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SPINOZA ET LE SIGNE

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DU MÎME AUTEUR

Spinoza, Paris, Hachette, 2001.

Quel avenir pour Spinoza ? Enquête sur les spinozismes


à venir, (dir. ), Paris, Kimé, 2001.

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BIBLIOTHÈQUE D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
NOUVELLE SÏRf6
Fondateur : lie.mi GOUHJU Directeur : Jcan•ftntn90:iJ Cout TJNE

SPINOZA ET LE SIGNE
LA GENÈSE DE L'IMAGINATION

par

Lorenzo VINC IGUERRA

PAIUS
LlBRAlRlE PHILOSOPffiQUE J. VRIN
6. Place de la Sorbonne, V•

2005
T h1.a One

~P9DX-D65-U$1jtyrlwt1I
1111111111~IUll~lll lllllJlllll I~ Il
JI rial
à Mané

En application du Code de la Propriété Intellectuelle et notamment


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clairement le nom de l'aureur et la source.

© Librairie Philosophique J. VRJN. 2005


Imprimé en France
ISSN 0249-7980
!SBN 2-71 16-1772-6

www.vrinfr

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JI n 'eJrpresqut! rien que now ne puissions comprerr.dre
dom/ 'imagination ne/orme quelq"4 Image d partlrd'u~ ''°"'·
Spinota (l..<11,., 17)

Ce n'esr pas nous qui qlfirmo111 ou niCHIS'jamaû rien d'une chose.


mais c •«si eUe-mlme qui C1'1 MUI ajfimt4 oui nit
quelque chose d'eUe-mbne.
Spinoz.a (KV, Il, 16)

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ABRÉVIATIONS

OP Operaposthuma
NS Nagelate Schriften
G Édition Gebbardt
Œuvres Édition Moreau
RDCPP Renati Des Canes Principiorum Phiwsophiae
CM Cogitata metaphysica
T/E Tractatus de lntellectus Emendatione
TTEIR Édition Rousset
KV Kone Verhandeling
E Ethica
TTP Tracta/us theologico-politicus
TP Tractatus politicus
Ep Epistolae
CGUI Compendium grammatices linguae hebraeae
AT Édition Adam-Tannery

def defini1io
ax axioma
dem demonstratio
cor coro/Jarium
SC scholium
lem lemma
post postu/atum
exp! explicatio
praef praefa1io
app appendix
aff def ajfectuumdefinitiones
.
Sauf indication contraire, t0us les textes sootuaduits par nous. On fait référence
à l'édition SPINOZA, Opera, im Auftrag der Heidelberger Akademie der Wissen-
schaften berausgegeben von Carl Oebbardl, 4 voll.. Heidelberg, C:arl Winter
Universitlitsbuchbandlung, 1924 ; pour le 1TP, on donne aussi la référence à la
nouvelleédition des Œuvres, dirigée par Pienre-François Moreau, vol. m. Tracta tus
theologict>-politicus. Traiti thiologico-politique, texte établi par Fokke Akkerman,
uaductions et notes par Jacqueline Lagrée (pour les chapitres IV à vu et XI à XVII} el
Pierre-François Moreau (pour lesautrescbapitres). Paris, PUF, 1999.

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INTRODUCTION

PENSER LE S IG NE

lin 'y a rien qui ne puisse erre un signe.


Charles Sanders Peirce

Si 1'on considère la longue histoire des études consacrées à Spinoza,


force est de constater que l'intérêt pour sa doctrine de l'imaginaùon est
relativement récent. Le problème de l'imagination a été, quoique souvent
mentionné, longtemps négligé, pour demeurer, dans l'ombre de la plus
noble connaissance sub specie aetemitatis, «"un thème" plus observé dans
sa ponctualité que compris dans sa logique" 1• L'intérêt pour cet aspect du
spinozisme n'a cessé de s'accroître depuis l'étude désormais classique de
Cornelis De Deugd 2 , influencé sans doute aussi par l'importance grandis-
sante des problémaùques épistémologiques posées à parùr des philo-
sophies du langage 3. Les études qui ont suivi sont résolument allées dans le
sens d'une réévaluation du statut de l'imagination•. Ce temps est révolu où

1. H. Laux, lmaginar;on ~r r~ligion ch.tt Spinoza. Ul potentia dallS l 'hUtoir~, Paris., Vrin.
1993,p. IO.
2. cr. C. De Dcugd, The Significance ofSpifloZO's First KiruJ ofKnowl<dge, Assen, Van
Gorcum, 1966. Tel était en effet à l'époque son cons!Jlt: «La rareté des <!tudes coosacrtes à
l'imagination a do quoi vraiment surprendre. si l"on considùc le rait que l'imaginati.on, en
tant que Pun des trois genres de connaissan<:e, est ponic in~gnintc cïc son .!pist.!mologie •
(p. 3). Pour un aperçu général plus r6cent, cf. D. BOStrenJhi, FortM • vlrrfl della immagina·
vone in Spincna,Napoli. Bibliopolis. 1996.
3. Dans ceue veine, cf.!!. Curley, « i!xperiernce in Spinoza'• Thcory of Knowledge •
SpinottL A Col/.ction ofCritical Essays, cdited by Marjorie Orone, Spinoza. A Col/ecJion of
Critical Essays, Garden City (N. Y.), 1973 (197·9); O. Savan, •Spinoza and Lang11agc •.
Studi<& in Spinoy,. Critical and Jnierprtlivt &says, cdited by S. Paul Kashap, Berkeley, Los
Angeles. London. University ofC&lifomia Press., 1972, p. 236-248.
4. Cf. en paniculicr F. Mignini, Ars imaginandi. Appareffl.ll e rappres«ntal.ione in
Spinoy,, Napoli, Edizinnl Scientiliche l!Jlliane. 1981; M. Bertrand, Spinoy,., l'imDgin.aire,
Paris, P.U.F.. 1983: H. Laux, imagination et ~•ligion chet SpinotQ. La poo:ntia dans
l'histoire. Oucre ces monographies. on pourra au.ssi se rcponer à H. V6drine. Les grande.s
1xmcep!Ul!IS dr l'im<!ginaire. ~ Plurvn a Sartre 11 i.twllll, !'luis, Librairie ~raie
Française, 1990, notamment chap. v • Puissance et illlllgjnation chez Spinoza•; O. Semerari.
La t~oria Jpinoziana d1/la immaginazion.e, Studi in onore di Antonio Corsano, Laealta.

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8 INTRODUCflON

il était encore pennis de penser que les différents mcxles de connaissance du


premier genre ne sont mentionnés par Spinoza " que pour les écarter" et
que « toure notre attention doit se poner sur les deux derniers genres, que
I'Érhique appelle la Raison et la Science intuitive » 1•
Si on peut donc dire connwùe aujourd'hui mieux qu'avant la puissance
et l'étendue de la théorie de l'imagination chez Spinoza, en revanche, on est
encore loin d'avoir apprécié la consisl81lce et la valeur des notions qui
permettent d'en bâtir la doctrine. Sur elles repose IOute la dynamique des
affects, jusque dans ses implications pour la pensée de la représeniation
religieuse et politique: on a nommé les notions d' image [imago] et de signe
[signum]. Après tout, Spinoza n'avait-il pas dit ouvertement lui-même,
et peut-être plus clairement que d' autres, que l'imagination est une
connaissance «par signes " [ex signis] ? Il était donc légitime de vouloir
s' interroger sur pareille notion, de s'efforcer d'en comprendre la nature, le
rôle et le fonctionnement, d'en déterminer les contours et d 'en mesurer les
enjeux. Le présent travail y est consacré.
On n'aévidemment pas manqué de s'arrêter sur ces termes pour essayer
de mieux les appréhender. Mais dans la plupart des cas ce fut au détour d' un
raisonnement, voire d'une simple illustration, qui finissait par allouer aux
signes une place étriquée, confinée à une définition étroite (la perception, le
langage, la prophétie, la politique), quand elle n'éiait pas carrément
importée d'autres auteurs ou doctrines. Or, il semble que cela ne résiste
guère à une lecture plus attentive des textes. Pourtant, le signe a davaniage
été considéré comme un personnage de second rôle, un comparse, plutôt
qu'un vériiable acteur de la philosophie de Spinoza 2. Complices parfois, il
Manduria (Taranto), 1970, p. 747. 767; P. Cristofolini (a cura di), Studi sui Seicento e
sull 'immagin.azlone, Seminario 1984. Srudi di Lcttere, Storia c Filosofia., Pis.a. Scuola
Nonnale Superiore di Pisa. 1985, avec noounment Les articles de P. Cristofolini, /poresi sui/a
scienttJ inruitiva (p. 95- 111) et de F. Haddad-Chamakh, l'imagination chez SpinottJ. De
/ 'imbecillitas imaginatiorusà /'imaginandi potcntia(p. 75-94).
1. A. Darboo, &udu spinozistes, Paris, P.U.F .. 1946, p. 88.
2. Ces demi~tes années. cependant, on assiste à un io1~r!t croissant pour tes questions
ayant trait au signe. Dans le cadre d'une analyse politique, on a att:iœ l'attention sur des dimeo·
sionsessenticllesà ta nature du signe spinotJste, comme son w,-pect public, ou encore le rapport
aux ingenia des individus : cf. J. Saada, •Le corps-signe. Ordre des passions e1 ordre des
signes : une œonomic du corps p01itique », Spinoza tt la Politique, Actes du Colloque de
Santiago du Ch!U, mai 1995, H. G iannini, P.-F. Moreau. P. Yenne~ (dir.), U niversidad de
Chile/CERPHl, Paris. L' HarmaWln. 1997, p. 67-83 ; d'auues onl aperçu dans le signe un
champ probl~matique plus vaste, ouvran1 ainsi des perspectives de recherche intéressantes :
cf. M. Messeri, l'epistemologiodi SpinottJ. Saggiosui corpi e le menti, Milano, li ~ggiaiore.
1990; dans oc sens également les actes du colloque tenu à la Sorbonne le 23 mars 1996 sur le
~me : « Otose, objet, signe ,., publi~s dans la Revue de1 sciences philosophiques et th.éologi·
qu<S,I. 82, n° l.janvier1998. p. 2-3S ;cf. aussi L Bovc. «La lhtoriedu langagechezSpinoza•,
l'Enseignement philosophiqut. Revue de l'association des professeurs de philosophie de
l'enscigncmcn1 public, 41 • ann<!c, n° 4, m;1n1-avril 199 1, p.16-33; et enfin X. Vetley,

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PENSER LE SIONE 9

est vrai, certains passages, dont l' exttême concision peut avoir eu.des effets
trompeurs. Comme, par exemple, lors des différentes classifications des
genres de connaissance du KV, du TIE, et de I'Élhique, oo, bien que le signe
y soit mis parfaitement en évidence, Spinoza donne !'impression de
redislribuer les critères internes à la distinction des genres de connaissance.
Aussi, devant la division des deux premiers genres proposée dans le second
scolie de la proposition 40 de la deuitième partie de l' Éthique, Edwin
Curley 1 a pu émettre l' hypothèse que la connaissance ex signis présup-
posait toujours d'abord une expérience vague-ce qui en soi aurait pu être
retenu, si cela ne supposait que lon considérât pour acquis que par signes il
faille entendre simplement les mots écrits ou parlés. Or, visiblement le
texte n'y fait allusion que sur le mode d'un exemple parmi d'autres
(ex. gr. ex eo ...)2. Il serait donc abusif de le considérer comme une
assomption générale. Nul ne saurait nier, en effet, que •les mots• [verbal
sont des signes., et plus exactement des «signes des choses [signa rerum],
telles qu'elles sont dans l'imagination et non telles qu'elles ·sont dans
l'entendement ,.3, mais cela seul n'est pas suffisant pour en éclairer le
concept, à un endroit du texte où Spinoza conclut un long raisonnement, qui
l'a conduit de l'abrégé de physique aux. notions communes en passant par
l'imagination. Peut-être, alors, eOt-il été plus prudent de se demander au
préalable ce que Spinoza entendait par signe, pour quelles raisons et suite à
quel cheminement conceptuel il s'autorisait en ce lieu à utiliser ce.terme.
On peut estimer que si l'on n'apas su accorder au signe toute la place et
le relief qu'il méritait, cela tenait au cadre interprétatif dans lequel on
s'attendait à le voir figurer: une théorie du langage. Certes, les problèmes
liés au langage occupent une part non négligeable de la réflexion de
Spinoza, mais iJ est vrai aussi qu'il ne s'y consacre pas de manière systéma-
tique. En vain on chercherait dans le corpus une doctrine achevée sur le
langage, bien que, au fil des textes, l'auteur y revienne constamment pour
avertir des dangers et des dérives propres à l'usage des signes. Quoi qu •il en
soit, ces indications interviennent presque toujours dans le cadre de
réflexions plus larges qui ont pour thème la nature et le fonctionnement de
l'imagination. C ' est donc auit principes de celle-ci qu'elles renvoient en
dernière instance.

•Affections, images et signes dans !'Écriture•. Spînoui <1 les ajfecrs, ccxtes réunis par
Fabienne Brug~rect Pïe1TC-François Moreau, Groupe de Recherches Splnoz.iJtes, Travaux el
documents, n°7, Presses de l'Universitt de Paris-Sorbonne, p. 63-90. De ces approches
diffbeotcs et encore partieUes on retiendra leur tendance à considi!rer Je rGlepositif du signe.
1. CC. E. Curley, • Experience in Spinoza·s TheQry orKnowlcdgc •,p. 30sq.
Z.Cf.EU,40sç2(0.ll.122.6).
3. TIE.§89(0.11. 33.14·16).

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10 INTRODUCTION

On aurait pu s'attendre à ce qu'une analyse du signe chez Spinoza


trouvât meilleure fortune dans le cadre des philosophies contemporaines de
la représentation. Les études de Jean-Claude Pariente et Louis Marin sur
Port-Royal 1, de Yves Charles Zarka sur Hobbesl, de Marcelo Dascal sur
Leibnizl, ou encore de Geneviève Bryk:man sur Berkeley• n'onl-elles pas
abondamment montré la fécondité de la pensée classique autour des problé-
matiques du signe? Or, il n'en est rien. La sémiologie et la sémiotique
contemporaines, ainsi que les réflexions qui s'en inspirenl semblent avoir
ignoréSpinoza_ Dans cette vaste littérature, Spinoza brille par son absences.
À ce silence quasi unanime, l'œuvre de Foucault ne fait pas exception.
Sans doute, par son envergure même, a-t-elle contribué à le conforter et Je
valider. Car comment ne pas voir que dans Les mots et les choses Spinoza
n'est pratiquement jamais mentionné, sa pensée encore moins analysée,
presque évitée, rangée quelque part entre Descartes, Malebranche et
Hobbes 6. Bien entendu, tout laisse supposer que Spinoza participe lui aussi
du «tournant épistémique » propre à !'âge classique, que, comme ses
illustres contemporains, il pratique lui aussi Je régime désormais ibinaire de
la signification, dont l' archéologie foucaldienne repère les traces emblé-
matiques dans le chapitre IV de la première partie de La logique de Pon-
Royal. Jamais cependant il ne nous est véritablement donné de comprendre
de quelle façon Spinoza se ferait l'interprète de la nouvelle épistémè. Le
spinozisme est ainsi tacitement inscrit dans I' «a priori historique» d'une
époque, dont il aurait partagé le même régime du signe. Certes, cela est tout
à fait possible; encore que pas complètement certain, au moins tant que
cette hypothèse n' aura pas été soumise. à l'épreuve des textes. Ce qui est
1. Cf. J.-C. Parienie, L'analyse du langage à .Port·Royal, Paris, Minuit, 198:5; L. Marin,
La critique du discours. Sur la "Logique de Port-Royal" et les "Pensles" de Pascal, Paris,
Minuit. 197S; on pourra~gaJcmcnc se reporter à l'article de M. P6c.Jtannan, « La signification
dans la philosopb.ie du langage d 'Antoine Arnauld., Antoine Arnauld. Philosophie du
langage et de Io connaissance. 6ditJ! par Jean-Oaude Pariente. Paris, Vrin, 1995.111. 65-98.
2.Cf.Y.-C.Zarlca. La décision métaphysique de Hobbes. Conditions de la politique,
Paris. Vrin. 1987. en particuUer les chap. l·IV, p. 73-150; du même auteur, cf. J!galemcnt,
• Principes de la •J!miologie de Hobbe. ., Hobb.s e Spinota. Scienw e politica. Alti del
Convegno lntemazionale. Urbino, 14-17 ottôbre., 1988. à éüfa dl Dalliela Bos1ttnglli c con
un'iotrodw:ionedi Emilia Giancotti, Napoli. Biblïopolis, 1992. p. 313-352; •Aspects stman-
tiques, syntaxiques el pragmatiques de la théorie du langage chez Hobbes•. Thomas Hobb<s.
De la mltaphysiqu" à la politique, Acres du Colloque franc<>-amtricaio de Nao1es, 6di~s par
Martin &rtman et Michel Malherbe, Paris, Vrin, 1987. p. 33-46.
3. Cf. M. Da.se.al, Lasi,,Uo/ogiede Leibniz. Pllris. Aubier. 1978.
4. Cf. G. Brykroan.Berkeley etlevoiledesm0<1s,Paris, Vrin.1993.
S. On ne trouvoera pas, pat exemple. le nom de Spinoza dans run des meilleur1 ouvrages
de synthèse consacré à l'histoire du signe; cf. U. Eco, U signe. Histoire et analyse d'un
concept. adapté de l'italien par Jean-Marie Klinlcenberg, Bruxelles, l..abor, 1988.
6, Cf. M. Fçu~ult, {;es mols et les choses. Uuarchiologitdes sci.ence.s humaius, Paris1
Gallimard. 1966. p-. 84, un des rares lieux où le nom deSpinozaapparall.

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PENSER LE SIGNE 11

plus sOr, c'estqueSpinozan'apparaît pas vraimentdanscenelarge fresque,


au point de disparaître comme englouti par la grande prose de Foucauh 1•
Ce silence, qui parfois ressemble à un oubli, pour ne pas dire à un non-
vu, n'est-il pas en soi déjà révélateur? L'indice, sinon d'une différence du
spinozisme, qui faute d'avoir été aperçue ne put davantage être appréciée,
au moins d'une résisrance à se laisser configurer selon des structureS ou des
modèles généraux de constitution. Non pas qu'il faille nier leur pertinence,
ni même prétendre les invalider, mais plutôt, si celas'avère être le cas, les
complexifier en leur apportant peut-être un autre éclairage à partir d'une
singularité «sauvage», qui semble être restée jusqu'à ce jour un :point
aveugle, quasi inexploré. Spinoza constituerait-il une « anomalie » dans la
manière de penser le signe? Il est trop tôt pour pouvoir l'affirmer. Mais si
telle devait être la conclusion, alors le besoin se ferait sentir d'esquisser
d'autres généalogies, d'autres filiations, d'autres possibles parentés, d'oser
d'autres rapprochements, et peut-être de rechercher et de mettre au jour
d'autres veines et d'autres strates 2. Une tâche qui assurément dépasse les
objectifs de cette recherche.
Comment, par ailleurs, s'expliquer de part et d'autre ce silence pro-
longé autour de Spinoza? Il n'est pas aisé de répondre. On ne peut qu'avan-
cer un soupçon: sur des questions comme la nature de l'image, la nature du
signe et de La signification, Spinoza a pu être perçu tantôt comme un repous-
soir, tantôt comme un écueil à éviter, tant l'aspect radical de certaines de ses
positions pouvait sembler condamner sans appel une enquête sur la nature
des signes. N'avait-il pas affirmé haut et fort que la vérité n'a besoin
d'aucun signe? D'aucuns ont alors pu juger que sur le signe Spinoza n' avait
rien à nous .apprendre de plus, ou en tout c.as rien de différent de ce que l'on
pouvait lire chez d'autres, à une époque oil le statut du signe joue
assurément un rôle important pour les destins de la pensée.

1. li est vr:ai que Spinozaesl si peu prtsenl dans toute l'œu~de Foucault.que les raisons
de sa quasi-aboence dans Lu mots tt des c/rQs<s ck!passcnt pcul~IJ'e le seul cadno de ce llvn:.
À tittc d' illustration, dans les 3500 pages des quaue tomes des Dits tt lt:rlu, Spinoza n·est cilt
que six fois; Foucauh ne lui consacre en tout et pour tout que quelques lignes. toutes de la
m.
p6riode 1958-1975 (tomes 1et dont les plus inltressantes ont pour ~me l'agir politique;
cf. M. Foucault. Diuttl crlts 1954-1988, 4 vol.•O. Defen et P. Ewald(dir.), avec lacoll.abora·
lion de 1. Lagrange, Paris, Gallimanl, 1994. À propos de la ciiation du TTE que lon trouve
dans l'Histoirede /afolied l'dgeclassique (Paris, Pion, 1961. p. 175); cf.leconunentaire de
P. Macherey, •L' acrualitt philosophique de Spinoza (Heidegger, Adorno, Foucault).,
dans Avec Spinoza. trudes sur la docrrine tt / 'hi~tolre du splno:J,mte, Paris, P.U.F .. 1992,
p. 222-236.
2. Pour """ prtseniation el une discussion critique du ~le proposé par Foutllult.
cf. M. Dascal. La slmiologie de Leibniz. chap. m : •Le th~me du signe à l'lge class ique • .
p.63-75.

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12 IN"TRODUC"TlON

De leur côté, les théologies réfonnées n'avaient pas attendu pour mettre
en place une théorie du signe censée pouvoir légitimer leur position doctri-
nale vis-à-vis des théologies concurrentes et de la philosophie elle-même.
Sur des questions comme la révélation, les miracles, l'incarnation ou la
transsubstantiation, le signe joue un rôle essentiel. li devient en effet le lieu
où s'effectuent les partages, où se tracent les frontières, où l'on redéfinit
les domaines, et où s'affrontent les interprétations, au point qu'il ne serait
pas faux de dire que théologie et philosophie partagent ou se disputent,
selon les cas, ce que l'on pourrait appeler une «métaphysique du signe,.
légitimant leurs discours.
On en a un exemple remarquable avec Calvin 1, qui consacre au signe
une partie importante de I'lnsritution de la religion chrttienne 2• Chez lui le
signe a une acception large, puisque « le nom de sacrement[... ) comprend
tous les signes que Dieu a jamais assignez et donnez aux hommes, à fin de
les aoerteneret asseurer de la vérité de ses promesses. Et aucunes fois il les a
voulu presenter en choses naturelles: aucunes fois il les a voulu presenter en
miracles ,.1. A'.u premier groupe appartiennent les exemples suivants:
quand Dieu donna à Adam et Eve l'arbrede vie en signe (arre] d'immorta-
lité, afin qu'ils soient assurés de l'avoir, tant qu'ils mangeraient du fruit de
cet arbre; ou quand il proposa l'arc-en-ciel à Noé« pour signe et enseigne à
luy et à sa postérité, qu'il ne perdroit jamais plus la terre par· déluge ».

l. L'exempleest d'autant mieux venu que l'on a voulu rapprochercernùnsaspccts de sa


dçctri~ aveç la pe!!S~ clç Spino"'! Çt !(U< c" ~mi~ ('Q~Qait dans 111 !>i'1!i~~
1· Institution de la religion chrétienne en traduction espagnole (1597). Celui qui a sans doute
poussé le plus loin cette comparaison est Andrt Malet, L< Tralt6 tb6>1ogico-politique dt
Spinow et la pensée biblique. Paris. Les Belles E..ettres. 1966. avec le chapitre • Spinoza et
Calvin•, p. 80-95. Pour Malet, en effet, Calvin aurait• fortement inRuenc6 Spinoza• (p. 93).
À l'appui de cette thèse, il cite l'opinion de Paul Vulliaud, Spinoza d'après lts /ivrts dt sa
bibliothlq11e, Paris, Chacornac. 1934, p. 40. et rappone lopinion de Madeleine Fl'll~ (« La
doctrine de Spinoza et la doctrine calviniste de la pr6dest.ination •. Rtvue d 'h;s1oire er dt
philosophi• r<ligi..w«S, juillet-octobre. 1933, p.401 ) selon laquelle •il est assun! que
Spinoza avait lu Calvin et qu'à plusieurs reprises sa pensée se n!~rc à lui•· Malet pcosc
trouver la doctrine du Deus .rive Na1ura ~gaJcmenl chez. Calvin. dont il cite·ces passages: •le
confesse bien sainement que Dieu est nat"ure. mo:yennant qu'on le dise en ~v~rcnce ci d'un
oœur pur •: • Dieu est Nature, mais à condition que l'on d~finis:se celle.ci comme un ordre
établi de Dieu ,.~ «!Oicu [ ... ] s'est comme v6tu de l'image du monde pour se montrer ànous et
se faîrc visible eo elle• (cf. p. 92 sq.). MJIJet observe que ces passages de Calvin sont
remarquables encequ' ils interviennent au cœur même de la critique de Lucrèce el de Virgile.
2. Cf. J. Calvin, Institution de Ill religion cflrititnne, texte original de IS41 n!impr.,
A. Lefranc (dir.). par H. Chatclain et l . Pannicr, Bibliodtbque de !"&oie des Hautes Études.
2 vol., Paris. Champion. 1911. cf. en particulier le cltap. x. Du SacretMnts, t. Il. p. S65-S8 I ;
mais aussi chap. xu, De la Chi• du Seigneur, § 2 • En quel sens le pain est appel6 corps du
Christ. etc. Contre la transsubstantiation. Valeur du signe. Ne pas )'atténuer. ni l'exag~rer •.
p. 629·~1.
3. J. Calvin.op. c/1.• p. 576.

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PENSER LE S:tONE 13

Calvin affirme ainsi que ce n'est pas l'arbre qui donne l'immortalité, ni
l'arc-en-ciel qui avait le pouvoir de retenir les eaux - l'arc-en-ciel ét.ant
"seulement une reverberation des rays du Soleil encontre les nuées" . Ces
signes ne sont pas les causes ni la raison de ce qu'ils annoncent. mai;s «la
marque engravée en eux par la parole de Dieu, pour estre enseignes, et
seaux de ses promesses ». Cela lui permet de préciser que, avant d 'êtt:'e des
signes, l'arbre était arbre et l'arc-en-ciel arc-en-ciel; mais après avo:ir été
marqués par la parole de Dieu, il leur aété conféré une nouvelle forme, pour
commencer d'être ce qu'avant ils n'étaient pas. Ainsi l'arc-en-ciel est
encore aujourd'hui témoin de cette promesse. Calvin peut alors écrire:
Parq.uoy si quelque Philosophe[...], pour se moquer de la simplicité de
nostre Foy. dit que celle variété de couleurs de raysdu Soleil est de la nuée
opposite: nous aurons à luy confesser. Mais nous pourrons reprendre son
igno:rance, en ce qu' il ne recongnoist point Dieu estre le Seigneur de
nature: qui selon sa volonté use de tous elemens pour s'enservir à sa gloire.
Et si au Soleil, aux Estoilles, à la Tenre, aux Pierres, il eustengravé et donné
telles marques et enseignes: tout cela nous seroient Sacremens '·
On n'est pas loin de l'idée du spectacle du monde, de la providence
divine, défendue dans le premier chapitre del' Institution, où il était dit qu'il
n'y a pas une si petite ponion du monde en laquelle ne reluise quelque étin-
celle de sa gloire. Sauf que si toutes les choses peuvent être considérées
comme des signes de la gloire de Dieu. tous les signes ne se valent. pas :
certains sont donnés directement par Dieu, pour confirmer sa promesse. Ils
sont alors comme une signature ou un cachet apposé au bas d'une lettre, qui
certifie son contenu sans s'y substituer. Ils confortent la foi, sans en être la
cause. À lui seul le cachet ne saurait faire foi, mais il aide la foi une fois
qu'elle est là. Le signe n'est donc pas une preuve, il est une coofirmauion 2 •
Il n'est pas !besoin ici de rappeler la position calviniste contre la doctrine de
la transsub.st.antiation et la part que prend la valeur du signe dans cette
démonstration, pour se rendre compte du rôle déterminant que joue la
position du signe dans lamanièrededémarquerunedoctrineetd'enécarter
d'autres. On pourrait multiplier les exem:ples.
Cela étant. les enjeux contenus dans une problématique du signe, même
s'ils engagent souvent une confrontation avec la théologie, ne sont pas
seulement théologiques. lls semblent devoir concerner au moins trois
questions fondamentales: 1) les fondements du savoir, le rapport du signe
à la vérité et à la certitude de la connaissance ainsi qu'à la croyance;

!. Ibid.• p. 576-577.
2. On peul regreuerque Malet n'ait pu poussé plus loin sa comparaison entre Calvin et
Spinoza sur le probl~me du s1a1Ul des signes. de manl~re à faire tmerger non seulement des
points de convergence majs aussi des d i ff~rences.

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14 INTRODUCTION

2) la méthode à suivre dans les sciences comme manière d'ordonner et de


mesurer, ainsi que la part que prend l'imagination dans ces procédés - ce
que Bacon avait déjà appelé I'interpretatio naturae et la classification des
données de l'expérience; 3)1a disiinction des don1aines de la connaissance
naturelle e1 de la théologie, qui repose en grande panie sur une hétéronomie
généralement assumée entre.les signes de la nature et les signes de Dieu.
Si l'on s'en tient simplement au troisième de ces enjeux, la seule
considération d'une œuvre comme le 1TP montre que Spinoza a sans doute
voulu trancher à sa manière le nœud de nombre de débats et de disputes.
L'analyse de la connaissance prophétique, la critique des miracles, la
méthode rationnelle d 'interprétation des signes de ('Écriture, et plus généra-
lement la naturalisation de 1'essence de tout signe constitue l'un des apports
indiscutables du spinozisme aux questions qu' une époque se pose sur sa
manière d'ordonner, d'interpréter et de comprendre les signes. Tout porte à
croire que Spinoza, bien au delà du 1TP, ait médité tous ces problèmes
ayant trait directement ou indirectement à la nature de la représentation et
de la signification. Est-ce suffisant pour lui conférer une originalité quant à
sa pensée du signe? Laquesûon mérite au moins d'être posée.

