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Chapitre 9

L'INTERMODALITÉ
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Arlette Streri
in André Delorme et al., Perception et réalité

De Boeck Supérieur | « Neurosciences & cognition »

2003 | pages 197 à 221


ISBN 9782804144241
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/perception-et-realite---page-197.htm
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L'in ter modalité

9.1 Un débat qui a commencé il y a un peu plus de trois siècles...


9.2 Le substrat ne~roph~siologique
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9.3 Les méthodes d'étude
9.4 L'intégration intermodale chez les suiets non verbaux
9.5 L'intégration intermodale chez l'enfant et l'adulte
Conclusion
198 PARTIE 2 Les rnodalit6s sensorielles

le volume des objets. Mais, dans la plupart des cas, soustractif relié aux perceptions. La démarche modu-
la convergence des systèmes existe peu ou pas du laire ou << isolationniste ,>a l'avantage d'insister sur la
tout, chacun d'eux prélevant des informations qui lui diversité et la richesse de la fonction perceptive en
sont propres. La mosaïque d'informations recueillies soulignant les spécificités de chaque sens, de son
doit faire I'objet d'une harmonisation pour que I'orga- organe, de son objet propre. Mais elle fait surgir très
nisme puisse répondre adéquatement à la situation. vite et de façon éclatante la question des propriétés
Comment cette harmonisation est-elle possible étant communes aux différents sens, comme le mouvement,
donné que les systèmes sensoriels fonctionnent la grandeur, le nombre, etc. Cette question des corres-
comme des modules étanches? Comment pouvons- pondances, des communications entre les différents
nous attribuer à l'environnement une unité et une sens est soulevée avec beaucoup de modernité par
stabilité, sachant, de surcroît, que ces systèmes ne Aristote dans son traité De l'âme2.
captent des objets et des événements que des
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aspects partiels et surtout très spécifiques? Nous Qu'est-ce que I'intermodalité ? Ce concept s'ins-
savons en effet que la vision n'est sensible qu'aux crit dans celui, plus vaste, de multimodalité, étudié à
ondes électromagnétiques (la lumière) et constitue la fois en psychologie, en neurobiologie, en intelli-
une première étape pour voir le monde en couleur, gence artificielle (transcription du texte sous forme
que le toucher ne réagit qu'aux pressions, aux trans- graphique pour résoudre certains problèmes de
formations mécaniques de la peau et à la tempéra- physique) et en communication homme-machine,
ture, que l'ouïe ne détecte que les ondes sonores et, toutes disciplines qui examinent les formes d'interac-
enfin, que le goût et l'odorat ne traitent que les molé- tions possibles entre l'organisme et le monde externe.
cules chimiques. Ainsi, comment savoir que I'objet En psychologie, les comportements multimodaux,
d'art que je tiens dans ma main et que je regarde humains ou animaux, se révèlent dans différentes si-
avec admiration est un? Comment saisir I'harmoni- tuations (voir le tableau 9.1): le transfert intermodal
sation qui existe entre une musique et les arabes- met en évidence la manière dont une information
ques d'une danseuse ou les mouvements d'un chef prélevée par une modalité sensorielle (phase d'en-
d'orchestre? Comment ajuster ma main pour prendre codage) est utilisée dans une autre (phase de déco-
un objet en fonction de la taille, du poids et de la dage). Par exemple, lorsque je saisis un objet dans
forme de cet objet? Toutes ces conduites qui, chez l'obscurité, je peux l'identifier et le reconnaître visuel-
l'adulte humain, paraissent banales au quotidien sup- lement, une fois la lumière revenue. Lorsque plusieurs
posent l'existence de mécanismes dont on est loin modalités accèdent simultanément à des propriétés
encore de comprendre toutes les règles. Celles-ci distinctes d'un même objet, une harmonisation entre
émergent dans des situations expérimentales pré- les différentes informations permet de préserver
cises que nous analyserons sous le concept d'inter- l'unité de I'objet. L'intégration complémentaire repose
modalité. sur un principe d'appariement de signaux arbitraires.
Ainsi, je considère que le réveil que je vois, que je
II peut sembler paradoxal que les chercheurs tiens dans ma main et que j'entends sonner le matin
s'intéressent chacun au fonctionnement d'une seule est un seul objet et non trois objets différents. L'inté-
modalité sensorielle étant donné que tous nos com- gration redondante correspond à une situation dans
portements supposent l'intégration de plusieurs infor- laquelle plusieurs modalités accèdent simultanément
mations provenant de systèmes sensoriels aussi di- aux mêmes propriétés de I'objet. Sachant que ces
vers que l'audition, la vision, le toucher (sensibilité), diverses modalités traitent celles-ci différemment,
la kinesthésie, la proprioception, le goût ou l'odorat'. l'individu doit néanmoins assigner la même valeur à
Cela vient sans doute de la complexité de cette inté- la propriété perçue, et ce, en dépit des stimulations
gration qui s'exerce dans des situations très variées spécifiques qu'il reçoit. Un objet manipulé et regardé
et ne peut se résumer à un phénomène additif ou

2. Le traité De I'âme est cité d'après l'édition des Belles


1. Contrairement aux idées reçues, nous avons plus de Lettres : Aristote, De l'âme, texte établi par A. Jannone,
cinq sens (voir Berthoz, 1997). traduction et notes de E. Barbotin, Paris, 1980.
CHAPITRE 9 L'intermodalit6 199

TABLEAU 9.1
Différentes situations d'lntermodallté.
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doit conserver sa forme, sa taille et sa texture in- 9.1.1
dépendamment du système sensoriel qui l'explore. D'une séparation initiale des sens
Enfin, les situations de conflits perceptifs (voire cer-
taines illusions auditives ou visuelles) peuvent nous
vers une intégration intersensorielle
renseigner sur le degré d'intégration intersensorielle progressive
qui existe chez l'homme. Cette capacité à dépasser
L'intérêt pour l'identificationvisuelle et tactile des ob-
les spécificités modales comporte pour l'organisme
jets a une longue histoire qui remonte à John Locke
les avantages suivants: 1) L'intermodalité a une
(1975 [1690]). Locke rapporta un jour cette question
grande valeur adaptative car elle permet des éco-
que lui avait posée son ami William Molyneux3, à
nomies d'apprentissage et assure une connaissance
savoir si une personne aveugle de naissance et qui
cohérente et unifiée du monde. 2) En cas de défail-
recouvrerait la vue soudainement pourrait distinguer
lance d'une modalité, par exemple la modalité vi-
immédiatement, par la vision, une sphère d'un cube,
suelle ou auditive, des substitutions sensorielles sont
en supposant que cette personne savait différencier
possibles.
tactilement les deux objets. Locke, comme Molyneux,
considérait que cela était impossible, les associa-
tions entre modalités se faisant par apprentissage.
9.1 Tel est le point de vue des empiristes. D'une manière
UN DÉBAT QUI A COMMENCÉ IL Y A générale, I'associationnisme classique des philo-
UN PEU PLUS DE TROIS SIÈCLES ... sophes (Locke, Berkeley, Muller, Condillac, etc.) pos-
tule l'irréductibilité des sensations reçues à travers
L'enthousiasme manifesté pour les découvertes ré-
les sens. L'occurrence simultanée de deux ou plu-
centes sur l'interaction entre modalités sensorielles sieurs d'entre elles créerait un lien associatif permet-
chez l'animal ou le jeune bébé (voir Lewkowicz et
tant la formation d'équivalences intermodales. Si la
Lickliter, 1994) ne peut se comprendre qu'à l'intérieur mise en place de ces associations est empêchée,
du débat historique et philosophique sur la sépa-
ration initiale ou l'unité primitive des sens. C'est à 3, si supposez un homme aveugle de naissance et mainte-
partir de la relation toucher-vision que ce débat a nant adulte. accoutumé à distinauer ~ a ler toucher un
commencé, avec la fameuse question de Molyneux, cube d'une'sphère faits d'un même rnétal et à peu près
sans doute parce qu'au xviie siècle on considérait de la méme grosseur, au point de pouvoir dire, au con-
que le toucher, sens du contact, permettait un accès tact de l'un ou de l'autre, lequel est le cube et lequel la
sphère. Supposez maintenant que le cube et la sphère
direct et correct à la réalité. Curieusement, les ré- étant placés sur une table, la vue soit rendue à notre
ponses les plus décisives sont venues de la psy- homme : on demande s'il pourrait par la vue seule, sans
chologie animale et développementale (voir Proust, l'aide du toucher, distinguer entre les deux et dire lequel
1997). est le cube, lequel est la sphère. >> (Proust, 1997, p. 1.)
200 PARTIE 2 Les modalit6s sensorielles

les perceptions propres à une modalité sensorielle ne sujets opérés tardivement s'expliquent bien dans
pourraient pas être transférées à une autre modalité. cette optique. Pour reprendre l'exemple du réveil: il
Cette position théorique n'a reçu, pendant long- s'agit d'un objet que l'on peut entendre, toucher et
temps, aucune confirmation expérimentale. Deux voir. Chaque expérience unimodale avec cet objet
siècles et demi plus tard, Senden (1960) a analysé, entraîne une mise en activation de neurones spéci-
le premier, cette conjecture chez des aveugles de fiques. Par contre, des expériences multimodales
naissance à qui on restaurait la vue après opération simultanées consolidées par des associations multi-
de la cataracte (voir Jeannerod, 1975). Ses conclu- ples et répétées engendrent l'activation d'un réseau
sions suggéraient que les hypothèses de Locke et de neurones. Ainsi I'excitation d'un neurone spéci-
de Molyneux étaient fondamentalement exactes. fique pourra entraîner I'excitation de l'ensemble du
Chez les patients observés, le transfert intermodal circuit et permettre la reconnaissance complète de
de la forme des objets du toucher à la vision requérait l'objet (économie du transfert). Dans ces conditions,
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beaucoup de temps et d'apprentissage. La percep- on peut comprendre que, en cas de privation senso-
tion visuelle et l'identification de formes géométriques rielle, auditive ou visuelle, la reconnaissance complète
simples étaient très pauvres chez ces patients. Par- de I'objet ne puisse se réaliser.
fois, des objets de différentes formes n'étaient même
pas discriminés visuellement. Le point de vue empi- La coordination des schèmes d'action
riste était ainsi confirmé. En 1963, Gregory et Wal- Piaget ne s'est pas, à proprement parler, intéressé
lace ont observé des discriminations visuelles réa- aux perceptions intermodales ou au transfert d'infor-
lisées par un homme devenu aveugle vers I'age de mation entre modalités sensorielles. Cependant, sa
neuf mois et qui avait recouvré la vue à I'age adulte. théorie postule que les espaces visuels, tactiles,
Une identification des formes a été mise en évidence. auditifs, etc. (et non les propriétés des objets), sont
Le déficit visuel était surtout important dans la per- séparés à la naissance. Les <<tableauxsensoriels >,
ception de la profondeur. Gregory et Wallace ont du bébé resteraient confinés à la modalité dans la-
conclu à un transfert intermodal du toucher à la vision. quelle ils se présentent pendant les toutes premières
Ce résultat a été discuté pendant longtemps, car le semaines de la vie, chaque modalité possédant ses
patient en cause n'était pas aveugle de naissance. propres schèmes d'action. Ainsi, l'œil pourra voir un
Des expériences multimodales précoces auraient hochet, l'oreille l'entendre et la main le manipuler
donc permis une telle reconnaissance visuelle des sans que ces expériences soient coordonnées. Au
formes. cours du développement, les modalités sensorielles
vont se coordonner ou, dans la perspective piagé-
Cactivation de circuits neuronaux tienne, s'assimiler. L'établissement d'une équivalence
intermodale entre la vision et le toucher ne pourra se
L'hypothèse d'une séparation initiale des modalités faire qu'au moment de la coordination préhension-
sensorielles a reçu une consolidation à travers les vision, à partir de quatre à cinq mois chez le bébé. À
théories de Hebb (1949) et de Piaget (1935, 1936). cette étape, celui-ci peut voir l'objet qu'il tient dans la
Le modèle neurophysiologique de Hebb postulait main ou prendre tout objet visible et à sa portée. Le
que la mise en activité simultanée de plusieurs cel- processus de fusion ne saurait, pour Piaget, être le
lules nerveuses engendre un développement de leurs résultat d'une association par contiguïté; il s'agirait
boutons synaptiques de telle manière que des voies plutôt d'une assimilation des schèmes d'action entre
de liaison nouvelles sont créées entre elles et se eux.
constituent en véritables circuits fermés. Quand un
circuit est construit, I'excitation de n'importe lequel
de ses éléments mettrait en action le système entier. Un médiateur perceptif ou symbolique?
Ces circuits seraient formés pendant la première L'idée d'une séparation initiale des modalités senso-
enfance. L'échec d'un transfert intermodal en I'ab- rielles a été rapidement partagée par une grande
sence d'expérience sensorielle bimodale ainsi que partie de la communauté scientifique. Cependant,
la difficulté d'apprentissage perceptif visuel chez les l'existence de mécanismes autres que l'activation de
CHAPITRE 9 L'intermodalité 201

