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i -

Louis* Jean Calyet


. ;

linguistique
et ' , c

colonialisme
petit traité de glottophagie
DU M ÊM E A U TEU R , A LA M Ê M E L IB R A I R I E l

Roland Barlhes : un regard politique sur le signe


( P B P 225).
Pour et contre Saussure ( P B P 266).
La production révolutionnaire. Slogans, affiches, chan­
sons.
M arxism e et linguistique.
Les je u x de la société.
Langue, corps, société.
louis-jean calvet

linguistique
et
colonialisme
petit traité de glottophagie

352

petite bibliothèque payot


106, boulevard saint-germain, 75006 paris
« Voler son langage à un homme au nom même du
langage, tous les m eurtres légaux commencent par là. >
(Roland Barthes)

« Jack wold be a gentilman if he coude speke frensske. *


(proverbe anglais du moyen âge)

Cet ouvrage a été précédemment publié dans la • Bibliothèque


Scientifique > aux Éditions Payot. Nouvelle édition revue pour la
• Petite Bibliothèque Payot *.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays. Copyright © Payot, Paris, 1974.
Q UATRE ANS APRÈS..

Deux avril 1974 : la première édition de ce livre sortait


des presses le jour où m ourait Georges Pompidou. E t,
trois ou quatre jours plus tard , l’avion devant me mener
à Abidjan p artait avec deux heures de retard, atte n d an t
un personnage de m arque, le président Houphouët-Boigny
qui, avec nombre d 'au tres chefs d’E ta t africain, venait
d'assister à l'enterrem ent du susdit. Mûri sous De Gaulle,
écrit sous Pompidou, ce livre a donc ju sq u ’ici vécu sous
Giscard d’Estaing. Mais ces changem ents successifs ne
changent pas grand-chose du point de vue africain :
Foccart en moins, chasse aux fauves en sus, certes,
tandis que les interventions au Zaïre, au Tchad, en
M auritanie et ailleurs continuent de fournir aux électeurs
un petit frisson d 'aventure, colorant le présent de couleurs
m ilitaristes em pruntées à un passé bien proche... Les
présidents passent donc sans que trépasse le néo-colo­
nialisme, ce qui bien sûr ne surprendra pas ceux pour
qui l’histoire n 'est pas faite par quelques hommes, fussent-
ils autoproclam és « providentiels », mais bien par des
luttes, des rapports de forces, des intérêts économiques
antagonistes.

L inguistique et colonialisme m êlait, mêle toujours, déli­


bérém ent deux propos et deux tons. D écrivant de façon
6 Q U A T R E A N S A P R È S ...

très classique, « universitaire », dans sa seconde moitié (!)


des situations particulières em pruntées à l’Afrique ou à
l’Europe, il te n ta it (tente) dans sa première moitié une
approche des liens idéologiques entre une science, la
linguistique, et l’Histoire dans sa version coloniale. S’il
faut ten ter aujourd'hui d'en apprécier l’im pact et la
postérité, ils seront très différents selon le propos retenu
Du point de vue des études particulières, nom breux sont
les textes qui nous ap p o rten t de nouveaux m atériaux,
de nouvelles analyses. Deux ouvrages (Balibar, Laporte
1974; Certeau, Ju lia, Revel 1975) ont approfondi l’analyse
de cette période ambiguë où, au cœ ur de la révolution
française, le pouvoir com m ençait d'im poser une langue
« nationale », rejetan t du même coup vers la gesticu­
lation folklorique les langues et les cultures régionales.
D 'autres sur un mode plus passionnel relataient le choc
créé chez eux par l’imposition de la langue centrali­
satrice (D uneton 1973). P ar ailleurs, dans des études plus
proprem ent linguistiques, une critique idéologique et épis-
témologique des fondem ents de la science a lentem ent
vu le jo u r (Corsetti 1976; Boukous 1977), non sans
quelques em prunts au présent ouvrage, pas toujours
signalés : mais n’est-ce pas ainsi que les idées progressent...
Lors d 'un to u t récent congrès tenu au Pays de Galles,
à A berystw yth, de nombreuses com m unications effleu­
raient le même problème en te n ta n t de répondre à la
question : com m ent les langues gagnent-elles du terrain
(Dressier 1978; Lewis 1978; Mahmud 1978)? E t l’année
précédente à Alger (mai-juin 1977), un colloque posait
d'em blée le problème des liens entre les instances cul­
turelles (langue, littératu re, cinéma) et le colonialisme.
Les choses n 'o n t pas pour a u ta n t évolué au sein même de
la linguistique. Certes on utilise désormais les termes
dialecte ou patois avec plus de prudence, mais la ter­
minologie américaine continue allègrem ent de jeter pêle-
mêle sous le term e lingua franca des situations très

(■) D o n t j 'a i re tra n c h é p o u r c e tte é d itio n en liv re de p o c h e un


c h a p itre tr o p sp écialisé. « L es e m p r u n ts d u b a m b a ra à l'a r a b e e t au
fra n ç a is ».
Ql ATftE ans a p r è s ... 7
diverses, langue coloniale, langue véhiculaire (Scotton
1978)...

Quoi qu'il en soit, les vrais changem ents, si changem ent


il y a, sont ailleurs : dans les m entalités. En Algérie et
au Maroc, où l’on ignore superbem ent les langues du
peuple, les seules langues parlées (arabe, kabyle, berbère)
pour imposer comme langue officielle une langue morte,
les gens commencent à relever la tête. Un peu partout
en Afrique les locuteurs se déculpabilisent, n’ont plus
honte de parler autre chose que le français ou l’anglais.
Le reste, je veux dire les changem ents de politique
linguistique, les choix adm inistratifs ou scolaires, viendra
peut-être, mais le terrain est peu à peu en train de s’y
préparer, et c’est là le plus im portant. Le cas de la
Guinée, de la Tanzanie, de M adagascar, où les langues
nationales sont enseignées à l’école, toujours m inoritaire
certes, a ainsi quelques chances de s'étendre. E t lorsqu'en
1977, confronté au Mozambique à un choix linguistique
aberrant, celui du portugais comme langue d ’enseignement
e t d'alphabétisation, j'exprim ais mes réticences, j ’eus la
surprise de trouver en face de moi des interlocuteurs
justifian t leur politique mais ouverts au dialogue, à la
discussion. Il ne s’agissait plus d’une évidence (le portugais
comme seule langue « apte » à rem plir ces fonctions)
mais d 'un choix que l’on pouvait m ettre en question :
les m entalités changent.

En ce sens la volonté m ilitante de ce livre est toujours


actuelle. Les changem ents dépendent des luttes populaires
et de leur traduction politique, mais ils sont toujours à
l’ordre du jour. Moins nette, par contre, est l’évolution
de la linguistique elle-même. La redécouverte e t la
traduction en anglais puis en français d’un tex te sovié­
tique de 1929 (Bakhtine/V olochinov 1977) nous fournit
enfin le cadre potentiel d ’une critique idéologique : si le
signe est le phénomène idéologique par excellence, il
faudra bien en venir à l’approche idéologique des sciences
8 Q U A T R E A N S A P R È S ..,

sémiologiques. Sur ce terrain les choses vont lentem ent.


La linguistique tente, ici ou là, de se repeindre à neuf,
aux couleurs de la sociolinguistique, mais les vrais chan­
gem ents ne seront possibles qu'après une évaluation
sérieuse des fondem ents du structuralism e dont nous
sommes, que nous le voulions ou non, les héritiers. Si les
changem ents politiques dont nous parlions plus haut
relèvent des luttes populaires, ces changem ents relèvent
de notre propre pratique. La critique de la linguistique
concerne to u t le monde, singulièrem ent dans les pays où,
par le biais de la planification linguistique, la science se
transm ue en politique. Mais elle concerne to u t de même
au premier chef les linguistes. E t un énorme travail reste
ici à faire : notre travail...
L.-J. C., octobre 1978

RÉFÉRENCES

Mikhail Bakhtine (V. N. Volochinov), Le marxisme et la philo­


sophie du langage, Paris 1977.
Renée Balibar, Dominique Laporte, Le français national Paris
1974.
Ahmed Boukous, Langage et culture populaire au Maroc, Casa­
blanca 1977.
Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une
politique de la langue, la révolution française et les patois,
Paris 1975.
Renato Corsetti (ed.). Lingua e politica, imperialismi identità
nazionali e politiche linguistiche in asia africa omerica latina,
Roma 1976.
Wolfang Dressier, Acceleration, retardation and reversal in lan­
guage decay, communication à la « Conference on language
■ spread », Aberystwyth 1978.
Claude Duneton, Parler croquant. Paris 1973.
Glynn Lewis, The numerical decline of the welsh language,
and the agencies and characteristics of its functional advance,
Aberystwyth 1978.
I'shari Mahmud, Language spread as a wave-like diffusion
process : arabic in the southern sudan, Aberystwyth 1978.
Carol Myers Scotton, Lingua Francas as White Elephants,
Aberystwyth 1978.
INTRODUCTION

Ce livre est né d’une double expérience. Celle de la linguis­


tique, que l’auteur enseigne depuis cinq ans, celle des pays
coloniaux et néocoloniaux où il a passé la moitié de sa vie.
Une science humaine e t le colonialisme : quels rapports? On
verra au centre de cet ouvrage la p o stu la tio n d’une double
relation entre celle-là et celui-ci : une relation de production
partielle, au plan idéologique, et une relation de description.

Nous disposons aujourd’hui d’un certain nombre d'études


sur l’histoire de la linguistique ou plutôt, la linguistique en
ta n t que science étant d’apparition récente, sur l’histoire de
l’approche du langage et des langues. Pour ne citer que des
textes récents, Georges Mounin, R. H. Robins, Maurice Le­
roy, G. Lepschy, C. Tagliavini, d’autres encore, ont rassemblé
et mis en forme d’im portants documents. Sans parler des
études particulières, C. G. Dubois pour le xvi» siècle, M. Du-
chet et C. Porcet pour le x v i i i ®, ainsi que S. Auroux, etc. Ces
travaux, bien informés, très bien parfois, ne répondent cepen­
dant pas au propos que nous nous fixons ici. Qu'ils présentent
l’approche du langage par rapport à l’épistémologie du siècle
concerné (c’est, par exemple, la démarche d’Auroux) ou qu’ils
réévaluent cette histoire en fonction de ce que nous pensons
aujourd’hui de la langue (chez Mounin par exemple), ils s’en
tiennent le plus souvent à un point de vue interne : l’approche
de la langue (puis la linguistique au sens saussurien du terme)
est une mécanique qui avance toute seule. E t ce point de vue
10 INTRODUCTION

laisse de côté un fait im portant : la théorie (linguistique bien


sûr, mais mon propos est vrai plus généralement) a toujours
des retombées séculières ; qu’elle soit directement branchée
sur les problèmes du temps ou qu'elle soit par la suite utilisée
par l'idéologie au pouvoir, elle joue toujours un rôle histo­
rique, politique.
Mon propos est ici de montrer to u t d’abord comment
l'étude des lancues a toujours proposé, au bout du compte,
une certaine vision des communautés linguistiques et de leurs
rapports, et comment cette vision a pu être utilisée pour jus­
tifier l’entreprise coloniale (chapitres I et II). Les sciences
dites humaines sont en effet enfermées dans un carcan sécu­
lier : qu'elles le veuillent ou non (et bien souvent elles ne le
veulent pas ou feignent de ne pas le vouloir), elles parlent de
nous, de nos conflits, ae nos luttes. E t la traduction qu’elles
en donnent est souvent, qu’elles le veuillent ou non (mais ici
elles l’adm ettent plus facilement), utilisée au profit de cer­
tains, dans ces conflits et dans ces luttes. Il ne s'agit pas bien
entendu, sauf exceptions marginales, de déviations volon­
taires : nous ne vivons apparemment plus à l’époque de
N. Marr. Les choses sont plus subtiles aujourd’hui, et elles
n'en sont que plus dangereuses.
Puisqu'il faut bien commencer quelque part, nous allons
suivre l'approche des langues et du langage à partir de la Re­
naissance. Cette étude ne sera pas un historique, elle ne pré­
tendra pas à l’exhaustivité. Simplement, elle tentera de poser
des jalons et de montrer le lien entre cette approche et les
phénomènes d’expansion impérialistes, qu'ils lui soient
contemporains (chapitre V) ou successifs. Ce lien sera alors
étudié dans ses traductions idéologiques et politiques, avec
en toile de fond le devenir historique de la péjoration systé­
matique de la langue de l’autre : le racisme et le colonialisme.
D'un certain point de vue, la linguistique a été jusqu'à l’aube
de notre siècle une manière de nier la langue des autres peu­
ples, cette négation, avec d ’autres, constituant le fondement
idéologique de notre < supériorité », de la supériorité de l'Oc­
cident chrétien sur les peuples i exotiques » que nous allions
asservir joyeusement. Le discours dfl^ linguiste » sur les lan­
gues a ainsi préparé celui des politiciens annexionnistes, celui
des théoriciens du colonialisme. M aupertuis-Jules Ferry mêms
INTRODUCTION 11
combat, pourrions-nous titrer si nous voulions résumer ce
point de vue en une formule facile et provocante.

Bien entendu, le problème linguistique est un problème se­


cond dans le déroulement du processus colonial. Mais la lin­
guistique, envisagée en amont du colonialisme comme sa pré­
paration au plan idéologique, peut aussi être utilisée en aval
pour le décrire du point de vue des rapports de langues l'on
tentera de suivre la progression de l’oppression d’un peuple
par un autre à travers les avatars des langues parlées par ces
peuples (chapitre III), utilisant pour ce faire les techniques
classiques de la description linguistique (chapitre IV). Mais
cette description ne nous intéresse que dans la mesure où elle
pourra aider, guider l’action. Le phénomène colonial est en
effet loin d’avoir disparu, il se survit sous sa forme classique
ou sous le masque de pseudo-indépendances et dans tous ces
cas les problèmes que soulève ce livre sont fondamentaux :
quel est le statu t de la langue dans l’oppression coloniale et
néo-coloniale, quel rôle faut-il lui réserver dans la lutte de
libération nationale, etc.? Sur ces points, il n’y a pas de
réponses définitives, celles-ci ne pouvant en dernière instance
venir que des luttes en cours, seulement des questions, ques­
tions dont il est cependant difficile de faire l’économie (cha­
pitre VI).

L’ensemble des propositions théoriques, du modèle que l’on


aura pu élaborer ou tenté d’élaborer, sera ensuite appliqué
à un certain nombre de cas particuliers. Ici les exemples dé­
veloppés sont peu nombreux et hétérogènes : la constitution
impériale de l’hexagone (chapitre VII), la naissance de l’an­
glais comme langue nationale (chapitre V III), les rapports
entre une langue africaine dominée et la langue dominante
(chapitres IX et X), enfin une tentative d’évaluation du der­
nier état de l’impérialisme culturel français, la francophonie
(chapitre XI). Mais le principal travail reste à faire. C’est aux
linguistes concernés, dans leur pays respectifs, à le prendre
en charge. Après avoir servi le colonialisme, comme on a
tenté ici de le démontrer, la linguistique (c’est-à-dire les lin­
12 INTRODUCTION

guistes) devrait e t pourrait lutter contre le néo-colonialisme


en opposant à l'impérialisme linguistique et à la péjoration
des langues dominées dont il fait sa g&ture quotidienne, un
lent travail de descriptions des langues locales, travail très
concret et parfois ingrat : établir des systèmes de transcrip­
tion, des lexiques, rédiger des ouvrages dans ces langues, lan­
cer des journaux, etc. Ce combat n’est pas, comme certains
pourraient le croire, marginal : c’est un combat pour l’homme,
pour son droit à l’existence au centre de sa culture, pour son
droit &la vie dans une vie qu’il se choisit.
Il est à ce propos intéressant de parcourir l’article que le
dictionnaire Robert consacre au m ot colonisation :

« 1) Le fait de peupler de colons, de transformer en colonie.


2) Mise en valeur, exploitation des pays devenus colonies. »

Car cet article présente une absence remarquable : celle des


colonisés. Les colonies seraient donc des pays vides, dans les­
quels les colons venus de l’autre côté de la rive viendraient
s’installer sans problèmes. Il n’y a pas là oubli, ou plutôt cet
oubli n’est pas dû au hasard : pour justifier l’entreprise colo­
niale dans les termes de la « culture » occidentale, de l’huma­
nisme dont on nous a ta n t rebattu les oreilles, il fallait oublier
l’existence des autres. Le premier anthropophage est venu
d'Europe, il a dévoré le colonisé. E t, au plan particulier qui
nous concerne, il a dévoré ses langues, glottophage donc. D’ail­
leurs, ces langues n’existaient pas, n’est-ce pas. Tout juste
des dialectes, voire des patois... Oui, l’article du dictionnaire
Robert n’est pas dû au hasard. Je ne l'ai lu qu’après avoir
fini ce livre. Il aurait pu lui servir de point de départ.

L.-J. C.
Janvier 1974.
PREM IÈ R E P A R T IE

PROBLEMES GENERAUX
C H A P IT R E PR E M IE R

LA. TH ÉO R IE DE LA LANGUE
ET LE COLONIALISME

Un objet n’existe qu’à travers les descriptions qu’on en


donne. E t ces descriptions successives sont toujours des
produits : l’homme regarde le monde qui l’entoure et en donne
une interprétation idéologique, qui se réinsère aussitôt dans
sa pratique sociale, justifiée par elle et la justifiant. Le
propos de ce chapitre est de montrer comment la découverte
du monde, poussant les communautés à penser leurs rapports,
a amené certaines d’entre elles à théoriser leur supériorité
sur les autres, cette théorisation pouvant ensuite participer
à la justification de l’entreprise coloniale.
Sans doute cette démonstration pourrait-elle être menée à
partir de différents exemples, le droit, là religion, etc., partout
où le rapport entre différentes communautés est assumé. On
se préoccupera en fait uniquement de la langue, parce qu’il
faut bien se limiter, d’une part, mais aussi parce que la pra­
tique coloniale à laquelle sa théorisation s’est prêtée dure
toujours. On verra en effet qu’il n’y a pas de différence fonda­
mentale entre la politique linguistique de la révolution
française dans l’hexagone par exemple et celle de la troisième
république dans les colonies, et que cette politique linguistique
est encore aujourd’hui la même en France après la loi Dei-
xonne e t dans les territoires de la « francophonie ».
La théorie de la langue est une vieille histoire, même si
l’on a l’habitude de faire remonter l’origine de la linguistique
à Ferdinand de Saussure. Les historiens de la linguistique citent
par exemple tous Panini dont la description du sanscrit pré­
16 LA THÉORIE DE LA LANGUE

figure une vision « phonologique » de la langue 0). Mais cette


référence même est idéologique : elle participe d’une certaine
appréciation de la linguistique contemporaine qui, regardant
l’histoire de l’approche du langage à travers les jumelles de
l’école structurale, est amenée à privilégier parmi ses ancêtres
ceux que l’on peut ainsi promouvoir en ta n t que précurseurs.
De Panini (tel qu'on nous le présente) à la phonologie il y a
la même fuite vers le technique, le même refus de la philo­
sophie considérée, à juste titre en l’occurrence, comme non-
scientifique. La «philosophie » est pourtant révélatrice par ce
qu’elle dit et que souvent la « technique » présuppose. Ainsi
peut-on trouver chez Platon, dans le dialogue de Cratgle,
une des premières visions idéologiques de la langue et des
langues (c’est-à-dire, au bout du compte, des rapports entre
les communautés parlant ces langues). Mon propos n’est pas
ici de développer cet exemple, mais la notion de rectitude
des mots, accompagnée d’un jugement de valeur sur leur
mode de composition, est intéressante : posant un au-delà du
langage par rapport auquel on pourrait statuer sur la recti­
tude- ou la non-rectitude d’un vocable (les mots bien-formés
et les mots mal-formés), Platon introduisait tranquillement
l’idée que le grec était une langue bien-formée, ce qui revenait
à dire que les autres langues, les langues barbares, étaient
mal-formées (Platon n’en connaissait d'ailleurs aucune, et
cette circonstance est d’au tan t plus significative : ce n’est
pas pour Platon un problème de comparaison de langues mais
un problème d’aiTirmation de principe, principe qui est déjà
chez lui un héritage culturel et idéologique).
L ’au-delà du langage postulé par Platon était métaphysi­
que, il sera théologique au x v ie siècle, première période que
nous allons étudier car on y trouve conjointement deux élé­
ments intéressants dans leur conjonction : un embryon de
théorie de la langue et la connaissance de plusieurs langues
jusque-là inconnues.

( ’) Cf. par exemple R. H. R obins, A short history of linguistics,


p. 144-148, el G. M ovm n, Histoire de la linguistique, p. 66 et sv.
ET LE COLONIALISME 17

L E X V Ie SIÈ C L E : LA PY R A M ID E

Le xvi» siècle français est marqué par une floraison d’ou­


vrages sur la langue et le langage, leur commun propos étant
le plus souvent (si l’on excepte les grammaires qui commen­
cent d’apparaître) de rechercher l’origine des langues. Non
pas tan t pour des raisons scientifiques (même si certains
textes, en particulier sur l’hébreu, ont parfois un intérêt
icientifique) que pour des raisons théologiques.
En bref, la thèse est à peu près la suivante : les malheurs
du genre humain datent de la confusion des langues à Babel,
retrouvons la langue originelle et nous retrouverons le para­
dis. Certes, cette position théologique n’est pas partagée par
tous (en particulier Calvin et Luther s’intéressent plus à la
punition de Babel et à ses conséquences qu’à la langue pré-
babélienne), mais l’ambiance générale suit cette pente-là.
Comme le souligne Claude-Gilbert Dubois : « Les théories
linguistiques de la Renaissance apparaissent la plupart du
temps comme une tentative pour retrouver le Paradis perdu,
par voie grammaticale ou étymologique (l). » E t cette langue
d’origine ne pouvant être qu’une langue noble, c’est parmi le
latin, le grec et l’hébreu qu’on va to u t d’abord chercher
l’aïeul.
Cette notion même de langue noble est à souligner : elle
recoupe les langues sacrées, les langues auxquelles on connaît
une littérature ancienne, les langues enseignées au Collège de
France, bref, elle se trouve à l’intersection d’un certain nombre
de canons du respectable à l’époque. Face à ces langues
nobles, les langues vulgaires m éritent moins de considération :
on commence certes à les écrire, mais elles n’ont aucune
caution religieuse ; et c’est sans doute parce que les langues
locales, les langues réellement parlées par le peuple, sont
prises en compte par la Réforme, que L uther et Calvin sont
déviants sur ce point (2). Significatif est à cet égard le pro­
gramme d’étude que Gargantua dresse à Pantagruel (*) :

(*) C. G . D u b o is , M ythe et langage au seizième siècle, p . 20.


(*) Cf. à ce propos t u l l i o d e M a u ro , « Minlma Llnguistica », Il
M ullno, n° 21, Bologna, 1970.
(>) Œuvres de R a b e l a is , livre II, chap. V III, Paris, Garnier, 1050.
18 LA THÉORIE DE LA LANGUE

apprendre le grec, le latin, l’hébreu, le chaldéen, l’arabe.


Grec, latin et hébreu serviront à fréquenter les écritures
saintes, l’arabe servira à étudier les médecins, etc. Mais les
langues européennes contemporaines sont singulièrement
absentes.
On dispose donc au départ de deux groupes, les trois
langues sacrées d’une part, les langues vulgaires d’autre
part. Mais, le trium virat n’étant pas de mode, on va chercher
à affiner cette hiérarchie. Le détail des discussions (nom­
breuses) importe peu ici : c’est l’hébreu qui est le plus généra­
lement retenu comme langue première (*). Mais dès lors se
pose un problème : le statu t des langues vulgaires face &
l’hébreu. E t la « recherche linguistique # va devenir une vaste
foire d’empoigne où chacun essaie de démontrer que sa langue
est la plus proche de la langue première ou, à to u t le moins,
des langues sacrées.
Un Florentin to u t d’abord, Pierfrancesco Giambullari, va
affirmer que sa langue (c’est-à-dire le toscan) vient de l’hébreu
par l’intermédiaire de l’étrusque (*). L ’intérêt de cette filia­
tion postulée était double : affirmer l’affinité avec la langue
originelle (et donc valoriser le toscan) e t refuser la notion de
langue issue du latin qui impliquait, du moins aux yeux de
Giambullari, dégénérescence.
Joannes Goropius, pour sa part, va plus loin. Il inverse le
schéma et pose à l’origine une langue germanique. Ses argu­
ments : on trouve des mots germaniques dans toutes les
langues et le mot germains lui-même signifierait t ceux qui
rassemblent » (*) :
« Un homme en proie au désir d’assembler s'appelle à proprement
parler Germait ; c’est pourquoi les Germains se vantaient ouverte­
ment d’une origine indigène dans l’extension de ce nom en
Gaule (*). »
Les Français, qui avaient pris dans cette course de l’avance
sur Goropius, voyaient dans les Gaulois les descendants
( ‘) Cf. en p articulier Gessner, D uret, Pererius, Postel, d o n t on
trouvera les œuvres en bibliographie.
(■) P . F. G ia m b u l l a r i , Il Gello, Florence, 1546.
(*j J . G o r o p iu s , Origines Antivcrplanac sine Cimmeriorum B te-
eeselana novem Ubros complexa, Anvers, 1569, e t C. G . D u b o is , op. cit.,
p. 85-86.
(*) Cité p a r C. G. D u b o is .
ET LE COLONIALISME 19
de Noé ( Gallim ne signifie-t-il pas, en hébreu, « sauvé des
eaux »!) et posaient ainsi leur candidature à la place de
prince héritier (l). Cette hypothèse (I) entraîne d’ailleurs un
virage, une sorte d ’aiguillage : le peu que l’on connaisse du
gaulois ne permet pas de le rattacher à l’hébreu (malgré
gallim), mais l’on croit savoir, à travers une indication de
César, que les druides se servaient de caractères grecs. Qu'à
cela ne tienne ! Les Français s’orientent dorénavant vers le
grec et démontrent à l’envi les profondes affinités entre langue
française et langue grecque (on remarquera le rapide passage
du gaulois au français : le breton, par exemple, n’est pas pris
en compte). C’est l’origine des ouvrages de Jean Bodin
(Methodus ad facilem historiarum cognitionem, 1566), Henri
Estienne ( Traité de la conformité du langage français avec le
grec, 1569), etc. On avance différentes théories, qui ont pour
but de démontrer l’excellence de la thèse « celtique » et de
combattre celle de Goropius. Les Gaulois sont à l’origine des
civilisations grecques et romaines, ils ont occupé les terri­
toires germaniques (d’où les affinités lexicales relevées par
Goropius), ils sont à l’origine de la culture (*).
Rien ne sert ici de sourire. Ce qui importe, c’est la subordi­
nation de la réflexion sur la langue aux divers nationalismes :
la course au droit de succession est une course linguistico-
politique. En outre, le schéma évolutif des langues ainsi
esquissé est profondément européo-centriste. Seules les
langues allemande et française (et le toscan, mais Giambullari
est isolé) peuvent prétendre à la première place. E t les autres
langues? Elles vont s’insérer dans une pyramide dont la
base (contenant, bien sûr, le plus grand nombre de langues)
est constituée par les langues barbares :

« On appelle barbares toutes les langues à l'exception du latin


et du grec. Nous en exceptons également l’hébreu, parce que c’est la
plus ancienne et comme l'ancêtre des autres ; c'est en outre une lan­
gue sacrée inspirée par Dieu (■). »

( ‘) G. P o s t e l , Apologie de la Gaule, Paris, 1552.


(’) Voir su rto u t Guillaum e P o s t e l , Histoire mémorable des expé­
ditions dcpuys le déluge faicles par les Gauloys ou Françoys depuis la
France Jusque* en Asie ou en Thrace cl en VOrientale partie de l'Europe,
e t G. G. D uuois, op. cit., p. 86-92.
(•) Conrad G e s s n e b , Mithridates, cité p a r C. G . D u b o is .
20 LA THÉORIE DE LA LANGUE

D ’où l’intérêt de cette course à la succession : provenant


plus ou moins directement de l’hébreu (ou, pourquoi pas,
lui ayant donné naissance), les langues n’en seront que moins
barbares. Certains sont plus modérés, comme du Bellay
(Défense et illustration de la langue française), mais leurs argu­
ments sont étouffés par la foule.
Pourquoi cette hystérie? Tout d'abord, les locuteurs des
langues locales ont commencé, en Europe, de s'insurger contre
l'usage exclusif du latin et du grec dans la littérature. C’est
le sens de la tentative de la Pléiade, e t en particulier de Du
Bellay ; toutes les langues se valent, d'ailleurs toutes ont la
même source, dès lors pourquoi en privilégier une. Mais cette
relativisation passe loin derrière une tentative généralisée
d'hégémonie. Les rivalités politiques en Europe expliquent
en partie Goropius, Postel, Estienne, etc. : la lutte entre
Valois-Angoulême et Habsbourg, Charles Quint, la défaite
française de Pavie et la paix de Cambrai (1525, 1529), tout
cela est bien sûr à l'origine des controverses sur l'origine des
langues. E t ce n'est pas un hasard si l'opposition « théorique »
entre la thèse celtique et la thèse germanique est isomorphe
du conflit Valois-Habsbourg.
Mais to u t aussi remarquable est le sort réservé aux langues
non européennes, définitivement repoussées dans les langues
barbares, au bas de la pyramide. On commence pourtant à
connaître des langues et on leur consacre même des ou­
vrages : Turc, Sanscrit, Arabe, quelques langues indiennes du
Brésil, Chinois, etc. (*). Mais elles n'ont pas droit de cité dans
cette course à la préséance. Les rapports entre langues sont
conçus comme des rapports sociaux, il y a une hiérarchie avec
un sommet (avec peu d'élus) et une base où se retrouve la
masse. Cette organisation pyramidale des langues, c'est-à-
dire des peuples qui les parlent, rappelle uu peu l'architecture
de la tour de Babel, mais elle rappelle surtout l'organisation
sociale de l'époque. C. G. Dubois note justem ent à ce propos
que les métaphores d'Henri Estienne sont parfois empruntées
au langage de caste :

i Le grand désordre qui est en nostre langage procède pour la plus


grande part de ce que Messieurs les Courtisans se donnent le privi-
(•) Voir G. M o u n i n , op. cit., p. 124-125.
ET LE COLONIALISME 21
Itge de légitimer les mots français bastards, et naturalizer les estran-
l |r r » (>). »

Ainsi, et cela ne doit pas nous étonner, la façon dont on


analyse l'ensemble des langues et les rapports qu'elles entre­
tiennent est profondément déterminée par l’organisation
■ociale du sein de laquelle on écrit et par les conflits qui
opposent la communauté de l’écrivain à d’autres commu­
nautés. Les histoires scolaires et universitaires ne retiennent
rn général que Du Bellay et la pléiade pour ce qui concerne
le xvi" siècle, c’est-à-dire la branche modérée de ce mouvement.
Mais le militantisme francophile du siècle témoigne d’un ultra-
chauvinisme qui n’a d’égal que le militantisme germanophile
auquel il s’oppose. Il faut aussi souligner qu’il n'y a pas seu­
lement les Habsbourg (et donc l'opposition aux thèses de
Goropius), pas seulement les langues d'outre-mer que l'on
commence à mépriser, il y a aussi en France, à l’intérieur du
pays, les Bretons et les Languedociens auxquels on commence
à imposer la langue française : le Languedoc est passé sous
domination française au xm® siècle, la Bretagne vient d’être
« unie » à la France (1532) et l’ordonnance de Villers-Cotte-
rêts (1539) vient d'imposer le français dans les actes juri­
diques. Curieusement (ou logiquement), ces problèmes sem­
blent absents de la littérature du temps. On parle des Gaulois
et des druides mais pas des Bretons, on ne retient pas la
langue d'oc. En fait, déjà, les langues sont au pouvoir poli­
tique ou ne sont pas des langues. Le titre d’un ouvrage de
Bourgoing est à cet égard significatif (*) : les langues romanes
ne comprennent que le français, l’italien et l'espagnol.
Ces différentes directions, européocentrisme (et exclusion
des langues d’outre-mer qu’on commence à connaître),
nationalisme (surtout dans l’opposition à la maison d’Au­
triche) e t centralisme, présentes ici le plus souvent implici­
tement, m ontrent que pour ce qui concerne cette seule période,
il est impossible de séparer l’histoire de la science (même si la
science linguistique est très embryonnaire) de l’histoire tout
court. En théorisant les rapports entre les langues, c’est aux

( ') H . E s tib n n b , T ra h i de la conformité... C’est mol qui souligne.


