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Maghreb-Machrek

204 N° 204 - Été 2010


N° 204 - Été 2010

DOSSIER

le colonialisme britannique

La politique de protection. Les dirigeants du Golfe et la Pax Britannica au XIXe siècle


James Onley

Le colonialisme britannique
Stephen Hemsley Longrigg et ses contemporains : le despotisme oriental
et les Britanniques en Irak (1914-1932)
Toby Dodge
Richard Burton, orientalisme et impérialisme
Dane Kennedy
« Annexes au foyer national juif en Palestine » : Churchill, Roosevelt et la question
des colonies de peuplement juives en Libye et en Érythrée (1943-1944)
Saul Kelly
L’orientalisme et l’échec de la politique britannique au Moyen-Orient : le cas d’Aden
Spencer Mawby

Varia

Les opinions publiques arabes comme enjeu des relations internationales


Mohammed el oifi
le colonialisme
Lectures
Maghreb-Machrek
britannique
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Les opinions publiques arabes

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La politique de protection.
Les dirigeants du Golfe et la Pax
Britannica au XIXe siècle

James Onley *

Introduction
L’hypothèse générale que les Trêves Maritimes (1835-1971) et la Pax
Britannica qui en a résulté ont été imposées par la Grande-Bretagne ont
détourné l’attention de l’histoire des relations anglo-arabes dans le Golfe.
Cette hypothèse a conduit à l’élaboration de deux interprétations opposées
de la Pax. Pour certains, les Trêves Maritimes ont été imposées comme des
manifestations nécessaires de la bienveillance britannique qui ont davantage
bénéficié aux Arabes qu’aux Britanniques. Pour d’autres, ces dernières ont
été perçues comme des actes de domination impérialiste profitant bien plus
aux Britanniques qu’aux Arabes.

* James Onley est directeur du Centre de recherches sur le Golfe à l’université


d’Exeter et maître de conférences en histoire du Moyen-Orient. Il a obtenu son
doctorat à l’université d’Oxford et est spécialisé en histoire sociale et politique des
États arabes du Golfe.
Il s’agit d’une version révisée et abrégée d’un article en anglais intitulé “The Politics
of Protection in the Gulf: The Arab Rulers and the British Residents in the Nineteenth
Century” et publié dans New Arabian Studies, vol. 6, 2004, pp. 30-92. Il s’appuie sur
des recherches menées à Bahreïn et financées par la Bahrain-British Foundation à
Londres à l’India Office Records (IOR) de la British Library, financées en partie par la
société d’études arabes, et à Oxford, au Middle East Centre de l’université St Antony.
Pour avoir relu des versions préliminaires de cet article et apporté les commentaires
nécessaires, je tiens à remercier Gloria Onley, James Piscatori, Frauke Heard-Bey,
Ahmad al-Shahi, Andrew Gardner et Marc Valeri. Pour les discussions fructueuses
sur le sujet lui-même, je tiens également à remercier Paul Dresch, Sulayman Khalaf,
Jill Crystal, Ali Akbar Bushiri, Nelida Fuccaro, Yoav Alon et Samer el-Karanshawy.
Maghreb-Machrek, N° 204, Été 2010
10 James Onley

Cet article tente de concilier les points de vue en considérant la présence


britannique dans le Golfe au XIXe siècle du point de vue des dirigeants
arabes du Golfe. Il démontre que ces derniers, depuis toujours confrontés
au problème de leur protection, ont défendu leurs terres en entrant au
XIXe siècle dans un processus relationnel de « protecteur-protégé » : la
coutume arabe de recherche de protection, connu sous le nom dakhalah
(« l’entrée » sous la protection d’un autre) dans le Nord du Golfe et sous le
nom zabana (la recherche de refuge) au sud du Golfe.

Les dirigeants ont essayé d’imposer le rôle de protecteur (mujawwir) au


Résident politique britannique dans le Golfe dès le début de la Résidence
politique du Golfe (1820-1971), au point qu’avec le temps le Résident finit
par accepter ce rôle de protecteur et à se comporter, dans l’ensemble, comme
les dirigeants arabes souhaitaient qu’un dirigeant se comportât.

Cela légitima la présence britannique au sein du système politique régional


selon les termes de la culture de l’Arabie orientale et signifia que l’autorité
du Résident dans le Golfe n’était pas uniquement fondée sur des traités.
Les normes et les obligations arabes de la relation « protecteur-protégé »
continuèrent de définir les relations dirigeant-Résident pendant plus de cent
ans, jusqu’au retrait des militaires britanniques du Golfe en 1971.

Contexte historique
L’intérêt de l’Empire britannique des Indes pour l’Arabie orientale fut
motivé par le besoin de protéger sa flotte et ses sujets dans les eaux arabes.

À partir de 1797, les droits de douanes maritimes et les pillages auxquels


se livrèrent les Arabes du Sud du Golfe – semblables aux pratiques bédouines
le long des routes commerciales du désert – menaçaient de plus en plus
les navires de l’empire des Indes britanniques  1. Pour mettre un terme à
ces pratiques, qu’ils considéraient comme de l’extorsion et de la piraterie,
les Britanniques bloquèrent en 1806 une flotte de boutres appartenant aux
Qawasim (sing. Qasimi) qui, selon eux, étaient responsables de ces actes,
puis, en 1809 et 1819, lancèrent des expéditions navales contre les ports
tenus par les Qawasim sur la côte persane et sur la « côte des Pirates » selon
le nom qu’ils donnaient à la côte d’Oman (c’est-à-dire le littoral des actuels

1.  Pour plus de détails sur cet épisode de l’histoire du Golfe, voir L. E. Sweet,
“Pirates or Polities? Arab Societies of the Persian or Arabian Gulf, 18th Century”,
Ethnohistory, vol. 11, n° 3, été 1964, pp. 262-280 ; C. Belgrave, The Pirate Coast,
Londres, G. Bell & Sons, 1966 ; H. Moyse-Bartlett, The Pirates of Trucial Oman,
Londres, Macdonald, 1966 ; P. Risso Dubuisson, “Qasimi Piracy and the General
Treaty of Peace (1820)”, Arabian Studies, vol. 4, 1978, pp. 47-57 ; S. M. al-Qasimi,
The Myth of Arab Piracy in the Gulf, Londres, Croom Helm, 1986 ; C. E. Davies,
The Blood-Red Arab Flag: An Investigation into Qasimi Piracy, 1797-1820, Exeter,
University of Exeter Press, 1997 ; P. Risso, “Cross-Cultural Perceptions of Piracy 
Maritime Violence in the Western Indian Ocean and Persian Gulf Region during a
Long 18th Century”, Journal of World History, vol. 12, automne 2001, pp. 293-319.
Les dirigeants du Golfe et la Pax Britannica au XIXe siècle 11

Émirats arabes unis). Après la seconde expédition, les Britanniques purent


imposer aux dirigeants et gouverneurs de la côte des Pirates un traité contre
la piraterie – connu sous le nom du Traité Général de 1820. Les dirigeants
de Bahreïn, qui voulaient éviter de payer les droits de douane maritimes,
furent associés à ce traité à leur demande.

Afin de gérer les relations des Indes britanniques avec ces dirigeants, de
surveiller l’application du Traité Général et de protéger les navires ainsi
que les sujets britanniques dans les eaux arabes, les Britanniques créèrent
le poste d’agent politique du Sud du Golfe (Political Agent for the Lower
Gulf), dont le quartier général était situé sur l’île de Qishm dans le détroit
d’Ormuz. Deux ans plus tard, en 1822, les Britanniques transférèrent ce
poste à Bushehr, sur la côte méridionale de la Perse et le fusionnèrent avec
celui bien plus ancien de Résident à Bushehr. Le nouveau poste de Résident
dans le golfe Persique (Resident in the Persian Gulf) – Résident politique
dans le golfe Persique (Political Resident in the Persian Gulf, PRPG) après
les années 1850 – était en charge des relations entre la Grande-Bretagne et
l’ensemble de la région du Golfe  2.

Afin de soutenir le Résident dans sa mission, les Britanniques lui


attribuèrent une escadre navale pour patrouiller dans les eaux du Golfe
– une pratique appelée Watch and Cruise (surveiller et croiser). L’Escadre
du Golfe était sous le commandement de l’officier supérieur naval (Senior
Naval Officer in the Persian Gulf, SNOPG) et son quartier général se situait
à l’entrée du Golfe, tout d’abord sur l’île de Qishm (1821-1863, 1869-1879),
puis sur l’île voisine de Hengam (1879-1935). Lorsque, dans les années 1920-
1930, Reza Shah commença à réaffirmer la souveraineté iranienne sur la
partie nord du Golfe, les Britanniques déplacèrent le quartier général de
l’Escadre sur l’autre rive, à Bahreïn (1935-1971), où ils établirent une base
navale à Ras al-Jufayr (Sud-Est de Manama)  3. Aujourd’hui, l’ancienne base
de la Royal Navy est le siège de la cinquième flotte américaine.

