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La nouvelle revue du travail

11 | 2017
Travailler plus !

Le privé est professionnel ?


Les consultant·e·s en couple avec enfant
The private vs. the professional sphere: Married consultants with children
¿Lo privado es profesional ? Consultor.a.s en pareja con hijo

Isabel Boni-Le Goff

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/nrt/3318
DOI : 10.4000/nrt.3318
ISSN : 2263-8989

Éditeur
Nouvelle revue du travail

Référence électronique
Isabel Boni-Le Goff, « Le privé est professionnel ? », La nouvelle revue du travail [En ligne], 11 | 2017, mis
en ligne le 01 novembre 2017, consulté le 03 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/nrt/3318
; DOI : 10.4000/nrt.3318

Ce document a été généré automatiquement le 3 mai 2019.

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Le privé est professionnel ? 1

Le privé est professionnel ?


Les consultant·e·s en couple avec enfant
The private vs. the professional sphere: Married consultants with children
¿Lo privado es profesional ? Consultor.a.s en pareja con hijo

Isabel Boni-Le Goff

1 Comment l’intime et le professionnel interagissent-ils dans un métier où l’organisation


par projets, les missions hors du bureau et les fréquents débordements temporels du
travail conduisent à s’inscrire dans un régime temporel dérégulé ? Et que se passe-t-il en
particulier quand ce métier, traditionnellement « masculin », compte une part croissante
de femmes ? Les travaux contemporains de sociologie du travail, des professions, et de
sociologie du genre et des rapports sociaux de sexe soulèvent à de multiples égards
l’actualité de cette double interrogation.
2 Sur longue période, le modèle de disponibilité temporelle extensive est apparu comme un
des traits caractéristiques des professions les plus « prétentieuses » (Tripier, Dubar &
Boussard, 2011) et, en entreprise, du « salariat de confiance » constitué par les cadres
(Bouffartigue & Gadéa, 2000). Mais le processus de féminisation de ce qui était au
préalable des « bastions masculins » est venu remettre en question – au moins
partiellement – des régimes temporels adossés à une division asymétrique du travail
reproductif et au modèle de « monsieur Gagne-Pain » (Marry, 2014). La question de la
« conciliation » ou du « conflit » des sphères personnelles et professionnelles s’invite
ainsi particulièrement dans les travaux traitant du monde des « cols blancs ». En
interrogeant les « professions établies » au prisme du genre, Nathalie Lapeyre et Nicky
Le Feuvre ont par exemple montré que la croissance de la part des femmes en médecine,
dans le domaine du droit ou de l’architecture, s’accompagnait d’une diversification des
régimes temporels et ouvrait sur des reformulations des normes professionnelles, malgré
le maintien de « scripts sexués » entraînant des inégalités de rémunération et de carrière
(Le Feuvre & Lapeyre, 2005 ; Lapeyre, 2006).
3 Dans les franges supérieures du salariat des entreprises et dans le monde des cadres, un
constat similaire peut être établi : d’un côté, certaines normes « masculin neutre »
(Laufer, 2005) relatives au « présentéisme » résistent, contribuant à alimenter les

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inégalités ; de l’autre, le développement de la mixité dans les emplois et la plus grande


diversité des arrangements conjugaux peuvent conduire à la remise en cause d’une
culture de surtravail, et à des (re)négociations complexes entre conjoints, tant sur le plan
de la disponibilité que sur celui de la mobilité professionnelle géographique (Guillaume &
Pochic, 2009). Le conflit « vie personnelle/vie professionnelle » et ses conséquences pour
un nombre croissant de couples « à double carrière » (Windebank, 2001), sont abordés
sous différents angles : celui du rôle des politiques publiques et des « régimes de genre
nationaux » (Walby, 2004) ; celui des pratiques dans les organisations et le monde
professionnels (Halford, 2006) ou encore celui des arrangements conjugaux autour de la
division des tâches domestiques, parentales, et de l’argent du ménage (Marry, 2014). Ces
recherches offrent le panorama d’inégalités rampantes (Holter, 2007), de négociations
conjugales complexes et de changements irriguant les discours plus que les pratiques, en
particulier pour les couples évoluant dans les emplois de cadres.
4 Le cas des sociétés de services aux entreprises (cabinets de conseil, sociétés de service
informatique, etc.), qui emploient essentiellement des cadres, constitue un terrain
intéressant pour saisir ce que certaines formes d’organisation et de contrôle du travail
peuvent produire sur le rapport au temps, les arbitrages et les tensions temporels. Ce
type d’entreprises fait en effet peser sur une main-d’œuvre qualifiée, des injonctions
relatives au débordement temporel (travail nocturne et de week-end) (Goussard & Tiffon,
2016), avec la fréquence d’une activité réalisée en dehors des locaux de l’employeur (dans
les locaux des entreprises clientes ou en télétravail) (Boni-Le Goff, 2015). En raison de
cette organisation décentralisée et délocalisée du travail, et d’une proximité sociale entre
employeurs/euses et employé·e·s (par les origines sociales ou les capitaux scolaires), le
rapport de subordination y apparaît « enchanté » (Henry, 1997). Par ailleurs, dans les
cabinets de taille importante (cabinets de conseil en stratégie, en fusions-acquisitions ou
d’avocats), le système de « up or out » (promotion/éviction), qui organise le départ
régulier du personnel le moins bien évalué, encourage une adhésion à des normes de
surtravail. Malgré la perspective du « partnership » qui permet de passer de statut
d’employé·e à celui d’employeur, cette adhésion apparaît néanmoins plus relative que
totale, en dépit de multiples dispositifs de contrôle. Les écarts à la norme sont
particulièrement observables dans les usages variables que font les consultant·e·s des
outils de suivi d’emploi du temps (Damhuis, 2012). C’est en définitive dans les luttes
autour de la captation et de la surveillance du temps de travail que le rapport de
subordination entre « salarié·e·s » et « patrons » se cristallise ou se trouve parfois
contesté.
5 Prenant pour terrain d’observation l’espace du conseil en management (voir encadré
méthodologique), cet article part du constat que, dans un contexte de changements
sociodémographiques, les tensions et rapports de pouvoir autour du temps revêtent une
importance accrue. 54 % des femmes et 62 % des hommes consultant·e·s interrogé·e·s lors
de l’enquête par questionnaire réalisée en 2008 sont marié·e·s ou vivent en couple, 44 %
ont des enfants, bien loin des stéréotypes qui peuvent circuler sur les consultants souvent
représentés comme des experts nomades, sans attaches. Par ailleurs, une proportion
significative évolue dans des couples homogames « à double carrière » : ainsi 64 % des
consultantes interrogées et 60 % des consultants ont un conjoint exerçant comme
profession libérale ou cadre supérieur et 11 % des femmes et 2 % des hommes ont un
conjoint artisan, commerçant ou chef d’entreprise.

