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L’IDÉE D’HUMANITÉ CHEZ AUGUSTE COMTE

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Vladimir Soloviev, traduit du russe par Rambert Nicolas

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2016/2 Tome 79 | pages 245 à 270


ISSN 0003-9632
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http://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2016-2-page-245.htm
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!Pour citer cet article :


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Vladimir Soloviev, Traduit du russe par Rambert Nicolas, « L’idée d’humanité chez Auguste
Comte », Archives de Philosophie 2016/2 (Tome 79), p. 245-270.
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Archives de Philosophie 79, 2016, 245-270

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L’idée d’humanité chez Auguste Comte 1

V LA D I M I R S O L OV I E V
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Je suis particulièrement reconnaissant envers la Société Philosophique


pour le privilège qu’elle m’accorde d’ouvrir les commémorations 2 russes en
l’honneur d’Auguste Comte. Je n’ai, à proprement parler, aucun droit à ce
privilège, si ce n’est peut-être celui d’honorer une vieille dette 3 que j’ai
contractée à l’égard de cet éminent penseur. Il y a plus de vingt ans de cela,
il m’était venu à l’esprit, à cet endroit même, d’inaugurer ma carrière
publique par une attaque virulente contre la philosophie positiviste 4. Je n’ai
pas de raison d’en parler ici. D’une part, le positivisme à l’époque était chez
nous une mode ; et comme cela arrive souvent, de mode sensée elle devint
une idolâtrie, aveugle et intolérante à l’égard des « penseurs rétifs ». Résister

1.  Note de l’éditeur russe : Conférence lue lors d’un colloque public de la Société
Philosophique de l’université de Saint-Pétersbourg, le 7 mars 1898, à l’occasion du centenaire
de la naissance d’Auguste Comte. [Cette conférence fut imprimée pour la première fois dans le
journal Cosmopolis, Saint-Pétersbourg, 1898, avril, p. 60-73 ; décembre, p. 179-187. Sobranie
sočinenij Vladimira Sergeeviča Soloveva, Saint-Pétersbourg, M. S. Soloviev et S. M. Radlov
éd., 1911-1914, t. IX, p. 172. Par souci de commodité nous noterons à présent cette édition de
référence de la sorte : S.R., IX, 172.]
2. Soloviev inscrit ce terme de « commémoration » dans le cadre de la philosophie de Comte
(à savoir une incorporation au Grand-Être et à la vie « subjective et éternelle » qui lui est atta-
chée). Il en jouera à la fin de cet article pour rappeler ce qui est d’après lui une des plus nobles
tâches du système comtien : la résurrection des morts.
3. Soloviev aime cette expression et l’emploie aussi à propos de Spinoza. Dans son article
sur le philosophe hollandais, il écrit : « cette apologie courte mais authentique m’a été dictée
avant tout par un sentiment de gratitude envers elle, et par une dette impayée que je contrac-
tai envers le spinozisme lors d’une époque transitoire de ma jeunesse, non seulement dans le
domaine philosophique mais encore dans celui de la religion » (S.R., IX, 29). Cette expression,
qui n’est pas anodine, appelle deux remarques : d’une part, elle n’est pas équivalente pour les
deux philosophes, Soloviev a immédiatement « aimé » Spinoza et détesté Comte (ou plutôt son
positivisme scientifique) ; d’autre part, cette expression est une des nombreuses manifestations
de la « méthode soloviévienne » qui consiste à chercher pour son propre système les idées posi-
tives des philosophies précédentes. Dès lors, il est assez naturel qu’il contracte à chaque fois
des dettes nouvelles à l’égard de ses prédécesseurs dans la mesure où, comme l’écrit Zenkovsky,
il met à profit « sa faculté géniale d’assimiler les théories des auteurs les plus différents et de
les unir au sein d’un système nouveau » (Basile ZENKOVSKY, Histoire de la philosophie russe,
trad. C. Andronikof, Paris, Gallimard, 1992, t. 2, p. 24).
4. N. de l’A. : J’entends par là mon mémoire et sa soutenance à l’Université de Saint-
Pétersbourg.
246 Vladimir Soloviev

était alors non seulement permis et opportun mais également obligatoire


pour le débutant comme un premier examen sur le sérieux de sa vocation de

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philosophe. D’autre part, cette idolâtrie, injuste envers les hétérodoxes,
offensait l’idole elle-même. On ne donnait pour tout Comte que la première
moitié de sa doctrine, l’autre partie – et selon l’avis même du maître, la plus
remarquable et la plus achevée – étant passée sous silence 5.
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Or, si me repentir de l’avoir attaquée ne me vient pas à l’idée, si je ne me


sens pas coupable envers le positivisme d’alors de la société russe, en
revanche je conserve malgré tout une dette envers Comte que je dois acquit-
ter en montrant le bon grain de la sublime vérité contenue dans sa doctrine
réelle et entière. [173]

Comte lui-même, fixant à sa vie une tâche de grande valeur, insiste sur
l’unité de cette dernière. Il y voit une seule et même pensée : « une pensée
de la jeunesse exécutée par l’âge mûr* 6 ». Évidemment, nous ne sommes
pas tenus de respecter les opinions de Comte sur lui-même ; pourtant, si on
parle de lui, il aurait été étrange de faire fi de ce qu’il considéra sa vie comme
étant centrée sur une seule pensée. Je vois, outre cela, deux motifs de m’at-
tarder précisément sur cette idée. En dehors du cercle étroitement clos, bien
que relativement assez étendu, des comtiens orthodoxes, cette idée est rela-
tivement peu connue et, dans tous les cas, attire trop peu l’attention sur elle.
Surtout, au fond, je distingue en elle une sublime vérité, bien qu’elle soit
déterminée de façon erronée et exprimée de façon unilatérale.
Et avant tout, il faut rappeler les conditions générales dans lesquelles elle
surgit.

5. Comme l’écrit Annie Petit dans sa présentation du Discours sur l’ensemble du positi-
visme : « La cohérence de l’œuvre comtienne a été l’objet d’âpres et longs débats » et d’ajouter
en note : « Littré a été le premier à mettre en doute la cohérence de l’œuvre de Comte, jugeant
que “quand il a voulu passer des principes posés dans le système de philosophie positive à l’ap-
plication posée dans la politique positive, il n’a pas tenu d’une main sûre le fil qui devait le
conduire”, et Littré invoquait la nécessité de “scinder M. Comte” en retranchant des dévelop-
pements considérés comme “pathologiques” (Émile LITTRÉ, Auguste Comte et la philosophie
positive, 1863, Préface) », cité par Annie Petit in Auguste COMTE, Discours sur l’ensemble du
positivisme, Paris, GF, 1998, p. 10.
6. Dans la préface du Système de politique positive, Comte insiste beaucoup sur l’unité
de son œuvre et parle simplement de deux aspects de sa carrière, un aspect philosophique et
un aspect religieux. Ainsi choisit-il pour épigraphe à cette préface la formule de Vigny : « Qu’est-
ce qu’une grande vie ? Une pensée de jeunesse exécutée par l’âge mûr » (voir Système de poli-
tique positive, t. 1, Paris, Carilian-Goeury, 1851, p. 1). Dans la suite des notes les références au
Système de politique positive (Paris, Carilian-Goeury, 1851-1854, 4 vol.) seront abrégées en SSP
suivi du numéro de tomaison.
L’idée d’humanité chez Auguste Comte 247

Nous comptons à présent l’année 1898 à partir de la naissance du Christ.


Bien que Comte soit né il y a cent ans, l’année de sa naissance ne fut pas pour

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autant 1798, mais la septième d’une certaine ère nouvelle, précédemment
établie afin de marquer la rupture intérieure et définitive de l’esprit humain
avec cet ancien lien qui le rattachait au christianisme. Bien que le calendrier
révolutionnaire fût vite abandonné et oublié, Comte et la majorité de ses
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contemporains acceptèrent ce qu’il signifiait comme un fait accompli, nor-


mal et irrévocable. Telle est la première condition historique de l’idée de
Comte : elle grandit sur le terrain d’une attitude négative envers le christia-
nisme. Mais cette condition est en soi trop générale, il n’y a rien en elle de
caractéristique ni d’original. L’originalité se manifeste déjà en ceci : l’atti-
tude négative envers le christianisme s’est unie chez Comte à son attitude
négative envers la Révolution. Lorsque Comte acheva dans tous ses détails
son plan d’organisation sociale normale, il ne retourna point au calendrier
chrétien, mais il n’accepta pas non plus le calendrier révolutionnaire, il
composa le sien 7. Et, bien que le Christ en fût exclu, d’une part il introdui-
sit dans son calendrier la célébration de l’apôtre Paul et de nombreux autres
saints, occidentaux et aussi orientaux (par exemple Athanase, Basile, Jean
Chrysostome 8), et d’autre part il n’y toléra aucun des protagonistes [174] de
la Révolution française, représentée uniquement à travers une de ses
victimes : le chimiste Lavoisier 9.
En dépit de sa prise de distance revendiquée d’avec le christianisme,
Comte a évidemment un rapport très négatif à toute forme de pensée et d’ac-
tion purement négative, aux tendances unilatéralement critiques et anar-
chistes. Il pouvait qualifier sa doctrine de positive dans un sens algébrique,
comme la négation de la négation, comme le plus résultant du moins par
moins. Cette caractéristique formelle n’indique, bien entendu, qu’une orien-
tation générale de cette idée. Mais celle-ci, quelle est-elle ?