(*) Jacques Bounoomo, De origine, usu et ratlone vulgarlum vocum
linguae galltcae, ttallcae et hlspanlcae, 1583.
22 LA THÉORIE DE LA LANGUE

rapports entre les communautés qu’on pense, et l’idéologie


dominante de l’époque est alors largement présente.

L E X V IIe SIÈ C L E : L E PO U V O IR ROYAL

Centralisme et nationalisme sont toujours présents, au


xvii* siècle, dans la pensée grammaticale, à travers un
certain nombre de questions qui toutes tournent autour de
l’usage : quelle langue écrire? Où trouver son modèle? etc.
Les réponses vont être diverses mais pas nécessairement
contradictoires, et l’on a peut-être to rt d’opposer Vaugelas
à Malherbe comme on l’a souvent fait. Malherbe, on le sait Í1),
s’était donné pour tâche d’épurer la langue française ta n t
des emprunts aux langues étrangères et aux langues de
l’hexagone que des provincialismes. Sa boutade citée par
Racan traîne partout : « Quand on lui demandait son avis de
quelque m ot français, il renvoyait ordinairement aux croche-
teurs du Port-au-foin, et disait que c’étaient ses maîtres pour
le langage », et l’on en a fait un principe directeur dont on voit
mal ce qu’il signifie exactement. Car le propos de Malherbe
n’est certainement pas de choisir le parler d’un certain
groupe social (les crocheteurs) contre celui d’un autre groupe
social, il est, dans la foulée d ’Henri Estienne, de lutter contre
le pérégrinisme linguistique, comme Etiemble trois siècles
plus tard luttera contre le franglais. De ce point de vue, le
crocheteur ne symbolise pas une classe, il symbolise Paris,
contre la province et contre l’étranger.
Ses adversaires ne s’y trom pent d’ailleurs pas : ce n’est pas
ta n t comme aristocrates qu’ils se défendent que comme
poètes réclamant une plus grande liberté stylistique. « Ils
tondent la poésie de liberté, de dignité, de richesse, et pour le
dire en un mot, de fleur, de fruit et d’espoir », écrit mademoi­
selle de Gournay (*) et Mathurin Régnier comme Théophile
de Viau réfutent l’école de Malherbe pour les mêmes raisons.

(*) N ous connaissons sa doctrine essentiellem ent à travers deux


textes : le C o m m e n taire s u r Desportes, édité en 1825, e t les Mémoires
pour la vie de Malherbe de R a c a n , 1672, auxquels on p e u t ajo u ter
VAcadémie de ia r t poétique de Pierre d e D e i m i e r , 1610.
(■) Mademoiselle de G o u r n a y , L ’Ombre, 1627.
ET LE COLONIALISME 23
O i tes Régnier lui reproche de prendre son modèle dans le
peuple :
■ Comment! il nous faut donc, pour faire une œuvre grande
Qui de la calomnie et du temps se défende,
Qui trouve quelque place entre les bons auteurs
Parler comme à Saint-Jean parlent les crocheteurs » (*) !
■I. Ualzac, dans le portrait qu’il en dresse, écrit :
• Ce docteur en langue vulgaire avait accoutumé de dire que
■lipuis tant d'années il travaillait à degasconner la cour et qu'il n'en
pouvait venir à bout (’). »
Mais une simple lecture des Stances à Du Périer ou de l'Ode
nu Roi Louis X I I I montre que Malherbe n’avait rien d’un
■ docteur en langue vulgaire » (il eût été plaisant de lire ces
vers aux crocheteurs du marché Saint-Jean), et que son
principal propos était bien de dégasconner, c’est-à-dire de
lutter contre les mots étrangers. On lui reproche ici et là de
faire référence au peuple alors que cette référence est toute
poujadiste : il y trouve une preuve par l’absurde de la justesse
de ses positions, comme un Picard qui irait aujourd’hui repro­
cher à Barthes son vocabulaire sous prétexte que les forts
des halles ne le comprennent pas. Mais Malherbe n’écrit pas
pour le peuple (qui d’ailleurs ne sait pas lire), il écrit, comme
tout le monde à l’époque, pour une infime minorité, et son
•ouci de simplification n’a de caractère qu’esthétique : entre
lui et ses adversaires, c’est une querelle d’esthètes qui se
développe. Mais cette esthétique-là repose aussi sur une
certaine idée de la langue, qui participe au tan t du chauvi­
nisme (à bas les mots étrangers) que du centralisme (à bas
les mots provinciaux) et c’est surtout cela qui parait, chez
lui, pertinent.
Aussi n’est-il pas très fondé de l’opposer à Vaugelas comme
on le fait souvent. A prime abord, celui-ci semble très moderne
dans son refus de la norme et ses renvois constants à l’usage :
« Tant s’en faut que j ’entreprenne de me constituer juge des
différends de la langue, que je ne prétends passer que pour
un simple témoin, qui dépose ce qu’il a vu et ouï » (’). Mais,
(■) M . R é g n i e r , Satire I X , Le critique outré.
(*) J.-L . G u e z de B a l z a c , Socrate Chrétien, 1632.
(■) V a u g e l a s , préface aux Remarques sur la langue française, 1647.
24 LA THÉORIE DE LA LANOUE

dès qu’il entreprend de définir ce qu’il entend par usage, les


choses deviennent beaucoup plus claires : il y a le bon usage
et le mauvais usage, cette dichotomie recouvrant à peu près
l’opposition entre la cour et le peuple : « Le mauvais usage se
forme du plus grand nombre de personnes, qui presque en
toutes choses n’est pas le meilleur, e t le bon au contraire est
composé non pas de la pluralité, mais de l’élite des voix, et
c’est véritablement celui que l’on nomme le maître des lan­
gues ». Bien sûr, l’opposition avec Malherbe semble nette :
celui-ci prétend se renseigner en place de grève et celui-là
auprès des « savants en la langue ». Mais, outre que l’autorité
linguistique conférée au « peuple » par Malherbe était toute
rhétorique (Racan ne nous le montre pas allant enquêter en
place de Grève I), les deux points de vue se complètent fina­
lement : l’un fonde la suprématie de la noblesse sur le
peuple (Vaugelas), l’autre la suprématie de Paris sur la pro­
vince (Malherbe) et tous deux collaborent ainsi, au bout du
compte, à la justification de l’autorité royale. Il n’est pas
indifférent de remarquer ici que c’est entre Malherbe et Vau­
gelas que le Roi, poussé par Richelieu, crée l’Académie Fran­
çaise. Les lettres patentes du 29 janvier 1635 comme les
statuts de l’académie (en particulier l’article 24) montrent
qu'il s’agit bien, pour lfe pouvoir, de « donner des règles
certaines à notre langue », bien entendu pour « la rendre
pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences 0) »
mais aussi pour l'asseoir et la renforcer comme la langue, celle
du royaume. Le centralisme politique se donnait là un ins­
trum ent de centralisation linguistique, et l’Académie se voyait
dotée d’un véritable monopole (*) qui témoigne bien du sens
de l’entreprise. En fait, les oppositions entre Malherbe et
Vaugelas sont des mirages ; sur le fond ils sont d'accord, sans
le savoir peut-être, et ¡’Académie défendra le français aussi
bien contre le mauvais usage pourfendu par Vaugelas que
contre les gasconnades pourchassées par Malherbe.
L ’opposition est par contre plus réelle entre la notion de
(*) Article 24 des sta tu ts et règlem ents de l’Académie, rédigés p a r
Richelieu.
(■) Ainsi F u re tiire , m em bre de l’Académie, en sera exclu en 1685
our avoir publié un Dictionnaire, en v ertu d ’un privilège accordé à
FAcadém ie en 1674, interdisant « à tous im prim eurs e t libraires d ’im-
rim er aucun dictionnaire nouveau de la langue française, sous quel
Stre que ce p û t être, a v an t la publication de l’Académie française •.
ET I.E COLONIALISME 25
grammaire défendue par Vaugelas et celle développée dans
la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal. Plutôt
que de s'interroger sur les usages linguistiques, Amauld et
l.ancelot veulent faire un « ouvrage de raisonnement » qui
traite « de diverses langues » et recherche « les raisons de
plusieurs choses qui sont ou communes à toutes les langues
ou particulières à quelques-unes » (1). Cette référence à « toutes
le« langues » est à noter, d’autant qu’elle revient souvent dans
l'ouvrage : « Une chose... commune à toutes les langues
vulgaires de l’Europe » (p. 92), « La première, pour la plus
grande partie, est la même dans toutes les langues » (p. 104),
■ il est bon de remarquer quelques maximes générales qui
■ont de grand usage dans toutes les langues » (p. 105), etc.
Or, comme le note justem ent Georges Mounin (*), la Gram­
maire ne cite en fait que quelques langues, surtout le latin et
le français. Lorsqu’elle en cite, rarement, d’autres, c’est pour
les plier à un moule pré-établi. Ainsi, lorsqu’on propose un
tableau des voyelles (pages 12-13), on nous explique que les
alphabets latin, grec et hébraïque suffisent à donner un aperçu
des sons de toutes les langues ; lorsqu’on veut suggérer que
« l'ordre logique » est celui du français, on prend un exemple
latin, D ominus me régit, dénué de sens puisque l’ordre est
libre dans cette langue, etc.
Bien sûr, ces approximations et ces insuffisances pour­
raient s’expliquer par une méconnaissance des langues du
monde. Mais il n’en est rien. Les voyages des navigateurs
s’intensifiant, on commence, dès le début du xvii® siècle, à
avoir une idée assez exacte de la configuration du globe ter­
restre. On découvre l’Australie en 1605, la Nouvelle-Zélande
en 1742, on cherche un passage vers l’Asie au nord de l’Améri­
que (Hudson en 1610, Baffin en 1616), les côtes de l’Afrique
sont bien connues, comme en témoigne la carte exacte pour
ses contours qu’en donne Pierre Davity (*), il y a bien long­
temps que Marco Polo est allé en Chine (il y a séjourné de
1272 à 1292), bref l’Europe a une image du monde qui com-

( ‘) Grammaire générale et raisonnée, p. 3. R epublication P aulet,


Paris, 1969.
(*) M o u n in . op. cit., p. 131.
(») Description de l A frique, 16 3 7 .
26 LA THÉORIE DE LA LANGUE

mence à s’éclaircir (*), et, corrélativement, elle connaît un


certain nombre de langues du monde. On emprunte d’ail­
leurs à Conrad Gessner son titre de M ilhridates pour de nom­
breux ouvrages qui recensent les langues (*) (Megiser, par
exemple, en cite 400), des ouvrages consacrés à des langues
particulières paraissent (éthiopien, turc, ...), et la découverte
du monde s'accompagne donc d ’une découverte des langues.
C'est pourquoi il est impossible de considérer les absences
singulières dont témoigne la Grammaire de Port-Royal
comme des absences techniques : ses rédacteurs avaient
les moyens de puiser à un nombre im portant de sources.
E t le fait de traiter de « toutes les langues » à travers quel­
ques langues européennes et, surtout, à travers le français,
est un choix idéologique bien plus que la marque d’une
incompétence.
C'est, bien entendu, le postulat de base de cet ouvrage qui
est ici en cause. « Parler est expliquer ses pensées par des
signes », lit-on dès la première page de la Grammaire, et le
titre de la Logique de Port-Royal précise : Logique ou l’art de
penser. Le lien postulé entre logique et langage est ainsi
manifesté, il est présent à toutes les pages de la Grammaire I
Il y a une organisation logique qui se manifeste dans toutes
les langues, au plan syntaxique. Au point que la seule façon
de concevoir le problème de l’apprentissage des langues
étrangères consiste, au x v n e siècle, à raisonner sur l’appren­
tissage d’un vocabulaire étranger : les langues ayant une
même organisation logique, changer de langue c'est simple­
ment changer de mots (a).
Ainsi, toutes ces approches concordent et collaborent à
fonder la supériorité de la langue française. Malherbe et Vau-
gelas sont plutôt sur des positions défensives qui se traduisent,
surtout chez Malherbe, par des réactions de refus. Ces mes­
sieurs de Port-Royal, au contraire, sont sur des positions
offensives. Les premiers, ils théorisent la supériorité de la
langue : étant la plus proche de l’ordre logique, la langue
française est la plus noble. E t, dans les trois cas, nous trou-
( l) Voir p a r e x e m p le à ce p ro p o s F . M a u h o , L'expansion européenne,
1600-1870, Paris, 1904.
(') M ounin, op. cit., p. 134-135.
(*) Voir p a r exemple Géraud de C o h d e m o y , Discours physique de
la parole, 1666, p. 19-20 e t 57-58 de l’édition de 1704.
ET LE COLONIALISME 27
voiii dans l’approche de la langue (et donc des langues, par
opposition) une façon d’aborder le problème des rapports
•utre la communauté à laquelle appartiennent les auteurs
rl. les autres communautés dont on a connaissance. Qu’il
■'nglsse de la province, de l’étranger immédiat ou des pays
• rxotiques », toutes ces communautés parlent des langues
qui sont condamnées par la pensée parisienne, soit qu’on
refuse de leur emprunter des termes, soit qu’on prétende
Ira juger au nom d’un critère posé comme universel (la Io­
nique) et inspiré, en fait, des structures du français.

LA N G U E, JA R G O N E T IN É G A L IT É AU X V IIIe SIÈ C L E

Le x v iiie siècle est, avec le siècle précédent, dans un rapport


de filiation et d’originalité. La filiation concerne essentiel­
lement la théorie du signe, pour laquelle elle atteint même le
lummum du conservatisme : le dictionnaire de Trévoux comme
l'Encyclopédie reprennent mot pour mot la définition du
ligne donnée dans la Logique de Port-Royal. Par contre,
l'originalité se manifeste à propos de l’origine des langues,
problème cher au siècle qui, nous le verrons, tente volontiers
de se situer par rapport aux « sauvages » que les voyages de
plus en plus fréquents lui font connaître... L ’origine et la
formation des langues vont être abordées comme problèmes
de comparaison (quels sont les rapports entre nos langues
et celles des autres, celles des sauvages?), à partir de deux
postulats que tous les auteurs admettent sans discussion : le
postulat sensualiste, issu de la Théorie de Condillac dans
laquelle baigne toute la seconde moitié du siècle (*), et l’idée
que les langues, simples à l’origine, se sont peu à peu compli­
quées avec l’apparition et raffinement de la pensée.
Condillac lui-même, dans son Cours d’étude pour l'instruc­
tion du prince de Parme (2), a appliqué ses idées à la langue.
Au début était ce qu’il appelle le « langage d’action », c’est-à-
dire « les gestes, les mouvements du visage et les accents
inarticulés », et les langues ne furent dans leur commencement
qu’un supplément à ce langage d’action, mais elles n’offraient
(■) Le Traité des sensations date de 1754.
(•) 1775, cf. Varia Lingutstica, éd. Ducros, 1970, p. 149-311.
28 LA THÉORIE DE LA LANGUE

qu’une suite de mots, un lexique concret, sans « grammaire »,


c’est-à-dire sans loi de concaténation. On nommait alors des
objets (Condillac propose comme exemples arbre, fruit, loup )
puis des actions (voir, toucher, manger, fuir) et les seules
phrases possibles étaient du type fruit manger, loup fuir,
arbre voir, le langage gestuel suppléant aux imperfections de
cette langue primaire (x). Vinrent ensuite les mots propres
à désigner les opérations de l’entendement : « des substantifs,
des adjectifs, des prépositions, et un seul verbe, tel que le
verbe être » (s). Ainsi, l’histoire de la langue et celle de la
pensée ne font qu’un : « Il faut encore remarquer qu’on a
été longtemps avant de pouvoir exprimer, dans des proposi­
tions, toutes les vues de l’esprit, et que, par conséquent,
les langues n’ont pu se perfectionner que bien lentement (*). »
Se dégage donc une idée de progression harmonieuse dans
laquelle langue et pensée sont strictement parallèles, les
progrès de l’une témoignant des progrès de l’autre, et l’inachè­
vement de l’une rendant impossible l’achèvement de l’autre.
Tout le monde tombe d’accord sur ces positions. Maupertuis,
par exemple, écrit à peu près la même chose que Condillac :
« Toutes les langues étaient simples dans leurs commen­
cements. Elles ne doivent leur origine qu’à des hommes simples
et grossiers, qui ne formèrent d’abord que le peu de signes
dont ils avaient besoin pour exprimer leurs premières idées »
(*). Rousseau soutient à peu près les mêmes idées : l’ap­
parition de la langue est liée aux passions (et non pas aux be­
soins : c’est l’influence condillacienne), « ce n’est ni la faim ni
la soif, mais l’amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont
arraché les premières voix » (5), et la langue évolue au fur et
à mesure que la pensée s’affine. Il étend même ce principe
à l’écriture qui devient à son tour témoin de l’état d’affine-
ment d’une langue (et donc d’une pensée) : « Un autre moyen
de comparer les langues et de juger de leur ancienneté se tire

(*) Varia llnguistica, p. 203-205.


(*) Op. cit., p. 206. Ceci n ’est pas sans rappeler un passage de la
Grammaire de Port-R oyal qui ram ène to u te phrase verbale à un
schème « est + p a rt, présent ».
(■) Op. cit., p. 211.
(*) Réflexions philosophiques sur l ’origine des langues et la signi­
fication des mots, 1748.
(•) J .- J . R o u s s e a u , Essai sur l'origine des langues, bibliothèque
du graphe, s. d., p. 505.
ET LE COLONIALISME 29
il« l'écriture, et cela en raison inverse de la perfection de cet
■il, Plus l'écriture est grossière, plus la langue est antique » (*)
(que penser, dès lors, des peuples dont la langue ne s'écrit
Adam Smith apporte lui aussi sa voix à ce concert :
¡'nomme a d'abord nommé les éléments de son expérience
(arbre, caverne, fontaine) par des noms propres (un seul arbre,
>li'.), qui devinrent peu à peu des noms communs (et désignent
donc alors une multitude d’objets semblables) : c’est l'anto­
nomase (ou la synecdoque) qui serait à l’origine de l’extension
ilri langues et de la division en classes, genres, espèces... (2).
De cette vision de l’origine des langues découle un procédé
heuristique. Comment étudier l’origine de nos langues? se
(limande Maupertuis. La réponse est simple : il suffit de se
pencher sur « les jargons des peuples les plus sauvages » qui,
proches du magma linguistique originel, devraient nous appren-
■Iro beaucoup de choses sur l’origine de nos langues. Adam
Hmith suit le même chemin et, lorsqu’il tente d’imaginer « le
premier pas vers la formation d'un langage », il m et en scène
• deux sauvages » qui vont se donner un « jargon primi­
tif » (*). La < grammaire » elle-même, science du siècle s'il en
•it, va être mise en relation avec cette évolution du jargon
primitif vers le langage évolué et François Thurot, dans sa
préface à l'Hermès de Harris, écrit à ce propos : « Nous avons
vu la science grammaticale naître chez les Grecs, après que
liur langue se fu t entièrement perfectionnée, e t que les philo-
lophes eurent commencé à l’appliquer aux théories purement
■péculatives et de raisonnement : nous ne la verrons renaître
do même en France, que lorsque, notre idiome ayant déjà
acquis le plus haut degré de perfection, nous aurons eu des
poètes, des orateurs e t enfin des philosophes », et « ce fu t donc
lorsque notre langue avait acquis sa plus grande perfection,
(|ue la grammaire générale et philosophique exista enfin pour
nous » (‘).
On voit déjà, à travers le vocabulaire, apparaître l’ethno-
centrisme qui sous-tend cette approche de l’histoire des lan­

ío Id., p. 508.
(■) A dam S m i t h , « Considérations sur l’origine e t la form ation de«
lingues i, in Varía Lingüistica, c it., p. 310.
(■) Varia Lingüistica, p. 307.
(•) F. T h u r o t , Tableau des progris de la science grammaticale,
1796, réédition aux éd. D ucrot, 1070, p. 97 e t 103-104.
30 LA THÉORIE DE LA LANGUE

gues : il y a les sauvages et les civilisés, les langues et le


jargons, ce dernier mot étant fortement connoté de péjora
tisme, comme en témoignait, au siècle précédent déjà, o
passage de Molière : « L’imprudente I Appeler jargon k
langage fondé sur la raison et sur le bel usage (*). »
Mais ce qui importe ici le plus, c’est que cette vision histo­
rique est projetée sur le siècle, que cette postulation diachroni-
que est synchroniquement ramassée : Maupertuis va cherche!
les vestiges des langues anciennes dans des langues contempo­
raines, ce qui implique bien entendu qu'il existe hic et nunl
des langues civilisées et des langues sauvages : « Cette étudt
est importante, non seulement par l’influence que les langues
ont sur nos connaissances, mais encore parce qu’on peut
retrouver dans la construction des langues des vestiges de«
premiers pas qu’a faits l'esprit humain. Peut-être sur cela le,
jargons des peuples les plus sauvages pourraient nous êta
plus utiles que les langues des nations les plus exercées dan»
l’a rt de parler (a). » Rousseau, de son côté, tente de donner lç»
caractéristiques générales des « premières langues » ou « lan­
gues primitives » : elles étaient formées de « voix » et compor­
taient peu « d’articulations » (voix = voyelles, arti-j
culations = consonnes), avaient beaucoup « d'accents » (do
tons) et « beaucoup de synonymes pour exprimer le mëmr
être par ses différents rapports » (9). Or, plus clairement encore
que dans nos autres textes, Rousseau illustre son propos em
comparant ces langues « primitives » à des langues contempo­
raines, au chinois pour les tons, à l’arabe pour les synonymes :
« elle ressemblerait à la langue chinoise à certains égards ;
à la grecque à d’autres ; à l’arabe à d’autres » (*). Les choses I
sont alors nettes : ces jargons originels, nous en trouvons des j
approximations dans certaines langues (qui deviennent doncl
des jargons?) contemporaines.
Il y a là un phénomène très général au xviii ® siècle : il i
s’agit, dans divers domaines, de conforter la modernité de
l’Europe en l’opposant à la sauvagerie préhistorique du reste!
du monde et en transformant cette dispersion géographique]

(') M o l iè h e , Les femmes savantes, II, 6.


(*) Varia Linguistica, p. 27.
(•) Essai sur l’origine des langues, p. 507.
(*) Id., p. 507.
ET LE COLONIALISME SI
•n iuccessîon historique, en m ettant le synchronique en per­
spective diachronique. La théorisation du rapport à Vautre,
•il différent, passe par sa digestion, l’autre n’étant, ne pouvant
Mit, qu'un éta t ancien de notre propre histoire, qu’une forme
Inachevée de notre propre perfection. Jean Biou a avancé
l'idée que la seule façon, pour le x v m 8 siècle, d'adm ettre des
cultures différentes, était de les introduire dans le système
européen de coordonnées, de les déglutir : « Essayons au moins
l>our conclure de réfléchir à l’opinion généreuse que l’Occident
«ut offrir aux cultures qu’il rencontra : l’assimilation qui, notre
belle âme le déplora souvent, intervint presque toujours trop
tard, lorsque les Indiens, les Noirs ou les Arabes eurent pris
conscience de leur existence séparée ou furent morts. P ar sa
connotation biologique, le m ot lui-même renvoie à une anthro­
pophagie réussie. L'idéologie des lumières est cannibale dans
la mesure où elle nie l’autre dans sa différence pour n’en
retenir que ce qu’elle peut faire soi » (*). Il s’agit bien sûr, pour
nous, d’une partie seulement de ce festin, de glottophagie :
lei langues des autres (mais derrière les langues on vise les
cultures, les communautés) n’existent que comme preuves de
la supériorité des nôtres, elles ne vivent que négativement,
fossiles d’un stade révolu de notre propre évolution. Nos
langues, les langues de l’Europe occidentale (qui sera bientôt
l'Europe coloniale), représentent ainsi « l’épanouissement de
la m aturité rationnelle, terme et aboutissement des erreurs
ot des balbutiements, apogée d’un parcours qu’elle justifie
en le transcendant » (*). Cette glottophagie, dont la finalité
est le confort, porte en germe le racisme et la justification du
phénomène colonial qui la suivra de peu. Il n’est pas indif­
férent de noter que l’agencement téléologique que l’on inflige
aux diverses langues est strictem ent parallèle à toutes sortes
d'autres agencements : ainsi les dictionnaires du siècle glosent-
lls le plus souvent le mot nègre par esclave (’), participant d ’une
organisation idéologique qui confère la force de la nature

(■) Jean B iou, « Lumières e t anthropophagie «, Revue des sciences


humaines, Fasc. 146, ju in 1972, p. 233.
(2) Ju d ith S c h l a n g e h , « L ’enfance de l’hum anité *, Diogène, n° 73,
citée p a r J . B iou.
(’) Voir à ce propos S. D e l e s a l l e , L. V a l e n s i , « Le m ot nèflro
dans les dictionnaires d ’ancien régime «. Langue française, n° 15,
lept. 72.
32 LA THÉORIE DE LA LANGUE

à certains statuts que notre culture a engendrés. Fort de supé­


riorité qui découle de son achèvement historique postulé
l’Occident est prêt pour l’aventure coloniale qui consistera
en fait à aller avec nos langues chez ces parleurs de jargons.
Mais ce racisme, constitutif de l’approche du langage ai
x v m e siècle, garde cependant une dernière trace d'humanism
qu’il perdra très vite e t qu’il nous faut, pour conclure, souli
gner : il croit à la possibilité de passage d’un stade historiqu<
à un autre, à la possibilité d’une évolution du jargon vers la
langue. L ’inégalité découle, pour lui, d'un état différent d’avan
cernent et non pas d'une infériorité essentielle : ces sauvages
sont, au fond, notre trace dans l’histoire, un souvenir de|
nos propres origines. Cela n'enlève rien à ce qui précède, au
phénomène de glottophagie qui prend ici sa source et qui se
développera, sous d’autres formes, jusqu'à nos jours ; mais
nous sommes cependant encore loin du racisme moderne,
celui qui apparaît au x ix e siècle avec en particulier Gobineau
et qui introduira une brisure entre les groupes, qui refusera
toute idée d’origine commune. On passera alors de l’opposi­
tion entre hommes et pré-hommes à celle entre hommes et
non-hommes.

L E X IX e SIÈ C L E : D É F E N S E E T ILLU STRA TIO N


D E L ’E U R O P E A R Y E N N E

Les pages qui précèdent étaient déjà rapides, cursives,


ne visant à travers l'immense bibliographie concernant les
langues qu’à souligner à gros traits des tendances. En to u t
état de cause, ce n’est pas d'une histoire de l'approche des
langues qu'il s'agit, même embryonnaire, mais d'une inter­
rogation sur le statu t historique de cette approche : comment
retrouve-t-on dans la théorie du langage et des langues tout
à la fois la trace d'une représentation idéologique des rap­
ports entre les diverses communautés et le germe d’une pra­
tique ultérieure dont cette représentation serait l’un des cons­
tituants. Il s’agit donc de suivre une piste, ce qui constitue
déjà une sélection, et de la suivre rapidement, pour déblayer
le terrain : notre propos n'est pas ¿ ’exhaustivité.
Les défauts et les dangers inhérents à cette approche vont
ET LE COLONIALISME 33
élro r.ncore plus nets pour ce qui concerne le xix* siècle. Mais,
«il inéme temps, cette période nous permet de cerner toute
l'iinhlgulté de ce qu’on appelle généralement le « progrès
iit|i<ntifique ».
Il n'est en effet pas niable que la floraison de textes de toutes
lurlcs qui caractérise les premières décades du x ix e vont faire
(«Ire à la linguistique un pas important. L ’intérêt pour le
•Nincrit, les études tendant à prouver la parenté du sanscrit
rl du latin, du grec, du français, de l’allemand, etc., l’étude
ili l'évolution phonétique (cf. par exemple les lois de Grimm),
(ont cela participe de la constitution d'une linguistique
comparative, ultime stade pré-saussurien. Saussure lui-même
l'accorde à reconnaître les progrès accomplis à cette époque,
luraqu’il écrit à propos de F. Bopp : « Éclairer une langue
par une autre, expliquer les formes de l’une par les formes de
l'autre, voilà ce qui n’avait pas encore été fait (1). » Certes,
la notion de système, qui apparaît dans le titre de l’ouvrage
de Bopp (*), n’est pas exactement nouvelle. On trouve en
ofTet dès le x v m e siècle de semblables intuitions. Ainsi l’ar­
ticle « Etymologie » de Y Encyclopédie (non signé mais géné­
ralement attribué à Turgot) commence-t-il à raisonner en
termes de facteurs internes d’évolution, tandis que les ouvra­
ges du président des Brosses ou de Court de Gébelin (s) consi­
dèrent la langue comme une matière soumise aux lois phy-
liques et mécaniques de la nature : la langue est toujours
coupée de ses racines sociales, mais elle commence d’apparaître
comme un ensemble, un système ayant ses lois propres. C’est
cependant au x ix e siècle que va éclater la grammaire générale
et que les « grammairiens » vont se pencher sur l’histoire et
la comparaison des langues, effectuant ainsi un « bond en
avant » im portant du point de vue technique : lois phonéti­
ques, reconstruction de l’indo-européen, germes de la glotto-
chronologie, etc. Nous n’insisterons pas sur cette période, on
en trouve de bonnes descriptions dans les manuels d'histoire
de la linguistique, mais nous nous arrêterons plutôt sur
l'envers de la médaille.
CLG, p. 14.
(*) Système de conjugaison de la langue sanscrite comparé à celui
des langues grecques, latines, persanes et germaniques, 1816.
(•) D e s B r o s s e s , Traité de la formation mécanique des langues, 1765 ;
C o u r t d e G é b e l i n , Histoire naturelle de la parole, 1776.
Lin g u istiq u e it c o lo n ia tiim i. 2.
34 LA THÉORIE DE LA LANGUE

En effet, cet aspect technique largement positif se double


comme toujours d’éléments qui, sous le couvert de la « science»,
baignent dans l’idéologie et viennent justem ent tacher d’ambi­
guïté la notion de progrès technique. T out un pan de la
vision ancienne, largement prédominante au x v i‘ siècle, nous
l’avons vu, et jamais contestée par la suite, s’écroule : on ne
croit plus à la monogenèse et à l’hébreu langue-mère. E t
F. Schlegel, dans son ouvrage de 1808 (*), propose une typolo­
gie des langues fondée sur la productivité relative des racines :
il y aura des langues flexionnelles, dont les racines sont
productives, et des langues non-flexionnelles, sans racines
(où toutes les unités sont des racines, ce qui revient au même).
On passe ensuite à une typologie à trois termes, qui distingue :
— les langues isolantes, dans lesquelles les unités sont inva­
riables et où on ne peut distinguer le radical des éléments
grammaticaux : le type en est le chinois.
— les langues agglutinantes, dans lesquelles les unités sont
composées d’un radical auquel s'ajoutent des affixes gram­
maticaux segmentables et analysables (type turc).
— les langues flexionnelles, dans lesquelles les affixes ne
sont pas segmentables, étant amalgamés (type latin).
Cette typologie n’est pas en elle-même contestable : Bloom­
field la reprendra plus ou moins à son compte (*), la ramenant
à deux types (langues analytiques e t langues synthétiques)
et les dictionnaires modernes de linguistique ne la m ettent
pas en cause (3). Mais elle va être transposée à l’échelle histo­
rique, mise en perspective diachronique, puis hiérarchique,
en particulier chez À. Schleicher qui pose que toutes les langues
ont été isolantes, que certaines sont devenues agglutinantes
et qu’enfin les plus affinées sont devenues flexionnelles. Il
y a là to u t à la fois influence de Hegel et Darwin et prolon­
gation des intuitions du président des Brosses ou de Court de
Gébelin : la langue est un organisme vivant naturel, qui se
développe et tend vers la mort. C’est la thèse du déclin des
langues ; après l’évolution caractérisée par les trois stades
(isolant-agglutinant-flexionnel), les langues ont commencé
à mourir. « Comment expliquer ce déclin des langues au cours

(') Uber die S proche und Weisheit der Indien.


