182.
En réalité, plutôt qu'un essor de l'arbitrage, ce que nous consta-
tons — avec l'intensification et la complexification des relations
internationales et transnationales — c'est la prolifération de procé-
dures juridictionnelles, de juridictions spécialisées, surtout aux
niveaux aussi bien universel que régional, tels les tribunaux adminis-
tratifs des organisations internationales, le nouveau tribunal du droit
de la mer, les cours régionales des droits de l'homme, la Cour euro-
péenne de justice, etc. Même si certaines de ces juridictions sont
«autosuffisantes», en ce sens qu'elles ne sont pas ultimement sou-
mises au contrôle de la Cour internationale de Justice, elles ne font
pas nécessairement obstacle à l'émergence d'un système judiciaire
ou juridictionnel international, car tous les systèmes judiciaires
internes reconnaissent des juridictions autonomes spécialisées
ratione materiae, ratione loci, ou ratione personae.
Le problème se pose quand coexistent côte à côte deux procédures

181. Il s'agit surtout des sentences suivantes: Texaco-Calasiatic c. Libye


(1977), International Legal Materials (ILM), 17 (1978), p. 3 ; Liamco c. Libye
(1981), ILM, 20 (1981), p. 1 ; Aminoil c. Koweït (1982), ILM, 21 (1982), p. 976.
182. Voir supra note 42 et p. 123. Cf. G. Abi-Saab, «La souveraineté perma-
nente sur les ressources naturelles», dans M. Bedjaoui (dir. pubi.), Droit interna-
tional: Bilan et perspectives (manuel de droit international de l'UNESCO), Paris,
Pedone, 1991, p. 639.
250 Georges Abi-Saab

juridictionnelles, ou plus, de «droit commun», qui couvrent le


même champ de compétence, mais sans être mises en corrélation,
comme c'est le cas avec l'arbitrage et la Cour internationale de Jus-
tice en droit international. Nous ne pouvons pas alors parler d'un
système judiciaire ou plutôt «juridictionnel» international, car nous
restons dans un cadre institutionnel ou organique éclaté, ou plutôt
dans une situation qui manque de tout cadre. C'est ce cadre qu'aurait
fourni le projet de Georges Scelle, en rattachant l'arbitrage en der-
nière instance à la justice internationale, tout en préservant à l'un et
à l'autre leur base consensuelle de départ. Mais il s'agissait d'un
degré de centralisation pour lequel la communauté internationale
n'était pas encore prête; et nous n'avons pas beaucoup avancé
depuis lors.
Il est vrai que les sentences arbitrales sont parfois contestées, ce
qui est plus rare pour les décisions de la Cour internationale de Jus-
tice, et qu'on a eu par deux fois des recours devant la Cour contre
des sentences arbitrales183. Mais il s'agit là de recours introduits sur
la base d'un titre de compétence indépendant comme une nouvelle
affaire portée devant la Cour, plutôt que sur la base de l'unité du sys-
tème juridictionnel international. II n'empêche que la multiplication
de tels recours, ainsi que les clauses compromissoires hermétiques
débouchant en dernière analyse sur la Cour (les discussions entre les
membres permanents du Conseil de sécurité en vue de renforcer le
rôle de la Cour sont un signe prometteur à cet égard), peuvent faire
progresser la situation dans cette direction sans atteindre complète-
ment le but final.

183. Sentence arbitrale rendue par le roi d'Espagne le 23 décembre 1906 (Hon-
duras c. Nicaragua), CU Recueil 1960, p. 192; Sentence arbitrale du 31 juillet
1989 {Guinée Bissau-Sénégal), C1J Recueil 1991, p. 53.
Il faut mentionner également les recours contre les jugements des tribunaux
administratifs des Nations Unies et de l'Organisation internationale du Travail,
bien qu'il s'agisse d'une autre histoire, ces recours étant prévus dans les statuts
mêmes de ces tribunaux et traités par la Cour par voie d'avis consultatif, ayant
force obligatoire en vertu de ces statuts, ce qui ne manque pas d'inconvénients.
De toute manière, il s'agit là d'un domaine technique pour lequel la Cour aurait
pu créer une chambre spécialisée, comme cela est prévu dans son statut.
La même problématique s'est présentée devant la Cour permanente de Justice
internationale, dans un autre contexte cependant, en forme de recours en appel
contre des jugements des tribunaux arbitraux mixtes de l'après-première guerre
mondiale, recours prévus également dans les actes constitutifs de ces tribunaux
(Appel contre une sentence du tribunal arbitral mixte hungaro-tchécoslovaque
(Université Peter Pázmány), CPJ1 série A/B n° 61 (1933), p. 208). Voir égale-
ment (bien que le recours ait été retiré avant que la Cour ne se prononce), CPJI
série A/B n" 56 (1933), p. 162 (ordre).
Cours general de droit international public 251

VI. La Cour internationale de Justice :


Quelques tendances récentes

1. La quête de la justice permanente : de la Cour permanente


d'arbibrage à la Cour internationale de Justice
La justice institutionnalisée a toujours été pour les internationa-
listes une panacée, un remède miracle à tous les maux et à toutes les
faiblesses structurelles du système, une sorte de pierre philosophale
du droit international.
La quête de la justice institutionnalisée commence déjà avant la
fin du XIXe siècle. Elle trouve une première expression timide, si ce
n'est en substance du moins dans le libellé, avec la «Cour perma-
nente d'arbitrage» établie par la Convention de La Haye de 1899
(révisée en 1907), qui était en fait mal nommée, n'étant ni «cour» ni
«permanente».
Sur le plan universell84, c'est la Cour permanente de Justice inter-
nationale (CPJI) qui marque le vrai point de départ de l'institution-
nalisation de la justice internationale. Sa création était prévue dans
l'article 13 du Pacte de la Société des Nations, mais ne s'est réalisée
qu'en 1920 et en dehors du cadre de cette dernière, pour y associer
les Etats-Unis d'Amérique qui avaient renoncé à adhérer à la Société
des Nations, bien que les attaches structurelles et fonctionnelles
entre les deux institutions permettaient d'arriver à la conclusion que
la Cour en était de fait un organe.
Hormis l'établissement d'un organe permanent doté d'une struc-
ture et de modes de fonctionnement stables indépendamment des
parties et des espèces, la grande innovation institutionnelle était ce
qu'on a appelé, de manière quelque peu paradoxale, «la clause
facultative de juridiction obligatoire». Il s'agissait d'une formule de
compromis entre les idéalistes qui voulaient établir la juridiction
obligatoire de la Cour pour tous les différends entre les Etats qui
adhéreraient à son Statut, par le simple fait de cette adhésion, et les
traditionalistes, qui envisageaient la Cour comme un simple organe
ouvert aux Etats adhérant au Statut, s'ils décident de lui soumettre
un différend par accord spécial.

184. On laisse à part ici les projets non aboutis, telle la Cour internationale de
prises, créée par la convention n° 12 de La Haye de 1907, mais qui n'a pas vu le
jour faute de ratifications suffisantes ; ou ceux prévus sur un plan régional, telle la
Cour de justice centraméricaine, établie également en 1907 et qui a fonctionné
pour dix ans, sans être prorogée au-delà de cette période initiale.
252 Georges Abi-Saab

La solution ou le moyen terme auquel ils sont parvenus a été le


système de l'article 36, paragraphe 2, du Statut, portant cette
fameuse clause facultative de juridiction obligatoire : « facultative »
au départ parce que les Etats sont libres de faire ou de ne pas faire la
déclaration unilatérale; «obligatoire» en fin de compte parce que
s'ils la font, ils sont obligés de se soumettre à la juridiction de la
Cour pour tout différend entre eux et un autre Etat qui aurait fait une
déclaration semblable. Un élément synallagmatique subsiste ainsi à
la base du système. A part cela, il est toujours possible de saisir la
Cour sur la base d'une clause compromissoire dans un traité préexis-
tant ou d'un compromis conclu après l'avènement du différend.
L'œuvre de la Cour permanente de Justice internationale est géné-
ralement jugée comme satisfaisante. Elle a fonctionné modérément
quant au volume et à l'importance des affaires qui lui ont été sou-
mises, mais de manière continue, pendant les vingt années de son
existence. Cependant, il faut tenir compte, si on veut la comparer à
la Cour internationale de Justice, du fait qu'environ la moitié des
affaires qui ont été tranchées par la Cour permanente lui ont été sou-
mises sur la base de clauses compromissoires insérées dans les trai-
tés de paix, notamment en matière de protection des minorités dans
les Etats nouvellement établis en Europe centrale et orientale. En
revanche, aucun règlement global n'est intervenu à l'issue de la
seconde guerre mondiale, et les quelques traités de paix qui ont été
conclus n'ont donné lieu qu'à deux avis consultatifs portant tous
deux sur la même affairel85.
La Cour actuelle, en tant que tribunal, est le Doppelgänger ou le
reflet de miroir de l'ancienne. Mais comme ni les Russes, qui ont été
expulsés de la Société des Nations, ni les Américains, qui n'y ont
jamais adhéré, ne voulaient avoir des survivances institutionnelles de
cette période, les Alliés ont fait acte de novation, en recréant la Cour
et en l'intégrant dans la nouvelle organisation internationale, tout en
gardant le même Statut, à l'exception de deux petites adjonctions
pour assurer la transition ou la succession de compétence entre les
deux Cours, les articles 36, paragraphe 5, et 37, qui stipulent que les
déclarations et les traités qui se réfèrent à l'ancienne Cour reporte-
ront désormais leurs effets sur la nouvelle. Il s'agit donc d'une nou-

185. Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et


la Roumanie, première phase, CIJ Recueil 1950, p. 65 ; ibid., deuxième phase, CU
Recueil 1950, p. 221.
Cours général de droit international public 253

veile Cour, mais qui est le successeur officiel et le continuateur juris-


prudentiel de l'ancienne; ce qui ne veut pas dire que sa «politique
judiciaire» soit restée la même tout au long de son existence, comme
on le verra plus loin. Il faut relever cependant que, contrairement à
la Cour permanente de Justice internationale, la Cour internationale
de Justice est formellement un organe, et même «l'organe judiciaire
principal» des Nations Unies (articles 7, paragraphe 1, et 92 de la
Charte; article 1 du Statut).
Le nombre des affaires portées devant la Cour est resté limité,
mais il est comparable, même avantageusement, à celui des affaires
tranchées par la Cour permanente de Justice internationale, notam-
ment si l'on prend en considération qu'il n'y a pas eu de traités de
paix assurant les commandes, comme pour l'ancienne. En fait, à
l'exception d'un passage à vide au cours des années soixante et, de
nouveau, dans une moindre mesure, à la fin des années soixante-dix,
le nombre des affaires n'a cessé d'augmenter ; et ces dernières
années, la Cour témoigne même d'une activité débordante, au point
d'être surchargée. Il n'y ajamáis eu autant d'affaires inscrites simul-
tanément au rôle de la Cour que depuis la fin des années quatre-vingt.
Paradoxalement, et malgré cela, on n'a cessé depuis les années
cinquante de parler à intervalles réguliers de la «crise de la Cour» ;
avec chaque fois une représentation différente de la crise et de ses
causes; représentations qui méritent considération en tant que «per-
ceptions» de l'extérieur de l'évolution de la Cour dans le temps.
Peut-être les attentes étaient-elles si exagérées qu'aucune perfor-
mance n'aurait pu être jugée à leur hauteur?
Il est nécessaire cependant de bien définir ce dont on parle. Car si
par ces crises successives on entend les changements dans l'environr
nement international et les mutations de la Cour pour y faire face, il
s'agirait plutôt d'un processus d'évolution normal; processus que
nous essaierons d'analyser par la suite, en examinant de l'intérieur
l'évolution de la «politique judiciaire» de la Cour.

2. « Les crises de la Cour»

a) Le « déclin de la clause facultative »

Déjà à la fin de la première décennie de la vie de la Cour, le sen-


timent ambiant de crise a trouvé parfaite expression dans un article
retentissant de sir Humphrey Waldock, portant un titre évocateur:
254 Georges Abi-Saab

«The Decline of the Optional Clause.» 186 L'auteur y tire la sonnette


d'alarme en relevant une certaine méfiance — si ce n'est de la désaf-
fection — vis-à-vis de la Cour et plus particulièrement de son sys-
tème de juridiction obligatoire (Statut, art. 36, par. 2), qui se mani-
feste à travers le reflux, ou du moins le tassement, ainsi qu'une
certaine dégénérescence qualitative des acceptations de la clause
facultative.
Ce reflux ou stagnation s'explique en premier lieu par le refus
systématique des Etats de l'ancien bloc socialiste non seulement de
faire des déclarations, mais même de se soumettre à la juridiction de
la Cour en général, que ce soit par compromis ou en vertu de clauses
compromissoires, étant donné leur vision absolue de la souveraineté
et leur scepticisme quant à la neutralité des hommes et des institu-
tions; une attitude qui a radicalement changé aujourd'hui. Il
s'explique également par l'hésitation ou la réticence de la clientèle
traditionnelle de la Cour (les pays occidentaux et latino-américains),
que Waldock explique par le désavantage relatif de celui qui fait la
déclaration avec l'intention de se soumettre à la juridiction de la
Cour de manière générale, par rapport à celui qui fait une déclaration
ciblée ou «de circonstance», bien circonscrite, pour pouvoir simple-
ment saisir la Cour d'un différend particulier qui l'oppose au pre-
mier.
Cependant, toujours selon Waldock et à sa suite une grande majo-
rité d'internationalistes, le «déclin» se manifeste surtout dans
l'explosion des réserves attachées aux déclarations, qui vont parfois
jusqu'à anéantir totalement le but de ces déclarations, qui est
d'établir la juridiction obligatoire de la Cour du moins par rapport à
celui qui l'a acceptée. Or, les Etats se sont ingéniés à ouvrir des
brèches et à introduire des échappatoires dans cette obligation. La
plus fameuse d'entre elles est peut être la «réserve automatique»
formulée par les Etats-Unis d'Amérique, qui stipule que ceux-ci
excluent de leur acceptation les questions qui tombent dans leur
domaine réservé «as determined by the United States». Cette
réserve, qui a fait beaucoup d'émulés, vise à dépouiller la Cour de sa
«compétence de la compétence», en la gardant dans les mains de
l'Etat réservataire, qui peut ainsi l'exercer après la saisine de la Cour
pour lui soustraire tout différend, en déclarant simplement qu'il relève
de son domaine réservé. L'obligation de se soumettre à la juridiction

186. BYBIL, 32 (1955-1956), p. 244.


Cours général de droit international public 255

de la Cour acquiert dès lors un caractère totalement potestatif, d'où


une vive controverse autour de l'admissibilité de ce type de réserves,
qui a nourri les débats du droit international pendant au moins dix ans.

b) La « méfiance » du tiers monde

Dès le début des années soixante, avec l'accession d'un grand


nombre de territoires coloniaux à la souveraineté, la «crise» a été
perçue et analysée à travers le paradigme de la méfiance des nou-
veaux venus vis-à-vis de la Cour. Plusieurs raisons ont été avancées
pour expliquer cette prétendue «méfiance» des nouveaux Etats par
rapport au règlement juridictionnel, et leur préférence des méthodes
diplomatiques: peut-être l'ignorance ou le manque de familiarité,
d'expérience et d'expertise; peut-être aussi la complexité, la lenteur
et l'onérosité de la procédure. Une autre explication avancée était la
sous-représentation des Etats afro-asiatiques au sein de la Cour, ce
qui était vrai à cette époque.
Mais il s'agit là d'explications subjectives, relevant de causes
contingentes et transitoires. D'autres explications mettaient l'accent
sur des causes objectives et plus profondes, notamment sur la dissa-
tisfaction des nouveaux Etats par rapport au droit international clas-
sique, ou du moins par rapport à de larges pans de ce droit, qui a
légitimé leur asservissement et qui reflète la vision et les intérêts de
la communauté limitée qui l'a sécrété; une communauté dont ils ne
faisaient pas partie, si ce n'est qu'en tant qu'objets d'appropriation.
Ce qui expliquerait leur refus de se soumettre à une procédure de
règlement des différends astreinte à l'application stricte des règles de
ce droit qu'ils contestaient, avant qu'elles ne soient développées
avec leur participation, pour les rendre plus universelles dans leur
approche et dans les valeurs et les intérêts qu'elles s'emploient à
protéger,87.
Il faut relever, cependant, qu'il s'agissait là de la «perception»
d'une crise latente ou à long terme, plutôt que d'une crise aiguë ou
ouverte, du fait que le débit limité des affaires portées devant la
Cour n'a pas reflété la grande expansion de la communauté interna-
tionale au courant de la première moitié des années soixante ; la crise
est demeurée latente jusqu'à ce qu'on ne peut s'empêcher d'appeler

187. Voir G. Abi-Saab, « The Newly Independent States and the Rules of Inter-
national Law», Howard Law Journal, 8 (1962), p. 95.
256 Georges Abi-Saab

«le désastre de 1966», l'arrêt de la Cour dans les affaires du Sud-


Ouest africain (deuxième phase)188.
Dans ces affaires, les pays africains, après d'innombrables résolu-
tions de l'Assemblée générale et trois avis consultatifs sur la ques-
tion du Sud-Ouest africain auxquels l'Afrique du Sud persistait à
nier tout effet juridique, avaient chargé en 1960 deux d'entre eux,
l'Ethiopie et le Libéria, anciens membres de la Société des Nations,
de saisir la Cour au contentieux sur la base d'une clause compromis-
soire figurant dans l'instrument du mandat et l'article 37 du Statut;
et cela afin qu'elle constate la violation par l'Afrique du Sud de ses
obligations de mandataire, notamment du fait de l'imposition du sys-
tème d'apartheid dans le territoire sous mandat.
En 1962, la Cour a rendu un premier arrêt, rejetant les quatre
exceptions préliminaires soulevées par l'Afrique du Sud, y compris
celle tirée de l'absence d'un différend par défaut d'un «intérêt
concret [material interest] des Etats demandeurs [ou] de leurs res-
sortissants» 189.
Après quatre ans de plaidoiries au fond, et certains changements
intervenus dans sa composition, la Cour créa la surprise et la
consternation par un revirement spectaculaire, en rendant un arrêt
portant en principe «sur le fond», qui refuse de donner suite à la
demande, sur la base d'un point préliminaire qu'elle avait déjà rejeté
auparavant, à savoir l'absence chez les demandeurs «d'un droit ou
d'un intérêt juridique au regard de l'objet de la demande», point
qu'elle qualifie de «question relevant du fond, mais ayant un carac-
tère prioritaire» 19°, dans un effort peu convaincant de le distinguer
du point préliminaire qu'elle avait tranché autrement et d'échapper
ainsi à l'accusation de revirement191.

188. CU Recueil 1966, p. 6.


189. Sud-Ouest africain, exceptions préliminaires, CU Recueil 1962, p. 319.
190. CU Recueil 1966, p. 18.
191. La Cour postule en d'autres termes un dédoublement de 1'«intérêt»
requis: un intérêt «préliminaire» ou procédural pour pouvoir saisir la Cour, et un
intérêt «au fond» (mais «prioritaire», c'est-à-dire préliminaire, par rapport aux
autres aspects du fond), pour que la Cour puisse trancher quant à celui-ci. Pour
une critique «à chaud» des aspects techniques de cet arrêt, voir G. Abi-Saab, op.
cit. supra note 5, passim, et plus particulièrement pp. 136 ss.
Cette distinction, comme tout le style de l'arrêt, porte la griffe indélébile de sir
Gerald Fitzmaurice, qui se délectait à couper les cheveux en quatre cents, pas tou-
jours à bon escient. Ainsi, il préconisait non seulement la distinction, au sein
même du fond, des questions prioritaires (et leur graduation jusqu'au «fond irré-
ductible»), mais également la différenciation parmi les exceptions préliminaires
entre celles ayant un caractère «pré-préliminaire» et les autres (voir G. Fitzmau-
Cours général de droit international public 257

Cette décision, la plus controversée de l'histoire des deux Cours,


est aussi la seule à avoir été adoptée pour ainsi dire « sans majorité »,
par partage de voix — sept contre sept — avec la voix prépondé-
rante du président (l'Australien sir Percy Spender). Par ailleurs, cela
n'est devenu possible qu'à cause de certains changements intervenus
dans la composition de la Cour entre les deux arrêts. Et c'est par ce
dernier arrêt que la crise est arrivée, car, il a ébranlé la confiance de
larges parties du monde, et surtout du tiers monde, dans la Cour
comme elle se présentait à ce moment-là. Il a eu également de mul-
tiples répercussions latérales, en raidissant par exemple la résistance
des pays du tiers monde au règlement judiciaire ou même juridic-
tionnel des différends lors de la Conférence de Vienne sur le droit
des traités. Mais il a surtout donné lieu à un débat très critique à
l'Assemblée générale, sur le rôle de la Cour, qui a abouti à un
rééquilibrage dans la composition de la Cour pour la rendre plus
représentative des diverses composantes de la communauté interna-
tionale.
La séquelle, peut-être la plus significative de cette crise, est le
changement intervenu dans l'attitude de la Cour elle-même. Alors
que celle-ci était jusqu'alors très réservée dans ses rapports avec les
Nations Unies, avec les Etats et avec l'opinion publique (par
exemple la presse), elle ne néglige plus depuis lors les relations
publiques. Ainsi, le président et le greffier vont chaque année à
l'Assemblée générale, à l'intention de laquelle la Cour prépare
même un rapport annuel, non pas sur le contenu et les orientations
de ses décisions, mais sur son fonctionnement en général. Bref, la
critique principale adressée à la Cour était qu'en exerçant sa com-
pétence contentieuse, elle agissait comme un tribunal arbitral du
XIXe siècle, et non pas comme une partie intégrante des Nations
Unies, dans la mouvance du droit international contemporain. Depuis

rice, «The Law and Procedure of the ICJ : Questions of Jurisdiction, Competence
and Procedure», BYBIL, 34 (1958), p. 23 ; ainsi que son opinion individuelle dans
l'affaire du Cameroun septentrional, CU Recueil 1963, p. 99). Ce qui aurait rendu
totalement impraticable la procédure judiciaire internationale, déjà trop lourde,
lente et fort complexe.
Heureusement la Cour ne l'a pas suivi sur cette voie. Elle est même allée en
sens contraire, dans sa révision de son Règlement, en 1972 et en 1978, en simpli-
fiant la procédure des exceptions préliminaires, par l'abandon de la possibilité de
la jonction des exceptions au fond. Au cas où il s'avère impossible de trancher
l'exception sans préjuger le fond, la Cour, aux termes de l'article 79, paragraphe 7,
déclare simplement que «cette exception n'a pas dans les circonstances de l'es-
pèce un caractère exclusivement préliminaire».
258 Georges Abi-Saab

cette crise, la Cour insiste beaucoup sur son appartenance aux


Nations Unies et sur le droit et les principes de la Charte, tout en soi-
gnant son image auprès de l'opinion publique et des Etats, et en
s'efforçant d'attirer les justiciables en rendant le recours à son pré-
toire un peu moins contraignant et en se montrant plus accommo-
dante à leur égard, comme on le verra plus loin.

c) Une désaffection occidentale ?


La Cour est-elle allée trop loin dans cette direction ? Depuis son
arrêt de 1986 sur le fond dans l'affaire des Activités militaires et
paramilitaires au Nicaragua, nous constatons un nouveau revire-
ment. Auparavant, on disait que le tiers monde n'avait pas confiance
en la Cour. Avec cet arrêt, ce sont les Etats-Unis d'Amérique qui
prétendent que les Occidentaux n'ont plus confiance en la Cour au
sein de laquelle ils se sentent minorisés. La Cour est-elle vraiment
trop imprégnée par l'esprit onusien, et est-ce vraiment un stigmate?
A-t-elle réellement développé un préjugé anti-occidental?'92 Insi-
nuations spécieuses probablement, mais qui révèlent 1'eclosión
d'une crise de confiance dans le premier foyer d'Etats à avoir sou-
tenu la Cour dans le temps ; crise à laquelle nous allons nous adres-
ser en examinant la dernière étape de l'évolution interne de la Cour,
ou plutôt de l'évolution de sa politique judiciaire.

3. L'évolution de la « politique judiciaire » de la Cour

a) Première phase : l'affirmation de l'autonomie formelle de la Cour


vis-à-vis des parties
L'histoire de la Cour et de sa politique judiciaire depuis 1922 peut
être résumée par sa tendance vers l'institutionnalisation croissante

192. Pour un échantillonnage des attaques acerbes dirigées contre la Cour pen-
dant cette période, voir André Gros, «La Cour internationale de Justice 1946-
1986: les réflexions d'un juge», dans Y. Dinstein et M. Tabory (dir. pubi.), Inter-
national Law at a Time of Perplexity : Essays in Honour of Shabtai Rosenne,
Dordrecht, Nijhoff, 1990, p. 289; Shabtai Rosenne, «The Changing Role of
the International Court», Israel Law Review, 20 (1985), p. 182 ; id., «The Role of
the ICJ in Inter-State Relations Today», Revue belge de droit international,
20 (1987), p. 275. Dans cette dernière étude, l'auteur va même jusqu'à insinuer dans
sa conclusion, en 1987, que la Cour est en passe de devenir un instrument de la
politique étrangère soviétique: «it is doubtful... that we will not see a prominent
jurist from the Western world publish an article on the International Court in the
service of Soviet foreign policy» ! {ibid., p. 289); bien qu'il ajoute «but no one
would be more pleased than I to be proven wrong».
Cours général de droit international public 259

dans le sens déjà esquissé d'un affermissement progressif de son


autonomie vis-à-vis des parties tant dans les modalités de son fonc-
tionnement que dans son processus de décision; en d'autres termes,
en agissant de plus en plus comme l'organe du droit international
plutôt que celui des parties, tout en se mettant à leur service, en
répondant à leur petitum et en se fondant sur leur consentement
comme base ultime de sa juridiction.
C'est en cela que la Cour se différencie de l'arbitrage. Il ne faut
pas oublier qu'au début, avec des rémanences jusqu'à présent, une
partie de la doctrine expliquait l'arbitrage en termes de «mandat»,
en considérant les arbitres comme des mandataires ou des agents des
parties, agissant en tant qu'organe commun de celles-ci et dont l'acte
leur est attribuable; en somme, un acte conventionnel plutôt que
juridictionnel, si l'on veut pousser l'explication à sa limite logique,
comme si les parties avaient chargé l'organe commun d'élaborer ou
d'arrêter les termes d'un règlement agréé par elles.
Il est vrai qu'une telle théorie, si elle pouvait expliquer les pre-
miers balbutiements de l'arbitrage moderne à l'aube du XIXe siècle,
en forme de commissions mixtes sans tiers, nous paraît totalement
inacceptable aujourd'hui. Mais il est également vrai, comme on l'a
vu, que dans l'arbitrage les parties exercent un contrôle continu dès
le début du processus et tout au long de son déroulement.
Cela ne veut pas dire que les parties n'ont aucune influence sur la
procédure judiciaire internationale; mais cette influence est beau-
coup plus limitée. Les parties n'interviennent pas dans la composi-
tion de la Cour, sauf pour la désignation d'un juge ad hoc en
l'absence d'un juge national. Elles ont acquis en revanche un rôle
important dans la composition des chambres ad hoc de la Cour,
qu'on examinera plus loin.
Pour ce qui est du déroulement de la procédure, sur beaucoup de
points le Statut est jus cogens. Il est vrai que le Statut laisse aux par-
ties une certaine latitude: elles peuvent par accord demander à tra-
vailler dans une seule langue, à présenter deux ou six plutôt que quatre
pièces écrites ; elles peuvent déterminer dans une certaine mesure le
droit applicable, etc. Mais cette latitude est limitée par les aspects insti-
tutionnels et les paramètres de la notion de «fonction judiciaire». Et,
ce qui est même plus primordial encore, une fois le processus engagé,
un Etat partie ne peut plus le bloquer par son action unilatérale.
Dès les débuts de la Cour actuelle, nous constatons une accentua-
tion de cette tendance vers l'institutionnalisation, dans le sens d'une
260 Georges Abi-Saab

distanciation croissante vis-à-vis des parties; une certaine hardiesse


dans l'élaboration du droit judiciaire, c'est-à-dire des règles de fonc-
tionnement de la Cour elle-même, mais pas exclusivement.
Ainsi, dès son premier arrêt, dans l'affaire du Détroit de Cor-
fou193, la Cour fait preuve de beaucoup d'audace et d'originalité
dans la recherche et l'établissement du consentement des parties à se
soumettre à sa juridiction, en faisant sienne la doctrine du forum
prorogatum. Mais il est vrai qu'il s'agit là d'une prédisposition
générale de tout organe juridictionnel, et qu'elle est même générale-
ment acceptée comme une règle spéciale d'interprétation des titres
de compétence.
La Cour a également démontré une grande indépendance dans
l'échafaudage de son raisonnement et le choix des bases juridiques
de ses décisions, en s'appuyant sur l'adage jura novit curia (le droit
est l'apanage du juge). Car si le juge doit se prononcer sur le peti-
tum, ou l'objet du différend, tel qu'il est défini dans les demandes
et les conclusions des parties, il est libre en revanche de le faire de
la manière qu'il considère la plus appropriée; par exemple sans se
prononcer nécessairement sur tous les points soulevés par les parties,
à condition qu'il puisse arriver à donner une réponse complète au
petitum. Mais cela signifie surtout que le juge a toute liberté dans la
motivation juridique de sa décision, sans être astreint à un choix entre
les thèses juridiques défendues par les parties. La Cour a exercé abon-
damment la première de ces libertés et n'a pas hésité à recourir par-
fois à la seconde, non seulement en matière de compétence, mais
dans ses décisions au fond, comme par exemple dans l'affaire
Nottebohm194 et celle du Droit de passage sur territoire indien l95.
Il faut relever cependant que ces exemples de hardiesse technique
de la part de la Cour sont exercés d'habitude et paradoxalement pour
des motifs de «prudence judiciaire»: pour ne pas se prononcer sur
des points dont elle peut faire l'économie sans entraver la décision,
ou pour éviter de se prononcer sur des questions trop épineuses, en
choisissant des motifs plus anodins ou moins embarrassants pour
l'une des parties. Ainsi, dans l'affaire Nottebohm, la Cour a voulu
éviter de se prononcer sur la doctrine de l'«abus de droit» et sur des
allégations de «mauvaise foi» ou de «fraude à la loi» contre l'une
des parties, en distinguant les effets internes des effets externes de
193. CU Recueil 1947-1948, p. 15.
194. CU Recueil 1955, p. 4 (deuxième phase).
195. CU Recueil I960, p. 6 (fond).
Cours général de droit international public 261

l'octroi de la nationalité et en soumettant ces derniers à la condition


du «lien effectif»; dans l'affaire du Droit de passage sur territoire
indien, la Cour a recouru à la notion nouvelle de «coutume
bilatérale», afin de contourner le problème des servitudes en droit
international général, et celui de la succession aux traités coloniaux à
un moment où la question était encore très hautement controversée.
Mais c'est surtout dans le domaine du droit judiciaire que la Cour
est allée le plus loin dans l'audace innovatrice, en échafaudant un sys-
tème fort complexe de questions préliminaires, souvent sans aucun lien
avec les arguments des parties. Une hardiesse qui a été exercée cepen-
dant, au cours des années soixante et jusqu'à la première partie des
années soixante-dix, de manière «déclinatoire» plutôt qu'«affirma-
tive», pour éviter de trancher l'affaire au fond et non pas pour affir-
mer sa compétence de le faire malgré la résistance d'une des parties.
C'est ainsi qu'elle s'est appuyée sur ce que nous pouvons appeler
des considérations de «recevabilité générale» 196 pour refuser de
trancher au fond certaines affaires comme celle du Cameroun sep-
tentrional 197 ou celles des Essais nucléairesl98 ; pour ne pas men-
tionner la théorie des «questions prioritaires de fond» qu'elle a uti-
lisée pour opérer son revirement étonnant dans la seconde phase des
affaires du Sud-Ouest africain '". Dans toutes ces affaires, la Cour a
trouvé une manière nouvelle, différente de celle avancée par l'une ou
l'autre des parties, pour dire qu'elle n'a pas besoin de se prononcer
sur le fond.
Ainsi, paradoxalement, cette assertion formelle d'autonomie de la
part de la Cour vis-à-vis des justiciables pendant cette première
phase, qui a duré jusqu'au milieu des années soixante-dix, était sou-
vent en substance au service d'une stratégie de prudence et de repli.

b) Seconde phase : vers une arbitralisation de la Cour ?


Comme il a déjà été dit, après le séisme de 1966, la Cour s'est
efforcée de se rapprocher des justiciables et de se rendre accommo-
dante afin de les attirer davantage vers son prétoire. Or, cela ne pou-
vait se faire sans affecter sa marge d'autonomie à leur égard; ce
d'autant plus que la crise a coïncidé, surtout depuis les années

196. Voir G. Abi-Saab, op. cit. supra note 5, p. 146.


197. CU Recueil 1963,?. 15.
198. CU Recueil 1974, p. 253 (Australie c. France); CU Recueil 1974, p. 457
(Nouvelle-Zélande c. France).
199. CU Recueil 1966, p. 6 (deuxième phase). Voir supra note 191.
262 Georges Abi-Saab

soixante-dix, avec une résurgence du volontarisme de la part des


Etats en général et dans la doctrine en particulier, y compris vis-à-vis
de la Cour ; conjoncture qui a donné lieu à des spéculations sur une
éventuelle tendance vers l'arbitralisation de la Cour de par sa nou-
velle politique judiciaire et du fait de ses justiciables.
i) De la part des justiciables, cette tendance vers l'arbitralisation
de la Cour reflétait une montée du volontarisme, et même de I'unila-
téralisme, chez les Etats et particulièrement parmi la clientèle occiden-
tale traditionnelle de la Cour. Elle se manifestait non seulement par
le « déclin », déjà esquissé de la clause facultative ou par une certaine
dimunition de confiance, même de la part de ceux qui s'adressaient
à la Cour, dans la mesure où elle n'était saisie que d'un seul aspect
du différend juridique, à prendre en considération par les parties
dans un règlement direct ultérieur, telle la détermination du droit
applicable200. La diminution de la confiance se manifestait surtout
par des phénomènes beaucoup plus inquiétants comme l'accroisse-
ment de cas de non-comparution des parties citées devant la Cour,
dès le début des années soixante-dix.
Il ne s'agit pourtant pas d'un phénomène inédit (l'Albanie n'a pas
comparu dans la toute première affaire devant la Cour internationale
de Justice), mais d'une tendance de la part des Etats à le banaliser ou
à le normaliser, en se comportant comme s'il s'agissait simplement
de l'exercice d'une faculté ou d'un droit de comparaître ou de pas

200. Il s'agit d'une utilisation de la procédure contentieuse qui s'apparente plu-


tôt à la fonction consultative, non sans risques par ailleurs. C'est ce qu'ont fait les
parties dans les affaires du Plateau continental de la mer du Nord (CU Recueil
1969, p. 3). La Cour a dû par conséquent répondre de manière abstraite par des
notions, tel le «prolongement naturel», et des généralisations (ou plutôt des over-
generalisations) sur le sens et le rôle de l'équité et des principes équitables,
qu'elle aurait très probablement évitées ou du moins sévèrement circonscrites si
elle avait été appelée à les appliquer aux circonstances de l'espèce; et qui lui ont
donné pas mal de fil à retordre par la suite.
De même, dans l'affaire du Plateau continental (Tunisie/'Jamahiriya arabe
libyenne) (CU Recueil 1982, p. 18), la Cour a été appelée par l'article 1 du com-
promis à déterminer le droit applicable, tout en tenant compte inter alia «des cir-
constances pertinentes de la région» et à «clarifier avec précision la manière
[méthode] pratique par laquelle lesdits règles et principes s'appliquent dans cette
situation précise» (ibid., p. 21). Mais cette tâche s'est avérée impossible. Car si la
Cour doit aller au-delà de l'indication des principes juridiques, pour examiner leur
applicabilité aux circonstances particulières de l'espèce, il n'y a pas de moyen
terme ou de frein logique qui puisse la retenir à mi-chemin entre les principes abs-
traits et leur application concrète, c'est-à-dire leur concrétisation par rapport aux
circonstances de l'espèce. Ce qui a amené la Cour dans l'affaire susmentionnée à
tracer la ligne separative tout en se défendant de l'avoir fait. Et c'est ce qu'elle a
fait sans hésitation dans les affaires suivantes, même quand on ne le lui a pas
expressément demandé.
Cours général de droit international public 263

comparaître devant la Cour en cas de citation. Ainsi, plusieurs


exemples nous sont fournis depuis la non-comparution de l'Islande
dans les affaires de la Compétence en matière de pêcheries™ : celles
de la France dans les affaires des Essais nucléaires202, de la Turquie
dans l'affaire du Plateau continental de la mer Egée203, de l'Iran
dans l'affaire du Personnel diplomatique et consulaire des Etats-
Unis à Téhéran204, des Etats-Unis d'Amérique dans la deuxième
phase de l'affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nica-
ragua205. Cela n'a pas empêché la Cour de remplir sa tâche, selon
l'article 53 du Statut, tout en la compliquant énormément.
Cependant, même pour cette période, les cas de non-comparution
n'en restent pas moins l'exception; beaucoup moins fréquents par
exemple, bien que plus visibles, que ceux du refus d'honorer une
obligation d'arbitrage. Et on peut même constater qu'avec l'affaire
des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua cette ten-
dance a atteint son point de reflux. Un indice significatif en est
qu'une des premières choses que les Etats-Unis ont cherché à faire
après cet arrêt, tout en menant une campagne acharnée contre celui-
ci et, par voie de conséquence, contre la Cour, a été de trouver une
affaire leur permettant de se représenter devant la Cour, d'où
l'affaire de Y Elettronica Siculo S.p.A. (ELSI)206.

201. CU Recueil 1974, p. 3 (Royaume-Uni c. Islande); CU Recueil 1974,


p. 175 (République fédérale d'Allemagne c. Islande). Il faut signaler également la
non-comparution de l'Inde dans l'affaire du Procès de prisonniers de guerre
pakistanais, bien que la Cour n'ait pu se prononcer sur aucun aspect de cette
affaire, vu le désistement du Pakistan avant qu'elle ne prenne sa décision sur la
demande d'indication de mesures conservatoires {CU Recueil 1973, p. 347).
202. CU Recueil 1974, p. 253 (Australie c. France) ; CU Recueil 1974, p. 457
(Nouvelle-Zélande c. France).
203. CU Recueil 1978, p. 3.
204. CU Recueil 1980, p. 3.
205. CU Recueil 1986, p. 14.
206. CU Recueil 1989, p. 15.
Heureusement les tendances visant à accréditer la thèse de la non-comparution
comme une faculté ou un droit de l'Etat, qui se sont manifestées au sein de l'Ins-
titut de droit international lors de la préparation d'une résolution en la matière,
n'ont pas abouti. En effet, la résolution adoptée à la soixante-cinquième session de
l'Institut à Bâle en 1991 souligne l'«obligation» qu'ont les Etats parties au Statut
«de coopérer au plein exercice des fonctions juridictionnelles de la Cour». Ce qui
n'est à l'évidence qu'une simple application des principes pacta sunt servanda et
de la bonne foi à ce contexte particulier. Cela implique qu'un tel Etat, s'il est cité
devant la Cour, même s'il choisit de ne pas ou de ne plus se défendre, est au mini-
mum dans l'obligation de communiquer à la Cour sa position juridique (sa conclu-
sion) ainsi que toutes les informations dont la Cour a besoin pour pouvoir se pro-
noncer sur le fond (notamment en matière de preuve et de faits). Pour le texte de
la résolution ainsi que les débats entourant son adoption, voir Annuaire de VIDI,
65 (1991), t. 2, pp. 376-381 (texte de la résolution), pp. 339-372 (débats).
264 Georges Abi-Saab

Un autre phénomène inquiétant que certains on cru pouvoir déce-


ler pendant cette même période est la tendance manifestée par les
Etats de contester avec moins d'inhibition les arrêts de la Cour et de
refuser de les exécuter. Cependant, ici aussi, il faut remarquer en
premier lieu que le phénomène n'est pas nouveau. La première
affaire portée devant la Cour, celle du Détroit de Corfou201, peut ser-
vir là encore d'exemple, car l'Albanie a refusé de payer les dom-
mages-intérêts, ce qui a amené le Royaume-Uni à chercher un autre
moyen juridique pour donner effet à l'arrêt, moyen qui est à l'origine
de l'affaire de Y Or monétaire pris à Rome en 1943*m\ exemple qui
démontre par ailleurs la différence de contexte d'avec la non-compa-
rution. En second lieu, il faut relever également que même s'il s'avé-
rait que le phénomène a effectivement augmenté quelque peu pen-
dant la période en question, il reste très exceptionnel, plus encore
que la non-comparution. Bien que les deux phénomènes puissent se
conjuguer, au cas où l'Etat rejette radicalement l'exercice par la
Cour de sa juridiction, comme dans les affaires des Activités mili-
taires et paramilitaires au Nicaragua et du Personnel diplomatique
et consulaire des Etats-Unis à Téhéran209.
Il faut dire que ce qui compte le plus dans la plupart des cas c'est

207. CU Recueil 1949, p. 4 (fond) ; CU Recueil 1949, p. 244 (fixation du mon-


tant des réparations).
208. CU Recueil ¡954, p. 19.
209. CU Recueil 1986, p. 14; CU Recueil 1980, p. 3. Il ne faut pas oublier,
comme le remarque judicieusement Oscar Schachter («The Enforcement of Inter-
national Judicial and Arbitral Decisions», AJIL, 54 (1960), p. 1), que si le
«bilan» de l'exécution des décisions juridictionnelles internationales est très posi-
tif, c'est que les Etats ont pris en considération la possibilité d'une issue défavo-
rable avant de donner leur consentement à la soumission de leurs différends au
règlement juridictionnel. Cela est tout à fait vrai pour les affaires soumises par
compromis; mais un peu moins lors de l'acceptation de clauses compromissoires
ou de la clause facultative de juridiction obligatoire de la Cour, avant la naissance
de tout différend. Et c'est précisément dans ce contexte-là que sont survenus les
quelques cas de contestation radicale de la juridiction de la Cour et de ses juge-
ments, quand l'Etat en question se trouve impliqué dans un différend dont il
considère l'enjeu comme plus important que le calcul général de pertes et de pro-
fits éventuels (cost-benefit analysis) qu'il aurait fait au moment d'assumer l'obli-
gation juridictionnelle ; d'où ses efforts pour se soustraire à cette obligation ou à
son résultat, même au prix d'assumer une apparence d'illégalité.
Cela explique aussi la tentation de formuler des «réserves automatiques» (héri-
tières des réserves subjectives de «différends touchant à l'honneur et aux intérêts
vitaux»), qui permettent aux Etats de se dérober à l'obligation juridictionnelle
après la naissance du différend. Ce qui explique encore la recherche d'une for-
mule acceptable pour l'exclusion des «questions sensibles» dans les négociations
en cours sur le renforcement du rôle de la Cour internationale de Justice entre les
membres permanents du Conseil de sécurité, et plus particulièrement entre Russes
et Américains.
Cours général de droit international public 265

la «constatation» judiciaire des droits et des obligations des parties


en présence; constatation contre laquelle l'Etat récalcitrant ne peut
rien ou presque, si l'arrêt se prononce sur le fond. Tout ce qu'il peut
faire c'est de refuser d'exécuter la composante «décision» de l'acte
juridictionnel, c'est-à-dire les conséquences pratiques que la Cour
attache à sa constatation en termes d'obligations de faire (restitution
en nature ou par substitution, lire réparation) et/ou de ne pas faire
(cessation de l'acte ou de la situation illicite, désistement à l'avenir).
Cependant, face à un tel refus d'exécution, l'autre partie n'est pas
totalement démunie. Car, mis à part le recours au Conseil de sécurité
conformément à l'article 94 de la Charte, qui n'a guère brillé par son
application en pratique, l'Etat peut légitimement utiliser des
mesures d'exécution directe, telle la compensation, ou adopter des
contre-mesures, ce qui relève de la fonction executive que nous exa-
minerons dans le chapitre suivant. A moins que l'Etat récalcitrant ne
base son refus d'exécution sur une contestation de la validité même
du jugement; ce qui n'est pas rare en matière d'arbitrage, et a donné
lieu à plus d'une affaire devant la Cour internationale de Justice210.
Toutefois, pour ce qui est des jugements de la Cour internationale,
de telles allégations d'invalidité, à moins qu'elles ne se basent sur
des éléments nouveaux remplissant les conditions d'un recours en
révision, n'ont aucun poids ou valeur juridique et n'entament en rien
la «constatation» de la Cour, pas plus que sa «décision». En tout
cas, aucun Etat, même le plus puissant, n'aimerait traîner derrière lui
comme un boulet, dans ses relations internationales, la réputation de
délinquant persistant, de sorte que même dans les cas de défi affiché
aux jugements de la Cour, ceux-ci sont d'habitude suivis plus ou
moins rapidement par le règlement du contentieux en question.
ii) De la part de la Cour, l'aspect le plus spectaculaire de cette
nouvelle politique judiciaire est le nouveau système des chambres ad
hoc qui est prévu dans le Règlement révisé en 1972 et en 1978. A
son origine se trouve l'affaire du Canal de Beagle2" entre l'Argen-
tine et le Chili, où les parties ont choisi cinq juges de la Cour, mais
pour siéger comme tribunal arbitral. Par la révision de son Règle-
ment, la Cour a voulu dans une certaine mesure offrir un tel choix
aux parties au sein même de la Cour.

210. Voir supra note 183.


211. ILM, 17 (1978), p. 634. Il est intéressant cependant de relever que cette
sentence arbitrale a été rejetée par l'Argentine et a mené les parties au bord de la
guerre, évitée finalement grâce à la médiation du pape.
266 Georges Abi-Saab

Faisant quelque peu violence à son Statut, dans son interprétation


de l'article 26, paragraphe 2, portant sur la constitution des chambres
ad hoc, qui stipule que « le nombre des juges de cette chambre sera
fixé par la Cour avec l'assentiment des parties», l'article 17, para-
graphe 2, du dernier Règlement stipule que, « [u]ne fois acquis l'accord
des parties, le Président s'informe de leurs vues au sujet de la com-
position de la Chambre et rend compte à la Cour», avant que celle-
ci ne procède à l'élection des membres de la chambre, par vote
secret. Ce qui lui permet d'accéder aux vœux des parties, tout en
gardant formellement le pouvoir de constituer la chambre. Il faut
garder en vue ici que si les parties ne sont pas satisfaites, elles peu-
vent à tout moment, par accord, retirer l'affaire à la Cour pour la
soumettre à un tribunal arbitral.
Cependant, dans la première affaire où cette nouvelle procédure a
été suivie, celle de la Délimitation de la frontière maritime dans la
région du golfe de Maine212, entre les Etats-Unis d'Amérique et le
Canada, les parties ont commis une grave erreur de jugement poli-
tique, en tenant à avoir une chambre composée exclusivement de
juges occidentaux, démontrant ainsi une certaine méfiance, si ce
n'est de l'hostilité, à l'égard du caractère universaliste de la Cour.
D'où les critiques acerbes formulées par les juges Morozov et El
Khani à l'égard de la majorité qui, selon eux, en accédant à une
demande aussi exorbitante des parties, est allée trop loin dans les
concessions aux dépens de son Statut et de son indépendance213. Cet
écueil a heureusement été évité par les justiciables qui se sont préva-
lus de cette procédure par la suite214.
Du point de vue purement technique, ce nouveau système de
chambres a prêté le flan à des critiques de deux ordres. La première
est qu'il réduit la Cour internationale de Justice à une sorte de cour
permanente d'arbitrage, à une simple liste déjuges ou arbitres parmi
lesquels les parties choisissent ceux qu'elles veulent voir siéger dans
leur affaire; ce qui entame sérieusement l'aspect institutionnel ainsi

212. CIJ Recueil 1982, p. 3 (constitution de chambre, ordonnance du 20 jan-


vier ¡982).
213. Ibid., pp. 283, 284.
214. Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), constitution de
chambre, ordonnance du 3 avril 1985, CU Recueil 1985, p. 13; Elettronica
Sicula S.p.A. (ELSl) (Etats-Unis d'Amérique/Italie), constitution de chambre,
ordonnance du 2 mars 1987, CIJ Recueil 1987, p. 3 ; Différend frontalier ter-
restre, insulaire et maritime (El Salvador/Honduras), constitution de chambre,
ordonnance du 8 mai 1987, CIJ Recueil 1987, p. 10.
Cours général de droit international public 267

que la stabilité et la continuité de la composition de la Cour. L'autre


critique, qui découle de la première, souligne le danger d'une hété-
rogénéité croissante de la jurisprudence de la Cour qui peut
s'ensuivre, nous faisant perdre ainsi une des contributions majeures,
si ce n'est la contribution majeure, de la Cour au droit international.
Un danger qui se pointe à l'horizon si l'on compare le raisonnement
suivi dans l'arrêt de la Chambre dans l'affaire du Golfe du Maine215
avec celui développé par la Cour au complet dans l'arrêt qu'elle a
rendu quelques mois plus tard dans l'affaire du Plateau continental
(Jamahiriya arabe libyenne/Malte)2^.
Ces deux critiques, tout en ayant un fond de vérité, attirent
l'attention sur des dangers qui — bien que réels — sont seulement
potentiels et dont la matérialisation dépend de la fréquence (tonique
en petites doses, catastrophique si elle devient la règle) et de la
manière dont on se sert de cette nouvelle procédure. Avec la fin de
la guerre froide et de la guerre idéologique Est-Ouest, cette matéria-
lisation devient peut-être un peu moins probable qu'avant.
Un deuxième indice de la tendance vers l'arbitralisation est l'atti-
tude négative que la Cour a adoptée jusqu'à tout récemment vis-
à-vis de l'institution de Y intervention; c'est-à-dire la possibilité pour
un tiers de s'introduire dans une affaire pendante devant la Cour, qui
risque de toucher ou de préjuger ses droits ou intérêts juridiques.
C'est une institution bien établie dans tous les systèmes judiciaires et
dans le Statut de la Cour dès l'origine, mais qui est inconnue de
l'arbitrage dont les parties déterminent et contrôlent totalement le
champ d'application, notamment ratione personae.
Il est vrai que jamais, auparavant, la Cour n'avait admis une inter-
vention basée sur l'article 62 du Statut217. Mais ce qui est nouveau
c'est le sous-entendu, qui fait son apparition dans l'article 81 du
Règlement révisé, d'une nouvelle condition d'admissibilité de

215. CU Recueil 1984, p. 246.


216. CU Recueil ¡985, p. 13.
217. L'article 62 stipule:
« 1. Lorsqu'un Etat estime que, dans un différend, un intérêt d'ordre juri-
dique est pour lui en cause, il peut adresser à la Cour une requête, à fin
d'intervention.
2. La Cour décide. »
Ce qui est radicalement différent de la faculté «automatique» d'intervention sur
la base de l'article 63, «lorsqu'il s'agit de l'interprétation d'une convention à
laquelle ont participé d'autres Etats que les parties en litige», et où « chacun d'eux
a le droit d'intervenir au procès».
268 Georges Abi-Saab

l'intervention, qui s'ajouterait à l'exigence d'un intérêt d'ordre juri-


dique de l'intervenant en l'espèce, celle de l'existence d'un «lien
juridictionnel» entre lui et les parties218. Une exigence qui, si elle se
confirmait, rendrait l'institution de l'intervention totalement super-
flue, car l'Etat intervenant qui remplirait cette condition pourrait
arriver au même résultat, et peut-être même plus, en introduisant une
nouvelle affaire contre les parties et en demandant éventuellement la
jonction des deux instances, selon l'article 47 du Règlement.
Depuis l'adoption de ce nouveau texte et jusqu'à tout récemment,
la Cour, tout en esquivant de répondre à cette «question délicate», a
systématiquement rejeté les requêtes d'intervention, en se basant sur
des stratagèmes divers, souvent non dénués d'artifice. Cela ne pou-
vait que laisser l'impression qu'il s'agissait là d'une institution obso-
lète ou en voie de disparition et que la Cour essayait par tous les
moyens, notamment dans les affaires introduites par compromis, de
protéger le tête-à-tête judiciaire des parties de la perturbation
qu'aurait pu causer l'irruption d'une tierce partie dans le jeu; une
impression d'accommodement à l'égard des parties aux dépens du
caractère institutionnel et objectif de la Cour et un pas de plus dans
la direction de l'arbitralisation.
Mais là aussi on constate un rééquilibrage tout récent, dans l'arrêt
de la Chambre dans l'affaire du Différend frontalier terrestre, insu-
laire et maritime (El Salvador/Honduras)219 où, pour la première
fois dans l'histoire des deux Cours, l'intervention a été admise sur la
base de l'article 62 du Statut. Par ailleurs, la Chambre s'est pronon-
cée également pour la première fois sur la «question délicate» du
«lien juridictionnel», pour déclarer clairement qu'un tel lien n'est

218. Cette idée apparaît pour la première fois à travers une question adressée
par le juge Waldock à l'agent de Fidji, lors des plaidoiries sur sa demande d'inter-
vention dans les affaires des Essais nucléaires. Mais étant donné que la Cour est
arrivée à la conclusion que les demandes de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande
sont devenues, par la déclaration de la France, sans objet, elle n'a pas eu à statuer
sur la demande d'intervention (C1J Recueil 1971, pp. 530 et 535).
L'article 81, paragraphe 2, du Règlement révisé exige que la requête à fin
d'intervention, fondée sur l'article 62 du Statut, spécifie inter alia : «c) toute base
de compétence qui, selon l'Etat demandant d'intervenir, existerait entre lui et les
parties».
219. CU Recueil 1990, p. 92 (requête à fin d'intervention du Nicaragua). Cf.
Marcelo Konen, «La requête à fin d'intervention du Nicaragua dans l'affaire du
différend frontalier terrestre, insulaire et maritime (El Salvador/Honduras) :
l'ordonnance de la Cour du 28 février 1990 et l'arrêt de la Chambre du 13 sep-
tembre 1990», AFD1, 36 (1990), pp. 341-367.
Cours général de droit international public 269

pas exigé pour ce type d'intervention qui trouve son fondement


directement dans le Statut, donc dans le caractère institutionnel de la
Cour, même dans une affaire introduite par compromis.
Il faut spécifier cependant que pour une fois les deux parties prin-
cipales n'étaient pas unies dans une attitude de rejet de
l'intervention; qu'il s'agissait là d'un arrêt d'une chambre (dont les
trois juges de la Cour, Jennings, Oda et Sette-Camara, s'étaient pro-
noncés auparavant sur la question dans des opinions individuelles et
dissidentes attachées à des jugements rejetant des demandes d'inter-
vention); qu'il reste à voir si la Cour plénière suivra dans cette
voie la prochaine fois que la question se présentera devant elle; et
que, finalement, la Chambre a admis l'intervention dans des limites
très étroites et a laissé dans l'ombre la question fondamentale de
savoir si un Etat tiers dont les côtes jouxtent, confinent ou débou-
chent sur la zone de délimitation a un «intérêt d'ordre juridique», au
sens de l'article 62 du Statut, dans le contentieux de délimitation
maritime.
Le troisième indice, plus significatif encore que les précédents,
d'un mouvement vers l'arbitralisation peut être décelé dans le pro-
duit final, c'est-à-dire dans les décisions mêmes de la Cour, qui
démontrent une tendance progressive (surtout pendant les années
soixante-dix et quatre-vingt) vers une «justice transactionnelle » ;
tendance évidente surtout dans les affaires de délimitations mari-
times ou terrestres avec plus ou moins de bonheur.
C'est un retour à l'esprit de l'arbitrage qui, étant donné le contrôle
par les parties du processus et les anciennes explications contractua-
listes de l'activité de l'organe arbitral, cherche avant tout à vider le
différend, en satisfaisant minimalement les parties, si ce n'est à cou-
per la poire en deux. C'est ainsi que l'arbitrage sert la cause de
l'ordre juridique international, plutôt qu'en maintenant son intégrité
par des interprétations logiques aussi parfaites que possible, qui peu-
vent être intellectuellement satisfaisantes, mais qui risquent de ne
pas vider le différend entre les parties.
Les moyens techniques permettant d'aboutir à une telle justice
transactionnelle sont révélés à travers plusieurs indices qu'on peut
relever dans le style de raisonnement ou de motivation des déci-
sions.
En premier lieu, on peut déceler un certain relâchement ou une
distanciation des liens entre les motifs et le dispositif. Les anciens
arrêts suivaient une démarche d'une rigoureuse logique formelle: les
270 Georges Abi-Saab

prémisses telles qu'elles étaient exposées amenaient inexorablement


le lecteur vers la conclusion. En revanche, la lecture de certains
arrêts ou avis relativement récents, par exemple l'avis consultatif sur
l'Interprétation de l'acccord du 25 mars 1951 entre l'OMS et
l'Egypte220 ou l'arrêt dans l'affaire du Plateau continental (Tunisie/
Jamahiriya arabe libyenne)22^, nous laissent une impression
étrange: dans l'essentiel de l'avis ou de l'arrêt, la Cour expose de
manière plus ou moins neutre les thèses et les positions des parties
— une technique très utilisée dans l'arbitrage; de sorte que jusqu'à
la pénultième étape de son raisonnement on ne peut pas encore pré-
voir la direction dans laquelle ira la décision; décision qui tombe
soudainement avec peu d'explications et sans que la manière par
laquelle la Cour y est arrivée ne transparaisse réellement de ce qui
précède; en d'autres termes sans un engrenage logique d'inexorabi-
lité qui rende la décision inévitable. Ce qui laisse évidemment à la
Cour une plus grande latitude dans le choix des solutions.
Un autre indice est la tendance de la Cour à reformuler les ques-
tions qui lui ont été posées, comme elle l'a fait dans l'avis consulta-
tif sur Y Interprétation de l'accord du 25 mars 1951 entre l'OMS et
l'Egypte222, ou de reformuler les demandes ou conclusions des par-
ties, par exemple dans les affaires de Compétence en matière de
pêcheries™ ; technique qu'utilise la Cour pour pouvoir arriver à une
solution transactionnelle ou pour éviter si elle le peut de se pronon-
cer sur des questions «délicates» ou qui touchent de trop près à la
sensibilité d'une des parties224.
Enfin, un troisième indice est l'échappatoire ou la fuite en avant
vers l'équité et les principes équitables comme élément du droit
applicable intra legem. Ce recours à l'équité ou aux principes équi-

220. CU Recueil 1980, p. 73.


221. CU Recueil 1'982, p. 18.
222. CU Recueil 1980, p. 73, à la page 99 (par. 35-37).
223. CU Recueil 1974, p. 3 (Royaume-Uni c. Islande) ; CU Recueil 1974,
p. 175 (République fédérale d'Allemagne c. Islande). Dans ces affaires il ne
s'agissait pas exactement d'une reformulation des demandes ou des conclusions.
Mais, en omettant de se prononcer sur la première conclusion du Royaume-Uni, la
Cour a opéré «la transformation d'un contentieux objectif en un contentieux sub-
jectif». (L. Favoreu, «Les affaires de la compétence en matière de pêcherie»,
AFDI, 20 (1974), p. 263.) (Voir l'opinion individuelle collective, CU Recueil
1974, p. 45.)
224. Il faut relever cependant que cette technique n'est pas une innovation et
qu'auparavant la Cour, comme sa devancière, l'ont utilisée, mais de manière
beaucoup plus discrète. Voir sir Hersch Lauterpacht, The Development of Interna-
tional Law by the International Court, 2e éd., Londres, Stevens, 1958, p. 206.
Cours général de droit international public 271

tables, sans trop les définir ni leur donner un contenu objectif iden-
tifiable, rend plus aisée la tâche d'arriver à des solutions transaction-
nelles d'espèce.
La Cour démontre ainsi une très grande flexibilité dans le manie-
ment du petitum et du droit applicable : flexibilité ou éclectisme qui
frise parfois la témérité, mais c'est une hardiesse de «forme», qui
est paradoxalement un moyen au service de la «prudence judi-
ciaire», pour pouvoir mieux accommoder les parties en arrivant à
des solutions transactionnelles.
Ainsi, tous ces indices ou moyens techniques s'expliquent par une
double recherche de consensus: un consensus «extérieur», en arri-
vant à un résultat qui soit satisfaisant pour les parties du moins mini-
malement; et un consensus «intérieur» aussi large que possible au
sein même de la Cour, composée de juges représentant un monde
beaucoup plus hétérogène et ayant eux-mêmes des formations pro-
fessionnelles beaucoup plus diverses qu'avant, avec beaucoup plus
de diplomates et un passage fréquent par la Commission du droit
international, où l'on négocie ou renégocie les règles, les envisa-
geant ainsi comme des variables plutôt que comme des paramètres
impliables.
C'est ce facteur avant tout qui explique le relâchement des liens
entre les motifs et le dispositif. En effet, avec l'accroissement de
l'hétérogénéité de la Cour, ses membres peuvent plus facilement
tomber d'accord sur un résultat transactionnel, issu des majorités
acquises sur les différents points tranchés, que sur les raisons qui les
amènent à ce résultat. Les décisions reflètent ainsi souvent un rai-
sonnement alternatif (pour donner un minimum de satisfaction aux
deux parties sur certains points ou arguments qu'elles auraient sou-
levés, surtout à celle qui perdrait le plus dans le résultat final; et
pour rassembler la plus large majorité possible de juges non seule-
ment sur le dispositif, mais aussi sur les motifs), plutôt qu'une pro-
gression logique, rigoureuse, qui conduit à la conclusion de manière
visiblement inévitable; ce qui exige une articulation claire et nette
de la ratio decidendi et un choix net lui aussi parmi les différentes
bases juridiques possibles.
Cela nous amène à une interrogation paradoxale: quel est l'élé-
ment essentiel dans les décisions de la Cour? Est-il aujourd'hui
davantage ce que la Cour fait (le résultat incorporé dans le dispo-
sitif), plutôt que ce qu'elle dit (son raisonnement juridique ex-
posé dans les motifs)? En d'autres termes, serions-nous en train de
272 Georges Abi-Saab

vivre une transformation profonde de la signification de la juris-


prudence de la Cour pour le développement du droit international:
ce qui compte désormais serait-ce la solution concrète que la Cour
donne à un problème, beaucoup plus que sa présentation et son inter-
prétation des règles pertinentes qui l'ont apparemment conduite à ce
résultat, une signification semblable un peu à celle de la pratique des
Etats? Ce serait là un renversement total de ce qu'on pensait jus-
qu'ici à ce sujet et une diminution significative du rôle de la Cour
comme la plus haute instance judiciaire dans l'ordre juridique interna-
tional.
Mais il ne faut pas être trop dur dans la critique, en envisageant
ces questions d'un point de vue exclusivement ou excessivement
technique. Car c'était peut-être la seule manière pour la Cour, ou du
moins l'aurait-elle considérée ainsi, pour sauvegarder la fonction
juridictionnelle de l'atrophie ou même d'une éventuelle disparition,
dans une communauté internationale qui n'a jamais été aussi hétéro-
gène subjectivement, mais jamais aussi interdépendante matérielle-
ment, que de mettre un peu d'eau dans son vin et de naviguer ainsi
à vue à la recherche de solutions mutuellement, même si ce n'est que
minimalement, satisfaisantes.
De toute manière, là aussi nous constatons un ressaisissement de
la part de la Cour dans l'affaire des Activités militaires et paramili-
taires au Nicaragua, ce qui nous ramène à la dernière « crise » de la
Cour, correspondant également à la dernière étape de l'évolution de
sa «politique judiciaire».