Après la mise en œuvre du Traité Général de 1820, les dirigeants arabes


du Golfe acceptèrent d’autres traités. Les plus importants furent les Trêves

2.  Pour une histoire de la Résidence dans le Golfe, voir D. Wright, The English
amongst the Persians during the Qajar Period, 1787-1921, Londres, Heinemann,
1977, pp. 62-93 ; P. Tuson, The Records of the British Residency and Agencies in the
Persian Gulf, IOR R/15, Londres, India Office Records, 1979, pp. 1-9 ; G. Balfour-
Paul, The End of Empire in the Middle East: Britain’s Relinquishment of Power in
her Last three Arab Dependencies, Cambridge, Cambridge University Press, 1991,
pp. 96-136.
3.  Le titre d’officier supérieur naval dans le golfe Persique a été seulement utilisé
après 1869. Les variantes antérieures étaient « officier supérieur de la marine des
Indes dans le golfe Persique » (Senior Indian Marine Officer in the Persian Gulf)
entre 1822 et 1830, l’« officier naval indien supérieur dans le golfe Persique » (Senior
Indian Naval Officer in the Persian Gulf) entre 1830 et 1863, et le « commodore de
Bassadore » (1822-1863). Pour plus de commodités, « officier supérieur naval dans
le golfe Persique » est employé ici pour désigner indifféremment les quatre.
12 James Onley

Maritimes qui instaurèrent la Pax Britannica dans le Golfe. La première


Trêve Maritime signée en 1835 par les dirigeants d’Abou Dhabi, de Doubaï,
d’Ajman et de l’empire des Qawasim (Hira, Khan, Charjah, Hamriyah,
Oumm al-Qaiwain, Jazirah al-Hamra, Ras al-Khaimah, Rams, Dibbah, Khor
Fakkan, Fujairah et Kalba sur la côte arabe ; Charak, Mughu et Lingah sur la
côte persane, et de nombreuses îles du Golfe : Abou Moussa, Grande Tumb,
Petite Tumb, Kish et Qishm) était une tentative d’interdiction de la guerre
navale durant la saison perlière. Ce fut un grand succès et, l’année suivante,
une deuxième trêve fut conclue, qui fut signée par l’émir, indépendant depuis
peu, d’Oumm al-Qaiwain. Après une série de trêves de douze mois puis une
trêve de dix ans en 1843, les dirigeants arabes signèrent, en 1853, une Trêve
Maritime perpétuelle. En reconnaissance de leur participation à la Trêve
Maritime, les Britanniques appelèrent ces territoires sous l’autorité des
cheikhs « les États de la Trêve » et la côte d’Oman « la côte de la Trêve  4 ».

Enfin, les Britanniques invitèrent les dirigeants de Bahreïn et du Qatar à


se joindre à la Trêve, respectivement en 1861 et 1916. Selon les termes de la
Trêve, les dirigeants renonçaient à leurs droits à mener la guerre sur mer en
échange de la protection britannique contre toute agression maritime. Cet
accord, dénommé « système de la Trêve », attribuait à la Grande-Bretagne
le rôle de protecteur, de médiateur, d’arbitre et de garant des accords. Par la
suite, les dirigeants signèrent aussi les accords exclusifs (Bahreïn en 1850,
les États de la Trêve en 1892, le Koweït en 1899, Najd et Hasa en 1915, le
Qatar en 1916) qui les liaient par des relations juridiques exclusives avec
le gouvernement britannique, et lui cédaient le contrôle de leurs affaires
étrangères  5. Bien que ces États fussent encore des territoires étrangers et
leurs dirigeants des chefs d’État, leur statut par rapport au gouvernement des
Indes britanniques et, après 1947, au gouvernement britannique de Londres,
les plaçaient, d’une manière informelle, dans l’Empire britannique  6.

Les préoccupations économiques des dirigeants arabes


L’environnement hostile de l’Arabie orientale est la clé pour comprendre
la nature de la politique régionale dans le Golfe avant la découverte du

4.  Charjah et Ras al-Khaimah sont devenus des États de la Trêve distincts en
1869, bien que le gouvernement britannique n’ait pas reconnu cela avant 1921.
Fujaïrah en fit autant à partir de 1901 et 1952 seulement.
5.  Pour l’analyse des traités, voir J. B. Kelly, “The Legal and Historical Basis of the
British Position in the Persian Gulf”, St Antony’s Papers, vol. 1, n° 4, Londres, Chatto &
Windus, 1958, pp. 119-140 ; D. Roberts, “The Consequences of the Exclusive Treaties: A
British View”, dans B. R. Pridham (dir.), The Arab Gulf and the West, Londres, Croom
Helm, 1985, pp. 1-14 ; H. M. al-Baharna, “The Consequences of Britain’s Exclusive
Treaties: A Gulf View”, dans B. R. Pridham (dir.), op. cit., 1985, pp. 15-37 ; al-Baharna,
The Legal Status of the Arabian Gulf States: A Study of their Treaty Relations and their
International Problems, Manchester, Manchester University Press, 1968.
6.  Pour plus de détails, voir J. Onley, The Arabian Frontier of the British Raj:
Merchants, Rulers, and the British in the 19th Century Gulf, Oxford, Oxford University
Press, 2007.
Les dirigeants du Golfe et la Pax Britannica au XIXe siècle 13

pétrole. Une concurrence féroce faisait rage entre et au sein des familles
régnantes pour le contrôle des quelques ressources du Golfe. L’activité
économique lucrative ne se trouvait que dans les villes côtières, où elle
était limitée à l’exportation de perles et de dattes, à l’importation de
marchandises en provenance de l’étranger ou encore au transport maritime
et à la construction navale  7. Étant donné que ceux qui possédaient ces
rares ressources encouraient toujours le risque de les perdre, un climat
d’incertitude et d’insécurité régnait alors dans la région  8. Cet état de chose
avait de graves conséquences sur les relations régionales. Un Résident du
Golfe l’a décrit comme « une situation où chacun était prêt à lever la main
sur son voisin  9 ». Par conséquent, le besoin pressant de protection domina
et façonna la politique régionale plus que tout autre facteur.
La source de revenu la plus vulnérable pour un émirat était sa flotte
perlière. Avant le pétrole, l’industrie perlière était la principale source
de revenu et le plus gros employeur du Golfe  10. Ainsi la prospérité d’un
émirat du Golfe était liée à la capacité du dirigeant à sécuriser ses ports de
commerce et les eaux environnantes. La sécurité des navires et des caravanes
entre ce territoire et les marchés éloignés posait un autre problème. Les
dirigeants et tribus qui contrôlaient les routes commerciales maritimes
et terrestres reliant les villes de l’Arabie orientale aux marchés éloignés
faisaient souvent payer des redevances à ceux qui les utilisaient sous la forme
de khuwah (une « redevance fraternelle » pour la protection) ou juwaizah
(une taxe pour le libre passage). Un commerçant qui voyageait le long des
routes contrôlées devait faire appel aux contrôleurs des principales villes et

7.  Pour plus de détails, voir H. Fattah, The Politics of Regional Trade in
Iraq, Arabia, and the Gulf, 1745-1900, Albany, SUNY Press, 1997, pp. 63-90 ;
F. Heard-Bey, From Trucial States to United Arab Emirates, 2 e éd., Londres,
Longman, 1996, pp. 164-197 ; F. Heard-Bey, “The Tribal Society of the UAE and
its Traditional Economy”, dans E. Ghareeb, I. al-Abed (dir.), Perspectives on the
United Arab Emirates, Londres, Trident Press, 1997, pp. 254-272 ; P. Lienhardt,
The Shaikhdoms of Eastern Arabia, A. al-Shahi (éd.), Londres, Palgrave, 2001,
pp. 24-32, 114-164.
8.  R. G. Landen, “The Arab Gulf in the Arab World 1800-1918”, Arab Affairs,
n° 1, été 1986, pp. 59 et 64.
9.  Pelly (GPPI) pour Gonne (Sec., Bombay Foreign Department), 19 juin 1869,
L/P & S/9/15 (IOR). Voir aussi P. Lienhardt, op. cit., 2001, p. 97.
10.  Voir par exemple D. Wilson, “Memorandum Respecting the Pearl Fisheries
in the Persian Gulf”, Journal of the Royal Geographical Society, n° 3, 1833, pp. 283-
286 ; E. L. Durand, “Notes on the Pearl Fisheries of the Persian Gulf”, Government
of India, Report on the Administration of the Persian Gulf Political Agency for the
Year 1877-78, Calcutta, Foreign Department. Press, 1878, annexe A, pp. 27-41 ; J. B.
Kelly, Britain and the Persian Gulf, 1795-1880, Oxford, Oxford University Press,
1968, pp. 29-30.
14 James Onley

payer une redevance pour garantir son passage en toute sécurité  11. S’il ne
s’exécutait pas et était par la suite intercepté par une patrouille de contrôle,
son bateau, ou sa caravane, était alors attaqué. De tels raids pouvaient être
fatals. Avant le Traité Général de 1820 interdisant la « piraterie », les bateaux
qui naviguaient dans le Golfe devaient payer le khuwah ou le juwaizah à
l’imam de Mascate  12 (qui contrôlait le golfe d’Oman et le détroit d’Ormuz), à
l’émir des Qawasim (qui contrôlait le Sud du Golfe entre Lingah et Charjah)
et au chef des Bani Ka’ab (qui contrôlait la route maritime entre Bushire
et Bassora).
Deux autres formes d’attaques menaçaient également les navires et les
caravanes. Avant la première Trêve Maritime de 1835, tous les dirigeants,
y compris ceux qui n’avaient pas le contrôle d’une route commerciale,
utilisaient des corsaires ainsi que leurs propres forces militaires pour
s’engager dans le pillage de leurs ennemis en temps de guerre (ghazu)  13. Les
flottes perlières étaient les plus vulnérables aux attaques (ghazu), puisque
les « pirates » savaient toujours où les trouver. Un raid réussi sur une flotte
perlière pouvait donc plonger un émirat dans une profonde récession.
L’autre forme de pillage était la piraterie, au sens habituel du terme. Pour les
Britanniques, les différents types de raids maritimes étaient tous considérés
comme de la piraterie. Et il apparaît comme évident qu’ils ont tous porté
atteinte au bien-être économique des émirats du Golfe dont les navires
étaient pillés et détruits.
Ce qui ressort clairement de ce tour d’horizon de l’économie des émirats du
Golfe, c’est la grande vulnérabilité des principales sources de revenu face aux
attaques et raids en tout genre, l’ampleur que ces derniers pouvaient prendre dans
la mesure où ils pouvaient saisir ou détruire des ressources limitées, et l’importance
de la protection qui en a résulté. Les parties suivantes examinent la façon dont
les dirigeants du Golfe ont cherché à assurer la protection nécessaire.