(■) Le langage, p. 195.
(■) Voir p a r exemple Dictionnaire de linguistique, Larousse, 1973.
ET LE COLONIALISME 38
de l’histoire? La plupart des comparatistes — Bopp et
Schleicher notamment — l’attribuent à l’attitude de l’homme
historique vis-à-vis de la langue, qui est une attitude d’utili­
sateur : il traite la langue comme un simple moyen, comme
un instrument de communication dont l’utilisation doit être
rendue aussi commode et économique que possible. Les lois
phonétiques auraient justem ent pour cause cette tendance
au moindre eilort, qui sacrifie l’organisation grammaticale
au désir d’une communication à bon marché (l). »
Ce qui nous intéresse dans cette stratification, c’est avant
tout son aspect normatif-européocentriste. Les langues ilexion-
nelles sont les plus évoluées (c’est l’aspect normatif) et cor­
respondent comme par hasard aux langues indo-européennes
(c’est l'aspect européocentriste). Il faut ici souligner to u t ce
qui sépare cette vision de celle qui prévalait au xvi* siècle.
Les conflits linguistiques étaient alors liés aux chocs entre
nationalismes européens, en particulier au choc franco-alle­
mand. Nous sommes maintenant, après la lente découverte
du monde qui marque les x v n e et xvm« siècles, en pleine
défense de l’Occident contre le reste de la planète : il ne s'agit
plus de démontrer la supériorité du français sur l’allemand,
ou vice-versa, mais la supériorité des langues indo-euro­
péennes sur les autres.
En outre, cette unité linguistique est aussi posée comme
unité raciale : on va passer de la parenté linguistique à l’unité
primitive de la race. Il y a ici convergence d’un certain nombre
de « tendances » : celle des comparatistes qui en vient à poser
la plus grande perfection des langues indo-européennes,
celle des sciences naturelles qui, avec Mendel, s’avancent vers
la notion d’hérédité, celle plus générale qui tend à se pencher
sur « l’origine » de toute chose (c’est l’Ur allemand, ici bien
sûr YUrsprache). E t, pour ce qui nous concerne, à la croisée
de ces tendances, la notion d’aryen. Littré définit ainsi le
terme : « nom donné à l’ensemble des peuples qui parlent
sanscrit, persan, grec, latin, allemand, slave et celtique. Les
langues aryennes, dites aussi langues japétiques, langues
indoeuropéennes », m ontrant par là qu’à l’époque où il rédige
son dictionnaire on a déjà fait l’assimilation entre unité lln-
(') O. D u c ro t, iu Dictionnaire encyclopédique des sciences du lan­
gage, Le Seuil, 1972, p. 25-26.
36 LA THÉORIE DE LA LANGUE

guistique et unité raciale. Mais entre temps le comte de


Gobineau a franchi un pas plus im portant encore, posant la
supériorité originelle de la race aryenne sur les autres. Certains
ont tenté de blanchir Joseph A rthur de Gobineau. En parti­
culier, J . Gaulmier a essayé de montrer qu’il n’est pour rien
dans l'utilisation ultérieure du m ot aryen (*), lui-même ayant
largement raisonné en termes de déclin des civilisations et de
disparition totale des Aryens au cours de l'histoire : il n'y
aurait alors pas eu, chez Gobineau, le moindre racisme contem­
porain, puisque les Aryens dont il parlait n’existaient plus.
L’argumentation est un peu rapide, e t la lecture directe des
textes de Gobineau est loin de la justifier : l’auteur pose
toujours comme base de l’élitisme le caractère bio-physique (*).
Son racisme n'est en fait tempéré que par son mépris de ses
contemporains, comme en témoigne par exemple le passage
suivant : « Je me refuse absolument à cette façon d’argumenter
qui consiste à dire : tout nègre est inepte, e t ma principale
raison pour m’en abstenir c’est que je serai forcé de recon­
naître, par compensation, que to u t européen est intelligent,
et je me tiens à cent lieues d’un pareil paradoxe (*). » Mais
le choix même du mot aryen est intéressant et révélateur. A
l'origine, le terme semble être celui par lequel se désignaient
elles-mêmes, par opposition aux aborigènes noirs qu'elles
dominaient, des tribus indo-iraniennes entre le x v m e et le
x* siècle avant notre ère. E t le Rigoeda présente ces noirs
(les non-aryens, donc) comme des démons : ils n’avaient pas
de nez, trois têtes, etc.
En fait, l'origine du terme pose des problèmes complexes
et Émile Benveniste, orfèvre en la matière, après avoir si­
gnalé que le mot ârya « est une désignation que s’appliquent à
eux-mêmes les hommes libres par opposition aux esclaves » (*),
conclut que la notion marque chez les indiens comme chez les
iraniens « l'éveil d'une conscience nationale » (6), mais refuse

(') Le spectre de Gobineau, Paris, 1965.


(') Voir, outre G o b i n e a u , Essai sur l'inégalité des races humaines,
l'analyse qu'en donne Colette G u i l l a u h i n , L ’idéologie raciste, Paris-
L a H aye 1872, en particulier p. 56-57, note 1 e t 65-66, note 11.
(') Cité p a r R. L a l o u , Histoire de la littérature française, Paris, 1922.
(•) E. B e n v e n i s t e , Vocabulaire des institutions indo-européennes,
tom e 1, p. 368. Voir aussi P. T h i e m e , Der Fremdling im Rgveda, et
G. D u m é z i l , L ’Idéologie trlparlile des indo-européens.
(') E. B e n v î n i i t e , op. cit., p. 373.
ET LE COLONIALISME 37
de prendre position sur l’étymologie. De ces hésitations éty­
mologiques ressortent cependant deux sèmes fondamentaux :
le mot ârya semble avoir dénoté une supériorité sociale et/ou
une supériorité raciale. Or c’est là, justement, le centre de
l'argumentation de Gobineau. La dégénérescence ethnique
fonde pour lui une double direction de supériorité : celle des
envahisseurs du nord par les envahis du sud et celle, corréla­
tive, de la noblesse sur le peuple. L’idée n’est certes pas nou­
velle, elle est même reprise directement de Boulainvilliers :
« Les gaulois devinrent sujets, les français furent maîtres et
seigneurs. Depuis la conquête, les français originaires ont été
les véritables nobles e t les seuls capables de l’être (*) ». Mais,
associée chez Gobineau aux découvertes des grammairiens
comparatistes (lesquels, par leur théorie des stades et de la
dégénérescence des langues, lui préparent, il faut bien le dire,
le terrain) et au prim at de l’hérédité qui, entre Darwin et
Mendel, est alors i dans l'air », elle va fournir un modèle idéo­
logique applicable à diverses situations. « En lui, d’une part,
l'aristocrate contre-révolutionnaire, le fils du garde des Tui­
leries, revit très sérieusement le conflit entre la noblesse et le
Tiers comme une guerre entre les Francs saliens ou ripuaires et
leurs vaincus gallo-romains. E t de l’autre, l’am ateur de voya­
ges et de langues apprend incidemment les explorations des
linguistes allemands dans les étymologies communes aux
langues d'Europe (moins le finnois, le hongrois et le basque) et
au groupe sanscrit-persan. En composant ce germe archaïque
d’idéologie avec cette découverte très positive, il créait ex
nihilo les « races » aryennes ou sémitiques (*). » L utte de classes
et lutte de races pourront ainsi alterner (et c’est sur cette
alternance que jouera plus tard l’idéologie nazie), mais, pour
l'instant, la théorisation de la supériorité linguistique de
l’Europe se double d’une théorisation de sa supériorité raciale
et, la conquête de la Gaule par les Francs étant glorifiée et
justifiée (c’est du droit du conquérant que le Franc est devenu
le Noble), les conquêtes coloniales de la France vont l’être
par contre-coup. Les anciens serfs, inférieurs par essence, vont
se transformer momentanément en colonisés avant de devenir,
plus tard, les prolétaires.
( ‘) Cité par J.-P . Faye, Théorie du récit, p. 22.
(■) J.-P . F a y e , Langages totalitaires, p. 178.
38 LA THÉORIE DE LA LANGUE

Ainsi, le progrès scientifique indéniable que représente


l’hypothèse indo-européenne, progrès qui est lui-même enta­
ché d’idéologie raciste par sa théorie marginale des stades, se
trouve réinvesti dans une théorie plus vaste, non pas seule­
ment raciste (même si le fond de la pensée de Gobineau pose
aux deux bouts de l’échelle les aryens, supérieurs, et les noirs,
inférieurs, les sémites par exemple étant plutôt épargnés,
situés vers le haut de l’échelle), mais plutôt éliliste, les élites
étant aussi bien (et, chronologiquement, dans cet ordre)
raciales que sociales. Lorsque le colonialisme aura besoin de
justifier sa propre entreprise, il lui suffira de puiser dans cette
théorie de la supériorité du colonisateur (du conquérant venu
du nord) et d’y ajouter éventuellement un grain d’humanisme
(ils sont inférieurs, d it en substance Jules Ferry, et notre
devoir est de leur apporter la civilisation). Maurice Houis a
noté le lien entre théorie linguistique et pratique coloniale :
« Ainsi s’est incrustée l’idée de langues primitives dans leurs
structures et élémentaires dans leurs virtualités. Les travaux
d’africanistes comme Delafosse et Westermann ont apporté
une caution savante à la politique coloniale. Cette conjonc­
tion, qui est aussi une compromission de la science et de la
politique, fait partie de l’histoire de la linguistique négro-
africaine. On ne comprendrait pas sans cela la brochure de
Davesne sur « La langue française, langue de civilisation en
Afrique Occidentale Française », éditée à Saint-Louis en 1933,
laquelle justifie, entre autres arguments, l’exclusivité du
français dans l’enseignement sur une péjoration à allure scien­
tifique des langues africaines » (*)• Mais il décrit là un stade
ultérieur et très différent. Le rôle de la théorie de la langue dans
l’ensemble de l’entreprise coloniale se manifeste en effet à
trois moments différents. Celui du pré-colonialisme, que ce
chapitre a essayé de brosser : théorisant son rapport à l’autre,
la pensée européenne transforme les rapports de différence
en rapports de supériorité. Celui du colonialisme actif, au
cours duquel la description linguistique proprement dite fonc­
tionne sur les bases de la théorie précédente et la conforte en
même temps qu’elle conforte le colonialisme lui-même : c’est
le stade que décrit ici Houis, nous y reviendrons au chapitre iv.

(■) M. H o u » , Anthropologie linguistique de l'Afrique noire, p. 30-31.


ET LE COLONIALISME 39
Celui enfin du néo-colonialisme, période au cours de laquelle
le problème linguistique prend parfois une importance pri­
mordiale, le maintien linguistique étant à la fois condition et
masque du maintien politique e t économique : nous y vien­
drons au chapitre v et en annexe.
C’est dire que ce n’est pas par raccroc, par hasard ou par
facilité, que la théorie du langage et des langues a pu être
ainsi mise au service du colonialisme. Maurice Houis parle de
« caution savante à la politique coloniale », de « compromis­
sion de la science et de la politique », comme si l'on pouvait
condamner moralement cette déviation d'une science «neutre » :
c'est tout le contraire que nous avons tenté de suggérer dans
ce premier chapitre. Peut-être est-il possible de soutenir la
c neutralité » des sciences dites exactes, encore que ce point
de vue ne s’impose pas d'évidence. Mais le problème est beau­
coup plus clair pour ce qui concerne les sciences dites hu­
maines : théorisant des rapports sociaux, on voit mal comment
elles pourraient sortir de l’idéologie qui prend en charge ces
rapports sociaux et les convertit en langage. Tout au contraire,
cette conversion en langage, en discours, des rapports sociaux
se fonde elle-même sur l'apport de ces sciences : la séquence
comparatistes-Gobineau-colonialisme-discours sur le colonia­
lisme est de ce point de vue exemplaire.
« Chaque siècle a la grammaire de sa philosophie », écrivait
Antoine Meillet (*). Cette proposition, on l’aura compris, nous
parait très incomplète et, par souci de simplification, c'est
par la suivante que nous la remplacerons pour conclure :
Chaque société a la linguistique de ses rapports de production.

O) Linguistique historique et linguistique générale, tom e 1, p. vlll.


CHAPITRE il

LES DIALECTES ET LA LANGUE

Le terme Dialecte semble apparaître pour la première fois


dans la littérature française en 1565, sous la plume dè Ronsard
qui, dans son Abrégé de l’art poétique, conseille ainsi les poètes :

« Tu sauras dextrement choisir et approprier à ton œuvre les


mots les plus significatifs des dialectes de notre France, quand
mêmement (•) tu n’en auras point de si bons ni de si propre en ta
nation ; et ne te faut soucier si les vocables sont Gascons, Poitevins,
Normands, Manceaux, Lyonnais ou d’autres pays, pourvu qu’ils
soient bons et que proprement ils signifient ce que tu veux dire. »

Quel est ici le sens du term e? Remarquons to u t d’abord


qu’il est associé à pays (c’est-à-dire région, province) et à
nation (c’est-à-dire à peu près la même chose : l’ancienne uni­
versité de Paris était composée de quatre nations : France,
Picardie, Normandie et Germanie) : le dialecte est donc le
parler d’une région, le « langage usité » de Rabelais (2), il
connote la province, les marches du royaume.
Il est en outre important de souligner que le francien n’ap-
paralt pas dans l’énumération de Ronsard, ce qui ne doit
d’ailleurs pas nous surprendre : le francien est déjà «devenu » le
français, la langue de la France, qu’il convient pour les poètes
de la pléiade de substituer aux langues latines ou grecques.
S’opposant à la langue du royaume centralisé, les dialectes
sont donc d’abord définis par leur caractéristique provinciale
(trait évident dans le texte cité). Mais ils ont aussi une carac-
f‘ï Mêmement = surtout.
(•) Pantagruel, livre V I, à propos de « l’escholler limostn ».
LES DIALECTES ET LA LANGUE

téristique A'ancienneté : ce sont des lestes, des traces, des rides


auquelles s’attachent la noblesse due à l’âge, bref des«parlers»
dont les vieux mots garantissent à la langue française ses
racines propres. Du Bellay parle même à ce propos de reliques :

« N e doute pas que le modéré usage de tels vocables ne donne


grande majesté tant aux vers comme à la prose : ainsi que font les
reliques des saints aux croix, et autres joyaux dédiés aux temples ('). »

Dans les deux cas la langue (française) se trouve en position


privilégiée : géographiquement et politiquement, d’abord,
étant face aux dialectes régionaux la langue de la France ;
historiquement ensuite puisqu’elle est, face à ces dialectes
reliques historiques, la langue moderne.
On trouve donc dès l’origine, dans cet usage non scientifique
du terme, une trace de glottophagie : les dialectes confor­
tent la langue, lui donnent ses lettres de noblesse et d’ancien­
neté. Molière, au siècle suivant, va largement utiliser la diffé­
rence linguistique comme élément comique. Ses personnages
parlent naturellement français (naturellement est ici à prendre
par opposition à culturellement), mais, parfois, d’autres idiomes
apparaissent sous ce glacis. Dans Don Juan (“), Charlotte,
Mathurine et Pierrot parlent une langue (en fait, dans la
terminologie de l’époque, un jargon) qui est à la fois connota­
tion de lieu (emportés par le courant, Don Juan et Sganarelle
sont loin de Paris) et de classe (les paysans). E t, dans le
Bourgeois gentilhomme (3), l’auteur utilise à des fins comiques
un turc de fantaisie, mi-inventé et mi-romanisé. Dans les
deux cas c’est la différence sociale et/ou géographique impli­
quée par ces différences linguistiques qui est en jeu. Le « turc »
n’est pas mieux loti que le « dialecte » du territoire français
puisque, lorsque monsieur Jourdain récemment fait grand
mamamouchi imite ce langage, sa femme s’exclame : « Qu’est-
ce donc que ce jargon-là ? » Encore une fois la différence est
convertie en comique et en infériorité de l’autre : on rit de ce
que l’on n’est pas (ou encore, ce qui revient au même, de ce
que l’autre n’est pas comme nous).
Cette ambiguïté sémantique ne quittera jamais le terme.
(■) Défense et illustration de la langue française, II, 6.
(*) Don Juan, II, 1,2, 3, et 4.
(•) Le bourgeois gentilhomme, IV, 4 et 5, V, 1.
42 LES DIALECTES ET I.A LANGUE

Les dialectes ne deviennent vraim ent objet d’étude qu’au


x ix e siècle : c’est au début du siècle en effet que, sous l’in­
fluence du romantisme, on s’intéresse aux productions « popu­
laires » en même temps que les comparatistes commencent à uti­
liser les « dialectes » dans leur approche historique des langues
(Jacob Grimm, R. Rask d’abord, puis à la fin du siècle Gaston
Paris et l’abbé Rousselot en France, Ascoli en Italie, etc...).
Georges Wenker entame en 1876 les travaux qui le mèneront
à son Sprachatlas des deutsclien Reichs et Jules Gilliéron en
1898 ceux qui se concrétiseront dans son célèbre Atlas lin­
guistique de la France : la dialectologie est entrée dans le
champ de la science linguistique. Mais la notion de dialecte
n’en est pas pour autant éclaircie ou précisée, loin s’en faut.
« Il est difficile de dire en quoi consiste la différence entre une
langue et un dialecte », déclare Saussure (*), et il argue des
zones de transition, des isoglosses, des ondes d’innovation :
pour lui il n’est pas question d’établir une carte des dialectes,
mais to u t au plus des atlas de traits dialectaux (et il renvoie
justem ent aux travaux de Gilliéron et de Wenker). Le dia­
lecte est donc une notion géographique, du moins si l’on en
juge sur les passages auxquels je viens de faire référence ;
mais quelques pages plus haut Saussure le définissait histori­
quement : les dialectes sont le produit de l’évolution des
langues, évolution qui n’est jamais uniforme et aboutit « à la
création des formes dialectales de toute nature (2) ».
Antoine Meillet, dans sa préface aux Langues du monde (J),
utilise une terminologie un peu moins flottante. Après avoir
défini le parler comme « l’ensemble des moyens linguistiques
employés par un groupe local à l’intérieur d’un groupe occu­
pant une aire étendue », c’est-à-dire comme la forme locale
d’une langue, il écrit : « A l’intérieur d’un groupe linguistique
étendu, on constate, en général, que certains parlera offrent
des traits communs et que les sujets parlants de certaines
régions ont le sentiment d’appartenir à un même sous-groupe :
en pareil cas, on dit que ces parlera font partie d’un même
dialecte (4). » Le dialecte est alors uniquement un concept

(») CLG, p. 278.


(») CLG, p. 272-274.
/i\ paris 1924.
(*) Linguistique historique et linguistique générale, II, p. 67.
LES DIALECTES ET LA LANGUE 43
synchronique, l’évolution elle-même ne pouvant aboutir qu’à
de nouvelles langues : « Dans la mesure où les habitants de
provinces différentes cessent de se comprendre, on peut dire
que la langue commune est remplacée par des langues nou­
velles (*). » La différence est importante car dans le premier
cas (chez Saussure), le dialecte est un sous-produit historique
de la langue (que Saussure a d’ailleurs curieusement ten­
dance à définir par l’existence d’une littérature. Cf. C. L. G.,
page 278), tandis que dans le second cas (chez Meillet) le
dialecte est simplement une forme de parler géographique­
ment étendu de la langue. Notion diachronique, le dialecte est
nécessairement une notion relative : si les langues A, B, C, etc.
sont des dialectes d ’une langue a, celle-ci est sans doute,
avec d’autres langues b, c, etc., un dialecte d’une langue a
qui elle-même, avec d’autres langue p, y, etc., est également
un dialecte d’une langue X, et ceci à l’infini ou presque. Un
« idiome » est donc dialecte si l’on regarde vers le passé, langue
si l’on regarde vers l’avenir, la taxinomie étant ici question de
point de vue, de direction historique. Mais, notion synchro­
nique, le dialecte n’est qu’un moyen *de description des
variations linguistiques contemporaines. Notre propos n’est
pas ici de trancher entre ces deux visions, mais de montrer que
ce flou définitoire participe d'un usage extra-linguistique des
notions de langue et de dialecte, notions que la colonisation a
largement utilisées, en même temps qu’il est l’assumation
d’un héritage pré-linguistique (voir par exemple le sens du
terme chez Ronsard).
En effet, les définitions fluctuantes de Saussure laissent pla­
ner un doute. Lorsqu’il écrit : « Livrée à elle-même, la langue
ne connaît que des dialectes dont aucun n’empiète sur les
autres, et par là elle est vouée à un fractionnement indéfini.
Mais comme la civilisation en se développant multiplie les
communications, on choisit, par une sorte de convention tacite,
l’un des dialectes existants pour en faire le véhicule de to u t ce
qui intéresse la nation dans son ensemble (*) », il laisse enten­
dre que la différence entre langue et dialecte n’est pas d’ordre
linguistique mais d’ordre politique : la langue ne serait jamais
qu’un dialecte adopté par l’ensemble de la nation. Mais il ne
44 LES DIALECTES ET LA LANGUE

se donne jamais les moyens d’aller jusqu’au bout de cette '


intuition, puisque sa description des faits linguistiques se veut !
interne e t qu’il ne fait jamais référence, dans son approche de
l’évolution, aux phénomènes sociaux. La vision qu’il a de
l’extension du dialecte à l’éta t de langue est d’ailleurs singu­
lièrement idyllique : il parle ici de « convention tacite » et
déclare ailleurs : « certains gouvernements, comme la Suisse,
adm ettent la coexistence de plusieurs idiomes ; d’autres, |
comme la France, aspirent à l’unité linguistique (*) ». Conven­
tion tacite ou aspiration, nous verrons plus loin qu’il y a là de
doux euphémismes pour désigner de sauvages guerres de
langues, elles-mêmes signes et produits de conflits plus ma­
tériels.
Ce qui importe pour l’instant, c’est de noter que ces ambi- ]
guïtés au sein même de la linguistique ont encouragé, favorisé,
un usage oppositif, à fonction sociale et non pas cognitive, des
termes langue et dialecte par le sens commun. Figeant ces
oppositions peu sûres, l’usage tend alors à ériger une essence
de la langue et une essence du dialecte. Or, ici aussi, l’existence
précède l’essence : le français n’est pas une langue de toute
éternité ou de droit divin, il l’est devenu historiquement, à
partir du dialecte francien et au cours d’un processus qui n’a
rien de linguistique. Mais la littérature linguistique a permis de
croire, ou a laissé croire, à la validité théorique de cette oppo­
sition sur un terrain qui n’était pas le sien.
Edward Sapir avait senti la difficulté dès 1931 et, après
avoir rappelé avec vigueur la définition généalogique du dia­
lecte, il écrivait : « Dans un usage moins technique ou fran­
chement populaire, le terme de dialecte a des connotations
assez différentes. On adm et communément que le langage
humain se présente sous un certain nombre de formes recon­
nues, bien différenciées et normalisées, appelées « langues »,
et ces dernières, à leur tour, ont un certain nombre de sous-
variétés de moindre valeur appelées « dialectes »... Cette
confusion est due principalement au fait que le problème de
la langue s’est trouvé identifié à celui de la nationalité dans
le groupe culturel et ethnique plus vaste qui finit par absorber
la tradition locale. La langue d’une telle nationalité est en

(a) CLG, p. 41.


LES DIALECTES ET LA LANGUE 45
général fondée sur un dialecte local qui acquiert la préémi­
nence dans le domaine culturel et se développe aux dépens
d’autres dialectes dotés à l’origine du même prestige (l). »
Mais ces scrupules et ces hésitations n’empêchent pas Léonard
Bloomfield de mélanger gaillardemment, à la même époque,
toutes ces notions. Dans son ouvrage Le langage, il définit
successivement le terme comme forme locale de parler natio­
nal, puis comme un idiome « parlé par la classe la moins pri­
vilégiée » et qui s’oppose à la langue nationale, et enfin comme
dérivé (diachroniquement) d’une langue (*). Une des questions
qui se posent ici est que la notion de dialecte n’est pas en rela­
tion univoque avec une situation linguistique précise. Elle
peut en effet, selon les définitions adoptées, impliquer le
monolinguisme ou la diglossie : forme locale de parler, le
dialecte est seul, mais parler de la classe privilégiée, il s’oppose
à d’autres formes. C’est pourquoi l’ambiguïté de départ a pu,
comme nous le verrons, donner lieu à des interprétations ten­
dancieuses immédiatement reconverties en usage politique :
le dialecte vague et mal défini des linguistes devenait le « bara­
gouin » des colonialistes.
Quoi qu’il en paraisse, les choses ne sont pas plus claires
aujourd’hui. Considérons par exemple l’extrait suivant, qui
concerne la situation linguistique en Alsace :

« Dans les régions bilingues de l’est de la France, deux langues sont


en contact : une première langue qui est un dialecte, qui varie d’un
village à l’autre et que le locuteur ne peut utiliser qu’à l’intérieur
de la communauté villageoise dans laquelle il vit et dans les com­
munautés avoisinantes ; les patoisants sont obligés de savoir une
seconde langue, une langue nationale, une koiné dont ils se servent
pour communiquer avec des locuteurs originaires d’autres ré­
gions... (*) »

Alsacien et français sont donc d’abord « deux langues »,


puis la première devient un « dialecte » et ceux qui la parlent
des « patoisants ». Cette caricature est bien entendu le produit
des confusions et des approximations préalables que nous
avons soulignées. E n particulier, la définition de l’alsacien

(') E. S a p ir, Linguistique, p. 66-67.


(*) L. B l o o m f i e l d , Le langage, p. 52, 53-54, 294-298.
(*) Marthe P h i l i p p , « La prononciation d u français en Alsace », in
La linguistique, 1967, 1, p. 63.
46 LES DIALECTES ET LA LANGUE

et du français est ici, sous le couvert du discours linguistique,


neutre et scientifique, tout autre : la notion de langue natio­
nale est à l’évidence juridique et politique, et on ne devrait
lui opposer que celle de langue non nationale. Mais la confusion
est telle entre le linguistique et le social qu’en l’absence de
véritable science sociale des faits linguistiques (qui, en tout
état de cause, ne pourrait se constituer qu’en repartant de
l’analyse marxiste des faits sociaux), les descripteurs évoluent
le plus souvent entre diverses postulations inconciliables dans
l’état actuel des fondements de la linguistique.
On trouve cependant dans des textes plus récents une
relativisation et un emploi plus prudent de ces termes : Todo-
rov et Ducrot notent par exemple : « le plus souvent, la
langue officielle est simplement un parler régional qui a été
étendu autoritairem ent à l’ensemble d’une nation » (*), et
l’apparition de la notion d’autorité est ici à souligner, car elle
demeure encore rare. En effet, dans un ouvrage encore plus
récent, on peut lire :

« Le dialecte est la forme d’une langue qui a son système lexical,


syntaxique et phonétique propre et qui est utilisé dans un environ­
nement plus restreint que la langue elle-même »,

ce qui n’est jamais que la reprise de la définition de Meillet,


et plus loin :

« Employé couramment pour dialecte régional par opposition à


« langue », le dialecte est un système de signes et de règles combina-
toires de même origine qu’un autre système considéré comme la
langue, mais n’ayant pas acquis le statut culturel et social de cette
langue indépendamment de laquelle il s’est développé (*). »

S’imposent alors deux évidences : du strict point de vue de


la structure interne, il n’y a selon cette définition aucune
différence entre une langue et un dialecte (tous deux ont un
« système lexical, syntaxique et phonétique propre ») ; la
différence réside dans un statut acquis. Mais la nature de ce
statu t e t les processus de son acquisition ne sont pas très
clairs : « culturel », qu’est-ce à dire lorsqu’on sait qu’au moyen
(*) Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Le Seuil,
1972, p. 80.
(") Dictionnaire de linguistique, Larousse, 1973.
LES DIALECTES ET LA LANGUE 47
âge les divers « dialectes » (normand, picard, francien...)
avaient une littérature d’égale importance? E t social? En
fait il semble qu’une fois de plus les auteurs ressentent la
nécessité de donner une définition non linguistique de l’op­
position langue/dialecte, mais qu’ils ne se donnent pas les
moyens d’aller jusqu’au bout de cette tendance. En effet,
au nom de quels critères décider du statut culturel et social
de chacun des parlers pour les classer ensuite en langues et
en dialectes? Le problème est d’autant moins posé que les
linguistes ne se préoccupent pas de classer, ils entérinent
une classification antérieure, c’est-à-dire un état de fait :
systématiquement, c’est la langue nationale qui est baptisée
« langue » et les langues non nationales qui sont baptisées
« dialectes », et le flou définitoire se fait donc nécessité au
service de la situation comme elle est.
P artant de cet éta t de fait et baptisant ses constituants,
les linguistes ont non seulement conforté les rapports de force
existants, mais encore ils ont participé à la péjoration de
certains de ces constituants. André Martinet, par exemple,
proposait il n’y a guère de distinguer entre dialecte 1, « lin­
guistic forms used by unilinguals in their oral communi­
cation », c’est-à-dire ce que les Américains appellent le
dialecte de Chicago ou de New York (forme locale de parler,
et dialecte 2, « linguistic forms used as vernacular by bilin­
guals i, their communication with some particular members
of the community » (*). Puis, quelques pages plus loin, il
refusait de donner le nom de « langue » aux « dialectes 2 »,
car « a language is understood to enjoy a status which can by
no means be granted to many dialects 2 th a t only survice as
the impoverished mediums of retarded rural segments of a
community » (2). On ne saurait mieux faire le départ entre
langues nobles et langues retardataires... E t plus loin encore,
à propos du basque, du flamand, du breton, Martinet parle de
« non-Romance forms of speech », de « vernacular », évitant
soigneusement le terme « language », langue (3), qui semble
alors réservé aux formes de parler au pouvoir. Du même
coup, le dialecte se trouve être non seulement une langue qui

(■) A Functional View of Language, Oxford, 1961, p. 112.


<*) M., p. 113.
O ld., p. 119.
48 LES DIALECTES ET LA LANGUE

n’a pas le pouvoir, mais encore un parler qui, par ses caracté­
ristiques provinciales ou rurales (puisque la langue au pouvoir
est d’abord parlée dans la capitale puis dans les métropoles de
province. Voir chapitre 3), est péjorée par essence : elle est de
nature inférieure. Certes, certains linguistes ont tenté une
approche plus historique, comme E. Bourciez qui écrivait :

« C’est ce dialecte d’île de France, sous la forme spéciale où on le


parlait à Paris qui, pour des motifs politiques, a fini par supplanter
les autres comme langue littéraire. Dès la fin du xn* siècle il affirmait
sa prééminence, et se répandit de plus en plus en raison directe des
progrès de la royauté et de la centralisation administrative qui en
fut la conséquence. Toutefois c’est seulement à partir du xve siècle
que les autres dialectes (y compris ceux de la langue d’oe, au midi)
furent définitivement réduits à l’état de patois ('). »

Mais ce ne sont là qu’exceptions : la tendance chez les


linguistes n’est pas à la lecture historique des rapports entre
les langues, mais plutôt à la rature de l’histoire et au durcis­
sement des positions acquises. La description comme sa théori-
sation figent les rapports de force existants en rapports de
nature, le hasard historique devient nécessité.
Dire que la linguistique se m et (s’est mise) ainsi au service
de la glottophagie et de l’idéologie colonialiste pourrait être
pris comme la preuve d’une sorte de terrorisme intellectuel
cherchant à montrer partout l’emprise de l’idéologie domi­
nante. Il faut pourtant bien voir que les retombées de cette
curieuse opposition du dialecte e t de la langue ont opéré
dans deux directions importantes. Dans la vision commune
du problème, d’une part, le sens commun, qui a repris en
l’amplifiant la péjoration du dialecte amorcée par les lin­
guistes, et d’autre part dans la description que les linguistes
ont donnée des langues des pays colonisés.