II

En s’en tenant à un point de vue historique et philosophique, nous


devons admettre que la Révolution française présente quelque chose de pré-
cieux qui la justifie, souligne sa portée principielle, et dont elle reçoit sa force

7. La première édition du Calendrier date de 1849 (Calendrier positiviste, Paris,


L. Mathias, 1849). Il est ensuite repris en 1854 en SPP IV, 398-405.
8. Le sixième mois du calendrier positiviste est en effet consacré au catholicisme, avec
comme figure tutélaire saint Paul. On y rencontre les saints que cite ici Soloviev ; comme saint
extérieur à ce mois, Soloviev aurait pu citer saint Thomas d’Aquin, célébré le onzième mois,
mois de la philosophie moderne !
9. Il fut guillotiné le 8 mai 1794 sur ordre du tribunal révolutionnaire.
248 Vladimir Soloviev

d’attraction – j’ai nommé la Déclaration des droits de l’homme. Pour par-


ler en termes généraux, ils ne renferment pas grand-chose de nouveau, étant

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donné que les droits humains sont contenus, bien entendu, dans la puissance
donnée aux hommes de devenir des enfants de Dieu, comme l’énonce
l’Évangile (Jean 1,12 10). Mais en termes purement historiques, la déclara-
tion des droits naturels de l’homme est innovante non seulement par rap-
port à l’époque antique et médiévale, mais aussi pour la Réforme religieuse
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et ecclésiale de l’Europe moderne ; les adeptes de la Réforme tout comme


ses détracteurs avaient parfaitement oublié que l’homme disposait de droits
inaliénables. Les protestants français, persécutés par les dragonnades de
Louis XIV, ne pouvaient, pour se défendre, invoquer un fondement de prin-
cipe, dans la mesure où le plus essentiel des droits humains était mis en
cause, la liberté de conscience en matière religieuse 11. Finalement, ce roi 12

10. « Mais à tous ceux qui l’ont accueilli, il a donné pouvoir de devenir enfant de Dieu » (La
Bible de Jérusalem, Paris, Cerf, 1994). Il faut se rapporter aux Leçons sur la divino-humanité
si on veut comprendre cette interprétation soloviévienne. Il y écrit en effet : « La Révolution
française, qui a révélé le caractère essentiel de la philosophie occidentale en tant que civilisa-
tion religieuse, en tant que tentative pour édifier une culture universelle et pour organiser l’hu-
manité selon des principes extérieurs purement séculiers, la Révolution française, dis-je, a pro-
clamé que les droits de l’homme (et non comme autrefois le droit divin) constituaient le
fondement de la société. Ces droits de l’homme se ramènent à deux droits essentiels : la liberté
et l’égalité, qui doivent se réconcilier dans la fraternité » (V. SOLOVIEV, Leçons sur la divino-
humanité, trad. B. Marchadier, Paris, Cerf, 1991 p. 19). Cependant, cette Révolution a échoué
et n’a pu installer qu’une ploutocratie bourgeoise, laquelle, en réaction, a entraîné ce que Soloviev
appelle le « socialisme » ; or, l’unilatéralité du socialisme qui se fonde exclusivement sur la répar-
tition juste des biens matériels a complètement atrophié la dimension spirituelle de l’homme.
Aussi les droits de l’homme ne sont-ils devenus au mieux que des idées métaphysiques (selon
l’interprétation de Comte), au pire, que la frontière des aspirations spirituelles de l’humanité,
perpétuant leur atrophie. On comprend alors l’interprétation de Soloviev : le vrai droit accordé
à l’humanité, c’est son « infinité spirituelle », la « puissance » donnée aux hommes de devenir
des dieux, de réaliser « la divino-humanité ».
11. Soloviev n’écrit pas cela à la légère, car lui-même a souvent souffert à cause de sa « liberté
de conscience », son rapport aux religions établies étant particulièrement complexe. En effet,
il fut accusé par les orthodoxes d’être catholique (ce qui lui valut une mise au ban temporaire
de cette Église), les catholiques quant à eux ne comprenaient pas son œcuménisme qu’ils
condamnaient, et lui-même déclarait parfois qu’il se sentait très proche du protestantisme,
quand il ne critiquait pas toutes les Églises confondues en prétendant vouloir donner un nou-
veau fondement au christianisme. Dans son récit sur l’Antéchrist, la liberté de conscience et
d’interprétation est justement le cadeau (efficace) fait par l’antéchrist lui-même aux derniers
croyants honnêtes qui ne sont pas convaincus par sa magistrature morale : « j’en connais aussi
parmi vous, chers chrétiens, qui chérissent surtout dans le christianisme la foi sincère à la vérité
et la libre interprétation de l’Écriture. […] Aujourd’hui, j’ai décidé de fonder un institut uni-
versel pour la libre exégèse de l’Écriture Sainte dans toutes les directions et de toutes les
manières possibles et pour l’étude de toutes les sciences auxiliaires » (Vladimir SOLOVIEV,
Conscience de la Russie, trad. J. Gauvain, Paris, Plon, 1950, p. 171-172).
12. Louis XIV a révoqué l’Édit de Nantes en 1685 et mené une persécution contre les pro-
testants (la fameuse politique des dragonnades consistait, pour les convertir, à envoyer loger
chez eux les dragons).
L’idée d’humanité chez Auguste Comte 249

– plus puissant mais moins résolu – partageait les mêmes idées de politique
pratique que leur exégète et législateur Calvin qui, à la première occasion,

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avait fait brûler de façon impassible un homme innocent et honorable sous
prétexte qu’il s’était inscrit en faux contre lui sur le dogme de la Trinité 13.
Pour l’ensemble du monde d’alors, le principe des droits de l’homme
s’avéra extrêmement important et innovant, et ce n’est pas par rapport à lui
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que Comte eut une mauvaise opinion de la Révolution. Il est remarquable


qu’après avoir refusé le calendrier révolutionnaire et son [175] ère (1792),
laquelle rappelait le règne de la Terreur, notre philosophe ait choisi comme
début préalable pour son système chronologique l’année 1789, année juste-
ment de l’illustre déclaration et des premières expériences pacifiques de sa
mise en œuvre.
Toutefois, les deux facettes de la Révolution française – d’une part la pro-
clamation des Droits de l’Homme, et d’autre part leur violation inouïe et
systématique par les forces révolutionnaires – ne sont en rien une contradic-
tion accidentelle, pas plus qu’une impuissance à mettre en pratique ce prin-
cipe. Non, la Déclaration elle-même, dans son fondement le plus profond,
renferme cette dualité, contenue dans l’ajout d’un seul mot : les droits de
l’homme et du citoyen. À première vue ce choix passe pour un ajout inno-
cent voire justifié. Les droits de l’homme ne sont pas accomplis sans les
droits civiques. Il y a longtemps déjà que l’homme a atteint ce stade histo-
rique où il est considéré, entre autres choses, aussi comme un citoyen, au
même titre qu’il est un membre de sa famille, de son église, de son parti poli-
tique, de son école, etc. Toutes ces définitions particulières ont leur impor-
tance, mais elles ne portent pas en elles leur propre justification, rien en soi
qui puisse constituer la base essentielle des droits inaliénables. Le concept
des droits de l’homme avait une valeur supplémentaire parce qu’il indiquait
une telle inconditionnalité, un tel signe imprescriptible pour le sujet des
droits, il indiquait ce quelque chose d’inconditionnel, à partir duquel toutes
les exigences de la justice pourraient être déduites grâce à la nécessité intrin-
sèque de la logique formelle. Mais cette clausule pernicieuse « et du citoyen »,
mélangeant des catégories dissemblables et plaçant le conditionnel sur le
même plan que l’inconditionnel, a tout gâché.

13. Soloviev fait référence à Michel Servet (théologien aragonais prônant un protestantisme
radical) qui rejetait le dogme de la Trinité. Servet défendait une position unitaire. Il voit dans
la Trinité l’expression du chien des Enfers à trois têtes : l’Antéchrist. Il fut brûlé vif à Genève
le 27 octobre 1553. Notons que pour un auteur russe comme Soloviev la référence n’est pas
anodine : la question de la Trinité (appelée aussi querelle du Filioque) est un des motifs qui
conduit au schisme de 1054. Soloviev lui-même a longuement disserté sur la question de la
Trinité, notamment dans les Leçons sur la divino-humanité où il donne les arguments de saint
Augustin et de Leibniz sur la défense d’une « trinité consubstantielle » (V. SOLOVIEV, Leçons
sur la divino-humanité, op. cit., p. 103).
250 Vladimir Soloviev

On ne peut pas dire, en étant sain d’esprit, à un homme quel qu’il soit –
un criminel, un fou, un sauvage, qu’importe – : « tu n’es pas un homme ».

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Mais il n’y a aucun obstacle logique à affirmer : « tu n’es pas un citoyen »
même à un homme tout à fait estimable du moment qu’il a déjà été reconnu
comme un citoyen. « Hier tu étais un citoyen, aujourd’hui tu es encore un
citoyen, mais dans une minute tu ne seras plus un citoyen ». Or, si la citoyen-
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neté est reconnue comme le fondement autonome de tous les droits, alors
avec l’absence ou la perte de cette dignité accidentelle et aliénable ces droits
manqueront ou disparaîtront. Il est clair que les droits imprescriptibles ne
peuvent découler uniquement que de la valeur imprescriptible de ceux qui
les ont. Les gouvernements de l’Antiquité connaissaient parfaitement, bien
avant la Révolution française, ce qu’étaient la citoyenneté et les droits des
citoyens, mais cela n’assurait pas à la classe principale [176] de leur popula-
tion ni leur citoyenneté ni même, en général, de quelconques droits. Tous
les droits humains définis ou positifs peuvent en eux-mêmes être retirés. Le
statut de citoyen est, en soi, simplement un droit positif qui peut, à ce titre,
être retiré sans contradictions intrinsèques. Mais être un homme n’est pas
un droit conditionnel, c’est bel et bien une propriété inaliénable ; seule cette
propriété, en tant que fondement premier de tous les droits, peut les rendre
inaliénables en principe, et elle seule peut supposer un obstacle incondition-
nel à leur aliénation ou limitation arbitraire. Tant que le principe détermi-
nant unique est les droits de l’homme, alors par là même les droits de tous
sont préservés et inaliénables ; de fait, il est impossible de soutenir que les
gens de telle ou telle race, de telle ou telle confession, ou de tel ou tel ordre
ne sont pas des hommes. Mais faites qu’on place seulement en parallèle du
premier fondement naturel de tous les droits, un autre fondement artificiel,
à savoir la citoyenneté, alors en reconnaissant exclusivement à tel ou tel
groupe de gens le fait d’être citoyens ou, plus exactement, en rejetant hors
de la citoyenneté tel ou tel groupe, on ouvre grand la porte à la possibilité
d’ôter à ces derniers tous leurs droits sous prétexte qu’ils n’en sont pas
dignes. Par conséquent, l’établissement « du citoyen » comme principe auto-
nome et parallèle au fait « d’être homme » s’avère préjudiciable précisément
pour l’universalité des droits du citoyen. La Révolution française a le mérite
d’avoir étendu tous les droits civiques à de vastes groupes d’individus qui en
avaient été privés, en partie ou en totalité, au cours de la période pré-révo-
lutionnaire – les serfs, les protestants et les juifs 14. Mais après avoir aban-

14. Soloviev fait ici la même interprétation que Hegel sur les droits de l’homme et la
Révolution française. Ce dernier écrivait en effet : « L’homme vaut parce qu’il est homme, non
parce qu’il est juif, catholique, protestant, allemand, italien, etc. » (Georg Wilhelm Friedrich
HEGEL, Principes de la philosophie du droit, trad. J.-F. Kervégan, § 209, PUF, 2003, p. 299). En
ce qui concerne les révolutionnaires eux-mêmes, remarquons que cette conception des droits
L’idée d’humanité chez Auguste Comte 251

donné purement et simplement l’édification de l’œuvre de libération sur une


base inconditionnelle – la dignité de l’être humain en tant que tel –, néan-

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moins conditionnée par la conception floue de « bon citoyen », la Révolution
a ouvert la porte à toutes les dérives sauvages pour les temps à venir. En effet,
au cours même de la période révolutionnaire, toutes les victimes noyées,
tuées, guillotinées, ont eu à souffrir, non seulement de la privation des droits
auxquels ils pouvaient prétendre en tant qu’êtres humains, mais aussi d’être
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présentés comme de mauvais citoyens, de mauvais patriotes, des « traîtres »


(comme chez nous les victimes d’Ivan IV 15).
Ces deux principes – « homme » et « citoyen » –, furent placés sur un
même niveau, sans qu’ils soient pour autant reliés, afin de subordonner le
second au premier. Or, naturellement, le plus faible des deux termes, étant
plus concret et palpable, s’est imposé de fait comme le plus fort ; il recou-
vrit bientôt le principe supérieur, puis l’absorba complètement : car en
condamnant le citoyen, on exécutait nécessairement l’homme aussi.

