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©Velicu2019-2020 Phrases modalisées en français contemporain.

Modalités d’énoncé

5. Le choix des modes dans le dictum (phrase modalisée à subordination)

Nous avons vu, en marge des carrés modaux, quels étaient les critères sémantiques de sélection du
mode (opposition subjonctif vs indicatif).

Indicatif :
- mode de l’actualité,
- à la fois personnel et pleinement temporel (il repose sur la conceptualisation du présent
d’intervalle – formé pour partie de l’instant qui n’est plus et pour partie de l’instant qui vient –
le vrai séparateur des époques passée et future, sur l’axe du temps) ; il développe le nombre le
plus important de formes temporelles (simples : présent, passé simple, imparfait, futur
catégorique, futur hypothétique/ redoublées des formes composées correspondantes, d’aspect
accompli) ;
- marqueur grammatical de la certitude (valeur modale épistémique).

Valeurs (idées) modales qui attirent le dictum dans l’actualité et imposent l’usage de l’indicatif :

- le contingent factuel ponctuel : il se fait que, il se trouve que (modalité aléthique)


- le certain et le probable (modalités épistémiques)

Subjonctif :
- mode de l’inactuel (plus entièrement virtuel, mais pas actuel non plus) ; sans morphème
de virtuel (-R-)1, mais orienté vers le virtuel par son sens (désir, ordre).
- il a intégré la personne (et donc la subjectivité), pas encore la temporalité au sens propre :
il reste en-deçà de la conceptualisation du présent d’intervalle (séparateur d’époques sur
l’axe du temps), et donc de la division (opposition) des deux époques passée et future.

La preuve, la même forme du subjonctif va se référer à une situation révolue, avec un


certain verbe régissant, et à une situation à venir, avec un autre :

Je regrette qu’il soit venu.


J’attendrai qu’il soit venu.2

Idées modales qui attirent le dictum dans l’inactuel, et donc imposent l’usage du subjonctif :

1. l’inactualité à proprement parler (aléthique, déontique, épistémique)

a. ce qui n’est pas encore : nécessaire aléthique, possible aléthique ; doute épistémique ;
ce qui est obligatoire, permis, facultatif n’est pas encore actualisé (valeurs
déontiques) ;
b. ce qui ne peut jamais être : impossible aléthique ; interdit déontique ; exclu
épistémique ;

2. le désirable (les valeurs modales déontiques sont aussi subsumées à la notion de désirable –
désirable aux yeux de la loi ou de l’autorité ; le volitif-désidératif) ;

3. l’évaluation subjective (favorable/défavorable, sentiments).

J’avais également indiqué suer les carrés, en marge des valeurs modales, le cas échéant, l’alternance
subjonctif vs infinitif ou bien indicatif vs infinitif (critère de sélection syntaxique, formel).
Aujourd’hui nous allons approfondir ce second aspect.
1
Morphème que partagent, en français, l’infinitif, le futur (futur catégorique, référé à t 0, le moment de la parole) et le
conditionnel (futur hypothétique, futur du passé).
2
Guillaume, Gustave. 1929. Temps et Verbe. Théorie des aspects, des modes et des temps. Paris : Honoré Champion, p. 31.

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L’infinitif est la forme du verbe la plus indéterminée : le nom du verbe, le lemme (forme de
dictionnaire). Du temps seulement « en puissance », une forme grammaticale sans affinité pour la
personne et incapable de marquer la division d’époques passée et future, mais également non marquée 3
quant à l’aspect, à la différence du participe présent (V-ant), qui exprime l’aspect sécant, à l’instar de
l’imparfait (parmi les formes personnelles et temporelles), ou du participe passé, marqueur de l’aspect
accompli.
L’infinitif n’a pas de sujet visible en français (ni en roumain). Ce qui ne veut pas dire que le verbe à
l’infinitif ne sélectionne plus l’argument qui, aux modes personnels, occuperait la position syntaxique
de sujet, position où le groupe nominal se voit assigner le Cas Nominatif, alors que le verbe fléchi en
reçoit les traits de nombre et de personne (accord verbe-sujet). Seulement, cet argument ne pourra pas
refaire surface à côté de l’infinitif.