11. S. B. Miles, The Countries and Tribes of the Persian Gulf, Londres, Harrison
& Sons, 1919, p. 291 ; H. Fattah, op. cit., 1997, pp. 5-6, 31, 36-38, 47-49, 60, 126 ;
F. I. Khuri, Tribe and State in Bahrain: The Transformation of Social and Political
Authority in an Arab State, Chicago, University of Chicago Press, 1980, pp. 19-20 ;
M. al-Rasheed, Politics in an Arabian Oasis: The Rashidis of Saudi Arabia, Londres,
I. B. Tauris, 1990, pp. 111-117 ; K. H. al-Naqeeb, Society and State in the Gulf Arab
Peninsula: A Different Perspective, Londres, Routledge, 1990, pp. 11, 13-16 ; C. E.
Davies, op. cit.,1997, p. 263 ; A. M. Abu Hakima, History of Eastern Arabia, 1750-
1800: The Rise and Development of Bahrain and Kuwait, Beirut, Khayats, 1965,
p. 170 (n. 1).
12.  Les Britanniques faisaient référence au souverain de Mascate sous le nom
d’« imam de Mascate » (souvent orthographié imaum) jusqu’au milieu du XIXe siècle,
puis « sultan de Mascate » par la suite. Le gouvernement britannique le nomma
d’abord « sultan de Mascate » dans le traité anglo-muscati de 1839. Le souverain
lui-même utilisa le titre d’imam jusqu’en 1786, date après laquelle il utilisa le titre
de sayyid. Pour plus de détails, voir J. B. Kelly, op. cit., 1958, pp. 11-12.
13.  C. E. Davies, op. cit.,1997, pp. 263-264 ; F. Heard-Bey, op. cit., 1996, pp. 228-
229. Patricia Risso préfère rendre ghazu par le terme de « piraterie ». P. Risso
Dubuisson, op. cit., 1978, p. 47.
Les dirigeants du Golfe et la Pax Britannica au XIXe siècle 15

Tab. 1. – Serviteurs armés des dirigeants du Golfe

Émirat Serviteurs armés


Oman 1 050
200 (plus 200 autres au service du
Bahreïn
frère et des trois fils du dirigeant)
Koweït 100
Doubaï 100
Ras al-Khaimah 70
Charjah 20

Source : J. G. Lorimer, Gazetteer of the Persian Gulf, ’Oman, and Central Arabia, chap. 2
(Geographical and Statistical), Calcutta, Superintendent of Government Printing, 1908,
pp. 252, 454, 1009, 1076, 1422–1423, 1761.

Les préoccupations militaires des dirigeants arabes


Sans la puissance militaire, un dirigeant ne pouvait pas protéger et
maintenir le bien-être économique et l’intégrité politique de son émirat.
Henry Rosenfeld a observé en Arabie « une structure sociale hiérarchique
verrouillée par une échelle de statut... basée sur la puissance militaire
et la capacité à contrôler certains territoires et groupes et à maintenir
l’indépendance des autres groupes  14 ». En d’autres termes, plus la force
militaire du dirigeant est importante, plus il pourra contrôler de territoires
et de ressources économiques, et plus son statut dans la politique régionale
sera élevé. Ainsi les frontières pouvaient fluctuer naturellement en fonction
de la capacité militaire des dirigeants. Si un dirigeant était remplacé par
un autre aux capacités significativement différentes, il y avait souvent des
conséquences territoriales. Il y a d’innombrables exemples de cheikhs de
village affirmant leur indépendance et de gouverneurs de villes prenant le
contrôle de villages  15. La majorité des dirigeants arabes du Golfe n’avaient
pas les ressources nécessaires pour garantir la sécurité de leurs territoires.
Leurs forces militaires personnelles étaient de petite taille, les laissant
vulnérables face aux puissances régionales antagonistes, ou face aux
alliances formées contre eux  16.

14.  H. Rosenfeld, “The Social Composition of the Military in the Process of State
Formation in the Arabian Desert”, part. 1, The Journal of the Royal Anthropological
Institute of Great Britain and Ireland, n° 95, 1965, p. 79.
15.  P. Lienhardt, op. cit., 2001, p. 15.
16.  Pour une discussion sur les armées en Arabie au XIX e siècle, voir H.
Rosenfeld, part. 1 et 2, op. cit., 1965, pp. 75-86, 174-194 ; T. Asad, “The Beduin
as a Military Force: Notes on some Aspects of Power Relations between
Nomads and Sedentaries in Historical Perspective”, dans C. Nelson (dir.),
The Desert and the Sown: Nomads in the Wilder Society, Berkeley, Institute
of International Studies, University of California, 1973, pp. 61-73 ; M. al-
Rasheed, op. cit., 1990, pp. 133-158 ; J. Crystal, Oil and Politics in the Gulf:
Rulers and Merchants in Kuwait and Qatar, Cambridge, Cambridge University
Press, 1990, p. 60.
16 James Onley

Les forces militaires employées à plein-temps par les dirigeants du Golfe


au XIXe siècle se composaient en moyenne de 20 à 200 hommes – peu
d’entre eux pouvaient se permettre d’en employer davantage  17. En 1905, par
exemple, John Lorimer mentionne les chiffres suivants en ce qui concerne
les serviteurs armés dont disposaient les dirigeants du Golfe :

Les forces militaires des dirigeants étaient essentiellement composées


d’une part, de serviteurs armés – connus sous le nom de fidawiyyah (sing.
fidawi) dans le Nord du Golfe et de mutarziyyah (sing. mutarzi) dans le
Sud du Golfe – utilisés pour faire appliquer la volonté du dirigeant au sein
de son émirat, et, d’autre part, de guerriers des tribus alliées au dirigeant,
auquel celui-ci pouvait faire appel selon ses besoins. L’ampleur des moyens
militaires d’un dirigeant dépendait de la prospérité économique de son
émirat. Plus ses ressources financières étaient grandes, plus il pouvait
employer de fidawiyyah ou de mutarziyyah, et plus il pouvait récompenser
de cheikhs tribaux de leur loyauté et de leur soutien militaire. Madawi
al-Rasheed explique comment les dirigeants « maintenaient une tradition
de subventionnement de ces cheikhs [tribaux] par la distribution continue
d’argent et des dons de riz, de café, de sucre, de chameaux et d’armes.
Ces dons servaient à soudoyer les cheikhs, qui restaient en grande partie
autonomes et à s’assurer ainsi leur allégeance  18 ». Comme le notait le
Résident adjoint en 1845, « les chefs maritimes accordaient une importance
si grande à l’alliance ou à la neutralité des tribus bédouines qu’ils décidèrent
de mettre en place, pour se les concilier, une politique de dons réguliers et
considérables  19 ». Les différents versements d’un dirigeant pour s’assurer
leur loyauté représentaient la majorité de ses dépenses.

La principale différence entre le cheikh à la tête d’une tribu et le cheikh


dirigeant d’un territoire était que ce dernier commandait les fidawiyyah ou
mutarziyyah. Bien que les deux aient disposé d’une autorité légitimée par
leurs qualités de chef et leur statut social, seul le second avait le pouvoir
coercitif de collecter impôts et tribut, de faire appliquer les lois et de punir
les criminels  20. Tous deux étaient des chefs, mais seul ce dernier gouvernait.
Lui seul avait la capacité de contrôler suffisamment de personnes et de
territoires pour constituer un émirat. La clé de la domination était la loyauté
constante de son peuple, mais même le plus habile des chefs n’aurait pu
obtenir cela sans argent  21. Qu’un cheikh ne puisse pas gouverner son peuple

17.  H. Rosenfeld, op. cit., part. 2, 1965, p. 178.


18.  M. al-Rasheed, op. cit., 1990, pp. 81-82 ; M. al-Rasheed, “The Rashidi Dynasty:
Political Centralization among the Shammar of North Arabia”, New Arabian Studies,
n° 2, 1994, p. 146.
19.  A. B. Kemball, “Memoranda on the Resources, Localities, and Relations of
the Tribes Inhabiting the Arabian Shores of the Persian Gulf”, dans R. H. Thomas
(dir.), Selections from the Records of the Bombay Government, Bombay, New Series,
n° 24, Oleander Press (éd.), 1985 [1856], p. 94.
20.  P. Lienhardt, op. cit., 2001, pp. 209-210 ; F. I. Khuri, op. cit., 1980, pp. 51-52 ;
F. I. Khuri, op. cit., 1985, p. 435.
21.  F. I. Khuri, op. cit., 1985, p. 435.
Les dirigeants du Golfe et la Pax Britannica au XIXe siècle 17

sans avoir de puissance économique explique pourquoi tous les dirigeants


étaient des citadins, au cœur de l’activité économique du Golfe  22. Une ville
fortifiée symbolisait donc à la fois le contrôle d’une ville et la domination
d’un cheikh. Cela symbolisait également la différence entre un dirigeant d’un
émirat et le chef d’une tribu qui vivait sous la tente. Peter Lienhardt explique
qu’« une fois les chefs renversés, la prise du fort est souvent le tremplin vers
le pouvoir  23 ». Les Britanniques aussi utilisèrent efficacement la symbolique
du fort. Lorsqu’un dirigeant violait gravement les termes du Traité Général
ou de la Trêve Maritime et ignorait par la suite les instructions du Résident
pour la réparation, le Résident menaçait généralement de bombarder le fort
du dirigeant. Dans les rares cas où le Résident fut contraint de mettre ses
menaces à exécution, le dirigeant subissait alors un sérieux revers pour sa
domination, pour ne pas dire la fin de celle-ci.

Comme leurs forces militaires n’étaient pas très importantes, les dirigeants
s’alliaient régulièrement avec des tribus, soit pour rétablir l’équilibre face à
un ennemi plus fort, soit pour obtenir un avantage sur un ennemi de force
égale  24. Ces alliances ne fonctionnaient pas toujours, bien sûr, pas plus
qu’elles ne duraient. Dans l’environnement politique en constante évolution
du Golfe, les dirigeants ne tardèrent pas à en mesurer les avantages et
abandonnèrent leur servitude avec pour résultat que les alliances étaient
elles-mêmes en constante évolution  25. Les alliés des dirigeants étaient
souvent les compagnons des bons jours.

