Vous êtes sur la page 1sur 16

Courants doctrinaux

dans la philosophie européenne

du XIIIe siècle*)

Trois facteurs interviennent dans la formation du tem


pérament médiéval, et leur action convergente apparaît dans
les divers départements de la civilisation tout le long du
moyen âge : l'apport du passé, la réaction des races nouv
elles, le travail directeur du christianisme-.
A la lumière de ces trois facteurs on peut pénétrer,
semble-t-il, l'esprit des systèmes qui ont apposé à la philo-»
sophie du XIIIe siècle une incomparable auréole de grandeur.
On y découvre d'abord un fonds d'idées grecques, reçues
par le canal de sources grecques, latines, juives et arabes ;
la réaction des races nouvelles, anglo- celtes, néo- latines,
germaniques, adapte ce patrimoine, tout en l'élargissant, à
une nouvelle façon de comprendre les choses ; enfin le chris
tianisme impose à tout le travail ses directives.
Ces trois grandes influences se compénètrent — sur
tout les deux dernières, qui sont directement expressives du

*) Communication faite par M. De Wulf à l'Académie royale de Belgique,


le 9 novembre 1931.
6 M. De Wulf

nouvel état des choses. Pour dissocier avec quelque pré


cision la part qui revient au christianisme dans le travail
éducateur, il faudrait entreprendre de longues enquêtes sur
la façon dont la religion chrétienne a assoupli les races, en
Occident et ailleurs ; puis soumettre les résultats à des études
comparatives.
Il ne sera pas question des influences chrétiennes dans
cette étude ; nous nous bornerons à indiquer incidemment
l'action du dogme sur la philosophie.
C'est donc des deux autres facteurs spirituels qu'il s'agira
dans ces vues d'ensemble sur les courants doctrinaux de la
philosophie européenne, à savoir de l'aliment doctrinal fourni
par les anciens — et des réactions où éclatent les qualités
raciques de ceux qui furent nos ancêtres et nos éducateurs.

Si nous nous arrêtons à la dette que l'Occident contracte


vis-à-vis de la Grèce, nous voyons se produire à la fin du
XIIe siècle et au début du XIIIe un événement littéraire dû à un
ensemble de circonstances heureuses et d'une portée consi
dérable : la révélation en des traductions latines, faites les
unes sur le grec, les autres sur l'arabe, des oeuvres capitales
d'Aristote — sa Métaphysique, sa Physique, son Traité de
l'Ame, son Ethique — dont jusque-là on ne connaissait que
des fragments.
Sans compter le traité le plus significatif de Proclus,
un néoplatonicien de marque, et sans compter enfin les com
mentaires aristotéliciens et les oeuvres originales des Arabes
et des Juifs de Bagdad et de Cordoue, Avicenne, Alkindi,-
Averroès, Avicebron.
Quand on prit contact, à Paris, avec ce bloc massif
d'idées nouvelles, ce fut d'abord de la stupeur et du désarroi.
Mais bientôt, et malgré les interdits ecclésiastiques de 1210
Courants doctrinaux au XIIIe siècle 7