SPJNOZAETLESIGNE
Si !'on regarde à présent les 1ex1es, que consra1e-t-on à une première
lecture? Paradoxalement une certaine dissémination de l'usage d' une
notion qui donne l'impression de recouvrir un champ sémantique assez
large, pour ne pas dire vague. Spinoza ne semble pas reprendre à son
compte les distinctions communément admises de son temps e-t dont on
retrouve une indication dans les lexiques 1• li ne procède jamais à une
analyse détaillée et exhaustive du signe sur le modèle de ce que l'on peut
rencontrer par exemple dans les Elements of Uiws ou le Leviathan l de

1. Micraelius. donl le lexique enregistre la tenninologie de la philosophie scolas:ûque et


protestante, après avoir ~fini le signe comme quod osten.dit se, & praeter se aliud repre·
sent:a1. distingue neufsens du signe[.rignum] aniculM selon autant d'oppositions : 1) ntcesso·
rium ou non necessarium; 2)physicum & no1urale ou arbi1rorium; 3)divinum ou humanum ;
4) signijica1ivum ou txhibi1ivum; S)fonnale ou instru.mtnlale; 6) manifes 1a1lvum ou commo·
nefac.1/vum; 1)theorelkum ou prac1icum; 8) remtmorœîvum ou demons1ra1ivum; 9) instpa·
rabile ou concu"ens; ct.J. Micnelius, laicon Philosophlcum terminonun. philosophis
u.sitatorum. Jena, 1652, (1662). entrée• SÎSJlum •: pas de grandes différences dans le lexique
de Otauvin, qui enregistre la lcnninologie scolastique et can~sicnne; il ajou1c simplement à
cette liste le signe proximum et remo1um; cf. S. Chauvin, Le:xicon philosophicum, Rotterdam,
1692 (1713). entrœ • sigJlum •. PO'.ir une analyse é1ymologique. stmanrique e1 historique des
emplois du tcnnc. «signe• [semeion, signum ) dans les traditions philosophique. mtdicalc et
llltologique, cf. M. L. Bianchi (a cura di), Signum, Alti del IX Colloquio lntemazionale,
Roma, 8-10 gennaio 1998. 1..e..ico lntellettuale Buropeo, Firenze, Olscblci, 1999.
2. CC. en particulicrpartie [,Clu.p. ID, IV, V, XJV,Ol partie ll,chap. XXX!.

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PENSER LE SIONE 15

Hobbes, ou dans l'effort de systématisation dont témoignent les auteurs de


La logique ou l'art de penser de Port-Royal'. Aucune distinction n'est
établie, par exemple, entre les tekmeria, ou signes certains (comme la
respiration peut lêtre de la vie des animaux) et les semeia, ou signes
probables (comme la pâleur peut l'être de la grossesse chez les femmes)2.
Aussi , quand il est question de définir la vie et la mort d'un corps, Spinoza
n'a pas recours au diagnostic d'un signe particulier considéré comme
discriminant de la vie et de la mort (comme la froideur ou la raideur du
corps) J, mais il s'appuie sur la manière qu'a le corps de se perpétuer comme
mémoire de ses pratiques de vie. Spinoza ne s'attache pas davantage à
réitérer une distinction, pourtant elle aussi classique, entre les signes dits
naturels et les signes artificiels ou conventionnels•, semblant ainsi vouloir
rester fidèle à son refus d'opérer un partage entre ce qui relèverait de
lartifice el ce qui au contraire serait naturel. Enfin, contrairement au
Descartes des Passions de I'dme, il ne semble pas non plus accorder grande
impoMnce à une sémiologie des passions sur la base de leur manifestation
somatique (les larmes, le rire, la rougeur, la pâleur... ). Cela ne signifie pas
qu' il ne reconnaisse pas leur réalité; simplement les signes, comme critère
pour reconnaître et classer les passions, ne l'intéressent pas.
En fait, Spinoza fait l'économie d'une caractérisation des signes, qui
accompagne traditionnellement leur théorie, et parfois met tout en œuvre
pour que l'on relativise la valeur attribuée à certains d'entre eux réputés
pour être des indicateurs naturels des choses (de la vie, des passions, etc.). Il
ne s'Llltéresse à !ellf système de différences que quand la nécessité de la
démonstration le requiert, comme c'est le cas, par exemple, lors de l' ana-
lysede la prophétie (distinction entre la voix et la figure}, ou quand il s'agit
d'établir les éléments morphologiques d'une langue comme l'hébreu
(distinction enitre les lettres, les voyelles, les syllabes, les mots ... ), ou
encore quand il est question de recenser les différents sens d'un tenne dans
un texte (le sens du mot« esprit'" ou du mot« feu» dans !'Écriture). Tout se
passe comme si les signes étaient considérés par eux-mêmes comme

1. • Quand on ne regarde un certain objet que comme en reprtsentanl un autre, l'idée


qu'on en a est une ido!e de signe., et ce premier objet s'appelle signe. C' est ainsi qa'on regarde
d'ordinaire les cartes et les tableaux. Ainsi le signe enferme deux idées : 1•une de la chose qui
re~sente. l'autre de la chose représentée. et sa ·nature consiste à exciter la seconde par la
première • ; A. Arnauld et P. Nicole, lA logique ou l'an de fMnser. Paris, Gallimard, 1992
(1962), partie J, chap. av, p. 46.
2. lbid.
3. • Aucune raison ne me force à penser que. le Corps ne meun que s'il se change en
cadavre . ; EIV, 39' SC (G.D. 240.2().21).
4.Cf.Sextus Empiricus. H yporyposes. li, 1().11. with an &glish translation by
R.O.Bury, Cambridge Massachwelt$, London England, Loeb ClusiçaJ Ubmry, Har;ard
UniversiayPress, 1990( 1933). p. 213-237.

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16 INTRODUCTION

inaptes à délivrer le contenu de leur signification. Le signe ne constituerait


pas en soi u n critère univoque de distinction et de vérité, mais serait plutôt
un auxilium qui aiderait à discriminer selon des plans d'analyse qui ne
dépendent pas des signes.
L'approche du signe chez Spinoza n •est donc pas classique en ce sens :
elle ne passe ni par des oppositions taxinomiques (signes naturels ou
conventionnels, signes arbitraires ou institués), ni par une hiérarchis:ation
(signes naturels et signes surnaturels). En revanche, une attention soutenue
est prêtée à leur usage, au contexte dans lequel ils émergent, à 1'histoire
dont ils sont poneurs, aux habitudes qu'ils traduisent, ou encore aux emjeux
théoriques et pratiques dont ils font l'objet. C'est même un aspect qui
revient souvent sous sa plume, et qu'il convient de souligner. Aussi, quand
ils' agit de déterminer la signification du mot verum, Spinoza renvoie à son
origine dans l'usage vulgaire des récits 1 ; quand il est question d'expliquer
la signification du mot pomum ou celle d'une marque laissée sur le sable, il
indique dams l'habitude [consuetudo] l'élément constitutif de sa significa-
tionl; enfin, c'est encore à l'usage qu'il a recours, quand il détermine le
sens de ce qui est sacré et profane 1.
Si tel est le résultat d'un premier constat, un second doit venir immédia-
tement s'y ajollter ; qu!!!ld !e terme «signe » [signum] est explicitement
convoqué dans le texte, il l'est presque toujours à des moments topiques des
développements spinoziens. Un bref rappel de quelques extraits bien
connus devraitsufftreà l'illustrer:
ainsLestimons-nous impossible que Dieu se soit fai1 connaître aux hommes
par un quelconque signe [teeken] exll!rieur•;
pour avoir la certitude du vrai, il n'es! besoin d'aucun signe [signo] que la
possession de l'idée vraie[ ... ]; la vériléne requienaucunslgne [signe]';
et si maintenant quelqu'un demande à quel signe [signo] nous pot.1rrons
donc reconnaître la diversilé des substances [ ... ] on chercherai! ce signe
[sig11um] en vain';
les prophè1es n'étaient pas cenains de la révélation de Dieu par la
révélation elle-même, mais par quelque signe [signo]';
Je signe [signwn] unique et le plus certain de la vraie foi calholique [ ...]est
[... ]la justice et la charité'.

1. •La premi~re sigJlification de vrai et de faux semble avoir son origine dans les <écits;
et l'ondlt vrai"" ~it quand le fait raconté était réillemcntarrivé •; CM. 1.6 (0.1. 246.2:3-26).
2. Cf.Ell.18se(O.Il. I07.16-28).
3. Cf. TTP. chap. XII (0.lll. 160.21-32; Œuvres Ill. 432-434.25-3).
4. KV,11,24. § IO(O.l. 106.19-21).
S. TIE.§3Set §36(0Il. IS.9-IO; Oll. IS.IS).
6. El, IOl!O (0 Il. 52.17-21).
7. TTP,chap. o(O.!Il.30.18- l9;Œuvrtslll.114.17-18).
8. Ep. 16(0.IV. 318. 11-13).

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PENSER LE SIGNE 17

Par ailleurs, Spinoza souligne plus d' une fois cette tendance humaine à
vouloir voi:r des signes dans toutes les choses: la métamorphose invoquée
dans le dcux.ième scolie de la proposition 8 de la première partie de
1' t1hique nous rappelle que les hommes confondent substances et modes,
mélangeant toutes les choses. passant de l'une à l'autre sans critère 1•
Si le signe ne fait pas en apparence l'objet d'une analyse particulière,
Spinoza semblant s'occuper moins de ses aspects empiriques que de sa
nature cognitive générale, les quelques 'exemples cités confèrent au :signe
une certaine valeur« logique» (son statut de cri.tère ou de non-critère de la
distinction ou de la certitude par exemple). C'est de cette logique que lon
voudrait ici essayer de rendre compte. n apparaît d'ores et déjà, en ·effet,
que la fonction du signe dépasse, sans pour autant l'exclure, une définition
strictement linguistique. Sans doute Filippo Migoini a-t-il eu raison de
reconnaître dans le signe spinozien une fonc.tion générale qui est à la fois
indicative et expressive 2 (encore que, comme on le verra, ce soit l'idée du
signe, et non le signe lui-même, qui exprime et indique), mais cela semble
encore trop vague pour nous permettre de mieux caractéri.ser sa nature et
son fonctionnement à l'intérieurdu système.

LA GENÈSE DE L'IMAGINATION
Qu'est-ce qu'un signe, en quoi consiste sa nature, comment se
constitue-t-il, à quel type de relation fait-il appel, quelle est sa place dans le
système spinoziste? Très vite il est apparu que pour satisfaire à ces
questions il aurait fallu auparavant répondre impérativement à d'autres,
laissées dans !'ombre par la critique : qu •entend Spinoza par image
[imago], quelle est son essence et son origine? Cela renvoyait à d'autres
notions, comme à celle de «trace» [vesrigium] ou d'«impression»
[impressio], et, plus encore, au processus de leur formation dans le corps.
Cette manière régressive de poser les problèmes était le meilleur indice
qu'il fallait changer de point de vue: renoncer à un regard descriptif, quitte
à le retrouver par la suite, pour pénétrer les textes de l'intérieur dans leur
progression même. Alors que nous cherchions, dans un premier temps, des
objets précis et déterminés sur lesquels mettre la main, un peu comme pour
se rassurer que lon lient bien son sujet, les tex~. eux, semblaient se
soustraire à cette entreprise, et renvoyer plus à un processus de constitution.

1. D'autres textes von1 dans cc sens; par exemple TIE, §68 (G.ll. 26.6-9).ou lc.U:but de
la préface du 7TP(O.m. 5.23-25).
2. Cf. F. Mignini, Ars imaginandi. Appar<nUJ • rappr<S<nlatlon• ln Spinoza, p. 198. Le
signe a une double puissanœ. nesr à la fois indice er preuve. il permet l'h~se el J'inf~~
rence, c'est-à-dire qu'il renvoie à autre chose; c,n m!me lemps il est expre$SÜ, au sens oil il a
une réalité formelle propre.

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18 IN'TRODUC'li10N

Il fallait donc suivre les textes dans leur manière de poseretd'engendrer


les problèmes, avec la conviction que leur démarche même devait nous
apprendre quelque chose d'essentiel sur le signe. À la manière des géo-
mètres, la méthode spinoziste consiste à tracer et construire les essences des
choses à partir de leur cause. Ce procédé justifie une approche qui assume le
signe en premier lieu comme quelque chose dont ils' agit de produire p<>siti-
vement le concept, et seulement ensuite comme un « objet" empiriquement
caractérisé par un usage participant d'un système de différences donné. Les
signes n •ap,paraîtront alors dans leur foisonnante variété et sous toutes les
figures qu'il leur est donné de revêtir, qu · une fois que l'on sera parvem1 à en
expliciter les conditions, à en suivre pas à pas la constitution; autrement dit,
à en produire une définition, c'est-à-dire, selon la méthode spinoziste, à
retracer les linéaments d'une genèse : une genèse de l' imagination.
À cet égard, le TTP reste sans aucun doute une œuvre importante, quant
à sa façon de penser la nature et le fon-ctionnement du signe. Une étude
spécifique tui sera consacrée. Mais il n'est pas dit qu'il soit le seul texte à le
faire. ni même celui où gît l'essentiel de ~a doctrine. Le 1TP s •ouvre sur des
bases anthropologiquesl: les mécanismes de l'imagination et les signes y
sont surtout analysés dans le cadre de la superstition. Or, si ces prémisses
répondent aux objectifs affichés du traité, elles ont elles-mêmes des fonde-
ments, qui plongent leurs racines dans le corps et sa puissance d'affecter et
d' être affecté.
C'est swrtout dans la seconde partie de I'Éthique qu' il faudra aller
rechercher les premières traces d'une pensée du signe. On aura pris soin au
préalable d •en élucider les présupposés par une analyse de ce qui constitue
le cœur même de lidée, le noyau à partir duquel celle-ci affirme et signifie :
la sensation. Une recherche sur la nature du signe spinozis1e qui se veul
«génétique» ne pouvait pas ne pas conduire, en effet, à s'interroger sur
l'essence même de l'idée [idea). sur les relations qu 'elle entretient avec les
autres, sa manière de produire du sens, son rappon au corps. Sur ce point le
spinozisme se démarque d'autres auteurs, notamment Descartes et Hobbes.
dont les doctrines sont un objet permanent de confrontation sur des
problèmes tels que le doute [dubitatio], l'étonnement [admirario], l' union
de l'âme et du corps [unio]. Cependant cette confrontation ne sera jamais
envisagée ,en tant que telle, mais seulement parce qu'elle permettra
d'éclairer a.u mieux les principes à partir desquels se déploie la con~ption
du signe chez Spinoza.
Il importera de faire émerger les moments constitutifs de la doctrine
de l'imagination, en soulignant les effets de rupture, les « pli:s » à
partir desquels le discours spinozien, sous lapparente linéarité des teKtes,
l. SI homines... ainsi débute le trai1t :cf. JTP, praef (G.m. 5. l: Œuvres m. 56. J).

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PENSER LE SIGNE 19

progresse et redéploie son jeu de différences. C'est là que les textes appa-
raitront dans toute leur densité, leur richesse, leurs difficulœs aussi. Après
avoir mesuré pas à pas les conditions ontologiques, phénoménologiques et
physiques qui permettent à Spinoza de fonder sa théorie de l'imagination,
on analysera de près sa conception de la trace, de l'image, et dans leur
prolongement celle du signe, dont on verra certains usages dans la dernière
partie. C'est pourquoi l'étude du ITP ne sera proposée qu'à la fin, pour
mieux illustrer une pensée que Spinoza avait déjà élaborée, ou était en train
d'élaborer, selon une logique construite dans !'Éthique, après avoir été
préparée par le TIE.
Pour nous aider dans ce parcours, on ne se munira d •aucun modèle em-
pirique du signe préétabli, qui risquerait. par ses sous-entendus de faire écran
à la compréhension des textes. On ne projettera pas non plus snr la lettre du
texte une doctrine de la signification déjà constituée, telle que Spinoza
aurait pu la trouver chez Hobbes ou dans la Grammaire et la Logique de
Port-Royal, ou encore chez Thomas d'Aquin 1, Augustin 2 ou Sextus
Empiricus. On n'y aura recours que si elles ressortent et s'imposent de
l'examen même des textes. On peut en effet supposer, sans trop de risque de
se tromper, que Spinoza a lu et médité ces œuvres, ou du moins qu'il a eu
connaissance de leurs doctrinesl. Mais c'est un fait: il ne s'y rerare jamais,
ni pourles assumer, ni pour les critiquer. On ne le fera donc pas à sa place.
Il revient à Foucault le mérite certain d'avoir su exhumer les vestiges
souterrains de ce qu'il a nommé« les codes fondamentaux d'une culture ,.,
d'en avoir indiqué la valeur d' ordre, à la fois «ce qui se donne dans les
choses comme leur loi intérieure, le réseau secret selon lequel elles se
regardent en quelque sorte les unes les autres et ce qui n'existe qu'à travers
la grille d'un regard, d'une attention, d.'un langage»•. Or, il ne fait pas de
doute que l'une des manières par lesquelles la philosophie de l'âge classi-
que a voulu reconfigurer le savoir, a été celui d'un nouveau regime de la
causalité. C'est en repensant de fond en comble le mot d'ordre scire per

1. Sur la sémiologie de Thomas d 'Aquin, cf. E. Manny, La philOSDphit du 1ignt. Lt1


carlgoriei slmiologiquts, Faculté des Lettres de! 'Université de Fribourg (SuiJSe), 1969.
2. Pour les influences de l'augustinisme au xvn• sià:le on pouna se reporter à l'étude
d' Andrt Robirw:I, u langag< à 1'8g< c/assiq1C•, Paris, Klincbieck, 1978; cf. ~galemcnt
H. Gouhicr, CorttsianisrM eraugustini11Mouxr11• 1/tc~, l'llris, Vrin. 1978.
3. La logiqu• ou l'art d•)>eruu de Antoine Arnauld et Pierre Nicole dans l'édition de
1662 figure dans la bi bli~uc de Spinoza: il est peu probable que Spioo:ta n'ait pas lu le
Uviathan, si on considère la pro>r.imilé et te parat l ~ le de certaines parties du 1TP avec 1'œuvre
de Hobbes. Sur la diffusion de l'œuvn: de Hobbes aux Pays-Bas, cf.C.Sccrttan, •La
râ:cption de Hobbu aux Pays.Bas au XVII" siècle •, Studia Spinowna, vol. 3. Spinow and
Hobbes. Walther& WaltherVerlag, 1987,p. 27-46.
4. M. Foucault. Lesmouetleschos~s.p. 11.

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20 INTRODUCTION

causas de la science aristotélicienne déclinante, à travers sa nouvelle


fonnulation dans le champ de la science moderne naissante (en particulier
par la redéfinition du mouvement et de ses lois) 1, que la philosophie
réordonne la nature des choses et celle de la ratio à partir d'ua nouveau
modèle decaus.alité. Nul doute que Spinoza. sur la voie d'un nécessitarisme
absolu, ait poussé au plus loin cette logique, au point d'identifier la nature
de la chose [res] à celle de la cause [cau.sa]l. C'est donc dans le cadre de ce
vaste projet que la nature du signe et celle de son fonctionnement doivent
être reconsidérées. De même que pour comprendre rationnellement ce
qu'est une chose, il est nécessaire de comprendre ce qu'est une relation
causale, de même. pour comprendre ce qu'une chose est pour l'imagina-
tion, il est nécessaire de comprendre ce qu'est et ce que fait un signe. La
distinction et la relation chez Spinoza entre les différents genres de
connaissance devra donc se situer à ce niveau : dans l'imagination la chose
est signe; dans les autres genres de connaissance elle est cause.
La questiom qui semble alors devoir se profiler à l'horizom, el qu'il
faudra garder en mémoire, est la suivante: quel rapport entretiennent la
cause et le signe? Autrement dit.• comment s'articulent le régime de la cau-
salité et celui de la signification? À ces problèmes, il semble qu.e Spinoza
ait profondément médité, pour enfin apporter sa réponse. Les pages qui
suivent sont consacrées au signe et à son fonctionnement; mais il est
évident qu'il faudra tôt ou tard en mesurer toutes les conséquences sur la
conception générale que Spinoza eut de la causalité, et sur ce qu 'il lui est
arrivé d'appeler une« logique vraie». Spinoza a toujours soutenu que les
idées inadéquates étaient en elles-mêmes tout à fait positives; iJ n'y a rien
en elles par quoi on puisse les dire fausses. Elles expriment partiellement
les choses qu'elles signifient. Elles sont donc une partie. Mais une partie de
quoi, de quelle totalité? FonnuJons cette hypothèse: le signe n'exprime
que partiellement la cause, celle-ci con:stituant pour Spinoza la définition

1. Sur l'histoire de la causalité, cr. V. Carraudl, Causa sive Ratio. La raison de la cause de
Suarez.à t..ibniz, Paris. P.U.F.. 2002; E. Yaltira. L.a causaliti d• Galill<à Kant. Paris. P.U.F.,
1994; C.Oiacon, La causalità nt/ razionalismo nwdemo. Carresio. Spinai:tJ, Malebranche,
l.Libnil. Milano. Bocca. 1954.
2. Ce point a éœ dtmonlft par Alexandre Matheron, •La chose, la cause et l'uniœ des
attributs», Revue dt!s .sciences ph;losophiques .e t thlologiqutt'1, t.82. n°1. janvier 1998,
p. 3-16; Pierre Macherey remarque que l'énonctde la célèbre proposition 7 (ordo et connexio
idearum idtm tst ac ordo 11 coMexio rerum) est traduit par Spinoza en tcnnc de causalit6
dans la d6monstra.tion de la proposition 9 (ordo et connaio ûharum Ukm es.tac ordo et
conne.rio causarum); cf. P.Macbcrcy. fmroducdon d /"Éthique de Spinai:tJ. La seconde
parti•. La rialiti mentale. Paris, P.U.F., 1997. p. 74; cf. également E. Balibat, • lndividwtliœ,
causalîté, subslanoe : ~flexions sur 1'oncologie de Spinoi.a •, SpinoiA l1sues and Directions,
The Procee<lings of the Chicago Spinoza Confercnce, ediled by Edwin Curley and Pierre-
François Moreau, 1'..eiden, New York, K1>benhavn. KOln. E. J. Brill, 1990, p. 58-76.

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PENSER LE SJGNE 21

complète el adéquate de la chose [res] . L'exprimant, il la manifeste, du


moins en partie. On peut alors supposer qu'une théorie de la signification
complète des choses coîncide avec leur explication causale, et vice versa
qu'une pensée adéquate de la causalité vaut une théorie complète de la
signification. li s'agit donc d'apprécier quelle est la part d'une sémiologie
(mais mieu:x vaudrait ici parler de sémiotique) dans le régime général de la
causalité. Or, précisément, il n'est pas tout à fait sOr que la position de
Spinoza à ce sujet puisse être confondue avec celle de son époque.

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PREMIÈRE PARTIE

SENT/RE SIVE P'ERCIPERE

Je n'ai pas 4 rapprocher /'inttrieuret /'extbieur,


ils sont un dans ma sensation.
Henri Matisse

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PREMIÈRE SECTION

SENSATIO

CHAPITRE PREMIER

DOUTE ET SENSATION

L'HYPOTilÈSEDU MONOIDÉISME

À défaut d'en partager l'esprit, Spinoza aurait pu faire sienne


l'expression de Descartes« c'est l'âme qui sent, & non le corps» 1• Comme
pour Descartes, mais avec des présupposés et des conséquences bien diffé-
rents, la sensation doit être considérée stricto sensu comme se situant « du
côté» de l'espritet non du corps. Le corps, lui, se meut ou est en repos, peut
ou ne peut pas, mais à proprement parler il ne sent pas. Cependant, si la
sensation relève de la pensée, le corps n'y est pas pour rien. Spinoza pourra
écrire dans le TIE:
l'idée n'esten soi [in st) rien d'autrequ'uoecenaioesensalioo [nihil aliud
nisi talis sensatio)'.
Ne serait-ce que par son côté lapidaire et impromplU, cene quasi
définition, sur laquelle on a coutume de passer sans s'y arrêterl, a de quoi
surprendre. Quoique cartésienne dans l'allure, sous son air d'évidence elle
a quelque chose d'étrange et de difficile à saisir. Spinoza semble en dire
trop ou pas assez, un peu comme si, pour éclairer la nature de l'idée,.il fallait
1. R. Descartes. Dioptriqut, Œscours IV, intitulé •Des sens en gi!nûal» (AT. VI. 109) ;
cf. aussi Princ ipes, !, 9 (AT. IX. 28}
2. TIE. § 78(0.ll. 29.29).
3. À une excep<ion près au moins : cf. O. Boss, • Les principes de la philosophie cbet
Hobbes e1 chez Spinoza•, Studio spimn,ana, vol. 3, Spinoza and Ho/JIN•, Walther & Wal1her
Verlag, 1987. p. 87-123. en particulier p. 92-93. On trouve une analyse int~ssante de ce
paragraphe chez M. A. Oleizer, Vttdadt t ctrttza tm Espin0$1l, Porto Allegro, L&PM. 1999.
p. 179-200.

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26 SENSATIO

nous en remettre à une notion, qui, telle qu'elle est üvrée, n'est guère plus
éclairante. Sans doute cela est-il dQ à l'opacité d'un sujet qui hérite des
lumières, mais aussi des ombres du cartésianisme. Que veut dire ici idte en
soi? Que faut-il entendre par sensation?
Le terme sensation' est pas répertorié dans les glossaires del' antiquité
classique, quasi étranger au latin médiéval, il n'est pas recensé dans les
lexiques de l'époque 1• Introuvable chez Descartes, on le chercherait en
vain chez Hobbes, qui utilise le terme sensio; absent chez Bacon, le Novum
Organum préférant sensus, il ne figure pas non plus dans la Philosophia
S. Scrip1urae lnterpres de Meyer. Cette rareté ne fait qu'accroître l'intérêt
pour un terme que Spinoza pouvait utiliser pour mieux signaler l'originalité
de sa pensée 2. Alors que le RDCPP, redevable du lexique cartésien, est peu
probant, tout comme le KV, dont il est difficile, en l'absence de 1'original ou
de la copie latine, d'appréhender le sens latin derrière la lettre néerlan-
daise3, le TIE et l' Éthique en revanche témoignent d'un usage rigoureux de
locutions telles que sensario, sensationes, sentire. Si dans le CM sensatio
n'est présent qu' une seule fois•, il l'est dans un sens attesté par Je TIE, où
sensa1io fait référence à l'acte du senrire>. Dans I' Éthique, le substantif

1. Ni dans R. Goclenius, Lexico• Philosophicum, Francofuni, 16 l 3, ni dans Micnielius,


/..exicon Philosophicum, Stetini, 1662, pas plus dans SpanogM, Synonimia la1ino-,.u1onica
(ex E1ymologico C. Kiliani deprompta). Latijnsch-Nederlandsch woordenboek der XVll
ceuw, Antwerpen-Oenl· 's·Gravehange, 1889.
2. Pour une analyse du lexique du TIE. cf. F. Mignini, .: Annotazioni S\J.l lessico del
Tractatus de intellectus ementatione ». Spinoz)aria. Ricerche di terminologia fifosojic.a e
cririca resruale, Lessico lntellettuale Europeo. a cura di Pina Totaro. Firenze, Olschki, J997,
p. 107-123 et F. Akkerman, «La latinité de Spinoza Cl l'authentici16 du lexie du Trac1111us de
in1elli!.ct"s emenda1ione•, Revue dts Sciences philosophiques et thlologique.s, LXXI, 1987,
p. 23-29.
3.C'est cc que tcnrc de faire Fillppo Mjgnin.i : gev~/ lraduirair sensatio, et gevoelen
S'11tir., alors que les NS traduisenl les occurrences de sensatio du TIE ei RDCPP-CM par
g~v.ling; cf.F.Mignini, «S.nsu.1/sensa1io in Spinoza•, Lessico ln1clle1tuale Europco,
Sen.sus-sensa1io,acuradi M. L. Bianchi. Firenze, Olschki, 1996, p. 276-281.
4. CM, l , I (G.1.234.21 -25).
5. Selon Filippo Mignini, le TIE emp.runrerait à Oescanes les tltments suivanu::
• 1) I' attribu1lon des sensations au domaine des ida:s : bien que Descanes n'identifie pas les
sensations (qu'il appelle perceptio11es) et les id6es, il considère toutefois l'acte du sentir
comme une pens~; 2) la th~se d'une produccion continue en nous d'idœs·sensations. qui en
grande panie ne dépende ni pas de nous; 3) la thèse( .. . J selon laquelle la sensation de !"union
avec le corps est l'effet et la raison suffisance pour affumer qu'une telle union est
~clJe •; F. Mignini. « S~nsuslsensatio in Spinoza», p. 275. Sur la sensation chez Descanes.
cf. F. de Bll2on, •Le probl~me de la sensation chez Descanes •. Aurour dt V.scarJtJ.
Le problbnt dt l'/Imt tl du dua/ismt, publi6 par J.-L. Vieillard-Baron. Paris, Vrin, 1991.
p. 85-99 e1 J.-M. Beyssade. «Sensation e1 idée: le pàJron rude • . Anroint Arnauld. Philo-
sophie du langage et de la connaissance, ~tudes ~unies par J.-C. Parieotc, Paris, Vrin, 1995,
p. 133- 152; cf. aussi J.-R. Armogathe, « Stmant~ desensus-sensdans lccorpuscWsien •,
Lessico lntellcttuale Europeo, Struus·S.nsalio. Firenze, Olschki. 1996. p. 233-252. On a

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DOUTE ET SENSATION 27

disparaîtra complètement au profit de ajJectio et affectus, tandis que les


fonnes verbales desentire survivront.
Percipere c'est assurément connaître. Sentire aussi. Le premier vaut
plutôt pour les corps extérieurs, alors que le second se rapporte uniquement
au corps et à lesprit du sujet percevant 1• Aussi la sensatio est-elle le reten-
tissement interne à l'union de l' âme et du corps lors de la perception. Elle
est l'indice même de cette union. Un sentir est ainsi logé au cœur de toute
perception. À la relecture de l'extrait du TIE, la thèse quel'idée en soi n'est
rien d'autre qu'une cenaine sensation apparaSt comme la conclusion d'une
hypothèse:
si dans l'âme [in anima] il n'y ava:it qu'une seule id6e [unica sil idea],
qu'elle soit vraie ou fausse, il n'y aurait auc.un doute, et non plus de
certitude: mais juste une certaine sensation [tantum ra/is sensatioJ. L'idte
n'est en soi [in se] rien d'autre qu 'une certaine sensation [nihil aliud nisi
talis sensatio)'.
Bernard Roussel estime que dans le TIE le tenne sensatio «sen
à désigner une perception nue, restant indétenninée », sans en dire
davantage). Pounant l'hypothèse qui gouverne ce passage aurait dO attirer
l'attention sur le fait que, réduisant l'esprit à son expression la plus simple,
elle nous contraint à considérer l'idée abstraction faite de toutes les autres
avec lesquelles elle constitue l'activité ·pensante•. Le problème n'est pas
tant de savoir si de tels esprits existent, que de comprendre ce que connaî-
trait un esprit qui ne serait qu'une seule et unique idée. De l'aveugle de
naissance recouvrant la vue chez Hobbes à la statue de Condillac, en
passant par l'huître qui n'est que sensation de faim chez Hume, la question
de savoir ce que serait une première ou une seule sensation n'est pas

rapproché la sensation spinoziste des doclrines de Aris1oie el Ttlésius; cf. H. A. Wolfson.