circuits neuronaux ou que la coordination de schè- Si l'hypothèse d'une médiation symbolique est
mes d'action est supposée par certains auteurs. fondée, elle signifie qu'une interaction ou un transfert
Deux hypothèses médiatrices sont émises: l'une qui d'information entre modalités sensorielles ne peut
fait dépendre le transfert intermodal d'un médiateur survenir que tardivement chez l'homme et est impro-
proprement perceptif et l'autre qui fait chercher hors bable chez l'animal. Cependant, certains chercheurs
de la perception le lien susceptible de relier les sens, ont montré que le langage n'était pas toujours né-
soit un médiateur symbolique verbal ou imagé. cessaire pour qu'un transfert soit observé. Dans des
tâches de stéréognosie4, des enfants âgés de trois
L'hypothèse du médiateur perceptif est basée
et quatre ans ne sont pas toujours capables d'ex-
sur I'existence d'un code qui traduirait le message
pliquer sur quoi se base leur reconnaissance des
provenant d'une modalité sensorielle en un langage
formes visuelles ou tactiles. De plus, comme nous le
clair pour l'autre modalité (Bryant, 1974). Bryant a
verrons plus loin, les études portant sur le bébé ou
été le premier à avancer I'idée très abstraite de
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l'animal vont invalider I'hypothèse de la nécessité
code, laquelle a été ensuite reprise dans la littéra-
d'un médiateur symbolique dans les coordinations
ture. Ce code interviendrait, au niveau des proces-
sensorielles.
sus centraux, entre la phase d'encodage et la phase
de décodage, où un véritable code commun serait
constitué sous la forme d'un dictionnaire. Ainsi, il
permettrait la traduction des pressions ou des vibra-
9.1.2
tions codées par le système tactile en un message
électromagnétique décodable par le système visuel. De l'unité primitive des sens
Cela suppose que le dictionnaire soit construit, donc vers une différenciation progressive
qu'il ne soit pas présent dès le début de la vie de
l'enfant. L'hypothèse d'une médiation verbale reliée Chistoriaue du ~roblème
au transfert intermodal repose sur I'idée que l'unité
des sens dépend de l'accès au langage oral et de la L'unité des sens est la thèse selon laquelle les moda-
maîtrise de celui-ci. Par exemple, pour transférer du lités sensorielles partagent quelque chose en com-
toucher à la vision des informations portant sur un mun dès le début de la vie (Gibson, 1966, 1979). Le
objet, il serait nécessaire de coder verbalement des problème est de déterminer les informations qui sont
impressions tactiles, comme le fait que l'objet ait une partagées et celles qui ne le sont pas. Si on s'inté-
resse au développement des mécanismes percep-
surface douce ou rugueuse, que sa largeur soit le
tifs, on doit pouvoir également apprécier l'évolution
double de celle de la main, qu'il présente des courbes
ou des lignes droites, etc. Ainsi, les mots traduisent de ce noyau commun. Bien que cette hypothèse ait
les impressions sensorielles tactiles qui pourront de- fait moins d'adeptes que la précédente, elle est éga-
venir communes au toucher et à la vision, et I'objet lement très ancienne et remonterait à Démocrite.
sera reconnu visuellement. La capacité unificatrice Aristote, un siècle plus tard, émit I'hypothèse de
du langage est évidente puisque des expériences I'existence d'un sens commun ,, dont la seule fonc-
tion serait d'intégrer l'activité des cinq autres sens.
sensorielles différentes sont désignées par un même
signifiant. Ainsi, le mot << sonnette ,, réfère à un objet La psychologie a exprimé ce point de vue dans le
mouvement gestaltiste. Les partisans de ce mouve-
perceptible dans les modalités visuelle, tactile et
ment croyaient à I'existence de dimensions supra-
auditive. Un raisonnement analogue peut s'appliquer
pour montrer que l'image mentale peut servir de mé- sensorielles. Néanmoins, selon eux, ces dimensions
diateur dans l'unification des systèmes perceptifs. étaient essentiellement de nature qualitative et rele-
L'image mentale constitue en effet le code commun vaient de phénomènes plus liés à la synesthésie
dans lequel les informations provenant de différentes
4. La stéréognosie est la capacité de reconnaître un objet
sources sensorielles doivent être converties pour
par la seule palpation. Son étude se fait selon la procé-
être transférées. Chaque sensation donne lieu à une dure du transfert intermodal. Le suiet identifie. soit en le
perception et à une représentation pouvant prendre nommant, soit en le désignant d'autres, l'objet
la forme d'une image mentale. préalablement exploré par les mains.
202 PARTIE 2 Les rnodalit6s sensorielles

qu'à l'unité perceptive. En effet, l'intégration des mo- modal des informations est simplifié dans cette théo-
dalités peut se réaliser à des niveaux plus ou moins rie. Selon celle-ci, d'une part les systèmes perceptifs
complexes et peut donc être observée chez des in- fonctionnent de manière analogue, en détectant des
dividus qui ne semblent pas posséder de grandes invariants, et d'autre part I'information, de nature re-
capacités cognitives. lationnelle et d'ordre supérieur, ne dépend pas des
modalités sensorielles. Si ces deux conditions sont
Les synesthésies représentent le niveau le plus
remplies, l'unité des sens devrait s'établir précoce-
élémentaire d'intégration des informations senso-
ment et les transferts devraient se réaliser quelle que
rielles. De nature qualitative, ces interactions sont
soit la modalité qui encode I'information. Comme nous
mises en évidence lorsque les propriétés des objets
le verrons plus loin, l'hypothèse de précocité, dès
sont spécifiques d'une sphère sensorielle donnée
que les difficultés méthodologiques ont pu être sur-
comme la couleur, le poids, la température, les
montées, a fait l'objet de beaucoup de recherches
odeurs, etc. Dans le langage, à travers les méta-
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portant sur le bébé.
phores et la poésie, les synesthésies expriment des
relations particulières entre modalités sensorielles et
suggèrent que plusieurs sphères sensorielles peu- 9.1.3
vent être excitées en même temps. Ainsi, on parle de Les perspectives d'aujourd'hui :
<. sons clairs n, de cc parfums lourds ,>, de << couleurs une variété d'interactions
chaudes -, de voix glacée ,,. L'existence de synes-
thésies est prouvée depuis longtemps. En 1931, Selon que l'on adopte I'idée d'une perception amo-
Hornbostel avait demandé à des sujets d'évaluer la dale ou celle d'un recodage, d'une traduction des
w clarté >, d'une odeur de benzol en la comparant à
perceptions, il est clair que les prédictions relatives
des plages de couleur allant du noir au blanc. Une aux performances ne seront pas les mêmes. La pre-
évaluation similaire a été effectuée avec un son, puis mière hypothèse affirme que les modalités fonc-
le son lui-même a été comparé à la couleur. Les su- tionnent de manière analogue et que les interactions
jets ont montré une grande cohérence dans leurs entre modalités se feront aisément et de manière
évaluations portant sur l'odeur, la couleur et la hau- symétrique. La seconde hypothèse prédit pour sa part
teur du son. Pour Hornbostel et d'autres, comme des interactions moins symétriques et fait dépendre
Werner (1934), I'unité des sens est primitive. Les le résultat du transfert des différences qui existent
synesthésies, essentiellement de nature qualitative, dans la capacité des modalités à traiter les mêmes
n'impliquent pas que le sujet perçoive les informa- informations.
tions reçues ou les identifie. On peut imaginer qu'il La psychologie cognitive actuelle, au-delà de
réagit à une << ambiance ,>. cette opposition, présente des points de vue très
diversifiés (voir Hatwell, 1986, 1994; Hatwell, Streri
et Gentaz, 2000). 11 n'y a pas une explication unique
La perception amodale des relations entre les modalités sensorielles (voir le
Gibson (1966) a donné une autre interprétation des tableau 9.2). Comme nous le verrons plus loin, les ré-
hypothèses émises par les gestaltistes. II distingue sultats complexes obtenus révèlent une variété de
l'expérience sensorielle propre à un récepteur et formes d'interaction et de stratégies d'encodage et
I'information contenue dans l'excitation. La première de décodage qui ne permet plus d'adopter l'une ou
serait spécifique de la modalité excitée, la seconde l'autre hypothèse. La population étudiée, les con-
la transcenderait. Par exemple, le feu serait la source traintes de la situation, les charges imposées aux
de plusieurs formes de stimulations : sons, odeurs, systèmes perceptifs justifient une conception diver-
chaleur, couleur, etc. Si les sensations produites par sifiée des processus. Sur le plan du développement,
le feu sont particulières à chaque modalité, I'infor- I'idée d'une interaction précoce entre modalités,
mation véhiculée serait la même dans tous les cas néanmoins liée aux facteurs de contexte déjà cités,
puisqu'il y a spécification d'un même événement. charges attentionnelles,etc., est acceptée. Ces inter-
Dans ce contexte, I'information serait << amodale ,, actions peuvent se modifier selon l'évolution des
(voir l'encadré 9.1). Le problème du transfert inter- compétences de l'enfant et de ses acquisitions,
CHAPITRE 9 L'intermodalité 203

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)ride sur vision.

