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DU MÎME AUTEUR
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BIBLIOTHÈQUE D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
NOUVELLE SÏRf6
Fondateur : lie.mi GOUHJU Directeur : Jcan•ftntn90:iJ Cout TJNE
SPINOZA ET LE SIGNE
LA GENÈSE DE L'IMAGINATION
par
PAIUS
LlBRAlRlE PHILOSOPffiQUE J. VRIN
6. Place de la Sorbonne, V•
2005
T h1.a One
~P9DX-D65-U$1jtyrlwt1I
1111111111~IUll~lll lllllJlllll I~ Il
JI rial
à Mané
www.vrinfr
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JI n 'eJrpresqut! rien que now ne puissions comprerr.dre
dom/ 'imagination ne/orme quelq"4 Image d partlrd'u~ ''°"'·
Spinota (l..<11,., 17)
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ABRÉVIATIONS
OP Operaposthuma
NS Nagelate Schriften
G Édition Gebbardt
Œuvres Édition Moreau
RDCPP Renati Des Canes Principiorum Phiwsophiae
CM Cogitata metaphysica
T/E Tractatus de lntellectus Emendatione
TTEIR Édition Rousset
KV Kone Verhandeling
E Ethica
TTP Tracta/us theologico-politicus
TP Tractatus politicus
Ep Epistolae
CGUI Compendium grammatices linguae hebraeae
AT Édition Adam-Tannery
def defini1io
ax axioma
dem demonstratio
cor coro/Jarium
SC scholium
lem lemma
post postu/atum
exp! explicatio
praef praefa1io
app appendix
aff def ajfectuumdefinitiones
.
Sauf indication contraire, t0us les textes sootuaduits par nous. On fait référence
à l'édition SPINOZA, Opera, im Auftrag der Heidelberger Akademie der Wissen-
schaften berausgegeben von Carl Oebbardl, 4 voll.. Heidelberg, C:arl Winter
Universitlitsbuchbandlung, 1924 ; pour le 1TP, on donne aussi la référence à la
nouvelleédition des Œuvres, dirigée par Pienre-François Moreau, vol. m. Tracta tus
theologict>-politicus. Traiti thiologico-politique, texte établi par Fokke Akkerman,
uaductions et notes par Jacqueline Lagrée (pour les chapitres IV à vu et XI à XVII} el
Pierre-François Moreau (pour lesautrescbapitres). Paris, PUF, 1999.
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INTRODUCTION
PENSER LE S IG NE
1. H. Laux, lmaginar;on ~r r~ligion ch.tt Spinoza. Ul potentia dallS l 'hUtoir~, Paris., Vrin.
1993,p. IO.
2. cr. C. De Dcugd, The Significance ofSpifloZO's First KiruJ ofKnowl<dge, Assen, Van
Gorcum, 1966. Tel était en effet à l'époque son cons!Jlt: «La rareté des <!tudes coosacrtes à
l'imagination a do quoi vraiment surprendre. si l"on considùc le rait que l'imaginati.on, en
tant que Pun des trois genres de connaissan<:e, est ponic in~gnintc cïc son .!pist.!mologie •
(p. 3). Pour un aperçu général plus r6cent, cf. D. BOStrenJhi, FortM • vlrrfl della immagina·
vone in Spincna,Napoli. Bibliopolis. 1996.
3. Dans ceue veine, cf.!!. Curley, « i!xperiernce in Spinoza'• Thcory of Knowledge •
SpinottL A Col/.ction ofCritical Essays, cdited by Marjorie Orone, Spinoza. A Col/ecJion of
Critical Essays, Garden City (N. Y.), 1973 (197·9); O. Savan, •Spinoza and Lang11agc •.
Studi<& in Spinoy,. Critical and Jnierprtlivt &says, cdited by S. Paul Kashap, Berkeley, Los
Angeles. London. University ofC&lifomia Press., 1972, p. 236-248.
4. Cf. en paniculicr F. Mignini, Ars imaginandi. Appareffl.ll e rappres«ntal.ione in
Spinoy,, Napoli, Edizinnl Scientiliche l!Jlliane. 1981; M. Bertrand, Spinoy,., l'imDgin.aire,
Paris, P.U.F.. 1983: H. Laux, imagination et ~•ligion chet SpinotQ. La poo:ntia dans
l'histoire. Oucre ces monographies. on pourra au.ssi se rcponer à H. V6drine. Les grande.s
1xmcep!Ul!IS dr l'im<!ginaire. ~ Plurvn a Sartre 11 i.twllll, !'luis, Librairie ~raie
Française, 1990, notamment chap. v • Puissance et illlllgjnation chez Spinoza•; O. Semerari.
La t~oria Jpinoziana d1/la immaginazion.e, Studi in onore di Antonio Corsano, Laealta.
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8 INTRODUCflON
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PENSER LE SIONE 9
est vrai, certains passages, dont l' exttême concision peut avoir eu.des effets
trompeurs. Comme, par exemple, lors des différentes classifications des
genres de connaissance du KV, du TIE, et de I'Élhique, oo, bien que le signe
y soit mis parfaitement en évidence, Spinoza donne !'impression de
redislribuer les critères internes à la distinction des genres de connaissance.
Aussi, devant la division des deux premiers genres proposée dans le second
scolie de la proposition 40 de la deuitième partie de l' Éthique, Edwin
Curley 1 a pu émettre l' hypothèse que la connaissance ex signis présup-
posait toujours d'abord une expérience vague-ce qui en soi aurait pu être
retenu, si cela ne supposait que lon considérât pour acquis que par signes il
faille entendre simplement les mots écrits ou parlés. Or, visiblement le
texte n'y fait allusion que sur le mode d'un exemple parmi d'autres
(ex. gr. ex eo ...)2. Il serait donc abusif de le considérer comme une
assomption générale. Nul ne saurait nier, en effet, que •les mots• [verbal
sont des signes., et plus exactement des «signes des choses [signa rerum],
telles qu'elles sont dans l'imagination et non telles qu'elles ·sont dans
l'entendement ,.3, mais cela seul n'est pas suffisant pour en éclairer le
concept, à un endroit du texte où Spinoza conclut un long raisonnement, qui
l'a conduit de l'abrégé de physique aux. notions communes en passant par
l'imagination. Peut-être, alors, eOt-il été plus prudent de se demander au
préalable ce que Spinoza entendait par signe, pour quelles raisons et suite à
quel cheminement conceptuel il s'autorisait en ce lieu à utiliser ce.terme.
On peut estimer que si l'on n'apas su accorder au signe toute la place et
le relief qu'il méritait, cela tenait au cadre interprétatif dans lequel on
s'attendait à le voir figurer: une théorie du langage. Certes, les problèmes
liés au langage occupent une part non négligeable de la réflexion de
Spinoza, mais iJ est vrai aussi qu'il ne s'y consacre pas de manière systéma-
tique. En vain on chercherait dans le corpus une doctrine achevée sur le
langage, bien que, au fil des textes, l'auteur y revienne constamment pour
avertir des dangers et des dérives propres à l'usage des signes. Quoi qu •il en
soit, ces indications interviennent presque toujours dans le cadre de
réflexions plus larges qui ont pour thème la nature et le fonctionnement de
l'imagination. C ' est donc auit principes de celle-ci qu'elles renvoient en
dernière instance.
•Affections, images et signes dans !'Écriture•. Spînoui <1 les ajfecrs, ccxtes réunis par
Fabienne Brug~rect Pïe1TC-François Moreau, Groupe de Recherches Splnoz.iJtes, Travaux el
documents, n°7, Presses de l'Universitt de Paris-Sorbonne, p. 63-90. De ces approches
diffbeotcs et encore partieUes on retiendra leur tendance à considi!rer Je rGlepositif du signe.
1. CC. E. Curley, • Experience in Spinoza·s TheQry orKnowlcdgc •,p. 30sq.
Z.Cf.EU,40sç2(0.ll.122.6).
3. TIE.§89(0.11. 33.14·16).
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10 INTRODUCTION
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PENSER LE SIGNE 11
1. li est vr:ai que Spinozaesl si peu prtsenl dans toute l'œu~de Foucault.que les raisons
de sa quasi-aboence dans Lu mots tt des c/rQs<s ck!passcnt pcul~IJ'e le seul cadno de ce llvn:.
À tittc d' illustration, dans les 3500 pages des quaue tomes des Dits tt lt:rlu, Spinoza n·est cilt
que six fois; Foucauh ne lui consacre en tout et pour tout que quelques lignes. toutes de la
m.
p6riode 1958-1975 (tomes 1et dont les plus inltressantes ont pour ~me l'agir politique;
cf. M. Foucault. Diuttl crlts 1954-1988, 4 vol.•O. Defen et P. Ewald(dir.), avec lacoll.abora·
lion de 1. Lagrange, Paris, Gallimanl, 1994. À propos de la ciiation du TTE que lon trouve
dans l'Histoirede /afolied l'dgeclassique (Paris, Pion, 1961. p. 175); cf.leconunentaire de
P. Macherey, •L' acrualitt philosophique de Spinoza (Heidegger, Adorno, Foucault).,
dans Avec Spinoza. trudes sur la docrrine tt / 'hi~tolre du splno:J,mte, Paris, P.U.F .. 1992,
p. 222-236.
2. Pour """ prtseniation el une discussion critique du ~le proposé par Foutllult.
cf. M. Dascal. La slmiologie de Leibniz. chap. m : •Le th~me du signe à l'lge class ique • .
p.63-75.
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12 IN"TRODUC"TlON
De leur côté, les théologies réfonnées n'avaient pas attendu pour mettre
en place une théorie du signe censée pouvoir légitimer leur position doctri-
nale vis-à-vis des théologies concurrentes et de la philosophie elle-même.
Sur des questions comme la révélation, les miracles, l'incarnation ou la
transsubstantiation, le signe joue un rôle essentiel. li devient en effet le lieu
où s'effectuent les partages, où se tracent les frontières, où l'on redéfinit
les domaines, et où s'affrontent les interprétations, au point qu'il ne serait
pas faux de dire que théologie et philosophie partagent ou se disputent,
selon les cas, ce que l'on pourrait appeler une «métaphysique du signe,.
légitimant leurs discours.
On en a un exemple remarquable avec Calvin 1, qui consacre au signe
une partie importante de I'lnsritution de la religion chrttienne 2• Chez lui le
signe a une acception large, puisque « le nom de sacrement[... ) comprend
tous les signes que Dieu a jamais assignez et donnez aux hommes, à fin de
les aoerteneret asseurer de la vérité de ses promesses. Et aucunes fois il les a
voulu presenter en choses naturelles: aucunes fois il les a voulu presenter en
miracles ,.1. A'.u premier groupe appartiennent les exemples suivants:
quand Dieu donna à Adam et Eve l'arbrede vie en signe (arre] d'immorta-
lité, afin qu'ils soient assurés de l'avoir, tant qu'ils mangeraient du fruit de
cet arbre; ou quand il proposa l'arc-en-ciel à Noé« pour signe et enseigne à
luy et à sa postérité, qu'il ne perdroit jamais plus la terre par· déluge ».
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PENSER LE S:tONE 13
Calvin affirme ainsi que ce n'est pas l'arbre qui donne l'immortalité, ni
l'arc-en-ciel qui avait le pouvoir de retenir les eaux - l'arc-en-ciel ét.ant
"seulement une reverberation des rays du Soleil encontre les nuées" . Ces
signes ne sont pas les causes ni la raison de ce qu'ils annoncent. mai;s «la
marque engravée en eux par la parole de Dieu, pour estre enseignes, et
seaux de ses promesses ». Cela lui permet de préciser que, avant d 'êtt:'e des
signes, l'arbre était arbre et l'arc-en-ciel arc-en-ciel; mais après avo:ir été
marqués par la parole de Dieu, il leur aété conféré une nouvelle forme, pour
commencer d'être ce qu'avant ils n'étaient pas. Ainsi l'arc-en-ciel est
encore aujourd'hui témoin de cette promesse. Calvin peut alors écrire:
Parq.uoy si quelque Philosophe[...], pour se moquer de la simplicité de
nostre Foy. dit que celle variété de couleurs de raysdu Soleil est de la nuée
opposite: nous aurons à luy confesser. Mais nous pourrons reprendre son
igno:rance, en ce qu' il ne recongnoist point Dieu estre le Seigneur de
nature: qui selon sa volonté use de tous elemens pour s'enservir à sa gloire.
Et si au Soleil, aux Estoilles, à la Tenre, aux Pierres, il eustengravé et donné
telles marques et enseignes: tout cela nous seroient Sacremens '·
On n'est pas loin de l'idée du spectacle du monde, de la providence
divine, défendue dans le premier chapitre del' Institution, où il était dit qu'il
n'y a pas une si petite ponion du monde en laquelle ne reluise quelque étin-
celle de sa gloire. Sauf que si toutes les choses peuvent être considérées
comme des signes de la gloire de Dieu. tous les signes ne se valent. pas :
certains sont donnés directement par Dieu, pour confirmer sa promesse. Ils
sont alors comme une signature ou un cachet apposé au bas d'une lettre, qui
certifie son contenu sans s'y substituer. Ils confortent la foi, sans en être la
cause. À lui seul le cachet ne saurait faire foi, mais il aide la foi une fois
qu'elle est là. Le signe n'est donc pas une preuve, il est une coofirmauion 2 •
Il n'est pas !besoin ici de rappeler la position calviniste contre la doctrine de
la transsub.st.antiation et la part que prend la valeur du signe dans cette
démonstration, pour se rendre compte du rôle déterminant que joue la
position du signe dans lamanièrededémarquerunedoctrineetd'enécarter
d'autres. On pourrait multiplier les exem:ples.