LA C U LPA B ILISA TIO N LIN G U IST IQ U E

La péjoration du « dialecte » n’est en effet pas seulement


le fait de ceux pour qui il peut être considéré comme la langue
des autres, elle devient parfois le fait de ses propres locuteurs
(') E. B o u r c i e z , Préci» de phonétique française, Paria, 1958,
huitième édition, p. xv.
LES DIALECTES ET LA LANGUE 4U
soumis à la pression de l’idéologie. On comprend assez bien
que Balzac, dans Les Chouans, affiche un tel mépris pour la
langue bretonne (le « patois de ce pays », « l'idiome bas-
breton », « les sons rauques d’une voix bretonne », etc.),
mépris qui touche parfois au racisme : il est l’héritier direct
du mépris dix-huitiémiste pour le « jargon ». On comprend
aussi que Chateaubriand puisse écrire dans sa préface de 1801
à Atala, après avoir utilisé sept fois le m ot sauvage en quel­
ques pages : « C’est un sauvage qui est plus qu’à demi civilisé,
puisque non seulement il sait les langues vivantes, mais
encore les langues mortes de l’Europe ». On comprend peut-
être encore que George Sand puisse naïvement avouer dans
sa « notice » introductive à La mare au diable en 1851 : « Je
n’ai fait rien de neuf en suivant la pente qui ramène l’homme
civilisé aux charmes de la vie primitive. » Dans tous ces cas,
la fausse raison fonctionne sur l’opposition confortable entre
sauvage (ou primitif) et civilisé, opposition qui, nous l’avons
déjà suggéré au chapitre précédent, est strictem ent parallèle
à la tou t aussi confortable opposition entre jargon et langue.
Mais on comprend peut-être moins que Zola, en 1867,
réussisse dans un roman to u t de dénonciation, dirigé contre
la justice vénale, les tripots, la bourgeoisie accapareuse, les
banquiers indélicats, dans un roman consacré, donc, à la
défense du peuple, Les mystères de Marseille, à ne pas souffler
mot de la langue de ce peuple. E t il est un cas plus signifi­
catif encore, celui du poète marseillais Victor Gelu. Très
influencé par le chansonnier Béranger, il se m it à écrire en
langue d’oc après avoir fait une quinzaine de chansons en
français. Mais le rapport qu’il avait à cette langue, sa langue,
restera toujours marqué par la péjoration centralisatrice que
nous avons tenté de reconstituer. Ainsi, en 1840, en préface
à un recueil de ses textes, Gelu indique :

« J’ai pris mes héros au dernier degré de l’échelle sociale, parce que
notre patois ne pouvait être placé convenablement que dans leur
bouche, parce qu’il exclut toute idée de grâce et ne peut bien rendre
que de la force ; parce que ce dialecte est brutal et impétueux comme
le vent du nord-ouest qui lui a donné naissance et lui a imprimé ion
cachet d’ouragan, parce que nos femmes elles-mêmes, qui sont
pourtant si jolies, deviennent laides quand elles articulent ce langnui-
Uiabolique. »
50 LES DIALECTES ET LA LANGUE

Puis, en 1848, le poète est candidat aux élections législa­


tives, et lui qui chantait en oc des chansons politiques (par
exemple au moment de la guerre de Crimée il se payait un franc
succès avec un violent réquisitoire contre la conscription
Veusa M ètgi, sur l’air de A la frontière de Bérat), lui qui
était ainsi compris du peuple marseillais « des rues, des quais
et des halles », comme il l’écrivait lui-même, ne sut pas prendre
cette chance qui s’ofïrait de donner à sa langue un statu t
« noble » en faisant sa campagne en provençal. Il nous reste
en particulier une affiche adressée « aux ouvriers marseillais »
signée « Victor Gelu, minotier », et entièrement rédigée en
français. C’est que la pression idéologique était déjà suffisam­
ment forte pour qu’un intellectuel, même autodidacte, consi­
dère le français comme seule langue noble de l’hexagone,
seule langue apte à communiquer un certain nombre de
concepts sérieux. Pour Victor Gelu, l’oc est la langue pour
parler au peuple, la langue des bas quartiers de Marseille,
mais certainement pas la langue pour parler à Paris, vers
Paris, et pour aller à l’assemblée (l).
Un peu plus tard, le socialiste breton Émile Masson, après
avoir affirmé à propos du breton : « ce n’est pas un patois,
c’est une véritable langue », écrit : « la propagande libertaire,
où qu’elle se fasse, doit adopter le dialecte du pays » (*),
tom bant lui-même dans le piège qu’il dénonçait. La force de
l'idéologie est en effet telle que ceux-là mêmes qui défendent
leurs langues opprimées contre la centralisation glottophage
en sont parfois les victimes. Que dire alors de ceux qui,
parlant leur langue, n’ont pas acquis les moyens de critiquer
la vision que leur en donne l’idéologie dominante! Leur seul
refuge est la culpabilité repentante : oui, bien sûr, nous parlons
cette langue de sauvage, ce dialecte, ce patois, mais notre
plus cher désir est de parler français. Nos lèvres malhabiles
n’y parviennent pas encore, habituées qu’elles sont à balbu­
tier nos mots étranges, mais du moins nos fils apprendront-
ils la langue. Dès lors les combats d ’arrière-garde d’un Gelu
ou d’un Masson n’ont plus grand sens : ce n’est plus contre

(*) Sur Victor Gelu, voir V. Gelu, Cançons causidas per G. Basalgas,
C. E. O. de Montpellier.
(’) E. M asson, Les temps nouveaux, 6 ju in 1912, repris dans Les
Bretons et le socialisme, Paris, 1972, p. 186.
LES DIALECTES ET LA LANGUE SI
la langue impériale qu’ils défendent le breton ou l’occitan,
plus contre le jacobinisme triomphant, mais contre les bretons
e t les occitans eux-mêmes. La tradition péjorative attachée
au faux couple théorique langue-dialecte, venue du fond des
âges mais reprise et rénovée d’un vernis « scientifique » par
les linguistes, a fait son chemin jusqu’au plus profond de la
tête des gens.

LA D E SC R IPTIO N COLONIALE

Les choses devinrent encore plus claires lorsque les lin­


guistes se mirent à décrire les langues des pays colonisés.
Tout d’abord, cette entreprise même de description était au
départ entachée d’un manque de sérieux constitutif : il ne
pouvait s’agir réellement de décrire des langues, le Verbe
nous étant réservé, mais to u t au plus de se pencher avec com­
misération sur les gargouillis barbares dont la place était au
musée ou au cirque. En témoigne un étonnant article commis
en 1893 dans le Figaro par le gouverneur Bayol. T raitant de
la résistance du roi du Dahomey Béhanzin face aux armées
du colonialisme français, ce monsieur déclarait alors tran­
quillement : « Peut-être à la fin de la guerre actuelle, des
amazones et des chefs n’ayant plus à se battre pour leur roi
s’enrôleront à la solde d’un Barnum pour faire le tour de
l’Europe. Si l’un de nos compatriotes a la même patience que
M. d’Avezac eut jadis, il pourra enrichir la science d’une
grammaire et d’un dictionnaire franco-dahoméen (*) ». On ne
saurait mieux signifier que ces « langues » qu’avec patience
l’on pourrait transcrire et étudier trouvent au cirque leur
place privilégiée, et que le savant civilisé pourra s’il a l’âme
bien trempée les y trouver, entre l’odeur des fauves e t le
crottin des chevaux.
11 y a, bien sûr, des gens plus sérieux. Mais les gens les
plus sérieux et les mieux intentionnés qui, au début de la
colonisation, ont tenté d’étudier les langues des peuples
colonisés, n’ont pu dans la plus grande partie des cas se défaire
de cette vision idéologique des situations linguistiques. Ainsi,
(l) Cité par R. C o r n e v in , in réédition de Delafosse, Haut Sénégal
Niger, tome 1, p. xi.
52 LES DIALECTES ET LA LANGUE

lorsque Maurice Delafosse étudie les langues de l’ancien


Soudan, il exporte cette opposition entre langue et dialecte et
l’acclimate de la façon la plus simple qui soit : to u t est dia­
lecte, rien n’est langue, du moins rien n’est langue aujourd’hui.
Traitant par exemple du bambara, du malinké et du dioula,
il les présente comme trois dialectes d’une langue, le mandé,
dont ils seraient issus (1), ce qui est sans doute historiquement
juste. Mais pourquoi n’accorder le nom de langue qu’au mandé,
disparu depuis bien longtemps? Pourquoi ne pas considérer
le rapport entre mandé d’une p art e t bambara, malinké et
dioula d’autre part, de la même façon que le rapport entre le
latin d’une p art et le français, l’italien e t l’espagnol d’autre
p art? C’est qu’ici interfèrent deux conceptions du dialecte.
La conception diachronique, relativement scientifique, nous
permet à l’évidence de classer le bambara ou le malinké comme
des dialectes du mandé, to u t comme elle nous permet de
classer le français comme un dialecte du latin. Mais la concep­
tion péjorative, raciste et colonialiste, interdit de considérer
le français et le bambara comme des moyens de communi­
cations semblables. D’ailleurs, le français est écrit et le bam­
bara ne l’est pas, le français est la langue d’un peuple à longue
tradition culturelle, ce que le bambara n’est pas ; enfin, et
peut-être surtout, le français est la langue du colonisateur
blanc, le bambara celle du colonisé noir. E t ce refus de l’éga­
lité entre le blanc et le noir, entre le colonisateur et le colonisé,
trouve to u t naturellement au plan de la description linguis­
tique son expression dans le couple langue / dialecte. Sans
doute serait-il plus juste de dire que l’utilisation de ce couple
constitue à la fois une acceptation et un renforcement de
cette discrimination, mais la différence n’est que de nuance,
car l’on voit ici la compromission constitutive entre une
science « humaine » (la linguistique) et les nécessités sociales
de la société dans laquelle elle se développe (le capitalisme
à son stade impérialiste). Cette confusion complice n’est pas
seulement une maladie infantile de la linguistique africaniste.
Plus près de nous, Mlle Homburger mélange allègrement les
notions de langues, dialectes et idiomes et, sur les traces de

(‘) M. ÜKLAroasE, La Langue Mandingue et ses Dialectes, tonu' 1,


p . 10.
LES DIALECTES ET LA LANGUE 53
Delafosse, présente systématiquement comme dialectes les
traces contemporaines de la langue mandé (*).
Nous pourrions multiplier les exemples. Ce qui compte
surtout ici, c’est de suggérer le lien constant entre une science
en cours de constitution et la société dans laquelle elle se
développe. Il n’est pas vrai, quoi que puissent en dire les
zélateurs de la science « neutre » (et, mon dieu, ils ne manquent
pas), que la linguistique soit un mode d’analyse de la langue
coupé de la société, c’est-à-dire de la lutte des classes. La
cohérence est trop grande entre l’opposition entre langue et
dialecte qu’au bout du compte le sens commun a retenue (mais
qui était peu ou prou préparée pour lui par les linguistes)
et les diverses manifestations de l’impérialisme (racisme, glot-
tophagie, etc.) pour que nous puissions la considérer comme
un hasard. Nous avons déjà souligné le parallélisme entre les
couples langue-dialecte et civilisé-sauvage. Mais il en est
d’autres qui rentrent parfaitement dans le même champ
dichotomique. La dévaluation du « dialecte », langue du colo­
nisé (et donc, par définition, du sauvage), est strictement
parallèle à la dévaluation de l’organisation sociale ou familiale
des mêmes colonisés. Ainsi, en Europe, nous avons des états,
des nations, des peuples, etc., selon l’inspiration du scripteur,
mais en Afrique le plus souvent des tribus. Yves Person note
même que, dans l’anthropologie anglaise, l’usage extensif de
ce dernier terme mène à des situations paradoxales :
« Les hausas qui sont au moins quinze millions seraient
donc une tribu, mais les 120 000 islandais un peuple et une
nation (*). » E t cela nous mènerait à une harmonieuse organi­
sation dichotomique sur laquelle se fonderait le confort de
l’Occident colonialiste :

Civilisé — sauvage
Langue — dialecte (ou jargon)
Peuple (ou nation) — tribu

la liste pouvant naturellement être complétée.


Tout le problème est ici de savoir, pour ce qui concerne
directement le projet de ce livre, si la linguistique a une
Lts langues nigro-afrieaines, p. 8, 46.

e « L’Afrique noire et ses frontières », in Revue française d'itudes


Iques africaines, n° 80, août 1972, p. 23, note.
54 LES DIALECTES ET LA LANGUE

fonction sociale ou une fonction cognitive. L ’idéologie a en


effet avant to u t une fonction sociale, elle est là pour la
« défense # d’une classe (la classe au pouvoir, pour l’idéologie
dominante) ou d ’un groupe, tandis que la science pure (si
ta n t est qu’elle puisse exister) aurait avant tout une fonction
de connaissance. Mais la linguistique est, par rapport à cette
dichotomie, dans une position fausse : sa fonction sociale
l’emporte souvent sur sa fonction cognitive.
C’est pourquoi il nous faut abandonner ces appellations
de langue et de dialecte, dont l’usage est souvent contestable,
et dont les définitions contradictoires ne peuvent compenser
les déviations. E t, puisque la tendance est à mêler le synchro-
nique et le diachronique en la matière, nous pouvons provi­
soirement adopter la terminologie suivante qui nous per­
m ettra de rendre compte dans ce livre du fait colonial au
plan linguistique. Tout ce qui précède montre à l’évidence
que le dialecte n’est jamais qu’une langue battue, et que la
langue est un dialecte qui a réussi politiquement. Ou, plus
précisément, un dialecte dont les locuteurs ont pws une cer­
taine forme de pouvoir par la médiation de certaines formes
sociales et politiques dans un certain cadre économique.
Mais ces définitions ne nous perm ettent pas d’utiliser les deux
termes à nouveau, car ils connotent trop, aujourd'hui, les
compromissions idéologiques que nous avons tenté de mon­
trer : la linguistique ne se fait pas impunément le chien de
garde d’un éta t de fait impérialiste. Bien sûr, nous pourrions
proclamer, comme le chanteur belge Jules Beaucarne : « Si
Louis X IV s’était installé à Namur, toute la France parlerait
le walon de Namur. Le français, c’est un patois qui a réussi,
qui s’est imposé au hit-parade des langues. » Mais ces mises
au point ne pèsent que peu face à plus d’un siècle d’usage
perverti. Aussi, pour éviter tout risque de mécompréhension
n’utiliserons-nous plus dans les pages qui suivent le terme
dialecte et, lorsque les rapports linguistiques dont nous trai­
terons seront insérés dans des rapports de force (ce qui sera,
bien sûr, le cas le plus fréquent), parlerons-nous uniquement
de langue dominée et de langue dominante, réservant le terme
dialecte à son usage strictement diachronique.
C H A P IT R E III

LE PROCESSUS COLONIAL
AU NIVEAU LINGUISTIQUE

Le colonialisme n’est jamais le pur affrontement de deux


communautés, affrontement dont serait absente la lutte des
classes. Phénomène économico-politique, il tend en effet à
reproduire là où il se manifeste la division de classes entretenue
là d’où il vient. Aussi trouve-t-on toujours dans les situations
coloniales une frange de collaborateurs locaux qui s’enrichis­
sent de l’exploitation du peuple, de leur peuple (celui dont
ils sont issus) : les bourgeoisies compradores...
Mais le colonialisme s’accompagne aussi de phénomènes
secondaires rarement étudiés. Il est par exemple remarquable
que ni Boukharine (L'économie mondiale et l’impérialisme,
1917), ni Lénine (L ’impérialisme, stade suprême du capita­
lisme, 1917) n’accordent d’importance aux facteurs autres
qu’économiques : la primauté de l’infra-structure devient
alors disparition des superstructures. Cette tendance prévaut
d’ailleurs encore aujourd’hui, si l’on en juge sur un récent
ouvrage de Pierre Jalée, L ’impérialisme en 1970 (*). P ourtant
l'impérialisme n’est pas uniquement (même s’il est principa­
lement) un phénomène économique : nous avons justement
insisté jusqu’ici sur les facteurs culturels et plus précisément
linguistiques qui participent à ses fondements. Les chapitres
précédents ont surtout abordé ces facteurs en amont de la
colonisation : théorie linguistique et théorie nationale prépa­
ran t une justification à l’expansion territoriale. Nous verrons
plus loin leur importance en aval de cette colonisation, en

(>) Paris, 1970.


56 LE PROCESSUS COLONIAL

particulier à propos des luttes de libération et du néo-colo­


nialisme. Mais nous allons tenter de cerner pour l’instant le
processus même de cette colonisation dans sa manifestation
linguistique, de suivre au plan des rapports entre langues
dominées et langue dominante des rapports plus vastes et
qui les englobent.

LE D R O IT D E NOMMER

Tout commence par la nomination. Le mépris de l’autre


(c’est-à-dire la méconnaissance ou l’incompréhension de
l’autre non assortie d’un souci et d’un effort de connaissance
ou de compréhension) se manifeste dès les premiers contacts
pré-coloniaux dans l’entreprise taxinomique. Il est un phéno­
mène vieux comme le monde qui consiste à nommer les autres
d’un terme péjoratif, ce terme faisant souvent référence aux
différences linguistiques encore une fois converties en inéga­
lité : les Grecs baptisent barbares ceux qui parlent une autre
langue que la leur, les Slaves ont donné aux Allemands un
nom, némils, qui signifie à l’origine « muet », au Mali le peuple
bobo porte un nom qui signifie « muet » en bambara, etc. De
façon plus générale, les envahisseurs, les explorateurs ou les
commerçants nomment à leur gré ceux qu’ils ont en face d’eux
et qu’ils considèrent, pour des raisons idéologiques variées,
comme leurs inférieurs. Au vi® siècle en Grande-Bretagne,
alors que les Gallois s’appellent eux-mêmes cymry (en gallois :
« compatriotes »), les envahisseurs anglo-saxons leur donnent
un nom qui leur restera et qui signifie « étrangers » : Welsh.
Au xi* siècle, lorsque le chroniqueur El Bekri écrit dans sa
Description de l'Afrique septentrionale (*) :

« Derrière ce pays il y en a un autre nommé Melel, dont le roi porte


le titre d'Et-Mostemani »

il veut à l’évidence dire que les arabophones ont baptisé ainsi


(d’un mot qui signifie « le musulman ») un roi de langue ma-
linké. On trouve des exemples semblables dans toutes les situa­

(*) Abou-Obeld El B b k r i , Description de l’Afrique Septentrionale,


éd. arabe e t française, Alger, 1912, p. 333.
AU NIVEAU LINGUISTIQUE 57
tions pré-coloniales ou coloniales. Les indiens d’Amérique du
nord sont ainsi baptisés de façon fantaisiste : les Leni-lenapes
(« peuple du début ») se virent attribuer le nom d’un héros
anglais, Lord de la Ware, et devinrent ainsi pour la postérité
les Delawares ; les Dakota, les Nakota et les Lakota, trois
groupes d’un même peuple, se voient baptiser de façon géné­
rique sioux, par déformation de la prononciation française
(nadouessioux) du mot servant à les désigner en chippewa ;
les mêmes Français baptisent nez percés un peuple dont les
guerriers avaient l’habitude de porter un anneau dans le
nez, etc. (l).
Ce mépris des appellations autochtones relève d’un mépris
plus vaste pour les peuples ; les territoires et les habitants
n’existaient pas avant l’arrivée du colonisateur (puisqu’ils
n’avaient pas de nom, ou du moins puisqu’on se comporte
comme s’ils n’avaient pas de nom), et l’on nomme lieux et
peuples comme bon nous semble. Ainsi l’Afrique de l’ouest au
sud du Sahara sera nommée par les Arabes d’un mot qui
signifie « noir » à l’origine, Soudan. E t les premiers naviga­
teurs portugais ont appelé le fleuve Wuri, rio dos camerroes
(le fleuve des crabes), appellation qui par synecdoque dési­
gnera bientôt la région, deviendra camerones en espagnol,
cameroons en anglais, kamerun en allemand et Cameroun en
français : aujourd’hui, par la grâce de ce baptême, les Kotoko,
les Bamiléké, les Fang, les Fali, les Douala, etc., sont des
« camerounais ». Il avait suffi que les marins portugais vissent
des crabes dans le fleuve Wuri. Ce droit de nommer est le ver­
sant linguistique du droit de s’approprier. En 1653, une compa­
gnie de douze nobles français reçoit de Mazarin la concession
de la Guyane (*), et cette mainmise sur le territoire (qui
n’appartient bien sûr à personne : Mazarin a le droit d’en dis­
poser, de le donner à qui il veut) participe du même phénomène :
taxinomie et découpage vont de pair, comme on sait, en lin­
guistique, mais c’est ici de découpage de territoire qu’il s’agit,
d’exaction, d’appropriation. On se partage le monde, géogra­
phiquement, économiquement, mais la taxinomie en témoigne.

(') Cf. H. H. J a c k s o n , Un siècle de déshonneur, Paris, 1972, p. 37,


156, 203.
(*) Cf. J. M. H ureault, Français et Indiens en Guyane, Parla, 1972,
p. 78.
LE PROCESSUS COLONIAL

C’est dire que ce phénomène est susceptible d’une analyse sé-


miologique, du moins si l’on accepte cette suggestion de Ro­
land Barthes : « La tâche future de la sémiologie est beaucoup
moins d’établir des lexiques d’objets que de retrouver le*
articulations que les hommes font subir au réel ; on dira uto-
piquement que sémiologie et taxinomie, bien qu’elles ne soient
pas encore nées, sont peut-être appelées à s’absorber un jour
dans une science nouvelle, l’arthrologie ou science des par­
tages (1). » E t c’est ne forcer que peu la métaphore que de dire
ici que le partage colonial commence par la segmentation
taxinomique.
Le découpage des frontières coloniales, opérant sur de
vastes étendues, relève de ce même droit arthrologique, arti­
culant le territoire selon les lois (et surtout les intérêts) du
colonisateur. Yves Person, à propos des frontières de l’Afrique,
cite cet étonnant passage de Lord Salisbury :

« Nous avons entrepris de tracer des lignes sur les cartes de régions
où l’homme blanc n’avait jamais mis les pieds. Nous nous sommes
distribué des montagnes, des rivières et des lacs, à peine gênés par
cette petite difficulté que nous ne savions jamais exactement où se
trouvaient ces montagnes, ces rivières et ces lacs (*). »

E t lorsqu’en 1914 on importe des régiments africains et


nord-africains vers le massacre franco-allemand, la même
liberté taxinomique apparaît : les Arabes deviennent des
arbicots (mot qui donnera plus tard le terme raciste bicot) et
les noirs des bamboulas. En témoignent plusieurs chansons
qu'à l’arrière on écrit pour réconforter le moral des troupes :

« C’est moi le bel arbicot


Toujours kif kif bourricot
J'danse comme les africains
Les pas les plus coquins. »

ou encore :

« B am -bouh-lah
C’est un fils de l’Afrique
Un sympathique sénégalais. »
(') R oland B a r t h b s , Éléments de sémiologie, Paris, 1971, p. 130.
(•) Yves P e b so n , « L ’Afrique noire e t ses frontières •, ta Revue
française d ’éludes politiques africaines, n° 80, a o û t 1972, p. 18.
AU NIVEAU LINGUISTIQUE 59

Parfois même, non content de rebaptiser cette chair à canon,


on la repeint :

« Quand la mère patrie


Appela ses enfants
Nos bons noirs d’Algérie (!)
Répondirent : présent (‘). »

Mais le plus bel exemple de cette arthrologie coloniale et


raciste reste l’histoire du m ot par lequel on désigne, en fran­
çais, l’anthropophage : cannibale. Le dictionnaire étymolo­
gique de 0 . Bloch et W. von W artburg est d’ailleurs pour
une fois explicite sur ce point : « Cannibale, empr. de l’espa­
gnol canibal, altération de caribal, qui vient lui-même de
caribe, mot de la langue des Caraïbes (ou Caribes) des Antilles,
qui passe pour signifier proprement « hardi » et qui sert à les
désigner. » Le terme apparaît en fait pour la première fois
dans le Journal de navigation de Christophe Colomb qui
amalgame sa déformation du mot caribe (il transcrit d’abord
caniba ) et l’information selon laquelle les Caribes mangeraient
de la chair humaine. En 1580, Montaigne reprend le terme
dans ses Essais (« des cannibales »), Essais traduits en anglais
en 1603 par un ami de Shakespeare, Giovanni Floro. Shakes­
peare lit l’ouvrage et l’utilise sans aucun doute pour créer
dans sa pièce La tempête un personnage difforme et réduit à
l’esclavage par Prospero, dont le nom est to u t simplement un
anagramme de Canibal : Caliban (*). Le tour est ainsi joué, et
l’histoire du mot est sans doute l’exception qui confirme
notre règle : pour une fois que le nom que se donnent réelle­
ment eux-mêmes les indigènes est repris par l’étranger, il est
détourné de son sens et sert à désigner de façon péjorative ces
indigènes d’abord, puis l’ensemble de leurs frères dominés.
On rétorquera bien sûr que ce phénomène est plus vaste et
témoigne d’une difficulté générale à reproduire phoniquement
les mots de l’autre. L ’argument n’est pas tout à fait pertinent,
(') Extraits successivement de Le bel arbico, paroles de Z. Duc,
Bam-bouh-lahl, paroles d’Albert Deligny et Les arbicots, paroles de
Stéphane Morel. Ces chansons se trouvent, avec 12 000 autres, aux
archives de la préfecture de police de Paris où elles étaient déposées A
cause de la censure préalable.
(*) Cf. R. F . R e t a m a h , Caliban cannibale, Paris, 1 9 7 3 .
60 LE PROCESSUS COLONIAL

car la majorité des peuples de l’Europe sont nommés dans les


autres langues du continent par des mots qui constituent des
déformations légères du mot autochtone. Pour prendre nos
exemples en français, les mots russe (russki), anglais (english),
italien (italiano), espagnol (español) ne sont pas très éloignés
du terme originel. Mais les rapports économiques et politiques
(ainsi que la vision idéologique de ces rapports) entre la France,
la Russie, l’Italie, etc., étaient très différents des rapports
entre l’Europe occidentale et ses futures colonies. Le droit de
nommer est largement limité dans le premier cas (on tient
compte des appellations locales), il est sans rivages dans le
second. C’est là toute la différence.
Différence im portante car elle définit l’antichambre du colo­
nialisme linguistique que nous allons m aintenant décrire.

X P R E M IE R STA DE : L E C O LONIALISM E N AISSANT

On sait que toute invasion se concrétise très vite par l’im­


plantation de groupes de militaires et d’administrateurs, puis
de commerçants, généralement dans les villes : c’est autour de
ces groupes que va tou t d’abord se jouer la bataille linguistique.
Se dégage en effet, comme je le rappelais au début de ce cha­
pitre, une classe de collaborateurs locaux qui vont, par néces­
sité et par intérêt, utiliser la langue de l’envahisseur. Il s’agit
bien sûr to u t d’abord de ce que l’on appelle aujourd’hui les
bourgeoisies compradores, mais cette fonction a été remplie de
to u t temps par diverses catégories sociales : les commerçants,
les juristes, etc... Parallèlement, et pour les mêmes raisons
d’intérêt et de nécessité, un autre groupe social va apprendre
la langue dominante : celui des domestiques que l’envahisseur
recrute sur place. Enfin, dans les situations où les arts et les
lettres vivent du pouvoir, l’expression adopte aussi cette
langue dominante. Ce premier stade est donc d’abord le résul­
tat d'une situation économique : la langue dominante est adop­
tée par ceux qui, sur place, sont proches du pouvoir ou le
représentent, et par ceux qui traitent avec lui (gros commer­
çants ou domestiques). Ce bilinguisme ne concerne bien en­
tendu qu’un petit groupe d’individus : l’immense majorité de
la population demeure monolingue.
AU NIVEAU LINGUISTIQUE 61
Les exemples de cette situation abondent. De façon très
générale, l’extension linguistique est à sens unique : il ne s’agit
pas de vases communicants mais d’injection. Ainsi, pour un
René Caillé qui par obligation apprend l’arabe puis le « man-
dingue » avant de partir pour Tombouctou (il voulait se faire
passer pour égyptien), nous avons des centaines de milliers
de cas où l’envahisseur ne connaît pas un mot de la langue do­
minée et impose donc la sienne à ses interlocuteurs locaux. Ce
qui importe ici le plus, c’est que ce phénomène premier est
extérieur à toute idéologie : il n’y a pas là, au départ, action
réfléchie et concertée, mais simplement manifestation lin­
guistique d’un rapport de force. Ainsi, au pays de Galles, au
début de notre ère, la situation correspond assez bien à ce que
nous venons de décrire. En 54 avant J.-C., les Romains ont
entamé la conquête de l’Angleterre, ils pénètrent au pays de
Galles en 47 et y resteront environ 450 ans. Occupation essen­
tiellement militaire, concrétisée par quatre places fortes ins­
tallées aux quatre coins du pays : Deva, Segontium, Isca et
Maridunum. Or la plus grande partie du pays continue de
parler brittonique e t seules les classes supérieures sont bilin­
gues, autour des centre romains (*). Nous verrons d’ailleurs
au chapitre suivant que le nombre très limité de mots latins
en gallois moderne (environ 600) témoigne que la présence
romaine n’a jamais dépassé ce premier stade : il ne présuppose
en effet rien pour ce qui concerne la suite du processus. Même
phénomène quelques siècles plus tard en Bretagne armori­
caine : la cour ducale se francise et se latinise très vite, et les
poètes suivent le mouvement. Le dernier poète de cour bre-
tonnant dont nous ayons gardé trace est le barde Cadiou, de
Quimper, qui se trouvait à la cour du duc Hoël de Cornouailles,
mais dès le x n e siècle les poètes composent surtout en latin,
puis en français. Ils écrivent en effet pour les nobles et dans
la langue pour laquelle ceux-ci sont prêts à payer. Ainsi, en
Occitanie, lorsque Jeanne d’Albret se dresse face à la France,
Peir de Garros écrit pour elle en gascon (1565), et Du Bartas
qui écrivait d’abord en gascon se met au français lorsque la
reine Margot francise la cour de Pau, etc.