TABLEAU 9.2
Méthodes d'étude des relations entre modalités sensorielles.

nsrens a apprenti i - rnoaa~ir


ibituation c
a nouveau

imal, bébé, adulte,

sion-auditic

lesquelles, en retour, favoriseraient un changement en particulier, en fonction de sa motricité, de sa maî-


de répertoires pour le maintien des interactions. II est trise du langage et de l'influence exercée par son
ainsi plausible de concevoir que les mécanismes environnement culturel. L'essentiel réside dans le fait
sous-jacents aux échanges intermodaux évoluent de maintenir ces interactions jusqu'à l'âge adulte,
en fonction du développement général de l'enfant, et pour des raisons adaptatives déjà évoquées.
204 PARTIE 2 Les modalités sensorielles

9.2 Meredith, 1993, pour une synthèse). Un centre im-


LE SUBSTRAT portant d'intégration multisensorielle chez les mam-
mifères est le colliculus supérieur (voir la figure 9.1).
NEUROPHYSIOLOGIQUE Chaque modalité sensorielle y est représentée topo-
graphiquement et les champs récepteurs se recou-
9.2.1 vrent en grande partie les uns les autres. De surcroît,
Des structures multimodales sur le plan comportemental, les topographies sen-
sorielles co'incident aussi avec les topographies des
Les recherches portant sur l'animal ont révélé plu-
représentations motrices. Ainsi, la stimulation élec-
sieurs faits remarquables qui permettent de mieux
trique d'une région du colliculus supérieur d'un chat
comprendre le phénomène d'intégration intermodale.
qui reçoit des afférences auditives et visuelles dé-
Celle-ci est possible parce qu'il existe des cellules
clenchera un mouvement des yeux, des oreilles et
de convergence corticales et sous-corticales qui
de la tête.
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répondent à l'excitation de deux ou trois modalités.
Des études neurophysiologiques ont révélé I'exis- D'une manière générale, l'effet de la stimulation
tence de neurones multisensoriels,c'est-à-dire rece- bimodale n'est pas additif mais multiplicatif: une ré-
vant des afférences de plusieurs modalités, dans dif- ponse neuronale faible à un stimulus visuel peut être
férentes espèces animales. Le type de convergence amplifiée jusqu'à 12 fois si elle est déclenchée par
sensorielle prédominant varie selon les espèces et un stimulus bimodal (visuel et auditif). Stein, Meredith
les systèmes sensoriels que celles-ci ont mis au point et Wallace (1994) ont défini les contraintes spatio-
au cours de la phylogenèse. La convergence est de temporelles ainsi que des règles d'intégration des
type visuel-somatosensoriel chez les rongeurs (sou- informations auditives et visuelles à partir des obser-
ris, hamster), mais de type visuel-auditif chez le chat. vations réalisées sur le chat. Sur le plan spatial,
Chez le serpent à sonnettes, qui utilise des indices l'augmentation des réponses est facilitée pour des
thermiques pour localiser ses proies à sang chaud, stimuli qui co'incident spatialement, tandis que des
elle est de type visuel-infrarouge. Chez les primates stimulations disparates diminuent la réponse. Sur le
humains et non humains, les convergences senso- plan temporel, la réponse d'interaction dépend de la
rielles sont multiples et complexes. Par exemple, latence entre deux stimuli, mais elle peut être renfor-
Graziano et Gross (1995) ont effectué des enregis- cée même si ces derniers sont décalés dans le temps
trements unitaires de neurones dans I'aire pariétale 7b par une fenêtre de 200 ms. Cette souplesse est fon-
et dans I'aire prémotrice ventrale (aire 6) de singes damentale pour le comportement, car il existe un dé-
anesthésiés. Ces enregistrements révèlent I'existence calage dans la transmission des informations de la
de trois types de neurones : des neurones somesthé- source aux récepteurs périphériques (les sons arri-
siques, des neurones visuels et des neurones bimo- vent après la lumière). L'intégration multisensorielle ne
daux visuotactiles. Sur les 229 neurones étudiés dans modifie pas les propriétés des champs récepteurs
I'aire 7b, 22 % sont somesthésiques, 16 % sont vi- unimodaux qui conservent leur spécificité (règle de
suels, 34 % sont bimodaux et 28 % sont sans ré- préservation des champs). Enfin la règle d'efficacité
ponse. Sur les 14 neurones étudiés dans I'aire 6,42 % inversée correspond au fait que plus un stimulus
sont somesthésiques, 1 % sont visuels, 27 % sont bi- unimodal est efficace, moins il produira de réponse
modaux et 30 % sont sans réponse. en combinaison avec un autre et, inversement, que
deux stimuli pauvrement efficaces peuvent, une fois
combinés, augmenter la réponse.
9.2.2
Les processus d'intégration
9.2.3
Bien que I'existence de neurones multimodaux soit
connue de longue date, la comparaison des ré-
Les conséquences sur la conduite
ponses de ces neurones sous stimulation bimodale Ce modèle neural a l'avantage d'expliquer les com-
et unimodale afin d'établir des règles d'intégration portements sensorimoteurs dans lesquels les stimula-
n'a été effectuée qu'assez récemment (voir Stein et tions audiovisuelles sont CO-spatialementdéterminées
CHAPITRE 9 L 'intermodalité 205

Espace visuel Espace auditif Espace somesthésique

caudal
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FIGURE 9.1 Production d'une
carte unifiée multisensorielle. Les
representations de l'espace senso-
riel (en haut) sont agencées dans le
colliculus supérieur pour former une
carte unifibe multisensorielle(en bas).
Source: Lewkowicz et Lickliter (1994,
p. 85). Reproduit avec la permission
Espace multisensoriel de Lawrence Erlbaum Associates.

(un objet sonore), mais il n'éclaire pas les autres logies. On sait que le cerveau possède des zones
formes d'interactions intermodales, comme le transfert spécialisées pour les différentes fonctions qu'il as-
intermodal de la vision au toucher ou l'intégration de sure. La région occipitale traite les informations vi-
signaux redondants. Parce que certaines conduites suelles (cortex visuel) et le cortex pariétal traite les
intersensorielles impliquent la mémoire, l'attention, informations somatosensorielles. Récemment, Had-
l'appréciation des aspects spatiaux et temporels de jikhani et Roland (1998) ont montré, dans une étude
l'environnement, on peut penser que la nature du TEP, que le claustrum droit joue un rôle important
substrat neural est complexe et englobe certaines dans le transfert toucher-vision chez l'être humain
aires du cortex. Selon diverses études sur le rat, les adulte. Ce centre assure la fonction de réception et de
régions postérieures du cortex pariétal (PPC) se- diffusion des informations vers les zones corticales
raient majeures pour la reconnaissance intermodale concernées. Que se passe-t-il dans le cortex visuel
et le traitement des informations spatiales rnultimo- des aveugles? Cohen et ses collègues (1997) ont
dales. Par exemple, des rats présentant des lésions comparé les réponses du cerveau chez deux groupes
PPC échouent à apprendre à apparier des informa- de sujets (voyants et aveugles de naissance) enga-
tions tactiles et visuelles; cependant, il se peut que gés dans une activité de lecture, avec les doigts, d'un
des lésions spécifiques PPC n'aient pas d'effet sur la texte écrit en braille. Tandis que, chez les voyants, le
reconnaissance intermodale de la durée, mais une cortex visuel était inactif pendant l'exécution de cette
grande influence sur la reconnaissance de la locali- tâche, celui des aveugles était actif au cours de la
sation. II n'y aurait donc pas un seul centre d'inté- lecture du braille. De plus, une stimulation électro-
gration intersensorielle, mais plusieurs, ce qui révèle magnétique du cortex visuel des aveugles, brouillant
la complexité et la diversité des comportements (voir le message tactile au cours de l'activité de lecture, a
Tees, 1994). entraîné chez eux de nombreuses erreurs. II semble-
L'étude récente du cerveau humain, grâce aux rait donc que les aveugles utilisent leur cortex visuel
techniques d'imagerie cérébrale, a révélé une extra- pour une tâche tactile. Cette étude est une magnifi-
ordinaire plasticité du cerveau dans certaines patho- que illustration des échanges intersensoriels.
206 PARTIE 2 Les rnodalit6s sensorielles

L'existence de cellules de convergence montre mations sur I'objet, qu'il les a mémorisées, il se
que la communication entre les modalités s'exprime trouve alors qu'à la phase test de reconnaissance, la
déjà au niveau le plus élémentaire que constitue le durée d'exploration sera moindre pour I'objet familier
codage sensoriel et que les zones de projection que pour I'objet nouveau. Ce comportement est inter-
corticale ne sont pas entièrement spécialisées par prété comme une généralisation du phénomène
modalité et assurent déjà certaines intégrations. Ce- d'habituation à I'objet familier présenté dans la nou-
pendant, ces détecteurs sont moins nombreux que velle modalité. Avec une procédure d'habituation, il
les cellules unimodales, et les études neurophysiolo- est possible de tester le transfert intermodal du
giques portent en général sur les animaux adultes et toucher à la vision et réciproquement. De même, il
ne disent rien quant à l'origine de cette intégration est possible de tester les capacités discriminatives
intersensorielle et à son ontogenèse. dans chacune des modalités étudiées.
Dans la vie quotidienne, les modalités fonction-
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9.3 nent le plus souvent simultanément et transmettent
des données concordantes. Pour connaître le poids
LES MÉTHODES D'ÉTUDE relatif des informations provenant de chaque moda-
Deux grandes situations d'étude sont proposées se- lité, on présente un objet à un sujet jeune ou adulte,
lon que les modalités sont mobilisées séparément et pour une exploration bimodale (par exemple, visuelle
successivement ou activées simultanément (voir le ta- et tactile) ou unimodale (soit visuelle soit tactile). Le
bleau 9.2, p. 203). Mais les méthodes divergent éga- test de reconnaissance est soit bimodal soit unimo-
lement selon la population étudiée (avec ou sans lan- dal. Les conditions unimodales et bimodales sont
gage, animale ou humaine) et selon les interactions comparées entre elles. Si les premières ne sont pas
sensorielles étudiées. Chez l'homme adulte, dans des différentes des secondes, c'est que le sujet ne tire
situations de fonctionnement alterné de deux moda- aucun bénéfice de la modalité surajoutée. La situation
lités, les appariements intermodaux consistent à pré- de conflit perceptif est également révélatrice du poids
senter un stimulus de façon unimodale dans une mo- accordé par chaque modalité dans le fonctionne-
dalité puis le test de reconnaissance dans l'autre ment simultané de deux modalités (voir la figure 9.2).
modalité. Les deux conditions intermodales, testant Un paramètre étudié dans certains conflits percep-
le transfert dans les deux directions, sont ensuite com- tifs est l'effet cons6cutif au port prolongé de verres
parées aux deux conditions intramodales évaluant prismatiques au cours d'activités de pointage ou de
les capacités discriminatives de chaque modalité prise d'objet (voir la figure 9.3). Dans certaines con-
prise isolément. Des transferts d'apprentissage sont ditions, une réorganisation sensorimotrice se produit
également possibles. L'apprentissage d'une dis- si l'absence de corrélation perceptive se prolonge.
crimination ou d'une association est effectué, dans Cela signifie que le sujet s'adapte en corrigeant les
une modalité, jusqu'à l'obtention d'un critère; puis effets de la déformation de son champ visuel. Lorsque
cette même tâche ou une tâche équivalente est exé- les verres sont retirés, cette adaptation se manifeste
cutée dans une autre modalité, également en condi- en sens contraire de celle engendrée par le port des
tion unimodale. L'économie d'apprentissage réalisée lunettes.
dans cette seconde condition atteste l'existence d'un Outre les paradigmes utilisés chez l'adulte, le
transfert (voir Hatwell, 1994). fonctionnement simultané de deux modalités est étu-
De manière plus spécifique chez le bébé, l'étude dié chez le bébé dans la capacité que montre celui-ci
du transfert intermodal comporte deux phases dis- à établir des relations entre des événements visuels
tinctes et successives, une phase de familiarisation et auditifs. Cette technique, dite << de choix préféren-
et une phase de test. Le raisonnement repose sur tiel >>, permet au bébé de voir deux films présentés
deux comportements naturels du bébé: ce dernier simultanément. Un train de sons est apparié à l'un
se familiarise avec un objet et lui accorde moins d'in- des événements visuels. Les sons sont diffusés entre
térêt des qu'il en a pris connaissance; il réagit à la les deux scènes de telle sorte que l'appariement ne
présentation d'un objet nouveau en lui prêtant une soit pas fait par le béb6 sur la base d'une localisation
attention plus grande. Si le bébé a prélevé des infor- spatiale. D'un essai à l'autre, les sons des deux films
CHAPITRE 9 L'intermodalité 207