Petit rappel concernant la syntaxe du noyau de la phrase (GG, théorie du Gouvernement et du


Liage4)

Les arguments nominaux (du verbe ou de tout autre prédicat sémantique : adjectif, préposition)
doivent à la fois recevoir depuis le prédicat qui les sélectionne, un rôle sémantique (rôle thématique
ou thêta-rôle), sensible à la sémantique lexicale de ce prédicat, et se voir assigner dans la phrase, un
Cas syntaxique :
- Cas structural (Cas assigné dans une certaine configuration structurale, par une tête
fonctionnelle de Temps fini, pour le Nominatif ; de voix, pour l’Accusatif ; ces positions
casuelles sont des positions distinctes de la position où l’argument reçoit son rôle
thématique : des positions dérivées par une opération de déplacement, tandis que la
position thématique est la position de base de l’argument, à légitimation purement
sémantique).
- Cas inhérent (cas assigné sous sélection sémantique par une tête (en général) lexicale, dans
la position de base du groupe nominal concerné).5

Trois scénarios sont alors possibles :


a) Ou bien l’argument nominal concerné est épelé (a un corps phonétique, de la substance
sonore), et il montera à la position de Cas Nominatif dans la phrase matrice, le prédicat de la
phrase matrice (verbe ou adjectif opérateur de phrase) étant alors dépourvu d’argument
susceptible d’occuper, lui, la position de Cas Nominatif et d’accord ; cette construction est
appelée « infinitif à montée » (montée du sujet, à une position de sujet).
b) Ou bien, si la position de sujet de la phrase matrice est déjà prise (le verbe recteur ayant alors
lui-même un argument susceptible de l’occuper), l’argument du verbe à l’infinitif restera près
de l’infinitif enchâssé, mais n’aura alors pas de corps phonétique. Sa référence sera
déterminée (« contrôlée ») en amont, par un argument du prédicat matrice (verbe ou adjectif
opérateur de phrase) ; cette construction est appelée « infinitif à contrôle ». Le pronom sans
corps phonétique se verra assigner un Cas structural par la tête fonctionnelle d’infinitif
(Temps non fini) – le Cas nul, pendant du Cas Nominatif assigné par le Temps fini dans les
phrases verbales à ancrage temporel propre. On l’appelle « nul » puisqu’il est à la fois porté

3
Alternativement, on peut entendre l’infinitif come porteur (par défaut) d’un trait d’aspect défini par la négative (non sécant).
4
Chomsky, Noam. 1981. Lectures on Government and Binding. The Pisa Lectures. Dordrecht (Holland) : Foris Publications.
1982. Some Concepts and Consequences of the Theory of Government and Binding. Boston (Mass.) : MIT Press.
Pour mieux vous situer (notions d’histoire de la linguistique). : version standard (Structures Syntaxiques et Aspects… : fin
des années ’50 – fin des années ’60) ; version standard étendue (années ’70), Gouvernement et Liage (années ’80),
programme minimaliste (années ’90 à présent).
5
Nous n’introduisons pas ici la distinction entre Cas inhérent (sémantiquement motivé et assigné dans la position de base
mais par une tête non nécessairement lexicale – par exemple, par la tête fonctionnelle notée dans les diverses versions du
programme minimaliste de la GG, « petit v », et réanalysée depuis Chomsky 1995, par certains auteurs comme tête de voix,
par d’autres, comme tête d’aspect – lexical plutôt que grammatical) et Cas lexical (idiosyncrasique, lié aux propriétés
lexicales de tel ou tel verbe, adjectif ou préposition, et non généralisable à d’autres items lexicaux), mais nous nous en
tiendrons à la définition classique du Cas inhérent dans le cadre de la Théorie du Gouvernement et du Liage (module du Cas)
comme Cas assigné dans la position de base (position thématique) par une tête lexicale.