c) Troisième phase : une rectification de parcours

L'arrêt au fond dans l'affaire des Activités militaires et parami-


litaires au Nicaragua constitue effectivement un tournant ou un
revirement par rapport à la pente glissante de la justice transaction-
nelle.
La Cour a pris une décision qui, même si elle est «transaction-
nelle» sur certains détails ou par certaines de ses qualifications, ne
l'est pas dans ses grandes lignes ni dans son effet total; et elle l'a
prise tout en sachant qu'elle prenait ainsi un grand risque.
En effet, comme nous l'avons déjà évoqué, les réactions à l'arrêt
de 1986 ne se sont pas fait attendre et ont pris la forme d'attaques
massives contre la Cour, non seulement de la part des cercles offi-
ciels, mais surtout des internationalistes américains, notamment dans
Cours général de droit international public 273

Y American Journal of international Law, qui a consacré une livrai-


son presque exclusivement à cet arrêt225.
On a adressé à la Cour des critiques sur des points techniques,
qui sont à mon avis sans grand fondement. Mais les critiques les plus
insidieuses se situent sur un plan plus subjectif, où il est plus facile
d'insinuer que de démontrer ou de prouver en prêtant à la Cour,
comme on l'a déjà mentionné, un préjugé «anti-occidental» (anti-
Western bias) qui la rend moins neutre ou objective et, par voie de
conséquence, moins digne de confiance; ou bien sur le plan de
l'opportunité, si ce n'est de l'opportunisme, en se demandant rhéto-
riquement «comment la Cour peut-elle scier la branche sur laquelle
elle est assise? N'est-elle pas en train de saper ainsi sa propre crédi-
bilité auprès de sa clientèle naturelle?» Une branche bien mince
cependant, si l'on se souvient de la «réserve automatique» et du
déclin quantitatif et qualitatif de la clause facultative. Des insinua-
tions et interrogations fort dangereuses, mais sont-elles fondées?
Il faut préciser tout d'abord qu'«objectivité» ne vaut pas «neutra-
lité». Le droit n'est pas neutre: il protège une valeur ou un intérêt.
Et le juge, bien qu'astreint à l'objectivité, c'est-à-dire à faire abstrac-
tion de ses affinités ou aversions, de ses sympathies ou antipathies,
envers les parties et l'objet du litige, doit en fin de compte — c'est
une évidence et c'est même sa tâche principale — s'aligner sur le
droit et contre sa violation, en se prononçant en faveur de la partie
dont la prétention est fondée en droit — tel qu'il le perçoit et l'inter-
prète — et par là même contre l'autre partie.
Or, sur le plan subjectif, dans l'affaire susmentionnée, il serait fort
exagéré de dire que la grande majorité de la Cour qui a voté pour
l'arrêt éprouvait une quelconque sympathie pour le gouvernement
sandiniste du Nicaragua, bien au contraire. En revanche, il ne serait
pas exagéré de dire — car cela se sent à la simple lecture de l'arrêt
— qu'elle était bien embarrassée d'avoir à traiter de cette affaire et
aurait de loin préféré l'éviter. Mais en allant contre leur inclinaison

225. Pour le commentaire officiel du département d'Etat sur le premier arrêt


sur les questions préliminaires, voir «Observations of the Department of State on
the ICJ's November 26, 1984 Judgement», AJIL, 79 (1986), p. 423. La livraison
de VAJIL qui est presque entièrement consacrée aux réactions américaines à
l'arrêt au fond est celle de janvier 1987 (AJIL, 81 (1987), p. 1). Journal sauvé du
soupçon d'être His Master's Voice par certaines contributions minoritaires, mais
d'excellente facture, comme celles de Herbert Briggs («The ICJ Lives Up to Its
Name», ibid., p. 78) et de Richard Falk («The World Court's Achievement»,
ibid., p. 106) et surtout par l'excellent essai du président de l'ASIL d'alors, Keith
Heighet, «Evidence, the Court and the Nicaragua Case» (ibid., p. 1).
274 Georges Abi-Saab

naturelle, les juges ont agi comme les dramatis personnae des tragé-
dies grecques qui marchent vers leur destin tout en le redoutant,
parce qu'ils ne pouvaient pas faire autrement. Ils ont agi comme des
juges qui devaient «dire le droit» et le faire prévaloir en l'espèce,
quelles qu'en fussent les conséquences qu'ils entrevoyaient
d'ailleurs clairement.
Ils ont agi ainsi comme les organes du droit international, plutôt
que des parties ou d'une partie, fût-elle la plus puissante. Ce faisant,
ils sont allés contre leur inclinaison subjective et peut-être même
contre les intérêts immédiats de leur institution. Mais ils ont admi-
nistré ainsi avec éclat la preuve de l'objectivité de la Cour. De sorte
que même s'il s'avère que l'effet pratique de l'arrêt est d'affaiblir la
position politique de la Cour dans l'immédiat, il ne peut à la longue
qu'accroître sa crédibilité et consolider sa position.
Même si la Cour devait avoir pour quelque temps moins de tra-
vail, un arrêt tous les cinq ou dix ans tel celui sur les Activités mili-
taires et paramilitaires au Nicaragua — qui confirme les principes du
droit international et les articule ensemble et par rapport aux condi-
tions actuelles de la vie internationale — contribue davantage à asseoir
et à consolider le système juridique international, et même à l'apaise-
ment des tensions entre les Etats, qu'une multitude d'affaires portant
sur des questions secondaires, mais qui gonflent les statistiques.
De toute manière, une telle appréciation pessimiste, même si elle
se justifiait immédiatement après l'arrêt, ne s'est pas vérifiée dans
les faits. Et la Cour n'a jamais eu autant d'affaires inscrites simulta-
nément à son rôle que depuis ce jugement.
Ainsi, avec la modération dans le recours aux chambres ad hoc et
dans leur composition, avec l'admission de l'intervention sur la base
de l'article 62 du Statut et la «rectitude judiciaire» démontrée dans
l'affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua mal-
gré des risques et des pressions énormes, nous constatons, pendant
cette dernière étape de la politique judiciaire de la Cour, une rectifi-
cation de parcours et un rééquilibrage sensible dans sa démarche en
tant qu'organe du droit international à l'apex du système judiciaire et
même du système juridique international. Le changement radical de
l'attitude des anciens membres du bloc de l'Est et surtout de l'ex-
Union soviétique vis-à-vis de la Cour et les pourparlers des membres
permanents du Conseil de sécurité (et bilatéralement entre les Etats-
Unis et la Russie) en vue de renforcer le rôle de la Cour sont de très
bon augure pour l'avenir de celle-ci si elle continue sur cette voie.
275

CHAPITRE VIII

LA FONCTION EXECUTIVE

La fonction executive est le terrain le plus vague du système juri-


dique international ; si vague que beaucoup de traités et manuels de
droit international la passent sous silence. Cela n'est pas le fruit du
hasard, mais reflète la faiblesse structurelle inhérente au système
dans sa mouture classique. La fonction executive recouvre en effet
une zone névralgique où le système peut atteindre son point de rup-
ture, en s'efforçant d'astreindre les Etats, ses sujets-créateurs, à se
plier à ses prescriptions même contre leur gré.
On essaie souvent de ne pas envisager l'issue de cette confronta-
tion, en escamotant quelque peu le problème, mais il s'agit là d'un
véritable test de l'efficacité du système juridique, qui détermine en
dernière analyse à la fois le rôle de ce système et son poids réel dans
la société.
Comme nous l'avons vu au début du chapitre précédent, le pro-
cessus de la mise en œuvre des règles passe par deux étapes : la pre-
mière consiste à interpréter la règle et à déterminer les conséquences
juridiques qui en découlent par rapport à une situation particulière;
ce qui se fait en premier lieu par le sujet ou le destinataire de la règle
lui-même, ou, en cas de controverse, par l'exercice éventuel de la
fonction juridictionnelle débouchant sur une «constatation». La
seconde étape de ce processus vise à assurer le respect de cette indi-
vidualisation de la norme ou de cette constatation; bien qu'en droit
international, et c'est là que réside le problème, on n'a pas toujours
une constatation en bonne et due forme.
En d'autres termes, la seconde étape dépend des moyens que le
système juridique déploie et des garanties qu'il fournit pour traduire
les prescriptions de la norme ainsi individualisée dans les faits, c'est-
à-dire dans le comportement des sujets du droit, même quand ils sont
récalcitrants.
La panoplie de ces moyens et garanties — dont l'ensemble consti-
tue ou recouvre le domaine de la fonction executive du système juri-
dique — appelle confusément à l'esprit certaines notions juridiques,
telles la sanction, la responsabilité et les contre-mesures, sans se
276 Georges Abi-Saab

confondre totalement avec l'une ou l'autre d'entre elles. Cela invite


d'emblée à un exercice préliminaire de définition et de clarification
de ces notions et de délimitation de leurs champs d'application res-
pectifs, pour pouvoir les situer par rapport à la fonction executive.
Cet exercice est d'autant plus nécessaire que, si l'on juge par les uti-
lisations doctrinales de ces notions, elles sont toutes à géométrie
variable, selon l'auteur ou le contexte, comme on le verra tout au
long de ce chapitre.
Nous devons revenir, en tout premier lieu, aux diverses acceptions
de la notion de sanction et à sa place dans le système juridique inter-
national. En fait, l'acception de «sanction» dépend de la conception
qu'on a du système juridique. Si l'on considère le droit comme étant
par définition un «ordre de contrainte» (comme l'ont fait les positi-
vistes à partir d'Austin, en passant par les volontaristes comme
Anzilotti ou les normativistes comme Kelsen), et si l'on ajoute à cela
la représentation atomiste (actor-oriented) et purement interétatique
du système classique (l'Etat maître du jeu des relations internatio-
nales, seul sujet et organe du droit international), on est amené à
qualifier de sanction tout moyen de contrainte aux mains de l'Etat,
les sanctions types étant la guerre et les représailles.
Si l'on considère en revanche que l'existence de l'ordre juridique,
et a fortiori de la règle de droit prise isolément, ne repose pas en fin
de compte et exclusivement sur la contrainte, ou que l'ordonnance-
ment de la sociabilité a d'autres ressorts que la contrainte sans pour
autant l'ignorer, on arrive à une autre acception et à un autre rôle de
la sanction.
Dans un tel cas, soit on considère que la sanction, dans le sens
étroit de contrainte presque exclusivement physique ou matérielle,
n'est pas un élément nécessaire du système juridique, et a fortiori de
la règle de droit226, soit on adopte une notion beaucoup plus large de
la sanction qui dépasse, et de loin, la notion étriquée de contrainte
physique ou matérielle et qui ressemble à celle de Romano, suivi par
une partie de la doctrine italienne227; une acception qu'on peut

226. C'est par exemple la position de Hart, discutée supra, p. 118. Cf. l'excel-
lent article de Charles-Albert Morand, « La sanction », Archives de philosophie de
droit, 35(1990), pp. 293-312.
227. Voir supra, p. 117. Il faut relever cependant que l'école italienne, et
notamment son chef de file Tomaso Perassi, inclut dans cette panoplie de garan-
ties la «fonction juridictionnelle» (accertamento juridizionali ou del diritto, en
contraste à celle de la production des règles). Cf. Tomaso Perassi, Lezioni di
diritto internazionale, 7 c éd., partie I, Padoue, 1961, p. 18.
Cours général de droit international public 277

retrouver, en remontant à plus d'un millénaire, chez les juriscon-


sultes musulmans, qui parlaient de la «garantie des règles» (dam-
man-ul-ahkam) et non de leur sanction.
Selon cette conception, la sanction recouvrirait l'ensemble des
garanties et moyens dont dispose le système juridique pour assurer
sa cohérence et son intégrité normatives, c'est-à-dire la conformité
du comportement social avec ses règles, ainsi que son efficacité et,
partant, sa crédibilité en tant qu'ordre juridique; et cela que ces
moyens soient matériellement coercitifs ou purement juridiques,
qu'ils soient négatifs (punitifs) ou positifs (incitatifs). D'où l'impor-
tance des bénéfices de la collaboration, comme sanction positive, et
de l'exclusion, comme sanction négative, dans le cadre du droit
international de coopération, dans le diptyque du professeur Wolf-
gang Friedmann, à laquelle nous reviendrons.
Dans cette conception du système juridique et de la sanction, qui
est la nôtre, la sanction lato sensu, ou génériquement parlant, est un
attribut du système et non de la norme prise isolément. Elle relève de
sa composante institutionnelle ou de ses règles secondaires et sa
manifestation type est d'ordre juridique, à savoir la responsabilité ou
les conséquences juridiques que le système attache au comportement
non conforme à ses prescriptions normatives. L'exécution forcée,
impliquant le recours à la contrainte, constitue l'étape ultime et le
cas limite, exceptionnel, qui n'est pas toujours atteignable. De plus,
elle ne constitue une sanction ou une réaction du système juridique
lui-même que lorsqu'elle est effectuée à la suite d'une constatation
et d'une décision sociales. Ce qui nous amène à définir les sanctions
stricto sensu comme des mesures coercitives prises en application
d'une décision d'un organe social compétent.
Les mesures coercitives prises individuellement par les Etats en
dehors d'une constatation et d'une décision collectives, quel que
soit le libellé qu'on leur donne (guerre, représailles, contre-mesures),
n'entrent évidemment pas dans cette définition. Elles ne sont que
les «restes» du pouvoir d'«autoprotection» ou de justice privée,
dans les limites étroites encore admises en droit international contem-
porain.
Cependant, pour brosser un tableau aussi complet que possible,
nous allons faire l'inventaire dans ce qui suit de tous les moyens et
garanties disponibles en droit international contemporain pour assu-
rer l'intégrité normative du système, y compris les moyens de justice
privée, comme composantes d'une fonction executive s'exerçant
278 Georges Abi-Saab

dans une communauté internationale loin d'être parfaitement inté-


grée 228 .
L'intégrité normative du système est assurée par la «mise en
œuvre» ou 1'«application» de ses règles, en d'autres termes par la
traduction de leurs prescriptions normatives, ou plutôt par leur inter-
nalisation ou intégration, dans le comportement des sujets de droit;
ce qui peut se produire de deux manières différentes :
— par «l'application» endogène ou de l'intérieur, par le destina-
taire de la règle lui-même ; ou
— par une «exécution» exogène ou de l'extérieur, par des organes
sociaux (et exceptionnellement dans les systèmes de justice pri-
vée, par les autres sujets de droit à titre individuel).
A l'intérieur de ces deux catégories et entre elles, nous pouvons
identifier encore plusieurs hypothèses qui méritent mention.

/. L'application directe

1. La règle générale

L'application directe par les sujets de droit est la manière la plus


simple et la plus courante de la mise en œuvre des règles. Car,
comme nous l'avons vu avec l'interprétation, les règles s'adressent
en premier lieu aux sujets de droit et c'est à ces sujets, une fois
qu'ils les ont appréhendées, de les intégrer, c'est-à-dire de respecter
leurs prescriptions et de s'y conformer dans leur comportement.
Si nous conduisons à droite plutôt qu'à gauche, c'est que nous
respectons le droit et nous l'appliquons. C'est une application directe
et à titre privé. La personne agit ainsi en tant que sujet de droit, des-
tinataire de la règle et non pas en tant qu'«organe» du système juri-
dique, remplissant une «fonction sociale» ou «publique». Il en est
d'ailleurs ainsi dans tout système juridique. Autrement, il y aurait
confusion totale entre sujet et organe.
C'est dans ce contexte, par ailleurs, que se situe la problématique

228. Il faut souligner cependant que la qualification juridique de cette panoplie


de moyens ou garanties ainsi que le découpage ou la délimitation du terrain
qu'elle occupe au sein du système juridique, et notamment par rapport à la fonc-
tion juridictionnelle, varient dans les différentes traditions juridiques. En common
¡aw, par exemple, des notions telles que remedies et enforcement recouvrent en
grande partie le même champ, tout en ayant un contenu et un champ d'application
différents. Voir, pour ce qui est de l'école italienne, la note précédente.
Cours général de droit international public 279

des rapports entre droit international et droit interne qui a fait cou-
ler beaucoup d'encre en son temps et a donné lieu à maintes écoles
doctrinales, tels le monisme, le dualisme et les variantes à l'intérieur
du monisme avec primauté du droit international ou du droit interne,
qu'il n'y a pas lieu de récapituler ici.
Il suffira ici de faire deux remarques d'ordre tout à fait général.
La première, de caractère technique, est que la concentration de la
doctrine sur le problème du conflit ou de l'opposition entre règles du
droit international et du droit national, notamment devant le juge
interne, a largement dévié l'attention du vrai problème qui est celui
de rapports de systèmes, juridiques ou autres, en tant qu'ensembles
complexes; un problème d'une envergure autrement plus large et de
nature structurelle et non simplement linéaire.
Dans une telle optique, on ne peut logiquement qu'être moniste en
fin de compte, avec primauté du droit international. Car il n'y a
qu'un seul droit international et une multitude de droits internes
(c'est-à-dire d'ordres étatiques ou d'Etats), dont les compétences
respectives ne peuvent être limitées que par lui. La question de
savoir si le droit international s'impose automatiquement au juge
interne et si ce dernier, en cas de conflit, doit l'appliquer de préfé-
rence à son droit national, bien que d'une importance pratique cer-
taine, est de nature partielle et somme toute secondaire par rapport à
cette problématique générale.
De plus, la hiérarchie entre les deux systèmes ne dépend pas tant
du parcours ou du cheminement spécifique du droit international en
droit interne — qui est fonction de la consistance particulière de
chaque droit interne — que de l'issue ou du résultat final qui ne peut
être que favorable au droit international, même quand elle n'est pas
immédiate. Il suffit de penser ici au cas parallèle, mais non iden-
tique, des rapports au sein d'une fédération entre la loi fédérale et les
droits des Etats fédérés.
La seconde remarque, concernant les rapports entre droit interne
et droit international, est de nature sociologique. Il faut se rappeler
que les théories juridiques ne sont pas formulées in vacuo, mais en
vue d'expliquer et de systématiser la réalité. Ainsi, la théorie dua-
liste était-elle peut-être assez proche de cette réalité quand le droit
international ne s'adressait que rarement à des activités ou à des rap-
ports qui se déroulaient à l'intérieur même des Etats et se confinaient
à leurs points de contact «de l'extérieur», c'est-à-dire aux rapports
directs entre souverains, plutôt que ceux qui touchaient leurs sujets.
280 Georges Abi-Saab

Mais avec l'interpénétration croissante des sociétés humaines depuis


la révolution industrielle et surtout après la seconde guerre mondiale,
et le déplacement de l'objet de la réglementation internationale vers
ce qui se passe à l'intérieur même des Etats, faisant rétrécir progres-
sivement leur « domaine réservé », les prémisses même de la théorie
dualiste (la séparation radicale des deux systèmes en prétendant
qu'ils habitent des univers différents qui ne se touchent pas) sont de
plus en plus infirmées dans les faits. Nous nous trouvons en présence
de règles de droit émanant de deux systèmes qui s'adressent, peut-
être à partir d'angles différents, aux mêmes objets ou rapports
sociaux et qui demandent avec insistance à être mis en rapport de
manière systématique pour pouvoir atteindre leur but.
Pour ce faire, en évitant toute démagogie théorique, il faut recon-
naître que les solutions apparemment les plus «progressistes» ne
sont pas nécessairement les meilleures. Dire par exemple que
l'application directe par le juge des instruments internationaux, tels
les traités ou même les résolutions des organisations internationales,
est supérieure comme solution à celle qui prône leur promulgation
par une législation interne est vrai en théorie mais pas toujours en
pratique. Car une législation interne intègre et assoit beaucoup
mieux les règles en question dans l'ordre interne et leur fournit une
meilleure garantie d'application efficace et uniforme que si cette
tâche était laissée à l'interprétation de chaque juge individuellement.
L'expérience de la législation internationale du travail est probante
en la matière et peut être généralisée pour tous les instruments de
protection des droits de l'homme229.
Il faut insister cependant sur le fait que prôner de telles solutions
n'est en aucune manière contradictoire avec le paradigme du
monisme avec primauté du droit international. Car 1'« application
directe» par l'Etat, en tant que sujet du droit international, de ses
obligations internationales s'accomplit mieux quand elle est faite de
manière consciente et ordonnée, notamment quand il s'agit de régle-
mentations juridiques compliquées qui demandent un décodage ou
une conversion du vocabulaire et de l'aspect institutionnel en termes
de droit interne. Nous nous trouvons dans une situation semblable à
celle qui se produit parfois dans l'ordre interne, lorsqu'une loi est

229. Voir Virginia Leary, International Labour Conventions and National Law:
The Effectiveness of Automatic Incorporation of Treaties in National Legal Sys-
tems, La Haye, Nijhoff, 1982.
Cours général de droit international public 281

inapplicable, notamment par les tribunaux, en l'absence de règle-


ments d'exécution. Or, cela n'implique aucunement une supériorité
quelconque de ces règlements par rapport à la loi.
En outre, le rôle du juge reste essentiel pour ce qui est des règles
coutumières, ou quand il y a défaillance ou oubli législatif. Ce qui
permet au juge de jouer le rôle de la «conscience juridique» de
l'Etat en tant que sujet du droit international, en veillant à ce que
l'application directe par l'Etat des prescriptions de ce droit qui lui
sont adressées se fasse complètement, malgré les failles éventuelles
dans son droit interne ou dans la volonté politique des autres organes
de l'Etat, tel l'exécutif.

2. Application directe et « exécution initiale »

Certaines catégories de règles demandent cependant que leur spé-


cification ou individualisation initiale soit effectuée ou reconnue
par un acte d'exécution, c'est-à-dire de manière socialement for-
melle, par le système juridique lui-même, à travers ses organes
propres, agissant dans l'exercice de leur fonction sociale ou
publique, plutôt que directement par les sujets de droit, par simple
intégration de la norme dans leur comportement.
Il s'agit d'habitude des règles se rapportant à la répartition initiale
des valeurs en société, c'est-à-dire à l'attribution initiale d'un statut
ou d'un titre juridique.
Pourquoi s'agit-il d'un acte d'exécution? En fait, lorsqu'on parle
d'«exécution» en général, surtout en droit interne, on entend par là
I'«exécution forcée», qui diffère de la simple application du droit
par le sujet du fait qu'il vient de l'extérieur du sujet de droit et
s'impose à lui comme aux autres par la force légale, c'est-à-dire par
l'exercice de la puissance publique si cela s'avère nécessaire. L'exé-
cution forcée intervient d'ordinaire à la suite d'une application di-
recte du droit qui donne lieu à un différend tranché à son tour par une
constatation de la part d'un organe social. Mais dans le cas de ce que
nous appelons ici «exécution initiale», la règle de droit s'adresse
directement à l'organe et l'habilite à conférer ou à reconnaître un
statut ou un titre au sujet de droit. Ainsi, la première étape ou le pre-
mier acte de la mise en œuvre de la règle passe par l'organe et non
pas par le sujet de droit. Il vient de l'extérieur du sujet, même quand
c'est lui qui le réclame. Et c'est dans ce sens qu'il s'agit d'une «exé-
cution» et non d'une «application» directe par le sujet lui-même.
282 Georges Abi-Saab

Or, en droit international, il n'existe pas d'organes sociaux


propres au système juridique, sauf en cas d'accord. Ainsi, même
pour les règles qui demandent une exécution initiale, cela ne peut se
faire que par les Etats eux-mêmes, faute d'autres instances pouvant
l'entreprendre. C'est en particulier le cas lorsque l'Etat établit l'éten-
due et les limites de ses compétences. Car, sauf délégation spéciale,
aucune instance ne peut dire à sa place quelles sont les limites spa-
tiales et fonctionnelles de son pouvoir, ou qui sont les individus qui
relèvent de lui (ses nationaux). Les Etats s'octroient ces compé-
tences, plutôt que de les réclamer d'un organe qui leur soit externe.
Il s'agit d'une exécution «initiale» en ce sens qu'elle n'intervient
pas en réaction à une violation de la règle; et d'une «exécution», de
par son caractère «public», en ce sens que l'acte est pris ouverte-
ment vis-à-vis du reste du monde.
Cependant, le fait qu'ils émanent du sujet du droit expose ces
actes, qui se veulent d'exécution, à tous les aléas de l'application
directe sur base d'auto-interprétation. Car s'il s'agit de l'exercice
d'une compétence exclusive de l'Etat, celle-ci n'est pas discrétion-
naire mais reste liée par les règles du droit international en la
matière. Ainsi elle peut être contestée et donner lieu à un différend
et éventuellement à une «constatation» qui, si elle conclut à la non-
conformité aux règles du droit international de ces actes de détermi-
nation de l'étendue de sa compétence par l'Etat, les rend non oppo-
sables sur le plan international230.

230. Il faut distinguer ce que nous avons appelé F«exécution initiale» par le
sujet du droit de la fameuse théorie du dédoublement fonctionnel de Georges
Scelle, selon laquelle, en l'absence d'organes propres du droit international, ce
sont les organes étatiques qui, tout en remplissant leurs fonctions en droit interne,,
agissent en même temps en tant qu'organes du droit international.
Cette théorie, aussi séduisante soit-elle, comporte une grande part d'artifice.
Car l'organe en question, le juge interne par exemple, agit consciemment en tant
qu'organe du droit interne et non pas du droit international, quand bien même son
activité puisse avoir une signification ou des effets en droit international. Ainsi,
même quand le juge applique le droit international, il le traite en tant que compo-
sante de son système juridique interne, avec le rang qu'il occupe dans ce système,
et non en tant que juge international. Son acte peut constituer une «application
directe» de la règle du droit international par son destinataire, l'Etat, agissant à
travers son arme judiciaire; ce qui est très différent d'un acte d'un «organe» du
droit international.
Même pour les règles de «distribution» ou d'«attribution» de valeurs, dont
l'application demande une «exécution initiale», mais qui ne peut s'effectuer en
droit international que par les Etats, on ne pourra pas parler de «dédoublement
fonctionnel », à cause du conflit d'intérêt entre l'Etat-sujet (intéressé) et la qualité
d'organe (objectif)- Ce qui revient à dire que cette fonction est remplie par
Cours général de droit international public 283

3. L'application «suivie» ou le contrôle international

Avant d'arriver à l'exécution forcée, il faut mentionner une caté-


gorie d'activités intermédiaires, qui allie l'application directe par les
sujets de droit à un élément qui leur est externe, à savoir le contrôle
international.
Le contrôle consiste à suivre ou à surveiller l'application des
règles par les sujets de droit, c'est-à-dire le respect de leurs obliga-
tions découlant de ces règles ; et cela par divers moyens ou procé-
dures: rapports et discussions périodiques; examens de cas ou de
situations suspectes sur pétition, plainte ou proprio motu par l'or-
gane de contrôle ; inspections surprises, périodiques ou en continu, par
exemple par satellite, etc. La procédure utilisée dépend de plusieurs
facteurs: de la nature des obligations en question (de «faire» ou de
«ne pas faire»); de l'objet vérifié (un acte, un état ou une situation
matérielle ou au contraire une prestation juridique); du cadre dans
lequel elle s'insère (purement inter partes ou institutionnel), etc.
Nous trouvons ces procédures de contrôle plus particulièrement
dans certains domaines, qui révèlent par ailleurs la spécificité du
droit international. C'est le cas lorsque les Etats acceptent d'assujet-
tir à une réglementation juridique des intérêts qu'ils considèrent par
trop importants ou sensibles pour s'en remettre à la simple bonne foi
de l'autre ou des autres parties, notamment s'ils considèrent qu'une
éventuelle violation créerait une situation irréversible à leur détri-
ment, et exigent par conséquent un droit de regard ou de vérification
réciproque sur le respect par l'autre partie de ses obligations. Il en
est ainsi surtout dans les accords de désarmement ou de limitation
des armements.
Un autre domaine privilégié du contrôle est celui où le bénéfi-
ciaire des règles n'a pas qualité pour agir en droit international.
Ainsi, après la première guerre mondiale, des systèmes de contrôle

l'Etat non pas en tant qu'organe, mais toujours en tant que sujet de droit interna-
tional.
Evidemment, il serait bon, de lege ferenda, que le juge, ou tout autre organe
interne, se mette consciemment au service du droit international. Mais il serait
alors au service de deux maîtres à la fois, avec un conflit d'intérêt évident, en cas
d'opposition. Et cela d'autant plus que le juge puise sa qualité d'organe et sa base
de légimitation exclusivement dans le droit interne; à moins qu'il n'intègre le
droit international, comme un élément de rang supérieur, dans son droit national.
Ce qui lui permet de s'en prévaloir dans l'exercice du contrôle de la légalité ou de
la constitutionnalité des actes internes. Mais, dans ce cas, il agit toujours comme
organe du droit interne, même s'il en adopte une vision large.
284 Georges Abi-Saab

institutionnel ont vu le jour dans le cadre de la Société des Nations


et de l'Organisation internationale du Travail pour la protection des
minorités et des travailleurs et pour la surveillance de l'administra-
tion des territoires sous mandat; puis dans le cadre des Nations
Unies, dans le domaine de la décolonisation et des droits de
l'homme. Il est à relever que le contrôle s'exerce en fin de compte
dans ces domaines au nom de la communauté conventionnelle ou
internationale, quand il s'agit d'organisations à vocation universelle,
dans le cadre de ses efforts promotionnels de certaines valeurs ou
intérêts communs.
En effet, le contrôle trouve une place de choix dans cette partie
grandissante du droit international contemporain qui procède de
l'approche du droit de coopération, imposant aux Etats des obliga-
tions positives de faire, dans le cadre d'une répartition des tâches en
vue de réaliser des objectifs communs; ce qui requiert un suivi et
une coordination continus et assez rapprochés dans le temps des acti-
vités réglementées.
De ce qui précède, il est clair que les systèmes de contrôle à pro-
prement parler sont tous conventionnels ou institutionnels, c'est-
à-dire créés au sein d'organisations internationales; en d'autres
termes, il n'y a pas de contrôle de droit commun ou en droit interna-
tional général. A moins qu'on n'adopte une notion si large du
contrôle qu'elle se confonde totalement avec la panoplie des moyens
traditionnels de règlement des différends. C'est dans ce sens qu'on
parle parfois de «contrôle judiciaire».
Cependant, le contrôle diffère radicalement de ces moyens, par le
rôle et la fonction propres qu'il joue au sein du système juridique
international. Car il participe de ce que nous avons appelé au cha-
pitre précédent «le dépassement de la problématique du règlement
des différends», en intervenant en amont des différends déjà nés
pour prévenir leur matérialisation, débordant ainsi les techniques de
«règlement» (qu'elles soient juridictionnelles ou non) qui ne peu-
vent intervenir que ponctuellement et ex post facto après la naissance
du différend; alors que le but du contrôle est de suivre simultané-
ment ou de s'arrimer au plus près dans le temps aux activités ou
situations qui lui sont soumises en vue de relever tout début de déra-
page avant qu'il ne dégénère en violation, ou de l'arrêter à temps.
Ainsi, le contrôle ne procède pas nécessairement d'une prétention
initiale de violation de la règle, ou d'une mauvaise interprétation par
l'autre partie, ce qui revient au même, mais d'un droit de regard per-
Cours general de droit international public 285

manent, en dehors de toute accusation de violation, bien que pou-


vant englober cette hypothèse, sur la manière dont les Etats en
question appliquent la règle en remplissant leurs obligations qui en
découlent. C'est ce caractère préventif de contrôle et, partant, les
conditions de son exercice, qui le distingue du règlement pacifique
des différends, car les modalités de son exercice ne diffèrent pas
radicalement des moyens ou procédures diplomatiques de règlement,
qu'elles soient directes (comme pour le cas de vérification mutuelle
des obligations de désarmement ou de limitation des armements) ou
impliquant l'intervention d'un tiers institutionnalisé au sein d'orga-
nisations internationales.
Il ne s'agit pas pour autant d'une «exécution forcée». Car les
organes de contrôle, quand il est institutionnalisé, sont là simple-
ment comme «moniteurs», pour surveiller, c'est-à-dire suivre et
relever la manière dont les sujets de droit appliquent directement les
règles en s'acquittant de leurs obligations qui en découlent. S'il y a
un élément d'exécution, ce n'est donc pas par rapport aux règles
soumises au contrôle, mais une sorte d'«exécution directe» par les
organes sociaux de leur mandat, c'est-à-dire des règles les chargeant
d'une fonction de contrôle, qui est le versant préventif de la fonction
executive, et le pendant du versant correctif qu'est l'exécution for-
cée. En effet, le simple fait qu'un mécanisme de contrôle existe,
comme la vue d'un agent de circulation (fût-il un robot comme cela
se fait au Japon, ou un radar visible) a un effet dissuasif certain.
Et c'est ainsi, par pièces détachées, notamment dans l'espace gran-
dissant du droit de coopération, que le contrôle s'installe progressi-
vement dans le tissu du droit international contemporain (en matière
de contrôle des armements, nucléaires et autres, de la protection de
l'environnement, des droits de l'homme, éventuellement du maintien
de la paix, par un système d'alerte avancée, etc.). Pièces détachées
qui, si elles atteignent par accumulation le seuil de la «masse cri-
tique», peuvent devenir un « veilleur de nuit» international.

//. L'exécution forcée

1. Généralités

L'exécution forcée présuppose un refus d'application de la part du


destinataire de la règle; en d'autres termes une violation ou un com-
portement non conforme à ses prescriptions. Il s'agit donc grosso
286 Georges Abi-Saab

modo de la réaction du système juridique face à la violation et des


moyens de pression qu'il déploie vis-à-vis du destinataire de la règle
afin de le contraindre à revenir à un comportement conforme au
droit.
C'est donc dans ce sens large, recouvrant tous les moyens de pres-
sion et de contrainte, que nous employons le terme «exécution for-
cée» et non dans le sens plus étroit, employé quelquefois en droit
interne, et signifiant l'exécution de la prestation exigée directement
par la puissance publique, à la place du débiteur récalcitrant, là où
cela est faisable, ou alternativement par l'emploi de la force à son
encontre, en effectuant une éviction par exemple.

a) « Sanctions » ou « voies d'exécution » ?

Cela nous ramène une fois de plus à la problématique de la sanc-


tion. En effet, beaucoup d'auteurs qualifient l'ensemble des réac-
tions du système juridique de sanctions, ou plus souvent encore de la
«sanction» de la règle violée; alors que, lorsqu'il s'agit des moyens
coercitifs de ramener le destinataire de la règle à un comportement
conforme à ses prescriptions, on parle plus concrètement en droit
interne d'«exécution forcée» ou de «voies d'exécution».
Les voies d'exécution relèvent-elles des sanctions ou de la sanc-
tion, ou est-ce au contraire la sanction qui fait partie des voies d'exé-
cution ? La réponse dépend de la grille de définition qu'on adopte. Si
nous procédons de l'acception lato sensu de la sanction, elle englo-
bera tous les moyens déployés pour assurer l'intégrité normative du
système juridique, c'est-à-dire tous les moyens — qu'ils soient pré-
ventifs ou coercitifs — qui contribuent à accroître la probabilité du
respect de ses règles. Les moyens coercitifs sont ceux qui entrent en
jeu en cas de violation en vue d'un redressement rapide du compor-
tement non conforme ou d'un retour rapide à la légalité. Selon cette
acception, nous devons admettre que c'est parmi ces moyens coerci-
tifs que figurent les voies d'exécution. Si nous procédons, en
revanche, de l'acception stricto sensu des sanctions, comme mesures
prises en application d'une décision d'un organe social compétent
pour faire face à la violation, ce sont ces dernières qui figureront
parmi les voies d'exécution.
A cet égard, il faut garder en vue que si les divers moyens juri-
diques déployés en cas de violation peuvent servir également à
d'autres finalités, telles la réparation (des dommages causés par la
Cours general de droit international public 287

violation, une sorte de responsabilité civile), la punition (evocatrice


de la responsabilité pénale) ou la dissuasion (par l'exemple), ces
moyens visent tous, en ce faisant, de manière plus ou moins immé-
diate, la même finalité primordiale qui est de garantir la conformité,
ou une plus grande conformité du comportement social aux prescrip-
tions des règles, ou un redressement aussi rapide que possible de ce
comportement dans ce sens. Du point de vue du système juridique,
c'est ce qui compte par-dessus tout; les autres finalités médianes,
aussi importantes soient-elles, ne lui sont qu'accessoires. Et c'est cet
élément-là qu'il faut identifier et jauger en premier lieu dans ces
moyens, que nous recenserons rapidement plus loin.

b) Les conséquences purement juridiques de la violation

Avant d'entamer ce recensement des voies d'exécution, il faudrait


rappeler les conséquences juridiques que le système attache à la vio-
lation de ses normes, car ces conséquences fournissent les moyens ou
titres juridiques justifiant un recours éventuel aux voies d'exécution
et déterminent en fin de compte les configurations de la prestation
juridique qui fera l'objet de cette exécution. Il s'agit de consé-
quences qui ne se produisent ou n'ont d'existence que sur un plan ou
dans un univers purement juridique. On peut les classer en trois caté-
gories, selon les sujets de droit impliqués et la finalité visée :
1) En premier lieu, le système peut attribuer à la violation des
conséquences juridiques que son auteur n'aurait pas prévues, et de
toute manière n'aurait pas voulues, en commettant son acte ou son
omission illicite.
Il s'agit avant tout de la responsabilité internationale de l'auteur
de la violation231 ; mais aussi de la légitimation juridique de la prise

231. Il est intéressant de relever la position de Jean Combacau, dans son excel-
lent ouvrage intitulé Le pouvoir de sanction de l'ONU: étude théorique de la
coercition non militaire (Paris, Pedone, 1974, p. 44), où il conteste la position de
ceux qui considèrent la responsabilité comme une sanction juridique. Car, selon
lui, la responsabilité n'interrompt pas la chaîne normative, mais opère simplement
une transformation du contenu des obligations, établissant des rapports nouveaux
entre les parties; alors que la sanction vise l'Etat auteur de l'acte comme cible
d'une mesure de coercition et non en tant que partie à un rapport normatif, fût-il
renouvelé ou transformé. En fait, sa définition de sanction, si on la limite aux
mesures socialement décidées, correspondait à notre définition de la sanction
stricto sensu. Cependant, en tant qu'une des garanties dont le système juridique
entoure la règle pour assurer son respect, la responsabilité participe de la sanction
lato sensu, selon notre définition.
288 Georges Abi-Saab

des mesures d'exécution forcée individuelles ou collectives à son


encontre, dans les limites permises en droit international.
2) En deuxième lieu, le système peut nier ou neutraliser les effets
juridiques que l'auteur de la violation aurait voulu produire par son
acte ou son omission.
L'élément principal de cette catégorie est la nullité qui intervient
en cas de violation des conditions de validité d'un acte juridique (à
la limite 1'«inexistence», si elle est connue en droit international ; ou
peut-être est-ce là tout ce qui est connu en droit international, alors
que la nullité — qui doit être prononcée par un juge — n'existe
qu'exceptionnellement comme ce dernier)232. Figurent également
dans cette catégorie, lorsqu'il y aviolation dans l'application d'un
acte synallagmatique, les réclamations visant à mettre fin à l'exis-
tence juridique de l'acte, tels l'abrogation, la résiliation, le retrait,
etc.
Il faut également signaler dans ce contexte Y «exceptio non adim-
pleti contractus», qui reflète l'idée d'une réciprocité négative dans
la non-exécution ; ainsi que, procédant de la même logique mais de
manière positive, la «compensation»2^, bien que celle-ci s'opère
automatiquement, ipso jure, et qu'elle puisse dans ses effets être éga-
lement rapprochée d'une mesure d'exécution forcée.
3) Enfin et en troisième lieu, le système produit parfois certains
effets juridiques à l'égard des tiers. Il peut ainsi nier ou neutraliser
les effets juridiques de l'acte ou de l'omission illicite à l'égard des
tiers, c'est-à-dire dans la communauté internationale en général.
Pour ce qui est des actes juridiques, cette conséquence est impli-
cite dans le chiffre 2 ci-dessus, car un accord qui est nul ou qui cesse
d'exister ne l'est pas seulement inter partes, mais également et a for-
tiori erga omnes. Il en va de même pour les actes unilatéraux qui ne
sont pas conformes aux règles du droit international les régissant et
qui ne peuvent produire par conséquent les effets juridiques escomp-
tés par leurs auteurs vis-à-vis des autres sujets du droit international

232. De nouveau, il ne s'agit pas de sanction stricto sensu. Car la nullité ne


sanctionne pas nécessairement les parties ou l'une d'elles, par exemple en cas de
nullité d'un contrat pour incapacité d'une partie ou pour erreur essentielle, mais
peut viser surtout à sauvegarder l'intégrité de la règle. Voir Morand, loc. cit. supra
note 226, p. 295.
233. La compensation est entendue ici dans le sens de l'article 1289 du Code
civil français: «Lorsque deux personnes se trouvent débitrices l'une envers
l'autre, il s'opère entre elles une compensation qui éteint les deux dettes...»;
c'est-à-dire comme libération de deux personnes débitrices l'une envers l'autre
par la balance de leurs dettes réciproques.
Cours général de droit international public 289

en général, qu'on traite cela sous l'angle de la nullité ou de la non-


opposabilité, par exemple la délimitation des zones maritimes de
compétence nationale.
En réalité, cependant, ce type d'effets à l'égard des tiers va au-
delà de la simple neutralisation des effets d'actes juridiques défec-
tueux. Il s'agit surtout ici de faits juridiques constituant non seule-
ment une violation du droit international, mais une violation grave
ou qualifiée qui entre dans la catégorie de «crimes internationaux»
ou «crimes d'Etat» visés par l'article 19 du projet d'articles de la
Commission du droit international sur la responsabilité des Etats
(partie I du projet Ago)234.
Ces violations donnent lieu à un rapport triangulaire de responsa-
bilité (et non bilatéral comme pour la responsabilité non qualifiée)
entre le sujet actif et deux types de sujets passifs, la victime directe
de l'acte, d'une agression par exemple, et la communauté internatio-
nale dans son ensemble, qui globalement et à travers chacun de ses
membres a un intérêt juridique direct et une qualité pour agir (locus
standi) pour défendre la valeur ou l'intérêt commun protégé par la

234. Annuaire de ¡a CD/ (1980), vol. II, part. 2, p. 31 :


« 1. Le fait d'un Etat qui constitue une violation d'une obligation interna-
tionale est un fait internationalement illicite quel que soit l'objet de l'obliga-
tion violée.
2. Le fait internationalement illicite qui résulte d'une violation par un Etat
d'une obligation internationale si essentielle pour la sauvegarde d'intérêts
fondamentaux de la communauté internationale que sa violation est reconnue
comme un crime par cette communauté dans son ensemble constitue un
crime international.
3. Sous réserve des dispositions du paragraphe 2 et d'après les règles du
droit international en vigueur, un crime international peut notamment
résulter:
a) d'une violation grave d'une obligation internationale d'importance essen-
tielle pour le maintien de la paix et de la sécurité internationales, comme
celle interdisant l'agression;
b) d'une violation grave d'une obligation internationale d'importance essen-
tielle pour la sauvegarde du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes,
comme celle interdisant l'établissement ou le maintien par la force d'une
domination coloniale;
c) d'une violation grave et à une large échelle d'une obligation internationale
d'importance essentielle pour la sauvegarde de l'être humain, comme
celles interdisant l'esclavage, le génocide, Vapartheid ;
d) d'une violation grave d'une obligation internationale d'importance essen-
tielle pour la sauvegarde et la préservation de l'environnement humain,
comme celles interdisant la pollution massive de l'atmosphère ou des
mers.
4. Tout fait internationalement illicite qui n'est pas un crime international
conformément au paragraphe 2 constitue un délit international.»
290 Georges Abi-Saab

règle violée. Il s'agit donc d'un type de règles qui créent des obliga-
tions erga omnes à la charge des Etats, et qui habilitent tous les
autres Etats, même ceux qui ne sont pas directement touchés par la
violation, à réagir juridiquement contre leur violation, et dans une
certaine mesure leur en imposent même l'obligation.
C'est ce qu'a formulé le professeur Ripaghen (le deuxième rap-
porteur spécial de la Commission du droit international, sur la res-
ponsabilité des Etats) dans l'article 14 de son projet d'articles (par-
tie II) 235 , qui est en fait une codification succincte généralisant les
conclusions auxquelles est arrivée la Cour internationale de Justice
dans son avis consultatif sur la Namibie236. Ces conclusions sont à
leur tour une élaboration des obligations des Etats membres de l'Or-
ganisation des Nations Unies, en vertu de l'article 2, paragraphe 5,

235. Annuaire de la CD/ (1984), vol. II, part. 1, p. 4:


« 1. Un crime international fait naître toutes les conséquences juridiques
d'un fait internationalement illicite et, de surcroît, tous droits et obligations
ressortant des règles applicables acceptées par la communauté internationale
dans son ensemble.
2. Un crime international commis par un Etat fait naître pour chaque autre
Etat l'obligation:
a) de ne pas reconnaître comme légale la situation créée par ledit crime; et
b) de ne prêter ni aide ni assistance à l'Etat qui a commis ce crime pour
maintenir la situation créée par ledit crime ; et
c) de se joindre aux autres Etats pour se prêter assistance mutuelle dans
l'exécution des obligations énoncées aux alinéas a) et b).
3. A moins qu'une règle applicable du droit international général n'en dis-
pose autrement, l'exercice des droits découlant du paragraphe 1 du présent
article et l'exécution des obligations découlant des paragraphes 1 et 2 du pré-
sent article sont soumis, mutatis mutandis, aux procédures prévues par la
Charte des Nations Unies en ce qui concerne le maintien de la paix et de la
sécurité internationales.
4. Sous réserve de l'article 103 de la Charte des Nations Unies, en cas de
conflit entre les obligations d'un Etat en vertu des paragraphes 1, 2 et 3 du
présent article et ses droits et obligations en vertu de toute autre règle de droit
international, les obligations nées du présent article l'emportent.»
236. CU Recueil ¡971, p. 58 :
« La Cour est d'avis,

2) que les Etats Membres des Nations Unies ont l'obligation de reconnaître
l'illégalité de la présence de l'Afrique du Sud en Namibie et le défaut de
validité des mesures prises par elle au nom de la Namibie ou en ce qui la
concerne, et de s'abstenir de tous actes et en particulier de toutes relations
avec le Gouvernement sud-africain qui impliqueraient la reconnaissance
de la légalité de cette présence et de cette administration, ou qui constitue-
raient une aide ou une assistance à cet égard ;
3) qu'il incombe aux Etats qui ne sont pas membres des Nations Unies de
prêter leur asistance, dans les limites du sous-paragraphe 2 ci-dessus, à
l'action entreprise par les Nations Unies en ce qui concerne la Namibie.»
Cours general de droit international public 291

de la Charte, qui sont au minimum l'obligation de s'abstenir de


tout ce qui peut conforter juridiquement la position de l'auteur de la
violation (surtout l'obligation de non-reconnaissance des séquelles
de cette violation, que ce soit directement ou indirectement à travers
des actes qui présupposent nécessairement une telle reconnaissance),
ou qui peut l'aider matériellement à persister dans la violation; ainsi
que de tout comportement qui peut entraver l'action de l'Organisa-
tion, ou des Etats agissant individuellement en vue de faire cesser la
violation237.
Ces trois types de conséquences juridiques que le droit attache à
la violation donnent lieu à de nouveaux rapports juridiques en termes
de droits, obligations ou habilitations, qui servent à leur tour de titres
juridiques aux mesures d'exécution forcée pouvant être prises par la
communauté internationale ou les Etats agissant individuellement en
vue de les faire valoir.

2. Les voies d'exécution ouvertes aux Etats agissant


individuellement (uti singuli)

Les voies d'exécution ouvertes aux Etats agissant à titre indivi-


duel sont les «restes» des institutions de la «justice privée», du
«droit de se faire justice», ou de 1'«autoprotection» (self-help), qui
sont encore admis en droit international et dont certaines, telle la
légitime défense, existent dans tous les systèmes juridiques, même
les plus évolués, par souci d'efficacité et d'économie de fonction.

a) La notion de contre-mesures

Il conviendrait d'emblée et pour éviter toute ambiguïté, de situer


ces moyens par rapport aux « contre-mesures », terme qui a fait irrup-
tion dans le vocable du droit international dès la fin des années
soixante-dix. Cette expression provient d'un cheminement par trans-
plantation ou emprunts successifs faits à la terminologie américaine
des études stratégiques, appliquée ensuite à la stratégie commerciale
et, par ce biais, à la formulation par les Etats-Unis d'Amérique de

237. Pour un recensement des effets «additionnels» du régime de responsabi-


lité aggravée issue des crimes internationaux par rapport aux tiers, voir l'interven-
tion de G. Abi-Saab, dans J. Weiler, A. Cassese et M. Spinedi (dir. pubi.), Inter-
national Crimes of States: A Critical Analysis of the ILC's Draft Article 19 on
State Responsibility, Berlin, Walter de Gruyter, 1989, p. 216.
292 Georges Abi-Saab

leur position juridique dans l'arbitrage concernant l'Accord relatif


aux services aériens du 27 mars 1946 entre les Etats-Unis et la
France™ ; dont la sentence de 1979 emploie le terme apparemment
pour la première fois dans un acte formel de droit international.
C'est probablement par le biais des membres de la Commission du
droit international qui ont servi d'arbitres ou de conseils dans cet
arbitrage que le terme a fait son entrée dans les travaux de cette
commission en figurant parmi les causes d'exonération de la respon-
sabilité des Etats239. La Cour internationale de Justice240 a achevé
d'asseoir le terme et la notion en droit international en l'utilisant en
1980.
Cette utilisation croissante du terme, notamment par des organes
juridictionnels, reflète un souci de ne pas se laisser enfermer dans
des classifications juridiques par trop contraignantes là où le proces-
sus de décision n'exige pas une telle spécification, mais demande
simplement une référence générale au pouvoir des Etats de réagir
aux violations. Le terme peut ainsi être employé génériquement et,
indifféremment, qu'il s'agisse de responsabilité délictuelle ou
contractuelle; d'une violation constatée socialement ou simplement
«alléguée» par l'autre ou une autre partie; d'une réaction uti singu-
lus ou au contraire collective ou institutionnelle; d'une réaction ne
constituant pas en soi une violation de droit international ou d'une
réaction qui aurait constitué en dehors de ce contexte une telle viola-
tion, etc.
L'innovation, si innovation il y a, s'inscrit ainsi dans un change-
ment d'optique ou d'approche. Celui-ci repose sur une présentation
dynamique de la matière en forme de processus, à mouvement suc-
cessif, plutôt qu'en forme de propositions normatives intemporelles;
ce qui jette une lumière nouvelle sur les finalités, les modalités et les
effets juridiques immédiats ou ultimes de ces mouvements et permet
de les voir dans une perspective séquentielle et totalisante.
Si tout le monde est d'accord sur ce sens générique et totalisant
des contre-mesures, comme englobant toutes les réactions à l'illicite
permises par le droit international, c'est que cette notion remplit une
fonction explicative utile, en regroupant tous les moyens constituant

238. Nations Unies, Recueil des sentences arbitrales, vol. 18, pp. 458-493,
par. 81.
239. Annuaire de la CD!, 1979, vol. II, p. 128 (art. 30).
240. Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran, CU
Recueil 1980, p. 3.
Cours général de droit international public 293

le versant «correctif» de la fonction executive. Mais, précisément à


cause de ce même caractère générique et comprehensif, elle doit
renoncer en même temps à toute valeur opératoire. Car pour évaluer
les conditions juridiques dans lesquelles elle peut servir, mis à part
son caractère réactif, c'est-à-dire l'existence préalable d'une viola-
tion, nous devons préciser la catégorie plus spécifique de réaction
couverte par cette acception générique; un niveau auquel les condi-
tions peuvent varier radicalement. Il suffit d'énumérer quelques-unes
de ces catégories spécifiques de réaction pour s'en convaincre: la
rétorsion, la réciprocité négative, Yexceptio non adimpleti
contractus, l'article 60 de la Convention de Vienne sur le droit des
traités, les représailles, les sanctions stricto sensu.
Il n'existe cependant pas d'accord général pour confiner le terme
à son acception générique ; ce qui comporte le double risque de prê-
ter à confusion et de se prêter à manipulation: d'une part, car on
peut utiliser le terme sciemment en lieu et place de la catégorie spé-
cifique de réactions qu'il recouvre dans un cas particulier, afin
d'occulter ou d'échapper aux conditions juridiques que doit remplir
cette catégorie particulière de contre-mesures; d'autre part, parce
qu'elle apparaît comme une notion à géométrie variable, selon le
contexte de son emploi ou l'auteur qu'on consulte.
Ainsi, le professeur Ago, dans son projet d'articles sur la respon-
sabilité des Etats, avait utilisé dans l'article 30 le terme «sanction»
pour couvrir (dans le cadre des causes d'exonération) à la fois les
réactions des Etats agissant uti singuli et les réactions «sociales»,
prises en application d'une décision ou d'une recommandation d'une
organisation internationale compétente. Les discussions au sein de la
Commission ont démontré que pour une bonne partie de ses
membres le terme « sanction » a acquis en droit international contem-
porain un sens plus spécifique, se limitant au deuxième type de réac-
tions seulement. La Commission du droit international a donc décidé
de le remplacer par celui de «contre-mesures», en tant que terme
générique couvrant les deux types de réactions241. Cependant, pour
le professeur Ago, suivi par la Commission, ce terme ne recouvre
pas les mesures de rétorsion, ne s'agissant pas d'actes qui auraient
été illicites en soi, en dehors de ce contexte, et n'ayant par consé-

241. Voir Annuaire de la CD!, 1979, vol. I, p. 62 (pour la discussion); vol. II,
p. 128 (pour le commentaire de la Commission sur l'article 30, notamment para-
graphe 21).
294 Georges Abi-Saab

quent pas besoin d'être justifiés ni exonérés. En revanche, pour une


bonne partie de la doctrine, les contre-mesures recouvrent la rétor-
sion242, alors que certains de ces mêmes auteurs excluent les sanc-
tions stricto sensu des contre-mesures, les limitant ainsi aux réac-
tions des Etats uti singuli243.
Ainsi le noyau dur qu'on peut dégager de la notion, et qui est
généralement accepté, se limite en fin de compte aux représailles,
comprises dans un sens large pour couvrir leurs dérivés contractuels
telle 1' exceptio non adempleti contractus, ainsi que leurs sous-caté-
gories, telle la réciprocité négative, reprisals in kind244.
C'est dans ce sens qu'on emploiera le terme, en le limitant aux
réactions uti singuli des Etats aux violations du droit international;
non sans consacrer auparavant quelques mots à la rétorsion, pour
expliquer davantage les raisons qui nous amènent à l'exclure de cette
catégorie.

b) L'exclusion de la rétorsion

La rétorsion décrit des actes inamicaux à l'égard de leur destina-


taire ou à son détriment, mais qui ne sont pas illicites en soi, car ils
ne violent aucune obligation à la charge de leur auteur, tels le rappel
d'ambassadeurs, la suspension ou même la rupture des relations diplo-
matiques, l'arrêt d'une aide volontaire ou le retrait d'un avantage
commercial ou autre. Ces actes sont entrepris en réaction à un com-
portement de même nature, mais aussi en réaction à d'autres actes
dont l'auteur des mesures de rétorsion considère qu'ils violent une
obligation à la charge du destinataire de ces mesures à son égard.
La rétorsion se situant clairement en dehors de notre probléma-
tique, il n'y aurait pas grand-chose à dire à son propos si certains
auteurs estimables n'insistaient à la citer parmi les contre-mesures.

242. Par exemple, Charles Leben, «Les contre-mesures interétatiques et les


réactions à l'illicite dans la société internationale», AFDI, 28 (1982), p. 15 ; Oscar
Schachter, «International Law in Theory and Practice. General Course of Interna-
tional Law», RCADI, tome 178 (1982-V), p. 180; Michel Virally, «Panorama du
droit international. Cours général de droit international public», RCADI, tome 183
(1983-V), p. 217.
243. Par exemple, M. Virally, ibid.
244. Dans son projet d'articles sur la responsabilité des Etats (partie II), le
professeur Riphagen a distingué clairement parmi les contre-mesures entre les
mesures de réciprocité (art. 8) et celles de représailles (art. 9 et 10) (voir son cin-
quième rapport, Annuaire de la CDI, 1984, vol. II, partie 1, p. 3). Cependant, il
n'a pas été suivi en cela par la Commission (voir pour la discussion, Annuaire de
la CDI, 1985, vol. 1, pp. 101 ss.).
Cours général de droit international public 295

Il est vrai que les mesures de rétorsion, bien que licites, peuvent
être un moyen puissant de pression sur l'Etat cible pour le ramener à
un comportement conforme au droit, si elles sont prises en réaction
à un acte illicite. Mais, ne tombant pas dans le champ d'interactions
sociales saisies par le droit, nous ne pouvons pas considérer qu'elles
relèvent des garanties ou moyens fournis par le système juridique
pour assurer le respect de ses normes.
Que ces mesures puissent éventuellement constituer un abus de
droit ou des actes d'«intervention» si elles n'étaient pas prises en
rétorsion245 ne les transforme pas pour autant en moyens juridiques.
Car il s'agit là de limites généralisées à la liberté d'action des sujets
du droit, impliquant le «détournement» d'activités licites à des fins
qui ne le sont pas. Elles s'appliquent à tout comportement ou à toute
action licite, couvrant ainsi, mais dépassant de loin, l'hypothèse de
la rétorsion. Dire que ces mesures sont prises en rétorsion ne fait
qu'invoquer une preuve matérielle, parmi d'autres, de l'absence des
visées interdites, et non pas un moyen juridique, plus particulière-
ment une cause d'exonération spécifiquement reconnue en droit246.
Il en va de même pour ce qui est de l'argument, impressionnant à
première vue, selon lequel la plupart des mesures visées par l'ar-
ticle 41 de la Charte (qui traite des «mesures collectives» de contrainte
non armée) sont des mesures de rétorsion et que, par conséquent,
toujours selon cet argument, si ces mesures peuvent faire partie des
sanctions stricto sensu, elles entrent a fortiori dans la catégorie plus
large des contre-mesures247.
Cependant, dans le cadre de l'article 41, le droit ne saisit et ne
mobilise ces mesures à ses propres fins qu'en tant que «mesures col-
lectives». C'est le caractère collectif, ou l'agrégation de ces
mesures, plutôt que leur nature intrinsèque, qui les rend «produc-
tives » ou « efficaces » en tant que « sanction » ; car elles servent —
de par ce caractère même — à l'isolement de l'Etat cible et à sa mise
au ban de la communauté internationale ; ce que ces mesures, prises
individuellement, ne peuvent ni signifier ni produire.