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6 Que se passe-t-il pour les consultant·e·s femmes ou hommes ayant une vie conjugale et
parentale ? Comment peut se négocier le décalage par rapport à la figure professionnelle
légitime et à l’idéal de disponibilité temporelle extensive qui lui est associé ?
7 Pour éclairer ces questions, l’article se propose d’abord de revenir sur ce qui caractérise
le « régime temporel » dans l’espace du conseil, c’est-à-dire l’ensemble des pratiques et
des normes en matière d’organisation du temps de travail. Inspirée des propositions de
Chantal Nicole-Drancourt (2009), la notion de « régime temporel » est ici mobilisée à
l’échelle mésociologique d’un espace professionnel. Elle sert à penser l’expérience et les
contraintes temporelles comme des construits sociaux, façonnés par des cadrages
institutionnels spécifiques. Il s’agit de souligner la variété des rythmes et temporalités
auxquels un·e consultant·e peut être soumis·e et combien le cadrage organisationnel du
temps remet en cause certaines oppositions et frontières entre vie privée et vie
professionnelle. Dans une seconde partie, l’article revient sur les pratiques et
négociations conjugales et familiales qui se trouvent pour partie structurées par ce
régime temporel, en se centrant sur les consultant·e·s en couple avec enfants1.

Encadré méthodologique

La recherche sur laquelle s’appuie le présent article a combiné une enquête par
questionnaire portant sur les pratiques et les trajectoires professionnelles et le
rapport à l’emploi de consultant·e·s exerçant dans un échantillon diversifié de
23 cabinets de conseil implantée en France (n = 1 637), avec des entretiens
biographiques (28 femmes et 25 hommes). Elle s’est également appuyée sur plusieurs
observations ethnographiques réalisées principalement dans trois entreprises de
conseil de 2007 à 2012. L’enquête qualitative a permis d’observer et de réaliser des
entretiens dans des entreprises qui couvrent les principaux sous-espaces du conseil
et d’interroger des consultant·e·s ayant travaillé pour différents types de cabinets,
permettant ainsi de saisir des points de vue comparatifs sur les conditions, rythmes
et temps de travail.

L’article se concentre sur un sous-groupe composé de l’ensemble des consultant·e·s


rencontré·e·s vivant en couple hétérosexuel avec au moins un enfant (voir tableau 2
en annexe) : 24 consultant·e·s – 12 femmes et 12 hommes. Ce sous-groupe présente
des similitudes par rapport aux observations de l’enquête quantitative : si le nombre
moyen d’enfants y est plus élevé (2,31 ; enquête 2008 : 1,52, n = 720), il s’agit de
couples présentant une forte homogamie sociale proche de celle constatée dans
l’enquête : 19 des 24 consultant·e·s rencontré·e·s sont en couple avec des chefs
d’entreprise, des cadres du secteur privé ou des professions libérales (médecin).
Quelques entretiens avec d’autres consultant·e·s sont mobilisés dans la première
partie.

Contingence des rythmes, norme de disponibilité


extensive et modèle de célibat professionnel
8 Plusieurs travaux ont rendu compte de la difficile objectivation du travail de conseil :
volonté de préserver une certaine opacité, dissimulation du « sale boulot » et des activités
les moins glorieuses (Boni-Le Goff, 2016), part prise par le travail relationnel. Les

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approches ethnographiques du travail effectué en mission mettent également au jour la


variété et la variabilité des tâches effectuées, entre travail relationnel, tâches d’analyse,
activités de rédaction et de mise en forme de documents et de supports. Ce contexte de
travail joue sur les rythmes et les temporalités du travail mais aussi sur les dispositifs
d’encadrement du temps dont traite cette première partie. Celle-ci aborde tout d’abord la
question des pratiques – durée, variations et rythmes du travail ainsi que dispositifs
encadrant et mesurant le temps de travail. Elle revient ensuite sur les normes temporelles
que ces pratiques contribuent à porter. Elle observe enfin la figure professionnelle
légitime d’un expert « tout à sa tâche » entretenue par ce cadre pratique et normatif.