La philosophie de Spino;.a. Pour dimller l"impücitt d'une argumt1tta1ion, trad. de
A.-0. Bal~ Paris,Gallimanl.1999,p. 4Sl-4S8.
1. C'est le cas d~s te. TIE. Au § 60. sera e.xpltcitée la distinction entre sentire, & multis
modi.s percipere: Je verbe stn1in est ~scrv~ à l\lme qui se perçoit elle.même [se ipsam],
alors que ptrriJHrt indique la connais.sanc.e des choses qui existent [res, quae uis11U11}. c' cst-
à-<lire celles extérieures à l"ime (G.D. 23.13- 14). Quant à !' Élhiq••· d6jà Gueroull
remarquait:• L"union de I" Âme et du Corpses1 l".obje1 d"un sentiment : nous ne sentons pas
les corps ext.6rieurs. nous les percevons seulement par l'intermédiaire des affections de notre
Corps, lesquelles sont elles-m!mes objeis de senlimen1 •; M. Gueroult, Spinoza. L 'Âme, L D.
Paris. Aubier Montaigne. 1974. p. 134, n. S4.
2. TIE, § 78: G.D. 29.27-29.
3. TIE/R. 343. Auparavant Rousset avait qualifi~ la sensation de « r&Jjt6~vanescente el
Oouanie • (Tlli/R 296).
4. Conrrai.rement à Roussel, Filippo Mignini pense que Celle s.nsatlo est •une S<!nsation
dttenninée d"un corps d<!terminé •,mais il passe un peu vile sur I'exp6rience de pens6e qui es1
ici propo~; cf. F. Mignini, « Se.nsuslsensario in Spinoza ,., p. 272.

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28 SENSATIO

nouvelle. Cependant, ici, l'hypothèse du « monoïdéisme » n'est pas le


résultat d'un dénombrement, qui, après avoir ramené les idées à un genre
commun, les considérerait comme des unités à part entière 1• Spinoza
propose l'expérience de ne penser dans l'âme que l'idée in se so/a conside-
rata, qui finit donc par coïncider avec la totalité del' esprit. Avoir une seule
et unique idée dans l'âme n'estdonc pas la même chose qu'avoir une seule
pièce de monnaie dans la poche. Il en va de même pour toutes les questions
qui portent sur lessence, puisque aucune définition ne doit envelopper ni
exprimer un nombre précis d'individus 2.
Le terme anima dans le TIE est utilisé pour faire référence à l'esprit
dans son rapport d'union/distinction au corpsl. L'acte, qui doit être
exclusivement rapporté à l'esprit dans sa relation au corps, et que Spinoza
se décide ici à nommer sensatio, serait alors, pour reprendre l'expression de
Roussel, une «perception nue ». Qu'est-cequ'une perception nue? De quoi
est-elle dévêtue au juste? Avec la sensatio, nous sommes conduits au cœur
même de laperceptio, en ce qui l'anime del' intérieur, son animus.
Spinoza vient d'annoncer qu'il va traiter de l'idée douteuse, ou plutôt
- précise-t-il - il va rechercher les choses qui peuvent nous conduire au
doute, et en même temps la manière de le supprimer. Le cadre théorique est
donc fixé, de même que l'objectif polémique du texte, qui vise l'attitude
sceptique envers La connaissance, mais également la démarche cartésienne
des Méditations, comme vont le confirmer les considérations qui suivent
sur le Dieu trompeur. L'argumentation s'achèvera trois paragraphes plus
loin sur la définition du doute comme suspensio animi, censé corriger la
suspensio judicii, qui, comme l'on saii, est pour Descartes l'acte d'une
volonté libre refusant son assentiment à une idée. Auront alors été reliés en
une seule et même problématique volonté, épochè et doute. La croyance au
libre arbitre d'une volonté se réservant le droit de donner ou pas son
assentiment à une idée ne fait que renforcer celle en un pouvoir absolu de
1. Alexandre Malhcron envisage à sa mani~ le .: monoï~ismede l'âme•. mais il ne fait
pas de rapprochement, ni donc de différence, avec !"hypothèse du TIE § 78 : •si notre milieu
6rait uniforme et invariable. ou s'il nous inOigea.it à chaque instant un.e affection assez
violen1c pour que toutes les auires, par rapport à elle, ne conS<iluent plus qu' un arrière-food
indistioct. notre âme. réduite au monoî~isme. retomberait dans la somnolence à laquelle sa
nature ne la pr6di.sposait pourtant pas»; A. Malberon. Individu ~t conununJJulé ch.et. Spinota,
Paris, Minuit, 1988. (1969), p.67; voir aussi p. 117). Chez Matheron le monoYd~isme pani-
ci.pe d'une arithmétique des idées el des affecrs. qui nous est confmn6e par les expressions
mathématisantes de nombre de ses analyses. Cette d6marche ne peut pas s'appliquer à
l'hypoth~sedu 1 78. qui ne saurait en représenter un cas, même le plU$ simple.
2.0n peut faire les mEmes considérations à propos du prt!tendu monisme de Spinoza;
cf.P. Macherey, •Spinoza est·il moniste?», Spinoza: puissance et ontologie, M. Revault
d' Allonnes et de H. Riz.k (dir.), Paris,~. 1994. p. 39-SJ.
3. Cf. P.·f . Moreau, SpinotJJ. L'expérience et l'iternité. RecMrches sur la constitution
du sysr~me ~pinoziste, Paris, P.U.F., 1994, p.169, n.4.

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DOUTE ET SENSATION 29

suspension del' esprit exercé par le doute. Cela a pour conséquence de nous
rendre aveugle à la nature affirmative del 'idée, et au fait que celle-ci a une
cause que lrès souvent nous ignorons. On retrouvera une critique de la
même veine dans le dernier scolied' Éthique II: pour couper court, Spinoza
dira alors que« la suspension du jugement Uudicii suspensîo] est en vérité
une perception fperceptio), et non une libre volonté ,.1.

VERA DUBfTATJO

Il n'y a [pas de doute [dubitatio] donné à travers la chose même dont on


doute, carie doute« sera donné à travers une autre idée qui n'estpas si claire
et distincte ,que nous puissions en inférer quelque chose de certain à propos
de la chose dont on doute»2. Cela revient à refuser d'assimiler le doute à
une suspension arbitraire de la pensée. Si Je doute est «la suspension de
l'esprit [suspensio animi] autour de que~que affirmation ou n6gation ,.l, il
ne suffit pas de mettre une proposition à l'interrogative pour produire un
doute. Il est donc faux de croire que lon pourrait douter au gré de n'importe
quelle hypolhèse. Douter réellement, sérieusement [serio]•, c'est en vérité
être sujet à une perception qui enveloppe un type d'affectivité bien réel:
hésiter, tergiverser, en un mot. fluctuer. Entredubi!aJioetjluc/uatio il n'y a

1. EU.49 se CG.Il. 134.14-tS).


2. TIE, § 78(0.ll.29.29-31).
3. G.U. 30.30-31. Nous craduisons ici animus par •esprit•: il aurait été plus fi~ l e de
traduire par •CO:Ur> en coofonnitl! à l'usage du latin classique, sauf à donner à la phrase
française une allure étrange. Néanmoinsc'est ce sens-là qu'il faut retenir, le marne qui est v~
au t 9 avec 1'expression commotiones animi (G.II. 7 .22); cf. P.·F. Moreau, Spinoia. L 'upi-
rience et l'éternité, p. 9; M. Korichi, •Le concept spinoziste demen.s humanaet le lexique du
Tractatusde Jnte.llectus Emendariorte », Kairol. n°' t t. J998. p. 9·32.
4. OnseSOl!vi~ndnl®l'imista~. dans le Prologue du TlE,desde,uxc&pRHions; modo
prusem penitu.s detibuare (§ 7; G.D. 6.3 l)etmodo poJsem Jtriodtlib<rore(§ 10; G.D!. 7.27·
8). Les adverbes penltus et serio, que les NS rendent par gansche.llük («cnti~re.mcnt •.
• toc.alement • ). ex·priment l'exigence er l'urgence d'une ~flexion radicale; sur ce point.
cf. P.·F. Moreau, Spinour. L'upérl<ne<" l'lumiri, p. 9. n. 9 et p. 173. o. l. Le verbe d<libe-
rare, qui a aussi un sens juridico-potitique (que le français a conscrv6). ne veut pas dire sûn·
plemcnt • rtO.!c:hir•, il"''"'"""'aussi un sens pratique. Il n'est pas l'acte gratuit d'une pensée
en vacance, mais la rtponse attendue d' une pensée qui engage une détenn!Mtion à agir dans
un sens plutôt que dans un autre. Les verbes dtlib.<rar< (de el libra, peser cotte des idûs) et
dubitare (de duo, balancer entre deux) indiquent qu' il y a dans la délibération une pondération
censée rt1abli:r un ~uilibre que le doute est venu entamer. C'est pourquoi la tùli/Hrario
rtpond à la dubitatio; et on ne se libère d'une ~ra dubitatio que par l'efl'on d'une seria
delib<ratio, pllisque cette demiùe incarne la solution théorique e,t pratique au mouvuoenl de
bllanee de lapttmi~rc. Aussi on n'est pouss~ à une ~riewe&libhati1111que s' il y a un vtri.
table doute qui nous y contraint. Telle semble avoir été l'expéricncedonl Spinoza fait le r6ci~
comme Je souligne l'emploi insistani du verbecogl!redanssa forme passive aux f 6et t 7.

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30 SENSAT/0

donc qu'unedifférence de degré, et non de nature•, la fluctuation de l'âme


rJluctuatio animi] étant à l'affect ce que le doute [dubitatio] est à 1' imagina-
tion 2. Miné par le doute, l'esprit est combattu, tiraillé par des idées de sens
opposé. D est comparable alors à un champ de bataille, où les idées s'af-
frontent, c hacune s'efforçant de conserver son être au détriment des autres.
Or, n'est-ce pas quand nous sommes vraiment inquiétés dans nos opi-
nions, que nous sommes aussi prêts à remettre réellement en cause les
habitudes [instirura] qui les traduisent? Nos croyances et nos pratiques de
vie seront d 'autant plus remises en question que nous auront eu de réelles
ou vraies raisons d'en douter. Dès lors on est en droit de se demander si « le
doute de papier» de Descartes,« le doute de cabinet», comme il a été aussi
appelé, n'a jamais été considéré par Spinoza comme plus qu' une rêverie
habile. Qu' il fasse pâle figure face à l'épreuve du doute que l'auteur du TTE
raconte avoir traversé de manière si radicale, c'est ce qui nous est signifié
au§77:
Je parle du véritable doute [vera dubirario] dans l'esprit [in mente), et non
de celui que nous voyons arriver ici ,ou là [passim], à savoir quand
quelqu·un dit en paroles (vubis] douter. bien que le cœur [anlmus] ne
doute pas'.
Un vrai doute ne nous laisse jamais indifférents. Aussi mince soit-il, il
est déjà un petit déchirement. qui épouse le même mouvement d 'oscillation
que les grands. Le flottement dans lequel il nous laisse n'estjamais très loin
de la fluctuation entre l'espoir et la crainte. Car, pour peu que ce qui est mis
en doute se réfère à une chose future ou passée, voilà que ce que l'on croyait
être simplement en suspens commence à nous agiter. C'est que la suspen-
sion est toujours déji1 un balancement. Un vrai doute perturbe le sentiment
propre à l' animus de la mens, qui ne parvient plus alors à persévérer dura-
blement dans l'affirmation ou la négation de quelque chose.
Aussi l'idée qu'une suspension puisse devenir et de surcroît demeurer
constante constitue déjà une contradiction théorique autant que pratique.
Vouloir réduire l'esprit à un état suspensif, comme se le proposent les
sceptiques, c'est s'obstiner à tenir pour stable une position marquée du
sceau même de l'instabilité•. Plus grave, c'est s'interdire de saisir la nature

1. • La OU<:tuation de l'Ame c1 Je dou1e ne dif~ren1 entre eux que selon Je plus el le


moins•;EUI. 17 sc(O.D. 153.28-30).
2. Ibid. (0.U. 153.27-28).
3. O.D. 29.21-24.
4. C'esc pour celte raison que la pertinacia (obstination, entêtemenl) des sceptiques est
plus pa1h0Jogiquc que m~lhodologiquc. et que son ~rude [inquisirio) en dernier recours rcl~vc
davantage de Ja m&&ccinequc de la méthode propremcn:t dite; cf. TIE. t 77. Le doute catt~sien
est. lui. m~thodoJogique, car relevant d'une ignorance e:t non directement d'une obstination, il
concerne davant·age l'ordre de$ raisons. Ce qu'il s'agit: de corriger dans son cas. c'esr L' idée

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DOUTE ET SENSATION 31

même de l'esprit, qui consiste à s'efforcer de durer indéfiniment dans l'af-


firmation de ses idées. Souffrir d'une contradiction ce n'est pas être dans
l'équilibre d'une suspension; au contraire, c'est constamment être sur le
point de le perdre. Et donc commencer à chanceler, vaciller, puis tout faire
pour quitter une position devenue pénible. voire périlleuse. Le doute et la
fluctuation ne sont donc pas des états, mais bien des actes qui entament la
confiance dans nos idées, qui brisent la faible composition des croyances
sur laqueUe repose l'équilibre fragile de nos vies. Aussi s'obstiner à dé-
velopper l'attitude suspensive au point de vouloir en faire une habitude,
c'ests'acharneren vain à contrarier la nature de l'esprit.
On entrevoit ici la dimension «éthique » 1 que doit recouvrir Je doute
pour être véritable: il ne concernera réellement la mens qu'à condition de
toucher 1'animus. En tout état de cause, il ne saurait être échangé contre
l'exercice inteUectualiste d'un doute simplement feint. Douter véritable·
ment.c'est éprouver l'inconfort de ne pouvoir accorder des idées qui s' ex-
cluent. On ne peut ainsi aimer la contradiction au point de renoncer
complètement à la lever, car, dès que le doute affecte notre assuranœ de
pouvoir persévérer dans notre être, fOt-il celui de nos idées, nous faisons
effort pour le surmonter el sauver« le sens" de nos pensées, voire de notre
vie, si celle-ci en dépend2. Il y a ainsi des doutes qui ne sont que verbaux,
fausse que l'e>n puisse metin: en doute des idtes vraies sous plttexte qu'il powrait y avoir
(forte( un Dieu trompeur. La critique du T/E se d~ploie sur deux niveaux proches mais
distincts. Le doute cartésien, bien qu ·il en panage certains aspects, n'est pu du ~me ordre
que celui des ocep<iques., puisque., prt!parant son propre dtpasscmen~ il ne tend à ni ne tente de
devenir durable et constant. Comme le confinne Descanes, le doute n' a pas de viœe pratique :
•Nous ne devons point user de ce doute pour la conduite de nos actions• ; Princi~s. l. 3
(AT. IX. 26.2).
J. Il ne s'agit pas ici du sens moral commun~ment admis du mot • ~thique • . mais de son
sens pratique. en Wlt que mani~rc d'Etrc ou de viivn::. habitus. On aurait pu dire t1Compor~
tcmenr • , sauf à risquer de restreindre 1'éthique à une signification comportementale, voire
behavioriste, c:e qui serait en r6dui.re la pon~c. Le mot qui conviendrait le mieux, s'il n'~tait
pas lui·~mc sujet à malentendu, serait le terme •pragmatique•, dans un sens proehe des
pragmatistes am~ricains et en particulier du pragmJJticùm~ de Peirce. Pour l'analyse
peirc~nne du doute, cf. Ol. S. Peirce. • Quelques con~uences de quaue încapacitts • et
«Comment re:ndre DOS id&:s claires •, Tares anricartlsi~ns. par Joseph Chenu. Paris, Aubier
Montaigne, 1984. p. 195-229 et p. 287-308. Pour une rencontre enin: cenains aspects do la
pens« de Spinoza et de Peirce, cf. O. Nesber, • Spinoza's Theory of1iulh•. in Spinor.a. The
Enduring Qu.,srions, edited by Graeme Hunier, University of Toronto Press, Toronto,
Buffalo & London, 1994, p. 140-177; pour un parall~lo enin: la conception du doute chez
Spinoza et chez Peirce, cf. I... Vinciguerra, • Image et signe enin: Spinoza et Peirce. él~ments
pour une lecture pragmatitte du spinozisme•, dans Id. (dir.), Quel ownir pour Spinol.D ?.
Paris, Kim<!, 2001, p. 249-267.
2. L' essence do la raison procMe du ~me effort, car elle ne peut que procestcr, qwtnd
•Il• ost conlrlll'iû. À ce tilff. I• raiJ<>o ëxpi'imt I• ilifui'C dé I• penih oommo clTôit dé ·vEritt.
Une vraiepensh ne peut donc jamais se satisfaire de la contradiction. Un passageduchap. xv
du 7TP con.furmc bien cet effon de n:donncr confiance en la raison (ra1ioni fidere) , s.ans

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32 SENSATfO

propres à ceux qui "confondent les mots avec l'idée, ou avec!' affirmation
même qu'enveloppe l'idée, <et> qui pensent pouvoir vouloir contre ce
qu'ils sentent, quand ils affirment ou ment seulement verbalement [salis
verbis] quelquechosecontrecequ'ils sentent» 1.
La raison philosophique en sera explicitement donnée avec la doctrine
du conatus, comme telle absente du TlE, mais que le Prologue, à défaut
d'en faire la théorie, met parfaitement en scène ne serait-œ que par ses
enjeux, qui sont à la hauteur des doutes traversés par le narrateur2. C'est
que l'esprit pâtit d'être contrarié: «Des choses sont de nature contraire,
c'est-à-dire ne peuvent être dans le même sujet, en tant que l'une peut
détruire l'autre » - dira l'Éthiquel. Aussi, «Si dans un même :sujet sont
excitées deux actions contraires, il devra nécessairement se faire un
changement soit dans les deux, soit dans une seule, jusqu'à ce qu'elles
cessent d'être contraires,.•. Or, ce changement, c'est l'esprit lui-même qui
le force, car il en vadesaconservations.

LEDILEMMEDEL'ÂNE

Si Spinoza nous parle de degrés entrejluctuatio animi et dubitatio, pour


finalement inscrire la seconde dans la nature de la premiè.re, c'est bien
parce que le doute affecte I'animus, à savoir cette partie de la mens en
relation avec le corps. Il n'y a donc pas de doute qui serait, pour ainsi dire
« purement intellectuel ».
Cependant, cette même théorie autorise l'hypothèse d'un« degré zéro»
de la fluctuation: celui d' un doute si !bien balancé, que les inclinations
opposées de l'esprit se compenseraient réciproquement au point d'annuler
tout flottement. Mieux, selon certains. la raison elle-même aurait ce
pouvoir d'équilibriste de nous ravir à tout penchant à la faveur d'une
suspension parfaitement établie. Figuie du problème insoluble, épure

l'apaisement de laquelle aucune vraie paix de l'espril ni tranquillitt de l'llme ne sonl


possibles: •Qui, je le de11UU1de, poumût accepter quelque chose par la penste si la raison s'y
oppose?Rcfuserq,uelquecbose parla peoste, qu 'cs1-<:ed'autreque de dire que la raison s'y
oppose? •(G.IJI.182.9·1 I ;Œ'uvresW.487.23-26).
l.ED,49sc.
2. Sur l'aspeC'I à la fois philosophique ci .rhétorique du Prologue, cf. P.-F. Moreau.
SpinoZ/l. l 'expirie'nc«t /'ltemitl, le cbap. 1, p. l t-63, en particulier p. 25 et n. 3.
3. Elll, S (G.II. 145.30-31).
4. EV,ax 1(0.11. 281.2-4).
S. On comprcmdra mieux que les mutations (mutatione.s] de la vieélhique proœdent de la
contradiction. si o:n comprend que la contrarié1é des idées entraîne à plus ou moins ~ve
6:Mance une c:ontradlclion dans les aA:tions [actiones]. Les idtes son1 des actes affirmatifs.
De cc point de vue. toute pratique a sa th~rie et toute t.Morle sa pratique. l1 o 'y a pas de
nuance de signification assez fine pour ne pouvoir produire une difftrence dans la pratique. El
notre pratique des i.dées n'est jamais très loin de tous les auues actes qui expriment notre vie.

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DOUTE ET SENSATION 33

logique d'un doute sans issue, stratagème par lequel la raison se prendrait à
son propre piège, le dilemme aurait cette capacité d'annuler l'effon qu'il
sollicite pour en sortir. II serait à la connaissance ce que le crime parfait est à
la criminologie, tous deux sacrifiant sur L'autel del' indécidabilité une seule
et même victime: la vérité 1• Sorte d'échec et mat à la pensée, le dilemme
nous laisserait ainsi en suspens aux portes d'une solution admise pour
impossible.
Le dernier argument de Éthique Il est précisément consacré à déloger
certains esprits malins qui, en ultime recours, feraient appel à cette figure de
la pensée pour !enter de repousser la conception de l'idte comme acte
affinnatif. Le peu de cas que Spinoza semble faire de cette dernière
objection en dit long du poids que recou.vre à ses yeux le fameux dilemme
del' âne de Buridan :
Si l'lhommc n'opère pas par la libem de la volonti, qu'arrivera-t-il donc
s'il est en 6quilibre (in aequilibrio], comme l'ânesse de Buridan? Mourra-
t-il de faim et de soif? Que si je Je concède, j'aurai l'air de concevo·i r une
ânesse, ou une statue d'homme, non un homme ; et si je le nie, c'esu donc
qu' il se déterminera lui-même, et par conséquent c'est qu'il a la faculté
d'a.lleret de faire ce qu'il veut'.

Tandis qu'au paragraphe 78 du TIE, il s'agissait de penser l'hypothèse


d'une seule et unique idée dans l'âme, est envisagée à présent celle où il n' y
en a que deux. Si Spinoraajugé utile d'accorder sa répon:seàce topos de la
tradition, c'est que l'expérience de pensée où se profile la situation para-

1.0tez les Sceptiques, la ligure paralysante d·u dilemme s'exerce à travers le conlrC-
balancement propre au trope du dia/Ille (Je cinqui~me ci dernier chez Agrippa), qui es1 utili.11<!
c quand Ja preuve. ccnsœ établir le sujet en question. a besoin d'une confinnation ~rivû
de ce même :sujet; dans ce cas, ne pouvant 11SSumer l'un des deux pour ~tablir l'autre,
nous suspc.ndons nôtre jugement sur les deux»; S. Empiricus, H)potypose.s, Cam'bridgc
Massachusens, London Ettgland, Locb Classical Library, Harvard University Press, 1990
(1933). livrer. chap. 15. § 169, p. 95. Sur le rôle et les figures du oœpticiJme au xvt1• si~le
cf. R. H. Popkin, The Hutoryo/Sc<pticismfrom Erasmus toSpinoza, Univenity ofCalifomia
Press, 1979, p. 229-248; sur Spinoza et le scepticisme, on pourra se reporter à P. Di Vona,
-.Spinoza e Io scctticismo classico •. Riv;sta critica di storia della fllosofla, 1958, fa:sc. ID.
p. 291-304; W. Doncy. • Spinoza on Philosophical Skepticism•, SpinoTJJ: Essay1 in lnter-
pretation. cditcd by E. Freeman and M. Mandelbaum, La Salle (Dlinois). 1975, p. 139- t57.
Voir tgalcm<011t lessai, malheureusement ioache vt!, de G. Prcti, • Lo scetticismo e .i l pro-
ble.ma della conoscenza », Rivista Critica di Storio dtlla Filosofra. anno 29, gcnnaio-marz.o
1974, fasc. I. p.3-31; apri.le-giugno 1974. fasc. li, p.123-143: Jugli<>-..,nemlm: 1974.
fasc. m. p. 243-263.
2.ED. 49 cor se (G.D.133.14-19). Le ct!l~bre exemple de J'ilne, incapable de choisir
entre les deux prés àt!gale distan<:e d'o~ il est siru6, ne figure pas dans l'o:uvre du pbllosophe
scolastique Buridan. L'Idée, qui à J' ~poque de Spinoza est communément admise parmi les
topoi du discours philosophique. est bien plus ancienne: elle remonte au moins à Ari$totc,
chez qui on en trouve les traces dans Du Ciel. li. 13, 295 b 32.

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34 SENSATIO

doxale d'une fluctuation se stabilisant et perdurant au point de supprimer


!'effort de conservaùon interpelle les principes mêmes de sa doctrine.
Contrairement à ce que l'on pounait s'attendre, Spinoza ne conteste pas
la légitimité de l'hypothèse. Il concède même que, partant de ces prémisses,
" un homme dans un tel équilibre[ ... ] mourra de faim et de soif» 1.11 s'en
prend plutôt à l'idée que de ces seules prémisses, considlrles isollment,
puissent découler des condiùons concrètes d 'existence. L'ironie vise leur
béante applicaùon à la réalité d'un homme, le faisant ainsi ressembler au
mieux à un âne, au pire à une statue, bref à un être aussi immobile qu 'insen-
sible. De toute évidence, un homme n'est pas réducùble (mais un âne
l'est-il davantage?) à un couple de sensaùons concurrentes. Il y en a bien
d'autres, qui le feront nécessairement pencher dans un sens plutôt que dans
un autre, et dont on ne saurait faire si aisément abstracùon 2 • Encore que
correct sur le plan des essences, le dilemme de l'ânesse de Buridan trans·
pose indûment le modèle d' un équilibre parfait dans l'expérience concrète
du doute. Aussi, la réponse de Spinoza confirme l'idée que, loin d'établir
un équilibre même fragile, le doute ne cesse en réalité de le rompre.

ACQUIUBRIUM & SALUS

Il ne faut donc pas confondre la descripùon d'un état [constitutio]


d'équilibre, qui relève des rapports de mouvement et de repos selon des
relations d' extériorité, avec l'effort de se maintenir en équilibre, qui est
propre à chaque chose qui tend à se conserver. Quel qu'il soit, un équilibre,
ne se conçoit pas sans l'effort même de s'y maintenir. On aura beau affiner
indéfiniment l'analyse, celle-ci ne découvrira pas l'essence de la chose
dans son effort de persévérer dans chacun de ses états, et d'en insùtuer
d'autres si ceux-là ne sont plus aptes à assurer sa conservation. Un rapport

I.G.IJ. 135.2Se127.
2. L"exemple de l'Ane de Buridan donnera à Leibniz l'occasi<>n de dével<>pper le meme
genre d' argumen1s: cquand je me •<>ume d'un c61t plu161 que d'un au1re, c'est bien souven1
par un enchaînement de petites inipressions. dont je ne m' apcrç.ois pas, et qui rendent un
mouvement un peu plus mal ai~ que 1· autre. Toutes nos actions ind~Ji~.Us sont des résultats
d'un concours de petites perceptions. et même nos coutumes et nos passions. qui ont tant
d'influence dans nos délibérations, en viennent : car ces habitudes naissent peu à peu, cl par
conséquent sans les petites percept.tons. on ne viendrait point à des dispositions notables. J' aJ
déjà remarqu~ que celui qui nierai! ces effets dans la roorale imitera.il des gens mal instruits
qui nient les corpuscules insensibles dans la physique : ctcepcndan1je v<>is qu'il y en a parmi
ceux qui parlenl de la Ubent qui, oc prcnan1 pas garde à ces impressi<>ns insensibles, capables
de faire pencher la balance, s'imaginen1 une encière indiffûence dans les actions morales
c<>mme celle de l'âne de Buridan mi-pani entre deux prés•· La tirade de Nophile se termine
cependant sur une note qui n'a plus rien de spinoziste : «J'avoue pourtant que ces impressions
fool pencher sans nécessiter•; O. W. Leibniz. Nouv~ux essais sur/'enJ~ndemtnt humain. n.
chap.1. § 15. Paris, GF-Flarnmari<>n, 1990 (1966). p. 91-92.