Cela étant. les enjeux contenus dans une problématique du signe, même
s'ils engagent souvent une confrontation avec la théologie, ne sont pas
seulement théologiques. lls semblent devoir concerner au moins trois
questions fondamentales: 1) les fondements du savoir, le rapport du signe
à la vérité et à la certitude de la connaissance ainsi qu'à la croyance;
!. Ibid.• p. 576-577.
2. On peul regreuerque Malet n'ait pu poussé plus loin sa comparaison entre Calvin et
Spinoza sur le probl~me du s1a1Ul des signes. de manl~re à faire tmerger non seulement des
points de convergence majs aussi des d i ff~rences.
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14 INTRODUCTION
SPJNOZAETLESIGNE
Si !'on regarde à présent les 1ex1es, que consra1e-t-on à une première
lecture? Paradoxalement une certaine dissémination de l'usage d' une
notion qui donne l'impression de recouvrir un champ sémantique assez
large, pour ne pas dire vague. Spinoza ne semble pas reprendre à son
compte les distinctions communément admises de son temps e-t dont on
retrouve une indication dans les lexiques 1• li ne procède jamais à une
analyse détaillée et exhaustive du signe sur le modèle de ce que l'on peut
rencontrer par exemple dans les Elements of Uiws ou le Leviathan l de
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PENSER LE SIONE 15
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16 INTRODUCTION
1. •La premi~re sigJlification de vrai et de faux semble avoir son origine dans les <écits;
et l'ondlt vrai"" ~it quand le fait raconté était réillemcntarrivé •; CM. 1.6 (0.1. 246.2:3-26).
2. Cf.Ell.18se(O.Il. I07.16-28).
3. Cf. TTP. chap. XII (0.lll. 160.21-32; Œuvres Ill. 432-434.25-3).
4. KV,11,24. § IO(O.l. 106.19-21).
S. TIE.§3Set §36(0Il. IS.9-IO; Oll. IS.IS).
6. El, IOl!O (0 Il. 52.17-21).
7. TTP,chap. o(O.!Il.30.18- l9;Œuvrtslll.114.17-18).
8. Ep. 16(0.IV. 318. 11-13).
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PENSER LE SIGNE 17
Par ailleurs, Spinoza souligne plus d' une fois cette tendance humaine à
vouloir voi:r des signes dans toutes les choses: la métamorphose invoquée
dans le dcux.ième scolie de la proposition 8 de la première partie de
1' t1hique nous rappelle que les hommes confondent substances et modes,
mélangeant toutes les choses. passant de l'une à l'autre sans critère 1•
Si le signe ne fait pas en apparence l'objet d'une analyse particulière,
Spinoza semblant s'occuper moins de ses aspects empiriques que de sa
nature cognitive générale, les quelques 'exemples cités confèrent au :signe
une certaine valeur« logique» (son statut de cri.tère ou de non-critère de la
distinction ou de la certitude par exemple). C'est de cette logique que lon
voudrait ici essayer de rendre compte. n apparaît d'ores et déjà, en ·effet,
que la fonction du signe dépasse, sans pour autant l'exclure, une définition
strictement linguistique. Sans doute Filippo Migoini a-t-il eu raison de
reconnaître dans le signe spinozien une fonc.tion générale qui est à la fois
indicative et expressive 2 (encore que, comme on le verra, ce soit l'idée du
signe, et non le signe lui-même, qui exprime et indique), mais cela semble
encore trop vague pour nous permettre de mieux caractéri.ser sa nature et
son fonctionnement à l'intérieurdu système.
LA GENÈSE DE L'IMAGINATION
Qu'est-ce qu'un signe, en quoi consiste sa nature, comment se
constitue-t-il, à quel type de relation fait-il appel, quelle est sa place dans le
système spinoziste? Très vite il est apparu que pour satisfaire à ces
questions il aurait fallu auparavant répondre impérativement à d'autres,
laissées dans !'ombre par la critique : qu •entend Spinoza par image
[imago], quelle est son essence et son origine? Cela renvoyait à d'autres
notions, comme à celle de «trace» [vesrigium] ou d'«impression»
[impressio], et, plus encore, au processus de leur formation dans le corps.
Cette manière régressive de poser les problèmes était le meilleur indice
qu'il fallait changer de point de vue: renoncer à un regard descriptif, quitte
à le retrouver par la suite, pour pénétrer les textes de l'intérieur dans leur
progression même. Alors que nous cherchions, dans un premier temps, des
objets précis et déterminés sur lesquels mettre la main, un peu comme pour
se rassurer que lon lient bien son sujet, les tex~. eux, semblaient se
soustraire à cette entreprise, et renvoyer plus à un processus de constitution.
1. D'autres textes von1 dans cc sens; par exemple TIE, §68 (G.ll. 26.6-9).ou lc.U:but de
la préface du 7TP(O.m. 5.23-25).
2. Cf. F. Mignini, Ars imaginandi. Appar<nUJ • rappr<S<nlatlon• ln Spinoza, p. 198. Le
signe a une double puissanœ. nesr à la fois indice er preuve. il permet l'h~se el J'inf~~
rence, c'est-à-dire qu'il renvoie à autre chose; c,n m!me lemps il est expre$SÜ, au sens oil il a
une réalité formelle propre.
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18 IN'TRODUC'li10N
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PENSER LE SIGNE 19
progresse et redéploie son jeu de différences. C'est là que les textes appa-
raitront dans toute leur densité, leur richesse, leurs difficulœs aussi. Après
avoir mesuré pas à pas les conditions ontologiques, phénoménologiques et
physiques qui permettent à Spinoza de fonder sa théorie de l'imagination,
on analysera de près sa conception de la trace, de l'image, et dans leur
prolongement celle du signe, dont on verra certains usages dans la dernière
partie. C'est pourquoi l'étude du ITP ne sera proposée qu'à la fin, pour
mieux illustrer une pensée que Spinoza avait déjà élaborée, ou était en train
d'élaborer, selon une logique construite dans !'Éthique, après avoir été
préparée par le TIE.
Pour nous aider dans ce parcours, on ne se munira d •aucun modèle em-
pirique du signe préétabli, qui risquerait. par ses sous-entendus de faire écran
à la compréhension des textes. On ne projettera pas non plus snr la lettre du
texte une doctrine de la signification déjà constituée, telle que Spinoza
aurait pu la trouver chez Hobbes ou dans la Grammaire et la Logique de
Port-Royal, ou encore chez Thomas d'Aquin 1, Augustin 2 ou Sextus
Empiricus. On n'y aura recours que si elles ressortent et s'imposent de
l'examen même des textes. On peut en effet supposer, sans trop de risque de
se tromper, que Spinoza a lu et médité ces œuvres, ou du moins qu'il a eu
connaissance de leurs doctrinesl. Mais c'est un fait: il ne s'y rerare jamais,
ni pourles assumer, ni pour les critiquer. On ne le fera donc pas à sa place.
Il revient à Foucault le mérite certain d'avoir su exhumer les vestiges
souterrains de ce qu'il a nommé« les codes fondamentaux d'une culture ,.,
d'en avoir indiqué la valeur d' ordre, à la fois «ce qui se donne dans les
choses comme leur loi intérieure, le réseau secret selon lequel elles se
regardent en quelque sorte les unes les autres et ce qui n'existe qu'à travers
la grille d'un regard, d'une attention, d.'un langage»•. Or, il ne fait pas de
doute que l'une des manières par lesquelles la philosophie de l'âge classi-
que a voulu reconfigurer le savoir, a été celui d'un nouveau regime de la
causalité. C'est en repensant de fond en comble le mot d'ordre scire per
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20 INTRODUCTION
1. Sur l'histoire de la causalité, cr. V. Carraudl, Causa sive Ratio. La raison de la cause de
Suarez.à t..ibniz, Paris. P.U.F.. 2002; E. Yaltira. L.a causaliti d• Galill<à Kant. Paris. P.U.F.,
1994; C.Oiacon, La causalità nt/ razionalismo nwdemo. Carresio. Spinai:tJ, Malebranche,
l.Libnil. Milano. Bocca. 1954.
2. Ce point a éœ dtmonlft par Alexandre Matheron, •La chose, la cause et l'uniœ des
attributs», Revue dt!s .sciences ph;losophiques .e t thlologiqutt'1, t.82. n°1. janvier 1998,
p. 3-16; Pierre Macherey remarque que l'énonctde la célèbre proposition 7 (ordo et connexio
idearum idtm tst ac ordo 11 coMexio rerum) est traduit par Spinoza en tcnnc de causalit6
dans la d6monstra.tion de la proposition 9 (ordo et connaio ûharum Ukm es.tac ordo et
conne.rio causarum); cf. P.Macbcrcy. fmroducdon d /"Éthique de Spinai:tJ. La seconde
parti•. La rialiti mentale. Paris, P.U.F., 1997. p. 74; cf. également E. Balibat, • lndividwtliœ,
causalîté, subslanoe : ~flexions sur 1'oncologie de Spinoi.a •, SpinoiA l1sues and Directions,
The Procee<lings of the Chicago Spinoza Confercnce, ediled by Edwin Curley and Pierre-
François Moreau, 1'..eiden, New York, K1>benhavn. KOln. E. J. Brill, 1990, p. 58-76.
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PENSER LE SJGNE 21
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PREMIÈRE PARTIE
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PREMIÈRE SECTION
SENSATIO
CHAPITRE PREMIER
DOUTE ET SENSATION
L'HYPOTilÈSEDU MONOIDÉISME
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26 SENSATIO
nous en remettre à une notion, qui, telle qu'elle est üvrée, n'est guère plus
éclairante. Sans doute cela est-il dQ à l'opacité d'un sujet qui hérite des
lumières, mais aussi des ombres du cartésianisme. Que veut dire ici idte en
soi? Que faut-il entendre par sensation?
Le terme sensation' est pas répertorié dans les glossaires del' antiquité
classique, quasi étranger au latin médiéval, il n'est pas recensé dans les
lexiques de l'époque 1• Introuvable chez Descartes, on le chercherait en
vain chez Hobbes, qui utilise le terme sensio; absent chez Bacon, le Novum
Organum préférant sensus, il ne figure pas non plus dans la Philosophia
S. Scrip1urae lnterpres de Meyer. Cette rareté ne fait qu'accroître l'intérêt
pour un terme que Spinoza pouvait utiliser pour mieux signaler l'originalité
de sa pensée 2. Alors que le RDCPP, redevable du lexique cartésien, est peu
probant, tout comme le KV, dont il est difficile, en l'absence de 1'original ou
de la copie latine, d'appréhender le sens latin derrière la lettre néerlan-
daise3, le TIE et l' Éthique en revanche témoignent d'un usage rigoureux de
locutions telles que sensario, sensationes, sentire. Si dans le CM sensatio
n'est présent qu' une seule fois•, il l'est dans un sens attesté par Je TIE, où
sensa1io fait référence à l'acte du senrire>. Dans I' Éthique, le substantif
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DOUTE ET SENSATION 27
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28 SENSATIO
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DOUTE ET SENSATION 29
suspension del' esprit exercé par le doute. Cela a pour conséquence de nous
rendre aveugle à la nature affirmative del 'idée, et au fait que celle-ci a une
cause que lrès souvent nous ignorons. On retrouvera une critique de la
même veine dans le dernier scolied' Éthique II: pour couper court, Spinoza
dira alors que« la suspension du jugement Uudicii suspensîo] est en vérité
une perception fperceptio), et non une libre volonté ,.1.
VERA DUBfTATJO
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30 SENSAT/0
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DOUTE ET SENSATION 31
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32 SENSATfO
propres à ceux qui "confondent les mots avec l'idée, ou avec!' affirmation
même qu'enveloppe l'idée, <et> qui pensent pouvoir vouloir contre ce
qu'ils sentent, quand ils affirment ou ment seulement verbalement [salis
verbis] quelquechosecontrecequ'ils sentent» 1.
La raison philosophique en sera explicitement donnée avec la doctrine
du conatus, comme telle absente du TlE, mais que le Prologue, à défaut
d'en faire la théorie, met parfaitement en scène ne serait-œ que par ses
enjeux, qui sont à la hauteur des doutes traversés par le narrateur2. C'est
que l'esprit pâtit d'être contrarié: «Des choses sont de nature contraire,
c'est-à-dire ne peuvent être dans le même sujet, en tant que l'une peut
détruire l'autre » - dira l'Éthiquel. Aussi, «Si dans un même :sujet sont
excitées deux actions contraires, il devra nécessairement se faire un
changement soit dans les deux, soit dans une seule, jusqu'à ce qu'elles
cessent d'être contraires,.•. Or, ce changement, c'est l'esprit lui-même qui
le force, car il en vadesaconservations.
LEDILEMMEDEL'ÂNE
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DOUTE ET SENSATION 33
logique d'un doute sans issue, stratagème par lequel la raison se prendrait à
son propre piège, le dilemme aurait cette capacité d'annuler l'effon qu'il
sollicite pour en sortir. II serait à la connaissance ce que le crime parfait est à
la criminologie, tous deux sacrifiant sur L'autel del' indécidabilité une seule
et même victime: la vérité 1• Sorte d'échec et mat à la pensée, le dilemme
nous laisserait ainsi en suspens aux portes d'une solution admise pour
impossible.