(•) Cf. A. Le C a l v e z , Un eus de bilinguisme, le Pays dt Galles,


Lannion, 1970, p. 14.
62 LE PROCESSUS COLONIAL

L’administration utilisant la langue dominante, ce bilin­


guisme du premier stade se manifeste également dans les tri­
bunaux (ou le peuple est jugé dans une langue qu’il ne com­
prend pas), dans les actes juridiques, dans les textes officiels.
Dans l’Angleterre médiévale, par exemple, les textes officiels
sont toujours en latin ou en anglo-normand, et ce n’est qu’au
xiv« siècle que l’on voit apparaître dans ce domaine la langue
anglaise : une pétition adressée par les merciers de Londres
au parlement en 1386 est rédigée en moyen anglais, dans sa
forme londonienne, elles étaient toutes auparavant rédigées
dans l’une des langues « officielles » (l).
Ce rapport entre structure du bilinguisme et structures éco­
nomiques et politiques mérite que nous nous y arrêtions un
moment. En effet, intervenant en 1950 dans le débat post-
marrien sur le thème du « marxisme en linguistique », Joseph
Staline s’est attaché à démontrer que la langue n’est ni une
superstructure, ni, consécutivement, un fait de classe. E t
l’un de ses arguments massues consiste à rappeler que la
Russie a connu, en 1917, un bouleversement infrastructurel
alors que la langue n’a pas changé. Au contraire, dit-il, la
langue est un instrument qui sert également toutes les classes
de la société et manifeste à leur égard une totale indifférence :
il n’y a pas de langue de classe mais simplement un usage de
classe de la langue.
Si Staline se trouve ici évoqué, c’est que voulant conforter
une thèse en partie juste (la langue n’est en effet pas une su­
perstructure, mais ce n’est pas là que se manifeste — ou ne se
manifeste pas — son caractère de classe : c’est dans son aspect
de véhicule privilégié de l’idéologie), il prend un exemple qui
nous concerne et qu’il traite de façon totalem ent erronée.
Certains camarades, dit-il, ont voulu arguer du fait que pen­
dant une certaine époque les féodaux parlaient français en
Angleterre tandis que le peuple parlait anglais pour démontrer
le caractère de classe de la langue. Ce n’est pas là un argument,
to u t au plus une anecdote, ironise Staline, et il conclut : « On
sait que cet engouement de ceux qui s’amusaient à parler la
(*) On trouvera le texte de la pétition des merciers dans F. Mo ssé,
Manuel de l’anglais du moyen Age, moyen anglais, tome 1, p. 323.
AU NIVEAU LINGUISTIQUE 63
langue française a disparu ensuite sans laisser de trace, faisant
place à la langue anglaise commune à to u t le peuple (*). » On
n’insistera pas sur les termes engouement, s'amuser, qui té­
moignent d’une totale incompréhension du lien entre rapports
de force et rapports linguistiques. On soulignera to u t juste au
passage l’ineptie de la proposition selon laquelle le français a
disparu sans laisser de trace, la langue anglaise demeurant
seule telle qu’en elle-même : l’anglais moderne est justem ent
le produit de la confrontation entre le saxon parlé par le
peuple et le normand parlé par l’aristocratie, qui a laissé des
traces importantes au plan lexical. Ce qui importe surtout, en
effet, c’est la rigidité du raisonnement de Staline :
1. une langue n’est pas de classe,
2. donc le français parlé en Angleterre au moyen âge n’est
pas plus de classe que le français parlé en France,
3. donc les féodaux s’amusaient à parler cette langue, par
simple « engouement ».
Il est vrai en effet que la langue n’est pas une superstructure
et que le niveau de son rapport à la lutte de classes est ailleurs,
mais il est vrai aussi que la pensée stalinienne, dans sa simpli­
cité, ne s’accommode que de situations unilingues. Le pro­
blème est tout autre dans les cas de plurilinguisme, en parti­
culier lorsque ce plurilinguisme est le produit d'une invasion.
Nous avons alors une langue dominante, celle de l’envahisseur
(ou du colonisateur), que les élites parlent par besoin et intérêt
(et non pas par engouement), et une ou des langues dominées,
celles du colonisé. Les langues deviennent-elles des super­
structures dans cette situation nouvelle? Certes pas, il n’y a
aucune raison qu’elles changent de statut, mais la division
linguistique en langue dominante-langue dominée peut être
considérée, elle, comme un fait superstructurel. Il y a en effet
dans ces situations une certaine organisation du plurilinguisme,
organisation sociale e t géographique, ayant ses caractéristi­
ques statistiques et fonctionnelles, et c’est cette organisation
que je me propose de considérer comme un fait de superstruc­
ture. Nous aurions alors une direction de recherche suggestive :
si nous revenons à cette phrase de Marx et Engels, dans le
Manifeste communiste, selon laquelle « l’histoire de toute la
(■) J . S t a li n e , « A propos du m arxism e en linguistlquo », Cahier»
marxistes-léninistes, n° 12-13, page 32.
64 LE PROCESSUS COLONIAL

société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de
classes », il est possible de considérer l’histoire de la super­
structure linguistique (comme je viens de la définir : non pas
la langue, mais l’organisation linguistique sociale) comme une
histoire particulière de l’histoire de la lutte des classes. Car la
thèse de Staline qui veut que « la langue comme moyen de
communication entre les hommes dans la société sert également
toutes les classes » (*) est manifestement fausse : dans l’Angle­
terre médiévale comme dans les colonies d’aujourd’hui, il en
va très différemment parce que la langue n’est plus seulement
un moyen de communication, elle devient un moyen d’oppres­
sion. Cette idée de la langue comme instrum ent de communica­
tion, qui a eu un large succès dans la linguistique structurale
contemporaine, est déjà en elle-même suspecte (2) lorsqu’on
l’applique aux sociétés unilingues. Appliquée à la situation
coloniale, elle devient ridicule : en effet, si 2 ou 3 % de la
population d’un pays colonisé parlent la langue dominante,
la langue officielle, tandis que l’immense majorité du peuple
parle sa langue dominée, il est difficile d’adm ettre que cela
soit indifférent à la lutte des classes dans ce pays. D’autant
que la seule façon d’accéder à l’ensemble des postes de respon­
sabilité, au sta tu t de fonctionnaire par exemple, est justement
de parler la langue dominante. Il devient alors clair que cette
langue sert les intérêts d’une classe, intérêts que partagent
les bourgeoisies compradores, en même temps qu’elle sert le
néo-colonialisme. De cela, Staline est totalem ent inconscient,
à moins qu’il préfère passer rapidement sur ce problème pour
éviter d’avoir à traiter des nationalités en U. R. S. S.
Roland Barthes nous fournit également, pour analyser ce
problème, un concept réutilisable. Dans son texte consacré à
Ignace de Loyola et publié, avant d’être repris en volume, sous
le titre de Comment parler à Dieu, il présente les prescriptions
des Exercices spirituels comme branchées sur l’élaboration de
ce qu’il appelle « un champ d’exclusion ». Il faut, pour parler
à Dieu, faire abstraction de tous les langages antérieurs, en
particulier des « paroles oiseuses », selon le mot de Loyola, et
les recettes de Exercices s’y prêtent : « Tous ces protocoles ont

(*) /</., p. 30.


(•) C f. L.-J. C a lv e t, Roland liurihct : un regard politique sur le
signe, chap. 1.
AU NIVEAU LINGUISTIQUE 65

pour fonction d’installer une sorte de vide linguistique, néces­


saire à l’élaboration et au triomphe de la langue nouvelle : le
vide est idéalement l’espace antérieur de toute sémiophanie (l). »
Il est facile de détourner cette analyse (comme on détourne
un avion) et de l’appliquer à la situation linguistique coloniale.
La question n’est plus alors « Comment parler à Dieu? » mais,
selon les cas, « Comment parler à la capitale? »lorsqu’on se
trouve en Bretagne, en Occitanie ou en Corse, « Comment
parler à la métropole? » lorsqu’on se trouve en Afrique du
Nord, en Afrique noire, en Indochine, etc. Cette approche est
d’ailleurs susceptible d’être appliquée à l’analyse sociologique
des rapports linguistiques en milieu dit unilingue (comment
parler au patron? au directeur? au général? etc.), mais
là n’est pas notre propos pour l’instant, il faudra y revenir dans
un autre ouvrage. Pour les questions précédentes, cependant,
la réponse est simple : on parle à la capitale ou à la métropole
en oubliant le corse, le breton, l’occitan, l’arabe, le wolof, le
bambara, etc., en faisant le vide de ces langages antérieurs
pour utiliser le français qui devient alors langue exclusive. Au
plan linguistique, le colonialisme institue donc un champ
d’exclusion linguistique à double détente : exclusion d’une
langue (la langue dominée) des sphères du pouvoir, exclusion
des locuteurs de cette langue (de ceux qui n’ont pas appris la
langue dominante) de ces mêmes sphères. E t comme précé­
demment, si la langue n’esttoujourspasici une superstructure,
son statu t de langue exclusive ou de langue tendant à se déve­
lopper sur un champ d’exclusion est, lui, superstructurel.
C’est donc ce statu t linguistique qui caractérise certains rap­
ports de force (pas seulement en situation coloniale), bilin­
guisme avec opposition entre langue dominée et langue
dominante, écrasement d’une ou plusieurs langues par une
autre, langue exclusive, etc., que nous appellerons désormais
superstructure linguistique.

Mais parallèlement à ce processus, dans le cadre de cette


instauration du champ d’exclusion et, d’une façon plus large,
de la superstructure linguistique, l’entreprise coloniale a égalc-

( ') B a r t h e s , Sade, Fourier, Loyola, p age 55.


¡linguistique et colçnialixm e.
66 LE PROCESSUS COLONIAL

ment un rapport transitif aux langues : elle agit par décrets,


par choix politiques, par planification scolaire. Cette action
est bien évidemment liée à l’établissement des superstructures
que nous venons d’évoquer, mais elle est en même temps le
produit d’une certaine idéologie que nous avons tenté de
décrire dans les deux premiers chapitres. En effet, une fois
installé, le colonisateur va établir sa culture face au vide cul­
turel qu’il croit (ou plutôt qu’il veut) trouver, c’est-à-dire
qu’il va établir la culture. Ainsi, aux U. S. A. à partir de 1880,
alors que la « pacification » est pratiquem ent terminée (si
l’on excepte la résistance du groupe chiricahua mené par Géro-
nimo), le gouvernement crée des écoles où l’anglais est imposé,
les langues indiennes interdites. Il est d’ailleurs frappant de
voir à ce propos qu’un auteur dont la sympathie pour les
indiens est évidente (et militante), Helen Jackson, évalue sys­
tématiquement leur degré de « civilisation » dans les termes de
la vision blanche du problème, c’est-à-dire en termes de degré
d’assimilation :
— les Cherokees : « Les progrès accomplis par ce peuple au
cours des dix années suivantes sont difficiles à croire. En 1851,
22 écoles primaires étaient établies... l’association anti-alcoo­
lique comptait trois mille membres. »
— et à l’inverse, pour les Sioux : « On ne peut nier que les
tribus étaient légèrement hostiles à toute civilisation, mais
cela était normal, après to u t : il s’agissait des inévitables pro­
testations d’une race fière et courageuse contre l’abandon des
caractéristiques de leur mode de vie (*). #
Ainsi, d’un côté la civilisation , de l’autre un mode de viet
Pourtant, non seulement les indiens ont des langues (qui
en douterait), mais encore ils les écrivent parfois (ce qui, ob­
jectivement, n’ajoute rien au sta tu t de ces langues, mais qui
revêt une certaine importance en Occident où l’on a, encore
une fois par ethnocentrisme, tendance à égaler civilisation à
langue écrite). Dès 1734, après l’arrivée d’Oglethorpe en Géor­
gie, les Cherokees envoient une lettre à la compagnie coloniale,
rédigée en hiéroglyphes peints sur une peau de bison. Plus
tard on s’exclame (avec un léger paternalisme) sur l’invention
d’un alphabet cherokee. Thomas Me Kenney signale en 1825

( ') Id ., p. 89 e t 175.
AU NIVEAU LINGUISTIQUE 67
les « travaux de philologie d’un indigène du nom de Guess ».
Il s’agit en fait de Sequoyah, auquel la Norih american Reoiew
consacre en 1842 un article d’un affligeant paternalisme :

« Un indien cherokee du nom de Sequoyah, au lieu de participer


aux jeux rudes des autres jeunes indiens, prit grand plaisir au cours
de son enfance à exercer son ingéniosité par des travaux de petite
mécanique... Il persévéra dans cette entreprise et atteignit son but en
compilant.un total de 86 caractères (*). »

En somme, Sequoyah était un bon indien, comme on disait


en Afrique un bon nègre. Le linguiste Léonard Bloomfleld
le signalera lui aussi : « Sikwaya, un Cherokee, inventa une
série de 85 symboles syllabiques pour sa langue ; les indiens
fox ont plusieurs syllabaires, tous fondés sur les formes
écrites anglaises, et le cree a un syllabaire formé de caractères
géométriques simples (8) ». Cela n’empêche nullement que se
développe le mépris pour la culture des indiens et une évalua­
tion de leur « niveau de civilisation » uniquement fondée sur
celle des blancs. Cette tendance atteint parfois les sommets
du ridicule et du sectarisme religieux (ce qui revient au
même). En 1870, par exemple, un missionnaire, le docteur
Williamson, écrit au ministre de l’intérieur à propos des
indiens Santees : « Les indiens civilisés sont certainement
plus nombreux que vous ne le croyez. Lors du service du
premier sabbat de ce mois, il y avait 77 communiants de
notre église et un certain nombre de visiteurs en plus (3). »
Ce ne sont pas là des erreurs du passé, comme on pourrait le
croire : cette pratique se poursuit aujourd’hui, un peu partout
dans le monde. Jean-Marie H uart signale par exemple qu’en
Guyane française, non seulement on n’enseigne aux enfants
que le français, mais encore on les sépare de force de leurs
familles, les missionnaires imposant un système d’internat
dit « home d’enfants » (*). E t cette utilisation de l’école dans
le cadre de la glottophagie n’est nullement isolée : en 1969,
l’enseignement des indiens Wayanas de Guyane se fait en
français et aucune tentative de transcrire leur langue n’a,

(■) C itée p a r H . J a c k s o n , p . 294-295.


( !) L . B l o o m f i e l d , Le langage ( t r a d . f r .) , p . 2 7 1 .
(a) C ité p a r J ac k so n , p . 185.
(*) J . M. H u a b t, Français et indiens en Guyane, Pari», 1972, p, ¡14:1.
68 LE PROCESSUS COLONIAL

semble-t-il, été faite (*) ; au Pérou, chez les indiens Shipibo,


colonisés depuis 1656, ce n’est que depuis une trentaine
d’années que des sectes protestantes ont lancé un enseignement
bilingue, espagnol-shipibo (*), etc.

Mais le meilleur exemple du rôle de l’école dans le pro­


cessus linguistique de la colonisation est sans doute celui de
l’Algérie, qui a été étudié de très près par Yvonne Turin (3)
dont nous utiliserons le livre dans les lignes suivantes. Dès
la chute d’Alger, en 1830, un nombre im portant de « péda­
gogues » plus ou moins sérieux se proposent pour régir l’en­
seignement de ce nouvel eldorado, et dès l’origine, la question
linguistique se pose. Ainsi lorsque Jomard écrit en 1831 au
ministre de la marine pour lui proposer son concours (Jomard
est responsable de l’école égyptienne de Paris et c’est lui qui,
quelques années auparavant, a préfacé et a fait étudier le
journal de voyage de René Caillé), on lui répond qu’il y a
d’abord un problème linguistique : trois langues sur place,
l’arabe, le turque et la franque, plus le français. Laquelle
enseigner? M. Costes, « ministre du saint évangile », a une
réponse toute personnelle : il est candidat pour aller enseigner
les langues indiennes à Alger (‘). Mais, à côté de cet hurluberlu,
il y a des gens sérieux, compétents, qui donnent leur avis, et
il est intéressant de remarquer qu’ils se situent tous dans la
même problématique. M. Peigné, sollicité par le général Clau-
zel, explique d’abord avec prudence dans une lettre du 20 mai
1831 qu’il ne sait rien de l’Algérie et qu’il conviendrait de
s’informer, ce qui ne l’empêche pas de conclure à propos du
système français d’enseignement : « à moins d’une nécessité
absolue, je ne vois pas qu’il soit besoin d’y rien changer quand
on le transplantera outre-mer » (5). E t le duc de Rovigo, en 1832,
est tou t aussi clair : « Je regarde la propagation de l’instruc­
tion et de notre langue comme le moyen le plus efficace de
faire faire des progrès à notre domination dans ce pays...

(■) De l’ethnocide, Paris, 1972, p. 165.


(*) Id., p. 177-187.
(*) Yvonne T u r i n , Affrontements culturels dans VAlgérie coloniale,
Paris, 1971.
(•) T u rin , p. 37.
(‘) T urin , p. 38.
AU NIVEAU LINGUISTIQUE 69

Le vrai prodige à opérer serait de remplacer peu à peu l’arabe


par le français C1). »
Cependant, il faut prendre des décisions et Genty de Bussy,
nommé intendant civil en 1832, adopte l’idée qu’on lui propose
de Y enseignement mutuel : sous un même toit (en l’occurrence
une mosquée), des Français, des Musulmans et des Israélites
s’auto-enseigneront. Le projet est présenté avec une teinture
humaniste, il permettra, pense-t-on, l’extinction des haines
et des animosités religieuses, et malgré la réserve de Paris
il voit le jour : l’école mutuelle ouvre ses portes à Alger le
1er juin 1833, sous la direction de M. Barthélémy. Elle recevra
100 Français, 21 Allemands, 15 Espagnols, 5 Italiens, 2 Mal­
tais et 58 « indigènes » (en fait, des Israélites, il n’y a aucun
Algérien). Genty de Bussy s’afflige de cet échec car il consi­
dère que l’école coranique fréquentée par les jeunes musul­
mans « n’est qu’un mode d’étourdissement mutuel » (2) : seul
le modèle européen arrangé à la sauce de l’enseignement
mutuel demeure pour lui acceptable. Mais ses états d’âme ne
changent rien aux faits, qui sont comme on sait têtus : l’école
mutuelle d’Alger, puis celle de Bône, n’auront aucun succès,
pas plus d’ailleurs que les cours d’arabe qui, créés spéciale­
ment pour les Français, n’ont pas d’élèves. E t l’on en vient,
dix ans après la prise d’Alger, à une conclusion qui, sur le
plan linguistique, n’a pas varié : on abandonne l’idée de
l’école mutuelle, mais nullement le projet glottophage exposé
avec brio par le duc de Rovigo. E t le comte Guyot, successeur
de Genty de Bussy, conclut devant cette répugnance des
« races » à se mêler : « Ainsi, de ces fractions, deux sont euro­
péennes et deux sont africaines ; pour les enfants de chaque
fraction, il faut des écoles de langue française séparées » (s).
Mais l’on craint toujours l’absentéisme des indigènes,
absentéisme insupportable car il réduit à néant le beau vernis
dont se pare le colonialisme : répandre la culture, la civili­
sation. C’est alors que germe une idée géniale et qui en dit
long sur le désarroi de l’administration : payer les élèves
au prorata de leur présence à l’école. Une aventurière éton-

Id., p. 40.
(‘) Id., p. 45.
(') T u rin , p. 49. C’est moi qui souligne.
70 LE PROCESSUS COLONIAL

nante, Mme Allix (l), qui a créé une école pour jeunes filles
musulmanes, écrit à ce sujet en 1845 : « Il faut connaître bien
peu les Arabes pour croire que le désir de s’instruire soit
seul pour quelque chose dans le succès que j’ai obtenu. La
misère et la faim, voilà mes auxiliaires réels. Alger regorge de
familles malheureuses, dévorées de besoins poignants et
décimées par d’affreuses privations. En offrant à ces familles
une prime de deux francs par mois pour les aider, j ’ai fait
taire tous leurs scrupules ; en donnant, en outre, un repas par
jour à mes élèves affamées, j ’ai acquis toutes les sympathies
de leurs mères (a). # Le passage se passe de commentaire. On
tente pourtant de généraliser le procédé en distribuant aux
enfants un carnet de présence, dûment tamponné chaque jour :
un carnet complet valait deux francs par mois. P ar cet ingé­
nieux système de pointage avant l’heure, on obtient effecti­
vement quelques « résultats » : 75 élèves musulmans à Alger
en 1850, 159 en 1851... Parallèlement, on crée à Paris une
école pour les fils de chefs, dans le but évident de se fabriquer
une courroie de transmission francisée et pour faire échec au
système inventé sur place (les chefs envoyaient à l’école les
fils de leurs serviteurs) : dotée d’énormes crédits, l’école de
Paris recevra entre 1839 et 1847 onze élèves...
En fait, vingt ans après le débarquement, on n’a toujours
pas réussi à imposer le modèle scolaire français. L ’adminis­
tration n’a d’ailleurs pas de politique très nette, les deux seuls
points clairs et immuables restant la méconnaissance de la
culture arabe d’une p art et l’idée que le français restera la
langue d’autre part. Se greffe sur cette imprécision une que­
relle entre le ministère de la guerre et celui de l’instruction
publique qui tous deux veulent obtenir la tutelle de l’ensei­
gnement en Algérie. Cette petite guerre d’influence se
termine, en 1848, par un compromis : le décret du 22 juillet
précise que les écoles pour israélites et européens dépendront
de l’instruction publique et que celles pour musulmans dépen­
dront de la guerre (lü ). C’est déjà reconnaître le caractère
directement politique et militaire du problème, nous allons
y revenir. Puis, en 1850, deux décrets viennent préciser les

(') Parfois connue sous le nom de m adam e Luce, du nom de son


second m ari.
(») ld., p. 58-59.
AU NIVEAU LINGUISTIQUE 71
choses. L ’un (14 juillet) institue des écoles « arabes-françai-
ses » sur le modèle de celle de Mme Allix à Alger, Bône, Blida
et Mostaganem. On y apprendra à lire et écrire le français
et l’arabe, puis un peu de calcul, de sciences naturelles et de
géographie. Ces écoles sont bien sûr placées sous la tutelle du
ministère des armées. Le second décret (30 septembre) recon­
naît l’instruction primaire et secondaire musulmane, et les
place sous la haute direction du gouverneur général : c’est
une tentative de contrôler ce qui existe déjà. Face aux rêves
farfelus des années 30, les deux décrets de 1850 sont, si l’on
veut, des mesures « réalistes # : elles prennent acte de l’échec des
tentatives précédentes et consacrent la coupure entre l’en­
seignement réservé aux européens et celui réservé aux indi­
gènes. Surtout, la conception policière de l’enseignement
indigène apparaît clairement : on ne peut pas les forcer à
venir dans nos écoles, nous allons surveiller et noyauter les
leurs. En témoigne, bien sûr, le partage des responsabilités
opéré en 1848, mais aussi, et plus clairement peut-être, ce
rapport d’inspection du général Camou en 1854 : « L ’instruc­
tion publique indigène laisse toujours beaucoup à désirer ;
du reste, nous devons avouer que nous ne nous sommes pas
attachés à lui donner trop d’extension, dans l’impossibilité
où nous sommes de la surveiller et de la diriger dans un but
favorable à nos intérêts et à notre politique (l). » On voit
qu’il s’agissait surtout d’une double manœuvre politico-
policière n’ayant que de lointains rapports avec l’entreprise
de civilisation chère aux idéologues de la colonisation : opposer
d’une part à l’enseignement traditionnel les écoles arabes-
françaises, surveiller d’autre p art autant que faire se peut cet
enseignement traditionnel.

Dans tous les cas, qu’il s’agisse de la Guyane, de l’Algérie,


plus tard de l’Afrique noire, l’école est donc utilisée en confor­
mité avec un projet idéologique qui vient s’insérer harmonieu­
sement dans le développement de la superstructure linguiM-
tique du colonialisme naissant que nous avons tenté de décrire.
Glottophagie, certes, mais aussi destruction culturelle, ou

(*) T u r i n , p . 2 0 7 .
72 LE PROCESSUS COLONIAL

du moins tentative de destruction culturelle, viennent ainsi


apporter leur petite pierre à l’édifice du colonialisme nais­
sant. L ’école trouve tout naturellement sa place dans le champ
d’exclusion linguistique, et le projet est de communication
dirigée : vers la métropole, et dans la langue de celle-ci. Pour
une minorité, bien sûr (voir par exemple la sollicitude pour
les fils de chefs), les autres n’ayant pas la parole. E t cette
communication dirigée est étrangement isomorphe de l’éco­
nomie « dirigée » qu’instaure le colonialisme : mono-production
(réelle) et mono-linguisme (idéalisé) ne vont-ils pas de pair
dans une vaste vision au sein de laquelle les civilisations
locales, que l’ont nie d’ailleurs, n’ont pas leur place?

D E U X IÈ M E STA DE :
LE COLONIALISM E TR IO M PH A N T

Le premier stade de la glottophagie que nous venons de


décrire était en quelque sorte un stade vertical : la différen­
ciation linguistique s’y manifestait essentiellement en termes
de classes sociales, le recul de la langue dominée commençant
par la cour, la noblesse locale, la bourgeoisie et, dans une
moindre mesure, les domestiques et quelques commerçants.
La langue dominante est ainsi adoptée par ceux qui, sur
place, sont proches du pouvoir colonial ou le représentent,
et par ceux qui travaillent pour lui (domestiques, commer­
çants, mais aussi, dans les pays de tradition écrite comme ceux
de l’hexagone, écrivains, poètes, etc.).
Le second stade est plutôt « horizontal » en ce sens que la
différenciation linguistique va s’établir non plus seulement
selon l’échelle de classes, comme nous venons de le voir, mais
aussi selon une échelle géographique : la ville contre la campa­
gne. Ce changement de direction dans l’extension de la langue
dominante s’accompagne d’un changement superstructurel
im portant : on passe lentement et selon les cas du bilinguisme
au monolinguisme ou du monolinguisme au bilinguisme.
Ainsi, les classes supérieures qui avaient acquis la langue
dominante (bilinguisme) tendent à abandonner la langue
dominée (passage à un nouveau monolinguisme), tandis que
les classes inférieures des villes qui ne parlaient que la langue
AU NIVEAU LINGUISTIQUE 73
dominée (monolinguisme) tendent à acquérir la langue domi­
nante (monolinguisme). En bref, alors que dans notre premier
stade nous avions une classe au pouvoir bilingue et un peuple
monolingue, nous avons dans notre second stade une classe
au pouvoir monolingue, un peuple citadin bilingue e t un peuple
campagnard monolingue, ce qui constitue une nouvelle
superstructure linguistique.
La conjugaison de ces deux phénomènes (différenciation
ville-campagne et différenciation sociale) avait déjà été notée
par Antoine Meillet à propos de l’extension du latin en
Gaule :

« Si en Gaule par exemple, les classes dirigeantes, les habitants


des villes ne parlaient sans doute que latin au iv* siècle, il semble bien
que le gaulois n’avait pas disparu partout à la campagne (l). »

E t revenant plus loin sur le même problème, il insistait avec


raison sur les racines économiques de cette évolution :

<Le fait que les éléments dirigeants de la nation gauloise, recon­


naissant la supériorité de la civilisation romaine et désirant garder
leur situation dominante, ont promptement acquis la connaissance
du latin, n'a pas empêché les parlers gaulois de subsister à côté du
latin dans des régions rurales, sans doute durant plusieurs siècles. Il
est résulté de là que pendant ces siècles beaucoup de gens ont prati­
qué à la fois le latin et le gaulois. Il y a donc eu durant de longues
années des individus bilingues dans l’ancien domaine gaulois car,
d’une part, les éléments dirigeants ont dû garder quelques connais­
sances du gaulois pour se faire entendre des gens qui étaient restés
fidèles au vieil usage, et, inversement, beaucoup de gens du peuple
ont dû acquérir rapidement quelques connaissances du latin auprès
des éléments dirigeants. Sur ces faits, on ne saurait insister faute de
données précises (*). »

La prudence affichée ici par l’auteur ne doit pas nous mas­


quer ce fait im portant que le processus qu’il décrit pour le
cas particulier de l’expansion du latin se retrouve pratique­
ment dans tous les cas de glottophagie, à un certain moment
de l’évolution. Mais si les fondements économiques et poli­
tiques de cette évolution sont primordiaux, l’évolution fllo-
(■) A. M e i ll e t, « Le sens linguistique de l ’unité latine », In ¡.higult
tique historique et linguistique générale, tom e 1, p. 314.
(*) A. M e i ll e t, < Sur les effets des changem ents de langu«» •, "/'
cit., tom e 2, p. 105.
74 LE PROCESSUS COLONIAL

même est largement favorisée par des facteurs plus contin­


gents : c’est la législation sur l’administration, les tribunaux,
l’école et, de nos jours, la presse, la radio, la télévision, qui
vont venir seconder les rapports de force et faciliter la repro­
duction de la superstructure linguistique.
Nous en trouvons un exemple parmi d’autres au Pays de
Galles. Nous avons vu plus haut que l’implantation militaire
et linguistique romaine y avait été relativement faible. En
fait, le gallois n’a jamais été sérieusement menacé par le
latin et c’est, plus tard, l’anglais qu’il va devoir affronter.
Tout d’abord, l’envahisseur anglais semble vouloir respecter
la langue galloise : le sta tu t de Rhuddlan proclamé en mars
1284 par Edouard Ier n’a rien de glottophage et A. Le Calvez
note que <t les coutumes et les traditions galloises étaient
respectées. Le gallois demeure donc la langue des uchelwyr
(nobles) et du peuple. En 1284 le Pays de Galles ne perdit que
son indépendance politique » (*). Ce n’est qu’en 1536, lorsque
le Pays de Galles entre dans le système administratif et judi­
ciaire anglais, que la situation commence à évoluer. La justice
est désormais rendue en anglais, les administrateurs parlent
anglais, les textes officiels sont rédigés en anglais et parfois
en latin : c’est le système de l’envahisseur qui s’impose, alors
même que cet envahisseur s’est débarrassé récemment de la
langue française : à peine sorti d’une domination linguisti­
que dont il a eu à souffrir, il impose une nouvelle domination
linguistique à ses voisins (voir à ce propos le chapitre vm).
Les choses vont alors très vite : l’école, les mariages mixtes
et les intérêts économiques font le jeu de l’anglais, et le
peuple commence à ressentir l’aliénation classique de ces
situations : il tend à considérer sa langue comme une sous-
langue. Ainsi, Gruffydd Robert note-t-il à la fin du x v ie siècle :
« Vous trouverez des gens qui, dès qu’ils voient la Severn
ou les clochers de Shrewsbury et qu’ils entendent un Anglais
dire une fois « good morrow », oublient leur gallois et le parlent
très mal. Leur gallois est anglicisé et leur anglais (Dieu le
sait!) trop celtisé. Cela est dû soit à la sottise, soit à l’orgueil
le plus effronté ou à la vanité! Car jamais on ne tient pour

( ‘) A. L e C a lv e z , op. cit., p. 26.