et de 1215 qui n'arrêtèrent pas l'engoûment, le travail d'uti


lisation commença.
Utilisation est trop peu dire. Si le XIIIe siècle conserva
les cadres antiques, il brisa les angles afin d'élargir les struc
tures et de faire place à des conceptions neuves. Pro
blèmes et solutions furent adaptés à une mentalité nouvelle
qui, tout en subissant la pensée antique à certains égards,
s'en dégagea à d'autres. La réaction s'accomplit avec une
extraordinaire rapidité — en moins d'un demi-siècle -- et elle
conduisit la pensée occidentale à une remarquable maturité.
On peut rattacher à deux directions principales les flots
de doctrines grecques qui se déversent sur l'Occident :
l'aristotélisme, représenté par les textes originaux d'Aristote
et par les commentaires arabes et juifs — le néoplatonisme
représenté par Proclus, par Augustin et par les infiltrations
néoplatoniciennes que les Arabes ont accueillies dans leur
propre péripatétisme. Aristote et Proclus sont, en philo
sophie, les deux leader de l'Occident, à titre inégal d'ailleurs,
le crédit du second n'ayant jamais égalé celui du premier.
La philosophie d'Aristote est si constructive, sa coordi
nation est si imposante, et beaucoup de ses doctrines sont
si profondément expressives de la pensée européenne qu'elle
exerça dès l'abord sa force assimilatrice. On ne prend pas
un vernis d'aristotélisme comme on peut, sur un point ou
l'autre, teinter une philosophie de positivisme ou de mysti
cisme. L'aristotélisme est saturant. Il ressemble à une coulée
de bronze massif. On l'accueille ou on le rejette. Ce qui
explique la pénétration progressive du génie péripatéticien
dans les philosophies du XIIIe siècle — on a parlé même, mais
fort mal, de contamination.
Le phénomène va s'accentuant et le rythme s'accélère
à mesure que le XIIIe siècle met au jour ses produits les plus
originaux. Quatre groupes de systèmes principaux accusent
ce travail envahissant et irrésistible de l'aristotélisme, quatre
groupes de philosophies que nous appellerons scolastiques,
8 M. De Wuîf

pour nous conformer à une terminologie reçue : l'augusti-


nisme, le thomisme, l'averroïsme latin, le scotisme.
Le premier courant scolastique, qui part des années 1 220
et qui atteint toute son ampleur vers 1260, est connu sous
le nom d'augustinisme. Le Père Ehrle, le premier, — en
1 885 , — a attiré l'attention sur cette manière de philosopher
qui était à la mode au moment où Thomas d'Aquin paraît
en scène, et qu'il allait heurter de front. Les maîtres qui
se rangent dans ce premier groupe entendent avant tout
demeurer fidèle au legs du XIIe siècle, par esprit de conser
vatisme et par amour de la tradition, et certaines théories de
provenance augustinienne leur semblaient intangibles. Mais
plus qu'on ne l'a dit jusqu'ici, ils subissent la fascination du
péripatétisme et tentent de fusionner l'ancien et le nouveau.
Ces tentatives de compromis apparaissent chez Guil
laume d'Auvergne, évêque de Paris, le premier grand sco
lastique du XIIIe siècle, qui n'est pas seulement un penseur,
mais un écrivain clair et vigoureux, dont les oeuvres abondent
en observations savoureuses sur les mœurs du peuple, du
clergé, des professeurs de Paris. Vient ensuite Alexandre
de Halès ou, si l'on préfère, l'auteur ou les auteurs de
la Somme théologique inscrite sous son nom, — car les dis
cussions sur l'authenticité de cette volumineuse compilation
ont repris de plus belle depuis que les éditeurs de Quaracchi
ont récemment mis au jour le troisième volume d'une magnif
iqueédition critique.
A la même lignée se rattachent l'auteur anonyme d'une
Summa philosophiae, qui constitue, à mon avis, une des syn
thèses philosophiques les plus remarquables du milieu
du XIIIe siècle; Jean de la Rochelle, successeur immédiat
d'Alexandre de Halès ; Robert Grossetête, l'organisateur
des études à Oxford ; enfin et surtout saint Bonaventure,
qui, du point de vue philosophique, est le dernier et le plus
grand représentant de cette première manière de philosopher.
Il ne s'agit pas ici d'étudier, avec l'ampleur que la ma-
Courants doctrinaux au XIIIe siècle 9