Le dernier argument de Éthique Il est précisément consacré à déloger
certains esprits malins qui, en ultime recours, feraient appel à cette figure de
la pensée pour !enter de repousser la conception de l'idte comme acte
affinnatif. Le peu de cas que Spinoza semble faire de cette dernière
objection en dit long du poids que recou.vre à ses yeux le fameux dilemme
del' âne de Buridan :
Si l'lhommc n'opère pas par la libem de la volonti, qu'arrivera-t-il donc
s'il est en 6quilibre (in aequilibrio], comme l'ânesse de Buridan? Mourra-
t-il de faim et de soif? Que si je Je concède, j'aurai l'air de concevo·i r une
ânesse, ou une statue d'homme, non un homme ; et si je le nie, c'esu donc
qu' il se déterminera lui-même, et par conséquent c'est qu'il a la faculté
d'a.lleret de faire ce qu'il veut'.
1.0tez les Sceptiques, la ligure paralysante d·u dilemme s'exerce à travers le conlrC-
balancement propre au trope du dia/Ille (Je cinqui~me ci dernier chez Agrippa), qui es1 utili.11<!
c quand Ja preuve. ccnsœ établir le sujet en question. a besoin d'une confinnation ~rivû
de ce même :sujet; dans ce cas, ne pouvant 11SSumer l'un des deux pour ~tablir l'autre,
nous suspc.ndons nôtre jugement sur les deux»; S. Empiricus, H)potypose.s, Cam'bridgc
Massachusens, London Ettgland, Locb Classical Library, Harvard University Press, 1990
(1933). livrer. chap. 15. § 169, p. 95. Sur le rôle et les figures du oœpticiJme au xvt1• si~le
cf. R. H. Popkin, The Hutoryo/Sc<pticismfrom Erasmus toSpinoza, Univenity ofCalifomia
Press, 1979, p. 229-248; sur Spinoza et le scepticisme, on pourra se reporter à P. Di Vona,
-.Spinoza e Io scctticismo classico •. Riv;sta critica di storia della fllosofla, 1958, fa:sc. ID.
p. 291-304; W. Doncy. • Spinoza on Philosophical Skepticism•, SpinoTJJ: Essay1 in lnter-
pretation. cditcd by E. Freeman and M. Mandelbaum, La Salle (Dlinois). 1975, p. 139- t57.
Voir tgalcm<011t lessai, malheureusement ioache vt!, de G. Prcti, • Lo scetticismo e .i l pro-
ble.ma della conoscenza », Rivista Critica di Storio dtlla Filosofra. anno 29, gcnnaio-marz.o
1974, fasc. I. p.3-31; apri.le-giugno 1974. fasc. li, p.123-143: Jugli<>-..,nemlm: 1974.
fasc. m. p. 243-263.
2.ED. 49 cor se (G.D.133.14-19). Le ct!l~bre exemple de J'ilne, incapable de choisir
entre les deux prés àt!gale distan<:e d'o~ il est siru6, ne figure pas dans l'o:uvre du pbllosophe
scolastique Buridan. L'Idée, qui à J' ~poque de Spinoza est communément admise parmi les
topoi du discours philosophique. est bien plus ancienne: elle remonte au moins à Ari$totc,
chez qui on en trouve les traces dans Du Ciel. li. 13, 295 b 32.
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34 SENSATIO
I.G.IJ. 135.2Se127.
2. L"exemple de l'Ane de Buridan donnera à Leibniz l'occasi<>n de dével<>pper le meme
genre d' argumen1s: cquand je me •<>ume d'un c61t plu161 que d'un au1re, c'est bien souven1
par un enchaînement de petites inipressions. dont je ne m' apcrç.ois pas, et qui rendent un
mouvement un peu plus mal ai~ que 1· autre. Toutes nos actions ind~Ji~.Us sont des résultats
d'un concours de petites perceptions. et même nos coutumes et nos passions. qui ont tant
d'influence dans nos délibérations, en viennent : car ces habitudes naissent peu à peu, cl par
conséquent sans les petites percept.tons. on ne viendrait point à des dispositions notables. J' aJ
déjà remarqu~ que celui qui nierai! ces effets dans la roorale imitera.il des gens mal instruits
qui nient les corpuscules insensibles dans la physique : ctcepcndan1je v<>is qu'il y en a parmi
ceux qui parlenl de la Ubent qui, oc prcnan1 pas garde à ces impressi<>ns insensibles, capables
de faire pencher la balance, s'imaginen1 une encière indiffûence dans les actions morales
c<>mme celle de l'âne de Buridan mi-pani entre deux prés•· La tirade de Nophile se termine
cependant sur une note qui n'a plus rien de spinoziste : «J'avoue pourtant que ces impressions
fool pencher sans nécessiter•; O. W. Leibniz. Nouv~ux essais sur/'enJ~ndemtnt humain. n.
chap.1. § 15. Paris, GF-Flarnmari<>n, 1990 (1966). p. 91-92.
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DOUTE ET SEN:SATION 35
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36 SENSATIO
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DOUTE ET SENSATION 37
croyait ce qui lui paraiss&t le plus probable•; Ep, 55 (0.IV. 256.26-34). À ce scepticisme
d'esprit acad~_mique, Spinoza rtpond: •Il est vrai que dans le monde nous agissons souvent
par coojec1ure, mais il est faux que dans nos m6ditalions nous proe<!diotu par ccnjccture.
Dans la vie commune. nous sommes obligts de suivre le plus vraisemblable, mais da.ns nos
sptculations, c'est la vérité qui impone • (0.IV. 260.14-17).
1. Pour des raisons qui 1iennen1 à l'essence meme de la raison et à l'élhique qui en
découle, le SJ>inozisme est loin de pouvoir partager la pratique de la raison sceptique, qui
consi&1e en ur'llC capacité ou «aptitude à opposer• [6ûvaµiç &vn9E-nrfù scion la définition
qu•en donne Sextus Empiricus - conception que Spinoza prouve ici connaître, et qui suppose
l'iaooe<vota ou la force égale des arguments J>C)llr et contre, condition indispensable pour
permettre la s11spcnsion du jugement; cf. Sex1us Empiricus, Hyporyposu, I, 8.
2. Dans le doute spinozisle les considérations épis~mologiques ne sent pas disjointes
de leur valeur' érlùque. Alors que les MlditatiDnJ font le reci1 d'une expérience de ~nsée,
pour Spinoza, il s'agit surtoul de vaincre une tristesse. En n!férence à l'expression des
MlditaJions J•une fois dans ma vie• qui uaduit la « mise en1rc paren~SC$ • carttsicnne, on
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38 SENSATIO
a pu 6:rire: te Descartes met tout l'accent sur le "'une fois" [stme.I), Spinoza sur la vie•;
P. CristofoliniSpinoza. CJr.!mins dons l'Élhique, Paris. P.U.F., 1996. p. 11l.
1. c Je nie que la volon16 s' t1ende plus loin que les perccp1ions 1... 1: et je ne vois vraimcnl
pas pourquoi il faudrait dire de la faculté de vouloir qu' clic est infinie, plutôt que la f acuité de
sentir• :Ell,49sc (G.Il. 133.25-28).
2. T/E,§47(0.U.18.12-13).
3.Ceue idée sera encore confuml!e expressément à la 6n du§ 77. On peul donc voir, au
Ucu d'une simple synonymie entre J'expression contra conscientiam loqu.etur et l'expression
ntqUI! st;psos senliunt, un climax nous faisant passer de la consid~ration de la simple
mauvaise foi [contra con.scientiam loquetur}.au mutisme (obmutcscert].jusqu'à uoc inscn-
sibililé palhologique, qui toucbcralt la capaei16 de sentir et de s'émouvoir, vtritable dtmence
de ceux. qui en arri\o·eraient à ~tre co1nme «des automates totalement dtpourvus d'esprit•
[automata, quae mentt omninocarent] et de sensibilité, c'est-à-dire ces amtnte.s pour qui la
philosophie - Descanes en avait convenu avant Spino1.a-ne peul plus rien.
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DOUTE ET SENSATION 39
1. «N'y a-t-il pas eu des gens à cc point animés d'un esprit de contradicûon pour rire des
danonstrations gtomélTiques elles-mémes7•: Ep, 56 (0.N . 260.25-27). Ailleurs, au goQ1
perverti pour laconlradiction. Spinoza oppose legoOt de la vtritt : la certitude.
2 TIE. § 54 (G.ll. 20.8-9).
3. o.a. 20.21-28.
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40 SENSATfO
ce qu ' ils sentent,. confondent ainsi « les mots avec les idées ou avec
l'affirmation même qu'enveloppe l'idée,.'·
Si le verbe sentire a un sens, s'il affinne bien l'existence de quelque
chose, et résolument affirme l'existence du corps du fait de son union avec
l'espritl, il m'est impossible de croire à ce que je feins, et donc je ne peux
plus réellement en douter. li y a donc bien quelque chose comme une vérité
du senrire, qui a affaire avec l'eitistence, et comme il sera dit plus tard dans
I' Éthique, avec notre éternité. Les argumenis qui obéissaient à la volonté de
douter de mon existence n'étaient donc pas bons, et une mauvaise raison
n'en est tout simplement pas une. Aussi Œe doute hyperbolique n•apparaît-il
pas plus qu'une subtile extravagance de lesprit, un rêve les yeux ouverts.
Par son recours à une suspension fictive, le doute cartésien ne parvient
pas à modifier éthiquement le sujet qui s'y adonne, et se condamne à rester
une expérience de pensée aussi anific.ielle qu'elle est détachée de l'expé-
rience de la vie . Userait évidemment faux de prétendre qu 'il ne décide de
rien. Il a des conséqueoœs incalculable:s sur ls plan throrique, dont on n'a
pas fini de mesurer tous les effets. Il trahit surtout une certaine idée de
l'essence de la pensée. Malgré ses apparences, le doute hyperbolique n'a
donc rien d'une épreuve. D retentit dans l'esprit comme une fausse alerte,
un tonnerre sans orage, plus étonnant que troublant.
Aux yeux de Spinoza, non seulement Descartes n'avait pas saisi la
nature de lidée vraie, qui est indubitable parce qu'elle est vraie, et non
vraie parce que indubitable, mais il n'était pas au clair non plus sur la nature
de l'idée fictive 10uchant l'existence. Ainsi, malgré IOute la prudence que
peut conseiller la devise spinoziste au sujet de ces idées mal assurées qui
sont légion, il est des choses dont il ne sert à rien de douter, tout si:mplement
parce qu'on ne peut pas changer de sentiiment à leur égard, à moins de faire
preuve de ce manque total de bon sens qui caractérise les automaces
dépourvus d'esprit.
C'est bien là la critique que Spinoza adresse maintenant aux
Sceptiques, qui font mine de douter par une suspension du jugemenl qui
n'es! que verbale el qui n'engage que leurs lèvres, alors que, comme en
témoignent leur pratique, ils ne doutent point en leur cœur [animus]l. La
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DOl!TE ET SENSATION 41
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CHAPITRE II
SENSATION ET t TONNEMENT
L'ÉTONNEMENT
1. Cc que rail ponc111cllcment Spinou dans " ~ ptl'lgl1!pbç 78 d\I TIE: •!'!Ir
exemple, si quelqu'un n'a jamais pcns~ à la faussct6 des sens, soit par une expérience. soit
n'importe comment. il oc se demandera jamais s~ le soteil est plus grand ou plus petit qu'il
n' apparaît. Aussi, les paysanss 't1onn~nt-ils [mirantur] , ça et là (paJ1im] , quand ils entendent
dire que le soleil est beaucoup plus grand que le globe cerrestre, mais en pensant à Ja fausset6
des sens le doute surgit (orlturdubitatlo) • (0.0. 30.U); nous soulignons.
2. • Lors que la premiùe rencontre de quelque objet nous surpnm~ & que nous le jugeons
estre nouveau. ou fon diffcrent de ce que nous supposions qu 'iJ devoit cstre, cela fait que nous
l'admirons & en sommes cstoonez.. Et pour ceJa que cela peut arriver avant que nous
connaissons aucunement si cet objet nous est convenable, ou s'il ne l'est pu, il me semble que
1' Admiration est la premiùe de toutes les passions •(AT. XI. 373.5-13).
3. R. Descanes, Pas.slon.s del'dme, Il, an. 70(AT. XI. 38().381.1~'>·
4. «Ce qui fait que tout le corps demeure immobiJc comme une statue•: ibid., art. 73
(AT.Xl.383 .~7).
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44 SENSATrO
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SENSATION ET ÉTONNEMENT 45
l. Cf. Pas.sions de /'dme, U, art. 112, intirulé : • Quels sont les signes extérieurs de ces
Passions •,où, du molnsquantau" principales, Descartes se fait unprogrammcde ctraitc-rdc
plusieu,.. signes exttrieurs, qui ont coustume de les accompagneu aux art. 11 3-136
(AT. Xl.412-429).
2. Alors que Descartes y consacre une partie s~ifique de son traité, Spinoza s'en
d6barrasse d'un trait de plume à la fin du dernier scolie du De Af!ecribus: • Pour le reste j'ai
n6glig6 lcs affcc.tions externes du Corps. qui s"oboervent dans les affects, comme le sont le
tremblcmcn1, la pâleur, les sanglots, le rire, etc., parce qu'elles se rapponcnt au seul Cotps,
sans relation atJcuneà !'Esprit»; Em. 59 se (G.11. 189.28-31).
