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Hauteur et timbre
Dans la diversité des éléments de l'univers musical, le timbre est resté longtemps un de
ceux qui s'est dérobé le plus radicalement à l'analyse. Jusqu'à une date récente, les
considérations des théoriciens étaient maigres et éparses, les vues courtes, les aperçus rares.
On s'accordait à reconnaître au timbre musical un pouvoir suggestif immédiat. On demeurait
dans l'incapacité d'en établir le statut théorique réel. Pour ce faire, des précisions analytiques
et des interrogations de principe auraient été indispensables. Elles faisaient défaut. Les
musiciens ont consigné l'expérience qu'ils avaient du timbre dans des corpus techniques, des
traités d'instrumentation ou d'orchestration. Ce fàisant, ils ne dépassaient pas le stade de
l'observation empirique. Ainsi le timbre faisait-il l'objet d'un discours qui n'excédait pas l'ordre
de la recette de métier, de la trouvaille pratique ou de la description comparative érudite. Il se
présentait comme une qualité pure.
Dans l'histoire de la musique occidentale, la fonction d'une telle qualité s'est montrée d'âge
en âge plus déterminante. Depuis le xvii` siècle, le timbre a surdéterminé de façon
irrépressible les autres dimensions de la musique, en particulier le rythme et la hauteur.
L'importance toujours grandissante du timbre dans notre culture était déniée, sidon refoulée
quand, se désavouant elle-même, la connaissance que nous aurions pu en avoir préférait les
vérités latentes aux évidences articulées. La contradiction qui a longtemps existé entre les
faits musicaux et la représentation de la musicologie restait inconsciente d'elle-même. Elle a
fondé la légitime puissance des chefs d'orchestre, ces dispensateurs charismatiques des
timbres. Ainsi apparaît-il que la question de l'histoire et du statut du timbre musical fait partie
de ces paradoxes autour desquels la musique occidentale s'est constituée. Dans l'histoire de
la musique occidentale, le timbre joue un rôle aussi déterminant qu'occulte, comme si la
fécondité d'une telle catégorie pouvait s'alimenter de la méconnaissance dont elle fait l'objet.
Le mouvement général de son histoire dans notre civilisation est cependant celui d'une lente
désoccultation. La science et l'art conternporains du timbre, si caractéristiques de notre
époque, ont parachevé et mené à son terme une émergence historique irrépressible. Mais la
musique occidentale n'a pas pu non plus évoluer en direction d'un pur langage des timbres
sans opérer une mutation radicale. Celle-ci a eu lieu aussi bien dans l'ordre du discours
musical lui-même que dans le domaine de l'interprétation scientifique du phénomène sonore.
La représentation d'un monde du timbre exigeait un dépassement de nos modes traditionnels
de pensée, supposait des moyens nouveaux et des attitudes mentales différentes. Mettant en
oeuvre une nouvelle puissance de discernement et introduisant de nouveaux types
d'assemblement, l'avènement d'un art du timbre contribue de son côté à inaugurer une
nouvelle ère de la rationalité musicale. A l'intérieur d'une histoire de la fonction du timbre, la
phase contemporaine constitue donc une unité complexe dont les différents moments doivent
être analysés dans leur interdépendance. Pour comprendre une telle phase, il importe de la
même façon de ne pas la dissocier des étapes qui la précèdent et la déterminent car l'histoire
du timbre est faite des différents âges d'un devenir unique.
Aussi bien dans le domaine de l'évolution des instruments de musique que dans l'ordre des
enjeux de civilisation dont elle est le signe, la question du timbre renvoie à des considérations
d'histoire longue. Celles-ci requièrent une approche d'ensemble et débouchent sur des
problèmes indivis. Pour restituer le mouvement historique réel et la signification des
phénomènes interdépendants qui ont permis l'avènement de la science et de l'art
contemporains du timbre, nous définirons les caractéristiques fondamentales des différentes
périodes de la musique occidentale en décrivant le mode d'intégration plus ou moins restrictif
qu'elles ont pu pratiquer à l'égard de l'élément du timbre.
Les Grecs distinguent le son musical du désordre naturel des bruits. Its décrivent les
qualités d'uniformité et de régularité qui les opposent l'un à l'autre. Mais l'Antiquité ne dispose
pas de l'appareil scientifique ni de l'outillage mental qui lui eussent permis de dépasser le
niveau de globalité d'une telle description. Elle n'est pas parvenue à fonder une acoustique
physique établissant la fréquence d'une vibration et le rapport que celle-ci entretient avec la
longueur d'une corde vibrante. La description des phénomènes vibratoires n'intervient qu'avec
l'avènement de la science expérimentale, au début du xvtie siècle. Elle sera l'oeuvre de
Galilée, de Descartes, de Mersenne et de Huygens. L'acoustique de l'Antiquité a réalisé
cependant un travail scientifique réel. Élaborant une métrique de la hauteur, elle exprime les
intervalles musicaux par des rapports de grandeurs sur le monocorde et décrit les relations
entre les principaux intervalles (octave, quarte, quinte) par des moyennes proportionnelles.
L'acoustique et la théorie musicale antiques ont repéré les déterminations et les caractères du
nombre dans l'ordre sensible. Assimilant celui-ci à un Logos en acte, elles ont construit une
représentation du son d'ordre mathématique ou arithmétique qui réduit celui-ci à ses
caractéristiques de hauteur.
Le progrès de la raison consiste en une telle conquête qui, projetant l'ordre auditif des
intervalles sur le dispositif spatial du monocorde, assimile les intervalles aux segments de
droite et permet leur identification aux unités ou aux fractions numériques. Avec les
Pythagoriciens, la pensée grecque fondait la science musicale comme une arithmétique. Mais
la constitution de l'harmonique pythagoricienne n'aurait pas été possible sans le truchement de
la géométrie et c'est à juste titre qu'on a observé le caractère déterminant de la transposition
visuelle. L'intervention des Pythagoriciens consiste, comme l'écrit Valéry, dans le fait d'avoir «
divisé les impressions de l'ouïe ». Une telle entreprise de discrimination du sensible et
d'adaptation de la sensation. à la mesure supposait un relais sensoriel car, même aidée de la
mémoire, l'impression auditive reste naturellement évanescente et fugace. La transcription
visuelle de données d'ordre auditif procure à l'intelligence humaine une nouvelle puissance de
discernement, une fois que celles-ci sont à la fois fixées, différenciées et rapportées à des
grandeurs dont l'intellect peut méditer à loisir les agencements. La division du monocorde,
l'élaboration de graphiques et de diagrammes ont fait entrer la science des sons dans l'univers
de la rigueur et de la nécessité mathématiques.
