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CRITIQUE ET ANNEXION DE LA DOCTRINE POSITIVISTE.

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SOLOVIEV LECTEUR DE COMTE
Rambert Nicolas

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2016/2 Tome 79 | pages 233 à 244


ISSN 0003-9632
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http://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2016-2-page-233.htm
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Rambert Nicolas, « Critique et annexion de la doctrine positiviste. Soloviev lecteur de Comte »,
Archives de Philosophie 2016/2 (Tome 79), p. 233-244.
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Archives de Philosophie 79, 2016, 233-244

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Critique et annexion de la doctrine positiviste
Soloviev lecteur de Comte
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R A M B E RT N I C O LA S
Professeur de philosophie au lycée international de Dubai

Le 24 novembre 1874, tout juste âgé de 21 ans, Soloviev soutenait sa thèse


de magistère à l’Université d’État de Saint-Pétersbourg, alors « citadelle du
positivisme russe 1 ». Incontestablement, le jeune philosophe faisait preuve
d’une audace sans pareille pour présenter un tel mémoire devant un tel
public, car non content de prétendre dépasser l’ensemble de la philosophie
occidentale dans un lieu où l’occidentalisme prévalait, ce travail affirmait
encore renverser le positivisme ; son titre était radical, La Crise de la philo-
sophie occidentale, et son sous-titre laconique, Contre le positivisme. Sans
surprise cette thèse, première œuvre majeure de Soloviev, suscita une vive
polémique et on peut la considérer, à juste titre, comme « un indicateur de
l’état des esprits en Russie ». En effet, « d’un côté, l’avalanche de critiques
qu’elle lui valut montra que le positivisme avait conservé son influence ; de
l’autre, le grand nombre de réactions qui lui furent favorables témoigna de la
croissance de l’opposition au positivisme dans la société russe 2 ». Cette oppo-
sition croissante des années 1870 face à la « mode » positiviste est sans conteste
un élément de réponse pour comprendre les raisons qui motivèrent le jeune
Soloviev à diriger ses attaques contre ce courant. De fait, à la toute fin de sa
vie, le penseur déclarait sans ambages que cette philosophie « était à l’époque
[…] une idolâtrie, aveugle et intolérante à l’égard des “penseurs rétifs” », si
bien que « résister était alors non seulement permis et opportun mais égale-
ment obligatoire pour le débutant comme un premier examen sur le sérieux
de sa vocation de philosophe 3 ». Néanmoins, cette seule explication histo-
rique est superficielle et appelle une explication d’ordre philosophique ; aussi
la question demeure-t-elle : pourquoi ce « novice » qui, en plus, était passé

1. P. S. CHKOURINOV, N.G. SAMSONOVA, art. «  Positivisme  », trad. P. Caussat, in


Dictionnaire de Philosophie russe, F. Lesourd dir., Lausanne, l’Âge d’Homme, 2010, p. 687.
2. B. V. MEJOUIEV, art. « Crise de la philosophie occidentale », trad. légèrement modifiée
B. Marchadier, ibid., p. 166.
3. Sobranie sočinenij Vladimira Sergeeviča Soloveva, Saint-Pétersbourg, M. S. Soloviev
et S. M. Radlov éd., 1911-1914, t. IX, p. 172. Par souci de commodité nous noterons à présent
cette édition de référence de la sorte : S.R., IX, 172.
234 Rambert Nicolas

par les sciences positives – il avait fait une première année de biologie sous
l’influence du positivisme –, décida-t-il de «  commencer [sa] carrière

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publique par une attaque virulente 4 » contre ce dernier ?
Quel que soit le philosophe étudié, écrit Thomas Nemeth, les idées qui lui sont
expressément opposées apparaissent souvent plus éclairantes qu’une investi-
gation sur les influences positives qui le formèrent. Dans le cas de Soloviev,
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l’adversaire suprême de ses premières années était le « positivisme », progéni-


ture intellectuelle d’Auguste Comte, laquelle rejetait la métaphysique et insis-
tait sur la science naturelle comme paradigme de la connaissance humaine 5.

