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Vladimir Soloviev, traduit du russe par Rambert Nicolas
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L’idée d’humanité chez Auguste Comte 1
V LA D I M I R S O L OV I E V
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1. Note de l’éditeur russe : Conférence lue lors d’un colloque public de la Société
Philosophique de l’université de Saint-Pétersbourg, le 7 mars 1898, à l’occasion du centenaire
de la naissance d’Auguste Comte. [Cette conférence fut imprimée pour la première fois dans le
journal Cosmopolis, Saint-Pétersbourg, 1898, avril, p. 60-73 ; décembre, p. 179-187. Sobranie
sočinenij Vladimira Sergeeviča Soloveva, Saint-Pétersbourg, M. S. Soloviev et S. M. Radlov
éd., 1911-1914, t. IX, p. 172. Par souci de commodité nous noterons à présent cette édition de
référence de la sorte : S.R., IX, 172.]
2. Soloviev inscrit ce terme de « commémoration » dans le cadre de la philosophie de Comte
(à savoir une incorporation au Grand-Être et à la vie « subjective et éternelle » qui lui est atta-
chée). Il en jouera à la fin de cet article pour rappeler ce qui est d’après lui une des plus nobles
tâches du système comtien : la résurrection des morts.
3. Soloviev aime cette expression et l’emploie aussi à propos de Spinoza. Dans son article
sur le philosophe hollandais, il écrit : « cette apologie courte mais authentique m’a été dictée
avant tout par un sentiment de gratitude envers elle, et par une dette impayée que je contrac-
tai envers le spinozisme lors d’une époque transitoire de ma jeunesse, non seulement dans le
domaine philosophique mais encore dans celui de la religion » (S.R., IX, 29). Cette expression,
qui n’est pas anodine, appelle deux remarques : d’une part, elle n’est pas équivalente pour les
deux philosophes, Soloviev a immédiatement « aimé » Spinoza et détesté Comte (ou plutôt son
positivisme scientifique) ; d’autre part, cette expression est une des nombreuses manifestations
de la « méthode soloviévienne » qui consiste à chercher pour son propre système les idées posi-
tives des philosophies précédentes. Dès lors, il est assez naturel qu’il contracte à chaque fois
des dettes nouvelles à l’égard de ses prédécesseurs dans la mesure où, comme l’écrit Zenkovsky,
il met à profit « sa faculté géniale d’assimiler les théories des auteurs les plus différents et de
les unir au sein d’un système nouveau » (Basile ZENKOVSKY, Histoire de la philosophie russe,
trad. C. Andronikof, Paris, Gallimard, 1992, t. 2, p. 24).
4. N. de l’A. : J’entends par là mon mémoire et sa soutenance à l’Université de Saint-
Pétersbourg.
246 Vladimir Soloviev
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philosophe. D’autre part, cette idolâtrie, injuste envers les hétérodoxes,
offensait l’idole elle-même. On ne donnait pour tout Comte que la première
moitié de sa doctrine, l’autre partie – et selon l’avis même du maître, la plus
remarquable et la plus achevée – étant passée sous silence 5.
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Comte lui-même, fixant à sa vie une tâche de grande valeur, insiste sur
l’unité de cette dernière. Il y voit une seule et même pensée : « une pensée
de la jeunesse exécutée par l’âge mûr* 6 ». Évidemment, nous ne sommes
pas tenus de respecter les opinions de Comte sur lui-même ; pourtant, si on
parle de lui, il aurait été étrange de faire fi de ce qu’il considéra sa vie comme
étant centrée sur une seule pensée. Je vois, outre cela, deux motifs de m’at-
tarder précisément sur cette idée. En dehors du cercle étroitement clos, bien
que relativement assez étendu, des comtiens orthodoxes, cette idée est rela-
tivement peu connue et, dans tous les cas, attire trop peu l’attention sur elle.
Surtout, au fond, je distingue en elle une sublime vérité, bien qu’elle soit
déterminée de façon erronée et exprimée de façon unilatérale.
Et avant tout, il faut rappeler les conditions générales dans lesquelles elle
surgit.
5. Comme l’écrit Annie Petit dans sa présentation du Discours sur l’ensemble du positi-
visme : « La cohérence de l’œuvre comtienne a été l’objet d’âpres et longs débats » et d’ajouter
en note : « Littré a été le premier à mettre en doute la cohérence de l’œuvre de Comte, jugeant
que “quand il a voulu passer des principes posés dans le système de philosophie positive à l’ap-
plication posée dans la politique positive, il n’a pas tenu d’une main sûre le fil qui devait le
conduire”, et Littré invoquait la nécessité de “scinder M. Comte” en retranchant des dévelop-
pements considérés comme “pathologiques” (Émile LITTRÉ, Auguste Comte et la philosophie
positive, 1863, Préface) », cité par Annie Petit in Auguste COMTE, Discours sur l’ensemble du
positivisme, Paris, GF, 1998, p. 10.
6. Dans la préface du Système de politique positive, Comte insiste beaucoup sur l’unité
de son œuvre et parle simplement de deux aspects de sa carrière, un aspect philosophique et
un aspect religieux. Ainsi choisit-il pour épigraphe à cette préface la formule de Vigny : « Qu’est-
ce qu’une grande vie ? Une pensée de jeunesse exécutée par l’âge mûr » (voir Système de poli-
tique positive, t. 1, Paris, Carilian-Goeury, 1851, p. 1). Dans la suite des notes les références au
Système de politique positive (Paris, Carilian-Goeury, 1851-1854, 4 vol.) seront abrégées en SSP
suivi du numéro de tomaison.