AU NIVEAU LINGUISTIQUE 75
bon et vertueux celui qui renie son père, sa mère, son pays
ou sa langue. » E t le poète Rhisiart Phylip se plaint :

« Tu es mainnt froide et décharnée, sans ressource


[et méprisée.
E t tes enfants oisifs baissant le ton
Se mettent à parler la langue des Anglais
Et à t ’oublier — quelle mauvaise action !
Et à t ’abandonner à ta misère.
Existe-t-il dans ta famille
Quelqu’un qui te connaisse encore (L) ‘! »

Ainsi la régression du gallois semble-t-elle engagée, à cette


époque de domination anglaise, et la langue dominée ne sera
sauvée que par la religion. En effet, les progrès de la réforme
face au catholicisme (en 1603, on compte au Pays de Galles
200 000 anglicans et 808 catholiques) sont directement liés
à la traduction en gallois du Nouveau Testament (en 1567) et
de la Bible (en 1588). Il faut se garder ici d’une fausse inter­
prétation de ces traductions. Il est par exemple difficile de
suivre Yves Person lorsqu’il écrit : « Cependant, le fanatisme
linguistique, c’est-à-dire la volonté d’imposer sa langue aux
dépens des autres, n’a pas été constant dans l’histoire britan­
nique. En fait, il n’apparaît pas avant le x v i i i ® siècle. Au
x v ie siècle, les Tudor eux-mêmes d’origine galloise intègrent
le pays de Galles à l’Angleterre, du point de vue légal, mais
adoptent le nom de Grande-Bretagne pour marquer qu’il ne
s’agit pas d’une annexion unilatérale. Comme c’est l’époque
de la Réforme, l’E ta t finance alors la traduction de la Bible
en gallois, ce qui jouera un rôle culturel décisif. Nous verrons
qu’à la même époque, François Ier proclamait par l’édit de
Villers-Cotterêts la doctrine du génocide culturel en France ('). #
En effet, cette aide accordée à la traduction des écritures en
gallois n’empêche nullement l’E ta t anglais de promouvoir un
génocide culturel to u t aussi efficace que le français. On a Ici
l’impression qu’Yves Person, dans un souci to u t naturel do
condamner la glottophagie française, tente de lui oppoHcr
un libéralisme anglais qui n’est que de surface. En folt, au
cours des deux siècles suivants, face à l’école anglaise impori«,
(») Cités p a r A. L e C a l v e z , op. cit., p. 37-38.
(*) Yves P e r s o n , « Im périalism e linguistique et coIoiiImIUiiiw •, lu
A r Falz, n° 1,1973, p. 23.
76 LE PROCESSUS COLONIAL

seules les écoles religieuses vont promouvoir le gallois en


utilisant le plus souvent les traductions des Écritures comme
livre de base. C’est le cas des écoles fondées par la Society
for the Promotion of Christian Knowledge dans le nord du Pays
de Galles, c’est aussi celui des écoles itinérantes fondées par
Griffith Jones, puis des écoles du dimanche ( Yr ysgol,sul) qui
apparaissent à partir de 1781. Malgré tout cela, l’anglais s’im­
pose dans les villes et le gallois recule : le Pays de Galles
sera, au xix* siècle, un pays largement bilingue et dont les
« élites » ne parlent qu’anglais.
Ces réactions sont cependant importantes car elles m ettent
en lumière l’un des principaux facteurs de résistance à la
glottophagie : la religion. Le fait est général : on sait que toutes
les religions ont fait la fortune d’une langue qu’elles ont main­
tenue contre vents et marées. C’est le cas du sanscrit pour le
brahmanisme, du latin pour le catholicisme, de l’hébreu pour
la religion israélite, etc. Mais la Réforme a ceci de particulier
qu’au contraire de toutes ces religions elle a toujours adopté
la langue parlée par le peuple et non pas une langue morte ou
en passe de le devenir. Ainsi, la traduction de la Bible en
allemand a joué un rôle non négligeable dans l’histoire lin­
guistique et politique des É tats allemands, et le même fait
apparaît, nous venons de le voir, au Pays de Galles. La reli­
gion peut donc sauver une langue, mais son intervention
est ambiguë car elle restreint en même temps cette langue
à certains secteurs, ceux précisément que lui abandonne la
langue dominante. Le fait est flagrant pour le Pays de Galles
où, face à l’anglais langue officielle de l’administration et de
l’école, le gallois restera au x v ie du x ix e la langue des écoles
parallèles ; mais il est assez général. Mostefa Lacheraf signale
par exemple qu’en Algérie « chez le peuple la langue française
fut décrétée langue d’ici-bas, par opposition à l’arabe qui
devenait langue du mérite spirituel dans l’autre vie » (*) et
cette « sauvegarde » d’une langue peut donc se transformer
assez vite en une autre forme d’enterrement. La langue domi­
nante (ici le français) occupe le domaine profane, c’est-à-dire
tout ce qui concerne la vie quotidienne, l’administration, la
justice, les techniques, la politique, les études, etc., tandis

(•) M. L a c h e ra f, U A tgéric : nation et société, Paris, 1965, p. 324.


AU NIVEAU LINGUISTIQUE 77
que la langue dominée (ici l’arabe) est refoulée vers le domaine
sacré. Ainsi l’opposition langue dominée-langue dominante se
trouve convertie en opposition entre ancien et nouveau : la
langue dominée est plus ou moins obligée de s’assumer comme
langue confessionnelle, rétrograde, du moins est-ce l’image
que les mass-media lui renvoient d’elle-même. Il s’est produit
dans l’hexagone un phénomène semblable avec le breton,
présenté par la I I I e République laïque et glottophage comme
la langue des curés (voir chapitre v i i ) . Cette organisation de
la diglossie, qui participe aussi de la superstructure linguis­
tique, porte en germe la disparition à terme de la langue
dominée, que seule pourra éviter un bouleversement poli­
tique : la langue ainsi « sauvegardée » n’a aucune force, aucun
dynamisme qui lui permette de reprendre le dessus, to u t au
plus peut-elle retarder son agonie. E t cela ta n t que les condi­
tions sociales, économiques et politiques la refoulent du côté
de « l’ancien ».

Ainsi cette expansion horizontale de la langue dominante


est-elle pratiquement sans frein ta n t que les conditions éco­
nomiques et politiques qui lui ont donné naissance perdurent.
Les villages acquièrent très vite l’usage de la langue exclusive,
les campagnes seules demeurant monolingues. Ce stade de
la glottophagie est pratiquement celui que nous connaissons
aujourd’hui dans la plupart des anciennes colonies de l’exté­
rieur comme dans celles de l’intérieur. Le cas de l’Occitanie
est, pour ces dernières, caractéristiques. Jules Ronjat chiffrait
à dix millions le nombre d’occitanophones (*) et Robert Lafont
tente une estimation plus précise qui donne :
— un à deux millions de locuteurs « à plein temps »,
bilingues mais n’employant le français qu’à l’extérieur de la
famille ou du village ;
— six millions de locuteurs partiels, comprenant et
parlant l’occitan mais ne l’utilisant qu’à l’occasion ;
soit sept à huit millions d’occitanophones sur une popu­
lation d’environ douze millions (2). Mais la répartition il« cri

(*) J. R o n j a t , Grammaire historique des parlera p rw rnftutr il lu


dernes, Montpellier 1930-1941 (4 volumes).
( !) R . L a f o n t , Clefs pour iOccilanie, 1 9 7 1 , pilB » IJ7,
78 LE PROCESSUS COLONIAL

groupes, une fois encore, est à la fois géographique et sociale.


En effet, si nous faisons abstraction du récent mouvement
de la jeunesse vers sa langue (les chiffres de candidats choisis­
sant pour le baccalauréat l’option « occitan » augmentent
chaque année, comme d'ailleurs pour l’option « breton », les
cours d’occitan se multiplient dans les collèges, les lycées, les
universités...), mouvement essentiellement citadin et univer­
sitaire, les huit millions d’occitanophones en question sont
surtout localisés dans les campagnes, la ville ayant cédé depuis
longtemps devant les coups de boutoir de la langue française.
Ici encore, la superstructure linguistique est fondée sur le
même modèle que l’organisation économique et sociale : la
subordination de la campagne à la ville est d’abord un fait
économique et social, mais les rapports linguistiques viennent
doubler (et renforcer) ces rapports sociaux. La modification
de ces rapports linguistiques présuppose d’ailleurs une modi­
fication des rapports économiques et sociaux. A l’époque pas
très éloignée, où les paysans occitans ne parlaient pas le
français, ils étaient amenés à apprendre cette seconde langue
lorsque leur situation matérielle les poussait à émigrer vers
la ville. Il est, dès lors, normal que ce soit dans les villes que
la langue dominée cède en premier, normal que Bordeaux ou
Marseille, par exemple, soient des enclaves francophones en
territoire occitan, normal que le breton ait pratiquement dis­
paru en quelques années de Saint-Bricuc (on l’y entend encore
quelquefois sur les chantiers de construction, c’est-à-dire là
où viennent travailler les paysans bretonnants qui ont aban­
donné leur terre), normal qu’il recule à Lannion mais se main­
tienne à la campagne, dans les fermes isolées.
Ainsi, cette organisation de ce que j ’appelle le second stade
(tendance au bilinguisme dans les villes, monolinguisme dans
les campagnes) se retrouve-t-elle dans la plupart des situations
que nous connaissons aujourd’hui, c’est-à-dire celles dans
lesquelles le processus de la glottophagie n’est pas allé jusqu’au
bout. Nous verrons dans un autre chapitre que la situation
est généralement celle-là dans ce qu’on se plaît aujourd’hui à
appeler « l’Afrique francophone ». Dans tous les cas, la langue
dominante est associée aux formes les plus « modernes »
d’économie (c’est-à-dire, du même coup, aux formes les plus
efficaces d’exploitation capitaliste de l’homme par l’homme)
AU NIVEAU LINGUISTIQUE 79
ut la langue dominée aux formes « archaïques » de production
(c’est-à-dire, en même temps, aux formes de vie sociale les
plus proches de la tradition locale). E t l’on retrouve donc trois
couples oppositifs isomorphes :

Industrie, commerce — agriculture


Ville — campagne
Langue dominante — langue dominée

Ce parallélisme se manifeste d’ailleurs à un quatrième niveau


celui de la dénomination, puisque le couple langue-dialecte
dont nous avons traité au chapitre précédent recoupe les trois
couples ci-dessus. Le paysan attaché à sa terre parle le « dia­
lecte », le citadin parle une « langue », cette homogénéité se re­
trouvant aussi dans les appellations méprisantes utilisées cou­
ramment pour désigner la langue dominée (par définition :
celle qu’on ne comprend pas) et ceux qui la parlent, appella­
tions souvent empruntées à ces mêmes langues dominées :
après le jargon des encyclopédistes on utilise à la campagne
un charabia ou un baragouin (charabia : désignait jusqu’à la
fin du xix® siècle, pour la bourgeoisie parisienne, l’occitan
parlé en Auvergne ; baragouin : de deux mots bretons, bara,
« pain », et gwin, « vin ») qui sont parlés par des ploucs ou par
des pacoulins (notons que le terme paysan est parfois lui-
même une appellation méprisante en français).

LES FORCES D E R ÉSISTA N C E A LA G LOTTOPHAGIE

La dynamique impliquée par les deux stades précédents


nous mène tout naturellement à un troisième stade, celui de
la glottophagie réussie, de la m ort de la langue dominée défi­
nitivement digérée par la langue dominante. En fait, le pro­
cessus n’aboutit pas toujours à ce dernier stade et, lorsquu
tel est cependant le cas, il ne reste guère que quelques tracea
archéologiques de la langue disparue dont nous traiterons nu
chapitre suivant. Les exemples de totale digestion d ’uno
langue (et donc d’une civilisation) que nous puissions (lôi'lro
d e façon exhaustive sont donc relativement rares, lion pun <|im
le fait lui-même ait été rare au cours de l'histoire, iiml» uoui
en avons to u t logiquement gardé peu de truei H, Dniin 1« oui
80 LE PROCESSUS COLONIAL

contraire, c’est le plus souvent par les chroniques de l’enva­


hisseur que nous sommes renseignés. Ainsi, nous savons bien
sûr que le latin a supplanté le gaulois en Gaule (après l’avoir
refoulé vers les campagnes, comme nous venons de le voir)
parce que l’envahisseur romain nous a laissé de nombreux
témoignages écrits. Mais dans de nombreuses situations anté­
rieures, contemporaines ou même postérieures, nous en sommes
réduits aux conjectures et à la recherche de preuves archéolo­
giques, à la glottochronologie, etc... Il est, par exemple, diffi­
cile de bien retracer les rapports de force (et par voie de consé­
quence les rapports linguistiques) qui ont constitué l’histoire
de l’Afrique de l’ouest, l’absence de documents écrits se faisant
gravement ressentir et l’archéologie étant, dans l’état actuel
de la recherche, d’un secours limité. Il est probable qu’entre
le x e et le x iv e siècle de notre ère deux grands blocs linguis­
tiques ont coexisté sur le domaine constitué approximative­
ment par la partie sud de l’actuelle république du Mali, une
partie de la Mauritanie, du Sénégal et de la Guinée : un bloc
de langue sarakolé autour de Koumbi, capitale de l’empire de
Ghana, et un bloc de langue malinké autour de Niani, capi­
tale présumée de l’empire de Mali. L’empire de Ghana a fina­
lement été défait par les armées de l’empereur malinké
Sunjata (à la bataille de Kirina), mais nous n’avons sur ce
point que le témoignage de la tradition orale et de chroniques
écrites en arabe, à une époque postérieure, à Tombouctou.
Sans doute, à la frontière fluctuante séparant ces deux empires,
les langues sarakolé et malinké se sont-elles trouvées en oppo­
sition, et, après la victoire de Sunjata et au cours de la lente
désagrégation de l'empire de Ghana, le malinké a dû se trouver
en situation de langue dominante. Peut-être même la langue
actuellement parlée dans la région de Kayes, à la frontière
du Sénégal et du Mali, est-elle le produit de ces rapports lin­
guistiques (du moins des arguments phonologiques qu’il serait
inutile d’évoquer ici militent-ils en faveur de cette hypothèse).
Mais nous ne pouvons actuellement rien affirmer et nous res­
tons confrontés au recul historique de la langue sarakolé
sans pouvoir en reconstruire les étapes.
Quelles que soient les difficultés à décrire ces phénomènes, il
importe de souligner que c’est par souci de simplification que
j ’ai présenté le processus glottophage en le tronçonnant en
AU NIVEAU LINGUISTIQUE 81
trois stades ; il s’agit en fait d’un phénomène continu, sans
paliers quantitatifs, les paliers que j ’ai tenté d’indiquer étant
plutôt qualitatifs. La langue dominante s’impose selon un
schéma qui passe par les classes dirigeantes, puis par la popu­
lation des villes et enfin par la campagne, ce processus s’ac­
compagnant de bilinguismes successifs, là où la langue do­
minée résiste. Mais la disparition d’une langue (la glottophagie
réussie) ou son contraire dépendent de nombreux facteurs non
linguistiques, en particulier des possibilités de résistance du
peuple qui parle cette langue. Le latin n’a pas supplanté le
gaulois parce qu’il lui était linguistiquement « supérieur » (les
chapitres précédents ont suffisamment montré qu’il n’y avait
pas de langues supérieures, mais des discours idéologiques
tentant d’étayer cette prétendue supériorité), il l’a supplanté
parce que les armées romaines étaient militairement supé­
rieures aux armées gauloises, dans un premier temps, et parce
que dans un second temps l’É ta t romain a pu assumer une
longue occupation militaire de la Gaule, doublée d’une colo­
nisation rationnelle où to u t était mis en œuvre pour assurer
la victoire d’une forme de civilisation : au bout du compte, le
gaulois n’a pas été victime de la langue latine, il a été victime
de l’impérialisme romain, de la même façon que le breton et
l’occitan n’ont pas été gravement atteints par le français,
mais par le centralisme économique et politique français,
c’est-à-dire par une forme de colonisation intérieure.
La description du processus de glottophagie est donc néces­
sairement liée à celle des forces de résistances à la glottopha­
gie : du rapport entre celles-ci et celle-là dépend l’issue du
combat. Ces forces de résistance, nous en avons vu certaines et,
en particulier, celle constituée par la religion dans toutes les
situations où elle est liée à une langue. Mais le plus sûr ressort
de cette résistance est constitué par la conscience nationale
du peuple opprimé qui le fera éventuellement se dresser contre
l’oppresseur. Car, de la même façon qu’il n’y a pas de clniutii
« pour soi » (par opposition à la classe « en soi ») sans coniclonco
de classe, il n’y a pas de nation « pour soi » sans coniclono*
nationale, cette conscience étantliée à toute lutte de libération.
C’est donc la lutte d’un peuple contre l’oppression extérieur»
qui constitue le plus souvent la principale forcc de i^ hUIhiii’w
à la glottophagie, et c’est la raison pour laquelle, pur exemple,
82 LE PROCESSUS COLONIAL

le français, disposant de l’aide importante de l’appareil d’É tat,


véritable rouleau compresseur ou machine à détruire les
cultures, ne s’est jamais vraim ent imposé en Algérie en 130 ans
de colonialisme. Il avait en face de lui une langue renforcée
par son rôle religieux, l’arabe (et, de ce point de vue, la langue
est en quelque sorte le maquis du peuple : on s’y abrite de la
langue dominante, on y lutte contre elle), et une langue re­
tranchée dans les montagnes où vivait le peuple qui la parle,
le berbère, bien sûr, mais surtout un peuple refusant l’oppres­
sion et qui prendra finalement les armes contre la présence
politique et économique française. C’est aussi, à l’inverse, la
raison pour laquelle l’hébreu s’est imposé en vingt ans en
Israël, le toscan en un siècle en Italie : dans ces deux cas il y
avait une conscience nationale, une volonté d’unité qui trou­
vait, entre autres, une traduction linguistique. Le rapport
entre ces deux chiffres est im portant : vingt ans pour faire de
l’hébreu, langue que tous les dictionnaires d’avant-guerre
classaient parmi les langues mortes, la langue d’Israël, impos­
sibilité en un siècle et demi de colonisation d’imposer le
français en Algérie. Im portant car, entre les deux exemples, il
y a la volonté et la lutte populaires qui font pencher la balance
dans un sens ou dans un autre : l’hébreu était du côté du
peuple, le français du côté de l’oppresseur.
Mais il y a un frein à cette possibilité de résistance à la glot-
tophagie : le plurilinguisme local, plurilinguisme objectif,
tout d ’abord, mais aussi plurilinguisme suscité par le colonisa­
teur. Ainsi, il est incontestable que la dialectalisation du
breton, divisé d’abord en quatre dialectes (vannetais, cor-
nouailles, léon, trégor), les trois derniers étant relativement
proches (ils ont d’ailleurs été unifiés dans la graphie, sous le
nom de K. L. T.), le vannetais étant séparé de ceux-ci par
une différence d’accent tonique qui a modifié l’évolution
phonétique des morphèmes, ne facilite pas la résistance à la
langue française. Bien sûr, l’impérialisme linguistique français
a favorisé cette dialectalisation, en particulier en refusant
d’alphabétiser le peuple dans sa langue, mais elle existait déjà
à l’origine, et c’est en cela que je considère ce plurilinguisme
comme objectif : la différenciation linguistique au sein d’un
même peuple préexistait à l’entreprise coloniale. Mais le
colonisateur a souvent créé de toutes pièces des situations
AU NIVEAU LINGUISTIQUE 83
plurilingues, par le simple jeu de découpage des frontières. On
sait que les actuelles républiques africaines ont vu leur terri­
toire délimité par la France et que des langues de grande ex­
tension (peul, hausa, bambara) couvrent plusieurs pays mais
ne peuvent être la langue nationale d’aucun, puisque dans
chacun des pays elles coexistent entre elles et avec de nom­
breuses autres langues. La situation de plurilinguisme inex­
tricable qui en résulte fait alors le jeu de la glottophagie,
même après la décolonisation théorique : la francophonie, fer
de lance du néo-colonialisme aujourd’hui, a besoin de ces
divisions arbitraires pour régner, mais nous reviendrons dans
un autre chapitre sur ce problème.
Ce qu’il importe de retenir ici, c’est qu’il est bien sûr possi­
ble de décrire le phénomène colonial en suivant ses progrès au
plan de la glottophagie, mais que cette glottophagie n’est
jamais un phénomène isolé. Il est par exemple impossible
d’accepter des descriptions aussi vagues, aussi éthérées, que
celle-ci :

« Sans insister su r les détails, bornons-nous à m entionner que des


histoires parallèles à celle de la F ran ce e t du français se so n t p our­
suivies ailleurs, de sorte que le la tin écrit s’est finalem ent continué
p a r une série de langues nationales qui so n t devenues à leur to u r des
langues littéraires e t ont, chacune dans leu r dom aine, re stre in t les
a u tre s langages à l ’é ta t de p ato is ou de p e tites langues régionales (*). »

L’auteur, qui se réclame du marxisme, tombe ici dans


l’idéalisme classique : on ne décrit pas la réalité à travers son
ombre. Il tombe également dans le mépris impérial pour les
cultures dominées : que faut-il entendre, dans son texte, par
« petites langues »? Langues parlées par peu de gens : du moins
est-ce en ce sens qu'il prend l’expression dans un autre de ses
livres (a) à propos du breton. Mais une langue aurait-elle droit
à la vie au prorata du nombre de ses locuteurs? On pourait
d’ailleurs, s’il fallait s’engager sur cette voie, qualifier le danois
de petite langue par comparaison avec le français, le français
de petite langue par comparaison avec l’espagnol, etc...

(‘) Marcel C ohen, Histoire d’une langue : le fronçait, i'nrli, tUfl'f,


page 51.
(’) M. C o h e n , Matériaux pour une sociologie du languot, loin» I,
page 95.
84 LE PROCESSUS COLONIAL

Il y a en fait trois composantes qui viennent sous-tendre ce


processus de glottophagie que nous avons tenté de décrire.
— La composante économique. Dès lors que l’on accepte la
notion «le superstructure linguistique que j ’ai développée plus
haut, 11 faut rechercher l’origine des conflits linguistiques dans
les conflits économiques et sociaux, dans le mode de produc­
tion, en bref dans le colonialisme en ta n t que phénomène
économique et politique. De ce point de vue, nous pouvons
affirmer que toute colonisation porte en germe la glottophagie,
et que l’interruption du processus glottophage passe par une
décolonisation réelle (ce qui ne signifie nullement que les
luttes au niveau culturel soient, au cours même de la colonisa­
tion, dénuées d’efficacité).
— La composante juridique, le terme juridique étant pris ici
au sens large. En fait, le colonialisme, comme toute situation
de force assumée par un appareil d’É tat, implique à la fois
la sécrétion de sa légalisation et des moyens de sa reproduction.
Il s’agit ici du rôle important joué par l’apparat juridique au
sens propre (voir par exemple au chapitre vu l’ensemble de
décrets pris par les assemblées successives de la révolution
contre les langues locales) et par l’école, lieu privilégié de
reproduction du système (voir, ci-dessus, l’exemple de l’Algé­
rie). Cette composante juridique est théoriquement nécessaire,
attendue, et pratiquement d’une aide im portante au processus
de glottophagie, mais elle n’est pas l’instance ultime où se
résoudraient tous les conflits, elle n’est pas première. Cela
implique, une fois encore, que les luttes de décolonisation
linguistique passent par la décolonisation to u t court, et qu’il
est illusoire de vouloir se battre sur l’abrogation ou l’aménage­
ment d’une loi, sur l’aménagement de l’école.
— La composante idéologique. C’est le phénomène qui, en
amont comme en aval du colonialisme, tente de le justifier.
Nous avons vu dans les deux précédents chapitres ce qu’ils en
était pour la pensée française, mais il faut adm ettre ici que
les choses puissent se passer différemment dans différents
types de colonisation. Sans aller jusqu’à accorder au colonia­
lisme anglais un label de libéralisme linguistique, il faut ce­
pendant reconnaître que les composantes juridiques et idéo­
logiques y sont moins sauvages, moins paranoïaques que dans
le colonialisme français. Ce qui n’enlève, bien sûr, rien au
AU NIVEAU LINGUISTIQUE 85
processus de glottophagie : on a enseigné les langues locales
dans les anciennes colonies anglaises, et cette pratique a facilité
en Tanzanie ou au Kenya l’adoption d’une langue nationale
comme le swahili. Mais le rapport entre langue dominante
(l’anglais) et langues dominées demeurait, du temps de la
colonisation, et demeure encore aujourd’hui : en Afrique
« anglophone », l’anglais est tout autant une langue de classe
que le français en Afrique « francophone ». La glottophagie
comme ses séquelles n’ont pas de nationalité préférentielle.
C H A PITR E IV

LES TRACES LINGUISTIQUES DE LA COLONISATION

Nous avons vu au chapitre précédent qu’il était possible de


périodiser de façon assez lâche le processus glottophage. Il
s’agissait alors de la description d’un phénomène économique
et politique (la domination d’une communauté par une autre)
à travers l’une de ses conséquences, ou mieux, l’une de ses
productions (la glottophagie), ce phénomène se déroulant sous
nos yeux (ou, ce qui revient au même, nous pouvions en retra­
cer le déroulement à travers des documents). Dans tous les
cas et quel que soit le devenir du processus engagé, il se mani­
festait à un moment donné par une diglossie qui évoluait
vers des situations très diverses. Dans le "Cas d’une interrup­
tion du colonialisme, ou d’un coup de frein donné à son expan­
sion directe (décolonisation), la diglossie demeure le plus
souvent comme constituant de la superstructure linguistique :
il y a alors plusieurs langues en jeu et nous nous trouvons dans
une situation très proche du premier (colonialisme naissant)
ou du second (colonialisme triomphant) des stades décrits
plus haut. Dans le cas de colonialisme réussi, de glottophagie
achevée, la langue dominée a été digérée par la langue domi­
nante et nous sommes de nouveau dans une situation uni-
lingue, cet unilinguisme étant bien sûr historiquement le
produit d’une guerre de langues préalable.
Or cette diglossie et son devenir nous offrent un autre point
de vue pour étudier le colonialisme au plan linguistique. Elle
est en effet productrice de changements linguistiques (inter­
férences, emprunts) en même temps que produit d’une his­
toire et des rapports de force qui meuvent cette histoire, ce
DE LA COLONISATION R7
qui va nous perm ettre de lire les traces linguistiques de la
colonisation, c’est-à-dire, en fait, de répondre à la question :
quelles traces la diglossie issue du processus glottophage a-t-elle
laissées? Ces traces, nous allons le voir, sont de différents
types. E t to u t d’abord il nous faut distinguer entre les traces
de type archéologique et les traces de type superstructurel. Il
est par exemple possible de montrer dans un éta t de langue la
trace d’une ancienne glottophagie ou d’un ancien affronte­
ment, alors même que l’un des termes de l’affrontement a
disparu, soit qu’il ait été repoussé, soit qu’il ait été digéré :
c’est une démarche de type archéologique qui tente de resti­
tuer l’histoire ou certains aperçus sur l’histoire par l’étude de
débris, ici débris linguistiques, de la même façon que l’archéo­
logue reconstitue un mode de vie à travers l’étude et la resti­
tution de débris artisanaux ou architecturaux. C’est ce que
nous tenterons de montrer en utilisant les ressources de la
lexicographie et de la toponymie. Mais la diglossie elle-même
et les formes variées qu’elle peut prendre nous concernent éga­
lement de ce point de vue car il est aussi possible de montrer,
dans un état de plurilinguisme, le résultat du colonialisme ou,
plus généralement, d’un rapport de force : c’est alors la des­
cription d’une superstructure linguistique, au sens où j ’ai défini
cette notion, qui nous perm ettra de retrouver les traces d’un
colonialisme ancien. Le cas le plus parlant en est sans doute
celui des créoles que nous étudierons ci-dessous.
On voit que cette démarche se distingue essentiellement de
celle adoptée au chapitre précédent en ce qu’elle est syn-
chronique alors que la première était diachronique. Celle-là
était également descriptive, effectuant comme un survol de
l’histoire, se situant d’un point de vue privilégié qui nous
perm ettait d’englober une succession de faits. Celle-ci sera au
contraire heuristique, partant de l’opacité des faits pour
tenter de retrouver une trace de l’histoire.

L E SY STÈM E D E S EM PRU N TS

Les définitions de l’em prunt linguistique ne manquant pal.


il semble même que tous les linguistes en aient donnA un* «*l
que tous aient traité, un jour ou l’autre, do (•«'tin mirlmia»
88 LES TRACES LINGUISTIQUES

forme d'échange qui n’a d’emprunt que le nom puisqu’il ne


saurait jamais, en la matière, être question de restitution.
Ainsi, pour deux dictionnaires récents de linguistique :

« Il y a emprunt linguistique quand un parler A utilise et finit par


intégrer une unité ou un trait linguistique qui existait précédemment
dans un parler B et que A ne possédait pas ; l’unité ou le trait em­
pruntés sont eux-mêmes appelés emprunts. L’emprunt est le phéno­
mène socio-linguistique le plus important dans tous les contacts de
langues... Il est nécessairement lié au prestige dont jouit une langue
ou le peuple qui la parle (mélioration), ou bien au mépris dans lequel
on tient l’un ou l’autre (péjoration) (*). »
« Il y a emprunt si b a été consciemment formé sur le modèle de a,
qu’on est allé exhumer d’un état de langue passé... Il y a héritage en
revanche lorsque le passage de a à b est inconscient (’). »

On voit dès lors que l’emprunt consiste en un déplacement


d’unité ou de tra it d’une langue vers une autre, que ces
langues soient contemporaines (emprunt du français à l’an­
glais : breakfast, c’est le cas qui nous retiendra ici) ou que l’une
d’elles soit issue de l’autre (le français hôpital est un emprunt
au latin hospitale, mais hôtel est un héritage d’hospitale).
Le sort d’unités isolées comme celles que nous venons de
citer ne nous retiendra cependant pas outre mesure : ce qui
paraît en effet intéressant à étudier, et ce sur quoi nous
fonderons notre approche, c’est le système global des emprunts
que se font mutuellement deux langues pris comme reflet des
rapports qu’ont entretenus les communautés qui parlaient
ces langues. La première des deux définitions citées ci-dessus
insiste à ce propos sur l’importance socio-linguistique de
l’emprunt. Mais elle met, dans la phrase suivante, l’emprunt
en rapport avec le prestige d’une langue (on emprunterait
par prédilection à une langue de prestige), ce qui fait pro­
blème car on voit mal comment définir linguistiquement une
langue de prestige. D’ailleurs, s’il faut entendre par langue de
prestige une langue ayant un prestige plus grand que la langue
qui emprunte, la proposition est notoirement fausse : lorsque
les Espagnols em pruntent aux Aztèques les mots qui sont
devenus en français tomate et chocolat, peut-on soutenir avec
(l) Dictionnaire de linguistique, Paris, 1973, p. 188.
(*) Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, 1972,
page 20.
DE LA COLONISATION 80
sérieux que la langue aztèque en gagne, à l’époque, un pres­
tige plus grand que celui de l’espagnol ? En outre, toute autre
définition du prestige, qu’elle soit culturelle, politique ou
religieuse, va nécessairement faire intervenir des considéra­
tions sociales et politiques, historiques : une langue de pres­
tige ne peut être que la langue d’un groupe qui, à un titre ou
à un autre, s’est assuré un certain prestige, c’est-à-dire a
imposé aux autres ce prestige. Dès lors nous retrouvons peu
ou prou la problématique qui est la nôtre et il nous est pos­
sible d’intégrer l’emprunt dans notre description de la glot-
tophagie. Mais, encore une fois, la taxinomie linguistique
est ici étonnamment floue, la définition même de l’emprunt
étant singulièrement abstraite de ses conditions historiques de
production.

Ce point de vue n’a en effet été adopté que rarement.


Lorsque le linguiste Sëerba étudie les rapports entre allemand
et sorabe (*), lorsque Uriel Weinreich étudie les rapports entre
romanche et alémanique (a), ils parlent d 'interférences sans
se préoccuper outre mesure du statu t social des locuteurs de
l’une et l’autre langue. E t Louis Deroy, qui a consacré à
l’emprunt une volumineuse thèse' (’), ne consacre que deux
pages sur plus de quatre cents à ce qu’il appelle, dans les
causes de l’emprunt, la « soumission linguistique forcée d’une
nation entière » (*), deux pages dont l’une est d’ailleurs
consacrée à la citation d ’un auteur québécois... Encore une
fois, il nous faut remonter à Antoine Meillet pour trouver une
direction sociologique ou socio-linguistique dans le regard
porté sur les contacts entre langues. Dans un article consacré
au bilinguisme en France entre Lingua romana et parlera
germaniques des conquérants, son intérêt est bien sûr centré
sur l’action interférentielle du germanique sur le français :
l’interrogation par inversion (vient-il , sur le modèle de komml
er ?), l’utilisation de certains lexèmes comme pronoms (homme
donnant on sur le modèle de man, rem donnant rien lu r I«*
M « Sur la notion de mélange de langues », Recueil Japhélli/iir, IV,
(*) Languages in contact, La Haye, 1968.
(’) L ’emprunt, Paris, 1956.
(*) Op. cit., p. 169-170.
90 LES TRACES LINGUISTIQUES

modèle de nicht), etc. Mais les problèmes sociologiques ne sont


pas absents, quoique marginaux, de son analyse :

«Du v p au ix» siècle, la puissance politique a été aux mains des


conquérants de langue germanique. Les parlers de ces conquérants
ont été divers : le burgonde différait du franc. Mais tous ces parlers
s’opposaient ensemble à la lingua romana des habitants. Les rois et
les chefs qui dominaient le pays conservaient leurs parlers germa­
niques : on sait que le parler propre de Charlemagne était germanique.
Mais ils ont, de bonne heure, accepté le christianisme dont la langue
est le latin... (*) »

E t apparaît donc l’idée d’un rapport entre le phénomène de


l’emprunt et la superstructure linguistique, d’une part, les
rapports de force, d’autre part. Ici aussi on voit mal, pour
reprendre les termes du Dictionnaire de linguistique cité plus
haut, en quoi la lingua romana aurait, dans l’exemple ci-dessus,
moins de prestige que les parlers germaniques auxquels elle
a emprunté de nombreux mots, mais on comprend par contre
bien que la population parlant cette lingua romana était mili­
tairem ent occupée et dominée par des conquérants de langue
germanique : c’est là, et non pas dans un « prestige » idéaliste,
qu’il faut chercher l’origine des emprunts à venir.