Un temps de travail encadré, fragmenté et contingent

9 Les jeunes diplômé·e·s qui postulent pour un emploi dans le conseil « savent à quoi
s’attendre » pour reprendre l’expression de plusieurs interviewé·e·s. Postuler dans le
conseil conduit à s’inscrire dans un régime temporel officiellement régulé par un contrat
de travail salarié mais concrètement inscrit dans une norme de temps de travail souvent
bien au-delà des 35 heures par semaine inscrites dans le contrat salarial. Le temps
hebdomadaire considéré comme « normal » peut varier assez amplement en fonction du
degré de prestige du cabinet de conseil et de ses tarifs d’honoraires. Selon les cas, le
temps de travail hebdomadaire évoqué en entretien et considéré comme habituel s’établit
ainsi entre 45 et 80 heures2, à l’intérieur d’une fourchette très large. Au-delà du constat
de ces standards de temps de travail variables mais supérieurs à la durée légale de travail,
l’encadrement et les dispositifs de mesure spécifiques dont fait l’objet le temps,
apparaissent particulièrement centraux et structurants dans l’expérience des
consultant·e·s.

Le temps au cœur d’un système sophistiqué de mesure de la valeur économique

10 La culture des « longues heures » ne signifie pas que tous les temps de travail « se
valent ». Pour les cabinets de conseil, le temps de travail des consultant·e·s est considéré
comme l’élément central pour mesurer et encadrer les coûts du travail et estimer les
profits réalisés, dans la mesure où une partie conséquente des missions est facturée « au
forfait » aux clients. C’est autour du temps que les dispositifs de gestion sont construits
avec deux objectifs : mesurer le temps « consommé » par les consultant·e·s à effectuer
telle ou telle tâche, et distinguer le temps passé à gagner de l’argent de celui considéré
comme « non rémunérateur ». Inscrits dans une véritable politique d’intensification du
travail déjà observée dans d’autres univers professionnels (Jacquot, 2001), les outils de
suivi des temps (« timesheet » ou « feuille de temps », utilisés par une grande majorité des
entreprises du secteur) reflètent la façon dont l’activité est pratiquement structurée et
hiérarchisée, en distinguant en général trois groupes de tâches : tâches liées à un projet
vendu (et donc facturé), tâches commerciales, tâches internes à la vie du cabinet. Les
activités liées à la relation avec des clients (tâches sur projet et commerciales) sont mieux
placées dans l’échelle de valeurs indigène que les activités internes, qui regroupent des
tâches variées (formation, partage des connaissances, etc.). Ces principes de distinction
sont à relier à une politique de gestion du personnel fondée sur un système de grades et
de carrière et sur l’évaluation régulière et la comparaison à ancienneté comparable – dit
« up or out »3. Les consultant·e·s sont ainsi très sensibilisé·e·s à compter les jours de travail
facturés, cette part constituant un élément déterminant de la « note » et de leur évolution

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professionnelle. Le temps facturé donne en général lieu à la définition d’un objectif


chiffré qui s’élève à 90 ou 100 % (du temps total travaillé) pour les consultant·e·s junior,
objectif qui décroit progressivement au fil de la progression professionnelle. S’y substitue
de façon croissante un temps consacré à des activités commerciales (rendez-vous avec des
clients et des prospects, établissements de propositions commerciales). Ainsi, 7 % des
consultant·e·s junior effectuaient en 2008, d’après notre enquête, plus de 30 % de temps en
activité commerciale, contre 13 % des managers et 55 % des associé·e·s.
11 La valence différentielle du temps, et les enjeux que celui-ci représente pour la carrière
introduisent ainsi une tension dans l’expérience subjective et le rapport à l’emploi. Dans
les récits des consultant·e·s fraichement intégré·e·s dans le métier, l’apprentissage d’un
rapport au temps spécifique apparaît central : sur le plan subjectif, c’est l’acquisition
d’une vigilance permanente (compter et imputer son temps à un projet, s’assurer que le
temps consommé ne dépasse pas le temps qui a été « vendu » et qui sera facturé au client,
etc.) et sur le plan pratique, c’est apprendre à produire une feuille de temps qui « tombe
juste » (100 % du temps est affecté à des projets ou des activités). Dans cet apprentissage,
les jeunes consultant·e·s se découvrent comptables et responsables d’un temps envisagé
comme unité de mesure économique (Damhuis, 2012). La distance entre ces pratiques et
le cadre légal dans lequel s’inscrit le contrat de travail d’un·e consultant·e salarié·e – avec
une durée du temps de travail hebdomadaire à taux plein à 35 heures réparti sur cinq
journées – est parfois relevée avec ironie dans les conversations et les interactions
informelles au sein des équipes en mission. Ces remarques sont formulées à portée
d’oreille des managers et dirigeants, en particulier quand un projet a requis un
investissement temporel important. Ce faisant, les consultant·e·s rappellent leur statut de
salarié·e·s et cherchent à faire valoir leur dévouement compte tenu de l’enjeu déjà décrit
d’avoir de « bonnes évaluations ».

Contingence des rythmes de travail

12 La variation des temporalités et des rythmes de travail apparaît comme une autre
dimension structurante de l’expérience temporelle et du rapport au temps des
consultant·e·s. Tout d’abord, le rythme et les horaires de travail varient selon que les
consultant·e·s sont ou pas employé·e·s sur un projet (le jargon de métier parle de « staffing
»). Ne pas être « sur projet » signifie en général bénéficier d’horaires moins extensibles.
Les consultant·e·s les évoquent comme des temps de repos, et l’expression « être sur la
plage » ou « on the beach », même si l’on n’est pas en congé mais en « intermission »,
employée couramment, souligne combien le rythme de travail tranche avec le rythme de
mission.
13 Cela étant, le rythme sur projet n’est pas non plus linéaire et homogène. Il varie en
fonction du moment ou du type de mission. Entre certaines missions de type
« commando » réalisées sur un temps très court et où les consultant·e·s peuvent réaliser
des nocturnes plusieurs fois par semaine et des missions de plus longue durée, les
rythmes de travail varient sensiblement. Par ailleurs, plus grand est le degré de prestige
de l’entreprise de conseil (qui se traduit par des tarifs élevés), plus la durée de travail
attendue par le management des équipes tend à croître, la justification principale
– économique – donnée à cette exigence accrue se référant au niveau des salaires et à la
facturation élevée des journées de travail aux clients. Caroline4 résume ainsi le rythme de
travail sur le projet qu’elle vient d’achever, assez caractéristique des cabinets de type