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DOUTE ET SEN:SATION 35

de mouvement et de repos, qui, pour Spinoza, constitue l'essence d'un


corps, ne peut pas être disjoint de l'effort même de se conserver. L'équi-
libre n'est donc pas leffet d'un rapport de forces quis' annuleraient. encore
moins un accident entre deux déséquilibres. Ce serait là ne l'affubler que
d'une définition négative. Plutôt que par le prolongement de l'un de ses
états, il se définit par son aptitude à durer et se conserver dans une certaine
stabilité. Aussi il doit y avoir dans l'équilibre biologique d'un corps, tout
comme dams l'équilibre mental d'une pensée, et plus généralement dans
l'équilibre éthique et politique d'un individu ou d'un Étaten bonne santé un
principe interne actif grâce auquel peuvent être institu~ de nouvelles
habitudes, de nouvelles opinions, de nowvelles lois, au lieu simplement de
se contenter des normes en vigueur qui assurent à tel moment d'une vie sa
simple subsistance. Un équilibre n'apparaît comme invariable que quand
on fait abstraction de ce qui vient constamment le remettre en cause. On
comprend alors le lien étroit qui lie aequilibrium et sa/us pour la vie de tout
individu, e'I ce à tous les niveaux d'artalyse (biologique, physiologique,
moral, éthique et politique) 1• Bien avant Montesquieu, Spinoza pensera la
santé d'un État en termes de puissance bâtie sur un équilibre des pouvoirs
qui le rende le plus apte possible à assurer son maintien.
Or, il n'y a pas d'équilibredans ledo:ute. Pour peu qu'il concerne ce qui
touche de près ou de loin notre conservation, le doute coupe notre élan, et
fait que nous nous efforçons de sauver ce qui de nos opinions nous semble,
à tort ou à raison, nous être encore utile, pour nous remettre ainsi d'aptomb,
et qu'à nouveau nous nous sentions rassurés dans nos pensées et nos
actions.
Aussi arrive-r-il que, dans le meilleur {ou le pire) des cas, et peut-être
aussi à la mesure du danger dans lequel un doute nous plonge, la question de
la vérité et de notre souveraine utilité se pose dans toute sa dramatique
nécessité comme norme d'un désir d'équilibre et de salut véritables. Un tel
désir n'avait-il pas été explicitement pris en compte au tout début du TJE
comme la raison d'être même de la philosophie? C'est pourquoi, malgré la
défiance qu'il est toujours prudent de réserver à ces idées que si souvent
nous faisons abusivement passer pour certaines, il faut cependant recon-
naître que ce n'est pas en dernier recours :à partir d'un pseudo-doute indiffé-
remment élargi à toute sorte d'idée, sans attention aucune à leur nature
intrinsèque., que l'on peut s'attendre à une modification rationnellement

1. Pour uo rapprochement entre la puissance expressive du vivant chez Spinoza et la


philosophie de la vie de Canguilhem. cr. O. Le Blanc et P. S6vW!c, • Spinoza et la oormativilt
du conatus, lec1ure canguilhemienne •. SpinOllJ et la norme, J. Lagrt!e (dit.), Besançon,
Presses UnivenilJlires Frane-Com1oi..s. 2002. p. 12 t-137.

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36 SENSATIO

fondée de nos croyances et de nos pratiques de vie. Ce qu'un doute gagne


abstraitement en généralité, il le perd concrètement en efficacité.
On ne peut donc rationnellement ni raisonnablement vouloir douter de
tout ce dont on croit artificiellement trouver une raison de douter 1• À ce
compte, il y en a qui n'ont que l'apparence du doute. Si la suspension du
judicium ne iraduit pas un réel trouble de l' animus à propos de quelque
chose qui, comme on dit, nous tient à cœur, ce jugement n'a aucun effet réel
sur la conduite de notre vie. On comprend alors que la suspension au sens
spinoziste, loin d'être un détachement ou une mise entre parenthèses,
rendue en principe impossible par l'affirmation contenue dans la nature de
idée, s'apparente plutôt à un obstacle qui contrarie 1'affinnation d'un désir.
L'épreuve du doute est d'autant plus dangereuse (mais aussi salutaire) à
mesure de la puissance du désir qu'il vient empêcher. et que, de ce fait
aussi, il contribue parfois à révéler. Paradoxalement, le désir ne prend
conscience de soi et n'a jamais autant de chance de se trouver, que quand il
risqu.e de se perdre1.

lNCROY ABLE DESCARTES

Toutes les raisons apparentes de douter ne sont donc pas autant de


causes réelles de doute. Aussi peut-on être amené à douter de la validité du
témoignage des sens. et corriger nos croyances à leur sujet dès que nous
aurons compris comment les sens peuvent tromper. Mais le doute, censé
suivre de la proposition que les sens seraient toujours trompeurs sous
prétexte qu'ils l'ont été une fois, n'est autorisé qu'en vertu d'une générali-
sation qui ne s'impose pas. C'est pourquoi elle n'a que très peu d'effeis
quant à la modification de notre confiance dans les sens.
Spinoza opposera le même genre d'argument au scepticisme d'école
affiché par Hugo Boxe! : «de ce que les sciences divines et humaines sont
pleines de litiges et de controverses, on ne peut conclure que tous les points
qu'on y traite soient incertains»J. Ici encore ce serait une généralisation
1. Tel était bien le propos de Descartes dans les Pr;n.c;pes 1, 1: .:Nous( .. . ] entreprenons
de douter. une fois en n()(rc vie. de toutes les choses oo nous trouverons le moindre soupçon
d'incen:itude » (AT. IX. 25.1); et dans la version latine, que Spinoza avait sous les yeux :[ ... ]
si semel in vita de iis omnibus studeamus dubitare., in quibus vel minimam incertitudinis
swpicionem rtperiemu.s(AT. VDl.S.9-1 1).
2. À ce sujet, cr. n()(rc article • Spinoz.a et le mal d'6temit6 •,dans 01. Jaquet, P. S6vtrac,
A. Suhamy (6d.), Fo11itude et 1<n·itude. lectures de /'~que IV de Spinoza, Paris. Kim6,
2003,p.163-182.
3. Ep, 56 (G.IV. 260.23-25). Dans sa lettre, Hugo Boxel avait 6crit : •nous usons dans
une certaine mesure de Ja conjecture et, à ~faut de ~monstration, nous nous contencons du
probable dans nos raisonnements [.. . f. C"est pourquoi il y a eu auircfois, vous le sav02, des
philosophes appc16s sccpciqucs qui doutaient de 1ouL Ils agitaient dans leur discussion le poor
e1 le contre pour arriver au seul probable, à d6fau1 de raisons v<!ritables. et chacun d"eux

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DOUTE ET SENSATION 37

indue. Dès, lors, on comprend en quoi Je doute hypetbolique devient


douteux par son excès même, car, contrairement à ce quel' on en escompte,
il introduit des raisons de douter du doute lui-même. La démesure hyperbo-
lique, censée le rendre heuristique, n'en est pas moins abusive, car elle
affaiblit Je doute par cela même qu'il a d'incroyable, le rendant de fait
éthiquemeot impraticable. Alors que Descartes croyait pouvoir conclure ne
pas pouvoir douter qu'il doutait, Spinoza lui aurait sans doute répondu
douter que lui, Descartes, eOt vraiment douté.
Dès lors, on comprend aussi que Descartes ait pu penser pouvoir douter
du vrai lui-même. Mais comme il n'y a de doute qu'à cause de perceptions
inadéquates et jamais à cause de ce que nous avons des idées vraies,, il ne
peul y avoir de vrai doute qui puisse raisonnablement nous faire douter du
vrai en tant que vrai. On ne peul donc faire semblant de douter du vrai, ne
fut-ce que, voire surtout, pour parvenir à penser vraiment. La nature d111 vrai
et la nature du faux ne peuvent peser un poids égal ni sur la balance d11 plus
habile des dilemmes ni face au plus ingénieux des doutes, à moins
précisément de supposer que la manifestation du vrai en tant que vrai ne
suffise pas à sa garantie 1•
Alors que le doute sceptique s'obstine à ne pas entendre de raisons autre
que celles qui peuvent être conttebalancées par une autre, de peur de <Wvoir
admettre un tant soit peu qu'il y a quelque chose comme du vrai, Descartes,
établit puis abolit un pseudo-doute par des raisons elles-mêmes douteuses,
compromettant ainsi, aux yeux de Spinoza, la nature de la raison, et sunout
son rapport intrinsèque à la vérité. Les idées en tant qu'idées ne se valent
pas toutes, elles n'ont pas intrinsèquement le même poids. Les doutes et les
hésitations qui traversent le Prœmium d111 T/E ont une tout autre gravité (et
une autre durée aussi), que l'application [studium) au doute dont
témoignent les Méditations cartésiennesl.

croyait ce qui lui paraiss&t le plus probable•; Ep, 55 (0.IV. 256.26-34). À ce scepticisme
d'esprit acad~_mique, Spinoza rtpond: •Il est vrai que dans le monde nous agissons souvent
par coojec1ure, mais il est faux que dans nos m6ditalions nous proe<!diotu par ccnjccture.
Dans la vie commune. nous sommes obligts de suivre le plus vraisemblable, mais da.ns nos
sptculations, c'est la vérité qui impone • (0.IV. 260.14-17).
1. Pour des raisons qui 1iennen1 à l'essence meme de la raison et à l'élhique qui en
découle, le SJ>inozisme est loin de pouvoir partager la pratique de la raison sceptique, qui
consi&1e en ur'llC capacité ou «aptitude à opposer• [6ûvaµiç &vn9E-nrfù scion la définition
qu•en donne Sextus Empiricus - conception que Spinoza prouve ici connaître, et qui suppose
l'iaooe<vota ou la force égale des arguments J>C)llr et contre, condition indispensable pour
permettre la s11spcnsion du jugement; cf. Sex1us Empiricus, Hyporyposu, I, 8.
2. Dans le doute spinozisle les considérations épis~mologiques ne sent pas disjointes
de leur valeur' érlùque. Alors que les MlditatiDnJ font le reci1 d'une expérience de ~nsée,
pour Spinoza, il s'agit surtoul de vaincre une tristesse. En n!férence à l'expression des
MlditaJions J•une fois dans ma vie• qui uaduit la « mise en1rc paren~SC$ • carttsicnne, on

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38 SENSATIO

Ce point est essentiel. Spinoza prendra la peine d'y revenir dans le


dernier scolie d' Éthique II, co.mme pour lever une ultime fois un des
préjugés les plus indéracinables : que la faculté de vouloir est plus étendue
que la faculté de sentiri. et donc qu'on pourrait vouloir (y compris douter)
contre ce que l'on sent. Ce n'est pas un hasard si le vocabulaire du sentir et
de la sensation revient en force dans ces lignes. On pourrait dire que le
doute des Sceptiques (mais de Descartes aussi, même si c'est pour des
raisons différentes) n'est guère senti, au sens où il ne traduit ni un véritable
trouble ni un effort réel pour se sortir de l'inconfort dans lequel il aurait dû
nous plonger, si seulement il avait pu être pris au sérieux. Avec un doute de
cette facture, on ne peut effectivement rien construire, car, au demeurant, il
ne détruit rien des sensations qu'il prétend mettre en cause. À tel poini que
Spinoza n'a pas hésité à écrire à propos des fonnes extrêmes de scepti-
cisme, que les Sceptiques « ne se sentent pas eux-mêmes" [neque seipsos
se11tiunt]2.
Allusion est ici faite à l'aspect pathologique de l'obstination impéni-
tente du sceptique, dans sa posture la plus radicale, puisque refusant d'en-
lendre raison, il en vient à parler contre sa conscience [contra conscienriam
loquetur]. Force estd' admettre l'existence d'hommes dont l'esprit (au sens
du «cœur», car ici c'esl le terme animus qui est employé) serait complè-
tement aveuglé (occaecatos], ou bien depuis la naissance (a na1ivitate], ou
bien encore à cause de p.réjugés [aut a praejudiciorum causa], c'est-à-dire
par quelque accidem externe [aliquo exierno casu]. Le doute sceptique a
quelque chose qui en dernière instance relève du délire (obstination,
aphasie, insensibilité)>. L'obstination à ne pas vouloir reconnaître la
moindre certitude est mise sur le compte d'une affectivité maladive allant

a pu 6:rire: te Descartes met tout l'accent sur le "'une fois" [stme.I), Spinoza sur la vie•;
P. CristofoliniSpinoza. CJr.!mins dons l'Élhique, Paris. P.U.F., 1996. p. 11l.
1. c Je nie que la volon16 s' t1ende plus loin que les perccp1ions 1... 1: et je ne vois vraimcnl
pas pourquoi il faudrait dire de la faculté de vouloir qu' clic est infinie, plutôt que la f acuité de
sentir• :Ell,49sc (G.Il. 133.25-28).
2. T/E,§47(0.U.18.12-13).
3.Ceue idée sera encore confuml!e expressément à la 6n du§ 77. On peul donc voir, au
Ucu d'une simple synonymie entre J'expression contra conscientiam loqu.etur et l'expression
ntqUI! st;psos senliunt, un climax nous faisant passer de la consid~ration de la simple
mauvaise foi [contra con.scientiam loquetur}.au mutisme (obmutcscert].jusqu'à uoc inscn-
sibililé palhologique, qui toucbcralt la capaei16 de sentir et de s'émouvoir, vtritable dtmence
de ceux. qui en arri\o·eraient à ~tre co1nme «des automates totalement dtpourvus d'esprit•
[automata, quae mentt omninocarent] et de sensibilité, c'est-à-dire ces amtnte.s pour qui la
philosophie - Descanes en avait convenu avant Spino1.a-ne peul plus rien.

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DOUTE ET SENSATION 39

dans le sens d'un amour immodéré de la contradiction, qui les rendrait


aveugles et insensibles au vrai 1.
Descartes, quant à lui, feint sciemment de douter, alors qu'il ne doute
pas vraiment. Or, douter de J' existence de sa propre main ou de son propre
corps peut être une expérience de pens.ée au demeurant fort intéressante,
mais n'engage réellement à rien, puisque, quoi qu'il en soit, nous les
sentons et continuerons à les sentir, que nous en doutions ou pas. À quoi, en
effet, peut-on croire plus fennement qu'à son propre corps? C'est bien ce
queconfinne l'analysespinoziennede l'idée feinte au sujetde l'existence :
après avoir su que j'existe [posrquam novi me exisrere], je ne peux pas
feindre (fingere) que j'existe ou que je n'existe pas'.
Quand bien mêmeje le voudrais, je ne suis pas libredecroireàcequeje
feins, et donc je ne peux plus en douter réellement. Pourquoi ? Cela tient à la
nature du sentir, qu'est I'affcnnation d'existence de l'esprit er en même
temps du corps enveloppée dans la sensation. Pour douter réellement il ne
suffit donc pas d'avoir des « raisons» de douter. Encore faut-il en avoir de
bonnes. c'est-à-dire des raisons qui fassent que nous doutions vraiment
Aucune saine raison ne pourra jamais faire que nous nous convainquions
que nous n•existons pas alors que nous savons exister. Or, pour douter que
mon corps existe, quelles qu'en soient les raisons, il faut d'abord que je
sache qu'il existe. Comment autrement aurais-je pu avoir l'idée d'en
douter? Mais sentir notre corps n'est pas autre chose qu'en affirmer l'exi-
stence. Dans 1' Éthique, Spinoza dira que le corps existe comme nous le
sentons. Je continue en effet à Je sentir et à en affirmer l'existence même si
je me mets dans la posture du doute cartésien. En effet, dès que je sais que
j'existe,je ne peux plus feindre quej'elciste ou que je n'existe pas. Le seul
fait de me savoir exister suffit à sa propre vérité:
Parce que la chose, pourvu qu'eUe soit comprise, se manifeste d'elle-
même [se ipsam manifestai], nous n'avons besoin que d'un exemple sans
autre d6monstration J.

Aussi je ne peux plus adhérer réellement à ce dont simplementjedis douter.


Il aurait fallu pour cela que je fisse semblant de ne pas sentir que je sentais.
Ce àquoijenepeux pas prétendre, carje ne peux pas vouloir oc pas sentir ce
que je sens. Ceux qui pensent «pouvoir vouloir contre ce qu'ils sentent,
quand ils affinnent ou nient quelque chose seulement avec des mots contre

1. «N'y a-t-il pas eu des gens à cc point animés d'un esprit de contradicûon pour rire des
danonstrations gtomélTiques elles-mémes7•: Ep, 56 (0.N . 260.25-27). Ailleurs, au goQ1
perverti pour laconlradiction. Spinoza oppose legoOt de la vtritt : la certitude.
2 TIE. § 54 (G.ll. 20.8-9).
3. o.a. 20.21-28.

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40 SENSATfO

ce qu ' ils sentent,. confondent ainsi « les mots avec les idées ou avec
l'affirmation même qu'enveloppe l'idée,.'·
Si le verbe sentire a un sens, s'il affinne bien l'existence de quelque
chose, et résolument affirme l'existence du corps du fait de son union avec
l'espritl, il m'est impossible de croire à ce que je feins, et donc je ne peux
plus réellement en douter. li y a donc bien quelque chose comme une vérité
du senrire, qui a affaire avec l'eitistence, et comme il sera dit plus tard dans
I' Éthique, avec notre éternité. Les argumenis qui obéissaient à la volonté de
douter de mon existence n'étaient donc pas bons, et une mauvaise raison
n'en est tout simplement pas une. Aussi Œe doute hyperbolique n•apparaît-il
pas plus qu'une subtile extravagance de lesprit, un rêve les yeux ouverts.
Par son recours à une suspension fictive, le doute cartésien ne parvient
pas à modifier éthiquement le sujet qui s'y adonne, et se condamne à rester
une expérience de pensée aussi anific.ielle qu'elle est détachée de l'expé-
rience de la vie . Userait évidemment faux de prétendre qu 'il ne décide de
rien. Il a des conséqueoœs incalculable:s sur ls plan throrique, dont on n'a
pas fini de mesurer tous les effets. Il trahit surtout une certaine idée de
l'essence de la pensée. Malgré ses apparences, le doute hyperbolique n'a
donc rien d'une épreuve. D retentit dans l'esprit comme une fausse alerte,
un tonnerre sans orage, plus étonnant que troublant.
Aux yeux de Spinoza, non seulement Descartes n'avait pas saisi la
nature de lidée vraie, qui est indubitable parce qu'elle est vraie, et non
vraie parce que indubitable, mais il n'était pas au clair non plus sur la nature
de l'idée fictive 10uchant l'existence. Ainsi, malgré IOute la prudence que
peut conseiller la devise spinoziste au sujet de ces idées mal assurées qui
sont légion, il est des choses dont il ne sert à rien de douter, tout si:mplement
parce qu'on ne peut pas changer de sentiiment à leur égard, à moins de faire
preuve de ce manque total de bon sens qui caractérise les automaces
dépourvus d'esprit.
C'est bien là la critique que Spinoza adresse maintenant aux
Sceptiques, qui font mine de douter par une suspension du jugemenl qui
n'es! que verbale el qui n'engage que leurs lèvres, alors que, comme en
témoignent leur pratique, ils ne doutent point en leur cœur [animus]l. La

1. Ell.49sc (0.11. 132.12-IS). De là au moins dewtprincipcs méthodologiqœs forts,qui


seront invoquh depuis les CM jusqu'au TP: a)la philosophie doit s'intéresser aux choses et
non simplement aux mots; b) tes hommes se connaissent et se jugent à leurs actions et non sim·
picment à leurs dis-cours; c'est à cette condition aussi qu'on peul esp6rer bien les gouverner.
2. En ce sens s.entir c •est exister el exister c'est sentir.
3. •En fin de compte. avec eux (les Sœptiques]. il ne faut pas parterdc sciences: car poor
ce qui concerne l'usage de la vie et de la société, la nécessité les a contraints Il se supposer être,
«
cc à rcçherçber leur util~ et à !!ffmn~r à Qiçr ~Qup ~choses sous serment•; TIE, § 48
(0.U.18.18-21 ).

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DOl!TE ET SENSATION 41

reductio ad silentium que subit le sceptique sanctionne sa mise à l'écart


lhéorique et pratique de la communau1é humaine. Exclu des sciences, en
marge de la cité, confiné au silence, le sceptique de Spinoza. tel le sophiste
de Platon, est chassé du discours, laissé à son soliloque insensé qui se tord
dans la contradiction de prétendre ne pas affinner et signifier au moment
même où il affinne et signifie 1• Le mutisme du sceptique résulte de
l'obstination à ne pas admettre expressis verbis quelque chose comme un
ordre signifiable des choses, dont la pratique du langage, tout autant que les
actions communes de la vie, sont l'indice naturel 2• Son silence est l'anti-
chambre d'un asile plus redoutable que celui de l'ignorance: la folie. Et si
sa pratique n' a cesse de trahit ses propos, c'est qu' il n'estévidemment pas
fou au point de réduire à néant sa propre existence. On ne sera dès lors plus
si surpris de voir Pyrrhon s'effrayerdevant le chien enragé3, et le peureux
s'enfuir face au danger•. L'imperturbabilité et l'indifférence, maîtres mots
de l' éthique sceptique, ne sont alors que les vœux pieux d'une raison
rêveuse d'une insensibilité qui n' a plus rien d'humain'.

1. .:S'ils nient, conùdent. ou objectent. ils ne savent pu qu'ils nieot, concède.ne ou


objcctcnl • ; TTE, § 48 (G.11. 18.22-24). Sur l'argumentation de ce passa&•· et pour un
rapprocbcmenl avec l'argumentation péri tropique employ6e par Pla1on dans le 'fhUtlte
(171 a-d) ainsi que par Aristotc dans Mitaphysfque 4, 8, 1012b (12-18) conlle Pro4agoras.
cf. L. Vinciguem., • lniziare con Spinoza. Errore e metodo nel Traclatll.J de lntellectus
Emendotione •, Rivisto di storia del/aji/osojia, n° 4, 1994, p. 665-687.
2. Les choses nous signifient et nous les signifions. Le principe que toute chose est signi ..
ftantc (el donc signifiablc) est le corollaire du principe de l'in1tgrale in1elli&ibilitt du ~l.
3. Cf. Oiog~ne Laetcc, Vie et doctrines des philosophes illu.rtres, Paris, Le livre de poche.
1999, livres IX, 66, p. 1103- 1104.
4. cr.Em. 2 sc.
S.c·est aussi 1•avis de Desc:ancs à propos de la morale paîe:nne dans le Discour1 de la
mLthode : •Ils t l~venl rort haul les VCrtUS, Cl les fonl parailrC estimables par-dessus IOUlCS les
choses qui SOOI au monde, mais ils n'enseignent pas assez à les connaître. et souvent ce qu'ils
appellen1 d'un si beau nom n'es1 qu'insensibiliJi!• (AT. VJ.8); nous soullJPlOllS. Meme si
sans doute ici Descartes pense davantage aux Stoïciens qu'aux Sceptiquc1. l'ataraxie csl à ses
yeux une insensibilit~ morale plutôt qu'une vertu. On remarquera que pour Spinoza, bien que
•l'homme, qui vil sous la diciée de la raison s'efforce. aulllnl qu'il peut [quantum potest), de
Caire que la piti6 ne le louche pas,[ ...] celui qui ne s'6meu1 ni par raison ni par piti6 pour etre
de secours à autnJi es1 à bon dtoil appel6 inhumain. Car il n'a pas l'air de ressembler à
l'homme • ; E IV, SO cor e1 sc (0.11.247. 14-15 e1 2~29). Cela monlle assez bien que le
modtle de sagesse spinozisie, qui vise à acq~rir une oarure humaine plus puiuantc, n'es1
jMMis 1~ptrie11t AY point de ®venir aultC qu'humain. Le quantum po1111 nt dooç eu entiel,
parce qu'il indique une progression dans l'cffOrt nuionnel, mais auMi une pioportionoalilt
inverse Coire la détcmùnation par la raison Cl par la pitit. fl n'en demeure pas moins que
l'homme rationnel, loin d'l1re indifféren1 ou insensible, se rend secourable à autrui dans la
mesure de ses moyens. Les ~les de vertu scep1ique el stoîcien, malgr6 leurs différences,
convergent dans la C·ritique de Spinoza en ceci que, oc s' aoconJant pas ave<: la nature humaine,
ils n'on1 rien qui penne! d'en esptn:r la rtalisatioo. N't1an1 pas rtalisables, ils ne peuven1 pas
000 plU5 e1re ra1ionnellemen1 dtsirables. ni raisonnablemenl d6sùis.

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CHAPITRE II

SENSATION ET t TONNEMENT

L'ÉTONNEMENT

Comme on a vu, la suspensio judicii n'est pas apte d'elle-même à


engendrer une suspensio animi. Tout au plus elle est l'effet d'un étonne-
ment. C'est pourquoi il convient de bien distinguerdubitatioetadmirario 1 •
Après avoir présenté l'admiration à r article 53 de la seconde partie des
Passions de l'âmecomme « la première de toutes les passions » 2 , Descartes
y consacre une série d' articles (70-78). L'admiration est alors redéfinie
comme« une subite surprise del' âme, qui fait qu'elle se porte à considérer
avec attention les objects qui luy semblemt rares&. extraordinaire'" sa cause
étant une impression dans le cerveau, qui représente l'objet insoJite l.
Suit une série de conséquences à propos de sa force. Descartes développe
alors les aspects physiologiques concernant les esprits animaux, qui tendent
vers l'endroit du cerveau oil est logée la trace, envisage leurs répercussions
dans les muscles et les organes des sens intéressés, jusqu'à faire des consi-
dérations anatomiques et mimiques sur l'apparence extérieure qu'assume
le corps sous l'effe1 de l'é1onnement 4 • Il y a chez Descartes deux aspects
dans l'admiration : elle est une inclinalion narurelle, un penchant pour la
connaissance, une passion utile pour la mémoire, donl normalement les

1. Cc que rail ponc111cllcment Spinou dans " ~ ptl'lgl1!pbç 78 d\I TIE: •!'!Ir
exemple, si quelqu'un n'a jamais pcns~ à la faussct6 des sens, soit par une expérience. soit
n'importe comment. il oc se demandera jamais s~ le soteil est plus grand ou plus petit qu'il
n' apparaît. Aussi, les paysanss 't1onn~nt-ils [mirantur] , ça et là (paJ1im] , quand ils entendent
dire que le soleil est beaucoup plus grand que le globe cerrestre, mais en pensant à Ja fausset6
des sens le doute surgit (orlturdubitatlo) • (0.0. 30.U); nous soulignons.
2. • Lors que la premiùe rencontre de quelque objet nous surpnm~ & que nous le jugeons
estre nouveau. ou fon diffcrent de ce que nous supposions qu 'iJ devoit cstre, cela fait que nous
l'admirons & en sommes cstoonez.. Et pour ceJa que cela peut arriver avant que nous
connaissons aucunement si cet objet nous est convenable, ou s'il ne l'est pu, il me semble que
1' Admiration est la premiùe de toutes les passions •(AT. XI. 373.5-13).
3. R. Descanes, Pas.slon.s del'dme, Il, an. 70(AT. XI. 38().381.1~'>·
4. «Ce qui fait que tout le corps demeure immobiJc comme une statue•: ibid., art. 73
(AT.Xl.383 .~7).

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44 SENSATrO

méfaits tendent à s ·apaiser avec l'expérience. Toutefois si on manque de la


corriger, elle peut vite déborder le juste cadre de la raison, se faire
excessive, dégénérer en curiosité maladive et devenir un pli passionnel
ingouvernable. Elle est alors contraire à la science, car elles' arrête sur tout
et n'importe qu.oi sans discrimination, donnant lieu aux hypothèses les plus
fantaisistes.
Pour Spinoza. l'admiratio ne constitue pas un affect. N'étant ni une
tendance. ni une inclination naturelle, l'étonnement n'est pas une passion,
moins encore une passion primitive. Elle est plutôt une « distnction de
l'esprit» (Mentis distractio], qui ne naît
d'aucune cause positive qui disira>t [disrrahar] l'esprit d'autres choses,
mais seulement de ce qu'il manque une cause qu.i détennine l'esprit de la
contemp lation [contemplarione] d'une seule chose [unius rel] à la pensée
d'autres choses [adalia cogitandum] '·
Survenant tel un accident, la surprise est comme un temps mon dans
l'activité de l'esprit. Rien de plus. On est surpris parce qu'on ne sait plus
assigner de signification à ce qui arrive. Il n'y a pas de durée intrinsèque
dans l'admiration, simplement parce qu'il n'y a pas d'effort en elle.
Médusé, hébété, comme dépossédé de son effort même de connat"tre,
lesprit admiratif est retenu dans son élan, interdit de penser. Pétrifié. il
tendra à s'en libérer, ne serait-<:<: que pour dépasser cette posture de mort si
peu conforme à sa nature. Intempestive, l'admiratio sera vite doublée par
d'autres idées, pour peu qu'elle y soit jointe. Seulement voilà, l'étonne-
ment n'est pas en soi déjà ce désir, auirement. il aurait fallu le compter
parmi les affects, voire, à la suite de Descartes, le ranger parmi les primitifs.
Or, Spinoza s'en défend.
L'esprit, nous est-il dit, est empêché de poursuivre ses pensées. Non
dans le sens, toutefois, où d'autres idées viendraient contredire celles qu ·il
affirmait aupanvant. Ce cas correspomd au doute. Ce qui manque à la
surprise c'est bien cette« force» que Descartes lui accorde. Avec l'admi-
ratio, en effet, il n'y a pas de forces enjeu autres que celles qui ont déjà été
mises en œuvre par l'esprit avant d'avoir été surpris. Avec elle l'esprit ne
balance pas. Tout au plus il bute, mais sans b'ébucher. Bref, il est arrêté,
mais non pas désrabilisé. Car rien, par Slll'jlrise, n'est encore remis en cause
de ce qui a pu être affirmé avant elle. Il faudra attendre que d'autres causes
déterminent la Mens à penser d'autres choses, pour qu'elle revienne de sa
suspension provisoire, et, comme on dit, retrouve ses esprits.
1. Em. aff dc!f 4, expl (G.ll. 192.2-S). Le tenne distractio n'est pas~ à traduire; il
indique avant tout J'acte d'une stparalion, d'un d6chircmcn1. d'une brisure. On a choisi le
terme français «dislrlKtion •, qui colle bien au latinet à son t1ymologic (dis·trolw!re, qui veut
dire tirer dans~ sens djvcrs). bien que Spinoza. n•attribue aucune force à cet acte.

