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18/3/2020 Voix, Traces, Avènement - L’écriture de la genèse d’Hélène Cixous - Presses universitaires de Caen

Presses
universitaires
de Caen
Voix, Traces, Avènement | Alain Goulet

L’écriture de la
genèse d’Hélène
Cixous
Mairéad Hanrahan
p. 167-181

Texto completo
1 Bien qu’Hélène Cixous soit déjà l’auteur de plus de vingt-
cinq fictions, on perd souvent de vue qu’elle écrit
essentiellement en prose. En France, bien que son premier
livre, Dedans1, ait gagné le prestigieux Prix Médicis en 1969,
elle est connue d’abord en tant que dramaturge, notamment
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pour sa collaboration avec le Théâtre du Soleil et, plus


récemment, pour les pièces que Daniel Mesguich a mises en
scène. À l’étranger, elle est connue surtout pour deux essais
théoriques publiés dans les années soixante-dix, « Le rire de
la méduse » et La Jeune née2. La proposition controversée
qu’ils contiennent, soutenant que l’écriture se laisse lire
comme « masculine » ou « féminine » selon le rapport à la
problématique du don et de la dépense qui s’y inscrit, a
amorcé une grande polémique au sujet de la sexualisation
différentielle de la littérature, sujet dont on continue, vingt
ans plus tard, à débattre. Je ne cherche pas à relancer ces
controverses ; mon propos est de parler des fictions de
Cixous qui à mon avis ont été perdantes dans le tourbillon
polémique et politique qui a accaparé toute l’attention. Cela
dit, je voudrais signaler la pertinence des questions
soulevées par Cixous. L’un des aspects les plus discutés de
ses essais était l’idée que tout texte laisse discerner, plutôt
que le sexe biologique de l’auteur, une structure libidinale de
la subjectivité. Autrement dit, Cixous a postulé pour la
première fois la possibilité d’un décalage entre le sexe de
l’auteur et la sexualité que son texte inscrit. Ainsi, par
exemple, Jean Genet figure comme l’un des trois écrivains
français dont à son avis l’écriture inscrit la féminité. La
liberté folle de l’écriture permet à qui écrit de se transformer
infiniment, y compris d’y changer de sexe. C’est
effectivement la question du sexe du sujet de l’écriture que
Cixous a lancée.
2 Les écrits théoriques de Cixous sont animés par la question :
« Qui parle ? », et il n’est guère étonnant que cela soit encore
plus vrai des fictions. Plus précisément, cette
communication s’intitule « L’écriture de la genèse d’Hélène
Cixous », parce que son œuvre représente depuis trente ans
une tentative continue d’écrire la genèse, de traduire le
processus même de création, la division de l’un en deux, le
début d’une nouvelle vie. Celui parmi ses « romans » (il est
d’emblée nécessaire d’employer des guillemets avec ce terme
à l’égard de Cixous, dans la mesure où son interrogation du
genre sexuel est étroitement liée à une interrogation du
genre littéraire) qui a pour titre Les Commencements3 ne
constitue ni le commencement ni la fin de son exploration de
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ce que c’est que commencer, naître, faire naître ; il n’en


marque qu’un nouveau commencement, une nouvelle fin.
Que Cixous ne cesse jamais de commencer se reflète à tous
les niveaux de son œuvre : dans la production rythmée d’un
livre par an, mais aussi dans la non-coupure du texte lui-
même (seuls les livres les plus récents ont des chapitres, par
exemple). Je vais y revenir.
3 Non seulement Cixous revient sans cesse au sujet de la
genèse, mais la question de la genèse du sujet est au premier
plan de son exploration textuelle. Ce n’est nullement à partir
d’une source fixe, connue, stable, que s’opère ce processus
textuel de genèse, de mise au monde. L’écriture de Cixous
remet profondément en cause le sujet qui vient à être en
écrivant, qui naît en faisant naître. Pour elle, écrire, c’est se
dépouiller de toute certitude, se laisser peupler par une foule
d’autres, se lancer dans l’inconnu, dans le labile, dans le
domaine des possibilités infinies. Comme telle, elle s’inscrit
dans une lignée illustre d’écrivains du vingtième siècle dont
l’œuvre ébranle les certitudes en explorant le flou, en
auscultant l’interstitiel. Ce qui la distingue le plus, c’est
moins qu’elle célèbre l’incertitude, que le fait qu’elle la
célèbre tellement. Justement, Cixous est quelqu’un qui porte
l’incertitude, le renouvellement à l’extrême. Il est intéressant
que l’expression « porter les choses à l’extrême » soit
généralement connotée de manière négative ; dans notre vie
quotidienne, nous avons tendance à limiter l’extrême,
rationner les limites. Vivre sa vie, c’est très fatigant. De
même, les textes de Cixous sont fatigants. « Et mon
épuisement me revenait pourtant toujours », dit Rimbaud :
l’épuisement est inépuisable. Si Cixous nous fatigue, ce n’est
pas qu’elle mesure mal ses paroles ; c’est plutôt qu’elle ne
mesure pas, elle célèbre infatigablement la démesure, ne se
fatigue pas de se fatiguer.
4 Or, c’est parce que la langue représente un terrain
singulièrement apte au changement infini qu’Hélène Cixous
est une passionnée de l’écriture. Sa passion pour l’écriture
n’a jamais faibli depuis trente ans ; là où je vois un
changement, c’est dans sa vision du monde et des rapports
que l’écriture entretient avec la vie. Alors que les premiers
textes sont emportés par la folie et l’ivresse du sujet qui se
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métamorphose, au fur et à mesure que Cixous écrit, c’est


avec de plus en plus d’urgence qu’elle explore la place que
l’écriture réserve à l’autre. Je me propose de m’arrêter sur
deux textes clés dans son cheminement, Souffles et Le Livre
de Promethea4, pour tracer cette évolution du rapport à
l’autre. Les deux textes présentent un « je » qui thématise le
sujet de l’écriture et qui tente explicitement de faire entendre
la voix de l’autre. Mais le travail textuel trace une différence
du premier au deuxième livre : Hélène Cixous, en écrivant,
n’est pas la même dans Souffles que dans Le Livre de
Promethea.