III
Si les fureurs de la Terreur révolutionnaire prirent pour point d’appui et
principe la déclaration des droits de l’homme et particulièrement l’ajout « et
du citoyen », toutefois cet ajout ne découla ni d’une erreur fortuite ni direc-
tement d’une mauvaise intention. Elle avait donc un quelconque fondement
intérieur, autrement dit un sens. En effet, cet ajout découle d’un sentiment
juste et naturel, mais qui a été mal compris et (à cause des conditions histo-
riques) mal appliqué. Ce sentiment était d’insuffisance : insuffisance pour
une personne particulière, en tant qu’individu isolé, d’être effectivement le
porteur inconditionnel des droits, et insuffisance pour elle de réaliser les
droits de l’homme.
Les meilleurs promoteurs de la grande révolution ont compris, du moins
ont senti l’infinitude et l’autonomie 16 intrinsèques de chaque être humain

de l’homme appartient surtout à Robespierre (sous l’influence de Rousseau) ; ainsi écrit-il sur
la cause juive : « On leur [aux Juifs] impute encore des vices, des préjugés, l’esprit de secte et
d’intérêt les accentue. […] Rendons-les au bonheur, à la patrie, à la vertu, en leur rendant la
dignité d’homme et de citoyen » (Sur le droit de vote des comédiens et des juifs, discours du
23 décembre 1789, souligné par nous).
15. Ivan IV, dit Ivan le Terrible (1530-1584), premier Tsar de Russie de 1547 à 1584, fut
particulièrement cruel.
16. Soloviev forge le néologisme « samozakonnost‘ », puis donne entre parenthèses la forme
occidentale du mot : « avtonomija ». Il faut remarquer que Soloviev préfère l’arrière-plan cul-
turel du mot « autonomie » dans les langues occidentales que l’arrière-plan russe. En effet,
alors que l’autonomie grecque se fixe une loi sans considération du monde ou peut-être dans la
fluidité de l’idéalité, l’autonomie russe est, étymologiquement, plus prosaïquement celle de
252 Vladimir Soloviev

pris comme individu ; mais ils ont aussi saisi, ou senti, que cette portée infi-
nie est seulement une possibilité, et que pour devenir efficiente quelque

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chose d’autre doit être donné à l’homme isolé – quelque chose, à vrai dire,
plus grand et plus puissant que lui-même 17. Mais, quelle est donc cette réa-
lité supérieure qui confère la vraie plénitude à la vie d’un individu ?
L’Antiquité classique, qui a longtemps été idéalisée en raison de la réaction
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intellectuelle contre la théocratie médiévale, indiquait la citoyenneté, l’État


ou la patrie. Le seul changement introduit au cours de l’époque moderne
fut que l’idée d’une politique supérieure et intégrale fut reliée au peuple ou
à la nation et non plus à la cité. Le patriotisme nationaliste, qui fit vigoureu-
sement parler de lui au XVe siècle en poussant sur un terrain semi-religieux
en la personne de Jeanne d’Arc, devint de plus en plus « sécularisé » au cours
des siècles postérieurs, et fut finalement établi sur des bases purement sécu-
lières, voire païennes, lors de la Révolution française.
C’est seulement en tant que citoyen de son pays, fils de sa patrie, que l’in-
dividu devient pleinement un homme authentique. Auguste Comte est le
premier à qui revient l’honneur et le mérite de ne pas s’être satisfait de cette
conclusion claire et séduisante. Pour un homme qui croit en un Dieu céleste
il n’y a pas [178], bien sûr, d’honneur ou de mérite particulier à refuser de
Le remplacer par sa patrie terrestre. Or Comte ne croit pas en ce Dieu unique

« celui qui tient seul debout », dans le monde et avant tout contre le monde et les éléments ;
Soloviev emploie régulièrement le mot « avtonomija », ce qui n’est pas anodin, car cela va contre
sa méthode de préférer les mots d’origine slave, méthode qui l’obligera néanmoins à forger le
néologisme « samozakonnost‘ ». Dans une perspective similaire de l’utilisation du mot « auto-
nomie » chez Soloviev, voir S.R., IX, 99.
17. Cette idée n’abandonnera jamais Soloviev. Dès les Leçons sur la Divino-humanité, il
écrivait : « Potentiellement, le moi humain est absolu ; actuellement il est négligeable. C’est
dans cette contradiction que se trouvent le mal et la souffrance, c’est là ce qui rend l’homme
intérieurement captif et esclave. Il ne se libérera de cet esclavage qu’en atteignant au contenu
absolu et à la plénitude d’être qu’affirme l’aspiration infinie du moi. […] Avant de pouvoir
atteindre à ce contenu absolu dans la vie, l’homme doit y atteindre dans sa conscience : avant
de le connaître comme une réalité qui lui est extérieure, il doit en prendre conscience comme
d’une idée qui lui est intérieure. Être positivement convaincu d’une idée, c’est être convaincu
qu’elle est réalisable, car une idée irréalisable est un fantôme et un leurre » (op. cit., p. 36). Il
concluait aussi sa Philosophie théorétique par cette définition de l’homme : « le sujet se défi-
nit non pas par sa bigarrure matérielle ni par sa vacuité formelle mais par son contenu incon-
ditionnel, comme raison en devenir de la vérité même. Par conséquent, l’impératif “connais-
toi toi-même” signifie : “connais la vérité” » (S.R., IX, 161). Évidemment, « ce quelque chose
de plus grand et de plus puissant », « cette vérité » n’est personne d’autre que Dieu lui-même.
Néanmoins, le Dieu de Soloviev n’est pas le Dieu chrétien doté d’une personnalité, un Dieu
pensé comme transcendant, c’est-à-dire d’une volonté organisée selon des fins particulières,
inaccessibles, mais c’est un Dieu spinoziste immanent à l’homme et au monde : l’essence de
l’existence. Sur cette conception de Dieu, cf. particulièrement Le Concept de Dieu (défense de
Spinoza), S.R., IX, 3-33.
L’idée d’humanité chez Auguste Comte 253

et Tout-Puissant 18. Pas plus qu’il ne croit en la portée absolue de l’indivi-


dualité humaine en tant que telle. Mais, en lui cherchant un réel accomplis-

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sement, il ne s’est pas arrêté au tout collectif qui existe concrètement et de
façon évidente et que tout le monde perçoit – il ne s’est pas arrêté à l’unité
nationale. Il a été l’un des premiers et des rares à comprendre que la réalité
empirique de la nation en acte est quelque chose en soi de relatif, et bien
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qu’elle soit toujours plus puissante et physiquement plus pérenne qu’un


individu, pour autant elle n’est pas, dans son être intérieur, toujours plus
précieuse que celui-ci en termes spirituels. Qui, par exemple, était plus
proche de la vraie plénitude de la dignité humaine : Socrate qui fut assas-
siné, Socrate cet homme juste, extérieurement impuissant, ou l’État athé-
nien avec sa fausseté intrinsèque et dont la violence eut raison de ce dernier ?
Et malgré sa grande dignité personnelle, même Socrate, pris de façon plei-
nement – ou parfaitement – individuelle n’aurait pas été un homme s’il
n’avait eu lui aussi besoin de s’accomplir, mais ce ne fut certainement pas
par sa cité, pas plus que par sa patrie, qui ne remplirent au final pour lui
qu’une coupe de poison, mais par quelque chose d’autre qu’il le fit.
Comte – et c’est en ceci que consiste son plus grand mérite et sa plus
grande gloire – a indiqué, avec plus de clarté, de résolution et d’amplitude
qu’aucun autre de ces prédécesseurs, cet « autre », à savoir l’intégralité col-
lective qui, dans son être intérieur et pas simplement de façon externe,
dépasse chaque homme et le complète tant idéalement que de façon parfai-
tement réelle. Il a indiqué l’humanité comme une unité positive vivante qui
nous embrasse. Il a indiqué le Grand-Être* par excellence.

IV

L’idée d’humanité n’aurait été ni innovante ni intéressante, si Comte,


sous ce terme, avait entendu le concept général de telle ou telle nation ou
une totalité réelle comme une somme d’unités individuelles.

18. De façon canonique « Vsederjitel » (Вседержитель) (appellation particulièrement usi-


tée dans la religion orthodoxe) signifie Pantocrator, donc « Tout-Puissant ». Mais sous la plume
de Soloviev, le mot prend une dimension tout autre. Pour bien la comprendre, il faut s’arrêter
sur ce qu’il signifie littéralement. En effet, cette signification a une connotation telle qu’on peut
aisément la détourner en un sens spinoziste (ce dont Soloviev ne se prive pas dans son article
Le Concept de Dieu). Littéralement, on pourrait rendre cette expression ainsi : « Dieu qui tient
tout » ou « Dieu le support de tout ». Soloviev écrit ainsi : « Le concept de Dieu, comme subs-
tance unique de toute chose, ce concept qui découle logiquement de Son concept même d’ab-
soluité ou du concept authentique de déité (car si le fondement inconditionnel de tout ce qui
peut être se trouvait en dehors de Dieu, alors il Le limiterait et par là même il supprimerait Sa
déité), est la vérité de la substance unitotale. Cette substance, qui était professée sous diverses
appellations païennes, est désormais professée par les chrétiens, en accord avec les juifs et les
254 Vladimir Soloviev