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par un pronom phonétiquement nul, et qu’il est assigné par l’infinitif, catégorie dépourvue de
traits syntaxiques d’accord susceptibles de signaler, en surface (grâce à leur réalisation
morphologique), la présence et la composition de traits du nominal non épelé (postulé par
l’analyse) 6 ; le sujet de l’infinitif sera alors « protégé » du verbe matrice (un « gouverneur »
potentiel susceptible sinon de l’attirer vers une autre position de Cas structural, dans son
domaine à lui), par un élément subordonnant, à fonction similaire en tout point à celle que
remplit la conjonction que dans les subordonnées à temps fini ; cet élément peut être épelé ou
non épelé : de dans promettre à qqn de faire qqch est un tel élément subordonnant 7 ; son
corrélat après un verbe comme vouloir (vouloir faire qqch) sera en revanche non épelé. Ce
type d’élément de subordination introducteur d’un complément exprimé par une proposition
est appelé en grammaire générative (version standard étendue 8) – complémenteur (noté C).
Aussi bien une préposition suivie de l’infinitif (à/de notamment) que des conjonctions de
subordination (que, si) ou leurs corrélats non épelés sont de tels complémenteurs. Retenir donc
que l’infinitif « à contrôle » est un syntagme CP (syntagme complémenteur) et non pas
directement un IP (syntagme infinitif), à la différence de l’infinitif « à montée ».
c) ou encore, si le verbe de la phrase matrice sélectionne un argument direct propositionnel (une
proposition infinitive ou petite proposition) sans pour autant perdre son aptitude à assigner le
Cas Accusatif (Cas structural – techniquement parlant, assigné par la tête de voix transitive
qui sélectionne le radical verbal en question), le sujet de la proposition enchâssée montera à la
position casuelle d’objet (vs sujet) dans la phrase matrice ; cette construction s’appelle
« marquage exceptionnel du Cas » (Accusatif) ou « montée à l’objet ».

Exemples commentés :

1) Infinitif à montée (d’un sujet épelé) : a. Les étudiants me semblent [(les étudiants) avoir tout
compris]. Le sujet les étudiants reçoit son rôle thématique d’<Expérimentateur>, du prédicat
psychologique COMPRENDRE (de la racine compr-), et le Cas structural Nominatif, de la
catégorie de Temps (temps-aspect-mode en fait) qui détermine la référence temporelle du
verbe modal sembl(er).
Comparer à : b. Il me semble [que les étudiants ont tout compris], où le verbe sembler n’a pas
de sujet argumental (il = pronom impersonnel) et régit, outre un argument oblique (source de
l’évaluation épistémique <probable> qu’exprime le verbe d’apparence subjective sembler),
une complétive dont le verbe est à un mode personnel. La catégorie de Temps de la
subordonnée (présent de l’indicatif, dans l’exemple donné) assignera à l’argument
<Expérimentateur> le Cas Nominatif), de sorte que le groupe nominal les étudiants n’aura
plus à quitter son domaine propositionnel. Ce qui est important, pour l’analyse, c’est le
parallélisme même des deux constructions, invoqué comme argument pour l’idée que, dans les
phrases du type de (1a) aussi, le sujet les étudiants « provient » d’une position dans la
complétive enchâssée.

2) Infinitif à contrôle : a. Ils m’ont promis [de PRO faire attention aux fautes d’orthographe].
L’expression verbale faire attention (à) régit un <Agent>, et le verbe promettre en régit un
autre ; aussi le pronom ils ne peut-il plus être analysé comme argument du verbe à l’infinitif,
monté auprès du verbe matrice, à la recherche du Cas Nominatif, sauf à accepter qu’il puisse

6
À la différence du sujet nul des langues romanes tel l’italien ou le roumain, dans les phrases à verbe fini, dont on peut
inférer la composition de traits d’accord (personne et nombre notamment) à partir des désinences personnelles du verbe : am
(1sg) citit scrisoarea, a (3sg) citit scrisoarea, et qui est censé porter le Cas Nominatif, comme ses correspondants épelés en
français : j’ai lu la lettre, il a lu la lettre. Ce sujet nul-ci était étiqueté pro, en termes de la Théorie du Gouvernement et du
Liage.
7
Remarquer la substitution par le (voir : ils me l’ont promis) et non par en (comme dans : ils m’en ont parlé), ce qui confirme
son statut de subordonnant clausal (vs de préposition qui sélectionne un groupe nominal).
8
Pour mieux vous situer (notions d’histoire de la linguistique). : version standard (Structures Syntaxiques et Aspects… : fin
des années ’50 – fin des années ’60) ; version standard étendue (années ’70), Gouvernement et Liage (années ’80),
programme minimaliste (années ’90 à présent).