Du sujet essoufflé
5 Le titre du premier livre, aussi court soit-il, en dit long sur le
texte qu’il annonce. Le souffle, c’est la respiration, le signe de
la vie, et en effet tout le texte est emporté par un rythme
pulmonaire. Il est long de deux cent vingt-cinq pages, coupé
au début par de petits blancs qui séparent certains
paragraphes et, plus loin dans le texte, par quelques blancs
plus grands qui rejettent le texte à la page suivante. Le fait
que ces blancs marquent à la fois une fin et un
recommencement est souligné par le sous-titre qui donne le
nouveau départ quatre fois dans la deuxième moitié du
texte : « Une nouvelle genèse. » À mesure donc qu’on
approche de la fin du texte, les genèses prolifèrent. Le
premier exemple, qui se situe juste au centre du livre5, est
particulièrement intéressant parce qu’il insiste à la fois sur la
discontinuité (rendue manifeste par un changement de
caractère, de romain en italique) et sur la continuité (la
première affirmation dans cette « nouvelle genèse » est que
« Tout est fil »). La deuxième moitié du livre présente une
alternance entre passages en caractères romains et passages
en italique ; la continuité se fait, mais elle se fait en coupant.
Cette alternance au niveau macrostructural du texte lui
donne ainsi le rythme de la respiration même : inspiration,
expiration.
6 De plus, Souffles, réflexion inspirée sur la création, sur
l’inspiration, s’écrit sous l’inspiration. Comme l’indique le
prolongement progressif des pauses, le texte s’essouffle.

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Cixous annonce sa fin finale par un jeu de mots sur le titre :


« On aura commandé que Souffles soit coupé »6, mais il faut
voir que ce dernier essoufflement n’est que le dernier de
toute une série d’essoufflements. Souffles est un texte qui se
déroule avec une telle intensité, une telle énergie, qu’il a
plutôt le rythme du halètement. C’est un texte à perdre
haleine. Et, comme le donne à penser le début du livre, à
perdre Hélène :
Voici l’énigme : de la force est née la douceur.
Et maintenant, qui naître ?
La voix dit : « Je suis là. » Et tout est là. Si j’avais une
pareille voix, je n’écrirais pas, je rirais. Et pas besoin de
plumes alors de corps en plus. Je ne craindrais pas
l’essoufflement. Je ne viendrais pas à mon secours
m’agrandir d’un texte. Fort !
Voix ! Un jet, – une telle voix, et j’irais droit, je vivrais.
J’écris. Je suis l’écho de sa voix son ombre-enfant, son
amante.
« Toi ! » La voix dit : « toi ». Et je nais ! – « Vois » dit-elle, et
je vois tout ! – « Touche ! » Et je suis touchée.
Là ! c’est la voix qui m’ouvre les yeux, sa lumière m’ouvre la
bouche, me fait crier. Et j’en nais.
Je ne sais pas.
Qui ? Selbst jetzo, welche denn ich sei, ich weiss es nicht *
Quelle.
Voici l’énigme :
… « il ouvre le roc… »
Je suis, même à présent…
Son corps me fait parler : il y a un lien entre mon souffle et
son éclat. Un bond ! Devant moi ! En coup de vent.
Surprise ! La beauté m’arrache, un cri, oui ! Il y a un lien
entre cette sorte d’astre et l’irruption de mon âme ! ainsi se
répand elle dans l’air qu’il fait bouger, et du mélange de ses
rayons et de mon haleine naît un champ composé de sang
d’astre et de halètement. Sa beauté me frappe. Fait jaillir. Me
fait couler. Elle séduit mes forces. Douceur. Me donne envie
de la combler. Me vide. Détruit et me recommence. Da7 !
* Ce que dit Hélène, même après plusieurs vies (Faust, 2e
partie).

7 La suite rapide de petits paragraphes, les phrases courtes,


tronçonnées, la ponctuation serrée : c’est en haletant que le
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texte introduit toute une série de genèses, à la place de la


Genèse biblique. Les résonances bibliques s’imposent dès le
début avec la réécriture de l’énigme de Samson dans le Livre
des Juges : « de la force est née la douceur. » Une incertitude
du sujet d’énonciation s’ajoute d’emblée à l’incertitude
énigmatique : est-ce Samson ou le « je » qui parle ?
« Samsonge » : ce calembour mis en relief à la page 13
suggère que « je » parle en Samson, c’est-à-dire comme
Samson, en véhiculant la force de l’autre, ou la voix de
l’autre, comme dans les rêves. Or, ce « je » qui naît (« Et je
nais ! » « Et j’en nais. ») naît en suspens ; naître « je »
s’inscrit comme une possibilité entre autres. La question du
début, c’est qui naître. « Et maintenant, qui naître ? »
« Qui ? Selbst jetzo, welche denn ich sei, ich weiss es
nicht » ; la note rappelle que c’est Hélène qui ne sait pas qui
elle est. Celle-ci est la seule inscription du nom d’Hélène
dans le livre : c’est-à-dire au commencement le texte inscrit
la perte du nom d’Hélène. « Quelle. […] Je suis, même à
présent » : le morcellement de la citation en français investit
les mots d’une autre signification, soulignant que
l’incertitude n’empêche pas d’exister. « Je » advient dans
l’indéfinition, dans la possibilité de naître autre, de ne pas
être ce qu’il ou elle est, donc d’être plusieurs, d’emprunter
plusieurs voix. Le titre du livre est au pluriel : Souffles s’écrit
en fait sous plusieurs inspirations. Et déjà résonne le nom de
l’autre qui sera mis en vedette à travers Souffles : « je
nais ! » « j’en nais. » « Je » naît Jean Genet.
8 Le souffle, c’est à la fois la respiration et la voix. La force de
ce « je » qui naît en se perdant se tient dans une voix
d’autant plus incertaine que déterminée par cet article défini
qui ne désigne aucune voix préalablement identifiée, « c’est
la voix qui m’ouvre les yeux, sa lumière m’ouvre la bouche,
me fait crier. » Ce « je » qui é-crit, qui naît en criant, est à la
place du nouveau-né qui vagit. Les mots « Fort » et « Da »
font allusion à la discussion par Freud, dans Au-delà du
principe de plaisir, du jeu de son petit-fils avec une bobine
qu’il n’arrêtait pas de jeter hors de son lit, pour ensuite la
ramener par un fil. Selon Freud, le jeu était une manière
pour le petit garçon d’accepter l’absence de sa mère en
symbolisant sa disparition et son retour. De même, l’écriture
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fonctionne comme une compensation de l’absence du corps