Renfoncement 1 2 3 4
supérieur Prétest Début de Fin de Post-test
contenant I'exposition I'exposition
I'objet visuel aux prismes aux prismes

&
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! Main du sujet
0Position Position EZlPosition
réelle sentie vue
Renfoncement
inférieur FIGURE 9.3 Adaptation perceptive dans un conflit entre
": contenant la vision et la proprioception engendré par le port de pris-
I'objet tactile mes déviant à droite le champ visuel. La croix pointillée indi-
que la position vue de la cible. Au début de I'exposition au conflit,
FIGURE 9.2 Schéma d'un dispositif utilisé par Bushnell. le pointage est dévié vers la droite. Après exercice, le sujet corrige
Bushnell utilise un tel dispositif pour créer un conflit entre la vision vers la gauche la direction de ses pointages. Au post-test (sans
et le toucher relativement à la forme etlou à la texture des objets conflit), l'adaptation se manifeste par une déviation à gauche des
chez le nourrisson. L'objet visuel, différent de I'objet tactile, est pointages, c'est-à-dire du c6té opposé à la déviation prismatique.
perçu à travers le miroir masquant les mains et I'objet tactile. Source: Hatwell (1994, p. 549). O PUF, 1994. Reproduit avec per-
Source: Bushnell (1982, p. 67). O 1982. Reproduit avec la permis- mission.
sion d'Elsevier Science.

sont alternés. On enregistre la direction du regard du transfert intermodal se réclamaient des résultats né-
bébé pour savoir s'il apparie la séquence de sons et la gatifs obtenus après de nombreuses tentatives ex-
scène visuelle. On s'attend à ce que le bébé regarde périmentales pour mettre en évidence un transfert
plus souvent la scène qui correspond à la séquence intermodal chez les sujets non verbaux. Les nouvelles
de sons que l'autre. Cette technique permet donc méthodes d'étude de la perception animale et du
d'évaluer la capacité du bébé à établir une cohérence bébé ont permis, vers les années 1970, de boulever-
entre les événements. Ainsi, il existe des différences ser ces conceptions.
importantes dans les situations selon que I'on étudie
la relation toucher-vision ou la relation vision-audition 9.4.1
chez le bébé. Dans l'étude du transfert, la présenta-
tion des situations est successive et I'on s'attend à
Le transfert intermodal visuotactile
ce que le bébé préfère I'objet nouveau à I'objet fami- chez les primates non humains
lier. Dans les études d'appariement, elle est simulta-
Les études sur l'animal diffèrent de celles qui portent
née et I'on s'attend à ce que le bébé apparie les deux
sur le bébé humain non par l'absence de langage,
événements qui présentent des similitudes.
mais par un problème de consigne. Les comporte-
ments explorés chez le bébé font naturellement par-
9.4 tie de son répertoire de réponses. Chez l'animal, il
CINTÉGRATION INTERMODALE est nécessaire de faire apprendre au sujet, avant
CHEZ LES SUJETS NON VERBAUX toute expérience, une forme de réponse qui soit dé-
codable par l'expérimentateur humain, en quelque
Les thèses soutenant la nécessité d'une médiation sorte une consigne. Les expériences menées s'avè-
symbolique, surtout linguistique, pour l'obtention d'un rent lourdes en temps et s'écoulent sur plusieurs
208 PARTIE 2 Les modalités sensorielles

mois. Abandonnant la situation de transfert d'appren- tives, recommencent la présentation des objets, sans
tissage, qui n'a permis d'obtenir que de faibles résul- que I'animal voie les formes en question. L'unique
tats, au profit de l'appariement intermodal, Davenport test a lieu au matin du cinquième jour: on présente
et Rogers (1970) ont mis en évidence chez les singes visuellement à I'animal un exemplaire des deux sti-
supérieurs (orangs-outangs et chimpanzés) l'exis- muli, et on note celui qu'il choisit en premier. Puis
tence d'un transfert des informations prélevées quant l'ensemble de la procédure est repris avec une autre
à la forme des objets, et ce, aussi bien en ce qui con- paire de formes, selon la même chronologie. Sur les
cerne le transfert du toucher à la vision que le trans- 60 appariements effectués, les auteurs notent que le
fert de la vision au toucher (voir la figure 9.4). Cowey choix des objets comestibles à la phase de test est
et Weikrantz (1975), en s'appuyant sur un apprentis- effectué dans les deux tiers des cas et concluent à
sage discriminatif tactile intramodal, ont également un transfert de la forme des objets du toucher à la vi-
obtenu un résultat similaire. L'originalité de la mé- sion chez les primates supérieurs.
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thode a consisté à chercher un lien direct entre le sti- Par la suite, en utilisant la méthode de Davenport
mulus, objet du transfert, et l'agent renforçateur. Le et Rogers, des recherches ont montré que les singes
soir, I'animal est placé dans I'obscurité et a à sa dis- rhésus présentent la même capacité de transfert
position dans sa cage, en désordre, 20 exemplaires dans les deux sens, même après un délai entre la
d'une forme et 20 exemplaires d'une autre forme. phase de présentation et la phase de reconnais-
Ces objets peuvent être fabriqués soit avec de la sance et même si la stimulation visuelle est une es-
poudre alimentaire et être comestibles, soit avec de la quisse dégradée de l'objet. Récemment, Gunderson,
poudre mélangée à du sable et être non comestibles. Rose et Grant-Webster (1990) ont montré que des
Tous les exemplaires d'une forme sont comestibles, bébés singes macaques (13 semaines et demie, soit
alors que ceux des autres formes sont non comes- l'équivalent de 6 mois pour le bébé humain) étaient
tibles. Au matin, les expérimentateurs notent ce qui capables de reconnaître visuellement l'objet qu'ils
n'a pas été mangé et, pendant cinq nuits consécu- avaient palpé dans I'obscurité pendant 30 S.S'il peut
assurément jouer un rale de médiateur dans les inté-
grations intermodales, le langage ne semble toute-
fois pas être une condition nécessaire à leur établis-
sement.

9.4.2
La coordination visuotactile
chez le bébé humain
Dans les manifestations gestuelles du bébé, il faut
Cobjet visuel
est contenu
' pouvoir distinguer celles qui sont désordonnées et
qui relèvent de la motilité normale de l'organisme de
dans une Ouverture celles qui sont dirigées vers un but. Dans ce second
boîte vitrée par laquelle cas, c'est la stimulation qui déclenche le geste et lui
I'animal donne
sa réponse donne son but, voire sa signification. La réponse du
et reçoit sa bébé à une stimulation visuelle s'organise dans le
I I récompense geste de préhension. Celui-ci apparaît deux fois, soit
FIGURE 9.4 Transfert d'informations prélevées sur la cinq jours après la naissance, cette coordination
forme des objets. L'objet visuel est suspendu derrière une vitre néonatale étant considérée comme une action primi-
et ne peut donc etre touché. Les formes en pointillé ne peuvent tive, comme le schème de base du geste mature,
être vues, mais les deux objets suspendus peuvent 6tre touchés.
La récompense est donnée dans un récipient à portée de main puis vers cinq à six mois, à une période où le bébé
du sujet. Source: Davenport et Rogers (1970, p. 279). commence à être maintenu en position assise. Cette
CHAPITRE 9 L'intermodalité 209

coordination préhension-vision permet au bébé de dans deux conditions : en présence d'une cible et en
cet âge d'attraper tous les objets à sa portée (geste son absence (condition de contrôle). Lorsque I'objet
de préhension) et de porter à sa vue tous les objets est présent, les mouvements d'approche sont analy-
qu'il tient dans sa main (activité de transport des ob- sés en fonction du comportement attentionnel du
jets). Cette coordination réversible entre la vision et bébé (fixation de I'objet, non-fixation, yeux fermés,
la main trouve donc son ébauche dans le geste d'ap- regard indéterminé). L'objet étant rarement atteint et
proche, et parfois d'atteinte, d'une cible visuelle ac- pris, il est difficile de conclure à une coordination vi-
compli par le nouveau-né, geste qui peut, selon les suotactile. Néanmoins, une orientation conjointe du
auteurs, témoigner d'un réflexe ou d'une intention regard et de la main témoigne de la capacité des
d'effectuer une prise concrète de I'objet. Dans les bébés à relier des informations visuelles et proprio-
premières observations de Bower, Broughton et ceptives portant sur certaines caractéristiques spa-
Moore (1970), les nourrissons âgés de quelques tiales comme la direction et la distance de I'objet.
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jours sont en position allongée sur le dos, la tête Cette orientation conjointe est peu fréquente mais
étant maintenue stable. Cette stabilisation de la tete existe néanmoins.
a pour effet de diminuer les mouvements désordon-
nés du bras, et l'approche manuelle vers un objet Selon les auteurs, vers l'âge de 4 semaines
peut ainsi être observée. Le geste est déclenché (Bower, 1974) ou de 7 semaines ( Hofsten, 1984), un
visuellement. Ces observations, jugées discutables déclin de l'activité de transport du bras vers une ci-
pendant une décennie, ont été reprises de manière ble visuelle est signalé et subsiste jusqu'aux envi-
plus systématique et plus contrôlée par Hofsten rons de la 13esemaine. Le geste d'approche devient
(1982) (voir la figure 9.5), qui compare la fréquence alors moins dépendant de la posture du bébé, et ce
des mouvements des bras et des mains observée déplacement plus lent que le geste néonatal présente

a) Situation expérimentale b) Situation telle qu'elle apparaît sur l'écran de télévision