Dans le même temps, l'étude des sons, de leurs intervalles, des systèmes qui les associent
et des tons ou des genres qui peuvent les organiser cultivait désormais l'oreille dans le sens
de la différenciation, de la délimitation et de l'articulation du monde de la hiérarchie des
hauteurs.
Une telle révolution intellectuelle s'est faite par étapes. Dans son livre Les débuts des
mathématiques grecques , M. Szabô estime que la théorie des proportions s'est élaborée en
trois temps. Elle a pris naissance en musique, s'est appliquée ensuite à l'arithmétique puffs
enfin à la géométrie. La période la plus ancienne serait celle d'un travail sun l'état originel du
monocorde. La deuxième aurait transformé celui-ci en une sorte de règle graduée qu'un
curseur pouvait diviser en douze parties. On appelait canon l'instrument qui produisait à la fois
la vibration et sa mesure. La troisième période aurait généralisé la théorie des proportions
musicales des nombres entiers, l'aurait transformée en une arithmétique et aurait appliqué
cette théorie des proportions numériques aux grandeurs géométriques. De là les
mathématiques d'Euclide. En l'état actuel des connaissances, une telle chronologie ne peut
proposer aucune datation précise, mais elle décrit l'ordre et les différents moments du
processus selon lequel l'intuition s'est dégagée des habitudes de l'appréhension directe et de
la rernémoration pour accéder peu à peu aux critères formels de la loi.
Selon M. Szabô, rien ne permet de mettre en doute que le canon ne soit une invention des
Pythagoriciens. Or l'instrument qui articule matériellement la musique et la mathématique
permet à l'art des sons de franchir une étape décisive car la vue a pu suffire d'abord pour
définir les intervalles. Le canon, qui les quantifie, transforme le son en nombre et ouvre l'ordre
musical à la généralité de son organisation possible. La découverte de l'isomorphie du son et
du nombre fait des Pythagoriciens les fondateurs de l'acoustique et de la théorie musicale
européennes. Mais les Grecs articulent le sensible et l'intelligible sans les dissocier, ils ont
appris à penser l'abstrait à partir du concret. La terminologie grecque appelle donc intervalle la
distance qui sépare deux sons, et celle de leurs points de repère sun le monocorde. Ensuite,
l'intervalle désigne aussi la section de corde vibrante qu'il faut retrancher pour obtenir la
consonance supérieure. Par extension, il signifie les rapports de longueur entre les sections de
corde qui donnent le ton des consonances. Par transposition sur le canon, il symbolisera pour
finir « les numéros des sections de cordes interceptées, c'est-àdire des nombres entiers .
Désormais, l'intervalle est cette « symphonie de deux segments inégaux du monocorde 3 » qui
s'exprime immédiatement par deux valeurs numériques sur le canon.
Genèse en acte d'une rationalité entièrement novatrice, la pensée pythagoricienne n'a pas
assimilé la qualité sonore à la géométrie, puis au nombre, sans opérer à chaque étape des
transformations intellectuelles au sein de son économie. Il importe à présent de décrire le
mouvement progressif de cette conquête qui, partant du matériau sensible, a construit peu à
peu une théorie de son organisation. L'esprit humain s'est d'abord libéré de la singularité
sensible des sonorités en les identifiant chacune à l'énoncé particulier d'une quantité. En
comparant terme à terme ces quantités, il a intégré ensuite en un seul tout la singularité
solidaire de toutes ces déterminations. En chacune de ces acquisitions originales, une
nouvelle synthèse de la conscience appréhendait un nouvel aspect de la rationalité
intellectuelle et définissait un niveau spécifique de sa légalité.
La première de ces étapes réfère la qualité sensible au repère spatial qui lui correspond.
Projetant la singularité de l'espace auditif dans l'univers de la représentation géométrique, elle
repère les propriétés d'ordre et de mesure dans la pure qualité des déterminations sensibles.
La transposition du son en grandeur spatiale permet le transfert des lois de transformation
spécifiques de l'espace à l'ordre sonore. Synthétisée dans le schéma géométrique,
l'hétérogénéité auditive prend une homogénéité fonctionnelle, tandis que la correspondance
qui s'est instituée entre homophonies et grandeurs quantitatives rend les grandeurs
qualitatives des intervalles audibles susceptibles de composition et de transformation. La
mutation de l'espace mimétique ou physionomique des hauteurs en un espace intellectuel
composé de figures et de liaisons réversibles repose sur une opération de projection et de
conversion qui définit, sur le plan du contenu comme sur le plan de la méthode, une double
conquête rationnelle.
Sur le plan individuel comme sur le plan collectif, qu'il s'agisse de science ou d'art, il semble
que l'intelligence ne parvienne en effet à poser les déterminations de la composition
quantitative qu'en faisant précéder une telle conquête d'une phase qui la prédétermine et
l'oriente. Celle-ci consiste en une sorte de saisie intuitive des composantes d'une totalité,
saisie qui en appréhende la diversité selon des catégories à la fois ordinales et
transformationnelles de symétries et de dissymétries, de groupements et de délimitations
mutuelles. Piaget a décrit par quelles opérations d'assimilation et d'accommodation pareilles
différenciations peuvent fonctionaliser peu à peu les éléments de l'appréhension. Celles-ci
définissent une étape de l'intellection qui est intermédiaire entre l'appréhension des qualités et
leur mesure, entre les considérations d'ordre intuitif et la pensée du nombre. Une telle étape
projette, coordonne et conjugue. Elle opère une synthèse dont le travail d'organisation prépare
la mise en relation adéquate de l'ordre intuitif de l'expérience avec ses propriétés logico
numériques. L'harmonie grecque, ou métrique des proportions, a ajusté la composition des
intervalles en mettant en oeuvre des propriétés de transitivité, de réversibilité, des réquisits
logiques d'itération, de commutation et d'associativité et cette clause de la continuité
géométrique qui articule l'activité opératoire à ses paradigmes abstraits. Définissant les
propriétés relationnelles des intervalles et des nombres, elle se situe tout entière dans
l'élément du schématisme, elle se meut dans son étape intellectuelle et en inventorie
l'efficacité spécifique. Ainsi la pensée grecque découvrait-elle la fonction organisatrice du
Logos, elle l'a appelée harmonie car le Logos instaure une summetria dans la multiplicité des
différences. Dans ce moment décisif de l'histoire de la pensée organisatrice, la raison saisit la
similitude qui existe entre la disposition qualitative et la discursivité numérique en une
opération spécifique qui définit autant l'harmonie des Grecs qu'elle décrit un trait permanent de
son acte. Les Grecs se sont arrêtés à ce moment qui les enchantait, ils se sont absorbés dans
la contemplation de cette convertibilité qu'ils découvraient entre la relation concrète et sa
formulation en loi fonctionnelle.