Les relations de tribut des dirigeants


Lorsqu’un dirigeant faisait face à l’imminence d’une attaque d’un ennemi
beaucoup plus fort, il demandait généralement la protection d’une puissance
régionale pour parer à cette menace. Ces protecteurs donnaient des garanties
de défense en échange de la soumission ou de l’abandon d’un certain degré
d’indépendance. Le paiement d’un tribut par le protégé symbolisait cette
relation et avait un effet transformateur  26. Le protecteur considérait son

22.  P. Lienhardt, “The Authority of Shaykhs in the Gulf: An Essay in 19th Century
History”, Arabian Studies, n° 2, 1975, p. 69 ; F. I. Khuri, op. cit., 1980, p. 435. Pour
comprendre comment les chefs de tribus bédouines sont devenus des dirigeants
de villes et d’émirats, voir J. E. Peterson, “Tribes and Politics in Eastern Arabia”,
Middle East Journal, n° 31, 1977, pp. 299-300.
23.  P. Lienhardt, op. cit., 1975, p. 69.
24.  Des travaux importants portent sur la recherche d’alliances en Arabie. Voir,
par exemple, M. al-Rasheed, op. cit., 1990 ; F. F. Anscombe, The Ottoman Gulf: The
Creation of Kuwait, Saudi Arabia, and Qatar, New York, Columbia University Press,
1997 ; S. Alghanim, The Reign of Mubarak Al-Sabah: Shaikh of Kuwait, 1896-1915,
Londres, I. B. Tauris, 1998 ; F. I. Khuri, Tents and Pyramids: Games and Ideology
in Arab Culture from Backgammon to Autocratic Rule, Londres, Saqi Books, 1990,
pp. 114-117.
25.  R. G. Landen, op. cit., été 1986, p. 59 ; M. al-Rasheed, op. cit., 1994, p. 152 (n. 20).
26.  H. Rosenfeld, op. cit., part. 1, 1965, pp. 78-79 ; R. G. Landen, op. cit., été
1986, p. 59.
18 James Onley

tributaire comme une partie de sa propre tribu  27. De même, le protecteur


considérait le territoire de son tributaire comme le sien, avec toutefois
une distinction importante. Le protecteur considérait ces terres, surtout
si elles étaient éloignées de son émirat, comme « dépendance » plutôt que
comme partie intégrante du territoire sous son autorité. Le protecteur
laissait généralement la direction de cette « dépendance » au dirigeant
local ou au chef de tribu qui était soumis à son autorité  28. Dans ce cas, la
seule différence notable entre un émirat indépendant et une « dépendance »,
à l’exception des paiements de tribut, était que les personnes à charge ou
les protégés devaient allégeance à leur protecteur, comme s’ils étaient ses
propres sujets. En effet, il les considérait comme tels.

La coutume dictait le montant du tribut à payer par un protégé particulier


à son protecteur, s’il devait en payer un  29. Cependant, la coutume ne dictait
pas le montant qu’un dirigeant protégé devait payer, mais ce dernier était
généralement en mesure de négocier le paiement. Lorsque les parties
ne pouvaient s’entendre sur le montant, elles faisaient souvent appel à
un dirigeant neutre pour arbitrer. Le tribut était normalement versé
annuellement et pouvait prendre plusieurs formes : une somme d’argent
fixe ; une part du chiffre d’affaires annuel des douanes ; une part des produits
agricoles (principalement les dattes) ; un certain nombre de chevaux,
chameaux, etc. ; une mise à disposition d’hommes pour le service militaire ;
voire la zakat (aumône islamique imposée que, dans l’interprétation
sunnite, les responsables musulmans percevaient normalement sur les
sujets musulmans)  30. Un tribut était généralement imposé comme khuwah.
Dans sa forme originale, le khuwah était « un don de fraternité » qui était
payé volontairement par le faible au fort en échange de sa protection  31. Le
protecteur devenait, en effet, le grand frère de son protégé, avec toutes les
responsabilités que cela comportait.

L’imposition forcée, par un soi-disant agresseur, de la khuwah comme une


« taxe de protection » sur un adversaire, symbolisait non pas des relations
fraternelles, mais une domination politique  32. Les dirigeants militairement
puissants menaçaient régulièrement les dirigeants plus faibles avec pour
intention, non pas la conquête militaire, mais la collecte du tribut. La même

27.  H. Rosenfeld, op. cit., part. 1, 1965, p. 76.


28.  P. W. Harrison, The Arab at Home, New York, Thomas Y. Cromwell & Co,
1924, p. 125.
29.  Pour des exemples de paiement coutumier de tributs, voir H. R. P. Dickson,
The Arab of the Desert: A Glimpse into Badawin Life in Kuwait and Saudi Arabia,
Londres, George Allen & Unwin, 1949, pp. 443-444 ; M. al-Rasheed, op. cit., 1990,
pp. 113-114.
30.  Pour plus d’informations sur la zakat, voir H. R. P. Dickson, op. cit., 1949,
pp. 440-441 ; F. Heard-Bey, From Trucial States to United Arab Emirates, 2e éd.,
Londres, Longman, 1996, p. 161.
31.  F. I. Khuri, op. cit., 1980, p. 20.
32.  M. al-Rasheed, op. cit., 1990, p. 115. Al-Rasheed évoque le khuwah en pp. 111-
117.
Les dirigeants du Golfe et la Pax Britannica au XIXe siècle 19

tactique était employée par ceux qui contrôlaient les routes commerciales
d’Arabie et qui imposaient des droits de péage (souvent khuwah) à qui les
empruntaient. Si le dirigeant d’un émirat, le capitaine d’un navire ou le
chef d’une caravane refusait de payer le tribut à un agresseur potentiel, il
s’exposait alors à une conquête militaire ou à une razzia. Dans ce contexte,
ledit paiement dépendait en grande partie de la croyance du payeur en la
probabilité d’une attaque. Il devait y avoir une vraie menace, ou la perception
d’une menace future ; dans le cas inverse, l’absence de menace signifiait
qu’il n’y avait pas de tribut à payer. Du point de vue des Occidentaux, cela
s’apparentait à de l’extorsion – une forme arabe de protection-racket. Il
y avait néanmoins une différence importante : l’« extorqueur » assumait
la responsabilité de prendre à sa charge la protection complète de sa
« victime ». En période de guerre, le tribut pouvait avoir un effet positif en
transformant une relation d’adversité en une relation de protection, et il
était le moyen habituel pour régler un conflit. Paul Harrison observait en
1924 que « le montant du tribut extorqué est tout simplement à la mesure
de l’équilibre atteint entre [les] deux forces en présence  33 ».

Henry Rosenfeld nous narre comment de l’augmentation de la puissance


d’un groupe résultait généralement « une augmentation du tribut à payer, de
son influence et de son honneur », alors que la diminution de la puissance
signifiait « moins de capacité à recevoir un tribut, moins de reconnaissance,
et, comme le groupe devenait lui-même tributaire, une baisse progressive sur
l’échelle du statut de l’honneur  34 ». Madawi al-Rasheed propose cette analyse :
« l’interconnexion entre la puissance militaire et la puissance économique
était un processus cyclique. Les deux facteurs, pouvoir et tribut, étaient
interdépendants ; l’altération d’un facteur se répercutait immédiatement sur
l’autre. Plus les émirs avaient de pouvoir, plus ils étaient en mesure de percevoir
le tribut. De même, plus de tribut signifiait plus de pouvoir. L’inverse de ce
cycle était également possible. Une moindre puissance militaire entraînait
l’absence d’un contrôle effectif sur le commerce, les pèlerins et les sujets
et, par conséquent, moins de tribut. Toute diminution du tribut signifiait
moins de subventions, moins de fidélité et une moindre capacité à investir
dans les moyens de coercition. En conséquence, le pouvoir des émirs serait
inévitablement affecté et aurait tendance à diminuer  35 ».

Le paiement du tribut créa ce que Rosenfeld appelle « le tissu de la


suzeraineté et la reconnaissance d’une hiérarchie de dominance » en
Arabie  36. L’honneur personnel et les relations statutaires étaient au centre
de la politique arabe du XIXe siècle, comme ils le sont encore aujourd’hui.
Tout comme on parle de « rapports statutaires » et non « de relations de
classe » au niveau personnel en Arabie  37, les relations régionales sont le reflet

33.  P. W. Harrison, op. cit., 1924, p. 156.


34.  H. Rosenfeld, op. cit., part. 1, 1965, p. 79.
35.  M. al-Rasheed, op. cit., 1990, pp. 116-117.
36.  H. Rosenfeld, op. cit., part. 1, 1965, p. 85 (n. 3).
37.  Ibid., p. 79.
20 James Onley

des relations statutaires que les dirigeants ont vis-à-vis de leur puissance
militaire. Les exigences financières de Saddam Hussein sur l’émir du Koweït
dans les mois précédant l’invasion d’août 1990, par exemple, ressemblent
à la forme familière de collecte de tribut telle qu’elle était pratiquée par les
dirigeants arabes du Golfe au XIXe siècle.

Les gouvernants, la recherche de protection et les relations


« protecteur-protégé »

Jusqu’à présent, les historiens ont expliqué les relations entre les dirigeants
arabes du Golfe et les alliances en constante évolution des dirigeants
uniquement en termes d’intérêt personnel et d’habile pragmatisme. Aucune
explication historique n’a pris en compte les relations intra-régionales à
travers le prisme de la culture politique arabe. Pourtant, le système de tribut
sur lequel ces relations étaient basées était en fait régi par la coutume arabe
de la recherche de protection. Les normes et les obligations de la relation
« protecteur-protégé » fournissaient aux dirigeants une stratégie de survie
efficace dans cette dynamique de pouvoir en constante évolution en Arabie.
Les dirigeants ont utilisé ces normes et obligations de plusieurs façons
pour légitimer et réglementer leurs relations politiques avec les autres – y
compris leurs relations avec le gouvernement britannique.

Comme les relations politiques entre les émirats étaient de véritables


relations individuelles, des études anthropologiques sur les coutumes de la
recherche de protection au niveau individuel sont pertinentes pour l’étude
des relations politiques régionales dans le Golfe. Paul Dresch, Harold
Dickson, Peter Lienhardt et Sulayman Khalaf ont examiné ces coutumes
en Arabie  38. Ce qui suit est une synthèse de leurs conclusions.

