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Luccioni Joseph. L'élaboration du dahir berbère du 16 mai 1930. In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée,
n°38, 1984. pp. 75-81;
doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1984.2046
https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1984_num_38_1_2046
par
Joseph LUCCIONI
Tout a été dit sur les conséquences de la promulgation de ce dahir qui peut être
considéré comme l'acte de baptême du nationalisme marocain. Il y a eu unanimité pour
reconnaître qu'il constituait, non seulement une mesure inopportune, mais aussi une erreur
politique grave et l'on a cherché à dégager des responsabilités de nature à atténuer celle de
M. Saint, Résident Général. Pour les uns, la faute incombait à des « bigots frénétiques et des
francs-maçons butés » ( 1), pour d'autres, à l'action « de cercles philosophiques, conjugués à
celle de chrétiens et d'hommes de gauche » (2), voire à un « conseiller juridique qui s'était fait
champion convaincu et chimérique d'une certaine politique dite "du bloc berbère" » (3).
Mais il semble que personne n'ait encore apporté de précision sur les conditions dans
lesquelles le dahir en question a été élaboré. Des documents authentiques en ma possession
permettent de combler cette lacune. Avant de les compulser, il convient de faire un bref
résumé de la question.
Pour des raisons à la fois politiques et militaires, Lyautey a pu faire sceller par sa
Majesté Moulay Youssef (non sans difficulté, a déclaré le Conseiller du Gouvernement
Chérifien au cours de la commission du 13 mars 1930), le dahir du 1 1 septembre 19 14 conçu
en ces termes : « Considérant que de nouvelles tribus sont, par les progrès de la pacification,
journellement rattachées à l'Empire; que ces tribus de race berbère ont des lois et des
coutumes propres en usage chez elles de toute antiquité et auxquelles elles sont attachées ;
considérant qu'il importe pour le bien de nos sujets et la tranquillité de notre Empire, de
respecter le statut coutumier qui régit ces tribus...
Art. 1 : les tribus dites de coutume berbère sont et demeurent régies et administrées
selon leurs lois et coutumes propres sous le contrôle des autorités.
Art. 2 : Des arrêtés de Notre Grand Vizir, pris d'accord avec le Secrétaire Général du
Gouvernement Chérifien, désigneront, au fur et à mesure des besoins: 1° — les tribus à
comprendre dans la catégorie dite de coutume berbère; 2° — les textes de lois et de
réglementation d'ores et déjà promulgués qui sont applicables aux tribus de coutume
berbère. »
Jusqu'en 1 924 le dahir est resté sans effet. A cette date, interviennent deux circulaires
résidentielles. L'une du 29 Janvier organise, jusque dans le détail, les « djemaas judiciaires »
et en fait de véritables juridictions ; l'autre, du 14 février, réglemente la tenue des registres et
des audiences des Djemaas. Le 8 octobre 1 924 on réunit une « commisison d'étude de la
réglementation de la Justice berbère» sous la présidence de M. de Sorbier de Pougnado-
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resse, Secrétaire Général du protectorat à l'effet de déterminer les règles de compétence des
Djemaas judiciaires. La Direction des Affaires Indigènes proposait de donner aux djemaas
compétence 1°) en matière de statut personnel et successoral ; 2°) en matière immobilière ;
3°) en matière civile et commerciale. La répression des infractions pénales était réservée aux
caids. La commission a approuvé ces propositions à l'unanimité en précisant « qu'il n'y a
aucun inconvénient à rompre l'uniformité de l'organisation judiciaire en zone française, dès
lors qu'il s'agit de renforcer l'élément berbère, en vue du rôle de contre-poids qu'il peut être
appelé à jouer ; il y a même au contraire un avantage certain, du point de vue politique, à
briser le miroir. »
...La commission estime, d'autre part, qu'il serait « prématuré d'envisager une
extension de compétence des juridictions françaises en pays bebère. La formule algérienne des
juges de paix, juges de droit commun en pays berbère, ne semble pas pouvoir être utilisée
présentement au Maroc... Mais la liaison entre la justice berbère et la justice française
pourra être amorcée dans l'organisation de l'appel ; non pas qu'un juge français puisse être
appelé tout de suite à présider par exemple une djemaa d'appel régionale, mais en faisant
présider celle-ci par le contrôleur local, avec, comme but lointain, la substitution d'un juge
français au contrôleur. »
La question de la justice berbère était ainsi déjà posée en octobre 1924, c'est-à-dire
avant le départ de Lyautey.