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se voir assigner deux rôles thématiques par deux prédicats distincts 9. Nous avons vu en effet
sous (1) que la construction à montée n’est une option que si le verbe de la phrase matrice est
lui, dépourvu d’argument thématique susceptible de recevoir le Cas Nominatif et donc
d’occuper la position syntaxique de sujet (deux syntagmes nominaux ne pouvant pas occuper
la même position syntaxique en même temps). Faire attention aura donc ici un argument
<Agent> non épelé (phonétiquement nul), noté PRO (de « pronom »), qui occupe la position
de sujet de l’infinitif (position à gauche de l’infinitif 10). Le référent de PRO sera déterminé par
le référent du sujet de promettre : réf (PRO) = réf (Ils)  {🙄 🙄 🙄}.
Comparer à : b. Ils m’ont promis qu’ils allaient faire attention aux fautes d’orthographe. – où
les deux verbes ont chacun son sujet en surface, et les deux occurrences du pronom ils peuvent
(mais ne doivent pas) être coréférentielles, puisque (2b) peut avoir tant l’interprétation (2c)
que l’interprétation (2d), identique à l’interprétation de (2a) :
c. « Les deux enseignants m’ont promis que leurs étudiants allaient faire attention aux fautes
d’orthographe ».
d. « Les deux étudiants m’ont promis qu’ils allaient eux-mêmes faire attention aux fautes
d’orthographe ».

3) Marquage exceptionnel du Cas (Accusatif) ou Montée à l’objet : a. J’ai vu Paul s’emparer


de votre portefeuille. « J’ai vu Paul quand il s’emparait de votre portefeuille » ; b. Je l’ai vu
s’emparer de votre portefeuille. « Je l’ai vu quand il s’emparait de votre portefeuille ». Paul,
il = sujets de l’infinitif, à rôle thématique d’Agent dans le syntagme verbal de la subordonnée
enchâssée. Il  le à la position de Cas Accusatif (et à la position de clitique préverbal) dans la
phrase matrice. Cet exemple prouve que le syntagme nominal « monté à l’objet » a bien reçu
le Cas Accusatif dans la phrase matrice (le français étant une langue à flexion nominale
pauvre, et Cas marqués soit par la Position soit par des Prépositions, sauf dans le
microsystème des pronoms personnels atones, qui marquent les Cas par Flexion).
C’est une construction rare en général. Seuls certains verbes sont susceptibles de la réaliser –
en français, des verbes de perception (voir, regarder, entendre, écouter, sentir, …), des semi-
auxiliaires causatifs ou modaux (faire, laisser), le verbe psychologique (susceptible d’emploi
modal épistémique) croire.
Si les verbes de perception et laisser (« permettre à qqn de ») n’ont pas de restrictions
combinatoires, pouvant prendre pour Thème une proposition infinitive à verbe intransitif,
transitif ou inergatif (Je la vois partir, Laissez les enfants venir à moi !, Je la regarde rédiger
sa lettre, Je la vois dormir, Je l’entends ronfler), le semi-auxiliaire causatif faire ne tolère
(dans cette construction) que des verbes intransitifs Vous les ferez sortir par la porte de
service, mais : *Vous les ferez lire cet article d’ici la fois prochaine/ OK Vous leur ferez lire cet
article…).
Le modal épistémique croire a une distribution encore plus contrainte, ne pouvant régir de
proposition infinitive à sujet monté à la position d’objet dans le syntagme verbal qu’il projette
que sous relativisation de cet argument (Le garçon que je crois être coupable 11, mais : *Je le
crois être coupable, *Je crois ce garçon être coupable) ; en revanche, il instancie une
construction similaire, seulement avec des propositions nominales, et en l’absence de la copule
(donc sans infinitif) : la complétive de croire est alors une « petite proposition » (sujet +
attribut du sujet) : Je crois ce garçon coupable, Je le crois coupable).

Ces faits distributionnels ont fait couler beaucoup d’encre, mais tenter une explication, ou
passer en revue les explications, fort divergentes, proposées, dans la littérature, émargerait
notre propos, ici. Vous devrez simplement retenir les constructions et leur description

9
Cette analyse est, de fait, adoptée par de nombreux linguistes en GG contemporaine (programme minimaliste, dérivation par
phase). Mais entrer dans ce débat émarge notre propos, ici. Nous emprunterons donc le chemin « traditionnel » et nous en
tiendrons à l’analyse plus intuitive sans ubiquité thématique : un argument nominal/ un rôle thématique/ un Cas syntaxique.
10
En termes de la théorie X-barre : position de Spécificateur de la tête d’infinitif (Spec,I).
11
Paraphrase : le garçon que je crois qui est coupable.