Néanmoins, il ne parle ni d’un concept abstrait ni d’un agrégat empi-


rique, mais bel et bien d’un être-vivant effectif. Avec le courage d’un génie,

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il va plus loin et soutient qu’un [179] individu pris pour lui-même ou comme
membre isolé est tout simplement une abstraction, qu’un tel homme n’existe
et ne peut être de fait. Et bien entendu, Comte voyait juste.
Personne ne nie l’existence et les principes de base de la géométrie – point,
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ligne, surface et enfin les volumes ou les figures stéréométriques, autrement


dit les corps géométriques. Tout cela existe effectivement et nous en tenons
compte dans la vie comme dans la science. Mais en quel sens attribuons-nous
une effectivité à ces éléments géométriques ? Si nous examinons les choses
clairement, nous constatons qu’ils n’existent pas de façon isolée mais unique-
ment par la relation précise qu’ils ont entre eux. Une réflexion exacte nous
indique que leur effectivité est épuisée ou recouverte entièrement par cette
relation, et aussi qu’ils ne représentent, à proprement parler, que des rela-
tions simples fixées par la pensée et abstraites des faits plus complexes.
Le point géométrique se définit comme une limite ou un lieu d’intersec-
tion, c’est-à-dire comme le lieu de coïncidence de deux lignes qui se croi-
sent, aussi est-il clair qu’il n’existe pas en dehors d’elles. On ne peut même
pas se représenter un point géométrique comme existant de façon isolée.
Selon sa définition, en effet, en étant dépourvu de toute étendue et en étant
égal à un zéro à ce niveau, il n’y a en lui-même rien qui l’isolerait ou le sépa-
rerait de son milieu environnant. Il fusionnerait irrésistiblement avec lui et
y disparaîtrait sans laisser de traces. Aussi les points, ou les éléments, n’ont-
ils aucune dimension, parce qu’ils existent non par eux-mêmes, ou pris iso-
lément, mais qu’ils existent seulement dans les lignes et à travers elles. Mais
les lignes, à leur tour, c’est-à-dire les éléments uni-dimensionnels existent
simplement comme les limites des surfaces ou des éléments bi-dimension-
nels, et les surfaces seulement comme les limites des corps (géométriques)
ou des constructions tridimensionnelles qui, à leur tour, existent seulement
comme limites des corps physiques que les éléments géométriques définis-
sent mais ne sauraient épuiser. Il peut sembler à la représentation naïve que
les lignes se composent de points, les surfaces de lignes, les corps de sur-
faces 19. Mais, de nos jours, cette représentation apparaît inconcevable. Si les
points géométriques eux-mêmes pouvaient exister de façon autonome, alors

musulmans, sous le nom de Dieu “Toute-Puissance” (Vsederjitel). Spinoza construit tout un


système philosophique depuis cette part fondamentale et indispensable, depuis ce symbole de
notre foi » (S.R., IX, 23).
19. On peut citer comme exemple de cette représentation naïve, que l’on trouve au début
de la philosophie moderne, la définition de « l’élément » dans La Somme des termes métaphy-
siques de Giordano Bruno : « L’élément se définit comme le principe “en quoi”. Donc premiè-
rement l’élément est le “en quoi” matériel de quelque chose, et finalement l’élément est le “en
L’idée d’humanité chez Auguste Comte 255

pour former une quelconque ligne définie, ils devraient, de toute évidence,
se mettre dans un ordre qui n’est pas celui du hasard mais qui a une direc-

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tion définie. Par conséquent, il s’agirait déjà d’une ligne et celle-ci ne se com-
poserait pas de [180] points mais serait présupposée par eux. Il en va exac-
tement de même pour les lignes (en admettant per impossibile leur existence
isolée). En effet, afin qu’elles puissent se composer en surface, il est néces-
saire qu’elles se mettent dans un ordre de construction définie selon deux
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dimensions et donc la surface apparaîtrait déjà donnée et ainsi de suite. Il


n’y aurait aucune différence si, dans chaque cas, à la place d’une addition
de plusieurs éléments, nous mettions, comme convenu, le mouvement d’un
seul élément géométrique, c’est-à-dire si nous présentions la ligne comme
le mouvement du point, la surface comme le mouvement de la ligne, etc. 20
Il est clair en effet que le mouvement du point peut produire une ligne défi-
nie uniquement à condition que ce mouvement s’accomplisse dans une
direction définie, c’est-à-dire qu’il s’accomplisse selon cette même ligne qui,
de cette façon, est déjà donnée mentalement avant le mouvement du point.
Or, distinguer des lignes ou des directions pour les points en mouvement
présuppose déjà en général au moins un espace bi-dimensionnel, puisque
dans un espace unidimensionnel on ne peut penser qu’une ligne. Il en va
exactement de même pour le mouvement de la ligne : afin que celui-ci forme
une surface définie, il est nécessaire qu’il s’accomplisse précisément dans
les limites de cette surface et, par conséquent, celle-ci est déjà présupposée,
et ainsi de suite. En un mot, l’ordre effectif de la relation est ici analytique,
à savoir du plus haut au plus bas, du plus concret au plus abstrait. En
revanche, obtenir des définitions géométriques supérieures, de façon syn-
thétique, à partir de définitions moins étendues est parfaitement impensa-
ble, car ces dernières supposent nécessairement les premières comme leur
environnement déterminant. Les points existent de façon effective unique-
ment dans les lignes, les lignes seulement dans les surfaces, les surfaces seu-
lement dans les corps géométriques, de même que les corps géométriques
n’existent que dans les corps physiques. Est premier ce qui est prétendu-
ment complexe, c’est-à-dire ce qui, en fait, est relativement intégral. En effet,
cela est plus autonome et plus réel que les éléments faussement simples. Ces

quoi” ce quelque chose se dissout. […] De ce genre, on trouve les lettres dans l’écriture, les
points dans la ligne, les mots dans les discours logiques, les atomes dans les corps composés, et
enfin tout individu incomposé qui ne se divise pas en un autre individu » (Giordano BRUNO,
Summa terminorum metaphysicorum, Zurich, 1595, p. 14).
20. Il s’agissait de la solution de Bruno que l’on peut trouver dans De triplici minimo et
mensura (1591) : « La ligne n’est rien d’autre que le point en mouvement, la surface rien d’au-
tre que la ligne en mouvement, le corps rien d’autre que la surface en mouvement » (in Iordani
Bruni Nolani opera latine conscripta publicis sumptibus edita, Florence, éd. F. Tocco et H.
Vitelli, 1889, p. 148).
256 Vladimir Soloviev

derniers ne sont en fait que partiels et fractionnaires, ce ne sont que les pro-
duits de la décomposition du premier.

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Le tout est premier par rapport à ses parties qui le présupposent. Cette
grande vérité, évidente en géométrie, conserve également toute sa force en
sociologie 21. La comparaison est pleinement adéquate. Le point sociologique
est l’individu isolé, la ligne est le foyer familial ; quant à la superficie, c’est le
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peuple. La figure tridimensionnelle ou le corps géométrique, c’est la race. En


revanche, le corps physique, pleinement effectif, ne peut être que l’humanité.
C’est seulement à partir de leur lien avec l’ensemble 22 qu’on ne peut pas nier
l’effectivité des parties constituantes. Pris séparément, elles sont seulement
de pures abstractions. C’est par son lien [181] avec ce qui est intégral qu’un
seul homme – le point en sociologie – prend bien plus d’importance que de
nombreuses familles, nations ou même races. La même chose se vérifie aussi
dans le domaine de la géométrie. De même que le centre d’une sphère, un
seul et même point, est bien plus important que tous les autres points et que
toutes les autres lignes de cette figure ; de même, la personne de Socrate, par
exemple, dans ce qu’elle représente de pleinement universel par son immense
portée, dépasse non seulement sa lignée mais aussi toute la taille de sa cité :
Athènes 23. Cependant, cette personnalité n’aurait pu avoir aucune existence

21. Comte insiste souvent sur cette idée et va jusqu’à affirmer que l’individu n’a pas d’exis-
tence réelle, si ce n’est comme « organe » : « Une société n’est pas plus décomposable en indivi-
dus qu’une surface géométrique ne l’est en lignes ou une ligne en points » (SPP II, p. 181).
22. Nous avons traduit par « ensemble » (la plupart du temps) le mot russe « celoe ». Cette
traduction a l’avantage d’être simple et fidèle à la propre traduction russe de Soloviev du mot
« ensemble » chez Comte. Elle a pourtant l’inconvénient de masquer la teneur conceptuelle pro-
pre à la philosophie russe et aurait dû se traduire par « ce qui est intégral ». La « celostnost‘ »
(« l’intégralité ») est un concept clef de la philosophie religieuse russe, développé par le pre-
mier chef de file des slavophiles, Kiréievski. Le concept d’intégralité dans la théorie de la
connaissance s’accompagne de celui d’intégrité (cel‘nost‘) dans l’anthropologie slavophile. Il
s’agit de dépasser le formalisme occidental et sa pensée « mécanique » isolant les concepts, et
d’allier en l’homme la raison, le sentiment, l’action de façon intégrale. Soloviev fut directement
influencé par le projet de Kiréivski et le reprit à son compte, notamment dans son ouvrage de
jeunesse : Principes philosophiques de la connaissance intégrale (celoe). Ici, l’intégrité se
reconnaît dans un Grand-Être qui est proprement intégral, il s’agit de l’Humanité (d’abord
comtienne) et qui va progressivement devenir sous la plume de Soloviev la Sophia, la vision de
l’éternel-féminin. Selon la formule soloviévienne dans La Russie et l’Église universelle, l’in-
tégrité « est l’unité véritable qui ne s’oppose pas à la multiplicité, qui ne l’exclut pas […], mais
qui inclut tout en soi » (S.R., XI, 303-304). Voir l’article de François ROULEAU, « intégrité/inté-
gralité », dans le Dictionnaire de la philosophie russe, op. cit., p. 375-378.
23. Soloviev joue ici avec les termes et cherche à affermir sa comparaison entre sociologie
et géométrie. Il utilise ainsi la formule : « la ligne de sa famille » que nous avons décidé de tra-
duire par « lignée » qui a l’avantage de combiner les deux connotations. Il joue aussi sur la
polysémie du mot « ploščad‘ » qui a un sens géométrique « aire, surface, superficie » et un sens
plus courant la « place » (rappelant ici l’agora athénienne). Il a été difficile, voire impossible, de
rendre cet effet, et nous avons traduit le mot « ploščad‘ » par « taille ».
L’idée d’humanité chez Auguste Comte 257

propre en dehors de sa famille et en dehors de sa cité, qui, à son tour, n’au-


rait pu exister pour elle-même en dehors de la vie de l’humanité.