FIGURE 9.5 Situation expérimentale dans laquelle le nouveau-né est placé pour approcher sa main de I'objet. Les
illustrations représentent des bébés de huit jours occupés 21 saisir un objet. Source: Hofsten (1982, p. 452).
210 PARTIE 2 Les modalit6s sensorielles

un caractère discontinu. Son parcours est dirigé vi- proche de manière prédictive face à une cible en
suellement. La main s'approche de I'objet sous con- mouvement. Ces stratégies sont efficaces puisque la
trôle visuel et le regard effectue un va-et-vient entre plupart des atteintes sont réussies (Hofsten, 1980).
la main et I'objet à saisir. Couverture de la main est Contrairement à ce que l'on pourrait supposer, le
réalisée progressivement, de façon anticipée. Lorsque transport d'un objet n'est pas chez le nouveau-né
la main entre en contact avec I'objet, elle effectue une action qui apparaît au même moment que la
une série de tâtonnements qui aboutissent à la saisie prise. En effet, si la présentation d'une cible visuelle
de I'objet. Le geste possède alors certaines caracté- déclenche chez le nouveau-né un geste d'approche,
ristiques du système adulte (voir, pour une synthèse, une stimulation tactile due à un objet posé dans sa
Streri, 1991, 1993). Vers cinq ou six mois, le geste, main ne déclenche que très rarement un mouvement
exercé de manière intensive, atteint ses objectifs avec d'orientation soit vers la bouche soit vers les yeux
une pleine eff icacité. (Streri, Lhote et Dutilleul, 2000). 11 ne s'agit pas d'un
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Les informations prélevées visuellement concer- problème moteur puisque le bébé est capable de
nant les propriétés des objets sont prises en compte transporter sa main vers sa bouche, de sucer son
par le système tactile afin d'assurer à la main une pouce dès in utero. II semblerait qu'il soit plus facile
prise correcte de I'objet. Couverture anticipée de la pour lui d'orienter son bras vers un but déjà défini
main révèle une planification de la saisie intégrée à dans l'espace plutôt que de chercher le but vers le-
la phase d'approche. Plusieurs propriétés de la cible quel transporter I'objet tenu dans la main (Streri, 1991).
déterminent le déclenchement du geste. La photo- Le transport d'un objet vers sa bouche ou ses yeux
graphie d'un objet ne déclenche pas de mouvement apparaît vers trois mois et s'intensifie au début de la
d'approche, contrairement à I'objet tridimensionnel coordination préhension-vision (voir Lécuyer, Pê-
(Bower, 1972). Les mouvements des bébés âgés de cheux et Streri, 1994).
8 à 21 semaines se différencient selon la taille de
I'objet (Bruner et Koslowski, 1972). Ces premières
observations n'ont pu être reproduites de manière 9.4.3
concluante, car la finesse du geste accompli pendant Le transfert intermodal
l'atteinte de I'objet exige un matériel d'enregistre-
ment plus complexe que les yeux d'un observateur.
chez le bébé humain
La recherche de Hofsten et Ronnqvist (1988) est
décisive concernant l'ajustement préparatoire de la Le rôle de la coordination
main à la taille de I'objet. Les expérimentateurs vision-préhension
disposent deux diodes infrarouges sur le pouce et II faut distinguer les expériences qui mettent en évi-
l'index de la main dominante de chaque enfant afin dence des phénomènes d'appariement entre la vision
d'évaluer le moment précis et le degré d'écartement et le toucher avant la coordination préhension-vision,
des doigts lors de I'accomplissement du geste. Les c'est-à-dire avant cinq mois, de celles qui sont prati-
résultats montrent une conduite d'approche bien quées sur des bébés âgés de six mois et plus. En
maîtrisée chez des bébés âgés de cinq mois face à effet, dès I'âge de six mois, le bébé peut confronter
des objets de différentes tailles. Ainsi, la main du aisément les informations prises visuellement et tac-
bébé planifie, dès cinq à six mois, la prise de la cible tilement sur les objets qu'on lui présente, et les ap-
pendant le parcours, comme le fait l'adulte (Jeanne- pariements intermodaux observés ne posent ainsi
rod, 1984, 1986), et non au contact de I'objet. plus le problème de savoir s'il existe ou non une unité
L'orientation de I'objet pose plus de difficultés aux des sens dès le début de la vie. Ces expériences de
bébés. Ce n'est qu'à neuf mois que les bébés ajus- transferts intermodaux analysent plus particulière-
tent leur main, avant le contact, et selon l'orientation ment les problèmes de vitesse de traitement d'infor-
horizontale ou verticale d'un bâton (Hofsten et Fazel- mation des modalités, de compétition, d'interférence
Zandy, 1984 ; Lockman, Ashmead et Bushnell, 1984 ; ou de collaboration entre ces systèmes, ou encore
Morrongiello et Rocca, 1986). Enfin, dès I'âge de des conditions spécifiques de réalisation de la tâche
18 semaines, le bébé élabore des stratégies d'ap- demandée, etc.
CHAPITRE 9 L'intermodalit6 211

L'expérience la plus connue de transfert intermo- tant dans les mains des individus. C'est donc la rela-
da1 chez le nourrisson est celle de Meltzoff et Borton tion entre les mains et les yeux qui fait I'objet de nos
en 1979. Par une démonstration méthodologique travaux. Nous avons orienté nos recherches sur des
simple, elle révèle que des bébés âgés d'à peine un bébés ne possédant pas encore la coordination vi-
mois sont capables de reconnaître visuellement la sion-préhension, c'est-à-dire sur des bébés dont
texture d'un objet préalablement exploré oralement. I'âge est inférieur à cinq mois (Streri, 1991). Ré-
Deux groupes de bébés, le premier explorant une té- cemment, nous avons montré que, dans l'exécution
tine lisse, le second explorant une tétine à aspérités, d'une tâche d'intermodalité, les nouveau-nés, âgés
pendant une durée de 90 s, regardent ensuite deux de deux ou trois jours, regardent préférentiellement
grosses boules orange, l'une lisse, l'autre à picots. la forme de I'objet qu'ils n'ont pas manipulé préala-
Les bébés qui ont mâchouillé la tétine lisse regar- blement (Streri et Gentaz, 2003). Cette expérience
dent plus longtemps la boule lisse et les bébés qui constitue une réelle réponse positive à la fameuse
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ont mâchouillé la tétine à aspérités regardent plus question de Molyneux. Le nouveau-né n'apprend pas
longtemps la boule à picots. Les jeunes bébés pré- à coordonner les informations prélevées par le tou-
fèrent donc I'objet qui présente le plus de similitude cher et la vision. Cette coordination est innée. Les
avec la tétine qu'ils ont préalablement sucée. Cette capacités exploratoires manuelles des nourrissons
expérience n'a jusqu'à ce jour pas été répétée âgés de deux mois et de cinq mois ont été également
(Maurer, Stager et Mondloch, 1999). C'est une préfé- analysées. Dès I'âge de deux mois, les bébés sont
rence inverse qu'observent Gibson et Walker (1984) capables de différencier la forme des objets avec la
chez des bébés également âgés de un mois, mais même efficacité dans les deux modalités concer-
quant à la propriété de substance (dure ou molle) nées. Ainsi, les capacités intramodales sont équiva-
des objets. Des bébés explorent pendant 60 s soit lentes et constituent un préalable, méthodologique
une tétine en caoutchouc dur soit une tétine en et théorique, pour un traitement amodal et l'obtention
caoutchouc souple. Ils regardent ensuite une tétine d'un transfert réversible entre la main et l'œil. Sur le
qui bouge de manière rigide et une tétine qui bouge plan empirique, l'absence d'un transfert intermodal
en se déformant. Les bébés préfèrent regarder I'ob- ne peut être imputée à une absence de discrimina-
jet qui ne présente pas la propriété de celui qu'ils ont tion intramodale et, sur le plan théorique, il s'agit d'une
exploré préalablement avec la bouche. On peut être première étape dans la confirmation de la thèse de la
surpris de tirer des conclusions similaires pour deux perception amodale de E.J. Gibson (1969). De sur-
expériences où les résultats semblent contradictoires. croît, deux mois est I'âge où le geste d'atteinte d'un
En effet, dans la première expérience, les bébés pré- objet visuel, présent à la naissance, décline pour ne
fèrent regarder I'objet familier et, dans la seconde, ils réapparaître que vers quatre à cinq mois. Un trans-
préfèrent regarder I'objet nouveau. La préférence, fert des informations est-il néanmoins observé? Cinq
chez le bébé, pour I'objet familier ou nouveau est un mois est I'âge où la coordination préhension-vision
problème beaucoup discuté et encore non résolu, s'exerce et peut jouer le r61e de lien entre modalités.
notamment pour ce qui est des transferts intermo-
Les résultats aux expériences de transfert inter-
daux. La solution dépend de plusieurs facteurs et
modal ont révélé qu'à deux mois les bébés recon-
non d'un seul (âge des bébés, complexité de la tâche,
naissent visuellement un objet qu'ils ont préalable-
voire complexité de I'objet présenté, durée de fami-
ment tenu (Streri, 1987), mais la relation inverse, soit
liarisation préalable, etc.). D'une manière générale,
une reconnaissance tactile d'un objet regardé, n'est
le bébé réagit à la nouveauté et préfère le stimulus
pas observée. À cinq mois, l'asymétrie dans la rela-
non familier, à la condition que le stimulus nouveau,
tion est contraire. Le bébé devient capable, pour la
en concurrence, n'ait pas un degré de nouveauté tel
première fois, de reconnaître tactilement un objet
qu'une comparaison ne puisse être possible pour lui.
exploré visuellement, mais la relation réciproque
C'est ce que l'on nomme 1.' optimum de nouveauté m .
toucher-vision a, provisoirement, disparu (Streri et
Si la bouche est un lieu d'exploration privilégié Pêcheux, 1986). À six mois et plus, une relation
par le bébé, il paraît évident que la modalité tactilo- toucher-vision est rétablie (Rose, Gottfried et Brid-
kinesthésique (haptique) voit son meilleur représen- ger, 1981 ; Ruff et Kohler, 1978). Autrement dit, à
212 PARTIE 2 Les modalit6s sensorielles