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structurale (marquage exceptionnel du Cas Accusatif d’un argument du prédicat dictal, par une
tête fonctionnelle12 relevant de la phrase matrice, c’est-à-dire du modus).

Nous avons vu (lors de nos cours encore en face-à-face, à l’amphi Hasdeu) que les phrases à modalité
de re (en particulier avec des auxiliaires de mode caractérisés, tels pouvoir/ devoir, en français13)
étaient analysées, en GG standard (Chomsky 1957, 1965) comme des phrases simples comportant un
seul prédicat sémantique (le verbe dictal), le verbe modal étant censé être introduit en syntaxe comme
réalisateur de la catégorie flexionnelle de mode. Sa contribution à la phrase (au noyau) était alors pour
l’essentiel envisagée comme grammaticale, et il avait un statut pareil aux affixes de temps, de
personne et de nombre avec lesquels il se combine, à l’autonomie près, ou pareille à celui de l’affixe
d’infinitif (avec lequel se combine le verbe lexical plein V – le verbe dictal) – à l’instar des auxiliaires
de temps (avoir/être) ou d’aspect (aller, venir de, …). Nous avions dit à ce moment-là que cette
analyse allait être reformulée dans les versions ultérieures de la grammaire générative chomskyenne,
et que nous allons revenir là-dessus. Nous y sommes.
Il s’agit de la version post « standard étendue » de la GG, appelée Théorie du Gouvernement et du
Liage (et de la théorie du Cas syntaxique afférente). Les verbes modaux (même les verbes tels
pouvoir/devoir qui n’ont jamais de complétive en que) seront désormais envisagés comme des verbes
sémantiquement pleins (ayant un apport lexical vs grammatical, à la phrase), et l’analyse des phrases
modalisées sera alignée sur l’analyse des complétives infinitives en général (présentée plus haut).

Dans le cas des phrases modalisées aussi, distinction sera donc faite entre constructions à contrôle et
constructions à montée, selon que (a) le verbe modal assigne ou non un rôle thématique au groupe
nominal qui en surface occupe la position de sujet modal et/ou (b) selon qu’il sélectionne ou non un
argument nominal susceptible de déterminer la référence du sujet dictal.

Ce sont là des critères d’identification pratiques. De fait, la ligne de démarcation entre phrases
modalisées à complétive infinitive à analyser en termes de la construction à contrôle et respectivement
en termes de la construction à montée (du sujet dictal) passe par l’orientation du verbe modal (ou du
modus, quel qu’il soit14) vers le procès décrit dans le dictum et vers ses participants, ou
(alternativement) vers le procès tout court.

Les verbes (ou classes d’emplois de tels verbes) qui sont orientés à la fois vers le procès décrit
par le dictum et vers ses participants, sélectionneront la construction à contrôle (contrôle de la
référence du sujet dictal PRO).
Les verbes modaux (ou classes d’emplois de tels verbes) qui sont seulement orientés vers le
procès décrit dans le dictum sélectionneront la construction à montée (du sujet dictal).

Il faudra donc maintenant d’abord préciser quels verbes modaux (ou quelles classes d’emploi de tels
verbes) assignent un rôle thématique à leur sujet (grammatical). Ensuite, quels verbes sélectionnent un
argument nominal (autre que leur sujet), susceptible de déterminer la référence du sujet (implicite) de
l’infinitif (le sujet dictal).

12
La tête de voix transitive qui exprime/détermine le profil relationnel du verbe de la phrase matrice ; dans les cas pertinents :
un verbe de perception, un verbe psychologique marqueur de modalité épistémique, un modal déontique – verbes
sélectionnant ou bien un Expérimentateur (siège de la perception, siège de la croyance) et un Thème (participant non agissant
au procès) ou bien un Agent (qui ne fait rien pour empêcher l’état de chose décrit dans le dictum : agentivité a contrario de
celui qui ‘laisse faire’, faisant pendant à l’agentivité transactionnelle de celui qui ‘donne la permission’ de faire) et un Thème.
Cette tête de voix est parfois envisagée dans la littérature générativiste comme un verbalisateur d’une racine lexicale sous-
déterminée quant à son statut de nom ou de verbe, « pure racine » que travail et travailler, chant et chanter ont en commun :
le « verbalisateur » est entendu alors comme un verbe léger – nommé et noté « petit v ». La voix (diathèse) étant au verbe ce
que le genre est au nom substantif, la différence entre les deux approches (voix transitive/ verbe léger «  verbalisateur »)
pourrait bien n’être que terminologique. Le blanc, le qu’en-dira-t-on sont des noms en vertu de leur composition avec un
affixe de genre.
13
Qui ne peuvent pas être suivis d’une complétive en que.
14
Adjectifs opérateurs de phrase compris.