3. Aussi peut.on lire sous la plume de Spinoza: «Aucune divini~. ni personne d'autre
que r envieu.x ne prend plaisir à mon impuissance e 1 à ma peine et ne nous tient pour vertu les
larmes, les sanglocs. la C"rainte, et autres choses de cette sorte. qui sont des sigM-s d'un espril
impuissant• : E IV, 45 cor 2 se (G.U. 244.19-22). Spinoza mtlange les affccts tristes aux
signes sous lesquels ils sonc le plus communément connus à soo lecteur. L'effet est ici
rh61orique, dans la mesure w l'imJlljiS$111ÇC et la ptinc se trouvent rchausstcs par des images
qui habituellement signifient la tristesse. Mais cela ne change rien au fait que les tannes
puissent signifier autre chose. et que l'on puisse tout aussi bien pleurer de joie. En revanche.
quels que soient les signes par lesquels nous reconnaissons les affects, ces demie" sont bien
des signes de notre puissance ou de notre impuissance; ainsi : c À cela s'ajoute. que ces afTccLS
[l'espoir et la crainte] i.ndjquent un d~faut de connnissance, et l'impuissance de 1' Espri1. c•cs1
pourquoi aussi la sécurité, le désespoir, le contentemen1, le remord& sonl des sîgn~s d'un
esprit impuissant •: EIV,47 sc (G.U. 246.9-12): nous soulignons.
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46 SENSltTIO
ADMIRABLE DESCARTES
Savoir ne pas savoir peut être la cause de bien des étonnements, voire
d'une propédeutique à la connaissance vraie; mais cela seul n'est pas suf-
fisant pour modifier une habitude de vie, et donc pour inaugurer une nou-
veUe pratique. Il y a chez Spinoza aussi quelque chose de l'ordre d'une
double ignorance: nous ignorons les causes de nos actions, mais nous igno-
rons souvent aussi que nous les ignorons. Abolir la seconde peul préparer le
1mvnil sur la première, mois ne soumit suffire. Lo sortie de la double
ignorance ne peut être préparée que par un vrai doute, et accomplie par la
vérité elle-même, qui seule ôte doute et ignorance à la fois. En aucun cas
l'émerveillement ne saurait y suffire. Aussi au lecteur spinoziste le doute
hyperbolique de Descartes appanu"'t-il davantage inouï, qu'il ne semble en
mesure d'entraîner sérieusement à remettre en cause ce qu'iJ prétend
vouloir mettre sur la baJance d'un doute fictif, fOt-il aussi ingénieux. Si
aucune sérieuse raison de douter ne se présente, rien ne viendra remettre en
cause une croyance ou une habitude. Tout au plus, !'admirario suspendra la
croyance le temps d'un instant, mais ne la mettra pas sérieusement en
question '·
Il n'est donc pas impossible que, dans l'exercice stratégique du doute
hyperbolique, Descartes ait précisément pris pour un doute ce qui n'était
que l'effet d'un simple étonnement, se plaisant à trouver une raison de
douter là oil se produisait seuJement un arrêt étonné de sa pensée devant les
habiles hypothèses qu'il soumettait à l'attention de son esprit. D'un point
de vue spinoziste, cette confusion dans le discernement et I'évaJuation de
ses actes de pensée s'expliquerait d'autant mieux que Descartes, dans sa
théorie, prenait pour une passion ce qui n'en était pas une. Descanes aurait
alors péché par excès d'admiration (au sens can ésien) pour sa propre
méthode. L •admiration pour cenaines de ses propres méditations put faire
qu'il crut douter aJors qu' il ne doutait pas vraiment. Descartes aurait ainsi
surestimé (au sens spinoziste cette fois) la force des arguments de sa fiction,
évaJuant plus qu'il n'était juste l'étonnement qu'ils provoquaient en sa
1. Les analyses de Pierre-François Moreau tendent dans cette direction. quand il tcrit. par
excn1pte, que« le doute cartés·icn. apr~s le doute naturel, est volontaire. mtlhodique; ce n'est
pas le cas de l'incenitudc spinozicnnc. Quant au doute narurel, il partage avec le doute
m~thodiquc un caroct~re cencd sw le sujet : îl suspend l'adhtsion à un objet; chez Spinoza
l'incenitude es1 proprié1é de l'objc1 et l'hésit1tion de l'esprit CSI balaooement enll'C deux
objets: au fond, on ne peut appeler cette hésitation ..doute" qu'en prenant le terme en son sens
étymologique : la situation devant le chemin qui bifurque•; et. plus encore, quand il renvoie à
Benveniste pour remarquer que •cette reconstruction fait dériver le doote vers la sémantique
de lacrainte »; cf. Spinot.a. L'uplrience ~r l'lterni1i, p. 97 avec la n. 3.
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SENSATION ET ÉTONNEMENT 47
MONOID~ISMEETÉTONNEMENT
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48 SENSA1'10
qui laisse stupéfait peut vite le devenir, ne serait-ce que par cette apparente
posture de mort quel'étonnement impose à l'esprit médusé.C'est peut-être
la raison qui pousse Spinoza à parler immédiatement de panique [co11ster-
na1io) 1. La panique, qui consiste à être surpris par un objet dont on a peur,
est mauvaise non tant par le mal qu'elle représente, que par labsence.de
réaction dans laquelle elle laisse, qui empêche de trouver une parade à ce
mal. Ceue suspension de l'esprit, qui e:n arrive à annuler momentanément
l'effort de conservation, est déjà en soi quelque chose qui convient fort peu
à sa nature, et un motif suffisant pourqu 'on la redoute.
Spinoza retrouverait-il au cœur même de l'admiratic la menace et la
peur hobbesiennes? La peur de la mort, dont l' admiratio porte le masque,
serait-elle si profondément ancrée dans l'esprit, au point de veniir l' in-
quiéter jusque dans ce qui l'atteint malgré lui? Ce n'est pas sûr. Car ce qui
éventuellement peut constituer une m.enace pour un esprit admiratif est
moins ce semblant de mort qu'il mime, quel' immobilité, l'isolement, voire
l'enfermement dans lesquels se trouve confinée la pensée, dont la nature
consiste à connaître, juger, exprimer. En tout état de cause, si l'esprit est
atteint d'étonnement, sa puissance bien que figée n'en est pas, de ce seul
fait, diminuée ni augmentée. Ce qui est à craindre d'une surprise est plutôt
l'interprétation dont elle fait l'objet.
Bien qu'on ait là deux aspects inséparables de la pensée, on peut
néanmoins distinguer la contemplatio de la cogitatio. La contemplatio
s'adresse à la simple et seule présence de la chose, telle qu'elle s'impose à
la pensée, quel que soit son mode de connaissance.L'esprit est ainsi retenu
par lidée de la chose qu'il contemple. Le terme contemplatio passe ainsi du
registre traditionnel de la métaphysique et de la théologie (encore présent
dans les CM, où il est fait par exemple référence à la contemplation de
Dieu 2), à un emploi plus technique, qui indique la perception d'une seule
chose l. Dans le cas de l'admiration, l'esprit n'en comprend aucune de
1. •Si l'étonnement est provoqué par un objet quel' on craint, on rappelle panique, parce
que la surprise devant le mal tient l'homme en suspens dans la. seule contemp1ation de ce mal,
au poin1qu•;1 n·a plus la force de penser à ces autres choses giice auxquelles il pourraitévi1er
cemal•;ELU.52 sc(G.ll. 180. 16-19).
2. Comme dans les expressions: essentia. divinae contemplatio (CM. il, 1; G.I. 251.10),
bea1issima entis conttmplatio (CM. il, 10; G.I. 271 .9). ou encore ex conttnrplationt infinitat
!Ripotentiae(CM, 0 , 11 ;0.1.273.2-3).
3. Comme dans le cas des hypothèses basées sur des expériences de pensée, telle la
chandelle in .s e solo spectata de T/E, § 57 (0.ll. 2.2.5-6), ou des expressions de 1· Éthique: res.
cujus so/tJ cmttll1pla1iont delec/amur (E Ill, praef; 0.JJ. J38.23); ex solo ip1ius .na1urat
contemplationt (Em. 2 se; G.Il. J43.4-S): ex unius rei conttmplatione in contemplationem
alrerius inclt!ort (E 01, 52 dem; G.ll. 180.4-5): ou celles coocernant le •Contentement de
soi,.. [acquiucentia in se ipso] qui naîl de la setale contemplation de la puissance d'agir de
!"homme(E IV, S2 dcm: G.O. 249.5-6). Cette liste n'est pas exhaustive.
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SENSATION ET ÊTONNEMENT 49
détenninée, car, dans sa nouveauté, elle lui apparaît dénuée de signifi-
cation. La cogiuuio, en revanche, indique l'activité de l'esprit consistant à
fonner des pensées, c'est-à-dire à connaître. Ainsi l'admirario peut être
comprise comme une conremplario avec interruption momentanée de
cogirario - et c •est dans ce sens seulement que l'on est autorist à parler de
mon apparente de l'esprit. La vie de l'esprit, au contraire, ne s'exprime
pleinement que quand celui-ci conçoit, c'est-à-dire quand il y a conrem-
plario d'une chose génétiquement définie par une cogitatio.
L·roŒ-SENSATION
1. Si l'on veut bien songer dl: nouveau à l'exemplede l'hullrede Hume, qui ne perçoit que
la faim, pour Spinoza celte sensation serait déjà elle.m!mc complexe (elle serait d' ailleurs le
reflet dl: la complexité du corps de l'hu!lre). Sa simpl ici~ o'est en rûli~qu'hypothérique: elle
rcJX'SC en v~té cnti~rcmcnt sur l'idée qui veut que ce qui est simph soit aussi disc~1. Pour
des rai50tls qui tiennent à l'essence m!mc de la pens6c et dl: létendue, Spinoza se place dans
une penpectivc continuiste. Il ne peut eue question que dl: réali~s r., plUI slmplu (comme
pour les corpora simplicissima), oô ce qui ett produit comme simple ne s'oppose pas à être
lui·meme composé. s.ans pour autant perdre de sa clon6 et de sa distinction. Le spinozisme ne
repose pas sur l'hypothèse d'un atomisme des idées ou des corps, ni m!.mc sur une mona-
dologie qui s·crrorcerair d'accorder le simple et le multiple. Sur cette question, à vrai dire
essentielle. on ne peut que partager le commealJlire de Bernard Rousset (cf. TIEIR.. 307-310).
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50 SENSATIO
1. G.D. 22.9- 10. De maoi~re gtn6-ale. fa fiction tourne au1our des possibles, et donc elle
suppose toujours une ignorance. Ce n'est nullcmenl le cas des expériences de pensée corn.me
celle de la chandeUe ardente qui ne se consume pas. qui tournent. elles. autour d• impossibilia.
Dans la note)' un rapprochement eSI opén! avec les hypoth~ses qui sont faites sur cenalos
mouvements des corps œlestes, pour jusrifier Je bien fon~ de ce proœdé-. t1an1 donn6 le
contexte physique et astronomique auquel renvoient ces exemples (§ 56). iJ n'est pas
impossible que Spinoza ait penst à l'expérience de peoste de Galilu. qui, à iravers la
maYeutique de Salviati. a recours à ce procMé pour raire admettre à l'aristOfélicien Simplicio
le principe du mouvement ineniel ; cf. Gahl<!e, DialoRut sur ltS dtux Rrands sysr~mtS du
monde, ir. fr. parR. Fréreux et F. dcOaodt.Paris, Seuil. 1992, p. 169-170. Cequ'eul à en dire
Alexandre Koyrt con(mne que l"h~ galil<!enne recoupe bien ce que Spinoza analyse
sous le chef de ces «Choses qui sont supposées( .. .) à propos des impossibles•: «Conuai-
rementàcequ'on affirme bien souvent. la loi d'inertie n'a pas son origine dans l'expérience
du sens commun et n'est pas une gtotralisation de cette expérieooe, ni même son idéali·
satloa. l ..•}Ds'agi1, à proprement parler. d'expliquer ce qui <SI à partir de ce qui n 'est pas, de
ce qui n' est jamais. El même à partir de ce qui ne peul jamais ltre•; A.Koyn!, t1udes
galillennu. l'llris. Hennano, 1966. p. 206.
2. C'est donc à ce titre que ces idées peuvent ~b'C confondues avec des fictions. A VCC
route la prudence qu'impose la complexité de cette note.qui de l'avis unanime est lo.ind'bre
transparente, on a cependant du n1al sur ce point à suivre l 'intcrpduition de Bernard ROU.\SCt.
Sans compter qu'il minimise l'aspecl positif de la no<e y. il ne prêle aucune valeur à la vérité
décla.r6c de ces verat ac merae ass~rtionu. les comprenant comme des «tnooœs sans
consistance, sans id<!es. des paroles vides•, oublian1 de rendre compte tout simplcmen1 du
terme verae (cf. TIE/R. 285). Le commentaite de Harold H. Joachim sur ce passage paraît plus
approprié (cf. Spinor.a•s Tractatu.s de lnttllcctus Emcndationc. A Comml!.nlary, Bris1ol,
Thuc:nuncs Pten, 1993 ( 1940) p. 120..121 ).