deux mois, âge où la coordination vision-préhension fonction perceptive, au profit de la fonction de trans-
est absente, un transfert des informations du toucher port des objets et d'habiletés manuelles, nouvelle-
à la vision est néanmoins observé. À cinq mois, ment acquises, qui doivent perturber provisoirement
lorsque la prise d'objet s'exerce intensivement, le le recueil d'informations sur les objets.
transfert du toucher à la vision disparaît; la fonction Le développement du transfert intermodal pen-
perceptive de la main est perturbée (Streri et Molina, dant la seconde moitié de la première année confirme
1994). Cependant, un transfert réversible est pos- la complexité de la relation qui existe entre le toucher
sible dans certaines conditions. À deux mois, si la et la vision. Les échecs au transfert sont attribuables
stimulation visuelle est appauvrie, c'est-à-dire réduite à des durées d'exploration tactile souvent brèves
à une esquisse, une reconnaissance tactile est pos- (de l'ordre de 20 à 30 s), à la complexité des objets,
sible (Streri et Molina, 1993). À l'âge de quatre à cinq non différenciés en transfert intramodal, ou à une
mois, si on mobilise les bras et les mains du bébé population de sujets présentant des troubles liés à
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afin qu'il puisse exercer activement son exploration une naissance prématurée. Comparée à la vision, la
sur de gros objets, autrement dit si on ne se limite modalité tactile se révèle moins habile dans le traite-
plus à son activité exploratoire manuelle, un transfert ment des informations. Son habileté deviendra par
des informations du toucher à la vision redevient contre plus importante dans la préhension, la mani-
possible (Streri et Spelke, 1988; Streri, Spelke et pulation et l'utilisation d'outils, c'est-à-dire dans des
Rameix, 1993). activités où les aspects moteurs et perceptifs s'unis-
sent pour une plus grande efficacité d'exploration du
monde. Le transfert intermodal de la vision au tou-
Cexplication de l'unité des sens
cher relève d'un niveau d'intégration cognitive com-
D'un point de vue théorique, l'ensemble de ces ré- plexe et se révèle très fragile ou -pénétrable * aux
sultats révèle qu'une certaine unité des sens existe influences externes. Cela signifie que les modalités
précocement. Mais elle ne relève pas d'une indiffé- sensorielles ne fonctionnent pas, dans le transfert in-
renciation des systèmes (Bower, 1974) ou de synes- termodal, comme des modules étanches (au sens
thésie (Maurer et autres, 1999). En effet, dans leur où l'entend Fodor, 1983). Leur pénétrabilité ou fragi-
forme extrême, ces théories affirment qu'il n'existe lité se révèle non seulement dans la non-réversibilité
pas de coordination intersensorielle chez les jeunes des transferts, mais aussi dans les fluctuations cons-
enfants, mais une parfaite substituabilité intersenso- tatées au cours du développement. Ces deux faits
rielle. Les systèmes perceptifs ne répondent pas à nous éclairent à la fois sur la nécessité vitale des
des stimulations spécifiques, mais à des modifica- liens qui existent entre les modalités sensorielles, sans
tions de la stimulation, quelle que soit la modalité sti- lesquels l'organisme humain ne pourrait s'adapter, et
mulée (voir également le TVSS v tactual-Visual Sub- sur la spécificité de chaque modalité concernee.
stitution System, en français SSVT] de Bach-y-Rita).
L'unité des sens pourrait davantage s'expliquer par le
concept de perception amodale au sens où le con- 9.4.4
çoit E.J. Gibson.
Le rôle de la connaissance du corps
Les asymétries dans les transferts nous éclairent dans les relations intermodales
sur les difficultés à établir des relations entre les mo-
dalités sensorielles, attribuables dans une large me- Les conduites de prise d'objets révèlent l'accès à un
sure aux contraintes biologiques des systèmes et à espace externe commun à la vision et à la préhen-
leur développement peu synchrone. En effet, chez le sion. Elles attestent que le bébé perçoit le monde
bébé de deux mois, le système tactilo-kinesthésique comme différent de lui. Ces expériences sont néan-
manuel est gêné par un fort réflexe d'agrippement moins insuffisantes pour résoudre le problème de la
des objets qui conduit le bébé à une exploration connaissance du corps corrélée à la vision de repères
maladroite parce que trop rigide, tandis que le sys- externes. Les situations de localisation d'un objet
tème visuel est en plein développement. A cinq mois, sonore dans l'obscurité ainsi que les relations inter-
le système tactilo-kinesthésique exerce moins sa modales visuo-proprioceptives se révèlent plus
CHAPITRE 9 L'intermodalité 213

éclairantes en ce qui a trait à la participation du accomplir un nouveau geste appartenant à cette


corps du sujet aux relations intermodales. catégorie. Ainsi, I'atteinte réussie d'un objet dans
I'obscurité n'est pas attribuable à la répétition et à la
Clifton, Perris et Bullinger (1991) ont mis en évi-
maîtrise d'un geste exécuté sous contrôle visuel,
dence le rôle et la participation du mouvement du
mais à la reconstruction d'un geste accompli dans
torse et de la tête pour l'efficacité de I'atteinte d'un
une nouvelle situation et extraite d'un schéma mo-
objet sonore dans I'obscurité. En effet, localiser un
teur préalablement construit.
objet sonore dans I'obscurité et le prendre semble
être un comportement complexe qui implique non La construction de la personne chez le bébé
seulement la perception d'indices auditifs, pour lo- peut être envisagée sous l'angle de l'imitation. L'imi-
caliser I'objet dans l'espace, mais la mobilisation tation synchrone se distingue de I'imitation différée
d'autres indices pouvant suppléer I'absence d'indi- en ce que la première peut relever d'un phénomène
ces visuels, pour réussir la prise de I'objet. Les mou-
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de contagion ou de mimétisme tandis que la seconde
vements du corps pourraient tenir ce r61e. Selon est la reproduction d'une action passée. Le baille-
Bullinger (1988), la mobilité axiale peut réactiver ment est un exemple typique d'imitation contagieuse.
1'. adresse spatiale du corps et des bras à partir L'imitation différée s'effectue après la production du
d'indices proprioceptifs pour construire une image modèle et se distingue, en ce sens, des expériences
cinétique, localiser le son et atteindre I'objet. Dans de reconnaissance du corps propre vu dans un miroir
des conditions d'obscurité, les mouvements de la puisque, dans ces conditions, il y a contingence
tête et du torse doivent donc être plus importants entre les deux événements. Par exemple, l'imitation
qu'à la lumière, pour compenser I'absence de re- faciale est fondamentale pour la connaissance de
pères visuels. En plus de produire des sensations
soi puisqu'il s'agit d'une capacité d'appariement des
proprioceptives, l'orientation de la tête produit des
transformations d'un visage adulte que les bébés
changements simultanés, à la fois proprioceptifs et
peuvent voir mais non sentir avec les transformations
auditifs, qui sont redondants et qui augmentent la
de leur visage qu'ils ne peuvent voir mais sur lequel
précision de la localisation de la source sonore.
ils prélèvent des informations proprioceptives (voir la
Clifton et ses collègues (1991) ont donc voulu esti-
figure 9.6). Meltzoff et Moore (1977, 1983) mettent en
mer le rôle des mouvements du corps pour savoir si
les bébés âaés" de 26 à 32 semaines savent faire une
distinction, dans I'obscurité, entre un espace proche
où I'objet sonore serait à portée de main (15 cm) et
un espace lointain où I'objet sonore serait hors de
portée (60 cm). Dans les deux conditions, I'objet est
localisé à 30" à gauche et à droite du sujet. La capa-
cité de bien localiser la source sonore est mesurée
par le nombre d'atteintes de I'objet quand celui-ci est
à portée de main. Les résultats montrent que les
bibés de sept mois ont une bonne discrimination de
I'espace auditif et distinguent ce qui est proche
d'eux de ce qui ne l'est pas. Immédiatement avant
que la main entre en contact avec I'objet, l'amplitude
des mouvements de la tête et du torse est plus im-
portante dans I'obscurité qu'à la lumière. Les auteurs
concluent que leurs résultats sont compatibles avec
la théorie du schéma moteur de Schmidt (1975).
Cette théorie affirme aue le suiet abstrait des situa- FIGURE 9.6 Imitation de l'adulte oar le nouveau-né aaé de
tiens riches et variées' certaines informations qui lui deux à trois semaines. a) rot rus ion de la langue. 6 OU-
verture de la bouche. c) Protrusion des Iévres. Source :Stein
permettent de 'Onstruire un schéma (une et Meredith (1993.
, , O 1993. The MIT Press. Reoroduit avec
. 13).
. D.
tégorie). Ce schéma peut être ensuite mobilisé pour permission.
214 PARTIE 2 Les modalités sensorielles

évidence, chez des nouveau-nés, des conduites imi- dances entre des stimulations visuelles et des infor-
tatives de protrusion de la langue, d'ouverture de la mations proprioceptives issues de leurs propres
bouche et de protrusion des lèvres. Chez les bébés mouvements. Si la détection d'invariants temporels
de 6 semaines, Meltzoff et Moore (1994) montrent permet au bébé de cinq mois une prise de connais-
également la capacité des nourrissons à reproduire sance de son corps, Rochat et Morgan (1995) ont
des gestes faciaux immédiatement après la présenta- montré que, dès trois mois, les bébés sont sensibles
tion du modèle et après un délai de 24 h. Ces derniers également aux invariants spatiaux spécifiant leur
comportements révèlent une véritable capacité des corps : par exemple, lorsque les bébés bougent leurs
bébés à accomplir une action sur la base des infor- jambes dans une direction particulière dans l'espace,
mations stockées en mémoire. Les auteurs pensent ils s'attendent à voir, sur un écran vidéo, leurs jambes
que les bébés ont un schéma corporel primitif qui selon une orientation similaire. La détection de ces
leur permet d'avoir une carte limitée de certaines relations est ainsi déterminante pour la perception
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parties du corps. L'affinement du geste, au cours de soi (voir Rochat, 1998 pour une revue de ques-
des répétitions, et la capacité de le produire à partir tions; voir aussi la figure 9.7). Ces observations sont
d'informations stockées en mémoire tranchent définiti- compatibles avec la perspective écologique défen-
vement sur le caractère de l'imitation précoce. Celle-ci due par Neisser (1993) et E.J. Gibson (1993), selon
ne peut être un réflexe puisqu'elle est déclenchée laquelle le soi plonge ses racines essentiellement
24 h après la présentation du modèle et qu'elle est dans la perception et de manière faible dans l'action,
modifiable, donc non rigide. Selon les auteurs, I'imita- comme l'aurait affirmé Piaget. Le soi écologique ne
tion repose sur un mécanisme de relation intermodale peut se définir par une image ou une représentation
(Active lntermodal Mapping) qui suppose chez le de quelque chose comme l'implique la notion de
bébé une connaissance minimale de son corps et de -schéma corporel ,>. II appartient au monde phy-
ses actions. sique des objets et entretient avec lui des relations
de réciprocité. La perception de soi est en corréla-
Enfin, dans une expérience de transfert inter- tion avec la perception du monde.
modal, Bahrick et Watson (1985) ont montré que les
bébés de cinq mois, mais non ceux de trois mois,
étaient capables de détecter des invariants et d'éta- 9.4.5
blir des relations intermodales entre les mouvements Les appariements auditivo-visuels
de leurs jambes et ceux perçus visuellement sur un
enregistrement vidéo. On demande aux bébés de
chez le bébé humain
discriminer entre une image vidéo qui est la prise di- Les occurrences dans lesquelles une modification
recte de leurs mouvements de jambe et une image du champ visuel s'accompagne simultanément de
vidéo qui présente de manière non contingente les l'émergence d'un son sont nombreuses et diversi-
mouvements de jambes d'un pair. Les expérimenta- fiées. C'est le cas du langage parlé, où du mouve-
teurs prennent soin de cacher la partie inférieure du ment des lèvres semblent sortir des sons articulés.
tronc avec un écran afin que les bébés n'aient pas Le domaine artistique fournit de nombreux exemples
d'informations visuelles sur leur mouvement. Le bébé de synchronie entre les événements visuels et sono-
a le choix entre voir ses mouvements de jambes en res. Plus simplement encore, l'impact entre deux sur-
direct et les voir en différé. À cinq mois, quelles que faces produit un son qui, s'il apparaissait avant ou
soient les conditions, les bébés préfèrent regarder après le choc, donnerait à la situation un caractère
l'image vidéo qui leur présente des mouvements non incongru, étrange. II est cependant des circonstan-
synchrones avec les leurs. Autrement dit, ils préfèrent ces où l'événement visuel semble devancer I'évé-
ce qui est nouveau. A trois mois, les résultats sont nement sonore, par exemple, au cours d'un orage.
moins clairs. Certains bébés préfèrent les mouve- Mais la relation entre l'éclair et le tonnerre doit être
ments contingents et d'autres les mouvements non comprise et apprise comme le resultat d'une appli-
contingents. Les auteurs concluent de ces expé- cation des principes de la physique et ne relève plus
riences que les bébés établissent des correspon- de la détection de relations amodales.
CHAPITRE 9 L 'intermodalité 215

Bahrick (1987) a montré que la capacité des


bébés à apparier des scènes visuelles et des sons
s'améliorait avec l'âge en fonction de deux formes
de relations temporelles amodales, la synchronie et
la structure spécifiant la complexité d'un objet (com-
posé d'un ou de plusieurs éléments). Dans cette
étude, on montre à des bébés deux hochets placés
côte à &te, en forme de cylindre transparent. Dans
l'un se trouve une grosse bille tandis que l'autre ren-
ferme plusieurs petites billes. Ces objets cylindriques
sont abruptement remués de bas en haut, ce qui crée
des impacts sonores spécifiques selon leur contenu.
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Point de vue Point de vue du sujet Les bébés de six mois, contrairement à ceux de trois
de l'observateur mois et de quatre mois et demi, apparient correcte-
ment les sons émis et les hochets en fonction de leur
composition. Les bébés plus âgés regardent donc si-
gnifi&ativement plus longtempS le hochet contenant
une grosse bille que l'autre hochet lorsque le son est
caractéristique du point d'impact d'un objet et, inver-
sement, ils regardent plus longtemps le hochet con-
tenant plusieurs petites billes lorsqu'ils entendent un
son composite, surtout lorsque le mouvement des
deux hochets est synchronisé avec chaque séquence
sonore (voir la figure 9.8). Les bébés de quatre mois et
demi, quant à eux, ne sont capables d'appariements
corrects que dans certaines conditions de synchroni-
Point de vue Point de vue du sujet sation son-mouvement. La capacité d'apparier deux
inversé du sujet événements apparaît et se développe donc entre
quatre mois et demi et six mois.