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Le corps ne se compose pas de points, de lignes et de figures mais est pré-
supposé par eux. L’humanité ne se compose pas d’individus, de familles et
de peuples mais est présupposée par eux. Nous voyons bien sûr que, dans la
marche générale de l’histoire universelle, tous ces éléments individuels et
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collectifs de la vie humaine se rapprochent de plus en plus entre eux, et se


composent, semble-t-il, ensemble. Cependant, ils ne créent pas par là même
l’humanité dans son être effectif puisqu’elle est déjà présupposée par ce
mouvement même d’union, comme son fondement nécessaire, son motif et
sa conduite. Si l’histoire mondiale est une composition conséquente et sys-
tématique des éléments particuliers s’assemblant entre eux jusqu’à l’extrême
réalité de l’humanité intégrale, alors, pour ce faire, l’humanité devra préa-
lablement se décomposer en groupes restreints, sans aller du reste jusqu’à
l’extrême limite 24. Comte, en tant que fondateur de la sociologie, ne manque
pas de noter que l’humanité se décompose d’abord en communautés, puis
en familles, jamais en individus 25.
Les parties présupposent l’ensemble (celoe) et lui sont soumises. Et si,
pour nous, c’est le contraire qui nous semble être, c’est seulement dû à l’in-
suffisance historiquement conditionnée de nos concepts et de nos formules,
encore incapables de représenter la réalité véritable.
De là <seulement>, dit Comte, résulte notre disposition à toujours subordon-
ner l’ensemble aux parties, quoiqu’une <existence complète et stable
appartienne à lui seul 26>. Mais, quand l’état <de l’intelligence> vraiment syn-
thétique [182] aura suffisamment surmonté nos habitudes préliminaires*, la
tendance inverse prévaudra <naturellement en tant qu’elle seule est posi-
tive 27>. La notion de l’humanité se trouvant devenue assez familière, les âmes
régénérées lui rapporteront les idées de peuple et même de famille, afin de

24. Pour Soloviev, l’extrême limite est presque atteinte avec les séquelles de la Révolution
française au XIXe siècle. En effet, celle-ci a brisé tout lien intérieur, tout principe entre les indi-
vidus, lesquels ne sauraient s’unir que de façon mécanique sur la base de besoins matériels. Il
écrit ainsi : « Le peuple ou Zemstvo qui, en Occident, s’est révolté contre l’Église absolutiste et
contre l’absolutisme étatique et qui les a vaincus lors de son mouvement révolutionnaire, ne peut
pas maintenir son unité et son intégrité et se désagrège en autant de classes hostiles. L’organisme
social de l’Occident, tout d’abord divisé en organismes privés s’excluant les uns les autres, est
finalement voué à se morceler en éléments ultimes, en atomes, en poussières sociales, c’est-à-dire
en personnes isolées et l’égoïsme corporatiste lui-même, l’égoïsme de caste, doit aller dans le sens
de l’égoïsme personnel » (Principes philosophiques de la connaissance intégrale ; S.R., I, 278).
25. N. de l’A. : « L’Humanité se décompose, d’abord en Cités, puis en Familles, mais jamais
en individus* » (SPP IV, p. 31).
26. N. de l’A. : « quoiqu’il comporte seul une existence complète et durable » [SPP IV, p. 31].
27. Auguste Comte écrit : « la tendance inverse prévaudra spontanément, en vertu de son
exclusive positivité » (SPP IV, p. 31). Il n’est pas surprenant que Soloviev remplace les mots
258 Vladimir Soloviev

procéder toujours du cas le mieux caractérisé vers les moins prononcés*. […]
<Car seule l’existence de l’humanité admet une définition exempte de
confusion et d’arbitraire> 28.

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D’après la judicieuse et profonde remarque de Comte, tous les sophismes
avancés par une pensée désordonnée ou rétrograde contre la réalité de l’hu-
manité se détruisent eux-mêmes. Ils se fondent sur le point de vue exclusif
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de l’individualisme qui ne peut être mené avec conséquence à son terme ;


même le langage dans lequel ils sont énoncés atteste de leur absurdité,
compte tenu du fait que le langage est sans conteste une chose supra-indivi-
duelle, autant que la Famille et la Patrie que les « sophistes rétrogrades et
anarchistes » n’oseraient nier 29. Ces trois formations fondamentales – le lan-
gage, la patrie, la famille – sont indubitablement trois manifestations parti-
culières de l’humanité et non de l’homme individuel qui, au contraire,
dépend lui-même pleinement d’eux comme il dépend des conditions réelles
de son existence humaine.
Comte remarque la tendance de toute association à se considérer comme
le noyau de l’humanité 30. Cette disposition à l’universalité correspond à ce
fait que chaque association partielle, quelle que soit l’importance de son
développement, rentre dans l’unité de l’ensemble (celoe) duquel elle ne peut
être isolée que par une abstraction 31. Comte n’est pas seulement assuré de
l’existence effective de l’humanité unifiée, mais discerne en elle l’existence
par excellence et la nomme directement la suprême existence* 32. [183]

« spontanément » et « exclusive ». D’une part, parce qu’il ne croit pas en une spontanéité plus
ou moins immédiate, mais insiste avec sa philosophie sur le devenir ; d’autre part parce que
sous sa plume le mot « exclusive » a une connotation uniquement négative. En ce sens, une
« exclusive positivité » serait sous sa plume un oxymore. Conscient de cette réinterprétation du
comtisme, Soloviev donne en note la phrase française.
28. A. COMTE, SPP IV, p. 31. La dernière phrase est un ajout soloviévien à partir de la
phrase suivante : « Elle seule [l’humanité], en effet, comporte une appréciation exempte de
confusion et d’arbitraire ».
29. Auguste Comte écrit : « Tous les sophismes que l’anarchie ou la rétrogradation suscite
aujourd’hui contre une existence de plus en plus évidente se trouvent nécessairement contra-
dictoires puisque le langage qui formule ces blasphèmes constitue la plus collective de nos
constructions. Aucune de ces protestations n’est assez conséquente pour oser nier la Famille et
la Patrie, dont la nature offre pourtant les mêmes caractères de composition actuelle et succes-
sive, avec une moindre extension, qui permet d’y mieux sentir le concours » (SPP IV, p. 28.)
30. N. de l’A. : Cf. p. 29. [« Guidé par l’existence collective, le sentiment ébaucha bientôt
l’appréciation empirique de l’Humanité. […] Mais l’existence civique, seule compatible avec
un suffisant essor de l’intelligence et de l’activité, fit surtout surgir la tendance de toute asso-
ciation à se regarder comme le noyau de l’Humanité » (SPP IV, p. 29)].
31. N. de l’A. : ibid., p. 31 [« Chaque abstraction partielle, développée autant que possible,
rentre dans l’ensemble de l’espèce, sans qu’on puisse l’en séparer, autrement que par abstrac-
tion » (SPP IV, p. 31).
32. N. de l’A. : ibid., p. 31, 33 sq. [la formule n’apparaît en fait qu’à partir de SPP IV, p. 33].
L’idée d’humanité chez Auguste Comte 259

V
« Le Grand-Être » réunit en lui-même (non pas en tant que somme mais

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en tant qu’intégralité effective, autrement dit unité vivante) tous les êtres
qui concourent librement à perfectionner l’ordre du monde 33.
« En cherchant seulement à compléter la notion de l’ordre réel, on y éta-
blit <naturellement> la [seule] unité qui lui correspond 34 ».
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« D’après la subordination objective qui caractérise la hiérarchie géné-


rale des phénomènes, l’ordre universel devient essentiellement réductible à
l’ordre humain, dernier terme de toutes les influences appréciables 35 ».
« Le dogme positif, nécessairement borné d’abord aux phénomènes les
plus simples et les plus généraux <doit enfin nous montrer> une existence
<effective> vraiment douée d’affections et de volontés analogues aux nôtres,
<mais> combinées avec une puissance supérieure 36 ».
Pour autant que le Grand-Être ne peut être soumis à l’observation des
sens extérieurs et aux calculs mathématiques, il est, d’après Comte, un objet
de foi, mais d’une foi nécessairement connectée à la totalité du savoir scien-
tifique. Comte parle de foi positive*, non pas en un sens théologique évi-
demment, mais plutôt à la façon dont Kant parlait de la foi de la raison, c’est-
à-dire de la foi en des postulats nécessaires de la raison.
« La foi positive parvient à sa véritable unité, tant objective que subjective,
par une conséquence nécessaire de son évolution normale, en condensant l’en-
semble 37 des lois réelles autour de l’être collectif qui règle immédiatement
nos destinées d’après sa propre fatalité modifiée par sa providence. [Dès
lors], une telle foi se concilie pleinement avec l’amour, en dirigeant vers ce
Grand-Être, éminemment sympathique, tous les hommages que mérite la
bienfaisante domination de l’ordre universel. À la vérité, cet être immense
et éternel <c’est-à-dire l’Humanité> n’a point créé les matériaux qu’emploie
sa sage activité, ni les lois qui déterminent ses résultats 38 » [184].
Mais l’« appréciation absolue » de cet Être, d’après Comte, n’est pas exi-
gée par l’intelligence et encore moins par le cœur.

33. N. de l’A. : ibid., p. 30 [« Le Grand-Être est l’ensemble des êtres, passés, futurs, et pré-
sents, qui concourent librement à perfectionner l’ordre universel » (SPP IV, p. 30)].
34. N. de l’A. : ibid., t. II. (Paris, 1852), p. 56. [SPP II, p. 56 ; souligné par Soloviev].
35. Ibid. ; souligné par Soloviev.
36. N. de l’A. : ibid., p. 52 [Il s’agit en fait de SPP II, p. 51 ; Soloviev ne donne pas cette
citation entre guillemets, pourtant sa traduction lui est assez fidèle].
37. Il faut noter que Soloviev ne traduit pas ici « ensemble » par « celoe », ce qui n’aurait pas
de sens dans le cadre de la philosophie proprement russe (cf. ci-dessus n. 22), mais par « sovo-
kupnost‘ » qui signifie plutôt la totalité, d’une certaine façon « la somme ».
38. N. de l’A. : ibid., II, p. 56-57 [SPP II, p. 56-57 ; c’est Soloviev qui souligne].
260 Vladimir Soloviev

« L’ordre naturel, dit Comte, est certainement assez imparfait pour que
ses bienfaits ne <puissent> se réaliser envers nous que d’une manière indi-

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recte, par l’affectueux ministère* de l’être actif et intelligent sans lequel
notre existence deviendrait presque intolérable. Or, une telle conviction auto-
rise assez chacun de nous à diriger vers l’Humanité toute sa juste reconnais-
sance, même quand il existerait une providence encore plus éminente, d’où
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émanerait la puissance de notre commune Mère 39 ».


Nous reconnaissons bien ici, chez le fondateur de la religion de l’huma-
nité, l’auteur de la philosophie positiviste qui voulait limiter l’astronomie à
notre seul système solaire, affirmant que l’étude d’un autre espace stellaire
non seulement est impossible mais surtout est inutile 40. Et dans l’affirma-
tion précédente et dans celle-ci, on trouve un principe (princip) appelé : « Le
dernier terme de toutes influences appréciables », principe tout à fait carac-
téristique pour le dernier successeur de l’esprit romain mais principe qui,
au fond, ne passe pas au crible de la critique. Mais mon problème mainte-
nant n’est pas la critique. C’est pourquoi je reviens au contenu véritable de
la conception comtienne.
L’Humanité, en tant que réalité pleine et vivante, est présentée par
Comte comme un fait positif vers lequel tout le système des connaissances
scientifiques se réduit en dernière instance.
« Une étude approfondie de l’ordre universel, dit-il, nous y révèle [enfin]
l’existence prépondérante du vrai Grand-Être qui, destiné à le perfectionner
sans cesse en s’y conformant toujours, nous en représente le mieux le vérita-
ble ensemble. Cette incontestable providence, arbitre suprême de notre sort,
devient naturellement le centre commun de nos affections, de nos pensées et
de nos actions. Quoique ce Grand-Être surpasse évidemment toute force
humaine, même collective, sa constitution nécessaire* et sa propre destinée
le rendent éminemment sympathique envers tous ses serviteurs 41 ». [185]

VI

L’attitude adéquate au Grand-Être, ou à la « religion de l’humanité »,


n’est pas d’exclure mais au contraire d’inclure en soi la famille et la patrie
comme deux étapes préliminaires.