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SENSATION ET ÉTONNEMENT 45

On peut noter au passage que Descartes s'intéresse de près aux signes


corporels de 1'admiration. Cela est vrai pour pratiquement toutes les
passions'. La sémiologie cartésienne s'inspire d'une théorie basée sur le
modèle d'une traduction entre phénomènes psychiques internes et phéno-
mènes corporels externes ordonnés à une physiologie stricte. Sa sémiotique
des passions tend naturellement à se traduire dans une somatique. De son
côté, Spinoza se désintéresse totalement de ces aspects 2 • Il ne nie pas leur
réalité, ni même la nécessité de leur manifestation. Comme Descartes, il
leur accorde le statut de signa; mais il en affirme la relativité et l'équivo-
cité 3. Puisque les signes corporels dépendent des corps et non del' esprit, ils
varient en fonction des corps et de leur complexion. Sa scienœ est donc très
peu utile à !'Esprit, car elle est toute relative à la constitution des corps et à
leurs habitudes. Chacun en développera l'expérience selon les usages et les
coutumes qui lui sont propres, selon les normes que le corps aura intégrées.
Du point de vue de la doctrine spinoziste des affects, c'est comme si tous les
signes se valaient; c'est pourquoi il ne vaut pas la peine d' en donner une
description. Cela tient à la conception même du signe, qui, chez Spinoza,
comme on le verra, est libérée de toute considération naturaliste. N'étant
pas univoque dans sa signification, il de>itêtre interprété. Ce qui peut être un
signe de joie ou de tristesse pour certains, peut constituer un signe de
tristesse pour d'autres; ce qui peut signifier certaines choses dans tel
contexte, peut en signifier d'autres dans tels autres.

l. Cf. Pas.sions de /'dme, U, art. 112, intirulé : • Quels sont les signes extérieurs de ces
Passions •,où, du molnsquantau" principales, Descartes se fait unprogrammcde ctraitc-rdc
plusieu,.. signes exttrieurs, qui ont coustume de les accompagneu aux art. 11 3-136
(AT. Xl.412-429).
2. Alors que Descartes y consacre une partie s~ifique de son traité, Spinoza s'en
d6barrasse d'un trait de plume à la fin du dernier scolie du De Af!ecribus: • Pour le reste j'ai
n6glig6 lcs affcc.tions externes du Corps. qui s"oboervent dans les affects, comme le sont le
tremblcmcn1, la pâleur, les sanglots, le rire, etc., parce qu'elles se rapponcnt au seul Cotps,
sans relation atJcuneà !'Esprit»; Em. 59 se (G.11. 189.28-31).
3. Aussi peut.on lire sous la plume de Spinoza: «Aucune divini~. ni personne d'autre
que r envieu.x ne prend plaisir à mon impuissance e 1 à ma peine et ne nous tient pour vertu les
larmes, les sanglocs. la C"rainte, et autres choses de cette sorte. qui sont des sigM-s d'un espril
impuissant• : E IV, 45 cor 2 se (G.U. 244.19-22). Spinoza mtlange les affccts tristes aux
signes sous lesquels ils sonc le plus communément connus à soo lecteur. L'effet est ici
rh61orique, dans la mesure w l'imJlljiS$111ÇC et la ptinc se trouvent rchausstcs par des images
qui habituellement signifient la tristesse. Mais cela ne change rien au fait que les tannes
puissent signifier autre chose. et que l'on puisse tout aussi bien pleurer de joie. En revanche.
quels que soient les signes par lesquels nous reconnaissons les affects, ces demie" sont bien
des signes de notre puissance ou de notre impuissance; ainsi : c À cela s'ajoute. que ces afTccLS
[l'espoir et la crainte] i.ndjquent un d~faut de connnissance, et l'impuissance de 1' Espri1. c•cs1
pourquoi aussi la sécurité, le désespoir, le contentemen1, le remord& sonl des sîgn~s d'un
esprit impuissant •: EIV,47 sc (G.U. 246.9-12): nous soulignons.

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46 SENSltTIO

ADMIRABLE DESCARTES

Savoir ne pas savoir peut être la cause de bien des étonnements, voire
d'une propédeutique à la connaissance vraie; mais cela seul n'est pas suf-
fisant pour modifier une habitude de vie, et donc pour inaugurer une nou-
veUe pratique. Il y a chez Spinoza aussi quelque chose de l'ordre d'une
double ignorance: nous ignorons les causes de nos actions, mais nous igno-
rons souvent aussi que nous les ignorons. Abolir la seconde peul préparer le
1mvnil sur la première, mois ne soumit suffire. Lo sortie de la double
ignorance ne peut être préparée que par un vrai doute, et accomplie par la
vérité elle-même, qui seule ôte doute et ignorance à la fois. En aucun cas
l'émerveillement ne saurait y suffire. Aussi au lecteur spinoziste le doute
hyperbolique de Descartes appanu"'t-il davantage inouï, qu'il ne semble en
mesure d'entraîner sérieusement à remettre en cause ce qu'iJ prétend
vouloir mettre sur la baJance d'un doute fictif, fOt-il aussi ingénieux. Si
aucune sérieuse raison de douter ne se présente, rien ne viendra remettre en
cause une croyance ou une habitude. Tout au plus, !'admirario suspendra la
croyance le temps d'un instant, mais ne la mettra pas sérieusement en
question '·
Il n'est donc pas impossible que, dans l'exercice stratégique du doute
hyperbolique, Descartes ait précisément pris pour un doute ce qui n'était
que l'effet d'un simple étonnement, se plaisant à trouver une raison de
douter là oil se produisait seuJement un arrêt étonné de sa pensée devant les
habiles hypothèses qu'il soumettait à l'attention de son esprit. D'un point
de vue spinoziste, cette confusion dans le discernement et I'évaJuation de
ses actes de pensée s'expliquerait d'autant mieux que Descartes, dans sa
théorie, prenait pour une passion ce qui n'en était pas une. Descanes aurait
alors péché par excès d'admiration (au sens can ésien) pour sa propre
méthode. L •admiration pour cenaines de ses propres méditations put faire
qu'il crut douter aJors qu' il ne doutait pas vraiment. Descartes aurait ainsi
surestimé (au sens spinoziste cette fois) la force des arguments de sa fiction,
évaJuant plus qu'il n'était juste l'étonnement qu'ils provoquaient en sa

1. Les analyses de Pierre-François Moreau tendent dans cette direction. quand il tcrit. par
excn1pte, que« le doute cartés·icn. apr~s le doute naturel, est volontaire. mtlhodique; ce n'est
pas le cas de l'incenitudc spinozicnnc. Quant au doute narurel, il partage avec le doute
m~thodiquc un caroct~re cencd sw le sujet : îl suspend l'adhtsion à un objet; chez Spinoza
l'incenitude es1 proprié1é de l'objc1 et l'hésit1tion de l'esprit CSI balaooement enll'C deux
objets: au fond, on ne peut appeler cette hésitation ..doute" qu'en prenant le terme en son sens
étymologique : la situation devant le chemin qui bifurque•; et. plus encore, quand il renvoie à
Benveniste pour remarquer que •cette reconstruction fait dériver le doote vers la sémantique
de lacrainte »; cf. Spinot.a. L'uplrience ~r l'lterni1i, p. 97 avec la n. 3.

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SENSATION ET ÉTONNEMENT 47

pensée•. Ainsi, on ne peut assez s'étonner avec Spinoza de la singularité


avec laquelle cet homme clarissime fit passer comme une raison de douter
ce qui in animo suo n·avait jamais dépassé le simple étonnement. Et on
aurait peine à croire que tel eOt été vraiment le doute d'un si grand homme,
s'il n'avaitétési admirable.

MONOID~ISMEETÉTONNEMENT

Affection sans affect, I'admiratio est une imagination sans


signification, une idée, dont le renvoi est nul. Certains seront tentés de
rapprocher l'étonnement de l'hypothèse de l'unique et seule idée dans
l'âme. On ne saurait toutefois les confondre. Alors que le doute épouse le
mouvement de balance du aut aut. l'étonnement est ce ravissement dO à
l'ambiguïtéd'unechosedont la signification n'est pas assignée. Il n'y a pas
ici fluctuation, mais fixité. Bien qu'il y soit aussi question de la contem-
plation d'une seule chose [unius rei contemplatio], l'étonnement ne peut
pas être considéré comme léquivalent de l'hypothèse de la seule idée dans
l'âme. Premièrement, parce que!' expérience de pensée d'une âme réduite à
une seule idée est une hypothèse autour d'un impossible, qui porte sur
l'essence d'une chose; il ne faut donc pas le prendre pour un état ou une
constitution effective de l'âme humaine. L'émerveillement, lui, sans être
un affect, est une imagination qui porte sur une existence. Deuxièmement,
si 1'étonnement concerne bien une seule idée, celle-ci n'est pas unique dans
l'âme, mais la dernière dans l'ordre d'une série, qu'elle a pour effet d'inter-
rompre, non d' abolir. Une chose n'est étonnante que par rapport à autre
chose, jamais en soi: surprenante dans un contexte, elle va tout à fait de soi
dans un autre. Il reste q ue ces deux figures de la pensée, l'hypothèse du
monoYdéismc et l'étom1emem, peuvent êu·e rapprochées le temps d'un
instant en ce qu'elles montrent, chacune à sa manière, l'une du côté de
l'essence, l'autre du côté de l'existence, en quoi une idée n'a de sens et de
signification que dans une production continue d'idées.
n n'en demeure pas moins qu'après avoir été surpris, l'esprit ne pourra
que se ressaisir. Comme par un instinct de survie, la pensée reprendra son
cours, un peu comme quand, après avoir manqué d'air, le corps reprend son
souffle. Par définition la stupeur n' est pas en soi redoutable; en revanche ce
1. cComme si rout à coup j'ttais rombé dans une eau ~s proroode,jt suis 1elltml!-nl
surpris .. . » (AT. IX. 18. t 7). Existima1io.ou bien plutôt suptrbla 1 Sj l'onencroit.en e.ffet. les
définitions de Spinoza, c'est davantage à la seconde qu'il faudrait songer. L'aveuglemen1 de
Descartes serait alors à mettre sur le compte de la superbia philosophi. La question ici n•est
évidemment pas de savoir si Descanes était un homme orgueilleux, cela ferait sourire, mais
plus sérieusement de comprendre, comme Je pose Spinoia ~s Je proloaue du TIE. que la
pensée n' es1vraiment philosophique que si elle répond à une exigence qui est d'emblée autant
éthique qu 'épistémologique.

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48 SENSA1'10

qui laisse stupéfait peut vite le devenir, ne serait-ce que par cette apparente
posture de mort quel'étonnement impose à l'esprit médusé.C'est peut-être
la raison qui pousse Spinoza à parler immédiatement de panique [co11ster-
na1io) 1. La panique, qui consiste à être surpris par un objet dont on a peur,
est mauvaise non tant par le mal qu'elle représente, que par labsence.de
réaction dans laquelle elle laisse, qui empêche de trouver une parade à ce
mal. Ceue suspension de l'esprit, qui e:n arrive à annuler momentanément
l'effort de conservation, est déjà en soi quelque chose qui convient fort peu
à sa nature, et un motif suffisant pourqu 'on la redoute.
Spinoza retrouverait-il au cœur même de l'admiratic la menace et la
peur hobbesiennes? La peur de la mort, dont l' admiratio porte le masque,
serait-elle si profondément ancrée dans l'esprit, au point de veniir l' in-
quiéter jusque dans ce qui l'atteint malgré lui? Ce n'est pas sûr. Car ce qui
éventuellement peut constituer une m.enace pour un esprit admiratif est
moins ce semblant de mort qu'il mime, quel' immobilité, l'isolement, voire
l'enfermement dans lesquels se trouve confinée la pensée, dont la nature
consiste à connaître, juger, exprimer. En tout état de cause, si l'esprit est
atteint d'étonnement, sa puissance bien que figée n'en est pas, de ce seul
fait, diminuée ni augmentée. Ce qui est à craindre d'une surprise est plutôt
l'interprétation dont elle fait l'objet.
Bien qu'on ait là deux aspects inséparables de la pensée, on peut
néanmoins distinguer la contemplatio de la cogitatio. La contemplatio
s'adresse à la simple et seule présence de la chose, telle qu'elle s'impose à
la pensée, quel que soit son mode de connaissance.L'esprit est ainsi retenu
par lidée de la chose qu'il contemple. Le terme contemplatio passe ainsi du
registre traditionnel de la métaphysique et de la théologie (encore présent
dans les CM, où il est fait par exemple référence à la contemplation de
Dieu 2), à un emploi plus technique, qui indique la perception d'une seule
chose l. Dans le cas de l'admiration, l'esprit n'en comprend aucune de

1. •Si l'étonnement est provoqué par un objet quel' on craint, on rappelle panique, parce
que la surprise devant le mal tient l'homme en suspens dans la. seule contemp1ation de ce mal,
au poin1qu•;1 n·a plus la force de penser à ces autres choses giice auxquelles il pourraitévi1er
cemal•;ELU.52 sc(G.ll. 180. 16-19).
2. Comme dans les expressions: essentia. divinae contemplatio (CM. il, 1; G.I. 251.10),
bea1issima entis conttmplatio (CM. il, 10; G.I. 271 .9). ou encore ex conttnrplationt infinitat
!Ripotentiae(CM, 0 , 11 ;0.1.273.2-3).
3. Comme dans le cas des hypothèses basées sur des expériences de pensée, telle la
chandelle in .s e solo spectata de T/E, § 57 (0.ll. 2.2.5-6), ou des expressions de 1· Éthique: res.
cujus so/tJ cmttll1pla1iont delec/amur (E Ill, praef; 0.JJ. J38.23); ex solo ip1ius .na1urat
contemplationt (Em. 2 se; G.Il. J43.4-S): ex unius rei conttmplatione in contemplationem
alrerius inclt!ort (E 01, 52 dem; G.ll. 180.4-5): ou celles coocernant le •Contentement de
soi,.. [acquiucentia in se ipso] qui naîl de la setale contemplation de la puissance d'agir de
!"homme(E IV, S2 dcm: G.O. 249.5-6). Cette liste n'est pas exhaustive.

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SENSATION ET ÊTONNEMENT 49
détenninée, car, dans sa nouveauté, elle lui apparaît dénuée de signifi-
cation. La cogiuuio, en revanche, indique l'activité de l'esprit consistant à
fonner des pensées, c'est-à-dire à connaître. Ainsi l'admirario peut être
comprise comme une conremplario avec interruption momentanée de
cogirario - et c •est dans ce sens seulement que l'on est autorist à parler de
mon apparente de l'esprit. La vie de l'esprit, au contraire, ne s'exprime
pleinement que quand celui-ci conçoit, c'est-à-dire quand il y a conrem-
plario d'une chose génétiquement définie par une cogitatio.

L·roŒ-SENSATION

On apprécie mieux à présent l'hypothèse du paragraphe 78. Que reste-


t-il d'une idée quand elle est séparée et isolée des autres idées? Juste une
sensation. Or. celle-ci n'a ni l'inquiétude d'une incertitude, ni le goOt de la
certitude. Elle n'est en soi rien qu'une affirmation nue, déshabillée de son
aspect représentatif, dépouillée de signification.
Si l'esprit était réduit à son unité abstraite, s'il ne consistait qu'en son
expression la plus simple. il serait alors pure sensation. Cela ne reviendrait
nullement à nier 1'afftnnation de la présence d'un ideatum, car toute idée,
en tant qu' idée de quelque chose, a un ideatum, mais simplement à n' af-
firmer que la pure présence d'un quelque chose [aliquid] non mieux
déterminé ou signifié. Si nous n'étions que la pure sensation du rouge, nous
ne percevrions pas de rouge 1• En revanche, si nous percevons quelque
chose de rouge (la différence de cette tache sur ce fond par exemple), c'est
que, avec la sensation, nous avons aussi d'autres idées à panirdesquelles la
tache rouge peut être perçue comme cette tache, ce détachement de rouge.
Omnis detenninatio esr negatio, car, pour produire telle signification
détenninéc, j'ai besoin d'un système de différences (i.e. de positions et
négations relatives) et d'inférences (i.e. d'enchaînements) qui permettent
l' afftnnation de la sensation comme perception de quelque chose de
déterminé. Plus généralement, donc, si nous pouvions n'être qu'une seule
sensation, cela équivaudrait à ne rien connaître en particulier du tout.

1. Si l'on veut bien songer dl: nouveau à l'exemplede l'hullrede Hume, qui ne perçoit que
la faim, pour Spinoza celte sensation serait déjà elle.m!mc complexe (elle serait d' ailleurs le
reflet dl: la complexité du corps de l'hu!lre). Sa simpl ici~ o'est en rûli~qu'hypothérique: elle
rcJX'SC en v~té cnti~rcmcnt sur l'idée qui veut que ce qui est simph soit aussi disc~1. Pour
des rai50tls qui tiennent à l'essence m!mc de la pens6c et dl: létendue, Spinoza se place dans
une penpectivc continuiste. Il ne peut eue question que dl: réali~s r., plUI slmplu (comme
pour les corpora simplicissima), oô ce qui ett produit comme simple ne s'oppose pas à être
lui·meme composé. s.ans pour autant perdre de sa clon6 et de sa distinction. Le spinozisme ne
repose pas sur l'hypothèse d'un atomisme des idées ou des corps, ni m!.mc sur une mona-
dologie qui s·crrorcerair d'accorder le simple et le multiple. Sur cette question, à vrai dire
essentielle. on ne peut que partager le commealJlire de Bernard Rousset (cf. TIEIR.. 307-310).

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50 SENSATIO

Encore une fois, il convient de bien apprécier la suppositio irrealis de la


phrase si 1a111um unica sit idea in anima. Elle retrace celle qui avait été
expliquée et illustrée au paragraphe 57 par l'image de la chandelle brillant
dans un espace imaginaire sans corps, ce qui pennettait de conclure que la
chandelle ne possède aucune cause de sa propre destruction. Spinoza
ajoutait alors: «il n'y a ici aucune fiction, mais de vraies et pures asser-
tions» 1. De même qu'il s'agissait alors d'abstraire ses pensées des corps
environnants, afin que l'esprit se tourne vers la seule contemplation de la
chose considérée en elle-même, de même ici une réduction hypothétique
est opérée pour isoler la présence d'une seule et unique idée, abstraction
faite du milieu dans lequel toute idée, en connexion avec les autres, se
trouve naturellement insérée dans le flux de l'expérience perceptive. Or, il
est évident que, tout comme pour le principe d'inertie, ni l' experientia ni
l'experimentum pourront jamais vérifier ce genre d'hypothèses. Puisqu'il
n'y a pas de vide, que l'esprit humain est constitué d'un très grand nombre
d'idées, et que rien d'absolurnent isolé ne peut exister en nature, les condi-
tions d'une ex.istence isolée sont de fait irréalisables2. Néanmoins ces
hypothèses peuvent jouer un rôle important, puisqu'elles permettent
d'apercevoir certaines vérilés sur la chose ainsi conçue3. Par exemple, que

1. G.D. 22.9- 10. De maoi~re gtn6-ale. fa fiction tourne au1our des possibles, et donc elle
suppose toujours une ignorance. Ce n'est nullcmenl le cas des expériences de pensée corn.me
celle de la chandeUe ardente qui ne se consume pas. qui tournent. elles. autour d• impossibilia.
Dans la note)' un rapprochement eSI opén! avec les hypoth~ses qui sont faites sur cenalos
mouvements des corps œlestes, pour jusrifier Je bien fon~ de ce proœdé-. t1an1 donn6 le
contexte physique et astronomique auquel renvoient ces exemples (§ 56). iJ n'est pas
impossible que Spinoza ait penst à l'expérience de peoste de Galilu. qui, à iravers la
maYeutique de Salviati. a recours à ce procMé pour raire admettre à l'aristOfélicien Simplicio
le principe du mouvement ineniel ; cf. Gahl<!e, DialoRut sur ltS dtux Rrands sysr~mtS du
monde, ir. fr. parR. Fréreux et F. dcOaodt.Paris, Seuil. 1992, p. 169-170. Cequ'eul à en dire
Alexandre Koyrt con(mne que l"h~ galil<!enne recoupe bien ce que Spinoza analyse
sous le chef de ces «Choses qui sont supposées( .. .) à propos des impossibles•: «Conuai-
rementàcequ'on affirme bien souvent. la loi d'inertie n'a pas son origine dans l'expérience
du sens commun et n'est pas une gtotralisation de cette expérieooe, ni même son idéali·
satloa. l ..•}Ds'agi1, à proprement parler. d'expliquer ce qui <SI à partir de ce qui n 'est pas, de
ce qui n' est jamais. El même à partir de ce qui ne peul jamais ltre•; A.Koyn!, t1udes
galillennu. l'llris. Hennano, 1966. p. 206.
2. C'est donc à ce titre que ces idées peuvent ~b'C confondues avec des fictions. A VCC
route la prudence qu'impose la complexité de cette note.qui de l'avis unanime est lo.ind'bre
transparente, on a cependant du n1al sur ce point à suivre l 'intcrpduition de Bernard ROU.\SCt.
Sans compter qu'il minimise l'aspecl positif de la no<e y. il ne prêle aucune valeur à la vérité
décla.r6c de ces verat ac merae ass~rtionu. les comprenant comme des «tnooœs sans
consistance, sans id<!es. des paroles vides•, oublian1 de rendre compte tout simplcmen1 du
terme verae (cf. TIE/R. 285). Le commentaite de Harold H. Joachim sur ce passage paraît plus
approprié (cf. Spinor.a•s Tractatu.s de lnttllcctus Emcndationc. A Comml!.nlary, Bris1ol,
Thuc:nuncs Pten, 1993 ( 1940) p. 120..121 ).
3. Ce sera le cas pour 1'ét>blissemenl de la loi d 'inertie du corps.

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SENSATION ET ÉTONNEMENT 51

l'idée, en tant qu'acte de pensée, n'est pas neutre ou muette comme un


tableau. Dire qu'en soi elle est une sensation, c'est dire qu'elle/ait quelque
chose, qu 'eUe implique et suppose, en un mot qu •elle renvoie.
Que peut-on retirer de ces analyses autour de l'idée-sensation?
Premièrement. que la clarté d'une perception s'avance toujours, pour
parler avec Leibniz, sur la scène d'une multiplicité de petites percepttions.
Nous sentons, en effet, qu'un corps est affecté de beaucoup de manières : la
variété et la variation sont des conditioms de possibilité de la clarté d'une
perception. Deuxièmement, c'est sur fond de ces différences que sedé1ache
la perception de quelque chose, autrement celle.ci ne pourrait pas être
clairement perçue précisément comme perception de quelque chose . Le
sentiment du corps se fait multis modis. L'tthique rendra compte d'une
telle compl.exité par autant de pluriels: ajfectiones, imagines. Il n'y a de
singulier que parce qu'il y adu pluriel, de différence que parce qu'il y a de
la continuité. Tout singulier enveloppe une multiplicité à partir de laquelle
il s'articule 1. un'y ade singulier que parce qu'il y ade la modalité (variétés
qualitatives) et de la modulation (variations quantitatives). Multiplicité et
individualilé sont corrélatives.
« Nous [nos) sentons qu'un corps est affecté de beaucoup de manières "2
veut dire que nous sentons qu'un corps s· affinne dans routes ses affections,
confusément. certes, non sans mélange, et à partir de la diversité
l. On sait que Spinoza reprend la terminologie de la clant et de la disti.nction des idées à
Descartes. Rieo n'interdit de penser que, tout en ~ranr partielle et confuse, il n'y ait pas aussj
une certaine e l ~ cc distinction propre à J'imagin.ation. Rappelons en effet que les id&'s
illlldéquates sonl muti 16es et confuses d·abord pour des rai <Ons ontologiques (cf. E Il, 1 l cor).
Si l'on s'en tient auxdéfmitioosdcs Principes. I. 45, et que parclarttlonentend.en effet.• la
connaissance qui cs1 p~scnlect manifeste àuncsp:rit a·ttcntif •et pardistinctioo «celle qui est
tellement précise et difftrente de toutes les autres, qu'elles ne comprend en soi que ce qui
paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut•. Spinoza n'avait pas à en
changer la fonnulation pour parler d' «imagination distincte •. comme II le fai1. par exemple.
in E0,40sc 1 : « l'Esprit humain pourra imagincrdistinctementautantdeoorpsà la fous qu' il
peut se fonne:r à la fois d'images dans son corps • (0.JI. 121 .3-4): nous soulignons. Que
Spinoza s'accommode ici de la tcrmjnologie can~ienne sans avoir beaoin de les ~finir,
tient sans doute aussi au fait que. de son point de vue. Descartes se faisait une klœ imagiinative
de la nature de l'idte en l'assimilant à une peintuœ sur un mur. D pouvait doac s'eo s.ervir à
bon escient. Le lecteur de l'É1hique. su~ acquis à la doctrine cartbienne. sera progressi·
vemcnt ame~ à compn:ndre que la clantou ladi•tinction d'une image ne fait pas la clam el
la distinction d'une idœ - chose qu'il comprendra d'autan1 mieux qu'il awaappris la doctrine
gEnérale de l'i dû, de son ad6quation. ainsi que de sa valeur inlrin~ue, sut laquelle Spinoza
n'a cesse de re'venir, soucieux de marquer sa d i ff~rencc et de ne pas la laisltJ'passcr inaperçue.
2 Eli, ax 4 (0.JI. 86.4-S). On peut se demander si le""' se n!b aux hommes. ou s' il
n•embrasse pas une universalilt plus large. L' homme n•est pas le seul au ttavers duquel Dieu
se pense. me.mes'il est cer ~tre oi) Hse pense le plus. Toure chose pa.rticulitte est une afrection
oo auributs de Dieu. Si donc nous nous rcconMi5'Mlns en ce • nous •. ce ne saurait !tre pour
nous en réserver l'exclusivit6. comme si Je f1lit d'accorder aux autres individus de la pens6e C(
du sentir eOt re:ndu l'homme moins digne que s'ils lui avaient khu sans partage.

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52 SENSATIO

enveloppée par l'individualité du corps senù. Quant à savoir comment ce


senùr se déploie, Spinoza, dans le dernier scolie du De Mente, écrit que
de même que nous pouvons, par œue faculté de vouloir, affinner une
infinité de choses (/'une après l'atare cependanr: car nous ne pouvons pas
affinner une infiniré de chosts en même temps) de même aussi, par œtte
faculté de sentir, nous pouvons sentir, au1rement dit percevoir [sentire sive
percipere], une infinité de corps (c'esr·à-dire l'un apr~s l'au1re <et non
si multanément, ce qui est impossible>) ' .
Nous soulignons pour bien faire ressorùr l'insistance avec laquelle
l' attention est portée sur le fait que la perception se fait à travers des chaînes
d' idées, car elle suppose un champ de différences et de relaùons2 qui ne
peuvent être affinnées toutes en bloc, mais une à la fois, une à la suite de
l'autre.
Le rapprochement entre ce passage du dernier scolie du De Mente et
l'axiome 4 nous contraint aussi à nous interroger sur l' arùculation entre« le
senùr un corps affecté de beaucoup de manières " et « le sentir enveloppé
dans la perception d'une infinité de corps'" Nous sentons une infinité de
. choses, d'un grand nombre de manières et selon un grand nombre d' enchaî-
nements, ces sensations échoient toUJes à un certain corps [quoddam
corpus]. La sensaùon enveloppe quelque chose comme un sens interne,
sans lequel le corps affecté ne pourraiit être senti comme intéressé par les
modificaùons qui l'affectent. Cela explique aussi qu'un encl!aînement,
n'est pas une simple série, empilement ou addition d'éléments (ce serait là
le confondre avec son image), mais qu'il est polarisé par une essence. C'est
pourquoi la connexion/air sens et le sens c'est l'enchaînement. n ne peut
donc y avoir d'exclusion entre sens interne et sens externe, parce que l'un
ne va jamais sans l'autre, et que l'un revient à l'autre. Le corps senti est le
sens (interne) des enchaînements des percepùons (externes), la sensaùon
étant cette puissance même d'enchaîner les perceptions.
Si donc, par hypothèse, je n'étais qu'une seule et unique idée, il est à
parier que je ne senùrais rien de parùculier, car je serais privé. de ces dif-
férences nécessaires, sur le fond desquelles quelque chooe peut s'avancer et
être discerné dans la clarté d'une percepùon. qui peut devenir l'e fait d'une

l.G.JI. 133.2&-32.
2. C'est la différence qui fait la relacion, mais c'est la relation qui est premi!re par rapport
aux difftrcnces que jus1emcn1 elle pcnnct de cU!iennioer à 1ravers des enchaînements.
Autrement 1e spinozisme risquerait fonde se confondre avec un empirisme mat~rialiste.
duquel précis~men 1 il se démarque de mani~re décisive sur les questions 1ouchan1 la
pen:epcion. son o:rigine et son fonctionnement. Pour la sensation chez Hobbes.. cf. Y. C. Zarka.
Lo dicision m'-t.aphysique de Hobbes. Conditions dt la politiqu4, Paris, Vrin, 1987, en
pllltiçyll<r le çhl!J). I® Io piçmi~ panic, p. 27-3~; çf, 11ussi M. Malhcr1!e, Troisessaii sur li
sensible, Paris. Vrin, 1998.

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SENSATION ET ÉTONNEMENT 53

proposition aniculée en sujet et prédicat. On powrait alors parler d'un


sentir sans objet défini, d'une pure affirmation d'existence. Est-ce à dire
que ne signifiant rien de particulier, la sensation ne signifierait rien du tout,
qu'elle serait elle-même absolument insignifiante? Non pas. L'idée-
sensation, c'est-à-dire la réalité intrinsèquement affirmative de l'id6e, est
signi.fia111e sans avoir de significa1ion. Elle affinne, ouvre à ce qui est en
présence. Elle signale la présence avant même de déterminer ce qui est en
présence. À quelque degré que ce soit. toute sensation, pour être sentie
comme sensation de quelque chose de déterminé, a besoin d'une connexion
et d'un enchaînement dans et par lesquels elle assume sa signification:
ceci, qui est rouge, c'est-à-dire non-blanc, non-noir, non-vert ... 1• La
sensation est cette connexion même.