Selon cet auteur, l’opposition du premier Soloviev à Comte semble rela-


tivement simple et ne suscite guère d’étonnement ; d’une part Soloviev serait
métaphysicien, d’autre part les sciences n’épuiseraient pas pour ce dernier
l’ensemble « des questionnements humains ». Du reste, cette lecture de l’op-
position entre Comte et Soloviev est dominante parmi les interprétations les
plus courantes sur le penseur russe. On la trouve chez Herman, comme chez
Strémooukhoff, ou encore chez Jankélévitch qui relève justement :
Il lui [Soloviev] a fallu tenir compte aussi des doctrines matérialistes et positi-
vistes qui jouissaient alors en Europe de la faveur générale et commençaient
aussi à faire la conquête des esprits en Russie. Il se mit donc à les étudier, en
allant directement aux sources, et la conclusion qu’il tira de cette étude ne fut
pas favorable au positivisme et au matérialisme. Si sa loyauté l’obligea de recon-
naître les services qu’ils ont rendus en contribuant aux progrès des sciences, il
ne craignit pas de s’attirer les anathèmes des classes « avancées » de la société,
de la jeunesse universitaire surtout, en déclarant que l’homme ne vit pas de la
science seule, qu’il lui faut une règle de vie et de conduite, et que cette règle,
ce n’est pas le monde des phénomènes matériels, multiples, relatifs et variables
qui pourra la lui donner. La science positive fournit des réponses aux problèmes
pratiques, posés par la vie de tous les jours ; mais elle reste impuissante et
muette devant les problèmes les plus vitaux, devant ceux qui touchent, non
plus notre corps, mais notre âme, notre être entier, devant le problème de nos
origines et de nos destinées futures, de nos rapports avec l’univers et avec nos
semblables. Ces réponses, c’est l’Absolu seul qui peut nous les donner 6.

Cette explication – Soloviev est un métaphysicien en quête d’absolu que


les sciences de la nature ne contentent pas et il est donc normal qu’il s’en
prenne au positivisme, lequel est un relativisme s’appuyant sur les sciences –
n’est pas satisfaisante ; elle possède l’inconvénient d’être par trop approxi-

4. Ibid.
5. Thomas NEMETH, The Early Solov’ëv and His Quest for Metaphysics, New York,
Springer, 2014, p. 229.
6. Samuel JANKÉLÉVITCH, «  Quelques tendances de la pensée philosophique russe ;
W. Solovieff, philosophe spiritualiste et mystique », Revue de synthèse historique, t. 24, fév.-
juin 1912, p. 190.
Soloviev lecteur de Comte 235

mative. D’une part, il est en effet curieux de ranger Soloviev au seul rang des
métaphysiciens, lui qui critique la métaphysique occidentale (d’une manière

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par ailleurs proche, de son propre aveu, de Comte 7) comme une pensée for-
melle et ratiocinante personnifiant ou hypostasiant des entités abstraites ;
d’autre part, il est étonnant d’accoler constamment ensemble les mots
« matérialisme » et « positivisme », quand on sait que celui-ci s’oppose à de
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nombreux égards à celui-là, et pire encore de déclarer que « la science natu-
relle » (au singulier) est le paradigme de la connaissance humaine, alors que
ce qui pourrait faire office de paradigme de la connaissance humaine (l’ex-
pression est déjà insolite) dans le positivisme, c’est plutôt la « sériation » et
l’organisation, par la philosophie, des six domaines scientifiques d’explica-
tion des phénomènes selon leur esprit et avec des outils spécifiquement phi-
losophiques. Il semble donc que cette interprétation ne mette pas Soloviev
face à Comte, mais plutôt qu’elle mette, au pire, une vulgate positivisto-
matérialiste russe face à un slavophilisme véhément. On se trouve ici aussi
éloigné de la doctrine comtienne qu’on l’est de la doctrine soloviévienne.

La loi des trois états comme fondement de la doctrine positiviste

La méthode critique de Soloviev est particulière ; on peut en distinguer


deux aspects qui sont, somme toute, assez différents. Le premier appartient
à Descartes ou au bon sens et consiste à saper les fondements d’un édifice
pour en provoquer l’effondrement : « la ruine des fondements entraîne néces-
sairement avec soi tout le reste de l’édifice, je m’attaquerai d’abord aux prin-
cipes 8 » ; le second aspect est proprement soloviévien et consiste, selon l’ex-
pression d’Urs von Balthazar à vider « du poison de leurs négations » et de
leur exclusivisme les systèmes et les modes de penser de ses prédécesseurs ;
par ailleurs, selon cet auteur, Soloviev y parviendrait « avec aisance même
pour des mouvements de pensée tout à fait antichrétiens, comme la gnose
ancienne et le matérialisme moderne 9 ».

7. « Si ces raisonnements positivistes et d’autres semblables sur la métaphysique étaient


mieux définis et n’étaient pas en outre exposés sous cette forme mi-absurde mi-vulgaire, alors
nous pourrions les accepter comme une indication juste de ce défaut formel de la philosophie
occidentale […] qui consiste à isoler et à hypostasier constamment les concepts logiques géné-
raux », La crise de la philosophie occidentale (1874), S. R., I, 162.
8. DESCARTES, Méditations métaphysiques (1641), trad. duc de Luynes, Paris, PUF, p. 27
(AT., IX, 14).
9. Hans Urs von BALTHASAR, « Soloviev » dans La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques
de la Révélation, II. Styles. De Jean de la Croix à Péguy, trad. R. Givord et H. Bourboulon,
Paris, Aubier, 1972, p. 167-230 ; ici p. 171 (souligné par nous). Du reste, Balthasar, dans sa lec-
ture de Soloviev, ne l’oppose pas unilatéralement au matérialisme (lequel est toujours curieuse-
ment associé chez certains auteurs, sans aucune distance critique, au positivisme), mais il sait
236 Rambert Nicolas