Une telle articulation des figures aux opérations numériques ne résulte pas d'une
application simple et directe du nombre à la qualité mais est constituée de cette coordination
de l'ordre à la mesure que permit la considération pythagoricienne des proportions. Celle-ci
conjoint le sensible et l'intelligible en organisant l'un et en saisissant l'autre tel qu'il se projette
dans une figuration possible de son ordre. Le moment harmonique de la raison a été
l'invention historique des Pythagoriciens. Il reste aussi la caractéristique permanente du mode
de pensée musical qui, dans un travail se développant à la fois dans l'ordre prospectif et dans
l'ordre réflexif et dans la dimension du concret aussi bien que dans celle de l'abstrait,
engendre constamment la détermination objective par l'intégration formelle. L'activité musicale
utilise en transformant. Dans sa recherche de la convenance qui est aussi une démarche
d'appropriation, elle distingue en même temps qu'elle connecte, elle juxtapose tout en incluant,
elle transpose en permutant. Pareilles opérations caractérisent ce qu'on pourrait appeler le
moment musical de la raison. Celui-ci décrit en même temps qu'il symbolise, il invente la
sémantique par la syntaxe.
Dans un état qui est antérieur au vi -eme siècle avant J.-C., la pensée archaïque est
essentiellement centrée sur le bfémorable. Elle développe son récit selon le schème de la
généalogie qui, impliquant l'énumération et la répétition, garantit les conditions de sa
remémoration, mais enferme la représentation dans un régime d'oppositions qui fige l'épopée
dans la contemplation d'un universel affrontement des contraires et la rend prisonnière du
dilemme qui oppose éternellement la différence brute et l'indifférence radicale. Le
pythagorisme montre comment les contraires peuvent à la fois s'articuler et rester distincts.
Se supposant mutuellement, ils se conjuguent dans l'unité du tout. Ce fut, pour les Grecs,
un grand travail de l'esprit que d'apprendre la considération du rapport qui médiatise les
oppositions par le jeu de la relation et conjugue les dissemblables sous la considération de
l'Un. Telle fut la pensée de l'harmonie qu'inventèrent les Pythagoriciens.
« L'harmonie en tout naît des contraires. Car l'harmonie est unification d'éléments
mélangés, consentement de desseins divisés », écrit Philolaos 4. Ainsi le règne de la raison
met fin à une dualité à la fois inéluctable et incompréhensible. Il marie les irréductibles en
pensant leur participation réciproque et instaure donc une union paradoxale des contraires
dont l'harmonie est la puissançe de résolution. L'architectonique consiste à résoudre les
tensions dont sont grosses les asymétries et les dissimilitudes en un rapport de convenance et
d'équilibre sous la considération du tout. L'introduction de la mesure concilie les opposés et
résout les contradictions. Le processus de rationalisation de la pensée, radicalement nouveau,
qu'instaure le pythagorisme dans le domaine de la musique et de la théorie du monde, n'a
donc pas consisté à abolir les oppositions du mythe mais à les intégrer en les transposant.
Par son sens du calcul raisonné, l'harmonie des Pythagoriciens devait imprimer un
changement profond au sein des structures de la musique grecque. En quoi la nouvelle
conscience des Pythagoriciens constituet-elle, comme on le dit couramment, une sorte de
période de transition entre un état archaïque de cette musique et son état classique? Dans
son moment d'origine, la musique grecque se confond avec l'élément rituel des cultes. Elle est
constituée de mélodies traditionnelles ou nomoi, sortes de chants rituels immuables fondés sur
autant d'archétypes mélodiques. Ainsi que le rappelle Louis Gernet, le mot nomos désigne
d'abord la généralité des « règle(s) impérative(s) émanant de la collectivité 5 ». Le nomo.r
signifie couramment la coutume, la loi, la tradition ou la convention. Étymologiquement, il s'agit
d'un « principe de répartition ». En musique, un schème d'expression à la forme rythmico-
mélodique définie constitue une telle convention. Celle-ci s'impose au chanteur en fonction des
sonorités rituelles et du caractère spécifique du genre qu'elles requièrent. Dans ses
réitérations savantes ou monotones, la musique archaïque s'attache essentiellement à recom-
mencer, à refaire, à ne rien laisser au hasard. La reprise oriente l'action vers la possession
toujours mieux maîtrisée des moyens. Elle tend au dépouillement, à l'élimination des écarts.
Ainsi le nomor n'a-t-il d'autre fin que la prolongation de l'effort dont il est l'expression et le
soutien. Puissance essentiellement monotone et unilatérale, le nomo.r impose la contrainte et
la réitération. Son exercice instaure la même et perpétuelle identité. Il cultive donc
essentiellement la faculté de l'attention. Avec l'introduction des harmonies, une telle musique
était destinée à tomber peu à peu en désuétude. Elle le fera au cours des vre et ve siècles.
Les nouvelles échelles modales de l'harmonie sont en effet plus mobiles, leur articulation
est plus déliée. Elles permettent un renouvellement de la structure et des modes d'exécution
de la musique. Un tel renouvellement de la pratique a permis la conquête d'un pouvoir
expressif autonome de la musique à la période classique, au yr siècle avant J.-C. Celui-ci
accompagne la profonde transformation des mentalités dont la culture grecque a été le lieu au
moment où le mot harmonie en vient à désigner conjointement l'ordre cosmique et l'ordre
musical.