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Et enfin, quels verbes modaux (ou quelles classes d’emploi de tels verbes) ne sont orientés que vers le
procès décrit dans le dictum mais non vers ses participants. Ces verbes n’assignent pas de rôle
thématique à leur sujet grammatical, ni ne régissent d’argument oblique susceptible de déterminer
(« contrôler ») la référence du sujet dictal (en cas de dictum à l’infinitif).

La construction ECM (montée du sujet dictal à une position d’objet dans le modus) est très rare, au
niveau des modalités d’énoncé, ne concernant, en pratique, que les verbes laisser (« permettre ») et
croire :

Ils les laisseront partir dès que vous aurez versé la rançon. (<permis> : ‘possible’ déontique)
Je le croyais coupable. (<probable> : ‘possible’ épistémique)

5.1. Modalités aléthiques et déontiques exprimées par des verbes modaux 15 à sujet modal
argumental ( verbes impersonnels et expressions verbales impersonnelles à adjectif opérateur de
phrase exclus) : le référent du sujet (non réalisé phonétiquement) d’un dictum à l’infinitif sera
déterminé (« contrôlé ») ou bien par le sujet modal, ou bien par un autre argument du verbe modal.

4) <Nécessité interne> (müssen vs sollen, en allemand) : Paul peut boire son café brûlant (sujet
modal = siège de la capacité16), Jacques doit attendre qu’il tiédisse17 (sujet modal = siège de la
nécessité interne18).
5) <Possible aléthique> dépendant de la personne (capacité) : Paul peut boire son café brûlant
(sujet modal = siège de la capacité).
6) <Obligation> (nécessaire déontique, référé à une norme/ loi des hommes) : Nous devons
respecter les consignes des autorités visant à maîtriser l’épidémie (sujet modal = cible de
l’obligation).
7) <Permission> (‘possible’ déontique) : « Vous pouvez quitter la réunion maintenant », dit la
prof : c’est le référent du sujet modal vous – dont le rôle thématique est de Cible/ Bénéficiaire
de la permission – qui déterminera (« contrôlera ») le référent du sujet du dictum (ou : sujet
dictal).
8) <Permission> (‘possible’ déontique) : « Je vous permets de quitter la réunion de travail » :
sujet modal (je) = source de la permission ; c’est le référent du complément d’objet indirect de
permettre, le pronom datif vous, qui va contrôler le référent du sujet dictal ; noter que ce
pronom remplit le même rôle thématique que le sujet de pouvoir dans l’exemple précédent
(Cible/ Bénéficiaire de la permission).
15
Par verbe modal nous entendons ici le verbe qui exprime la valeur modale (par exemple la prédicat verbal abstrait
<nécessaire>, exprimé par falloir, devoir…), sans nécessairement être un auxiliaire modal au sens technique et strict (devoir
en est un, falloir, non).
16
Formulation attestée dans les descriptions lexicographiques. Dans son dictionnaire étymologique de la langue latine,
Antoine Court de Gébelin définit la tête (lat. cap) comme « siège de la capacité dans l’homme » (Court de Gébelin 1796 :
199).

Court de Gébelin, Antoine. 1796. Monde primitif, analysé et comparé avec le monde moderne (…) Dictionnaire
étymologique de la langue latine. Paris : Nyon

17
Vetters 2004 identifie ce type d’emploi du verbe français devoir (qu’il appellera « auto-obligation »), dans un roman de
série noire célèbre, porté à l’écran, en 1983, avec Lino Ventura dans le rôle d’Aldo : [Aldo] pouvait avaler une boisson
brûlante, tandis qu’Anselme devait attendre qu’elle tiédisse (Le Ruffian, p. 32).