maternel, métonymisé par la voix :
La voix dit : « Je suis là. » Et tout est là. Si j’avais une
pareille voix, je n’écrirais pas, je rirais. […] Je ne viendrais
pas à mon secours m’agrandir d’un texte. Fort !

9 La première Muse du « je » serait la mère, mais justement


une mère sans nom ; Souffles se donne à lire non pas comme
un retour vers l’origine qui cherche à la réintégrer, à abolir la
perte, mais plutôt comme une tentative de refaire entendre
la voix maternelle, le corps de la langue, la première
musique. Et déjà une confusion entre enfant et mère se
remarque. En faisant écho à la voix (ce que le fil du signifiant
fait à la lettre : Voici, voix, vois), « je » la répète, s’inscrit à la
place maternelle. « Je » naît aussi en tant que mère. Ce
rythme vertigineux de la transformation se reflète encore au
niveau du signifiant : « je » se retrouve dans jet, dans jetzo.
La voix fait justement fuser le « je », le fait « jaillir » de tous
côtés.
10 Une citation de Kierkegaard mise en exergue au livre
affirme : « Quand l’enfant doit être sevré, sa mère recourt à
une nourriture plus forte pour l’empêcher de périr… ». Le jet
de l’écriture vient prendre le relais du lait maternel ; le
halètement du texte relève de l’allaitement. C’est la voix de la
mère qui souffle dans Souffles, lui donnant son rythme
organique ; c’est elle qui s’entend dans tous les tours et tous
les recoins de l’écriture. Elle ne peut se dire ; foncièrement
innommable, elle échappe à toute définition :
de mes yeux je la vois, elle sort d’elle-même, la mère de
beauté et me regarde : ah je vois ! que si sans l’abîmer je ne
puis d’un nom la faire retentir, je puis au prix d’un certain
sacrifice la faire éclater au jour8.

11 « Je » est à la place de l’enfant – effectivement ici à la place


du poète le plus enfant de tous, Rimbaud, « la mère de
beauté » étant l’un de plusieurs emprunts au poème « Being
Beauteous » – qui tente, par l’écriture, de réinscrire sa mère,
regagner sa présence. Cependant, l’expression « la faire
éclater au jour » suggère une mise au monde : non
seulement donc « je » naît mère, mais c’est sa propre mère
qu’il ou elle enfante.
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12 L’instance « je », comme le texte qu’elle génère et par lequel


elle advient, se constitue ainsi en espace de genèses, à
travers lequel la mère indicible pourra se laisser deviner,
« éclater au jour ». Tout au long des deux cent vingt-cinq
pages du livre, « je » se livre, en effet, aux transformations :
transformation de la génération (de mère en enfant, d’enfant
en mère) et surtout transformation sexuelle. C’est dans
l’érotisme que la chair de l’enfant adulte chante à la fois le
plus fort et le plus doucement ; de même que Rimbaud,
« je » cherche à revêtir ses os d’un « nouveau corps
amoureux ». C’est aussi le halètement érotique que Souffles
inscrit, en racontant les métamorphoses effrénées de ce(tte)
« je », tantôt masculin, tantôt féminin, qui adore le
changement, adore tout ce qui est organique, c’est-à-dire qui
adore la vie – et qui dans son acharnement à chanter la chair
n’a pas peur de la rencontre érotique, n’a pas peur de se
laisser profondément toucher, changer, par l’autre. D’où
l’inadéquation de tout pronom autre que celui de la première
personne du singulier pour en parler, tant « je » aime naître,
c’est-à-dire, être et ne pas être qui il ou elle, il et elle, est.
13 Genet est l’autre qui revient le plus souvent dans Souffles. Si
son écriture représente un intertexte privilégié, c’est, d’une
part, à cause de son érotisme intense, la nudité de son désir,
d’autre part, parce que lui aussi se situe dans ce que
l’instance narratrice appelle la « région natale des
écritures »9. L’importance de la mère dans l’imaginaire de
Genet est connue ; dans Glas10, son livre sur Genet et Hegel,
Jacques Derrida a proposé de lire l’œuvre de Genet comme
une tentative d’écrire le « seing », la signature, de la mère
innommable, non pas en la nommant proprement, en la
dotant d’un propre qui la transformerait en père, mais en
faisant résonner son nom propre – son non-propre – à
travers le tissu même du texte, les noms propres et
communs qui se renvoient sans arrêt les uns aux autres. La
ressemblance est frappante avec la dernière citation, de la
page 52. De nombreuses citations à travers différents textes
de Cixous suggèrent que, pour elle comme pour Derrida,
l’écriture de Genet se place sous le signe de la mère. Or, dans
l’érotique de Genet comme dans l’érotique cixousienne, la
primordialité de l’attachement maternel va de pair avec une
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ouverture extraordinaire à la transformation. Que ce soit la


capacité, le goût du changement qui enchantent Cixous chez
Genet se voit clairement dans le premier passage qui se
réfère à lui :
Je sens qu’on vient nous voir de très loin. J’arrive à nous
contempler de très loin, de très près à la loupe de biais au
moment où c’est de dos que de face je nous vois. Son visage
jamais le même. Il se transforme. Se fait les yeux. Noirs. Arcs
très noirs des sourcils taillés en croissant de lunes pour ailer
les paupières, palpitent, poitrines d’oiseaux. Ce visage
annonce un vol. Je corrige, j’attise les tons, hardiment relève
les traits pour que se fortifie l’essor le moment venu. Je le
fais avec mes yeux. Il émane d’où je le rayonne. La face que
je tourne vers lui porte les traces de ce travail. Mien tien
s’échangent. En le ciel carré au-dessus de nous brille sombre
son soleil à trente plis soyeux ; une partie de son corps
éclaire et domine nos corps en fusion. L’intérieur n’exclut
pas l’extérieur, l’empire céleste est aussi l’empire terrestre,
les mers ne restent pas aux bords, il n’y a pas d’autre pénis
que ton pénis ce qui ne l’empêche pas tandis que je le tète
d’étinceler dans mon con, au moment où je le vois, brandi
au-dessus de moi, prêt à s’abattre sur ma poitrine. Je nais.
Tout le monde dort. Sauf : Nous : L’éveil11.