tière comporterait, les systèmes d'idées que ces hommes ont


mis sur pied, mais de pratiquer quelques coups de sonde, *
à l'effet de découvrir les couches péripatéticiennes sur les
quelles se déposent les alluvions de leurs idées personnelles.
Or, l'inspiration péripatéticienne des augustiniens éclate dans
ce qu'il y a de fondamental en n'importe quelle philosophie,
à savoir dans la façon d'interpréter la structure du réel. L'or
ganisation interne des substances qui, par myriades, existent
ou peuvent exister à côté de Dieu et par Dieu, s'inspire de
données aristotéliciennes et elle engage la métaphysique tout
entière. Chacune de ces substances représente une perfection
limitée. Centrée sur elle-même, elle forme une individualité
(individuum), distincte non seulement de la Perfection infinie,
mais aussi de tous les êtres limités qui surgissent ou peuvent
surgir à côté d'elle. Chacune de ces substances est jetée dans
le devenir. Elle réalise successivement ou, pour reprendre
la terminologie du temps, elle traduit en acte le trésor des
potentialités qui fixent sa place dans la hiérarchie. De plus,
et désormais les augustiniens dépassent Aristote , l'être
contingent n'est pas seulement un composé d'acte et de
puissance ; sa structure est marquée au coin d'une autre(
estampille : il porte en lui de la matière et une pluralité dr^
formes. Laissez-moi rappeler en raccourci ce que signifie
cette formule. L'être limité est constitué de matière première:
cela veut dire que sa perfection, sa forme est reçue dans un
élément indéterminé où elle s'épuise et se limite. D'autre
part, comme la perfection de cet être limité est complexe
(par exemple la perfection de l'homme s'irradie en corpo-
réité, en vie, en sensibilité, en raison), elle se décompose et
se rattache à des formes substantielles multiples et irréduct
ibles. Ainsi en est-il non seulement pour les êtres corporels,
mais pour les êtres immatériels.
On voit que les philosophes dits augustiniens ont construit
le monde, non pas dans des cadres augustiniens, mais
d'après des schémas péripatéticiens auxquels ils donnent
10 ■ M. De Wulf

d'ailleurs plus d'importance qu'Aristote lui-même ; car il


serait banal de montrer que les notions d'acte et de puis
sance, de matière et de forme ne viennent pas d'Augustin,
mais d'Aristote. Il est bien vrai qu'outre la théorie méta
physique qu'on vient d'exposer et dont il serait difficile de
méconnaître la valeur constructive, on trouve chez eux
d'autres doctrines typiques, indépendantes : citons le com
mencement temporel du monde créé ; la présence dans les
corps de germes actifs (rationes séminales) expliquant l'évo
lution; la fonction métaphysique des rationes aeternae ou de
l'essence de Dieu, qui seule peut rendre compte du fonde
ment des essences créées et de la rectitude du savoir humain ;
l'identité de la substance et de ses facultés ou réservoirs
d'activité; la théorie de la lumière.
Mais ces éléments doctrinaux sont, ou bien rangés au
second plan, ou bien absorbés par les grandes compositions
de l'être contingent que nous venons de rappeler et qui
demeurent la clef de voûte où toutes les ogives de l'édifice
prennent appui.

En même temps que ce complexus doctrinal cheminait


dans les écoles de Paris et, sous l'influence de Paris, dans
celles d'Oxford, une seconde scolastique s'était formée et
elle ne devait pas tarder à éclipser la première : la scolas
tique thomiste. Elle est l'œuvre d'un penseur génial, dont
le pouvoir constructeur, le caractère systématique, le sens
de la mesure et de la parcimonie ont forcé l'admiration des
siècles.
Au XIIIe siècle beaucoup plus qu'aux siècles précédents,
la pensée philosophique se dégage de la théologie et nous
assistons à l'effort de la pure raison pour fournir des expli
cations coordonnées du réel, du monde et de la vie. Or per
sonne plus que Thomas d'Aquin ne s'engage dans cette
voie, si l'on excepte les philosophes qui ne tiennent plus
aucun compte des données de la foi. D'un coup d'aile, il
Courants doctrinaux au XIII* siècle ' 11