LECHEV ALA!Lé

On pourrait objecter que Spinoza semble dire le contraire quand il


propose une autre expérience de pensée : lenfant qui ne perçoit rien d' autre
qu'un chev.al ailé2. À première vue, l'hypothèse ressemble à celle du TTE,
§ 78. L'esprit n'y est-il pas considéré comme ne percevant qu'un cheval
ailé et rien d'autre [nec a/iud) 3 ? De plus. Spinoza ne ledit-il pas lui-même:
«qu'est-ce que percevoir un cheval ailé, si ce n'est affirmer les ailes du
cheval?,.., c'est-à-dire affirmer du sujet «cheval" le prédicat «ailé " ·
Alors, demandera-t-on, affirmer n'est-ce pas toujours affirmer un idéat
déterminé, à savoir tel prédicat (les ailes} de tel sujet (le cheval)?
On commencera par observer que l'hypothèse qui est ici forgée
concerne tout d'abord un enfant [puerum], et ceci pour bien laisser entendre
que son esprit ignare n'a pas les moyens de nier par d'autres idées
lexistence du cheval ailé qu'il se représente. Cela suppose implicitement
que l'enfan.1 ne puisse pas être ignorant au point de ne pas savoir ce qu' est
un cheval, ce que veut dire voler, etc.; autrement dit, il devra avoir déjà une
certaine expérience. Le fait que Spinoza parle ici de puer plutôt que de
in/ans n'y est sans doute pas étranger. Ce n'est qu'ensuite, et comme une
généralisation de cette hypothèse, qu'il considérera un esprit humain
quelconque ne percevant que l'idéed'un cheval ailé, ce qui lui pcnnettrade
répondre à ses adversaires sur la nature affirmative de toute idée. L'e:xem-

1. Cf. M.. Merleau-Ponty. Phlnomlnologi• d.- la (Hre<ption, Paris, OalJjmard, 19~5. en


particulier 1c C:hap. 1•La scnsa1ion •de 1· 1nlroducûon. p. 9--19, et &e cbap. 1dela0 e panic • Le
sentiu,p. 240-280.
2. cCoDCevons un enfant (pu"rum] . imaginanllun cheval ail~.• et ne percevant rien d'aulrC
[nteoliud qu/Cf/uamp•rcipltl •; EU, 49 (G.U. 134. 16-17).
3. /bid. (GLU. 134.32).
4. G.D. 134.30-31.

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54 SENSAT/O

pie du cheval ailé n'est pas la réplique de l'hypothèse qui contemple l'idée
en soi comme si elle était seule et unique dans l'esprit, car l'idée du cheval
ailé doit en supposer d'autres pour pouvoir être fonnée. Ils' agit alors plutôt
d'u1-le idée, qui. u11efoi_s forrnée, 1ledol1 plusêtrejoi11tc à d'autres.
Il y a plus pour s'en convaincre. Dans ce passage il n'est nullement
question de sensation, ni de sentir, mais de perception. Cela indique qu'il
s'agit d'une idée considérée en rapport à l'objet extérieur qu'elle représente
et affirme comme présent et non de l'idée rapportée à son sentiment interne.
Alors que la sensation propre à l'idée considérée en elle-même ne faisait
qu'affirmer la simple présence de quelque chose qu'il s'agissait d'isoler de
toute relation, l'idée du cheval ailé forge, en une même idée, lidée des ailes
et l' idée de cheval préalablement connues, enchaînant la première comme
le prédicat de la seconde. En somme, alors que l'idée e n soi ne fait qu 'affir-
mer de manière encore indé1enninée, celle du cheval ailé est déjà le résultat
d'un certain enchaînement.
Ces deux hypothèses sont en fait différentes : celle du monoïdéisme ne
présuppose absolument aucun enchaînement; celle du cheval ailé présup-
pose un cenain nombre d'idées produisant une certaine idée. Loin de
s' invalider ou des' exclure l'une 1'autre, elles confirment la même doctrine.
Simplement la première porte sur l'aspect intrinsèque (présentatif) de
l'idée. la seconde sur l'aspect extrinsèque (re-présentatif. ou prédicatit)
d'une idée déterminée par un enchaînement 1.
La sensation ou l'idée en soi, autrement dit ce que l'esprit ressent du
corps dans chacune de ses affections, n'est autre que le renvoi d'une idée à
l'autre. Affirmer, au sens de renvoyer, impliquer, ou encore envelopper,
constitue l'essence même de l'idée, savoir l'acte d'affirmer l'existence du
corps [corpus quoddam]. La fonnation d'une idée tient à la capacité que
l'esprit a d'enchaîner, c'est-à-dire d'inférer - d'oil tout le sens d'une
expression comme concludi, sive percipi. Aussi l'idée en soi comme
sensation est moins l'unité irréductible d'une pensée que l'acte même de
distinguer, ou d'affirmer une relation d'idées. Percevoir, c'est toujours
affirmer une relation.
Ainsi compris l'esprit humain se laisse davantage lire comme un champ
de connexions d'idées qui s'enchaînent et s'affrontent selon des forces,
dont le sens nous échappe le plus souvem parce que nous en ignorons les

J. On ne confondra pas non plus l'idée/sensation et l'idée simple. L' idée simple est un
conceptformi en venu de la seule puissance de lentendement, ce qui fait dire à Spinoza que
«les pensû.s simples oe peuvent pas oc pas êcrc vraies•. car• tout ce qu'elles contiennent
d'affinnation Egale leur concept et ne s'6tend pas plus loin•. Ainsi rien ne s'oppose à ce
qu'une id6c simple puisse ~tre composte d'autres idées, alors que l'idée/sensation constitue
simplement l'uni~ expressive d'une pcnsU, cc qui fait qu'une i~e se lie ou renvoie
naturellement à une autre.

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SENSATION ET éTONNEMENT 55

causes•. Tout se passe comme si Spinoza prenait à contre-pied la position


des empiristes comme Hobbes et plus tard Hume: ce qui est premier, et ce
qu'il faut donc penser en premier, ce ne sont pas les perceptions, qui sont
déjà le résultatd' une activité de pensée, mais Jeurs relations ou la nature des
connexions qui les gouveme2.
Ce que nous nommons comme étant la sensation de rouge est second
par rapport à la perception de la ctistinction entre la tache et le fond sur
lequel elle repose - distinction, contraste, qui ouvre à la possibilité d'une
qualification. La sensation, comme affirmation nue, n'est rien d'autre que
ceue ouverture à la signification du «rouge», qualification ou contenu
représentatif de l'idée, qui ne peut êcre donné que dans l'enchainement qui
la fait connaître. La sensation, comme on le verra plus précisément quand
on abordera la nature de! 'image, est alors plutôt en elle-même l'index de ce
qui en chaque idée constitue la brisure d'un continu et une ctisposition au
sens et à la connaissance, dont le genre dépend du mode d'inférence ou de
connexion dans lequel les pensées s'enchaînent. La sensation n'est alors
pas l'élément premier ou la source de la connaissance, elle est plutôt le
sentiment qu'une distinction se fait3. C'est J'acte même de la distinction
propre à l'idée qui fait sensation : «ceci (ce rouge)!,. -c'est-à-dire leffet-
contraste du plan et de la tache, qui fait que quelque chose est distingué ou
perçu, comme étant rel rouge. Avant on ne distingue rien. Le KY avait usé
d'une métaphore semblable pour expliquer la singularisation de l'essence
et son émergence dans l'existence particulière: «si le mur est tout blanc,
rien ne se distingue, ni ceci, ni cela» 4 • On peut comprendre à présent que
1'existence del' essence émerge comme sensation.

l . La notion de «champ» n'est pas nouvelle dans l'ex6g~ spinoziste. Alexandre


Matheron l'a utili~e pour caract!riser la complexit6 de cla mémoire. qui met à noue
disposition un capital d' jdées. sinoo illimit6, du moins pratiquement inépuisable•. ce qui lui
fai1 dire que • noire puissance de pcns<:r de noire espril est [ ..• l iùs grande: noire champ
perceptif conuaircmcn1 à celui dC$ "Ames" plus rudimentaires, déborde largement l'instant
présent »; cf. A . Matheron. lndividw e1 communau1I chez. Spinol,ll,, p. 67: avec un tout autre
relief. elle a élé reprise pour unifier sans unifonniser la vari<ta.r des domaines d'explication
de l'exptrience (le langage, les passions. J'histoin:). la notion de champ scrvan1 ici de
conirepoint à la notion de • circularilé close• typique de l'éthique radicale des premiers
écriis; cf. P.-F. Moreau. SpifllJYl. l "<xplri<nce <t l"lt<mitl. p. 225-486.
2.0n remarquera par ailleurs que c'est exactement oe que commence par faire Je TIE:
distinguer les différenis modes de pcrccpûon, afin d'orienœr J'cspri1 vers celui qui lui
convient Je plus.
3. Nous venons par la suite que la distinction se fait selon deux modalités bien
différenies : J' opération et J' action. qui engageni deux modes d"inférence difftrenis- à savoir
la connaissance par images et sig~s (imagino1io, opin;o), et la connaissance par la cause
(ra tio, scientia intuitiva).
4. KV. D.20. n.3. poin18° (G.l.97. l 7;KV/M. 308.27). Surce poin~qui concerne àla fois
la throrie de La perœptjon et te rapport entre l'essence et J' existence, un rapprochement avec

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56 SENSATIO

La sensaùon annonce. Elle renvoie à cette perception dont elle ne peut


être distinguée qu'en raison, puisque de facto elle y est narurellement
jointe. Aucune idée n'existe comme isolée. car rien n'existe comme abso-
lument isolé en nature t. Toute idée existe toujours comm.e enchaînée à
d'autres idées, sans lesquelles elle ne pourrait pas faire sens, selon une
certaine connexion (récit, raisonnement, déducùon, démonstration),
constituant un certain ordre d'idées.

le.\ positions de Ch. S. Peirce peut ~tre lnt6ressant; cf. C. Tiercelin;, «Que signifie: voir rouge '1
La sensation et la couleur selon Peirce •,Archiv<S de PhHosophie,41. 1984, p. 409-429.
1. L' inltgrale in1elligibili1é du n!el et le syn6chisme ne sonl que les deux faces de la même
conception de J'etre. Inutile de nippeler que le commenlllire de Gucroull s'ouvre e1 se fai1
guider par le premier de ces deux principes comme par • le plus sllr des fils d'Ariane•:
• l'in1elligibili1é tolnle de Dieu •(ou •des choses•), ou encore • l'absolue compn!hcnsibililt
de Dieu .. sont pour lui le chiffre même du rationalisme absolu de Spiooza vis.. à.. vis de ses
coaremporains (Descartes. Malebranche. Leibniz). ici doublement compris comme un
•savoir et une religion absolus• selon l'expression restée e<! I ~ d'une •mystique sans
myst~re » , ccns6: combler d'un tmme mouvement à la rois l'intelligence et le cœur;
cf.Spinoza. Di•u. 1. 1, Paris, Aubier Moniaigne, 1969, p. 9-13. Sur les ll'ilCCS de Gucroult,
Alexandre Miuhcron a à son IC>ur souligné cc poinl avec force : dès le début de son livre de
1969, il en fait un «principe fondamental•. voire« le leitmotiv de I' tilrique •depuis l'axio-
maiique de la prcmiùe partie: «toul est intelligible, de pan en pan et sans aucun n!sidu •:par
ailleurs il ins:isre aussi sur la continuit6 qui lie les diff6rents degr& de r6ali.t6 des individus;
cf. /1uJivûfu et communauté chez Spinow. p. 9· I0; Pierre-François M.oreau p~~re retenir la
vaJcurprogrammatiquc de ce prinà.pc ~cf. SpinoZJL L 'expir;e.nce et l'étemi.té, p. 220, n. 2. Fil
d' Ali.a.ne ou l~irmoriv, fondement ou programme, cc principe ne prend tout son sens que
quand il est corn.pris clan.s une conception continuistc (syn6:histe) de la nature.

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DEUXIÈMESEcnON

UNION ET SENSATION

CHAPJTREm

« QU' EST DONC CETTE SENSATION?»

Que la sensation doive ètre située au cœur même de l'idée, comme


l'animus d'un esprit, voilà ce qui resson de cette première incursion dans le
TIE. Mais ce n'est cenes pas tout, ni même sans doute l'essentiel. Nous
l'avions déjà fait remarquer: avec l'esprit la sensation enveloppe aussi un
rappon avec le corps. li est temps désormais d'y venir.
La première occurrence du terme sensatio dans Je TIE est au paragraphe
21, qui expose le troisième des quatre modes de percevoir dont on peut faire
usage pour affirmer ou nier quelque chose de manière indubitable, et par
lequel « l'essence d'une chose est conclue à panir d'une autre chose, mais
non adéquatement, ce qui adviem ou bien lorsque de quelque effet nous
inférons la cause, ou bien lorsqu'elle est conclue de quelque universel,
toujours accompagné par quelque propriété » 1. L'exemple donné pour
éclairer ce mode de perception est le suivant:
Ap~ avoir clairement perçu [Pos1quam clare percipimus] que nous
sentons tel corps [nos tale corpus sentire]. et nul autre, de là nous en
concluons clairement [clare concludimus], dis-je, que l'âme est unie 1 au
corps [an imam uniram esse corpori], union qui est cause de cette sensation
[quae unio est causa talis sensationis]; mais b qu'est donc celte sensation,
et cette union, nous ne pouvons pas à partir de là l'entendre absolumen1'.

1. TIE.§ 19(G.IL 10. 16-19).


2. TIE, § 21 (G.U. l l.4-8). Les traductions qui ont t16 propostes de cc passage peuvent
prtt·cràconfusion. Ch. Appuhn. A. Koytt, R. Caillois. A. Scala traduisent qua.• unÎOl!Stcausa
ta/is sen.sationis comme une subor<bnn&: dtpendanle de concludimu.J, laisunt entendre que
l'union comme cause de la sensation esl une conclusion faite à partir de la sensation. au m!me

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58 UNION ET SENSATION

L ' UNIONDEL'ÂMEETDUCORPS

Ce texte pose d'emblée ce dont il est question avec la sensation: l'union


de l'âme et du corps. Tout en avouant sa partielle obscurité, Bernard
Rousset mesure toute l'importance de ce passage, y entrevoyant (à raison) :
le chemin d'une ontologie des choses et des actions appréhendées en leur
racine: on voit que Spinoza, conclut-il, soulève ici une double question
abyssale, obscure pour nous, peut-êrre, mais décisive pour toute sa
Philosophie, voire pour toute la philosophie 1•
L'enjeu est en effet de taille: la sensation est bien à la racine d'une
unio n, car, comme le dit Spinoza dans la première partie de la note g: « par
cette union [per il/am unionem] nous n'entendons rien en dehors de la
sensation elle-même ,.2. Que l'idée d'union soit fondamentale pour le
Spinozisme, il est presque inutile de le rappeler, tan! elle traverse toute sa
pensée, de «la connaissance de ! ' union que 1'esprit a avec la Nature toute
entière »l, dom il est question dans le TIE, à l'effort suprême de !'Esprit
[summus MenJis conotus], dont nous parle la dernière partie del' Éthique,
oil il nous sera di! aussi que «nous sentons et expérimentons que nous
sommes éternels ,.• et que «!'Esprit ne sent pas moins les choses qu'il
conçoit en comprenant [quas intelligendo concipit] que celles qu'il a en
mémoire »s. Qu' il perçoive ou qu'il conçoive, l'esprit n'en demeure pas
moins, dans l'idée qu'il est, une certaine sensation -autre manière de dire
que, inadéquate ou adéquate, l'idée possède toujours une certaine teneur
affective6. Il faut donc revenir au problème concernant la nature du senJire
et l' union de l'âme el d u corps qui y est impliquée, un des points d'achop-
pement avec le cartésianisme, pour lequel, ce quel 'âme sent d'elle-même,
comme pour ainsi dire en son for intérieur, n'aurait nul besoin de passer par
lecorps 7 •
titre que l'union elle-même. B. Rousset rend ooncctemcnt la rcJati\'C, mais il oublie de
traduire le premier clare. La traduction de B. Pautrat (Troirl de l'am~nd~ment de / ';ntellect,
Paris, Allio, 1999, p. 39-40)es1 la plus fiable.
1. TTE/R. 192.
2.0.ll.11.26-27.
3. TIE, § 13 (0.11. 8.26-27).
4. F.V, 23 sc(O.II. 296.4).
5. /bid. (0.11. 296.<HI); on pourrai! dire quam qua.t imaginando ~rcipir. No1oos que
c'!tait déjà la position de Spinoza dans le TIE; au § 84. on parle de• sensations fortuites [de
l'imagination), qui ne naissent pas de la puissance même de l'esprit. mais de causes
extérieures • (0.l. 32.6--8)-ce qui veu1 dire qu'il y a bien aussi des sensations qui proviennent
de la puissance m~mc de l' cspriL
6. On peut donc avancer l'id6e que l'cntendemcn1 sen/ les essences dans Ja mesure oO il
le..seonçoit.
7. Sur cc dernier point Spinoza d6monlrCra au contraire que te L' Esprit ne se connaît pas
lui-même, si ce n'eSI en tan1 qu'il perçoil les id6es des affections du Corps• (F.U, 23). La

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«QU'EST DONC CETTE SENSATION?» 59
Dans ce cadre, le paragraphe 21 du TIE revêt une importance
particulière, car on y présente une perception où l'essence d'une chose est
conclue à partir d'une autre, c'est-à-dire, lorsque d'un effet nous en
inférons la cause, ne comprenant de celle-ci rien d'autre que ce qui est
considéré dans l'effet t. Les verbes colligere et conc/udere indiquent claire-
ment que la perceptions' apparente à une infé.rence; c'est un point essentiel,
qui sera confirmé plus tard dans l' Éthique: percevoir, c'est tirerdesconclu-
sions2. Cet aspect est d'ailleurs tout à fait conforme à la thèse spinoziste
selon laquelle toute idée a sa cause non dans l'objet dont elle est lidée, mais
dans une autre idée. Autrement dit, toute idée, en tant que mode, est apriori
l'effet d'une autre idée, ou l'idée d'une idée, ou de plusieurs autres qui en
constituent comme les prémisses ou les causes 3 •
Cette conception mine toute idée selon laquelle la connaissance aurait
son origine dans les sens suivant le principe que rien ne saurait être dans
l'intellect qui n'ait d'abord été dans les sens, et qu'une connaissance serait
ou bien déterminée par une autre connaissance ou bien par un objet tran-
scendantal. Sur Je premier point Spinoza affirme que l'imagination n'est
pas la source de la connaissance, mais un de ses modes (ce qui est bien
différent); sur le second, que si nous n'avons nul pouvoir de distinguer
entre une perception dite première et celle produite par une autre idée, la
raison réside dans Je fait que nous ignorons le plus souvent les causes qui
nous déterminent à telle ou telle perception, et donc avons tendance à
prendre des effets pour des causes.
Pour l'heure, la perception dont nous parle Spinoza est une perception
marquée par la panialité de la connaissance inadéquate de 1'effet dont elle
est tirée. La clarté de la sensation n'est donc pas en elle-même suffisante
pour produire une conclusion adéquate, bien que l'union de l'âme et du
corps soit effectivement impliquée et correctement aperçue comme étant
en cause dans la sensation. C'est pour cette raison que, tout en étant
«certaine " [certa], la conclusion «n'est pas malgré cela assez sOre » [non

conception de la se.nu.tion a comme ~fércnce ~ri.que Descartes (Médi1at;ons VI. Lettres à


Elisabeth de 1643 et Principes i, 46: IV, 189, 190 et 191: les Objeccions de Gassendi et de
Hobbes et les Rlponses de Descanes): Hobbes. Uviachan 1, chap. 1 et 2. Pour une contextua-
lisation des positions de Spinoza, cf. B. Rousset:. SpinoTJJ lecteur des Objections faites a"'
"fldica1!9ns rl, fJesçwteuuu srs Rtpon$C$, Pllri~. Kinlt, 1996, en parliçtilicrp. 3~-43.
1. Cf. TIE, § 21, n.f(G.II. 10.29).
2. Cf. pac exemple l'expression concludi, siv" percipi dans EI.. 23 dem (G.II. 67 .2).
3. D'oil la question: existe-t·il, dans l'ordre de l'irrulgination, quelque chose comme des
perceptions absolument premières ou des sensations brutes [sensationt's, ;mpr~Jsiones],
autrement djt des perceptions qui ne seraient pas clics-marnes del conclU1ion1 ou le produi1
d'infb'e nces? On verra que les pen:eptions dites premières ne sont que des inf6rences qui
s'ignorent.

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60 UNION ETSENSATION

tamen satis tuta est] 1, car, si la cause est perçue clairement [clare], elle ne
l'est pa~distinctemenl parce que la narurede la sensation el celle de l'union,
e11 raison même du type d'inférence, échappent à une connaissance
adéquate.
Pour le dire dans les tennesde 1' Éthique: de l'idéedel'idéed'uncertain
corps (c'esl-à-dire de la perception que nous sentons tel corps) ne suit ni la
connaissance adéquate de ce qu'est une sensation (idée de ce corps en moi),
ni de ce qu'est l'union de mon âme et de mon corps pourtant impliquée dans
cette sensation. Ce que je ne connais pas adéquatement, tout en percevant
clairement leur implication, c'est donc à la fois la narure de la sensation
elle-même (l'idée que j'ai d'un corps qui m'affecte) et la nature de l'union
âme-corps (I' idée du corps que je suis).
Il reste que la sensation puise ainsi sa source dans la nécessité de la
relation entre l'idée que je suis et l'idée que j'ai, car ce que je sens n'es!
jamais simplement l'une ou l'autre de ces idées, mais l'une et l'autre, ou
l'une avec l'autre, sans qu'il me soit donné par ce mode de perception de
savoir exactement ce qu'elles sont : «qu'est donc cette sensation, et cette
union, nous ne pouvons pas à partir de là [c'est-à-dire la sensation] l'enten-
dre absolument» 2 • La raison en est donnée dans la note g :
par cette union nous n'entendons rien en dehors de la sensation eUe-
même 1.

En effet.!' idée du corps que je suis (la sensation) n'est jamais comprise
que dans er par l'idée du corps que j'ai (la perception), d'où le danger
extrême de ce genre d'inférence rappelé dans la noie h, qui conclut sur la
nature de l'union, enveloppée dans la sensation, à partir d'un modèle très
souvent imaginaire de la sensation elle-même:
Une telle conclusion, bien que certaine, n'est pas malgré cela assez sore,
sauf pour ceux qui y prennent garde au plus haut point Car s'ils n'y
prennent garde avec le plus grand soin, ils tomberont immédiatement dans
l'erreur; en effet, là où l'on conçoit ainsi abstraitemenl les choses, et non
par leur essence vraie, on est tout de suite confondu par l'imagination. Car
ce qui est en soi un, les hommes se l'imaginent être multiple. Car aux
choses qu'ils conçoivent abstraitement, séparément et confusément, ils
imposent des noms qui sont employés par eux pour signifier d'autres
choses plus familières: d'où il arrive qu'ils imaginent celles-ci de la même

l. TIE. § 21, n. h (G.11. l 1.29).


2. TIE. § 21 (0.11. 11 .7-8).
3.G.11. 11.26-27.

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«QU'EST DONC CETTE SENSATION 7 » 61

façon dont ils ont l'habitude d'imaginer celles auxquelles ils ont d'abord
impo~ ces noms 1•

li n'est pas dit que l'erreur se fasse nécessairement ni toujours: on n'y


tombe que si on ne s'arme pas de la plus grande prudence. C'est avouer
à quel point l'erreur est courante. Aucun exemple n'est donné pour
l'illustrerl. Il est possible néanmoins d'y lire une critique de la repré-
sentation d ualiste de l' union de l'âme et du corps, dont on croit qu'ils sont
deux alors qu'ils sont une seule et même choseJ. La confusion porte en effet
sur la nature de l'idée que Descartes, se l'imaginant comme une peinture
sur un tableau, distinguait de l'acte affirmatif de la volonté'. C'est ainsi
que, joignant au mot général «idée» l'image commune et fatnilière d'un
tableau, la nature de l'idée se confond avec ce qu'elle n'est pas, et se sépare
de ce qu'elle est, à savoir une affirmation.
De même, la confusion de lordre de l'étendue et de la pensée mène à la
fiction de leur séparation radicale, et donc à l'impossibilité d'en compren-
dre distinctement l'union, pourtant manifestée par la sensation. Comment
en effet !'lime pourrait-elle sentir si l'esprit n'était pas uni au corps? Mais
comment pourrait-elle l'être par une union, c'est-à-dire une interaction,
dont le milieu est encore imaginé comme corporel? Il faut donc conclure
sur ce point. qu'à propos du mot «idée», il est arrivé à Descartes ce que
Spinoza, plus bas dans la notez. expliquera qu'il arrive souvent à celui qui
se souvient du mot «âme" et en même temps forme une image corporelle;
ces deux objets étant alors représentés ensemble, il croira facilement qu'il
imagine et se figure une âme corporelle, ne distinguant pas le nom de la
chose elle-même.
Descartes lui-même ne semble pas avoir échappé à ce genre d' ambi-
guïtés. S'il. est vrai, à vouloir suivre la Méditation VI, que l'union est
apprise par les sensations de faim, de soif etc., c'est-à-dire par quelque
chose comme un « mélange de l'esprit avec le corps ,. s, le problème se pose
de penser de manière claire et distincte la nature de ce mélange. Trois

l.G.II.1 1.29-35.
2. Pourcenc raison sans doute cette note a~t~ considb& souvent comme obscure; cf. par
exemple, H. H. Joachim, SpfnottJ's TtactalUS de lntcllccrus Emendationc. A Commenrary,
p. 30, n. I.
3. A. Koyré y rcconnall bien une attaque contre Descartes, mais ne l'explique pas
davantage; B.. Rousset ne croit pas bon de développer l'argument anticwsien., mais
s'int6rcssc à la fonctiondesignequ'assumcraient loes mots (cf. TIE/R. 192-t93).
4. « & sorte que la lumià'e naturelle me fait connaître ~videmment, que les idées sont en
moi comme des tableaux, oo des images•; R Ocscancs, Midftatfons ///(AT. IX. 33).. Sur la
notion d'idée comme un tableau. cf. M. A. Gleizer. «Spinoza y la idea-cuadro c.an.es.iana »,
ReviJfd liilliiôiimtricana J,filosofia, 24 (1), p. 41-54.
5. AT. IX. 64.101 . Permixtione mentis cum corpore, dit la version latine
(AT. Vlt81.102).

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62 UNION ET SENSATION

textes, à cet égard, sont symptomatiques: la Le/Ire à Hyperaspistes d'aoOt


1641, où il est dit que: «si, en effet, par corporel on entend tout ce qui peut,
en quelque manière que ce soit, affecter le corps, lesprit en ce sens devra
aussi e1re ûit wrpon:I» 1 ; la Le11re à Elisabeth du 28 juin 1643, où
Descartes explique qu'on doit essayer de concevoir l'union de l'âme et
du corps à l'image de la pesanteur et de l'étendue dans la physique
scolastique; et ainsi attribuer à lâme une sorte de matérialité: «Mais, puis
que Votre Altesse remarque qu'il est plus facile d'attribuer de la matière &
de lextension à I'ame, que de luy attribuer la capacité de mouvoir un corps
& d'en estre muè!, sans avoir de matière, je la supplie de vouloir librement
auribuer cette matière & cette extension à 1' âme; car cela n'est autre chose
que de la concevoir unie au corps" 2; enfin dans la Lettre à Arnauld du 29
juillet 1648, Descanes écrira: «Car si par corporel nous entendons ce qui
appanient au corps, encore qu'il soit d'une autre nature, l'âme peut aussi
être dite corporelle, en tant qu'elle est propre à s'unir au corps » 3.
Certes, Descanes s'empresse de préciser dans la première lettre que
l'âme n'est pas corporelle au sens de ce qui est composé de cette substance
qu'on appelle corps•; tom comme, dans la deuxième, d'affirmer que
«l'extension de celle matière [le corps] est d'une autre nature que l'exten-
sion de cette pensée [l'âme], en ce q ue la première est déterminée à certain
lieu. duquel elle exclut toute autre extension de corps. ce que ne fait pas la
deuxième »'· Toujours est-il que dans la Lettre à Morus du 15 avril 1649, il
distingue entre une «étendue de substance» et une «étendue de puis-
sance », cette dernière relevant de l'âme : « Quant à moi, je ne conçois ni en
Dieu, ni dans les anges, ni en notre esprit une étendue de substance, mais
seulement une étendue de puissance» 6.
On ne peut manquer de relever les ambiguïtés de ces distinctions, qui
semblent bien être coextensives à la pensée canésienne7. Elles ont pour

J. Si tnim percorporeum, intelligatur id omne quod pottSIaliquo modo corpus afficert,


ttums etiam eosensu corpor<a erltiicenda (AT. lJl. 424.26-29).
2.AT. m. 694.15-21.
3. Si enim per corporeum inttlligamus id qu<>d pertinet ad corpus, quœnvis sit alteriu.s
naturae. metu etiam corporea dici potut, quatenus est opta corpori uniri (AT. V. 223.7· I 0).
4. Sed si per corporcum in,•e/ligatur id quod componitur tx ttl subscantiA quae
vocatur corpus. nu men.s, nl!.C tJ.iam isUl accldt!.nria, quae Jupponun.tur esse realiter a
corpore disrincta. corporea dici debent: atque hoc tantum sensu negari solet mt.ntem
e.ue corpoream (AT.ill.424-5.29-3). La fin du paragraphe (lignes 3- 17) de cette lettre
présente la même doctrine des Passions de /'4me 1. art. 27 dont Spinoza dénoncera les
contradictions dans EV, praef.
5. AT. m. 694.24-28.
6. Quantum aute.m ad ~. nu.Uam intelligo nec in lko nec in Ange.lis wl mtn.te nosrra
ex1ensione1n subJran1iae, sed poter.t.iae duntaxat (AT. V. 342.13-1 S).
7.Cf.M.Mcrleau-Ponty, L'u•ion de /"film et du corps CMZ Malebranche, Biran et
Bergson, Paris. Vrin, 1968,cn particulier la Leçon n. p. 13-16. : ...: l'unionnepeutêtreconouc

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«QU'EST DONC CElTE SENSATION?» 63

cause une confusion quant à la nature de!' idée: prendre le nom général et
l'image commune qui lui est attachée pour la chose, c'est en effet forger
une fiction de son essence. En règle générale, imaginer revient donc non
seulement à séparer ce qui est uni, mais aussi à unir ce qui est ~part. La
distinction réelle entre l'âme et Je corps en est un cas.
Revenons au texte du § 21 du TIE. La deuxième partie de la phrase
de la note g est plus problématique. Sa difficulté repose sur un désaccord
touchant la lettre du texte entre les OP et ce que conduit à lire le texte des
NS. Voici le texte latin, dont on adéjà vu la première partie :
Nam per il/am unionem nihil intelligimus praeter sonsalionem ipsam.
effectus <effectum> scilicer, ex quo causam, de qua nihil intelligimus,
co11c/udeb<Jmus '·
Au moins deux lectures sont possibles selon que l'on opte pour le
génitif des OP effectûs, ou bien l'accusatif effectum à partir des NS, adopté
par Saisset Comment traduire, comment comprendre? Rousset opte pour
le génitif retenu parGebhardt, et traduit:« Car, par cette union, nous n'en-
tendons rien en dehors de la sensation elle-même, à savoir celle de l 'effet
[au lieu de l'effet simplement] à partir duquel nous concluions une cause,
dont nous n'entendons rien• 2. Rousset déplace donc l'inférence causale de
la sensation elle-même comme effet [e.ffectum] vers son objet pris comme
effet [effectlL!']. Celle-ci ne consisterait plus à inférer l'union, déjà donnée
dans le sentir, mais «à poser comme cause de ce sentir dans cette union une
action du corps (fait ici de trajets nerveuJt et de traces cérébrales) sur l'âme
(faite d'idées)'" Ainsi l'union sentie dans la sensation serait scindée dans la
représentation inadéquate de l'union elle-même, et reconstruite selon un
modèle imaginaire (l'influence réciproque du corps sur l'âme et de l'âme
sur ie corps via les esprits animaux)3.

que par l'union[ ... ] Descanes ne soutient [ ... ) nulle pan qu'on puisse penser l'union. li n'y a
rien à en dire. Les notions qu'il introduit à cc propos sont mythiques au sens platonicien du
mot : destintcs à rappeler à l'auditeur que J'analyse philosophique n·~puise pas I'expûiencc •
(p. 15). Elle ne I'tpuise certes pas, mais elle ne la rend pas moins obscure.
1. O.U. 11.26-28. B. Rousset (TIE/R. 190-192) a le mérite non seulement de signaler la
variante, mais d'assoir son choix éditorial sur une analyse et des considérations philo-
sophiques. A. Koyrt, tou1 en signalant en note les deux versions, prt~.re lire selon la lettre des
OPet suim> Auerbach contre Saisset; cependant le sens de sa traduction reste ambigu, car clic
ne lhe pas la difficultt de savoir 1i leffet doit etre consid&6 comme lobjet de la sensation
(effecrw). ou bien comme une apposition à uniontm cl stn.sation~m (tjf~ctum) : A. Scala
tranche san.< commentaire pour le gt.nitif des OP, puis traduit comme s'il s'agissait d'un
aecu'".ati(; R. Caillois ne signa le~ non plU$ t:on ch<>ût et enduit en suivant l'accuutif des NS.
B. Pautrat, après avoir discuté les raisons de Rousset. se range à Ja version des NS.
2. TIE/R.69.
3. Spinoza semble ici vouloir pdvcnir cc qu'il ~nonccra dans EU, 10 scolie, comme
relevant d'un mauvais ordre du philosopher, commençant par les perceptions des objets des

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64 UNION ET SENSATION

Reste à penser la nature de la sensation en tant que telle, dont la clarté


visiblement ne suffit pas pour en dégager un concept adéquat. Dès lors,
c'est à l'être de la sensation elle-même qu'il faut porter attention, non pas
en tant qu'cffct clans l'âme de son union avec le corps. mais e,ri tOJ1t
qu'expression de l'union elle-même. Au cœur du sentir, c'est la nature
même de notre être qui est concernée. Il se modifie avec son objet (et non à
cause de son objet). S 'il est vrai que l'idéeesten soi une sensation, il est vrai
aussi que la nature intrinsèque de celle-ci s'accompagne de ce dont elle est
lidée, lobjet auquel elle est unie.