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« conseil en stratégie » : si le temps de travail est dans sa globalité très au-delà des
35 heures hebdomadaires, il présente des variations significatives, entre un temps de
travail d’environ 60 heures pour la période la plus calme d’une mission, et de 80 à
90 heures (voire plus) en période de finalisation.
« En début de mission, c’est plutôt cool, on fait du 9 h-21 h avec une pause déjeuner,
après on passe à ce qu’on pourrait appeler un rythme de croisière, plutôt 9 h-23 h,
sans travail le week-end, puis vers la fin de la mission ou au moment des copils, là,
c’est le cran du dessus, on finit le soir vers 2 ou 3 h du matin. »
14 Associée dotée d’une longue expérience dans trois cabinets de conseil différents, Claudie5
estime que la difficulté principale du métier vient de la contingence des rythmes de
travail. En partie dictés par la vie des projets et des organisations clientes, ils sont
souvent difficiles à anticiper, avec des « nocturnes » de dernière minute, ce qui complique
l’organisation de la vie privée.
« Nous, on a une difficulté qui est “on est un métier de projets et de services”, donc
il y a des pics, il y a une non-régularité structurelle […]. Ce qui est compliqué, c’est
que c’est très difficile d’anticiper ! Et la nocturne qui arrive... euh... c’est même pas
le côté projet ! C’est vraiment, là, le côté service : à un moment, le client appelle, et
il est en panique, et il est 20 h, il a pas fini, et il est en stress pour le lendemain et...
voilà ! On peut rien faire... »

Le cadrage normatif du rapport au temps et la figure du


professionnel « sans attache »

15 Si des dispositifs de gestion du temps encadrent fortement le quotidien, l’expérience


temporelle et le rapport au temps des consultant·e·s apparaissent avant tout le produit
d’une intense socialisation à un éthos professionnel spécifique (Henry, 1997 ; Alvesson &
Kärreman, 2004), où la norme de disponibilité et d’adaptation apparaît comme centrale.
Cette norme circule et est apprise dans différents contextes de socialisation. Elle l’est tout
d’abord au sein de l’équipe projet dans laquelle les consultant·e·s débutant·e·s font une
large part de leur apprentissage professionnel par « immersion » et « compagnonnage »
avec des consultant·e·s senior et des managers de projet. Ces vies d’équipe délocalisées
fournissent un contexte privilégié de confrontation à des contraintes de délai et à des
impondérables. Un contexte où se trouvent éprouvées et encouragées des dispositions à
se montrer « malléable », souple, à accepter les pics d’activité et les moments de
« pression ». Le sentiment général de camaraderie qui règne dans ces petits collectifs
cohésifs contribue à faciliter l’adhésion à ces normes de disponibilité et d’adaptation
relatives au temps.
16 Maxime6, jeune consultant qui vient de vivre ses premières missions loin du siège parisien
de son cabinet de conseil, évoque la dimension affective de cet apprentissage de la
disponibilité :
« C’est quelque chose que j’ai vraiment apprécié. C’est ce sentiment de l’équipe
projet. C’est limite, on vit ensemble, on meurt ensemble […]. On ne lâchait pas
l’autre, on n’abandonnait pas l’autre. […] À Grenoble, on se disait au revoir à 23 h,
on se récupérait à 7 h du matin. On a intérêt à bien s’entendre quoi. »
17 Le principe de disponibilité extensive pour absorber les « pics » d’activité est par ailleurs
régulièrement réactivé par le discours commercial et la rhétorique professionnelle des
directions des cabinets de conseil, qui le présentent comme une nécessité économique et
symbolique. Sur le plan économique, l’achat d’une mission de conseil est souvent justifié

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pour faire gagner du temps à l’entreprise cliente, accélérer un processus de changement.


Sur le plan symbolique, la disponibilité temporelle participe à la « façade
institutionnelle » et à une « mise en signe » du professionnalisme à l’égard des clients.
L’emprise qu’exerce la norme de disponibilité peut s’appréhender à partir du sentiment
de dette morale souvent exprimé vis-à-vis des clients.
18 Associée dans un petit cabinet de conseil, Diane résume cet état d’esprit (« un côté no limit
») en insistant sur une « règle implicite » associée à la disponibilité, le déni de sa propre
vulnérabilité et un principe de sacrifice dans l’intérêt « du client » :
« C’est très conseil, faut être dispo, faut être corvéable, le boulot passe avant, on
vient au boulot quand on a une gastro, on vient au boulot quand on a la grippe,
quand on peut plus se lever, qu’on a mal au dos, on vient au boulot quand même. »
19 En filigrane de cet éthos de disponibilité se dessine une figure professionnelle légitime,
celle d’un expert sans attache. Construite historiquement dès l’émergence des premiers
bureaux d’organisation, cette figure est mobilisée dans la littérature grise et les
brochures commerciales que produisent les sociétés de conseil des années 1950-1960.
Dans le cas de l’« Organisation Paul Planus », un des cabinets pionniers en France, les
ingénieurs-conseils sont décrits tels des « moines-soldats » dont la vie de famille est
inexistante ou sacrifiée (Boni-Le Goff, 2015). Cette figure idéale typique est certes
retravaillée et modernisée dans les rhétoriques professionnelles contemporaines mais
l’éthos de disponibilité, l’idée d’être au service des entreprises à chaque instant, constitue
une topique incontournable des présentations d’entreprise.