La thèse que je défendrai ici et que je tenterai d’illustrer


commence donc d ’apparaître et peut se résumer à la propo­
sition suivante : Les emprunts que se font mutuellement deux
communautés linguistiques témoignent des types de rapports
qu'entretiennent ou qu'ont entretenus ces communautés, propo­
sition qui porte autant sur le nombre d’emprunts et sur l’équi­
libre ou le déséquilibre de ce nombre dans l’une et l’autre
langue que sur les domaines sémantiques d’emprunts. En effet,
si l’on considère aujourd’hui les emprunts que se font des
langues comme l’anglais et le français, on s’aperçoit qu’il
existe un certain équilibre statistique : le français emprunte
à peu près au tan t à l’anglais que l’anglais emprunte au fran­
çais. En outre, les domaines d’emprunts sont relativement
dispersés, hétérogènes : de l’habillement (pull over) au com-

(■) <Sur une période de bilinguisme en France », Linguistique histo­


rique et linguistique générale, II, p. 92.
DE LA COLONISATION 91
merce (pressing) en passant par l’information (speaker)
et le sport (le seul domaine où le français ait emprunté en
bloc) pour les emprunts du français à l’anglais ; du domaine
nmoureux (affaire de cœur) à la linguistique (patois) en passant
par la gastronomie (vol-au-vent) pour les emprunts de l’anglais
nu français. En fait, il ne semble pas y avoir, dans les emprunts
contemporains que se font ces deux langues, une grande cohé­
rence, une quelconque organisation : les emprunts ont lieu
en désordre, au hasard des contacts culturels, des influences
de civilisation. En outre, le relatif équilibre statistique nous
montre que les deux langues (et donc les deux communautés)
sont « à égalité » : il n’y a pas de domination de l’une par l’autre.
Au contraire, si l’on considère les emprunts que se sont
fait l’anglais et le français entre le x ie et le xin" siècle, on
trouve une situation bien différente. D’une part le français
n’emprunte pratiquement pas à l’anglais, alors que dans
l’autre sens les emprunts sont nombreux. Ce déséquilibre statis­
tique témoigne déjà d’un rapport de domination d’une com­
munauté par l’autre, et nous verrons qu’on le retrouve dans
la plupart des situations coloniales : le français n’emprunte
presque pas au breton mais le breton est truffé de mots fran­
çais, il n’y a pas un seul m ot bambara en français mais le
bambara a emprunté beaucoup de mots au français (voir
chapitre x), il y a beaucoup de mots suédois ou norvégiens
en lapon mais bien peu de mots lapons en suédois ou en norvé­
gien, etc. D’autre part, les domaines sémantiques dans les­
quels ont lieu majoritairement ces emprunts témoignent
directement du type de rapports qui avaient alors cours entre
la communauté francophone et la communauté anglophone.
Fernand Mossé en propose un tableau générique établi à
partir du New English Dictionnary on Historical Principles,
dictionnaire qui présente l’histoire du lexique anglais depuis
1150. On voit ainsi que les emprunts au français couvrent le
vocabulaire de la politique, government, parliament, assembly,
minister, sovereign, etc.), de l’Église (clergy, parson, sacramenl,
communion, abbey, confession, etc.), de l’armée (army, batlle,
spy, enemy, soldier, captain, etc.), des arts (art, painting,
sculpture, column, poetry, prose, comedy, etc.), de la gastrono­
mie (dinner , supper, veel, beef, mutlon, salmon, sole, cream,
etc.), du vêtement raffiné et des bijoux (fashion , gown, pet-
92 LES TRACES LINGUISTIQUES

ticoat, jewel, broach, diamond, etc.), de la chasse, de la danse,


etc. (l). Mais cette accumulation n’est pas, en ta n t que telle,
significative, et il nous faut pour en mieux cerner le sens,
l’opposer à son contraire, c’est-à-dire aux domaines dans
lesquels il n’y a pas d’emprunts au français. Or, si les domaines
d’emprunts signalés ci-dessus correspondent exactement à
la part de la vie sociale qui avait lieu en français (celle de la
cour et des classes aisées), il n’y a de mots français ni dans le
domaine de l’agriculture ni dans celui de l’artisanat par
exemple. E t les termes veel, beef, mution (veau, bœuf, mouton)
désignant la viande que l’on mange ont leur correspondant
saxon (calf, ox, sheep) pour désigner les bêtes sur pied, celles
que l’on élève (voir chapitre vm ) : la bipartition du lexique
transcrit ici directement, une fois n’est pas coutume, une
division sociale, le problème des paysans étant d’élever le
bétail (d’où la spécialisation sémantique des termes qu’ils
utilisaient : les mots saxons), celui des nobles et des bourgeois
étant de le consommer (d’où, parallèlement, la spécialisation
sémantique des termes français puisque, encore une fois,
ces classes sociales ne parlaient que français). Le système des
emprunts médiévaux de l’anglais au français apparaît donc
comme une trace de la superstructure linguistique de l’Angle­
terre entre le x ie et le x i i i » siècle, superstructure qui est
d’ailleurs parfaitement illustrée par ce proverbe moyen-
anglais :
« Jack wold be a gentilman if he coude speke frensske. »
Pour être gentilhomme, il fallait parler français, la vie
intellectuelle, politique, juridique et les loisirs des gens de
cette classe ayant lieu en français tandis que le peuple parlait
saxon. Bien entendu, la bipartition esquissée ci-dessus entre
le vocabulaire de la viande de boucherie et celui du bétail est
un exemple parmi d’autres : c’est l’ensemble du système des
emprunts, à commencer par son aspect unilatéral, qui est
ici témoignage de la glottophagie.

Les situations du même genre abondent. Prenons-en dans


des domaines géographiques et historiques différents, pour
mieux asseoir notre hypothèse. En Afrique du Nord, la trans­
i t Esquisse d’une histoire de la langue anglaise, Lyon, 1947, p. 67-71.
DE LA COLONISATION 93
cription des mots français en caractères arabes pose parfois
certains problèmes, du fait de l’absence en arabe du phonème
/p/ par exemple et du graphème correspondant : les noms de
lieux (Paris, Perpignan ) ou les marques commerciales (P hilips,
A gip) ne peuvent être transcrits en utilisant l’alphabet clas­
sique. Il y a bien entendu dans toute situation de ce type deux
solutions. L ’une, la plus économique et la plus répandue,
consiste à adapter le terme étranger à la phonologie de la
langue, et à le transcrire ensuite avec les moyens du bord. C’est
la solution adoptée par le français qui ramène systématique­
ment les mots étrangers aux phonèmes et aux graphèmes qui
lui sont propres (Brejnev, datcha, Mao tse toung), quitte à
innover parfois sur le plan de la suite graphématique (le kh,
par exemple, pour certains mots arabes, encore que cette
suite, quoique rare, ait déjà été utilisée : khâgne, khmer, etc.).
L’autre, beaucoup moins économique, consiste à adapter
la phonologie et l’alphabet de la langue qui emprunte au
terme emprunté, solution qui n’a jamais été pratiquée par le
français mais qui justement l’est en Afrique du Nord. On voit
en effet apparaître depuis quelque temps un graphème nouveau,
(se différenciant d ’un autre graphème existant déjà en

arabe par l’adjonction d’un point souscrit : avec deux points
ce graphème transcrit le yod, avec un seul point il transcrit
le /b/), utilisé dans les enseignes et dans la publicité de
f*
presse : . ■ i rw ( pour « agip » dans les stations-service,
•• •

pour Philips sur les magasins de matériel

radio. En même temps, certains sigles français sont adap­


tés tels quels en caractères arabes. Là où le français, par
exemple, traduira les sigles anglais (0. N. U. pour U. N. 0.,
O. T. A. N. pour N. A. T. 0 ., etc., le seul contre-exemple étant
U. N. E. S. C. 0 . qui nous est parvenu lexicalisé, Unesco, de la
même façon que sont lexicalisés certains sigles russes : gué-
péou), l’arabe transcrit :
94 LES TRACES LINGUISTIQUES

« shell avec I. C. A. », ce qui n’a, dans cette langue, stricte­


ment aucun sens (l). L ’absence d’innovation graphématique
parallèle en français pour la transcription des mots arabes
nous permet ainsi de cerner le rapport entre cette adaptation
unilatérale de l’alphabet et les rapports de force propres aux
contacts franco-arabes en Afrique du Nord.

Autre exemple : le français a emprunté au breton les dix- ;


huit mots suivants (si l’on en croit du moins les relevés de
Pierre Guiraud : en fait, la liste n’est pas exhaustive, mais
la différence n’est pas importante, une dizaine de termes
tout au plus) dont la moitié est d’ailleurs aujourd’hui hors
d’usage :
— balai (xii* siècle), du mot breton balan, « genêt ».
— baragouin (1532), des mots bara, « pain » et gwin, « vin ».
— bijou (1410), du breton bizou, anneau. Le terme remplace le
français joyau.
— biniou (1872).
— boîte (1672).
— cohue (1235), du moyen-breton cochuy, « halle ».
— darne (1528), de darn, *morceau », avec le sens de tranche de
poisson.
— dolmen (1805).
— drouine (1680).
— ècouffle (xii6 siècle).
— faim -valle (xne siècle), qui a donné au xvm e siècle fringale,
« boulimie des chevaux », de jain + gwall.
— goéland (1500), de gwelan.
— goémon (xiv* siècle), de gwemon.
— korrigan (1873).
— lieue (1827).
— m enhir (1834).
— m ine (xv« siècle), de m in, « bec, museau ».
— raz (1484), de raz, « courant marin ».
Or, à l’inverse, si nous tentons d’établir la liste des emprunts
du breton au français, nous trouvons un nombre de mots sans
commune mesure avec le précédent, compte tenu même des
adjonctions nécessaires. L’énumération de ces emprunts serait
longue et fastidieuse, mais un dépouillement rapide des
(') Voir p a r exemple S. G a r m a d i , « Quelques faits de contact lin­
guistique franco-arabe en Tunisie », in Revue Tunisienne des Sciences
Sociales, u° 8, décembre 1966.
DE LA COLONISATION 95
lettres A, B et C d’un dictionnaire breton-français courant
(celui de Roparz Hemon) nous donne environ 160 termes,
en qui est bien évidemment supérieur à ce qui s’est produit
dans l’autre sens. Ici aussi, donc, la statistique des emprunts
réciproques témoigne directement des rapports historiques
mitre communautés francophone et bretonnante (voir sur
ce point le chapitre vu).

Le lingala, langue véhiculaire utilisée en République démo­


cratique du Congo et en République populaire du Congo,
il également emprunté un nombre de mots im portant aux
Inngues coloniales, le français, l’anglais et le portugais. Ces
emprunts sont d’ailleurs parfaitement intégrés à la langue et
ont pris la marque de classe propre aux langues bantoues :

velo-bavelo (un vélo, des vélos).


disiki-badisiki (un disque, des disques).
zamande-bazamande (une amande, des amandes).
im pt -baimpt (un prêtre, des prêtres).

etc... pour les emprunts au français ;


mesa-bamesa (une table, des tables).
mateka-bamateka (beurre, beurres).
sapato-basapato (une chaussure, des chaussures).

etc... pour les emprunts au portugais, et


buku-babuku (un livre, des livres)

etc... pour les emprunts à l’anglais (*), alors qu’à ma connais­


sance ni le français, ni l’anglais ni le portugais n’ont
emprunté au lingala.
On rétorquera bien sûr que le lingala a également emprunté
aux langues africaines voisines, en particulier aux langues
bantoues : swahili, kiluba, mongo, mbochi, kota, lari, kongo,
inunukotuba... Ainsi un infinitif munukotuba passe en lingala
avec remplacement du préfixe ku par le préfixe ko :

kukamuna > kokamuna (tordre un tissu)


(l) Voir Antoine N d in o a , Structures lexicographiques du Ungaln,
these de 3* cycle ronéotée.
96 LES TRACES LINGUISTIQUES

de la même façon que l’infinitif swahili :


k u/anya > kofanya (faire)

l’infinitif lari se voit ajouter ko :


kadila > kokadila (renouveler)

et l’infinitif mbochi perd son i au profit du ko :


iwa > kowa (m ourir).

Mais le phénomène est alors très différent. Dans le premier


cas nous avons un système d’emprunt vertical, de la langue
dominée à la (aux) langue (s) dominante (s), assez proche de
ce qu’on baptise en linguistique superstrat : trace d’une langue
étrangère qui s’est superposée à la langue locale mais n’a
pu s’imposer et a disparu. Dans le second cas, au contraire,
nous avons un système horizontal, proche de l 'adstrat : trace
laissée sur une langue par une langue géographiquement voi­
sine. En outre, le swahili, le kiluba, lelingala, etc., se font sans
cesse des emprunts mutuels, ce qui, nous l’avons vu, n’est
nullement le cas pour les langues coloniales et le lingala : nous
sommes là au sein d’un phénomène d’intercommunication,
ici au sein d’un phénomène de domination, et les emprunts
n’y ont donc plus le même sens, la même fonction. En d’autres
termes, ils sont dans l’un et l’autre cas traces de rapports
sociaux et politiques différents. Quels rapports? Il faut se
garder ici d’une vision idéaliste de ce phénomène, qui le
ramènerait une fois encore à la notion vague de « prestige »
ou encore à celle, plus précise il est vrai mais incomplète,
« d’aliénation culturelle », comme Anicet Kashamura lors­
qu’il écrit :
« Le lingala, plus que to u t a u tre parler, e st inondé de m ots fran ­
çais. Car, à la base, ceux qui le p arlen t, qui ne so n t p a s to u s des
bangala, o n t un com plexe plus prononcé en m atière de cu ltu re
européenne. Le kisw ahili e t le tshiluba, p a r contre, ne subissent que
trè s peu d ’aliénation de la culture occidentale (*). »

Vision peu matérialiste car il ne s’agit pas ici d’une aliénation


culturelle mais de la trace de rapports économiques et de

(') A. K a siiam u ra, Culture et aliénation en Afrique, Paris, 1971,


p. 72.
DE LA COLONISATION 97

rnpports de force. D ’ailleurs la langue swahili (le kiswahili)


qui serait, pour A. Kashamura, libre de cette aliénation,
contient pour sa part 25 % de mots arabes, ce qui ne témoigne
nullement d’une seule aliénation à la culture arabe mais d’une
importante présence arabe sur les côtes de l’Afrique de
l’est. Ici aussi les rapports de force ont déterminé les domaines
d’emprunts et, par exemple, le vocabulaire politique tradi­
tionnel est pratiquement totalem ent d’origine arabe :

sultani (chef coutum ier)


raïs (président de la république)
waziri (m inistre)
etc.

A l’inverse, bien sûr, le nombre restreint d’emprunts d’une


langue à une autre peut témoigner de rapports très limités
entre deux communautés dont l’une a théoriquement dominé
l’autre. Ainsi, bien que les Romains aient occupé le pays de
Galles pendant un laps de temps appréciable, nous l’avons vu
nu chapitre précédent, le caractère laxiste de cette occupa­
tion se manifeste par le nombre limité d’emprunts du gallois
au latin : six cents termes pour Kenneth Jackson (Language
and hislory in early Britairi), cinq cent vingt-sept pour H. Le­
wis (Datblygiad gr Laith gymaraeg) ; nous sommes loin des
milliers de mots empruntés par l’anglais au français. Dans
ce cas, cependant, nous connaissions l’existence de l’occupa­
tion latine en pays de Galles et les emprunts nous perm ettent
seulement d’en cerner le caractère. Or ces mêmes emprunts
nous servent parfois à déceler le passage rapide d’une inva­
sion. Ainsi, au Mexique, la presqu’île du Yucatan est restée,
à quelques exceptions près, de langue maya (pour ce qui
concerne, bien entendu, les langues indiennes : en fait, l’es­
pagnol est très largement répandu), alors qu’on parle surtout
sur le reste du territoire et au Guatemala la langue des Tol-
tèques, le nahuatl (le m ot Guatemala est d’ailleurs nahuatl
et signifie : « endroit entouré de montagnes boisées »). Or
on trouve en maya un certain nombre de termes nahuatl, ni
particulier dans les domaines politique et militaire. Le fuit
est incompréhensible, car les Mayas ne semblent pnn avoir
quitté la presqu’île, et la seule solution est de poaluln un«
invasion toltèque du Yucatan, limitée dans le tem pi cl dum
L in g u istiq u e et colonialism e. I.
08 LES TRACES LINGUISTIQUES

les moyens. Cette hypothèse, qui s’appuie donc sur des faits
linguistiques (présence d’un superstrat nahuatl en maya au
plan lexical), trouve d’ailleurs une confirmation dans un
autre fait, non linguistique celui-là. Le temple bien connu
de Chichen Itza ne présente aucune des caractéristiques de
l’architecture sacrée maya : il est à ciel ouvert, avec de grandes
colonnades, alors que les Mayas préféraient pour invoquer
leurs dieux de petites pièces closes. Mais le mystère s’explique
lorsqu’on remarque que Chichen Itza est pratiquement
l’exacte réplique du temple de Tula, situé à 1 400 kilomètres
au nord, en plein territoire toltèque (voir flg. 1). Il semble donc

que les Toltèques, après leur invasion de la majeure partie


de l’actuel Mexique, aient fait une incursion en territoire
maya, incursion dont les emprunts linguistiques et le temple
de Chichen Itza seraient aujourd’hui les traces archéologiques
au sens large (l).

Un autre problème est de savoir à quel moment du proces­


sus de glottophagie se produisent en priorité les emprunts,

(*) Voir Eric W olf , Peuples et cipillsation de l'Amérique centrale,


Payot, Paris, 1962.
P E LA COLONISATION 09
ou si, au contraire, le tau x d’em prunt est continu to u t au
long du contact de langues. Nous disposons à cet égard d’un
document parlant, les relevés statistiques effectués par
Fernand Mossé sur la lettre A du New E nglish D idionary.
Jespersen et Baugh, utilisant une méthode différente, ont
obtenu des résultats comparables, ce pourquoi la courbe qui
en résulte est à la fois digne de foi et intéressante (voir fig. 2).

A première vue, le résultat est étonnant. En effet la domi­


nation française en Angleterre commence en 1066, après que
Guillaume de Normandie ait battu à Hastings les armées du
roi Harold II, et prend fin au x iv e siècle : c’est la seconde
guerre « de cent ans » (1337-1453) qui consacre la rupture
entre l’île et le continent et, fait significatif, dès 1302 Ica
tribunaux et le parlement abandonnent le français pour
l’anglais. Or le graphique ci-dessus nous montre que lo»
emprunts les plus nombreux se situent entre 1350 et 1400,
c’est-à-dire précisément au moment où l’influencc den Fran­
çais diminue et où ils sont sur le point d’ètre cxpuIaAa. On
100 LES TRACES LINGUISTIQUES

pourrait en effet s’attendre à voir le maximum d’emprunts


durant la grande période de domination des forces françaises,
c’est-à-dire 1100 et 1300. Mais la contradiction n’est qu’appa­
rente, et son interprétation va nous fournir un modèle réap­
plicable aux diverses situations de post-colonialisme.
Il est aisé d’imaginer que, pendant la domination française,
tou t le vocabulaire relatif aux domaines politique, juridique,
administratif, etc., n’existait pas en anglais ou du moins
n’était pas employé et tom bait donc en désuétude. Il n’y
avait aucune relation entre les groupes parlant les deux
langues (mis à part, nous l’avons vu, le petit groupe charnière
des domestiques et des gros commerçants traitan t avec la
cour), et le vocabulaire de la langue dominée se spécialisait
dans les domaines propres à ses locuteurs : la vie quotidienne
du peuple laborieux. Au contraire, au moment où l’anglais
prend la relève dans les domaines jusque-là réservés au
français, apparaît la nécessité de compenser ce retard ou cette
carence. E t le moyen le plus simple est bien entendu l’emprunt
direct, d’où la masse de termes empruntés au français après
l’éviction des Français, au moment justement où les tribu­
naux, le parlement, etc., adoptent la langue anglaise.
On trouve une situation très semblable aujourd’hui dans
l’Afrique dite francophone. Les langues locales ont certes
emprunté au français, mais le nombre des emprunts n’a rien
de comparable à celui des emprunts médiévaux de l’anglais
au français. La raison en est simple : l’administration, la
justice, la vie politique ont pratiquement toujours lieu en
français, et il est probable que les emprunts se multiplieront
le jour où les langues locales accéderont au statu t de
langues nationales, excluant ainsi le français. II leur faudra
alors se donner un vocabulaire adéquat à ces différents do­
maines, vocabulaire qui ne peut être trouvé que dans deux
directions : l’emprunt ou la création à partir de racines locales.
Il semble donc que les emprunts se fassent surtout au moment
du passage d’une superstructure linguistique de type colonial
ou néo-colonial (présence de la langue dominante) à un
monolinguisme (ou un plurilinguisme à base de langues
locales), signe d’une libération définitive. Paradoxalement,
la libération passe par l’emprunt massif, sauf bien entendu si
des linguistes locaux préparent le passage d’une langue à
DE LA COLONISATION 101

l’autre en ten tan t de créer par avance tous les termes néces­
saires. Mais nous verrons dans le dernier chapitre de ce livre
que les choses ne sont pas si faciles.

Nous avons jusqu’ici raisonné en termes d’emprunts lexi­


caux, mais il est bien entendu d’autres possibilités. Les inter­
férences syntaxiques, par exemple, ou les emprunts gramma­
ticaux (dans le dioula de Côte d’ivoire, on dit le plus souvent
me, « mais », à la place du nka mandingue). Mais les plus signi­
ficatifs des rapports de force sont sans doute les emprunts
structuraux, ceux qui concernent non pas seulement un terme,
un ensemble de termes ou une construction syntaxique, mais
l’organisation structurale d’un certain domaine. On en trou­
vera un exemple au chapitre ix, à propos de la numération
en bambara, dioula et malinké, mais je voudrais en dévelop­
per ici un autre, relativement proche, celui de la numération
vigésimale en breton.
Louis Deroy a souligné la stabilité relative des noms de
nombres : « On admet généralement en linguistique que les
noms de nombre sont parmi les plus stables du vocabulaire
et qu’il faut être un parfait bilingue pour ne pas continuer,
en parlant une langue étrangère, à compter mentalement
dans sa langue maternelle » ('), ce qui indique au passage
l’importance des changements qui se sont manifestés dans
les langues mandingues (cf. chapitre ix). Il se passe donc
actuellement à peu près la môme chose en breton. On sait
que les Celtes avaient un système de numération à base
vingt (peut-être parce qu’ils comptaient à la fois sur les doigts
des mains et sur ceux des pieds), système que les Gaulois
nous ont en partie légué (quatre-vingts , mais aussi l’hôpital
des quinze-vingt fondé par Louis IX pour recevoir 300 mala­
des) et que le breton comme le gallois ont conservé :

breton gallois
20 ugent ugain
40 daou-ugent deugain
60 tri-ugent trigain
80 pevar-ugent pedwar ugain

(■) L ’emprunt linguistique, p. 68.


102 LES THACES LINGUISTIQUES

Pour les dizaines intermédiaires, on utilise en breton des


formes variées :

10 dek
30 tregont
50 hanter-kant (moitié de 100)
70 dek ha trigent (10 et 60)
90 dek ha pevar-ugent (10 et 80)
100 kant

Or ce système est en train de céder lentement devant le


système français sur lequel il a tendance à se calquer. Ainsi
les formes suivantes :
120 c’hwec’h-ugent (6 fois 20)
140 seizh-ugent (7 x 20)
160 eizh-ugent (8 x 20)

sont fréquemment remplacées par


120 kant-ugent
140 kant-daou-ugent
160 kant-tri-ugent

ce qui constitue à la fois un calque sur le français et la géné­


ralisation du système adopté depuis toujours pour les dizaines
intermédiaires :
110 kant-dek
130 kant-tregont
150 kant-hanter-kant

Mais il y a en outre une tendance plus récente et pour l’ins­


ta n t minoritaire à aligner aussi le système vigésimal qui
demeure la base de la numération bretonne sur le système
décimal français par adjonction du suffixe -konl (celui
utilisé dans tregont, 30) aux noms d’unités. Ainsi pevar (4)
donne pevargont (40), pemp (5) donne pempkont (50), etc.
La même tendance modifie l’ordre des chiffres dans l’énoncé
d’un nombre, toujours sur le modèle français. On dit en effet
en breton :
21 unan-war’n-ugent (1 sur 20)
32 daou-ha-tregont (2 et 30)
43 tri-ha-daou-ugent (3 et 40),
DE LA COLONISATION 103
et la tendance signalée est à dire :
21 ugent-unan
32 tragont-daou
43 pevargont-tri
etc...
ce qui ne serait bien entendu qu’une simple projection de la
structure française sur les noms de nombres bretons. E t l’on
voit ainsi, en bambara comme en breton, l’emprunt structural
apparaître comme le résultat des coups de boutoirs d’une
langue dominante contre une langue dominée, coups de bou­
toirs se traduisant par l’entrée de force dans un schème
culturel quand ils n’ont pas pu se traduire par la disparition
de la langue dominée. En fait, les deux phénomènes sont
peut-être parfois contemporains et convergents : le breton
emprunte au français en m ê m e tem p s que le nombre de breton-
nants diminue. Mais tel n’est pas le cas des langues mandin-
gues, dont on peut légitimement penser qu’elles ont un certain
avenir devant elles. C’est pourquoi l’emprunt est bien encore
ici plus la trace d’une glottophagie passée qu’une composante
d’un processus glottophage en cours de déroulement.

Ainsi, on pourra tenter d’évaluer les types de rapports


et les domaines de contacts entre deux communautés à
travers une étude des emprunts qui devrait principalement
porter sur les points suivants :
— aspect mutuel ou exclusif des emprunts (mutuels : le
français et l’anglais aujourd’hui, exclusifs : l’anglais au fran­
çais durant le moyen âge) ;
— domaines sémantiques d’emprunts (comme manifes­
tation des types de rapports sociaux, des types de contacts
culturels ou autres...) ;
— enfin domaines grammaticaux d’emprunt (l’emprunt
le plus fréquent est celui du substantif, la répartition itatl»-
tique étant la suivante : noms 71 à 75 %, verbes 18 A 23 %.
adjectifs 3 à 4 %, adverbes et prépositions 1 %, interjection»
1 % (>). Toute variation par rapport à ces moyenne» dovm
bien entendu être interprétée).
(■) E. H augen, « The Analysis of Lingulstic BorrowliiM ■, lu /,«»•
guage, 26, 1950.
104 LES TRACES LINGUISTIQUES

E T H N O N Y M IE , TO PO N Y M IE

J ’ai déjà insisté au chapitre précédent sur le « droit de


nommer » que s’arrogeait généralement le colonisateur, geste
inaugural qui préludait au colonialisme et au processus
glottophage, qui les concentrait en un seul acte, les portait
en germe : barbares, bobo, w elsh, delaw are, s io u x , etc. Or
cette nomination de droit divin est elle-même parfois trace
archéologique des rapports de force, des dominations qui
ont traversé l’histoire et lui ont donné naissance. Du moins,
car elle en est toujours trace, reste-t-elle parfois la seule trace.
Prenons un exemple en Amérique centrale. Les langues y
sont nombreuses et très différenciées, au point qu’une plante
aussi répandue que le maïs, cultivé partout, porte dans chacune
des langues indiennes des noms n’ayant aucune racine com­
mune :

centli en nahuatl kosak en chontal


mok en zoque xal en main
iuba en zapothèque nal en maya yucatèque
etc.