L’idée d’humanité chez Auguste Comte 247
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autant 1798, mais la septième d’une certaine ère nouvelle, précédemment
établie afin de marquer la rupture intérieure et définitive de l’esprit humain
avec cet ancien lien qui le rattachait au christianisme. Bien que le calendrier
révolutionnaire fût vite abandonné et oublié, Comte et la majorité de ses
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II
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donné que les droits humains sont contenus, bien entendu, dans la puissance
donnée aux hommes de devenir des enfants de Dieu, comme l’énonce
l’Évangile (Jean 1,12 10). Mais en termes purement historiques, la déclara-
tion des droits naturels de l’homme est innovante non seulement par rap-
port à l’époque antique et médiévale, mais aussi pour la Réforme religieuse
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10. « Mais à tous ceux qui l’ont accueilli, il a donné pouvoir de devenir enfant de Dieu » (La
Bible de Jérusalem, Paris, Cerf, 1994). Il faut se rapporter aux Leçons sur la divino-humanité
si on veut comprendre cette interprétation soloviévienne. Il y écrit en effet : « La Révolution
française, qui a révélé le caractère essentiel de la philosophie occidentale en tant que civilisa-
tion religieuse, en tant que tentative pour édifier une culture universelle et pour organiser l’hu-
manité selon des principes extérieurs purement séculiers, la Révolution française, dis-je, a pro-
clamé que les droits de l’homme (et non comme autrefois le droit divin) constituaient le
fondement de la société. Ces droits de l’homme se ramènent à deux droits essentiels : la liberté
et l’égalité, qui doivent se réconcilier dans la fraternité » (V. SOLOVIEV, Leçons sur la divino-
humanité, trad. B. Marchadier, Paris, Cerf, 1991 p. 19). Cependant, cette Révolution a échoué
et n’a pu installer qu’une ploutocratie bourgeoise, laquelle, en réaction, a entraîné ce que Soloviev
appelle le « socialisme » ; or, l’unilatéralité du socialisme qui se fonde exclusivement sur la répar-
tition juste des biens matériels a complètement atrophié la dimension spirituelle de l’homme.
Aussi les droits de l’homme ne sont-ils devenus au mieux que des idées métaphysiques (selon
l’interprétation de Comte), au pire, que la frontière des aspirations spirituelles de l’humanité,
perpétuant leur atrophie. On comprend alors l’interprétation de Soloviev : le vrai droit accordé
à l’humanité, c’est son « infinité spirituelle », la « puissance » donnée aux hommes de devenir
des dieux, de réaliser « la divino-humanité ».
11. Soloviev n’écrit pas cela à la légère, car lui-même a souvent souffert à cause de sa « liberté
de conscience », son rapport aux religions établies étant particulièrement complexe. En effet,
il fut accusé par les orthodoxes d’être catholique (ce qui lui valut une mise au ban temporaire
de cette Église), les catholiques quant à eux ne comprenaient pas son œcuménisme qu’ils
condamnaient, et lui-même déclarait parfois qu’il se sentait très proche du protestantisme,
quand il ne critiquait pas toutes les Églises confondues en prétendant vouloir donner un nou-
veau fondement au christianisme. Dans son récit sur l’Antéchrist, la liberté de conscience et
d’interprétation est justement le cadeau (efficace) fait par l’antéchrist lui-même aux derniers
croyants honnêtes qui ne sont pas convaincus par sa magistrature morale : « j’en connais aussi
parmi vous, chers chrétiens, qui chérissent surtout dans le christianisme la foi sincère à la vérité
et la libre interprétation de l’Écriture. […] Aujourd’hui, j’ai décidé de fonder un institut uni-
versel pour la libre exégèse de l’Écriture Sainte dans toutes les directions et de toutes les
manières possibles et pour l’étude de toutes les sciences auxiliaires » (Vladimir SOLOVIEV,
Conscience de la Russie, trad. J. Gauvain, Paris, Plon, 1950, p. 171-172).
12. Louis XIV a révoqué l’Édit de Nantes en 1685 et mené une persécution contre les pro-
testants (la fameuse politique des dragonnades consistait, pour les convertir, à envoyer loger
chez eux les dragons).
L’idée d’humanité chez Auguste Comte 249
– plus puissant mais moins résolu – partageait les mêmes idées de politique
pratique que leur exégète et législateur Calvin qui, à la première occasion,
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avait fait brûler de façon impassible un homme innocent et honorable sous
prétexte qu’il s’était inscrit en faux contre lui sur le dogme de la Trinité 13.
Pour l’ensemble du monde d’alors, le principe des droits de l’homme
s’avéra extrêmement important et innovant, et ce n’est pas par rapport à lui
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13. Soloviev fait référence à Michel Servet (théologien aragonais prônant un protestantisme
radical) qui rejetait le dogme de la Trinité. Servet défendait une position unitaire. Il voit dans
la Trinité l’expression du chien des Enfers à trois têtes : l’Antéchrist. Il fut brûlé vif à Genève
le 27 octobre 1553. Notons que pour un auteur russe comme Soloviev la référence n’est pas
anodine : la question de la Trinité (appelée aussi querelle du Filioque) est un des motifs qui
conduit au schisme de 1054. Soloviev lui-même a longuement disserté sur la question de la
Trinité, notamment dans les Leçons sur la divino-humanité où il donne les arguments de saint
Augustin et de Leibniz sur la défense d’une « trinité consubstantielle » (V. SOLOVIEV, Leçons
sur la divino-humanité, op. cit., p. 103).
250 Vladimir Soloviev
On ne peut pas dire, en étant sain d’esprit, à un homme quel qu’il soit –
un criminel, un fou, un sauvage, qu’importe – : « tu n’es pas un homme ».