s'élève au-dessus des préoccupations exclusivement ou trop


étroitement religieuses. Il donne à l'esprit humain sa magna
charta, écrit à son sujet A. E. Taylor *) — et dans la bouche
d'un Anglais ce n'est pas peu dire !
Thomas d'Aquin a une manière nouvelle — sa manière
— d'utiliser le péripatétisme. L'interprétation métaphysique
du réel demeure, comme chez ses prédécesseurs, la maîtresse
pièce de l'édifice doctrinal. Mais, d'une part, elle est bâtie
sur un péripatétisme purifié, beaucoup plus rapproché d'Aris-
tote que celui des augustiniens ; d'autre part, elle comporte
tant de développements inédits, elle se poursuit à travers
tant de nouvelles provinces que l'ensemble est un produit
sui generis.
Les théories d'acte et de puissance, de matière et de
forme, de perfection acquise et de limitation nécessaire réap
sens'
paraissent avec un nouveau, que l'on comprend le
mieux, ce me semble, quand on envisage les points de rup
ture entre les théories courantes des augustiniens et les
théories nouvelles du thomisme.
La principale rupture se produit dans ce réseau touffu
de doctrines qui donnent la raison suffisante de la contin
gence de la créature et de l'infinitude de Dieu.
Avant saint Thomas, on multiplait dans chaque être
fini les formes substantielles. Etat corporel, vie, sensibilité,
raison étaient considérés comme des perfections irréductibles
qu'il fallait rattacher à des racines irréductibles. Thomas
d'Aquin tient qu'un seul principe formel — une forme —
confère à un être la plénitude de sa perfection. C'est une
remarquable simplification du dynamisme.
Avant saint Thomas, la composition de matière pre
mière était reportée dans les êtres spirituels aussi bien que
dans les êtres corporels. Thomas d'Aquin la restreint au
monde des corps ; il la considère comme le fondement de la

') Platonism and its influence. (Collection Our debt to Greece and Rome),
Boston, 1924, p. 23.
12 M. De Wulf

diffusion spatiale et de la multiplication d'individus dans


une même espèce.
Avant saint Thomas, certains parmi les partisans de la
pluralité des formes identifient la perfection rudimentaire de
l'état corporel avec la lumière, lux : le monde des corps
était, suivant l'acception propre, pénétré de luminosité dans
ses entrailles constitutives — une pensée philosophique
chère aux franciscains, et que François d'Assise revêtait
d'une livrée mystique et poétique, quand il chantait l'éclat
et la luminosité des plus humbles des créatures. Thomas
d'Aquin ramène la théorie de la lumière dans les sentiers
austères mais sûrs de la dialectique ; il se refuse à faire de
la lumière le fond constitutif des choses et n'y voit qu'un
attribut, une manière d'être accidentelle.
Il se refuse aussi à admettre la semi-indépendance du
corps et de l'âme dans l'homme, comme si nous étions des
assemblages de deux êtres opposés, ainsi que le voulait
Platon. L'âme et le corps se donnent l'un à l'autre et se
complètent, comme matière et forme substantielle. Il n'y
a qu'une âme, c'est-à-dire un principe de perfection dans
l'homme ; et l'âme se bâtit son corps en ce sens qu'elle lui
confère son être fondamental. Goethe ne fait que traduire
une doctrine thomiste quand il écrit : « Es ist der Geist der
sich den Kôrper baut ».
Toutes ces innovations du thomisme et d'autres livrent
une explication nouvelle de l'être limité, soumis au devenir,
et de l'acte et de la puissance qui fournissent la raison
suffisante de ce devenir. Par contre-coup, elles livrent une
explication nouvelle de Dieu, Etre nécessaire, où l'exister
n'est pas reçu dans des limites et dès lors circonscrit, mais
qui est V exister même, l'existence pure. Si une comparaison
était de mise en ces délicates questions, je dirais que l'acte
ou la perfection ressemblent à l'eau et que les substances
limitées, particules inorganiques, plantes, animaux, hommes,
êtres supracorporels sont autant de vases dont les parois
Courants doctrinaux au XIIIe siècle 13