Comme on le sait, le mot cosmor signifie l'idée d''un ordre arrangé selon des règles. Celui-ci
confond en lui l'idée de beauté, d'équilibre et de justice. Ainsi se marque, au sein de
l'accomplissement de la raison grecque dans le domaine de la connaissance physique, la
connexion qui a pu exister entre la constitution de cette raison et l'institution de nouvelles
pratiques et de nouvelles règles dans le domaine de la gestion des affaires publiques. Dans
une analyse restée célèbre, J.P. Vernant a souligné comment la mise au point de nouvelles
institutions sociales avait pu contribuer à la naissance d'un nouveau psychisme 6. Pareilles
institutions sont liées au monde de la cité, à l'usage du débat public et de l'échange
contractuel. Dans le monde archaïque, le pouvoir appartient à un monarque tout-puissant
chargé de recréer périodiquement l'ordre du monde et de dire le droit. La vérité émane de
l'autorité divine de la hiérarchie et du secret. Avec la déchéance de l'ancien roi-devin et la mise
au pas des factions tyranniques, la cité cherche un nouvel équilibre par le recours à l'ordre
juridique qui définit, aux vIIIe et vIIe siècles, le monde de la polir. Désormais, les rapports de
souveraineté laissent place aux relations d'égalité, de réciprocité et de symétrie. L'univers du
pouvoir a changé de nature. Il confronte désormais des concurrents qui sont des pairs. Faisant
cesser la violence, l'anarchie, la ruse et l'iniquité, la proportion qui règle les antagonismes
sociaux au sein d'une même communauté définit une démocratie au sein de laquelle
s'élaborent les nouvelles normes de la pensée théorique. La substitution du monde de la règle
et du droit à celui de la hiérarchie et du divin instaure le règne de l'harmonie. La pensée
musicale occidentale a donc reçu son paradigme géométrique en ces temps où s'instaurait
dans 1a vie sociale un ordre fondé sur la règle et sur la juste mesure. Elle est née au point de
rencontre de l'innovation politique et de l'invention scientifique. La musique européenne est
fille du Droit.
L'empreinte laissée par la musique grecque subsistera tout au long du Moyen Age. La
notion de hauteur comme celle d'harmonie s'applique à la mentalité musicale comme une loi
d'airain. Elle exerce une fonction civilisatrice même aux âges d'injustice, d'arbitraire et de
grossièreté. La perpétuation de cette conception des hauteurs dans la musique occidentale est
comparable à ce que Hegel dit de la Dialectique. On peut considérer les deux mille ans
d'harmonie qui conduisent à l'aube des temps modernes comme l'illustration d'une « violence
de la Raison » exercée à l'égard de l'immédiateté du désir. L'harmonie rappelle, dans sa
structure constitutive, qu'elle est à l'image de la société civile, du « système des besoins ». Elle
illustre ce « système de dépendance universelle » qui aplanit la particularité, réprime le bon
plaisir, discipline l'égoïsme subjectif. Aussi bien pourrait-on dire, dans cette perspective même,
que l'Harmonie est le travail de la hauteur, qui consiste à « réfréner le désir ». Sans doute faut-
il évoquer le labeur et la peine. Mais le propre du travail est bien de former, et par là même de
garantir la survie d'une société en la stabilisant. Il faudrait aussi observer que cette pensée
géométrico-politique qui fonde la musique antique et médiévale trouve sa limite dans son
mode même d'institution. La musique grecque procède d'une raison liée à l'argumentation, au
pouvoir de l'homme sur l'homme. Celle-ci ne se préoccupe pas de conquérir le monde.
L'invention technique y reste isolée, précaire, contingente. C'est un piège tendu à la nature
dont elle détourne provisoirement le cours. La technique tient de la ruse et du prodige, elle
résulte d'une tromperie ingénieuse, d'un subterfuge qui suspend la loi naturelle sans pour
autant remettre en cause un ordre écrasant au sein duquel l'homme ne dispose d'aucun
pouvoir. L'invention technique n'est possible qu'au moment opportun. Elle est le fait de celui
qui sait saisir la chance et s'empare de l'occasion décisive. Il n'y a pas, dans le monde antique,
de véritable liberté technicienne.
Tout autre est la mentalité qui préside à l'essor de la musique instrumentale ainsi qu'à
l'émancipation du timbre au xvi siècle. Curt Sachs soutient à ce propos que la dissociation de
la musique instrumentale et de la musique vocale, la création d'un idiome instrumental
autonome constituent le fait majeur de la période qui se situe entre 1400 et 1600. Aujourd'hui
encore cette éclosion d'un art affranchi de l'imitation des techniques vocales demeure à bien
des égards une énigme. De plus, l'évolution de l'art instrumental au Moyen Age et à la
Renaissance semble s'avancer par étapes jusqu'à connaître, au terme d'une évolution
séculaire, une mutation radicale avec le Baroque. Quoique préparée par des conditions
progressives, cette brusque émergence de la musique instrumentale au xvii° ne laisse pas
d'apparaître comme une some de soulèvement, comme un phénomène singulier que l'histoire
doit élucider.
Le principal problème que pose la musique au xvne siècle est sans doute l'intégration du
timbre à la hauteur. Il s'agit là d'un fait de civilisation qui touche aussi bien la pratique musicale
dans son ensemble que la connaissance scientifique proprement dite. Art et science
franchissent un seuil collectif de transformation au-delà duquel les questions et les prises sur
le phénomène sonore changent de nature. De nouvelles interrogations surgissent. On peut
supposer que les conditions historiques qui rendent possible une physique de la fréquence
sont celles-là même qui vont permettre l'éclosion d'un style instrumental. Il ne suffit pas, pour
comprendre le phénomène dans sa totalité, de le rapporter à ce qu'en dit l'histoire de
l'acoustique ou la musicologie. L'émergence du timbre au XVIIe siècle apparaît comme un fait
global qui indique un changement d'attitude de l'homme devant le monde. L'avènement du
langage instrumental, la naissance de l'opéra, la pratique généralisée de la basse continue
sont contemporains des premières conquêtes de la science moderne. Celle-ci soutient que le
monde n'est ni fini ni parfait, que l'homme n'en est pas le centre et que sa raison ne reflète
aucun ordre. La musique baroque prend naissance dans un monde décentré, puis distendu,
enfin disloqué par la mesure et le calcul. L'immensité de l'univers en forme la toile de fond.
L'Harmonie n'est plus la loi des cieux. Pythagore n'avait rien inscrit au firmament. Les esprits
les plus audacieux - Galilée, Descartes - promettent que la mathématique, la physique et
l'astronomie finiront, en se composant, par nous livrer la clé de l'univers. Les lois de la
mécanique ne sont-elles pas aussi celles de la nature? Mais il n'y a pas moins d'audace à
soutenir avec Hobbes que l'homme n'a pas besoin de ces assurances pour étendre ses prises
et qu'il peut se suffire d'une histoire dont le sens ne figure nulle part. Aussi le sujet de l'opéra
baroque est-il cette humanité sans destin, prenant congé du monde éternel dans l'héroïsme et
la mélancolie. L'univers physique n'est que folie, indifférence, démesure.