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Mais il n’y a aucun obstacle logique à affirmer : « tu n’es pas un citoyen »
même à un homme tout à fait estimable du moment qu’il a déjà été reconnu
comme un citoyen. « Hier tu étais un citoyen, aujourd’hui tu es encore un
citoyen, mais dans une minute tu ne seras plus un citoyen ». Or, si la citoyen-
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neté est reconnue comme le fondement autonome de tous les droits, alors
avec l’absence ou la perte de cette dignité accidentelle et aliénable ces droits
manqueront ou disparaîtront. Il est clair que les droits imprescriptibles ne
peuvent découler uniquement que de la valeur imprescriptible de ceux qui
les ont. Les gouvernements de l’Antiquité connaissaient parfaitement, bien
avant la Révolution française, ce qu’étaient la citoyenneté et les droits des
citoyens, mais cela n’assurait pas à la classe principale [176] de leur popula-
tion ni leur citoyenneté ni même, en général, de quelconques droits. Tous
les droits humains définis ou positifs peuvent en eux-mêmes être retirés. Le
statut de citoyen est, en soi, simplement un droit positif qui peut, à ce titre,
être retiré sans contradictions intrinsèques. Mais être un homme n’est pas
un droit conditionnel, c’est bel et bien une propriété inaliénable ; seule cette
propriété, en tant que fondement premier de tous les droits, peut les rendre
inaliénables en principe, et elle seule peut supposer un obstacle incondition-
nel à leur aliénation ou limitation arbitraire. Tant que le principe détermi-
nant unique est les droits de l’homme, alors par là même les droits de tous
sont préservés et inaliénables ; de fait, il est impossible de soutenir que les
gens de telle ou telle race, de telle ou telle confession, ou de tel ou tel ordre
ne sont pas des hommes. Mais faites qu’on place seulement en parallèle du
premier fondement naturel de tous les droits, un autre fondement artificiel,
à savoir la citoyenneté, alors en reconnaissant exclusivement à tel ou tel
groupe de gens le fait d’être citoyens ou, plus exactement, en rejetant hors
de la citoyenneté tel ou tel groupe, on ouvre grand la porte à la possibilité
d’ôter à ces derniers tous leurs droits sous prétexte qu’ils n’en sont pas
dignes. Par conséquent, l’établissement « du citoyen » comme principe auto-
nome et parallèle au fait « d’être homme » s’avère préjudiciable précisément
pour l’universalité des droits du citoyen. La Révolution française a le mérite
d’avoir étendu tous les droits civiques à de vastes groupes d’individus qui en
avaient été privés, en partie ou en totalité, au cours de la période pré-révo-
lutionnaire – les serfs, les protestants et les juifs 14. Mais après avoir aban-
14. Soloviev fait ici la même interprétation que Hegel sur les droits de l’homme et la
Révolution française. Ce dernier écrivait en effet : « L’homme vaut parce qu’il est homme, non
parce qu’il est juif, catholique, protestant, allemand, italien, etc. » (Georg Wilhelm Friedrich
HEGEL, Principes de la philosophie du droit, trad. J.-F. Kervégan, § 209, PUF, 2003, p. 299). En
ce qui concerne les révolutionnaires eux-mêmes, remarquons que cette conception des droits
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moins conditionnée par la conception floue de « bon citoyen », la Révolution
a ouvert la porte à toutes les dérives sauvages pour les temps à venir. En effet,
au cours même de la période révolutionnaire, toutes les victimes noyées,
tuées, guillotinées, ont eu à souffrir, non seulement de la privation des droits
auxquels ils pouvaient prétendre en tant qu’êtres humains, mais aussi d’être
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III
Si les fureurs de la Terreur révolutionnaire prirent pour point d’appui et
principe la déclaration des droits de l’homme et particulièrement l’ajout « et
du citoyen », toutefois cet ajout ne découla ni d’une erreur fortuite ni direc-
tement d’une mauvaise intention. Elle avait donc un quelconque fondement
intérieur, autrement dit un sens. En effet, cet ajout découle d’un sentiment
juste et naturel, mais qui a été mal compris et (à cause des conditions histo-
riques) mal appliqué. Ce sentiment était d’insuffisance : insuffisance pour
une personne particulière, en tant qu’individu isolé, d’être effectivement le
porteur inconditionnel des droits, et insuffisance pour elle de réaliser les
droits de l’homme.
Les meilleurs promoteurs de la grande révolution ont compris, du moins
ont senti l’infinitude et l’autonomie 16 intrinsèques de chaque être humain
de l’homme appartient surtout à Robespierre (sous l’influence de Rousseau) ; ainsi écrit-il sur
la cause juive : « On leur [aux Juifs] impute encore des vices, des préjugés, l’esprit de secte et
d’intérêt les accentue. […] Rendons-les au bonheur, à la patrie, à la vertu, en leur rendant la
dignité d’homme et de citoyen » (Sur le droit de vote des comédiens et des juifs, discours du
23 décembre 1789, souligné par nous).
15. Ivan IV, dit Ivan le Terrible (1530-1584), premier Tsar de Russie de 1547 à 1584, fut
particulièrement cruel.
16. Soloviev forge le néologisme « samozakonnost‘ », puis donne entre parenthèses la forme
occidentale du mot : « avtonomija ». Il faut remarquer que Soloviev préfère l’arrière-plan cul-
turel du mot « autonomie » dans les langues occidentales que l’arrière-plan russe. En effet,
alors que l’autonomie grecque se fixe une loi sans considération du monde ou peut-être dans la
fluidité de l’idéalité, l’autonomie russe est, étymologiquement, plus prosaïquement celle de
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pris comme individu ; mais ils ont aussi saisi, ou senti, que cette portée infi-
nie est seulement une possibilité, et que pour devenir efficiente quelque
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chose d’autre doit être donné à l’homme isolé – quelque chose, à vrai dire,
plus grand et plus puissant que lui-même 17. Mais, quelle est donc cette réa-
lité supérieure qui confère la vraie plénitude à la vie d’un individu ?
L’Antiquité classique, qui a longtemps été idéalisée en raison de la réaction
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« celui qui tient seul debout », dans le monde et avant tout contre le monde et les éléments ;
Soloviev emploie régulièrement le mot « avtonomija », ce qui n’est pas anodin, car cela va contre
sa méthode de préférer les mots d’origine slave, méthode qui l’obligera néanmoins à forger le
néologisme « samozakonnost‘ ». Dans une perspective similaire de l’utilisation du mot « auto-
nomie » chez Soloviev, voir S.R., IX, 99.