Être en couple et avoir des enfants, entre


arrangements et résistances
20 Si poursuivre une carrière familiale au sein d’un couple hétérosexuel où les deux
conjoints travaillent constitue une norme dans le contexte français du début du XXIe
siècle (Marry, 2014), une telle configuration peut apparaître relativement décalée par
rapport au modèle professionnel décrit plus haut. Cette seconde partie envisage les
expériences et les stratégies du nombre conséquent de consultant·e·s concerné·e·s par la
vie de couple et de famille, qui sont confrontées à de fréquentes contradictions entre des
normes professionnelles de disponibilité et les normes sociales et exigences pratiques de
la parentalité.

La parentalité incongrue

21 Dans les récits des consultant·e·s, la parentalité (plus que la mise en couple) produit un
important remaniement objectif et subjectif, avec le sentiment généralement partagé du
caractère incongru, voire tabou, des responsabilités parentales dans un monde
symboliquement construit comme celui d’experts sans attaches.
22 L’expérience de cette incongruité s’inscrit sur des horizons temporels différents et
présente un caractère genré. Elle concerne d’abord le temps spécifique de la grossesse et
du congé maternité, expérience spécifiquement féminine. Pour les consultantes, exercer
son activité pendant la grossesse signifie de façon très courante être exposée à des formes
d’altérisation et de mise à l’écart : manifestations de gêne de la part de clients ou de

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collègues vis-à-vis du corps gravide, énoncé de propos disqualifiants par la hiérarchie les
consultantes enceintes sont ainsi souvent renvoyées au statut d’anomalie.
23 Mais, l’expérience de la parentalité s’inscrit bien au-delà de ce temps périnatal et engage,
en même temps qu’une augmentation des contraintes et du travail reproductif, une
reconfiguration profonde des temporalités et de la vie pratique sur longue période :
recherche et organisation d’un mode de garde adapté aux horaires de travail, articulation
de plusieurs solutions complémentaires en cas de maladies infantiles ou pour pallier des
surcroîts d’indisponibilité (déplacements d’un ou des deux conjoints, travail nocturne,
etc.), les récits des consultant·e·s parents insistent sur la succession des petits défis
quotidiens pour gérer la course matinale et les imprévus de fin de journée. Avec un
conjoint lui-même consultant, Alix considère que cela suppose une « logistique quasi
militaire » :
« C’est une logistique qui est quasi militaire, donc le matin... le matin, c’est
militaire ! Moi, j’ai mes tâches à faire. Donc le matin, on a une répartition des
tâches. Je me lève, j’habille la dernière, les deux autres s’habillent eux-mêmes, je
fais tous les lits de la maison. En parallèle, mon mari prépare le petit dèj’, etc. Moi je
dépose les deux petites à la crèche, lui il dépose l’aîné à l’école. »
24 Comme d’autres, elle souligne que le double salaire perçu dans un couple de cadres
permet d’organiser une délégation rémunérée du travail de soins aux enfants (Ibos, 2012),
en même temps qu’une large délégation du travail domestique ménager. Sa description
témoigne d’une sorte d’extension des pratiques managériales à la vie familiale, un des
rôles parentaux majeurs consistant à « mettre en place toute une organisation », à gérer
cette organisation « un petit peu comme une petite entreprise », en veillant à ce que
« tous les indicateurs soient au vert ». Cette parentalité partiellement déléguée est guidée
par deux objectifs qui ne sont pas toujours simples à concilier : réduire les conflits de
temporalité (et faire face à de potentiels aléas familiaux – enfants malades, etc. – ou
professionnels – surcroît de travail de dernière minute, etc.) ; maintenir une présence
parentale « suffisante », « équilibrée », rassurante.
25 Même en trouvant la « nounou parfaite » (Ibos, 2012) (« les enfants l’adorent ») ou en
bénéficiant du soutien régulier de grands-parents à la retraite (Luc relate que sa mère a
parfois fait un aller-retour en avion depuis Toulouse pour venir garder leur fille), les
consultant·e·s parents rendent compte de l’expérience souvent teintée de culpabilité,
parfois douloureuse, d’une course permanente contre la montre.
26 Cette expérience n’est pas l’exclusive des femmes, car les entretiens mettent en scène des
pères – consultants ou conjoints de consultantes – qui prennent une certaine part au
travail de soin, aux conduites, manifestant l’évolution de normes sociales en matière de
conjugalité et de paternité (Brannen & Nilsen, 2006).
27 Dans les récits des pères, la construction d’une proximité avec leurs enfants est valorisée.
« J’aimerais bien voir un peu plus les enfants ! Mais, globalement, je les vois quand
même pas mal le week-end, et tous les matins, c’est moi qui leur donne le biberon,
donc ça me permet d’être avec eux dans des moments qui sont... assez sympa et
assez intimes ! » (Antoine)
28 Les récits des mères traduisent néanmoins le poids des normes sociales relatives à la
charge mentale avec « l’enfant dans la tête » (Marry et Jonas, 2005) – et la prise en charge
très majoritaire de certaines tâches concernant la santé des enfants, comme dans le récit
d’Alix, où le « je » prédomine.