La contemplation y est rendue impossible. L'infini s'y substitue au cosmos. La mélancolie,
dira Thomas Mann, traduit cet âge où la pensée l'emporte sur la vision. La nature elle-même,
résignée, s'efface et se retire devant le théâtre du monde. Pour la première fois en Occident, la
musique devient plainte. « On peut dire hardiment que toute expression est en définitive une
plainte, comme la musique dès qu'elle se comprend en tant que mode d'expression, au début
de son histoire moderne, se mue en plainte et en " lasciatemi morire ", en lamentation
d'Ariane, en chant de douleur des nymphes, repris en écho'. » L'invention de l'harmonie, la
naissance du mélodrame ouvrent une ère nouvelle dans l'histoire de la pensée musicale. Sans
doute observera-t-on que la musique se conçoit ellemême, pour la première fois, comme fait
historique, comme langage à la fois autonome et relatif. Mais pour qu'une telle mutation soit
possible, il aura fallu que la pensée affirme à la fois que l'univers est radicalement contingent,
que la création est un livre écrit en langage mathématique, et qu'elle est par conséquent
susceptible d'être étudiée selon ses seules lois immanentes. Il aura fallu aussi que l'explication
mathématique qui permet de commander à la nature des choses et d'étendre les sciences aux
techniques s'applique au droit comme à l'organisation des sociétés.
La musique, conçue comme pouvoir expressif, nest envisageable comme telle qu'à partir
du moment où l'homme ne présente plus aucune allégeance au cosmos patricien. L'âme
moderne se forge aussi bien dans la libre disposition de soi, dans le volontarisme et l'égalité
que dans l'idée que la maîtrise technique, instruite par la science, saura faire plier la nécessité
naturelle et la soumettre à l'emprise de la volonté humaine. La musique comme expression
n'est possible qu'au prix de ce déplacement de la violence qui s'exerçait sur l'homme et qui
s'impose désormais dans une domination de la nature. Une même volonté collective est à
l'oeuvre qui prétend convertir le monde en artifice et qui soutient qu'il n'y a pas d'esclave par
nature. Au XVIIr siècle, machinisme et égalité devant la loi vont de pair. Il semble exister une
solidarité de principe entre un entendement qui développe ses prises sur le réel et une
existence qui prend en charge son destin effectif.
S'il n'entre pas dans notre propos de revenir sur les fondements historiques du mécanisme,
du moins est-il indispensable de souligner certains traits caractéristiques de la pensée
moderne qui sont responsables de l'intégration du timbre à la hauteur, dans le domaine
musical aussi bien que dans celui de l'acoustique naissante. On admet communément que
l'originalité de la pensée moderne tient au fait qu'elle se situe au point de concours de la
technique et du langage, conjuguant leurs pouvoirs qu'elle articule l'un l'autre et précise l'un
par l'autre. Elle se fait une obligation d'écarter toute conjecture intellectuelle qui ne puisse se
traduire en présomption opératoire. Pour elle, il n'y a pas d'intellection impraticable. L'action et
la pensée n'acquièrent de valeur rationnelle que du seul fait de leur détermination réciproque.
« La quantité, disait Valéry, est la qualité qui permet la possession de pouvoirs précis '°. » «
Cette idée conduit à essayer de tout réduire en opérations, c'est-à-dire au type de la quantité
qui permet d'écrire des égalités ". » C'est exactement ce que Descartes entend par la notion
de dimension qui nest « rien autre chose que le mode et la raison d'après laquelle un sujet
quelconque est jugé mesurable » (règle XIV). L'objectivité de la transformation géométrique
n'est définitivement assurée que lorsque la forme s'associe un système de dimensions
homogènes selon lequel s'opère la mesure. L'introduction de la notion de dimension par
Descartes traduit fidèlement cette double préoccupation qui marque chez les Modernes
l'élaboration de leurs systèmes. En effet la notion de dimension ne s'en tient pas à la seule
considération des grandeurs; elle affecte également les modalités du rapport de coexistence
entre les grandeurs. Elle permet de comprendre comment la mathématique constitue en
quelque sorte la médiation originaire entre l'opération et le symbole, entre l'action et le
langage. Elle permet de saisir comment on passe d'un ordre de qualités à un système de
relations en convertissant l'ordre en mesure et la qualité en détermination. Si le système
constitue la forme initiale de l'intelligibilité et doit servir de base de départ, c'est parce qu'il
nous procure la juste mesure de nos pouvoirs par l'exercice de leur coordination consciente.
Le système nous introduit à l'intelligence des rapports de convenance objective tout en nous
dotant de prises qui permettront d'en régler les transformations. La texture mathématique
affermit nos prises par la coordination de principe qu'elle institue entre nos actes qu'elle
regroupe et nos procédés d'expression symboliques dont elle assure la rigueur et l'objectivité
des corrélations. Une science rationnelle, pour se constituer, réalise une some de compromis
entre deux exigences initialement distinctes et concurrentes.
La première, d'ordre technique, est, selon Valéry, « une composition pure de valeurs aussi
pures que possible - d'où économie'Z ». Elle procède de l'élément à l'ensemble, terme à
terme, point par point, de proche en proche. S'inspirant d'une méthode de composition
progressive, elle aboutit à un agencement formel de concepts et d'opérations. La seconde,
d'ordre théorique ou, ce qui revient au même, architectonique - s'attache au traitement de la
totalité dont elle cherche à dégager les articulations, à déceler les rapports internes de
convenance, et à fixer les garanties intrinsèques de validité qui lient les signes aux objets.
Alors que le premier abord privilégie les facteurs techniques et constructifs aptes à la
formalisation, à l'explicitation des règles, le second prétend spécifier les divers types de
solidarité fonctionnelle qu'il rencontre dans la réalité, et tente d'en représenter, avec la
nécessité de leurs liaisons, les formes de coappartenance. Un système ne se résume donc
pas à la superposition d'un ordre d'implications à un ordre de conditions.