La nouvelle organisation, issue des deux circulaires précitées, a connu dès le début un
succès considérable. Les djemaas judiciaires choisies par les justiciables intéressés parmi les
notables âgés de la tribu connaissant à fond la coutume, inspiraient une confiance absolue.
La procédure était gratuite, rapide et efficace. Il y avait, à la fin de 1929, 81 djemaas
judiciaires pour l'ensemble des tribus classées par arrêté viziriel et comprenant environ
deux millions d'habitants. Mais elle présentait une lacune fondamentale. Issues de simples
circulaires administratives, les djemaas ne reposaient sur aucun fondement légal et, dès lors,
leurs décisions ne pouvaient être considérées comme des jugements exécutoires ayant
l'autorité de la chose jugée, par les autres juridictions de l'Empire (françaises ou
marocaines) voire par les Européens qui, directement ou indirectement, en matière immobilière,
y étaient intéressés. C'est pour remédier à cette situation, qu'un arrêté résidentiel, du 7
décembre 1929, a créé une commission chargée d'étudier l'organisation et le
fonctionnement de la Justice Berbère.
La première séance a eu lieu le 26 février 1930. Un projet de dahir établi par la
Direction des Affaires Indigènes était soumis à la commission.
Dès le début, deux thèses se sont affrontées. L'une, était soutenue par les barreaux des
avocats, avec l'appui de la majorité des membres civils de la commission (4). Elle
préconisait la suppression des djemaas berbères et leur remplacement par des tribunaux français
présidés par un juge de paix dans les tribus soumises à l'autorité civile et par un officier en
zone militaire ; la promulgation d'une loi pénale pour l'ensemble du bloc berbère et, en
matière civile, une jurisprudence tendant à faire évoluer la coutume vers les principes du
droit français. Cette thèse, exposée tout au long des débats a été résumée dans une note du
bâtonnier du barreau des avocats de Rabat, jointe au procès-verbal de la séance du 26
février. Il suffira d'en reproduire quelques extraits :
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« ...Nous voulons éviter l'islamisation des tribus de coutume et si les lois historiques
veulent que ces lois évoluent, nous voulons que cette évolution se fasse vers notre
civilisation française au lieu de se faire vers la civilisation arabe... ».« Ce que nous avons réalisé en
Algérie en 1874 en pays kabyle, nous devons, en 1930, pouvoir le réaliser au Maroc où le
Berbère, pourvu qu'on lui applique sa coutume, ne demande pas mieux que d'être jugé par
un Français indifférent à toute influence, qu'elle vienne de la tribu ou du caïd... ».
«...Il faut prévoir un organisme d'appel qui pourrait, très naturellement, être le
Tribunal de lre Instance territorialement compétent et qui s'adjoindrait pour juger deux
assesseurs "berbères"... mon opinion est celle, je crois, non seulement du monde des
affaires, non seulement des avocats, mais aussi de tous les Français soucieux de voir grandir
et rayonner davantage l'influence française au Maroc et plus particulièrement chez les
Berbères qui ne demandent qu'à venir directement à nos institutions et à notre civilisation. »
A cette thèse était opposée celle de la Direction des Affaires Indigènes qui tendait à
consacrer, par un texte législatif, ce qui existait et fonctionnait en fait. Elle a été exposée de
la manière suivante par le Général Noguès (5) :
« II faut avant tout se placer du point de vue politique. Les Berbères sont enchantés de
leur justice ; rien ne prouve qu'il en sera de même si, demain, ils ont à se présenter devant un
juge français. Il faut être très prudent sinon nous risquons de nous heurter à une opposition
complète des indigènes... Si on donne un statut légal aux djemaas, tout le monde sera
satisfait. Si on veut arriver au juge français, il faut le faire avec précaution. Au début, il ne
paraît pas possible de dépasser la notion déjuge introduite dans les juridictions d'appel. »
Le président de la commission a posé la question de savoir : « si les intentions du
Gouvernement étaient bien de conserver ce qui existe en fait, ce qui ouvre les portes vers
l'avenir. » Et le Général Noguès de répondre : « Le Gouvernement veut consacrer ce qui
existe. » Dès lors, c'est dans cette perspective que les débats ont été conduits par le Président ;
de la commission. « Les Djemaas, a-t-il précisé, fonctionnent admirablement et il faut voir
là une manifestation remarquable de l'esprit français. Il suffit de renforcer le pouvoir et
l'autorité des juridictions qui existent, continuer les errements suivis jusqu'à maintenant et
se garder à tout prix de sortir du provisoire. Il n'y a pas d'autres solutions pour le moment...