14 Le nom de Genet n’apparaît proprement qu’une fois dans


Souffles ; l’inscription vers la fin du paragraphe de « Je
nais » (ici en deux mots, mais souvent ailleurs en un seul
mot), et la référence aux oiseaux et au vol nous invitent
néanmoins à lire un rapport entre le « tu » à qui « je »
s’adresse, et Genet. Je me borne à souligner brièvement qu’il
figure comme quelqu’un qui se transforme (« Son visage
jamais le même. Il se transforme »), et que son apparition
dans le texte accélère le trouble des rapports de propriété.
Cela est vrai au niveau de l’énoncé : « Mien tien s’échangent.
[…] L’intérieur n’exclut pas l’extérieur, l’empire céleste est
aussi l’empire terrestre, les mers ne restent pas aux bords »,
mais aussi au niveau de l’écriture, où les ressources de la
langue sont librement déployées. La logique saute : « c’est de
dos que de face je nous vois. » « Il émane d’où je le
rayonne » : la transitivisation inhabituelle du verbe permet
que le sujet (de l’émanation) soit également l’objet (du
rayonnement). L’emploi du verbe « téter » fait du pénis un
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sein, qui est alors dans la bouche de « je » en même temps


qu’il « étincèle dans [s]on con ». L’auteur qui a écrit ses
livres en prison figure ainsi comme quelqu’un qui n’est pas
prisonnier du principe de non-contradiction, comme le dit
plus clairement un passage plus loin :
Délivrée ! Si je le veux, pouvoir être gênée sans être gênée.
Preuve que je ne suis plus à la merci des règles d’unité, de
non-contradiction, et autres formalités policières. Genre : en
jeu12.

15 C’est dans la mesure où Genet est quelqu’un dont le genre


est en jeu que « je » veut être Jean, à la fois gênée et non
gênée13.
16 Or, ce dont Cixous s’est peut-être le plus inspirée, c’est la
manière dont l’érotique de Genet imprègne son rapport à la
langue. La célébration de la divisibilité qui forme le sceau du
sujet genétien se reflète à tous les niveaux de son écriture,
notamment dans la priorité donnée au corps de la langue, et
donc à sa réorganisation possible. Ce morcellement de la
langue est poussé encore plus loin, porté justement à
l’extrême, dans la pratique cixousienne de l’écriture ; il en
forme même le trait le plus caractéristique. Cixous,
fortement influencée par Joyce, se plaît à jouer avec la
syntaxe plus radicalement que ne l’a fait Genet. J’ai signalé
le tronçonnage de la phrase qui se remarque au
commencement du livre ; ce tronçonnage est en corrélation
avec le phénomène inverse, la suppression de la ponctuation,
et avec l’une des figures privilégiées de Cixous, l’anacoluthe ;
on en voyait un petit exemple plus haut : « J’arrive à nous
contempler de très loin, de très près à la loupe de biais au
moment où c’est de dos que de face je nous vois »14. La
phrase ainsi devient plurielle, une entité dont les éléments
constitutifs ne s’unissent pas, diffèrent sans s’annuler, sans
se subordonner l’un à l’autre, inscrivant la possibilité d’un
tout dont les parties coexistent dans leur différence, dans
une incompatibilité douce.
17 Il y a des passages plus longs où la rupture syntaxique se
remarque de façon plus frappante15 ; l’intérêt du passage que
j’ai cité, c’est qu’il met également en valeur à quel point les
mots sont sujets à la métamorphose. La première phrase,

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« Je sens qu’on vient nous voir de très loin », se retrouve


recomposée à la page suivante : « De très loin, je, sans, con,
vienne, ou voir. » L’extravagance des jeux de mots est un
autre trait caractéristique de Cixous : le texte abonde en
calembours. Je n’ai pas le temps d’en parler longuement,
mais je veux au moins signaler l’humour de Cixous : on
oublie trop souvent que son écriture est très drôle. Ses textes
sont pour la plupart des textes de célébration : elle écrit aussi
pour rire. Ce dernier paragraphe offre un bon exemple de la
jouissance qu’elle éprouve à jouer avec la langue,
fonctionnant comme le gong qu’il décrit :
L’air résonne des ondes émises par un con de bronze : après
sept mille détours, le grand battant horizontal a frappé son
gong. Longtemps, longtemps gronde, et gonfle l’air immense
de ses ondes, le con du monde. Nous pelotonnés au sein de
sa voix géante. Le dais céleste est dilaté, ses quatre colonnes
consonnent. Un son ne succède pas à un son mais le
doublant, l’étoffe et le porte plus loin, onde sur onde chante
le grand con conquérant16.

18 Tous les on graphiques et phoniques qui prolifèrent dans le


texte en font littéralement un chant du con.
19 Au niveau de l’écriture (dans la mesure où les mots sont
traités comme des corps qui s’aiment, s’aimantent, se
caressent), comme au niveau du récit, Souffles représente
ainsi une course effrénée intensément érotique. Cependant,
le rapport de « je » à l’autre, dans l’exemple intertextuel que
j’ai pris, est un rapport d’identification, quelque
extraordinaire que l’identification puisse paraître. On peut se
demander dans quelle mesure cette course érotique de « je »
fait place à l’autre. L’autre est supposé être le terme des
genèses de « je » :
ce n’est pas à moi, c’est à toi que je suis menée par cette voix
qui passe à travers moi et me disloque. C’est sur toi que je
m’ouvre. Tu m’entends ? […]
Je me quitte ! Quelle terreur ! Impossible de tenir tête, je
lâche tout, sans savoir si dans le voltige qui s’ensuit, je vais
accomplir l’autre17.