3. Ce sera le cas pour 1'ét>blissemenl de la loi d 'inertie du corps.
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SENSATION ET ÉTONNEMENT 51
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52 SENSATIO
l.G.JI. 133.2&-32.
2. C'est la différence qui fait la relacion, mais c'est la relation qui est premi!re par rapport
aux difftrcnces que jus1emcn1 elle pcnnct de cU!iennioer à 1ravers des enchaînements.
Autrement 1e spinozisme risquerait fonde se confondre avec un empirisme mat~rialiste.
duquel précis~men 1 il se démarque de mani~re décisive sur les questions 1ouchan1 la
pen:epcion. son o:rigine et son fonctionnement. Pour la sensation chez Hobbes.. cf. Y. C. Zarka.
Lo dicision m'-t.aphysique de Hobbes. Conditions dt la politiqu4, Paris, Vrin, 1987, en
pllltiçyll<r le çhl!J). I® Io piçmi~ panic, p. 27-3~; çf, 11ussi M. Malhcr1!e, Troisessaii sur li
sensible, Paris. Vrin, 1998.
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SENSATION ET ÉTONNEMENT 53
LECHEV ALA!Lé
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54 SENSAT/O
pie du cheval ailé n'est pas la réplique de l'hypothèse qui contemple l'idée
en soi comme si elle était seule et unique dans l'esprit, car l'idée du cheval
ailé doit en supposer d'autres pour pouvoir être fonnée. Ils' agit alors plutôt
d'u1-le idée, qui. u11efoi_s forrnée, 1ledol1 plusêtrejoi11tc à d'autres.
Il y a plus pour s'en convaincre. Dans ce passage il n'est nullement
question de sensation, ni de sentir, mais de perception. Cela indique qu'il
s'agit d'une idée considérée en rapport à l'objet extérieur qu'elle représente
et affirme comme présent et non de l'idée rapportée à son sentiment interne.
Alors que la sensation propre à l'idée considérée en elle-même ne faisait
qu'affirmer la simple présence de quelque chose qu'il s'agissait d'isoler de
toute relation, l'idée du cheval ailé forge, en une même idée, lidée des ailes
et l' idée de cheval préalablement connues, enchaînant la première comme
le prédicat de la seconde. En somme, alors que l'idée e n soi ne fait qu 'affir-
mer de manière encore indé1enninée, celle du cheval ailé est déjà le résultat
d'un certain enchaînement.
Ces deux hypothèses sont en fait différentes : celle du monoïdéisme ne
présuppose absolument aucun enchaînement; celle du cheval ailé présup-
pose un cenain nombre d'idées produisant une certaine idée. Loin de
s' invalider ou des' exclure l'une 1'autre, elles confirment la même doctrine.
Simplement la première porte sur l'aspect intrinsèque (présentatif) de
l'idée. la seconde sur l'aspect extrinsèque (re-présentatif. ou prédicatit)
d'une idée déterminée par un enchaînement 1.
La sensation ou l'idée en soi, autrement dit ce que l'esprit ressent du
corps dans chacune de ses affections, n'est autre que le renvoi d'une idée à
l'autre. Affirmer, au sens de renvoyer, impliquer, ou encore envelopper,
constitue l'essence même de l'idée, savoir l'acte d'affirmer l'existence du
corps [corpus quoddam]. La fonnation d'une idée tient à la capacité que
l'esprit a d'enchaîner, c'est-à-dire d'inférer - d'oil tout le sens d'une
expression comme concludi, sive percipi. Aussi l'idée en soi comme
sensation est moins l'unité irréductible d'une pensée que l'acte même de
distinguer, ou d'affirmer une relation d'idées. Percevoir, c'est toujours
affirmer une relation.
Ainsi compris l'esprit humain se laisse davantage lire comme un champ
de connexions d'idées qui s'enchaînent et s'affrontent selon des forces,
dont le sens nous échappe le plus souvem parce que nous en ignorons les
J. On ne confondra pas non plus l'idée/sensation et l'idée simple. L' idée simple est un
conceptformi en venu de la seule puissance de lentendement, ce qui fait dire à Spinoza que
«les pensû.s simples oe peuvent pas oc pas êcrc vraies•. car• tout ce qu'elles contiennent
d'affinnation Egale leur concept et ne s'6tend pas plus loin•. Ainsi rien ne s'oppose à ce
qu'une id6c simple puisse ~tre composte d'autres idées, alors que l'idée/sensation constitue
simplement l'uni~ expressive d'une pcnsU, cc qui fait qu'une i~e se lie ou renvoie
naturellement à une autre.
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SENSATION ET éTONNEMENT 55
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56 SENSATIO
le.\ positions de Ch. S. Peirce peut ~tre lnt6ressant; cf. C. Tiercelin;, «Que signifie: voir rouge '1
La sensation et la couleur selon Peirce •,Archiv<S de PhHosophie,41. 1984, p. 409-429.
1. L' inltgrale in1elligibili1é du n!el et le syn6chisme ne sonl que les deux faces de la même
conception de J'etre. Inutile de nippeler que le commenlllire de Gucroull s'ouvre e1 se fai1
guider par le premier de ces deux principes comme par • le plus sllr des fils d'Ariane•:
• l'in1elligibili1é tolnle de Dieu •(ou •des choses•), ou encore • l'absolue compn!hcnsibililt
de Dieu .. sont pour lui le chiffre même du rationalisme absolu de Spiooza vis.. à.. vis de ses
coaremporains (Descartes. Malebranche. Leibniz). ici doublement compris comme un
•savoir et une religion absolus• selon l'expression restée e<! I ~ d'une •mystique sans
myst~re » , ccns6: combler d'un tmme mouvement à la rois l'intelligence et le cœur;
cf.Spinoza. Di•u. 1. 1, Paris, Aubier Moniaigne, 1969, p. 9-13. Sur les ll'ilCCS de Gucroult,
Alexandre Miuhcron a à son IC>ur souligné cc poinl avec force : dès le début de son livre de
1969, il en fait un «principe fondamental•. voire« le leitmotiv de I' tilrique •depuis l'axio-
maiique de la prcmiùe partie: «toul est intelligible, de pan en pan et sans aucun n!sidu •:par
ailleurs il ins:isre aussi sur la continuit6 qui lie les diff6rents degr& de r6ali.t6 des individus;
cf. /1uJivûfu et communauté chez Spinow. p. 9· I0; Pierre-François M.oreau p~~re retenir la
vaJcurprogrammatiquc de ce prinà.pc ~cf. SpinoZJL L 'expir;e.nce et l'étemi.té, p. 220, n. 2. Fil
d' Ali.a.ne ou l~irmoriv, fondement ou programme, cc principe ne prend tout son sens que
quand il est corn.pris clan.s une conception continuistc (syn6:histe) de la nature.
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DEUXIÈMESEcnON
UNION ET SENSATION
CHAPJTREm
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58 UNION ET SENSATION
L ' UNIONDEL'ÂMEETDUCORPS
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«QU'EST DONC CETTE SENSATION?» 59
Dans ce cadre, le paragraphe 21 du TIE revêt une importance
particulière, car on y présente une perception où l'essence d'une chose est
conclue à partir d'une autre, c'est-à-dire, lorsque d'un effet nous en
inférons la cause, ne comprenant de celle-ci rien d'autre que ce qui est
considéré dans l'effet t. Les verbes colligere et conc/udere indiquent claire-
ment que la perceptions' apparente à une infé.rence; c'est un point essentiel,
qui sera confirmé plus tard dans l' Éthique: percevoir, c'est tirerdesconclu-
sions2. Cet aspect est d'ailleurs tout à fait conforme à la thèse spinoziste
selon laquelle toute idée a sa cause non dans l'objet dont elle est lidée, mais
dans une autre idée. Autrement dit, toute idée, en tant que mode, est apriori
l'effet d'une autre idée, ou l'idée d'une idée, ou de plusieurs autres qui en
constituent comme les prémisses ou les causes 3 •
Cette conception mine toute idée selon laquelle la connaissance aurait
son origine dans les sens suivant le principe que rien ne saurait être dans
l'intellect qui n'ait d'abord été dans les sens, et qu'une connaissance serait
ou bien déterminée par une autre connaissance ou bien par un objet tran-
scendantal. Sur Je premier point Spinoza affirme que l'imagination n'est
pas la source de la connaissance, mais un de ses modes (ce qui est bien
différent); sur le second, que si nous n'avons nul pouvoir de distinguer
entre une perception dite première et celle produite par une autre idée, la
raison réside dans Je fait que nous ignorons le plus souvent les causes qui
nous déterminent à telle ou telle perception, et donc avons tendance à
prendre des effets pour des causes.
Pour l'heure, la perception dont nous parle Spinoza est une perception
marquée par la panialité de la connaissance inadéquate de 1'effet dont elle
est tirée. La clarté de la sensation n'est donc pas en elle-même suffisante
pour produire une conclusion adéquate, bien que l'union de l'âme et du
corps soit effectivement impliquée et correctement aperçue comme étant
en cause dans la sensation. C'est pour cette raison que, tout en étant
«certaine " [certa], la conclusion «n'est pas malgré cela assez sOre » [non
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60 UNION ETSENSATION
tamen satis tuta est] 1, car, si la cause est perçue clairement [clare], elle ne
l'est pa~distinctemenl parce que la narurede la sensation el celle de l'union,
e11 raison même du type d'inférence, échappent à une connaissance
adéquate.
Pour le dire dans les tennesde 1' Éthique: de l'idéedel'idéed'uncertain
corps (c'esl-à-dire de la perception que nous sentons tel corps) ne suit ni la
connaissance adéquate de ce qu'est une sensation (idée de ce corps en moi),
ni de ce qu'est l'union de mon âme et de mon corps pourtant impliquée dans
cette sensation. Ce que je ne connais pas adéquatement, tout en percevant
clairement leur implication, c'est donc à la fois la narure de la sensation
elle-même (l'idée que j'ai d'un corps qui m'affecte) et la nature de l'union
âme-corps (I' idée du corps que je suis).
Il reste que la sensation puise ainsi sa source dans la nécessité de la
relation entre l'idée que je suis et l'idée que j'ai, car ce que je sens n'es!
jamais simplement l'une ou l'autre de ces idées, mais l'une et l'autre, ou
l'une avec l'autre, sans qu'il me soit donné par ce mode de perception de
savoir exactement ce qu'elles sont : «qu'est donc cette sensation, et cette
union, nous ne pouvons pas à partir de là [c'est-à-dire la sensation] l'enten-
dre absolument» 2 • La raison en est donnée dans la note g :
par cette union nous n'entendons rien en dehors de la sensation eUe-
même 1.
En effet.!' idée du corps que je suis (la sensation) n'est jamais comprise
que dans er par l'idée du corps que j'ai (la perception), d'où le danger
extrême de ce genre d'inférence rappelé dans la noie h, qui conclut sur la
nature de l'union, enveloppée dans la sensation, à partir d'un modèle très
souvent imaginaire de la sensation elle-même:
Une telle conclusion, bien que certaine, n'est pas malgré cela assez sore,
sauf pour ceux qui y prennent garde au plus haut point Car s'ils n'y
prennent garde avec le plus grand soin, ils tomberont immédiatement dans
l'erreur; en effet, là où l'on conçoit ainsi abstraitemenl les choses, et non
par leur essence vraie, on est tout de suite confondu par l'imagination. Car
ce qui est en soi un, les hommes se l'imaginent être multiple. Car aux
choses qu'ils conçoivent abstraitement, séparément et confusément, ils
imposent des noms qui sont employés par eux pour signifier d'autres
choses plus familières: d'où il arrive qu'ils imaginent celles-ci de la même
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«QU'EST DONC CETTE SENSATION 7 » 61
façon dont ils ont l'habitude d'imaginer celles auxquelles ils ont d'abord
impo~ ces noms 1•
l.G.II.1 1.29-35.
2. Pourcenc raison sans doute cette note a~t~ considb& souvent comme obscure; cf. par
exemple, H. H. Joachim, SpfnottJ's TtactalUS de lntcllccrus Emendationc. A Commenrary,
p. 30, n. I.
3. A. Koyré y rcconnall bien une attaque contre Descartes, mais ne l'explique pas
davantage; B.. Rousset ne croit pas bon de développer l'argument anticwsien., mais
s'int6rcssc à la fonctiondesignequ'assumcraient loes mots (cf. TIE/R. 192-t93).
4. « & sorte que la lumià'e naturelle me fait connaître ~videmment, que les idées sont en
moi comme des tableaux, oo des images•; R Ocscancs, Midftatfons ///(AT. IX. 33).. Sur la
notion d'idée comme un tableau. cf. M. A. Gleizer. «Spinoza y la idea-cuadro c.an.es.iana »,
ReviJfd liilliiôiimtricana J,filosofia, 24 (1), p. 41-54.
5. AT. IX. 64.101 . Permixtione mentis cum corpore, dit la version latine
(AT. Vlt81.102).
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62 UNION ET SENSATION
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«QU'EST DONC CElTE SENSATION?» 63
cause une confusion quant à la nature de!' idée: prendre le nom général et
l'image commune qui lui est attachée pour la chose, c'est en effet forger
une fiction de son essence. En règle générale, imaginer revient donc non
seulement à séparer ce qui est uni, mais aussi à unir ce qui est ~part. La
distinction réelle entre l'âme et Je corps en est un cas.