Il ne s'explique pas non plus par la seule intervention du nombre dont les propriétés
synthétiques et combinatoires ne suffisent pas à rendre compte du constant travail
d'accommodement des conditions ni du constant effort d'ajustement, de révision, de
condensation des notions. La rationalité d'un système tient à cette dualité de points de vue
dont l'un - celui de la composition - est concentré sur les opérations de disjonction et de
conjonction, tandis que l'autre - celui de l'intégration - cherche à mieux saisir les conditions de
compatibilité et d'exclusion qui s'appliquent aux divers modes d'une même organisation. Ce
qui est proprement moderne dans la science du xvite siècle, c'est son objectif de détermination
qui, conjuguant travail et langage, met la nature à distance, laisse libre cours au pouvoir
séparateur de l'entendement, réduit les éléments de la nature à une diversité de variables
fondamentales, et fait prévaloir le point de vue de la nécessité fonctionnelle dans le domaine
de l'action comme dans celui de la connaissance.
Comment décrire dès lors les conditions d'apparition de l'acoustique? Quelles connexions
reliaient celles-ci à l'essor de la musique baroque? Palisca a indiqué, en 1961, à quel point l'art
musical du xvII` avait été imprégné de la science de l'époque `3. H.F. Cohen adopte une
attitude beaucoup plus réservée à cet égard '4. On ne peut manquer de rapprocher cette
confrontation de points de vue et de méthodes de la querelle qui avait opposé Grossman à
Borkenau en 1935, au sujet précisément de la théorie de la naissance de la pensée moderne
et de l'explication techniciste ou sociologique que l'on pouvait donner, à l'exclusive l'une de
l'autre, de la formation de l'image mécaniste du monde. Dans un ouvrage récent K L'esprit du
mécanisme. Science et Société chez Frank Borkenau 'S », Christian Lazzeri, JeanPierre
Chrétien Goni, Valeria e. Russo et Antonio Negri montrent à quel point il est devenu difficile de
se satisfaire d'une explication purement techniciste de la naissance du mécanisme à laquelle
Grossman avait donné la plus large autorité. La cosmologie mécaniste ne se réduit pas à une
extension métaphorique de la théorie des machines. Il reste alors à reconstituer, à la suite de
Borkenau, la chaîne de médiations, voire des contradictions, qui relie la dynamique sociale au
concept philosophique. En ce qui concerne la musique, il serait du plus grand intérêt de
réévaluer le rôle qu'a pu implicitement jouer la doctrine des Automates dans la formation de
l'acoustique moderne. Car c'est à partir du moment où l'on a considéré le son comme un
automate parfait, à l'instar de l'horloge, des moulins ou des fontaines artificielles, que l'on s'est
mis à comprendre l'engrenage des mouvements qui déterminent simultanément la hauteur et
le timbre. Encore une fois n'entre-t-il pas dans notre propos d'examiner les incidences de la
manufacture capitaliste sur la genèse et les contradictions de la pensée mécaniste.
Cet art d'inventer au xvrte siècle présuppose que la nature ellemême soit réductible à une
forme complexe d'artifice douée d'un principe autonome de mouvement.
Dire que le son est considéré sur le modèle de l'automate, c'est présupposer la vision
mécaniste du monde qui tient la nature pour une vaste fabrique et ne fait pas de différence
entre l'activité naturelle et le fonctionnement d'une machine, entre l'opération naturelle et le
dispositif technique. Mais il faudrait également inverser les points de vue, et considérer que la
nature propose dans le son l'artifice par excellence, le mécanisme préformé caractérisé par un
haut degré d'organisation et une interdépendance des parties. L'instrument de musique tient
de l'automate en ceci que le geste instrumental ne consiste pas à convertir simplement un type
élémentaire d'action en un autre, mais à déclencher dans la nature un mouvement vibratoire
hautement complexe et parfaitement intégré, dont la décomposition permettra de rendre
compte à la fois des propriétés remarquables de la hauteur et du timbre. Le vocabulaire des
musiciens l'atteste encore aujourd'hui s'ils parlent volontiers de la texture du son, c'est bien en
référence non pas simplement à des figures géométriques, mais à un assemblage interne, à
une configuration propre qui introduit le point de vue de la totalité, et fait de la disposition des
parties la condition de fonctionnement du tout. L'accent est mis sur l'intégration, sur la liaison
réciproque des parties et l'unicité du mouvement sollicité. La conformité du mouvement des
vibrations à la structuration du tout définit la perfection du mouvement vibratoire que constitue
le son harmonique. Ce qui rapproche le son de l'automate, c'est bien ce modèle
d'autorégulation par lequel le processus favorise sa propre reproduction, maintient sa propre
coordination et permet de stabiliser un processus dynamique dans la permanence d'une
forme. D'une certaine manière, l'acoustique classique retiendra de son mode de constitution
ainsi que de sa première fascination pour l'automate, un certain nombre de notions valorisées
que l'acoustique contemporaine remettra en cause non sans peine. L'étude de la vibration
confortera par exemple les Modernes dans l'idée que la nature est une succession de
configurations instantanées de la matière.
Dans cette optique prévalent comme critères d'intelligibilité les valeurs de conservation,
d'immutabilité, de régularité, d'équilibre. Le son est assimilé à la permanence d'un ordre et à la
conservation de ses constantes. La simplicité des notions est encore un gage de leur vérité,
l'invariance des lois une garantie de leur réalité.
C'est au xviie siècle que sont jetées les bases de l'acoustique, discipline scientifique à
laquelle Sauveur donnera son nom en 1701. Benedetti, Vincent et Galileo Galilei, Beeckman,
Descartes, Mersenne, Huygens, Newton, Sauveur chercheront à décrire le vibrations en
termes physiques et mathématiques. L'acoustique naissante fonde l'idée de fréquence, décrit
les modes de vibration d'une corde vibrante, élabore une théorie quantitative des modes de
propagation des ondes sonores dans l'air, et jette les bases d'une interprétation du timbre
entendu comme la résultante d'une superposition d'harmoniques. C'est à Benedetti, Vincent
Galilée et Descartes que l'on doit une première interprétation physique de la notion de hauteur
et une tentative de description des consonances selon des caractéristiques physiques. L'idée
de fréquence sera la principale conquête du xviie siècle. Et l'on s'avise qu'elle ne détermine
pas seulement la hauteur d'un son, mais son timbre. Sauveur mettra en évidence la connexion
entre les noeuds et les harmoniques et fera ressortir l'importance des harmoniques dans la
composition de tout son musical.