limitent la capacité. Une fois les récipients remplis, un torrent


passerait sur eux sans y ajouter du liquide. Leur actualité
est proportionnelle à leur potentialité. Tandis que Dieu fait
songer à un océan qui s'étend dans toutes les directions,
earts que jamais rivage ne surgisse pour former une enclosure.
Il est Acte pur. Aussi le thomisme n'admet aucune commune
mesure entre l'être de Dieu et celui de la créature.
L'impression que produisit Thomas à Paris et à Oxford
explique 8on crédit. La longueur d'onde de sa pensée diffusa
sa philosophie dans tous les milieux intellectuels, jusque dans
les recoins les plus reculés de l'Occident. A l'admiration et à
l'enthousiasme répondirent aussitôt la critique et l'opposition,
et des conflits passionnés surgirent entre partisans de la phi
losophie nouvelle et l'ancien augustinisme dont les positions
étaient compromises.

Cependant, dans les dernières années du xme siècle une


troisième grande orientation d'idées surgit : la philosophie
de Duns Scot, qui devait aussitôt creuser un nouveau sillage
de pensée et y entraîner des phalanges de maîtres. Nous en
parlons tout de suite au risque de briser la suite purement
chronologique.
Lui aussi part des données fondamentales de la méta
physique aristotélicienne, de la distinction substantielle des
êtres, de la composition d'acte et de puissance qui explique
leur devenir, de l'unité d'un principe de perfection — la
forme — qui assure à chacun son rang hiérarchique dans
la multitude illimitée, de la finitude sui generis que l'état
spatial confère au corps. Sa principale originalité consiste
dans une façon de compliquer et de nuancer tout cet appareil
explicatif de la structure interne. Mais, somme toute, ces
complications et ces nuances sont des greffes qui vivent de
la sève du vieux tronc aristotélicien. Voilà pourquoi jl existe
entre la métaphysique de Duns Scot et celles de Thomas
d'Aquin et aussi de Bonaventure, des similitudes et des
14 M. De Wulf

points de contact que des recherches récentes d'attribution


littéraire ont singulièrement renforcés.
Bonaventure, Thomas d'Aquin, Duns Scot sont donc
trois chefs de file, trois « representative men » de directions
doctrinales bien marquées qui, malgré la touche très per
sonnelle de leur conception du monde, utilisent des cadres
aristotéliciens communs.

Résument-ils tous les mouvements d'ensemble de la


pensée du XIIIe siècle? Peut-on dire que tous les autres pen
seurs du XIIIe siècle évoluent dans leur orbite? Non.
Même si on laisse de côté des isolés, comme Roger
Bacon, qui fut un météore brillant mais ne laissa derrière lui
qu'une traînée éphémère, ou comme Raymond Lullus, dont
l'idéal utopique était condamné d'avance par le bon sens des
néo-Latins et des Anglo-Celtes, il est d'autres constellations
doctrinales qui se développent vers le milieu du siècle, et
notre tableau serait incomplet si nous ne notions pas leur
place dans le ciel philosophique.

L'une d'elles est un vaste mouvement de philosophie


pure dont les documents parisiens attestent l'existence vers
1250, et qu'on est convenu jusqu'ici d'appeler l'averroïsme.
Plus encore que les courants doctrinaux dont il fut question
jusqu'ici, ce mouvement d'idées accuse la marche triomphale
de l'aristotélisme. En effet, le groupe turbulent de maîtres
qui s'y rattachent affichent leur commune prétention d'in
staurer un aristotélisme intégral, bien que certains d'entre
eux additionnent leur péripatétisme, soit d'un petit nombre
de théories d'Averroès qu'on représente, d'ailleurs à tort,
comme l'authentique interprète d'Aristote, soit aussi de
quelques doctrines néoplatoniciennes auxquelles les péripa-
téticiens arabes faisaient grand accueil. La mise au point
de ce mouvement complexe est à refaire, car il y a lieu
d'établir le départ entre des théories de provenance hété-
Courants doctrinaux au XIIIe siècle 15