20 Il me semble pourtant que le livre dans son entier nous


entraîne à nous demander dans quelle mesure « je » s’efface
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en effet en faveur de l’autre dans sa belle ruée vers la


métamorphose. Dès le début, ce texte est intérieur. Mais
comment faire peau neuve si on ne remonte jamais à
l’extérieur, à la surface ? La passion de « je » pour l’altérité,
son désir de s’ouvrir à l’autre, restent incontestables, mais
l’intensité même du désir risque de détourner l’attention de
son objet ; il n’y a rien après tout de plus passionnant que la
passion. Dans Souffles, les métamorphoses du sujet se
suivent à une telle vitesse kaléidoscopique que « je », malgré
sa pluralité, à cause même de sa pluralité, tend à accaparer
toute l’attention. Dans la mesure où il ne semble pas y avoir
de bornes aux échanges entre « je » et ses autres, qu’en est-
il, qu’en advient-il de la part inéchangeable de l’autre, sa part
irréductiblement autre ? L’érotisme, dans la mesure où c’est
la part la plus nocturne, la plus fantasmatique, de soi-même
qu’on y explore, ne représente-t-il pas dans une certaine
mesure l’espace de l’amour où l’altérité de l’autre ne trouve
pas à se glisser ?

Une genèse généreuse


21 À la différence de Souffles, la difficulté de faire entendre la
voix de l’autre représente la préoccupation majeure du Livre
de Promethea, publié une décennie plus tard. Alors que dans
Souffles toute identité se dispersait, il s’agit dans ce livre-ci
de l’amour entre, d’une part, l’instance scriptrice,
« l’auteur », qui se divise entre « je » et « H », et d’autre
part, Promethea. Cette dernière, Prométhée au féminin, est
une figure héroïque, championne de l’humanité et, bien
entendu, voleuse du feu. Il s’agit donc d’un livre ardent,
comme le suggère la petite épigraphe :
J’ai un peu peur pour ce livre. Parce que c’est un livre
d’amour. C’est un buisson de feu. Mieux vaut s’y jeter. Une
fois dans le feu, on est inondé de douceur. J’y suis : je vous le
jure.

22 Livre d’amour : livre sur l’amour, mais aussi livre fait


d’amour. La grande question qui travaille le sujet de ce texte,
c’est comment écrire sur l’autre en l’aimant, c’est-à-dire avec
générosité, en s’éclipsant pour que l’autre resplendisse,
quand l’écriture, activité solitaire par excellence, risque
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plutôt d’enfermer l’autre dans le texte, le subordonner aux


exigences textuelles. Un des intertextes importants est
Prometheus Unbound de Shelley, Prométhée délivré. À un
certain moment, les deux amantes discutent du titre du
livre : « En ce moment il s’appelle tantôt “Promethea
délivrée” tantôt “Promethea livrée”. C’est le livre de
Promethea. C’est la livre de Promethea »18. Mettre
Promethea dans un livre, est-ce la faire vivre ou la tuer ?
Dans quelle mesure le livre, que « je » dit taillé dans la chair
de Promethea, représente-t-il la livre de chair de Promethea,
une atteinte mortelle à l’intégrité de son corps ?
23 Ces questions d’attachement, de détachement ne concernent
pas seulement l’écriture. Le Livre de Promethea offre une
belle réflexion sur l’amour, notamment sur la question de la
proximité qu’il faut garder. Plus on s’ouvre à l’autre, plus on
risque de se perdre, ou pour reprendre une expression qui
revient fréquemment, de « tomber » dans l’autre. « Notre
drame c’est que nous vivons en état d’invasion mutuelle »,
dit « je »19. Néanmoins, si leur amour survit, c’est en fait
qu’elles savent imposer une limite à leur passion mutuelle de
se connaître le plus intimement possible. Il est question à un
certain moment de leur tendance au « cannibalisme » :
Quant à notre cannibalisme, il reste sans accomplissement
réel parce que nous ne sommes pas réduites au deuil des
deuils. Mais il se fait sentir bien réellement, dans l’estomac,
dans l’œsophage, dans le palais, parce que, en ce qui
concerne la passion, nous en sommes là : à cette intenable
distance qui menace toujours de disparaître. La tenir est une
question d’équilibre fragile : j’ai bien failli tomber dans
Promethea il y a quelques jours, je m’étais aventurée dans
son eau si loin et si longtemps que j’ai failli ne pas pouvoir
gagner mon propre bord. Et alors ? j’ai eu terriblement peur
de la perdre20.

24 L’achèvement de l’incorporation signifierait la fin de


l’amour ; il faut « tenir » cette « intenable distance », garder
la tension vers l’incorporation. C’est pour ne pas perdre
Promethea que « je » se retient de se perdre ; si elle
disparaissait dans Promethea, l’autre n’aurait plus personne
à aimer.

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25 Dans cet exemple, « je » agit dans son propre intérêt en


veillant au désir de Promethea. Le plus souvent, c’est au
contraire la part de narcissisme qu’on souligne dans
l’acceptation du désir de l’autre. Or, il me semble que
l’apport le plus originel de Cixous à la redéfinition de
l’amour est la mise en valeur de la générosité qui consiste à
accepter que l’autre nous aime :
Parce qu’il est facile d’aimer et chanter l’amour. C’est une
chose que je sais fort bien faire. C’est même mon art. Mais
être aimée, se laisser aimer, entrer dans le cercle magique et
redoutable de la grâce, recevoir les dons, trouver les mercis
les plus justes, voilà le vrai travail d’amour21.