Revenons au texte du § 21 du TIE. La deuxième partie de la phrase
de la note g est plus problématique. Sa difficulté repose sur un désaccord
touchant la lettre du texte entre les OP et ce que conduit à lire le texte des
NS. Voici le texte latin, dont on adéjà vu la première partie :
Nam per il/am unionem nihil intelligimus praeter sonsalionem ipsam.
effectus <effectum> scilicer, ex quo causam, de qua nihil intelligimus,
co11c/udeb<Jmus '·
Au moins deux lectures sont possibles selon que l'on opte pour le
génitif des OP effectûs, ou bien l'accusatif effectum à partir des NS, adopté
par Saisset Comment traduire, comment comprendre? Rousset opte pour
le génitif retenu parGebhardt, et traduit:« Car, par cette union, nous n'en-
tendons rien en dehors de la sensation elle-même, à savoir celle de l 'effet
[au lieu de l'effet simplement] à partir duquel nous concluions une cause,
dont nous n'entendons rien• 2. Rousset déplace donc l'inférence causale de
la sensation elle-même comme effet [e.ffectum] vers son objet pris comme
effet [effectlL!']. Celle-ci ne consisterait plus à inférer l'union, déjà donnée
dans le sentir, mais «à poser comme cause de ce sentir dans cette union une
action du corps (fait ici de trajets nerveuJt et de traces cérébrales) sur l'âme
(faite d'idées)'" Ainsi l'union sentie dans la sensation serait scindée dans la
représentation inadéquate de l'union elle-même, et reconstruite selon un
modèle imaginaire (l'influence réciproque du corps sur l'âme et de l'âme
sur ie corps via les esprits animaux)3.
que par l'union[ ... ] Descanes ne soutient [ ... ) nulle pan qu'on puisse penser l'union. li n'y a
rien à en dire. Les notions qu'il introduit à cc propos sont mythiques au sens platonicien du
mot : destintcs à rappeler à l'auditeur que J'analyse philosophique n·~puise pas I'expûiencc •
(p. 15). Elle ne I'tpuise certes pas, mais elle ne la rend pas moins obscure.
1. O.U. 11.26-28. B. Rousset (TIE/R. 190-192) a le mérite non seulement de signaler la
variante, mais d'assoir son choix éditorial sur une analyse et des considérations philo-
sophiques. A. Koyrt, tou1 en signalant en note les deux versions, prt~.re lire selon la lettre des
OPet suim> Auerbach contre Saisset; cependant le sens de sa traduction reste ambigu, car clic
ne lhe pas la difficultt de savoir 1i leffet doit etre consid&6 comme lobjet de la sensation
(effecrw). ou bien comme une apposition à uniontm cl stn.sation~m (tjf~ctum) : A. Scala
tranche san.< commentaire pour le gt.nitif des OP, puis traduit comme s'il s'agissait d'un
aecu'".ati(; R. Caillois ne signa le~ non plU$ t:on ch<>ût et enduit en suivant l'accuutif des NS.
B. Pautrat, après avoir discuté les raisons de Rousset. se range à Ja version des NS.
2. TIE/R.69.
3. Spinoza semble ici vouloir pdvcnir cc qu'il ~nonccra dans EU, 10 scolie, comme
relevant d'un mauvais ordre du philosopher, commençant par les perceptions des objets des
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64 UNION ET SENSATION
LA SENSATION DU VRAI
sens, sur le mo&le desquelles scrah ensuite pensœ la nature divine. c'est-à-.dirc la
consuuction d'une métaphysique et d'une théologie sur la base d' infttences faites à panir
d' une conception inadéquate des choses natutelles. Au-delà du can6sianisme. c' est 1ou1c
approche de type empiriste, 111J1térialiste et/ou idéaliste, qui est ici écartée, puisque ces
dén1arches p~jugent toutes de Ja nature de ce qu'elles posent en premier.
1. TIE. § 35 (G.Il. 15.7-9).
2. Cf. TIEIR. 234, poin1 1. Sor cette qucs1ion, c f. A. Matheron, • Idée de l'idée el
cenirude », Méthode et mltaphy Jfque . Travaux et documents du Groupe de Rechen::t~s
Spinozistes. n°2. Paris. Presses de I' Uni vcnilé de Paris-Sorbonne. 1989, p. 93-104.
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«QU'EST OONCCElTESeNSATION ?» 65
CONSCIENCE ET SENSATION
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66 UNION BT SENSATION
l. Ibid., p. 96. n. 2.
2. Ibid.. p. 101. poinJ 3; nous soulignons.
3. E0. 43 sc(O.U. 124.13- l4).
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«QU' EST DONC CETra SENSATION 1» 67
en est sans transition conscient dans sa forme (l'idéede l'idée). Ce sentir est
la racine même de la certitude, c'est-à-dire l'union de lidée à l'essence de
la chose, et sa manière des' annoncer dans lesprit. Pour savoir qo' on sait il
faut d'abord que l'on sache, et ce prius du savoir qu'est l'idée vraie n'est
pas la conscience d'un savoir, bien qu'elle l'implique immédiatement.
Quand on parle chez Spinoza d'être conscient [esse conscius] et d'être
conscient de soi [conscius su11, il faut distinguer entre l'être conscient d'un
certain corps [corpus quoddam], qui se fait à travers les idées des affections
du corps (EII, 19), et l'être conscient de !'Esprit qui se fait à travers les
idées des idées des affections du corps (EU, 23) 1• Aussi y a-t-il une
conscience immédiate et irréfléchie du corps donnée dans l'idée de l'affec-
tion, et une conscience tout aussi immédiate mais réfléchie de !'Esprit dans
lidée del' idée d'affection. Cette conscience de soi restant par ailleurs tout
à fait inadéquate.
On comprend que Spinoza tienne à cette distinction entre l'idée
d' affection et l' idée de l'idée de l'affection (qui par ailleurs, sont un.e seule
et même chose), pour permettre la définition dudésircommeappétitavec la
conscience de L'appétit. L'appétit est désir aveugle, pur désir2 • Sans objet
déterminé, ni sujet déterminé (car le sujet désirant n'est jamais détenniné
que par ses objets de désir) le désir sans conscience constitue ainsi le
primum de l'essence de l'homme. Il y a entre l'appetitus et la cupiditas la
même Oexionqu'entreleprimum del' essence de l'Esprithumain (E II, 11)
et ce qui arrive [contingit] dans l'objet constituant !'Esprit humain (E ll,
12). Or, cet e!fçrt rappçrté à la fois au Corps et à !'Esprit, c'est l'union de
l'âme et du corps, et cene union affirmée par l'appétit c'est!' idée-sensation
ducorps l.
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68 UNlON ET SENSATION
S 'il est vrai que le corps existe tel que nous le sentons, cela ne veut pas
dire qu'il existe aussi tel que nous en avons conscience 1• Il faut tenir à cette
différence qui s' avère utile pour comprendre la redéfinition de la cupidiJas
dans la première définition des affects. Le désir, en effet, n'est pas l'essence
nue, mais lessence affectée.
11 est temps de considérer la nature de ce lien élroit entre ce que Spinoza
conçoit comme étant Je primum de l'essence, qui est l'idée de quelque
chose de singulier existant en acte 2 (à savoir le corps) 3et ce qui! 'assigne à
la singularité de ses modifications•, au sens oil il doit pouvoir manifester
ensemble l'union essentielle de l'âme et du corps telle qu'elle est encore
contenue dans les attributs de Dieu pendant qu'elle s'éprouve dans
l'existence de ses modifications. Ce qui constitue l'épreuve de ce que nous
sentons [sentimus] tiendrait au statut logique et phénoménologique de ce
lien entre l' essence et l'existence: lien qui les unit et en même temps les
distingue comme lieu d'une résonance affective marquant l' advenir même
de l'être de la chose finie que nous sommes.
Si Spinoza complète la définition du premier des affects, c' est bien pour
y inclure aussi la conscience, qui ne pourrait être comprise sans pUer
l'essencedans sa modification. S'il n'y a pas de conscience en soi, c'est que
la conscience n'estjamais que l'idéequi accompagne quelque modification
survenue à l'essence. La conscientia comme réflexivité ou forme de l'idée
ne modifie domc pas l'affect, elle n' e11 est qu' un reflet, qui lui est unie
comme !'Esprit est uni au Corps.
Il y a donc deux manières de comprendre les phénomènes rapportés à la
conscience. Premièrement, dans l'ordre du premier genre de connaissance :
il y a un 2rre conscienrimmédiate,t irréfléchi du corps, qui se lit directement
au niveau de l' idée de l'affection du corps. Tel est le sens de l'axiome4 de la
deuxième partie: « nous sentons qu''un certain corps est affecté de
beaucoup de manières ». Ainsi, l'homme pense et il y a bien un corps qui est
affecté. Pourquoi un certain (quoddam) corps et pas plusieurs? Pourquoi ne
sentons-nous pas autant de corps qu' il y a d'affectionsdifférentes ? Ce
sentiment du corps, l'axiome 4 le laisse encore dans l'anonymat: il ne dit
!.N'est-cc pas le cas. par exemple, du béb6, dont Spinoza nous dit •qu'il vit tant
d'annk.s comme inconscient [quasi sui incon.sciu.s )de lui-memc •. alors que l'on ne peut pu
dire qu' il ne (se)sent pas; cf. EV, 6sc (0 .ll. 24t .7-8).
2. EU, 11 : • Le premier qui constitue l'!tre ru:tuel de !'Esprit humain n'est rien d' autre
que l'idéed ' uneœnainechosesinguli~re existant en acte • (0 .Il. 94, 14-IS).
3.Ell. 13 : • L ' objet de l'idée constituant l'Esprit humain est le Corps, autremen1 die un
mode de l'~lendue précis existant en acte, elriend 'aucre • (OJJ. 96.2-3).
4. En. 12 : • °FOUI ce qui arrive dans I' objcl de l'i&!e constituan1 l'Espril humain doit !ire
perçu par l'Esprir humain, aucrement di~ il y en aura nécessairement une idée dans I' Esprit;
c'eSl-à-<lire, s i l'objet de l'idée con.SlÎtuant l'Espri1 humain cs1 un corps, il Ile' powra rien
arriver dans ce corps qui ne soit perçu parl'Esprit • (0 .Il. 9S.13- 18).
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« QU'EST DONC CETTE SENSATION ? » 69
pas en effet que ce que nous sentons est notre corps. Mais surtout il n'est pas
dit comment toutes les affections sont rapportées à ce certain corps. S'il est
vrai que l'idée qui constitue l'être formel de !'Esprit humain n'est pas
simple, mais composée d'un très grand nombre d'idées, comment cene
pluralilé est-elle sentie comme concernant un seul et même corps 7 Spinoza
ne le <lit pas, semblant présupposer qu'il y ait un sens cénesthésique du
sentir qui concerne le corps dans sa singularité, le qualifiant comme pôle
sensible d •un ensemble d •affections. Le corps est donc senti comme singu-
larité plurielle, c'est-à-<lire comme rapport synthétique d'une multiplicité
sensible.
Pour essayer d'éclaircir ce point, il faut se souvenir que les parties
composant le Corps humain n 'appartiennent pas à!' essence du Corps lui-
même, si ce n •est en tantqu' elles se communiquent les unes aux autres leurs
mouvements selon un certain rapport précis; si donc les différentes
affections du corps sont senties comme étant les siennes, c'est que nous
devons sentir leur rapport constitutif, qui manifeste!' essence singulière du
corps affecté. Le sentiment du corps se donne donc aussi grâce aux rapports
qui en expriment lessence. La variation et la distinction de telle ou telle
sensation, dont nous parle T/E, § 21, ne peut alors se faire que sur fond
d'une teneur affective que l' essence du corps en tant que rapport exprime.
Tant qu'il concerne l'existence de telle ou telle affection, ce sentir est certes
inadéquat (partiel), mais dans la mesure où, comme on essaiera de le
montrer dans la partie V del' Éthique, l'idéede l'essence éternelle du corps
appartient à ou constitue aussi l'essence de !'Esprit, il doit y avoir un
sentiment del' éternité de l'essence de notre corps, accompagné de l'idée de
Dieu comme sa cause («réelle» cooscience de soi, qui se double toujours
d'une« réelle » conscience de Dieu).
S'il y a une conscience sans science, expression sans compréhension de
l'union de !'Esprit et du Corps 1, il y a aussi un avoir conscience de soi ou de
son Esprit comme idée réfléchie de !'Esprit qui pense à l'idée qu'il a dans
l'idée qu'il est, sans relation à l'objet. li suit donc que dans l'ordre de
l'expérience ou de l'imagination il ne peut y avoir idée d'idée s'iJ n'y a pas
d'abord [prius] idée du corps. Il faut sans doute prendre cene priorité au
sens à la fois logique, phénoménologique et chronologique: logique tout
d'abord, car l'homme est constitué d'Esprit et de Corps; phénoméno-
logique, car !'Esprit n'existe et ne sait qu'il existe que s 'il est uni au corps,
et donc toute réduction de l'homme à l'idée ou forme de son esprit suppose
le corps auquel il est uni; chronologique enfin, car il y a bien des choses que
l'esprit affirme sans besoin de savoir qu'il les affirme, en revanche, iJ ne
sait qu'il les affirme que parcequ 'il les ad· abord affirmées. La raison en est
1. Cf. parexempleEIIL 9.
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70 UNION IIT SENSATION
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«QU'EST DONC CETIE SENSATION ?» 71
danger, échec, limite: il est ce nom universel et singulier àla fois, qui surgit
quand nos désirs butent contre le monde; c'est en effet quand le monde
nous résiste et nous désavoue que nous sentons notre être comme limité et
comme sujet d'impuissance, que le langage. dans le jeu de ses différences,
lui assigne une place et en arrive à le nommer, que la grammaire le recouvre
enfin d'un pronom 1; et c'est comme cela aussi que Spinoza nous Je fait
rencontrer dans le Prologue du TIE 2 . Si Ee sujet n'apparaît que tardivement
dans l' ordre de l'expérience et du langage, c'est qu'il est le résultat de
rencontres, jouet et enjeu de passions et donc de contradictions. Si le sujet
est en soi ooujours un être ambigu, c'est qu' il Sil constitue, comme nous
l'avons vu,. dans l'expérience même du doute, de l'hésitation, de 1'empê-
chement; il s' éprouve dans une oscillation, comme entre-deux, partage,
obstacle; il ne repose donc pas en soi, n'est jamais entier. Si le sujet a ten-
dance à s'oublierdans lajoie, il se retrouve inévitablement dès qu'il la perd.