Or, on trouve aujourd’hui des groupes ethniques et linguis­


tiques différents, ne parlant pas la même langue, n’ayant ap­
paremment pas la même culture, mais p o rta n t le m êm e n o m :
— les Chontal (à Tabasco et à Oaxaca),
— les Popoluca (à Puebla, Vera-Cruz, et au Guatemala),
— les Totonaques (à Vera-Cruz, Jalisco et Oaxaca).
H asard? Dispersion lointaine? La chose est évidemment
peu probable : comment les noms des peuples seraient-ils
restés semblables alors même que leurs langues auraient
évolué au point d’être méconnaissables? Il s’agit en fait des
traces de la domination toltèque qui s’étendit, entre 800 et
1100, sur toute cette partie du continent : les Toltèques bap­
tisèrent de noms péjoratifs pris dans leur langue (le nahuatl)
les populations qu’ils rencontrèrent, sur le même modèle,
très exactement, que les cas relevés plus haut. En nahuatl,
chontal signifie « étranger », popoloca signifie « incompréhen­
sible » , totopac signifie « paysan »...
DE LA COLONISATION 105
Nous avons donc parfois ainsi, au plan de la nomination
des peuples (ethnonymie), un moyen de suivre les progrès
d’une conquête, d’en retrouver les traces, d’en délimiter
l’expansion. Mais c’est la toponymie qui nous guide plus sûre­
ment en la matière. D’une façon très générale, les noms de
lieux n’ont que peu de rapports avec la langue du groupe
ethnique qui habite la région : le toponyme est sans doute le
substrat le plus résistant aux strates successives de langues
qui se succèdent, se remplacent ou se déglutissent en un
point particulier du globe. E t il y a déjà là une trace impor­
tante des groupes linguistiques disparus et donc de la glotto-
phagie : aux États-Unis, où les populations indiennes ont
subi le sort que l’on sait et que j’ai déjà évoqué, les noms de
lieux sont souvent indiens : Massachusetts, Minnesota, Missis
sippi, Missouri, Oregon, etc. De même en Angleterre, qui
fut peuplée par les Celtes depuis une date reculée et jusqu’à
l’occupation romaine (55 avant notre ère - environ ive siècle
après), puis envahie par des pirates germaniques (jusqu’au
v n e siècle) et enfin occupée par les Français, les noms de lieu
sont souvent restés celtiques alors que les mots celtiques
dans la langue sont très rares : Kent, Devon, Cumber(land),
Dover, London, York, Avon, Esk, Thames, Wye, Leeds,
Glou(cester), Ex(eter), Win(chester), Wor(chester), Salis(bu-
ry), etc. pour les toponymes, alors que F. Mossé signale
tout au plus une dizaine de mots courants de même origine (*).
Mais dire que les premiers occupants laissent en général
aux lieux les noms qu’ils leur ont donnés, alors que leur lan­
gue disparaît, ne suffit pas. D’une p art en effet cette thèse
générale est fausse dans certains cas particuliers, plus préci­
sément dans une grande partie des situations coloniales
modernes. Le colonisateur a souvent débaptisé des lieux pour
leur donner des appellations plus conformes à sa tradition :
Brazzaville, Ferryville, Bône, Port-Lyautey, Fort-Lamy,
Johannesburg, Porto-Novo, etc. E t si, lors de la décoloni­
sation, certaines villes ont été de nouveau débaptisées puis
rebaptisées, il faut bien voir que le phénomène n'est pus
général (Casablanca est restée Casablanca, malgré son nom
arabe : dar el beida) et que ce rebaptême ne consista pus
(>) Cf. F. Mossé, Esquisse d’une histoire de la langue anglnlif,
p. 29.
106 LES TRACES LINGUISTIQUES

toujours à revenir au nom d’origine (Ferryville devenant


Menzel Bourguiba, par exemple). E t d’autre part, la topo­
nymie peut parfois nous apporter des renseignements beau­
coup plus précis et complexes que la simple trace d’une
langue et d ’une communauté disparues : elle nous aidera
par exemple à cerner les mouvements de populations.
Prenons pour commencer le cas le plus simple, celui des
toponymes gaulois en France. On sait que les Gaulois sont
arrivés sur l’actuel territoire français vers le V e siècle avant
notre ère, que leur langue s’est largement répandue, puis que,
lors de l’invasion romaine, elle a reculé devant le latin pour
finalement disparaître (vers le v e siècle après?) en laissant
bien entendu un im portant substrat : nous avons là un bel
exemple de glottophagie réussie, achevée. Mais le gaulois
demeure très généralement dans les toponymes, alors que
les mots gaulois en français sont relativement rares. En voici
quelques exemples :
— les noms de fleuves (le Rhin, la Seine, la Marne, la
Somme, la Meuse,...) ;
— les noms de lieux situés près d’un fleuve, à partir de
°briva qui signifiait le « pont » (Brive, Brives, Brioude,...)
ou de °condate qui signifiait « confluent » (Cosne, Combres,
Condate, l’ancien nom de Rennes,...) ;
— les noms de lieux placés près d’une grotte, à partir de
°balma qui signifiait « grotte » (la Balme, la Baume,...) (') ;
— les noms de lieux situés près d’un torrent, à partir du
m ot froud (Frocourt, Frouville, Fromeréville,...) ;
— les noms de lieux situés sur une hauteur, à partir de
cnoc ou croc (Carrach, m ont Créqui, Carrezac, Quenet,...) (•).
Nous avons dans tous ces exemples, qui ne représentent
bien sûr qu’une infime minorité des toponymes d’origine
gauloise, l’illustration de ce que peuvent être les traces d’une
communauté linguistique disparue lorsqu’elles se limitent
aux noms de lieux : seul l’érudit pourra voir (ou faire voir)
dans ces toponymes une trace du gaulois (et des Gaulois).
E t ceci nous mène à un exemple plus complexe et, de

( ‘) Exem ples em prunté! A Jean M a r k a le , Les Celles, Paris, 1971,


p. 297.
(*) Exem ples em pruntés é François F a l c ’h u n , Les noms de lieux
celtiques, tom e 2, Rennes, 1970, p. 168 e t sv.
DE LA COLONISATION 107

notre point de vue, plus productif : celui de la Bretagne. Une


tradition deux fois séculaire et dont le plus ardent défenseur
fut, au siècle dernier, Joseph Loth, veut que les Bretons,
qui quittèrent la Grande-Bretagne pour la péninsule armori­
caine aux environs du v e siècle de notre ère, aient débarqué
dans une région d’où le gaulois avait totalem ent disparu,
qu’ils aient ainsi facilement imposé leur langue qui se serait
étendue vers l’est : Loth a môme tracé la frontière limite de
cette expansion, connue sous le nom de ligne Loth (voir fig. 3).
On pourrait alors suivre à travers les toponymes l’avancée
des immigrants celtes : ils ont en effet baptisé les villages
qu’ils créaient par des noms en plou- (paroisse) ou en gui-
(village). E t du même coup, l’étude de la répartition des
paroisses en plou et en gui nous montre que la côte nord de
la Bretagne, de Quimper à Saint-Malo, fut fortement peu­
plée, puis qu’une avancée eut lieu à travers la péninsule,
vers le sud (Vannes) en partant de la zone Tréguier-Saint-
Brieuc : la figure 3 est, de ce point de vue, explicite.
Mais les choses ne sont peut-être pas aussi simples et la
toponymie survolée de façon superficielle est ici trompeuse.
En effet, la leçon tirée de la répartition des noms de lieux en
plou et en gui, d’une part, et d’autre part la théorie concrétisé
par la ligne Loth, se heurtent à un certain nombre de faits
inexplicables.
D’une part, l’hypothèse de la celtisation (ou de la recel-
tisation) de la péninsule armoricaine par des Bretons venus
de Grande-Bretagne n’explique nullement la différence im­
portante (due en particulier à la place de l’accent) entre le
breton parlé dans la région de Vannes (le vannetais) et celui
parlé en Cornouailles, Léon et Trégor (généralement cité à
l’aide du sigle K. L. T.). Pourquoi, en effet, le vannetais
serait-il accentué sur la syllabe finale et le K. L. T. sur la
pénultième, si tout deux étaient le résultat de la celtisation
d’une Armorique déjà romanisée à l’époque de l’immigration
bretonne? La question est d’importance, elle n’a jamais été
réellement résolue par les partisans de la théorie de Loth.
D ’autre part, l'idée de l’expansion des Bretons venus do
Grande-Bretagne que nous donne la répartition de plous et
des guis n’explique pas que le breton se soit manifesté très
tard ailleurs, dans des zones où visiblement, si l'on en Juge
.f r o n tiè r e e n tr e
Bretons e t Anglo-Saxons

Lé gende.
• Noms d e p a r o is s e s
e n P i o u .e h e n G u i-
. . . . f r o n h è r e linguistique
■i a u 9*^& iede (LoHO
i v e r s d6so
s e n 480M
......L im ite d e s d i o c e s e s
S i è ç j u é p iftc o p a l
Limite d e navigabilité
^_Limih» de Flottabilité

Fio. 3. — L’immigration bretonne : données toponymiques.


(extrait de F. Falc’hum, Les noms de lieux celtiques).
DE LA COLONISATION 10»

sur cette répartition, les immigrés ne se sont jamais installés.


Ainsi, F. Falc’hun souligne que « la presqu’île de Guérande,
où l’on ne relève pas un seul Plou, était encore bretonnante
au début du x ix e siècle, et celle de Sarzeau, to u t aussi vierge
de Plous, a bretonné jusqu’au début du x x e siècle. Tandis
que la côte nord, plus constellée de Plous que des régions en­
core bretonnantes, a été rapidement francisée des abords
du Mont Saint-Michel à Saint-Brieuc C1) ».
Le débat, certes très technique, nous permet de mieux
cerner ce que furent les rapports linguistiques dans la pénin­
sule. Premier problème : l’Armorique était-elle vraiment
romanisée lors de l’arrivée des Bretons, ou bien y parlait-on
encore gaulois ?
F. Falc’hun a toujours soutenu, avec quelques variations
de détail, que l’on parlait encore gaulois au moment de l’im­
migration, ce à quoi ses adversaires répliquent généralement
qu’au v e siècle la romanisation était achevée. Mais ni la thèse
de la romanisation achevée ni la date de l’immigration ne
sont très solides. Sur le premier point, Léon Fleuriot par
exemple est beaucoup moins affirmatif que les partisans de
Loth :
« Subsistait-il en Armorique des restes de parlers gaulois quand les
Bretons ont commencé à y débarquer ? L’hypothèse n’a rien d’invrai­
semblable. De toute façon, ces restes de gaulois étaient soit peu
importants, soit très proches du brittonique du v* siècle, si bien que
le breton continental restait au ix ' siècle presque identique aux
autres langues brittoniques. Ceci n’est pas une hypothèse mais un
fait ('). »

Sur le second point, la date d’arrivée des insulaires, Norn


Chadwick a récemment bouleversé la vision généralement
partagée par les historiens. Elle soutient en effet la thèse,
fortement argumentée, que l’infiltration des Bretons de
Grande-Bretagne en Armorique aurait commencé dès la lin
du m e siècle (3).
Dès lors, il est to u t à fait admissible de considérer que

( l) F . F a l c ’h u n , op. cit., p . 5 8 .
(*) L. F l e u r i o t , Le vieux breton, éléments d’une grammnlrr, l ’urlu,
1 9 6 4 , p . 9.
(“) N ora C h a d w i c k , « The colonization of B rittnnv friini O U le
B ritain », in Proceedings o f the B ritish Academy, L I, 1961).
110 LES TRACES LINGUISTIQUES

cette immigration a eu lieu en une région où l’on parlait


encore gaulois. Ce qui impliquerait que la carte des plous
et des guis ne nous renseigne que sur l’avancée des commu- j
nautés parlant le brittonique insulaire, le reste des régions j
bretonnantes constituant la trace du gaulois d’Armorique. |
Falc’hun en tire une seconde conclusion : la ligne Loth, j
présentée comme celle de plus grande expansion du breton ■
vers l’est, serait au contraire la trace du recul du celtique
vers l’ouest :

« En réalité, la ligne qu’on a présentée comme limite de l’avance ]


extrême du breton vers l’est semble bien n’avoir marqué, au con- j
traire, qu’une étape du recul du celtique vers l’ouest sous la poussée '
du roman, le terme de celtique couvrant ici aussi bien la langue des
Gaulois armoricains que celle des Bretons immigrés. La dualité
dialectale primitive, due au pourcentage différent de Bretons et
d’Armoricains suivant les régions, se perpétuerait jusqu’à nos jours
dans le fait que les bretonnants du Vannetais sont incapables de
comprendre les parlers des côtes nord et ouest plus pénétrés d’ap­
ports insulaires (*). »

Il semblerait donc que le breton actuellement parlé en


Armorique ait deux origines : le gaulois (pour les parlers ac­
centués sur la syllabe finale) et le brittonique insulaire (pour
les parlers accentués sur la pénultième), ce qui nous permet
d’imaginer de façon plus précise la situation coloniale dans
la péninsule entre le m ° et le v e siècle. D’une part, la roma­
nisation semble y avoir été peu poussée : le celtique aurait
certes reculé vers l’ouest (ligne Loth) mais se serait largement
maintenu sur la côte sud. D’autre part, l’immigration insu­
laire se serait produite dans des régions peu peuplées (côte
nord et ouest), dans lesquelles la langue importée n’aurait
rencontré que peu de résistance. Ainsi, les rapports linguis­
tiques auraient été plus complexes que ce que l’on imagine
généralement. Dans un premier temps, la romanisation aurait
repoussé le gaulois vers l’ouest, singulièrement le long de la
côte sud. Dans un second temps, l’immigration aurait intro­
duit un autre parler celtique au nord de la péninsule, ces
deux parlers ayant ensuite subi conjointement, dans un
troisième temps, les assauts du français.

(■) F. Falc'hun, Les noms de lieux celtiques, II, p. 58.


DE LA COLONISATION 111

Tout ce développement est certes spécialisé et ponctuel.


Je n’ai d’ailleurs effectué qu’un survol du problème, la lit­
térature consacrée à cette question étant très importante.
Mais, tel quel, ce survol nous permet de comprendre toute
l’importance de la toponymie dans l’étude des traces de la
colonisation. Dans une grande partie des cas, en effet, nous
disposons de nombreuses sources d’informations : textes
écrits, diglossie encore présente, etc. L ’histoire de la Breta­
gne entre le ni* et le v e siècle ne peut être abordée par ce
biais : les documents font défaut. E t c’est précisément là
que l’approche « archéologique » peut être utile, même s’il
nous faut la manier avec précaution. D ’une certaine façon,
la toponymie nous parle. Encore faut-il savoir démêler son
discours.

LE S TRA CES SU PE R STR U C TU R ELL ES

Toutes les situations de colonialisme interrompu en cours


de processus ou observé en cours de processus nous montrent
une diglossie du type de celles que nous avons décrites au
chapitre précédent : l’organisation sociale et l’organisation
linguistique sont ici relativement isomorphes, avec bien sûr
le décalage dans le temps propre à ce type de rapports : la
superstructure linguistique se constitue plus lentement que
l’infrastructure coloniale qui lui donne naissance. Aussi, dans
une approche synchronique, la superstructure linguistique
ainsi constituée est-elle à l’évidence trace de colonialisme. Je
n’y insisterai pas ici, réservant à la fin de ce livre un chapitre
à l’étude du statu t de la langue française en Afrique. Il est
cependant une diglossie d’un type particulier qui va nous
retenir, celle m ettant en présence une langue au sens classique
et un créole (le créole est aussi, bien entendu, une langue, ri
le terme est souvent employé péjorativement, mais je ht
conserve car il a l’avantage de dénoter l'origine de ce type
de langues, que nous allons tout de suite rappeler).
La colonisation vue sous l’angle sociologique a le plun mm
vent consisté en l’affrontement de deux organisation» »oelwlf» i
celle, locale, qui était agressée, e t celle, importée, qui Mjjrr»-
112 LES TRACES LINGUISTIQUES

sait et qui allait s’imposer grâce à l'appareil militaire et admi­


nistratif du colonisateur. Or il est certaines exceptions à cette
règle : toutes celles constituées par l’occupation d’un territoire
vide (ou vidé de ses habitants par expulsion ou génocide) et
peuplé par des colons im portant à titre de main-d’œuvre
des esclaves noirs qu’ils allaient acheter sur les côtes de l’Afri­
que. C’est par exemple le cas de la Réunion, de la Guadeloupe
et de la Martinique. Dans ces situations, il n’y a bien entendu
pas de structures sociales préexistant à la colonisation, puisque
la structure coloniale s’organise à partir d’éléments entière­
ment importés par le colonisateur : il n’existe pas d’organisa­
tion locale que la colonisation aurait perturbée, écrasée ou
intégrée au système colonial, to u t est issu du colonialisme et
il en résulte un système qui, au moins pour son origine, est
relativement original (1).
Il est cohérent avec to u t ce que j ’ai jusqu’ici postulé, de
penser qu’il en va de même de la superstructure linguistique.
En effet, elle n’est plus ici, comme dans la totalité des exemples
que j ’ai jusqu’à présent évoqués, le résultat d’un affronte­
ment entre une (des) langue(s) locale(s) et une langue impor­
tée (celle du colonisateur), elle se crée de toutes pièces, len­
tem ent, l’un des éléments constituants (la langue dominée)
apparaissant au cours du processus colonial auquel elle ne
préexiste pas. C’est dire que nous ne pouvons pas, en l’oc­
currence, parler exactement de glottophagie, ou du moins
que la glottophagie n’intervient pas ici au cœur du phénomène
colonial : elle intervient, nous allons le voir, à la fois en amont
et en aval de ce phénomène, avec dans les deux cas des
langues participantes différentes pour ce qui concerne la
langue dominée.
La créole est en effet une langue dont l’existence même
est signe d ’une certaine forme d’exploitation (à base d’escla­
vage au départ) qui est constitutive de cette langue et que, par
simplification, j ’appellerai ici colonialisme. Tous les cas de
colonisation jusqu’ici étudiés comprenaient en effet l’exis­
tence d ’une population locale, or elle est ici inexistante : mais
la différence est d’origine et non pas d’essence, l’exploita-

(■) Voir par exemple folmiard Gllssan, « Propositions de base »,


in Acomn a“ 4-.r>, avril 1I17U, numéro consacré au « délire verbal » en
Martinique.
DE LA COLONISATION 113
lion qui s’ensuit restant la même. On sait qu’un créole est
toujours à l’origine une langue composite, réduite à sa nais-
«unce à certains besoins de communication, comme les sabirs,
Requérant ensuite une envergure plus grande, comme les
pidgins, pour ensuite devenir la langue maternelle des locu­
teurs qui l’utilisaient d’abord comme instrum ent minimum
d'Intercompréhension : le créole est
« un parler de type pidgin (ou pseudo-sabir) qui, pour des raisons
historiques et sociologiques, est devenu la langue unique d’une com­
munauté linguistique. Il y a donc de nombreux individus qui ont un
créole comme langue maternelle et qui ne connaissent pas d’autre
langue (■). »

Or cette origine, comme celle du pidgin, est intimement liée


A une situation de domination d’une communauté par une
autre. Dans le cas des pidgins, il s’agit du refus pur et simple
d’un groupe de parler la langue des autres groupes avec les­
quels il entretient des relations commerciales : se développe
alors une langue seconde, née du contact entre la langue de
ce groupe et les autres langues en jeu. C’est par exemple le
cas du pidgin-english qui, en Asie du sud-est, s’est constitué
sur la base de structures syntaxiques chinoises et d’un lexique
anglais. Le rapport de force qui préside à l’apparition d’un
pidgin est donc clair. Dans le cas du créole, il s’agit de la
privation d’une langue, d’un refus opposé à un groupe de
parler sa (ses) langue(s) : ainsi les esclaves noirs achetés sur
les côtes africaines et importés aux Antilles étaient séparés,
dispersés, brassés, de telle façon qu’ils ne puissent, au sens
propre de l’expression, pas parler. C’est la « glottophagie
en amont » dont je parlais plus haut : pour que se constitue
un créole il faut au préalable que l’on ait tué les langues de»
esclaves, qu’on les ait rendues inutiles en multipliant les
interlocuteurs de langue différente. On leur inculquait alors
le minimum nécessaire pour recevoir les ordres, minimum à
partir duquel ils se recréèrent un moyen de communiquer
entre eux :
« Pour se faire entendre, pour obtenir de son matériel liumnln 1«
maximum de rendement, le blanc enseignera tous les mot» ii6co»-

(*) Le langage, encyclopédie de la Pléiade, 1968, p. OOH.


L in g u istique et colonialism e. 5.
114 LES TRACES LINGUISTIQUES

saires mais rien de plus ; de son côté le noir répétera de son mieux ce 1
qu’il aura entendu ou cru entendre ('). »

Né d’un rapport vertical (comprendre le maître), le créole


va donc être réinvesti dans des rapports horizontaux (se
comprendre entre esclaves), l’im portant étant ici que les
processus de pidginisalion (création d’une langue véhiculaire
à partir de plusieurs langues naturelles) et de créolisation
(adoption d ’un pidgin par une communauté comme langue
maternelle) sont le produit des rapports de force entre com- ;
munautés : les pidgins et les créoles sont élaborés par des ;
communautés dominées (a), ce qui n’est pas le cas des langues
coloniales que nous avons jusqu’ici étudiées. Dans le premier !
cas, la domination est constitutive de la langue, dans le second j
cas elle est constitutive de son sta tu t de langue dominée, ce i
qui est to u t différent même si, au plan synchronique, les i
situations en question sont strictement comparables. Bien j
sûr, l’apparition de ces langues composites n’est pas exclusi- j
vement le fait des situations de créoles. Ainsi du foropfon \
naspa, le français des tirailleurs qui servait peu ou prou de
langue véhiculaire en Afrique de l’ouest :

« Il n’était pas allé à l’école comme Wangrin. Il parlait le « foro-


fifon naspa »ou français du tirailleur. En «forofifon naspa »les verbes
n’avaient ni temps ni mode et les noms, prénoms et adjectifs, ni j
nombre ni genre (■). »

Mais ce qui caractérise le créole par opposition à ces langues


secondes, c’est qu’il devient, lui, langue maternelle du groupe
opprimé et qu’il va, à ce titre, s’opposer au sein de la super­
structure linguistique à la langue du colonisateur, comme
langue dominée face à la langue dominante : c’est alors la
« glottophagie en aval » dont je parlais plus haut. On trouve
d’ailleurs une preuve a contrario de cette présentation dans
les rares cas où des créoles ont disparu. Aux États-Unis

(>) Elodie J o urdain , Z)'u français aux parlers créoles, Paris, 1956
page xxi.
(*) Cf. par exemple Albert Valdman , « Créole et français aux
Antilles », in Le français en France et hors de France, tome 1, Annales
de la Faculté des lettres et sciences humaines de Nice, n° 7, 1969.
(•) Amadou H ampaté B a , L'étrange destin de Wangrin, Paris, 10-18,
p. 32.
DE LA COLONISATION 115
par exemple, et mise à p art l’exception du gullah des îles
côtières de Géorgie (l’isolement insulaire expliquant ici le
maintien), les créoles ont lentement disparu avec l’abolition
de l’esclavage. Les communautés noires sortant (très relati­
vement) de leur ghetto, sortant en tout cas du statu t que leur
conférait l’esclavage, en sont venues à adopter la langue do­
minante, avec bien sûr des traits phonologiques, syntaxiques
et lexicaux spécifiques : mais le black english ainsi constitué
n’est plus à analyser en termes de glottophagie, mais en termes
de la présence des rapports de classes dans les rapports lin­
guistiques. On rétorquera que l’esclavage est également aboli
aux Antilles, et que les créoles y perdurent. Peut-être faut-il
en conclure que l’esclavage n’y a été que théoriquement
aboli...
Arrêtons-nous un instant, à ce propos, sur le cas de la
Martinique qui nous servira à illustrer la situation de conflit
entre un créole et la langue dominante qui lui a donné nais­
sance ('). Jusqu’au x v ie siècle, l’île est peuplée d’indiens
caraïbes qui en ont eux-mêmes chassé les Arawaks et qui vont
par la suite être expulsés au milieu du x v i i 6 siècle vers la
Dominique, lors de l’arrivée des Français. Le peuplement de
l'île va donc être assuré par les colons, d’une part, et par les
esclaves originaires du golfe de Guinée, d’autre part, le rap­
port numérique entre Européens et esclaves noirs étant en
gros de 1 à 8, comme le montrent les chiffres suivants :

Européens Esclaves africains

1715 6 400 ?
1738 ? 57 000
1826 11 000 81000
1848 10 000 75 000

Ces esclaves sont soigneusement répartis de façon à ce


qu’ils ne puissent pas se comprendre : on sépare les membres
d’une même famille, d’un même village, etc. Ainsi, en deux
ou trois générations, le créole martiniquais fait son apparition
comme langue maternelle des esclaves. Puis l’esclavage est

(') J’utilise pour ces rapides données un mémoire de maîtrise rédigé


sous ma direction par Hobert D a m o i s e a u en 1973 : l'apporte Un
guistiques et rapports sociaux en Martinique.
1 16 LES TRACES LINGUISTIQUES

aboli (décret Schcelcher, 27 avril 1848), mais l’organisation


sociale qui s’ensuit n’est pas très différente de celle qui
précédait le décret. Aujourd’hui, sur 40 000 hectares cultivés
en Martinique, 7 500 le sont par dix propriétaires, 26 250
par 70 autres, les 6 000 hectares restant étant partagés entre
5 000 petits propriétaires, à quoi il faut ajouter 35 000 à
40 000 ouvriers agricoles qui cultivent un petit lopin. C’est
dire que 85 % des terres cultivées appartiennent à une mino­
rité de propriétaires (environ 80). La structure sociale de
l’île s’est constituée historiquement au fil des mariages
mixtes et des refus de ces mariages : les békés, c’est-à-dire
les blancs créoles (2 à 3 000 sur une population de 320 000
habitants), forment la classe supérieure, les mulâtres forment
la petite bourgeoisie locale et les noirs constituent la grande
masse des classes inférieures. Cette masse parle créole, n’uti­
lisant le français, ou des rudiments de français, que dans ses
rapports à l’administration : nous sommes ici dans une situa­
tion très semblable à celle des colonies traditionnelles. Le?
békés, eux, sont généralement bilingues : ils utilisent le créole
pour s’adresser à leurs domestiques, mais parfois aussi en
famille. Quant aux mulâtres, ils constituent la partie de la
population qui a le plus de répugnance à parler créole : la
langue française est pour eux un moyen de promotion sociale
(ainsi, les mulâtres sont très nombreux dans l’enseignement).
On voit que les différences qui, à l’origine, opposent les
situations de créoles à celles de glottophagie plus classique,
s’atténuent très vite, la seule différence persistante étant le
fait que les békés parlent la langue locale et le français, ce qui
ne s’est jamais vu en Afrique ou en Indochine, et ce qui s’ex­
plique aisément par l’implantation de longue date des créoles
(békés) dans les îles. Il demeure que, telle quelle, la situa­
tion superstructurelle dans laquelle se trouvent impliqués
le créole et le français est strictem ent parallèle à celle des
colonies traditionnelle : linguistiquement, et malgré l’origine
spéciale du créole, cette superstructure est trace de colonia­
lisme, même s’il est d’un type un peu particulier.

Il nous reste, avant de conclure, à évoquer un cas que


certains ont voulu présenter comme particulier, celui de
DE LA COLONISATION 117

l'anglais des Indes. On sait qu’il existe en Inde une situation


linguistique fort complexe : à côté de l’hindi parlé, avec
l’ourdou par soixante millions d’habitants ou du bengali
parlé par soixante-dix millions d’habitants, il y a des langues
fortement minoritaires, le to u t constituant une mosaïque
qui a favorisé l’expansion et surtout le maintien de l'anglais.
Mais le résultat n’est en aucune manière différent de ce qui
existe dans les colonies françaises ou dans les ex-colonies
françaises : l’anglais y est langue dominante face à une plu­
ralité de langues dominées, il y est la langue de l’administra­
tion, la langue du pouvoir, bref la langue de l’oppression du
peuple. C’est pourquoi il est pour le moins curieux de voir
certains linguistes tenter de présenter la situation indienne
sous un jour largement différent. Ainsi, Braj Kachru (*)
invente la notion A'indianité de l’anglais des Indes (indian
english) qu’il met sur le même plan que Yanglicité de l'anglais
britannique et Yaméricanitê de l’anglais des U. S. A. ( indian -
ness, englishness, americanness), sans se demander quel est le
pourcentage de la population anglaise ou américaine qui
parle anglais, et sans penser à comparer ce pourcentage à
celui de la population indienne parlant cette langue : le
résultat serait pourtant instructif. Accumulant un certain
nombre d’interférences lexicales et culturelles, B. Kachru
croit ainsi pouvoir parler de « contextualisation » de l’anglais.
Mais cette « contextualisation » n’enlève rien au statu t néo­
colonial de la langue. Ainsi, que l’on dise en indian english
flower-bed pour nuptial-bed sur le modèle du bengali phul-
shojjâ, ne témoigne de rien de plus que d’un phénomène
d’interférence que l’on retrouve un peu partout dans les
situations de conflits linguistiques : on dit en Afrique de
l’ouest gagner petit pour avoir un enfant, ce qui est loin de
témoigner de l’apparition d’un français d’Afrique. Encore
une fois, il faudrait se demander combien de gens parlent
français en Afrique, ou combien de gens parlent anglais en
Inde : B. Kachru ne nous donne aucune information sur ce
point dans les 33 pages de son article.

(>) Bra] B. K a c h r u , • Indian English : A Study In Cont«xtlliillM>


tion », In Memory of J. R. Firth, London, 1966, p. 265-2H7.
lis LES TRACES LIN G U ISTIQ U E S

En effet, les caractéristiques statistiques de la diglossie '


produite par le colonialisme sont fondamentales. La super«
structure linguistique résultant d’un colonialisme interrompu
n’est pas constituée par un bilinguisme à 1 0 0 % et, pour autant
qu’on puisse avancer des chiffres en la matière, celui de 10 %
est sans doute le plus proche de la vérité. Car la glottophagie
qui caractérise le colonialisme moderne et le néo-colonia-
lisme ne consiste pas à rendre tous les colonisés bilingues,
elle consiste simplement (si l’on peut se permettre ce terme)
à interdire aux langues des colonisés le droit à l’existence
à part entière. Parler de bilinguisme ne signifie pas du tout
que l’on parle de pays où tout le monde est bilingue, ni même
de pays où le nombre de bilingues est élevé. Comme le rappe­
lait récemment Jean Darbelnet :

« Le Canada est officiellement un pays bilingue, mais combien y


a-t-il de bilingues au Canada? Certainement les Canadiens anglais et
anglophones ne présentent pas une proportion élevée de bilingues
dans ce pays ; la plupart des bilingues qu’on y rencontre sont des
francophones qui sont obligés justement pour survivre, pour pros­
pérer, économiquement et socialement, de savoir l'autre langue
officielle du pays (*). »

Or c’est justement cet aspect du « bilinguisme » qui constitue


la superstructure linguistique d’essence coloniale. C’est jus­
tem ent le fait qu’au Québec les francophones doivent appren­
dre l’anglais pour obtenir certains postes, le fait que la loi
rendant obligatoire le bilinguisme franco-anglais pour certai­
nes places dans l’administration ne soit appliquée que pour
les francophones (les anglophones n’étant, dans les faits, pas
obligés de parler français), qui constituent les caractéristiques
de la situation québécoise. E t cette situation se retrouve
bien sûr dans tous les cas évoqués dans ce livre.
Car il faut bien prendre garde à ne pas tomber dans le
discours néo-colonial type qui consiste à présenter au fond
l’introduction du français dans les colonies comme une
bonne chose, un élément positif : le français n’est-il pas une
langue moderne, une langue d’avenir, la langue d’avenir?
Sans s’attarder sur cet argument encore une fois raciste,

(*) J e a n D a rbelnet , t Lo b ilin g u is m e », in Annales de la faculli des


lettres et sciences humaines de Nice, n ° 1 2 , o c to b r e 1970.
DE LA COLONISATION 11!)
Il faut simplement rappeler que la colonisation n’a pas
Introduit le français en Afrique (au sens où les peuples afri-
cnins colonisés par la France parleraient français), elle a
•linplement mis en place une minorité francophone qui gou­
verne et impose sa loi à une majorité non francophone.
Mieux vaut d’ailleurs ici, pour conclure, laisser la parole à
un représentant des colonisés :

« On nous a dit qu’on nous avait imposé l’usage du français. Le


croire tout bonnement, sans procéder à la moindre analyse, revien­
drait à accorder un préjugé favorable au colonialisme, dans un pays
qui compte près de 85 % d’analphabètes bien qu’il soit resté pendant
130 ans en contact direct avec la langue française (*). »

(*) Mostefa L acheraf, L’Algérie : nation et société, Parli, IUI15,


p . 313.
C H A PITR E V

LE DISCOURS COLONIAL SUR LA LANGUE

« Les langues qui sont parlées encore aujourd’hui et qui ont été
parlées jadis chez les différents peuples de notre globe se divisent en
trois classes : les langues sans aucune structure grammaticale, les
langues qui emploient des affixes, et les langues à inflexions. »

Citant ce passage de A. W. Schlegel, pour qui les langues


indo-européennes étaient au sommet d’une pyramide évo­
lutive dont la base était constituée par les langues les moins
« civilisées », Georges Mounin écrit que cette typologie lin­
guistique était « destinée à régner cinquante ans au moins » (’).
E t Maurice Houis, reprenant ce passage, corrige :

« Ce règne fut beaucoup plus long. Il dure encore. La typologie


en question n’est que l’une des formulations d’une idée-force plus
générale selon laquelle les langues de la famille indo-européenne sont
au sommet de l’évolution, et les langues des Noirs au plus bas de
l'échelle... Cette idée-force a d’autant plus été caressée par la société
coloniale — et continue de l’être dans la mesure où cette société
subsiste — qu'elle était auréolée par son origine savante et qu’elle
justifiait une politique et un comportement où le Noir était un
enfant ou un primitif qu’il fallait « civiliser » malgré lui (’). »

En effet, alors même que la linguistique a généralement


évacué les postulats racistes ou racistoïdes que nous avons
évoqués au chapitre i, les effets de ces postulats se font tou­
jours sentir, par un effet de retard propre à la diffusion des
(*) Georges Mo un in , Histoire de la linguistique des origines au
X X ' siècle, Paris, 1970, p. 188-189.
(*) M. Houis, Anthropologie linguistique de l'Afrique noire, Paris,
1971, p. 26.
SUR LA LANGUE 121

Idées « scientifiques » dans le sens commun, d’une part, et


d’autre part parce qu’on ne se sépare pas facilement de ce
qui justifie notre pratique, sauf obligation et, dans ce cas,
â contrecœur. Nous avons vu que la glottophagie croît
à son aise sur le fertile terreau constitué par un certain nombre
de fondements confortables, le discours scientifico-idéolo-
gique fournissant ici un engrais de choix : il y a les langues,
ce que nous parlons, et les dialectes ou les jargons, grâce
auxquels communiquent péniblement les peuplades que
nous allons délivrer de leur sauvagerie. E t cette sauvagerie
est bien entendu définie, négativement, par privation de tout
ce qui fait la culture de l’Occident : nous avons une langue, une
littérature, une architecture, une éthique, une Weltanschauung,
toutes choses dont sont dépourvus les colonisés. E t, englo­
bant cela et le généralisant : nous avons une Histoire et ils
n’en ont pas. Il est à ce propos intéressant d’exhumer quel­
ques morceaux choisis, comme ce passage du gouverneur
Clozel dans la préface qu’il consacrait en janvier 1911 à
Haut-Sénégal N iger de Maurice Delafosse :

«A la différence de la plupart des colonies africaines, dont le passé,


aussi vierge que leurs forêts, se réduit à l’historique de l’effort des
explorateurs européens pour les pénétrer, le Soudan a une histoire ('). »

Belle découverte qui, du même coup, dénie aux noirs non


soudanais le droit à l’histoire. Si le Soudan est ici épargné,
c’est d’ailleurs essentiellement par un fait de hasard, ce ha­
sard qui nous a laissé un nombre relativement im port