Ce premier aspect de sa méthode critique, Soloviev l’emploiera tout au


long de sa vie : que ce soit à la fin de son existence (où il n’aura pas peur

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d’utiliser cette arme cartésienne contre Descartes lui-même et tentera, avec
assez de succès, de saper le cogito 10) ou dans sa jeunesse, en la dirigeant
contre Comte, et en cherchant à atteindre le « positivisme » en sa racine par
la « loi des trois états ».
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Il m’est indispensable, écrivait-il dans La Crise de la Philosophie occidentale,


d’examiner cette prétendue loi, d’autant plus qu’elle constitue – comme nous
le verrons – le principal fondement, si ce n’est le seul, de l’ensemble du système
positiviste comtien, lequel repose sur elle et donc s’effondre aussi avec elle 11.

La critique soloviévienne entend suivre une direction : renverser la loi des


trois états. Cette loi, il la présente avec Comte, en ayant cependant eu soin
auparavant d’en donner sa propre traduction 12, laquelle est alors le lieu de
quelques réarrangements 13.
Cette loi consiste en ce que chacune de nos conceptions principales, chaque
branche de nos connaissances, passe successivement par trois états théoriques
différents : l’état théologique, ou l’état fictif ; l’état métaphysique, ou abstrait ;
l’état scientifique, ou positif. En d’autres termes, l’esprit humain, par sa
nature, emploie successivement dans chacune de ses recherches trois
méthodes [pour philosopher], dont le caractère est essentiellement différent
et même radicalement opposé : d’abord la méthode théologique, ensuite la
méthode métaphysique, et enfin la méthode positive. De là, trois sortes de phi-
losophie, ou de systèmes généraux <qui embrassent les phénomènes dans leur
totalité et> qui s’excluent mutuellement : la première est le point de départ
nécessaire de l’intelligence humaine ; la troisième, son état fixe et définitif ; la
deuxième est uniquement destinée à servir de transition 14.

reconnaître cette méthode soloviévienne d’annexion des différentes conceptions philoso-


phiques, comme le matérialisme et le positivisme.
10. Cf. La philosophie théorétique (1898), « Premier principe de la philosophie théoré-
tique », S.R., IX, 89-131.
11. S.R., I, 152.
12. On peut par ailleurs s’étonner que Soloviev traduise Comte, alors qu’il ne traduit pas
lorsqu’il cite de longs passages de Spinoza en latin, ou de Hegel et de Goethe en allemand.
13. Ainsi, ne nous étonnons pas, par exemple, de le voir malignement renommer la « loi des
trois états », sous couvert de traduction, en « loi des trois phases ». En effet, en substituant le
mot « phase » à « état », il tend à rigidifier la conception comtienne avec le propre vocabulaire
du positivisme. En effet, le mot « phase » indique une succession temporelle, avec implicite-
ment l’idée d’une séparation nette précisément entre les différentes phases. En revanche, le
mot « état » laisse possible un enchevêtrement constant de différents états dans un même état.
En d’autres termes, si, dans « l’état théologique », on peut trouver une manière théologique,
mais aussi les débuts d’une manière métaphysique de penser, en revanche cela paraît plus dif-
ficile si on fait mention de « phase », une phase succédant à une autre.
14. S.R., I, 1911, p. 153-154. La version française : Auguste COMTE, Œuvres Complètes,
Cours de philosophie positive (1830), Paris, Anthropos, 1968, t. I, Paris, Rouen frères, 1830,
Soloviev lecteur de Comte 237

D’après Soloviev, cette loi ne vise qu’à assurer le triomphe exclusif des
sciences et la méthode positiviste n’est avant tout qu’une méthode empirique

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d’observation des phénomènes matériels, cherchant à organiser ces derniers
sous la forme de lois invariables selon six grands domaines : mathématique,
astronomique, physique, chimique, biologique et sociologique.
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C’est précisément l’affirmation d’une telle insuffisance générale de la religion


[sic] ou de la philosophie métaphysique que soutient Auguste Comte avec sa
loi historique 15. Comme nous l’avons vu, selon cette loi, ces deux points de
vue, répondant aux noms d’état théologique* et d’état métaphysique*, ont,
en tant que degrés préparatoires dans le développement de l’humanité, néces-
sairement un caractère temporaire et préliminaire. Quant à l’humanité, après
avoir admis l’insuffisance de ces degrés (due à l’irréalité ou l’inaccessibilité de
leurs objets), elle passe à la conception scientifique ou positive du monde. Si
cette loi est assurée, alors le positivisme reçoit de façon certaine un fondement
solide, le seul, d’ailleurs, que sa nature lui permet. En effet, le principe fon-
damental du positivisme consiste, comme nous l’avons vu, dans la négation
de tout principe inconditionnel ou interne, dans l’admission exclusive des
phénomènes extérieurs ou faits 16.