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« Alors après, tout ce qui est médecin, je le fais le samedi matin... Plutôt le samedi
matin, ou bien, voilà, là encore, j’ai un pédiatre à côté de la maison qui consulte le
samedi matin et relativement tard en soirée, donc... si jamais, il y a vraiment un
problème, une otite qui vient de se… je peux la voir à 19 h 30, à 20 h. »
29 Les récits dessinent donc le portrait d’une parentalité partagée, même si elle est très
souvent structurée par des inégalités de genre dans la distribution des rôles et de
l’investissement subjectif7. Parentalité partagée sous haute contrainte, tant le temps du
travail apparaît fréquemment empiéter sur les autres temporalités sociales. Est-ce à dire
que les exigences professionnelles sont toujours premières et qu’elles ne font pas l’objet
de (re)négociation ? La réponse sur ce point est à nuancer et à différencier en fonction
des « configurations conjugales » (Lapeyre, 2006). Dans l’ensemble des entretiens, dès
l’entrée dans une vie conjugale stabilisée et encore plus avec l’arrivée des enfants, le
couple apparaît bel et bien comme un lieu de construction ou d’inflexion de sa trajectoire
professionnelle (Testenoire, 2001 ; Marry, 2014).
30 L’analyse de la partie des récits qui aborde l’articulation et les fréquents conflits
temporels entre travail productif et reproductif, fait émerger des configurations de
couples assez nettement différenciées en fonction de la forme prise par la division du
travail reproductif (voir tableau 1). Une très large majorité des couples s’inscrit dans deux
configurations principales (encadrées dans le tableau) : la première, qui concerne
13 couples, est une configuration où les normes de genre sont peu renégociées avec une
très nette asymétrie, en défaveur des femmes, dans la répartition des charges
domestiques et parentales (« configuration normative ») ; la seconde, qui concerne un
nombre également significatif de récits (9), est un modèle où le couple est engagé de
façon plus égalitaire dans le travail reproductif. À noter qu’une troisième configuration
– inversion des normes de genre avec une importante participation masculine au travail
reproductif – est identifiée pour deux récits (Bérengère et Sylvie) et non approfondie ici.
31 Les deux types principaux de configuration conjugale renvoient à deux façons de négocier
les contradictions, à la fois pratiques et normatives, et les conflits temporels entre vie
professionnelle et vie privée et familiale. Ces négociations impliquent des formes
différentes de rapports aux normes et aux temporalités professionnelles qu’il s’agit
maintenant d’examiner.

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Tableau 1 – Classement des récits de consultant·e·s en couple avec enfant en fonction des
configurations conjugales et du rapport aux normes temporelles professionnelles

Deux configurations conjugales, deux rapports au temps


professionnel

32 Les récits biographiques ne permettent pas toujours aisément de « ranger » les pratiques
de la vie domestique et parentale dans une ou l’autre configuration. En effet, les
interviewé·e·s sont parfois hésitant·e·s sur la répartition effective du travail, tant celle-ci
fait l’objet d’un bricolage quotidien. Pour autant, la façon dont se décide le partage du
travail domestique fournit en général un critère discriminant pour distinguer les
configurations conjugales.
33 Dans la configuration normative, les récits renvoient très largement à une prise en charge
majoritairement féminine des tâches parentales et domestiques, selon des principes
établis de façon souvent implicite entre les deux conjoints dès le début de la vie de couple.
Comme le résume Véronique, à propos de la période où elle exerçait dans le conseil,
carrière interrompue pour bifurquer vers un métier au rythme plus tranquille à la
naissance de son deuxième enfant :
« Oh ben, toute façon il a toujours beaucoup bossé, Antoine. C’était pas lui qui
rentrait le soir. Sauf, cas grave, il est arrivé que je l’appelle… mais c’est moi qui
gérais le soir, c’est sûr, ça a toujours été comme ça. »
34 Même si la participation paternelle intervient, elle est envisagée comme secondaire, « en
soutien ». C’est ce que résume la façon dont Mathilde parle de l’appui de son conjoint
pour les prises en charge de leurs deux filles le matin et le soir : « que ça ne soit pas
toujours moi. »

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« Et tes enfants, tu les amènes, le matin, à la crèche ?