rogène qui ont été inscrites en bloc sous le patronage


d'Averroès. Non moins complexe est l'histoire externe de
cette poussée d'aristotélisme pur, dont plusieurs condamn
ations entravèrent, mais ne brisèrent pas l'essor, et notam
ment l'histoire de ce personnage énigmatique que fut Siger
de Brabant. La publication récente de ses textes inédits,
par M. Van Steenberghen x), a renforcé plutôt qu'éclairci le
mystère de ses convictions philosophiques. En plus d'un
point il faudra rectifier ou nuancer les jugements portés jus
qu'ici sur les positions doctrinales du maître brabançon 2).
Puisque le complexus doctrinal constitué par cet aristo-
télisme veut être et fut sur plusieurs points un retour à
l'authentique philosophie d'Aristote, il devait, ce semble,
rencontrer les sympathies d'un Thomas d'Aquin ou d'un
Duns Scot, qui l'un et l'autre prétendent dépouiller la méta
physique du maître d'appliques inutiles apposées par les
augustiniens. De fait, on peut dire que sur des domaines
étendus de la pensée, l'accord des averroïstes et des tho
mistes est remarquable, et notamment, qu'ils interprètent à
peu près de la même manière le monde du corporel et tout
ce qui touche à la question de la matière et de la forme :
unité de la forme substantielle ; absence de matière première
chez un être spirituel ; multiplicité des corps dans une même
espèce, mais unicité des substances spirituelles ; pure passi
vité de la matière première ; rejet des rationes séminales.
Toutes ces thèses qui différencient le thomisme et l'augus-
tisme rapprochent le thomisme et le scotisme de l'aristoté-
lisme et de l'averroïsme.
Et malgré cela des luttes ardentes surgissent de toutes
parts contre les averroïstes. Les augustiniens s'élèvent contre

') Les philosophes Belges, t. XII, Siger de Brabant d'après ses œuvres inédites,
vol. I. Les œuvres inédites, Louvain, 1931.
2) Voir entre autres la qu. 7 du livre III des Quaestionea in libros très de
anima, sur laquelle M. Van Steenberghen a déjà attiré l'attention dans la Revue
nèoscol de nov. 1930, pp. 418-419.
16 M. De Wulf

eux avec véhémence. Tous ceux qui, à côté de Thomas


d'Aquin, portent un nom, s'attaquent aux averroïstes — un
Roger Bacon, un Henri de Gand, un Godefroid de Fontaines,
vingt autres — et aussi plus tard Duns Scot, qui dira
d'Averroès : talis errans esset a communitate hominum exter-
minandus.
D'où vient cette opposition de la majorité des maîtres ?
Qu'est-ce qui explique ce feu roulant de critiques qui
grondent dans toutes les oeuvres de l'époque ; ces nombreux
écrits contra Averrdîstas ; cette guerre à outrance contre une
philosophie dont le programme avoué : l'instauration de l'aris-
totélisme le plus entier, devait, semble-t-il, plaire à tous ceux
que fascinait le prestige du stagirite ?