Tout comme l’honneur personnel était au centre des relations politiques


régionales, il était également au cœur de la politique de protection. Si
quelqu’un demande la protection, l’honneur veut que cette dernière soit
accordée  39. L’octroi de la protection est considéré comme un acte honorable,
ce qui renforce la réputation du protecteur, alors que le refus de la protection
a l’effet inverse  40. Une fois que la protection est accordée, le protégé (al-
dakhil, al-zabin ou al-jar) est « sur l’honneur » (fi wajhhu) de son protecteur
(mujawwir)  41. Le protégé est désormais à sa charge et le protecteur est

38.  P. Dresch, Tribes, Government, and History in Yemen, Oxford, Oxford University
Press, 1989, pp. 59-64, 93-95, 109, 121, 258 ; H. R. P. Dickson, op. cit., 1949, pp. 125,
133-139, 349-350, 440-441, 443-444, 610 ; P. Lienhardt, op. cit., 2001, pp. 105, 112-
113 ; S. N. Khalaf, “Settlement of Violence in Bedouin Society”, Ethnology, n° 29,
1990, pp. 225-242.
39.  P. Dresch, op. cit., 1989, p. 258.
40.  P. Lienhardt, op. cit., 2001, p. 112.
41.  Un protégé est appelé al-jar dans le Sud de l’Arabie, al-dakhil dans le Nord
du Golfe et al-zabin dans le Sud du Golfe. Voir P. Dresch, op. cit., 1989, pp. 59-61 ;
H. R. P. Dickson, op. cit., 1949, pp. 133-139, 610 ; P. Lienhardt, op. cit., 2001, p. 105.
Les dirigeants du Golfe et la Pax Britannica au XIXe siècle 21

obligé de le défendre  42. Si le protecteur est plus faible que l’ennemi de


son protégé, il peut seulement être en mesure de cacher son protégé et
de le faire passer clandestinement en sécurité  43. Les protégés du même
protecteur ont l’interdiction de s’offenser ou de s’attaquer les uns les autres,
à l’instar de tous les autres – y compris le protecteur lui-même – qui ont
l’interdiction de violer la protection placée sur eux  44. Pour un protecteur le
fait d’offenser son protégé est le plus grand des déshonneurs  45. Bien que le
respect de l’honneur du protecteur et la peur de la disgrâce empêchent les
membres du groupe du protecteur de nuire à son protégé, cette interdiction
ne s’applique pas aux étrangers. Pour ces derniers il n’est pas question de
respecter l’honneur du protecteur. Ils ne sont pas tenus par la piété, la honte
ou la peur de Dieu parce que la protection n’est pas la même que celle du
sanctuaire. Ce qui retient l’étranger, c’est la peur du protecteur et des siens,
et de la vengeance qu’ils rechercheront  46.
Ce droit de se placer sous la protection d’un autre, connu sous le nom
de dakhalah (se plaçant sous la protection d’un autre) dans la partie nord
du Golfe et zabana (recherche de refuge) dans le Sud du Golfe, est une
coutume sacrée et honorée dans toute l’Arabie  47. On sollicite la dakhalah
en prononçant dakhilak ana ou ana dakhil “ala alaik wa Allah” (je suis ton
protégé, je m’en remets à la mansuétude de Dieu et à la vôtre)  48. Dresch
décrit cela comme l’entrée dans la « paix personnelle » d’un autre  49. Chaque
membre de la tribu a « une paix » en raison de son honneur personnel. Si un
protégé en offense un autre – surtout un autre protégé – ou bien se comporte
mal, il viole cette paix et insulte l’honneur ou la « face » (wajh) de son
protecteur. Lorsque cela se produit, le protecteur peut légitimement prendre
des mesures contre son protégé ou révoquer sa protection. Si quelqu’un
viole la dakhalah, les conséquences pour le protecteur et son peuple sont
graves  50. L’honneur exige du protecteur une exacte compensation ou une
vengeance au nom de la victime. S’il ne peut pas, il est tenu d’indemniser
personnellement la victime de sa propre poche. Seule la vengeance ou
la compensation pourront restaurer l’honneur de la victime et effacer sa
disgrâce. Dans ce système de protection, un protégé est responsable devant
son protecteur, qui, à son tour, est responsable devant le public pour les

42.  P. Dresch, op. cit., 1989, p. 59. Wajh signifie littéralement « visage »et fi
wajhhu « dans son visage ».
43.  P. Lienhardt, op. cit., 2001, p. 112.
44.  P. Dresch, op. cit., 1989, pp. 59-60.
45.  Ibid., pp. 60-61.
46.  H. R. P. Dickson, op. cit., 1949, pp. 133-134 ; H. Wehr, A Dictionary of
Modern Written Arabic, 3e éd, Ithaca, NY, Spoken Language Services, 1976, p. 273 ;
S. N. Khalaf, op. cit., 1990, p. 227.
47.  H. R. P. Dickson, op. cit., 1949, pp. 133-134 ; H. Wehr, op. cit., 1976, p. 273 ;
S. N. Khalaf, op. cit., 1990, p. 227.
48.  H. R. P. Dickson, op. cit., 1949, pp. 133-134.
49.  P. Dresch, op. cit., 1989, pp. 59, 62, 64.
50.  H. R. P. Dickson, op. cit., 1949, pp. 135, 139 ; S. N. Khalaf, op. cit., 1990,
p. 237.
22 James Onley

actions de son protégé. Si quelqu’un souhaite se plaindre d’un protégé, il


doit le faire auprès du protecteur, et non auprès du protégé  51. Cela amène
le protecteur à des rôles secondaires de médiateur, arbitre et garant des
règlements. Si l’une des parties rompt un accord, le garant de l’accord est
censé intervenir au côté de la victime  52. Ces normes et attentes influencèrent
le comportement des dirigeants du Golfe envers les Britanniques, et devinrent
même une force déterminante dans les relations anglo-arabes  53.
On peut devenir le protégé d’un autre sans que cela soit avilissant pour
soi-même. Le protégé a sa propre « paix », et un jour le protecteur peut en
avoir besoin  54. Un dirigeant qui recherche une protection, cependant, perd
une partie de son honneur personnel et de son prestige, comme le suggèrent
les commentaires de Rosenfeld dans la partie précédente. Les protégés des
dirigeants – qu’ils soient des individus, des tribus ou d’autres dirigeants –
paient normalement un tribut à leur protecteur  55. En ce sens, les protégés
deviennent comme les propres sujets du dirigeant, dont il perçoit les impôts
tels que la zakat. Dans les deux cas, le payeur a droit à la protection du
bénéficiaire.
Lorsqu’un dirigeant était incapable de s’assurer – ou ne voulait pas
accepter – la protection d’une puissance régionale ou une alliance avec un
dirigeant moins puissant, et qu’il s’exposait à une défaite certaine dans la
bataille face à son ennemi, il avait un dernier recours. Il était acceptable
pour lui qu’il se place sous la protection de son ennemi comme manifestation
réticente d’une soumission symbolique. Il s’agissait d’un compromis politique
préférable à une défaite militaire pure et simple. Un dirigeant habile pouvait
même utiliser cette soumission temporaire à son avantage. Cette pratique
provient d’une tactique à laquelle les guerriers bédouins avaient recours face
à une mort certaine dans la bataille, et par laquelle le suppliant dit à son
ennemi, ya fulan, ana fi wajhak (ô untel, je me mets sous votre protection /
et votre honneur). S’il obtient la réponse, fi inta wajh salut, salahak sallim
(tu es sous ma protection / sur mon honneur, tends les bras), le suppliant
est sauvé. Le protecteur est alors obligé de défendre le suppliant sur sa vie
jusqu’à ce que la bataille, et peut-être la guerre, soit terminée. Le suppliant
devient, en fait, un prisonnier de guerre et n’est pas libre de s’éloigner  56.
Pour un dirigeant, il y avait peu d’avantages à se rendre après le début des
hostilités ; seule sa vie était épargnée. Il était préférable pour lui d’offrir sa
soumission avant la bataille, car ainsi son autorité était également épargnée.
S’il faisait cela, il devenait protégé et était obligé de payer un tribut comme
signe de soumission et de subordination politique  57. Désormais, l’émirat du

51.  P. Dresch, op. cit., 1989, pp. 60-61.


52.  P. Lienhardt, op. cit., 1975, p. 73.
53.  P. Lienhardt, op. cit., 2001, pp. 5-8.
54.  P. Dresch, op. cit., 1989, p. 64.
55.  H. R. P. Dickson, op. cit., 1949, pp. 440-441, 443-444.
56.  Ibid., p. 125.
57.  P. W. Harrison, op. cit., 1924, p. 126.
Les dirigeants du Golfe et la Pax Britannica au XIXe siècle 23

dirigeant était considéré comme une dépendance de son protecteur, comme


nous l’avons vu plus haut. Le dirigeant devenait, en effet, un gouverneur qui
régnait au nom de son protecteur. Contrairement à une conquête militaire, une
soumission n’était pas automatiquement suivie d’une occupation militaire,
bien que le protecteur ait pu envoyer un agent politique (wakil ou mutamad)
résider à la cour du dirigeant, rendant ainsi la soumission du dirigeant
largement symbolique et l’intégration souvent nominale  58. Avec son autorité
intacte, un dirigeant soumis ou un chef de tribu payait le tribut et attendait
son heure jusqu’à ce qu’il soit en mesure de réaffirmer son indépendance, la
plupart du temps en assurant la protection d’une autre puissance régionale
ou par une alliance avec un dirigeant ou un chef de tribu moins puissant.
Pour les dirigeants et les tribus puissants, cette soumission était souvent
nominale et toujours temporaire, ne durant pas plus de quelques années.
Pour les dirigeants plus faibles, la soumission entraînait une plus grande perte
d’autonomie et tendait à être durable, se poursuivant pendant des décennies
ou même des générations, de même que les paiements de tribut.

Frauke Heard-Bey explique que plus la distance géographique entre le


gouverneur d’une dépendance et son souverain est grande, plus le gouverneur
est indépendant, et moins son dirigeant aura d’influence personnelle dans
la ville ou le secteur sous la supervision du gouverneur  59. Un autre facteur
concerne le choix du gouverneur par le dirigeant. Plus les liens de confiance
entre le gouverneur et celui-ci étaient forts, plus le dirigeant pouvait déléguer
son autorité sans courir le risque d’une sécession. « C’est la raison », explique
Heard-Bey, « pour laquelle la plupart des dirigeants mirent un frère ou un
fils en charge d’une dépendance importante, mais cela ne garantissait pas
toujours de manière sûre contre les mouvements sécessionnistes, dirigés
par le wali (gouverneur) ou perpétrés par les habitants eux-mêmes  60 ».