17. Cette idée n’abandonnera jamais Soloviev. Dès les Leçons sur la Divino-humanité, il
écrivait : « Potentiellement, le moi humain est absolu ; actuellement il est négligeable. C’est
dans cette contradiction que se trouvent le mal et la souffrance, c’est là ce qui rend l’homme
intérieurement captif et esclave. Il ne se libérera de cet esclavage qu’en atteignant au contenu
absolu et à la plénitude d’être qu’affirme l’aspiration infinie du moi. […] Avant de pouvoir
atteindre à ce contenu absolu dans la vie, l’homme doit y atteindre dans sa conscience : avant
de le connaître comme une réalité qui lui est extérieure, il doit en prendre conscience comme
d’une idée qui lui est intérieure. Être positivement convaincu d’une idée, c’est être convaincu
qu’elle est réalisable, car une idée irréalisable est un fantôme et un leurre » (op. cit., p. 36). Il
concluait aussi sa Philosophie théorétique par cette définition de l’homme : « le sujet se défi-
nit non pas par sa bigarrure matérielle ni par sa vacuité formelle mais par son contenu incon-
ditionnel, comme raison en devenir de la vérité même. Par conséquent, l’impératif “connais-
toi toi-même” signifie : “connais la vérité” » (S.R., IX, 161). Évidemment, « ce quelque chose
de plus grand et de plus puissant », « cette vérité » n’est personne d’autre que Dieu lui-même.
Néanmoins, le Dieu de Soloviev n’est pas le Dieu chrétien doté d’une personnalité, un Dieu
pensé comme transcendant, c’est-à-dire d’une volonté organisée selon des fins particulières,
inaccessibles, mais c’est un Dieu spinoziste immanent à l’homme et au monde : l’essence de
l’existence. Sur cette conception de Dieu, cf. particulièrement Le Concept de Dieu (défense de
Spinoza), S.R., IX, 3-33.
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sement, il ne s’est pas arrêté au tout collectif qui existe concrètement et de
façon évidente et que tout le monde perçoit – il ne s’est pas arrêté à l’unité
nationale. Il a été l’un des premiers et des rares à comprendre que la réalité
empirique de la nation en acte est quelque chose en soi de relatif, et bien
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il va plus loin et soutient qu’un [179] individu pris pour lui-même ou comme
membre isolé est tout simplement une abstraction, qu’un tel homme n’existe
et ne peut être de fait. Et bien entendu, Comte voyait juste.
Personne ne nie l’existence et les principes de base de la géométrie – point,
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pour former une quelconque ligne définie, ils devraient, de toute évidence,
se mettre dans un ordre qui n’est pas celui du hasard mais qui a une direc-
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tion définie. Par conséquent, il s’agirait déjà d’une ligne et celle-ci ne se com-
poserait pas de [180] points mais serait présupposée par eux. Il en va exac-
tement de même pour les lignes (en admettant per impossibile leur existence
isolée). En effet, afin qu’elles puissent se composer en surface, il est néces-
saire qu’elles se mettent dans un ordre de construction définie selon deux
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quoi” ce quelque chose se dissout. […] De ce genre, on trouve les lettres dans l’écriture, les
points dans la ligne, les mots dans les discours logiques, les atomes dans les corps composés, et
enfin tout individu incomposé qui ne se divise pas en un autre individu » (Giordano BRUNO,
Summa terminorum metaphysicorum, Zurich, 1595, p. 14).
20. Il s’agissait de la solution de Bruno que l’on peut trouver dans De triplici minimo et
mensura (1591) : « La ligne n’est rien d’autre que le point en mouvement, la surface rien d’au-
tre que la ligne en mouvement, le corps rien d’autre que la surface en mouvement » (in Iordani
Bruni Nolani opera latine conscripta publicis sumptibus edita, Florence, éd. F. Tocco et H.
Vitelli, 1889, p. 148).
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derniers ne sont en fait que partiels et fractionnaires, ce ne sont que les pro-
duits de la décomposition du premier.
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Le tout est premier par rapport à ses parties qui le présupposent. Cette
grande vérité, évidente en géométrie, conserve également toute sa force en
sociologie 21. La comparaison est pleinement adéquate. Le point sociologique
est l’individu isolé, la ligne est le foyer familial ; quant à la superficie, c’est le
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21. Comte insiste souvent sur cette idée et va jusqu’à affirmer que l’individu n’a pas d’exis-
tence réelle, si ce n’est comme « organe » : « Une société n’est pas plus décomposable en indivi-
dus qu’une surface géométrique ne l’est en lignes ou une ligne en points » (SPP II, p. 181).
22. Nous avons traduit par « ensemble » (la plupart du temps) le mot russe « celoe ». Cette
traduction a l’avantage d’être simple et fidèle à la propre traduction russe de Soloviev du mot
« ensemble » chez Comte. Elle a pourtant l’inconvénient de masquer la teneur conceptuelle pro-
pre à la philosophie russe et aurait dû se traduire par « ce qui est intégral ». La « celostnost‘ »
(« l’intégralité ») est un concept clef de la philosophie religieuse russe, développé par le pre-
mier chef de file des slavophiles, Kiréievski. Le concept d’intégralité dans la théorie de la
connaissance s’accompagne de celui d’intégrité (cel‘nost‘) dans l’anthropologie slavophile. Il
s’agit de dépasser le formalisme occidental et sa pensée « mécanique » isolant les concepts, et
d’allier en l’homme la raison, le sentiment, l’action de façon intégrale. Soloviev fut directement
influencé par le projet de Kiréivski et le reprit à son compte, notamment dans son ouvrage de
jeunesse : Principes philosophiques de la connaissance intégrale (celoe). Ici, l’intégrité se
reconnaît dans un Grand-Être qui est proprement intégral, il s’agit de l’Humanité (d’abord
comtienne) et qui va progressivement devenir sous la plume de Soloviev la Sophia, la vision de
l’éternel-féminin. Selon la formule soloviévienne dans La Russie et l’Église universelle, l’in-
tégrité « est l’unité véritable qui ne s’oppose pas à la multiplicité, qui ne l’exclut pas […], mais
qui inclut tout en soi » (S.R., XI, 303-304). Voir l’article de François ROULEAU, « intégrité/inté-
gralité », dans le Dictionnaire de la philosophie russe, op. cit., p. 375-378.