Si on pouvait se passer de textes, ce serait ce qu'il y aurait de mieux. » Mais il est nécessaire
de donner une base juridique et légale aux jugements rendus par les Djemaas. De son côté,
M. Bénazet, Directeur des Affaires Indigènes, déclarait : « II faut organiser ce qui est. Du
point de vue politique, il est absolument hors de doute qu'il y aurait des inconvénients à
chercher des innovations. La question doit avant tout rester dans le domaine pratique. Les
Berbères sont-ils satisfaits de leur organisation judiciaire ? Oui. Seront-ils satisfaits du
contact immédiat du tribunal français? Non... » Enfin, le Directeur des Affaires Chéri-
fiennes a fait remarquer « qu'il ne lui était pas possible de demander au Sultan un dahir
général établissant une justice qui n'est pas la sienne. On peut lui demander un texte aussi
court que possible dans lequel il reconnaîtra, dans ses principes, l'organisation existant en
fait. » Finalement, la commission s'est ralliée à cette manière de voir et a proposé un projet
de dahir tendant :
1. à préciser la compétence, d'une part, des chefs de tribu en matière exclusivement
pénale et, d'autre part, des Djemaas en matière civile ou commerciale, mobilière ou
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criminelles, le dahir prévoit la création, au sein de ce Haut Tribunal, d'une section spéciale,
dite Section Spéciale Coutumière, et qui constitue une véritable juridiction autonome. Elle
comporte un collège judiciaire composé d'un président et de deux assesseurs distincts des
autres magistrats du Haut Tribunal Chérifien, assisté d'un Commissaire du Gouvernement
propre et d'un greffier propre. Elle peut, à la demande de l'inculpé ou du Commissaire du
Gouvernement, s'adjoindre deux assesseurs choisis parmi les notables des pays de coutume
et qui auront voix consultative.
Dès lors que l'on était revenu au principe du simple contrôle des autorités françaises
inhérent à la notion du Protectorat, la nouvelle organisation, demeurée pourtant
spécifiquement berbère, a été acceptée sans difficulté et l'agitation est tombée.
Le Service Central de la justice berbère créé et géré par la Direction des Affaires
Politiques a été rattaché à la Direction des Affaires Chérifiennes par décret" du 26 mars
1935. Il est donc devenu, au même titre que la justice Makhzen ou la justice du chrâa, un
organisme chérifien dépendant du Grand Vizir à qui le Sultan a donné délégation pour
l'application des textes de base (dahir du 1 1 mars 1914, du 16 mai 1930 et du 8 avril 1934).
La justice berbère ainsi régularisée a fonctionné sans heurts et sans difficulté jusqu'au
jour où le Maroc indépendant a procédé à l'unification de son système judiciaire en
supprimant les juridictions françaises, coutumières et israélites.
NOTES
AVANT-PROJET
DAHIR
relatif à l'organisation de la justice dans les tribus de coutume berbère non pourvues de mahakmas pour
l'application du chrâa ;
Considérant que notre dahir du 1 1 septembre 1914 (20 chaoual 1 332) a prescrit, dans l'intérêt du bien de nos
sujets et de la tranquillité de l'État, de respecter le statut coutumier des tribus berbères pacifiées ; que, dans le même
but, Notre dahir du 15 juin 1922 (19 chaoual 1340) a institué des règles spéciales en ce qui concerne les aliénations
immobilières qui seraient consenties à des étrangers dans les tribus de coutume berbère non pourvues de mahakmas
pour l'application du chrâa ; que de nombreuses tribus ont été depuis lors régulièrement classées par Notre Grand
Vizir parmi celles dont le statut coutumier doit être respecté; qu'il devient opportun de préciser aujourd'hui les
conditions particulières dans lesquelles la justice sera désormais rendue dans les mêmes tribus,
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