39. N. de l’A. : ibid., II, p. 57 [ibid., p. 57 ; c’est Soloviev qui souligne ; « notre commune
Mère », à savoir l’Humanité].
40. Cette thèse a d’abord été exposée dans la leçon du Cours consacrée aux « Considérations
philosophiques sur l’ensemble de l’astronomie » (voir Cours de philosophie positive, t. 2, Paris,
Bachelier, 1835, 19e leçon, p. 13-18). Elle a été reprise ensuite en SPP I, p. 508-511.
41. N. de l’A. : ibid., p. 59 [SPP II, p. 59].
L’idée d’humanité chez Auguste Comte 261

« [En effet], les deux attributs essentiels de l’existence collective, solida-


rité, continuité*, se retrouvent <naturellement> dans ses moindres degrés,

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où, sans être aussi complets <(comme dans l’humanité)>, ils deviennent
mieux appréciables*. Voilà comment la Famille et la Patrie ne cesseront
jamais d’offrir, à l’esprit autant qu’au cœur, les préambules nécessaires de
l’Humanité*. Mais l’éducation systématique, <visant à combler le cours
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naturel de l’histoire>, devra désormais procéder en sens inverse <c’est-à-


dire de la famille et du peuple jusqu’à l’humanité, et de l’humanité jusqu’au
peuple et à la famille>. Depuis que nous sommes parvenus à la pleine
conception du Grand-Être, nous pouvons le propager, même chez nos
enfants, sans recommencer l’évolution empirique qu’exigea son élaboration
initiale. Il suffit de mieux utiliser l’aptitude naturelle du sentiment à devan-
cer la généralisation de l’intelligence ; ce qui résultera nécessairement de la
suprématie normale du sexe <féminin> (le sexe affectif*) dans l’ensemble
de l’éducation positiviste 42 ».
En soutenant cela, Comte indique surtout que la Famille et la Patrie,
étant les étapes préliminaires et conséquentes menant à l’humanité, ne doi-
vent pas être comprises comme ses éléments authentiques ou ses parties
composantes, car l’humanité est un être indivisible. Mais en quel sens et en
quoi consiste ce principe formel (načalo obrazajuščee) ?

VII

Le Grand-Être de la religion de Comte, en plus de sa complète réalité,


de sa puissance et de sa sagesse, faisant d’elle notre Providence, a une autre
caractéristique permanente : c’est un être féminin. Il ne s’agit pas là d’une
métaphore ou de la personnification d’une idée impersonnelle, comme dans
la mythologie classique qui représente les vertus, les arts ou les sciences sous
les traits d’une femme. L’exposition que nous en avons donnée, reprodui-
sant les mots mêmes de Comte, insiste de façon suffisamment claire [186]
sur le caractère non abstrait du Grand-Être pour notre philosophe. Il dis-
tingue clairement l’humanité en tant qu’ensemble des nations, des familles
ou des éléments individuels (l’humanité* avec un petit h) et l’Humanité en
tant que principe existant, effectif et vivant constitutif de l’unité de tous ces
éléments (l’Humanité avec un grand « H » ou le Grand-Être). Et en ce sens
principal, l’Humanité, bien qu’elle ait un caractère collectif selon sa com-
position, est en elle-même plus qu’un simple nom collectif, elle possède sa
propre existence.

42. N. de l’A., ibid., I, p. 32 [Il s’agit en fait de SPP IV, p. 32].


262 Vladimir Soloviev

« Objectivement, écrit-il, le Grand-Être est aussi extérieur à chacun de


nous que les autres existences réelles, tandis que subjectivement nous en

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faisons partie du moins en espérance* 43 ».
Il est clair qu’il ne s’agit pas d’un discours sur un concept, mais sur un
être parfaitement effectif, et s’il n’est pas parfaitement personnel, au sens
des particuliers humains, il est encore moins impersonnel. Pour le dire d’un
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mot, c’est un être supra-personnel, ou pour mieux dire en une formule : le


Grand-Être n’est pas un principe personnifié, mais une Personne princi-
pielle, autrement dit une Personne-Principe, non pas une idée personnifiée,
mais une Personne-Idée.

VIII

Un rapprochement s’impose de lui-même entre la Religion de l’huma-


nité de Comte, représentée par le Grand-Être de genre féminin, et le culte
médiéval de la Vierge. Une curieuse coïncidence doit également être relevée.
Au même moment où Comte exposait à Paris sa religion qui exalte le genre
féminin, présenté comme le principe effectif de la nature humaine et de la
morale, à Rome, le culte millénaire de la Vierge atteignait son paroxysme
théologique lors de la définition, par le pape Pie IX, du dogme de
l’Immaculée Conception de la Vierge Marie (1854) 44.
Quand un penseur du caractère et de l’importance d’Auguste Comte
commence à entrer avec sympathie dans un nouvel ordre d’idées, l’ancien
lui semble étranger, aussi serait-il parfaitement inutile de parler de quel-
conques influences extérieures ou d’emprunts directs. Si le fait d’un tel
emprunt était avéré, alors il n’expliquerait en même temps [187] rien du
tout, puisqu’il laisserait, avec toute sa force, la question suivante en suspens :
pourquoi a-t-il fait cet emprunt et pas un autre ? Je vous ai donné une cer-
taine conception du chemin intellectuel, particulier et idiosyncrasique qu’a
dû suivre Comte jusqu’à se rapprocher de la foi antique des peuples. Il a
connu ce chemin et s’est réjoui de ce rapprochement intérieur sans avoir
aucunement besoin d’en faire un emprunt extérieur.
Mais le culte ancien du principe de l’éternel-féminin présente une mani-
festation historique dont Comte ne pouvait rien savoir bien qu’il s’en
approche de très près et qu’elle se situe au cœur de son sujet et de ses idées.

43. SPP II, p. 68. C’est Soloviev qui souligne.


44. Le dogme de l’Immaculée Conception est un dogme catholique. Proclamé de manière
solennelle par la bulle Ineffabilis Deus de Pie IX le 8 décembre 1854, il déclare que la Vierge
Marie fut conçue exempte du péché originel.
L’idée d’humanité chez Auguste Comte 263

En tant qu’occidental incorrigible, Auguste Comte aurait été très surpris


si on lui avait dit et montré que l’idée du Grand-Être* a été exposée avec une

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assurance et un éclat particulier, mais sans compréhension claire et distincte,
grâce à l’inspiration religieuse du peuple russe au XIe siècle. La conception
centrale de la religion positive* de Comte rejoint un aspect du christianisme
qui a été, si ce n’est intellectualisé, du moins ressenti par l’âme russe il y a
fort longtemps ; or, ce sentiment ou pressentiment, bien qu’à peine intellec-
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tualisé, a bénéficié d’une expression artistique adaptée.


Si Comte avait eu l’occasion de visiter une très vieille et très petite ville,
ville laissée à l’abandon en Russie (mais qui fut autrefois Nouvelle et
Grande 45), alors il aurait vu de ses propres yeux l’image originale de son
Grand-Être* plus exacte et plus complète que celles qu’il avait pu voir à
l’Ouest. Or, puisque non seulement Comte ne savait rien de cette produc-
tion de l’ancienne créativité russe, mais que parmi vous peu y ont prêté
attention 46, il faut que je vous explique son sens. Ici ce qu’il y a de plus
remarquable, c’est que le sujet même de l’image est représenté conjointe-
ment avec d’autres sujets qui sont de même nature et proches de lui, et qui
habituellement se mélangent. Toutefois la représentation est réalisée ici de
telle façon que, sous tous les aspects, elle se détache d’eux et s’isole de telle
sorte qu’aucune confusion n’est pensable.

IX
Le centre de l’icône principale de l’ancienne cathédrale de Novgorod 47
(au temps de Iaroslav le Sage 48) est occupé par l’étrange silhouette d’une

45. Soloviev fait allusion à Novgorod, appelée aussi Novgorod la Grande (son titre médié-
val). Littéralement « Novogorod » signifie la « Nouvelle Ville ». S’il est vrai que la ville sombre
dans un déclin de plus en plus certain à partir du XVe siècle, elle représente néanmoins au XIXe
siècle, et encore de nos jours, la vieille Russie, ou plus exactement la Russie millénaire. C’est
justement cette ville qui fut choisie en 1862 pour accueillir « le Millénaire de la Russie » : le célè-
bre monument russe qui commémore l’arrivée du viking Riourik à Novgorod, événement perçu
comme le commencement de l’Histoire en territoire russe.
46. Il faut ce souvenir que cet article est d’abord une conférence faite à Saint-Pétersbourg.
Or, l’Université de Saint-Pétersbourg, alors haut lieu du positivisme, est surtout un bastion de
l’occidentalisme. Soloviev qui fut un temps considéré comme un slavophile, avant d’être rejeté
par ce courant, ne se prive toutefois pas d’envoyer quelques attaques aux occidentalistes dans
son article et, de fait, sans en avoir l’air, cette affirmation est sévère. En effet, non seulement
cette icône est assez célèbre, mais en plus elle est reproduite en de nombreux exemplaires, de
sorte qu’il est difficile pour un Russe de l’ignorer.
47. En s’attardant sur la cathédrale Sainte-Sophie de Novgorod, Soloviev insiste sur la spé-
cificité d’un culte proprement oriental dédié à la sainte. C’est une façon de prendre ses dis-
tances avec le catholicisme qu’il était tout près d’embrasser, au sens où la Sophia serait une idée
proprement orientale et orthodoxe, à laquelle les catholiques auraient peu accès, en dépit du
culte de l’Immaculée Conception.
48. Iaroslav le Sage (978-1054) grand prince de Novgorod, puis grand-prince de Kiev.
264 Vladimir Soloviev

femme en tenue royale, assise sur un trône. Lui faisant face [188] et légère-
ment penchés vers elle se situent, à droite, une Vierge de style byzantin, et

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à gauche, saint Jean-Baptiste ; le Christ représenté les bras ouverts s’élève
au-dessus de la figure centrale assise sur son trône, et au-dessus du Christ se
trouve le monde céleste représenté par des anges entourant la Parole Divine,
symbolisée par le livre des Évangiles.
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Qu’illustre donc cette figure principale, centrale et royale qui est claire-
ment distinguée et du Christ, et de la Vierge, et des anges ? L’icône s’appelle
l’icône de Sofia, la Sagesse divine. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Au XIVe
siècle, un boyard posa la question à l’archevêque de Novgorod, mais ne reçut
aucune réponse – l’archevêque ne pouvant professer que son ignorance. Nos
ancêtres vénéraient pourtant cet être mystérieux, comme les Athéniens véné-
raient autrefois le « dieu inconnu 49 », construisaient des temples et des
cathédrales dédiés à son culte 50, fixaient le jour et le déroulement du service
de l’église pour la célébration, au cours de laquelle Sophia, la Sagesse divine,
était rapprochée du Christ, de la Vierge, sans être clairement identifiée ni à
Lui ni à Elle. Si, en clair, la Sagesse était le Christ, elle ne pourrait être la
Mère de Dieu, et si elle était la Madone, elle ne pourrait être le Christ.
Nos ancêtres ne reçurent pas cette idée des Grecs. À Byzance, d’après
toutes les sources en notre possession, la divine Sagesse des Grecs, ἡ Σοφία
τοῦ Θεοῦ, s’entendait comme un attribut abstrait et général de la Déité, ou
appartenait, comme un synonyme, à l’éternelle Parole divine, le Logos.
L’icône de Sofia à Novgorod n’a pas de prototype grec : c’est l’œuvre de notre
créativité religieuse propre. Son sens était inconnu pour l’évêque du XIVe
siècle, mais nous pouvons aujourd’hui le saisir.
Qui est cet Être, royal, féminin et grand qui n’est ni Dieu ni le fils de
Dieu, ni un ange, ni un saint, mais qui reçoit les hommages de la dernière
figure de l’Ancien Testament 51 et les hommages de la première du Nouveau,
qui est-il, dis-je, si ce n’est la vraie, la pure et la parfaite humanité, la forme