Les dirigeants avaient également à contenir des gouverneurs à l’intérieur


même de leur émirat car ces derniers étaient généralement divisés en zones
contrôlées par des gouverneurs au nom du souverain. L’administration de
l’émirat et de ses dépendances par un certain nombre de gouverneurs semi-
autonomes, dont certains pouvaient être des rivaux pour la domination,
impliquait le fait que l’autorité d’un dirigeant reposait non seulement sur
une acceptation générale de sa domination et de sa maîtrise des ressources
économiques et militaires, mais également sur sa capacité à protéger ses sujets
et les personnes à sa charge. La compétence présumée ou réelle du dirigeant
pour à la fois forger des alliances militaires et pour élaborer une tactique
efficace de recherche de protection lorsque son émirat et ses dépendances
étaient menacés était ce qui lui permettait de maintenir son pouvoir sur ses
gouverneurs. La structure interne de son émirat et de ses dépendances le
poussait ainsi à obtenir le protecteur le plus puissant qu’il pouvait trouver – d’où
le recours fréquent des dirigeants du Golfe à la protection britannique.

58.  A. Vassiliev, The History of Saudi Arabia, Londres, Saqi Books, 1998, p. 188.
59.  F. Heard-Bey, op. cit., 1996, p. 81.
60.  Ibid., pp. 81-82.
24 James Onley

Tab. 2. – Occasions où les al-Khalifa de Bahreïn


ont cherché des alliances militaires

Alliés Dates
Dirigeant de Koweït (al-Sabah) 1770, 1782-3, 1811, 1843 *
Cheikh de Ruwais et de l’île de Qais (al-Jalahima) 1782-3, 1842 **
Cheikh de l’île de Qais et de Bida‘ (al-Bin-‘Ali) 1842, 1847
Cheikh du Qatar occidental (al-Na‘im) vers 1766-1937
Dirigeant de Charjah et de Ras al-Khaimah (al-Qasimi) 1816-9, 1843, 1867
Dirigeant de Doubaï (al-Maktoum) 1843
Bani Hajir de la tribu de Hasa 1843, 1869
Dirigeant d’Abou Dhabi (al-Nahyan) 1829, 1867
* Les al-Sabah étaient d’anciens alliés des al-Khalifa. Ces dates indiquent les moments où les al-Sabah sont
venus, ou ont été invités à venir, offrir leur aide militaire aux al-Khalifa.
** Les al-Jalahima étaient également d’anciens alliés, qui se séparèrent des al-Khalifa en 1783. Ces dates
indiquent les périodes où les al-Jalahima vinrent aider militairement les al-Khalifa.

Source : J. G. Lorimer, op. cit., tome 1 (Historical), 1915, pp. 842-946.

La protection de leurs émirats et de leurs dépendances face aux puissances


régionales antagonistes était un problème permanent pour les petits
dirigeants du Golfe. Ils n’avaient souvent pas suffisamment de ressources
militaires et étaient donc contraints de chercher ou d’accepter une aide
extérieure, comme l’illustrent ces tableaux de l’histoire de la famille régnante
de Bahreïn, les al-Khalifa (voir tab. 2).
Il se peut que les al-Khalifa aient eu un nombre anormalement élevé de
protecteurs, mais ils étaient loin d’être une exception. Toutes les actuelles
familles régnantes du Golfe ont été dans le passé les protégés de puissances
régionales et extra-régionales. Aux XIXe et XXe siècles, la plupart d’entre elles
demandèrent la protection britannique. La raison en est simple : le Résident
était dans le Golfe celui qui avait sous son commandement le plus grand
pouvoir de coercition avec l’escadron du Golfe de la marine des Indes et plus
tard de la Royal Navy. Les Résidents étaient donc plus que n’importe quels
autres protecteurs les seuls qui étaient en mesure de punir et d’exiger des
compensations de la part des contrevenants. En conséquence, la protection
britannique était la moins susceptible d’être violée.
En s’alliant avec un protecteur puissant, comme le gouvernement
britannique, le dirigeant arabe renforçait également sa propre position. Si
celui-ci pouvait donner l’impression à sa famille et aux gouverneurs que
lui seul avait accès à la Résidence et que sans lui les bénéfices de ce contact
seraient perdus, il pouvait alors assurer sa domination contre ses rivaux
internes  61. Dans l’acte de protection d’un émirat, que ce soit militairement ou
politiquement, la Grande-Bretagne rehaussait le statut politique du dirigeant

61.  Je remercie Yoav Alon pour ses idées.


Les dirigeants du Golfe et la Pax Britannica au XIXe siècle 25

Tab. 3. – Occasions où les al-Khalifat de Bahreïn ont


cherché ou accepté une protection

Protecteurs Dates
Dirigeant de Hasa (Bani Khalid) 1716-95
Prince-gouverneur perse de Fars 1784-9, 1839, 1843, 1859-60
Gouverneur perse de Bushire 1799
1801-5, 1810-1, 1816-7, 1830-3, 1836, 1843,
Émir de Najd et de Hasa (al-Sa‘oud)
1847-50, 1851-5, 1856-9 1861-5, 1867-71
Imam de Mascate (al-Bu-Sa‘id) 1800, 1801, 1805-6, 1811-6, 1820-1, 1829
Commandant de l’armée égyptienne à Hasa 1839-40
Gouverneur ottoman d’Égypte 1853
Chérif ottoman de La Mecque 1853
Gouverneur ottoman de Bagdad 1859-60
1805, 1823, 1828, 1830, 1838, 1839, 1842,
1843, 1844, 1846, 1847, 1848, 1849, 1851,
Résident britannique dans le Golfe
1854, 1859, 1861, 1869, 1872, 1873,1874, 1875,
1878, 1879, 1880,1881, 1887, 1888, 1892, 1895

Source : J. G. Lorimer, op. cit., tome 1 (Historical), 1915, pp. 842-946.

et du territoire sous son autorité au sein du système politique régional. La


protection britannique accordait un statut juridique à la notion d’émirat,
comme l’explique J. E. Peterson  62. Cela permettait également aux familles
dirigeantes d’asseoir la souveraineté de leur gouvernement, renforçant ainsi
leur indépendance au sein du système politique régional. Peter Lienhardt
explique que la protection et la reconnaissance britanniques octroyaient aux
dirigeants « un statut plus élevé que celui que leur mode de vie traditionnel
leur aurait permis », renforçant ainsi leur autorité au sein de leur émirat et
de leurs dépendances  63. Le retrait de la protection et de la reconnaissance
britannique d’un émirat ou de ses dépendances rendait par conséquent le
dirigeant plus vulnérable à un coup d’État de la famille ou à une sécession
tribale. Dans le cas de la côte de la Trêve, la protection et la reconnaissance
britannique des chefs côtiers contribuèrent également à donner à la plupart
d’entre eux le pouvoir de dominer les dirigeants indépendants et les chefs
tribaux de l’intérieur que les Britanniques n’avaient pas reconnus. Le résultat
fut que les émirats de l’intérieur et les zones tribales (dirahs) passèrent
sous la dépendance des émirats côtiers. Dans les années 1950 et 1960, les
Britanniques aidèrent les dirigeants du littoral à obtenir un contrôle complet
sur ces dépendances, dans le but de les annexer, permettant ainsi à une
compagnie pétrolière britannique, Petroleum Development (Trucial Coast),
d’y mener des explorations et d’y forer des puits.

62.  J. E. Peterson, op. cit., 1977, p. 302.


63.  P. Lienhardt, op. cit., 2001, p. 15. Voir également J. E. Peterson, op. cit.,
1977, pp. 297-298.
26 James Onley

Malgré les avantages que la protection britannique pouvait apporter, cette


dernière s’est avérée être une arme à double tranchant pour les dirigeants.
Elle avait en effet un coût élevé, à savoir : la responsabilité envers le Résident
pour toute action qu’il désapprouvait. La compréhension de la relation
« protecteur-protégé », que ce soit par les Britanniques ou par les Arabes,
comprenait bien entendu l’obligation de rendre des comptes, mais le problème
pour les dirigeants était que le Résident pouvait les tenir pour entièrement
responsable. Une fois qu’un dirigeant du Golfe obtenait la promesse de la
protection britannique, il ignorait les obligations qui en résultaient, et ce, à
ses risques et périls. En outre, si la protection britannique avait permis à de
nombreux dirigeants d’acquérir de nouvelles dépendances à l’intérieur des
terres, elle eut l’effet inverse pour les dirigeants qui avaient des dépendances
extérieures. Les Trêves Maritimes interdisaient l’usage de la force maritime,
même pour protéger et contrôler un domaine tributaire. Ainsi, en 1872, les
al-Khalifa de Bahreïn avaient perdu la majorité de leurs dépendances au
Qatar de même qu’en 1887, les Qawasim de la côte de la Trêve avaient aussi
perdu leur dernière dépendance sur la côte perse : Lingah.

La Grande-Bretagne et le rôle de protecteur

Le gouvernement britannique avait été extrêmement réticent à l’idée


d’assumer le rôle de protecteur dans le Golfe. Bien que la Résidence du Golfe
ait été créée en 1820 dans le but de stabiliser la région, le gouvernement
britannique rejeta l’idée d’une Trêve Maritime jusqu’en 1835. Néanmoins,
les premières trêves furent temporaires, donnant au Résident une certaine
flexibilité dans leur renouvellement annuel. Ce n’est pas avant 1853 que
le gouvernement accepta la responsabilité de la protection maritime
permanente de la côte de la Trêve. Les raisons de ces hésitations étaient,
premièrement, que l’adoption du rôle de protecteur pouvait obliger la
Grande-Bretagne à s’impliquer dans les affaires instables et imprévisibles
du continent, l’obligeant à y engager des forces militaires. Peu de temps
après la mise en place de la Résidence du Golfe, le gouvernement se rendit
compte que la Pax Britannica serait plus efficacement maintenue sans forces
terrestres. Le taux de mortalité élevé dans la première garnison du Golfe
– 444 soldats et 10 officiers tués dans des combats contre seulement une
tribu omanaise de l’intérieur en 1820-1821 ainsi que la garnison décimée
par la maladie au cours de l’année 1821-1822 – incita la Grande-Bretagne à
retirer ses forces terrestres du Golfe au début de l’année 1823  64. Par la suite,
la Grande-Bretagne limita son activité militaire à la portée de ses canons de
marine. Elle ne reconstituait sa garnison du Golfe qu’en temps de guerre
ou lorsque celle-ci menaçait d’éclater (1856-1858, 1914-1918, 1939-1945 et
1961-1971). Ajoutez à cela le fait que l’imam de Mascate, l’émir du Najd et
du Hasa, le prince-gouverneur perse de Fars et le gouverneur ottoman de
Bagdad revendiquaient tous Bahreïn comme une dépendance et avaient
tenté de soumettre l’île à un moment ou à un autre. Les Résidents successifs

64.  J. B. Kelly, op. cit., 1958, pp. 167-192.


Les dirigeants du Golfe et la Pax Britannica au XIXe siècle 27

craignaient, à juste titre, que la protection de Bahreïn ne les conduise au


conflit avec ces puissances régionales. Pour cette raison, le souverain de
Bahreïn ne fut pas invité à rejoindre la Trêve Maritime avant 1861, vingt-six
ans après les dirigeants de la côte de la Trêve.