On peu.t remarquer que le vocabulaire de la conscience n'intervient
jamais quand il est question du deuxième genre de coMaissance, là même
oîl l'on se sentirait en droit de pouvoir l'attendre, comme par exemple dans
Ell, 43 et scolie dans l'analyse de l'idée vraie de l'idée vraie. Ce n'est sans
doute pas un hasard si Spinoza délaisse cette terminologie si chère aux
tenants de l'intériorité et de l'introspection. L'idée vraie est réflexive par
elle-même et non parce que la conscience de l'âme y réllécbirait. Pour Je
dire avec le ITP, quand on goOte à la certitude d'une idée vraie - comme si
la certitude du VTai était une saveur avantmêmed'êtreconscience-ce n'est
pas la conscience que l'on découvre, mais l'expression de la puissance de
l'esprit réjoui de comprendre, qui tendrait plutôt à défaire l' illusion de cette
possession de soi, dont la conscience du premier genre se flatte comme
dans un rêve. C'est parce que la conscience n'est pas le temple de la vérité,
mals la première gardien.ne de nos illusions, que Spinoza, après l'avoir
démise de ses fonctions, quand il parle de la con.naissance de deuxième
genre, en a comme oublié le nom et avec lui tous les problèmes psych<>"
1. On peut penser ici à Kan~ qui remarque l'apparition iardive chez l'enfant de la
première persoone du singuUer; cf.!. Kan~ llnrhrt>pologit du point dt vue pmgma1iqut1, trad.
fr. parMichel!Foucaul~ Paris. Vrin, 1964,p.17.Peircereprendracesremarquespourmontrcr
dans u.n espri1 anticart6sieo dklan et proche de Spinoza, comment le «Je• surgi t avec
rex~rience de l'erreur qui nous fait rencontrer la ~alir~ du côt6 de noue impuissance;
cf. Ch. S. Peirce. • Qtiestions concernant certaines :facultés que l'on pr!te à l'homme•, T•Xlts
anticartlsi<ns, U'8d. de Joseph Chenu, Paris. Aubier Montaigne, 1984, p. 173-194, en
particulierp. 182.
2. Sur ces aspects on se reportera aux analyses de Pierre-François Moreau, Spino1JJ.
L 'uplri~nce et l'lttrniti; cf.~galemenl T. Zwec:nnan. L 'introduction à la philosophie selon
SpinoYJ. Une analyse slnlCttlrellede l'!Olroduction du Traltt dt la rtfonMdt l'tnJend~menr,
suivie d'un commentaire de ce texte, Louvain. Van Gorcum, Assen, Presses univcnitaircs de
Louvain. en particulier p. 40-42.
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72 UNION lrr SENSATION
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CHAPITRE IV
SENTm L'tTERNITÉ
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74 UNION ETSENSATION
t. Notons que si l'on cherche le sentiment de la finitude. à proprement parJerce n'est pas
dans les commencements qu'il fau1 le chercher, mais dans ce qui limite, empêche, arrê1e,
conlta.int. La chose n•est-elle pas dite •finie• [dicitur finita] précistmenl quand clic • pc.u1
être tennin~e • [tenninari potestJ? Voir infra chapiire suivant.
2.Cf.EIU.11 se.
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SENTIR L'ÉTERNITÉ 75
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76 UNION ET SENSATION
à un lieu précis à cause d'une autre idée ·qui la pose ou l'exclut, il ne pourra
pourtant pas tenir l'être de sa puissance de l'un de ces commencements
extérieurs (une autre idée qui le pose)-et donc il ne pourra pas non plus le
perdre par sa fin extérieure (une autre idée qui la supprime). La nature de ce
qui se perd ne peut en effet relever que de la nature de ce qui a été posé.
U y a quelque chose [aliquid] de l'Esprit, en deçà de ce qui arrive
[contingit] au Corps, qui touche à son ulllÎon essentielle avec celui-ci et qui
ne s'épuise pas dans l'affirmation de son existence présente. Et de cela nous
devons, en désespoir de pouvoir en imaginer la cause, en avoir quelque
sensation, avant d'en connaître adéquatement la cause: c'est comme si
l'éternité se faisait sentir d'abord comme un avant-goOt du désir, que les
biens quel' on dit faux viennent habiller ,e t masquer de leur parure, sans que
nous parvenions à en savourer pleinement le goOt; puis, comme un arrière-
goût de sa consommation, qui n'a pas su tenir sa promesse et dont nous
sommes toujours en reste, insatisfaits 1• C'est pour cela que le sentiment de
l'éternité trouve si souvent sa place dans !'opinion parmi les rêves de
l'immortalité de l'âme, c'est-à-dire dans un prolongement imaginaire
de la durée après la mon, oil !'Esprit, seconfonnant de manière imaginaire
à la durée indéfinie qu'il enveloppe, s'imagine comme continuellement
présent à soi selon le mode temporel et spatial qu'implique la présence 2. En
revanche, « le goOt de la certitude», le sentiment de la nécessité. auquel la
raison nous entraîne, enveloppe le sentiment d'une certaine espèce d'éter-
nité. En effet. !'Esprit ne sent pas moins les choses qu'il conçoit en
comprenant, que celles qu'il a en mémoire. Les démonstrations sont là
pour aider à rendre !'Esprit sensible à ce que l'imagination enchaîne
à sa manière. Car l'ordre des démonstr:ations entraîne l'imagination dans
d' autres enchaînements d'images el de signes qui ne dépendent plus de
1. Sur cc qui a 6t6 appcl6 une •Ontologie de la promesse•. cf. P.-F. Moreau, Spinoza.
L'apiriencett l'tumill, p. 151-156. Dans nos termes, cela se comprend aussi si l'on assume
l' id6equece qui est présent se donne ou se fail toujoors sous le mode d'un renvoi, gouvem6
par l'affecL
2. M~me si, par miracle-. l'homme devenait i mmortcl, ou s'il en venait ~ se convaincre
qu'il lui est possible de prolonger sa vie indéfiniment, cela n'enlèverait rien au problème de sa
béatitude et de son ac~ au troisi~mc genre de connaissance. L'essence du d6sir n•en serait
pas boulevers6e au point de changer de nature (puisque le d6sir enveloppe par nature d6jà un
temps ind6fini). On poumiit aller jusqu'à faire de l'immonalit6 l'un des rêves p.ropres à une
conscience qui se croit libre. et s'imagine subsistant dans la durée une fois li~rée de son
corps: en effet. pour se croire libre, il faut bien qu'elle s'imagine s6par6e et cllétachéc des
d6tcnmiruuions du corps, alors que pr6cis6ment il :n 'y a de conscience dans 1'imagination que
dans la mesure o~ iJ y a des id6es des affections du corps. Nul doute, alcn, que la phllosophie
de Spinoza puisse être ressentie comme li~ratrice du sentiment de J'étemit6 que nous portOns
en nous. Il le libère en cela même qu'il le distingue de son incerprttarion imagin;ative, ce qui
fair que nous pouvons avec joie n:non~er àun rêve (1 'immoDAlitt), WJS renoncec au dtliir qui
s'yexprime(J"étemit6).
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SENTIR VÉTERNlrt 77
ACTUALITÉ ET EXISTENCE
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78 UNION BT SEN'SATION
1. Si on voulait adopt·er ici le langage de GucrouJt. et cc que lui· même appelle son
interprétation, il faudra.il dire·que l'existenc.e au sens de la du~e suppose à la fois l'ac1e du
mode infini immédiat (ordre des essences données .:en cascade•) et celui du mode infini
médiat (l'ordre des existenc.cs selon leur enchaînement dans la durée) sans distincrion;
cf. M.. Gueroult, SpinoYJ. Dieu. t. I, p. 325-331. Pierre M.acherey reprend à sa manière cette
perspective dans son commentaire à E Il, 7, distinguant• l'ordre des essences • (mode infini
immtdiA!) de !@ • çonnc~joo ~ e~js~ncel • (mo<!e infini ~4i@!); çf. P. M11Çbercy, lf!fr<>-
duction à l'~llliquc de SpinoYJ. LA seconde partie. LA riaJilé mentale, p. 15.
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SENTIR l'éTI!RNirt 79
dans la durée 1. La sensation cénesthésique de notre corps comme un tout
n'est pas donnée sans la relation du corps à l'extériorité qui l'affecte. Une
auto-affection du corps propre n'est donc pas pensable, si par auto-
affection on entend le pouvoir du corps de se sentir lui-même indépen-
damment de ce qu'il lui arrive2.
Et pourtant il y a une autre manière de sentir ce primum de l'essence de
l'Esprit humain. Pour en rendre compte Spinoza n'aura pas besoin de
remanier les énoncés des propositions l l et 13, car ils se prêtent autant à
une lecture selon le premier genre de connaissance qu'à une lecture selon le
troisième genre. Qu'est-ce qui change? La façon d'en comprendre les
termes. L'ambivalence de ces deux propositions n'apparaît que rétrospecti-
vement à une relecmre del' Éthique informée de sa perspective finale. Cette
manière de sentir ne dépend pas dece qui arrive au corps par l'intermédiaire
de ses affections. Elle est une manière de sentir l'actualité de la chose finie
comme enveloppée dans l'essence même de Dieu, telle qu 'elle s'exprime
dans ses attributs. Sentir l'éternité, est-ce sentir l'existence éternelle de la
chose ou son essence comme vérité éternelle?
Dans le premier genre de connaissance, sentir le corps c'est au fond
toujours sentir ce qui lui arrive: cela revient à lire la proposition 11 immé-
diatement dans les termes de la proposition 12. Nous n'avons pas d'expé-
rience du corps si ce n·est à travers les affections de celui-ci. Et pourtant, il
faut reconnaître aussi que nous ne pourrions pas avoir des sensations de
notre corps si nous n' avions pas aussi une idée de ce corps qui les comprend
comme ses affections : comment autrement pourrions-nous savoir que les
sensations appartiennent toutes à un seul et même corps que nous sentons et
disons être le nôtre? Les deux propositions se renvoient l'une à l'autre car
1' expérience a besoin simultanément del' une et del' autre pour avoir lieu.
L'idée du Corps existant en acte, qui constitue le primum de l'être de
!'Esprit enveloppe nécessairement deux choses, ou plutôt un double aspect
au sein de la même chose: l'existence et l'essence du Corps. Carl' existence
des corps sans l'essence du corps se disséminerait dans un sensualisme
évanescent, dont les impressions apparaîtraient el s'évanouiraient aussitôt
dans le néant de quelque chose qui ne subsiste pas l. Il faut alors compren-
dre que l'événement qui décide du passage à l'existence de l'union Esprit-
1. Cf. sur cc point noire article • Les sens de ('jmage •. Magat.ine littéraire, n° 370,
novembre 1998. p. 45-46.
2. Le TIE lavait dtjà fait remarquer, I' Éthiq"" reprendra cet~ idte : lesprit n'a pas le
pouvoir• par sa seule force de créer des sensations et des idées qui ne sonr pas celles des
choses • ; TIE, § (i(). L'esprit n'eSt pas comme un dieu, dit Spinoza, il n'apas le pouvoir do la
aûtion. On Je sait. les modes ne peuvent pas cr6cr (ni des essences.. ni des existc.nccs). ils
peuvenc seulement engendrer d'autres exiscences.
3. Noos tomberions alors dans ce que Hegel appelait unacosmisnu:.
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80 UNION ET SENSATIQN
l .Si nous n' étions qu'une seule et unique idée, comme nous l'avons vu ci-<lc.ssus
(chap.1), llOllS ne connaîtrions rien du tout. Nous serions une pure sensation sans contenu,
simple ouverwre c:t affmnation de l'existant C'est que, à proprement parler, COZJna.tà'e c'est
connaître deux fois., c'est au moins avoir ou être deux idées, et c.e parce que lidée est toujours
l'expression d'une relation modale : l' i ~ d'une idœ. Une id6c est toujours, quan1 à son
existence, l'effet d· une aucre idée, c'est-à-dire le produit d'une inférence.
2. Le mode infini médiat. dans l'ordre de la production divine. • prtcbde •logiquement
les modes finis, qui, eux, en proc~eot. Insistons : processiu. et non procession, car la
prodUÇJiog qui !!e tes roQ<l<;s [1!1!• et les !!lQ®s i!!finis se: fi!il de twte tiemilt. L' iml!gc de IA
cascade employée par Martial Gueroult évoque encore une vision de type n«iplatonicien.