49. À Athènes, on comptait un temple dédié au « Dieu inconnu » (« Agnostos Theos ») en


plus des douze divinités traditionnelles et des nombreuses autres divinités. D’après les Actes
des Apôtres, saint Paul commença à convertir les Athéniens lorsqu’il vit cet autel (Ac 17,23 :
« En effet, en me promenant et en observant vos monuments sacrés, j’ai même trouvé un autel
avec cette inscription : “Au dieu inconnu.” Or, ce que vous vénérez sans le connaître, voilà ce
que, moi, je viens vous annoncer »).
50. Dans son article sur la « Sophiologie », V. P. Kocharny rappelle que « dans l’Orient ortho-
doxe, des églises ont été dédiées à la Sophia, Sagesse de Dieu, à Constantinople, et en Russie à
Kiev, Novgorod, Polotsk, Vologda, Tobolsk, Arkhangelsk », et il précise qu’il existe « différentes
iconographies de la Sophia » et qu’elle « y apparaît comme un personnage féminin, différent de
celui du Christ et de la Mère de Dieu » (V.P. KOCHARNY, art. « Sophiologie », in F. LESOURD
dir., Dictionnaire de philosophie russe, op. cit., p. 811).
51. À savoir, saint Jean-Baptiste, annonciateur du Christ.
L’idée d’humanité chez Auguste Comte 265

la plus élevée et la plus universelle, l’âme vivante de la nature et de l’univers,


unissant tout éternellement et s’unissant à Dieu dans un processus tempo-

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rel, et unissant à Lui tout ce qui est ? Il ne fait pas de doute que c’est le sens
complet du Grand-Être, partiellement éprouvé et compris par Comte, et
éprouvé dans son intégralité (mais sans être compris) par nos ancêtres, les
pieux constructeurs des églises dédiées à la Sofia. [189]
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Le fondateur de la « religion positiviste » entendait par le mot humanité


un être qui devenait absolu grâce à un processus universel. Et l’humanité est
bien un être de ce genre. Mais Comte, comme bien d’autres penseurs, n’est
pas parvenu à voir clairement qu’un absolu en devenir, pris dans le temps,
présuppose un absolu existant-éternellement 52, sans quoi le processus du
« devenir* » (das Werden) absolu (à partir du non-absolu) serait une auto-
transformation du moindre vers le grand, ou de quelque chose vers le rien,
ce qui est une pure absurdité 53. Inutile de soulever le problème philoso-
phique de la nature relative du temps pour constater qu’on ne peut devenir
absolu qu’à travers l’assimilation de ce qui, précisément, est éternellement
et essentiellement absolu. Guidé par l’instinct du vrai, Comte assigne un
caractère féminin au Grand-Être. Se situant au croisement entre ce qui est
limité et ce qui est absolu, et prenant part aux deux domaines, il est par
nature le principe de la dualité, ἡ ἀόριστος δυάς des Pythagoriciens : la défi-
nition ontologique la plus générale de la féminité. L’humanité est la plus
haute forme dans et à travers laquelle tout ce qui est devient absolu – la
forme d’union entre la nature matérielle et la nature divine 54. Le Grand-Être

52. Soloviev emploie la formule « večno-syščee » (« ce qui existe éternellement »). On trouve
dans le dernier article de La Philosophie théorétique (S.R., IX, 154), un hapax d’une formule
voisine « bezuslovno-syščee » (« ce qui existe inconditionnellement »). Le mot « syščee » est le
substantif du participe du verbe « être » correspondant au grec to on ; on peut le comprendre
de la façon suivante « ce qui existe véritablement », en insistant sur l’aspect « véridique » du mot.
53. À partir de ce texte, on ne doit pas interpréter trop vite la pensée de Soloviev et imagi-
ner qu’il pose deux Absolus, un absolu en devenir (l’humanité) et un Absolu existant éternel-
lement (ce qui poserait des problèmes insolubles dans son système). En fait, il faut plutôt pen-
ser que le devenir est dans l’Absolu plutôt qu’il n’existe un Absolu en devenir. Néanmoins,
force est d’admettre que certaines expressions de Soloviev laissent parfois perplexe, car com-
ment accepter d’un côté un Dieu-Absolu et immanent « substance unitotale de toutes choses »
dont rien ne peut se trouver en dehors de lui (sous peine de le limiter) (S.R., IX, 23), et d’un
autre côté un absolu en devenir (que lui-même reconnaît pour une idée absurde, S.R., IX, 164).
54. L’humanité est proprement ce qui réalise l’intégralité chère aux premiers slavophiles.
Pour Kiréievski, « dans le monde physique, tout être ne vit et ne se soutient que par la destruc-
tion des autres ; dans le monde spirituel, chaque personne, en s’édifiant, les édifie toutes, et
c’est par la vie de toutes que chacune respire » (Ivan KIRÉIEVSKI, Essais philosophiques, trad.
266 Vladimir Soloviev

est de nature universelle en tant qu’il incorpore 55 la nature divine – raison


supplémentaire pour lui attribuer un caractère féminin.

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Il est clair que la vraie humanité, en tant que forme cosmique de l’union
de la nature matérielle avec la déité, ou en tant que forme d’incorporation
de la nature divine, est nécessairement une Divino-humanité et une Divino-
matérialité. Elle ne peut être simplement une humanité qui se résumerait à
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un réceptacle qui ne reçoit rien 56, une forme sans contenu, autrement dit
une forme vide.
Le Grand-Être n’est pas une forme vide mais une plénitude divino-
humaine qui embrasse la vie matérielle et spirituelle, divine et créative qui
nous est révélée par le christianisme. La conception de Comte du véritable
Grand-Être n’est pas complète et pas totalement aboutie et formulée, mais
il croit inconsciemment en sa complétude, et en témoigne ardemment mal-
gré lui. Mais combien de chrétiens croyants, hier comme aujourd’hui, n’ont
jamais su ou voulu connaître cette essence même du christianisme qui, bien
que partiellement [190] comprise, a inspiré une dévotion ardente à ce sans-
dieu, à cet impie : Comte !
En effet, il a nié Dieu et le Christ. Mais Dieu et le Christ pardonnent sans
doute aux offenses personnelles. Et sans doute prêtent-ils plus attention aux
dispositions du cœur qu’aux opinions venant de la tête. Le plus précieux à
leurs yeux, n’est-ce pas leur autre ? N’est-ce pas ce en quoi la plénitude d’une
vie divine trouve son accomplissement dernier et final ? Ce que notre philo-
sophe a deviné et a appelé le Grand-Être, lequel devint pour lui un objet de
dévotion sincère et profonde, bien qu’étrange par ses formes et ses expres-

F. Rouleau, Paris/Namur, Lethielleux/Le Sycomore, 1988, p. 193). Or, pour Soloviev, les choses
sont légèrement différentes : c’est la tâche de l’humanité de spiritualiser la nature physique, de
« réaliser » l’uni-totalité dans le monde physique et de respecter ainsi le véritable Absolu qui est
physiquement et spirituellement toutes choses et qui, partant, n’accepte aucune négation. En
ce sens, on ne peut pas dire que l’humanité réalise l’Absolu, puisque l’Absolu est ce qui est,
mais que l’Humanité se fonde sur l’Absolu pour repousser, d’une part la mort et la destruction
propres au monde physique, et d’autre part la négation et l’exclusivisme propres au monde de
la pensée ; chez Soloviev, l’Absolu est alors pensé comme le sol de la positivité à la fois du monde
de la pensée et du monde physique (qui sont de toute façon pour lui intimement enchevêtrés)
rendant possible le véritable devenir-accroissement, lequel permet à toutes choses, selon l’ex-
pression de Kiréivski, de « respirer » et « de s’édifier ».
55. Soloviev utilise le participe présent du verbe « vosprinimat‘ », verbe qu’il utilise pour
traduire le concept comtien « d’incorporation ». On aurait pu traduire par « en tant que récep-
tacle de la nature divine », mais d’une part on aurait perdu un peu de la force de cette expres-
sion (soulignant la spiritualisation active de la matière) et d’autre part on manquerait le renver-
sement de Soloviev par rapport à Comte : ce ne sont plus les morts qui sont incorporés au
Grand-Être, mais c’est le Grand-Être qui devient un réceptacle, qui incorpore la nature divine.
Sur la notion d’incorporation, voir l’étude de Jean-Louis CHRÉTIEN, « Note pour l’histoire du
terme incorporation », dans Promesses furtives, Paris, Minuit, 2004, p. 131-138.
56. Cf. note précédente ; on aurait pu traduire par « une incorporation sans incorporé ».
L’idée d’humanité chez Auguste Comte 267

sions apparentes ? À la plénitude de l’autre qui nous tient tous 57 et nous


porte – mais que tous ne ressentent pas et ne connaissent pas parmi nous –,

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à Cette Plénitude, à Elle, le Saint-Esprit unit Dieu et le Christ. Comte n’a
pas péché contre cela. Son péché est le même que celui de tous les ennemis
théoriques du christianisme, c’est le « péché contre le Fils Humain » ; or,
selon les paroles du Fils Humain, ce péché est pardonné.
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XI

Pour le monde chrétien actuel le grand mérite de Comte, de ce sans-dieu


et de cet impie, ne se limite pas au fait qu’il ait pris pour pierre angulaire de
sa « philosophie positiviste » cet aspect fondamental de la divino-humanité
dont l’oubli a beaucoup nui au bon développement de la conscience reli-
gieuse. Il va plus loin, car en définissant la composition et les modes d’ac-
tion du Grand-Être, Comte est très proche – plus proche que de nombreux
croyants – d’approcher l’autre vérité du christianisme, la vérité accomplie
qui, dans la partie cultivée du monde chrétien, a presque été oubliée, en faits
sinon en paroles.
D’après Comte, l’importance principale dans la composition du Grand-
Être appartient aux morts (à savoir, bien entendu, les morts qui sont dignes
d’être incorporés au Grand-Être*). Ils sont doublement prédominants sur les
vivants, d’une part comme leurs modèles manifestes et d’autre part comme
leurs protecteurs et leurs dirigeants secrets 58. Ils sont comme les organes à
travers lesquels le Grand-Être agit dans la petite et dans la grande Histoire
de l’humanité, qui progresse visiblement sur terre. Comte a distingué deux
façons d’être : une façon intérieure et éternelle qui, selon sa terminologie,
est appelée « subjective » et dans la nôtre « substantielle » (non pas au sens de
wesentlich* mais plutôt au sens de [191] wesenhaft* 59) ; une autre, transi-
toire et extérieure, selon son vocabulaire « objective » et dans le nôtre « appa-
raissant » ou « phénoménale ». La portée de l’être posthume et substantiel
est définie par son union très étroite avec l’être même de l’Humanité, la por-
tée de l’être extérieur et phénoménal par sa capacité à se séparer ou à vou-
loir et à agir de façon relativement isolée et autonome. Les morts comme les
vivants ont leur réalité. Chez les premiers, cette réalité est plus digne* ; chez
les seconds, elle est plus libre et plus efficace*. Mais il est clair que la pléni-
tude de la vie pour les uns et pour les autres ne peut consister que dans leur