LA SENSATION DU VRAI

C'est exactement la valeur intrinsèque de l'idée qui est sentie dans la


certitude de 1' idée vraie :
La certitude n'est rien d'autre que l'essence objective elle-même; c'est-
à-dire, la mani~re don1 nous sentons [sentimus) l'essence formelle est la
certitude elle-même 1•
Le sentiment du vrai dépend exclusivement de la nature de! 'idée. Ainsi,
la certitude n'est autre que la sensation donnée par l'idée vraie, savoir
lessence objective elle.même. Quand Spinoza dit que la certitude n'est
autre que la manière dont nous sentons l'essence formelle, il faut d'abord
[prius] entendre l'essence formelle de la chose sentie dans l'essence
objective qu'est l'idée, et non l'essence formelle de l'idée de la chose;
autrement, on ne comprendrait plus que pour savoir que je sais je dois
d'abord [prius] savoir: savoir de manière certaine quelque chose, c'est-
à-dire en avoir une idée vraie, c'est avoir l'idée adéquate de cette cbose, ou
son essence objective, c'est-à-dire sa définition. À cette seule condition il
est possible de comprendre que la vérité n'a besoin d'aucun signe à part
l' idée vraie elle-même. Autrement dit, la certitude d'avoir l'idée vraie
du cercle ne réside pas dansl'idéede l'idée du cercle (ainsi que le suggère
Rousset2), mais directement dans l'idée vraie ou essence objective du
cercle. La sensation du vrai appartient à l'idée vraie, car la vérité pour être
sentie n'a nul besoin d'une autre idéeen dehors de l'idée vraie elle-même:

sens, sur le mo&le desquelles scrah ensuite pensœ la nature divine. c'est-à-.dirc la
consuuction d'une métaphysique et d'une théologie sur la base d' infttences faites à panir
d' une conception inadéquate des choses natutelles. Au-delà du can6sianisme. c' est 1ou1c
approche de type empiriste, 111J1térialiste et/ou idéaliste, qui est ici écartée, puisque ces
dén1arches p~jugent toutes de Ja nature de ce qu'elles posent en premier.
1. TIE. § 35 (G.Il. 15.7-9).
2. Cf. TIEIR. 234, poin1 1. Sor cette qucs1ion, c f. A. Matheron, • Idée de l'idée el
cenirude », Méthode et mltaphy Jfque . Travaux et documents du Groupe de Rechen::t~s
Spinozistes. n°2. Paris. Presses de I' Uni vcnilé de Paris-Sorbonne. 1989, p. 93-104.

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«QU'EST OONCCElTESeNSATION ?» 65

admettre en effet que la certitude, à savoir la manière dont nous sentons


l'essence fcnnelle [modus quo sentimu.s essentiamformalem) du cercle,
consiste en l' idée de l'idée du cercle, c'est faire de la sensation quelque
chose de plus que l'idée vraie du cercle. Le vrai n'a pas besoind'autrechose
que de lui-même pour être senti: l'idée vraie ou essence objective de la
chose se manifeste d'elle-même.
En somme, l'idée est « en odeur de vérité» par ses caractéristiques
intrinsèques, qui font que l'ongoOteàlacertitudedesa vérité en vertu de sa
narure même•. Et si l'idée vraie n'est pas sentie comme telle, cela n'est dQ
qu' à des causes extérieures, ce q ue Alexandre Matheron a nommé « le
contexte imaginatif de l'idée ,.2, Ce dernier empêche que ce qui est certain
implicitement dans l'acte de comprendre le soit expressément dans la
forme qu'elle enveloppe (l 'idée de l'idée). On comprend alors que le rôle
de I' emendatio consiste essentiellement à renforcer le sentiment du vrai,
pour le re1Jdre éthiquement plus durabl e et fertile en enchaînements, en
expurgeant l' idée vraie de tout ce qui la gêne, l'empêche et fait obstacle à
son rayonnement Ainsi, s' il nous arrive« psychologiquement,. de douter
d'une vérité, ce n'est pas parce que l'idée, de vraie, serait devenue fausse ou
incertaine, c'est parce que son contexte imaginatif extérieur {fait de pré-
jugés, opinions, et de tous ces idola que Bacon avait su mettre en lumière)
l'assiège au point de nous en faire perdre la maîtrise, nous faisant prendre
une chose pour une autre dans un enchaînement qui ne découle plus de la
puissance de l' entendement, mais de cell.e de l'imagination.

CONSCIENCE ET SENSATION

L'article de Matheron, souvent cité à juste titre pour la clarté de son


argumentation, lève la contradiction, qui n'est qu'apparente, entre le prius,
dans son sens à la fois logique et chronologique, qui gouverne le rapport
entre l'idée et l'idée de lidée dans le paragraphe 35 du TIE, et le simul de la
proposition 43 de la deuxième partie de 1' Éthique. Ce n'est pas la thèse de
cet article q ue nous voudrions reprendre, avec laquelle on ne peut qu •êlre
d'accord, mais un point spécifique {qui est aussi textuel) sur lequel il

1. U arrive à Spinoza de parler de •parfum de la v~ri~ •. comme dans sa critique des


Scepliqocs au t 47 du 77E, qui se refcnne sur ces mots : •si bien qu'ils doivcntl la fm se raire
[les Sceptiques], pour ne pas supposer par hasard que quelque chose sent la vlritl • [quod
"'ritat•m red<>l•atl (0.ll.18. 16-18); nous soulignons. Par endroit Spinoza parle a11ssi de
•sensation gusrative • de la vUit~: ainsi dans le TTP, avec les expresslons certitudinem
inlellecrus gusl4vi1 (chap.1 ; O.ill. 16. 18 ; Œuvre.sW.82.1 ) et scientitu proesUJnliam
gtutavimus(chap.1v ;G.Ill. 68.4-S; Œ1111rts ID. 204.13-14).
2. A. Mllll'leron. • Id6e de l'id6e el cellinule >. p. 103. Dllls nos termes, le eonte.tte
imaginatif c'est l'ensemble de.s enchaînements conscients oo inconscients qui oonstituent
l'esprit comme activit~ pensante.

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66 UNION BT SENSATION

s'appuie. Malheron comprend le modus, quo senrimus essenriam forma-


lem, comme «le mode de pensée par lequel nous avons conscience de
l'essence fonnelle » 1. Le problème est de savoir si le sentir est toujours de
l'ordre d'un «avoir conscience de», ou bien si l'avoir conscience
accompagne lidée comme idée de l'idée (cum-scienria)? Dans le premier
cas, aucune différence ne serait envisageable entre la sensatio et 1'esse
conscius (c'est la position de Matheron); dans Je second, il y en aurait
peut-être une. Dans cette hypothèse, laquelle?
Commentant le scolie de la proposition 43 d' Éthique ll, Malheron écrit
que « celui qui a une idée vraie ne peut pas complètement ignorerqu' elle est
une intellection (il le sait au moins implicilement), car on ne peut pas
comprendre sans avoir plus ou moins conscience de comprendre au
moment précis où lon comprend» 2• La question de la certitude, telle que la
pose Spinoza, vise non seulement la conscience de la vérité de l'idée vraie
dans l'idée de l'idée vraie, mais bien celle de l'idée vraie elle-même: «qui
peut savoir qu'il est certain d'une chose, s'il n'est pas d'abord certain de la
chose? ,. l , Cette certitude est de l'ordre d'un sentir (ce sentir l'essence
formelle de la chose dont parlait le TIE) el pas «encore » d'une véritable
conscience.
Il faut s'entendre sur le sens de cet «encore » : si rien ne l'empêche, la
certitude consciente de l'idée de l'idée ainsi que l'idée vraie vont de pair.
Un sentire inrelligens témoigne de l'union de l'entendement avec la vérité,
qui fait que l'entendement est à la fois le vrai et l'instrument du vrai. Mais,
ce qui est intéressant, c'estjustement cette diérèse au sein du même qu'est
l'union, ou, comme ici, cette duplicité du même qui n'est pas sa simple
duplication. La sensation se loge très précisément entre l'être de l'idée et
l'idée de l'idée, non comme la transition de l' une à l'autre, mais comme
leur trait d'union même. Que voudrait dire, en effet, avoir une idée vraie
innée [data, innata], si nous n'étions pas capable de la connaître? Or
justement, les avoir c •est les connaître, c'est-à-dire les engendrer. Sentir le
vrai, c'est alors l'acte même de le produire. Sentir le vrai n'est pas autre
chose que sentir la nécessité du renvoi. de l'enveloppement, de l'impli-
cation interne entre l'effer et sa cause qui n'es! autre que sa puissance de
production. C'est à partir de ce renvoi que la cause est comprise comme
cause de son effet, et non pas avant. C'est pourquoi on peut dire que la
sensation du vrai précède la conscience du vrai routen l'enveloppant.
Ce sentir implique simultanément [simul] une conscience de savoir.
sans être pour autant en soi conscience de ce savoir. li est ce qui fait qu'on

l. Ibid., p. 96. n. 2.
2. Ibid.. p. 101. poinJ 3; nous soulignons.
3. E0. 43 sc(O.U. 124.13- l4).

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«QU' EST DONC CETra SENSATION 1» 67

en est sans transition conscient dans sa forme (l'idéede l'idée). Ce sentir est
la racine même de la certitude, c'est-à-dire l'union de lidée à l'essence de
la chose, et sa manière des' annoncer dans lesprit. Pour savoir qo' on sait il
faut d'abord que l'on sache, et ce prius du savoir qu'est l'idée vraie n'est
pas la conscience d'un savoir, bien qu'elle l'implique immédiatement.
Quand on parle chez Spinoza d'être conscient [esse conscius] et d'être
conscient de soi [conscius su11, il faut distinguer entre l'être conscient d'un
certain corps [corpus quoddam], qui se fait à travers les idées des affections
du corps (EII, 19), et l'être conscient de !'Esprit qui se fait à travers les
idées des idées des affections du corps (EU, 23) 1• Aussi y a-t-il une
conscience immédiate et irréfléchie du corps donnée dans l'idée de l'affec-
tion, et une conscience tout aussi immédiate mais réfléchie de !'Esprit dans
lidée del' idée d'affection. Cette conscience de soi restant par ailleurs tout
à fait inadéquate.
On comprend que Spinoza tienne à cette distinction entre l'idée
d' affection et l' idée de l'idée de l'affection (qui par ailleurs, sont un.e seule
et même chose), pour permettre la définition dudésircommeappétitavec la
conscience de L'appétit. L'appétit est désir aveugle, pur désir2 • Sans objet
déterminé, ni sujet déterminé (car le sujet désirant n'est jamais détenniné
que par ses objets de désir) le désir sans conscience constitue ainsi le
primum de l'essence de l'homme. Il y a entre l'appetitus et la cupiditas la
même Oexionqu'entreleprimum del' essence de l'Esprithumain (E II, 11)
et ce qui arrive [contingit] dans l'objet constituant !'Esprit humain (E ll,
12). Or, cet e!fçrt rappçrté à la fois au Corps et à !'Esprit, c'est l'union de
l'âme et du corps, et cene union affirmée par l'appétit c'est!' idée-sensation
ducorps l.

l. ED. 19el 21 ne parlent pas explicitement d•unetreconscient~ mais la~monstration de


Em. 30 n'h~ite pas à les réunir sous un seul chef et à les traduire; •l'homme est conscient de
soi à travers les affections qui le ~terminent à agir•. sans pour autant en connaître les causes.
2 Pulsion. au sens de l'allemand Trieb, invite à compn:ndre Pierre Machercy, /ntroduc·
tionà t'éhiquedeSpinoza. Latroisilmepartie. lavieaffectiw:, Pnrls. P.U.F., l99:S,p. 8J. n. 1.
3. Le but ici n·est pas tant celui de dégager une niche théorique pour 1CCUeillir l' hypo-
thèse d'id6!s inconscientes en \l\Je de rattacher le spinoz.i.sme à une quelconque lecture
psychanalytique. mais de v4!rificr le jeu d'une distinction el d'une relation avant toue logique
puis phénoménologique entre la sensation et s.a conscience. Car la sensation est l Ja fois ce qui
manifeste l'union (ce par quoi l'union est au moins aperçue ou scotie), cl ce par quoi aussi
l'individu se distingue selon les deux aspecu de son ~trc. qui sont en .am une seule et ~me
chose. La sensation est comme un signal, un ac~s à l'union de l'lme et du corps, qu'elle
contribue en m!me temps à distinguer - diSlinction au sein de la m!me chose, c'est-à-dire
idl<-du-corps. L'union va avec elle, elle ne peut pas aller sans elle. La sensaûoll mesure une
distance au sein de la même chose, et peut-être plus profondément au sein de la ch/Jse mime.
L'imaginationa du mal à comprendre lanarurcd"unechosccommc pouvant erre àla fois en
soi une seule Cl ~me chose tout en éwn distincts sous un certain rappon. les mê!DES consi·
~rations valent pour la substance à Ja fois unique et infiniment diffhenti6c dans ses attributs.

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68 UNlON ET SENSATION

S 'il est vrai que le corps existe tel que nous le sentons, cela ne veut pas
dire qu'il existe aussi tel que nous en avons conscience 1• Il faut tenir à cette
différence qui s' avère utile pour comprendre la redéfinition de la cupidiJas
dans la première définition des affects. Le désir, en effet, n'est pas l'essence
nue, mais lessence affectée.
11 est temps de considérer la nature de ce lien élroit entre ce que Spinoza
conçoit comme étant Je primum de l'essence, qui est l'idée de quelque
chose de singulier existant en acte 2 (à savoir le corps) 3et ce qui! 'assigne à
la singularité de ses modifications•, au sens oil il doit pouvoir manifester
ensemble l'union essentielle de l'âme et du corps telle qu'elle est encore
contenue dans les attributs de Dieu pendant qu'elle s'éprouve dans
l'existence de ses modifications. Ce qui constitue l'épreuve de ce que nous
sentons [sentimus] tiendrait au statut logique et phénoménologique de ce
lien entre l' essence et l'existence: lien qui les unit et en même temps les
distingue comme lieu d'une résonance affective marquant l' advenir même
de l'être de la chose finie que nous sommes.
Si Spinoza complète la définition du premier des affects, c' est bien pour
y inclure aussi la conscience, qui ne pourrait être comprise sans pUer
l'essencedans sa modification. S'il n'y a pas de conscience en soi, c'est que
la conscience n'estjamais que l'idéequi accompagne quelque modification
survenue à l'essence. La conscientia comme réflexivité ou forme de l'idée
ne modifie domc pas l'affect, elle n' e11 est qu' un reflet, qui lui est unie
comme !'Esprit est uni au Corps.
Il y a donc deux manières de comprendre les phénomènes rapportés à la
conscience. Premièrement, dans l'ordre du premier genre de connaissance :
il y a un 2rre conscienrimmédiate,t irréfléchi du corps, qui se lit directement
au niveau de l' idée de l'affection du corps. Tel est le sens de l'axiome4 de la
deuxième partie: « nous sentons qu''un certain corps est affecté de
beaucoup de manières ». Ainsi, l'homme pense et il y a bien un corps qui est
affecté. Pourquoi un certain (quoddam) corps et pas plusieurs? Pourquoi ne
sentons-nous pas autant de corps qu' il y a d'affectionsdifférentes ? Ce
sentiment du corps, l'axiome 4 le laisse encore dans l'anonymat: il ne dit

!.N'est-cc pas le cas. par exemple, du béb6, dont Spinoza nous dit •qu'il vit tant
d'annk.s comme inconscient [quasi sui incon.sciu.s )de lui-memc •. alors que l'on ne peut pu
dire qu' il ne (se)sent pas; cf. EV, 6sc (0 .ll. 24t .7-8).
2. EU, 11 : • Le premier qui constitue l'!tre ru:tuel de !'Esprit humain n'est rien d' autre
que l'idéed ' uneœnainechosesinguli~re existant en acte • (0 .Il. 94, 14-IS).
3.Ell. 13 : • L ' objet de l'idée constituant l'Esprit humain est le Corps, autremen1 die un
mode de l'~lendue précis existant en acte, elriend 'aucre • (OJJ. 96.2-3).
4. En. 12 : • °FOUI ce qui arrive dans I' objcl de l'i&!e constituan1 l'Espril humain doit !ire
perçu par l'Esprir humain, aucrement di~ il y en aura nécessairement une idée dans I' Esprit;
c'eSl-à-<lire, s i l'objet de l'idée con.SlÎtuant l'Espri1 humain cs1 un corps, il Ile' powra rien
arriver dans ce corps qui ne soit perçu parl'Esprit • (0 .Il. 9S.13- 18).

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« QU'EST DONC CETTE SENSATION ? » 69
pas en effet que ce que nous sentons est notre corps. Mais surtout il n'est pas
dit comment toutes les affections sont rapportées à ce certain corps. S'il est
vrai que l'idée qui constitue l'être formel de !'Esprit humain n'est pas
simple, mais composée d'un très grand nombre d'idées, comment cene
pluralilé est-elle sentie comme concernant un seul et même corps 7 Spinoza
ne le <lit pas, semblant présupposer qu'il y ait un sens cénesthésique du
sentir qui concerne le corps dans sa singularité, le qualifiant comme pôle
sensible d •un ensemble d •affections. Le corps est donc senti comme singu-
larité plurielle, c'est-à-<lire comme rapport synthétique d'une multiplicité
sensible.
Pour essayer d'éclaircir ce point, il faut se souvenir que les parties
composant le Corps humain n 'appartiennent pas à!' essence du Corps lui-
même, si ce n •est en tantqu' elles se communiquent les unes aux autres leurs
mouvements selon un certain rapport précis; si donc les différentes
affections du corps sont senties comme étant les siennes, c'est que nous
devons sentir leur rapport constitutif, qui manifeste!' essence singulière du
corps affecté. Le sentiment du corps se donne donc aussi grâce aux rapports
qui en expriment lessence. La variation et la distinction de telle ou telle
sensation, dont nous parle T/E, § 21, ne peut alors se faire que sur fond
d'une teneur affective que l' essence du corps en tant que rapport exprime.
Tant qu'il concerne l'existence de telle ou telle affection, ce sentir est certes
inadéquat (partiel), mais dans la mesure où, comme on essaiera de le
montrer dans la partie V del' Éthique, l'idéede l'essence éternelle du corps
appartient à ou constitue aussi l'essence de !'Esprit, il doit y avoir un
sentiment del' éternité de l'essence de notre corps, accompagné de l'idée de
Dieu comme sa cause («réelle» cooscience de soi, qui se double toujours
d'une« réelle » conscience de Dieu).
S'il y a une conscience sans science, expression sans compréhension de
l'union de !'Esprit et du Corps 1, il y a aussi un avoir conscience de soi ou de
son Esprit comme idée réfléchie de !'Esprit qui pense à l'idée qu'il a dans
l'idée qu'il est, sans relation à l'objet. li suit donc que dans l'ordre de
l'expérience ou de l'imagination il ne peut y avoir idée d'idée s'iJ n'y a pas
d'abord [prius] idée du corps. Il faut sans doute prendre cene priorité au
sens à la fois logique, phénoménologique et chronologique: logique tout
d'abord, car l'homme est constitué d'Esprit et de Corps; phénoméno-
logique, car !'Esprit n'existe et ne sait qu'il existe que s 'il est uni au corps,
et donc toute réduction de l'homme à l'idée ou forme de son esprit suppose
le corps auquel il est uni; chronologique enfin, car il y a bien des choses que
l'esprit affirme sans besoin de savoir qu'il les affirme, en revanche, iJ ne
sait qu'il les affirme que parcequ 'il les ad· abord affirmées. La raison en est
1. Cf. parexempleEIIL 9.

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70 UNION IIT SENSATION

connue: laccompagnement de laffection ou de l' affect par la conscientia


ne modifie pas la nature de l'affect lui-même: il n'y a, en effet, aucune
différence essentielle entre !'appétit et le désir; simplement, la conscience
de l'idée qu'on a, reposant sur l'ignorance des causes qui ont fait que nous
avons eu cette idée, devient Je lieu d'un renversement psychologique, où
l'effet est pris pour cause libre de ses idées. C'est donc effectivement
l'accent mis sur la conscience, cene évidence de lidée de soi qui a
l'apparence d' une intuition de soi dans l'isolement que lui procure son
ignorance, qui va produire l'illusion d'un sujet transcendantal libre comme
source de ses représentations. ~tre conscient de soi, dans le premier genre
de connaissance, ce n'est donc jamais connaître l'essence de l'esprit
humain telle que Dieu la constitue, mais seulement percevoir les idées des
affections du corps, dont la détermination complète échappe au témoi-
gnage de la conscience 1.
C'est donc seulement et exclus.ivement pour le premier genre de
connaissance que lon est autorisé à parler d'une «conscience-sujet» et, à
partir de là, aussi de l'illusion d'une liberté de la conscience2. C'est l'occa-
sion pour remarquer à quel point 1' Éthique fait un emploi parcimonieux du
œrme subjectum, et cela dans tous les cas pour souligner une incompati-
bilité entre des contraires comme en E m.
5 avec sa démonstration, ou
encore dans EV. ax 1. C'est que Je désir projeté dans ses objets est toujours
ailleurs et comme décalé par rapport à l'endroit où sa conscience croit le
posséder. L'individu est complexité, car s'il était simple il ne pourrait
s'éprouver comme sujet. Il est un lieu de rencontre, d'intérêt et de conflit.
L'individu est renvoyé à lui-même quand il s'éprouve comme difficulté,
1. Pour une analyse des différents champs séman1iques des 1ermes dérivés du latin
cotUcientia. con.1cius et une étude de la ge~se h:xtuellc et conceptuelle. de Ocscar1es à
Locke. du sens moderne de la notion de conscience. cf. l'inlroduction d'Étienne Balibar
intitul~ « L'in\'ention de la conscience• au texte de John Locke. lde.nlltl et dif!irence,
prtsenté, traduit el commenlt par ltiienne Balibar, Paris, Seuil, p. 9-101 ; cf. du meme auieur
• A note on Consciousness/conscience•, Studia Spinouma, vol.8 (1992). WOnburg,
Kllnig;shausen & Neumann, 1994, p.37-53: •Ego sum. Ego <xisto. Ocscar1es au point
d'bértsie •,Bulletin d< la Socittifrançaise d< philosophi<, 86• ~e. n• 3.juillet-scptembre
1992, p. 77-123.: voir égalemcnl J.-M. Bcyssade. • RSP ou le monog,ammc de Ocscanes •,
dans R. Dcscan.es. l 'enlretien ave' Burman, &litioo. traduction et annota1ion par Jean-Marie
Beyssade. Paris. P.U.F.. t981, p.t5J-207; J.-M. Beyssade, • Sensation e1 idée: I< patron
nul•., p. 133-152; C. S. Lewis, « Conscienèe and conscious •, Studi<s in IVords. Cambridge
University Press, l967.
2.11 n·est pas de notJC propos ici de développer ni de discuter cet aspect du spinozisme par
ailleurs connu el souvent exploit6 par certains courants de la philosophie contemporaine dans
le sens d'un refus d'une peoW s'ir...scrivant dans la tradition du subjectivisme transcendantal.
Nou.s en assumons. comme tant d'autres avant nous. la cririque, Ja eonsidûant davantage
comme un appon du spinozisme, voire la marque d'une pensée qui, dans sa lignée, a pu se
reconnaître dans le mot de Deleuu.. «laconscience est seulement un rive les yeu.x ouverts,..;
G. Dcleu:t.e. Spinoia. Philosophi~ pratiqu.e, Paris, Minu.it, 1981 , p. 31.

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«QU'EST DONC CETIE SENSATION ?» 71

danger, échec, limite: il est ce nom universel et singulier àla fois, qui surgit
quand nos désirs butent contre le monde; c'est en effet quand le monde
nous résiste et nous désavoue que nous sentons notre être comme limité et
comme sujet d'impuissance, que le langage. dans le jeu de ses différences,
lui assigne une place et en arrive à le nommer, que la grammaire le recouvre
enfin d'un pronom 1; et c'est comme cela aussi que Spinoza nous Je fait
rencontrer dans le Prologue du TIE 2 . Si Ee sujet n'apparaît que tardivement
dans l' ordre de l'expérience et du langage, c'est qu'il est le résultat de
rencontres, jouet et enjeu de passions et donc de contradictions. Si le sujet
est en soi ooujours un être ambigu, c'est qu' il Sil constitue, comme nous
l'avons vu,. dans l'expérience même du doute, de l'hésitation, de 1'empê-
chement; il s' éprouve dans une oscillation, comme entre-deux, partage,
obstacle; il ne repose donc pas en soi, n'est jamais entier. Si le sujet a ten-
dance à s'oublierdans lajoie, il se retrouve inévitablement dès qu'il la perd.
On peu.t remarquer que le vocabulaire de la conscience n'intervient
jamais quand il est question du deuxième genre de coMaissance, là même
oîl l'on se sentirait en droit de pouvoir l'attendre, comme par exemple dans
Ell, 43 et scolie dans l'analyse de l'idée vraie de l'idée vraie. Ce n'est sans
doute pas un hasard si Spinoza délaisse cette terminologie si chère aux
tenants de l'intériorité et de l'introspection. L'idée vraie est réflexive par
elle-même et non parce que la conscience de l'âme y réllécbirait. Pour Je
dire avec le ITP, quand on goOte à la certitude d'une idée vraie - comme si
la certitude du VTai était une saveur avantmêmed'êtreconscience-ce n'est
pas la conscience que l'on découvre, mais l'expression de la puissance de
l'esprit réjoui de comprendre, qui tendrait plutôt à défaire l' illusion de cette
possession de soi, dont la conscience du premier genre se flatte comme
dans un rêve. C'est parce que la conscience n'est pas le temple de la vérité,
mals la première gardien.ne de nos illusions, que Spinoza, après l'avoir
démise de ses fonctions, quand il parle de la con.naissance de deuxième
genre, en a comme oublié le nom et avec lui tous les problèmes psych<>"

1. On peut penser ici à Kan~ qui remarque l'apparition iardive chez l'enfant de la
première persoone du singuUer; cf.!. Kan~ llnrhrt>pologit du point dt vue pmgma1iqut1, trad.
fr. parMichel!Foucaul~ Paris. Vrin, 1964,p.17.Peircereprendracesremarquespourmontrcr
dans u.n espri1 anticart6sieo dklan et proche de Spinoza, comment le «Je• surgi t avec
rex~rience de l'erreur qui nous fait rencontrer la ~alir~ du côt6 de noue impuissance;
cf. Ch. S. Peirce. • Qtiestions concernant certaines :facultés que l'on pr!te à l'homme•, T•Xlts
anticartlsi<ns, U'8d. de Joseph Chenu, Paris. Aubier Montaigne, 1984, p. 173-194, en
particulierp. 182.
2. Sur ces aspects on se reportera aux analyses de Pierre-François Moreau, Spino1JJ.
L 'uplri~nce et l'lttrniti; cf.~galemenl T. Zwec:nnan. L 'introduction à la philosophie selon
SpinoYJ. Une analyse slnlCttlrellede l'!Olroduction du Traltt dt la rtfonMdt l'tnJend~menr,
suivie d'un commentaire de ce texte, Louvain. Van Gorcum, Assen, Presses univcnitaircs de
Louvain. en particulier p. 40-42.