245. M. Virally, loc. cit. supra note 242, p. 219.


246. Le même raisonnement s'applique à l'argument (au second degré) selon
lequel les mesures de rétorsion sont assujetties aux conditions de nécessité et de
proportionnalité (O. Schachter, loc. cit. supra note 242, p. 185). En effet, leur uti-
lisation de manière «inappropriée ou disproportionnée» comme prétexte à des
fins non avouées révélerait la mauvaise foi de leur auteur et tomberait sous
l'interdiction de l'abus de droit ou de l'intervention.
247. Ch. Leben, loc. cit. supra note 242, p. 19 (n. 35).
296 Georges Abi-Saab

En d'autres termes, le passage du niveau individuel au niveau col-


lectif, dans lé cadre d'une décision du Conseil de sécurité (ou d'une
recommandation de l'Assemblée générale), opère une transformation
qualitative dans la nature de ces mesures, juridiquement parlant.
C'est seulement à ce niveau qu'elles sont saisies par le droit, car il
n'y a aucune nécessité logique pour que ce qui intéresse le droit en
tant que phénomène collectif, l'intéresse aussi en tant que phéno-
mène individuel.

c) Les représailles

Les représailles sont, avec la légitime défense, les deux seules


applications concrètes de la «justice privée» ou de 1'«auto-
protection» (self-help) qui subsistent encore en droit international
contemporain. Il s'agit d'une institution juridique très ancienne, qui
s'est forgée en droit international classique surtout à partir des repré-
sailles armées, conçues comme des « mesures en deçà de la guerre »
(measures short of war). Son profil juridique s'est stabilisé dans
l'entre-deux-guerres à travers deux énoncés autorisés, d'abord dans
la sentence arbitrale dans l'affaire de Naulilaa en 1928248, devenue
le locus classicus en la matière, puis dans une résolution de l'Institut
de droit international en 1934249. Cette dernière définit l'acte de
représailles comme:
«acte intrinsèquement illicite mais dont l'illicéité disparaît car
c'est une réaction à un acte illicite antérieur dont il tend à obte-
nir le redressement ou la réparation».
De ces deux énoncés, quatre conditions se dégagent comme
devant être remplies par les représailles: deux substantielles ou
matérielles, ayant trait au comportement initial et à la réaction qu'il
suscite en guise de représailles, et deux procédurales, ou plutôt ayant
trait au processus séquentiel de prise de représailles.
Les deux premières conditions sont: que l'acte ou le comporte-
ment initial soit illicite, c'est-à-dire en violation d'une norme ou
d'une obligation de droit international; et que l'acte de représailles
soit proportionné ou plutôt qu'il ne soit pas disproportionné par rap-

248. Nations Unies, Recenti des sentences arbitrales, vol. 2, p. 1013.


249. Résolution sur le régime de représailles en temps de paix (rapporteur
Nicolas Politis), Annuaire de l'IDI, 38 (1934), p. 708.
Cours général de droit international public 297

port à cet acte ou comportement initial. L'auteur des représailles agit


ici selon sa propre appréciation, c'est-à-dire décide lui-même, dans
le cadre de son pouvoir d'auto-interprétation, quand ces deux condi-
tions sont satisfaites. Evidemment, cette appréciation ou auto-inter-
prétation peut être infirmée ultérieurement si l'affaire est portée
devant un organe juridictionnel. Ainsi, dans l'affaire de Naulilaa, le
tribunal a estimé les représailles disproportionnées par rapport au
tort initial qui les a suscitées.
Les deux autres conditions révèlent le caractère exceptionnel des
représailles comme ultime recours. Elles requièrent que tous les
moyens disponibles de règlement pacifique du différend soient épui-
sés auparavant; et qu'une mise en demeure ou sommation soit éga-
lement signifiée au destinataire des représailles avant l'acte, sans
qu'il n'obtempère pour autant.
L'avènement de la Charte des Nations Unies a radicalement
affecté le rôle et les modalités d'exercice des représailles. L'interdic-
tion du recours à la force a mis hors la loi les représailles armées, à
partir desquelles le régime juridique des représailles a été élaboré.
Ce qui ne pouvait que les transformer dans leurs fonctions et finali-
tés, et par conséquent dans leurs modalités d'exercice.
Il a fallu cependant attendre la sentence aribtrale de 1978 sur
Y Accord relatif aux services aériens du 27 mars 1946 entre les
Etats-Unis et la France250, celle-là même qui a introduit le terme
« contre-mesures », et les travaux de la Commission du droit interna-
tional qui l'ont suivie, pour que les nouveaux linéaments de l'insti-
tution se dégagent avec plus de clarté.
En effet, s'il est vrai que le but ultime des représailles, selon la
résolution précitée de l'Institut de droit international, est «d'impo-
ser, par pression exercée au moyen d'un dommage, le retour à la
légalité» (en d'autres termes la défense de l'intégrité normative du
système juridique, qui doit être, comme nous l'avons mentionné, le
but primordial de toute voie d'exécution), il est également vrai que
dans leur version armée, prédominante avant la Charte, de par la
nature même des moyens utilisés, les représailles étaient des mesures
de dernier recours, à but largement afflictif ou punitif, en rétablissant
l'équilibre entre les parties, moyennant un dommage équivalent,
faute de réparation.
En revanche, les représailles non armées, surtout dans leur champ

250. Loc. cit. supra note 238, p. 454.


298 Georges Abi-Saab

d'application désormais privilégié, celui des relations économiques


internationales, deviennent, comme le démontre bien la sentence
arbitrale précitée, de plus en plus des mesures intérimaires de nature
conservatoire ou un moyen de pression pour amener l'autre partie
vers un règlement251.
Par ailleurs, ces représailles, transfigurées et rebaptisées «contre-
mesures», doivent respecter les limites imposées par le droit interna-
tional général contemporain et notamment ses règles imperatives.
Ces limites sont admirablement synthétisées par l'actuel rapporteur
spécial de la Commission du droit international, sur la responsabilité
des Etats, le professeur Gaetano Arangio-Ruiz, dans son projet
d'article 14 (de la partie II, article intitulé «Contre-mesures inter-
dites »), en ces termes :
« 1. Un Etat lésé ne doit pas recourir, à titre de contre-
mesure :
a) à la menace ou à l'emploi de la force interdits par la Charte
des Nations Unies ;
b) à tout comportement qui :
i) n'est pas conforme aux règles du droit international
relatives à la protection des droits de l'homme fonda-
mentaux ;
ii) nuit gravement au fonctionnement normal de la diplo-
matie bilatérale ou multilatérale;
iii) est contraire à une norme impérative du droit internatio-
nal général ;
iv) constitue une violation d'une obligation à l'égard d'un
Etat autre que l'Etat qui a commis le fait internationale-
ment illicite.
2. L'interdiction énoncée à l'alinéa a) du paragraphe 1 vise
non seulement la force armée, mais encore toutes mesures
extrêmes de contrainte politique ou économique portant atteinte
à l'intégrité territoriale ou à l'indépendance politique de l'Etat
contre lequel elles sont prises. » 252
Deux dispositions de ce texte méritent commentaire. En premier

251. Voir Laurence Boisson de Chazournes, Les contre-mesures dans les rela-
tions internationales économiques, Paris, Pedone, 1992.
252. A/CN.4/444/Add.3(17juin 1992).
Cours général de droit international public 299

lieu, l'alinéa 1, lettre b), point ii), codifie la prémisse majeure du


jugement de la Cour internationale de Justice dans l'affaire du Per-
sonnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran253, qui,
sans aller jusqu'à dire expressément que les règles ayant trait aux
privilèges et immunités diplomatiques et consulaires sont du jus
cogens, les a exclues du champ d'application des contre-mesures. En
deuxième lieu, l'alinéa 2, adopte une interprétation extensive de
l'article 2, paragraphe 4, de la Charte, visant une hypothèse couverte
également par la condition de proportionnalité, d'une part, et par ce
qui a été dit à propos de la rétorsion d'autre part, c'est-à-dire que le
«détournement» de l'institution ou son utilisation comme prétexte à
des fins inavouées tombent sous l'interdiction de l'intervention ou
de l'abus de droit.
Enfin, il faut, dans ce contexte de représailles ou de contre-
mesures, distinguer trois hypothèses, en fonction de l'existence ou
de l'absence d'une constatation et d'une décision sociales, ce qui
détermine à son tour le statut juridique et les effets éventuels de ces
mesures.
En l'absence de toute prise de position sociale, l'Etat fonde les
contre-mesures sur sa propre «auto-interprétation», aussi bien quant
à l'illicéité du comportement de l'Etat visé par ces mesures que
quant au respect des conditions auxquelles l'exercice des contre-
mesures est soumis, celle de la proportionnalité en particulier. C'est
donc à ses risques et périls, juridiquement parlant, qu'il entreprend
ces mesures, au cas où son «auto-interprétation» (ou qualification
des faits ou de la situation et de sa réaction subséquente) est rejetée
par la suite par un organe juridictionnel ou politique compétent.
La situation est très différente s'il existe une «constatation»
sociale de la violation, même si elle n'est pas assortie de décision
quant aux mesures à prendre. Dans ce cas, l'Etat lésé, en prenant les
contre-mesures qu'il considère appropriées, ne court pas de risque
quant à la première catégorie, mais le risque subsiste quant à la
seconde (le respect des conditions).
De même, les Etats non lésés directement qui prennent des contre-
mesures en réaction à ce qu'ils considèrent comme des violations
d'obligations erga omnes le font à leurs risques et périls, en
l'absence d'une constatation et d'une décision sociales ou en pré-

253. CU Recueil 1980, p. 3. Cf. Christian Dominicé, «Représailles et droit


diplomatique», Festschrift für Hans Huber, Berne, Stampili, 1981, pp. 541-552.
300 Georges Abi-Saab

sence d'une simple constatation de la violation, sans précision des


conséquences qui en découlent pour les Etats.
Enfin, si les mêmes mesures sont entreprises en application d'une
décision sociale par un organe compétent, fût-elle une simple recom-
mandation, ces mesures ne sont plus des «contre-mesures» juridi-
quement parlant selon notre définition, mais entrent dans la catégorie
des « sanctions » stricto sensu.

3. Les sanctions stricto sensu

a) Notion
Comme nous les avons déjà définies, nous entendons par sanc-
tions stricto sensu des mesures de contrainte prises à rencontre d'un
Etat ou d'une autre entité en application d'une décision d'un organe
social compétent.
Trois éléments sont à retenir dans cette définition :
1) Il s'agit de mesures coercitives, c'est-à-dire de contrainte,
qu'elle soit armée ou non armée, matérielle (militaire, économique,
etc.), morale (condamnation) ou purement juridique (suspension ou
perte de la qualité de membre d'une organisation internationale, bien
que de telles sanctions puissent également avoir des conséquences
matérielles).
Contrainte veut dire également contre la volonté du destinataire,
ou du moins sans son consentement; le but ultime de ces mesures
étant précisément, comme toutes les voies d'exécution forcée,
d'infléchir sa volonté pour le ramener à un comportement conforme
au droit. C'est en tant que cible et non pas en tant que partie dans un
rapport juridique qu'il est visé par ces mesures.
2) Ces mesures sont prises à rencontre, c'est-à-dire au détriment,
de leur destinataire, en lui infligeant une valeur négative, une « pri-
vation » ou une perte par rapport à sa situation antérieure, en somme
une diminution quelconque dans son patrimoine de valeurs maté-
rielles ou morales.
Parallèlement à la distinction connue en matière de responsabilité
entre damnum emergens et lucrum cessans, ces sanctions peuvent
être afflictives d'un dommage (telles les mesures de contrainte
armée ou non armée des articles 42 et 41 de la Charte) ou privatives
d'un avantage. Ce qui correspond grosso modo aux sanctions des
deux versants de la summa divisio du droit international selon le
Cours général de droit international public 301

professeur Wolfgang Friedmann, en «droit international de coexis-


tence» et «droit international de coopération». Les premières sont
l'issue de ce qui était largement considéré comme les sanctions types
du droit international classique, la guerre et les représailles, même si
elles se sont par la suite institutionnalisées (par exemple dans le cha-
pitre VII de la Charte). Les secondes ne se conçoivent en revanche
que dans un contexte institutionnalisé de coopération, qui devient
lui-même l'enjeu des sanctions; celles-ci n'étant en réalité que la
privation partielle ou totale des. avantages ou bénéfices de la coopé-
ration, allant jusqu'à l'exclusion de l'entité sanctionnée du circuit
(telle la suspension ou l'exclusion prévue dans les articles 5 et 6 de
la Charte)254.
L'exclusion est une sanction antique qui remonte, comme le ban-
nissement, aux systèmes archaïques de droit. Son rôle était tout autre
cependant, car elle signifiait l'exclusion de l'individu de la protec-
tion de son groupe social vis-à-vis des autres groupes ou individus,
dans des rapports intergroupes ou intertribaux fondés sur le principe
de la responsabilité collective. Dans ces conditions, l'exclusion était
une sanction hautement afflictive, se rapprochant, du moins partiel-
lement, dans sa visée d'isoler sa cible du groupe, des mesures de
contrainte non armée prévues dans l'article 41. Cependant, il faut
être conscient que 1'«exclusion» peut agir comme une arme à
double tranchant, car elle libère l'entité sanctionnée de ses obliga-
tions envers la communauté et prive celle-ci, par là même, de cer-
tains moyens de pression sur cette entité.
Il faut relever également que cette distinction entre les sanctions
du droit de coexistence et celles du droit de coopération, bien que
très éclairante au niveau théorique et explicatif, est parfois difficile,
si ce n'est impossible, à opérer en pratique.
3) Ces mesures doivent être prises conformément à une décision
d'un organe social compétent, c'est-à-dire en dehors ou au-delà des
institutions de «justice privée». Car elles présupposent une «consta-
tation» et non seulement une «allégation» ou «prétention» issue
d'«auto-interprétation», ainsi qu'une «décision» ordonnant ou
recommandant la prise de ces mesures sur la base de cette constata-
tion. A ce titre, elles sont fonction du degré d'institutionnalisation du
droit international, car elles ne peuvent exister que dans des cadres

254. Voir Charles Leben, Les sanctions privatives de droits ou de qualité dans
les organisations internationales spécialisées, Bruxelles, Bruylant, 1979.
302 Georges Abi-Saab

conventionnels à même d'instituer de tels organes. Il s'agit donc en


principe de régimes spéciaux de sanctions, dont le profil juridique et
les modalités varient selon l'organisation et le contexte dans lesquels
elles sont administrées.
D'habitude ces sanctions sont prises à l'issue d'une procédure de
règlement des différends au sein de l'organisation qui n'aboutit pas à
un arrangement ramenant le membre en question à un comportement
conforme à ses obligations. L'organe compétent «constate» alors la
violation et arrête les mesures à prendre selon le traité constitutif,
qui peuvent être de le priver de certains avantages ou droits attachés
à sa qualité de membre, ou d'autoriser le membre directement lésé
de prendre des contre-mesures à son encontre, ou même de le sus-
pendre ou l'exclure de l'organisation.
Avec l'avènement des organisations internationales générales du
XXe siècle (à vocation universelle ratione personae et ratione mate-
riae), et tout en englobant le même type de sanctions mentionnées
ci-dessus, une tendance se fait jour d'abord dans le Pacte de la
Société des Nations puis, plus affirmativement, dans la Charte des
Nations Unies, de déborder les domaines spécifiques pour s'attaquer
à la problématique centrale du droit international, sa quête séculaire
pour apprivoiser la guerre et, par conséquent, institutionnaliser la
sanction à son égard; d'où leurs systèmes respectifs de sécurité col-
lective.
Cependant, le degré d'institutionnalisation, et surtout de centrali-
sation, de la décision n'est cependant pas le même dans les deux sys-
tèmes. Cette décision se situe à trois niveaux : celui de constater la
violation, celui d'arrêter les mesures à prendre et celui de les exécu-
ter ou de les mettre en œuvre.

b) La Société des Nations

Ayant inscrit dans son article 10 l'obligation pour chaque membre


de «respecter et de maintenir contre toute agression extérieure l'inté-
grité territoriale et l'indépendance politique» de tous les autres
membres, le Pacte établit, à l'article 16, son système de sécurité col-
lective. Le premier paragraphe de cet article stipule que tout membre
qui «recourt à la guerre en violation des articles 12, 13 et 15 [traitant
du règlement pacifique des différends] est ipso facto considéré
comme ayant commis un acte de guerre contre tous les autres
membres», qui s'engagent à lui appliquer immédiatement (c'est-à-dire
Cours général de droit international public 303

automatiquement) toutes les sanctions économiques. En plus, aux


termes du second paragraphe, le Conseil recommande aux membres
les mesures militaires à prendre.
L'application de ce système, apparemment simple, s'est avéré
l'être beaucoup moins en pratique. L'obligation d'appliquer automa-
tiquement les sanctions économiques en cas d'agression étant consi-
dérée trop contraignante par beaucoup d'Etats membres, la contro-
verse s'est rapidement engagée autour de l'instance compétente pour
«constater» l'agression. Plutôt que de suivre la logique du nouveau
contexte institutionnel, en reconnaissant cette compétence à l'organe
lui-même, en application du principe de la «compétence de la com-
pétence», un comité de juristes, s'inspirant du droit du XIXe siècle,
l'a reconnue aux Etats membres pris individuellement, injectant ainsi
l'auto-interprétation au sein du contexte institutionnel.
En ce qui concerne la décision des mesures à prendre, il faut dis-
tinguer les sanctions économiques des sanctions militaires. Les pre-
mières, comme on l'a vu, sont décrétées dans le Pacte lui-même, car
elles devaient être appliquées «automatiquement», c'est-à-dire sans
décision spéciale, une fois la violation constatée. Cependant, là
aussi, et malgré le texte clair, cette obligation a été interprétée
comme laissant aux Etats membres la latitude de décider de leur
ampleur et du moment de leur application. Quant aux mesures mili-
taires, l'article 16, paragraphe 2, spécifie que le Conseil a le devoir
de les recommander aux Etats membres intéressés, qui ne sont évi-
demment pas obligés de suivre cette recommandation. De toute
manière, l'exécution des deux types de sanction est laissée totale-
ment aux Etats. Aucune institutionnalisation ou centralisation n'est
prévue à ce niveau-là.
Les piètres résultats de l'unique tentative de la Société des
Nations d'imposer des sanctions (économiques seulement, à ren-
contre de l'Italie, dans l'affaire de l'Ethiopie) ont servi de leçon aux
rédacteurs de la Charte des Nations Unies.

c) Les Nations Unies

La Charte centralise la décision aux trois niveaux susmentionnés.


Ainsi, c'est le Conseil de sécurité qui «constate», aux termes de
l'article 39, «l'existence d'une menace contre la paix, d'une rupture
de la paix ou d'un acte d'agression»; et c'est lui aussi, aux termes
du même article, qui
304 Georges Abi-Saab

«fait des recommandations ou décide quelles mesures seront


prises conformément aux article 41 et 42 pour maintenir ou
rétablir la paix et la sécurité internationales».
Et si les mesures de contraintes non armées de l'article 41, quand
il s'agit de boycott et d'interruption de relations de toutes sortes,
doivent nécessairement être exécutées en premier lieu par les Etats
membres (mais coordonnées par l'Organisation), selon les termes de
l'article 42, c'est le Conseil de sécurité lui-même qui «peut entre-
prendre» les mesures de contrainte armée prévues dans cet article,
en utilisant les forces mises à sa disposition par les Etats membres
en vertu des accords prévus à l'article 43; bien que ces mesures
puissent inclure également des «opérations exécutées par des forces
aériennes, navales ou terrestres des membres des Nations Unies »255.
Cependant, ici aussi ce schéma apparemment perfectionné n'a pas
résisté à la guerre froide qui allait bientôt éclater et qui l'a grippé à
ses deux extrémités.' étant donné la division des membres perma-
nents du Conseil de sécurité, celui-ci n'arrivait pas à faire la
«constatation», prémisse de toute «mesure collective» et la guerre
froide a mis un terme à tout espoir de conclure les accords prévus
par l'article 43, et par là même à la possibilité d'une exécution cen-
tralisée. Les rares cas où des décisions ont été prises ont donné lieu
à des mesures «hybrides» ou «atypiques» par rapport au schéma
initial esquissé ci-dessus.
Avant d'essayer de les situer juridiquement par rapport aux sanc-
tions stricto sensu, deux clarifications liminaires s'imposent. La pre-
mière est que l'institutionnalisation ou centralisation nécessaire pour
qualifier juridiquement une mesure de sanction se situe au niveau de
la décision et non pas à celui de l'exécution de cette mesure. En
d'autres termes, il suffit qu'elle soit prise en application d'une déci-
sion sociale, même si son exécution est laissée aux Etats membres
ou confiées à l'un ou à plusieurs d'entre eux. En effet, l'Etat ou les
Etats, ainsi qu'éventuellement l'entente ou l'organisme régional,

255. II faut signaler également deux autres exceptions à cette centralisation au


niveau de l'exécution: a) la solution transitoire de l'article 106 — «en attendant
l'entrée en vigueur des accords spéciaux mentionnés à l'article 43» — qui auto-
rise des actions menées par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité,
avec la possibilité d'y adjoindre d'autres membres; et b) l'utilisation par le
Conseil de sécurité des accords ou organismes régionaux comme agents d'exécu-
tion «pour l'application des mesures coercitives prises sous son autorité» aux
termes de l'article 53, paragraphe 1.
Cours général de droit international public 305

agissent dans ce contexte, du moins formellement, non pas pour leur


propre compte, uti singuli, mais en tant qu'organes de l'organisation
qui a pris cette décision. Et cela même si la décision n'est qu'une
recommandation, comme l'a fait l'Assemblée générale plus d'une
fois, par exemple en recommandant des sanctions contre le Portugal
et l'Afrique du Sud.
La seconde clarification porte sur le rôle de l'organe qui prend
cette décision. Car il faut garder en vue que, dans le schéma de la
Charte, le Conseil de sécurité, pas plus que l'Assemblée générale,
n'est conçu comme organe d'exécution du droit international
général ; et que même l'article 94, paragraphe 2, qui prévoit expressé-
ment, en cas de non exécution d'un jugement de la Cour internatio-
nale de Justice, le recours au Conseil lequel, «s'il le juge nécessaire,
peut faire des recommandations ou décider des mesures à prendre
pour faire exécuter l'arrêt» (les mots en italique étant les mêmes
que ceux figurant dans l'article 39), n'a jamais reçu d'application.
La Charte confie au Conseil «la responsabilité principale du
maintien de la paix et de la sécurité internationales» (art. 24, par. 1).
C'est seulement par leurs effets actuels ou potentiels sur le maintien
de la paix que les violations du droit entrent dans le champ d'appli-
cation des mesures de contrainte armée ou non armée prévues aux
articles 41 et 42 de la Charte. On pourrait même aller jusqu'à dire
qu'il ne s'agit pas là d'une condition nécessaire pour l'application de
ces mesures, la notion de «menace contre la paix» n'impliquant pas
nécessairement l'existence d'une violation du droit. Cependant,
comme le remarque très judicieusement le professeur Jean Comba-
cau, aucune résolution du Conseil de sécurité ou de l'Assemblée géné-
rale ayant décrété de telles mesures, même sur la base seulement
d'une menace contre la paix, ne l'a fait sans avoir qualifié l'acte
contre lequel elle réagissait de violation du droit international256.
Ce propos n'est cependant pas réversible, car, toutes les violations
du droit international, même quand elles étaient constatées et
condamnées, n'ont pas été qualifiées de «menace contre la paix», ni
assorties de sanctions. Seules les violations de deux principes fonda-
mentaux du droit international contemporain, à savoir l'interdiction
du recours à la force et le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes,
à cause de leur lien étroit avec le maintien de la paix et de la sécu-

256. Jean Combacau, «Sanctions», Encyclopedia of Public International Law,


vol. 9, p. 339.
306 Georges Abi-Saab

rite internationales, quand ces violations ont pu être constatées (ce


qui était rare, de toute manière au Conseil à cause du veto, un peu
moins à l'Assemblée), ont été occasionnellement qualifiées de
« menaces contre la paix » et assorties de sanctions.
Ces sanctions, lorsqu'elles ont été appliquées, ont rarement suivi
fidèlement le schéma initial de la Charte. Ainsi, des mesures de
contrainte non armée (art. 41) ont été décrétées par l'Assemblée géné-
rale, c'est-à-dire par des résolutions ayant valeur de recommanda-
tion. Quant aux mesures de contrainte armée, dans les rares cas où le
Conseil a pu parvenir à en décréter, il l'a toujours fait en demandant
aux Etats membres de les appliquer ou en autorisant ces derniers
à les entreprendre. En d'autres termes, il n'est jamais arrivé à une
institutionnalisation et à une centralisation au niveau de l'exécution.
La différence entre ce type d'action et les représailles, ou contre-
mesures comme nous les avons définies, réside dans le fait que cette
action se fonde sur une constatation de la violation et une décision
autorisant l'action et que l'Etat en l'entreprenant agit ou est censé
agir en tant qu'organe social et non pas pour défendre un intérêt par-
ticulier, uti singulus, comme sujet de droit. En revanche, les repré-
sailles se fondent sur l'auto-interprétation du sujet qui les entreprend
en principe pour défendre ses intérêts propres. Il convient, cepen-
dant, de remarquer que, depuis la fin des années soixante-dix, des
Etats ont pris des contre-mesures (mais il s'agissait en réalité dans la
quasi-totalité des cas de simples mesures de rétorsion) contre ce
qu'ils considéraient comme des violations d'obligations erga omnes
qui ne les touchaient pas directement (par exemple contre l'Union
soviétique après l'intervention militaire en Afghanistan ou contre la
Pologne après la déclaration de l'état d'exception)257.
Ce modèle hybride de sanctions, comportant seulement une « légi-
timation collective» sans «action collective»258, qui a été qualifié

257. Voir Pierre-Marie Dupuy, «Observations sur la pratique récente des


«sanctions» de l'illicite», RGDfP, 87 (1983), pp. 505-548. Cf. Ch. Leben, loc.
cit. supra note 242.
258. Il s'agit de catégories analytiques relevant de la science politique plutôt
que du droit. Pour un essai de définition, voir G. Abi-Saab, «La notion d'organi-
sation internationale: Essai de synthèse», Le concept d'organisation internatio-
nale (G. Abi-Saab, dir. pubi.), Paris, Unesco, 1980, p. 16:
« [L]e produit (output) de l'organisation internationale en tant que système
politique peut être :
i) l'action collective: l'organisation non seulement décide ce qui doit être
fait, mais elle le fera elle-même en employant ses propres ressources; ce
qui implique l'emploi des ressources matérielles collectives de l'organi-
Cours général de droit international public 307

déjà à l'occasion de l'affaire de Corée d'«exécution permise» ou


«autorisée» (permissive enforcement), a idéalement le mérite, en
l'absence de ressources propres de l'Organisation en forme de forces
armées mises directement à sa disposition, de mobiliser les res-
sources et l'action individuelles des Etats membres au service du but
collectif. Mais il comporte en même temps, sur tun plan plus terre à
terre, le risque d'un détournement du cadre et de la légitimation col-
lectifs pour servir les visées privées et inavouées des Etats qui entre-
prennent l'action ; en d'autres termes, le danger de mettre le collectif
au service de l'individuel plutôt que l'inverse. Plus l'autorisation est
«permissive», c'est-à-dire large et vague, plus grands sont l'ambi-
guïté qui entoure l'action prise sous sa houlette et les dangers de son
détournement à des fins autres que celles de la collectivité259.

sation, en plus de ses ressources juridiques et politiques. C'est le maxi-


mum que peut obtenir un Etat ou un groupe d'Etats (dont les demandes
sont entérinées par la résolution) de la part de l'organisation ;
ii) la légitimation collective : il y a ici une séparation entre la décision et son
exécution: la résolution prend position en faveur d'une demande (qui
peut se situer à un niveau général ou normatif, ou porter sur une question
concrète et spécifique) qui devient ainsi la position de l'organisation,
sans pour autant commettre les ressources de l'organisation à son exécu-
tion. Si l'Etat ou les Etats intéressés disposent des ressources matérielles
nécessaires, ils peuvent agir directement, renforcés par cette légitimation
collective de leur action (qui aurait été interprétée diversement sans une
telle prise de position collective en leur faveur) ;
iii) la condamnation: c'est la forme négative de la légitimation collective
servant de pression morale, au cas où les Etats intéressés n'ont pas les
ressources nécessaires pour entreprende l'action couverte par la légitima-
tion collective. »
259. Par exemple, la résolution 678 du Conseil de sécurité, adoptée le 24 no-
vembre 1990, qui a servi de base juridique à l'action armée des «coalisés» contre
l'Irak, a autorisé
«les Etats membres ... à user de tous les moyens nécessaires pour faire res-
pecter et appliquer la résolution 660 (1990) et toutes les résolutions perti-
nentes ultérieures et pour rétablir la paix et la sécurité internationales dans la
région» (l'italique est de nous).
Il s'agit là d'une abdication totale de la part du Conseil au profit des Etats
membres de tout contrôle et de tout pouvoir d'appréciation quant au choix des
moyens (le mot «force» n'y figure même pas), et à l'évaluation de leur
«nécessité» et de l'ampleur et des limites de leur emploi. Cela a conduit un des
conseils juridiques des Nations Unies à qualifier cette résolution de «renonciation
contractuelle aux fonctions coercitives du Conseil de sécurité», qu'il avait com-
mencé à exercer en imposant des sanctions économiques par sa résolution 661,
pour rétablir le droit de légitime défense collective des Etats, qu'ils exercent sous
leur propre responsabilité (Ralph Zacklin, «Les Nations Unies et la crise du
Golfe», Les aspects juridiques de la crise et de la guerre du Golfe (publié sous la
direction de Brigitte Stern), Paris, Montchrestien, 1991, p. 69).
Cette qualification juridique exclurait ces actions de notre définition des sane-
308 Georges Abi-Saab

De tels doutes ont toujours plané sur ce type hybride d'opérations,


depuis la première action entreprise en Corée, souvent décrite
comme première riposte militaire en application de la politique
d'«endiguement» ou containment, jusqu'à celle menée contre l'Irak,
largement perçue comme devant asseoir un «nouvel ordre mondial»
musclé, structuré à partir de l'existence d'une seule superpuissance,
et en fonction de ses propres intérêts.
En d'autres termes, le problème en matière de sanctions pendant
la période de la guerre froide, à cause du veto et du blocage du
Conseil de sécurité, était que le système ne pouvait pas fonctionner
comme prévu dans la Charte. Là où le blocage a pu être évité, de par
l'absence fortuite de l'Union soviétique du Conseil (Corée), ou en
s'adressant à l'Assemblée générale si la majorité requise pouvait être
mobilisée, le maximum atteignable était de constater la violation et
d'inviter ou d'autoriser l'action des Etats membres pour y mettre
fin260. Les résolutions prises dans ces conditions et l'action entre-
prise par les Etats pour leur exécution reflétaient nécessairement la
position des Etats constituant la majorité et notamment ceux qui
avaient bien voulu entreprendre l'action.
La fin de la guerre froide rend possible l'institutionnalisation et la
centralisation également au niveau de l'exécution. L'absence de
forces armées directement disponibles en cas d'urgence n'est pas un
obstacle infranchissable à cet égard. Car le Conseil de sécurité peut
conclure rapidement des accords ad hoc avec les Etats qui seraient
prêts à lui fournir les forces nécessaires, comme il le fait pour les
forces de maintien de la paix (peace-keeping).
Dans ces conditions, insister pour garder 1'«action executive» en

tions stricto sensu. Il faut noter cependant que, dans cette hypothèse, l'exercice du
droit de légitime défense reste assujetti aux conditions qui lui sont imposées par le
droit international général, notamment la proportionnalité dont on pourrait raison-
nablement soutenir qu'elle n'a pas été respectée, mais dont le dépassement a été
défendu en l'espèce par la poursuite des objectifs globaux des Nations Unies dans
la région. Ce qui ne tiendrait pas juridiquement si l'on fonde l'action militaire sur
la légitime défense collective. Toutes ces controverses illustrent bien les grands
dangers qui entourent le recours à ce type hybride d'action.
260. Une action collective de contrainte armée aurait demandé d'autres déci-
sions du Conseil impossibles à obtenir, et ne pouvait provenir de l'Assemblée géné-
rale; bien qu'une tentative d'étendre la compétence de l'Assemblée générale aux
mesures collectives de contrainte ait été entreprise dans la résolution 377 (V) de
1950, dite «Union pour la paix», qui, de par son caractère manifestement exorbi-
tant et les fortes contestations auxquelles elle a donné lieu, n'a jamais trouvé appli-
cation. On est parvenu par la suite à échafauder d'autres types de «mesures collec-
tives, mais non coercitives », par l'entremise de l'Assemblée, puis le Conseil, en
forme d'«opérations de maintien de la paix» (peace-keeping operations).
Cours général de droit international public 309

dehors des Nations Unies et hors de tout contrôle de la part de


l'Organisation augmente les possibilités de détournement de cette
action et accroît démesurément le danger de voir le système, enfin
dégrippé, fonctionner à rebours en conférant un semblant de légalité
et de collégialité à des entreprises et des visées qui le sont beaucoup
moins.

///. En guise de conclusion : de l'efficacité de la fonction executive


en particulier et du rôle du droit dans la communauté internationale
en général

1. L'efficacité de la fonction executive en droit international

Que peut-on conclure de ce recensement rapide des diverses


manifestations de la fonction executive sur le plan international,
notamment en ce qui concerne son efficacité, prise dans le sens aris-
totélien de l'efficience de la cause ou plus banalement de sa produc-
tivité dans la réalisation de son but, qui est de garantir l'intégrité
normative du système ou la conformité du comportement social à ses
prescriptions ?
A cet égard, nous devons éviter les jugements tranchants à partir
du modèle familier du droit interne ; ce qui appelle quelques clarifi-
cations liminaires pour rectifier notamment deux impressions cou-
rantes. La première est que l'efficacité de la fonction executive en
droit international ne se mesure pas, ou pas seulement, à l'aune de
celle des sanctions stricto sensu, qui restent tout à fait exception-
nelles en droit international, ne s'appliquant que dans des cas
extrêmes, dans des conditions très particulières et très restrictives.
Elle se mesure plutôt par l'effet cumulatif ou total de toute la pano-
plie de moyens ou sanctions lato sensu dont dispose le système juri-
dique pour garantir ou accroître la probabilité du respect de ses
règles.
La seconde clarification se rapporte à un malentendu issu d'une
analogie inconsciente avec le droit interne, qui est l'attente d'une
réaction à la violation à effet immédiat ou immédiatement visible;
faute de quoi on conclut hâtivement à l'inefficacité du droit interna-
tional ou à sa fonction «purement rhétorique».
Or, comment peut-on s'attendre à un tel effet immédiat dans un
système juridique largement inorganique ? Et même quand les sanc-
tions stricto sensu sont appliquées, ce qui est déjà exceptionnel, elles
310 Georges Abi-Saab

le sont en règle générale comme ultime recours, après épuisement


d'autres moyens possibles en l'espèce, c'est-à-dire bien après la vio-
lation, sauf très rares exceptions. En fait l'unique exception est celle
des sanctions contre l'Irak. Pourtant la Charte laisse entrevoir la pos-
sibilité d'une réaction rapide. Et c'est peut-être la raison de toutes
les références à un «nouvel ordre mondial» faites à l'occasion de
cette affaire, et qui suggère un retour au système de réaction collec-
tive rapide, initialement visé par la Charte.
Cependant, l'absence d'un effet immédiat n'implique pas néces-
sairement qu'il n'y en aura pas dans la durée. Il est vrai que le sys-
tème juridique international ne dispose pas en général d'un «pouvoir
exécutif», dans le sens d'un pouvoir social suffisamment centralisé
lui permettant de procéder par ses propres moyens à une «exécution
directe», c'est-à-dire d'agir directement, par la force s'il le faut,
pour faire cesser le comportement non conforme à ses prescriptions
et défaire les situations illégales qui en sont l'issue.
Mais malgré, ou peut-être même à cause de cette contrainte struc-
turelle, le droit international contemporain s'est efforcé de dévelop-
per une «stratégie indirecte», une vertu ou capacité passive, de
résistance (a holding strategy) pour mieux faire face aux violations
les plus graves de ses normes.
Cette stratégie, tout en passant nécessairement par les Etats — à
défaut d'un «pouvoir exécutif» à proprement parler, sauf dans les
limites très étroites et aléatoires du chapitre VII de la Charte —
reflète l'émergence d'un nouveau paradigme en droit international
contemporain qui s'éloigne des représentations volontaristes et pure-
ment interétatiques du droit international qui ont prévalu jusqu'à la
fin de l'entre-deux-guerres, dont le locus classicus est l'arrêt de la
Cour permanente de Justice internationale dans l'affaire du Lotus261,
en faveur d'une approche s'articulant résolument autour de la notion
de «communauté internationale».
En effet, avec l'avènement des principes de la Charte et leur éla-
boration subséquente à travers des instruments — telles la Déclara-
tion des principes de droit international touchant les relations ami-
cales et la coopération entre Etats (AG/Rés. 2625 (XXV), 1970) et la
Définition de l'agression (AG/Rés. 3314 (XXIX), 1974) — ainsi que
l'articulation de leurs répercussions sur les diverses branches du

261. CPJI série A n" 10 (1927).


Cours general de droit international public 311

droit international — tels le droit des traités et la responsabilité —


on voit se dessiner une certaine hiérarchie au sein du droit internatio-
nal permettant d'entourer les normes que la communauté internatio-
nale considère comme protectrices de ses valeurs et intérêts fonda-
mentaux de certaines garanties spéciales qui constituent l'essentiel
de cette stratégie, et que nous avons déjà évoquées en parlant des
rapports triangulaires de responsabilité.
Cette stratégie vise surtout à protéger les victimes des violations
de ces normes contre leur propre faiblesse, notamment là où elles
n'ont pas voix au chapitre ou plutôt pas de qualité pour agir sur le
plan international. Elles se trouvent généralement, en effet, dans des
situations d'assymétrie flagrante, aussi faut-il les empêcher, ainsi
que les tiers, de capituler devant un statu quo effectif mais illégal ;
ce qui aurait permis la transformation de ce statu quo, à travers la
«reconnaissance», 1'«acquiescement», l'«estoppel», la «prescrip-
tion», la «consolidation historique» et d'autres stratagèmes juri-
diques encore, en un nouveau status juris, dans la pure tradition du
droit international classique.
Se basant sur certaines notions fondamentales du droit internatio-
nal contemporain, tels les règles de jus cogens, les obligations erga
omnes, les crimes internationaux de l'Etat et X actio populous, cette
stratégie procède en fixant des limites à ce qu'on peut concéder,
même par accord, et en imposant à tous l'obligation passive de ne
pas reconnaître ni conforter les situations issues des violations, tout
en les habilitant à aller plus loin dans l'action en faveur d'un retour
à la légalité.
Il faut rappeler dans ce contexte, cependant, les limites de cette
stratégie. Elle ne s'applique pas à toutes les violations de toutes les
règles, mais seulement aux violations des règles de jus cogens ou
celles constituant des crimes internationaux, à supposer qu'elles ne
soient pas coextensives, qui portent ainsi sur des obligations erga
omnes, donnant lieu à des rapports triangulaires de responsabilité
impliquant tous les membres de la communauté internationale.
Par ailleurs, c'est précisément dans ce contexte qu'on peut consi-
dérer que l'Etat, et tout particulièrement l'Etat non lésé directement,
agit comme organe ou agent d'exécution du système juridique inter-
national; et cela qu'il agisse dans le sillage d'une «constatation»
et/ou d'une «décision» obligatoire ou en forme de recommandation
ou autorisation, comme c'est le cas des sanctions stricto sensu, ou en
l'absence d'une telle constatation et décision.
312 Georges Abi-Saab

Cependant, dans ce dernier cas, l'action de l'Etat en tant


qu'organe du système juridique ne peut dépasser les limites de son
action uti singulus — les contre-mesures selon notre définition — de
laquelle il est très difficile de la distinguer. Car, comme cette der-
nière, elle est prise aux risques et périls de l'acteur, se basant sur sa
propre «auto-interprétation» quant à l'existence de la violation et au
caractère approprié de la réaction. De toute manière, elle ne saurait
être armée et ne peut être prise qu'à titre conservatoire ou d'astreinte
et non à titre punitif ou afflictif.
Dans tous les cas, cette stratégie reste indirecte. Car même quand
il s'agit de sanctions stricto sensu l'effet ne peut pas être atteint par
la force physique, comme dans les voies d'exécution forcée en droit
interne; sauf dans le cas très exceptionnel, en fait unique, de l'éradi-
cation par la force des séquelles de l'agression, en évinçant militai-
rement l'Irak du Koweït. C'est plutôt en pesant de manière signifi-
cative sur le calcul des coûts et profits (cost-benefit analysis) de
l'auteur de la violation que cette stratégie s'efforce d'infléchir son
comportement pour le ramener à une position conforme au droit.
Plus cette stratégie de résistance perdure et réussit à tenir bon face
à la violation et à ses séquelles et à tenir en échec les mécanismes
juridiques de leur transformation en un nouveau status juris, plus
elle accroît le coût (opportunity cost) de leur maintien, au point de
devenir éventuellement exorbitant ou du moins ne valant plus la
peine. C'est ainsi, par son effet progressif et cumulatif dans le temps,
que cette stratégie de résistance espère infléchir le comportement
illicite et défaire ses conséquences, en d'autres termes qu'elle vise à
entamer l'«effectivité» des situations illégales dans la durée, faisant
ainsi peser l'illégalité sur l'effectivité de la situation plutôt que
l'inverse262.
Cette stratégie, bien que modeste, a le grand avantage d'être cohé-
rente avec la structure et les paramètres du système juridique inter-
national. Mais quel est son effet total ? Interrogation qui nous amène
à examiner le rôle du droit dans la communauté internationale en
général.

262. Pour un essai par l'auteur de déceler les linéaments de cette stratégie,
notamment le rôle fondamental de l'obligation de non-reconnaissance, dans deux
cas particuliers, voir G. Abi-Saab, «Foreword», dans Vera Gowlland-Debbas,
Collective Responses to Illegal Acts in International Law: UN Action in the Ques-
tion of Southern Rhodesia, Dordrecht, Nijhoff, 1990, pp. 17 ss., et G. Abi-Saab,
«Namibia and International Law», African Yearbook of International Law, 1
(1992).
Cours general de droit international public 313

2. Fonctions formelles et fonctions réelles du système juridique :


le rôle du droit dans la communauté internationale

Si nous voulons aller au-delà de la classification formelle que


nous avons suivie jusqu'ici en fonctions législative, juridictionnelle
et executive, fonctions qui se retrouvent dans tout système juridique,
pour essayer d'évaluer la fonction réelle et le rôle d'un système
donné en société, c'est-à-dire l'étendue de son emprise et son impact
sur la société qu'il est censé régir, nous constatons que les systèmes
juridiques peuvent jouer des rôles très différenciés.
A cet égard, d'autres classifications viennent à l'esprit et en pre-
mier lieu le diptyque aristotélicien de la justice corrective et la jus-
tice distributive. Mais il faut rappeler que, dans les deux cas, le rap-
port entre justice — à laquelle nous pouvons substituer aux fins de
notre analyse le système juridique qui est censé l'incarner ou la ser-
vir — et société est conçu de manière unidirectionnelle: la justice
est présentée comme une force autonome, supérieure, agissant sur le
corps social. En réalité ce rapport entre système juridique et société
est plus complexe. On peut envisager également l'hypothèse inverse,
où la société agit sur le système juridique qu'elle a sécrété en pre-
mier lieu, ainsi que l'interaction mutuelle ou dialectique entre les
deux, qui est plus proche de la réalité, mais beaucoup plus difficile à
capter et à analyser.
L'impact du système juridique sur le corps social et son rôle dans
la société sont en fin de compte fonction de son autonomie par rap-
port à ladite société, autonomie qui est à son tour fonction de son
enracinement et de sa base de légitimité dans cette société ; avec une
gradation ou des variantes, dont on peut mentionner trois comme
modèles ou «types idéaux» à la lumière desquels on peut par la
suite jauger le droit international :
a) La première variante est un cas limite, purement théorique,
mais qui mérite d'être envisagé dans le contexte du droit interna-
tional qui dispose de très peu d'autonomie, n'ayant pas un pouvoir
centralisé à sa base. C'est le cas d'un manque total d'autonomie
du système juridique, qu'on peut appeler le cas du système juridique,
pur «reflet de miroir» des rapports de force en société, qu'il
se limite à transcrire exactement et à justifier en termes juridiques,
en suivant fidèlement et instantanément chacun de leurs mouve-
ments.
Mais peut-on dans ce cas parler de «système»? Car, la notion de
314 Georges Abi-Saab

«système» et celle de «règles» impliquent une certaine continuité,


une capacité de se maintenir et de se reproduire dans le temps et une
généralité d'application. Si, chaque fois qu'il y a un changement
dans les faits, cela se répercute et se reflète automatiquement sur
leur status juris, il n'y a ni continuité ni normativité.
C'est un pseudosystème qui ne peut rien corriger, rien distribuer
ni même condamner, mais seulement servir de rhétorique spécifique
de justification à tout ce qui existe à un moment donné; car le
«devoir être» suit instantanément et automatiquement l'«être» pour
se refaire à son image.
b) Au-delà de ce cas extrême, le système juridique peut jouer un
des deux rôles correspondant au diptyque aristotélicien. Un système
juridique exclusivement au service de la «justice corrective» pro-
cède d'une présomption que la société, c'est-à-dire le statu quo
social quel qu'il soit, est intemporellement juste. Il a pour rôle sim-
plement de maintenir ce statu quo, c'est-à-dire la répartition exis-
tante des valeurs dans la société et les règles y afférentes et de le
rétablir chaque fois qu'il y a déviation. Son intervention dans la
société est ponctuelle, définie d'avance, pour ramener la situation à
la position initiale.
Le système juridique doit jouir dans ce cas d'un minimum d'auto-
nomie lui permettant de rétablir le statu quo ante en cas de violation.
Naturellement, quand il y a des changements radicaux dans les rap-
ports de force, le système juridique finit par les suivre et les intégrer.
Mais il s'agit ici d'un changement de structure et de paramètres.
Cependant, dans le cadre de ces paramètres, le système a suffisam-
ment d'autonomie pour corriger les déviations.
C'est à travers les fonctions juridictionnelle et executive du sys-
tème juridique que la justice corrective opère habituellement.
c) En revanche, un système juridique au service de la justice dis-
tributive n'envisage pas l'ordre social, ou la répartition existante des
valeurs dans la société, comme une donnée juste par définition et
qu'il s'agit simplement de préserver. Il considère plutôt que c'est sa
fonction de régir cette répartition et de procéder là où il le faut à une
redistribution des valeurs dans la société.
En d'autres termes, le système juridique se voit ici comme agent
de changement, jouant un rôle instrumental dans la réalisation d'un
projet de société en devenir, à l'image des valeurs dominantes dans
cette société. Pour ce faire, il a besoin de beaucoup d'autonomie et
de force de frappe ou d'intervention lui permettant d'agir sur la
Cours general de droit international public 315

société et de modifier ses structures et les rapports de force en son


sein, plutôt que de la préserver simplement dans l'état où elle est.
C'est surtout à travers la fonction législative que le système juri-
dique peut réaliser la justice distributive.
On va donc d'un pseudosystème juridique, simple reflet de miroir
des rapports de force, en passant par un système de justice corrective
dont la fonction réelle est le maintien du statu quo, à un système de
justice distributive qui s'efforce dans une certaine mesure de changer
la société, selon les finalités et les valeurs dominantes de cette même
société.
Comment évaluer cet impact ou effet total d'un système juridique
pour le situer dans l'une ou l'autre de ces trois catégories ou sur le
continuum qui les relie? Deux considérations analytiques peuvent
être utiles à cet égard.
La première porte sur la notion d'équilibre et sa typologie élabo-
rées par le grand économiste suédois du tournant du siècle Knut
Wicksell (1851-1926). Celui-ci distingue trois types d'équilibre,
représentés par les trois schémas suivants :

équilibre stable équilibre instable équilibre neutre

a) L'équilibre stable est représenté par la position de la bille au


creux d'une surface concave: la configuration de la surface sur
laquelle elle évolue, c'est-à-dire les paramètres du système, fait qu'à
toute secousse ou propulsion subie par la bille ainsi qu'à toute dévia-
tion de sa position initiale elle est ramenée à retrouver exactement
son point d'équilibre antérieur.
C'est un système qui se reproduit de manière identique et garantit
la récurrence parce que ses paramètres et son fonctionnement interne
ramènent toujours ce qui bouge vers le même point d'équilibre.
C'est un modèle parfait pour un système juridique voué exclusive-
ment à la justice corrective.
b) L'équilibre instable est représenté par la position de la bille au
sommet d'une surface convexe: la configuration de la surface fait
que n'importe quelle propulsion ou secousse, même la plus douce,
pousse la bille dans la direction opposée à sa position initiale, en
316 Georges Abi-Saab

démultipliant la force centrifuge de la poussée, et empêche par là


même tout reflux dans sa direction.
C'est la négation de tout système, avec impossibilité de toute
récurrence, donc de normativité. A moins qu'il ne s'agisse d'un
pseudosystème ou d'une simple apparence, qui décrit chaque fois en
forme normative le nouveau point d'arrêt de la bille, ou en d'autres
termes adapte chaque fois la pseudo-règle au nouveau statu quo,
quel qu'il soit, plutôt que l'inverse.
c) L'équilibre neutre est représenté par la position de la bille sur
une surface parfaitement horizontale : la configuration de la surface
fait qu'à chaque propulsion ou secousse la bille se déplace et
retrouve un nouveau point d'équilibre déterminé exclusivement par
la force de la poussée contre l'inertie du poids de la bille, la surface
restant ainsi « neutre » ou sans influence sur le rapport des forces en
présence. S'il y a une nouvelle secousse, la bille agit de la même
manière, mais à partir de son dernier point d'arrêt.
En d'autres termes, ce type d'équilibre permet la récurrence, donc
la normativité, bien qu'il ne soit pas apte à rétablir le statu quo ante.
C'est un peu le genre de système que le droit international clas-
sique s'est efforcé d'échafauder. N'ayant pas les moyens autonomes
susceptibles de défaire les situations issues de la violation de ses
règles, c'est-à-dire de rétablir le statu quo juris ante, il essaie
d'esquiver les conséquences des violations en développant d'autres
moyens auxiliaires permettant de valider le nouveau statu quo, en
d'autres termes de passer l'éponge quant aux séquelles de la viola-
tion. L'applicabilité continue des règles est maintenue, mais à partir
du nouveau statu quo, ce qui reflète aussi le degré d'autonomie du
système.
L'équilibre neutre, tout en décrivant un système ayant peu d'auto-
nomie, a un effet distributif. Mais il s'agit d'avaliser une redistribu-
tion en faveur de l'effectivité et non au nom d'un principe supérieur,
c'est-à-dire d'une vraie justice distributive.
C'est là qu'intervient la seconde considération ou interrogation
qui peut nous aider à définir la fonction réelle du droit international,
et qui se rapporte à la dialectique entre l'équité et l'effectivité, la
justice et la force, ou plutôt à leur rôle et à leur poids respectifs
dans le système. Quels sont, d'une part, le rôle et le poids des effec-
tivités dans la légitimation ex post facto d'un comportement illicite
ou d'un statu quo établi contra legem*? Quels sont, d'autre part, le
rôle et le poids de l'équité lato sensu, dans le sens des considérations
Cours general de droit international public 317

de justice rationnelle, de ce qui est perçu par la société en général en


un moment donné comme juste et équitable?
Les considérations de justice et d'équité ont la pesanteur des idées
et des valeurs sociales largement partagées, une autorité répandue
mais diffuse, alors que l'effectivité (étatique) est spécifique et
concentrée. Quelle place le système juridique fait-il à ces deux
forces plutôt antagonistes et comment arbitre-t-il leurs influences en
son sein? C'est de cette dialectique que dépend en définitive
l'impact du système juridique sur la société.
Il est difficile de déterminer, à la lumière de ces réflexions préli-
minaires, de manière globale et a priori, la fonction réelle du droit
international, son rôle et son impact dans la communauté internatio-
nale. Pour y arriver, nous devons examiner avec un peu plus de
détails aussi bien son contenu normatif que son fonctionnement en
pratique.
Peut-être suffirait-il à ce stade, en guise de conclusion provisoire
sur ce point, de dire que le droit international classique, issu de
l'effondrement de la res publica cristiana (P«Etat mondial de la
chrétienté médiévale»), n'était que la formalisation de cet ordre
social de désintégration communautaire; peut-être un peu plus
qu'une simple façade rhétorique, mais pas plus qu'un système
d'équilibre neutre soucieux de maintenir l'intégrité, c'est-à-dire
l'applicabilité continue, de ses normes plutôt que leur emprise (lire
application effective) sur les faits.
Cependant, le système a toujours eu des aspirations de «justice
corrective», qui se sont précisées et, dans une mesure qui reste limi-
tée, se sont réalisées avec l'institutionnalisation et même la centrali-
sation de certaines réactions à l'illicite. Plus encore, avec l'avène-
ment de la Charte, le système commence à exprimer des prétentions
de justice distributive, notamment en ce qui concerne le droit des
peuples à disposer d'eux-mêmes et plus tard le droit au développe-
ment; des prétentions qu'il a réussi partiellement à réaliser, du
moins pour ce qui est du premier droit. Le tableau paraît ainsi assez
contrasté au premier abord. Vu de loin, un tableau clair-obscur.
319

TROISIÈME PARTIE

LE CONTENU DU DROIT INTERNATIONAL

CHAPITRE IX

UNE GRILLE D'ANALYSE: «DROIT DE COEXISTENCE»


ET «DROIT DE COOPÉRATION»

Après l'examen, dans la deuxième partie de ce cours, des méca-


nismes du droit international en tant que système juridique opérant,
il est temps de se pencher sur le produit final, c'est-à-dire sur les
règles ou normes de comportement que peut générer et gérer un tel
système, avec la structure et les caractéristiques que nous y avons
décelées et qui reflètent à leur tour l'empreinte de son environne-
ment et son cheminement historique.
Il est impossible, cependant, dans les limites de ce cours de recen-
ser, même très brièvement, tout le corpus juris gentium. Il ne peut
s'agir que d'un survol rapide et très schématique, à dessein presque
cartographique, afin de saisir la topographie générale de ce corpus,
en mettant l'accent sur la ou les parties mouvantes, plutôt que sur
l'acquis accumulé à travers les siècles. Cela nous permettra par là
même d'entrevoir comment le système répond à l'émergence de
nouvelles valeurs et à la perception de nouveaux besoins en société.
Pour ce faire, il nous faudra une grille analytique qui nous per-
mette — tout en balayant le corpus juris de loin, à la manière de la
photographie aérienne ou par satellite — de distinguer le dynamique
du statique et de relever en même temps les axes des mouvements
tectoniques, c'est-à-dire de l'évolution structurelle du système.
A cette fin, je me propose de suivre, dans ce survol rapide, la
summa divisio du professeur Wolfgang Friedmann de ce corpus juris
en «droit international de coexistence» et «droit international de
coopération». Il s'agit de l'un des rares apports conceptuels de la
doctrine de l'après-guerre263 qui, par le biais d'une idée apparem-

263. A part l'ouvrage de Wolfgang Friedmann, The Changing Structure of


International Law (Londres, Stevens, 1964), il faut mentionner, parmi ceux qui
ont le plus profondément marqué et transformé notre vision du champ et du rôle
du droit international dans cette période de l'après-guerre, ceux de Charles De
320 Georges Abi-Saab

ment simple, éclaire tout un espace sous un nouvel angle, révélant


une logique, une trame ou une structure inaperçue jusqu'alors et
mettant ainsi en ordre ou en rapport une foule de phénomènes à pre-
mière vue disparates.
Malheureusement, le professeur Friedmann a lancé son idée sans
trop l'élaborer dans toutes ses implications. Elle mérite pourtant
qu'on s'y arrête.
Une clarification s'impose d'emblée. Lorsqu'on parle du droit de
coexistence ou du droit de coopération — et contrairement à ce que
laissent supposer la plupart de ceux qui utilisent cette distinction en
doctrine, y compris parfois, je le crains, Friedmann lui-même264 —
il ne s'agit pas d'une classification des domaines ou branches du
droit international qui sont délimités et fixés une fois pour toutes
ratione materiae, en disant par exemple que le droit de la guerre
relève du droit de coexistence alors que le droit de l'environnement
relève du droit de coopération, mais plutôt de deux techniques diffé-
rentes de réglementation juridique ou de deux façons de l'envisager.
Ce n'est donc pas une division selon l'objet de la réglementation,
mais selon la manière dont on procède à cette réglementation.
Ainsi, le même sujet peut être réglementé selon l'une ou l'autre
approche. Le droit de la mer, par exemple, était toujours traité sous
l'angle de la répartition des compétences, c'est-à-dire dans l'optique
du droit de coexistence. Mais en lançant l'idée de «patrimoine com-
mun de l'humanité» à l'Assemblée générale, en 1967, l'ambassa-
deur Pardo, de Malte, visait le réexamen ou le retraitement du même
sujet, ou du moins d'une bonne partie de celui-ci, sous l'angle du
droit international de coopération. Et s'il est vrai que la Convention
de 1982 à laquelle on a finalement abouti est largement revenue vers
la logique du droit de coexistence, elle n'en reflète pas moins, à tra-
vers ses divers chapitres, dans des proportions inégales il est vrai,
l'une ou l'autre des deux approches. Cependant, les rapports dialec-
tiques entre ces deux approches se poursuivront au sein de la

Visscher, Théories et réalités en droit international public (dont la première édi-


tion (Paris, Pedone) date de 1953) et de Bert Röling, International Law in an
Expanded World (Amsterdam, Djambatan, 1960). Sur un plan plus analytique et
technique, il faut mentionner également les éclairs de génie dont foisonne
l'œuvre de Paul Reuter, allant toujours au-delà du visible et du prévisible, pour
révéler des rapports ou ouvrir des perspectives insoupçonnées.
264. Voir, par. exemple, son essai, « Human Welfare and International Law.
A Reordering of Priorities», dans W. Friedmann, L. Henkin et O. Lissitzyn,
Transnational Law in a Changing Society : Essays in Honor of Philip Jessup,
New York, Columbia UP, 1972, pp. 113-134.
Cours général de droit international public 321

Convention elle-même. Car tout instrument juridique est un orga-


nisme vivant; et l'on sait par l'exemple de la Charte des Nations
Unies, parmi tant d'autres, que certaines parties se développent alors
que d'autres s'atrophient, et que notre intelligence du contenu de
l'instrument et l'équilibre entre les différentes parties ainsi que leur
importance respective changent avec le temps.

I. Essai de comparaison

Quelles sont les différences entre ces deux approches ?

1) La première réside dans la présomption de base. Le droit de


coexistence n'est que la «modélisation» ou le «type idéal» du droit
international classique issu de la paix de Westphalie, dont on a vu les
origines et les traits saillants aux chapitres II et III. C'est une régle-
mentation juridique qui s'efforce d'établir un minimum d'ordre entre
des entités antagonistes qui récusent toute autorité qui leur soit supé-
rieure et qui perçoivent leurs rapports comme un «jeu à somme
nulle» (zero sum game), où le gain de l'un est perçu automatique-
ment comme la perte de l'autre. C'est un droit qui doit gérer la
désintégration d'une communauté, ce qui ne lui permet pas d'assu-
mer l'existence d'intérêts communs sauf dans des règles (comme
dans un jeu de poker) qui permettent à chacun de jouer contre les
autres pour gagner à leurs dépens.
Le droit de coopération procède, en revanche, d'une présomption
essentielle qui est l'existence d'un intérêt commun, donc d'une com-
munauté. «Communauté» est cependant une notion relative. Elle
peut exister sur un point mais pas sur d'autres. Même si l'on prend
la communauté naturelle par excellence qui est la famille, nous trou-
vons que sur certains points elle existe intensément en forme de soli-
darité spontanée ou automatique entre ses membres ; sur d'autres elle
est niée par des déchirements et des conflits parmi ces mêmes
membres; et sur d'autres encore elle n'a aucune influence. La com-
munauté est donc un phénomène parcellaire et quand on dit que la
réglementation juridique procède de la présomption de l'existence
d'une communauté, cela ne veut pas dire qu'elle existe de la même
manière et avec la même intensité partout et par rapport à tous les
sujets.
2) La tâche assignée au système juridique est, pour le droit de
coexistence, de consacrer la désintégration de la communauté entre
322 Georges Abi-Saab

ses sujets et de gérer leur séparation. Il s'agit, selon David Mitrany,


de la réponse à la question «comment les maintenir pacifiquement à
part» («how to keep them peacefully apart»). En revanche, pour le
droit de coopération la question est «comment les amener à s'activer
ensemble» («how to bring them actively together»)265, c'est-à-dire
entreprendre ensemble ce qu'on ne peut faire, ou bien faire, indivi-
duellement. Et c'est là que réside la présomption de la communauté,
dans la conviction que certaines choses nécessaires ne peuvent être
faites, ou bien faites, unilatéralement.
3) La nature des obligations: Dans un système de droit de
coexistence, les obligations sont essentiellement «de ne pas faire»
ou d'abstention, selon le triptyque des obligations en droit romain:
faire, ne pas faire ou donner. En effet, comme le but du système est
de maintenir les sujets pacifiquement à part, c'est-à-dire en état de
paix négative ou d'absence de guerre, il suffit de leur imposer l'obli-
gation de respecter la souveraineté de l'autre, de ne pas empiéter sur
sa sphère de compétence, pour que les conditions d'équilibre du sys-
tème soient satisfaites.
Pour le droit de coopération, qui procède de l'idée d'action ou de
tâches communes, qui ne peuvent être remplies ou bien remplies
individuellement, les obligations sont évidemment de «faire», des
obligations positives.
4) Les mécanismes de mise en œuvre se calquent sur la nature de
l'objet des obligations à remplir. Pour le droit de coexistence, ils se
réduisent à un: l'autorégulation. En effet, étant donné qu'il s'agit
essentiellement d'abstention, chaque Etat se charge de respecter ses
obligations sans avoir à passer par un autre organe ou à se soumettre
à lui. C'est donc un droit complètement non institutionnel ou non
organique. Et ce sont les sujets eux-mêmes, par leurs actions et réac-
tions, qui font fonctionner le système. N'oublions pas qu'ils l'ont
créé pour consacrer leur souveraineté, c'est-à-dire leur qualité de
dernière instance.
Le droit de coopération, en revanche, est foncièrement institution-
nel, étant donné la nature des tâches et des obligations. Car que veut
dire action ou tâches communes si ce n'est une entreprise commune
dont la réalisation exige une certaine division du travail parmi les
participants? Ce qui ne peut se faire par l'interaction spontanée des
sujets, mais requiert des organes centraux pour concevoir et élaborer

265. D. Mitrany, A Workable Peace System, Londres, RUA, 1943.


Cours général de droit international public 323

l'action commune et répartir les tâches en vue de sa réalisation ainsi


que pour coordonner et suivre cette réalisation ; alors que pour l'abs-
tention il n'y a pas besoin de sytème de gestion autonome.
5) La position des parties dans le système est également détermi-
née par la nature des obligations. Le droit de coexistence considère
que tous les Etats sont souverains, mais pour consacrer cette souve-
raineté et la faire perdurer et pour que le système puisse se maintenir
et se reproduire de la même manière il doit aussi les considérer
comme égaux. C'est une égalité formelle occultant toutes les diffé-
rences réelles entre les Etats, envisagés comme des boules de billard
opaques, qui se ressemblent toutes de l'extérieur.
L'égalité dans le droit de coopération a un sens tout différent.
C'est l'égalité de participation. Mais les tâches et les obligations
sont différenciées. Car si l'abstention de l'éléphant et de la souris est
identique ou participe de la même nature — ne pas bouger — leurs
mouvements respectifs sont, en eux-mêmes et de par leurs effets,
très différents. Et on ne saurait demander aux deux de «faire» la
même chose. Les tâches doivent être réparties et les obligations
modulées en fonction des capacités et des besoins.
6) La qualité des obligations et des instruments : Les obligations
du droit de coexistence sont essentiellement des obligations de ne
pas faire ; et les obligations de ne pas faire sont nécessairement des
obligations de résultat. Or, pour ce qui est du droit de coopération, il
est plus difficile d'ériger en obligations de résultat des obligations de
faire. Car, même dans les systèmes les plus contraignants, on ne peut
pas toujours garantir que l'entreprise commune se réalise exactement
selon le plan ou que le plan soit rempli à cent pour cent. Nous
constatons ici beaucoup d'obligations de moyen et une gradation
aussi bien dans le contenu des obligations que dans la maléabilité
des instruments, offrant un rôle important à la soft law (qui recouvre
ses deux referents: le negotium et Y instrumentum), comme nous
avons eu l'occasion de le voir266.
Il s'agit donc de deux approches très différentes de la réglementa-
tion juridique qui nous fournissent une grille analytique commode
pour le recensement et la classification du contenu du droit interna-
tional. Mais peut-être faudra-t-il auparavant rappeler très brièvement
leur place dans l'évolution du ce corpus juris gentium en trois étapes
nous amenant jusqu'au présent.