57. Il faut voir ici une allusion au Dieu « Vsederžitel » (« qui tient tout »).
58. Voir SPP II, p. 60-62 et SPP IV, p. 34-35.
59. On peut rendre cette phrase par « non pas au sens d’important mais au sens de caracté-
ristique ».
268 Vladimir Soloviev

unanimité parfaite et leurs interactions complètes. Or, en quoi pourrait donc


consister le sens définitif de l’ordre du monde et l’accomplissement de l’his-

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toire universelle, si ce n’est comme accomplissement de cette intégrité de
l’humanité, si n’est comme sa guérison effective à travers l’union manifeste
de ses deux parties séparées 60 ? Comte n’exprime pas directement cette pen-
sée, cependant celui qui lira entièrement et avec bienveillance l’ensemble des
quatre volumes de sa Politique positive* devra admettre qu’aucun autre des
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philosophes célèbres de par le monde ne s’approcha si près de l’ambition de


ressusciter les morts.
Ce que je viens à présent d’évoquer n’est pas seulement une affaire diffi-
cile ; même en parler est délicat. Il y a bien longtemps, quelques dix-huit siè-
cles auparavant, l’apôtre Paul parlait à Athènes de l’unité du genre humain
et de la présence de la divinité chez tous les Athéniens qui l’écoutaient volon-
tiers, toutefois dès qu’il mentionna la résurrection des morts, il dit non sans
raison : « là-dessus, très chers, nous nous entretiendrons une autre fois 61 ».
Moi, pour cette fois, je voudrais, si ce n’est m’entretenir avec vous, du moins
faire allusion à l’aspect humain de cette entreprise, voire, sans parler propre-
ment de fait, indiquer seulement les premiers pas de l’homme dans cette
direction, parce qu’il n’y a là rien d’incompréhensible ni de difficile.

XII
Voici, devant nous, présenté aujourd’hui, un cas parmi les innombrables
personnes qui se sont éloignées 62. Bien sûr, il n’est venu à l’esprit de per-

60. Cette union est davantage que l’union entre les morts et les vivants, même s’ils repré-
sentent les deux termes à unir, à savoir la substance (représentée par les morts) et le phénomène
(les vivants). Une telle union entraîne pour Soloviev le triomphe de la vie sur la mort, puisque
la mort n’est rien d’autre que la rupture entre ce qui vit (le phénomène) et ce qui fait tenir la
vie (la substance). L’humanité et le monde phénoménal en règle générale (à certains égards aussi
bien physique que spirituel, si on entend par spirituel ce qui est de l’ordre de la pensée) souf-
frent d’égoïsme, c’est-à-dire d’une affirmation unilatérale et exclusive de soi contre la substance
qui le sous-tend. « Quant à l’égoïsme, écrit Soloviev dans son article sur Spinoza, il n’est que la
séparation de la personnalité d’avec son contenu vivant, la séparation du support, de l’hypo-
stase de l’être d’avec son essence (oujsiva). Il n’est que la rupture entre l’existence et sa fin,
entre le fait extérieur et sa valeur intrinsèque, entre ce qui vit et ce qui fait tenir la vie. Une telle
séparation d’avec son essence vivante, centrée sur soi, sur son Moi, est incontestablement une
mort morale et un naufrage pour l’âme » (S.R., IX, 20).
61. Soloviev doit citer de mémoire ce passage, car il est très éloigné du texte original : « “Or
voici que, fermant les yeux sur les temps de l’ignorance, Dieu fait maintenant savoir aux hommes
d’avoir tous et partout à se repentir, parce qu’il a fixé un jour pour juger l’univers avec justice,
par un homme qu’il y a destiné, offrant à tous une garantie en le ressuscitant des morts.” À ces
mots de résurrection des morts, les uns se moquaient, les autres disaient : “Nous t’entendrons
là-dessus une autre fois”. C’est ainsi que Paul se retira du milieu d’eux » (Ac 17,30-33).
62. Soloviev utilise le mot « otšešij », ce qui montre qu’il faut entendre cette expression dans
la perspective de la doctrine comtienne de l’incorporation puisque c’est avec le même terme
L’idée d’humanité chez Auguste Comte 269

sonne d’anticiper pour lui une résurrection totale, et pourtant c’est ce que
nous avons commencé à faire. Avant de venir à ces commémorations, j’ai fait

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mieux qu’auparavant connaissance avec lui et je me suis mis à l’aimer. Voici
donc le premier pas, ou plutôt les deux premiers pas : [192] connaître et
aimer. Puis, si je suis parvenu à transmettre à certains d’entre vous une idée
juste de cet homme disparu et à éveiller un sentiment bienveillant à son
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égard, alors voici un troisième pas d’accompli.


Pour ressusciter les morts, comme dans tout autre entreprise, la connais-
sance et l’amour ne suffisent pas, mais sont seulement les conditions néces-
saires : sans eux, on ne peut rien accomplir, parce qu’on ne peut rien com-
mencer.
Et maintenant, pour conclure, je tiens à exprimer un faible espoir.
Comte, vous le savez, composa pour la religion de l’Humanité son calen-
drier, où l’on trouve, à côté de nombreuses extravagances, une chose bonne.
Concernant le cercle des philosophes, on peut être heureux d’apprendre
qu’en plus de Descartes et de Leibniz se trouvent également comme saints
dans ce calendrier : Kant, Fichte et Hegel. Toutefois, le calendrier des posi-
tivistes ne sera pas communément admis, de même que ne l’a pas été le
calendrier révolutionnaire. Seul le calendrier chrétien restera, mais je crois
avec quelques nouveaux ajouts.
Quand les représentants plénipotentiaires du christianisme concentre-
ront leur attention sur le fait que notre religion est par excellence et avant
tout la religion divino-humaine, et que l’humanité n’est pas un quelconque
appendice mais une Divino-humanité substantielle en cours de formation,
alors ils décideront d’exclure de leur panthéon historique ce quelque chose
d’inhumain qui s’est trouvé là par accident au fil des siècles et de le rempla-
cer par quelque chose d’un peu plus humain. Alors, il conviendra de se rap-
peler ce penseur qui, en dépit de ses grandes erreurs et des limites de son
horizon théorétique, pressentit et fit avancer, mieux qu’aucune de toutes les
personnes sauvées au XIXe siècle, cet aspect humain de la religion et de la
vie, bien qu’il ne sût pas suffisamment apprécier le christianisme historique.
Il la mit en avant sans se fixer sur tel ou tel de ses rapports mais en l’appré-
hendant dans sa composition générale qui, au-delà de la partie actuelle de
l’humanité, embrasse sa partie trépassée et future. Ainsi, sans admettre son
calendrier, parce que celui-ci est trop humain, il sera possible de l’utiliser
pour une certaine augmentation du nôtre. Il faudra alors y inscrire, avant

qu’il évoque cette dernière dans son article sur Comte (S.R., X, 405). On pourrait traduire
« otšešij » par « défunt », « passé » mais il nous semble que cette traduction aurait l’inconvénient
de nous écarter de l’idée de Soloviev : Auguste Comte n’est pas complètement défunt, une par-
tie de lui a été sauvée, incorporée.
270 Vladimir Soloviev

tout autre, le nom de ce même Auguste Comte pour les services qu’il a ren-
dus, sans même le savoir, en faveur du développement de la conscience chré-

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tienne après qu’il eut régénéré sous de nouvelles appellations ces vérités
vieilles et éternelles, à savoir d’une part la vérité de l’essence collective ou
de l’âme du monde, dont le nom le plus simple est [193] celui, chrétien,
d’Église, et d’autre part la vérité accomplie sur la vie des morts 63.
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Je ne suis ni un disciple d’Auguste Comte ni un prosélyte de « sa religion


positive ». Je n’ai aucune raison personnelle d’être partial envers elle ou
d’exagérer son importance. Bien sûr, il y avait bien plus d’ardeur et de pas-
sion dans ma première hostilité contre Comte et le positivisme qu’il n’y en
a à présent dans cet amour vespéral suscité par une connaissance plus exacte.
Mais si je suppose que Comte a vraiment mérité une place parmi les saints
de l’humanité chrétienne, j’entends toutefois cela en un certain sens déter-
miné dans lequel il n’y a véritablement rien de tentant ou d’insultant pour
qui que ce soit. « Saint » ne signifie pas être parfait à tous les égards, voire ne
signifie certainement pas être parfait à un seul et même égard. La sainteté
n’est d’ailleurs pas la bonté parfaite ou la pure bienveillance : Dieu seul est
bon. Aussi celui qui a des informations suffisantes et multiples sur la vie et
les travaux de Comte le reconnaîtra-t-il pour tel, s’il veut bien faire excep-
tion des différents errements et des quelques déficiences ataviques de son
esprit et de son caractère. Il admettra alors de même que toutes traces de
rouerie étaient absentes de son caractère, lequel avait une rare franchise, une
simplicité et un cœur pur. Cette pourquoi la Sagesse qui « n’entre pas dans
une âme malfaisante 64 » trouva une place dans l’âme de cet homme et lui a
permis d’être, quoique sans en avoir pleinement conscience, l’annonciateur
des hautes vérités du Grand-Être et de la résurrection des morts.

Traduit du russe par Rambert Nicolas

63. À savoir, la résurrection, laquelle fut accomplie par le Christ. Il faut noter que Soloviev
emploie dans le passage le mot russe « istina ». Dans son article « Istina », A. Vasylchenko défi-
nit le mot ainsi : « Le mot russe istina, à la différence de sa traduction française “vérité”, pos-
sède en premier lieu un sens ontologique : il signifie “ce qui est, ce qui existe vraiment”. Par
rapport à ce sens ontologique, le sens épistémologique de “ce qui est dit en conformité avec la
réalité, jugement vrai” est secondaire et dérivé » (Andriy VASYLCHENKO, art. « Istina », dans
Vocabulaire européen des philosophies, Barbara CASSIN dir., Paris, Seuil/Robert, 2004, p. 620).
64. La Bible, Sagesse de Salomon, 1, 4.

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