23. Soloviev joue ici avec les termes et cherche à affermir sa comparaison entre sociologie
et géométrie. Il utilise ainsi la formule : « la ligne de sa famille » que nous avons décidé de tra-
duire par « lignée » qui a l’avantage de combiner les deux connotations. Il joue aussi sur la
polysémie du mot « ploščad‘ » qui a un sens géométrique « aire, surface, superficie » et un sens
plus courant la « place » (rappelant ici l’agora athénienne). Il a été difficile, voire impossible, de
rendre cet effet, et nous avons traduit le mot « ploščad‘ » par « taille ».
L’idée d’humanité chez Auguste Comte 257
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Le corps ne se compose pas de points, de lignes et de figures mais est pré-
supposé par eux. L’humanité ne se compose pas d’individus, de familles et
de peuples mais est présupposée par eux. Nous voyons bien sûr que, dans la
marche générale de l’histoire universelle, tous ces éléments individuels et
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24. Pour Soloviev, l’extrême limite est presque atteinte avec les séquelles de la Révolution
française au XIXe siècle. En effet, celle-ci a brisé tout lien intérieur, tout principe entre les indi-
vidus, lesquels ne sauraient s’unir que de façon mécanique sur la base de besoins matériels. Il
écrit ainsi : « Le peuple ou Zemstvo qui, en Occident, s’est révolté contre l’Église absolutiste et
contre l’absolutisme étatique et qui les a vaincus lors de son mouvement révolutionnaire, ne peut
pas maintenir son unité et son intégrité et se désagrège en autant de classes hostiles. L’organisme
social de l’Occident, tout d’abord divisé en organismes privés s’excluant les uns les autres, est
finalement voué à se morceler en éléments ultimes, en atomes, en poussières sociales, c’est-à-dire
en personnes isolées et l’égoïsme corporatiste lui-même, l’égoïsme de caste, doit aller dans le sens
de l’égoïsme personnel » (Principes philosophiques de la connaissance intégrale ; S.R., I, 278).
25. N. de l’A. : « L’Humanité se décompose, d’abord en Cités, puis en Familles, mais jamais
en individus* » (SPP IV, p. 31).
26. N. de l’A. : « quoiqu’il comporte seul une existence complète et durable » [SPP IV, p. 31].
27. Auguste Comte écrit : « la tendance inverse prévaudra spontanément, en vertu de son
exclusive positivité » (SPP IV, p. 31). Il n’est pas surprenant que Soloviev remplace les mots
258 Vladimir Soloviev
procéder toujours du cas le mieux caractérisé vers les moins prononcés*. […]
<Car seule l’existence de l’humanité admet une définition exempte de
confusion et d’arbitraire> 28.
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D’après la judicieuse et profonde remarque de Comte, tous les sophismes
avancés par une pensée désordonnée ou rétrograde contre la réalité de l’hu-
manité se détruisent eux-mêmes. Ils se fondent sur le point de vue exclusif
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« spontanément » et « exclusive ». D’une part, parce qu’il ne croit pas en une spontanéité plus
ou moins immédiate, mais insiste avec sa philosophie sur le devenir ; d’autre part parce que
sous sa plume le mot « exclusive » a une connotation uniquement négative. En ce sens, une
« exclusive positivité » serait sous sa plume un oxymore. Conscient de cette réinterprétation du
comtisme, Soloviev donne en note la phrase française.
28. A. COMTE, SPP IV, p. 31. La dernière phrase est un ajout soloviévien à partir de la
phrase suivante : « Elle seule [l’humanité], en effet, comporte une appréciation exempte de
confusion et d’arbitraire ».
29. Auguste Comte écrit : « Tous les sophismes que l’anarchie ou la rétrogradation suscite
aujourd’hui contre une existence de plus en plus évidente se trouvent nécessairement contra-
dictoires puisque le langage qui formule ces blasphèmes constitue la plus collective de nos
constructions. Aucune de ces protestations n’est assez conséquente pour oser nier la Famille et
la Patrie, dont la nature offre pourtant les mêmes caractères de composition actuelle et succes-
sive, avec une moindre extension, qui permet d’y mieux sentir le concours » (SPP IV, p. 28.)
30. N. de l’A. : Cf. p. 29. [« Guidé par l’existence collective, le sentiment ébaucha bientôt
l’appréciation empirique de l’Humanité. […] Mais l’existence civique, seule compatible avec
un suffisant essor de l’intelligence et de l’activité, fit surtout surgir la tendance de toute asso-
ciation à se regarder comme le noyau de l’Humanité » (SPP IV, p. 29)].
31. N. de l’A. : ibid., p. 31 [« Chaque abstraction partielle, développée autant que possible,
rentre dans l’ensemble de l’espèce, sans qu’on puisse l’en séparer, autrement que par abstrac-
tion » (SPP IV, p. 31).
32. N. de l’A. : ibid., p. 31, 33 sq. [la formule n’apparaît en fait qu’à partir de SPP IV, p. 33].
L’idée d’humanité chez Auguste Comte 259
V
« Le Grand-Être » réunit en lui-même (non pas en tant que somme mais
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en tant qu’intégralité effective, autrement dit unité vivante) tous les êtres
qui concourent librement à perfectionner l’ordre du monde 33.
« En cherchant seulement à compléter la notion de l’ordre réel, on y éta-
blit <naturellement> la [seule] unité qui lui correspond 34 ».
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33. N. de l’A. : ibid., p. 30 [« Le Grand-Être est l’ensemble des êtres, passés, futurs, et pré-
sents, qui concourent librement à perfectionner l’ordre universel » (SPP IV, p. 30)].
34. N. de l’A. : ibid., t. II. (Paris, 1852), p. 56. [SPP II, p. 56 ; souligné par Soloviev].
35. Ibid. ; souligné par Soloviev.
36. N. de l’A. : ibid., p. 52 [Il s’agit en fait de SPP II, p. 51 ; Soloviev ne donne pas cette
citation entre guillemets, pourtant sa traduction lui est assez fidèle].
37. Il faut noter que Soloviev ne traduit pas ici « ensemble » par « celoe », ce qui n’aurait pas
de sens dans le cadre de la philosophie proprement russe (cf. ci-dessus n. 22), mais par « sovo-
kupnost‘ » qui signifie plutôt la totalité, d’une certaine façon « la somme ».