266. Supra, p. 211.


324 Georges Abi-Saab

IL Trois étapes d'évolution

1) Le contenu normatif du droit international classique, qui


s'affirme à partir de la paix de Westphalie, incarne à la perfection
l'approche du droit de coexistence. Ses règles peuvent être schéma-
tiquement classées en trois grandes catégories, selon leur fonction :
i) L'ordonnancement juridique de la souveraineté : Ce sont toutes
les règles qui consacrent et rationalisent la position suprême de
l'Etat dans le système en tant que dernière instance de décision et
qui spécifient les implications de cette position en termes de pou-
voirs et de compétences, comme nous l'avons vu au chapitre III. Ces
règles peuvent être agrégées en un principe structurel de souverai-
neté qui sert de pivot au système tout entier.
ii) L'articulation juridique de plusieurs souverainetés ou de la
coexistence des souverainetés: Ce sont des principes minima
s'imposant par nécessité logique comme condition de la pérennité du
système, c'est-à-dire pour qu'il puisse se reproduire de manière
continue à sa propre image ou, en termes des sciences sociales, ce
sont les conditions d'équilibre dynamique d'un état stationnaire.
Ils relèvent tous de l'autre principe structurel du système, celui de
l'égalité. En fait, on peut les agréger tous en une seule proposition
normative: l'injonction de respecter la souveraineté des autres.
L'Etat tout-puissant exerce ses pleins pouvoirs dans sa sphère de
compétence, mais doit reconnaître la même faculté aux autres, en
s'abstenant d'empiéter sur les leurs, que ce soit par la force (le prin-
cipe de non-recours à la force) ou par d'autres moyens (le principe
de non-intervention). Autrement, l'exercice de la souveraineté sans
le contrepoids de l'égalité amène inexorablement à l'empire univer-
sel du plus fort et le système change de nature.
iii) L'agencement des échanges ou des relations interétatiques :
Les deux premières catégories recouvrent presque tout le droit inter-
national classique dans ses nécessités logiques. Mais, au-delà de ces
principes minima qui imposent essentiellement des obligations
d'abstention267, si les Etats décident de nouer des rapports, le droit
international classique leur en fournit — toujours dans une optique
de droit de coexistence — les «modes d'emploi», les «recettes» ou
les « formules » juridiques quant à la manière de procéder.

267. Sur l'ajout du XIXe siècle, voir supra, p. 54.


Cours général de droit international public 325

En fait, les chapitres les plus développés de ce droit tombent dans


cette catégorie, en fixant les modalités juridiques de manière plutôt
procédurale et essentiellement supplétive, des interactions qui pour-
raient avoir lieu entre les Etats, ce qu'on peut appeler le droit des
échanges ou des relations internationales: droit diplomatique et
consulaire, droit des traités, de la responsabilité et de la succession
d'Etats, et même \t jus in bello.

2) L'émergence du droit de coopération au sein du droit interna-


tional classique au XIXe siècle : Même à ses débuts, au XVIIe siècle,
la présomption de base en fonction de laquelle le droit international
classique s'est élaboré n'était pas totalement réaliste: assumer que
les Etats sont nécessairement antagonistes ; que par conséquent leur
seul intérêt commun et la fonction principale du système est de « les
maintenir pacifiquement à part». Mais comme nous l'avons vu au
chapitre IV268, cette présomption ne pouvait se justifier que dans la
mesure où le modèle de l'Etat hermétique qui en est l'issue n'était
pas très loin de la réalité, en ce sens que la vie matérielle des socié-
tés pouvait encore se dérouler largement de manière autocentrée, à
l'intérieur de l'assiette étatique, aussi petite soit-elle.
Avec la révolution industrielle de la fin du XVIIIe siècle et du
début du XIXe (et les bouleversements qui l'accompagnèrent: la
Révolution, les guerres napoléoniennes et le système du Congrès de
Vienne), le dépassement technique et économique de l'Etat devient
de plus en plus apparent, en ce sens que non seulement les mini-
Etats européens, mais même les grandes puissances, telle la Grande-
Bretagne, ne fournissaient plus une assiette territoriale adéquate pour
contenir les activités économiques rendues possibles par les nou-
velles techniques de production et d'échange. C'est ce qui explique
l'émergence d'une économie internationale basée sur la division
croissante du travail (imposée en partie par le déferlement de la
seconde vague coloniale) et la prise de conscience grandissante du
besoin d'un nouveau type de réglementation internationale permet-
tant et facilitant le déroulement de ces activités qui traversent et
débordent les Etats et qui créent ainsi des liens d'interdépendance
matérielle donnant lieu à des solidarités partielles. Cela explique à
son tour l'émergence ponctuelle, depuis la seconde moitié du
XIXe siècle, de poches de droit de coopération, surtout dans le do-

268. Supra, p. 85.


326 Georges Abi-Saab

maine des communications, tels les «traités-lois» établissant les


commissions fluviales (Danube, Rhin), l'Union postale universelle,
etc. 269 .
Mais il s'agit là d'îlots de droit de coopération dans un océan de
droit de coexistence. Il est vrai que cette approche gagne petit à petit
du terrain, une extension qui s'accélère après la seconde guerre mon-
diale (devenant peut-être ainsi un archipel) et qui tend à passer des
questions sectorielles (techniques et spécialisées) à celles qui ont
toujours occupé le centre d'intérêt du droit international, notamment
la problématique de la guerre, à travers le Pacte de la Société des
Nations et surtout la Charte des Nations Unies, avec des résultats
incertains il est vrai.
Entre-temps, la dialectique entre les deux approches se poursuit au
sein du droit international, ou plutôt entre les forces au sein de la com-
munauté internationale qui font l'inertie ou le mouvement de ce
droit, et explique sa position sur l'échelle les reliant à tout moment.
3) L'œuvre normative des Nations Unies, ou les activités de
l'Organisation en matière de développement progressif du droit
international, qui se confond largement avec la partie mouvante de
ce droit, suit trois directions :

i) Mettre les «principes constitutifs», qui sont en grande part


mais pas exclusivement les «principes minima» et les présomptions
de base du droit de coexistence, au centre du système, leur donner
corps et les rendre opératoires.
ii) Mettre à jour ce que nous avons appelé le «droit des relations
internationales», la partie «modes d'emploi» ou de «recettes» qui
règle les rapports courants entre Etats, en explicitant les consé-
quences pratiques des principes constitutifs dans leurs domaines res-
pectifs. Ce qui a pour effet de «socialiser» ces pans de droit, en les
intégrant dans une «structure normative hiérarchisée», et de leur
donner ainsi un contenu normatif plus substantiel, moins procédural.
iii) Etendre le champ d'application de l'approche du droit de
coopération non seulement dans les nouveaux domaines de régle-
mentation juridique tels les droits de l'homme ou la protection de
l'environnement, mais même dans des domaines précédemment trai-
tés selon l'approche du droit de coexistence, comme nous l'avons vu
à travers l'exemple du droit de la mer.

269. Supra, p. 97.


Cours général de droit international public 327

Nous essaierons, dans ce qui suit, d'examiner rapidement le


contenu du droit international dans son état actuel à travers ces trois
volets, et plus particulièrement à travers les instruments issus du
«développement progressif», afin de le saisir dans son état dyna-
mique.
328

CHAPITRE X

LES PRINCIPES CONSTITUTIFS :


I. L'ÉGALITÉ SOUVERAINE

I. Généralités

Les principes constitutifs sont les paramètres du sytème ou les


principes cardinaux qui le fondent. Ils sont «constitutifs», de même
que les règles constitutionnelles en droit interne, en ce sens qu'ils
déterminent la structure du système et conditionnent, à des degrés
variables, son contenu normatif.
Ces principes sont pour le droit international contemporain essen-
tiellement ceux figurant à l'article 2 de la Charte des Nations Unies.
Ils englobent en premier lieu, les principes minima du droit inter-
national classique. Il est à relever cependant que la position de ce
droit était paradoxale à leur égard. Car, pour exister logiquement, il
devait les postuler en tant qu'impératif catégorique ou prémisses
nécessaires. Mais étant donné les conditions historiques de son avène-
ment, avec une structure axée sur la souveraineté et l'autorégulation
comme mode de fonctionnement, le système juridique ne pouvait
avoir suffisamment de prise sur les problèmes réels que ces principes
étaient censés réglementer. Ainsi, pour pouvoir continuer à fonction-
ner, sans être radicalement entravé par cette incapacité, il devait la
contourner en mettant ces principes entre parenthèse quand il s'agis-
sait de la réglementation du comportement concret de ses sujets.
Ainsi, les auteurs classiques rendaient toujours formellement
hommage à ces principes. Mais dans les traités et manuels et
jusqu'aux premières éditions d'Oppenheim, ils sont couverts en
quelques pages seulement, à un niveau de généralité tel qu'ils per-
daient toute signification normative opératoire.
La Charte des Nations Unies a intégré ces principes, tout en les
reformulant de manière un peu plus concrète et en leur donnant une
place de choix dans son article 2. En-effet, les principes figurant
dans cet article peuvent être classés en trois catégories :
1) Un principe «structurel» — l'égalité souveraine (par. 1) — en
ce sens qu'il définit la nature juridique de la communauté conven-
tionnelle créée au sein de l'Organisation, communauté qui reste celle
Cours general de droit international public 329

des Etats souverains et formellement égaux du droit international


classique.
2) Deux principes délimitant la compétence de l'Organisation
vis-à-vis des Etats membres (par. 7) et non membres (par. 6).
3) Quatre principes qui imposent des obligations aux Etats
membres, et qui se divisent à leur tour en deux catégories :
a) des obligations des Etats membres vis-à-vis de l'Organisation, à
savoir remplir de bonne foi les obligations qu'ils ont assumées en
vertu de la Charte (par. 2), et assister l'Organisation dans ses
actions (par. 5), ce qui est en vérité une application concrète de
l'obligation précédente;
b) des obligations réciproques entre Etats membres, à savoir l'inter-
diction du recours à la menace ou à l'emploi de la force (par. 4)
et l'obligation de résoudre pacifiquement leurs différends interna-
tionaux (par. 3).
Analytiquement, cet article s'inscrit dans le schéma préexistant du
droit international: un cadre général de droit de coexistence,
s'accommodant d'une sphère de droit de coopération, en forme de
régime spécial, là où des obligations d'assistance sont convention-
nellement assumées (d'où le devoir de les remplir de bonne foi, art. 2,
par. 2) portant sur des domaines particuliers, notamment dans
l'application du système de sécurité collective de la Charte (art. 2,
par. 5, et paragraphe 6 pour ce qui est des Etats non membres).
En 1970, à l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de l'Orga-
nisation, l'Assemblée générale a adopté par consensus la «Déclara-
tion relative aux principes du droit international touchant les rela-
tions amicales et la coopération entre Etats conformément à la
Charte des Nations Unies» (résolution 2625 (XXV)); pièce maî-
tresse, s'il n'y en a qu'une, dans l'œuvre normative des Nations
Unies, bien qu'il ne s'agisse que d'une simple résolution. Son but
était de fournir une interprétation authentique des principes de la
Charte à la lumière de l'expérience des premières vingt-cinq années
de la vie de l'Organisation.
Par rapport à l'article 2, la différence la plus apparente est que les
principes ne sont plus formulés essentiellement en fonction des rap-
ports entre l'Organisation et les Etats membres ou non membres,
mais exclusivement en termes de rapports entre Etats, c'est-à-dire en
tant que droit international général. Paradoxalement, comme on le
verra plus loin, cette tentative de reformuler ces principes en termes
330 Georges Abi-Saab

purement interétatiques a révélé l'impossibilité de cantonner le droit


international contemporain exclusivement dans un tel cadre, qui est
aussi celui du droit de coexistence.
L'apport principal de la Déclaration ne se situe cependant pas à ce
niveau purement formel. Relevons en premier lieu l'élaboration,
dans une mesure variable, du contenu de ces principes. Car, depuis
son adoption, certaines virtualités de la Charte avaient pris forme
dans la pratique et la perception des Etats; et les principes deve-
naient plus spécifiques, plus palpables avec l'élaboration, de cas en
cas et à travers diverses résolutions, de leur portée, de leurs consé-
quences juridiques, ainsi que de leurs rapports et influences mutuels.
Ils sortaient ainsi progressivement des limbes juridiques auxquels les
avait confinés le droit international classique, ceux de postulats si
généraux et si vagues que — tout en leur rendant hommage — on les
relègue en pratique au statut de prémisses métajuridiques qui ont
pour fonction exclusive de sauvegarder la cohérence juridique du
système sur le plan intellectuel, mais sans avoir une prise directe sur
la pratique.
Ce sont ces développements que la Déclaration a essayé de saisir
dans toute la mesure possible. Et il est permis de croire que, au-
delà de l'élaboration normative, son apport principal réside dans
l'économie de son ensemble, c'est-à-dire la place et le poids respec-
tifs qu'elle donne à chaque principe et les rapports dialectiques
qu'elle décèle entre eux.
En effet, une lecture attentive de la Déclaration nous laisse
l'impression que si le principe de l'égalité souveraine conserve for-
mellement son rôle de principe structurel (ou structurant), la place
centrale qu'il occupait dans l'ensemble de l'article 2 n'est plus ce
qu'elle était. C'est qu'il a été relativisé et dans une certaine mesure
contrebalancé et dépassé, en ce sens qu'il est menacé dans son
exclusivité ou sa monopolarité en tant que déterminant de la struc-
ture du système, par l'énoncé de deux autres principes, à savoir celui
de l'égalité des droits des peuples et leur droit de disposer d'eux-
mêmes et celui du devoir de coopérer. Ces principes ne sont pas nou-
veaux; ils existaient déjà comme virtualités dans la Charte, en ce
sens que les éléments qui composent leurs propositions normatives y
figuraient déjà. Mais ils ont acquis une cohérence, une visibilité et
une importance grandissantes dans la pratique des premières vingt-
cinq années qui ont permis de les inclure dans la Déclaration. Or, en
tant que principes de droit international général, ils ne peuvent
Cours général de droit international public 331

s'expliquer dans un univers purement interétatique régi exclusive-


ment par la logique du droit de coexistence.
En effet, l'autodétermination dépasse l'Etat en allant aux sources
mêmes de la légitimité étatique, plutôt que de procéder du fait éta-
tique comme donnée primaire; alors que le devoir de coopérer, en
imposant des obligations positives de faire, ne peut faire abstraction
des différences réelles entre Etats au niveau intra-étatique. Ces deux
principes impliquent ainsi nécessairement l'existence d'un cadre
plus large, une communauté internationale, et y trouvent leur
ancrage, se situant ainsi carrément dans la mouvance du droit de
coopération.
Des sept principes figurant dans la Déclaration, nous avons déjà
eu l'occasion d'en examiner un, celui du règlement pacifique des
différends270. Le principe de bonne foi se confond largement avec le
droit des traités que nous allons examiner plus loin271. Enfin, le
devoir de coopérer est à la base du droit de coopération et sera exa-
miné dans ce contexte. Il reste les quatre qui suivent.

//. Le principe de l'égalité souveraine

L'article 2, paragraphe 1, de la Charte stipule: «L'Organisation


est fondée sur le principe de l'égalité souveraine de tous ses
membres. »
Cet article, s'il innove dans sa formulation, en amalgamant les
deux piliers du droit international classique en un seul principe, n'y
ajoute rien quant au fond, si ce n'est leur reconnaissance renouvelée
au sein de la communauté conventionnelle établie par la Charte. En
d'autres termes, leur contenu normatif reste le même, celui esquissé
dans les chapitres II et III, à savoir que les Etats exercent un pouvoir
exclusif sur leur territoire et leurs sujets (souveraineté interne) et
n'obéissent à aucune autre instance dans leurs rapports mutuels (sou-
veraineté externe ou indépendance) ; ils sont, par conséquent, consi-
dérés comme égaux en droit quelle que soit leur dimension, leur
richesse, leur puissance militaire, leur forme de gouvernement, leur
idéologie ou leur religion.
Les travaux préparatoires de la Charte révèlent en effet que même

270. Voir supra, le chapitre VII en général.


271. Infra, p. 423. Sur l'élaboration de la Déclaration et les différents points
de controverse, voir G. Abi-Saab, loc. cit. supra note 53, pp. 39-48.
332 Georges Abi-Saab

en 1945 cette conception purement formelle et abstraite (notamment


de l'égalité) continuait à prévaloir à San Francisco. Selon un rapport
du Comité 1 de la Première Commission (qui fut approuvé en com-
mission puis en pionière), l'égalité souveraine recouvre les éléments
suivants :
« 1) que les Etats sont égaux juridiquement;
2) que chaque Etat jouit de tous les droits qui découlent de sa
souveraineté ;
3) que la personnalité de l'Etat est respectée ainsi que son
intégrité territoriale et son indépendance politique ;
4) que l'Etat devra, dans un ordre international, s'acquitter
fidèlement de ses devoirs et obligations internatio-
nales »272.
Les deux premiers éléments sont d'une «valeur ajoutée» norma-
tive nulle, de simples définitions «autoréférentielles» des deux
termes du principe, alors que le troisième réitère l'obligation de res-
pecter la souveraineté des autres, qui découle de l'égalité. Le qua-
trième élément, et de loin le plus intéressant, est l'affirmation axio-
matique de l'existence du droit international — ou d'un droit
supérieur, car s'imposant à l'Etat — malgré l'absence de toute ins-
tance qui lui soit supérieure dans le système juridique horizontal ou
non hiérarchique quant à la répartition et l'exercice du pouvoir, qui
résulte de ce principe.
Nous ne sommes pas encore loin de Grotius.
Vingt-cinq années après, la Déclaration de 1970 réitère presque
verbatim ces quatre composantes. Les grands efforts, notamment de
la part des pays du tiers monde, pour spécifier davantage le contenu
normatif du principe, et plus particulièrement dans le domaine éco-
nomique, n'ont abouti — le consensus étant le mode de prise de
décisions — qu'à y adjoindre un cinquème élément : « e) chaque Etat
a le droit de choisir et de développer librement son système poli-
tique, social, économique et culturel». Ce qui va presque de soi, car
ce droit d'auto-organisation ou d'autodétermination interne en toute
liberté, sans intervention ou risque de représailles de l'extérieur, est
la conséquence la plus directe, si ce n'est l'essence même, de la sou-
veraineté.
Un autre élément proposé, à savoir le principe de la souveraineté

272. UNCIO, 6, p. 475.


Cours général de droit international public 333

permanente sur les richesses et ressources naturelles (ou le droit des


Etats d'en disposer librement), a manqué de peu de recueillir l'adhé-
sion générale, non en raison d'une résistance au principe en tant que
tel, mais à défaut d'un accord sur sa formulation273. En revanche, la
proposition d'inclure le droit des Etats à participer à la prise des
décisions d'intérêt général et à la solution des problèmes internatio-
naux affectant leurs intérêts légitimes a rencontré une forte résis-
tance274.
En réalité, malgré la grande importance du principe de l'égalité
souveraine, son contenu en tant que norme de comportement reste
relativement simple. Car il s'agit d'un principe structurel ou plutôt
structurant dont la fonction principale est — à la manière d'une
colonne vertébrale — de déterminer la structure et la forme générale
du système juridique, et par là même sa façon et ses possibilités
d'agir, plutôt que de prescrire concrètement des droits et des obliga-
tions directs aux sujets de ce système.
Son effet normatif se déploie par le biais de principes et règles qui
en découlent et qui spécifient ses implications quant au comporte-
ment des Etats en termes de propositions normatives qui leur sont
directement applicables, tels les deux principes du non-recours à la
force et de la non-intervention ou ceux, de formulation plus récente,
qui élaborent ses conséquences en matière économique, tout en
constituant l'un des champs principaux d'expansion du droit interna-
tional et qui méritent qu'on s'y arrête brièvement.

///. Les dimensions économiques du principe :


la souveraineté permanente sur les ressources et richesses naturelles

Comme nous l'avons vu, le principe de libre choix du système


économique a été inclus sans problème dans la Déclaration de prin-
cipes de 1970 comme composante de l'égalité souveraine.
En effet, ce principe, comme celui de la souveraineté permanente
sur les ressources naturelles, découle de la même prémisse — l'éga-
lité souveraine — dont ils visent l'un et l'autre à préciser les inci-
dences dans le domaine économique. Tout en affirmant une liberté
273. A/AC. 119/L.6, 7 et 8.
274. Les tentatives de spécification du contenu de ce principe ont été poursui-
vies dans le cadre du mouvement pour l'établissement d'un nouvel ordre écono-
mique international, avec des résultats pratiques plutôt mitigés. Voir G. Abi-
Saab, «Développement progressif...», loc. cit. supra note 102, pp. 44-49,
par. 96-120.
334 Georges Abi-Saab

qui relève de l'exercice de la souveraineté interne, ils ont pour but et


ultime fonction juridique de protéger la souveraineté externe des
réactions qu'un tel exercice pourrait provoquer à l'étranger. Mais ils
diffèrent par leur degré de spécificité ; car, si le premier proclame, de
manière générale, le droit pour l'Etat de choisir librement son sys-
tème économique, c'est-à-dire de se déterminer et de s'organiser ou
de se réorganiser sur le plan économique, et enjoint aux autres Etats
de ne pas s'ingérer dans l'exercice de ce droit et de ne pas y faire
obstacle, le principe de la souveraineté permanente sur les ressources
naturelles vise plus particulièrement les effets de l'exercice de ce
libre choix dans le temps, notamment lorsque cela met en cause des
intérêts économiques étrangers préexistants, et tente de résoudre les
problèmes juridiques qui pourraient en résulter.

1. Origines et portée du principe

Si la formulation du principe de la souveraineté permanente sur


les ressources et richesses naturelles est relativement récente, il n'en
va pas de même des problèmes qu'il se propose de résoudre; car il
s'agit des limites qu'impose le droit international aux Etats quant
aux intérêts économiques étrangers relevant de leur compétence ter-
ritoriale. C'est une vieille question qui a donné lieu, au cours du
XIXe siècle et au début du XXe à bien des controverses et des litiges
entre pays exportateurs et importateurs de capitaux. L'issue de ces
affrontements ne pouvait manquer de refléter l'équilibre des forces
entre ces deux catégories d'Etats 275 , fournissant ainsi la «pratique»
sur laquelle ont été fondées des institutions juridiques telles que la
protection diplomatique et une bonne part d'éléments constitutifs de
la responsabilité internationale de l'Etat, que les pays du tiers monde
d'alors (pays d'Amérique latine, des Balkans, du Moyen Orient et la
Chine) ont tenté de contrecarrer par des moyens tels que la clause de
Calvo, la doctrine de Drago et la théorie des traités inégaux.
La question fit sa réapparition aux Nations Unies au début des
années cinquante sous la dénomination nouvelle de «souveraineté
permanente sur les ressources naturelles», dans le sillage des pre-
mières indépendances de l'après-guerre. Ce regain d'intérêt s'expli-
quait par l'opinion de plus en plus répandue selon laquelle il s'agis-

275. Cf. Ph. Jessup, A Modem Law of Nations, New York, Macmillan, 1946,
p. 95; G. Abi-Saab, loc. cit. supra note 187, pp. 95-113.
Cours général de droit international public 335

sait d'un complément nécessaire ou d'une partie intégrante du droit


des peuples à disposer d'eux-mêmes. De fait, c'est en 1952, au
moment de la rédaction de l'article premier des Pactes internatio-
naux relatifs aux droits de l'homme, qui traite du droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes, que ce principe fut pour la première fois
mis en avant par le Chili lors des travaux de la Commission des
droits de l'homme276, avant d'être finalement inclus dans l'alinéa 2
de l'article premier des deux Pactes.
Mais ce fut la résolution proposée par l'Uruguay et adoptée par
l'Assemblée générale à sa septième session, également en 1952, qui
suscita les plus vives controverses. Sous le titre «Droit d'exploiter
librement les richesses et les ressources naturelles », elle affirmait que
«le droit des peuples d'utiliser et d'exploiter librement leurs
richesses et leurs ressources naturelles est inhérent à leur sou-
veraineté et conforme aux buts et principes de la Charte des
Nations Unies » 277.
De fait, cette résolution eut un large écho politique et juridique:
elle fut citée notamment par le Gouvernement guatémaltèque lorsque
celui-ci adopta sa loi sur la réforme agraire, et invoquée par un tri-
bunal japonais et un tribunal italien à rencontre des prétentions de
l'Anglo-Iranian Oil Company sur le prétrole nationalisé278.

276. E/CN.4/L.24:
«Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes comprend en outre un
droit de souveraineté permanent sur leurs richesses et leurs ressources natu-
relles. Les droits que d'autres Etats peuvent revendiquer ne pourront en
aucun cas justifier qu'un peuple soit privé de ses propres moyens de subsis-
tance. »
277. A/Rés. 626 (VII) (l'italique est de nous). Le climat dans lequel fut adoptée
cette résolution, parfois qualifiée de «résolution sur les nationalisations», a été
décrit de façon suggestive dans les termes suivants :
«The resolution hit the Assembly while the Iranian oil controversy was
still very intense. Bolivia had just nationalized its tin industry . . . The Gua-
temalan Government was getting ready to take over United Fruit properties.
Nationalization was a very live issue in Chile and Argentina and had
recently been in Mexico. » (E. H. Kellog, The 7th General Assembly
"Nationalization Resolution " : A Case Study in United National Economic
Affairs, New York, Woodrow Wilson Foundation, 1955, p. 7.)
278. Anglo-Iranian Oil Co. v. Indeitsu Kosan Kabushiki, International Law
Reports (¡LR), vol. 20, pp. 305-313; Anglo-Iranian Oil Co. v. SUPOR, ILR,
vol. 22, pp. 23-40. Signalons toutefois qu'il a été fait droit à une revendication
similaire dans l'affaire Rosemary, ¡LR, vol. 20, p. 316. Mais il s'agissait d'une
décision rendue par un tribunal britannique (d'Aden), autrement dit par le tribu-
nal de l'une des parties et non, comme dans les deux autres cas, par une tierce
partie neutre.
336 Georges Abi-Saab

Le débat qui se poursuivit au sein de l'Assemblée générale con-


duisit à la création, en 1958, d'une Commission pour la souveraineté
permanente sur les ressources naturelles chargée d'examiner en profon-
deur « cet élément fondamental du droit des peuples et des nations à
disposer d'eux-mêmes» (A/Rés. 1314 (XIII)). Les travaux de cette
commission aboutirent à la préparation d'un projet de résolution
qui fut adopté en 1962 à une très large majorité (A/Rés. 1803 (XVII))
et qui constitue de l'avis général une expression fidèle du droit
international général en la matière.
Des formulations nouvelles et plus vigoureuses du même principe
apparurent dans des résolutions ultérieures, en particulier à la suite
de la crise de l'énergie de 1973, et notamment dans la Déclaration
concernant l'instauration d'un nouvel ordre économique internatio-
nal (A/Rés. 3201 (STVI), 1974) et dans la Charte des droits et
devoirs économiques des Etats (A/Rés. 3201 (XXIX), 1974), qui ral-
lumèrent la polémique. Une analyse approfondie du contenu de ces
différents instruments permet toutefois de constater que leurs diver-
gences sont beaucoup moins accusées qu'on ne le prétend, et qu'il
est possible d'en tirer une proposition normative commune, laissant,
il est vrai, certains détails dans l'ombre. C'est ce que nous nous
efforcerons de démontrer, en comparant tout au long de cette analyse
les dispositions de la résolution 1803 et de la Charte des droits et
devoirs économiques des Etats.
Ainsi, malgré la tendance à la fermeté accrue dans le langage,
l'énoncé général du principe n'a guère varié. L'article 2, para-
graphe 1, de la Charte des droits et devoirs économiques des Etats
— qui ne diffère guère à cet égard de la résolution 1803, sauf pour
sa plus grande précision — le formule comme suit :
«Chaque Etat détient et exerce librement une souveraineté
entière et permanente sur toutes ses richesses, ressources natu-
relles et activités économiques, y compris la possession et le
droit de les utiliser et d'en disposer.»
En termes juridiques, la souveraineté est représentée ici comme
un pouvoir ou une compétence légale (inter alia de possession,
d'usufruit ou d'utilisation et de disposition), dont la principale carac-
téristique est celle qui a été qualifée dès le début par l'adjectif «per-
manente », visant à souligner que la souveraineté sur les richesses et
ressources naturelles est la règle, et que les limitations éventuelles ne
sauraient être que des exceptions, et que cette souveraineté peut être
Cours general de droit international public 337

exercée à tout instant, de manière continue, tandis que ses limites


imposées sont nécessairement transitoires et circonscrites dans leur
portée et dans le temps.
Certes, la souveraineté territoriale est transférable, autrement dit
aliénable, et l'un des droits qui la composent est celui d'en «dispo-
ser». Mais l'emploi de l'adjectif «permanente» signifie ici que la
souveraineté sur les richesses et ressources naturelles ne peut être
dissociée de la souveraineté territoriale.
Cela implique que le droit de «disposer» des richesses et res-
sources naturelles est restreint, puisqu'il ne peut porter sur les
richesses ou les ressources en elles-mêmes, mais seulement sur leur
produit direct ou indirect, distinction certes relative dans le cas de res-
sources épuisables. En d'autres termes, même s'il le voulait, un Etat,
ou plutôt le gouvernement qui le représente à un moment donné, ne
pourrait aliéner en perpétuité, ni en totalité ni en partie, les richesses
et ressources naturelles présentes sur son territoire à des intérêts
étrangers, publics ou privés. Il ne peut qu'en concéder l'exploitation
pour des périodes d'une durée raisonnable, c'est-à-dire qui ne soient
pas à très long terme, pour des raisons analogues à celles qui inspi-
rent la règle interdisant les dispositions à perpétuité en droit interne.
Une autre conséquence est que l'Etat, lorsqu'il exerce ce pouvoir
restreint de disposer de ses richesses et ressources naturelles,
n'aliène pas et ne peut aliéner sa souveraineté à leur égard, à moins
d'aliéner du même coup sa souveraineté territoriale. Cette souverai-
neté peut être exercée à tout moment, quels que soient les arrange-
ments conclus antérieurement par l'Etat. En d'autres termes, de tels
arrangements restent subordonnés aux pouvoirs inhérents à la souve-
raineté territoriale; bien que l'Etat puisse engager sa responsabilité
internationale en exerçant ces pouvoirs en violation d'une obligation
internationale qu'il aurait contractée en vertu de tels arrangements.
La raison d'être juridique de ce principe est donc de protéger
l'Etat contre sa propre faiblesse, ou plutôt de protéger sa composante
humaine — la population — contre la faiblesse ou les carences de sa
composante institutionnelle — le gouvernement. C'est pourquoi,
bien que le principe mette en avant la notion de souveraineté,
laquelle est un attribut de l'Etat, la «souveraineté permanente sur les
richesses et ressources naturelles » est fondamentalement un droit du
peuple. Voilà qui explique aussi pourquoi elle figure parmi les com-
posantes du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes dans l'article
premier des Pactes relatifs aux droits de l'homme, l'objectif étant de
338 Georges Abi-Saab

préserver les droits des peuples sur leurs richesses et ressources


naturelles, avant que l'indépendance ne soit acquise, et de remplir
par la suite la fonction de protection qui vient d'être évoquée.
En somme, à ce niveau d'abstraction, et exception faite de la
clause de sauvegarde limitant le droit de « disposer » des « ressources
et richesses naturelles», l'énoncé général du principe ne fait que
réaffirmer, sous une forme peut-être nouvelle et plus vigoureuse, les
principes généraux du droit international, à savoir que les ressources
et richesses naturelles ainsi que les activités économiques en général,
dans la mesure où elles relèvent de la compétence territoriale de
l'Etat, sont assujetties à ses pouvoirs souverains. A ce niveau, il peut
donc difficilement y avoir de désaccord. Ce sont les applications
particulières qui divisent davantage, notamment en ce qui concerne
la réglementation et le contrôle des investissements étrangers et en
cas de nationalisation.

2. Le contrôle des investissements étrangers


La règle générale est que l'Etat est libre d'autoriser ou d'interdire
un investissement étranger et a fortiori de fixer les conditions aux-
quelles il est autorisé. Cela peut se faire par voie autoritaire (loi,
règlement, décision individuelle) ou par accord, ou par les deux
moyens à la fois ; d'où la grande importance des accords passés entre
Etats, ou plutôt gouvernements et investisseurs étrangers.
Si nous comparons les dispositions de la résolution 1803 en la
matière (par. 2, 3 et 8) et celles de la Charte des droits et devoirs
économiques des Etats de 1974 (art. 2, par. 2, lettre a)), nous consta-
tons que les deux commencent par affirmer la règle générale, c'est-
à-dire le droit de chaque Etat de réglementer les investissements
étrangers conformément à ses propres objectifs économiques.
Cependant, au-delà de cette déclaration de principe, la Charte insiste
sur la liberté de l'Etat concerné, en disposant qu'«[a]ucun Etat ne
sera contraint d'accorder un traitement privilégié à des investisse-
ments étrangers», alors que la résolution 1803 précise que:
« Dans les cas où une autorisation sera accordée, les capitaux
importés et les revenus qui en proviennent seront régis par les
termes de cette autorisation, par la loi nationale en vigueur et par
le droit international... Les accords ... librement conclus seront
respectés de bonne foi. » (L'italique est de nous.)
A la réflexion, et malgré la divergence de formulation, la diffé-
Cours général de droit international public 339

rence entre ces deux textes se révèle comme portant non pas sur la
proposition normative qui s'en dégage, mais plutôt sur l'importance
relative qu'ils attribuent à ses différentes composantes. En effet, la
référence au droit international dans la résolution 1803 n'apporte
aucune réponse à la question de savoir si — ou comment — ce droit
complète ou limite la législation et la compétence nationales par rap-
port aux investissements étrangers, bien qu'il s'agisse là du cœur de
la controverse qui a suscité la résolution. De même, l'absence de
référence au droit international dans la Charte des droits et devoirs
économiques des Etats, si elle a un effet psychologique certain,
n'exclut pas que ce droit s'applique lorsqu'il y a lieu. Ce à propos de
quoi la résolution 1803 ne nous éclaire pas davantage.
On peut en dire autant de la réaffirmation du principe pacta sunt
servanda dans cette même résolution et de son absence dans la
Charte. C'est là un principe fondamental du droit, reconnu par tous
les systèmes juridiques internes comme en droit international. Il
s'applique donc à tous les accords, y compris ceux qui ont été passés
entre des Etats et des investisseurs étrangers, quel que soit le droit
qui régisse ces accords, et que ce principe soit ou non mentionné
dans les résolutions des Nations Unies. Cependant, dans aucun sys-
tème juridique, pacta sunt servanda ne signifie que les accords
échappent à toute modification. Du point de vue pratique, l'impor-
tant est que soient précisées la portée et les modalités d'application
du principe et les limites et exceptions qu'il comporte, toutes choses
qui varient d'un système juridique à l'autre. La simple mention de ce
principe dans la résolution 1803 ne nous avance guère à cet égard.
Elle ne nous renseigne pas davantage sur le droit applicable à ces
accords entre Etats et investisseurs étrangers. Le principe étant recon-
nu par tous les systèmes, sa mention dans la résolution ne signifie
pas, comme d'aucuns l'ont affirmé, que ces accords sont régis par le
droit international, ni du reste par un hypothétique troisième ordre
juridique, intermédiaire entre le droit interne et le droit international,
qu'on le dénomme «droit transnational» ou «lex mercatoria»219.
Loin de constituer un « accord international », qualification ferme-
ment réfutée par la Cour internationale de Justice dans l'Affaire de
l'Anglo-lranian Oil Co. en 1952280, ce type d'accord «n'est rien de
plus qu'un contrat ... entre un gouvernement et une société privée

279. Voir supra note 75.


280. CU Recueil 1952, p. 93.
340 Georges Abi-Saab

étrangère»281. Comme tel, il ne relève que du droit interne, et


d'abord de celui de l'Etat contractant et de sa compétence nationale.
Cela reste vrai malgré toutes les théories et formules ingénieuses
imaginées depuis 1952 pour «internationaliser», «délocaliser» ou
«stabiliser» de tels accords — en d'autres termes pour «contour-
ner», «transcender» ou «outrepasser» les pouvoirs souverains de
l'Etat contractant et sa liberté d'action.
Les deux textes se rejoignent donc tant par leur contenu normatif
que par les interprétations auxquelles ils se prêtent. Par ailleurs, ce
qui préoccupe réellement les investisseurs étrangers, c'est moins le
contrôle et la réglementation initialement imposés par l'Etat hôte,
que le pouvoir qu'a cet Etat, une fois qu'il aurait autorisé la présence
sur son sol d'un intérêt économique étranger (qu'il s'agisse d'une
activité, d'un investissement ou d'un bien) à certaines conditions
réglementaires ou contractuelles, de modifier ultérieurement ces
conditions de manière unilatérale.
On notera cependant que la répudiation par un Etat de droits
contractuels des étrangers a été progressivement assimilée, dans la
pratique internationale, à une expropriation, et que, par conséquent,
ce qui sera dit à propos des nationalisations s'applique aussi, mutatis
mutandis, dans ce cas.
Adoptée douze ans après la résolution 1803, la Charte des droits
et devoirs économiques des Etats apporte une nouvelle disposition
(art. 2, par. 2 b)) visant une forme particulière d'investissement
étranger privé — les sociétés transnationales — dont il avait beau-
coup été question entre-temps :
« 2. Chaque Etat a le droit :

b) de réglementer et de surveiller les activités des sociétés


transnationales dans les limites de sa juridiction nationale et
de prendre des mesures pour veiller à ce que ces activités se
conforment à ses lois, règles et règlements et soient con-
formes à ses politiques économique et sociale. Les sociétés
transnationales n'interviendront pas dans les affaires inté-
rieures d'un Etat hôte. Chaque Etat devrait, compte dûment
tenu de ses droits souverains, coopérer avec les autres Etats
dans l'exercice du droit énoncé au présent alinéa.»

281. CU Recueil 1952, p. 112.


Cours général de droit international public 341

Outre qu'elle affirme le pouvoir légal de l'Etat de contrôler et


réglementer les activités de ces sociétés afin de s'assurer qu'elles
respectent ses lois et ses objectifs économiques et n'interviennent
pas dans ses affaires intérieures (ce qui n'est qu'une réaffirmation
des pouvoirs décrits précédemment), cette disposition prescrit pour
tous les Etats un devoir de coopérer pour que ce contrôle soit effec-
tif. En effet, comme les activités des sociétés transnationales se
déploient sur le territoire de plusieurs Etats à la fois, ceux-ci doivent
nécessairement coopérer s'ils veulent les contrôler efficacement282.
Etant donné le poids grandissant des sociétés transnationales dans
l'économie mondiale, qui dépasse parfois celui de certains Etats, une
autre approche pour atteindre ce but un peu plus efficacement aurait
pu être de réglementer leurs activités directement par le biais du droit
international. Mais la communauté internationale des Etats n'est pas
prête à les reconnaître comme une nouvelle catégorie de sujets de
droit international, même pour mieux les contrôler, par peur de leur
conférer une légitimité qui accroîtrait davantage leur influence.

3. Expropriation et nationalisation

Ces mesures marquent la rupture des relations entre l'Etat et


l'investisseur étranger. Quel que soit le terme utilisé pour les dési-
gner (expropriation, nationalisation, confiscation, réquisition, «indi-
génisation», transfert, etc.), il s'agit toujours de l'appropriation ou
de la liquidation par l'Etat de biens étrangers, ou plutôt de droits
patrimoniaux, lesquels, y compris les droits contractuels, ont été pro-
gressivement assimilés dans ce contexte à la propriété d'un bien.
Le paragraphe 4 de la résolution 1803 traite de la nationalisation
dans les termes suivants :
«La nationalisation, l'expropriation ou la réquisition devront
se fonder sur des raisons ou des motifs d'utilité publique, de
sécurité ou d'intérêt national, reconnus comme primant les
simples intérêts particuliers ou privés tant nationaux qu'étran-
gers. Dans ces cas, le propriétaire recevra une indemnisation
adéquate, conformément aux règles en vigueur dans l'Etat qui
prend ces mesures dans l'exercice de sa souveraineté et en

282. Voir, en général, G. Abi-Saab, «The International Law of Multinational


Corporations: A Critique of American Legal Doctrines », Annales d'études inter-
nationales, 2 (1971), pp. 97-122.
342 Georges Abi-Saab

conformité du droit international. Dans tous les cas où la ques-


tion de l'indemnisation donnerait lieu à une controverse, les
voies de recours nationales de l'Etat qui prend lesdites mesures
devront être épuisées. Toutefois, sur accord des Etats souve-
rains et autres parties intéressées, le différend devrait être sou-
mis à l'arbitrage ou à un règlement judiciaire international.»
De même, l'article 2, paragraphe 2, lettre c), de la Charte des
droits et devoirs économiques des Etats dispose que :
« Chaque Etat a le droit :

c) de nationaliser, d'exproprier ou de transférer la propriété des


biens étrangers, auquel cas il devrait verser une indemnité
adéquate, compte tenu de ses lois et règlements et de toutes
les circonstances qu'il juge pertinentes. Dans tous les cas où
la question de l'indemnisation donne lieu à différend, celui-
ci sera réglé conformément à la législation interne de l'Etat
qui prend des mesures de nationalisation et par les tribunaux
de cet Etat, à moins que tous les Etats intéressés ne convien-
nent librement de rechercher d'autres moyens pacifiques sur
la base de l'égalité souveraine des Etats et conformément au
principe du libre choix des moyens.»
L'analyse du contenu normatif de ces dispositions permet d'iden-
tifier cinq éléments :
— le pouvoir ou la capacité de l'Etat de nationaliser;
— le motif de la nationalisation ;
— l'obligation d'indemniser;
— le droit applicable ;
— les moyens de régler les différends qui s'y rattachent.
Les deux derniers sont indissociablement liés à l'indemnisation et
seront examinés avec elle.

a) Le pouvoir ou la capacité de l'Etat de nationaliser

Nul ne conteste à présent le pouvoir, la capacité ou le droit de


l'Etat de nationaliser des biens étrangers. Notons que non seulement
la Charte mais également la résolution 1803 n'envisagent même pas
l'éventualité de différends portant sur l'acte de nationalisation lui-
Cours général de droit international public 343

même, mais seulement sur l'indemnisation, c'est-à-dire sur les


conséquences financières de cet acte. Il y a là un désaveu manifeste
de certaines théories plus anciennes qui voulaient que le pouvoir
qu'a l'Etat de nationaliser soit limité, ou, ce qui revient à peu près au
même, que l'acte même de nationaliser soit, dans certaines condi-
tions, nul et non avenu en droit international et ne puisse donc avoir
pour effet de transférer le titre de propriété à l'Etat (ou à ses ressor-
tissants, selon le cas), d'où les actions intentées auprès des tribunaux
de pays tiers afin de recouvrer le bien en question, lorsqu'il est
exporté postérieurement à la nationalisation283.

b) Le motif de la nationalisation

Si la Charte des droits et devoirs économiques des Etats reste


muette sur ce point, la résolution 1803 précise que:
«La nationalisation, l'expropriation ou la réquisistion
devront se fonder sur des raisons ou des motifs d'utilité
publique, de sécurité ou d'intérêt national.»
Cette condition, que l'on trouve dans les écrits les plus anciens
sur le sujet, figure aussi dans certains traités bilatéraux récents rela-
tifs à la protection des investissements étrangers. C'est pourtant
l'Etat concerné, et lui seul, qui est en mesure de constater dans un
cas d'espèce si — et de quelle manière — l'intérêt public est en jeu.
Et l'on voit mal comment une telle décision pourrait être contestée
ou contrôlée par une autre instance, fût-ce par un organe judiciaire
ou arbitral ; de sorte que, si cette condition peut se justifier en prin-
cipe, elle n'a guère d'effets dans la pratique, dès lors que l'Etat
invoque l'intérêt public, argument devant lequel les autres parties ou
instances ne peuvent que s'incliner.
C'est dans ce contexte que se pose néanmoins la question des
nationalisations discriminatoires ou de représailles, qui sont souvent
citées comme exemples de nationalisations violant le droit interna-
tional, c'est-à-dire n'étant pas considérées par celui-ci comme ser-
vant un intérêt public. Mais, ici aussi, la situation devient beaucoup
plus complexe lorsqu'on aborde les applications particulières.

283. Voir supra note 279. Un problème différent — appelant une solution dif-
férente — se pose en ce qui concerne les avoirs des sociétés étrangères nationa-
lisées se trouvant hors des limites de la juridiction territoriale de l'Etat qui natio-
nalise au moment où celui-ci prend une telle mesure.
344 Georges Abi-Saab

Partant du principe de la souveraineté permanente sur les res-


sources naturelles, on ne saurait nier à l'Etat, dans l'exercice de son
pouvoir de «nationaliser», le droit de différencier entre ses ressortis-
sants et les étrangers. Et il est évident qu'en s'efforçant de ne pas
laisser l'avenir économique du pays en mains étrangères un Etat agit
de façon légitime aussi bien que légale, et conformément à l'intérêt
national. Mais l'Etat doit-il s'interdire toute discrimination entre
nations étrangères? Là encore, l'appréciation de l'intérêt public
dépendra de la situation économique du pays plutôt que de la natio-
nalité des intérêts étrangers. Un Etat peut être dans une situation
telle qu'une bonne part de son économie se trouve, pour des raisons
historiques ou autres, aux mains de ressortissants d'un même pays
étranger, ou que ces derniers contrôlent un secteur clé de l'économie
que l'Etat souhaite nationaliser. En pareil cas, bien que les mesures
de nationalisation touchent les ressortissants d'un seul pays, peut-on
considérer qu'elles violent les règles du droit international, d'autant
plus qu'elles sont motivées par des objectifs économiques généraux
et non par la seule nationalité des personnes lésées?
Ce n'est que lorsque l'expropriation de biens ou d'intérêts écono-
miques est expressément et exclusivement fondée sur la nationalité
des personnes visées que l'on peut parler de nationalisation à titre de
représailles. Même en pareil cas on ne peut se prononcer sur l'illé-
galité de cet acte qu'après avoir examiné s'il remplit ou non les
conditions des représailles (ou contre-mesures) en droit internatio-
nal284.

c) L'obligation d'indemniser

Il s'agit là de la question la plus importante et la plus controversée


qui se pose dans la pratique à propos des nationalisations. Elle est
indissolublement liée à celle du droit applicable, qui fixe le standard
d'indemnisation, et à celle du règlement des différends auxquels
l'indemnisation peut donner lieu.

284. L'acte d'exproprier ou de nationaliser peut viser les membres de groupes


définis non par la nationalité mais selon des critères raciaux ou ethniques, alors
même que l'Etat invoque les intérêts ou la sécurité de la nation; en d'autres
termes, il peut être utilisé comme un instrument de discrimination raciale. Si
l'on admet, comme il se doit, qu'il existe une règle du droit international général
qui interdit la discrimination raciale ou ethnique, règle qui participe, selon toute
probabilité, du jus cogens, un tel acte doit être considéré comme une violation
du droit international.
Cours général de droit international public 345

i) Le droit applicable
La résolution 1803 et la Charte des droits et devoirs économiques
des Etats utilisent le même adjectif « appropriate » en anglais (mal
traduit par « adéquate » en français, pour des raisons qui deviendront
plus claires par la suite, et que nous avons traduit par «appropriée»)
pour qualifier l'indemnité. Elles semblent diverger cependant dans
leur formulation du standard permettant de jauger le caractère
«approprié» de l'indemnisation. Toutes deux se réfèrent en premier
à la loi nationale de l'Etat qui nationalise. Mais la résolution 1803
ajoute le droit international, alors que la Charte élargit la marge dis-
crétionnaire du standard national en ajoutant, après «compte tenu de
ses lois et règlements», le membre de phrase «et de toutes les cir-
constances qu'il juge pertinentes».
Cependant, ici aussi, la différence entre les deux textes réside
davantage dans leur éclairage respectif que dans leur contenu norma-
tif. En effet, même si seule la loi nationale est applicable, le rôle du
droit international ne disparaît pas complètement, car il continuera
pour le moins à contrôler la «régularité» de l'application de la loi
nationale aux étrangers. Il en est de même pour ce qui est de
l'absence de référence au droit international dans la Charte; car, hor-
mis l'effet psychologique, la formule de la Charte n'exclut pas la
possibilité de se référer à d'autres éléments que ceux expressément
mentionnés. Mais il faut alors, puisque la disposition ne les men-
tionne pas, que ces éléments reposent sur des bases juridiques qui
leur soient propres, c'est-à-dire qui relèvent du droit international
général. Et, en se référant à une indemnisation «appropriée», la
Charte confirme elle-même qu'il s'agit là, au moins dans le principe,
d'une exigence du droit international général.

ii) La portée de l'indemnisation « appropriée » en droit interna-


tional
S'il s'avère impossible d'atteindre une définition claire et généra-
lement acceptée de ce qu'on entend par «indemnisation appropriée»
en droit international contemporain, nous pouvons toujours essayer,
par approximations successives, de faire reculer les zones d'ombre
en dégageant les éléments généralement agréés.
En premier lieu, il faut distinguer entre 1'«indemnisation» ac-
cordée dans le cadre d'une nationalisation ou d'une expropria-
tion «licite» et la «réparation» de dommages résultant d'une me-
346 Georges Abi-Saab

sure de nationalisation «délictueuse». On serait dans le second cas


de figure si l'expropriation violait une obligation spécifique contrac-
tée en vertu d'un traité par l'Etat qui nationalise, comme dans l'af-
faire de VUsine de Chorzów2&5, généralement considérée avant la
seconde guerre mondiale comme le locus classicus du droit en la
matière.
C'est à propos de «réparation» que la Cour permanente de Justice
internationale avait défini «les principes desquels doit s'inspirer la
détermination du montant de l'indemnité due à cause d'un fait
contraire au droit international » :
«la réparation doit, autant que possible, effacer toutes les
conséquences de l'acte illicite et rétablir l'état qui aurait vrai-
semblablement existé si ledit acte n'avait pas été commis. Res-
titution en nature, ou, si elle n'est pas possible, paiement d'une
somme correspondant à la valeur qu'aurait la restitution en
nature; allocation, s'il y a lieu, de dommages-intérêts pour les
pertes subies et qui ne seraient pas couvertes par la restitution
en nature ou le paiement qui en prend place. » 286
La Cour précisait toutefois qu'il ne s'agissait pas là de ^ i n d e m -
nité équitable» requise en cas de nationalisation ou d'expropria-
tion en général, car cela «équivaudrait à identifier la liquidation
licite et la dépossession illicite en ce qui concerne leurs effets finan-
ciers» 287 .
Les nationalisations pratiquées par le Mexique dans les années
trente ont eu pour effet de cristalliser les positions. Tandis que les
Etats-Unis d'Amérique élaboraient à cette occasion ce qui allait
devenir la «formule de [Cordell] Hull» — «adequate, effective and
prompt compensation», c'est-à-dire une indemnisation intégrale et
immédiate288 — le Mexique reconnaissait l'obligation de verser des
indemnités, mais affirmait que cette question relevait exclusivement
du droit interne du pays qui nationalise et dépendait de sa capacité
de paiement; s'il en était autrement, une obligation de rembourser
« immédiatement la valeur des biens expropriés » aurait pour effet de
priver l'Etat du droit de restructurer son économie et de procéder à

285. CPJI série A n° 17 (1928).


286. Ibid., p. 47.
287. Ibid.
288. G. Hackworth, Digest of International Law, vol. 3, Washington, US
Government Printing Office, 1942, p. 658.
Cours général de droit international public ~ÌA1

des réformes sociales 289 , autrement dit de ce que l'on appellerait


aujourd'hui l'exercice de sa souveraineté permanente sur ses res-
sources naturelles ainsi que de son droit de choisir librement son
système économique.
Ces positions n'avaient pas changé lorsque la question de la souve-
raineté permanente sur les ressources naturelles fut soulevée aux
Nations Unies au début des années cinquante. Et malgré les négocia-
tions longues et complexes qui ont précédé son adoption, la résolu-
tion 1803, en employant en anglais le qualificatif neutre et nouveau
« appropriate », exempt de connotations anciennes et qui pouvait de ce
fait être interprété par chaque partie selon ses propres conceptions,
montre qu'aucun consensus n'a pu être trouvé sur ce point.
Il est vrai que plusieurs auteurs occidentaux se sont empressés
d'interpréter «appropriate» comme signifiant «adéquate, prompte
et effective». Mais ce serait une grave méprise de la réalité que d'y
voir la seule interprétation possible de cette résolution, plutôt qu'une
interprétation parmi d'autres, qui la contredisent radicalement. En ne
mentionnant que la seule loi nationale, la Charte des droits et devoirs
économiques des Etats penche pour une interprétation différente de
l'expression «indemnité appropriée», ce qui pour autant, et en
bonne logique, n'en exclut pas d'autres.
Si le texte de la résolution 1803 et celui de l'article 2, para-
graphe 2, lettre c), de la Charte demeurent imprécis et ne reflètent
pas un véritable consensus sur la portée à donner à 1'« indemnisation
appropriée», la pratique internationale n'apporte guère plus d'éclair-
cissements.
Depuis la seconde guerre mondiale, des nationalisations ont eu

289. G. Hackworth, op. cit. supra note 288. Cette opinion est partagée par
quelques éminents juristes occidentaux comme Lauterpacht, qui ont estimé que
lorsque les nationalisations s'inscrivent dans le cadre d'une vaste réforme
sociale une indemnisation partielle peut être suffisante (Oppenheim, Internatio-
nal Law, vol. 1, 8e édition par Lauterpacht, Londres, Longmans, 1955, p. 352).
Voir aussi P. Guggenheim, Traité de droit international public, vol. I, Genève,
Georg, 1953, p. 334, et les nombreuses sources qui y sont citées; I. Brownlie,
Principles of Public International Law, Oxford, Clarendon Press, 1966, p. 440.
Il y a lieu toutefois de noter qu'en dehors des nationalisations générales ou à
très grande échelle l'expropriation d'une seule propriété ou entreprise étrangère
(évidemment de taille importante) peut être un élément décisif d'une réforme
sociale, par exemple lorsque cette entreprise contrôle un secteur clé de l'écono-
mie ou possède de vastes domaines fonciers dont l'expropriation est nécessaire
à une réforme agraire. En pareil cas, la ratio legis sur laquelle repose la règle de
l'indemnisation partielle ne dépend donc pas du caractère spécifique ou général
de l'acte dont on fait parfois un critère de distinction entre expropriation et
nationalisation, mais peut s'appliquer aux deux types d'actes.
348 Georges Abi-Saab

lieu dans certains grands Etats occidentaux (services publics), en


Europe de l'Est, puis dans bon nombre de pays du tiers monde.
Dans ces deux derniers cas, les problèmes ont été réglés le plus sou-
vent (quand ils l'ont été) dans le cadre de «règlements globaux» ou
forfaitaires, comportant une indemnisatioin partielle.
Dans le même temps, un nombre croissant de traités bilatéraux entre
pays occidentaux et pays en développement reconnaissent le droit de
nationaliser moyennant indemnisation, mais ont tendance à utiliser des
qualificatifs tels que «intégrale», «adéquate», «prompte, adéquate et
effective », qui rappellent la thèse maximaliste.
Il est difficile, cependant, de généraliser à partir de ces traités ; et
cela pour trois raisons. Tout d'abord, ce sont essentiellement des
traités visant la protection d'investissements étrangers privés. Seuls
y souscrivent les pays en développement qui acceptent d'octroyer
une telle protection spéciale en échange d'autres avantages, parfois
expressément prévus dans le traité ou escomptés de son application.
La position des autres pays en développement qui rejettent ou
contestent de telles clauses se manifeste par leur refus de signer des
traités garantissant la protection des investissements étrangers pri-
vés. Bien que de plus en plus fréquents, ces traités ne peuvent donc
pas être considérés comme représentant une tendance générale ou
généralisable, tant qu'ils ne concerneront que certaines fractions de
la communauté internationale.
Par ailleurs, les termes utilisés dans ces traités ne sont pas uni-
formes; car ils recouvrent, outre les termes déjà mentionnés, un
large éventail d'expressions, allant de la simple formule «moyen-
nant indemnisation» jusqu'à des énoncés plus complexes où appa-
raissent les qualificatifs «appropriée», «équitable», «juste», «juste
et équitable», etc., ce qui laisse une importante marge d'interpréta-
tion et montre qu'il n'existe pas de standard bien établi en matière
d'indemnisation, même parmi les Etats qui souscrivent à ces traités.
Enfin, ces traités n'ont donné lieu jusqu'ici à aucune pratique signi-
ficative permettant d'évaluer leur portée juridique réelle.
On a évoqué aussi certains arbitrages commerciaux internationaux
récents à l'appui de la thèse maximaliste290. Mais, outre que ces sen-
tences n'ont pas été rendues par des tribunaux internationaux propre-
ment dits, c'est-à-dire par des organes de droit international public,
elles ne convergent pas suffisamment ni par les termes employés ni

290. Voir, par exemple, les affaires citées supra note 181.
Cours general de droit international public 349

par la motivation, ni par les résultats concrets (évaluation du mon-


tant des indemnités, par rapport notamment aux sommes réclamées
par les parties) pour que l'on puisse y voir une tendance dominante.
On pourrait étendre ces remarques, quoique de manière plus nuan-
cée, aux décisions du Tribunal des réclamations entre la République
islamique d'Iran et les Etats-Unis d'Amérique, lesquelles semblent
au premier abord se rapprocher de la thèse maximaliste. Ces sen-
tences se fondent principalement sur le droit conventionnel plutôt
que sur le droit international général. De plus, elles sont par trop
divergentes sur le plan de l'argumentation et même de leurs effets
pour être considérées comme des applications fidèles et cohérentes
de la «formule de Hull» 291 .
Par conséquent, à supposer que cette formule ait jamais été la
norme en droit international général, il faudrait encore lui opposer la
pratique, largement répandue dans l'après-guerre, des règlements
globaux comportant une indemnisation partielle. Et si les termes
employés dans certains traités bilatéraux récents ne sont pas sans
rappeler cette formule, ils ne doivent pas faire oublier la position
générale prise à l'égard de l'ensemble de la question par le tiers
monde (y compris non seulement les nombreux Etats qui refusent de
tels traités bilatéraux, mais aussi certains qui acceptent de les
conclure en échange d'une aide ou d'autres avantages) dans les ins-
tances multilatérales, telles l'Assemblée générale des Nations Unies
et de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le déve-
loppement (CNUCED), position reflétée dans la Déclaration concer-
nant l'instauration d'un nouvel ordre économique international et la
Charte des droits et devoirs économiques des Etats.
Naturellement, rien n'empêche les pays du tiers monde, une fois
qu'ils ont bien assis leur autorité et liquidé l'héritage économique du
colonialisme, d'adhérer, à partir d'une position plus egalitaire et de
plein gré, à des standards plus exigeants s'ils y trouvent leur intérêt.
Mais ce n'est là qu'une des virtualités de l'avenir.
Ainsi, pour conclure sur 1'«indemnisation appropriée», tout ce qu'on
peut dire pour le moment de son contenu normatif, en l'absence d'un
véritable consensus, est qu'une certaine indemnité doit être versée,
les critères d'évaluation de son montant restant donc à déterminer à

291. Voir, par exemple, la sentence n" 310-56-3 (du 14 juillet 1987). Cf.
D. W. Bowett, «State Contracts with Aliens; Contemporary Developments on
Compensation for Termination or Breach», BYBIL, 1988.
350 Georges Abi-Saab

la lumière des circonstances propres à chaque affaire292. Cela signi-


fie que l'évaluation de cette «indemnisation appropriée» dépendra
en grande partie, dans chaque cas particulier, des moyens — voir de
l'instance — choisis pour régler le différend dont elle fait l'objet.

iii) Règlemenent des différends portant sur l'indemnisation


Si l'on compare attentivement la résolution 1803 et l'article 2,
paragraphe 2, lettre c), de la Charte des droits et devoirs écono-
miques des Etats, force est de constater une fois encore qu'hormis
certaines différences d'accent les deux textes ont un contenu norma-
tif identique. L'un et l'autre prescrivent en premier lieu d'utiliser et
d'épuiser les voies de recours internes. Il est vrai qu'au-delà de ce
premier point la résolution semble recommander («devrait») le
recours à l'arbitrage ou au règlement judiciaire international, lorsque
le différend n'a pu être réglé dans le cadre national, alors que la
Charte enjoint (« sera ») de le régler conformément au droit interne
et par les tribunaux de l'Etat qui procède à la nationalisation, à
moins qu'il ne soit soumis à l'arbitrage ou au règlement judiciaire
international. Mais, en somme, les deux textes admettent qu'au-delà
de l'application de la loi nationale la soumission du différend à
l'arbitrage ou au règlement judiciaire international est subordonnée
au consentement de l'Etat ou des Etats intéressés. C'est par ailleurs
la seule solution compatible avec le principe général de droit inter-
national en la matière: celui du libre choix des moyens293.

292. Voir le jugement significatif rendu par la cour d'appel des Etats-Unis
d'Amérique pour le deuxième circuit dans l'affaire Banco Nacional de Cuba v.
Chase Manhattan Bank, 658 F2d. 875, 892 :
«It may well be the consensus of nations that full compensation need not
be paid "in all circumstances" . . . and that requiring an expropriating State
to pay " appropriate compensation " — even considering the lack of precise
definition of that term — would come closest to reflecting what internatio-
nal law requires. »
293. Il importe à cet égard de distinguer entre l'arbitrage international propre-
ment dit et l'arbitrage commercial international. Le premier s'appuie toujours
sur un accord international, même lorsque l'affaire relève plus directement d'un
autre accord, conclu entre l'Etat et une partie privée, et pour lequel l'accord
international sert de base nécessaire. C'est le cas des arbitrages rendus dans le
cadre du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux inves-
tissements (CIRDI) de la Banque mondiale. En revanche, l'arbitrage commercial
international se fonde sur un engagement contractuel, même si l'une des parties
est un Etat. Il relève toujours du droit interne et de la compétence nationale,
puisque le juge statuant en dernier ressort est toujours un juge national (soit de
l'Etat en cause soit d'un autre Etat où la sentence est contestée ou son exécution
requise), même lorsque ce juge défère, conformément au droit de son pays, à la
volonté des parties telle qu'elle est exprimée dans le contrat.
Cours general de droit international public 351

Enfin, si nous essayons, pour conclure sur le principe de la souve-


raineté permanente, de jauger, au-delà des détails techniques, son
effet total, son rôle et sa portée en droit international contemporain,
nous pouvons constater que, de par sa formulation même le principe
renverse la prémisse ou le postulat initial concernant les rapports
entre les intérêts économiques étrangers et l'Etat territorial. Au lieu
d'envisager ces rapports sous l'angle de la responsabilité de l'Etat
pour les dommages causés à des étrangers, ce qui reviendrait à sug-
gérer confusément que tout acte de l'Etat touchant ces intérêts
constitue un préjudice, et donc une violation du droit international, il
procède de l'affirmation de la souveraineté permanente de l'Etat et
de sa liberté d'action, considérées comme la règle générale, toute
limitation ou obligation attachée à l'exercice de cette liberté appa-
raissant ainsi comme une exception dont le bien-fondé doit être
démontré.
De la sorte, en précisant comme cela n'avait jamais été fait aupa-
ravant les incidences juridiques de la souveraineté territoriale dans le
domaine économique, et en explicitant le lien entre la maîtrise des
ressources naturelles et le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes,
faisant entrer du même coup dans ce domaine les visées conserva-
toires et protectrices du droit international contemporain, ce principe
— bien qu'utilisant pour sa propre construction des éléments norma-
tifs empruntés au passé — introduit un paradigme foncièrement nou-
veau, par référence auquel les différentes règles spécifiques sont
désormais perçues, interprétées et appliquées.
Dans ce nouveau pradigme, le concept de souveraineté vient ren-
forcer celui d'égalité et lui conférer une plus grande substance.
Ainsi, loin de faire obstacle à la coopération internationale, comme
d'aucuns pourraient le craindre, le principe de la souveraineté per-
manente jette-t-il les bases d'une coopération mieux équilibrée et,
par conséquent, plus fructueuse et plus stable.
352

CHAPITRE XI

LES PRINCIPES CONSTITUTIFS :


II. LE PRINCIPE DE L'INTERDICTION DU RECOURS
À LA FORCE

Si l'égalité souveraine constitue le pivot autour duquel s'articule


le système juridique international, de telle sorte qu'on puisse dire
que l'ensemble, ou la somme, des obligations du droit international
classique peut être résumé en une méga-obligation de respecter la
souveraineté des autres, le principe de l'interdiction du recours à la
force vise la violation la plus flagrante de cette obligation.
Il s'agit là d'un problème consubstantiel au droit international; la
guerre lui a toujours posé un dilemme, mettant en doute sa crédibi-
lité et même la réalité de son existence. Car, comment concilier le
droit, qui est l'instrument par excellence de l'ordonnancement des
rapports sociaux, avec la guerre, qui est l'effondrement et la néga-
tion radicale de tout ordre entre belligérants ?
Paradoxalement, c'est précisément dans ce contexte que les pre-
mières règles font leur apparition dans tous les systèmes historiques
de droit international. Peut-être est-ce parce que les premiers
contacts entre les groupes humains organisés ont été conflictuels,
sécrétant à la longue quelques normes de conduite à observer au
cours des guerres, avant que la réglementation juridique ne finisse
par s'étendre aux rapports pacifiques, et éventuellement à la faculté
même de recourir à la guerre.