26 Ici, au moment où la narratrice affirme l’importance de la


capacité à faire place à l’autre, elle emprunte la voix passive,
se constitue en objet, laissant à l’autre la place du sujet.
27 Ces mêmes questions de générosité, de distance, reviennent
dans la réflexion sur l’écriture. Le génitif du titre l’annonce
déjà : est-ce un livre au sujet de Promethea, ou un livre dont
Promethea serait l’auteur ? L’origine du texte est
effectivement mise en cause dès le début :
Soit. Je vais essayer de faire l’introduction. Puisque
personne n’a envie de me remplacer pour cette tâche.
Aucune des deux vraies faiseuses ne parvient à s’y résoudre.
Depuis une semaine H s’efforce en vain. De bonne foi. Quant
à Promethea, c’est elle en réalité qui a déjà façonné tout le
texte, dont je viens de sortir il y a une demi-heure (j’en ai
encore les cheveux collants d’Atlantique et des taches de
cristaux sur tout le corps. Qui veut connaître le goût de cette
œuvre presque achevée n’aurait qu’à me lécher l’épaule).
Je disais : Promethea a déjà mis bien du sien et plus, elle a
pris sans compter sur ses organes, sur ses désirs, sur sa
mémoire, on peut dire que le texte est fait d’elle pour la plus
grande part, physiquement, moralement, nerveusement et
surtout vertueusement.
Ceci n’est pas une préface. C’est une toute petite chance de
dire la vérité sur l’origine du texte dont j’arrive à l’instant
rafraîchie, bousculée, et aussi submergée22.

28 C’est à contrecœur que « je » accepte de faire l’introduction,


n’avançant pour le faire que parce que personne d’autre ne
veut la « remplacer », prendre sa place. De tous les côtés,
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donc, il y a si peu de désir de se mettre en vedette que le livre


court le risque de ne jamais commencer. Dès le début, le
texte soulève la possibilité d’un antagonisme entre l’humilité
et l’écriture. « Je » se présente pour faire l’introduction,
mais elle fait acte d’humilité tout de suite, en attribuant le
mérite d’avoir fait le livre à Promethea et à H, les deux
« vraies faiseuses », bien que « je, soussignée l’auteur »23 en
prenne la responsabilité. « Je » ne prend sa place que pour
la céder immédiatement.
29 Alors donc que le « je » de Souffles commence en naissant,
celui du Livre de Promethea commence en s’effaçant. Cet
effacement se poursuit tout au long du texte. On le voit, par
exemple, dans la prépondérance progressive du pronom
« tu » qui remplace de plus en plus « je »24. On le voit encore
dans l’humilité grandissante de « je » ; au début du livre,
quand Promethea lui demande d’« écrire qu’elle m’aime »25,
« je » résiste vigoureusement en se réfugiant dans une
longue parenthèse sur la résistance qu’elle éprouve à l’idée,
tandis que plus loin26, elle le dit et volontairement et avec
volubilité. Elle accepte de plus en plus facilement d’« être
aimée ». Mais on le voit surtout dans ce qu’elle dit de son
projet d’écriture : « Je ne fais d’ailleurs que déposer ici les
traces de Promethea. Seul le papier est de moi. Le reste :
lumière, mouvement, souffle, destin de notre livre et de
notre aventure est d’elle. Le style aussi est principalement
sien »27, ou bien : « À vrai dire, donc, je n’écris pas : je me
laisse impressionner aussi fidèlement que possible »28, ou
encore dans l’emploi qu’elle fait de métaphores telles que
« traduire »29 ou « recopier »30. De telles déclarations
présentent des similitudes évidentes avec la description plus
haut de la réceptivité dans laquelle consiste le « travail
d’amour ».
30 En outre, comme dans l’amour, « je » est consciente de la
nécessité de garder une distance « intenable », cette fois
entre l’écriture et la vie. Si Le Livre de Promethea ressemble
aux premiers textes cixousiens, y compris Souffles, dans la
mesure où son « je » cherche à prêter sa voix pour que
l’autre s’écrive, il en diffère de manière importante en ce que
le sujet cherche à rester au plus près possible de la réalité, à
élaborer une écriture qui soit fidèle à son modèle.
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Cependant, cette tentative d’inventer un nouveau


mimétisme ne relève en rien de la représentation réaliste ; le
sujet du Livre de Promethea, tout animé qu’il soit par le
désir de s’approcher le plus près possible de Promethea, n’en
est pas moins travaillé par la connaissance que l’écriture
demande un salaire. Comme « je » le dit : « Promethea est
mon héroïne. Mais la question de l’écriture est mon
adversaire »31. Comment rendre l’immédiat par cet
intermédiaire qu’est l’écriture, intermédiaire en plus
intensément solitaire ? En outre, vouloir le faire, n’est-ce pas
la preuve qu’on n’est pas dans l’immédiat, qu’on garde ses
distances ? « On n’écrit pas l’enfer en enfer »32 dit « je »,
suivant Rimbaud. De même, il faut que la « Saison en
Paradis » des amantes soit passée, au moins
momentanément, pour qu’on puisse l’écrire.
J’essaie de rester au centre du Paradis. Mais j’ai planté un
arbre à papier au bord de sa forêt de figuiers. Pendant que
nous mangeons des figues et que je vois sur le visage de
Promethea se peindre un joli petit hymne à ces fruits si
animaux et si intelligents, je surveille mon arbre (qui
ressemble à un bananier) et je me réjouis de voir que je vais
bientôt pouvoir faire usage de ses feuilles. Un usage non
fruitier, non immédiat. Avec ses feuilles, on peut faire tant
d’autres choses que manger. On peut écrire ; faire des
parasols ; des écrans ; des éventails, des petites cabanes, une
quantité d’objets servant à se parer et protéger. C’est ainsi, je
m’en aperçois après coup, que je pare à l’intenable : j’ai
introduit du papier dans notre jardin, je traite le bonheur à
l’aide de mon attirail ultra-léger. J’ai toujours du papier dans
la chambre à côté du Paradis33.