Point de vue Point de vue du sujet


inversé de I'observateur

FIGURE 9.7 Reconnaissance de soi par le b6bé. Cette fi-


gure représente les déterminants spatiaux dans la perception des
mouvements produits par les jambes de bébés agés de trois à FIGURE 9.8 Photographie des stimuli composite et uni-
cinq mois ainsi que les perspectives filmees de ces mouvements que utilisés par Bahrick (1987). Source: Lewkowicz et Lickliter
de jambes de bébés présentées au bébé sur un écran de télévi- (1994, p. 21 1). Reproduit avec la permissionde Lawrence Erlbaum
sion. Source: Rochat et Morgan (1995, p. 629). Associates.
216 PARTIE 2 Les modalit6s sensorielles

La détection de synchronies temporelles pré-


cède cependant celle d'informations spécifiant la
structure des objets (Bahrick, 1992). Soit deux événe-
ments, un objet seul ou un objet composite, frappant
une surface de manière désordonnée et produisant
des sons synchrones aux points d'impact de l'objet
sur la surface. Les bébés sont habitués à I'un de ces
deux événements. Après la phase d'habituation, les
sujets sont soumis à une phase de test dans laquelle
les relations de synchronie sont modifiées ou des
sons erronés sont émis au moment des impacts. Un
groupe de contrôle n'est soumis pour sa part à aucun
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changement dans les deux phases. Les résultats ont
montré que, dès trois mois et demi, les bébés sont
capables de détecter aussi bien des asynchronies
dans les événements que des synchronies basées
sur des informations erronées (voir Streri, 1996, pour
une discussion).
La perception du discours, classiquement consi- FIGURE 9.9 Situation expérimentale pour tester la per-
ception du discours chez le bébé. Les bébés regardent un
dérée comme un processus essentiellement auditif, film comportant deux visages et entendent un discours émis par
est envisagée actuellement par l'intermédiaire de pro- un haut-parleur situé au centre. L'orientation du regard ainsi que
cessus fonctionnels intermodaux dans lesquels la vi- les durées de fixation sur I'un ou l'autre visage sont enregistrées
par la caméra. Conformément à la technique de choix préférentiel,
sion et peut-être même la proprioception peuvent le bébé regarde le visage qui lui semble correspondre aux sons
jouer un rôle déterminant. En effet, de nombreuses émis par le haut-parleur. Source: Lewkowicz et Lickliter (1994,
études montrent que l'information sur le discours p. 344).
perçue visuellement peut influer profondément sur la
perception auditive de ce meme discours. Ainsi, Kuhl
et Meltzoff (1982) ont montré à des bébés Agés de
18 à 20 semaines, selon la procédure d'appariement
classique, deux visages dont les Ièvres de I'un pro-
nonçaient le son /il (Ièvres serrées, position élevée de
la langue) et les Ièvres de l'autre, le son la1 (bouche de la vie chez l'animal et l'homme. Cela témoigne de
ouverte, position basse de la langue). Les sons étaient la capacité des individus à capter, par leurs différentes
produits par un haut-parleur placé entre les deux vi- modalités, des régularités dans leur environnement.
sages (voir la figure 9.9). Les bébés regardaient plus Cependant, cette unité n'apparaît pas toujours amo-
longtemps le visage dont les Ièvres paraissaient pro- dale. II est également admis que les médiateurs sym-
noncer le son émis par le haut-parleur que l'autre vi- boliques, de nature linguistique, ne sont pas des préa-
sage. Cette correspondance auditivo-visuelle s'étend lables à l'intégration intersensorielle, puisque celle-ci
à d'autres oppositions de voyelles, comme /il et lu1 est présente dès la naissance. Cependant, le fait que
(Kuhl et Meltzoff, 1984), voire à des syllabes. ces médiateurs ne soient pas des préalables n'inva-
lide pas totalement l'hypothèse qu'ils aient un r61e à
jouer chez les enfants d'âge préscolaire et scolaire.
9.4.6 Curieusement, ce champ d'études connaît une rup-
Peut-on conclure à une certaine ture entre un an et quatre ans, comme si l'accès à la
unité des sens? fonction symbolique devenait un obstacle méthodo-
logique et théorique à l'étude de la perception. Par
En résumé, il est maintenant clairement établi qu'une contre, les recherches sur l'enfant scolarisé et l'adulte
certaine unité des sens est fonctionnelle dès le début sont nombreuses.
CHAPITRE 9 L'intermodalité 217

9.5 même position que celle que l'expérimentateur lui


CINTÉGRATION INTERMODALE avait fait prendre passivement. La coordination inter-
modale (V-P) était réalisée en situation bimodale de
CHEZ L'ENFANT ET L'ADULTE conflit perceptif. Le sujet, à la phase de test, devait
reproduire la position de son avant-bras. Les résul-
9.5.1 tats ont révélé, dans la condition intramodale, une plus
Les conditions du développement grande efficacité de la proprioception à cinq ans,
de cette intégration tandis qu'à huit ans la réussite visuelle est meilleure.
Dans la condition intermodale, une capture proprio-
Même si la présence d'une unité des sens dès la ceptive est observée à 5 ans, un compromis vers
naissance est maintenant admise, I'hypothèse d'une 7 ans et une capture visuelle vers 9-1 1 ans. Autre-
amélioration de l'intégration des modalités pendant ment dit, la capture a toujours tendance à s'effectuer
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l'enfance n'est pas absurde. Cependant, de quels fac- au profit de la modalité la plus performante en condi-
teurs dépend ce progrès? De facteurs extrinsèques tion intramodale.
à la perception tels que la maturation des structures
cérébrales, I'expérience multimodale, la maîtrise des
médiateurs symboliques et, plus spécifiquement, des 9.5.2
médiateurs linguistiques, etc., ou du développement Une perception amodale
des systèmes périphériques, qui permet de mieux
ou un recodage médiatisé ?
capter et traiter les informations sur le monde? Birch
et ses collègues (Birch et Belmont, 1963; Birch et La théorie de Gibson (1966) envisage la perception
Lefford, 1964) ont défendu la thèse selon laquelle les visuelle comme un pattern de stimulations qui spéci-
connexions nerveuses augmentent en fonction de la fie de manière univoque les propriétés des objets. Sa
maturation et sont favorisées par l'expérience multi- démarche explique que toute l'information prélevée
modale. II est ainsi possible d'obtenir un progrès dans sur l'environnement est conservée dans le pattern de
les communications intermodales visuelles, tactiles projection rétinien et dans les transformations que
et auditives chez les enfants agés de 5 à 12 ans. subit cette stimulation lorsqu'elle touche les récep-
Néanmoins, ces auteurs n'ont pas testé l'efficacité teurs et les voies nerveuses du sujet. Néanmoins,
des performances intramodales, et I'hypothèse d'un pour que la réception visuelle conserve toutes les
progrès des modalités concernées favorisant une caractéristiques de l'objet, il faut que la stimulation
meilleure intégration n'est pas à rejeter. Bryant (1974) soit fluctuante dans le temps et que les fluctuations
suggère qu'une comparaison entre performances soient produites par une activité volontaire du sujet.
intermodales et intramodales est requise pour com-
prendre les processus en jeu dans les transferts.
Cette comparaison permettrait à la fois d'éclairer un La substitution sensorielle
éventuel échec au transfert, par une absence de dis-
Les modalités possèdent les mêmes processus de
crimination intramodale, ou d'expliquer une asymé-
fonctionnement dans l'appréhension de l'espace, de
trie des transferts, par des performances inégales
telle sorte que l'opposition classique entre percep-
dans les deux modalités.
tion tactile de contact et perception visuelle à dis-
Une série de recherches réalisées par Orliaguet tance n'a plus de sens puisque les deux systèmes
(1983, 1985) a porté sur la comparaison systéma- fonctionnent selon les mêmes principes. L'expérience
tique entre les modalités visuelle et proprioceptive ingénieuse menée par Bach-y-Rita (1972) illustre de
chez des enfants de 5 à 10 ans. La tache visuelle manière remarquable ce point de vue (voir l'enca-
(V-V) consistait à reproduire de mémoire, sur un dré 9.2 et, dans cet encadré, la figure 9.10). 11 s'agit
mannequin, la position prise par l'avant-bras d'un d'expérimenter, à partir d'une stimulation tactile, I'ef-
second mannequin préalablement présenté. Dans la ficacité d'une prothèse permettant aux sujets aveugles
condition proprioceptive (P-P), le sujet, les yeux fer- de percevoir <<visuellement >> des objets situés dans

més, devait présenter son propre avant-bras dans la un espace externe. Cependant, malgré l'ingéniosité
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Les modalités sensorielles
PARTIE 2
218
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CHAPITRE 9 L'intermodalité 219