Cet extrait a l’avantage de présenter implicitement les deux aspects de la


critique soloviévienne évoqués plus haut. En effet, Soloviev va attaquer le
« fondement solide » du positivisme (la loi des trois états), précisément parce
que celui-ci est une négation et un exclusivisme. Que le positivisme soit pro-
prement une négation et un rejet des aspirations de l’esprit humain aux
« notions absolues », cela est évident et reconnu par le fondateur même du
positivisme, mais cette facette négative de la doctrine comtienne est délibé-
rément renforcée par la traduction de Soloviev.
Dans l’état positif, dit Comte, l’esprit humain reconnaissant l’impossibilité
<d’une connaissance absolue>, renonce à rechercher l’origine et la destina-
tion de l’univers, et <il se refuse> à connaître les causes intimes des phéno-
mènes et s’attache exclusivement à découvrir, par l’usage bien combiné du rai-
sonnement et de l’observation, leurs lois effectives, c’est-à-dire leurs relations
invariables de succession et de similitude. L’explication des faits, réduite ici à
ses <limites> réelles, n’est plus désormais que la liaison établie entre les divers
phénomènes particuliers et quelques faits généraux dont les progrès de la
science tendent de plus en plus à diminuer le nombre 17.

1re leçon, p. 2-4. Les « oublis » de Soloviev sont notés entre crochets droits, les ajouts entre che-
vrons (<>) ; quant aux formules françaises dans le texte, elles sont en italiques suivies d’un
astérisque.
15. Il faut noter que Soloviev confond délibérément dans ses premières critiques contre
Comte la théologie (comme méthode d’appréhension des phénomènes) et la religion.
16. Ibid., S.R., I, 156 (souligné par nous).
17. S.R., I, 154 ; voir A. COMTE, op. cit., p. 4-5.
238 Rambert Nicolas

Il faut ici constater que Soloviev, d’une part ajoute le verbe pronominal
« otkazyvat’sja », « se refuser », comme si c’était l’esprit humain spontané-

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ment qui se refusait les connaissances absolues (et non la suite d’un long pro-
cessus d’échecs et de transitions) et, d’autre part, substitue insensiblement
à l’adverbe français « uniquement », celui russe beaucoup plus fort – et qui
prendra une importance considérable dans sa philosophie comme erreur à
combattre – d’« exclusivement » (isključitel’no). Car c’est bien comme un
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exclusivisme que Soloviev comprend l’ambition de Comte, et comme un


exclusivisme s’inscrivant qui plus est dans un lent et long processus histo-
rique propre à l’Occident. Il écrit à ce propos :
C’est à ce moment que surgit le tiers-État* : la science positive qui de nos jours
affiche à son tour l’ambition d’une hégémonie inconditionnelle dans le
domaine de la connaissance et qui veut également être tout. Cette ambition
est résolument exposée par le prétendu positivisme qui se torture à réunir
toutes les parties de la science en un seul grand système contraint à représen-
ter conjointement toutes les connaissances humaines. Selon cette conception,
la théologie et la philosophie (qui reçoivent dans cette perspective la même
appellation de métaphysique) sont essentiellement obsolètes, bien que néces-
saires à l’ère de la fiction 18.

La loi des trois états face à la loi du développement

Si Comte voyait lui aussi l’esprit positif comme le résultat d’une longue
maturation historique, il ne l’entendait certainement pas de la même manière
que le philosophe moscovite. Aussi, à « la loi des trois états » de Comte,
Soloviev substitue une « loi du développement » présentée symboliquement
comme le premier chapitre de son ouvrage de jeunesse – ouvrage inachevé –,
Principes philosophiques de la connaissance intégrale. Il donnait ainsi à sa
philosophie d’inspiration slavophile – fortement marquée par l’empreinte de
Kiréïevski – un fondement qui, volens nolens, ressemblait fort au fondement
comtien de « la loi des trois états ». En ce sens, on peut fortement soupçon-
ner celui-là de vouloir concurrencer celui-ci. En effet, de façon similaire à la
loi comtienne, la loi soloviévienne était organisée selon un schéma trine, com-
prenait le développement de l’esprit humain et était pensée comme le fonde-
ment sur lequel allaient s’établir la nouvelle philosophie et la réorganisation
sociale tant souhaitée. Ce n’est donc pas un hasard si, chez Soloviev comme
chez Comte, une loi du progrès (loi des trois états, loi du développement)
inaugurait une philosophie que l’un et l’autre voulaient totale : l’un dans ses
Cours, l’autre dans ses Principes philosophiques. Toutefois ce que doit sur-

18. V. SOLOVIEV, Principes philosophiques de la connaissance intégrale (1877), S.R., I,


278 (souligné par nous).
Soloviev lecteur de Comte 239

tout la loi soloviévienne à la loi comtienne, c’est précisément d’essayer de s’y


opposer, voire de l’inverser, et partant de tenter d’intégrer le positivisme dans