/. De la « guerre juste » à la « théorie de l'indifférence »

1. IM notion de « guerre juste » chez Grotius


Si nous acceptons l'opinion dominante qui considère Grotius
comme le père putatif de notre système actuel de droit international,
nous devons admettre que ce système n'était qu'un produit secon-
daire de son effort d'élaborer une théorie générale du droit de la
guerre; effort qui occupe d'ailleurs l'essentiel de son œuvre maî-
tresse De jure belli ac pacis, comme le reflète bien le titre même. En
effet, Grotius s'est attaqué à la problématique de la guerre en droit,
Cours general de droit international public 353

en la situant dans un cadre général, qui s'est avéré être par la suite la
formulation presciente des linéaments du système juridique émer-
gent294.
Grotius commence par réfuter la position de ceux qui considèrent
«que la guerre est incompatible avec toute sorte de droit» 295 , ou qui
s'imaginent «que l'obligation de tout droit cesse entre ceux qui ont
les armes à la main l'un contre l'autre» 296 . Il affirme, au contraire,
sa conviction «qu'il y a un droit commun à tous les peuples, qui a
lieu et dans les préparatifs [lire le recours] et dans le cours [lire la
conduite] de la guerre» 297 ; la dichotomie reflétant la distinction
classique entre le jus ad bellum et le jus in bello.
Selon Grotius, en effet, loin d'être la négation de tout droit, la
guerre peut être mise au service du droit. Car elle est l'ultime
recours contre ceux qui sont, ou croient qu'ils sont, à cause de leur
force, au-dessus du droit298. En d'autres termes, la guerre peut servir
comme un instrument rationnel pour la réalisation de la justice natu-
relle, une voie d'exécution du droit naturel. Et c'est en remplissant
ce rôle qu'elle devient «guerre juste».
La notion de «guerre juste» a aujourd'hui une mauvaise connota-
tion. Elle évoque l'image de belligérants fanatisés qui croient que la
justice de leur cause prime tout droit et légitime tous les dépasse-
ments jusqu'à son triomphe final. Or, la «guerre juste» est une théo-
rie du droit naturel. Et cette image négative correspond grosso modo
à une interprétation caricaturale de la version «révélée» ou théocra-
tique du droit naturel en la matière, qu'on peut déceler dans cer-
taines justifications des croisades, et plus encore de la conquista du
Nouveau Monde, comme riposte à la résistance des Amérindiens à la
propagation de la foi, ainsi que dans certaines acceptions extrémistes
de la doctrine dejihad en Islam. En d'autres termes, c'est la guerre
de ceux qui croient qu'ils détiennent la vérité absolue et qui luttent
pour établir son empire universel, par la force s'il le faut, car ceux
qui y font obstacle, en refusant de reconnaître cette vérité, mènent
une guerre injuste par définition, même s'ils ne font que résister à
cette imposition.

294. Supra, chapitre II. Cf. G. Abi-Saab, loc. cit. supra note 36.
295. Prolégomènes III.
296. Prolégomènes XXVI.
297. Prolégomènes XXIX. (L'italique est de nous.)
298. Prolégomènes XXV: «Car à l'égard de ceux qui sont ou qui se croient
assez forts pour lui tenir tête, on est obligé de prendre contre eux la voie des
armes. »
354 Georges Abi-Saab

Evidemment, cette variante de guerre juste, qui a donné lieu aux


pires exactions au cours de l'histoire, est réfractaire à tout système
juridique de coexistence dans la durée. Même si elle envisage, pour
des raisons tactiques ou d'opportunité, l'existence d'arrangements
juridiques, comme certaines règles du droit de la guerre ou même de
la paix, qui s'appliqueraient en guise de trêve ou d'armistice dans la
lutte vers le but final.
Ce n'est cependant pas de cette guerre-là que parlait Grotius, mais
d'une notion rationnelle de guerre juste, qui se dégage du droit natu-
rel «indicatif» (ou rationnel), et qui s'intègre bien dans le système
juridique en se mettant à son service. Cela l'amène à définir le
champ d'application, ou plutôt les limites du recours à la guerre,
selon le droit naturel, en identifiant ce qui est généralement consi-
déré comme les justes causes de la guerre qu'il résume ainsi:
«La plupart des auteurs distinguent trois causes légitimes de
guerre, savoir, la défense, le recouvrement de ce qui nous
appartient et la punition.»299
Et pour que la guerre demeure juste, elle ne doit pas dépasser les
limites de la juste cause qui lui a donné lieu300.
En réalité, nous tournons toujours autour de ces trois causes ; nous
pouvons même, avec à peine un peu d'imagination, traduire en leurs
termes les cas de recours à la force admis par la Charte des Nations
Unies ; ce qui a conduit certains auteurs, tels Kelsen et Waldock, à
parler de la guerre juste ou bellum justum selon la Charte301.

2. Le problème de la « constatation »
et le «processus d'interaction»

Le problème que pose la théorie de la guerre juste, comme pour


tout le droit international, est celui de la «constatation»: «juste»
selon qui ?
Grotius commence par poser la question, déjà longuemment
débattue par les scolastiques : « la guerre peut-elle être juste des deux
côtés?» Et sa réponse est qu'«objectivement» («par rapport à la

299. Livre II, chap. II, par. XI, n° 7.


300. Prolégomènes XXVI.
301. Kelsen, op. cit. supra note 144. C. H. Waldock, «The Regulation of the
Use of Force by Individual States in International Law», RCADl, tome 81
(1952-11), pp. 451-517.
Cours général de droit international public 355

chose elle-même»), cela n'est pas possible; mais que «subjective-


ment » (selon la conviction des parties), cela est possible, à cause de
ce qu'il appelle 1'«ignorance inévitable»: «Car et pour le droit et
pour le fait, les hommes ignorent souvent bien des choses d'où il
naît quelque droit. » 302
L'«ignorance inévitable» explique (partiellement seulement, car
elle assume la bonne foi, excluant ainsi l'hypothèse de l'agresseur
conscient) les difficultés des parties belligérantes elles-mêmes à
déterminer la justice de leur cause, et la raison pour laquelle elles
peuvent, chacune de son côté, subjectivement croire qu'elles pour-
suivent une guerre juste.
Mais quid des tiers? En effet, du point de vue du système juri-
dique, la théorie de la guerre juste conduit nécessairement à l'enga-
gement de la communauté dans son ensemble, c'est-à-dire tous les
tiers, aux côtés de celui qui mène une guerre juste. En d'autres
termes, elle conduit nécessairement à la «criminalisation» de la
guerre injuste. Car comment peut-on, tout en se situant dans la
logique de la justice et du droit naturel, rester neutre entre le bien et
le mal? Pourtant, c'est précisément ce que faisaient dans la pratique
la grande majorité des souverains, révélant ainsi une nette prédilec-
tion pour rester en dehors des conflits qui ne les concernaient pas
directement. Est-ce moral? Est-ce légitime selon le droit naturel,
bien que cette attitude de neutralité soit ancrée dans le droit des gens
ou le droit volontaire ?
Grotius fournit deux arguments qui expliquent, du moins partiel-
lement, cette attitude des tiers de manière qui n'est pas nécessaire-
ment incompatible avec le droit naturel. Le premier est subjectif. Car
s'il est parfois difficile pour les belligérants eux-mêmes de se déter-
miner correctement quant à la justice de leur cause, cette difficulté
est autrement plus grande pour les tiers qui ne sont pas au fait de
toutes les circonstances menant à la guerre; et l'excuse de l'«igno-
rance inévitable » leur est a fortiori applicable quand ils refusent de
prendre partie en se prononçant sur la justice ou l'injustice de la
cause des belligérants.
Cependant, ici aussi, 1'«ignorance inévitable» n'épuise pas toutes
les hypothèses, le tiers pouvant agir ainsi par prudence car, même en
connaissance de cause, que peut-on faire face à un agresseur puis-
sant? Grotius trouve la justification de cette attitude dans l'argument

302. Livre II, chap XXII, par. XIII, n° 4.


356 Georges Abi-Saab

du «moindre mal»; non seulement du point de vue de l'intérêt sub-


jectif ou égoïste du tiers, mais également de l'intérêt objectif du sys-
tème juridique lui-même à circonscrire la guerre dans les limites les
plus étroites possibles et à prévenir sa propagation de proche en
proche par l'intervention des tiers303.
Il est à relever que Grotius, tout en justifiant la neutralité du tiers
(par «ignorance inévitable» ou simplement par manque de soli-
darité, vu les conditions de désintégration de la communauté qui
caractérisaient son époque), ne l'a pas érigée en règle absolue. Au
contraire, il considérait que si le tiers était à même de distinguer
entre les parties selon la justice de leur cause, il était en droit d'aller
au secours de la victime de l'injustice, car c'est une juste cause
d'aider celui qui mène une guerre juste304. Mais si le tiers, tout en
opérant la distinction, préférait rester neutre, il avait minimalement
l'obligation de ne pas gêner celui qui menait une guerre juste, ni
conforter celui qui poursuivait une guerre injuste305.

3. Mattel

En préservant la compétence du système juridique pour régler et


contrôler la guerre et en laissant ainsi la porte de la sécurité collec-
tive entrouverte306, Grotius était beaucoup plus progressiste que Vat-
tel, qui a publié son traité un siècle et quart plus tard (1758). Vattel
continue à parler le langage du droit naturel, comme le révèle le titre
même de son ouvrage : Le droit des gens ou principes de la loi natu-
relle appliqués à la conduite et aux affaires des Nations et des Sou-
verains301. Il est en effet le dernier grand écrivain de cette époque à
le faire.
Les préceptes de la guerre juste qu'expose Vattel ne sont pas très
différents de ceux de Grotius et sont même plus avancés pour cer-
tains. Mais la différence apparaît quand on arrive au processus
d'interaction et au rôle du tiers. Car ces préceptes sont énoncés

303. Livre III, chap. IV, par. IV.


304. Livre II, chap. XXV, par. IV-VI.
305. Livre III, chap. XVII, par. III, n° 1.
306. Grotius envisageait ainsi la réintégration de la communauté chrétienne,
au-delà des guerres de religion qui la déchiraient à son époque, permettant
l'émergence de valeurs communes et un sens de responsabilité commune pour
les défendre à travers le système juridique.
307. Publié dans la collection The Classics of International Law, Washington,
The Carnegie Institution, 1916, en trois volumes.
Cours général de droit international public 357

exclusivement à l'intention des belligérants potentiels, afin d'éclairer


leur décision de recourir à la guerre. Mais une fois la guerre déclarée
dans les formes et conduite dans les règles, elle «doit être regardée
comme juste de part et d'autre» 308 .
Cela revient à dire que la détermination de la justice ou de l'injus-
tice de la cause d'une guerre est l'apanage des belligérants, une com-
pétence qui leur est exclusive. Les tiers ne peuvent pas se prononcer
en conséquence sur la justice de leur cause, ni différencier leur trai-
tement des belligérants, comme le préconisait Grotius, tout en res-
tant en dehors du conflit. Vattel, qui était le premier à utiliser le qua-
lificatif «neutres» 309 , considère que la neutralité ne peut être
qu'absolue, imposant une obligation d'égale abstention: «Ne point
donner de secours et non pas en donner également.»310
Il est vrai que Vattel envisage que «les autres nations ... puissent
porter leur jugement pour elles-mêmes, pour savoir ce qu'elles ont à
faire, et assister celle [des causes] qui leur paraîtra fondée» 3 ".
Mais, dans ce cas, selon la logique de son raisonnement, elles ne
seront plus neutres, c'est-à-dire elles deviendront des cobelligérants.

4. La «théorie de l'indifférence»

Entre considérer que la détermination de la justice de la cause, et


par conséquent de la guerre, est une compétence exclusive des belli-
gérants eux-mêmes et dire que la guerre est une compétence discré-
tionnaire ou non liée des Etats, il n'y a qu'un petit pas logique ou
plutôt idéologique et aucune différence dans les conséquences pra-
tiques (ou «externes», selon l'appellation de Vattel), car les deux
laissent la question à l'appréciation exclusive de celui qui recourt à
la guerre, et à lui seul. Cependant, dans le premier cas on continue à
parler le langage du droit naturel, considérant que cette compétence
est néanmoins liée par la conscience du souverain, ou le «conduc-
teur de la nation» selon Vattel, conscience interpellée par les pré-
ceptes de la guerre juste dérivés de ce droit; alors que dans le
deuxième cas on utilise le langage du positivisme volontariste.

308. Livre III, par. 190 et 199.


309. Livre III, par. 103.
310. Ibid. Vattel, ne l'oublions pas, était Suisse et Neuchâtelois et s'inspirait
du modèle de la neutralité suisse. Ainsi, les quelques exceptions qu'il préconi-
sait à cette obligation d'égale abstention, paragraphes 101 et 105, sont inspirées
également de ce modèle.
311. Livre III, chap. Ill, par. 40.
358 Georges Abi-Saab

Cette dernière école de pensée a dominé le droit international du


XIXe et de la première moitié du XXe siècle. Elle reflétait l'affermis-
sement de l'Etat en tant qu'institution et son emprise sur la société
aussi bien dans les faits que dans l'évolution de la pensée, qui pré-
sentait cet Etat comme dépositaire de toute autorité et légitimité et sa
volonté comme l'unique source de tout droit, interne comme interna-
tional.
D'où la «théorie de l'indifférence» du XIXe siècle, qui considé-
rait que le droit international est «indifférent» à la question du
recours à la guerre, en l'absence d'une règle limitant la liberté des
Etats en la matière qu'ils auraient acceptée explicitement ou implici-
tement. Ce qui revient à dire que le recours à la guerre est exclu du
domaine de la réglementation juridique; qu'il n'y a plus de jus ad
bellum réglementé, ou plutôt qu'il est sans limite; et que cette ques-
tion relève de 1 ' « état de nature» d'avant le «contrat social» ou en
dehors de celui-ci.
Il est vrai que la théorie de l'indifférence n'était pas unanimement
acceptée en son temps par la doctrine, notamment par les tenants du
droit naturel. Mais il est également vrai que ceux-ci étaient une
petite minorité face au large consensus doctrinal positiviste, qui
reflétait de surcroît la pratique et Y opinio juris des Etats.

5. Vers une nouvelle réglementation

On en vient ainsi, en moins de deux siècles, de la guerre juste à la


théorie de l'indifférence, qui est de toute évidence une pure aberra-
tion aussi bien du point de vue du droit naturel que de celui de la
logique juridique, et qui a par ailleurs été critiquée, entre autres par
Kelsen et Guggenheim, qui ne peuvent être taxés de naturalistes312,
comme comportant en elle-même la négation du droit international
en tant qu'ordre juridique. Cependant, c'est seulement quand on
touche le fond de l'abîme qu'on commence à remonter. Et il a fallu
un bon demi-siècle d'efforts ardus à la communauté internationale, à
partir des Conférences de La Haye, pour rétablir graduellement et
péniblement la compétence du système juridique pour régler et
contrôler le recours individuel à la force par les Etats.
Cela a commencé au tournant du siècle par des tentatives pour

312. Kelsen, op. cit. supra note 144, p. 36. P. Guggenheim, Traité de droit
international public, t. II, Genève, Georg, 1954, p. 94.
Cours général de droit international public 359

soumettre ce recours à certaines conditions procédurales ou dila-


toires, telle une déclaration de guerre préalable (Convention de La
Haye de 1907, mais déjà présagée par Vattel), ou l'observation d'une
«période de refroidissement» (cooling off period, dans les Traités
Bryant dès 1913, reprise dans le Pacte de la Société des Nations);
avant d'essayer de rétrécir timidement son champ d'application
ratione materiae, d'abord dans le Pacte de la Société des Nations
lui-même (avec d'importantes lacunes cependant), puis avec plus
d'audace dans le Pacte de Paris (Briand-Kellog) de 1929, aux termes
duquel les parties déclaraient qu'elles «renoncent» au «recours à la
guerre... en tant qu'instrument de politique nationale dans leurs rela-
tions mutuelles» (rendant au passage un inconscient hommage à la
« théorie de l'indifférence », car on ne renonce qu'à ce qu'on détient) ;
avant d'arriver enfin à l'interdiction comprehensive du recours à la
force de l'article 2, paragraphe 4, de la Charte des Nations Unies.

//. L'interdiction du recours à la force: la règle

La Charte des Nations Unies affiche un système qui se veut com-


plet. Les leçons du passé ont été bien absorbées et les efforts se sont
concentrés à combler les lacunes normatives et à perfectionner les
mécanismes institutionnels pour faire face à toutes les éventualités.
Le dispositif normatif apparaît à première vue hermétique, ne lais-
sant aucune échappatoire. Il est composé d'une règle générale, en
forme d'interdiction comprehensive de tout recours individuel à la
force (art. 2, par. 4), qui ne souffre d'exceptions que celles figurant
expressément et limitativement dans la Charte elle-même. Celles-ci
se réduisent en fin de compte à une seule exception réelle ou « struc-
turelle» à la règle, en réaction à sa violation, à savoir la légitime
défense (art. 51), et une autre ponctuelle et transitoire qui réserve le
droit des Alliés pendant la seconde guerre mondiale de recourir à la
force contre les «Etats ex-ennemis» en dehors du système (art. 107
et 53); exception devenue d'intérêt purement historique depuis
l'entrée de tous ces Etats aux Nations Unies.
La réaction institutionnelle ou collective par la force à la violation
de la règle (les mesures de contrainte armée du chapitre VII de la
Charte que nous avons évoquées au chapitre précédent dans le cadre
des «sanctions stricto sensu», et sur lesquelles il n'y a pas lieu de
revenir ici) n'en constitue pas une vraie exception; car il ne s'agit
plus d'un «recours individuel» mais d'«emploi social» de la force,
360 Georges Abi-Saab

d'une réaction du système juridique en tant que tel, même quand son
exécution est confiée aux Etats individuellement.
Ce système relativement simple et logiquement cohérent a été for-
tement contesté dans la pratique surtout par les plus puissants, qui le
considèrent trop restrictif de leur «liberté d'action». Beaucoup
d'ingénuosité et d'acrobatie rhétorique ont été déployées pour le
faire exploser, ou du moins certaines de ses limites, en œuvrant dans
trois directions :
a) rétrécir, par une interprétation restrictive, le champ d'application
de la règle ;
b) étendre, par un processus opposé, presque ad infinitum, le champ
d'application de l'exception de la légitime défense, au point par-
fois de lui faire perdre tout sens ; et
c) essayer de faire admettre d'autres exceptions qui n'ont de limites
que celles de l'imagination.
Il n'y a pas lieu de se pencher ici sur ces diversions, si ce n'est
qu'incidemment au cours de l'exposé rapide de la règle et de
l'exception, que nous entreprenons en nous appuyant sur trois
moments décisifs dans l'élaboration et l'élucidation de ce principe à
partir de la Charte et de la pratique subséquente, à savoir la Déclara-
tion de 1970 (résolution 2625 (XXV)); la résolution 3314 (XXIX)
de 1974, portant sur la «Définition de l'agression», et enfin l'arrêt
au fond de la Cour internationale de Justice dans l'affaire des Acti-
vités militaires et paramilitaires au Nicaragua, de 1986.

1. Les actes interdits

Il faut relever d'emblée que l'interdiction de la Charte s'étend au-


delà de tout ce qui l'a précédée, et cela dans deux directions diffé-
rentes. D'une part, elle recouvre non seulement le recours effectif à
la force, mais également la menace d'un tel recours, bien que la
menace soit rarement invoquée. Peut-être est-ce parce qu'elle est
plus fugace et qu'il est très difficile de saisir sa trace. D'autre part,
et contrairement aux Pactes de la Société des Nations et de Paris,
l'interdiction porte sur le recours non pas à la «guerre», mais à la
«force», pour couper court à toute velléité d'esquive nominaliste de
la part des Etats de commettre des « actes de guerre » (les fameuses
measures short of war, tels les représailles armées, le blocus «paci-
fique», l'intervention «humanitaire», etc.) tout en niant avoir ainsi
Cours général de droit international public 361

déclenché une «guerre», qui est définie, du moins depuis Grotius,


non pas comme un acte, mais comme un «état généralisé de belligé-
rance». L'interdiction de la Charte porte, elle, sur l'acte matériel lui-
même et non sur sa qualification juridique, ôtant par là même toute
crédibilité aux prétendues exceptions à la règle autres que la légitime
défense.
La Charte interdit ainsi tout recours à la force. Reste à savoir ce
qu'elle entend par «force». S'agit-il seulement de la «force armée»
ou recouvre-t-elle également la «contrainte non armée», et notam-
ment la coercition économique ?
Il est clair que, si l'on juge par ses effets, ce dernier type de
contrainte peut être aussi coercitif sinon plus que la contrainte
armée. Et la Charte elle-même le reconnaît en l'incluant parmi les
sanctions ou mesures coercitives du chapitre VII (art. 41). Même si,
à San Francisco, un amendement brésilien à ce qui est devenu
l'article 2, paragraphe 4, visant à y inclure expressément la coerci-
tion économique n'a pas été retenu, une interprétation téléologique
de la Charte pouvait aller dans cette direction.
Cependant, les efforts des pays du tiers monde pour consacrer une
telle interprétation au cours des deux négociations normatives
majeures des années soixante n'ont pas abouti : lors de la préparation
de la Convention de Vienne sur le droit des traités, pour l'inclure
dans la «contrainte exercée sur un Etat par la menace ou l'emploi de
la force» comme cause de nullité des traités (art. 52) 313 , et lors de la
préparation de la Déclaration de 1970 pour l'inclure sous le principe
de l'interdiction du recours à la force (à cause de la résistance
farouche des Occidentaux), bien qu'elle figure sous le principe de
non-intervention3I4.
Si les négociations pour l'élaboration de la Déclaration de 1970
ont abouti à l'exclusion de la contrainte non armée du champ
d'application de l'interdiction du recours à la force, ce champ
s'étend en revanche à la contrainte armée dans toutes ses manifesta-

si 3. Voir infra, p. 426.


314. Ce n'est pas la moindre ironie de l'histoire que, à peine trois ans après
l'adoption de la Déclaration de 1970, la même thèse soit reprise, cette fois-ci par
le secrétaire d'Etat américain Henry Kissinger au cours de la crise de l'énergie
de 1973, en brandissant la menace de recourir à la force en légitime défense
contre ce qu'il a appelé «l'étranglement économique de l'Occident», suivi par
une prolifération de littérature, surtout américaine, sur la «coercition écono-
mique». Voir, par exemple, R. Lillich (dir. pubi.), Economie Coercion and the
New International Economic Order, Charlottesville, The Michi Co., 1976.
362 Georges Abi-Saab

tions, qu'elles soient exercées par des forces régulières ou irrégu-


lières; et cela à la satisfaction des Occidentaux qui tenaient à y
inclure ce qu'ils appelaient 1'«agression indirecte» — bien que le
terme n'y figure pas, étant, avec la notion qu'il désigne, fortement
contesté par les pays socialistes d'alors et ceux du tiers monde.
Cependant, et mise à part cette dernière catégorie, la Déclaration
de 1970 ne définit pas en général les actes interdits par leurs compo-
santes matérielles, mais par leur qualification ou classification juri-
dique (guerre d'agression, représailles armées, etc.). C'est la «Défi-
nition de l'agression» qui s'attèle précisément à cette tâche et vient
compléter utilement la Déclaration à cet égard.
Fruit d'un compromis laborieux, les premières tentatives de défi-
nir l'agression remontent au début des années vingt au sein de la
Société des Nations, la résolution 3314 (XXIX) de 1974 conjugue
les deux approches possibles en la matière: l'approche deductive
dans son article 2 auquel nous reviendrons, en proposant une for-
mule générale, et l'approche inductive dans son article 3, en fournis-
sant une enumeration non exhaustive d'actes constitutifs d'agres-
sion. Ces actes remplissent par conséquent la condition préalable à
l'exercice de la légitime défense, qu'ils soient commis par les forces
régulières de l'Etat ou par des forces irrégulières.
Pour ce qui est de la première catégorie, celle des actes commis
par les forces régulières, l'article 3 cite: a) l'attaque ou l'invasion du
territoire d'un autre Etat ou son occupation même temporaire ou
toute annexion; b) le bombardement ou l'emploi de toute arme
contre le territoire d'un autre Etat; c) le blocus maritime des ports et
des côtes d'un Etat; d) l'attaque contre les forces armées, navales ou
aériennes ou l'aviation civile d'un autre Etat, même en dehors de son
territoire; e) le dépassement des limites du consentement d'un Etat
au stationnement des forces armées d'un autre Etat sur son territoire;
et/) le fait pour un Etat de permettre à un autre Etat de commettre à
partir de son territoire une agression contre un Etat tiers. A part sa
spécificité, cette liste n'apporte rien de nouveau.
En ce qui concerne les «forces irrégulières», la résolution 3314
définit ainsi les conditions dans lesquelles leur utilisation constitue-
rait un acte d'agression:

«g) l'envoi par un Etat ou en son nom de bandes ou de


groupes armés, de forces irrégulières ou de mercenaires qui se
livrent à des actes de force armée contre un autre Etat d'une
Cours général de droit international public 363

gravité telle qu'ils équivalent aux actes énumérés ci-dessus


[commis par les forces régulières] ou le fait de s'engager d'une
manière substantielle dans une telle action».
Il est à noter que la Déclaration de 1970 définit le champ d'appli-
cation de l'interdiction (ou des violations possibles) de manière plus
extensive, recouvrant la complicité passive de l'Etat qui tolère sur
son territoire la préparation d'actes de forces armées dirigés contre
un autre Etat, et a fortiori tout encouragement ou assistance aussi
minime soit-elle à de tels actes. Mais selon la «Définition de l'agres-
sion», seule la partie la plus grave de cet éventail d'actes interdits
constituerait une agression, pouvant justifier une riposte armée en
légitime défense : les forces « irrégulières » doivent être envoyées par
l'Etat ou pour son compte ou du moins cet Etat doit être impliqué
positivement et substantiellement dans les actes en question au point
de permettre qu'ils lui soient attribués; et ces actes doivent être
quantitativement d'une gravité telle qu'ils équivaudraient à une
«attaque» ou «agression armée» s'ils étaient menés par les forces
régulières de l'Etat, pour exclure les incidents isolés ou mineurs.
C'est là d'ailleurs l'interprétation suivie par la Cour internationale
de Justice dans l'affaire des Activités militaires et paramilitaires au
Nicaragua315.

2. Le dilemme de la qualification et le processus d'interaction

La spécification, somme toute prévisible, des actes constituant


une agression ne nous avance pas beaucoup vers la résolution du
sempiternel problème du recours à la guerre ou à la force en droit
international, celui de la constatation de l'agression dans un système
non organique d'auto-interprétation. Il est vrai qu'avec l'avènement
de la Charte des Nations Unies il existe, selon les termes de l'ar-
ticle 39, un organe compétent pour opérer une telle constatation.
Mais il est également vrai que pendant les premiers quarante-cinq ans
de la vie de l'Organisation, étant donné la guerre froide et le veto, le
Conseil de sécurité n'a pu opérer une telle constatation qu'une fois
seulement, dans l'affaire de Corée; et même là, il s'est limité à
constater l'invasion du Sud par le Nord, sans qualifier expressément
l'acte d'«agression» ou l'acteur d'«agresseur».

315. CU Recueil 1986, pp. 64-65, par. 116. Cf. p. 62, par. 110; p. 139,
par. 277; p. 148, par. 292 (dispositif, al. 9).
364 Georges Abi-Saab

C'est là que la «Définition de l'agression», largement critiquée


comme un replâtrage de compromis sans, ou avec peu, de «valeur
ajoutée», se révèle de grande utilité. En effet, lors de l'élaboration
de la définition, en cherchant un critère général de l'agression pour
coiffer l'énumération illustrative que nous venons de voir, trois cri-
tères ont été proposés; les deux premiers par ceux qui n'étaient pas
enthousiastes pour une définition de l'agression et qui voulaient la
cantonner dans les limites les plus étroites possibles, alors que le troi-
sième venait de ceux qui cherchaient une définition comprehensive.
Les Etats-Unis, en se basant sur l'impératif d'éviter toute velléité
de révision inconstitutionnelle de la Charte et la nécessité de préser-
ver les pouvoirs du Conseil de sécurité, ont commencé par proposer
comme seul critère la constatation discrétionnaire du Conseil; une
sorte de reconnaissance constitutive, sans laquelle, quelle que soit la
matérialité des faits et des circonstances, un acte ne saurait être qua-
lifié juridiquement d'agression.
Un tel critère qui pousse le nominalisme à l'extrême aurait sonné
le glas de la notion d'agression elle-même, étant donné l'incapacité
absolue pour le Conseil de sécurité de se prononcer jusqu'à la fin de
la guerre froide; il aurait signifié qu'il n'y avait pas eu d'agression
depuis le début des Nations Unies, sauf éventuellement en Corée. Ce
critère s'excluait de lui-même par l'absurdité de ses résultats, bien
que les pouvoirs du Conseil de sécurité aient été réservés comme on
le verra plus loin.
Un autre critère proposé par les Occidentaux était celui de l'inten-
tion motivant l'acte (comme s'il pouvait y avoir des attaques armées
inintentionnelles ou par inadvertance). C'est un critère qui aurait
ouvert la porte à un autre type de nominalisme; car il suffirait dans
ce cas à l'Etat qui recourt à la force de nier qu'il veut déclarer la
guerre ou atteindre à l'intégrité territoriale de l'Etat qu'il attaque et
d'avancer un autre motif d'apparence juridiquement respectable,
pour échapper à l'interdiction. C'est par exemple ce qu'ont tenté de
faire les Anglais et les Français aux Nations Unies lors de l'agres-
sion tripartite contre l'Egypte en 1956, en prétendant qu'ils n'inter-
venaient pas contre l'Egypte, mais en tant que police internationale
de fait, pour isoler et protéger un cours d'eau essentiel au commerce
international.
Evidemment, ce critère ouvre une voie facile à tous les abus et
permet de réintroduire toutes les «mesures en deçà de la guerre»
d'avant la Charte comme exceptions à l'interdiction (par exemple,
Cours général de droit international public 365

les représailles, l'intervention humanitaire, etc.); en d'autres termes,


un retour à l'interdiction de la «guerre» plutôt que de la «menace
ou recours à la force» de l'article 2, paragraphe 4. Et c'est la raison
pour laquelle ce critère ne pouvait être retenu.
Le troisième et dernier critère était celui de Vantériorité, avancé
par les pays du tiers monde, avec le soutien des pays de l'Est. Deux
arguments de taille ont été avancés en sa faveur. Le premier, de poli-
tique législative, est qu'en l'absence d'un mécanisme ou d'une pro-
cédure fiable de constatation (ou dans un système d'auto-interpréta-
tion de fait, vue la paralysie du Conseil de sécurité), nous avons
besoin de critères simples et objectifs, et non discrétionnaires. Le
second argument s'appuie sur la simple interprétation de la Charte
selon le sens clair des textes. Le recours individuel à la force (en
écartant l'exception d'intérêt purement historique des Etats ex-enne-
mis et en réservant pour le moment la question de l'existence
d'autres exceptions éventuelles à la règle) ne peut être qu'une viola-
tion de la règle de l'article 2, paragraphe 4, ou un exercice du droit
de légitime défense conformément à l'article 51. Or, ce dernier
article préserve ce droit exceptionnel «dans le cas où un Membre
des Nations Unies est l'objet d'une agression armée» (le texte
anglais — original — est plus explicite encore: «if an armed attack
occurs»); en d'autres termes, il existe en tant que réponse ou réac-
tion à l'agression ou à l'attaque armée. Logiquement donc, l'agres-
sion armée, qui est la violation la plus caractérisée et la plus grave de
l'interdiction, implique nécessairement l'initiative du recours à la force.
C'est finalement ce critère simple et logique qui fut adopté dans
l'article 2 de la «Définition»:
«L'emploi de la force armée en violation de la Charte par un
Etat agissant le premier constitue la preuve suffisante à pre-
mière vue d'un acte d'agression...»316
Cependant, les pouvoirs du Conseil de sécurité sont préservés par
le second membre de phrase de cet article :
«bien que le Conseil de sécurité puisse conclure, conformé-
ment à la Charte, qu'établir qu'un acte d'agression a été com-
mis ne serait pas justifié compte tenu des autres circonstances

316. Le texte anglais original est plus clair: «The first use of armed force by
a State in contravention of the Charter shall constitute a prima facie evidence of
an act of aggression. »
366 Georges Abi-Saab

pertinentes, y compris le fait que les actes en cause ou leurs


conséquences ne sont pas d'une gravité suffisante»317.
Malgré la maladresse de sa formulation, ce qui n'est pas étonnant
dans un texte résultant d'un compromis laborieux, cet article consti-
tue un apport majeur à la clarification de deux des aspects les plus
fondamentaux mais aussi les plus controversés de la problématique
du recours à la force en droit international.
La première contribution se rapporte au processus d'interaction. Il
est vrai que si la procédure de constatation prévue par l'article 39 de
la Charte est suivie, l'apport de la «Définition» se réduit à peu de
chose; car le Conseil de sécurité peut ajouter à la liste illustrative
d'actes d'agression de l'article 3, comme il peut exclure des actes
qui correspondent à la définition générale de l'article 2, notamment
s'ils sont qualitativement de gravité ou de conséquence mineure pour
justifier une telle qualification. Mais le problème reste que le Conseil
n'a presque jamais effectué une telle constatation. Et, même après la
guerre du Golfe, il n'est pas sûr qu'à l'avenir il le fera plus souvent.
En l'absence d'une telle constatation, ce qui était la règle presque
absolue, chacun des protagonistes campait sur sa position et nous
retombions dans le syndrome de l'auto-interprétation. Or, la grande
percée de la «Définition» est d'établir précisément dans ce cas une
présomption relative ou prima facie permettant d'identifier l'agres-
seur comme celui qui a tiré le premier. Cette présomption, bien que
relative, est opposable à tous les Etats et à toutes les instances car
elle n'est refutable que par le Conseil de sécurité; et tant que le
Conseil ne s'est pas prononcé, elle fait fonction de constatation.
La seconde contribution de la «Définition» est d'invalider radica-
lement toute velléité d'échafauder juridiquement une théorie de
«légitime défense préventive», qui s'exercerait préemptivement ou
en premier lieu, comme nous le verrons plus loin.

3. Les conséquences juridiques du recours à la force

Les conséquences juridiques de la violation de la règle, notam-


ment dans sa forme la plus grave d'agression, peuvent être groupées
en deux catégories: les conséquences de l'acte en tant que tel et les
conséquences par rapport à ses séquelles éventuelles.

317. De même, l'article 4 spécifie que l'énumération de l'article 3 n'est pas


«limitative» et que le Conseil peut qualifier d'autres actes d'«agression».
Cours général de droit international public 367

En ce qui concerne les conséquences de l'acte en soi, en tant que


violation d'une règle de droit, celui-ci engage la responsabilité inter-
nationale de son auteur. Et comme il s'agit d'une violation d'une
norme fondamentale du droit international, dont le caractère jus
cogens est unanimement reconnu, cet acte constitue un « crime inter-
national», c'est-à-dire qu'il déclenche le régime de responsabilité
aggravée examiné plus haut318. Par ailleurs, l'article 19 de la pre-
mière partie du projet d'articles de la Commission du droit interna-
tional sur la responsabilité internationale (projet Ago) donne l'agres-
sion comme un des exemples spécifiques de ces crimes. De même,
aussi bien la résolution 2625 que la «Définition de l'agression»
(art. 5, par. 2) qualifient la «guerre d'agression» de «crime contre la
paix».
Cette responsabilité aggravée est engagée non seulement vis-à-vis
de la victime, mais également à l'égard de la communauté interna-
tionale, c'est-à-dire qu'elle produit des effets erga omnes. De plus,
elle n'engage pas seulement l'Etat agresseur, mais également,
comme l'indique le terme même de «crime contre la paix», la res-
ponsabilité pénale des individus qui l'ont planifiée et perpétrée en
tant qu'organes de cet Etat.
L'agression armée une fois exécutée ouvre également la voie à la
prise de contre-mesures : au niveau individuel en tant que condition
préalable à l'exercice du droit de légitime défense individuelle ou
collective, mais également au niveau collectif en la forme d'appli-
cation des sanctions stricto sensu, c'est-à-dire les mesures de
contrainte non armée ou armée, ordonnées par le Conseil de sécurité
sur la base du chapitre VII de la Charte. A la différence de la légi-
time défense, ces dernières mesures peuvent être prises préventive-
ment, avant que l'agression ne se produise, si le Conseil de sécurité
considère qu'il existe une «menace contre la paix», car il s'agit là
d'une action de la communauté internationale et non d'une partie
agissant sur sa propre «auto-interprétation» des intentions de son
adversaire.
En ce qui concerne les séquelles de la menace ou de l'emploi de
la force, il s'agit essentiellement de l'occupation ou de l'annexion de
territoires. Tant la résolution 2625 que la «Définition de l'agres-
sion» interdisent l'occupation. La «Définiton» va plus loin en
considérant comme acte d'agression en soi:

318. Voir supra, p. 289.


368 Georges Abi-Saab

«Toute occupation militaire, même temporaire, résultant


d'une telle invasion ou d'une telle attaque [du territoire d'un
Etat par les forces armées d'un autre Etat] ou toute annexion
par l'emploi de la force du territoire ou d'une partie du terri-
toire d'un Etat.»

En d'autres termes, toute occupation même temporaire, et quelle que


soit la justification, constitue une «agression permanente», exposant
son auteur, aussi longtemps qu'elle dure et à n'importe quel
moment, à l'exercice par l'Etat occupé de son droit de légitime
défense individuel ou collectif, ainsi qu'aux sanctions des Nations
Unies ; même si ces réactions ou contre-mesures tardent à venir.
Cela s'applique a fortiori à l'annexion, qui est une prétention de
droit et non seulement de fait comme l'occupation. En conséquence,
et au-delà des autres obligations erga omnes que l'acte même du
recours à la force fait naître à la charge des tiers, une obligation plus
spécifique impose la «non-reconnaissance» de toute situation issue
d'un tel emploi de la force, comme le précise bien l'article 5, para-
graphe 3, de la «Définition de l'agression»:
«Aucune acquisition territoriale ni aucun avantage spécial
résultant d'une agression ne sont licites ni ne seront reconnus
comme tels. »
Ce texte doit être lu à la lumière de l'article 3, lettre a), qui consi-
dère que l'occupation ou l'annexion constituent en elles-mêmes une
agression qui se perpétue ainsi dans le temps.

///. L'interdiction du recours à la force: l'exception

1. La place de la légitime défense dans l'économie de la Charte

Après la disparition des reliques de la seconde guerre mondiale, à


savoir la catégorie des «Etats ex-ennemis» (articles 107 et 53 de la
Charte), il ne reste dans la Charte qu'une seule et unique exception
au principe fondamental de l'interdiction de la menace ou du recours
à la force: le droit de légitime défense. Rappelons-nous que la
«défense» a toujours été considérée comme une «juste cause» de la
guerre. Mais au XIXe siècle et au début du XXe, avec la théorie de
l'indifférence, qui considère la guerre comme une compétence dis-
crétionnaire de l'Etat, la légitime défense devient une espèce ou une
Cours general de droit international public 369

application particulière de cette compétence générique, ou plus


hypocritement de la règle ou faculté générale d'autoprotection (self-
help).
Même dans ce système permissif, la légitime défense pouvait
remplir deux fonctions, comme justification morale ou rhétorique du
recours à la guerre ou pour signifier à l'autre partie qu'il s'agit d'un
recours à la force ponctuel et limité, d'une «mesure en deçà de la
guerre » (measure short of war), sans vouloir déclencher une guerre
généralisée319.
Tant que la légitime défense n'était qu'une application spécifique
d'une liberté ou d'une règle plus générale, il n'était pas nécessaire
de définir ses limites de manière précise, car on pouvait de toute
façon aller plus loin. Ses limites se confondaient ainsi, en dernière
analyse, avec celles du recours à la force tout court, limites qui
n'existaient pas en fait.
Avec l'avènement de la Charte et l'impératif catégorique de
l'article 2, paragraphe 4, interdisant tout recours à la force, la légi-
time défense devient une véritable exception, qui doit donc être défi-
nie et circonscrite de manière claire et précise; car en tant qu'excep-
tion elle doit être interprétée strictement. C'est ce que propose de
faire l'article 51 qui stipule:
«Aucune disposition de ia présente Charte ne porte atteinte
au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective,
dans le cas où un Membre des Nations Unies est l'objet d'une
agression armée, jusqu'à ce que le Conseil de sécurité ait pris
les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité
internationales. Les mesures prises par des Membres dans
l'exercice de ce droit de légitime défense sont immédiatement
portées à la connaissance du Conseil de sécurité et n'affectent
en rien le pouvoir et le devoir qu'a le Conseil, en vertu de la
présente Charte, d'agir à tout moment de la manière qu'il juge
nécessaire pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité inter-
nationales. »
Cet article est formulé en tant que clause de sauvegarde du droit

319. Si cette mesure est prise par une partie forte contre une partie faible,
cette dernière acquiesçait d'habitude à cette qualification juridique pour en limi-
ter les dégâts ; autrement, elle n'était pas liée par cette qualification juridique de
l'acte de belligérance perpétré contre elle, et pouvait pour sa part le considérer
comme inaugurant un «état de guerre» entre elles.
370 Georges Abi-Saab

préexistant qui est qualifié de « naturel » {inherent, en anglais) ; mais


il est évidemment sauvegardé seulement dans la mesure où il n'est
pas modifié ou circonscrit davantage par le texte lui-même. En effet,
la grande préoccupation de l'article, comme elle apparaît de sa
teneur, est d'intégrer ce droit préexistant dans la structure logique et
les mécanismes de la Charte; d'où les précisions institutionnelles
suivantes :
a) l'obligation de porter immédiatement toute mesure prise en légi-
time défense à la connaissance du Conseil de sécurité ;
b) le caractère «provisoire» de l'exercice de ce droit «jusqu'à ce
que le Conseil agisse » ; et enfin
c) la continuité et la primauté de la compétence du Conseil de sécu-
rité pour agir à tout moment «de la manière qu'il juge néces-
saire pour maintenir ou réétablir la paix et la sécurité internatio-
nales».
En revanche, l'article ne définit pas les conditions substantielles
de l'exercice de ce droit, sauf une, de taille il est vrai, à savoir la
condition qu'elle ne peut être exercée que si l'Etat est l'«objet d'une
agression armée» (la version originale anglaise est plus claire et
incisive: «if an armed attack occurs»).
Pour ce qui est des autres conditions substantielles telle la propor-
tionnalité, le texte renvoie, sans le dire explicitement, à la coutume
préexistante. Cela a permis à la Cour, dans l'affaire des Activités
militaires et paramilitaires au Nicaragua, d'affirmer l'existence de
la norme à la fois dans la Charte et en droit coutumier en se basant
inter alia sur leur complémentarité 32°.

2. Les conditions d'exercice et les limites


de la légitime défense

Afin d'identifier les conditions dans lesquelles le droit de légitime


défense, tel qu'il est refaçonné par la Charte, peut être exercé, nous
pouvons suivre la quadruple classification des limites de toute com-
pétence ou faculté juridique, dans l'espace et dans le temps et quant
à la matière et à la personne.
Evidemment, chaque limite ou condition se prête à maintes inter-
prétations. Il n'y a pas lieu ici de les prendre toutes en considération,

320. Voir supra, p. 200.


Cours général de droit international public 371

bien que nous retrouverons certaines d'entre elles en évaluant par la


suite la validité et les effets des attaques conjuguées contre le prin-
cipe de l'interdiction du recours à la force.

a) Limites ratione materiae


Le grand mérite et la grande innovation de la Charte c'est de défi-
nir clairement et limitativement, dans l'article 51, les circonstances
de «nécessité et d'urgence» qui justifient le recours individuel à la
force en légitime défense: 1'«agression armée».
Ce texte on ne peut plus clair est encore plus incisif dans sa ver-
sion originale anglaise: «if an armed attack occurs». Le «si»
conditionnel démontre qu'il s'agit bien d'une condition préalable
(condition precedent), qui doit être remplie avant que l'on puisse
exercer le droit.
La légitime défense est ainsi une réaction ou une riposte à une
action matérialisée, en cours ou du moins à un début d'exécution;
mais pas avant. Ce qui exclut, comme contradiction dans les
termes, toute légitime défense «offensive», «préventive» ou encore
«preemptive», qui n'est en réalité qu'une agression camouflée en
légitime défense si l'on suit l'article 2 de la «Définition de l'agres-
sion ».
En ce qui concerne la réaction ou la riposte elle-même, elle doit
être, selon le droit international général, «nécessaire et proportion-
nelle». Nécessaire veut dire ici «dans la mesure nécessaire» pour
arrêter et repousser l'agression, mais pas plus. C'est là le but de la
légitime défense, sa seule justification et sa limite en même temps.
Si elle va au-delà, par exemple pour infliger une punition à l'agres-
seur, elle se transforme en représailles armées, tombant ainsi sous la
prohibition de l'article 2, paragraphe 4, de la Charte.
La force utilisée en légitime défense doit en conséquence être pro-
portionnelle, ou plutôt elle ne doit pas être disproportionnée par rap-
port à l'agression elle-même et aux moyens utilisés pour la perpétrer.
Autrement, elle dépassera sa fonction d'arrêter et de repousser
l'agression et changera de qualification juridique.

b) Limites ratione loci


Evidemment, l'Etat agressé peut riposter par la force sur son
propre territoire ainsi que dans les espaces communs, telle la haute
mer. Peut-il porter sa riposte sur le territoire de l'agresseur? Ques-
372 Georges Abi-Saab

don controversée; mais même en cas de réponse positive elle doit


être circonscrite par une exigence stricte de nécessité, par exemple
des bombardements ou des incursions visant exclusivement à arrêter
ou à repousser l'agression en cours. Mais elle ne peut en aucun cas
se transformer en occupation prolongée, ou a fortiori en annexion,
sous peine de devenir elle-même une «agression armée», selon
l'article 3, lettre a), de la «Définition de l'agression».
L'Etat agressé peut-il porter sa riposte armée sur le territoire d'un
tiers Etat? Là, la réponse ne peut être que négative, malgré ce que
prétendent certains quant à l'existence d'un droit de poursuite. Car
l'Etat tiers est soit un allié actif de l'agresseur, en lui permettant
d'utiliser son territoire pour perpétrer son acte, et dans ce cas il est
coagresseur (résolution 3314), soit il est en dehors de l'affaire et
toute atteinte à son territoire constitue elle-même une agression de
quelque côté qu'elle vienne.

c) Limites ratione temporis

Nous avons vu que l'exercice de la légitime défense est soumis à


une condition préalable, l'agression armée, qui est un fait matériel et
non seulement la perception d'une menace. C'est seulement à partir
du moment où une telle agression commence à se dérouler ou qu'un
début d'exécution peut être matériellement constaté que l'Etat
agressé peut recourir à la force en légitime défense.
Pour ce qui est du terme de cet exercice, deux questions méritent
d'être mentionnées. Le langage de la Charte représente l'exercice de
la légitime défense comme une mesure provisoire et exceptionnelle
d'«autoprotection»: «jusqu'à ce que le Conseil de sécurité ait pris
les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité interna-
tionales». Mais la Charte ne spécifie pas pour autant ce qu'elle
entend par ces «mesures nécessaires».
Le terme «mesures» indique qu'il s'agit des décisions prises dans
le cadre du chapitre VII. Mais, même là, il est légitime de se deman-
der si toutes mesures prises par le Conseil dans le cadre de ce cha-
pitre, qu'elles soient de celles de l'article 40 (mesures provisoires),
41 (mesures de contrainte non armée) ou 42 (mesures de contrainte
armée), mettraient fin au droit d'exercer la légitime défense. Si la
réponse est clairement positive pour les mesures de l'article 42 et
très probablement la même pour celles de l'article 41, elle reste
incertaine pour ce qui est des mesures provisoires.
Cours general de droit international public 373

La seconde question concerne la possibilité d'une «riposte diffé-


rée» de la part de l'Etat agressé, ou en d'autres termes la question de
savoir si l'exercice de la légitime défense doit être «immédiat». La
réponse est positive si l'agression n'est qu'un acte ponctuel, tels une
incursion ou un bombardement; car, une fois terminé, il n'y a plus
lieu d'exercer la légitime défense, et toute riposte après le fait n'est
qu'acte de représailles.
En revanche, si l'agression se perpétue sous forme d'occupation, qui
est considérée en tant que telle comme une agression, l'Etat qui n'était
pas en mesure de se défendre quand il a été agressé ne perd pas son
droit de riposter par la force quand il acquiert les moyens de le faire ;
à deux conditions cependant: que l'agression se perpétue par l'occu-
pation et tant que le Conseil de sécurité n'a pas pris les «mesures
nécessaires » pour repousser l'agression et rétablir le statu quo ante.

d) Limites ratione personae

La Charte a innové ici encore en introduisant la notion de « légi-


time défense collective».
L'affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua a
fourni à la Cour internationale de Justice l'occasion d'exposer les
conditions spécifiques de l'exercice de cette variété de légitime
défense par le tiers qui vient à l'aide de la victime d'une agression.
Elles sont au nombre de deux: que la victime se considère et
déclare, au moment des faits, qu'elle est l'objet d'une agression
armée et qu'elle invite le tiers à venir, ou consente à ce qu'il vienne,
à son aide321.
La Cour précise également à cette occasion que le droit n'admet
pas, parallèlement à la légitime défense collective, des contre-
mesures collectives impliquant l'emploi de la force en riposte à une
intervention en deçà d'une agression armée322.

3. Existe-t-il d'autres exceptions ?

Comme il a été déjà dit, la Charte ne reconnaît qu'une seule


exception structurelle au principe constitutif de l'interdiction du
recours à la force. Diverses autres échappatoires ont été proposées

321. CU Recueil 1986, pp. 103-105, par. 195-199.


322. Ibid., p. 127, par. 249.
374 Georges Abi-Saab

par ceux qui défendent une attitude plus permissive quant au recours
individuel à la force. Ces échappatoires sont pour la plupart des
extensions, parfois sans limite et presque toujours de prime abord
inadmissibles, de la légitime défense. Procédant d'habitude d'une
interprétation ultra-extensive de la légitime défense, le raisonnement
change fréquemment, au milieu du parcours, pour déboucher sur une
autre base de justification.
Dans beaucoup de ces cas, il s'agit en réalité de représailles
armées déguisées en légitime défense, en l'absence d'une des condi-
tions, ou au mépris d'une des limites, de l'exercice de ce droit. Cer-
tains de leurs partisans continuent à les qualifier de légitime défense
tout en invoquant en même temps et pour les mêmes actes les
«représailles» comme base légitime et indépendante d'intervention
militaire; et cela malgré le texte clair de l'article 2, paragraphe 4, de
la Charte et la mention expresse des représailles dans la Déclaration
de 1970 parmi les formes interdites du recours à la force aux termes
de cet article.
Il en est de même, pour ce qui est du «droit de poursuite», qu'on
invoque comme base autonome (par la fausse analogie avec le droit
de la mer, bien qu'il n'existe juridiquement que dans ce contexte et
dans des conditions limitativement spécifiées), tout en le représen-
tant comme une espèce de légitime défense au mépris de plusieurs
de ses limites (sur le territoire d'un tiers Etat, après le fait, d'habi-
tude en riposte à des actes indivuduels n'atteignant pas le seuil
d'agression armée). Pour ne pas mentionner les «attaques contre les
sanctuaires des terroristes», une justification des plus ténues en elle-
même ou par rapport à la légitime défense; ou, plus fantaisistes
encore, «les attaques contre les trafiquants de drogue».
Enfin, la «défense des citoyens à l'étranger» est pour certains de
la légitime défense (au mépris des limites ratione loci et ratione
materiae), pour d'autres une exception autonome et pour d'autres
encore une «intervention d'humanité».
En passant de la légitime défense à l'intervention d'humanité,
nous changeons cependant de logique juridique, de celle d'une
action entreprise uti singulus à celle d'une action uti universas ou au
nom de la communauté, comme si l'Etat agissait comme son manda-
taire ou son agent d'exécution. Cependant, il s'agit là d'une qualité
et d'un mandat que l'Etat ne peut s'arroger unilatéralement.
Il est vrai qu'avec la tendance vers la hiérarchisation des normes
et l'émergence d'obligations erga omnes les Etats ont acquis une
Cours general de droit international public 375

qualité pour agir en vue de la sauvegarde des normes fondamentales.


Mais même si les Etats agissant individuellement peuvent ainsi
prendre dans certaines circonstances des contre-mesures pour
défendre l'intérêt général, celles-ci ne peuvent atteindre le seuil du
recours à la force. La Cour l'a par ailleurs indiqué clairement, bien
qu'indirectement, dans l'affaire des Activités militaires et paramili-
taires au Nicaragua323.
Ainsi, tout recours à la force sous la bannière de la défense
de 1'«humanité», des «droits de l'homme» ou de la «démocratie»,
c'est-à-dire au nom de la communauté internationale et pour proté-
ger ses valeurs et ses intérêts collectifs, ne peut se faire sans mandat
explicite des institutions représentant cette communauté, c'est-à-dire
des organes des Nations Unies et plus spécifiquement du Conseil de
sécurité (et non pas d'une organisation régionale quelle qu'elle soit).
Et comme nous l'avons vu, le Conseil n'a octroyé un tel mandat que
là où il a pu qualifier les violations des valeurs et des intérêts collec-
tifs de «menaces contre la paix», c'est-à-dire à travers leurs inci-
dences sur le maintien de la paix et de la sécurité internationales.

IV. Le droit à l'épreuve des faits ou la thèse


de l'érosion du principe

Il serait irréaliste de prétendre que depuis 1945 le principe de


l'interdiction du recours à la force a été scrupuleusement suivi dans
la pratique. En effet, toutes les tentatives mentionnées ci-dessus et
visant à diluer ce principe ont été faites dans le sillage d'une pra-
tique incertaine et assez hétérogène et comme justification de la dis-
position de certaines puissances à recourir facilement aux armes,
notamment face à la paralysie quasi totale du Conseil de sécurité
pendant la longue période de la guerre froide.
Leur raisonnement peut être globalement résumé comme suit: les
limites strictes introduites par la Charte à la faculté des Etats de
recourir à la force présupposent le passage d'un système d'autopro-
tection à un système efficace de sécurité collective ; système qui ne
s'est pas matérialisé dans les faits. Les Etats ont donc repris leur
liberté de se défendre individuellement ou à travers des alliances en
dehors des Nations Unies. Il était inévitable, par conséquent, que
s'ensuivent un assouplissement et une relativisation correspondants

323. CU Recueil 1986, p. 127, par. 249.


376 Georges Abi-Saab

des limites de la prohibition. Et cela d'autant plus que la Charte a été


rédigée sans prendre en considération l'arme nucléaire qui est adve-
nue après sa signature. L'argument conclut que, par conséquent et à
travers la pratique subséquente, le principe de l'interdiction du
recours à la force a été adapté à cette nouvelle donne, par l'élargis-
sement des limites de la légitime défense et l'introduction (ou la
résurrection) de certaines nouvelles exceptions.
Dans quelle mesure peut-on accepter un tel raisonnement ? Avant
de se pencher sur la signification de la « pratique subséquente », une
remarque méthodologique s'impose. Il est vrai que le droit ne peut
exister in vacuo et qu'il subit nécessairement l'influence des change-
ments dans son environnement. Mais l'adaptation du droit à ces
changements n'est pas automatique, car elle doit s'effectuer à travers
les mécanismes de transformation juridique. Il est également vrai
que cette transformation peut se produire informellement, à travers
une relecture des textes et une perception renouvelée des normes à
condition qu'elle soit largement partagée parmi les sujets du droit.
Si nous cherchons cependant à savoir si une telle perception
renouvelée du principe de l'interdiction du recours à la force s'est
propagée dans la communauté internationale, nous trouverons que
chaque fois qu'un effort a été fait pour capter et formuler la percep-
tion partagée du principe, par exemple à travers l'élaboration de la
Déclaration des principes de 1970 ou la «Définition de l'agression»
de 1974, le résultat, loin de diluer la prohibition et ses limites, est
allé au contraire dans le sens de leur renforcement par une réaffirma-
tion vigoureuse et une élaboration beaucoup plus spécifique, révélant
ainsi une opinio juris fortement attachée à la vision initiale et au
texte clair de la Charte.
Quid alors de la « pratique subséquente » ?
Il faut d'abord préciser ce qu'on entend ici par «pratique». La
pratique est une matière première, un magma, qui acquiert sa signi-
fication de la manière dont elle est perçue et reçue en société. Pas
n'importe quel acte entrepris par un Etat ou une autre entité établit
une pratique. Car la pratique internationale pertinente est celle qui
résulte de l'interaction sociale autour de cet acte, c'est-à-dire de la
réception ou de la réaction de la communauté face à l'acte et l'éva-
luation juridique de l'acte qui s'en dégage: si elle est perçue comme
compatible avec les règles ou comme une violation de celles-ci.
Autrement, si la pratique est simplement le comportement individuel
des sujets de droit, il n'y aurait plus de droit, car chaque acte gêné-
Cours général de droit international public ¥11

rerait ou produirait dans son sillage un droit à son image, qui serait
modifié à son tour par l'acte suivant.
Dans cette perspective, quelle est alors la pratique internationale
en la matière? En premier lieu, il n'existe pas une pratique permis-
sive généralisée. Cette tendance est limitée à peu d'Etats, presque
toujours les mêmes, et on ne peut pas généraliser à partir d'une telle
base étroite.
Ce comportement, même s'il est sélectif et partiel, peut-il du
moins être «destructif» du principe, en révélant l'absence d'une
opinio juris généralisée le soutenant? Tout d'abord il s'agit là de
normes conventionnelles, car Figurant dans la Charte. Mais même si
l'on s'en tient au droit international général, cet argument ne porte
pas. Car — et c'est là l'un des apports majeurs de l'affaire des Acti-
vités militaires et paramilitaires au Nicaragua, mettant l'hypocrisie
au service du droit — si les Etats qui commettent les violations ne se
justifient pas sur la base de l'absence ou de la disparition du prin-
cipe, mais en se prévalant de certaines justifications ou exceptions
découlant de leur interprétation de ce principe, même si cette inter-
prétation n'est pas acceptable, le comportement de ces Etats, loin
d'affaiblir le principe, le consolide en rafermissant Yopinio juris
quant à son obligatoriété324.
Quant à la réaction aux violations, s'il est vrai qu'il n'y a pas tou-
jours eu condamnation collective chaque fois qu'une telle violation a
eu lieu325, il est également vrai qu'il y a eu suffisamment de com-
damnations de cas de violations, davantage à l'Assemblée générale

324. CU Recueil 1986, p. 98, par. 186. La Cour commence par une déclara-
tion générale :
«La Cour ne pense pas que, pour qu'une règle soit coutumièrement éta-
blie, la pratique correspondante doive être rigoureusement conforme à cette
règle. Il lui paraît suffisant, pour déduire l'existence de règles coutumières,
que les Etats y conforment leur conduite d'une manière générale et qu'ils
traitent eux-mêmes les comportements non conformes à la règle en question
comme des violations de celle-ci et non pas comme des manifestations de la
reconnaissance d'une règle nouvelle.»
Elle poursuit en développant l'argument spécifique mentionné dans le texte:
«Si un Etat agit d'une manière apparemment inconciliable avec une règle
reconnue, mais défend sa conduite en invoquant des exceptions ou justifica-
tions contenues dans la règle elle-même, il en résulte une confirmation plu-
tôt qu'un affaiblissement de la règle, et cela que l'attitude de cet Etat puisse
ou non se justifier en fait sur cette base. »
325. Il faut préciser qu'il y a toujours des réactions individuelles; mais
celles-ci, à moins qu'elles ne soient très nombreuses, peuvent être contrées sous
prétexte qu'elles ne font que révéler une divergence d'interprétation.
378 Georges Abi-Saab

(y compris maintes fois des condamnations des superpuissances)


qu'au Conseil de sécurité en raison du veto; suffisamment pour éta-
blir la continuité et la fermeté de Y opinio juris. En effet, chaque fois
qu'une décision s'est avérée possible, elle était pour condamner,
jamais pour justifier ou accepter l'acte constituant la violation.
L'alternative à la condamnation était l'absence de décision. Mais
l'absence de condamnation ne signifie pas «approbation».
Si les Etats qui commettent ces écarts n'ont pas réussi à détruire
ou à affaiblir le principe, peuvent-ils du moins se prévaloir du statut
d'«objecteur tenace» (persistent objector), pour se tenir à l'écart de
son champ d'application? Pour qu'un Etat puisse se prévaloir de ce
statut, il doit avoir contesté l'émergence d'une règle coutumière dès
son origine et continuer à le faire sans relâche. Ce n'est évidemment
pas le cas des Etats ici en question, qui, en tant que membres des
Nations Unies, avaient accepté conventionnellement ce principe
dans un traité de la plus haute importance, qui est la Charte.
De toute manière, ni l'argument de l'érosion ni celui de l'objec-
teur tenace ne peut prévaloir face à ce principe en particulier, car s'il
y a unanimité sur le caractère;'!« cogens d'une seule règle du droit
international, c'est sur celle-ci. Et, pour une règle jus cogens, une
érosion totale ou partielle est presque impossible, car elle ne peut
être modifiée que par une nouvelle règle ayant le même caractère,
c'est-à-dire qu'elle soit reconnue et acceptée en tant que règle jus
cogens par la communauté internationale des Etats dans son
ensemble.
En fin de compte, la Charte nous fournit un système simple et
limpide, qui de plus est complet et symétrique du point de vue
logique. Essayer de le diluer, d'ouvir des brèches et de rendre
ambigu ce qui est clair et hermétique, équivaut en fait à rejeter le
rôle du droit en la matière en le réduisant à une simple rhétorique de
justification, sans aucune prise réelle sur les faits. Car, en ce
domaine, il n'y a pas de solution intermédiaire: soit il existe un sys-
tème normatif, et dans ce cas il doit être apte à remplir sa tâche, soit
il n'y a pas de système du tout.
Il est vrai que les mécanismes institutionnels des Nations Unies
ne se sont pas révélés à la hauteur de l'édifice normatif de la Charte.
Mais, face à ce décalage, il est de loin préférable, du point de vue du
système et même de la sécurité individuelle des Etats, d'essayer de
faire respecter les normes, même en l'absence de mécanismes cen-
tralisés efficaces, en constatant les violations individuellement et
Cours general de droit international public 379

collectivement et en agissant en conséquence; et surtout, en profitant


de toutes les conjonctures pour mettre sur pied ou développer, pièce
par pièce et progressivement, des mécanismes d'exécution pour
épauler les normes, plutôt que de les eroder au niveau des méca-
nismes non opérants, c'est-à-dire à rien.
380

CHAPITRE XII

LES PRINCIPES CONSTITUTIFS :


III. LE PRINCIPE DE LA NON-INTERVENTION

La conséquence juridique principale du principe structurel de


l'égalité souveraine est d'imposer à chaque Etat une obligation géné-
rale de respecter la souveraineté des autres, autrement dit de ne pas
empiéter sur les sphères spatiale et fonctionnelle de cette souverai-
neté. La manifestation la plus flagrante d'un tel empiétement est le
recours à la force, mais elle n'est pas la seule; car il existe d'autres
formes moins caractérisées d'empiétement qui varient quant à leur
visibilité et intensité. C'est précisément le reste de ce continuum au-
delà du recours à la force que recouvre le principe de non-interven-
tion. Dans ce sens, le principe est donc inhérent à la logique même
du système.