La deuxième raison qui fit hésiter le gouvernement britannique à offrir


une protection permanente avant 1853 était que les Britanniques craignaient
que cela puisse encourager le despotisme, comme cela avait été le cas dans
certains États indiens. La troisième raison était que le Résident perdait
de son influence politique sur les dirigeants du Golfe s’il passait d’une
politique de protection conditionnelle à une politique inconditionnelle.
Enfin, la protection permanente chargeait le gouvernement du rôle de garant
de l’État. Les résidents successifs craignaient qu’un tel rôle n’alourdisse
considérablement leur charge en leur faisant porter « le fardeau et la
responsabilité d’être l’arbitre de tout différend, et d’être le régulateur de
revendications sans fin » pour reprendre les mots du major James Morrison
(Résident entre 1835 et 1837)  65.

Des malentendus éventuels sur ce que les dirigeants du Golfe demandaient


au Résident auraient peut-être aussi contribué à la réticence du gouvernement
à assumer un rôle de protection dans le Golfe. Le concept britannique de la
protection était basé sur la capacité du protecteur à défendre physiquement
son protégé et à envoyer tout agresseur devant la justice. Pour dissuader de
toute attaque, les Britanniques comptaient uniquement sur le respect de
l’attaquant potentiel envers la puissance de feu du protecteur. Le concept
arabe invoquait en outre le respect que le protégé devait avoir pour l’honneur
de son protecteur, empêchant ainsi des ennemis qui partageaient le même
protecteur de s’agresser. Cela faisait aussi appel aux rôles secondaires du
protecteur : ceux de médiateur, d’arbitre et de garant des accords, offrant à
de possibles agresseurs un mode de règlement pacifique de leurs différends
avec leur protégé, comme cela a été précédemment exposé. Il semble que
les premiers Résidents aient mal compris ou rejeté les implications de
ce rôle, dans lequel les dirigeants du Golfe essayaient de les cantonner.
Beaucoup d’entre eux furent frustrés par le refus des Résidents successifs
de répondre à leurs attentes. Par exemple, les premiers Résidents étaient
généralement disposés à servir de médiateur entre les dirigeants, mais ils
refusaient de jouer le rôle de garants des accords négociés. En conséquence,
les négociations d’accords achoppaient, comme l’observait le lieutenant
Arnold Kemball (Résident adjoint de 1841 à 1852, puis Résident de 1852 à
1855) en 1844 : « l’expérience a montré que les engagements les plus solennels
entre ces chefs de guerre, […] établis sans la garantie du gouvernement,
ne sont en aucun cas une assurance pour le maintien de la paix ». « [Ils]

65.  Pour paraphraser la lettre de Morrison (PRPG) à Sultan al-Qasimi, sept.


1836, citée dans A. B. Kemball, “Observations on the Past Policy of the British
Government towards the Arab Tribes of the Persian Gulf” (1844), dans R. H. Thomas
(dir.), Selections from the Records of the Bombay Government, new ser., 24, Bombay,
Bombay Education Society Press,  Oleander Press (éd.), 1985 [1856], p. 69.
28 James Onley

considèrent que la garantie britannique est une condition sine qua non de
tout arrangement ». « Des tentatives ont été faites pour inciter les divers
chefs à conclure un accord mutuel entre eux, sans garantie britannique […]
mais ces dernières ont été vidées de leur substance par la fierté et le sens de
l’honneur arabes  66 ». La plus grande frustration, bien sûr, venait du refus
systématique des premiers Résidents de placer la protection au premier
rang des priorités, comme le requéraient les dirigeants.

Avant la première Trêve Maritime de 1835 – correspondant à la tentative


d’interdiction de la guerre maritime durant la saison des perles –, les
Résidents craignaient qu’une plus grande présence navale et des dépenses
correspondantes soient nécessaires si la Grande-Bretagne devait assumer
la responsabilité de la protection maritime des territoires du Golfe sous
l’autorité des cheikhs. Le Résident par intérim qui proposa la Trêve aux
dirigeants de la côte d’Oman (qui deviendra plus tard la côte de la Trêve),
le lieutenant Samuel Hennell (1834-1835) ne le fit que grâce au soutien
enthousiaste des dirigeants à cette idée  67. La protection britannique était
tellement souhaitée en Arabie orientale que, peu après la signature du
traité de 1820 qui interdisait la « piraterie », les principaux marchands de
perles de Charjah proposèrent de payer le khuwah au gouvernement des
Indes britanniques à un taux de 20 dollars Maria Theresa (MT dollars)
(Rs. 40) par bateau si l’Escadre du Golfe maintenait en permanence une
canonnière au niveau des bancs d’huîtres perlières pour protéger leurs flottes
perlières  68. Les rapports britanniques sur les premières Trêves Maritimes
indiquèrent clairement que leur renouvellement annuel était dû à l’initiative
et à l’insistance de la majorité des dirigeants arabes, et ne leur fut pas imposé
par le Résident. Lorsqu’il fallut renouveler la Trêve pour la première fois
en avril 1836, le lieutenant Kemball observa qu’elle fut renouvelée « à la
satisfaction non dissimulée des différents chefs  69 ».

L’idée d’étendre l’application de la Trêve au-delà de la saison des perles


en une interdiction perpétuelle de toute guerre maritime fut proposée
par le cheikh sultan bin Saqr al-Qasimi de Charjah en septembre 1836,
seulement seize mois après l’introduction de la première Trêve Maritime.
Le Résident, le major James Morrison, rejeta la proposition du cheikh.
Le gouvernement britannique, expliqua Morrison, n’avait pas les moyens
de faire respecter une trêve perpétuelle. Ou, du moins, le croyait-il  70. Les
Britanniques étaient également convaincus que, tant que l’interdiction de
la guerre maritime autoriserait les dirigeants à poursuivre leurs querelles
en dehors de la saison perlière, ils se contenteraient « de laisser leurs
querelles tribales et leur haine en suspens, dans l’idée que, après une date
déterminée, il serait toujours en leur pouvoir de donner libre cours à leurs

66.  Ibid., pp. 62-63, 68, 73.


67.  Ibid., p. 68.
68.  Ibid., p. 68 (n*).
69.  Ibid., p. 69.
70.  Ibid.
Les dirigeants du Golfe et la Pax Britannica au XIXe siècle 29

sentiments profondément enracinés d’animosité, s’ils se sentaient disposés


à le faire  71 ». Si jamais l’interdiction devenait perpétuelle, cela n’était plus
possible. Samuel Hennell (Résident adjoint, 1826-1838, 1838-1841, puis
Résident 1843-1852) estimait qu’interdire aux dirigeants « de se venger des
insultes ou des torts, réels ou imaginaires, qui leur étaient faits, pouvait
tellement envenimer les sentiments de haine entretenus [par les dirigeant
du Golfe] entre eux, que toute une série d’agressions et de représailles ne
tarderaient pas à survenir, allant ainsi à l’encontre du but même dans lequel
la paix avait été négociée  72 ».

En 1838, lorsque le capitaine Hennell visita la côte d’Oman en vue de


renouveler la Trêve Maritime pour la troisième fois, le cheikh sultan al-Qasimi
« exprima non seulement son ardent désir pour un renouvellement de la Trêve,
mais ajouta que si la Trêve pouvait être modifiée en vue de l’établissement d’une
paix permanente sur les mers, cela lui ferait sincèrement plaisir  73 ». Hennell
rejeta la proposition du cheikh, pour les raisons citées précédemment. Sans se
décourager, le cheikh exhorta le Résident à accepter alors une trêve annuelle
de douze mois. Comme les autres dirigeants donnaient leur consentement à
la proposition du cheikh, Hennell élabora en conséquence une nouvelle Trêve
que les dirigeants du Golfe acceptèrent facilement de signer  74.

Ces Trêves renouvelées annuellement connurent un tel succès que le


Résident accepta de garantir une Trêve Maritime de dix ans en 1843. L’année
suivante, le lieutenant Kemball observa que les dirigeants du Golfe « sont
désormais tout autant intéressés par son maintien que nous-mêmes ; et qu’ils
témoignent ainsi de leur volonté commune de la renouveler pour une période
aussi longue que dix ans, voire plus, si cela était souhaité ou jugé à propos  75 ».
J. B. Kelly explique « que les perspectives des cheikhs avaient tellement changé
au moment de la conclusion de la Trêve de dix ans qu’ils agissaient souvent
de leur propre initiative pour punir les infractions à la Trêve faites par leurs
sujets, avant même que ces dernières aient été portées à la connaissance du
Résident. Parfois, ils allaient même plus loin et agissaient pour empêcher
que la piraterie ne soit perpétrée. Par exemple, lorsqu’un navire des Qasimi
venant de Lingah s’échoua dans une tempête au large d’Ajman en 1845, le
cheikh d’Ajman se hâta de rejoindre les lieux avec ses frères, l’épée à la main,
et jura d’abattre le premier homme qui tenterait de piller les navires  76 ».