du système, les techniques du SSVT (système de mieux réalisé, aussi bien chez l'adulte que chez le
substitution visuotactile), utilisant le principe de jeune enfant, que le transfert inverse, le codage des
substitution sensorielle, ne sont actuellement pas uti- informations tactilo-kinesthésiques étant stocké dans
lisées par les personnes aveugles auxquelles elles la mémoire visuelle. Cependant, en examinant les
étaient originellement destinées. On peut interroger les différentes propriétés de la stimulation et des objets,
raisons de cet échec, les nombreuses techniques de on observe que, dans certains cas, tout se passe
ce type existantes, très fonctionnelles et efficaces, comme si les perceptions étaient amodales, tandis
n'ayant pas envahi le quotidien des aveugles et des que d'autres conditions exigent un coût additionnel
malvoyants. Premièrement, l'usage de ces techniques pour qu'un transfert intermodal puisse être observé.
révèle qu'il ne s'agit pas véritablement d'une substi-
Toutes les modalités sont sensibles aux varia-
tution sensorielle. Le rôle essentiel joué par l'action
tions d'intensité de la stimulation, perçoivent la durée
semble indiquer que ce qui est perçu n'est pas issu
de la stimulation et l'ordre dans lequel deux stimula-
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des invariants de la sensation, mais des invariants
tions se sont produites. Certaines données spatiales,
sensorimoteurs inséparables de l'activité du sujet.
comme la direction de deux cibles, sont également
Ainsi, la richesse de la perception dépendrait autant
bien discriminées par la vision et l'audition, mais la
des qualités de l'action que des qualités de la sensa-
structure spatiotemporelle des patrons auditifs est
tion. Cette conception est largement partagée actuel-
mieux discriminée que celle des patrons visuels, alors
lement (Berthoz, 1997 ; Gibson, 1966 ; Paillard, 1971).
que la discrimination tactile se situe à un niveau in-
Deuxièmement, les dispositifs sont incapables de
termédiaire (Fraisse, 1978). Les données récentes
créer chez le sujet une valeur à la perception, une
concernant les seuils de discrimination pour les mo-
-
qualité des choses perçues, ce que Bach-y-Rita
(1997) appelle les qualia,,. De telle sorte que la
perception qui en résulte pour l'aveugle n'est por-
dalités visuelle, auditive et somesthésique sont res-
pectivement 68,7 +/- 5,1 ms, 18,1 +/- 7,2 ms et
33,9 +/- 12 ms. La plupart des auteurs partagent
teuse d'aucune émotion et que la déception est
l'idée que les perceptions auditive et tactile sont plus
totale (voir Lenay, Gapenne, Hanneton, Marque et
précises que la perception visuelle.
Genouelle, 1999; Pacherie, 1997). Enfin la non-
réversibilité observée dans certains cas de transferts En ce qui concerne les propriétés spatiales com-
obtenus dans des situations classiques suggère un munément appréhendées par la vision et le toucher,
processus spécifique de traitement et invalide néan- la grandeur des objets est bien différenciée par les
moins la thèse d'un codage amodal. L'hypothèse deux modalités. Par contre, la forme des objets est
d'un recodage perceptif n'est donc pas à exclure. mieux discriminée par la vision que par le toucher,
du fait de l'exploration parcellaire et séquentielle du
toucher. Inversement, la texture et, d'une manière
Ceffet des différences intermodalitaires générale, les propriétés de substance des objets sont
mieux appréhendées en modalité haptique qu'en
Le modèle de Jones et Connoly (1970) représente le
modalité visuelle. II existerait donc des processus de
pôle diamétralement opposé à la théorie de Gibson.
traitement intramodaux communs aux modalités et
Ce modèle postule l'existence d'un traitement spéci-
des processus plus spécifiques des modalités selon
fique et d'un registre de mémoire propre à chaque
la propriété de l'objet étudiée (voir Hatwell, 1994).
modalité. Une traduction coûteuse doit donc être
réalisée dans le transfert intermodal. Cette traduc- Si la perception des directions visuelles et celle
tion se ferait avant le stockage en mémoire de I'infor- des directions sonores coïncident dans un espace
mation qui serait maintenue dans la modalité de perceptif commun, l'étude des situations de conflit
décodage (voir, pour plus de détails, Hatwell, 1994). montre que cet espace est à dominante visuelle. En
Cependant, la mémoire visuelle est plus performante effet, les conflits mettant en jeu la vision et l'audition
que la mémoire kinesthésique (Posner, 1967). Les sont très souvent résolus en faveur de la modalité vi-
transferts intermodaux de la vision au toucher seront suelle. Cette capture visuelle explique l'illusion du
donc asymétriques. Ce modèle explique ainsi pour- ventriloque dans laquelle le sujet ne détecte pas la
quoi le transfert du toucher à la vision est souvent décorrélation entre les mouvements de la bouche de
220 PARTIE 2 Les modalités sensorielles

la marionnette et l'émission sonore de l'illusionniste jets, la non-réversibilité des performances intermo-


(Radeau, 1997) (voir aussi la figure 9.11). Le conflit dales entre la vision et le toucher rappelle celle évo-
visuo-auditif peut se résoudre parfois par un com- quée chez le bébé. Chez l'adulte, cette asymétrie
promis étrange comme dans l'expérience menée par dépend surtout des situations de transfert. Ainsi,
McDonald et McGurk (1978). Une personne filmée dans les situations d'appariement, le transfert de la
répète le son Iga-gal et on peut lire sur ses Ièvres la vision au toucher est plus efficace que le transfert du
configuration spécifiant ce son. Cependant, le signal toucher à la vision, alors que, dans les situations
acoustique envoyé à l'auditeur correspond au son d'apprentissage, c'est le transfert du toucher à la vi-
Iba-bal. Le son perçu réellement par cet auditeur est sion qui est le mieux réussi (voir Hatwell, 1986, pour
Ida-da/. On imagine les difficultés rencontrées pour une discussion). La dominance de la vision sur le
doubler oralement dans une langue des dialogues ci- toucher apparaît systématique en cas de conflit per-
nématographiquesenregistrés dans une autre langue ceptif. Dans l'expérience réalisée par Rock et Victor
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puisque les Ièvres des acteurs, dans la version origi- (1964), les adultes voient un rectangle mais palpent
nale, diffèrent de la bande-son du doublage. un carré. Au test visuel, ils estiment avoir palpé un
rectangle. Cette tendance à la capture visuelle, ou,
La dissymétrie des transferts est très souvent liée
dans certains cas, au compromis à dominante vi-
au traitement des propriétés spatiales des objets et
suelle, est également présente chez les enfants de
peu à celui des propriétés temporelles ou d'intensité
quatre à cinq ans et évolue peu avec l'âge (McGurk
de la stimulation. Par exemple, pour la forme des ob-
et Power, 1980 ; Warren et Pick, 1970). Les apparie-
ments intermodaux de texture sont réussis dans les
deux sens et, en cas de conflit perceptif, on obtient
parfois un compromis à dominante tactile révélant
que l'information tactile est prioritaire (Lederman,
Thorne et Jones, 1986). Ces résultats sont conformes
aux conceptions de Klastky, Lederman et Reed (1987)
selon lesquelles le toucher est spécialisé dans la
perception des propriétés de substance, alors que la
vision excelle dans celle des propriétés spatiales.

CONCLUSION
C'est sans aucun doute à partir des recherches sur
l'animal et le bébé que la problématique de I'intermo-
dalité a été profondément reformulée. Grâce à des
techniques et à des procédures ingénieuses, les faits
obtenus confirment le caractère profondément adap-
tateur des interactions intermodales: elles sont une
nécessité de l'organisme pour une adaptation à I'en-
FIGURE 9.11 Illusion de la marionnette. Le langage parlé
implique un mouvement des Ièvres d'un locuteur posté à un seul
vironnement, Co&ment, dès sa le bébé,
endroit au même instant. Si tel n'est oas le cas. le svstème oerceo- dote d'un 'quipement biologique et neuronal 'Inma-
tif fait l'hypothèse d'une erreur de fonctionnement i;terne et corriie turc, pourrait-il se développer
. . s'il n'avait pas d'em-
Cette erreur en conséquence. La marionnette du ventriloque ëst blée lapossibilité de percevoir de stable et
une bonne illustration. La marionnette remue sa bouche et ses Iè-
vres tandis que le ventriloque parle sans mouvoir sa bouche. Lat- unifiée 'On Néanmoins9les cornmu-
tention est acapturéen par les mouvements de la marionnette et nications entre modalités sensorielles chez le bébé
on entend la voix du ventriloque comme si elle provenait de la ne sont pas immuables, et du fait du développement
bouche de la marionnette et non du ventriloque. Source: Stein et
autres (1994, p. 4). Reproduit avec la permission de Lawrence Erl- "On synchrone des modalités1des ajustements et
baum Associates. réajustements sont à prévoir. Ces ajustements et
CHAPITRE 9 L'intermodalité 221

réajustements dépendent des modalités concernées lution s'effectue toujours de manière originale, pas
dans la relation intermodale. En effet, il ne faut pas exclusivement par la dominance de l'une ou l'autre
confondre les coordinations sensorimotrices, comme des modalités.
prendre un objet ou orienter sa tête vers une source Peut-être que la maîtrise du langage intervient
sonore, les transferts intermodaux, qui sont essen- dans la réorganisation des processus intermodaux,
tiellement de type toucher-vision, et les apparie- mais paradoxalement, les études sur l'enfant et
ments entre événements auditivo-visuels. l'adulte Aclairent les spécificités modales en les rela-
Les coordinations sensorimotrices néonatales tivisant. Les modalités ont des domaines privilégiés
sont prises en charge par le système sous-cortical d'exercice. La vision appréhende les propriétés spa-
tandis que le cortex est peu mature. La prise en tiales, l'audition traite les informations séquentielles
charge par le cortex de ces boucles sensorimotrices et temporelles et le toucher excelle pour les proprié-
passe par une phase de disparition de ces conduites. tes de substance. Lorsqu'il s'agit de propriétés 616-
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Les transferts intermodaux de la vision au toucher mentaires (intensité ou structure spatiotemporelle),
sont rarement réversibles et mobilisent une charge l'hypothèse d'un codage amodal est plausible. Le
mnésique et attentionnelle importante. Ces transferts, problème est différent pour la perception de la loca-
qui dépendent de l'efficacité dans la prise d'informa- lisation spatiale ainsi que celle des propriétés spa-
tion de chaque système, sont ainsi d'un coût cognitif tiales et de substance. La dominance d'une modalité
important, et donc fragiles. En cas de conflit perceptif, sur l'autre en cas de conflit perceptif suggère I'hypo-
ils sont toujours résolus en faveur de la modalité thèse d'un recodage dans la modalité qui traite le
visuelle. Enfin, il semblerait que seuls les apparie- mieux l'information considérée. Cette hypothèse
ments des événements visuels et auditifs s'améliorent semble être aujourd'hui la plus plausible. Si la psycho-
en fonction de I'age et reposent sur des correspon- logie a tenté, pendant trois siècles, de répondre à la
dances qui analysent les propriétés des objets. question de Molyneux. les neurosciences et la neuro-
D'abord de type quantitatif, ces correspondances psychologie ont encore à nous Aclairer sur les méca-
deviennent qualitatives ou structurales (voir Lewko- nismes de base des interactions intermodales et sur
wicz, 2000). En cas de conflits visuo-auditifs, la réso- leur ontogenèse. L'histoire n'est donc pas terminée.

LECTURES RECOMMANDÉES
HATWELL, Y., STRERI, A., et GENTAZ,E. (2000). Toucherpour connafire: psychologie cogni-
tive de la perception tactile. Paris : Presses Universitaires de France.
LEWKOWICZ, D.J., et LICKLITER,R. (1994). Development of intersensory perception : Com-
parative perspectives. Hillsdale, NJ : Lawrence Erlbaum Associates.
PROUST, J. (1997). Perception et intermodalité: approches actuelles de la question de
Molyneux. Paris : Presses Universitaires de France.
STEIN,B.E., et MEREDITH, M.A. (1993). The merging of the senses. Cambridge, MA: MIT
Press.
STRERI,A. (1993). Seeing, reaching, touching: The relations between vision and touch in
infancy London : Harvester Wheatsheaf.
STRERI,A., et GENTAZ, E. (2003). Cross modal recognition of shape from hand to eyes in
human newborns. Somatosensory and Motor Research, 20(1), 13-18.

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