Vetters, Carl (2004) – « Les verbes modaux pouvoir et devoir » en français, Revue belge de philologie et d’histoire
LXXXIII, p. 657-671.

18
Formulation attestée dans le discours des philosophes : « C’est l’esprit, le nοῦς, qui est le siège de la
nécessité » (Arnou 1921 : 21, nous soulignons).

Arnou, René. 1921. Le Désir de Dieu dans la philosophie de Plotin. Paris : Félix Alcan

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9) <Interdit> (déontique) : « Maman nous interdit de fumer à l’intérieur » (sujet modal = Source
de la permission ; c’est le référent du complément d’objet indirect du verbe interdire, le
pronom datif nous, qui va « contrôler » le référent du sujet dictal).
10) <Facultatif (déontique)> : ne pas interdire (pas de réalisateur spécifique, forme négative d’un
marqueur de l’interdiction ou de l’obligation). Ma femme ne m’interdit pas de fumer dans la
salle de séjour (contrôleur de la référence du sujet dictal = me). On n’est pas obligé de rester
chez soi, mais c’est recommandé (contrôleur de la référence du sujet dictal = on)
11) <Facultatif (déontique)> : Tu peux toujours essayer… (= ‘rien ne t’empêche d’essayer’ : n-ai
decât să încerci). Contrôleur de la référence du sujet dictal = tu (le sujet modal).

5.2. Modalités aléthiques et déontiques à réalisateurs impersonnels et contrôle de la référence du


sujet dictal (PRO)

5.2.1. Arguments nominaux obliques (éventuellement non-sélectionnés) dans le modus qui


contrôlent le référent du sujet dictal PRO

12) Il leur est impossible de comprendre ce que vous dites avec tout ce bruit de fond. (Le
complément d’objet indirect leur exprime la personne concernée par l’impossibilité de l’action
décrite dans la complétive infinitive enchâssée ; cet argument oblique de l’adjectif modal
détermine – contrôle – la référence du sujet du verbe comprendre).

13) Il leur faut partir dès que possible, l’orage est sur le point d’éclater. (Le pronom datif leur =
complément du verbe modal, et contrôleur de la référence du sujet dictal : il exprime la
personne concernée par la nécessité du départ)

5.2.2. PRO à référence arbitraire

Avec des verbes impersonnels, le sujet sans corps phonétique de l’infinitif dictal semble être
« contrôlé » par le pronom explétif il (13). Comme ce pronom ne réfère par hypothèse à rien, on a
assimilé ces cas au contrôle par on (14), pronom indéfini référant à un être humain quelconque
(référence indéterminée vs absence de référence). On parle alors de PRO à référence arbitraire (en
langue, puisque la situation de discours peut lever l’ambiguïté).

(13) Il faut partir (= Il faut que l’on parte).


(14) On doit partir.

5.3. Modalités d’énoncé à réalisateurs orientés vers le procès décrit dans le dictum (mais non
vers ses participants). Infinitif à montée

5.3.1. Modalités aléthiques

1) Un père doit (un père) être un homme, et une mère doit (une mère) être une femme
(<nécessaire> aléthique : nécessité externe, et analytique 19, dans un énoncé générique ; « il est
nécessaire qu’un père soit un homme… »)

2) Tu peux (tu) y aller à pied, il n’y a plus de verglas (<possible> aléthique : possibilité
matérielle, qui échappe au contrôle de la personne ; « il est maintenant possible que tu y ailles
à pied »)

5.3.2. Modalités épistémiques 

3) Il doit (il) se passer quelque chose (TLFi – emploi impersonnel de devoir ; comparer à : Il se
passe quelque chose. Le pronom explétif il est introduit à la position de sujet (grammatical) de
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Vrai par définition, vrai en vertu des relations sémantiques entre mots de la phrase…

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l’infinitif (se passer étant un verbe essentiellement impersonnel), mais, dans cette position, il ne
peut pas recevoir de Cas structural, alors il est attiré (déplacé) à la position de Cas Nominatif
auprès de la tête de Temps de la phrase matrice (présent de l’indicatif, dans l’exemple donné),
dont il déterminera, par accord, les traits de personne et de nombre.

4) Ça devait (ça) arriver, un jour ou l’autre (comparer à : Ça arrivera bien, un jour ou l’autre)

5) Ils peuvent bien (ils) être arrivés.

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