/. Les origines et les manifestations historiques


du principe

Historiquement, on peut trouver des allusions plus ou moins


directes au principe chez Grotius et même chez Vitoria; mais c'est
seulement chez Vattel qu'il émerge pour la première fois de manière
claire. Le processus de son élaboration menant à sa formule actuelle
commence en Europe dès le début du XIXe siècle en réaction aux
visées hégémoniques de la Sainte Alliance après les guerres napoléo-
niennes pour imposer une légitimité monarchique et antidémocra-
tique.
De même, sur le continent américain, le principe s'affirme avec la
doctrine Monroe, suscitée également par des visées de restauration
coloniale de la part de la même Sainte Alliance, avant que cette
doctrine ne se transforme elle-même en doctrine interventionniste,
proclamant l'hémisphère américain chasse gardée ou zone exclusive
d'intervention. C'est surtout sur le continent américain que le principe
s'affirme et s'affine par étapes, reflétant l'évolution des rapports Nord-
Sud (les doctrines Calvo et Drago, la politique de «bon voisinage»
de Roosevelt, les différentes formulations du principe dans les ins-
truments juridiques adoptés dans le cadre panaméricain, etc.).
Cours general de droit international public 381

Au début, et en fait jusqu'à la Charte, la teneur et le champ


d'application du principe se confondaient largement avec la problé-
matique du recours à la force; confusion qui persiste chez certains
jusqu'à ce jour. La distinction entre les deux, si distinction il y avait,
n'était pas tant dans les moyens utilisés — «intervention» étant
généralement perçue grosso modo comme « intervention armée » —
que dans le contexte et la justification de leur utilisation. En effet,
sous l'empire de la «théorie de l'indifférence», l'Etat était considéré
libre de recourir à la guerre. Mais ce recours entraînait le change-
ment du régime juridique, s'appliquant à ses rapports avec l'adver-
saire et les tiers, du droit de la paix au droit de la guerre et de la neu-
tralité. L'Etat ne pouvait pas commettre des «actes de guerre» ou de
force sans déclencher un «état de guerre», sauf dans certains
contextes précis où les mesures de contrainte étaient censées servir
un but limité, sans véhiculer un « animus belligerendi » généralisé. Il
s'agit de ce qu'on appelait en anglais measures short of war, qui
étaient considérées comme permises en droit, dans des limites bien
définies, telles les représailles. Ces mesures «en deçà de la guerre»
se confondaient largement avec ce qu'on considérait comme des
«interventions licites».
Dans ce système, le principe se limite alors à interdire l'interven-
tion en dehors de ces cas, par la force ou éventuellement par d'autres
moyens de contrainte; bien que les Etats pouvaient simplement
ignorer ces limites en passant à l'échelon supérieur de la guerre.
C'est ce qui explique l'importance donnée dans la littérature clas-
sique dans le traitement du principe presque exclusivement à ce
qu'elle appelait ses exceptions, les cas d'«interventions licites» 326 .
Ces cas varient d'un auteur à un autre, avec un dénominateur com-
mun: l'intervention consentie ou par invitation, la protection des
nationaux, l'intervention humanitaire. Viennent s'y ajouter, selon
l'auteur, en plus de la légitime défense, soit, génériquement, les
«sanctions», soit, plus spécifiquement, les représailles et surtout
divers moyens d'exécution forcée des droits, tels les bombarde-
ments, le «blocus pacifique» ou même l'occupation et l'installation
de contrôles financiers pour recouvrement des dettes.
Ainsi défini, le principe laisse peu de marge pour des manifesta-

326. Terme et catégories que nous pouvons trouver jusque dans la littérature
contemporaine. Voir par exemple Ch. Rousseau, Droit international public,
vol. IV, Paris, Sirey, 1980, p. 46.
382 Georges Abi-Saab

tions d'intervention qui n'impliquent pas une menace ou un recours


à la force ; à une exception notable près, la « reconnaissance préma-
turée», avec son exemple classique de la reconnaissance hâtive par
les Etats-Unis d'Amérique de la sécession panaméenne de la Colom-
bie en 1903327.

//. Le champ d'application du principe


dans le système de la Charte

La Charte ne mentionne pas le principe de la non-intervention


directement, mais seulement dans le contexte particulier de l'article 2,
paragraphe 7, qui interdit l'intervention de l'Organisation «dans les
affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale
[domestic jurisdiction] d'un Etat». Il n'y a donc pas mention
expresse dans la Charte de l'intervention d'un Etat dans les affaires
d'un autre Etat.
Dans les négociations en vue de l'élaboration de la Déclaration
des principes de 1970, la position initiale américaine était que la
Charte ne reconnaît l'intervention que dans deux contextes exclusi-
vement: l'intervention de l'Organisation dans les affaires d'un Etat
et I'«intervention dictatoriale», qui est couverte par l'interdiction de
la menace ou du recours à la force. Par conséquent, le principe de la
non-intervention n'a plus de champ d'application autonome. Et si la
Déclaration n'a apporté que peu de chose à l'élaboration du principe,
elle a du moins établi clairement qu'il existe bel et bien, et qu'il va
au-delà du recours à la force pour recouvrir d'autres formes d'ingé-
rence, politiques, économiques, etc.
Quel est le contenu normatif de ce principe? L'énoncé général qui
s'y rapporte dans la Déclaration de 1970 se lit comme suit:
«Aucun Etat ni groupe d'Etats n'a le droit d'intervenir,
directement ou indirectement, pour quelque raison que ce soit,
dans les affaires intérieures ou extérieures d'un autre Etat. En
conséquence, non seulement l'intervention armée, mais aussi
toute autre forme d'ingérence ou toute menace, dirigées contre

327. L'«intervention financière» peut paraître comme une autre exception


(sur celle-ci voir Rousseau, op. cit. supra note 326, p. 50). Cependant, cette
intervention, en forme de mise sous «contrôle financier» des resources de l'Etat
défaillant, ne s'accomplissait d'habitude que sous la menace implicite ou expli-
cite d'un recours à la force.
Cours general de droit international public 383

la personnalité d'un Etat ou contre ses éléments politiques,


économiques et culturels, sont contraires au droit interna-
tional. »

Pour saisir la teneur normative de cet énoncé, il faut déterminer le


sens des deux éléments dont la combinaison constitue l'objet de
l'interdiction: l'acte d'intervention ou la conduite qualifiable d'ingé-
rence, d'une part, et l'objet, cible ou domaine de cette intervention,
de l'autre. Comment jauger l'acte? Par l'intention qui le sous-tend,
les moyens qu'il emploie ou l'effet qu'il produit; ou par une combi-
naison quelconque de ces critères ?
Nous devons distinguer ici les moyens interdits per se, notamment
la menace ou le recours à la force, des autres. L'utilisation d'un tel
moyen tombe automatiquement sous le coup de l'interdiction et nous
n'avons pas à aller plus loin. Mais, dans ce cas, nous n'avons pas
besoin non plus du principe de non-intervention, car la règle spéci-
fique qui interdit le moyen (menace ou recours à la force, reconnais-
sance prématurée) est suffisante à cet égard.
Si le moyen, c'est-à-dire le comportement, n'est pas interdit en
soi, nous devons chercher s'il peut tomber dans le champ de l'inter-
diction par le biais de ses effets réels ou escomptés (l'intention).
Cela ne peut s'appliquer à l'Etat qui agit dans l'excercice d'un
droit qui lui est juridiquement reconnu, par exemple en exigeant de
l'autre Etat de remplir une obligation qui lui est due, car même s'il
exerce des pressions, tant qu'elles ne sont pas d'un type interdit per
se, elle ne seront que des contre-mesures, sauf dans le cas-limite
d'un abus de droit, si rarement «constaté» dans la jurisprudence
internationale. La question ne se pose alors que pour les moyens ou
comportements qui tombent dans le domaine de la liberté des Etats,
sans qu'ils soient interdits ni déployés dans l'exercice d'un droit
spécifique.
Ici, l'effet du comportement ne peut être jaugé, quant à l'évalua-
tion de sa licéité, en faisant abstraction de l'objet ou de la cible, qui
est la souveraineté de l'autre Etat. Car pour qu'un tel acte tombe
sous l'interdiction il doit être l'une de deux choses.
La première est qu'il comporte en soi la méconnaissance de la
souveraineté de l'autre. C'est le cas par exemple de la «reconnais-
sance prématurée» d'un Etat sécessionniste, qui, par définition, se
fait au mépris de la souveraineté de l'Etat prédécesseur sur la partie
de son territoire qui tente de faire sécession, mise à part l'ingérence
384 Georges Abi-Saab

dans ses affaires intérieures ou dans ce qu'il considère comme un


conflit interne. De même si un Etat exécute des actes de puissance
publique, c'est-à-dire des manifestations de sa propre souveraineté,
telle l'arrestation de certaines personnes, sur le territoire d'un autre
Etat sans son consentement, comme si ce dernier n'existait pas
comme Etat souverain.
La seconde variété de l'acte constituant intervention par ses effets
est celle où l'acte vise à faire plier la volonté de l'autre Etat, pour le
faire agir d'une certaine manière contre sa volonté, dans un domaine
qui, selon le droit international, relève de son libre arbitre, c'est-
à-dire de sa souveraineté, méconnaissant ainsi cette souveraineté.
C'est ce qui nous ramène au domaine de cette souveraineté, le
fameux «domaine réservé» de l'article 2, paragraphe 7, de la Charte,
que nous avons déjà eu l'occasion d'examiner rapidement. La
Déclaration parle des «affaires intérieures ou extérieures», car ce
qui compte ici n'est pas l'adjectif ou la sphère de' l'activité sur
laquelle porte la décision, mais l'appartenance de cette décision au
domaine de la souveraineté dans le double sens de l'exclusivité de
l'exercice et de la liberté de choix. Essayer d'usurper ou d'entraver
l'un ou l'autre de ces deux éléments de la souveraineté à travers
l'acte d'intervention, en prenant la décision à la place de l'Etat ou en
lui imposant de prendre une décision particulière contre son gré,
signifie et a pour effet de méconnaître ou du moins d'abréger cette
souveraineté.
Par ailleurs, c'est dans ce sens que la Cour entend ce principe,
dans l'affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua :

« [D'] après les formulations généralement acceptées, ce prin-


cipe interdit à tout Etat ou groupe d'Etats d'intervenir directe-
ment ou indirectement dans les affaires intérieures ou exté-
rieures d'un autre Etat. L'intervention interdite doit donc porter
sur des matières à propos desquelles le principe de souveraineté
des Etats permet à chacun d'entre eux de se décider librement.
Il en est ainsi du choix du système politique, économique,
social et culturel et de la formulation des relations extérieures.
L'intervention est illicite lorsque à propos de ces choix, qui
doivent demeurer libres, elle utilise des moyens de contrainte.
Cet élément de contrainte, constitutif de l'intervention prohibée
et formant son essence même, est particulièrement évident dans
le cas d'une intervention utilisant la force, soit sous la forme
Cours général de droit international public 385

directe d'une action militaire soit sous celle, indirecte, du sou-


tien à des activités années subversives ou terroristes à l'inté-
rieur d'un autre Etat ... Ces formes d'action sont alors illicites
aussi bien à l'égard du principe de non-emploi de la force que
de celui de la non-intervention. » 328
Avec ces explications comme toile de fond, nous pouvons situer
de manière plus concrète les différents éléments qui figurent dans
l'énoncé du principe dans la Déclaration de 1970: ce qui est protégé,
d'une part, et les actes ou les comportements constituant interven-
tion, de l'autre.
Ce qui est protégé c'est donc l'Etat dans la substance juridique de
sa souveraineté; mais pas seulement l'Etat. Car, comme dans le cas
du principe de non-recours à la force, dont le principe de non-inter-
vention est le prolongement — et c'est là aussi l'effet révolution-
naire du principe suivant, celui de l'autodétermination — la protec-
tion s'étend également au «peuple», dans la préservation de son
droit à s'autodéterminer et de son identité nationale qui fait de lui un
«peuple» porteur de ce droit, avant qu'il ne l'exerce; ce que nous
verrons plus loin.
Quant au domaine protégé de la souveraineté de l'Etat, il
recouvre, comme nous l'avons vu, deux composantes: la compé-
tence exclusive de l'Etat de prendre certaines décisions ou d'entre-
prendre certaines actions (par exemple tout ce qui a trait à l'exécu-
tion forcée sur son territoire), et la liberté de choix non liée dans la
prise des décisions dans certains domaines; bien que les deux ne
coïncident pas nécessairement. Pour ce qui est de la liberté de choix,
elle peut se situer aussi bien à l'échelle des grandes orientations de
l'Etat, tel le choix du système, politique, économique, social ou cul-
turel, qu'à celle de décisions ponctuelles, tels l'achat de certaines
armes ou la conclusion d'un traité de commerce.
Pour ce qui est de l'acte ou du comportement constituant interven-
tion, la Déclaration mentionne plusieurs exemples impliquant un
recours à la force, sur lesquels il n'y a pas lieu de s'attarder ici. En
fait, continuer à les inclure sous le principe de non-intervention,
alors qu'ils sont déjà couverts par le principe de non-recours à la
force, peut prêter à confusion; si ce n'est qu'ils sont traditionnelle-
ment mentionnés dans ce cadre et que leur absence pourrait être

328. CU Recueil 1986, p. 108, par. 205.


386 Georges Abi-Saab

fâcheusement interprétée a contrario comme signifiant qu'ils ne sont


plus interdits, aussi ténu qu'un tel raisonnement puisse paraître.
L'affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua a
fourni cependant l'exemple éclatant que de tels arguments, aussi fan-
tasques soient-ils, ne sont pas au-delà de l'imagination. En effet, les
Etats-Unis d'Amérique ont invoqué toutes sortes de libellés
d'« interventions licites» pour justifier leur recours à la force contre
le Nicaragua, qui ont toutes été rejetées par la Cour :
a) comme «contre-mesure» ou plutôt comme «contre-intervention
armée», pour répondre à un recours à la force en deçà d'une
agression armée 329 ; argument que nous avons déjà examiné;
b) comme «intervention par invitation» émanant de l'opposition,
argument auquel la Cour répond :
«On voit mal ce qui resterait du principe de non-intervention
en droit international si l'intervention, qui peut déjà être justi-
fiée par la demande d'un gouvernement, devait aussi être
admise à la demande de l'opposition de celui-ci» 330 ;
c) comme « intervention humanitaire » ; que la Cour a limité, pour
être licite, à une «aide strictement humanitaire», ce qui exclut
évidemment tout recours à la force ; et cela sous deux conditions :
que cette aide obéisse aux principes de la Croix-Rouge et qu'elle
soit fournie à toutes les victimes, sans distinction331 ;
d) comme «intervention idéologique» (le terme est de la Cour),
pour prévenir l'établissement d'une «dictature communiste tota-
litaire»; une «prétendue règle» qui aurait constitué, selon la
Cour, «une nouveauté frappante» sur le plan juridique, si elle
n'était en réalité qu'une «justification ... avancée exclusivement
sur le terrain politique»332, et qu'elle rejette en déclarant que:
«L'adhésion d'un Etat à une doctrine particulière ne consti-
tue pas une violation du droit international coutumier; conclure
autrement reviendrait à priver de son sens le principe fonda-
mental de la souveraineté des Etats sur lequel repose tout le
droit international, et la liberté qu'un Etat a de choisir son sys-
tème politique, social, économique et culturel » 333 ;
329. CU Recueil ¡986, pp. 110-111, par. 210-211.
330. Ibid., p. 126, par. 246.
331. Ibid., pp. 124-125, par. 242-243.
332. Ibid., p. 134, par. 266.
333. Ibid., p. 133, par. 263.
Cours général de droit international public 387

e) comme «intervention pour faire respecter les droits de


l'homme», prétendument violés au Nicaragua, également rejetée
par la Cour, en indiquant que ce respect doit être recherché à tra-
vers les mécanismes juridiques disponibles et que, «[d]e toute
manière ... l'emploi de la force ne saurait être la méthode appro-
priée pour vérifier et assurer le respect de ces droits», avec les-
quels il «n'est en aucune façon compatible»334; ce qui s'applique
également au prétendu droit d'«intervention humanitaire» ou
«droit d'ingérence» qui serait reconnu aux Etats d'agir indivi-
duellement par la force pour la sauvegarde de ces droits ;
f) enfin, comme «intervention contre le surarmement » ou la «mili-
tarisation » du Nicaragua, que la Cour rejette également,
«dès lors qu'il n'existe pas en droit international de règles ...
imposant la limitation du niveau d'armement d'un Etat souve-
rain, ce principe étant valable pour tous les Etats sans distinc-
tion »335.
La Déclaration de 1970 va cependant au-delà des cas impliquant
la menace ou le recours à la force, en envisageant également les
moyens de pression économiques, politiques ou autres :
«Aucun Etat ne peut appliquer ni encourager l'usage des
mesures économique, politique ou de toute autre nature pour
contraindre un autre Etat à subordonner l'exercice de ses droits
souverains et pour obtenir de lui des avantages de quelque
ordre que ce soit. »
Cela nous amène à la question de savoir si l'action ou le compor-
tement d'un Etat dans l'exercice de sa liberté, c'est-à-dire concer-
nant une matière se situant dans le domaine de son libre choix, peut
constituer un acte d'intervention par ses effets réels ou escomptés.
Faut-il préciser de nouveau qu'il ne s'agit pas là d'une situation
où l'Etat est en droit de recourir à des représailles (non armées) pour
faire respecter une obligation qui lui est due synallagmatiquement ou
parce qu'elle est erga omnes.
C'est également l'affaire des Activités militaires et paramilitaires
au Nicaragua qui nous fournit l'exemple, concernant les moyens de
pression économique, qui sont les moyens le plus fréquemment uti-

334. CU Recueil 1986, p. 134, par. 267-268.


335. Ibid., p. 135, par. 269.
388 Georges Abi-Saab

Usés actuellement. Il est vrai que la Cour les a examinés dans le


cadre d'un traité entre les parties; mais ce qu'elle dit à ce propos
dépasse quelque peu ce cadre :
«Bien entendu un Etat n'est pas tenu de poursuivre des rela-
tions commerciales particulières plus longtemps qu'il ne le juge
utile, si un traité ou une autre obligation spécifique ne l'y
oblige pas ... La suspension de l'aide économique, qui présente
un caractère plus unilatéral et volontaire, ne pourrait être consi-
dérée comme une violation que dans des circonstances excep-
tionnelles. » 336
Peut-être est-il possible de tempérer cette réponse négative à la ques-
tion, en l'absence d'une obligation spécifique, par le biais de la clause
finale de réserve : sauf « dans des circonstances exceptionnelles ».
Il est vrai qu'un Etat est libre d'établir ou de ne pas établir des
rapports commerciaux avec un autre Etat. Mais n'est-il pas raison-
nable de considérer que si, une fois établis, ces rapports créent des
liens de dépendance tels qu'une rupture brutale devient très domma-
geable à l'autre partie, ou menace même sa survie, une telle rupture
constituerait un acte d'intervention par son effet et par l'intention de
nuire qui l'anime?
Nous ne sommes pas ici loin de l'«abus de droit». Car si l'abus
de droit s'applique, dans de rares cas il est vrai, quand l'Etat exerce
un droit spécifique qui lui appartient et qui est exigible de l'autre, il
peut a fortiori s'appliquer, et peut-être avec d'autant plus de force et
de fréquence, à l'exercice d'une simple liberté.
Serait-il trop optimiste d'entrevoir ici aussi — comme dans le
droit de l'environnement — la possibilité de l'affermissement d'une
obligation de «due diligence» quant à l'effet sur les autres de ce
qu'on fait ou on ne fait pas même chez soi, obligation dont la viola-
tion serait plus caractérisée si l'effet dommageable est voulu?
Si le but de la pression est de faire consentir l'Etat cible — ou,
aux termes de la Déclaration de 1970, le «contraindre ... à subordon-
ner l'exercice de ses droits souverains» — à certaines limites à sa
liberté ou à l'octroi à l'autre Etat «des avantages de quelque ordre
que ce soit», nous entrons dans le domaine de 1'«autonomie de la
volonté», celui des conditions de validité des arrangements conven-
tionnels.

336. CU Recueil 1986, p. 138, par. 276.


Cours général de droit international public 389

C'est une zone d'indétermination, où tout est question de mesure:


où se termine l'aire du marchandage, d'échanges d'avantages et de
prestations et de l'exercice par chaque partie de son pouvoir de
négociation (bargaining power)? Où se termine, en d'autres termes,
l'aire des négociations libres pour nous basculer dans celle de la
contrainte annihilatrice de la volonté? Question difficile à y
répondre dans l'abstrait. En droit interne, le juge peut y répondre à
la lumière des circonstances. Mais en droit international, et en
l'absence d'un juge obligatoire, nous avons besoin de critères plus
objectifs qu'on n'entrevoit pas pour le moment.
390

CHAPITRE XIII

LES PRINCIPES CONSTITUTIFS :


IV. LE PRINCIPE DE L'ÉGALITÉ DES DROITS DES PEUPLES
ET LEUR DROIT À DISPOSER D'EUX-MÊMES

Il faut reconnaître d'emblée l'extrême difficulté de situer ce prin-


cipe dans le système juridique international, un exercice qui relève
presque de la quadrature du cercle ; à moins de le vider de toute subs-
tance, comme l'on fait certains, tel Kelsen; car il s'agit d'un prin-
cipe de justice distributive, de répartition initiale des valeurs en
société. Or, comme nous l'avons vu, le système classique du droit
international a toujours esquivé une telle tâche, préférant se situer en
aval de cette répartition, en la traitant comme une donnée, pour se
limiter à rationaliser les rapports et les conséquences juridiques qui
en découlent.
Dans un système de pur aménagement de compétences déjà
acquises, ce principe joue un rôle perturbateur; car il est en contra-
diction radicale avec un autre principe fondamental du système,
celui de l'intégrité territoriale, qui protège l'assiette de la souverai-
neté ; il limite ou relativise nécessairement par ailleurs le principe de
non-intervention et introduit dans le système des entités sociales non
formelles, difficiles à saisir que sont les «peuples».
Cependant, si l'intégration du principe dans le système est une
tâche ardue, elle n'est pas impossible et marque même un tournant
ou une mutation dans son évolution vers un système plus «substan-
tiel». Dans un tel système, le principe joue un double rôle, selon
l'étape: offensif ou défensif, épée ou bouclier. Avant l'exercice par
le peuple en question de son droit à l'autodétermination, menant à
son institutionnalisation en Etat ou à son intégration dans un Etat
existant, le principe se présente en sa forme offensive en tant que
prétention ou réclamation radicale à l'égard de la communauté inter-
nationale en général, et plus particulièrement à l'égard de certains de
ses membres qui y font obstacle, pour permettre l'exercice de ce
droit. Mais une fois exercé, le droit se mue en bouclier protecteur en
forme de principe de souveraineté, pour protéger l'acquis issu de
l'exercice du droit; la souveraineté étant ainsi la face défensive de
1 ' autodétermination.
Cours general de droit international public 391

Même après l'accession à la souveraineté ou à l'intégration volon-


taire dans une souveraineté préexistante, la version offensive du
principe ne disparaît pas totalement; elle tombe en somnolence et
dans certaines conditions — très particulières et exceptionnelles, il
est vrai, que les Etats n'aiment pas entendre mentionner — elle peut
être réveillée, comme nous le verrons plus loin.

/. Origines et évolution

1. Avant la Charte

Nous avons vu au chapitre II que dans le système classique de


droit international, issu de la paix de Westphalie, le souverain, sujet et
destinataire du droit international, était à l'origine un être humain,
le prince. La notion de «peuple» n'y figurait pas. Elle a été injectée
dans le système ultérieurement, au siècle des lumières, avec l'idée
de la souveraineté populaire, élaborée par des penseurs tel Rousseau
et portée par la Révolution française. C'est alors que le peuple, instu-
tionnalisé en Etat, devient le détenteur de la souveraineté. Le sujet
de la souveraineté change, mais pas la structure du système bâti
autour d'elle. C'est là que le principe de l'autodétermination trouve
ses origines idéologiques: dans les idéaux républicains et démocra-
tiques de la Révolution française (quant à son acception «interne»,
relative à la formation de la volonté sociale), puis dans le prin-
cipe des nationalités et le nationalisme qu'il a suscité au cours du
XIXe siècle (quant à son acception «externe», relative au choix du
statut international de la collectivité).
Pour ce qui est de la pratique internationale, au cours de la
période allant des révolutions de 1848 jusqu'en 1914, on peut déce-
ler l'émergence d'une tendance qui se consolide et avec elle une cer-
taine conviction, n'atteignant cependant pas le seuil de Yopinio
juris ; une conviction grandissante tout de même que le principe du
droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, dans sa forme plébisci-
taire, est un mécanisme accessoire de règlement des conflits territo-
riaux et qu'une consultation plébiscitaire devrait accompagner les
cessions territoriales. A part la guerre, ces cessions étaient le résultat
de tractations parfois très spéciales, par exemple par mariage, qui se
faisaient toutes cependant dans l'esprit de maintenir un certain équi-
libre en Europe. Il devenait ainsi de plus en plus courant de recourir
dans ces cas à des consultations référendaires des peuples concernés,
392 Georges Abi-Saab

c'est-à-dire des habitants des territoires qui allaient être cédés ou rat-
tachés à d'autres. C'est dans ce sens qu'on peut dire qu'une certaine
idée de l'autodétermination a commencé à prendre racine dans la
pratique du XIXe siècle; mais il s'agit d'une accception très particu-
lière et limitée à l'Europe. On n'avait surtout pas en vue l'autodéter-
mination des peuples des contrées lointaines qu'on était en train de
subjuguer par l'épée.
C'est dans le même esprit, mais dans une formulation beaucoup
plus affirmative, que le principe de l'autodétermination trouve sa
place parmi les quatorze points proclamés par le président Wilson au
cours de la première guerre mondiale, pour le règlement des pro-
blèmes de l'après-guerre. Mais là également l'autodétermination est
prévue exclusivement à l'intention des peuples de l'Europe centrale
et orientale, qui constitueront sur cette base les Etats issus de la dis-
location des empires austro-hongrois et russe. En revanche, sont lais-
sés pour compte les peuples de l'autre grand empire qui s'effondre,
l'Empire ottoman, dont la dislocation a donné lieu à l'expansion
coloniale franco-britannique au Moyen-Orient.
Le Pacte de la Société des Nations ne porte aucune mention du
principe, malgré les efforts de Wilson, et ne lui accorde aucun rôle,
sauf peut-être très indirectement en ce qui concerne les mandats A.

2. La Charte des Nations Unies

Bien que la Charte atlantique et par conséquent la Déclaration des


Nations Unies qui s'y réfère englobent certaines de ses conséquences,
le principe d'autodétermination lui-même ne figurait nulle part dans
les propositions de Dumbarton Oaks. C'est sur l'insistance des
Soviétiques, et par un amendement au parrainage duquel les autres
puissances invitantes se sont jointes à la Conférence de San Fran-
cisco, que le principe est introduit, en forme de clause incidente,
dans ce qui est devenu l'article 1, paragraphe 2 (repris expressis ver-
bis à l'article 55).
Dans une conférence de presse à San Francisco, Molotov déclare
que le principe vise les peuples coloniaux. Mais il n'existe aucun
indice que les autres «parrains» de l'amendement partageaient cette
conception. En effet, la manière dont le principe est intégré dans la
Charte reste ambigu. La Charte se réfère au principe par son simple
libellé, sans aucune spécification de son contenu, du champ et des
conditions de son application ou de ses effets. Cette mention
Cours général de droit international public 393

emprunte la forme d'un membre de phrase incident dans l'énoncé du


deuxième but des Nations Unies, qu'on peut désigner globalement
comme « le perfectionnement du système international », et qui se lit
comme suit:
«2. Développer entre les Nations des relations amicales fon-
dées sur le respect du principe de l'égalité de droits des
peuples et de leur droit à disposer d'eux-mêmes...» (L'italique
est de nous.)
La même formule est reprise à l'article 55 qui définit le but et le
champ de la coopération économique et sociale (coopération qui sert
à son tour de moyen de perfectionnement du système international),
qui stipule:
«En vue de créer les conditions de stabilité et de bien-être
nécessaires pour assurer entre les nations des relations paci-
fiques et amicales fondées sur le respect du principe de l'éga-
lité des droits des peuples et de leur droit à disposer d'eux-
mêmes, les Nations Unies favoriseront...» (L'italique est de
nous.)
En d'autres termes, dans les deux cas le principe est représenté
comme une prémisse ou un paramètre nécessaire pour l'établisse-
ment du système des relations pacifiques et amicales vers lequel doi-
vent tendre les efforts de l'Organisation et de ses membres. Il appa-
raît ainsi comme appartenant à la partie explicative plutôt
qu'opératoire de ces dispositions, à leur ratio legis plutôt qu'à leur
contenu purement normatif, établissant des compétences, des droits
et des obligations.
Cette formulation ambiguë était probablement voulue — ou était-
elle le prix du compromis permettant la mention expresse du prin-
cipe — et explique également sa mention à l'article 1, ayant trait aux
buts, et non à l'article 2 énonçant les principes; autrement dit dans
le contexte de l'explication et de la justification de ce que l'Orga-
nisation entend faire et non de ce qu'elle et ses membres doivent
faire.
Malgré ces ambiguïtés, la Charte opère une percée juridique fon-
damentale en reconnaissant expressément le principe et en le formu-
lant en termes d'un «droit» des «peuples»; peuples auxquels la
Charte reconnaît dans le même souffle l'égalité des droits. De toute
manière, l'ambiguïté, notamment dans les instruments constitutifs,
394 Georges Abi-Saab

n'est pas nécessairement un vice, car en laissant une grande marge


d'interprétation elle facilite le développement de leur contenu nor-
matif en réponse aux demandes sociales.

3. Les interprétations initiales

Les interprétations initiales de la Charte révèlent l'étendue de


cette marge d'interprétation. Commençant par l'interprétation la plus
étroite, dans son ouvrage monumental The Law of the United
Nations, publié en 1950, Hans Kelsen considère qu'étant donné la
nature interétatique de l'Organisation des Nations Unies la seule
interprétation juridiquement possible du mot «peuples» dans
l'article 1, paragraphe 2 — comme par ailleurs dans la phrase inau-
gurale du préambule de la Charte: «Nous, peuples des Nations
Unies...» —, est celle de «peuples constitués en Etats» 337 . En
d'autres termes, Kelsen réduit la référence au principe dans l'article 1,
paragraphe 2, à une autre formulation, plus idéologique ou politique,
du principe de l'égalité souveraine des Etats, le vidant ainsi de toute
substance et de toute « valeur ajoutée » normative.
Cette interprétation caricaturale ne cadre cependant ni avec le
texte clair, ni avec les travaux préparatoires, ni avec le contexte de la
Charte comme le prétend Kelsen en se référant à l'ouverture du
préambule; car ailleurs la Charte emploie le terme «peuples» dans
le sens d'un «peuple» qui n'est pas encore constitué en Etat. C'est le
cas par exemple de l'article 80, paragraphe 1, où le terme «peuple»
est clairement distingué de celui d'«Etat», tout en étant envisagé
comme «titulaire» de droits.
Au sein des Nations Unies, même ceux qui contestaient le carac-
tère juridique du principe ne sont pas allés aussi loin que Kelsen. La
position occidentale était de dire qu'il ne s'agissait pas d'un droit
mais d'un principe politique: un principe vague et non un droit,
parce qu'en raison de l'indétermination de son contenu normatif,
notamment la notion de peuple, il lui manquait les éléments néces-
saires pour s'affirmer comme droit; principe politique et non juri-
dique, car exprimant une aspiration ou un idéal vers lequel on doit
tendre comme but politique (standard of achievement) et non pas en
tant qu'obligation juridique.

337. H. Kelsen, The Law of the United Nations, Londres, Stevens, 1950,
p. 51.
Cours général de droit international public 395

En revanche, les Etats socialistes et du tiers monde ont toujours


estimé qu'il s'agit d'un principe juridique expressément reconnu par
la Charte; qu'il n'y a pas de différences entre principe et droit, car
tout principe en tant que norme juridique est traduisible en droits et
obligations correspondants; que l'ambiguïté n'est pas exceptionnelle
en droit et qu'elle n'est pas insurmontable pour ce qui est de la défi-
nition du «peuple» titulaire du droit, ni du contenu de ce droit ou
des obligations correspondantes qui incombent à la communauté
internationale dans son ensemble, et plus particulièrement aux Etats
dont dépendent les peuples porteurs de ce droit.

4. Evolution en trois temps

A partir de ces positions initiales, le principe se développe et se


consolide d'une part à travers la pratique des Etats et surtout des
organistions internationales (qu'il n'y a pas lieu de retracer ici), et
d'autre part par l'élaboration d'une série d'instruments juridiques
qui jalonnent les différentes étapes de son évolution en affinant et en
spécifiant progressivement son contenu, tout en révélant une opinio
juris de plus en plus contraignante.
Trois de ces étapes méritent mention.
En 1960, l'Assemblée générale adopte la «Déclaration sur l'octroi
de l'indépendance aux pays et peuples coloniaux» (résolution 1514
(XV)). L'année 1960 est celle de l'Afrique aux Nations Unies, qui
accueillent seize nouveaux membres venant d'accéder à l'indépen-
dance sur ce continent. C'est également l'année de la crise du
Congo, qui a focalisé l'attention sur l'urgence des problèmes de
décolonisation.
La Déclaration vient concentrer et accélérer le processus de déco-
lonisation au sein des Nations Unies, et mettre fin aux débats plus ou
moins anodins sur la désignation des territoires non autonomes et le
degré de contrôle que l'Assemblée générale pouvait exercer sur leur ad-
ministration, sur la base, assez frêle il est vrai, de l'article 73, lettre e),
et surtout mettre fin à toute controverse quant à l'applicabilité du
droit à l'autodétermination à tous les peuples et territoires coloniaux.
C'est ainsi que la Déclaration réaffirme l'autodétermination
comme un droit de «tous les peuples» (par. 2) et son déni comme
une violation de la Charte (par. 1). Elle proclame «la nécessité de
mettre rapidement et inconditionnellement fin au colonialisme sous
toutes ses formes et dans toutes ses manifestations » et déclare que le
396 Georges Abi-Saab

manque de préparation ne peut servir de prétexte pour retarder


l'indépendance (par. 3); elle enjoint d'arrêter toute action armée ou
toute mesure de répression contre les peuples dépendants pour leur
permettre d'exercer librement leur droit à l'autodétermination (par. 4).
Enfin, elle porte une clause de sauvegarde de l'unité nationale et
de l'intégrité territoriale et contre l'ingérence dans les affaires inté-
rieures des Etats (par. 6 et 7).
Une certaine ambiguïté subsiste cependant dans la Déclaration,
notamment en ce qui concerne le champ d'application du principe.
C'est la résolution 1541 (XV), de 1960, adoptée par l'Assemblée géné-
rale un jour après, qui répond partiellement à ce souci en fournissant
les critères d'identification des territoires non autonomes pour lesquels
s'applique l'obligation de l'article 73, lettre e), de la Charte de com-
muniquer des renseignements. Il s'agit de tout «territoire géographi-
quement séparé et ethniquement ou culturellement distinct du pays
qui l'administre » (principe IV), et qui est administré de manière qui le
place arbitrairement «dans une position ou un état de subordination»
par rapport au territoire métropolitain (principe V); en d'autres
termes, quand il n'y a pas d'égalité de traitement entre les habitants
du territoire non autonome et ceux du territoire métropolitain.
Pratiquement, ces critères limitent l'application du principe au
contexte colonial, ce qui n'avait déjà pas manqué de fournir un pré-
texte pour brocarder le principe lui-même en la forme de la «thèse
belge» ou de la «théorie de l'eau salée», qui le caricaturait comme
ne s'appliquant que là où la domination d'un peuple par un autre tra-
verse des mers ou des océans (malgré la fameuse phrase du délégué
français, restée dans les annales des Nations Unies, au cours du
débat sur l'Algérie: «La Méditerranée traverse la France comme la
Seine traverse Paris»), mais non là où elle ne traverse que de l'eau
douce (comme les fleuves de l'Europe orientale).
Malgré cette limitation, la Déclaration de 1960 marque un saut
qualitatif dans l'affirmation du droit à l'autodétermination comme
issue obligée de toutes les situations coloniales et dans l'affermisse-
ment du système de contrôle par l'Assemblée générale du processus
de décolonisation à travers le «Comité des vingt-quatre» que
l'Assemblée générale a créé à cette fin338.

338. «Comité spécial chargé d'étudier la situation en ce qui concerne l'ap-


plication de la Déclaration sur l'octroi de l'indépendance aux pays et peuples
coloniaux», créé par la résolution 1654 (XVI), de 1969. Voir également la réso-
lution 1810 (XVII), de 1962, et la résolution 1970 (XVIII), de 1963.
Cours général de droit international public 397

Bien qu'adoptée par une très large majorité de quatre-vingt-neuf


voix sans vote négatif, la Déclaration ne marque pas encore le rallie-
ment des Occidentaux à l'interprétation majoritaire du principe, car
neuf Etats s'abstiennent, comprenant les principales puissances occi-
dentales et coloniales: Australie, Belgique, Espagne, Etats-Unis
d'Amérique, France, Portugal, République dominicaine, Royaume-
Uni, Union de l'Afrique du Sud.
Six ans plus tard, l'adoption des deux Pactes internationaux des
droits de l'homme marque une deuxième étape importante dans cette
évolution. Les Pactes consacrent davantage le principe en le plaçant
dans un article premier, identique dans les deux, en tête de liste des
droits de l'homme; en le proclamant comme un droit de «tous les
peuples» (par. 1), aussi bien dans son application dans le contexte
colonial (par. 3), que dans ses dimensions permanentes, politique (de
libre choix de système) et économique (de la libre disposition par les
peuples de leurs richesses et resources naturelles ou leur souverai-
neté permanente sur celles-ci) (par. 2).
Les deux Pactes marquent également une étape importante dans la
coalescence du consensus et de Y opinio juris autour du principe, car
ils ont été adoptés à l'Assemblée générale par un vote presque una-
nime, y compris les voix des puissances occidentales339. Cependant,
il s'agissait là d'un contexte assez particulier qui ne recouvre que
partiellement le principe; et l'adhésion aux Pactes en tant que
conventions a été loin d'être universelle, du moins au début.
L'étape décisive a été franchie en 1970, avec l'adoption par
consensus de la fameuse «Déclaration des principes» par la résolu-
tion 2625 (XXV), de 1970, qui consacre au principe de l'autodéter-
mination une place de choix, parmi les principes constitutifs de la
Charte, à côté de ceux de l'article 2. L'importance capitale de cette
déclaration pour le principe se manifeste sur un double plan: celui
de l'élaboration et de la clarification de son contenu normatif et
son champ d'application (que nous examinerons par la suite) ; mais
également celui de la consolidation définitive de son statut juri-
dique.
En effet, comme nous l'avons vu, cette déclaration a été minutieu-
sement préparée pendant sept ans, au cours desquels toutes les déci-
sions étaient prises par consensus, comme par ailleurs son adoption

339. Il est vrai qu'au cours des débats certaines réserves ont été émises à
l'encontre de l'article 1, par exemple de la part du Portugal et du Royaume-Uni.
398 Georges Abi-Saab

finale à l'Assemblée générale; et la Déclaration se dit elle-même


exprimer «les principes consacrés dans la Charte», ce qui la rend
équivalente à une «interprétation authentique» de la Charte, parta-
gée par tous les Etats membres sans exception, y compris les Etats
occidentaux.
Ainsi, pour la première fois, toutes les puissances occidentales
reconnaissaient le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes comme
un droit dans le sens juridique du terme, et son déni comme une vio-
lation de la Charte ; reconnaissance qui ne portait pas sur une vague
formule générale, mais sur une interprétation détaillée, explicitant
les différentes conséquences juridiques du principe.
En effet, l'apport de la Déclaration est tout aussi capital quant à la
clarification du contenu de ce droit; car même sa simple reconnais-
sance en tant que principe juridique entraîne des conséquences
importantes. S'agissant d'un principe du droit international, toutes
les questions qui s'y rapportent, y compris toutes les situations colo-
niales et les différends et conflits qui s'ensuivent, ont également un
caractère international, et nul ne peut prétendre qu'elles relèvent du
«domaine réservé» de l'Etat qui fait obstacle à l'exercice de ce
droit.
Il s'ensuit logiquement une «internationalisation» parallèle du
statut du territoire non autonome, dans le sens d'une séparation de
celui du territoire métropolitain.
Ainsi, aux termes de la Déclaration :
«Le territoire d'une colonie ou d'un autre territoire non
autonome possède, en vertu de la Charte, un statut séparé et
distinct de celui du territoire de l'Etat qui l'administre; ce sta-
tut séparé et distinct en vertu de la Charte existe aussi long-
temps que le peuple de la colonie ou du territoire non autonome
n'exerce pas son droit à disposer de lui-même conformément à
la Charte et, plus particulièrement, à ses buts et principes.»
La Déclaration clarifie également de manière significative les rap-
ports entre ce principe de l'autodétermination et deux autres prin-
cipes constitutifs: celui de l'interdiction du recours à la force, à tra-
vers son traitement de la problématique des «guerres de libération
internationale », que nous verrons plus loin, et celui de la non-inter-
vention, à travers la clause de sauvegarde de l'unité nationale et de
l'intégrité territoriale des Etats contre toute intervention, clause qui
permet également de délimiter le champ d'application du principe et
Cours general de droit international public 399

même indirectement de définir la notion de «peuple», tâche vers


laquelle nous nous tournons.

//. La délimitation du champ d'application du principe


et la définition de la notion de «peuple »

La nébulosité de la notion de «peuple» a toujours été l'argument


principal de ceux qui mettaient en doute la nature juridique du prin-
cipe: est-ce une notion ou une entité saisissable juridiquement, à
laquelle il est possible d'attribuer des droits et des obligations? Est-
elle définissable autrement que par son assiette territoriale, comme le
fait Kelsen ?
La difficulté de formuler une définition adéquate provient du fait
que si l'on envisage aussi bien la notion elle-même que chacune de
ses applications aux cas d'espèce, nous nous trouvons en présence
d'un phénomène hautement complexe et dynamique qui ne peut être
saisi en faisant abstraction de son contexte particulier et de son évo-
lution dans le temps.
Pour ce qui est de la notion de « peuple » elle-même, si nous pro-
cédons d'une définition générale et abstraite fondée exclusivement
sur des critères matériels et sociologiques, en considérant qu'elle se
réfère à tout groupement humain organique, uni par la race, la
langue, la religion, les traditions ou par d'autres facteurs encore,
qu'on l'appelle «nation», «tribu», «ethnie» ou autre chose, et si
nous arrivons à la conclusion que chacun de ces groupements a un
droit à l'autodétermination, pouvant mener à sa constitution en Etat,
nous devons effectuer un changement révolutionnaire de la carte
politique du monde, qui entraînerait en même temps une révolu-
tion dans la structure même du système juridique international. Or,
telle est évidemment loin d'être l'intention des rédacteurs de la
Charte.
Il est vrai qu'en parlant de I' « égalité des droits des peuples [et
non des Etats] et de leur droit à disposer d'eux-mêmes», la Charte
opère un changement de paradigme (paradigm shift), en plaçant son
rôle directif en amont et non à partir des Etats comme faits pri-
maires. Mais nous ne pouvons pas, dans les structures actuelles du
système, interpréter ce changement comme impliquant la reconstitu-
tion de tous les Etats, comme si l'on procédait à une répartition ab
initio de la mappemonde entre les «peuples» existants, définis
sociologiquement.
400 Georges Abi-Saab

Ce changement de paradigme demande — et c'est déjà une nou-


veauté révolutionnaire importante — que le principe s'applique,
c'est-à-dire qu'on doit chercher à réaliser le droit à l'autodétermina-
tion (dans son acception externe), non seulement entre les Etats,
mais également, et même en premier lieu, à l'intérieur du champ
relevant traditionnellement de la souveraineté des Etats.
A cette fin, la Charte procède cependant d'une situation historique
donnée, celle issue de la seconde guerre mondiale. En effet, 1945
constitue un grand tournant dans la communauté internationale et
une transformation profonde dans son système juridique, avec des
paramètres nouveaux ou renouvelés que sont les principes constitu-
tifs de la Charte. C'est la fin d'une cassure et un nouveau départ.
Mais c'est un nouveau départ à partir d'une situation donnée qui est
le découpage territorial issu de la guerre que la Charte n'entendait
pas mettre en question par le biais du principe de l'égalité des droits
des peuples et de leur droit à disposer d'eux-mêmes. Ce principe
devait donc déployer ses effets à partir et dans le cadre de ce décou-
page.
C'est effectivement à partir de là et par approximations succes-
sives que la définition de la notion de «peuple» s'est cristallisée et
affinée.

/. Le diptyque de la Charte : les Etats indépendants


et les territoires non autonomes

Dans un premier temps et par une première approximation, en se


tenant au sens littéral ou au premier degré de la Charte, il a été
constaté que celle-ci reconnaît seulement deux types d'entités terri-
toriales, avec des sous-catégories il est vrai: les Etats indépendants
et les territoires non autonomes, qui recouvrent, comme catégorie
particulière plus réglementée, les territoires sous tutelle ou ceux qui
étaient sous mandat de la Société des Nations.
Les peuples des Etats indépendants, dans le sens de leur popula-
tion dans son ensemble, épuisent leur droit à l'autodétermination
(dans sa version externe qui nous intéresse ici) à travers l'exercice,
par l'Etat qui les encadre, de la souveraineté interne et externe. En
d'autres termes, le principe s'applique pour eux dans sa version
défensive de bouclier, en se transformant en «égalité souveraine».
Comme nous l'avons vu, le principe s'affirme dans cette première
étape comme s'appliquant également, au-delà des territoires sous
Cours général de droit international public 401

tutelle340, à tous les territoires non autonomes. Cette étape aboutit à


l'adoption de la Déclaration de 1960 sur l'octroi de l'indépendance
aux peuples et territoires non autonomes (résolution 1514 (XV),
ainsi que résolution 1541 (XV), que nous avons examinées).

2. Les colonies de peuplement

Pendant les années soixante, alors que la décolonisation bat son


plein, une deuxième étape voit l'accent se déplacer vers le phéno-
mène des «colonies de peuplement», tel qu'il se présentait par
exemple en Rhodésie, en Afrique du Sud et en Palestine. Par ce
terme on désigne un phénomène colonial spécifique, en ce sens que,
dans la foulée de la colonisation, des colons s'installent dans le ter-
ritoire, puis coupent par la suite les ponts avec la puissance coloniale
et agissent eux-mêmes comme un pouvoir colonial, niant aux indi-
gènes du territoire, qu'ils soient majoritaires ou minoritaires, l'éga-
lité des droits, y compris leur droit à l'autodétermination, et les sou-
mettent à un traitement discriminatoire par rapport aux membres de
leurs propres communautés.
C'est cet élément de «discrimination», qu'on la qualifie de
raciale ou non, qui caractérise les colonies de peuplement et consti-
tue leur dénominateur commun les situant en contradiction radicale
avec le principe. Bien qu'il n'y ait plus dans ce cas de puissance
coloniale classique, parce que les colons ne relèvent plus formel-
lement de l'ancienne métropole, il s'agit d'un phénomène essentiel-
lement colonial en raison de la superposition des peuples imposée
par le colonialisme et la structure des rapports entre eux qui s'en-
suit.
C'est la raison pour laquelle ces situations ont été progressive-
ment assimilées au colonialisme classique dans la pratique des
Nations Unies au cours de cette deuxième étape. Mais comme il
n'existe plus de puissance coloniale, elles sont décrites dans le lan-
gage des Nations Unies comme des situations de «domination étran-
gère», dans le triptyque désormais classique de cas de déni du droit

340. En ce qui concerne les populations de ces territoires, l'article 76, lettre b),
de la Charte énumère parmi les «fins» du régime de tutelle:
«favoriser ... leur évolution progressive vers la capacité à s'administrer
eux-mêmes ou l'indépendance, compte tenu des conditions particulières à
chaque territoire et à ses populations, des aspirations librement exprimées
des populations intéressées...»
402 Georges Abi-Saab

à l'autodétermination: «la domination coloniale ou étrangère et les


régimes racistes»341.
Si pour les Etats constitués, aussi bien que pour les territoires non
autonomes, le titulaire du droit à l'autodétermination ou le peuple est
défini par l'assiette territoriale de l'entité en question, la situation est
différente dans le cas des colonies de peuplement; car il y a, d'une
certaine manière, un télescopage territorial entre la «colonie» et la
«métropole», entre le «peuple» ayant droit à l'autodétermination et
les éléments d'un autre peuple constituant «la puissance étrangère»,
qui lui nie ce droit. Il n'y aurait pas de problèmes si l'élément du
peuple «étranger» accepte de se fondre dans le «peuple» du terri-
toire en question, sur un pied d'égalité avec les autres composantes
de ce peuple ; et nous nous retrouvons ainsi, selon le cas, en présence
d'un territoire non autonome ou d'un «Etat composé». Mais ce qui
fait la spécificité de cette situation et fournit le critère objectif pour
définir le «peuple» victime du déni de son droit à l'autodétermina-
tion, c'est, d'une part, l'origine étrangère des éléments qui le domi-
nent et leur installation dans le territoire par la force coloniale ou
sous sa protection et, d'autre part, la continuité, par leur entremise,
d'un système de gouvernement de type colonial et discriminatoire
qui nie l'égalité des droits et le droit à l'autodétermination aux autres
éléments du peuple du territoire.

3. Le contexte postcolonial : les « Etats composés »

Déjà au moment de l'adoption de la Déclaration des principes en


1970, la décolonisation avançait à grands pas et le statut des colonies
de peuplement était clarifié et totalement assimilé à celui des cas de
colonialisme classique. Maintenant que la décolonisation, y compris
dans les colonies de peuplement, a presque parachevé son œuvre, le
principe de l'égalité des droits des peuples et leur droit à l'autodéter-
mination est-il sur le point de devenir d'un intérêt purement histo-
rique? En d'autres termes, le principe a-t-il encore une place dans le
contexte postcolonial? Une grande partie de la doctrine répondrait
par la négative à cette dernière question ; avec les pays nouvellement
indépendants du tiers monde qui sont très jaloux de leur souveraineté
et qui, étant donné leurs structures encore fragiles, ont la hantise de

341. Les «régimes racistes» ne sont en réalité, comme on vient de le voir,


qu'une variante de ce phénomène de «colonies de peuplement», caractérisé
dans toutes ses variantes par la discrimination entre les peuples.
Cours général de droit international public 403

la sécession et des interventions étrangères qui peuvent la susciter ou


l'attiser.
C'est par ailleurs pour cette raison que les deux derniers para-
graphes consacrés au principe dans la Déclaration de 1970 portent
une clause de sauvegarde de l'unité nationale et de l'intégrité territo-
riale des Etats; en d'autres termes, elle soumet hiérarchiquement le
principe à ces deux valeurs.
Paradoxalement, c'est cette même clause de sauvegarde qui nous
permet cependant de déceler un rôle continu du principe et un champ
d'application qui lui est resté ouvert dans le contexte postcolonial, et
qui nous permet d'arriver, même indirectement, à une définition
renouvelée de la notion de «peuple» dans ce contexte. En effet, ces
deux paragraphes se lisent comme suit :
«Rien dans les paragraphes précédents ne sera interprété
comme autorisant ou encourageant une action, quelle qu'elle
soit, qui démembrerait ou menacerait, totalement ou partielle-
ment, l'intégrité territoriale ou l'unité politique de tout Etat
souverain et indépendant se conduisant conformément au prin-
cipe de l'égalité de droits et du droit des peuples à disposer
d'eux-mêmes énoncé ci-dessus et doté ainsi d'un gouvernement
représentant l'ensemble du peuple appartenant au territoire sans
distinction de race, de croyance ou de couleur.
Tout Etat doit s'abstenir de toute action visant à rompre par-
tiellement ou totalement l'unité nationale et l'intégrité territo-
riale d'un autre Etat ou d'un autre pays.»
Ce qui est remarquable dans cette clause de sauvegarde, et qui est
en réalité une réserve limitant ou conditionnant l'exercice du droit à
l'autodétermination, c'est qu'elle n'est pas absolue, mais est elle-
même soumise à une réserve ou condition, à savoir que, pour que
l'Etat puisse se prévaloir de la clause, il doit lui-même respecter le
principe dans sa structure interne de gouvernement, en se dotant
«d'un gouvernement représentant l'ensemble du peuple appartenant
au territoire sans distinction de race, de croyance ou de couleur» ; en
d'autres termes, en traitant toutes les composantes de l'ensemble de
sa population, ou de son «peuple» en tant qu'Etat, sans discrimina-
tion, notamment quant à la participation dans la chose publique.
L'hypothèse évoquée dans cette «réserve sur la réserve» est celle
des «Etats composés» de deux ou plusieurs groupements humains
(plural States), identifiables sur la base d'un critère objectif, telles la
404 Georges Abi-Saab

religion, la race, la langue, etc. Dans ce cas, qu'il s'agisse d'un


ancien ou d'un nouvel Etat, le droit à l'autodétermination dans sa
version originale ou offensive ne s'épuise pas par l'accession à
l'indépendance et à la souveraineté (la version défensive de l'auto-
détermination), mais tombe en somnolence. Somnolence de laquelle
il peut être réveillé, telle la Belle au bois dormant, dans des condi-
tions très particulières, à savoir la discrimination systématique exer-
cée par une composante du «peuple» de l'Etat, globalement com-
pris, contre une autre composante. Nous ne sommes pas struc-
turellement très loin de l'hypothèse des colonies de peuplement, sauf
qu'ici la composante qui pratique la domination et la discrimination
contre les autres n'est pas nécessairement issue d'une implantation
ou d'un parachutage colonial.
Dans ces conditions, la définition du «peuple» ne peut être que
dynamique et contextuelle, car elle dépend de l'interaction entre les
différentes composantes de la population de l'Etat et de son évolu-
tion dans le temps. Une telle définition doit donc réunir deux élé-
ments : le premier est l'identification, par un groupe dominant, d'une
composante de la population comme un groupe distinct sur une base
objective, telles la race, la langue ou la religion, pour faire de lui la
cible d'une discrimination systématique. Il n'est donc pas nécessaire
que ce groupe constitue positivement une « nation » ou un « peuple »
dans le sens sociologique des termes, et le critère n'est pas nécessai-
rement la race, la religion, la langue ou tout autre, mais n'importe
quel critère suffisamment identifiable pour permettre aux autres de
soumettre le groupe à des pratiques discriminatoires.
Ainsi, le critère objectif impartit au groupe une identité imposée
de l'extérieur. Mais il peut également réunir et souder le groupe de
l'intérieur, ce qui nous amène à l'autre élément de la définition.
Le second élément est subjectif; il se développe en réaction à
l'oppression et à la discrimination systématique à l'intérieur du
groupe lui-même, l'incitant à assumer son identité et à l'affirmer en
tant que peuple porteur du droit à l'autodétermination, en d'autres
termes pour réclamer l'exercice de ce droit pour se défendre contre
la discrimination systématique.
Ce n'est donc pas une notion qu'on peut définir de l'intérieur, de
manière abstraite et statique, exclusivement en fonction de certains
critères objectifs; car nous devons nous référer également à son
contexte et à son évolution dans le temps, à travers l'interaction
entre les différents éléments de la population des Etats composés.
Cours general de droit international public 405

Il faut cependant se garder de l'écueil de considérer cette défini-


tion, basée sur le texte même de la Déclaration de 1970, comme
reconnaissant un droit automatique à l'autodétermination — menant
éventuellement à l'indépendance, c'est-à-dire à la sécession — à tout
élément de la population d'un Etat composé qui soit objectivement
identifiable et subjectivement conscient de son identité collective.
Ce serait aller à rencontre du texte et de l'esprit de cette déclaration,
que de considérer qu'elle accorde un droit général de sécession.
En effet, selon la Déclaration, aucune réclamation n'est possible
tant que l'Etat assure un traitement égal à toutes les composantes de
sa population, définie en termes de non-discrimination devant la
chose publique, qu'il s'agisse de la représentation ou de la participa-
tion dans la vie politique ou dans le gouvernement. La question peut
être posée seulement une fois que la situation devient dynamique,
c'est-à-dire seulement si la cohésion nationale de l'Etat est rompue
par une discrimination systématique pratiquée contre un élément de
la population, qui justifierait son affirmation de son identité collec-
tive, ainsi que sa réclamation de son droit à l'autodétermination à
rencontre de l'autre ou des autres éléments qui l'oppriment, tout en
lui contestant la qualité de «peuple» et lui niant en conséquence
l'exercice de ce droit.
L'articulation de cette affirmation d'identité et de la réclamation
du droit à l'autodétermination peut être elle-même évolutive, se radi-
calisant au fur et à mesure de leur déni et de l'accélération de la dis-
crimination et de l'oppression internes, jusqu'à ce qu'elles atteignent
le point de rupture. L'histoire de la sécession du Bangladesh du
Pakistan est un bon exemple de ce processus.
Cette définition, parce qu'elle est contextuellement dynamique,
peut accommoder les différentes utilisations du terme «peuple» en
droit international. Ainsi, en plus de l'hypothèse simple de toute la
population d'un Etat ou d'un territoire non autonome, il peut s'agir
d'une composante majoritaire qui est dominée par une minorité,
d'une composante minoritaire qui est dominée par une composante
majoritaire, ou de plusieurs composantes toutes minoritaires mais
dominées par l'une d'elles. Que cette composante soit «autochtone»
ou pas, qu'elle fasse partie d'un groupe sociologique quelconque
(ethnie, nation, etc.) qui déborde l'Etat ou pas, ce qui la fait corres-
pondre à la notion juridique de peuple, pour les besoins du principe
de l'égalité des droits des peuples et leur droit à l'autodétermination
— à part la possibilité objective de son identification — c'est sa
406 Georges Abi-Saab

coexistence avec d'autres composantes au sein d'un même Etat et la


structure de ses rapports, égalitaires ou discriminatoires, avec ses
autres composantes.