31 Ce n’est pas alors en tant qu’Ève, figure par ailleurs chère à


Cixous pour avoir préféré explorer la pomme présente plutôt
qu’obéir à une loi absente, qu’on écrit. Écrire, c’est plutôt se
tenir au bord, renoncer au plaisir de vivre sans réserve au
présent, dans l’immédiat.
32 Au commencement du texte, bien que l’épigraphe conseille
de se « jeter » dans le livre, il s’agit clairement d’un sujet qui
se situe au bord. En acceptant de faire l’introduction du
texte, « je » l’aborde, paradoxalement en en sortant. Qui
plus est, le texte a à son tour des limites indécidables : il est à

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la fois achevé, dans la mesure où il ne reste plus que


l’introduction à faire, et inachevé, dans la mesure où
l’introduction reste à faire. Cette introduction, qui « n’est pas
une préface », ne se démarque pas non plus nettement du
reste du livre, en sorte que le texte se situe en entier entre
l’extérieur et l’intérieur. Il se veut « entièrement intérieur »34
et ressemble plus à un journal qu’à tout autre genre littéraire
dans son souci de noter la vie au plus près du présent :
Je voudrais que le livre de Promethea reste à sa juste place, à
sa vraie page : je me sens donc obligée de le laisser dans son
état authentique, immédiat, désordonné et même daté
(compte non tenu de mon ex-goût pour la discrétion en
écriture)35.

33 ou encore :
[…] le livre de Promethea est un brouillon. Il se compose de
deux cahiers. Je ne toucherai pas au brouillon, parce qu’il est
pur sang et parfois on peut entendre chanter chaud son
goutte à goutte, parfois son sang jaillir brut36.

34 Au cours du livre, il y a effectivement plusieurs extraits des


cahiers, introduits comme tels par des titres en italique37.
Cependant, le fait que, comme pour l’introduction, la fin des
extraits n’est jamais signalée rend impossible de situer
diégétiquement la plupart du texte, y compris ses nombreux
commentaires sur les cahiers, telle la citation ci-dessus :
appartient-elle au premier cahier, au deuxième cahier, ou
n’appartient-elle pas au livre de Promethea ?
35 Or, en plus d’écrire le livre de Promethea au moyen d’un
texte qui se divise sans cesse, c’est en tant que sujet divisé,
scindé justement par une hache, coupé entre « je » et « H »,
que « l’auteur » choisit d’aborder l’écriture :
Pour l’instant je ne peux me dispenser de H. Je n’ai pas
encore le courage mental de n’être que Je.
Je ne redoute rien autant que l’autobiographie.
L’autobiographie n’existe pas. Mais tant de gens croient que
cela existe. Alors je déclare ici solennellement :
l’autobiographie n’est qu’un genre littéraire. Ce n’est pas un
genre vivant. C’est un genre jaloux, décepteur, – je le
déteste. Quand je dis « Je », ce n’est jamais le sujet d’une
autobiographie, mon je est libre. Est le sujet de ma folie, de
mes alarmes, de mon vertige.
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Je est l’héroïne de mes fureurs, de mes incertitudes, de mes


passions. Je s’abandonne. Je m’abandonne. Je se rend, se
perd, ne se comprend pas. N’a rien à dire de moi. Je ne ment
pas. Je ne mens à personne. Je ne ment à personne, je le
jure : c’est pourquoi je n’a presque rien à dire de moi, – ce
qui n’est pas sans mettre en question l’équilibre ou
l’harmonie du livre38.

36 « Je » marque un pas plus loin que H sur le chemin de la


dépersonnalisation de l’« auteur ». La nominalisation du
pronom met l’accent sur le « je » en tant que phénomène
purement linguistique, grammatical, qui n’étaie aucune
identité fixe. Les remarques sur l’autobiographie rendent
explicite le désir de libérer le « je » de toute référence
réaliste. « Je » représente ainsi l’anonymat même du sujet,
son côté le plus passionné, le plus fluide, le plus loin possible
aussi du « moi ».
37 La division du « je » entre la première et la troisième
personne, dans ce paragraphe, nous aide à comprendre la
division du sujet entre H et « je » dans le livre dans son
ensemble. Leur différence, c’est la différence entre un
prénom, quelque ténu qu’il soit, et un pronom ; alors que le
pronom est libre de changer de référent à chaque instance
d’emploi, l’initiale garde les vestiges du nom propre. Cette
différence recoupe la différence entre la première et la
troisième personne, telle que Benveniste la conçoit39. H est :
« je » à la troisième personne. Au début du texte, « je » dit à
plusieurs reprises avoir besoin de H, qui figure effectivement
souvent, mais à partir d’un certain moment, H disparaît et
ne réapparaît que vers la fin. Mais l’inscription à la page 191
du nom, par opposition à la lettre, « Ash » nous rappelle que
le mot anglais ash signifie la cendre. H représente peut-être
le résidu du feu, la partie du sujet qui ne se laisse pas
consumer par sa passion pour Promethea, qui garde ses
distances. Si donc « je » en a d’abord besoin, en a besoin au
bord, c’est qu’il, ou plus précisément elle (mais cela est une
autre histoire), n’en est pas encore au stade de dépossession
de soi qui lui permette de s’abandonner totalement, de
naître – de n’être que – pur pronom.
38 Mais dans quelle mesure suffit-il de le désirer pour pouvoir
faire place à l’autre ? Écrire, n’est-ce pas forcément se tenir
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au bord de l’autre ? Peut-on dire que le sujet parvient à


mener à bonne fin ce processus de dépouillement qui seul lui
permette de créer l’espace où Promethea pourra s’inscrire,
de la représenter « de façon qui ne la trahisse point »40 ?
« Je » croit l’avoir fait, selon son affirmation à la fin du
texte : « L’auteur de ce que je décris, ce n’est pas moi, c’est
l’Autre »41. C’est aussi ce que semble avancer le texte pris
dans son ensemble : le mouvement du « Soit » par lequel il
commence au dernier mot, « Est », suggère que Le Livre de
Promethea est, en effet, un livre de délivrance, un livre qui
permet à l’autre de naître. Cela dit, « je » parle plusieurs fois
de l’impossibilité de son projet :
J’ai décidé de vouloir faire ce que je n’ai ni la force ni le
courage de faire, j’ai décidé de vouloir le faire de toute la
force de mes insuffisances, de mes peurs, de mes petites
mains, de mes petites pensées, j’ai décidé de tenter de
regarder dieu en face […].
J’ai décidé de force de ne tenir aucun compte de mon propre
raisonnement juste raisonnable et évident, et de tenter de
faire ce que je veux faire sachant que je ne peux pas je ne
peux pas42.