II

C'est ici qu'entre en jeu ce que j'ai appelé le deuxième


facteur explicatif de l'essor des philosophies occidentales, à
savoir les réactions des races nouvelles christianisées, et ces
réactions permettent de saisir sur le vif les grandes aspira
tions, les tendances profondes de l'homme médiéval.
En effet, l'aristotélisme averroïste contient deux doc
trines, ou mieux deux groupes de doctrines, qui sont peut-
être dans la logique de. l'aristotélisme, mais répugnaient au
bon sens d'un Français, d'un Italien, d'un Anglais, d'un
Flamand du XIIIe siècle : l'unité numérique de l'intellect hu
main et la production nécessaire du monde par Dieu.
L'unité de l'intelligence : chaque individu humain aurait
son corps et son âme sensible, mais il n'existe pour toute notre
espèce qu'une seule âme intelligente, solitaire, séparée. Elle
est éternelle et immortelle, tandis que le tout des individus
humains disparaît. Elle seule pense en chacun de nous. En
contractant avec nos imaginations une union passagère, elle
suscite en nous ce trésor d'idées abstraites dont vivent nos
sciences et qui sont à la base de notre conduite.
Courants doctrinaux au XIIIe siècle 17

Mais alors, objecte Thomas d'Aquin, — qu'on peut re


garder ici comme le porte-parole du siècle, — l'homme n'est
plus le père de ses pensées. L'acte le plus noble, celui qui
constitue notre prérogative royale, n'est plus notre œuvre.
C'est un autre qui l'accomplit en nous. Abdication de la
pensée personnelle, qui a pour corollaire une abdication de
la liberté et de la responsabilité — car si un autre être suscite
en nous les idées du devoir, de l'obligation, du juste et de
l'honnête, comment imputer plus longtemps à Y individu les
décisions volontaires qui dirigent sa conduite, ou les actes
qui la constituent ?
La formidable opposition que rencontre le monopsyc
hisme des averroïstes ne s'explique que parce qu'il heurte
le sentiment sacré de la personnalité. Plusieurs siècles avaient
façonné et ancré ce sentiment au plus profond des consciences.
L'abolition du servage sous l'influence des Clunaciens aux
Xe et XIe siècles ; les luttes dialectiques d'Abélard, fils des che
valiers ; les mœurs féodales ; l'essor de la bourgeoisie : tous ces
épisodes qui illustrent la formation du tempérament médiéval
avaient contribué, chacun à sa manière, à asseoir sur des bases
sociales, économiques, juridiques, métaphysiques cette doc
trine que la personne humaine est sui juris, que l'homme est
le père de ses pensées et le maître de sa vie morale. Sur cette
question capitale Thomas d'Aquin et la majorité des maîtres
ont purifié l'aristotélisme, auquel ils s'ouvrent si largement
par ailleurs. Ils ont mis fin à l'équivoque dans laquelle se
meuvent les textes aristotéliciens et qu'Averroès sollicite en
faveur de son étrange illuminisme. La doctrine nouvelle qu'ils
opposent est une des assises de la civilisation du temps.

L'autre question marque non moins une conflagration


de deux conceptions maîtresses du réel. Pour les averroïstes
néoplatonisants, Dieu, être simple, ne produit qu'un seul
être, moins parfait ; celui-ci produit un second moins parfait ;
et ainsi de suite, par une série de cascades, la création se
18 . M.Ùe Wulf

poursuit suivant une échelle descendante. Productions qui de


la première à la dernière sont nécessitées. Le monde se dresse
en face de Dieu. L'Etre divin déborde comme un fleuve dont
les eaux grossies rompent la digue et envahissent la plaine.
Alors, objecte Thomas, Dieu n'est plus Dieu, le Trans
cendant. Toute atteinte à sa liberté de créer est une atteinte
à son infinitude, et toute atteinte à son infinitude équivaut
à une destruction. Si le monde est le prolongement de son
Essence, il risque de se confondre avec Lui. L'isolement su
perbe de Dieu est la condition de son immensité. Et une
nouvelle fois la conscience occidentale se révolta. Les docteurs
du XIIIe siècle, qui ont mis tant de soin à développer la notion
de l'Acte pur, laissée par Aristote dans le plus grand vague,
eurent un nouveau sursaut d'indignation devant cette philo
sophie qui voulait amoindrir l'Etre suprême. Tout ce qui
ressemble à un rapprochement de l'Etre de Dieu et de celui
de la créature est une profanation du divin. Les augustiniens,
qui lui cherchent tant de querelles, marchent avec Thomas
la main dans la main, Bonaventure et les autres, et aussi Duns
Scot, dont la théodicée est aussi éloignée que la sienne de
tout compromis moniste.
Ceci explique que l'averroïsme ne fut jamais que la
philosophie d'une minorité, d'une poignée de dissidents.
D'accord avec les averroïstes pour construire le réel dans des
cadres d' Aristote, augustiniens, thomistes, scotistes engagent
avec eux une discussion sur faits et articles, relatifs .à la façon
dont un occidental doit interpréter la personnalité humaine
et la notion de Dieu.