Mathilde : Non, quand je dois partir tôt, du coup, c’est mon mari. [La répartition]
c’est plutôt, 2/3-1/3, 2/3 moi, 1/3 lui. Et le soir un peu pareil, en fait, on essaie de…
d’alterner, que ce soit pas toujours moi. »
35 Dans les configurations à visée égalitaire, la répartition des tâches fait à l’inverse l’objet
de discussions précises et d’arbitrages au sein du couple, au nom d’un principe de partage
équitable qui a souvent été formulé explicitement au début de la vie parentale. Claire et
son conjoint s’entendent sur une stricte alternance pour partager les « contraintes
horaires ».
« Alors, depuis le début qu’on a des enfants, on s’est mis d’accord sur le fait qu’on
partageait en fait les contraintes horaires […]. La façon dont on s’organise, c’est un
jour sur deux, il y en a un qui fait le matin, l’autre qui fait le soir... Et on inverse, en
fait, de façon à pouvoir soit commencer le matin, soit tard le soir ! Bon, si besoin, on
échange en échangeant nos plannings. »
36 Dans ces configurations conjugales, un soin particulier est apporté au partage des conflits
temporels les plus coûteux, en particulier le fait de devoir rentrer tôt au domicile pour
prendre le relais des gardes d’enfant, quitte à reprendre le travail une fois les enfants
couchés.
37 Les différences entre ces deux formes d’arrangements conjugaux pourraient apparaître
plus affaire de degré que de nature. Pourtant, la façon dont chaque membre du couple
négocie avec les normes de disponibilité temporelle de son organisation apparaît très
différente selon la configuration conjugale. Dans le cas des configurations conjugales
normatives, on constate majoritairement une asymétrie des investissements
professionnels, permettant le maintien du conjoint masculin dans une adhésion aux
règles du jeu organisationnelles et à l’éthos de disponibilité tandis que la conjointe
s’inscrit dans un investissement conditionnel. Cette asymétrie a une conséquence
majeure. Elle construit un écart dès les premières années de parentalité, entre les
progressions professionnelles des 2 conjoints. Par exemple, tandis que la carrière de son
mari connaît une accélération après la naissance de leur deuxième enfant, Mathilde va
tout d’abord prendre l’option d’un temps partiel à 4/5e dans le petit cabinet de conseil où
elle exerce, avant d’accepter un poste de cheffe de projet « tranquille », toujours à temps
partiel et sans évolution salariale, dans les services centraux d’une banque. Retard
également important dans le cas d’Éléonore, qui laisse le conseil pour faciliter la carrière
de consultant de son mari, pourtant moins doté en capitaux scolaires.
38 Dans certains cas, comme ceux de Solène et Anne-Laure, plus engagées
professionnellement que leurs conjoints, cet investissement peut paraître en
contradiction avec la division inégalitaire de la charge parentale et domestique qui leur
incombe. Elles subissent néanmoins toutes deux la conséquence à long terme de
l’asymétrie du travail domestique, et limitent le temps consacré au « réseautage » et au
travail de sa réputation en marge de la journée de travail, très précieux pour évoluer
jusqu’au grade d’associée. En conséquence, si elles se maintiennent dans la carrière, c’est
au prix d’une progression ralentie : Anne-Laure est encore principal8 à 45 ans, au sein
d’un cabinet de conseil appliquant de façon adoucie les règles du « up or out », Solène va
rester longtemps manager, puis bifurquer vers un cabinet de conseil moins réputé et pour
un poste moins rémunérateur.
39 Par ailleurs, les investissements professionnels asymétriques qui accompagnent
généralement les configurations conjugales normatives conduisent logiquement à ne pas
remettre en cause l’éthos de disponibilité.

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40 À l’opposé, les pratiques des couples à visée égalitaire se traduisent fréquemment par une
prise de distance à l’égard de l’éthos de disponibilité, qui se manifeste à deux niveaux.
Tout d’abord, les conjoints qui alternent et se relaient – en particulier pour assurer la
présence parentale du soir – doivent opérer des arbitrages dans leur emploi du temps
professionnel, en renonçant notamment à participer à certains temps de sociabilité. Ces
renoncements sont souvent le fruit d’un regard critique porté à deux sur l’utilité relative
des différents temps sociaux au travail. Par ailleurs, au-delà d’un plus grand encadrement
du temps professionnel, c’est aussi l’investissement professionnel, le rapport à l’emploi
qui apparaissent envisagés de manière plus conditionnelle.
41 Cet investissement moins exclusif est exprimé par Diane comme un changement radical
de priorité, même si concrètement elle travaille toujours beaucoup et que son conjoint,
DRH dans une société industrielle, prend en charge les soins à leur fils le soir.
« J’ai un enfant et ça a énormément changé ma vie professionnelle. Ça a changé ma
vie dans ma tête, c’est le premier endroit où ça a changé ma vie… Il y a un
changement de priorité […], j’ai une zone sacrificielle, avant elle était 100 % dédiée
boulot, maintenant elle est 80 % dédiée à mon fils. »
42 Alix pour sa part parle d’« apprendre à mettre des limites ». Évoluant dans un cabinet de
conseil américain prestigieux, très exigeant sur les horaires (« il faut tabler sur du douze
heures par jour »), elle estime avoir appris à négocier avec les normes professionnelles
pour « ne pas se mettre à plat ventre parce que Dieu le Père a dit. »
43 Ces deux configurations entraînent des conséquences très différentes sur le plan de la
socialisation organisationnelle : la configuration normative favorise, selon un schéma
classique, les « pères qui gagnent » (Gadéa & Marry, 2000) au prix du retrait professionnel
de leur conjointe. Dans cette forme de statu quo, normes organisationnelles et normes
sociales se renforcent mutuellement. Dans le cas de la configuration à visée égalitaire, les
arrangements conjugaux supposent la pratique – relativement distribuée – de formes de
résistance face aux « attendus implicites » (Guillaume & Pochic, 2009) de l’emploi et de la
carrière. Cela comporte un coût social, en s’exposant à des interactions conflictuelles
comme le soulignent par exemple Luc ou Diane, avec des supérieurs hiérarchiques qui ne
partagent pas la même politique conjugale et parentale. Par ailleurs, dans ces couples à
visée égalitaire, l’entreprise et l’intime se trouvent plus facilement mêlés (Halford, 2006) :
les pratiques de « reprise nocturne », après avoir couché les enfants, y sont fréquentes,
avec l’expérience d’un tiraillement et d’un débordement du travail que l’on souhaiterait
éviter. En outre, les ajustements de dernière minute qu’il faut opérer exposent plus
souvent à des conflits entre conjoints. Une telle configuration questionne de façon
répétée les rapports de pouvoir au sein des couples comme entre les salarié·e·s et leurs
employeurs.