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SENTIR L'ÉTERNITÉ 8!
devenir sans ombre de subsistance, aussi évanescent qu'un filux d'im-
pressions. Or, il n'en est rien, car l'Esprit ne peut pas ne pas être conscient de
l'effort qu'il fait pour persévérer dans son être. Il ne se contente donc pas
s.implement d'apparaître. S'il s'efforcede demeurer, c'est qu'il y a quelque
chose qui demeure en lui, quoi qu'il fasse. Il ne peut pas ne pas sentir, au
moins confusément, une puissance l'habiter qui dépasse la réalisation de ses
propresactes,etquines'épuisepasdans[esobjetsdesondésir.
L'éternité est là, sans pour autant être en présence. Elle travaille
sourdement l'esprit dans ce que Kierkegaard appelait« l'impossibilité de
mourir », ou ce désespoir qu'est la maladie mortelle, véritable catégorie de
lexistant doué de cette éternité, dont le plus grand désespoir ne saurait nous
défaire. On se souviendra que Spinoza aussi, dans le Prologue du TIE 1, à sa
façon certes, mais selon une logique ou une «dialectique ,.2qui n'est pas si
étrangère à la crainte et au tremblement kierkegaardiens, avait traversé
l'expérience d' une maladie mortelle de l'esprit. Il y a quelque. chose de
notre désir qui n'est pas sujet à la mort, qui nous tient él fiôüs fait lénit
au-delà mais aussi dans les limites de ce qui le contrarie. Et c'est bien cela
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82 UNION ET SEN.SAT!ON
qui fait frémir. iNotreéternité est dans l'essence de ce qui nous tient et de ce
à quoi nous tenons le plus, el que le plus souvent nous comprenons mal,
nous exposant ainsi à l'éprouver d'une manière plus aiguë encore.
Nous SOmlilles ici en ce lieu où les aspirations du religieux et du
philosophe peuvent se croiser; mais aussi et surtout au point, il faut le
souligner, où ils se distinguent pour diverger à jamais. La conversion du
désir vers l'objet qui en réalise la nature et la puissance au plus haut point
cédera ou ne cédera pas decettemêmepuissaocequi l'a initié à son doulou-
reux cheminement. Il cédera si, au lieu de se faire convertir par la puissance
de l'entendement («lumière divine», dira le ITP), il croit encore pouvoir
en remettre l'autorité à un signe (dieux, religions, ou autres idéologies)
autre que sa puissance même, dans l'espoir que ce transfert .Puisse en
échange le (ré)compenser de ce qu'il croit encore pouvoir lui abandonner:
la vérité de son désir. Rieo n'y fera, l'alliance avec Dieu n'est pas contrac-
tuelle. Spinoza avait appris à ses dépens, mais aussi pour sa propre édifica-
tion, qu'aucun espoir en d'autres biens n'aurait su compenser la perte de
souveraineté de la raison, puissance aussi inaliénable que celle du vrai, qui,
quel qu'en soit le prix, ne peut se changer en faux.
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CHAPITRE V
LEFINIETLAFINITUDE
«Nous sentons que nous sommes éternels» peut alors d'abord faire
l'effet d'un éclair en plein jour. Pou11ant il s'agit moins d'étonner, que de
nous confirmer dans le senliment de ce que nous sommes censés savoir
depuis toujours, afin que nous puissions enfin le diriger vers la compré-
hension de sa cause. Tout po11e à croire que notre éternité est pour Spinoza
quelque chose d'absolument clair, d'évident, d'incontestable, voire de
normal ou de commun. Aucune emphase ne vient relever l'expression (il
est vrai qu'elle convient si peu au style de Spinoza). Le sentiment de notre
éternité n'est jamais présenté comme une expérience hyperbolique, extra-
ordinaire ou myslique: rien dans le texte n'indique ou ne suggère un mou-
vement d'ascèse. C'est comme s'il nous disait: - «Quoi! L'éternité? Que
croyais-tu? Elle est là. Ne t'obstine pas à la chercher ailleurs». Il s'agit de
réaliser ce qui est déjà en nous depuis toujours, comme si l'effort de
recouvrer notre éternité ne consistait qu'à la libérer de tout ce que nous
faisons par ailleurs pour la recouvrir et nous en distraire.C'est parce que, en
quelque sorte, l'éternité est depuis toujours déjà là, que notre effort peut
consister, alors même que nous nous apprêtons à la comprendre par sa vraie
cause, tout simplement à la laisser être, c'est-à-dire à nous laisser être dans
1'ouverture de sa sensation.
n peut donc se faire que nous soyons parfois comme saisis d'éternité,
surpris par elle, au tournant d'une conjonction fortuite dont les causes nous
échappent; que provisoirement et presque par hasard, nous ne soyons plus
distraits par tous les sens imaginaires que nous prêtons habiruellement à nos
pratiques mondaines (qui par ailleurs ont toutes leurs raisons d'être), avanr
que celles-ci ne reprennent le pas et ne viennent à nouveau pour ainsi dire la
recouvrir. Il arrive donc que nous entrevoyons notre éternité comme au
passage, sans arriver ni à la nommer, ni à la comprendre.
C'est pourquoi, au point où elle se place dans l'itinéraire de J' Éthique,
l'éclat de la proposition n'estcensé qu'ajouterde la lumière à de la lumière
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84 UNION flT SENSATION
et à ce qui a été déjà suffisamment établi et éclairci 1• Car ce qui est certain
à présent, c'est que ce qu'annonce cette sensation d'éternité en Dieu est
contenu dans ce qui constitue le primum de l'être actuel (au sens de
l'essence) de !'&prit humain, dont nous avaitd6jà parl6 E Il, 11. Son corol-
laire nous avait fait découvrir, alors davantage pour provoquer la pensée du
lecteur itinérant et!' orienter dans la bonne voie que pour la confirmer dans
sa progression encore hésitante, qu'il est une partie del' entendement infini
de Dieu. Mais justement, la proposition 11 (complétée et précisée par la 13)
contemple à la fois la perspective sur l'essence et celle sur l'existence,
auxquelles elle satisfait avec la même rigueur. C'est pourquoi Spinoza a
inscrit au sein de la même proposition les deux sens des termes« existence»
et« acte », qu'il ne dévoilera que par la suite2.
LESINGULIERETLEFINI
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!,i; FIN! !IT LA FlNJTVDE 85
cxplon!c par les derni~res pages du Ji vre de Pierre-François Mon:au, nous semble pettincn~.
à condition de bien distingucc. ainsi qu'on s'efforce de le faire ici. entre 1e (mi e:t la finitude.
Ne convient-il pas de no1er à cc propos que la cinqui~me partie de J'âhique s'ouvre sur un
axiome consacr6 à. la contraritr~? À ce sujet. cf. R. Bordoli. Baruch SpiMUI : etica e onID·
logia, Noie suife novoni di sos1anza. di <U<m:o <di esislerl{IJ IUlll'Etica, MilllJlO. Guerini,
1996. p.169-185.
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86 UNION ET SENSATION
Or, justement, toute "chute» 1 dans l'expérience, qui finit par constituer ce
que l'on nomme comme étant la condition mondaine de la finitude, est
constamment et inlassable ment rel.e vée par une essence, qui, elle, n'en finit
pas de finir.
1. Nous employons à dessein ce terme. pour faire telentir encore plus la dislance et le sens
«Corri&f: »qu'iJ assume vis·à-vis de la cradition judéo-chrétienne et néoplatonicienne qui
communément le sous-tend. En effet. i1 ne faut pa.~ entendre cette chute comme la perte d'un
quelconque ftat de perfection ou de béatirude, qui disqualifierait I'«ici-bas». La chute est
I'tpreuvc de cc qui 6choit et touche l'cxiStanr Cl le limite de l'cx.ttricur, limites sans lesquelles
nous ne pourrions pas sen1iroe qui dans la /;mite ne peut pas êll'C linû1~.
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LE FINI ET LA FINITUDE 87
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88 UNION ET SENSATION
1. G.11. 294.22-24.
2. EV, 23 SC (G.11. 295--0.31-3).
3. Notons au passage que Je verbe exJH!rior ici emp loy~ par Spinoi.a, qui a fait
tant parler de lui, est souvent assez mal traduit Experiri ne veut pas di~ en premier
lieu «savoir par cx~ricnce» (Ch.Appuhn, A .Ouérinot) ou «.savoir d'ex~rience•
(B. Paulrat,); P.-F. Moreau dit bien sur ce point que «Spinoza ne parle pas de savoir; il
dit smtir, lprouver• (Spinoza. L'expirience., l'éternité, p.542). Il est donc pr6ftrable
de 1TI1duire, comme on le fait généralement, par •expérimenter • (Duran1e-Gentile-R.adeni,
E. Giancotti, P. Macherey). tout en remarquant, par ailleun, que cc choix ne <!fmele pas les
différents aspects du verbe~ri.menter. qui semblent pourtant être impliqu~s en oeque veut
dire ici Spinoza. On se souviendra alors que le premier sens de txperirl est celui de
·~prouver•. de« faire l'essai• dans le sens de ctprouver ses forces en quelque chose•. ou
encore. •de 1.enter de ~alleu quelque chose». D n•es.1 donc pu interdit de pcn..lôer que par
uperimur l'on puisse (aussi) enteodre un effort propre à ]'esprit de rialistr l'ittmitl en sa
plus grande pan. 0 y a en effet deux sens du verbe réaliser: n:ndreeffce1if ou r6cl, produire
quelque chose: mais aussi se rendn: compte ou prendre conscience, c'est-à-dire comprendre
de mjeuxen mieux l'étemitéqui de plus en plus se réalise en nous.
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LE FINI ET LA FINmIDE 89
l'affirmation par l'esprit de l'essence du corps, qui en caractérise l'union
plus profonde. Il n'y a pas un règne des âmes détachées du corps. L' Esprit
affirme éternellement l'essence de son corps. Aucune image ne peut venir
aider la compréhension de cela, c'est pourquoi la sensation del'éternité est
si fragile tout en étant indestructible. L'union de l' Esprit et du Corps, c'est
cela même.
Il n•était pas moins légitime de chercher 1'éternité du côté de la
nécessité. N'appartient-il pas à la nature de la raison de contempler les
choses comme nécessaires, et de les percevoir sous une certaine espèce
d'éternité? Mais la nécessité et la Raison elle-même ne seraient rien sans la
réalité de la chose infinie qu'elles expriment. Le fini n'est donc pas (que)
finitude. La finitude est la condition nécessaire (existentielle, au sens de la
durée quantifiable), le fini est la réalité même de la chose singulière do111
l'essence enveloppe éternellement l'existence comme expression de sa
cause infinie.
Ainsi compris, le fini a une double détermination au sein du même acte
d'être fini. On est fini par un autre fini selon une chaîne et enchaînement
infinis: c'est ce que l'on serait tenté d'appeler, pour rendre compte du latin
terminari, les terminaisons de la chose dite finie conjuguées selon les
verbes de lexistence. C'est là une relation extrinsèque de fini à fini selon
des rapports d'extériorité. Mais au sein de l'être de la chose singulière,
l'infini retentit, dans la mesure où celui-ci l'exprime dès que son essence
est enveloppée dans l'acte d'être. L'acte d'être co.mme conjonction de
l'essence et de l'existence est donc toujours in-fini. Sa singularité, tout en
passant par des terminaisons, révèle l'invariabilité de son thème. Que la
chose singulière que nous sommes soit en quelque sorte toujours à faire,
jamais tout à fait achevée, inlassablement au seuil de ce qui la termine, au
point où nous nous imaginons si souvent que cela puisse continuer aussi
après la mort pour une durée interminable, relève d' une reconduction
imaginaire de sa relation intrinsèque à linfini et à notre éternité.
L'essence de l'existence, qui est l'éternité, est sentie par l' existence de
notreessencedans l'infinitédesa cause. L'existencemêmen'en finit pas de
se faire sentir et de poindre dans notre désir tant qu'elle n'est pas non
seulement sentie, mais aussi perçue par sa vraie cause. On doit à Spinoza de
la lui avoir rendue.
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DEUXIÈME PARTIE
LE CORPS ET SA TRACE
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TROISIÈMES ECTION
En a-t-on terminé avec la sensation? Pas tout à fait. Sans perdre de vue
1'union âme-corps dans laquelle, comme on a vu, elle joue un rôle essenti.e.I,
il reste maintenant à l'envisagerducôtédu corps. Le T/En'avait pu le faire,
puisqu'il s'était donné pour programme de distinguer les dlff&ents types
d'idées. li faut à présent s'orienter vera l'analyse de l'affectioo [affectio].
Avec l'abandon du substantif sensatio•, le vocabulaire spinoziste dans
l' Élhique se transforme, il quitte le registre et les références de l'empirisme
baconien et de la philosophie cartésienne, pour se constiruer dans le cercle
clos des références internes à un système. Se transforme-t-il au point de
changer de sens, voire de doctrine? Cela.reste à vérifier.
Qu'est-ce qu' une affection? Adfectio est animi aut corporis ex tempore
aliqua de causa commutatio, ainsi la définissait Cicéronl, c'est-à-dire
comme un changement subi de l'état moral ou physique dQ à une quelque
cause. Thomas d'Aquin ne voyait aucune différence entre la passion et
l'affection '. Descartes