Comme l'observe Sigalia Dostrovsky, la notion de noeud n'était pas triviale dans le contexte de
la mécanique de l'époque 24. Qui pouvait supposer, observe Fontenelle, qu'un corps en
mouvement puisse également présenter des points stationnaires? Plus difficile encore était
d'admettre la simultanéité de ces différents modes vibratoires. Sauveur montrera que cet
étagement d'harmoniques détermine le timbre, donnant ainsi une assise scientifique à un
phénomène que connaissaient bien les facteurs d'orgue. Avec le son, la nature semble
produire un automate paradigmatique. Celui-ci permet d'élaborer une science d'invariants
physiques, soulignant la régularité et la constance du phénomène périodique. Il comprend le
timbre et la hauteur dans une même unité théorique et laisse entrevoir à quel point la structure
harmonique du timbre concourt à la détermination de la hauteur. Il se présente comme une
totalité articulée, une organisation dont l'harmonie fournit la clé des rapports de la partie et du
tout. L'acoustique des xviiie et xixe siècles ne fera que renforcer la perfection de cet édifice
théorique, qui intègre le timbre à la hauteur.
L'acoustique classique se faisait du timbre une idée inexacte due pour une part à
l'insuffisance de ses moyens d'observation, pour une autre à une conception caduque de ses
schèmes d'explication.
On pourrait même ajouter que la science des timbres du xW siècle restait largement
tributaire de notions descriptives qui assurent la coordination entre les énoncés
mathématiques et l'instrumentation technique. Ces notions étaient à la fois trop fluentes et trop
rigides.
A la fin du siècle dernier, Helmholtz suggère que « les différences de timbre résultent
principalement de la combinaison des différents partiels d'un son avec différentes intensités ».
L'idée dominante est que l'identité du timbre tient à un invariant physique, le spectre en
fréquence. Cette idée s'étaye sur la lenteur des moyens d'analyse sonore dont disposait le
physicien de l'époque, et qui ne pouvaient donner d'un son qu'un spectre moyen, prélevé sur
quelques périodes successives. Il faudra attendre l'apparition du sonographe, en 1940,
développé pour l'étude de la parole, pour saisir le rôle que joue l'évolution temporelle du
spectre dans la détermination du timbre. Certes Helmholtz avait déjà pressenti le rôle que
jouent les facteurs temporels dans la définition du son. Stumpf avait, dans la première moitié
de ce siècle, mis en évidence l'importance des transitoires d'attaque dans la formation du
timbre. Mais l'observation de ces données n'est pas parvenue à battre en brèche un certain
statisme dans les idées, qui assimilait le timbre à un spectre en fréquence à l'état stationnaire,
et le son musical à un son absolument périodique. La perfection explicative que l'époque
classique attribuait implicitement à la simplicité, à l'identité, à la conservation comme à la
répétition a rempli, dans l'acoustique théorique du début du siècle, une fonction d'obstacle
épistémologique. Ce préjugé théorique que l'on relève aussi bien chez Rayleigh (1895) que
chez Bouasse ou James Jeans, peut se résumer à cette idée que ce qui est distinctif dans le
son, c'est sa partie stationnaire.
On est donc à l'opposé de l'idée contemporaine selon laquelle le son se caractérise par une
évolution définie. La science des sons est une science de variables cachées, de corrélations
entre des facteurs abstraits, qui n'apparaissent pas directement à l'observation et qu'il faut
provoquer par des stratagèmes, des dispositifs expérimentaux particulièrement raffinés. Le
timbre n'est plus assimilé à une constante physique, mais est considéré comme la résultante
d'une relation fonctionnelle entre multiples facteurs. La science classique du timbre était une
science rigide, tirant de l'inadaptation de ses moyens d'observation une sorte de supplément
dogmatique. C'était une science rëlativement naïve, bloquée dans un registre de formes
figuratives. Les énoncés de l'informatique musicale sont au contraire des mixtes irréductibles
de construction et d'information. Ses énoncés sont codifiés et explicités, si bien que
l'instrumentation y est identiquement symbolique et technique. La formalisation du savoir n'y
est pas dissociable de la détermination de l'objet.
John Chowning est parti de ces principes pour synthétiser des timbres complexes par le
moyen de la modulation de fréquence. A la suite de Stumpf, Mathews et Pierce ont établi que
le timbre n'était en rien lié à la partie stationnaire du son, mais qu'il l'était par contre intimement
aux transitoires d'attaque et d'extinction. Parmi les facteurs dynamiques qui agissent sur le
timbre, il faut compter en outre l'ordre d'entrée des partiels, qui ne sont pas synchrones, le rôle
de la rugosité, due au frottement de deux fréquences à l'intérieur d'une bande critique, les
phénomènes de masque, de choeur, de saturation ou de distorsion. Rappelons enfin que dans
le cas des sons de percussion, le spectre inharmonique varie au cours du temps.
Des études récentes, menées par Stephen McAdams, portent sur les rapports de
cohérence vibratoire de ces différentes composantes, montrant que le son se présente bien
comme une totalité interactive dont les facteurs sont liés par une ordonnance. Les travaux de
David Wessel sur la brillance, facteur de fission mélodique, et ceux de McAdams sur les
facteurs de fusion et de ségrégation du son mettent en évidence, au sein de l'évolution de
l'onde sonore, les rapports de l'ordre et de la transformation. Its fixent les seuils de fusion, en
deçà desquels les sons se stabilisent en une unité cohérente, et les seuils de ségrégation, au-
delà desquels l'unité perceptive est rompue.
Pour qu'une science du timbre soit possible, il a fallu la révolution que la téléphonie,
l'électronique et l'ordinateur ont introduite dans l'acoustique physique.
En remettant en cause les modèles de type mécaniste, ces disciplines changeaient à la fois
notre approche fonctionnelle et nos modes de compréhension du phénomène sonore. C'est
dire que l'acoustique correspond au statut d'une science plus opératoire. L'approche
micrographique que seul permet l'ordinateur met en évidence des liaisons, des corrélations qui
échappaient à la physique intuitive et que seule elle peut identifier, mesurer et valider. Ce
faisant, l'acoustique numérique s'intéresse plus aux caractéristiques dynamiques du son qu'à
ses caractéristiques structurales. Changeant d'échelle, elle change d'objet. Elle en vient à
écarter, dans la considération d'un processus, les formes stabilisées, que l'on considère
comme trop sommaires et accordées à des mesures trop élémentaires. Ce qui compte, c'est le
processus, l'évolution temporelle, les transitions, les états mixtes, les seuils et les écarts, la
totalité d'interaction.