4. L'évolution du principe au-delà de la Déclaration de 1970

La Déclaration des principes envisageait, au-delà de l'hypothèse


coloniale, une réclamation du droit à l'autodétermination comme une
réaction d'une composante de la population d'un Etat composé,
exclusivement contre une discrimination que ses membres subissent
devant la chose publique. Pourtant, une politique formellement non
discriminatoire peut être en même temps « assimilationniste », et par
conséquent objectivement négatrice de l'identité du groupe, en
imposant à ses membres les standards (par exemple la langue) du
groupe dominant, pour accéder à l'égalité devant la chose publique.
On peut se demander si pendant les deux décennies qui se sont
écoulées depuis l'adoption de la Déclaration des principes le droit ne
s'est pas développé davantage.
Il existe en effet des signes avant-coureurs, indiquant que la récla-
mation du droit à l'autodétermination n'est plus nécessairement une
réaction, mais peut être également une demande initiale pour la
reconnaissance de l'identité collective du groupe, et pour sa protec-
tion et sa préservation dans le cadre plus large de l'Etat composé, en
plus de la non-discrimination contre ses membres. Cette idée gagne
du terrain dans le domaine des droits de l'homme, par exemple pour
ce qui est des « peuples autochtones » et autres groupes vulnérables.
Mais cela s'accompagne, dans ces cas, de la recherche d'autres
issues que l'indépendance à l'exercice du droit à l'autodétermina-
tion. Cela d'autant plus que les groupes en question ne remplissent
pas toujours le minimum critique objectif pour constituer un Etat,
étant donné le nombre très limité du groupe ou son éparpillement
territorial au sein de l'Etat. On s'achemine ainsi vers la version
interne de l'autodétermination qui complète, mais ne remplace pas,
sa «version externe», version qui reste la plus importante pour le
moment, du moins du point de vue de son impact sur la structure du
système juridique international.
En effet, l'évolution du principe depuis 1970 va dans plusieurs
directions. Pour ce qui est de l'autodétermination «externe», l'évo-
lution tend vers l'extension de l'application du principe des cas de
domination formelle (coloniale ou étrangère) qui sont en voie de dis-
Cours general de droit international public 407

parition, vers les structures de domination informelle; bien qu'on


n'ait pas encore suffisamment développé les notions et moyens tech-
niques qui permettent l'emprise du principe sur ces situations. En ce
qui concerne les Etats composés de plusieurs groupes, la tendance
favorise l'extension de la protection et de la garantie fournies par le
principe au-delà de la non-discrimination vers la protection et la
conservation de l'identité du groupe, ou l'autodétermination cultu-
relle. Si le groupe est assez important et son assise territoriale suffi-
samment définissable, et si la réclamation rencontre un déni de
l'identité ou une discrimination systématique, l'exercice de l'autodé-
termination peut aboutir ultimement à l'indépendance. Si en
revanche le groupe n'est pas suffisamment large ou suffisamment
concentré territorialement, l'issue ne peut être recherchée que dans
la «version interne» de l'autodétermination.
C'est précisément vers l'élaboration progressive de cette «version
interne» que tend la troisième direction de l'évolution du principe.
Mais malgré l'identité du libellé et de la finalité, il s'agit là d'une
autre proposition normative, qui, partant de la protection de groupes
vulnérables au sein d'un Etat, tels les peuples autochtones ou les
minorités, aboutit, par sa propre logique et même a fortiori, au droit
du «peuple», dans le sens de la population de l'Etat tout entière, à
participer librement à la prise des décisions qui touchent à sa vie col-
lective, en d'autres termes au «droit à la démocratie». Nous n'en
sommes pas encore là. Mais c'est une direction dans laquelle l'évo-
lution est entamée, bien qu'il nous manque encore des critères juri-
diques adéquats et une opinio juris suffisamment claire et partagée
pour la rendre opératoire.

IH. Le processus d'interaction


et le rôle de la constatation

Dans les situations fort complexes et hautement conflictuelles et


dynamiques où le droit à l'autodétermination est invoqué, la consta-
tion joue un rôle déterminant. S'il n'est pas possible normalement de
s'adresser à un tribunal dans de telles situations, la constatation peut
néanmoins se faire par d'autres moyens; par exemple par des
«reconnaissances individuelles» à effet cumulatif, c'est-à-dire par
des prises de position de la part de différents Etats, agissant en tant
que tiers, sur l'applicabilité du principe à un cas d'espèce.
Elle peut emprunter également la forme d'une «constatation col-
408 Georges Abi-Saab

lective» émanant d'un organe agissant au nom de la communauté


internationale, telle l'Assemblée générale dans l'exercice de sa fonc-
tion quasi judiciaire, en reconnaissant par exemple le droit d'un
peuple donné à l'autodétermination et en conférant au mouvement
de libération nationale qui le représente le statut d'«observateur».
Une telle «constatation collective» peut ainsi pallier dans une
grande mesure les ambiguïtés et les lacunes techniques de la propo-
sition normative du principe dans son application aux cas spéci-
fiques.
Pourtant, de nombreuse critiques ont été émises contre la recon-
naissance par l'Assemblée générale des mouvements de libération
des peuples auxquels elle avait également reconnu le droit à l'auto-
détermination. Or, il ne s'agit pas là d'une nouveauté en droit inter-
national. Les situations de transition ont toujours posé problème au
droit international classique qui n'était pas équipé pour gérer le
changement, mais simplement pour en prendre connaissance et en
agencer les conséquences une fois le changement déjà effectué.
Pour contourner cette difficulté, le droit international classique, ou
plutôt les Etats, ont toujours eu recours à la technique de la recon-
naissance, parfois graduée ou par étape, telle la reconnaissance de
belligérance, et même là on a considéré qu'il s'agissait d'une catégo-
rie trop large et on a introduit une sous-catégorie de « reconnaissance
de l'insurrection», ou la «reconnaissance de facto» en cas de chan-
gement révolutionnaire de gouvernement dont on ne connaît pas
encore les assises réelles.
Cette technique de reconnaissance, même collective, des situa-
tions en mouvement est connue et utilisée depuis longtemps. Il suffit
de rappeler que les grandes puissances européennes ont reconnu la
Grèce avant que l'Etat grec ne soit vraiment établi, et que par cette
reconnaissance, qui était «constitutive» dans le sens littéral du
terme, elles ont aidé à l'établissement de cet Etat.
La reconnaissance peut intervenir après le changement de situa-
tion, mais peut-être avant que celle-ci ne soit tout à fait claire et sta-
bilisée. Elle peut intervenir au cours ou parallèlement au processus
du changement. En effet, c'est seulement là que la reconnaissance de
belligérance ou d'insurrection peut avoir une utilité quelconque.
Mais la reconnaissance peut également intervenir au début d'un pro-
cessus de changement, pour faciliter son déroulement.
Dans un tel cas, cependant, pour que la reconnaissance ne soit pas
taxée d'«acte d'intervention», il doit s'agir d'un changement visant
Cours général de droit international public 409

à réaliser des valeurs que la communauté internationale considère


comme essentielles, au point de leur conférer la sanction de droit, et
quelquefois même d'un droit supérieur (jus cogens). C'est le cas du
principe de l'autodétermination. Et il est compréhensible, dans ces
conditions, que la technique de la «reconnaissance collective» de
l'applicabilité du principe à certains cas concrets soit utilisée pour
faciliter le changement dans la direction de la norme et venir à bout
du déni de son application.
Deux remarques s'imposent cependant à cet égard. La première
est que, même là, le droit réagit à un phénomène ou processus social
auquel il est confronté et qui lui pose problème. Le droit peut le légi-
timer et essayer de favoriser son aboutissement, rester neutre ou
indifférent à son égard, ou au contraire s'efforcer de le réprimer, par
exemple au nom de la souveraineté et de l'intégrité territoriale. Mais
bien évidemment ce n'est pas le droit qui «cause» ou «suscite»
l'avènement ou la disparition de ce phénomène social. Les peuples
qui luttent pour leur liberté et la préservation de leur identité ne vont
pas cesser de lutter parce que le droit international leur est indiffé-
rent ou même hostile. Le droit prend simplement acte de certains
phénomènes qui, par leur récurrence, demandent une réglementation
juridique, et doit par conséquent arrêter sa position et son rôle à leur
égard.
La seconde remarque, qui découle de la première, est que l'Etat,
comme nous l'avons déjà vu, est un fait primaire. Le droit internatio-
nal ne contrôle pas directement le processus de sa création. Il peut
favoriser ou défavoriser l'occurrence de ce fait primaire, mais il
n'est pas en mesure de le produire directement. L'exemple de la
Namibie est très éclairant à cet égard.
Le droit ne peut ainsi que jouer sur les probabilités du change-
ment social voulu et les affecter en s'efforçant de les améliorer dans
une certaine mesure.
Cela étant, la consécration de la valeur sociale en norme, en vue
de favoriser le changement social appelé par cette valeur, demande
que la norme soit située par rapport aux autres normes du système
juridique, par exemple situer le principe de l'autodétermination par
rapport à ceux de la non-intervention et du non-recours à la force ; ce
qui soulève la question de leur conditionnement mutuel et de la déli-
mitation de leurs champs d'application respectifs, question qui se
pose tout particulièrement à propos des «guerres de libération natio-
nale».
410 Georges Abi-Saab

IV. Les guerres de libération nationale

Les «guerres de libération nationale» sont celles qui éclatent


dans le contexte d'un déni par la force à un peuple d'exercer son
droit à l'autodétermination. C'est un sujet qui a suscité beaucoup de
controverses aussi bien au sein des Nations Unies que lors de l'éla-
boration des deux Protocoles additionnels aux Conventions de
Genève. Et bien qu'il relève également du recours à la force, ses
dimensions juridiques peuvent être mieux élucidées dans le contexte
du droit à l'autodétermination342.
La question juridique cruciale dont dépendent toutes les autres est
celle de la qualification de ces conflits armés. Si l'on considère les
guerres de libération comme des conflits internes, elles ne poseraient
pas ou peu de problèmes du point de vue du jus ad bellum qui se
désintéresse de ces conflits, car l'interdiction de la menace ou du
recours à la force de l'article 2, paragraphe 4, de la Charte porte seu-
lement sur le comportement des Etats «dans leurs relations interna-
tionales». Le droit international n'interdit donc pas le droit à la
rébellion. Au contraire, le préambule de la Déclaration universelle
des droits de l'homme s'y réfère même comme «suprême recours ...
contre la tyrannie et l'oppression» ; une ultime liberté qui sous-tend
l'idée même de la démocratie et du contrat social qui serait violée
par les gouvernants. Mais le droit international n'interdit pas non
plus le droit des gouvernants de réprimer par la force toute rébellion.
Par ailleurs, le jus in bello ne s'intéresse que minimalement aux
conflits internes, et cela seulement depuis 1949, avec l'introduction
de l'article 3 commun dans les Conventions de Genève; article com-
plété il est vrai depuis 1977 par le second Protocole additionnel aux
Conventions qui est cependant ratifié par un nombre plus limité
d'Etats 343 .
De sorte que, si nous acceptons la qualification juridique des
guerres de libération nationale comme conflits armés de caractère

342. Voir, en général, G. Abi-Saab, «Wars of National Liberation in the


Geneva Conventions and Protocols», RCADl, tome 165 (1979-IV), pp. 353-445.
343. Voir, en général, Rosemary Abi-Saab, Droit humanitaire et conflits
internes. Origines et évolution de la réglementation internationale, Paris,
Pedone, 1986. Voir également, sur les rapports entre les Protocoles et le droit
international général, G. Abi-Saab, «The 1977 Additional Protocols and General
International Law : Some Preliminary Reflexions », Humanitarian Law and
Armed Conflicts : Challenges Ahead. Essays in Honour of Frits Kalshoven, Dor-
drecht, Nijhoff, 1991, pp. 115-126.
Cours général de droit international public 411

non international, le désintéressement relatif du droit international à


l'égard des conflits internes en général serait en contradiction radi-
cale avec le fait que ces guerres ont à leur base une violation d'un
des principes constitutifs du droit international et se poursuivent à
cause de la perpétuation de cette violation.
D'autre part, si nous qualifions les guerres de libération nationale
comme des conflits armés de caractère international, nous devons les
situer par rapport au principe du non-recours à la force de l'article 2,
paragraphe 4, de la Charte, principe qui relève incontestablement du
jus cogens et qui ne peut par conséquent subir une nouvelle excep-
tion ne figurant pas expressis verbis dans la Charte que par le biais
d'une nouvelle règle ayant le même caractère, c'est-à-dire une règle
qui remplit la condition stricte d'être elle-même acceptée comme
jus cogens par l'ensemble de la communauté internationale des
Etats.
Il serait par conséquent extrêmement difficile d'établir l'existence
d'une telle règle, si nous envisageons les guerres de libération natio-
nale sous l'angle d'une nouvelle exception à l'article 2, paragraphe 4,
étant donné la résistance farouche des Occidentaux à une telle
exception et la considération générale de politique juridique que
nous avons déjà évoquée de ne pas ouvrir la boîte de Pandore des
exceptions, ce qui mènerait inexorablement à tous les abus et à l'éro-
sion progressive du principe.
C'est la raison pour laquelle la Déclaration des principes de 1970
n'a pas traité le problème sous cet angle-là ni sous le principe du
non-recours à la force, mais dans le cadre du principe de l'égalité du
droit des peuples et leur droit à l'autodétermination. En d'autres
termes, la Déclaration le traite en tant que problème qui relève de la
délimitation des champs d'application respectifs des deux principes.
Il est vrai que sous le principe du non-recours à la force, la Décla-
ration spécifie que :
«Tout Etat a le devoir de s'abstenir de recourir à toute
mesure de coercition qui priverait de leur droit à l'autodétermi-
nation, à la liberté et à l'indépendance les peuples mentionnés
dans la formulation du principe de l'égalité de droit et de leur
droit à disposer d'eux-mêmes. »
Mais la Déclaration s'arrête là sous le principe du non-recours à la
force; en d'autres termes elle s'arrête à la formulation de l'interdic-
tion, sans traiter des conséquences de sa violation.
412 Georges Abi-Saab

C'est précisément le principe de l'autodétermination qui, après


avoir réitéré presque expressis verbis l'interdiction, s'efforce de cla-
rifier le statut juridique des réactions possibles à sa violation:
«Lorsqu'ils réagissent et résistent à une telle mesure de
coercition dans l'exercice de leur droit à disposer d'eux-
mêmes, ces peuples sont en droit de chercher et de recevoir un
appui conforme aux buts et principes de la Charte. »
Ce paragraphe, et plus particulièrement cette dernière phrase, en
reformulant la problématique comme nous le verrons, nous fournit
directement ou indirectement la réponse à tous nos questionnements.
En ce qui concerne le jas ad bellum, il s'ensuit que:

1) la «coercition» ou la «force» interdite est clairement celle qui


est utilisée pour priver un peuple de son droit à l'autodétermination
ou pour lui en nier l'exercice.
Il est intéressant de relever à cet égard que dans son élaboration
du principe de non-recours à la force, la Déclaration de 1970 utilise
systématiquement le mot «force», sauf dans la phrase qui nous
intéresse ici, où ce qui est interdit n'est pas le recours à la «force»,
mais «à toute mesure de coercition». Ce qui s'explique par le fait
que le régime «colonial», «étranger» ou «discriminatoire» qui nie
aux peuples en question leur droit à l'autodétermination, remplit en
général les fonctions de gouvernement sur ce peuple ou sur son ter-
ritoire, y compris l'exercice de la «puissance publique», sans
laquelle il est impossible d'administrer un territoire. La «coercition»
qui est envisagée ici n'est donc pas le recours légitime à la force
publique, mais son détournement ou son utilisation comme instru-
ment d'oppression et de coercition pour nier au peuple son droit à
l'autodétermination, en d'autres termes son utilisation comme un
instrument de ce qu'on appelle en sciences sociales la «violence
structurelle ».
2) En revanche, l'action des peuples en lutte pour leur droit à
l'autodétermination est une réaction ou une résistance à un emploi
interdit de la force, un emploi qui constitue à la fois une violation du
principe du non-recours à la force et du principe de l'égalité des
droits des peuples et leur droit à l'autodétermination.
C'est donc une réaction ou une résistance légitime. S'agit-il alors
de la légitime défense ? Deux considérations techniques font prima
facie obstacle à une telle qualification juridique: en premier lieu,
Cours general de droit international public 413

l'exigence, comme nous l'avons vu, d'une «attaque» ou «agression


armée» comme condition préalable à l'exercice du droit de légitime
défense, et, en second lieu, le fait que cette agression armée est diri-
gée en général contre le territoire de la victime. Or, dans les guerres
de libération, il s'agit de l'exercice par le gouvernement colonial,
étranger ou discriminatoire des prérogatives de la puissance publique
sur un territoire qui est formellement soumis à son autorité.
Ces obstacles techniques peuvent cependant être surmontés en se
basant sur le texte même de la Déclaration de 1970; car comme nous
l'avons vu, du moins pour ce qui est des territoires non autonomes,
qui recouvrent la grande majorité des cas, la Déclaration considère
qu'ils ont un statut international séparé de celui du territoire métro-
politain (qui peut donc faire l'objet d'une «agression armée» de la
part de la puissance coloniale). La Déclaration considère également
«toute mesure de coercition», expression qui recouvre l'abus ou le
détournement des prérogatives de la puissance publique pour priver
ou empêcher un peuple d'exercer son droit à l'autodétermination,
comme une espèce de recours interdit à la force. Cela aurait pu éven-
tuellement être considéré comme constituant une «agression
armée».
La raison réelle pour laquelle une telle qualification juridique
n'est pas acceptable relève davantage de la politique législative. Au
cours de la discussion de l'affaire de Goa au Conseil de sécurité,
l'Inde avait justifié son action en affirmant que le colonialisme est
une «agression permanente» et que tant qu'elle dure la victime peut
exercer son droit de légitime défense, même après quatre cent cin-
quante ans.
Cependant, si nous considérons la résistance à un déni du droit à
l'autodétermination comme un exercice de légitime défense dans le
sens de l'article 51 de la Charte, d'autres Etats seraient en droit
d'intervenir militairement aux côtés des mouvements de libération, à
titre de légitime défense collective. Il est évident qu'en adoptant la
Déclaration des principes la communauté internationale ne voulait
pas aller jusque-là.
Ainsi, bien que la lutte des mouvements de libération nationale
n'est qu'une réaction ou une résistance à un emploi interdit de la
force, constituant donc une réponse à l'illégalité et une «défense»
contre elle dans le sens étymologique du terme, cette défense tout en
étant «légitime» ne se situe pas dans le cadre de l'article 51 de la
Charte.
414 Georges Abi-Saab

3) En ce qui concerne le statut juridique des « peuples » en lutte et


de leurs représentants, le membre de phrase «ces peuples sont en
droit de chercher et de recevoir un appui...» comporte la
reconnaissance d'un certain locus standi et d'une certaine capacité
d'agir sur le plan international; en d'autres termes d'une certaine
«mesure de personnalité internationale». Cette «personnification»
des peuples en lutte illustre parfaitement le fameux dictum de la
Cour internationale de Justice en 1949, selon lequel la «nature» des
sujets d'un système juridique «dépend des besoins de la commu-
nauté», et plus particulièrement ici des «exigences de la vie interna-
tionale »344.
En pratique, les représentants, ou plutôt les organes de ces
peuples, les « mouvements de libération nationale », se sont vu recon-
naître cette personnalité et cette capacité non seulement dans les
enceintes internationales, mais également dans les relations bilaté-
rales avec une grande majorité des Etats, y compris des Etats occi-
dentaux. Contrairement à la reconnaissance de belligérance, cette
personnalité ne dépend pas d'une reconnaissance «constitutive», ni
d'un «contrôle effectif» d'une partie du territoire, et n'est pas limi-
tée non plus aux besoins de la conduite des hostilités ; car elle
n'émane pas d'une simple effectivité militaire reconnue par l'adver-
saire, qui fixe également ses limites, mais du droit de ces peuples à
l'autodétermination qui l'impose ipso jure et définit son ampleur, et
qui rapproche la position des mouvements de libération nationale
davantage de celle des gouvernements en exil345.
4) En ce qui concerne la position des tiers, le droit des «peuples»
représentés par leurs mouvements de libération nationale, de «cher-
cher et recevoir un appui », comporte le droit des tiers de traiter avec
eux et de leur fournir de l'aide sans que cela ne soit considéré
comme des actes illicites d'intervention de la part des tiers dans les
affaires intérieures du gouvernement colonial, étranger ou discrimi-
natoire qui nie au peuple en question l'exercice de son droit à l'auto-
détermination.
Ainsi, ni la reconnaissance de ces mouvements, ni l'établissement
de relations formelles (de représentation diplomatique par exemple)
avec eux ne sauraient être considérés comme une «reconnaissance
prématurée». Il en est de même, pour ce qui est de l'assistance que

344. CU Recueil 1949, p. 178.


345. Voir G. Abi-Saab, loc. cit. note 342, pp. 407-415.
Cours général de droit international public 415

pourraient leur fournir les Etats et les organisations internationales,


car il s'agit d'aider à réaliser un droit dont l'aboutissement mettrait
fin à une violation d'un principe fondamental du droit international
relevant du jus cogens, violation qui touche par conséquent la com-
munauté internationale dans son ensemble.
Cette aide peut aller très loin, sans pour autant franchir le seuil de
l'intervention militaire directe, comme nous venons de le voir. En
effet, l'article 7 de la «Définition de l'agression» corrobore cette
interprétation :
«Rien dans la présente Définition, et en particulier l'article 3,
ne pourra en aucune manière porter préjudice au droit à l'auto-
détermination, à la liberté et à l'indépendance, tels qu'ils
découlent de la Charte, des peuples privés par la force de ce
droit et auxquels fait référence la Déclaration relative aux prin-
cipes du droit international touchant les relations amicales et la
coopération entre les Etats ..., notamment les peuples qui sont
soumis à des régimes coloniaux ou racistes ou à d'autres
formes de domination étrangère; ainsi qu'au droit de ces
mêmes peuples de lutter à cette fin et de chercher et de recevoir
un appui, conformément aux principes de la Charte et en
conformité avec la Déclaration susmentionnée. »
Il ressort clairement de ce texte que certains actes de soutien
même militaire qui n'impliquent cependant pas l'intervention opéra-
tionnelle de troupes, tel l'octroi de sanctuaires, qui auraient pu être
considérés comme constituant un acte d'agression, ou du moins
d'intervention, de la part du tiers s'ils étaient entrepris en conjonc-
tion avec un recours interdit à la force, ne sauraient l'être s'il s'agit
d'aider des mouvements de libération. C'est ce qu'a confirmé égale-
ment la Cour, par une phrase incidente, dans l'affaire des Activités
militaires et paramilitaires au Nicaragua346.
Finalement, au plan du jus in bello, c'est-à-dire du droit qui gou-
verne les relations entre les belligérants ainsi qu'entre eux et les
tiers, il découle de tout ce qui précède, et plus particulièrement du
fait que les guerres de libération ont à leur base une violation d'un
principe jus cogens du droit international, qu'il s'agit de conflits

346. CU Recueil 1986, p. 108, par. 206. Cette phrase incidente a valu à la
Cour une longue diatribe dans l'opinion dissidente du juge américain Schwebel,
ibid., pp. 348-352.
416 Georges Abi-Saab

armés de caractère international, auxquels le jus in bello est appli-


cable dans son intégralité. C'est ce que confirme l'article 1, para-
graphe 4, du premier Protocole additionnel de 1977, en stipulant:
« Dans les situations visées au paragraphe précédent [se réfé-
rant aux situations de conflits armés de caractère international
prévues dans l'article 2 commun des Conventions] sont com-
pris les conflits armés dans lesquels les peuples luttent contre la
domination coloniale et l'occupation étrangère et contre les
régimes racistes dans l'exercice du droit des peuples à disposer
d'eux-mêmes, consacré dans la Charte des Nations Unies et
dans la Déclaration relative aux principes du droit internatio-
nal...»
De même, l'article 96, paragraphe 3, du Protocole permet aux
mouvements de libéreation nationale, par une déclaration unilatérale,
d'étendre l'application du Protocole et des Conventions aux conflits
armés auxquels ils sont parties, confirmant par là même leur person-
nalité juridique internationale dans ce contexte également.
417

CHAPITRE XIV

LE DROIT DES RELATIONS INTERNATIONALES

La seconde catégorie du corpus juris gentium, et quantativement


la plus grande, recouvre les règles portant sur les échanges et autres
relations juridiques courantes entre Etats (et autres sujets du droit
international).
Si les principes constitutifs correspondent, de loin il est vrai, aux
principes constitutionnels en droit interne, ces règles correspon-
draient plutôt à celles figurant dans le code civil, le code commer-
cial, etc. Comme nous avons eu l'occasion de le voir, l'exigence
minimale pour la pérennité du système classique, exigence qui
découle des principes constitutifs, se résume en une obligation de ne
pas faire pour chacun des sujets de droit, celle de ne pas empiéter sur
le champ de souveraineté des autres. Cependant, un système juri-
dique ne peut se contenter d'un tel rôle, en se désintéressant des rap-
ports actifs entre ses sujets. De sorte que si les Etats décidaient de
nouer ou se trouvaient engagés dans de tels rapports, le droit interna-
tional classique leur fournissaient les recettes juridiques ou le mode
d'emploi; recettes qui en réalité constituaient l'essentiel du «droit
international utile » de cette époque.
En tant que «modes d'emploi», ces règles étaient en général de
caractère «procédural» et par conséquent «supplétif», car les sujets
de droit avaient toujours le loisir de procéder différemment. Etant
donné ces deux caractéristiques, elles ne pouvaient trouver leur
ultime ressort que dans une pure logique de réciprocité.
Les développements que nous pouvons constater depuis 1945, et
que nous avons évoqués en parlant de l'œuvre normative des Nations
Unies347, vont dans deux directions. En premier lieu, la réglementa-
tion devient beaucoup plus substantielle. D'une réglementation lar-
gement formelle et procédurale on en vient aux conditions substan-
tielles des prestations. En second lieu, la réglementation reflète un
degré croissant de hiérarchisation et de socialisation en forme d'une
subordination réelle aux principes constitutifs. Nous devons men-
tionner également le plus grand degré d'élaboration par la spécifica-

347. Supra, pp. 148 et 326.


418 Georges Abi-Saab

tion et la systématisation de la matière qui rend le droit plus clair et


plus opératoire.
Dans ce qui suit, nous allons esquisser rapidement la trame de ces
développements à travers quelques-uns des plus importants pans de
ce droit, en les classant en trois catégories, selon leur degré d'impré-
gnation par les principes constitutifs et par l'approche du droit de
coopération :

a) les domaines réfractaires où les tendances générales sont les


moins visibles et où les directions de l'évolution du droit sont
hésitantes ou contradictoires : le droit diplomatique et consulaire
et le droit de succession d'Etats ;
b) les domaines investis par les principes constitutifs, mais ne reflé-
tant qu'une influence ponctuelle de l'approche du droit de coopé-
ration: le droit des traités et de la responsabilité;
c) un domaine converti à l'approche du droit de coopération: le jus
in bello.

I. Le droit diplomatique et consulaire

C'est le droit des organes des relations internationales, la branche


la plus ancienne qu'on retrouve dans tous les systèmes du droit inter-
national en remonant jusqu'à la plus haute antiquité. Car la première
règle qui émerge dans tout rapport intercommunautaire est celle de
l'immunité des émissaires, dont la violation était considérée comme
un sacrilège dans les systèmes archaïques.
La Cour internationale de Justice a souligné, dans l'affaire du
Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran, le
caractère nécessaire ou indispensable de ce droit pour établir et
maintenir des rapports entre Etats348. Cette nécessité invoquée par la
Cour est de nature objective ou causale et non seulement normative,
en forme d'impératif catégorique: si l'on veut avoir et maintenir des
relations formelles entre Etats, il est nécessaire de suivre ces règles.
Mais dans «le monde interdépendant d'aujourd'hui», cette formule

348. «Dans la conduite des relations entre Etats, il n'est pas d'exigence plus
fondamentale que celle de l'inviolabilité des diplomates et des ambassades...»
(C/7 Recueil 1979, p. 19; CU Recueil 1980, p. 42, par. 91.) La formule est plus
percutante dans l'original anglais: «There is no more fundamental prerequisite
for the conduct of relations between States than the inviolability of diplomatic
envoys and embassies. . . . » (L'italique est de nous.)
Cours général de droit international public 419

conditionnelle n'est plus de mise; d'où le caractère «impératif» de


ces règles selon la Cour349.
On aurait pu croire que le développement du droit, dans le sens
d'une codification et d'un développement progressif comportant une
élaboration et une mise à jour, ne posera pas problème dans un
domaine si ancien et si bien établi, basé sur un intérêt commun et
réciproque longuement et largement perçu. En effet, il n'en a pas
trop posé au début, lors de l'élaboration des deux Conventions de
Vienne, sur les relations diplomatiques en 1961 et sur les relations
consulaires en 1963.
Même là, cependant, nous pouvons constater certains change-
ments de tendance qui se dessinent en faveur d'un rééquilibrage
général des règles, en fait un basculement vers une réciprocité plus
stricte plutôt que vers une approche coopérative. Ces changements
ou tendances sont suscités par l'évolution des rapports soumis à ce
droit, notamment :
1) Certaines situations nouvelles sont moins symétriques, et par
conséquent l'intérêt mutuel et la réciprocité y sont moins évidents.
C'est ce qu'a révélé la Conférence de Vienne de 1975 sur la repré-
sentation des Etats dans leurs relations avec les organisations inter-
nationales de caractère universel. Il y est apparu un clivage impor-
tant suivant un conflit d'intérêts entre les Etats hôtes, pour la plupart
des Etats développés, et les Etats d'envoi en général, sur l'étendue
des privilèges et immunités; clivage qui a rendu l'entrée en vigueur
de la convention issue de cette conférence plus que problématique.
2) Dans une communauté internationale à nombre limité et à
caractère aristocratique, la mission diplomatique ou même consu-
laire était quelque chose d'assez exceptionnel, en ce sens que seules
les grandes puissances entretenaient un réseau diplomatique intensif;
le caractère absolu des privilèges et immunités qui protégeaient ces
missions semblait aller de soi.
Cependant, dans une communauté internationale universelle et
formellement démocratique, où tous les Etats entretiennent des rela-
tions diplomatiques et consulaires et participent dans les organisa-

349. CU Recueil 1979, pp. 19-20, par. 38, 39, 41 ; CU Recueil 1980, p. 24,
par. 41-43, p. 41, par. 88. Ces règles sont-elles pour autant du jus cogens? Cf.
Ch. Dominicé, «Les rapports entre le droit diplomatique et le système de contre-
mesures entre Etats », Diplomazia e storia della relazioni internazionali. Studi
in onore di Enrico Serra, Milan, Giuffrè, 1991, pp. 795-811.
420 Georges Abi-Saab

tions et les conférences internationales, le caractère étendu et absolu


des privilèges et immunités commence à être perçu comme onéreux
à beaucoup d'Etats, surtout développés. D'autre part, les possibilités
d'abus (trafic de drogue, d'armes, etc.) sont beaucoup plus grandes.
Ce qui explique la tendance actuelle vers la limitation, qui se mani-
feste par exemple dans les travaux de la Commission du droit inter-
national sur la valise diplomatique.
3) Une question proche ou politiquement connexe, bien qu'ana-
lytiquement séparée, est celle des immunités de l'Etat et de ses
biens. Ici aussi, l'extension du rôle et des activités de l'Etat, y com-
pris les activités qui dépassent les frontières, surtout dans le domaine
économique et commercial, a donné lieu, en tout cas dans les pays
occidentaux, à une tendance généralisée350 à s'éloigner de plus en
plus de la doctrine de l'immunité absolue vers une doctrine d'immu-
nité fonctionnelle ou selon la nature de l'activité. Mais cela est
contesté par d'autres segments de la communauté internationale,
notamment le tiers monde.
Dans les deux domaines de privilèges et immunités diplomatiques
et consulaires et des immunités de l'Etat, il ne s'agit pas tant, à mon
avis, d'un changement idéologique ou doctrinal, que d'une consé-
quence de la fréquence et de l'intensification des activités et des
relations en question. Ce qui rend plus difficile leur «digestion»,
dans leur volume élargi, dans les systèmes juridiques étatiques, tout
en leur garantissant un régime particulier d'exception. En d'autres
termes, il devient difficile d'intégrer une exception de plus en plus
omniprésente dans un système basé sur une règle ou une logique qui
la contredit.

//. La succession d'Etats

Contrairement au droit diplomatique, la succession d'Etats est un


des domaines les plus flous du droit international, au point où cer-
tains ont mis en doute son existence même; car il soulève essentiel-
lement des questions de répartition de valeurs, tâche que le droit
international classique, comme nous l'avons maintes fois relevé, a
toujours esquivé.

350. Cette tendance, bien que présente dans les pays de droit civil depuis la
période de l'entre-deux-guerres, est relativement récente dans les pays de com-
mon law.
Cours général de droit international public 421

Le libellé même «succession d'Etats» peut être trompeur, car il


évoque la succession entre personnes physiques en droit privé, avec
son schéma de transmission patrimoniale universelle s'effectuant
dans la fluidité et la normalité juridiques. Or, les mutations étatiques
se déroulent dans des conditions radicalement différentes, souvent à
l'issue de cataclysmes et dislocations à large échelle, suivant des
parcours très variés.
En effet, étant donné le nombre relativement restreint d'Etats (fac-
teur qui nuance fatalement le caractère supposé impersonnel des
règles générales), et la particularité accusée des circonstances histo-
riques et de la situation géographique dans lesquelles s'opère chaque
cas de succession, la spécificité des solutions empiriques qu'on
trouve dans la pratique tranche sur la généralité des constructions
doctrinales issues d'un raisonnement purement déductif, à partir des
diverses théories sur le fondement du droit international.
Ainsi, les tenants du positivisme volontariste, partant de l'idée
que l'Etat précède tout droit et incarne une souveraineté absolue ne
pouvant être liée que par son propre consentement, nient toute règle
de succession ; avec des exceptions mineures, expliquées laborieuse-
ment par un présumé consentement tacite. Pour d'autres, en
revanche (les écoles objectiviste, sociologique, de droit naturel, etc.),
l'Etat, même s'il est un fait primaire, n'émerge pas dans un vide juri-
dique, mais dans un système préétabli qui règle ses droits et ses obli-
gations par rapport aux autres sujets du système, notamment son
prédécesseur, car le droit abhorre le vide. Ils prônent ainsi une succes-
sion plus ou moins universelle, avec des exceptions qui s'expliquent
par des considérations objectives ayant trait au système lui-même.
Quoi qu'il en soit, face au grand mouvement de libération de
l'après-guerre atteignant son apogée au début des années soixante, le
processus de codification et de développement progressif des
Nations Unies ne pouvait ignorer ce sujet malgré les grandes incerti-
tudes qui l'entourent. Ce qui a donné lieu aux deux Conventions de
Vienne sur la succession d'Etats, en matière de traités en 1978 et en
matière de biens, archives et dettes d'Etat en 1983.
Une distinction fondamentale adoptée par ces deux conventions et
dont dépendent une bonne partie des solutions retenues est celle
entre d'une part les cas de succession concernant une partie de terri-
toire (sans apparition ou disparition d'Etat), ou issue d'unification ou
de séparation d'Etats (déjà existants), et d'autre part le cas des
«Etats nouvellement indépendants», qui sont issus de la décolonisa-
422 Georges Abi-Saab

tion. La définition par les Conventions de cette dernière catégorie


d'Etats (art. 2, par. 1 e)) laisse cependant subsister une grande confu-
sion, car elle ne fournit aucun critère objectif qui permette de distin-
guer ces cas de ceux d'une simple sécession donnant lieu également
à un «Etat nouvellement indépendant». Grosso modo, les deux
Conventions fournissent à l'Etat davantage de protection et lui
reconnaissent plus de liberté s'il est un «Etat nouvellement indépen-
dant» que dans les autres cas.
Ainsi, pour ce qui est du droit des traités, la Convention de 1978
consacre le principe de la table rase pour les Etats nouvellement
indépendants351, tout en leur laissant l'option, par simple notification
et sans le consentement des autres parties, de succéder aux traités
multilatéraux généraux (les vrais traités-lois) auxquels l'Etat prédé-
cesseur est partie.
De plus, la Convention fournit à ces Etats une double protection,
en faisant prévaloir ses propres stipulations sur tout accord de dévo-
lution (art. 8, par. 2) et en se déclarant elle-même comme n'affectant
en rien « les principes de droit international affirmant la souveraineté
permanente de chaque peuple et de chaque Etat sur ses richesses et
ses ressources naturelles» (art. 13).
En revanche, pour les cas autres que ceux issus de la décolonisa-
tion, la Convention adopte d'une manière générale le principe de la
succession en l'absence d'indices contraires (intention des parties,
incompatibilité avec l'objet et le but du traité, changement radical
des conditions de son exécution).
La Convention de Vienne de 1983 sur la succession d'Etats en
matière de biens, archives et dettes d'Etat se situe dans le même
sillage, mais avec beaucoup plus d'ambiguïté et d'incertitude dans
les solutions adoptées, ces domaines étant beaucoup plus fuyants que
les traités. Est-ce pour cela que contrairement à la Convention de
1978 les stipulations de cette convention insistent rituellement sur
leur caractère supplétif par rapport aux accords de dévolution ou
autres entre les parties ?
De manière générale, la Convention reconnaît à l'«Etat nouvelle-

351. Ce principe est assujetti aux exceptions des articles 11 et 12 concernant


les effets continus (ou non affectés par la sécession) des traités établissant une
frontière ou autres régimes territoriaux, avec une exception dans l'exception
concernant les traités d'établissement de bases militaires étrangères (art. 12,
par. 3). Ces exceptions s'appliquent cependant à toutes les successions et non
seulement aux cas des Etats nouvellement indépendants.
Cours général de droit international public 423

ment indépendant» un droit de succession plus large et plus affir-


mé que dans les autres cas en ce qui concerne les archives d'Etat
(art. 28, par. 2 et 4) et les biens (art. 15, par. 1 b), e) et/), et art. 15,
par. 3), tout en soumettant tout accord entre les parties au principe de
la souveraineté permanente des peuples sur leurs richesses et res-
sources naturelles; alors que les dettes d'Etat — qui dans les autres
cas passent ipso jure aux Etats successeurs dans des proportions
équitables — ne passent à l'Etat nouvellement indépendant qu'avec
son accord, accord qui, plus est,
«ne doit porter atteinte au principe de la souveraineté per-
manente de chaque peuple sur ses richesses et ses ressources
naturelles, ni son exécution mettre en péril les équilibres éco-
nomiques fondamentaux de l'Etat nouvellement indépendant»
(art. 38, par. 2).
Ces deux conventions n'ont pas reçu le nombre de ratifications
nécessaire pour leur entrée en vigueur, et ne risquent pas de les rece-
voir, surtout la seconde, avant longtemps. En particulier, la Conven-
tion de 1983 est sévèrement critiquée pour sa formulation vague et
par endroits maladroite et notamment pour sa «rhétorique progres-
siste», tel l'article 38, paragraphe 2, cité plus haut (ainsi que la réfé-
rence au «droit au développement» dans l'article 28, paragraphe 7),
qui, selon ces critiques, peuvent être utilisées pour mettre en péril les
accords de dévolution ou autres accords librement consentis.
Dans un domaine où la pratique est éclectique et le droit coutu-
mier assez vague, les puissances coloniales et leurs alliés préfèrent
garder toute leur liberté pour utiliser au maximum leur pouvoir de
négociation, plutôt que de s'encombrer de normes ayant précisément
pour but de modérer ce pouvoir dans l'esprit du droit de coopération.

III. Le droit des traités

Bien qu'il s'agisse d'un des domaines les plus développés du


droit international classique, c'est également l'un de ceux qui ont
connu les développements les plus marquants.
Dès la création de la Commission du droit international, le droit
des traités a figuré comme un sujet prioritaire pour la codification et
le développement progressif; ce qui a donné lieu à son chef-
d'œuvre, la Convention de Vienne sur le droit des traités entre
Etats, de 1969; suivie par deux autres, à savoir la Convention de
424 Georges Abi-Saab

Vienne sur la succession d'Etats en matière de traités, de 1978, et la


Convention de Vienne sur le droit des traités entre Etats et organisa-
tions internationales ou entre organisations internationales, de 1986.
Au sortir de la guerre, le droit des traités n'est qu'un ensemble de
règles par trop générales, avec de larges pénombres d'ambiguïté352.
Ces règles sont non différenciées selon le type ou la fonction du
traité; leur contenu est largement formel et procédural, effleurant
rapidement, ou même ignorant, les conséquences détaillées et la
séquence d'interactions suscitées par les différentes péripéties du
cycle de vie des traités.
A travers ces instruments, notamment la Convention de 1969,
nous sommes passés à un ensemble de règles cohérent et bien struc-
turé. Les règles elles-mêmes témoignent d'un haut contenu substan-
tiel, intégrant le droit de la Charte et surtout intégrant les principes
constitutifs dans leurs implications détaillées pour le droit des traités.

1. Un droit plus substantiel :


la protection de l'autonomie de la volonté des parties

Le plus grand développement est intervenu surtout en matière de


conditions de validité. En droit interne, le droit des contrats
s'efforce, de manière et à des degrés qui varient d'un système à
l'autre, de protéger deux types d'intérêts: d'une part, l'intérêt indivi-
duel de chacune des parties, en protégeant l'intégrité et l'autonomie
de sa volonté, et, d'autre part, l'intérêt ou les intérêts communs et
supérieurs de la société.
Dans un système d'extrême laisser faire juridique, tel celui du
droit international classique, et aussi longtemps qu'il ne comportait
pas, ou qu'il n'était pas en mesure d'imposer, une interdiction claire
du recours à la force, il était vain de soumettre la validité des traités
à l'épreuve de l'autonomie de la volonté et de l'égalité des parties ni
à celle de leur compatibilité avec les intérêts supérieurs de la société.
Par conséquent, cette partie fondamentale du droit des traités concer-
nant les conditions de validité était la moins développée par rapport
au droit interne. Ses règles se limitaient essentiellement à prescrire la
procédure à suivre pour produire un instrument signé ou ratifié, plu-
tôt que les conditions substantielles qui témoignent de la réalité de
l'opération juridique véhiculée par cet instrument.

352. Voir l'article de Lauterpacht, cité supra note 78, pp. 17-19.
Cours general de droit international public 425

La Convention de Vienne de 1969 importe dans ce droit un


contenu qui le rapproche des systèmes de droit interne, par l'adop-
tion d'un système relativement complet de vices de consentement,
d'une part, et par le biais da jus cogens, d'autre part.
La protection de l'autonomie de la volonté des parties passe par
deux ordres de conditions, les unes ayant trait à l'existence même de
cette volonté, c'est-à-dire à la capacité du sujet, les autres à la réalité
en l'espèce de cette volonté, par l'absence de vices de consentement.
En droit international, la question de la capacité des Etats est plu-
tôt théorique (mais elle peut poser problème par rapport aux autres
sujets de ce droit). En pratique, les problèmes qu'on peut rencontrer
se rapportent davantage à la capacité du «représentant de l'Etat»
(dans le sens de son «organe») d'exprimer en l'espèce sa volonté
d'être lié. C'est la fameuse question du treaty making power, traitée
dans les articles 7, 8 et surtout 46 et 47 de la Convention de 1969.
Le fait que l'Etat, « personne juridique », agit à travers des «per-
sonnes physiques» comme organes, introduit un dédoublement des
niveaux auxquels peuvent se situer les vices de consentement; que
ce soit parce que le vice détourne l'organe de sa vocation à exprimer
la volonté réelle de l'Etat (c'est le cas de la «corruption» consacrée
par l'article 48 comme cause de nullité relative), ou que le vice
puisse se situer à l'un ou à l'autre des deux niveaux, telle la
contrainte (art. 51 et 52).
En ce qui concerne les vices de consentement en tant que tels, il y'
en a quatre possibles en droit interne: erreur, dol, contrainte et
lésion. La Convention de Vienne de 1969 en reconnaît trois, en plus
de la corruption :

1) L'erreur, dans l'article 48, dans sa version d'erreur en la per-


sonne, est presque impossible en droit international. L'erreur dans
l'objet de l'accord est également rare. L'exemple classique de l'île
qui n'existe pas ou plus relève de la fantaisie. Cependant la pratique
arbitrale et judiciare récente fournit plusieurs exemples d'erreurs
dans les cartes ou dans la description topographique dans des instru-
ments écrits.
2) Le dol (ou la fraude), dans l'article 49, est une erreur induite
sciemment par l'autre partie. Le dol est rare dans la pratique; non
qu'il n'existe pas, mais parce qu'il est très difficile à invoquer entre
Etats, et plus difficile encore à prouver.
3) La corruption dans l'article 50, déjà mentionnée, s'apparente
426 Georges Abi-Saab

dans certains de ses aspects au dol, car elle implique également une
conduite frauduleuse de la part d'une partie en soudoyant le «repré-
sentant» de l'autre pour l'amener à contracter.
4) La contrainte est consacrée dans deux articles: le premier,
l'article 51, concerne la contrainte sur le «représentant» de l'Etat.
C'est d'ailleurs l'ironie du droit international classique de nous four-
nir quelques rares exemples où il reconnaît la contrainte sur la per-
sonne du représentant de l'Etat comme cause de nullité, alors qu'il
ne la reconnaît pas comme vice de consentement si elle s'exerce sur
l'Etat lui-même. Et c'est là que réside la grande innovation de
l'article 52, qui consacre la contrainte contre l'Etat comme cause de
nullité absolue. C'est la conséquence inévitable du principe de
l'interdiction du recours à la force dans son application au droit des
traités. Cet article n'a pas été adopté sans difficultés et ne recouvre
en fait que la contrainte armée, tout en laissant la voie libre pour une
évolution plus extensive dans l'avenir353.
5) La lésion n'a pas été retenue dans la Convention de Vienne. Se
basant sur un déséquilibre fondamental entre les prestations des par-
ties, la lésion, dans les systèmes juridiques qui la reconnaissent, est
fondée sur une présomption de dol ou de contrainte initiale. Elle
s'est exprimée dans la literature du droit international classique à
travers la théorie des traités inégaux. Et là où elle opère elle est
considérée comme une cause de révision ou de résiliation plutôt que
cause de nullité. Cependant, si la volonté est protégée en amont par
un système complet de vices de consentement, elle n'a pas besoin de
cette protection additionnelle en aval.

2. La hiérarchisation des normes: le jus cogens


et la protection des intérêts sociaux

La plus grande innovation substantielle apportée par la Conven-


tion de Vienne de 1969 est sans doute la notion de jus cogens ou de
droit impératif, notion très controversée jusqu'alors.

353. Voir G. Abi-Saab, loc. cit. supra note 53, p. 51. La formule de compro-
mis de l'article 52 renvoie à la Charte, de sorte que si dans l'avenir l'artricle 2,
paragraphe 4, de la Charte est interprété comme recouvrant l'emploi d'autres
formes de force que celle de la force armée, cette interprétation s'appliquera
automatiquement ici aussi. Il faut signaler également la «Déclaration sur l'inter-
diction de la contrainte militaire, politique ou économique lors de la conclusion
des traités », résolution adoptée en même temps que la Convention à la clôture
de la Conférence de Vienne en 1969.
Cours general de droit international public 427

Ainsi, un grand traité de droit international publié au milieu des


années cinquante pouvait encore affirmer que :
«Les règles de droit international public n'ont pas un carac-
, tère impératif. Le droit international admet en conséquence
qu'un traité peut avoir n'importe quel contenu, sans limita-
tions ni restrictions d'aucune sorte, et que toute matière peut en
faire l'objet. ... Il est donc erroné de prétendre qu'on peut ap-
précier la validité d'une convention d'après le critère de sa mo-
ralité. Cela reviendrait à admettre implicitement qu'il existe un
ordre public international limitant l'autonomie des sujets dans
la création et l'application des règles de droit internatio-
nal...» 354
La consécration de la notion de jus cogens dans l'article 53 de la
Convention, marque la déconfiture du positivisme volontariste face à
l'affirmation des principes constitutifs du droit international contem-
porain. Elle introduit une hiérarchisation entre les normes selon leur
contenu. Cependant, étant donné la structure non centralisée du droit
international, le jus cogens se limite aux règles déjà existantes ayant
ce caractère et ne va pas aussi loin qu'en droit interne en donnant
aux juges le droit de faire prévaloir certaines considérations de
«bonnes mœurs» directement sans passer par des normes spéci-
fiques qui les consacrent355.
La grande résistance à la notion de jus cogens a laissé sa marque
sur l'article 53 lui-même et explique sa faiblesse majeure. Ainsi,
l'article ne définit pas le jus cogens par son essence, mais par son
effet ou caractère indérogeable, entraînant en conséquence la nullité
des accords qui le contredisent, alors que l'article 64 prévoit leur
extinction en cas de survenance d'une nouvelle norme jus cogens.
Or, ce caractère et cet effet ne peuvent s'expliquer ni se justifier par
eux-mêmes; mais seulement par l'importance ou la nécessité que la
société (ici la communauté internationale) attache aux intérêts et aux
valeurs consacrés et protégés par ces normes.

354. P. Guggenheim, Traité de droit international public, vol. I, Genève,


Georg, 1953, pp. 57-58.
355. Voir G. Abi-Saab, «Introduction», dans The Concept of Jus Cogens in
International Law (Carnegie Endowment for International Peace, European
Centre, Conference on International Peace, Lagonissi, Greece, 3-8 April 1966,
II Papers and Proceedings), Genève, Carnegie Endowment for International
Peace, 1967, p. 11.
428 Georges Abi-Saab

3. Une certaine reconnaissance de la différenciation


des fonctions des traités

La Convention de Vienne distingue systématiquement entre le


traité bilatéral et le traité multilatéral, en révélant des différences
importantes tout au long du cycle de vie du traité, étant donné la
diversité des fonctions que peuvent remplir les traités multilatéraux.
Il est vrai que, depuis le XIXe siècle, le recours au traité multila-
téral a servi comme succédané à la législation pour introduire de
nouvelles règles générales ou mieux asseoir celles déjà existantes
dans la coutume. Mais la distinction entre «traité-loi» et «traité-
contrat», aussi importante qu'elle soit sur le plan théorique ou expli-
catif, n'a jamais pu être rendue opératoire. La distinction a donc dû
rester au niveau du seul critère objectif dont on dispose, qui est le
nombre des parties.
Malheureusement, la controverse politique aiguë sur la question
de la «participation universelle», qui prédominait au cours de la
Conférence de Vienne, n'a pas permis d'aller plus loin dans la diffé-
renciation fonctionnelle en adoptant la proposition de distinguer
entre les traités multilatéraux généraux (les vrais traités-lois) et les
traités multilatéraux restreints (qui sont des traités-contrats malgré la
multiplicité de leurs parties)356. La Convention de 1969 est allée
cependant quelques pas dans cette direction, en distinguant par
exemple ces deux types de traités dans le contexte particulier des
réserves (art. 20, par. 3), ainsi que la Convention de 1978, dans le con-
texte de succession aux traités (art. 17, par. 3, 18, par. 4, 19, par. 4,
entre autres).
De même, la Convention de 1969 distingue parmi les traités-lois
entre les traités organiques (ou constitutifs d'organisations interna-
tionales) et non organiques, également en matière de réserves (art. 20,
par. 3), et la Convention de 1978 pour ce qui est de «l'acquisition de
la qualité de membre » (art. 4 a)).
D'autres indications allant dans la même direction, à savoir de
faire dépendre les solutions juridiques des problèmes soulevés par le
traité de son contenu et non pas seulement de ses aspects formels, se

356. Cette distinction aurait consacré le caractère «ouvert», permettant la


«participation universelle» aux traités multilatéraux généraux, question politi-
quement très controversée à l'époque, car entremêlée avec celle de la reconnais-
sance, par exemple de l'Allemagne de l'Est, avant le Traité fondamental de
reconnaissance mutuelle entre la République fédérale d'Allemagne et la Répu-
blique démocratique allemande en 1972.
Cours general de droit international public 429

trouvent par exemple dans l'article 60, paragraphe 5, concernant les


traités de caractère humanitaire, qui ne peuvent être suspendus ou ter-
minés en conséquence d'une violation commise par une autre partie.
De même, l'article 62, paragraphe 2, exclut du champ d'applica-
tion de la règle rebus sic stantibus les traités établissant une frontière
(frontière qui est également mise hors d'atteinte par une succession
d'Etat, dans l'article 12 de la Convention de 1978, comme nous
l'avons vu).
Ces différentes indications confortent la conclusion que, pour un
bon nombre de catégories de traités, ce sont les fonctions substan-
tielles qu'on leur attribue, constituant en quelque sorte leur but et
objet génériques, qui conditionnent dans une large mesure leurs
caractéristiques techniques, c'est-à-dire les solutions spécifiques aux
problèmes juridiques qui jalonnent le cycle de vie du traité. Une
conclusion en contradiction radicale avec la théorie pure de Kelsen,
mais qui se vérifie dans de multiples exemples, tels les traités huma-
nitaires357, les conventions du travail358, les accords de produits de
base359, etc.

4. Le processus d'interaction: l'articulation des conséquences


et des séquences

Dans sa grande œuvre de systématisation et de clarification, la


Convention est allée très loin au-delà de ce que peut faire le droit
coutumier, qui est d'attribuer des effets juridiques à certaines cir-
constances de manière très générale, avec beaucoup d'ambiguïtés ou
de lacunes, c'est-à-dire avec très peu ou pas de spécificité. En effet,
la Convention apporte une très grande contribution qui va au-delà de
la simple énonciation des règles substantielles, et cela de deux
manières :
1) elle explicite les conséquences des différentes péripéties que
peut rencontrer le cycle de vie du traité (art. 69-72, 42-45), surtout
en spécifiant le statut juridique de ce qui aurait été déjà fait en appli-

357. Voir G. Abi-Saab, «The Specificities of Humanitarian Law», dans C.


Swiniarski (dir. pubi.), Etudes et essais sur le droit international humanitaire et
sur les principes de la Croix-Rouge en l'honneur de Jean Pictet, Genève, La
Haye, CICR-Nijhoff, 1984, pp. 265-280.
358. Voir V. Leary, op. cit. supra note 229, pp. 6-16.
359. Voir G. Abi-Saab, L. Caflisch, « La nouvelle Convention sur le droit de
la mer en tant qu'accord de produit de base», Mélanges Georges Perrin, Lau-
sanne, Payot, 1984, pp. 21, 25-29.
430 Georges Abi-Saab

cation d'un traité déclaré nul, résilié ou suspendu, étant donné


l'impossibilité de rétablir systématiquement le statu quo ante ;
2) elle articule en détail le processus d'interaction qui s'opère
autour des différentes prétentions, c'est-à-dire la séquence des noti-
fications des prétentions, des contre-prétentions ou oppositions, des
différentes procédures à suivre, etc. Le processus de règlement des
différends ainsi noués est réglementé surtout, mais pas exclusive-
ment, dans les articles 65 à 68, ainsi que dans l'annexe. Ils prévoient
un délai de réflexion, débouchant sur une conciliation obligatoire, et
même sur un recours à la Cour internationale de Justice pour ce qui
est du jus cogens. Mais il s'agit là de dispositions institutionnelles
qui ne sauraient en principe passer en coutume.

L'effet total de ces deux séries de stipulations spécifiques est


qu'elles tracent clairement la trajectoire des différentes interactions
qui peuvent avoir lieu entre les parties et leurs conséquences juri-
diques, débouchant ainsi sur les positions finales auxquelles peuvent
aboutir les parties, qu'il s'agisse d'une solution ou d'une impasse.
Bref, avec la Convention de 1969, qui est l'aboutissement de
vingt ans de fonctionnement du processus législatif au sein des
Nations Unies (en plus des deux autres Conventions), nous disposons
d'un droit des traités écrit et bien charpenté; un droit suffisamment
détaillé pour être opérationnel, même s'il laisse quelques problèmes
en suspens, et qui reflète bien la structure et les traits essentiels du
droit international contemporain.

IV. Ca responsabilité internationale

Avec le droit des traités, la responsabilité internationale a été


déclarée dès le début de la Commission du droit international
comme un sujet prioritaire pour la codification et le développement
progressif.
Ce travail a commencé dans les années cinquante avec M. Garcia
Amador comme rapporteur spécial. Après un certain relâchement au
début des années soixante, il prend un nouveau départ avec un nou-
vel angle d'attaque proposé par le professeur Ago en tant que rap-
porteur spécial, suivi par les professeurs Ripaghen (en 1979), puis
Arrangio-Ruiz (en 1987).
Actuellement, la Commission du droit international traite de la
responsabilité à travers trois projets d'articles différents:
Cours général de droit international public 431

1) la responsabilité des Etats en général;


2) la responsabilité pour actes non interdits par le droit inter-
national ; et
3) le projet de code sur les crimes contre la paix et la sécurité de
l'humanité.

]. La responsabilité des Etats en général

a) La reformulation de la problématique
La responsabilité est une composante fondamentale de tout sys-
tème juridique. Mais elle est perçue et présentée de manières diverses.
Contrairement au droit des traités, dont les règles péchaient initia-
lement par leur caractère par trop général, qui les rendait insensibles
à la fonction et au contenu de l'instrument, les règles classiques de la
responsabilité internationale se sont développées et affinées à partir
d'une base, ou d'une catégorie d'activités, très étroite, à travers la pra-
tique résultant de l'expansion économique des grandes puissances dans
le reste du monde, surtout l'interaction entre les Etats-Unis d'Amérique
et les pays latino-américains, au cours du XIXe siècle. Ces règles
reflétaient par nécessité les rapports de force qui sous-tendaient ces
relations ; ce qui a amené le grand jurisite américain Philip Jessup à
les décrire comme règles issues de l'impérialisme économique360.
La construction technique du sujet s'est clarifiée et stabilisée dès
le début du siècle à travers l'œuvre du grand juriste italien D. Anzi-
lotti361, qui ramène la responsabilité à trois éléments:
1) une violation d'une obligation (et non une faute ou culpa);
2) son attribution à un Etat ;
3) un dommage subi en conséquence.
Cette responsabilité peut être directe, lorsque la violation est celle
d'une obligation due directement à l'Etat demandeur, ce qui était
rare en pratique et ne méritait d'habitude qu'une simple mention;

360. Philip Jessup, A Modem Law of Nations, New York, MacMillan, 1946,
p. 96:
«The history of the development of the international law on the respon-
sibility of States for injuries to aliens is thus an aspect of the history of
"imperialism" or "dollar diplomacy" ».
361. D. Anzilotti, Teoria generale della responsabilità dello Stato nel diritto
internazionale, 1902, et, en français, «La responsabilité internationale des Etats à
raison des dommages soufferts par des étrangers», RGDIP, 13 (1906), pp. 5-29.
432 Georges Abi-Saab

elle peut être indirecte, lorsque la violation porte sur un droit appar-
tenant à un ressortissant de l'Etat demandeur, Etat qui intervient en
exerçant la «protection diplomatique». C'est cette variété-là qui
constituait la quasi-totalité de la «pratique internationale» susmen-
tionnée, et qui a attiré toute l'attention de la doctrine, en examinant
les différents types d'actes attribuables à l'Etat exclusivement sous
cet angle, qu'ils soient législatifs (expropriation), judiciaires (déni de
justice), ou exécutifs (emprisonnement, abrogation de concessions).
La responsabilité d'Etat pour dommages subis par les étrangers
devait faire l'objet d'un des projets de codification de la Conférence
de La Haye de 1930; projet qui n'a pas abouti, mais qui a suscité un
grand œuvre de codification privée dans le cadre de la Harvard
Research, sous la direction du professeur M. O. Hudson, intitulé
Responsibility of States for Damage Done in Their Territory to the
Person or Property of Foreigners^2.
Dans le cadre des Nations Unies, la Commission du droit interna-
tional a chargé, dès le début de son fonctionnement, son membre
cubain, M. Garcia Amador, de préparer un projet d'articles sur la
responsabilité. Evoluant dans la même mouvance, tout en essayant
d'échapper à la protection diplomatique ou bilatérale, mais sachant
que le standard national de traitement des étrangers n'était pas géné-
ralement acceptable, il essaya de remplacer la protection diploma-
tique par un système généralisé de protection de droits de l'homme,
qui ferait partie de tout standard national et qui inclurait une protec-
tion particulière des droits de propriété.
Cette approche rencontra la résistance farouche des pays socia-
listes et du tiers monde pour avoir privilégié exclusivement la res-
ponsabilité internationale pour violation des droits économiques pri-
vés, l'un des sujets les plus controversés, tout en ignorant celle issue
de violations de principes autrement plus importants, tels le droit à
l'autodétermination et l'interdiction de la discrimination.
La relance du sujet s'est faite grâce au professeur Roberto Ago,
au cours des années soixante, en partant de la théorie d'Anzilotti,
tout en l'ajustant. Son point de départ est la séparation radicale entre
la responsabilité comme mécanisme juridique, c'est-à-dire en tant
que réaction du système à l'illicite, et les règles substantielles dont la
violation donne lieu à cette réaction. Il distingue ainsi entre les

362. Harvard Law School, Research in International Law: Nationality, Res-


ponsibility of States, Territorial Waters, Cambridge, HLS, 1929, pp. 133-239.
Cours général de droit international public 433

règles primaires qui sont les normes substantielles et les règles


secondaires, qui sont celles de la responsabilité et qui entrent en jeu
une fois qu'il y a violation, abstraction faite de la norme violée,
transformant ainsi les rapports juridiques entre les parties.
L'accent est ainsi déplacé des intérêts économiques privés; les
règles primaires les concernant étant très controversées, il était donc
sage d'en extriquer l'institution de responsabilité. De ce fait, l'atten-
tion pouvait se concentrer davantage sur les violations des principes
constitutifs ou fondamentaux du droit international.
Cependant, la distinction entre les règles primaires et les règles
secondaires ne veut pas dire que le développement des règles de la
responsabilité internationale emprunte un parcours totalement
opposé à celui suivi pour le droit des traités. Au contraire, cette dis-
tinction a permis aux règles de la responsabilité de s'affranchir des
contraintes de la base étroite à partir de laquelle elles se sont initia-
lement développées, pour mieux accommoder la diversité des situa-
tions, tout en se différenciant davantage selon les exigences de ces
différents types de situations. Ce qui explique les trois projets de
codification en la matière menés parallèlement par la Commission,
et la distinction fondamentale, au sein du projet principal, entre
délits et crimes internationaux.

b) Les crimes d'Etat et la hiérarchisation des normes

En principe, selon le schéma du professeur Ago, les règles secon-


daires régissant la responsabilité sont les mêmes pour toute viola-
tion. Elles effectuent une substitution des rapports juridiques entre
les parties et sont les mêmes pour toute violation, abstraction faite
du contenu de la norme violée. Mais cette séparation radicale subit
une exception fondamentale, quand la violation constitue un crime
international.
L'article 19 du projet du professeur Ago définit le «crime» par
son objet, c'est-à-dire par l'importance que la communauté interna-
tionale attache à l'intérêt protégé par la norme, et non pas par ses
effets comme le fait l'article 53 sur le jus cogens dans la Convention
de Vienne sur le droit des traités. C'est une approche plus logique363.