38. N. de l’A. : ibid., II, p. 56-57 [SPP II, p. 56-57 ; c’est Soloviev qui souligne].
260 Vladimir Soloviev
« L’ordre naturel, dit Comte, est certainement assez imparfait pour que
ses bienfaits ne <puissent> se réaliser envers nous que d’une manière indi-
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recte, par l’affectueux ministère* de l’être actif et intelligent sans lequel
notre existence deviendrait presque intolérable. Or, une telle conviction auto-
rise assez chacun de nous à diriger vers l’Humanité toute sa juste reconnais-
sance, même quand il existerait une providence encore plus éminente, d’où
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VI
39. N. de l’A. : ibid., II, p. 57 [ibid., p. 57 ; c’est Soloviev qui souligne ; « notre commune
Mère », à savoir l’Humanité].
40. Cette thèse a d’abord été exposée dans la leçon du Cours consacrée aux « Considérations
philosophiques sur l’ensemble de l’astronomie » (voir Cours de philosophie positive, t. 2, Paris,
Bachelier, 1835, 19e leçon, p. 13-18). Elle a été reprise ensuite en SPP I, p. 508-511.
41. N. de l’A. : ibid., p. 59 [SPP II, p. 59].
L’idée d’humanité chez Auguste Comte 261
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où, sans être aussi complets <(comme dans l’humanité)>, ils deviennent
mieux appréciables*. Voilà comment la Famille et la Patrie ne cesseront
jamais d’offrir, à l’esprit autant qu’au cœur, les préambules nécessaires de
l’Humanité*. Mais l’éducation systématique, <visant à combler le cours
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VII
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faisons partie du moins en espérance* 43 ».
Il est clair qu’il ne s’agit pas d’un discours sur un concept, mais sur un
être parfaitement effectif, et s’il n’est pas parfaitement personnel, au sens
des particuliers humains, il est encore moins impersonnel. Pour le dire d’un
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VIII
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assurance et un éclat particulier, mais sans compréhension claire et distincte,
grâce à l’inspiration religieuse du peuple russe au XIe siècle. La conception
centrale de la religion positive* de Comte rejoint un aspect du christianisme
qui a été, si ce n’est intellectualisé, du moins ressenti par l’âme russe il y a
fort longtemps ; or, ce sentiment ou pressentiment, bien qu’à peine intellec-
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IX
Le centre de l’icône principale de l’ancienne cathédrale de Novgorod 47
(au temps de Iaroslav le Sage 48) est occupé par l’étrange silhouette d’une
45. Soloviev fait allusion à Novgorod, appelée aussi Novgorod la Grande (son titre médié-
val). Littéralement « Novogorod » signifie la « Nouvelle Ville ». S’il est vrai que la ville sombre
dans un déclin de plus en plus certain à partir du XVe siècle, elle représente néanmoins au XIXe
siècle, et encore de nos jours, la vieille Russie, ou plus exactement la Russie millénaire. C’est
justement cette ville qui fut choisie en 1862 pour accueillir « le Millénaire de la Russie » : le célè-
bre monument russe qui commémore l’arrivée du viking Riourik à Novgorod, événement perçu
comme le commencement de l’Histoire en territoire russe.
46. Il faut ce souvenir que cet article est d’abord une conférence faite à Saint-Pétersbourg.
Or, l’Université de Saint-Pétersbourg, alors haut lieu du positivisme, est surtout un bastion de
l’occidentalisme. Soloviev qui fut un temps considéré comme un slavophile, avant d’être rejeté
par ce courant, ne se prive toutefois pas d’envoyer quelques attaques aux occidentalistes dans
son article et, de fait, sans en avoir l’air, cette affirmation est sévère. En effet, non seulement
cette icône est assez célèbre, mais en plus elle est reproduite en de nombreux exemplaires, de
sorte qu’il est difficile pour un Russe de l’ignorer.
47. En s’attardant sur la cathédrale Sainte-Sophie de Novgorod, Soloviev insiste sur la spé-
cificité d’un culte proprement oriental dédié à la sainte. C’est une façon de prendre ses dis-
tances avec le catholicisme qu’il était tout près d’embrasser, au sens où la Sophia serait une idée
proprement orientale et orthodoxe, à laquelle les catholiques auraient peu accès, en dépit du
culte de l’Immaculée Conception.
48. Iaroslav le Sage (978-1054) grand prince de Novgorod, puis grand-prince de Kiev.
264 Vladimir Soloviev
femme en tenue royale, assise sur un trône. Lui faisant face [188] et légère-
ment penchés vers elle se situent, à droite, une Vierge de style byzantin, et
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à gauche, saint Jean-Baptiste ; le Christ représenté les bras ouverts s’élève
au-dessus de la figure centrale assise sur son trône, et au-dessus du Christ se
trouve le monde céleste représenté par des anges entourant la Parole Divine,
symbolisée par le livre des Évangiles.
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Qu’illustre donc cette figure principale, centrale et royale qui est claire-
ment distinguée et du Christ, et de la Vierge, et des anges ? L’icône s’appelle
l’icône de Sofia, la Sagesse divine. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Au XIVe
siècle, un boyard posa la question à l’archevêque de Novgorod, mais ne reçut
aucune réponse – l’archevêque ne pouvant professer que son ignorance. Nos
ancêtres vénéraient pourtant cet être mystérieux, comme les Athéniens véné-
raient autrefois le « dieu inconnu 49 », construisaient des temples et des
cathédrales dédiés à son culte 50, fixaient le jour et le déroulement du service
de l’église pour la célébration, au cours de laquelle Sophia, la Sagesse divine,
était rapprochée du Christ, de la Vierge, sans être clairement identifiée ni à
Lui ni à Elle. Si, en clair, la Sagesse était le Christ, elle ne pourrait être la
Mère de Dieu, et si elle était la Madone, elle ne pourrait être le Christ.