Suite à l’achèvement couronné de succès de la Trêve de dix ans en 1853,


il était devenu évident pour les Britanniques que les raisons invoquées pour

71.  S. Hennell (Asst. PRPG) to Sec., Bombay Pol. Dept., 19 avril 1838, p. 70 (n*).
Ce rapport est daté par erreur du 9 avril 1830.
72.  Ibid.
73.  A. B. Kemball, “Observations on the Past Policy of the British Government
towards the Arab Tribes of the Persian Gulf” (1844), dans R. H. Thomas (dir.), op.
cit., 1985 [1856], pp. 69-70.
74.  Ibid., p. 70.
75.  Ibid., p. 74.
76.  J. B. Kelly, op. cit., 1958, p. 369.
30 James Onley

ne pas accorder une protection permanente étaient sans fondements. Cette


année-là, le Résident invita finalement les dirigeants de la côte d’Oman à signer
une Trêve Maritime perpétuelle, dix-sept ans après que le leader de Charjah
eut proposé cette idée. Tous les dirigeants signèrent sans hésitation.

La lente prise de conscience que les craintes britanniques initiales étaient


injustifiées apparaît ainsi ressentie dans le changement d’attitude progressif
du gouvernement britannique envers la protection de Bahreïn. Jusqu’en 1838,
le gouvernement maintenait une politique claire de « non-protection » pour
les raisons exposées ci-dessus  77. En 1838, cependant, il adopta une prudente
politique « de protection uniquement en cas d’urgence » dépendante de
l’approbation britannique du dirigeant du Golfe. En 1851, il adopta une politique
de « protection non officielle » non soumise à l’approbation britannique du
dirigeant  78. En 1861, suite à l’attitude de plus en plus belliqueuse du dirigeant
de Bahreïn, le gouvernement britannique adopta une politique de « protection
permanente » et admis Bahreïn dans la Trêve Maritime perpétuelle, devenant
ainsi la puissance protectrice de l’île  79. Enfin, en 1880, le gouvernement
britannique assuma la responsabilité des affaires étrangères de Bahreïn  80.
Après 1861, il réussit à maintenir son influence politique sur le dirigeant de
Bahreïn, et à éviter d’encourager le développement du despotisme, tel qu’on
avait pu le voir dans les États indiens, en limitant sa protection à l’émirat. Cela
ne garantissait pas la position du dirigeant dans son émirat. À de nombreuses
reprises, le Résident informa le dirigeant de Bahreïn qu’il « serait hautement
souhaitable [qu’il] apprenne à compter sur ses propres ressources pour
maintenir sa position, car tant qu’il pourrait compter sur la présence constante
de l’aide étrangère, il serait sûrement imprudent et lamentable, et peu enclin
à s’appliquer à renforcer sa position par une bonne administration et une
politique de modération envers son peuple  81 ».

La possibilité pour le dirigeant d’obtenir des Britanniques leur soutien en


temps de crise dépendait du bon vouloir du Résident. Tous les dirigeants de la
Trêve étaient dans la même position. C’est ce qui motiva la plupart des dirigeants
à maintenir, la plupart du temps, de bonnes relations avec le Résident.

77.  Pour plus de détails sur cette politique et ses motivations, voir A. B. Kemball,
“Observations on the Past Policy of the British Government towards the Arab Tribes
of the Persian Gulf” (1844), dans R. H. Thomas (dir.), op. cit., 1985 [1856], p. 69
(n*).
78.  Lt. A. B. Kemball, « Historical Sketch of the Uttoobbee Tribe of Arabs
(Bahrein), 1832-1844 » (1844), dans R. H. Thomas (dir.), Selections from the Records
of the Bombay Government, Bombay, New Series, n° 24, Oleander Press (éd.), 1985,
pp. 288-289 ; Lt. H. F. Disbrowe, “Historical Sketch of the Uttoobee Tribe of Arabs
(Bahrein), 1844-1853” (1853), dans R. H. Thomas (dir.), op. cit., 1985 [1856], pp. 417,
420.
79.  J. A. Saldanha, Précis of Bahrein Affairs, 1854-1904, Calcutta, Superintendent
of Government Printing, 1904, pp. 10-11.
80.  Ibid., pp. 67-68.
81.  Pour paraphraser Saldanha à propos d’un rapport de Ross (PRPG), juillet
1874, dans J. A. Saldanha, op. cit., 1904, p. 41.
Les dirigeants du Golfe et la Pax Britannica au XIXe siècle 31

La force de la position britannique dans le Golfe au XIXe siècle résidait


dans le fait que les Britanniques étaient les seuls à pouvoir enrayer le caractère
cyclique de « la recherche de protection », les raids et les invasions entre
dirigeants. Les Résidents pouvaient exploiter cette position à leur avantage
comme une méthode indirecte pour maintenir au pouvoir les dirigeants
qui avaient coopéré avec eux à la perpétuation de la Pax Britannica, et
d’exclure du pouvoir ceux qui ne les avaient pas aidés. Parfois, les Résidents
employaient des méthodes plus directes, en intervenant personnellement
pour éliminer les dirigeants qui ne voulaient pas coopérer avec eux et pour
installer à leur place des cheikhs qui voudraient défendre la Pax Britannica. Il
faut toutefois replacer ces éléments dans leur contexte. D’autres protecteurs
régionaux, tels que les al-Sa’oud de Najd et les al-Bu Sa’id de Mascate,
considéraient ces interventions comme un droit et se comportaient en
conséquence. Le fait que les protégés étaient parfois déposés par leurs
protecteurs a contribué à augmenter la demande générale de protection et
la volonté des dirigeants du Golfe de l’accepter.

Conclusion : les dirigeants et la Pax Britannica


Cette étude a démontré que les dirigeants arabes du Golfe, face au problème sans
fin de la protection, ont défendu leurs territoires durant le XIXe siècle en s’engageant
dans des relations « protecteur-protégé » approuvées culturellement. Elle a montré
comment les dirigeants locaux ont essayé d’imposer le rôle de protecteur aux
Résidents et au gouvernement britannique dès l’établissement de la Résidence
britannique dans le Golfe et que, avec le temps, le Résident a fini par accepter
le rôle de protecteur et par se comporter, dans l’ensemble, comme les dirigeants
souhaitaient qu’un protecteur se comportât. Cela légitima la présence britannique
dans le système politique régional dans les termes de la culture arabe orientale et
signifia que l’autorité du Résident dans le Golfe n’était pas uniquement fondée sur
des traités. Du point de vue des dirigeants du Golfe, le Résident en était lui-même
un, bien qu’il fût le plus puissant et le plus influent qu’ils aient jamais connu. Les
dirigeants du Golfe lui donnèrent les titres respectueux de ra’is al-khalij (chef du
Golfe) et de fakhamat al-ra’is (sa Haute Présence le Chef)  82.

Bien que l’interdiction de la guerre maritime ait privé les al-Khalifa et


les Qawasim de leurs dépendances du Qatar et de la côte persane, la Pax
Britannica fut bénéfique pour les émirats du Golfe – y compris pour Bahreïn,
Charjah et Ras al-Khaimah – autant que pour les Britanniques. Ceci explique
pourquoi la Pax fut un tel succès : elle était en grande partie auto-appliquée.
Supposer – comme beaucoup le font maintenant – que la Grande-Bretagne a
imposé sa protection aux émirats du Golfe contre la volonté de leurs dirigeants
revient non seulement à ignorer la tradition arabe orientale de la « recherche
de protection » et l’utilisation efficace que les dirigeants en ont fait, mais
également à ignorer complètement les faits historiques, présentés dans ce
présent article, qui montre que les traités de protection ont été initiés autant

82.  D. Hawley, Desert Wind and Tropic Storm: An Autobiography, Wilby, Michael
Russell, 2000, p. 44.
32 James Onley

par les dirigeants du Golfe que par les Britanniques, et que ce sont surtout
les premiers qui ont œuvré à la création de la Trêve Maritime perpétuelle. La
protection britannique n’a donc pas été imposée sur les émirats du Golfe, mais
recherchée et accueillie favorablement par les dirigeants du Golfe, malgré les
restrictions que cette protection imposait à leur souveraineté  83.
La vision d’une protection britannique non sollicitée et non désirée ne surgit
que lorsque les années de turbulence d’avant la Trêve Maritime s’estompèrent
dans les mémoires, lorsque les avantages de la protection britannique
parurent moins évidents, et lorsque les Britanniques s’immiscèrent de plus
en plus dans les affaires intérieures  84. Même ainsi, le besoin de la protection
britannique persista. En 1968, lorsque le gouvernement britannique déclara
qu’il ne pouvait plus assumer les 12 000 000 de lires par an pour maintenir
ses forces dans le Golfe et qu’il les retirerait en 1971, le souverain d’Abou
Dhabi, cheikh Zayed bin sultan Al Nahyan, proposa de financer lui-même
la présence militaire britannique. Le dirigeant de Doubaï fit alors une offre
semblable, ajoutant qu’il pensait que les quatre pays producteurs de pétrole
sous la protection britannique – Abou Dhabi, Bahreïn, Doubaï et Qatar –
seraient aussi prêts à couvrir les frais. Le gouvernement britannique refusa
néanmoins ces offres sans précédent et retira ses forces en décembre 1971  85.
Il suffit de comparer cela avec le retrait britannique d’Égypte, de Palestine
ou d’Aden pour apprécier la différence entre l’implication de la Grande-
Bretagne dans le Golfe et son engagement dans le reste du monde arabe.
Traduit de l’anglais par Alexandre Schoepfer

83.  On peut trouver davantage d’illustrations de cela dans J. Onley, “The Politics of
Protection in the Gulf: The Arab Rulers and the British Resident in the 19th Century”,
New Arabian Studies, vol. 6, 2004, pp. 30-92.
84.  Je remercie Frauke Heard-Bey pour ces éclairages.
85.  The Times, 22 janvier 1968, p. 1 ; The Times, 26 janvier 1968, p. 5 ; L. Y. Saffoury,
“Britain’s Withdrawal from the Persian Gulf: Decision and Background”, MA Thesis,
American University of Beirut, 1970, pp. 104-105 ; J. B. Kelly, Arabia, the Gulf and
the West, Londres, George Weidenfeld & Nicolson, 1980, pp. 49-50.

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