363. Voir G. Abi-Saab, «The Concept of International Crimes and Its Place in
Contemporary International Law», dans J. Weiler, A. Cassese, M. Spinedi (dir.
pubi.), International Crimes of States, Berlin, Gruyter, 1989, pp. 141-150,
notamment pp. 147-148.
434 Georges Abi-Saab

Il ne s'agit pas d'une vraie «criminalisation» de l'Etat, comme le


craignaient certains, mais de conséquences plus graves qui sont atta-
chées à la violation, et dont nous avons eu l'occasion de discuter364.
En deux mots, ce système aggravé de responsabilité établit un nou-
veau rapport non pas bilatéral entre l'acteur et la victime, mais trian-
gulaire où la communauté internationale est également considérée
comme partie prenante, étant donné la valeur ou l'intérêt en ques-
tion. L'aggravation se présente surtout par deux conséquences addi-
tionnelles, qui sont la possibilité pour les tierces parties de prendre
des représailles et l'intérêt ou le locus standi erga omnes devant les
juridictions internationales365; ce qui évoque, d'une certaine
manière, la notion à'actio popularis en droit romain ou celle de
da 'awa al hisba en droit musulman366.

c) Le processus d'interaction

Ici aussi, les travaux des rapporteurs spéciaux et de la Commis-


sion se sont efforcés de spécifier et de démêler les conséquences et
la séquence des interactions entre les parties autour des prétentions
de responsabilité. Ayant spécifié les conséquences, c'est-à-dire les
effets de la responsabilité, dans la deuxième partie du projet
d'articles, les rapporteurs spéciaux, le professeur Ripaghen d'abord
et le professeur Arrangio-Ruiz actuellement, ont travaillé sur la mise
en œuvre, c'est-à-dire le règlement des différends qui en découlent.
C'est un processus inspiré du système de la Convention de Vienne
sur le droit des traités et de son annexe.
Le travail sur la responsabilité internationale en général n'est pas
encore terminé, mais il y a peu de chances, même s'il arrive à terme,
qu'une convention soit adoptée et qu'elle entre en vigueur dans un
avenir proche. Cependant, ce travail a déjà largement produit l'effet
escompté en changeant de manière significative notre vision et notre
compréhension de ce domaine. Il nous fournit un exemple parfait du
processus législatif au sein des Nations Unies que nous avons essayé
d'esquisser au chapitre VI; processus qui n'est pas accompagné d'un
«pouvoir législatif», et dont l'effet ne saurait par conséquent être
«immédiat», mais reste «cumulatif» par la force des choses.

364. Voir supra, p. 288.


365. Voir G. Abi-Saab, loc. cit. supra note 334, pp. 217-219.
366. Voir G. Abi-Saab, op. cit. supra note 5, pp. 142-143.
Cours général de droit international public 435

2. La responsabilité pour les conséquences préjudiciables


d'activités non interdites par le droit international
Les travaux de la Commission du droit international portent ici
sur la responsabilité pour les conséquences préjudiciables découlant
d'activités technologiques à hauts risques, tels les satellites ou les
installations nucléaires (extra-hazardous activities).
Les sociétés modernes ont été confrontées à la même probléma-
tique au début de l'ère industrielle. La première question qui vient à
l'esprit est de savoir s'il existe dans ce domaine un régime commun
de responsabilité (qui serait tout de même «exorbitant» des règles
générales qu'on vient d'esquisser), ou seulement des régimes parti-
culiers et conventionnels.
Les grandes difficultés que rencontre le travail de la Commission
dans ce domaine nous incitent à penser que, dans la mesure où il
existe une réglementation juridique, il s'agirait plus de règles pri-
maires, inspirées de la théorie de l'assurance pour risques, que de
règles secondaires selon la théorie de la responsabilité. Cela expli-
querait par ailleurs que, dans les règles existantes, toujours sur une
base conventionnelle, le dédommagement des préjudices est invaria-
blement forfaitaire et partiel.
En fin de compte, il s'agit de solutions juridiques basées sur une
idée de solidarité ou d'assurance collective qui s'inspirent de
l'approche du droit de coopération.

3. Projet de code et de tribunal


pour crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité
Nous abordons ici un cas extrême de crimes d'Etat qui comporte
également une responsabilité pénale individuelle des organes d'Etat
responsables pour ces violations. S'agissant à la fois des violations
des principes constitutifs, donc des valeurs et intérêts supérieurs de
la communauté, et des violations extrêmes des droits de l'homme et
du droit humanitaire, ce sujet s'intègre mieux dans ce dernier
contexte, qui est lui aussi fortement imprégné par l'approche du
droit de coopération.

V. Le jus in bello

Il peut paraître étrange d'inclure \ejus in bello parmi les branches


du droit international que nous avons appelé le droit des relations
436 Georges Abi-Saab

internationales courantes. Cependant, comme le but ici est de tracer


la trajectoire du développement du droit depuis la fin de la guerre, il
est justifiable d'inclure le jus in bello dans cette catégorie si on le
juge par le point de départ. En effet, dans un système où on se récla-
mait encore de la théorie de l'indifférence en ce qui concerne \ejus
ad bellum, lejus in bello entrait effectivement dans le droit des rela-
tions internationales courantes ; car il dépendait exclusivement de la
volonté unilatérale de l'Etat de se considérer en guerre avec un autre
et de se situer ainsi automatiquement dans le cadre de ce jus in bello
dans ses rapports avec celui-ci, comme avec les tiers qui deviennent
ainsi des «neutres».
Il est à relever également que, pour ce qui est du jus in bello, le
grand tournant qualitatif dans son développement a été pris bien
avant les développements dans les autres domaines qu'on vient
d'examiner, avec l'adoption des quatre Conventions de Genève de
1949 dans la foulée immédiate de la fin de la guerre, bien que ce
développement se soit poursuivi dans le temps, particulièrement en
1977 et jusqu'à nos jours.
Il est vrai que le jus in bello, qu'on appelle de nos jours indiffé-
remment le droit humanitaire, s'inspire de considérations supérieures
et non seulement de celles de la réciprocité. Mais il faut garder en
vue que, quand commence le mouvement de sa codification dès le
milieu du XIXe siècle, ce mouvement se situe au sein du droit inter-
national classique et se fait à son image. Par conséquent, les règles
écrites de ce droit, tout en s'efforçant de mitiger les souffrances de
la guerre, sont formulées en termes exclusivement synallagmatiques
et interétatiques. Le caractère synallagmatique trouve sa quintes-
sence dans la clause si omnes ou de participation générale. En effet,
tous les instruments adoptés pendant cette période prévoient qu'ils
ne s'appliquent dans un conflit que si toutes les parties au conflit
sont également parties à la convention; de sorte que si l'une d'elles
ne souscrit pas à la convention, celle-ci ne s'appliquera pas même
inter se entre ceux des belligérants qui en font partie. Nous relevons
ici la recherche d'une certaine symétrie dans la retenue pour ne pas
affecter l'équilibre stratégique des forces.
Une autre conséquence du caractère réciproque ou synallagma-
tique se trouve dans l'application des sanctions du droit international
classique: les représailles de belligérance (belligerent reprisals) ou
la réciprocité dans la violation durante bello, et le dédommagement
post bellum (évidemment seulement de la part du vaincu).
Cours général de droit international public 437

Le caractère purement étatique se voit non seulement dans la for-


mulation même des règles, mais également dans l'exclusion de tout
ce qui est conflit interne ou guerre civile, sauf en cas de «reconnais-
sance de belligérance». Cela se fait par une présomption qui assi-
mile, pour les besoins du conflit en cours, la guerre civile à un
conflit interétatique et dépend complètement de la volonté du gou-
vernement ou du tiers reconnaissant, ce qu'il ne fera que s'il y
trouve son intérêt.
Les Conventions de Genève de 1949, sous le coup de la seconde
guerre mondiale, de la Charte des Nations Unies et de l'internationa-
lisation de la protection des droits de l'homme consacrée par la
Déclaration universelle adoptée en 1948, reflètent des caractères et
des tendances très marquées qui tranchent avec les caractéristiques
décrites plus haut et qu'on pourrait résumer comme suit367 :
1) La quête de l'universalité: les Conventions aspirent en effet à
être appliquées au cercle le plus large d'Etats et de situations
conflictuelles, tout en réduisant au minimum les échappatoires juri-
diques. En tout premier lieu, elles comportent dans l'article 2, para-
graphe 3, commun la réfutation de la clause si omnes. En plus, cette
stipulation prévoit même l'application des Conventions aux Etats qui
n'en font pas partie si ces Etats acceptent et appliquent les Conven-
tions (sans besoin de l'accord de ceux des belligérants qui en font
déjà partie). Cette dernière hypothèse est en effet la seule situation
où la réciprocité peut jouer dans le cadre des Conventions ; c'est-
à-dire seulement pour étendre leur application. Mais la réciprocité ne
peut pas jouer pour restreindre cette application, comme le témoigne
le langage même de l'article 1 commun, qui prévoit l'application des
Conventions «en toute circonstance», et l'interdiction expresse des
représailles contre les personnes protégées dans les articles 46, 47,
13 et 33 commun aux quatre Conventions. Comme nous l'avons vu
dans le cadre du droit des traités, cette interdiction de représailles est
réaffirmée d'une autre manière dans l'article 60, paragraphe 5, de la
Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969.
Enfin, le retrait ou la dénonciation des Conventions ne peut
s'appliquer à un conflit en cours et jusqu'à ce que tous les problèmes
prévus par les Conventions soient réglés (respectivement art. 63, 62,
142 et 158, par. 3). De plus, la dénonciation ne peut produire son

367. Pour plus de détail, voir G. Abi-Saab, loc. cit. supra note 357.
438 Georges Abi-Saab

effet qu'un an après notification, pour éviter la dénonciation par


anticipation.
2) Le caractère «absolu» de la protection : non seulement l'appli-
cation des Conventions est exigée « en toute circonstance » et faisant
abstraction de la réciprocité, mais les Conventions prévoient égale-
ment des garanties qui rendent leurs obligations encore plus abso-
lues. Ainsi, l'article 6 des trois premières Conventions et l'article 7
de la quatrième interdisent tous les accords inter se réduisant le
niveau de la protection des victimes prévue dans les Conventions
(mais évidemment pas ceux qui l'augmentent), cette interdiction
s'applique non seulement avant ou pendant le conflit mais même
post bellum, par exemple dans un traité de paix (respectivement
art. 51, 52, 131 et 148). Elle s'applique aussi bien aux accords entre
Etats, qu'entre l'Etat et l'individu concerné (article 7 des trois pre-
mières Conventions et 8 de la quatrième). Ainsi, la partie faible ne
peut ni réduire la garantie ni absoudre l'autre.
3) L'extension de la réglementation vers l'individu: la poussée
des Conventions pour dépasser le niveau interétatique et atteindre les
bénéficiaires réels ou ultimes de la protection humanitaire s'exprime
à travers le texte même des dispositions. Ainsi, l'article 7 des trois
premières Conventions et 8 de la quatrième se réfèrent aux personnes
protégées en utilisant la formule «les droits que leur assure la pré-
sente Convention». La même intention d'atteindre l'individu est
également manifeste dans l'établissement de la responsabilité pénale
individuelle pour ceux qui commettent des «infractions graves»
(respectivement art. 49, 50, 129 et 149).
Un autre départ radical du niveau exclusivement interétatique est
l'introduction de l'article 3 commun, appelé une «convention dans
la Convention» pour les conflits internes, sans exigence d'une quel-
conque reconnaissance.
Ces caractéristiques et ces tendances clairement manifestées par
les Conventions de 1949 ont fait d'elles un exemple avant-coureur
des développements qui se sont propagés à travers le corpus juris
gentium par la suite. Elles dessinent très clairement une structure
hiérarchique des normes avec certaines qualités, que ce soit la non
dérogeabilité, le caractère erga omnes des obligations, l'intérêt ou le
locus standi généralisé s'apparentant à Y actio popularis, à ce que les
Conventions soient respectées dans toutes les circonstances ; caracté-
ristiques qu'on a agglomérées plus tard sous la dénomination jus
cogens, mais qui dérivent en fin de compte du contenu même des
Cours général de droit international public 439

normes, c'est-à-dire des valeurs et des intérêts qu'elles consacrent et


protègent. Ces caractéristiques s'apparentent également aux tech-
niques de la protection internationale des droits de l'homme. En
d'autres termes, elles témoignent du basculement de cette branche
du droit de l'approche classique du droit de coexistance vers celle du
droit de coopération.
440

CHAPITRE XV

LE DROIT DE COOPÉRATION

I. Généralités

Un des thèmes qui a servi de leitmotiv tout au long de ces leçons


est celui de l'émergence et de l'expansion de l'approche du droit de
coopération pour imprégner et recouvrir une partie grandissante du
corpus juris gentium. Sans vouloir répéter ce qui a été dit à propos
de l'approche collaborative au chapitre IV, du rôle du «droit
assourdi » comme instrument privilégié du droit de coopération à la
fin du chapitre VI et des caractéristiques de cette approche, en la
comparant avec celle du droit de coexistence dans le chapitre IX, il
suffit de rappeler ici deux points en guise d'introduction.
Le premier est qu'il s'agit d'une approche beaucoup plus ambi-
tieuse que le droit de coexistence quant au rôle et aux tâches qu'elle
attribue au droit, et qui envisage le plus souvent que le droit agisse
sur le corps social, en réglementant et en canalisant le changement
social et même en encourageant son avènement; changement dont
l'approche du droit de coexistence s'est toujours méfiée et a gardé
ses distances, tout en s'efforçant de digérer et de démêler ses consé-
quences une fois qu'il a eu lieu.
Le second point est que la réussite d'une telle réglementation juri-
dique dans l'accomplissement de ces tâches ambitieuses dépend et
est fonction de la vérification de la présomption à la base du droit de
coopération, celle de l'existence d'un intérêt commun ou d'une
valeur commune. Cette présomption doit être vérifiée non seulement
au niveau des faits, mais surtout au niveau de la prise de conscience
par les sujets du besoin, de la valeur, ou de l'intérêt commun et des
solutions qu'ils appellent.
Or, cette prise de conscience peut varier très largement parmi les
sujets dans son acuité et quant au choix des solutions souhaitées,
ainsi que pour ce qui est de l'arbitrage entre les coûts tactiques et
les gains stratégiques de ces solutions368. Ce qui explique la grande

368. Voir supra note 51.


Cours général de droit international public 441

diversité dans la réglementation des différents domaines investis par


cette approche.
Certains de ces domaines sont relativement anciens, tel le droit
des communications qui a été le premier à susciter cette nouvelle
approche au XIXe siècle, comme on a eu l'occasion de le voir, ou le
droit des organisations internationales dont l'avènement et l'évolu-
tion sont consubstantiels avec ceux du droit de coopération. D'autres
se situent dans les nouvelles aires d'expansion du droit, notamment
les deux domaines d'appropriation et d'extension prodigieuses du
droit international contemporain, ceux de la protection des droits de
l'homme et de l'environnement. Enfin, il existe un domaine où cette
nouvelle approche le conteste à l'ancienne, avec des résultats fluc-
tuants et incertains, à savoir celui des rapports Nord/Sud ou ce que
la doctrine française appelle le droit international du développement.
Il aurait fallu un cours tout entier pour tracer l'influence de cette
approche à travers ces divers domaines du droit, si ce n'est pour cha-
cun d'entre eux, ce qui n'est malheureusement pas possible ici faute
de temps et d'espace. Je me propose donc de m'arrêter, très briève-
ment, à deux d'entre eux : le droit des organisations internationales,
parce qu'il porte sur les mécanismes indispensables pour la gestion de
ce type de réglementation, et le droit du développement, parce qu'il
est la zone la plus litigieuse entre les deux approches. Mais, aupara-
vant, il faudrait consacrer un mot à chacun des autres domaines pour
le situer dans l'ensemble du schéma du droit de coopération.

7. Le droit des communications

Le droit des communications369 a fourni le premier terrain d'essai


de la nouvelle approche du droit de coopération au XIXe siècle. Cela
ne veut pas dire que le droit international avait ignoré jusqu'alors les
problèmes des communications, mais simplement qu'il les avait trai-
tés sous l'angle du droit de coexistence, celui de la simple répartition
des compétences territoriales. D'où, par exemple, le droit de la mer
avec son régime bicéphale des eaux territoriales ou territorialisées,

369. Nous envisageons ce terme ici dans le sens du droit (objectif) qui régit
l'utilisation des moyens matériels de communication, c'est-à-dire les moyens de
circulation des personnes, biens, services et messages d'un point à un autre.
Il ne s'agit pas du jus communicationis, le droit subjectif de communiquer ou
d'établir des relations avec l'autre, que nous avons mentionné au chapitre II, et
qui a été invoqué pour justifier la conquista.
442 Georges Abi-Saab

grevées de l'exception ou de la servitude du droit de passage inof-


fensif, d'une part, et de la haute mer en tant que res communis assu-
jettie au principe de la liberté des mers, d'autre part.
Même quand l'acte final du Congrès de Vienne a postulé le prin-
cipe de la liberté de navigation sur les fleuves internationaux, cela
était envisagé de la même manière. Cependant, pour rendre ces
fleuves effectivement navigables, il fallait aller au-delà de la simple
obligation passive de «laisser naviguer». En d'autres termes, il fal-
lait draguer le chenal, soutenir les berges, installer des ports et même
percevoir des redevances pour financer ces activités et assurer le
maintien des installations. D'où les traités-lois qui réglaient ces acti-
vités et établissaient l'infrastructure institutionnelle nécessaire pour
la gestion de ce type de réglementation, les commissions fluviales
internationales du Danube et du Rhin, par exemple.
Nous retrouvons le même parcours pour ce qui est des autres
moyens de communication, notamment ceux qui ont été introduits
ou radicalement bouleversés par la révolution industrielle, tels la
poste, le télégraphe, les chemins de fer, etc.
Cependant, même dans ce domaine technique, où l'intérêt com-
mun est immédiatement palpable, l'approche du droit de coopération
se heurte tôt ou tard au problème de répartition des valeurs, comme
le démontre bien la controverse actuelle sur la répartition des fré-
quences sur l'orbite géostationnaire.

2. La protection internationale des droits de l'homme

C'est la conquête la plus précieuse et le domaine d'expansion le


plus spectaculaire du droit international de l'après-guerre. Elle
reflète en cela une prise de conscience traumatique, face aux hor-
reurs inimaginables révélées par cette guerre, d'une valeur commune
exigeant impérativement une telle protection.
En effet, cette protection ne peut se concevoir que dans l'optique
et le contexte du droit de coopération. Car si nous nous situons dans
l'optique du droit de coexistence, quel serait l'intérêt direct et per-
sonnel qu'aurait un Etat (ou une autre instance) à ce qu'un autre Etat
respecte les droits de l'homme de ses propres citoyens? Ce serait, au
contraire, selon la logique de ce droit, une intervention intolérable
dans les affaires internes et le domaine réservé de l'autre Etat. Seule
une valeur commune érigée en intérêt supérieur, selon les prémisses
du droit de coopération, pourrait justifier un tel «droit de regard».
Cours général de droit international public 443

Cela ne veut pas dire que l'individu n'était pas pris en compte par
le droit international jusqu'alors. Et nous pouvons même dire, en
suivant Georges Scelle dans son monisme radical, que toute règle de
droit, quelle que soit sa classification, ne peut avoir en fin de compte
qu'un seul destinataire, l'individu.
Il ne s'agit pas là, cependant, de l'ultime destination des règles,
mais des méthodes de leur gestion juridique. Vu sous cet angle, le
droit international classique appréhendait l'individu de manière indi-
recte ou médiate en formulant toujours les rapports juridiques en
termes interétatiques; et cela soit en «étatisant» l'individu (le diplo-
mate en tant qu'organe de l'Etat; la subrogation personnelle de
l'Etat à l'individu dans la réclamation, par la protection diploma-
tique, etc.), soit par l'extension des limites de la compétence étatique
(la compétence pénale universelle en matière de piraterie, par
exemple).
L'innovation de la Charte des Nations Unies en la matière était de
mettre le «développement» et 1'«encouragement» du «respect des
droits de l'homme et des libertés fondamentales pour tous» au
centre des préoccupations de l'Organisation. En d'autres termes, elle
a soustrait cette matière du domaine réservé des Etats pour en faire
un des domaines privilégiés de la « coopération internationale » (art. 1,
par. 3), notamment par l'élaboration d'instruments normatifs et la
mise sur pied de mécanismes de contrôle.
Cependant, cette coopération reste essentiellement interétatique,
bien qu'à prédominance multilatérale. Ce qui explique le grand écart
entre les aspirations et les réalisations ; car le sujet touche au ressort
même du pouvoir de l'Etat sur ses citoyens et son territoire, c'est-
à-dire à ce qui était traditionnellement considéré comme l'essence de
la souveraineté interne. Et ce n'est pas l'accès marginal, et somme
toute exceptionnel, de l'individu à certains mécanismes de contrôle,
plus au niveau régional qu'universel, qui change fondamentalement
cette situation.
Ce serait, en effet, une victoire à la Pyrrhus pour la cause de
l'individu et des droits de l'homme et un exercice de pur nomina-
lisme futile que de considérer que l'individu, sur la base de cet accès
exceptionnel à certaines instances de contrôle, est devenu un « sujet
de droit international», marquant ainsi «la fin de l'histoire», ou plu-
tôt la fin de l'emprise juridique de l'Etat sur l'individu en droit inter-
national.
Etre «sujet» de droit relève d'une toute autre problématique. C'est
444 Georges Abi-Saab

une qualité juridique qui émerge d'un état de fait ou d'une activité
qui, vu son caractère récurent, appelle une réglementation juridique
et fait de son auteur un «acteur normal», mais pas nécessairement
principal, sur la scène internationale. C'est dans ce sens que, pour
employer les termes de la Cour, elle est fonction des «besoins de la
communauté» ou des «exigences de la vie internationale»370.
En d'autres termes, nous voyons ici un autre exemple de ce qu'on
peut appeler la loi épistémologique de «la règle et l'exception»,
selon laquelle les exceptions sont expliquées à travers le paradigme
ou en termes de la règle; et cela jusqu'à ce que, par la récurrence,
une nouvelle «normalité» de ce qui était exceptionnel jusqu'alors
s'impose (l'accumulation quantitative engendrant une transformation
ou un «saut qualitatif»), en la forme d'un nouveau paradigme expli-
catif.
C'est également la raison pour laquelle on ne saurait être un sujet
exclusivement d'une règle, bien qu'on puisse en être le bénéficiaire
ou l'ultime destinataire. On est le «sujet» du système ou on n'est
pas. Car il s'agit d'une capacité d'agir en général sur le plan interna-
tional, même si elle n'atteint pas la plénitude de la capacité éta-
tique371.

3. Le droit de l'environnement

Il s'agit également d'un des domaines d'expansion prodigieuse du


droit international contemporain au cours du dernier quart de siècle.
Cela ne veut pas dire que les éléments naturuels n'étaient pas pris en
considération auparavant par le droit international. Mais quand ils
l'étaient, c'était sous l'angle du droit de coexistence, c'est-à-dire à
travers l'aménagement des compétences territoriales, comme la déli-
mitation des différentes zones maritimes ou les cinq libertés de l'air;
ou encore par une réinterprétation des règles de la responsabilité
comme dans l'affaire de la Fonderie de Trail372.
L'éveil de l'opinion publique mondiale, dès les années soixante, à
la raréfication des ressources et aux dangers de la pollution, a suscité

370. CU Recueil ¡949, p. 178.


371. Ibid., p. 179.
372. Nations Unies, Recueil des sentences arbitrales, vol. 3, p. 1905. Il faut
mentionner également quelques conventions concernant notamment la chasse ou
la pêche de certaines espèces menacées et quelques traités de coopération trans-
frontalière au niveau bilatéral, qui ne s'inséraient pas, cependant, dans une prise
de conscience d'une problématique générale.
Cours général de droit international public 445

la Conférence et la Déclaration de Stockholm en 1972, qui ont mar-


qué l'entrée officielle de cette problématique dans l'ordre du jour de
la communauté internationale.
Pendant les deux décennies qui ont suivi, des centaines de
conventions ont été adoptées aux niveaux bilatéral, plurilateral,
régional et universel. Elles reflètent toutes, aussi bien dans leur
contenu normatif que dans leurs mécanismes institutionnels de mise
en œuvre, les caractéristiques du droit de coopération et méritent la
plus grande attention.
Mais si la prise de conscience aiguë de l'intérêt commun, et sur-
tout des dangers communs, ont accéléré de manière remarquable
l'évolution du droit, la progression de ce processus n'a pu éviter de se
heurter tôt ou tard au problème majeur de la répartition des charges
et des bénéfices de la coopération dans ce domaine également.
Ce n'est donc pas par hasard que, si la Conférence de Stockholm
portait sur «l'environnement humain», celle de Rio, vingt ans après,
portait elle sur «l'environnement et le développement». Un rappel
approprié qu'on ne saurait faire face de manière adéquate à l'une des
deux problématiques aux dépens de l'autre ou en l'ignorant.
Avant de nous tourner vers la problématique du développement,
cependant, il faut s'arrêter brièvement au droit des orgnisations
internationales, instruments indispensables du droit de coopération,
et au sein desquelles se déroule l'essentiel du débat sur le «dévelop-
pement».

II. Le droit des organisations internationales

1. Les origines

Nous avons déjà vu les raisons pour lesquelles le droit de coopé-


ration est foncièrement institutionnel. Nous avons également relevé
l'émergence d'une première génération d'organisations internatio-
nales au XIXe siècle, dans le sillage, et même à bord, des premiers
traités-lois qui visaient notamment à réglementer les nouvelles acti-
vités rendues possibles par la révolution industrielle.
Comme ces traités prévoyaient leur révision périodique, pour
suivre de près le progrès technique dans leurs domaines respectifs,
ils ont établi des «bureaux», «commissions» ou «unions», pour
assurer l'intérim et entreprendre les préparatifs, y compris les propo-
sitions de révision, d'une conférence à l'autre.
446 Georges Abi-Saab

Le premier but de ces traités était souvent la «standardisation»,


par l'unification des critères et des réglementations internes d'une
même activité. Une réglementation internationale qui, bien qu'elle
impose une obligation de «faire», pouvait être gérée directement par
les Etats individuellement.
Très rapidement, cependant, le besoin s'est fait sentir également,
et de manière beaucoup plus impérieuse, de réglementer ou même
d'entreprendre collectivement des activités dont l'échelle dépasse
l'assiette territoriale des Etats pris individuellement, une réglementa-
tion imposant ainsi des obligations de «faire ensemble». Ce type de
réglementation requiert une planification de l'activité commune ainsi
qu'une répartition des tâches et des charges de cette activité. Fonc-
tion que les nouvelles institutions, à des degrés variés, n'ont pas
tardé à remplir, ainsi que parfois celles de coordination et même de
contrôle des activités des Etats dans l'accomplissement de leurs
tâches respectives. Les fonctions de ces institutions se sont étendues
dans certains cas à l'exécution directe de certaines activités et même
à la perception de redevances pour financer ces activités.
Il faut remarquer, cependant, que malgré l'extension progressive
des fonctions et quelquefois même des pouvoirs de ces structures
institutionnelles, ces fonctions étaient très étroitement arimées à la
mise en œuvre de la réglementation juridique, sans plus.
De simples auxiliaires, certes nécessaires, mais secondaires, au
service des traités-lois, pour la mise en place et la mise en œuvre du
droit de coopération dans certains domaines techniques et ponctuels,
les organisations internationales ont connu une transformation fon-
damentale avec l'avènement de la Société des Nations après la pre-
mière guerre mondiale.
Il s'agit d'une deuxième génération d'organisations internatio-
nales, et notamment d'une organisation internationale générale por-
teuse de l'approche du droit international de coopération au centre
des préoccupations du droit et des relations internationales, la pro-
blématique de la guerre et de la paix ; avec des résultats médiocres il
est vrai, comme nous avons eu l'occasion de le voir. Cette tendance
s'accentue et s'affirme davantage après la seconde guerre mondiale
avec l'Organisation des Nations Unies au centre d'une constellation
d'autres organisations à vocation universelle.
Pour cette deuxième génération et notamment pour l'organisation
internationale générale, c'est le traité qui est au service de l'organi-
sation. Il lui sert d'instrument d'habilitation (enabling instrument),
Cours general de droit international public 447

définissant, en tant que cadre constitutionnel, le champ d'activité et


les pouvoirs de l'organisation dans l'accomplissement de fonctions
et la poursuite de buts très étendus. Ceux-ci, dans le cas des Nations
Unies, embrassent tout le champ des relations internationales, c'est-
à-dire également du droit international, l'envisageant ainsi comme
champ de coopération, autrement dit sous l'angle du droit de coopé-
ration.
Techniquement, cette qualité «constitutionnelle» de la Charte des
Nations Unies a des conséquences importantes quant à l'interpréta-
tion de ses dispositions et quant à leur rang dans l'ordre juridique
international. Mais ce qui est plus important encore, c'est son rôle
«substantiel» en tant que constitution, c'est-à-dire en tant qu'énoncé
des principes fondamentaux ainsi que des valeurs et des objectifs
communs de la société qu'elle est appelée à régir.
Si nous examinons la Charte sous ce dernier angle, nous trouvons
en effet qu'elle comporte une telle définition substantielle dans son
premier chapitre (articles 1 et 2 sur les buts et les principes des
Nations Unies). Elle reflète en cela la vision des «Alliés» pendant la
seconde guerre mondiale, du monde de l'après-guerre tel qu'ils dési-
raient l'asseoir. En d'autres termes, la Charte, dans ce que nous pou-
vons appeler aujourd'hui l'esprit du droit de coopération, exprimait
en 1945 l'ambition d'agir sur le monde de l'après-guerre pour le
transformer en un monde pacifique et stable, selon le grand dessein
des vainqueurs de cette guerre.

2. La Charte comme projet de société


de la communauté internationale de l'après-guerre

L'article 1 de la Charte stipule :


«Les buts des Nations Unies sont les suivants:
1. Maintenir la paix et la sécurité internationales et à cette
fin : prendre des mesures collectives efficaces en vue de préve-
nir et d'écarter les menaces à la paix et de réprimer tout acte
d'agression ou autre rupture de la paix, et réaliser, par des
moyens pacifiques, conformément aux principes de la justice et
du droit international, l'ajustement ou le règlement de diffé-
rends ou de situations, de caractère international, susceptibles
de mener à une rupture de la paix ;
2. Développer entre les nations des relations amicales fon-
448 Georges Abi-Saab

dées sur le respect du principe de l'égalité de droits des peuples


et de leur droit à disposer d'eux-mêmes, et prendre toutes
autres mesures propres à consolider la paix du monde ;
3. Réaliser la coopération internationale en résolvant les pro-
blèmes internationaux d'ordre économique, social, intellectuel
ou humanitaire, en développant et en encourageant le respect
des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour tous,
sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion;
4. Etre un centre où s'harmonisent les efforts des nations
vers ces fins communes. »
Cet article révèle une stratégie de paix pour instaurer un monde
pacifique et stable, évoluant sur trois axes, qui correspondent à une
analyse sur trois niveaux des causes de conflits :
1) Le premier niveau d'analyse, et le plus immédiatement appa-
rent, est celui dés crises. Parallèlement, le premier élément de la
stratégie de paix des Nations Unies est le système de maintien de la
paix et de la sécurité, c'est-à-dire les moyens que l'Organisation
s'est donnés pour faire face à ces conflits et à ces crises dès qu'ils se
matérialisent; et cela à titre préventif, avant qu'ils ne dégénèrent en
conflit armé ouvert, par les mécanismes de règlement pacifique des
différends (chapitre VI de la Charte) ou à titre correctif, lorsqu'ils
ont ainsi dégénéré, par les mécanismes de la sécurité collective
(chap. VII).
Si ce premier but de la Charte est l'élément le plus évident de sa
stratégie de paix, celui qui était aussi considéré à l'origine comme le
plus important, c'est parce qu'il pare au plus pressé, à ce qui est le
plus manifestement pathologique. Mais c'est une pathologie et une
posologie qui ne combattent que les symptômes les plus aigus. Elles
peuvent procurer un soulagement immédiat, mais qui reste superfi-
ciel. Un remède nécessaire peut-être, mais non pas suffisant.
Par ses deux autres éléments, la stratégie de la Charte va toutefois
bien au-delà de ce premier niveau d'analyse, à la fois en amplitude
et en profondeur.
2) Le deuxième niveau d'analyse, qui correspond au deuxième but
de la Charte, s'adresse — par-delà les crises et les conflits particu-
liers — à l'environnement politique international dans lequel se pro-
duisent ces crises et ces conflits, c'est-à-dire au système internatio-
nal en tant que tel. Car si le monde est belligène, cela peut tenir en
partie, non négligeable, au système international lui-même, lequel
Cours general de droit international public 449

est encore fort primitif. Les règles et les structures de ce système


sont floues et fragiles et leur fonctionnement est aléatoire et irrégu-
lier, d'où un haut degré d'insécurité, d'incertitude et d'imprévisibi-
lité, avec les risques de rupture que cela comporte.
Le deuxième élément de la stratégie de la Charte, qui correspond
à ce niveau d'analyse, consiste à perfectionner le système internatio-
nal; en effet, comme en médecine sociale, l'amélioration de l'envi-
ronnement et du cadre dans lequel se déroulent les relations interna-
tionales, peut contribuer pour beaucoup à réduire la fréquence et à
atténuer la gravité des conflits au sein de la communauté interna-
tionale.
Ce but peut être poursuivi par différentes voies, telles que la sup-
pression ou la réduction des moyens de faire la guerre, par le désar-
mement; ou la formulation et le perfectionnement des règles, des
structures et des processus du système lui-même, pour rendre son
fonctionnement plus transparent et plus prévisible, par la codifica-
tion et le développement du droit international. Ces moyens relèvent
de ce qu'on appelle aujourd'hui les «mesures de confiance», visant
à inciter les Etats à passer de la psychologie d'«autoprotection» à
celle de sécurité collective. Mais il est certain que le perfectionne-
ment du système n'est pas suffisant pour éliminer toutes les crises et
tous les conflits, qui ont aussi des origines et des causes endogènes.
3) Le troisième élément de la stratégie de paix de la Charte
consiste en un remède en profondeur, qui va au-delà des crises et des
conflits particuliers pour s'attaquer aux causes fondamentales, c'est-
à-dire aux conditions matérielles qui sont à l'origine de ces crises et
de ces conflits. Ainsi, dans son préambule, comme au paragraphe 3
de son article 1 et plus loin à l'article 55 et au chapitre IX en géné-
ral, la Charte établit un lien direct entre le maintien de la paix ou,
plus exactement, entre l'avènement d'un monde pacifique et les
conditions économiques, sociales et culturelles qui régnent dans ce
monde, y compris le degré de respect des droits de l'homme. En
d'autres termes, la Charte reconnaît formellement que l'existence de
conditions sociales défavorables — principalement les conditions
économiques et plus particulièrement les inégalités économiques —
sont les causes premières des guerres. Cette analyse s'écarte radica-
lement de l'approche antérieure, purement politique, de la guerre,
qui était notamment celle du Pacte de la Société des Nations.
Le moyen de poursuivre ce troisième but de la Charte est de pro-
mouvoir la coopération internationale et de la rendre plus fréquente
450 Georges Abi-Saab

et plus intense dans tous les domaines. La réalisation progressive


d'un monde où la coopération s'exerce davantage, et qui est par
conséquent plus interdépendant, engendre nécessairement un senti-
ment accru de solidarité et de communauté à l'échelle internationale.
Conformément à ces trois premiers buts de la Charte, l'Organisa-
tion est appelée à jouer un rôle qui va du niveau de ce qui est mani-
feste à première vue, à savoir celui des crises et des moyens d'y faire
face, au niveau sous-jacent du perfectionnement du système interna-
tional dans le but de rendre les conflits moins fréquents et moins
graves, jusqu'au troisième niveau, le plus fondamental, des causes
sociales (au sens large) des conflits, sur lesquelles l'Organisation est
appelée à agir en développant la coopération économique et sociale.
Dans la poursuite de ces trois premiers buts, l'Organisation est
envisagée comme un acteur. Elle est censée agir en tant qu'entité
collective, dans la poursuite et la réalisation de ces buts.
4) Enfin, le quatrième but énoncé dans la Charte prévoit que
l'Organisation, outre son rôle d'acteur poursuivant les trois premiers
buts, doit aussi servir de centre ou de forum au sein duquel les Etats
peuvent dialoguer et négocier pour harmoniser leurs actions indivi-
duelles en vue d'atteindre les mêmes buts.

3. L'évolution du système et ses rapports


avec l'ordre juridique international

a) Les fins et les moyens ou les limites de l'évolution

Les buts des Nations Unies sont si larges qu'ils balaient en fait
tout le champ des relations internationales. Mais les moyens que la
Charte met à la disposition de l'Organisation en tant qu'acteur pour
leur poursuite, en termes de pouvoirs et de ressources, sont beaucoup
plus modestes ; ses organes, sauf pour le Secrétariat, étant en prin-
cipe des organes de délibération.
Ce schéma est assujetti, cependant, à une exception fondamentale,
au cas où le Conseil de sécurité agit dans le cadre du chapitre VII, en
adoptant des «mesures collectives» pour faire face à une «menace
contre la paix, une rupture de la paix ou un acte d'agression», et où
le Conseil se transforme, par sa propre «constatation» en un «exé-
cutif international». Une éventualité rapidement étouffée par l'avè-
nement de la guerre froide.
Paradoxalement, la paralysie du système de sécurité collective du
Cours general de droit international public 451

chapitre VII et du Conseil de sécurité en général a suscité l'émer-


gence d'un nouveau type de «produit» d'activité de délibération.
Car, au fur et à mesure que l'Organisation s'est trouvée limitée dans
ses efforts pour régler effectivement les crises et les différends por-
tés devant elle, et notamment pour réagir au recours à la force, elle
s'est repliée sur une approche «au second degré», en multipliant ses
«prises de position», particulièrement par l'Assemblée générale.
Cela relève, comme nous l'avons vu, de la «légitimation collec-
tive». Mais la légitimation collective n'est pas que cela. Car, si on
n'arrive pas à résoudre un différend effectivement, et même en évi-
tant de prendre position concrètement, on peut l'aborder au «troi-
sième degré», par une affirmation ou une formulation générale des
normes qui doivent régir une telle situation.
D'une certaine manière, étant donné l'absence de moyens alternatifs
d'action, l'Organisation des Nations Unies s'est progressivement, et
au début peut-être inconsciemment, taillée une fonction d'«oracle»,
ou plutôt a commencé à agir à travers l'Assemblée générale comme
V«oracle» de la communauté internationale; exprimant non seule-
ment ses prises de position, mais également ses besoins, ses valeurs et
ses desiderata, et formulant les propositions normatives pour y répondre.
Les attaques acerbes contre les Nations Unies, notamment de pro-
venance américaine, pendant les années soixante-dix et quatre-vingt,
tout en prenant pour cible apparente la lourdeur et l'inefficacité des
Nations Unies dans l'action, n'étaient en réalité qu'une réaction
contre cette fonction. Elles visaient ce que l'Organisation «disait»,
et non ce qu'elle «faisait» ou plutôt «ne faisait pas». En d'autres
termes, elles visaient à étouffer cette «voix autonome» de la com-
munauté internationale.
Cela a coïncidé, au plan académique, avec la «découverte», en
science politique, de la « théorie des régimes » ; en réalité, un terme
et une notion juridiques remontant au XIXe siècle pour décrire les
premiers traités-lois. L'effet réel de cette théorie est de renverser
l'évolution des organisations internationales en les ramenant et les
confinant à la coopération sectorielle, et rendre ainsi l'organisation
internationale générale sans objet.

b) Les rapports avec l'ordre juridique international

Nous avons pu constater tout au long de ce cours la part impor-


tante que joue l'Organisation des Nations Unies, à travers ses activi-
452 Georges Abi-Saab

tés et ses organes, dans l'accomplissement des diverses fonctions du


système juridique: qu'il s'agisse de la fonction législative, à travers
le processus de codification et de développement progressif menant
à des traités ou des résolutions normatives, et les effets de ceux-ci
sur le processus coutumier lui-même (chapitre VI) ; ou de la fonction
juridictionnelle, à travers les modalités de règlement des différends
fournies par l'Organisation, ainsi que par le biais des «cons-
tatations» qu'opèrent ses organes (chapitre VII); ou enfin de la
fonction executive, à travers les mécanismes de contrôle et de pré-
vention d'une part, et ceux des mesures collectives d'autre part (cha-
pitre VIII).
L'Organisation joue ainsi un rôle «structurant» par rapport à
l'ordre juridique international. Un rôle qui est ni complet ni parfait,
mais qui marque tout de même une étape importante dans l'évolu-
tion du système juridique.
Cela s'applique également au plan normatif, notamment par le
biais des «principes constitutifs», comme nous avons eu l'occasion
de le voir. Et si dans les années quarante et cinquante on se posait
encore la question de savoir, à propos du droit et des principes de la
Charte, s'il s'agit d'un droit spécial ou général, cette question ne se
pose plus, tout au moins depuis l'adoption de la Déclaration de 1970;
déclaration qui achève de consacrer formellement l'identité norma-
tive des deux ordres à cet égard, à l'exclusion de ce qui est institu-
tionnel ou procédural.
La question reste ouverte cependant à propos du principe du
«devoir de coopérer», que nous n'avons pas encore eu l'occasion
d'examiner et qui se pose tout particulièrement dans le contexte de
la problématique du développement.

III. Du « droit du développement » au « droit au développement »

1. Le « devoir de coopérer» et la problématique


du «développement»

Il est difficile en droit international classique — incarnation


même de l'approche du droit de coexistence — d'envisager un
«devoir de coopérer» comme règle générale.
En revanche, la Charte des Nations Unies en fait un de ses prin-
cipes fondamentaux (art. 2, par. 5), et fait de la réalisation «de la
coopération internationale en matière économique, sociale, cultu-
Cours général de droit international public 453

relie, humanitaire et de respect des droits de l'homme» un des buts de


l'Organisation (art. 1, par. 3). Enfin, la Déclaration de 1970 achève
d'asseoir ce «devoir de coopérer» en droit international général.
Qu'on considère ce devoir comme un principe de la Charte ou un
principe de droit international général n'a plus de conséquence pra-
tique quant à ses destinataires, qui sont presque les mêmes dans les
deux cas. Mais une ambiguïté subsiste quant au contenu de ce
devoir, notamment par rapport à la «coopération au développe-
ment», un sujet qui a occupé dès le début une place de choix dans
les enceintes onusiennes.
Des controverses et des débats longs, passionnés et complexes ont
donné lieu, au cours du premier demi-siècle de la vie de l'Organisa-
tion, à un foisonnement d'études, de résolutions, de plans en forme
de «décennies de développement», de structures institutionnelles et
de programmes. Mais les résultats sont restés très modestes.
Au plan doctrinal, tout un édifice théorique s'est construit sur la
base de ces matériaux, sous le libellé du «droit international du
développement». Sa colonne vertébrale est le principe de la dualité
des normes, permettant un traitement préférentiel et une aide ciblée,
qui se modulent différemment en fonction des secteurs: matières
premières ; produits manufacturés ; transfert de technologie ; finance-
ment ; etc. 373
Cependant, le fondement de l'obligation pour les pays industriali-
sés d'agir selon ces principes et de participer dans ces progammes
est resté vague. En effet, si nous entreprenons une analyse de
contenu du «devoir de coopérer», comme il figure dans la Charte,
nous trouvons que l'article 2, paragraphe 5, n'envisage que la coopé-
ration des membres avec l'Organisation, et cela seulement en
matière de maintien de la paix. La seule vraie obligation qui porte sur
le domaine qui nous intéresse ici est celle de l'article 56 qui stipule:
«Les Membres s'engagent, en vue d'atteindre les buts énon-
cés à l'article 55, à agir, tant conjointement que séparément, en
coopération avec l'Organisation.»
La Déclaration de 1970 n'ajoute presque rien en la matière, si ce
n'est en stipulant dans le dernier paragraphe consacré à ce principe:

373. Pour une analyse de la transcription normative de ces réclamations en


forme de principes juridiques, voir en général, G. Abi-Saab, Développement
progressif des principes et des normes..., loc. cit. supra note 102.
454 Georges Abi-Saab

«Les Etats doivent conjuguer leurs efforts pour promouvoir


la croissance économique dans le monde entier, et particulière-
ment dans les pays en voie de développement. »
Cela aurait été un ajout précieux, si la version anglaise, originale,
n'avait pas passé ici du shall obligatoire, utilisé tout au long, au
should exhortatoire dans ce paragraphe (même si la traduction fran-
çaise n'a pas fait la différence).
D'où la recherche d'un complément ou d'un autre fondement.

2. Le droit au développement

Aucun autre sujet ne peut illustrer toutes ces controverses mieux


que la notion de «droit au développement»374, un droit qui fonderait
ou fournirait un principe unificateur au devoir de coopérer dans tous
les domaines susmentionnés et qui démontre également le caractère
intégré — ou de vases communicants — du processus du développe-
ment du droit international dans les différents domaines et les diffé-
rents fors. En effet, c'est une notion qui a germé non pas dans les
serres purement juridiques de la Commission du droit international,
ni même les serres économiques telle la Conférence des Nations
Unies sur le commerce et le développement, mais dans celles des
droits de l'homme.
L'apparition de cette notion pour la première fois en 1977 à la
Commission des droits de l'homme marquait la jonction ou la
confluence de plusieurs courants d'idées en voie de cristallisation ou
de consolidation au sein des Nations Unies, et surtout de deux cou-
rants de «politique juridique». Le premier émanait des pays du tiers
monde, de plus en plus critiqués quant au respect des droits de
l'homme dans leurs sociétés. Ceux-ci expliquaient que leur situation
interne n'est en grande partie que le reflet et la conséquence de cer-
taines structures d'inégalité et d'oppression, autrement plus graves
du point de vue des droits de l'homme, dont ils sont la victime au
niveau international, tels le déni par la force du droit à l'autodéter-
mination, la discrimination raciale institutionnalisée et le fonctionne-
ment inique et léonin du système économique international. Ce qui
rejoignait leur préoccupation majeure, la problématique du dévelop-

374. Pour plus de détails, voir G. Abi-Saab, «The Legal Formulation of a


Right to Development», loc. cit. supra note 102; id. «Le droit au développe-
ment», Annuaire suisse de droit international, 44 (1988), pp. 9-24.
Cours general de droit international public 455

pement, et leur réclamation primordiale à l'époque d'un «nouvel


ordre économique international» (NOEI).
L'autre courant, représentant la pensée progressiste occidentale,
défendue par le professeur Théo van Boven, directeur à l'époque de
la Division des droits de l'homme de l'Organisation des Nations
Unies, qui voulait placer la problématique des droits de l'homme au
centre des préoccupations du tiers monde.
Cependant, s'il y a eu consensus au sein de la Commission des
droits de l'homme en 1977 sur le terme, la controverse continuait à
battre son plein sur le contenu, la nature et le statut juridiques de ce
droit. Ainsi, pour les pays du tiers monde, il s'agit essentiellement
d'un droit collectif des peuples au développement économique, dont
la réalisation est intimement liée à une refonte du système écono-
mique international ou à l'avènement d'un nouvel ordre économique
international. Il s'agit donc d'une réclamation juridique ou d'un droit
de lege ferenda, qui n'est pas encore là.
En revanche, pour les Occidentaux, s'il devait y avoir un droit au
développement — ce qu'ils mettaient en doute —, il ne pouvait être
qu'individuel, de caractère globalisant, une synthèse de tous les
droits de l'homme, civils et politiques aussi bien qu'économiques,
sociaux et culturels. Cela veut dire qu'il existe déjà comme lex lata,
sans dépendre de préalables, tel l'avènement d'un nouvel ordre éco-
nomique international.
Cependant, là aussi, nous devons faire appel au fameux «test de
la valeur ajoutée » (TVA), pour pouvoir arbitrer entre ces deux repré-
sentations du droit au développement. Car, si le droit au développe-
ment n'est que l'agrégation ou la synthèse de tous les autres droits
individuels, il n'aurait aucune valeur ajoutée, ni sur le plan normatif,
ni en tant que théorie explicative de l'interface entre «droits de
l'homme» et «développement»; ce serait réitérer la question en uti-
lisant un nouveau terme, plutôt que d'y apporter une réponse.
C'est seulement en tant que droit collectif que la notion de droit
au développement peut avoir une telle valeur ajoutée. Comme pour
le droit à l'autodétermination, il s'agirait d'un droit des peuples en
forme de réclamation vis-à-vis de la communauté internationale de
conditions qui permettent, ou du moins qui n'entravent pas, leur
développement.
C'est donc un droit de l'homme au second degré, car en son
absence les individus faisant partie du peuple ne peuvent jouir com-
plètement de leurs droits individuels qui s'y rattachent: civils et
456 Georges Abi-Saab

politiques en cas du droit à l'autodétermination; économiques,


sociaux et culturels pour ce qui est du droit au développement. En
d'autres termes, si la collectivité n'est pas en mesure de se dévelop-
per, elle ne pourra pas fournir à ses membres les prestations qu'exige
cette dernière catégorie de droits. Il s'agirait ainsi d'une réclamation
portant sur les conditions nécessaires et suffisantes pour assurer le déve-
loppement global de la communauté internationale, et plus particuliè-
rement de celles de ses composantes qui en sont le plus en manque.
Comme les entraves au droit au développement, contrairement au
droit à l'autodétermination, ne sont pas nécessairement attribuables à
un Etat ou à une entité particulière mais au fonctionnement du sys-
tème économique international, la réclamation est exigible de la
société qui sous-tend et environne ce système, c'est-à-dire la com-
munauté internationale dans son ensemble, qui est la seule à même
de rééquilibrer le système et de le perfectionner pour répondre aux
exigences de cette réclamation.
Cependant, si la réalisation du droit collectif est une condition
nécessaire pour garantir la pleine jouissance des droits individuels
qui s'y rattachent, elle n'en est pas une condition suffisante. Ainsi,
dans la plupart des pays ayant accédé à l'indépendance après la
seconde guerre mondiale, le respect des droits civils et politiques
laisse beaucoup à désirer, et le même danger guette le droit au déve-
loppement, si les élites coercitives et exploitantes qui ont confisqué
le pouvoir politique dans beaucoup de ces Etats, une fois l'indépen-
dance acquise, réussissent à détourner à leur bénéfice exclusif les
fruits du droit au développement ainsi conçu, c'est-à-dire les bien-
faits d'un environnement économique plus favorable, plutôt que de
les laisser se répandre à toutes les couches de la population.
C'est la raison pour laquelle le droit au développement au plan
international a besoin d'un prolongement interne qui serve de relai
entre le droit collectif et les droits individuels, une sorte de transfor-
mateur ou désagrégateur juridique du droit collectif en plus de presta-
tions individuelles. Ainsi, pour être utile, le droit au développement
doit commencer par être collectif, mais pour atteindre sa finalité il
doit finir, ou plutôt on doit garantir qu'il finisse, par se désagréger en
droits individuels.
Une fois le droit collectif acquis, la communauté internationale
serait justifiée à exercer un «droit de regard» pour s'assurer de sa
transformation en droits individuels, ou en une meilleure réalisation
des droits individuels, au plan interne. Un droit de regard que seule
Cours général de droit international public 457

une valeur commune, érigée en intérêt supérieur, selon les prémisses


et la logique du «droit de coopération», peut expliquer et justifier, et
qui relève de l'effort commun en vue de réaliser l'intérêt supérieur.
Mais ce droit entraîne avec lui la responsabilité de celui qui s'en pré-
vaut de fournir sa part dans la création des conditions générales qui
rendent cette réalisation possible.
Tout cela est évidemment de lege ferenda, car ni le droit collectif
ni ses prolongements individuels ne sont encore visibles à l'horizon.
En fait, en ce qui concerne le droit collectif, la tendance actuelle va
dans un sens diamétralement opposé; au point où l'on pourrait
s'interroger sur l'utilité de continuer de parler d'un «droit au déve-
loppement» en ces temps de libéralisme triomphant. Paradoxale-
ment, cependant, c'est toujours des dénis et des privations que jaillit
la conscience d'un besoin de nouveaux droits de l'homme pour y
remédier. Et le besoin n'a jamais été aussi grand et aussi pressant
pour la majorité de l'humanité en termes de développement.
C'est la raison pour laquelle, au-delà des péripéties, le débat reste
ouvert. Et ce n'est pas la «Déclaration sur le droit au déve-
loppement», adoptée par l'Assemblée générale en 1986 (résolu-
tion 128/41), qui y aurait mis fin. Car, comme il fallait s'y attendre
dans pareilles circonstances, cette déclaration, loin d'être une trans-
cription juridique complète et cohérente du droit au développement,
n'énonce — consensus oblige — qu'une série fragmentaire et non
structurée de propositions portant davantage sur le thème des « droits
de l'homme dans le processus du développement» que sur le droit au
développement en tant que tel. Elle reflète en cela les rapports de
force qui prévalaient lors de son adoption, notamment la position très
dure des Etats-Unis d'Amérique et celle de repli des pays du tiers
monde.
Mais il ne s'agit là que d'une étape ou un moment dans l'évolu-
tion et l'élaboration progressive de ce droit. Car, en fin de compte, le
droit n'est qu'une finalité en perpétuel devenir (unfolding purpose)
dont l'expression s'affine et se précise en fonction des conditions qui
l'environnent et des situations auxquelles elle s'applique.
Et c'est avec cette conception très aristotélicienne du droit, mise
au goût du jour par le grand philosophe de droit, le professeur Lon
Fuller de Harvard dans son beau livre Law in Quest of Itself315, que
nous terminons ce survol rapide du «contenu du droit international».

375. Chicago, Northwestern University Press, 1940.


459

POUR CONCLURE

Au terme de ce cours, il convient de s'interroger sur la significa-


tion profonde de ce qui a été présenté, et c'est également le moment
d'un peu plus de subjectivité.
Nous avons d'abord examiné ensemble les rapports entre le droit
international et le milieu ou l'environnement qui lui a donné nais-
sance et lui a imprimé sa spécificité, ainsi que les facteurs qui ont
pesé ou pèsent aujourd'hui sur son évolution. Nous avons analysé
ensuite le droit international en tant que système, en essayant de
démonter ses mécanismes, pour voir comment ils s'articulent l'un
par rapport à l'autre, pour produire quel ensemble et dans quel état
de fonctionnement. Je me suis également référé à plusieurs reprises
à la structuration progressive, à la hiérarchisation et à la différencia-
tion fonctionnelle des mécanismes et des normes.
A travers ces touches successives, se révèlent progressivement les
linéaments contortionnés de ce qui ne correspond que vaguement à
l'archétype d'un système juridique, dont j'espère avoir réussi à don-
ner quand même une idée un peu plus claire que celle que nous
avons du monstre de loch Ness.
L'image qui émerge n'est peut-être pas très esthétique. Elle n'est
pas, de toute manière, au goût de tous. Elle est même formellement
contestée par certains internationalistes éminents, séduits comme ils
le sont par l'esprit de clarté et de simplicité du droit international
classique376.
Que disent-ils? Que nous avions un système clair et simple du
droit international, où le droit se distinguait nettement du non-droit,
à travers des critères sûrs et facilement identifiables, et tout le droit
était d'une même nature et constituait une seule catégorie. La nou-
velle représentation en fait un magma juridique, qui ne distingue pas,
ou pas nettement, le droit du non-droit, et qui postule des catégories
au sein du droit (mais le dépassant), également difficiles à identifier,
à distinguer les unes des autres, et surtout à mettre en œuvre dans la
pratique. C'est la nostalgie du temps passé et de la simplicité

376. Leur porte-parole le plus éloquent est le professeur Prosper Weil, parti-
culièrement dans un article qui a fait date, intitulé « Vers une normatività relative
en droit international?», RGDIP, 86 (1982), p. 5. Voir également la version
anglaise, plus peaufinée, dans AJIL, 11 (1983), p. 413.
460 Georges Abi-Saab

d'antan, qu'on peut bien comprendre, mais qui ne se justifie pas


nécessairement.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la représentation classique
a bénéficié de siècles de rationalisation, alors que la vision moderne
que j'ai essayé d'esquisser en est encore à ses premiers balbutie-
ments. Le critère de choix entre elles n'est pas la cohérence et la
simplicité de l'exposé en soi, mais sa correspondance à la réalité en
mouvement.
Il en était de même pour la théorie de Darwin au XIXe siècle,
théorie qui s'est imposée par la suite, pour devenir l'orthodoxie
scientifique d'aujourd'hui. La théorie de l'évolution nous fournit
d'ailleurs des analogies saisissantes avec l'état actuel du droit inter-
national. Si nous regardons un poisson coloré nager dans l'eau sans
effort ou en se modulant, il nous paraît très beau et élégant, notam-
ment si on le compare avec un reptile maladroit et disgracieux tel
l'iguane. Or, sur l'échelle de l'évolution, l'iguane est plus avancé,
car si le beau poisson n'avait pas essayé de sortir de l'eau et devenir
reptile maladroit, nous ne serions pas là aujourd'hui.
Il est vrai que les sauriens ne sont plus des poissons élégants, et
pas encore des chevaux arabes pleins de grâce ou des hommes intel-
ligents; mais ils sont un chaînon nécessaire pour que le processus
continue dans cette direction.
Il en est de même pour ce qui est du système juridique internatio-
nal dans son état actuel d'évolution. Il reflète une étape intermé-
diaire, passant d'un état invertébré — un ensemble sans structure
définissable ni différenciation de fonction entre ses composantes —
vers un système à structure émergeante — avec une colonne verté-
brale, peut-être encore molle, mais en voie de solidification par une
différenciation et une hiérarchisation cellulaire.
Cette structure n'est peut-être pas très cohérente ni clairement
décelable, car elle n'est pas encore sortie de la phase dynamique de
la mutation. Mais cela ne signifie pas qu'elle n'existe pas déjà.
A cette vision s'opposent les représentations réductionnistes du
droit international. J'ai déjà parlé du positivisme normativiste de
Kelsen, qui réduit tout le droit à des normes vidées de leur contenu.
De même pour l'école critique que je viens de mentionner, qui se
veut également positiviste mais plutôt volontariste, et qui prêche le
retour à la vision simpliste d'un droit international classique com-
posé de règles issues exclusivement de la volonté des Etats, règles
qui sont à tout point de vue pareilles, sans aucune hiérarchie ni spé-
Cours général de droit international public 461

cialisation de fonctions. Le droit international se réduit ainsi à un


amalgamme de règles plus ou moins spéciales, à des relations juri-
diques bilatérales ou plurilatérales, car le volontarisme revient à cela.
Comme pour Kelsen, cette vision atomiste du droit international
reflète une part de vérité, mais pas toute la vérité. Car s'il est vrai
que tout corps, organisme ou système peut être réduit à ses particules
élémentaires, cela n'implique pas nécessairement qu'elles sont toutes
identiques. Par conséquent, nous ne pouvons pas expliquer exclusi-
vement et totalement à partir de ces particules la structure et le fonc-
tionnement de cet organisme, ni la spécificité des différentes espèces
d'un même genre.
C'est comme si l'on disait que parce que, toutes les cellules
vivantes contiennent des acides aminés, elles sont toutes pareilles; et
qu'à partir de n'importe laquelle d'entre elle nous pouvons expliquer
tout le cycle de vie et toute la gamme infinie des êtres vivants. Cela
nous amènerait nécessairement au niveau de la cellule qui peut servir
de manière autosuffisante comme représentation de la vie, c'est-
à-dire au niveau de l'amibe unicellulaire, où chaque cellule a exacte-
ment la même structure et chacune remplit à elle seule toutes les fonc-
tions vitales de l'organisme et qui se situe au plus bas de l'échelle
de l'évolution. Nous serions également obligés d'ignorer tout ce qui
dépasse cet organisme unicellulaire parce qu'il ne peut pas être exclu-
sivement expliqué par lui, c'est-à-dire tous les autres organismes
dont l'étude nécessite la prise en considération à la fois de plusieurs
types de cellules qui se partagent les fonctions en se spécialisant.
Est-ce là la preuve que ces autres types d'organismes plus évolués
n'existent pas? Evidemment pas, mais au contraire la preuve que
l'approche suivie n'est pas à même de les appréhender, qu'elle ne
correspond plus en tant que théorie explicative à ces stades avancés
de l'évolution de la vie.
Il en va de même pour ce qui est du droit international. Le choix
que nous devons faire ici n'est pas entre deux systèmes de droit
international : le système classique, primitif et lacunaire, mais ayant
fait ses preuves à travers sa longue existence pour constituer un
«acquis»; l'autre n'étant qu'un projet de société de la communauté
internationale, maladroit et compliqué, et qui n'a pas encore passé
l'épreuve de la réalité.
Nous devons plutôt choisir entre deux théories celle qui repré-
sente au plus près et le plus fidèlement le système du droit interna-
tional comme il existe aujourd'hui et explique au mieux sa dyna-
462 Georges Abi-Saab

mique et la direction de son évolution. Il ne s'agit pas de la clarté, de


la simplicité ou de la cohérence de la représentation, mais de sa fidé-
lité à la réalité en mouvement. Et si cette réalité est compliquée,
c'est la trahir que de trop la simplifier.
Ce n'est pas nécessairement du positivisme que de s'attacher
désespérément à une vision juridique d'un monde disparu, vision qui
n'est plus capable d'appréhender le phénomène juridique actuel dans
sa totalité, ni même en grande partie, moins encore d'expliquer son
évolution et sa direction. C'est plutôt la nostalgie du monde evanes-
cent que représentait cette vision; car l'âge d'or du droit internatio-
nal classique, dans sa version mise à jour du positivisme volonta-
riste, était le XIXe siècle historique, de Vienne à Versailles. C'est
donc la représentation d'un statu quo ante qu'on aimerait restaurer et
non la description juridique fidèle de ce qui existe aujourd'hui.
Il ne s'agit dont pas que d'une pure confrontation doctrinale entre
la nostalgie de la simplicité et la logique de la complexité, mais de
l'intelligence du monde réel en termes du droit. Je dois admettre
cependant que les paradigmes épistémologiques ou les théories
explicatives générales peuvent être très différents tout en procédant
des mêmes faits et détails techniques. Ils sont un peu comme des
kaléidoscopes; on regarde dans le kaléidoscope et on voit les élé-
ments s'articulant d'une certaine manière pour former un ensemble
donné; on passe le kaléidoscope à un autre, ce sont toujours les
mêmes éléments, mais l'ensemble qu'il voit peut lui paraître très dif-
férent. Cependant, quand nous discutons des éléments spécifiques, il
n'y a pas de différence radicale dans le discours. Car il s'agit là de
technique juridique, d'une méthode scientifique d'application immé-
diate, et non de théories explicatives médiates.
En fin de compte, et comme je l'ai dit dès le début, le droit, y
compris le droit international, est avant tout une manière de raison-
ner, un prisme particulier à travers lequel on regarde les choses pour
déceler, par une sorte de radioscopie juridique, certains facteurs et
rapports; en d'autres termes, on les filtre pour ne retenir que ce qui
est juridiquement pertinent.
Si j'ai pu, à travers ces quelques leçons, vous transmettre l'idée
que le droit est avant tout ün certain regard ou une certaine manière
de voir, plutôt qu'une somme de connaissances, je ne vous aurai pas
fait perdre votre temps. Car comme le dit le proverbe chinois: «Si
vous donnez un poisson à quelqu'un vous le nourrissez pour un jour;
si vous lui apprenez à pêcher, vous le nourrissez pour la vie. »
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