Nos ancêtres ne reçurent pas cette idée des Grecs. À Byzance, d’après
toutes les sources en notre possession, la divine Sagesse des Grecs, ἡ Σοφία
τοῦ Θεοῦ, s’entendait comme un attribut abstrait et général de la Déité, ou
appartenait, comme un synonyme, à l’éternelle Parole divine, le Logos.
L’icône de Sofia à Novgorod n’a pas de prototype grec : c’est l’œuvre de notre
créativité religieuse propre. Son sens était inconnu pour l’évêque du XIVe
siècle, mais nous pouvons aujourd’hui le saisir.
Qui est cet Être, royal, féminin et grand qui n’est ni Dieu ni le fils de
Dieu, ni un ange, ni un saint, mais qui reçoit les hommages de la dernière
figure de l’Ancien Testament 51 et les hommages de la première du Nouveau,
qui est-il, dis-je, si ce n’est la vraie, la pure et la parfaite humanité, la forme
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rel, et unissant à Lui tout ce qui est ? Il ne fait pas de doute que c’est le sens
complet du Grand-Être, partiellement éprouvé et compris par Comte, et
éprouvé dans son intégralité (mais sans être compris) par nos ancêtres, les
pieux constructeurs des églises dédiées à la Sofia. [189]
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52. Soloviev emploie la formule « večno-syščee » (« ce qui existe éternellement »). On trouve
dans le dernier article de La Philosophie théorétique (S.R., IX, 154), un hapax d’une formule
voisine « bezuslovno-syščee » (« ce qui existe inconditionnellement »). Le mot « syščee » est le
substantif du participe du verbe « être » correspondant au grec to on ; on peut le comprendre
de la façon suivante « ce qui existe véritablement », en insistant sur l’aspect « véridique » du mot.
53. À partir de ce texte, on ne doit pas interpréter trop vite la pensée de Soloviev et imagi-
ner qu’il pose deux Absolus, un absolu en devenir (l’humanité) et un Absolu existant éternel-
lement (ce qui poserait des problèmes insolubles dans son système). En fait, il faut plutôt pen-
ser que le devenir est dans l’Absolu plutôt qu’il n’existe un Absolu en devenir. Néanmoins,
force est d’admettre que certaines expressions de Soloviev laissent parfois perplexe, car com-
ment accepter d’un côté un Dieu-Absolu et immanent « substance unitotale de toutes choses »
dont rien ne peut se trouver en dehors de lui (sous peine de le limiter) (S.R., IX, 23), et d’un
autre côté un absolu en devenir (que lui-même reconnaît pour une idée absurde, S.R., IX, 164).
54. L’humanité est proprement ce qui réalise l’intégralité chère aux premiers slavophiles.
Pour Kiréievski, « dans le monde physique, tout être ne vit et ne se soutient que par la destruc-
tion des autres ; dans le monde spirituel, chaque personne, en s’édifiant, les édifie toutes, et
c’est par la vie de toutes que chacune respire » (Ivan KIRÉIEVSKI, Essais philosophiques, trad.
266 Vladimir Soloviev
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Il est clair que la vraie humanité, en tant que forme cosmique de l’union
de la nature matérielle avec la déité, ou en tant que forme d’incorporation
de la nature divine, est nécessairement une Divino-humanité et une Divino-
matérialité. Elle ne peut être simplement une humanité qui se résumerait à
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un réceptacle qui ne reçoit rien 56, une forme sans contenu, autrement dit
une forme vide.
Le Grand-Être n’est pas une forme vide mais une plénitude divino-
humaine qui embrasse la vie matérielle et spirituelle, divine et créative qui
nous est révélée par le christianisme. La conception de Comte du véritable
Grand-Être n’est pas complète et pas totalement aboutie et formulée, mais
il croit inconsciemment en sa complétude, et en témoigne ardemment mal-
gré lui. Mais combien de chrétiens croyants, hier comme aujourd’hui, n’ont
jamais su ou voulu connaître cette essence même du christianisme qui, bien
que partiellement [190] comprise, a inspiré une dévotion ardente à ce sans-
dieu, à cet impie : Comte !
En effet, il a nié Dieu et le Christ. Mais Dieu et le Christ pardonnent sans
doute aux offenses personnelles. Et sans doute prêtent-ils plus attention aux
dispositions du cœur qu’aux opinions venant de la tête. Le plus précieux à
leurs yeux, n’est-ce pas leur autre ? N’est-ce pas ce en quoi la plénitude d’une
vie divine trouve son accomplissement dernier et final ? Ce que notre philo-
sophe a deviné et a appelé le Grand-Être, lequel devint pour lui un objet de
dévotion sincère et profonde, bien qu’étrange par ses formes et ses expres-
F. Rouleau, Paris/Namur, Lethielleux/Le Sycomore, 1988, p. 193). Or, pour Soloviev, les choses
sont légèrement différentes : c’est la tâche de l’humanité de spiritualiser la nature physique, de
« réaliser » l’uni-totalité dans le monde physique et de respecter ainsi le véritable Absolu qui est
physiquement et spirituellement toutes choses et qui, partant, n’accepte aucune négation. En
ce sens, on ne peut pas dire que l’humanité réalise l’Absolu, puisque l’Absolu est ce qui est,
mais que l’Humanité se fonde sur l’Absolu pour repousser, d’une part la mort et la destruction
propres au monde physique, et d’autre part la négation et l’exclusivisme propres au monde de
la pensée ; chez Soloviev, l’Absolu est alors pensé comme le sol de la positivité à la fois du monde
de la pensée et du monde physique (qui sont de toute façon pour lui intimement enchevêtrés)
rendant possible le véritable devenir-accroissement, lequel permet à toutes choses, selon l’ex-
pression de Kiréivski, de « respirer » et « de s’édifier ».
55. Soloviev utilise le participe présent du verbe « vosprinimat‘ », verbe qu’il utilise pour
traduire le concept comtien « d’incorporation ». On aurait pu traduire par « en tant que récep-
tacle de la nature divine », mais d’une part on aurait perdu un peu de la force de cette expres-
sion (soulignant la spiritualisation active de la matière) et d’autre part on manquerait le renver-
sement de Soloviev par rapport à Comte : ce ne sont plus les morts qui sont incorporés au
Grand-Être, mais c’est le Grand-Être qui devient un réceptacle, qui incorpore la nature divine.