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un système plus vaste ou, pour réemployer la formule de Balthasar, d’en sup-
primer le poison de la négation et de l’exclusivisme.
Ce processus d’inversion de la loi comtienne, et presque d’emmaillote-
ment du positivisme, est d’abord réalisé par une prétention soloviévienne
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plus grande. Certes, Comte affirme dans la seconde partie de son œuvre que
« la vraie philosophie se propose de systématiser, autant que possible, toute
l’existence humaine, individuelle et surtout collective 19 » ; néanmoins force
est de reconnaître que sa « loi des trois états » touche initialement et essen-
tiellement ce qu’on peut appeler selon un vocabulaire soloviévien « la sphère
de la connaissance ». Autrement dit, elle énonce avant tout les évolutions de
la méthode philosophique ou des méthodes de penser et d’expliquer le
monde, allant de la théologie au positivisme. À l’inverse, concernant
Soloviev, il faut entendre sous sa « loi du développement », une loi valant à
la fois pour l’ensemble de l’humanité et surtout pour l’ensemble de ses
sphères, en ayant soin de constamment les mettre en interactions par des fac-
teurs communs. On peut voir dans le tableau ci-dessous, tiré des Principes
philosophiques de la connaissance intégrale, la compréhension solovié-
vienne de « l’humanité » où la science positive n’est plus qu’une case parmi
d’autres et certainement pas le sommet de la sphère de la connaissance ou –
pire – le sommet de l’humanité.

I II III
La sphère La sphère La sphère
de la créativité de la connaissance de l’activité pratique
Fondement La faculté La faculté La volonté
subjectif de sentir de penser
Le principe La beauté La vérité (Istina) Le bien général
objectif
1er niveau Le mysticisme La théologie La société spirituelle
absolu (l’Église)
2e niveau Les Beaux‐Arts La philosophie La société politique
formel abstraite (l’État)
3e niveau L’artisanat La science positive La société économique
matériel (Zemstvo 20)

19. Auguste COMTE, Discours sur l’ensemble du positivisme (1848), Paris, GF, 1998, p. 49
(repris dans le Système de politique positive, t. I, Paris, Carilian-Goeury, 1851, « Discours pré-
liminaire », p. 8).
20. Le tableau doit se lire non de façon diachronique (ce serait une erreur d’interprétation,
car on tomberait dans l’exclusivisme dénoncé par Soloviev) mais de façon synchronique. Le
240 Rambert Nicolas

Mais la stratégie soloviévienne ne s’arrête pas à cet emprisonnement du


positivisme dans une des sphères et dans un des niveaux de l’humanité. Pour

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saper la « loi des trois états », Soloviev va lui opposer un autre concept de
progrès, lequel aura pour effet de montrer que cette prétendue loi qui, dans
les faits historiques et pour l’instant, peut paraître fonctionner, se résorbera
néanmoins peu à peu dans un développement plus large. Comte voyait dans
le positivisme l’état définitif de l’esprit humain, qui, après un long proces-
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sus, exclurait plus ou moins entièrement l’état théologique et l’état méta-


physique : le progrès était donc pour lui l’état d’avancement du positivisme.
Si on conceptualise l’idée de progrès sous-entendue dans la loi des trois états,
on obtiendrait pourtant une conception assez grossière : le progrès ressem-
blerait à une sorte d’ascension linéaire vers le mieux (c’est-à-dire ici vers une
meilleure appréhension des phénomènes), en d’autres termes le parcours
allant d’un point A à un point C, point C qui exclurait de lui-même et défi-
nitivement les points précédents. Soloviev raille une telle vision et laisse sous-
entendre, dans une pique à peine voilée contre Comte, que ce dernier n’au-
rait même pas pris la peine de simplement penser sa notion de progrès :
Le concept de progrès a pénétré non seulement la science, mais aussi la pen-
sée ordinaire. Cela ne signifie pourtant pas que le contenu logique de cette
idée soit devenu pleinement clair à la conscience commune ; au contraire, ce
contenu apparaît vague et indéterminé, non seulement aux yeux de la multi-
tude illettrée, ergotant à tort et à travers sur le progrès, mais même parfois
pour des savants et des quasi-philosophes employant ce concept à leur propre
compte 21.

Soloviev ne fait pas la même erreur que ce « quasi-philosophe » et pense


un concept de progrès radicalement différent, inspiré de Hegel et des roman-
tiques, et qui est conçu comme un mouvement en spirale. Le progrès est
alors le passage de l’indistinction et de la confusion des caractéristiques d’un
organisme (supportant le progrès) à son organisation claire sous la direction
d’une de ces caractéristiques. Entre temps chacune a eu le temps de s’affir-
mer l’une contre l’autre dans un mouvement de négation, à son tour ren-
versé par les « guerres intestines » impliquées par ce mouvement de néga-
tion. Soloviev écrit :

développement de l’humanité consiste précisément à reconnaître tous les niveaux ensemble et


non pas opposés les uns aux autres. En d’autres termes, si les niveaux au cours du développe-
ment de l’humanité s’opposent bel et bien les uns aux autres, en revanche à son terme, non seu-
lement ils cessent de s’opposer (il faut du reste noter qu’ils ont toujours existé mais à des degrés
d’autonomie différents), mais entrent enfin en harmonie tout en étant bien distincts les uns des
autres. Il s’agit en fait d’une conception de l’histoire comme d’un mouvement en spirale qui
ramène non pas au point de départ mais à un état d’unité achevé par des niveaux distincts. En
ce sens, cette conception s’inscrit dans les conceptions romantiques du XIXe siècle (S. R., I, 264).
21. S.R., I, 251.
Soloviev lecteur de Comte 241