39 S’il faut juger, trancher, nous prononcer soit en faveur de la


tentative du sujet, soit contre, peut-être la décision doit-elle
être négative : il y a un paradoxe inéluctable à dire que
« l’auteur de ce que je décris, ce n’est pas moi, c’est l’Autre ».
Reste néanmoins qu’à la lecture, Le Livre de Promethea crée
des effets très différents de ceux que Souffles produit. À
beaucoup d’égards, les textes se ressemblent, surtout
stylistiquement : on retrouve dans l’un comme dans l’autre
le même goût pour le changement, pour les jeux de mots, la
même mise en cause des conventions littéraires, y compris la
syntaxe, la mise en page, etc. Mais dans le passage d’une
exploration surtout érotique à un questionnement à
dominante plutôt éthique, on ressent vivement une
différence au niveau du sujet, qu’on peut résumer comme
l’évolution d’un sujet passionné par ses propres incertitudes,
c’est-à-dire préoccupé par soi-même, vers un sujet
préoccupé, c’est-à-dire pré-occupé, par l’Autre. C’est peut-
être le plus généreux qu’on puisse être, sans cesser d’écrire.
Ceci n’est pas hiérarchiser les textes : car il faut que Cixous
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soit passée par Souffles pour pouvoir écrire Le Livre de


Promethea. C’est plutôt signaler l’énergie exceptionnelle de
cette écriture qui ne cesse de plonger au fond de l’Inconnu,
de se transformer, de prodiguer des genèses.

Notas
1. Hélène Cixous, Dedans, Paris, Grasset, 1969 ; rééd. Paris, Éd. des
femmes, 1986.
2. Héléne Cixous, « Le rire de la méduse », L’Arc, n° 61, 1975, p. 39-54 ;
(avec Catherine Clément), La Jeune Née, Paris, 10/18, 1975.
3. Hélène Cixous, Les Commencements, Paris, Grasset, 1970.
4. Hélène Cixous, Souffles, Paris, Éd. des femmes, 1975 ; Le Livre de
Promethea, Paris, Gallimard, 1983.
5. Souffles, p. 129.
6. Ibid., p. 198.
7. Souffles, p. 9-10.
8. Ibid., p. 52.
9. Ibid., p. 29.
10. Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1974 ; rééd. Paris, Denoël, 1981.
11. Souffles, p. 16.
12. Ibid., p. 28.
13. Plus loin dans le livre, ibid., p. 163-164, Cixous va d’ailleurs chanter le
vol, mot polysémique en français, activité qui entraîne à la fois la
désorganisation du monde et la métamorphose de celui qui l’opère.
14. Ibid., p. 16.
15. Ibid., par exemple, p. 114.
16. Ibid., p. 17. Je souligne.
17. Ibid., p. 23.
18. Ibid., p. 78.
19. Ibid., p. 67.
20. Ibid., p. 74.
21. Ibid., p. 29.
22. Ibid., p. 11.
23. Ibid., p. 49.
24. Ibid., par exemple p. 160.
25. Ibid., p. 28.
26. Ibid., p. 124.
https://books.openedition.org/puc/9933?lang=es 20/22
18/3/2020 Voix, Traces, Avènement - L’écriture de la genèse d’Hélène Cixous - Presses universitaires de Caen

27. Ibid., p. 110.


28. Ibid., p. 112.
29. Ibid., p. 29.
30. Ibid., p. 245.
31. Ibid., p. 21.
32. Ibid., p. 117.
33. Ibid., p. 109.
34. Ibid., p. 21.
35. Ibid., p. 76.
36. Ibid., p. 68.
37. Voir par exemple p. 96, 104 et 165. Le titre qui annonce ce dernier
exemple pris dans le deuxième cahier, « Cahier des métamorphoses »,
est à mettre en rapport avec le titre « Une nouvelle genèse » qui
remplissait une fonction pareille (à la fois coupant le texte et en assurant
la continuité) dans Souffles.
38. Ibid., p. 28.
39. Voir Emile Benveniste, « La nature des pronoms », Problèmes de
linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966, p. 251-257.
40. Souffles, p. 130.
41. Ibid., p. 245.
42. Ibid., p. 121.

Autor

Mairéad Hanrahan

University College, Dublin


Del mismo autor

Hélène Cixous ou le narratif en


déplacement in Le roman
français au tournant du XXIe
siècle, Presses Sorbonne
Nouvelle, 2004
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18/3/2020 Voix, Traces, Avènement - L’écriture de la genèse d’Hélène Cixous - Presses universitaires de Caen

© Presses universitaires de Caen, 1999

Condiciones de uso: http://www.openedition.org/6540

Referencia electrónica del capítulo


HANRAHAN, Mairéad. L’écriture de la genèse d’Hélène Cixous In: Voix,
Traces, Avènement: L'écriture et son sujet [en línea]. Caen: Presses
universitaires de Caen, 1999 (generado el 18 mars 2020). Disponible en
Internet: <http://books.openedition.org/puc/9933>. ISBN:
9782841337989. DOI: https://doi.org/10.4000/books.puc.9933.

Referencia electrónica del libro


GOULET, Alain (dir.). Voix, Traces, Avènement: L'écriture et son sujet.
Nueva edición [en línea]. Caen: Presses universitaires de Caen, 1999
(generado el 18 mars 2020). Disponible en Internet:
<http://books.openedition.org/puc/9915>. ISBN: 9782841337989. DOI:
https://doi.org/10.4000/books.puc.9915.
Compatible con Zotero

https://books.openedition.org/puc/9933?lang=es 22/22

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