Sur la notion d’incorporation, voir l’étude de Jean-Louis CHRÉTIEN, « Note pour l’histoire du
terme incorporation », dans Promesses furtives, Paris, Minuit, 2004, p. 131-138.
56. Cf. note précédente ; on aurait pu traduire par « une incorporation sans incorporé ».
L’idée d’humanité chez Auguste Comte 267
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à Cette Plénitude, à Elle, le Saint-Esprit unit Dieu et le Christ. Comte n’a
pas péché contre cela. Son péché est le même que celui de tous les ennemis
théoriques du christianisme, c’est le « péché contre le Fils Humain » ; or,
selon les paroles du Fils Humain, ce péché est pardonné.
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XI
57. Il faut voir ici une allusion au Dieu « Vsederžitel » (« qui tient tout »).
58. Voir SPP II, p. 60-62 et SPP IV, p. 34-35.
59. On peut rendre cette phrase par « non pas au sens d’important mais au sens de caracté-
ristique ».
268 Vladimir Soloviev
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toire universelle, si ce n’est comme accomplissement de cette intégrité de
l’humanité, si n’est comme sa guérison effective à travers l’union manifeste
de ses deux parties séparées 60 ? Comte n’exprime pas directement cette pen-
sée, cependant celui qui lira entièrement et avec bienveillance l’ensemble des
quatre volumes de sa Politique positive* devra admettre qu’aucun autre des
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XII
Voici, devant nous, présenté aujourd’hui, un cas parmi les innombrables
personnes qui se sont éloignées 62. Bien sûr, il n’est venu à l’esprit de per-
60. Cette union est davantage que l’union entre les morts et les vivants, même s’ils repré-
sentent les deux termes à unir, à savoir la substance (représentée par les morts) et le phénomène
(les vivants). Une telle union entraîne pour Soloviev le triomphe de la vie sur la mort, puisque
la mort n’est rien d’autre que la rupture entre ce qui vit (le phénomène) et ce qui fait tenir la
vie (la substance). L’humanité et le monde phénoménal en règle générale (à certains égards aussi
bien physique que spirituel, si on entend par spirituel ce qui est de l’ordre de la pensée) souf-
frent d’égoïsme, c’est-à-dire d’une affirmation unilatérale et exclusive de soi contre la substance
qui le sous-tend. « Quant à l’égoïsme, écrit Soloviev dans son article sur Spinoza, il n’est que la
séparation de la personnalité d’avec son contenu vivant, la séparation du support, de l’hypo-
stase de l’être d’avec son essence (oujsiva). Il n’est que la rupture entre l’existence et sa fin,
entre le fait extérieur et sa valeur intrinsèque, entre ce qui vit et ce qui fait tenir la vie. Une telle
séparation d’avec son essence vivante, centrée sur soi, sur son Moi, est incontestablement une
mort morale et un naufrage pour l’âme » (S.R., IX, 20).
61. Soloviev doit citer de mémoire ce passage, car il est très éloigné du texte original : « “Or
voici que, fermant les yeux sur les temps de l’ignorance, Dieu fait maintenant savoir aux hommes
d’avoir tous et partout à se repentir, parce qu’il a fixé un jour pour juger l’univers avec justice,
par un homme qu’il y a destiné, offrant à tous une garantie en le ressuscitant des morts.” À ces
mots de résurrection des morts, les uns se moquaient, les autres disaient : “Nous t’entendrons
là-dessus une autre fois”. C’est ainsi que Paul se retira du milieu d’eux » (Ac 17,30-33).
62. Soloviev utilise le mot « otšešij », ce qui montre qu’il faut entendre cette expression dans
la perspective de la doctrine comtienne de l’incorporation puisque c’est avec le même terme
L’idée d’humanité chez Auguste Comte 269
sonne d’anticiper pour lui une résurrection totale, et pourtant c’est ce que
nous avons commencé à faire. Avant de venir à ces commémorations, j’ai fait
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mieux qu’auparavant connaissance avec lui et je me suis mis à l’aimer. Voici
donc le premier pas, ou plutôt les deux premiers pas : [192] connaître et
aimer. Puis, si je suis parvenu à transmettre à certains d’entre vous une idée
juste de cet homme disparu et à éveiller un sentiment bienveillant à son
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qu’il évoque cette dernière dans son article sur Comte (S.R., X, 405). On pourrait traduire
« otšešij » par « défunt », « passé » mais il nous semble que cette traduction aurait l’inconvénient
de nous écarter de l’idée de Soloviev : Auguste Comte n’est pas complètement défunt, une par-
tie de lui a été sauvée, incorporée.
270 Vladimir Soloviev
tout autre, le nom de ce même Auguste Comte pour les services qu’il a ren-
dus, sans même le savoir, en faveur du développement de la conscience chré-
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tienne après qu’il eut régénéré sous de nouvelles appellations ces vérités
vieilles et éternelles, à savoir d’une part la vérité de l’essence collective ou
de l’âme du monde, dont le nom le plus simple est [193] celui, chrétien,
d’Église, et d’autre part la vérité accomplie sur la vie des morts 63.
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63. À savoir, la résurrection, laquelle fut accomplie par le Christ. Il faut noter que Soloviev
emploie dans le passage le mot russe « istina ». Dans son article « Istina », A. Vasylchenko défi-
nit le mot ainsi : « Le mot russe istina, à la différence de sa traduction française “vérité”, pos-
sède en premier lieu un sens ontologique : il signifie “ce qui est, ce qui existe vraiment”. Par
rapport à ce sens ontologique, le sens épistémologique de “ce qui est dit en conformité avec la
réalité, jugement vrai” est secondaire et dérivé » (Andriy VASYLCHENKO, art. « Istina », dans
Vocabulaire européen des philosophies, Barbara CASSIN dir., Paris, Seuil/Robert, 2004, p. 620).
64. La Bible, Sagesse de Salomon, 1, 4.