Selon la loi du progrès, l’organisme de l’humanité doit, relativement aux


sphères indiquées et aux niveaux de sa nature, passer par trois états (trois
phases, trois moments de son développement). Au premier moment, ces

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niveaux se trouvent dans l’indistinction et la confusion, de sorte qu’aucun ne
possède une nature autonome, c’est-à-dire isolée et effective. Ils existent ainsi
seulement en puissance. […] Cette indistinction consiste en cela : le niveau
supérieur ou absolu enveloppe en lui-même les autres en ne les admettant pas
comme phénomènes autonomes. Au deuxième moment, les niveaux inférieurs
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se dégagent du joug du niveau supérieur et aspirent à une liberté incondition-


nelle. Ils s’insurgent d’abord tous ensemble indifféremment contre le prin-
cipe supérieur, ils le nient. Or pour ce faire et afin que chacun reçoive un déve-
loppement complet, ils doivent s’affirmer chacun de façon exclusive, non
seulement par rapport au niveau supérieur, mais aussi contre tous les autres.
Chacun doit également refuser tous les autres de sorte que, derrière cette
guerre générale des éléments inférieurs avec l’élément supérieur, se déroulent
nécessairement des guerres intestines entre les niveaux inférieurs eux-mêmes.
Et ce faisant, le niveau suprême lui-même, en raison de ce processus, se
détache, se définit comme tel, reçoit sa liberté et conditionne de cette façon
la possibilité d’une nouvelle unité 22.

On comprend alors la démarche suivie par Soloviev : le positivisme non


seulement n’est qu’un niveau parmi d’autres de la nature de l’humanité,
mais encore il en est le niveau le plus bas, lequel est entré en guerre avec la
théologie et la métaphysique. La théologie est certes le niveau dominant dans
la connaissance, mais en étouffant les deux autres, elle contribuait initiale-
ment à entretenir la confusion du premier moment de l’organisme.
Cependant, passé le moment intermédiaire de la guerre du tous contre cha-
cun, qui atteint son apogée lorsque le positivisme proclame son exclusivisme
tapageur, il est nécessaire qu’elle retrouve son premier rang, lequel peut seul
donner sa vraie dimension à l’humanité, c’est-à-dire à la fois son sens et sa
direction.
Lorsque nous analyserons l’absolutisme de la science empirique, proclamée
positivisme, du point de vue de l’humanité et non du petit point de vue occi-
dental, alors nous verrons aisément son insignifiance. Tout comme le socia-
lisme, s’il réalisait entièrement son utopie, ne pourrait offrir aucune satisfac-
tion aux exigences essentielles de la volonté humaine, ni aux exigences de
quiétude et de félicité morale ; de même le positivisme ne pourrait, s’il rem-
plissait parfaitement ses pia desideria et que tous les phénomènes, les plus
compliqués compris, fussent réduits à des lois simples et générales, offrir
aucune satisfaction aux exigences supérieures de l’esprit humain qui ne
recherche pas la connaissance des faits (la constatation) des phénomènes et
leurs lois générales, mais leur éclaircissement raisonné. La science, telle que
le positivisme la comprend, admet sa carence théorique en renonçant aux
questions pourquoi, à quoi bon et qu’est-ce que l’être et, de surcroît, en ne

22. S.R., I, 265.


242 Rambert Nicolas

conservant que les questions inintéressantes, que se passe-t-il ou qu’apparaît-


il, admet par là-même son incapacité à fournir un contenu supérieur à la vie
et à l’action humaine 23.

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Le cercle des trois états
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Il ne faut pas pour autant penser, suite à ces formules incisives, que
Soloviev exclurait le positivisme de son système. Ce serait tomber dans la
même erreur que Comte, ou retomber au premier stade du développement
de l’humanité : celui de l’indistinction. Au contraire, le système soloviévien
se veut supérieur au positivisme et cherche à l’envelopper, tout comme il
tentera plus tard de reprendre la loi des trois états elle-même, laquelle
deviendra sous sa plume : « le cercle des trois états ». En effet, à l’époque où
Soloviev ne surnomme déjà plus Comte le « quasi-philosophe », mais le tient
pour un des « penseurs les plus importants et les plus originaux du XIXe siè-
cle 24 », à cette époque où Soloviev a quelque peu abandonné sa loi compli-
quée du développement de l’humanité, il repense à nouveaux frais « la loi
des trois états » sans pour autant se résoudre à l’accepter telle quelle. S’il
ne tente plus de la supprimer radicalement comme autrefois, il s’efforce
néanmoins de l’inverser. Il cherche à prouver que Comte serait allé, dans sa
propre carrière philosophique, à rebours de sa propre loi : l’idée
d’Humanité du dernier Comte aurait alors cristallisé chez lui l’étape méta-
physique assurant la métamorphose d’un Comte positiviste en un Comte
quasi théologien 25.