Conclusion
44 Les salarié·e·s qualifié·e·s des cabinets de conseil font l’expérience d’un régime temporel
dérégulé, en tension entre obsession néo-taylorienne de la mesure et rythmes
contingents. Dans un tel régime temporel, les consultant·e·s avec enfants sont exposé·e·s à
des difficultés spécifiques qui sont genrées. Le maintien dans l’emploi et la carrière
dépend toutefois du type de configuration conjugale. Les configurations à visée égalitaire
font du couple un lieu d’expérimentation où se construisent de nouvelles normes tant en

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matière de division du travail parental que de pratiques professionnelles. Ces


changements exposent à une plus grande instabilité.
45 L’article éclaire ainsi combien les frontières de l’intime et du professionnel sont objets de
luttes et de remises en question, organisationnelles comme conjugales (Adkins & Dever,
2017). Si le modèle professionnel fondé sur l’idéal d’un expert sans attache résiste – avec
des pratiques conservatrices en termes de masculinité (Holter, 2007) – le partage plus
égalitaire des contraintes de la parentalité en ébranle les fondements. Il contribue de
façon plus ou moins directe à (re)politiser la « vie privée ». Ces pratiques s’accompagnent
de mobilisations autour des politiques de parentalité en entreprise, ouvrant un stimulant
programme de recherche pour saisir les porosités entre le professionnel et le privé, le
travail et la famille, institutions sociales en recomposition.

BIBLIOGRAPHIE
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ANNEXES
Tableau : Consultant·e·s en couple avec enfant(s)

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NOTES
1. Les personnes seules, séparées, divorcées ou veuves, qui ont la charge principale ou exclusive
d’un ou plusieurs enfants, représentent un sous-groupe plus restreint de l’enquête quantitative
et qualitative, qui n’a pas été intégré dans cette l’analyse.
2. Temps déclarés en entretien. La question du temps de travail constitue un sujet délicat pour
les entreprises de conseil puisque le forfait d’heures prévu par la loi sur le temps de travail
s’agissant des cadres est fréquemment dépassé sans récupération ni paiement d’heures
supplémentaires. Lors de l’enquête par questionnaire, il n’a d’ailleurs pas été possible de prévoir
une question directe sur le nombre d’heures effectuées par les enquêté·e·s.
3. Même s’ils sont moins formalisés, ces systèmes d’évaluation et ces principes de promotion sont
également utilisés dans les petites structures qui constituent une part substantielle de l’espace
du conseil.
4. 23 ans, école de commerce parisienne, apprentie puis consultante junior, ConsutlStrat,
célibataire, sans enfant.
5. 39 ans, école d’ingénieur, DEA d’organisation industrielle, associée, ConsultStrat, mariée, sans
enfant, conjoint cadre secteur privé.
6. 24 ans, École d’ingénieurs, consultant junior, ConsultInfo, vit maritalement, sans enfant.
7. Pour rappel, les enquêtes sur la répartition des temps sociaux montrent la résistance des
inégalités de genre. Les femmes avec enfants consacrent 4 h 20 par jour au ménage, courses et
soins des enfants contre 1 h 49 pour les hommes (INSEE, 2012).
8. Le grade de principal – équivalent à celui de senior manager – implique un niveau d’expérience
permettant d’encadrer des missions complexes et de réaliser des tâches commerciales, sans
participer à la direction du cabinet.

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RÉSUMÉS
L’article traite des “régimes temporels” des salariés qualifiés du conseil en management. Il
souligne la fluctuation des temporalités auxquelles un.e consultant.e peut être soumis.e et
montre combien le cadrage organisationnel du temps remet en cause l’opposition et la frontière
entre vie privée et vie professionnelle. Face aux normes de disponibilité extensive et à la figure
professionnelle légitime d’un expert “sans attache”, les consultant.e.s en couple avec enfant(s)
font l’expérience de contradictions qui sont genrées, exposant les professionnelles à de plus
grandes difficultés dans l’emploi et la carrière. Ces contradictions sont négociées différemment
selon le type de configurations conjugales. Les configurations à visée égalitaire font du couple un
lieu d’expérimentation où se construisent, au prix d’une plus grande instabilité professionnelle et
conjugale, de nouvelles normes tant en matière de division du travail parental qu’en matière de
pratiques professionnelles.

The article looks at qualified management consultants’ time regimes, highlighting changes in
their work patterns and demonstrating how an organisation’s temporal framework can blur the
boundaries between professional and private lives. Married consultants with children are at odds
with the usual expectation that “unattached” professionals are legitimized because they are
more or less permanently available. This is also a highly gendered situation, with female
professionals tending to suffer greater employment and career problems. The inherent
contradictions are also negotiated differently depending on an individual’s marital status.
Egalitarian couples tend to experiment more in an attempt to construct – despite the greater
professional and marital instability that they suffer – new parental division of labour and
professional practice norms.

El artículo versa sobre los “regímenes temporales” de los asalariados calificados de la consultoría
de gestión de empresas. Destaca la fluctuación de las temporalidades a las cuales un(a) consultor
(a) puede enfrentarse y muestra cómo la configuración organizacional del tiempo cuestiona la
oposición y la frontera entre vida privada y vida profesional. Frente a las normas de
disponibilidad extensiva y a la figura profesional legítima de un experto “sin lazos personales”,
los consultores(as) en pareja con hijo(s) experimentan contradicciones según el género,
exponiendo a los profesionales a las mayores dificultades en el empleo y la carrera. Estas
contradicciones se negocian de distinta manera según el tipo de configuraciones conyugales. Las
configuraciones con tendencia igualitaria ven a la pareja como un escenario de experimentación
en el que se establecen, a costa de una mayor inestabilidad profesional y conyugal, nuevas
normas tanto en materia de división del trabajo parental como en materia de prácticas
profesionales.

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INDEX
Mots-clés : régimes temporels, division du travail reproductif, charge mentale, ethos
professionnel, négociations conjugales
Palabras claves : regímenes temporales, división del trabajo reproductivo, carga mental, ethos
profesional, negociaciones conyugales
Keywords : time regimes, division of reproductive labour, mental burden, professional ethos,
marital negotiations

AUTEUR
ISABEL BONI-LE GOFF
Institut des Sciences Sociales, Centre en Etudes Genre, Université de Lausanne

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