Ceci explique encore que la direction néoplatonicienne


— la dernière dont il nous reste à parler — ne recueillit, elle
aussi, qu'un nombre restreint d'adhésions. Il ne s'agit pas
ici de ces thèmes alexandrins isolés et épars que l'on trouve
chez la plupart des maîtres occidentaux considérés jusqu'ici,
Courants doctrinaux au XIIIe siècle 19

y compris Bonaventure, Thomas cTAquin et Duns Scot, mais


qu'ils transvasent dans leur philosophie, après les avoir dé
pouillés de l'esprit émanatif et moniste qui est propre au
néoplatonisme. Il s'agit bien d'un courant philosophique sui
generis dont Proclus, et non plus Aristote, est l'inspirateur.
Deux pionniers de l'histoire philosophique du moyen âge,
Baeumker et Grabmann, nous ont appris à connaître les doc
trines de Witelo le Silésien, de Thierry de Fribourg, d'Ulrich
de Strasbourg, de Berthold de Mosburg, de maître Eckhart
de Hochheim. Tous ces hommes sont apparentés par leur
commune sympathie pour les alexandrins; tous subissent les
charmes et les mirages de cette conception née en Orient,
d'après laquelle l'univers limité, avec tout ce qu'il contient
de corps et d'esprits est 1 'efflorescence d'un voù; unique, se
projetant dans d'innombrables reflets, à la façon dont un
rayon lumineux se multiplie dans de nombreux miroirs sans
rien perdre de son unité. C'est le monisme. Et bien que pareil
monisme pût se concilier — et fût de fait concilié — avec la
doctrine d'un Dieu infini et individuel placé en dehors du
système, il n'en était pas moins destructeur de la distinction
des êtres, de leur diversité, de la personnalité de chaque
homme, toutes théories sur lesquelles aucune concession
n'était possible. De là un nouvel ordre d'oppositions et de
luttes. De là le peu de succès au XIIIe siècle de maître Eckhart,
qui poussa le plus loin dans la voie dé la compénétration des
choses par l'esse de Dieu et que Thomas d'Aquin réfuta
anticipativement dans un de ses premiers écrits.
Pas plus que l'averroïsme, le néoplatonisme ne pouvait
entraîner les esprits, et il demeura un produit académique.
Au XIIIe siècle son influence est sporadique. Nous avons noté
ailleurs que le néoplatonisme séduisit uniquement des maîtres
de lignée teutone, tandis que les foyers de la culture du
XIIIe siècle sont la France, et en étroite union spirituelle avec
elle, l'Angleterre, où l'on demeura réfractaire aux directives
20 M. De Wuli

néoplatoniciennes. D'ailleurs averroïsme et néoplatonisme se


rejoignent : l'un et l'autre tendent à amoindrir Dieu et à com
promettre la personnalité humaine ; l'un et l'autre froissent
la conscience profonde du génie néo-latin et anglo-saxon.
Personnalité et valeur individuelle de chaque être hu
main, infinitude d'un Dieu individuel transcendant au monde :
ces deux théories sont deux conquêtes du moyen âge sur le
génie antique, et elles ont profondément influencé les philo
sophes modernes.
Maurice De WuLF.

Vous aimerez peut-être aussi