23. S.R., I, 279 (souligné par nous).


24. « Auguste Comte » (1895), S.R., X, 406.
25. Soloviev peut écrire : « L’idée d’humanité se révèle être une sorte d’intermédiaire ou de
lien : la philosophie positiviste mène à cette idée et la religion et la politique en partent. Mais
cette idée, même en ce sens, quand elle apparaît dans le dernier tome du Cours de philosophie
positive, ne correspond déjà plus à la méthode objective et, au lieu d’un caractère scientifico-
positif, elle en a un métaphysique. Car l’humanité unifiée dont parle ici Comte, n’existe pas
comme expérience extérieure et ne peut pas être réduite à ce fait. Le concept d’une telle huma-
nité ne peut pas être obtenu par la science, du moins telle que la comprend Comte, et puisqu’il
ne déclarait pas avoir des prétentions à une révélation divine, alors il reste à admettre que son
idée est purement spéculative ou métaphysique. Par conséquent, dans son propre développe-
ment intellectuel, Comte s’est soumis à la loi des trois stades, mais seulement en sens inverse ;
il débuta par une conception scientifico-positiviste du monde et par le moyen du principe méta-
physique d’humanité arriva au stade religieux. » (S.R., X, 398 ; souligné par nous). On trouve
dans la 60e et dernière leçon du Cours de philosophie positive de nombreuses formules qui peu-
vent justifier les propos de Soloviev, comme lorsque Comte, par exemple, affirme que la supé-
riorité morale de la philosophie positive réside dans le fait qu’elle « rattache directement cha-
cun de nous à l’existence totale de l’humanité, envisagée dans l’ensemble des temps et des lieux »
(Cours de philosophie positive, t. VI, Paris, Bachelier, 1842, p. 861).
Soloviev lecteur de Comte 243

C’est alors non sans une certaine désinvolture que Soloviev s’amuse à
faire subir une véritable torsion à la loi des trois états, en lui substituant pure-

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ment et simplement un « cercle des trois stades 26 ».
Allant encore plus loin, Soloviev adaptera ce « cercle des trois stades » aux
trois fondements de sa Philosophie théorétique 27. Ainsi, en présentant com-
ment Soloviev tenta de saper la « loi des trois états », nous avons également
tenté de montrer pourquoi. C’est qu’en dernière instance, Soloviev ne pou-
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vait pas rejeter un exclusivisme pour embrasser un nouvel exclusivisme. Tout


au long de sa carrière, Soloviev, fidèle en cela au principe de l’intégralité des
slavophiles et à la synthèse organique tant promise mais jamais réalisée,
n’aura ainsi pas cherché à repousser le positivisme. Au contraire, le Russe
aura plutôt tenté de l’intégrer et aura surtout tenté de le faire cohabiter avec
les autres phases distinctes de la conception comtienne : la métaphysique et
la théologie. Soloviev, dans sa tentative d’annexion de la doctrine comtienne –
fondée sur le principe selon lequel toute théorie possède en elle quelque chose
de positif 28 –, s’était même réapproprié « la loi des trois états » qui était