L'acoustique contemporaine ne voit plus dans le son qu'une structure dynamique qui se
conserve ou se restitue conformément à une loi qui régit la dépendance ou l'interdépendance
mutuelle de ses éléments. Dire que l'acoustique devient plus opératoire, signifie qu'elle ne
situe plus les critères de sa rationalité dans la conservation des modèles, mais bien au point
de concours des modes de l'information. Les énoncés physiques se redéfinissent avec
l'analyse des nouveaux objets. En se spécifiant, la structure des contenus renouvelle le sens
et la valeur des hypothèses. Il ne serait pas exagéré de dire qu'une science du timbre n'a été
possible qu'avec l'abandon de l'acoustique classique. La connaissance du timbre suppose que
l'on cesse d'accorder une valeur informative prééminente aux vibrations périodiques ou
stationnaires. « Un son musical ne se réduit pas à un son périodique, déclare Jean-Claude
Risset, et on pourrait presque dire qu'il n'est musical que dans la mesure où il n'est pas
périodique z6. » Le timbre ne peut être pris en considération en tant que tel qu'à partir du
moment où l'on accorde à l'instabilité d'une structure plus de signification formative qu'à la
stabilité même de cette structure. L'acoustique numérique est amenée à considérer que les
situations intermédiaires entre des états stables ont plus d'intérêt que ces états eux-mêmes.
Cette conviction s'est développée d'abord avec l'électroacoustique analogique qui, pour la
première fois dans l'histoire, a produit des signaux parfaitement réguliers.
On s'est avisé que l'immutabilité de ces signaux, leur périodicité absolue engendrait une
insipide monotonie. Cette conviction s'est muée en certitude à partir du moment où la synthèse
numérique a permis de mettre en évidence la valeur significative des dynamiques fines du
son. Les états stabilisés deviennent alors des repères idéaux permettant de délimiter la réalité
des états transitoires du son. Le son se comprend comme une fluctuation entre des cas
limites. L'acoustique classique a donc dû renoncer à ses critères analytiques traditionnels. Au
lieu de stabiliser le son dans une forme et de le diviser en catégories distinttes et bien
séparées, l'acoustique contemporaine en vient à reconnaître la valeur intrinsèque des états
transitifs du son ainsi que l'intelligibilité des processus dynamiques. Les critères de la raison
ne sont plus ceux de la composition et des équivalences. Rationaliser ne consiste plus à
réduire mais à fonctionaliser.
On s'attache désormais aux traits d'organisation, aussi fugaces soient-ils, qui rendent
compte d'une qualité. A cet égard si l'acoustique classique est celle des hauteurs, l'acoustique
contemporaine ne peut être que celle des timbres. Le son n'est plus réparti en catégories
distinctes dont la hauteur est la principale. Il cesse d'être pensé en termes de conservation et
d'agencement mécanique. Le son est considéré comme une totalité dynamique qui nécessite,
comme telle, une compréhension fonctionnelle renouvelée. Les nouvelles constructions
rationnelles supposent de nouvelles expérimentations. L'étape franchie par l'électronique, puis
par l'informatique, ne consiste pas à nous proposer une connaissance élargie des déter-
minismes que nous offrait l'acoustique classique. Elle consiste au contraire à .mettre en
évidence l'inadéquation des schèmes mécaniques à la texture relationnelle des sons.
La production musicale suit one evolution comparable, beaucoup plus proche qu'elle ne
veut en convenir du cours de la rationalité scientifique. Elle oscille entre deux poétiques, clont
l'une est one poétïque de la métamorphose, l'autre one poétique de l'artifice. La première
consiste à imiter, en les transformant, les sons instrumentaux par l'élecironique. Ainsi Risset
transforme-t-il dans INHARMONIQUE des sons de cloche en textures fluides. Ou bien ,elle
consiste à l'inverse à stimuler le son électronfque par des procédés instrumentaux: le spectre
du son du cloche est simulé a l'orchcstre dans Gondwana de Murail, et se transforme peu, à
peu, par l'introduction de la porteuse, en un son naturel de trompete. La simulation de
l'électronique par les sons instrumentaux était déjà courant, chez Xénakis, Ligeti et les
repétitifs américains. Il est possible, dans cetie même optique de reprendre, comme l'a fait
Holler dans Arcus, des procédés analogiques sous forme numérique- enveloppe, ring
modulation, cross-modulation, filtre, réverbération.
La poétique de l'artifice prend au contraire acte de la rupture que l'ïnformatfque musicals
consomme avec le passé, et notamment avec le geste instrumental. Il n'y a , a mon sens, d'art
du timbre qti à partir du moment où l'ecriture musicale cst capable d'inclure, dans see
déterminations, des spécifications du son qui échappent à l'état conditionnel de la notation:
dispositifs spectraux inhabituels, transitoires d'attaque et d'extintion, modulation de la sonorité,
phénomènes d'interférence tels que les battements, lee effete de masque, les effers de choeur
ou de distorsion. A partir du moment où l'on trouve des oeuvres sciemment composées de
telle sorte que ces phénomenes acoustiques soient non seulement utilisés et mis en évidence,
mais musicalement transposés et intégrés à une expression musical, cohérente, alors,
semble-t-il, on peut seulement parler d'un art du timbre musical. Il semble à cet égard que les
perspectives lee plus fécondes aient été nettement tracées par Risset lui-mime, sans que leurs
possibilités musicales aient été pour autant explorées jusqu'au bout.
Pour reprendre sa propre expression, one poétique de l'artifice consisteraft à < travailler
sur les indices de l'organisation perceptive en absence de leur cause physique >. Ainsi un
vast, champ, de possibles s'ouvree-t-il à l'imagination du compositeur qui pourra travailler sur
l'espace sonnre et les illusions de distance ou de mouvement, comme a pu le faire Chowning ,
sur la simulation de l'écho et de la réverbératlon, à la suite do Moorer ; sur les paradoxes de
hauteut et de durée à la suite de Risset; sur les modulations d'un timbre à la suite de Wessel;
sur ]es textures et les limites entre la fusion et la fission forcée, comme MCAdams. II me
semble qu'en partant do ces points de vue radicaux, que rien ne rattache au passé, la tache
du compositeur est de transposer ces modèles en un langage musical, c'est-à-dire de les
accomplir en un geste artistique.
end ?