26. « L’état d’esprit d’un nourrisson ressemble davantage au positivisme, du moins si on défi-
nit ce dernier à la façon de Comte comme limitation de toute connaissance par le domaine des
faits physiques. Puis, avec l’éveil de la conscience et la découverte du don de la parole, s’ensuit
la période métaphysique de l’enfance, quand la pensée de l’enfant se définit surtout par les caté-
gories de substance, de cause et de fin (correspondant aux questions : à partir de quoi telle chose
a été faite ? d’où vient-elle ? Pour quelle raison ? Pour quoi faire ?). Une religiosité de jeunesse
commence souvent après cette prime curiosité, coïncidant (comme il convient aussi d’après la
périodisation de Comte) avec l’époque de jeux belliqueux et de combat. Les années d’adoles-
cence se distinguent indubitablement par la prédominance d’un vaste idéalisme, des pensées et
des intentions abstraites (c’est-à-dire d’un caractère métaphysique selon la terminologie de
Comte), puis s’ensuit le « positivisme » d’un âge plus assuré, ayant du reste chez la plupart des
gens (en dehors des savants spécialisés) plus un caractère pratique que théorique. Mais (comme
Comte pouvait s’en convaincre à partir de sa propre expérience) l’affaire ne se termine pas là :
avec l’arrivée de la pleine maturité et avec l’approche de la vieillesse, les questions métaphysiques
et, en particulier, les questions mystiques et religieuses reçoivent à nouveau pour l’homme une
importance prédominante. Par conséquent, le cercle des trois stades est éprouvé par l’homme
non pas une fois, mais au moins deux fois et dans un ordre différent. En outre, l’ensemble du
processus n’a pas le point de départ et n’a pas la fin qu’exige la « loi » de Comte. Ce schéma trine,
par lequel l’homme se trouverait théologien dans son enfance, métaphysicien dans sa jeunesse,
et positiviste dans sa vieillesse, n’est exact que lors du moment intermédiaire et transitoire ;
pris dans son intégralité, ce schéma est directement contredit par la réalité. » (S.R., X, 399).
27. On peut en effet voir dans sa dernière théorie de la connaissance des liens avec ces trois
états : matériel (l’objet sensible), métaphysique (forme) et spirituel (la fin). Rappelons en ce
sens la conclusion de son dernier article sur la théorie de la connaissance : « Premièrement, sont
certains les états subjectifs de la conscience en tant que tels, ils sont la matière psychique de
toute philosophie. Deuxièmement, est certaine la forme logique générale de la réflexion en tant
que telle (indépendamment de son contenu). Troisièmement, est certain le dessein philoso-
phique ou la résolution de concevoir la vérité elle-même », in « La Forme de la rationalité et la
raison de la vérité » (1899), S.R., IX, 160.
28. Soloviev avait emprunté ce principe à Leibniz : « Ainsi que l’a fait remarquer Leibniz il
y a bien longtemps, toute doctrine est vraie dans ce qu’elle affirme et fausse dans ce qu’elle nie
244 Rambert Nicolas

devenue dans sa doctrine « le cercle des trois stades ». En ce sens, le traite-
ment que fait subir Soloviev à la loi d’Auguste Comte peut presque être consi-

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déré comme un modèle de sa méthode critique et philosophique. Il ne se sera
pas, en effet, contenté d’en saper les bases, d’en montrer les limites, de met-
tre au jour son exclusivisme et son étroitesse, il l’aura aussi tour à tour inver-
sée puis intégrée dans un système plus vaste. Il se sera également lancé dans
un pari audacieux en faisant de cette loi non pas uniquement la description
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d’une réalité déjà jouée mais en y plaçant une foi nouvelle pour une concep-
tion nouvelle : le cercle des trois stades – lequel aurait encore quelque chose
à nous dire de l’avenir. Notons enfin que Soloviev applique tant et si bien
cette méthode à la philosophie comtienne que nombreux sont les concepts
du Français que l’on trouve annexés à son système et par là même profon-
dément modifiés et réorientés (pour n’en citer pêle-mêle que quelques-uns,
mentionnons : l’humanité, l’incorporation, la loi des trois états, la personni-
fication qui deviennent sous la plume russe : la Sophia, la résurrection des
morts, le cercle des trois stades et le fait d’hypostasier).
Sans conteste, il vaut la peine d’écouter les dialogues entre philosophies
et entre cultures ; il vaut la peine d’écouter le dialogue entre Comte et
Soloviev, entre le Français et le Russe, du moins si l’on veut voir le nouvel
éclairage donné aux concepts du comtisme et si l’on veut trouver une voie
d’entrée à la philosophie soloviévienne à bien des égards déconcertante pour
un occidental peu familier des concepts de la philosophie religieuse russe de
la fin du XIXe.

Résumé : Quel rapport Soloviev entretient-il avec Comte ? Comment interprète-t-il la « loi des
trois états » et comment tente-t-il de l’intégrer dans son propre système ? Dans cet article,
nous tentons de montrer que l’opposition de Soloviev à Comte n’est pas aussi tranchée
qu’on a l’habitude de la présenter. À travers l’intégration de la « loi des trois états » com-
tienne, on voit la méthode propre à Soloviev d’annexion des contenus propres aux philo-
sophies qui le précèdent et dont le positivisme fait partie.
Mots-clés : Soloviev. Comte. Loi des trois états. Loi du développement. Positivisme. Méthode
soloviévienne. La crise de la philosophie occidentale. Philosophie russe. Slavophilisme.

Abstract : What link does Solovyov maintain with Comte ? How does he interpret the « law of
the three stages » and how does he attempt to include it in his own system ? In this article
we will try to prove that the opposition between Solovyov and Comte isn’t always as mar-
ked as we’re used to presenting it. Through the integration of Comte’s « law of the three
stages », we will try to outline Solovyov’s specific annexation method of philosophical
contents, that precede him and of which positivism is a part.
Key-words : Solovyov. Comte. Law of the three stages. Law of development. Positivism.
Solovyov’s method. The Crisis of Western Philosophy. Russian philosophy. Slavophilia.

ou exclut » (V. SOLOVIEV, Leçons sur la divino-humanité, trad. B. Marchadier, Paris, Cerf, 1991,
p. 33 (S. R., III, 22).

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