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72 UNION lrr SENSATION

logiques qu'elle pose. La conscience a été donc l'une de ces fausses


autorités qu'il a fallu congédier pour laisser place à la sensation de la
certitude donnée avec l'idée vraie elle-même, en vertu de ses qualités
intrinsèques.
C'est dans un sens renouvelé que Spinoza, dans la cinquième partie de
l'É1hique, peut plus librement parler d'un« Esprit conscient de soi, de Dieu
et des choses ,.. Car il ne s'agit plus d'une conscience doublée d •ignorance,
de la conscience perdue ou oubliée dans la vérité impersonnelle des notions
communes, mais d'une conscience retrouvée, régénérée, fortifiée dans la
singularité des objets de la connaissance du troisième genre: la conscience
au sens de la connaissance de!' union avec sa cause divine.
Ce n'est pas un hasard si à ce moment un rapprochement sur fond de
différence radicale s'opère avec l'eitpérience de premier genre. Le scolie
de EV, 34 est censé mesurer et rendre sensible tout le parcours de conver-
sion que la conscience de soi a pu faire depuis les premières propositions de
la théorie de l'imagination: «Si nous prêtons attention à l'opinion com-
mune des hommes, nous verrons qu'ils sont, certes, conscients del' éternité
de leur Esprit; mais qu'ils la confondent avec la durée, et l'attribuent à
!'imagination ou à la mémoire qu •ils croient subsister après la mon» 1• ll y a
donc bien comme un être conscient ou une sensation sourde et quasi
aveugle de l'étemitéde !'Esprit. même quand celui-ci imagine.

1. G.Il. 301 -302.3().2.

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CHAPITRE IV

SENTm L'tTERNITÉ

Et pourtant - nous sentons que nous sommes éternels. Cette sensation


doit venir de l'union essentielle de l'âme et du corps, en tant qu'elle est
comprise dans les attributs de Dieu. Ce sentir, qui exprime l'essence
éternelle du Corps humain, appartient à l'essence de l'EspriJ 1, ce qui veut
dire que sa présence pose nécessairement l'éternité de !'Esprit, et que sa
totale suppression la supprime; et inversement, une fois !'Esprit posé il ne
peut se faire qu'il n'ait pas aussi ce sentiment: union de l'Espritetdu Corps
qui exprime notre essence éternelle enveloppée dans la Pensée et !'~tendue
de Dieu.
La fiction d'un commencement dans l'éternité ne tient donc lieu que
d'invitation à rejoindre ce à quoi en vérité nous sommes joints par nature.
~trange position que celle de devoir rejoindre ce à quoi nous sommes unis.
Loin de constituer un problème, telle est la réponse apportée par Spinoza:
c'est parce que nous y sommes joints, et non parce que nous en sommes
séparés, que nous pouvons rejoindre ce que notre nature secrètement nous
promet, et nous y unird' un lien de plus en plus fort. Montrer Je chemin qui y
mène, a donc aussi dfi consister à faire parcourir en sens inverse la distance
imaginaire qui nous en séparait, produisant pour ce.la un semblant de
commencement, qui est censé s'effacer au moment même oil il se produit,
c'est-à-dire à la fin de l' Éthique, que 1'auteur a disposé ad arte pour
qu'enfin nous puissions avoir les moyens de passer d' un bonheur rêvé les
yeux ouverts à la possibilité de sa réalisation véritable2.
Réaliser son éternité ce n'est évidemment pas la faire commencer, c'est
plutôt renaître avec elle à une nouvelle vie, c'est-à-dire s'unir et se nourrir
plus étroitement d'objets éternels. Lesquels avant tout?
l.Cf.E V, 23 se. L'expression •appartenir à l'essence d'une chose• [ad essentiam
alicujus rei pertinere] et «constituer l'essence d 'uoe chose• [tsstnliam alicl(j"US rti tonsti·
tuueJ sontéquivalentes,comme le prouve l'cmptoi de l'unepourl'autrein en.
10 se.
2.Sur le style philosophique et la rh6lOl'iquc finale de !'Éthique, cf.A.Suhamy,
«Comment parler de l'éternité? Les joies de"' v• partie de l'Éthiq•• ·· Études philo-
sophiques, 1997, n• 2, p. 37-52.

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74 UNION ETSENSATION

On se souvient que le primum de l'être actuel ou essence de l'Esprit de


l'homme (à savoir l'idée du Corps existant en acte) n'estjamais que l'effet
d'une autre idée, dont Dieu est affecté, à JaqueUe il doit la cause de son
cxistcocc 1 • Le pri11tut1i n'est donc pas l'origine de la vie de )'Esprit. il
appartient au processus causal d'idéation divine qui Je dépasse, comme ce
qui constitue en premier l'Esprit humain, il le constitue dans son union au
corps. Or, dans le scolie de la proposition 10 de la deuxième partie de
I' Éthique, Spinoza commence par rappeler une distinction classique,
conservée et reprise par Descartes, qu'il avait déjà fait sienne dans la
première partie: Dieu n'est pas seulement cause du commencement de
l'existence des choses [ut res incipiant existere, c'est-à-dire causa rerum
secundum jieri], mais aussi de leur essence [causa essendi, c'est-à-dire
causa rerum secundum esse] ou de leur persévérance dans l'être. Dans le
premier sens, l'essence des modes n'enveloppant pas l'existence,
l'existence du mode fini renvoie à l'existence d'un autre mode fini qui en
est la cause (engendrement). Dans le deuxième sens, ce ne peut être
l'existence d'un aulre mode qui détermine la chose à persévérer dans
l'être, car une chose qui existe, à moins que son essence n'enveloppe son
existence, ne peut être la cause d'une essence. L'existenced'un autre mode
détermine simplement Je commencement de laffirmation présente du
Corps dans 1'ordre de l'existence et de la durée. mais non de l'essence:
l'existence d'un autre mode fait que l'essence passe à l'existence présente
sous l'effet d'une affection, mais elle ne détermine pas l'existence de
l'essence en Dieu. C'est pourquoi l'existence présente de )'Esprit et sa
puissance d'imaginer cessent aussitôt que l'Esprit cesse d'affirmer
1'existence présente du Corps par laqueUe !'Esprit affirme aussi l'existence
présente de tout ce qui arrive [quicquid conringit] au corps auquel il est uni
pendant sa durée.
Or nous savons aussi que la cause qui fait que l'Esprit cesse d'affirmer
l'existence du Corps, ne peut être !'Esprit lui-même, ni non plus que le
Corps cesse d'exister, tout comme la cause qui fait que !'Esprit affirme
l'existence du Corps, ce n'est pas que le Corps ait commencé d'exister2 •
Reste donc à penser la cause de l'essence même du Corps humain et de
l'Esprit non en tant qu'ils commencent ou cessent d'exister, non en tant
qu'ils affirment leur existence présente à travers teUe ou telle idée
d'affection selon ce qui arrive [contigir] au corps dans le réseau infini des

t. Notons que si l'on cherche le sentiment de la finitude. à proprement parJerce n'est pas
dans les commencements qu'il fau1 le chercher, mais dans ce qui limite, empêche, arrê1e,
conlta.int. La chose n•est-elle pas dite •finie• [dicitur finita] précistmenl quand clic • pc.u1
être tennin~e • [tenninari potestJ? Voir infra chapiire suivant.
2.Cf.EIU.11 se.

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SENTIR L'ÉTERNITÉ 75

rencontres 'causales (dont l'imagination, comme l'on sait, ne rend compte


que partiellement). mais en tant qu'ils :;ont nécessairement contenusi dans
les attributs de Dieu comme expression de sa puissance, qui enveloppe une
existenceérernelle.
Sentir que nous sommes éternels, c'est donc sentir sous une espèce
d'éternité que l'essence de notre Corps détient l'éternitéde sa cause infinie
(en ce sens l'éternité inscrite en nous d6coule nécessairement de la défini-
tion de la cbose éternelle, dans la mesure où nous en sommes l'effet), et qui
doit donc constituer l'essence de !'Esprit humain. L'idée de notre éternité
appanient, alors, à l'essence de notre Esprit. et c'est pour cela quG nous la
sentons, et que nous ne pouvons pas ne pas la sentir. C'est donc encore le
sentiment de l'union qui s'exprime sous l'espècedel'étemité.
On comprend maintenant pourquoi Spinoza emploie le terme sentire,
qui intervient dans l' Éthique à chaque fois qu'il est question de l'union de
!'Esprit et du Corps. L'idéede l'essence du Corps appartient à l'essence de
!'Esprit humain, dans la mesure où elles constituent toutes les deux une
seule et même chose en Dieu comme partie de son entendement infini, dont
les actes ne peuvent être que des vérités éternelles. C'est parce que l'idéede
l'essence d·u corps nous constitue absolument (en tant que Dieu s'exprime
en nous sans passer aussi par d'autres idées n'appartenant pas à notre
nature), que ce sentiment est une résonance purement intérieure à !'Esprit.
L'éternité de l'union essentielle Esprit-Corps se doublera ensuite de
l'union à Dieu et en Dieu qu'elle exprime. L'amourintellecwel de Dieu se
déploie dans cette double union. Assurément nous sommes unis à Dieu et
nous nous unissons plus étroitement e·t :intimement à Dieu dans et par cet
Amour•, puisque «l'amour de Dieu pour les hommes et l'Amour intel-
lectuel de I' Esprit envers Dieu sont une seule et même chose,. 2 •
Ainsi, s'il arrive [contingit] à l'Esprit de commencer ou de cesser
d'affirmer la présence du Corps dans ses affections en relation à un temps et

l. Spinoz:a dira alors acquJttscentia animi; il s''agit là de l'onimu$de la Mens. c'est-à-dire


de la partiesensitive, lecœur, lesentimcntde !'Esprit; cf. EV, 36sc.
2. EV, 36 cor (G.Il. 3()2.27-29). En vttitt on peut parler d'une troisi~""' union. qui fait
tgalemcnl la 'Gloire de Dieu (EV, 36 se) et la côtre : c'est l'union des Esprits entre eux.
L•amour intc[lccrucl des hommes entre eux on le nommera • amitU • [amicilia). Et l' amiti6,
qui constitue "les fondements de la socitt.! • lfundamLnta clvftatisl (E IV, 37 se 2), bten que
rare, est l'expression de l'Amour de Dieu entre les hommes : la communau~ des sages ou
l'~glise ttemelle des Esprits; à cc sujet cf. les dcrnl~res pages du livre de A Malhcron,
Individu ~1 communauJI chez Spinoza, qui s'ach~vc sur l'idœ d'un ccommunJsme des
esprits • (p.612); Paolo Cristofolini a cssayt à sa façon de dtvelopper cette idée comme
perspective politique ou. si on peut se permettre l'expression. • poli-éthique•; de mani~re à
peine provocatrice il traduit l'adage homo homlni Deus sans recourir à l'artie.le : Phomme est
Dieu pour l'homme ; cf. P. Cristofolini, Chomfnsdans /'Éthique, Paris, P.U.F., 1996. p. 101.
Toul ou presque reste encore à écrire sur la conception spinozicnne del' amitit.

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76 UNION ET SENSATION

à un lieu précis à cause d'une autre idée ·qui la pose ou l'exclut, il ne pourra
pourtant pas tenir l'être de sa puissance de l'un de ces commencements
extérieurs (une autre idée qui le pose)-et donc il ne pourra pas non plus le
perdre par sa fin extérieure (une autre idée qui la supprime). La nature de ce
qui se perd ne peut en effet relever que de la nature de ce qui a été posé.
U y a quelque chose [aliquid] de l'Esprit, en deçà de ce qui arrive
[contingit] au Corps, qui touche à son ulllÎon essentielle avec celui-ci et qui
ne s'épuise pas dans l'affirmation de son existence présente. Et de cela nous
devons, en désespoir de pouvoir en imaginer la cause, en avoir quelque
sensation, avant d'en connaître adéquatement la cause: c'est comme si
l'éternité se faisait sentir d'abord comme un avant-goOt du désir, que les
biens quel' on dit faux viennent habiller ,e t masquer de leur parure, sans que
nous parvenions à en savourer pleinement le goOt; puis, comme un arrière-
goût de sa consommation, qui n'a pas su tenir sa promesse et dont nous
sommes toujours en reste, insatisfaits 1• C'est pour cela que le sentiment de
l'éternité trouve si souvent sa place dans !'opinion parmi les rêves de
l'immortalité de l'âme, c'est-à-dire dans un prolongement imaginaire
de la durée après la mon, oil !'Esprit, seconfonnant de manière imaginaire
à la durée indéfinie qu'il enveloppe, s'imagine comme continuellement
présent à soi selon le mode temporel et spatial qu'implique la présence 2. En
revanche, « le goOt de la certitude», le sentiment de la nécessité. auquel la
raison nous entraîne, enveloppe le sentiment d'une certaine espèce d'éter-
nité. En effet. !'Esprit ne sent pas moins les choses qu'il conçoit en
comprenant, que celles qu'il a en mémoire. Les démonstrations sont là
pour aider à rendre !'Esprit sensible à ce que l'imagination enchaîne
à sa manière. Car l'ordre des démonstr:ations entraîne l'imagination dans
d' autres enchaînements d'images el de signes qui ne dépendent plus de

1. Sur cc qui a 6t6 appcl6 une •Ontologie de la promesse•. cf. P.-F. Moreau, Spinoza.
L'apiriencett l'tumill, p. 151-156. Dans nos termes, cela se comprend aussi si l'on assume
l' id6equece qui est présent se donne ou se fail toujoors sous le mode d'un renvoi, gouvem6
par l'affecL
2. M~me si, par miracle-. l'homme devenait i mmortcl, ou s'il en venait ~ se convaincre
qu'il lui est possible de prolonger sa vie indéfiniment, cela n'enlèverait rien au problème de sa
béatitude et de son ac~ au troisi~mc genre de connaissance. L'essence du d6sir n•en serait
pas boulevers6e au point de changer de nature (puisque le d6sir enveloppe par nature d6jà un
temps ind6fini). On poumiit aller jusqu'à faire de l'immonalit6 l'un des rêves p.ropres à une
conscience qui se croit libre. et s'imagine subsistant dans la durée une fois li~rée de son
corps: en effet. pour se croire libre, il faut bien qu'elle s'imagine s6par6e et cllétachéc des
d6tcnmiruuions du corps, alors que pr6cis6ment il :n 'y a de conscience dans 1'imagination que
dans la mesure o~ iJ y a des id6es des affections du corps. Nul doute, alcn, que la phllosophie
de Spinoza puisse être ressentie comme li~ratrice du sentiment de J'étemit6 que nous portOns
en nous. Il le libère en cela même qu'il le distingue de son incerprttarion imagin;ative, ce qui
fair que nous pouvons avec joie n:non~er àun rêve (1 'immoDAlitt), WJS renoncec au dtliir qui
s'yexprime(J"étemit6).

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SENTIR VÉTERNlrt 77

l'ordre des rencontreS dans lequel ceux-ci sont habituellement enchaînés.


Nous sentons plus aisémen1 la nécessité et la vérité éternelle d'une idée à
travers ce que nous font voir les démonstrations dont est capable notre
Esprit 1 •
Cette sensation s'accompagne d'une conscience qui n'est plus la
conscience privée de la connaissance du premier genre, mais qui est triple:
conscience de soi qui n'est autre que acquiescentia in se ipso, conscience de
Dieu et conscience des choses. Trois consciences qui n'en font plus qu'une
dans la Joie et lamour intellectuel qu'elle procure: l'amour de Dieu en soi,
l'amour de soi et des choses en Dieu. Mais alors, on peut le dire, cette triple
conscience n'a plus rien d'une conscience-sujet, car elle ne manifeste plus
de conflit, de ballottement, d'écartèlement ou de tiraillement, mais plutôt
l'union et la consistance de soi en Dieu. La conscience du lrOisième genre
de connaissance peut bien porter le nom de conscience sans sujet, qui ne
laisse pas d'être singulière, alors même que Spinoza abandonne le «je"
pour le « nous ».

ACTUALITÉ ET EXISTENCE

On comprend alors que E V, 29 sc nous dise que nous concevons


l'actualité de deux manières: il y a une actualité de l'existence selon

1. Il esl intéressant de voir quels usages et traductions fait Spinoza de sa dé.finition de


l'éternité. El. 19 dctn (démonstration de !"éternité des attributs de Dieu): il appartient à la
ru1turc de Dieu d'exisicr. cc qui ve11 dire. car c'est la même chose, que de la défmition de Dieu
suit qu•il existe nécessairement et donc (par El. def8) il est ttemel; El. 21> dem (démon-
stration que l'existence et rcssence de Dieu sont une seule et memecbose): Dieu et tous ses
attributs sonc ~temels, c'est-à-dire (par E I. def 8) chacun des attributs exprime l'existence;
EV, 30 dem (démonstration que nn1re Esprit en tant qu'il se connalt ainsi que le Corps sous
une es~ d'~tcmiœ a en ceJa n6;essaircmcnt la co11naissance de Dieu, et sair qu'il est en
Dieu et se conçoit par Dieu) : (par E 1 def 8) l'éternité est l'essence même de Dieu en tant
qu• elle enveloppe l'existence ~cssairc. Cc dernier emploi spinozico de I''cemi~ • tradlli1 •
l'éternité de !"existence (El def 8 disait en effet que l"étemité c'est l'existence même) dans
l',1cmili de l'essence de Dieu, sans qu'il y ait pour autant vérill.blement r:ramition, puisque
9
l'essence et l'existence de Dieu sont une seule et meme chose, et qu en Dieu il n'y pas de
différence entre existence et cssenœ; ainsi les choses qui se conçoivent par 1'essence de Dieu,
se conçoivent comme envetoppan1par l'essence de Dieu l'existence. ll est: bien vrai que les
essences des choses produites par Dieu n'enveloppent pas lexistence, car si elles l'envelop-
paient elles seraient des substances. Et pounant si nous sentons que nous aommes é1emels
sans confondre cette éternité avec la sempiternité, c· est que nous avons acœs à notre éternité
envelopp!c dans l'essence meme de Dieu, dans laquelle nous demeurerons. c·es1 cet
enveloppement en Dieu qui li~re la sensation d'un autre aspect de l'existence, qui ne se
~finit plus par la du~. mime si elle ne l'exclut pu. Nous: se.ntons alors: que notre es;se.nce
finie retient quelque chose de l'infini de sa cause comme un effet ou une proprù!té de celle-ci,
car« la puissance d'un effet se d6finit par la puissance de sa cause, en tanc que .son csscnce
s·explique ousedtfinit par l'essence de sa cause• (EV, ax 2) et parce que •laconnaissance
del'effet dtpend de la connaissance de la cause et 1·enveloppe• CE I, ax 4.).

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78 UNION BT SEN'SATION

l'imagination, qui pose I'exisœnce d'une chose comme présente. (même si


celle-ci n'est pas réelle), aussi longtemps qu'une autre idée ne vient pas
exclure cette existence. Mais nous concevons aussi les choses comme
actuelles ou so·us une espèce d'éternité en tant qu'elles sont contenues en
Dieu, comme vraies et réelles, suivant de la nécessité divine. Ces deux
manières de concevoir l'actualité recoupent les deux manières de conce-
voir l'existence, dont Eli, 45 sc avait déjà parlé. Le rapprochement entre
EV, 29 sc et E Il, 45 sc est capital pour la perspective finale de 1'Éthique,
car elle permet de relire la proposition E II, 11, 12 et J3 dans Je double sens
des termes de leur énoncé.
La proposition EII, J l, qui nous fait comprendre ce qui constitue en
premier l'essence ou l'être actuel de l'Esprit humain, supporte, en effet, une
double lecture, et donc une double manière d'être au sein de la même
essence, selon ce que l'on comprend par «être actuel», «exister », «en
acte» et «chose singulière». Si l'existence de la chose est prise dans le
premier sens d'existence, le primwn qui définit l'être actuel de! 'Esprit est
une idée qui enveloppe l'existence actuelle de l'objet (c'est-à-dire le corps)
sous le régime de la présence. Présence à soi et présence au monde comme
effet d'une affection qui fait vibrer l'essence dans l'existence tout en la
rendant susceptible de modification : passant à lexistence et à la durée,
l'être de l'Esprit endure le monde en. le rencontrant par l'affection et
perdurant avec elle. L'idée se trouve ainsi unie à son objet comme effet
d'une affection.
Or, on ne peut pas dissocier E Il, Il de E II, 12, bien qu'il faille
conserver et rendre compte de leur distinction, sous peine de ne pas pouvoir
comprendre la sensation de l'essence. Une chose est certaine: l'existence
actuelle du corps affirmée par l'idée qui constitue le primum de l'être actuel
de !'Esprit n'existe (au sens de l'affirmation de la présence) que quand
l'objet de cette idée est modifié, c'est-à-dire quand il lui arrive [contingit]
quelque chose dans l'ordre des rencontres avec les autres corps existant en
acte. Dans /'expérience, les deux affirmations contenues respectivement
dans E Il, 11 et E II, 12 ont lieu ensemble, car la perception de notre corps
s'accompagne de la perception d'une multitude d'autres corps extérieurs 1 :
en effet, un corps qui n'est pas affecté par d'autres corps n'a pas d'existence

1. Si on voulait adopt·er ici le langage de GucrouJt. et cc que lui· même appelle son
interprétation, il faudra.il dire·que l'existenc.e au sens de la du~e suppose à la fois l'ac1e du
mode infini immédiat (ordre des essences données .:en cascade•) et celui du mode infini
médiat (l'ordre des existenc.cs selon leur enchaînement dans la durée) sans distincrion;
cf. M.. Gueroult, SpinoYJ. Dieu. t. I, p. 325-331. Pierre M.acherey reprend à sa manière cette
perspective dans son commentaire à E Il, 7, distinguant• l'ordre des essences • (mode infini
immtdiA!) de !@ • çonnc~joo ~ e~js~ncel • (mo<!e infini ~4i@!); çf. P. M11Çbercy, lf!fr<>-
duction à l'~llliquc de SpinoYJ. LA seconde partie. LA riaJilé mentale, p. 15.

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SENTIR l'éTI!RNirt 79
dans la durée 1. La sensation cénesthésique de notre corps comme un tout
n'est pas donnée sans la relation du corps à l'extériorité qui l'affecte. Une
auto-affection du corps propre n'est donc pas pensable, si par auto-
affection on entend le pouvoir du corps de se sentir lui-même indépen-
damment de ce qu'il lui arrive2.
Et pourtant il y a une autre manière de sentir ce primum de l'essence de
l'Esprit humain. Pour en rendre compte Spinoza n'aura pas besoin de
remanier les énoncés des propositions l l et 13, car ils se prêtent autant à
une lecture selon le premier genre de connaissance qu'à une lecture selon le
troisième genre. Qu'est-ce qui change? La façon d'en comprendre les
termes. L'ambivalence de ces deux propositions n'apparaît que rétrospecti-
vement à une relecmre del' Éthique informée de sa perspective finale. Cette
manière de sentir ne dépend pas dece qui arrive au corps par l'intermédiaire
de ses affections. Elle est une manière de sentir l'actualité de la chose finie
comme enveloppée dans l'essence même de Dieu, telle qu 'elle s'exprime
dans ses attributs. Sentir l'éternité, est-ce sentir l'existence éternelle de la
chose ou son essence comme vérité éternelle?
Dans le premier genre de connaissance, sentir le corps c'est au fond
toujours sentir ce qui lui arrive: cela revient à lire la proposition 11 immé-
diatement dans les termes de la proposition 12. Nous n'avons pas d'expé-
rience du corps si ce n·est à travers les affections de celui-ci. Et pourtant, il
faut reconnaître aussi que nous ne pourrions pas avoir des sensations de
notre corps si nous n' avions pas aussi une idée de ce corps qui les comprend
comme ses affections : comment autrement pourrions-nous savoir que les
sensations appartiennent toutes à un seul et même corps que nous sentons et
disons être le nôtre? Les deux propositions se renvoient l'une à l'autre car
1' expérience a besoin simultanément del' une et del' autre pour avoir lieu.
L'idée du Corps existant en acte, qui constitue le primum de l'être de
!'Esprit enveloppe nécessairement deux choses, ou plutôt un double aspect
au sein de la même chose: l'existence et l'essence du Corps. Carl' existence
des corps sans l'essence du corps se disséminerait dans un sensualisme
évanescent, dont les impressions apparaîtraient el s'évanouiraient aussitôt
dans le néant de quelque chose qui ne subsiste pas l. Il faut alors compren-
dre que l'événement qui décide du passage à l'existence de l'union Esprit-

1. Cf. sur cc point noire article • Les sens de ('jmage •. Magat.ine littéraire, n° 370,
novembre 1998. p. 45-46.
2. Le TIE lavait dtjà fait remarquer, I' Éthiq"" reprendra cet~ idte : lesprit n'a pas le
pouvoir• par sa seule force de créer des sensations et des idées qui ne sonr pas celles des
choses • ; TIE, § (i(). L'esprit n'eSt pas comme un dieu, dit Spinoza, il n'apas le pouvoir do la
aûtion. On Je sait. les modes ne peuvent pas cr6cr (ni des essences.. ni des existc.nccs). ils
peuvenc seulement engendrer d'autres exiscences.
3. Noos tomberions alors dans ce que Hegel appelait unacosmisnu:.

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80 UNION ET SENSATIQN

Corps, enveloppe un acre qui a toujours une double résonance. L'essence


tremble à la sensation d'exister. Et avec elle le sentiment de la nature même
de l'existence [ipsa natura existentiae], qui demeure en Dieu comme
expression de son essence. La duplicité dans l'union, au sein du même acte,
tient au fait que touce affection est s:imultanément en un double sens
affection d'une affection. Essayons de le.voir plus en détail.
A) Au premier sens (chronologico-existentiel), la sensation du corps
singulier existant en acte enveloppe l'existence du corps affecté et du corps
affectant sur le plan de la durée des images :
!) la sensation du corps n'est jamais autodéterminée, elle est relative à
d'autres corps;
2) il n'y a pas de sensations absolument premières du corps, car un corps
insensible, ou un corps avant la sensation, est impensable; il ne peut, en
effet, y avoir de corps sans esprit; car, pour pouvoir être affecté, i[ a déjà da
l'être; donc le corps n'existe pas avant sa possibilité d'être affecté et
d'affecter -autre manière de dire que le corps naît avec sa sensibilité, et non
pasavant 1 ;
3) les traces du corps sont aussi profondes que le corps (il n'y a pas de
corps sans traces);
4) c'est powquoi, en un sens, l'affection de laffection est première par
rapport à l'affection elle-même, ce qui veut dire que, même si nous l'igno-
rons - et Spino.za ne cesse de répéter que nous l'ignorons, le prcx;essus est
logiquement premier par rapport à ce qui le manifes1e2.
B)Au deuxième sens (logico-essentiel), l'affection est toujours
affection d'une affection ou mode dans. lequel la substance s'ex.prime par
ses attributs. Pourquoi 7 Ce serait la réponse de Spinoza à Hegel (E Jl 8, cor
repris par E Il, 45 dem): l'idée d'une chose singulière existant en acte doit
envelopper avec !'existence aussi !'essence de la chose elle-même. En
effet, si l'essence n'y était pas enveloppée, alors effectivement touce chose
retournerait au néant d' oil elle serait comme sortie, lacte de son apparition
marquerait aussi celui de son disparaître, sans aucun désir ni effort de
persévérer dans !'être. Cet être ne serait alors que pure apparition, un

l .Si nous n' étions qu'une seule et unique idée, comme nous l'avons vu ci-<lc.ssus
(chap.1), llOllS ne connaîtrions rien du tout. Nous serions une pure sensation sans contenu,
simple ouverwre c:t affmnation de l'existant C'est que, à proprement parler, COZJna.tà'e c'est
connaître deux fois., c'est au moins avoir ou être deux idées, et c.e parce que lidée est toujours
l'expression d'une relation modale : l' i ~ d'une idœ. Une id6c est toujours, quan1 à son
existence, l'effet d· une aucre idée, c'est-à-dire le produit d'une inférence.
2. Le mode infini médiat. dans l'ordre de la production divine. • prtcbde •logiquement
les modes finis, qui, eux, en proc~eot. Insistons : processiu. et non procession, car la
prodUÇJiog qui !!e tes roQ<l<;s [1!1!• et les !!lQ®s i!!finis se: fi!il de twte tiemilt. L' iml!gc de IA
cascade employée par Martial Gueroult évoque encore une vision de type n«iplatonicien.

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SENTIR L'ÉTERNITÉ 8!
devenir sans ombre de subsistance, aussi évanescent qu'un filux d'im-
pressions. Or, il n'en est rien, car l'Esprit ne peut pas ne pas être conscient de
l'effort qu'il fait pour persévérer dans son être. Il ne se contente donc pas
s.implement d'apparaître. S'il s'efforcede demeurer, c'est qu'il y a quelque
chose qui demeure en lui, quoi qu'il fasse. Il ne peut pas ne pas sentir, au
moins confusément, une puissance l'habiter qui dépasse la réalisation de ses
propresactes,etquines'épuisepasdans[esobjetsdesondésir.
L'éternité est là, sans pour autant être en présence. Elle travaille
sourdement l'esprit dans ce que Kierkegaard appelait« l'impossibilité de
mourir », ou ce désespoir qu'est la maladie mortelle, véritable catégorie de
lexistant doué de cette éternité, dont le plus grand désespoir ne saurait nous
défaire. On se souviendra que Spinoza aussi, dans le Prologue du TIE 1, à sa
façon certes, mais selon une logique ou une «dialectique ,.2qui n'est pas si
étrangère à la crainte et au tremblement kierkegaardiens, avait traversé
l'expérience d' une maladie mortelle de l'esprit. Il y a quelque. chose de
notre désir qui n'est pas sujet à la mort, qui nous tient él fiôüs fait lénit
au-delà mais aussi dans les limites de ce qui le contrarie. Et c'est bien cela

1. Le passage du TIE. § 7 est bien connu: • Jemevoyai seneffetptong~dans le plus grand


danger et contraint de chercher de coutes les forces un rcm~e. quoique incen.ain; ainsi
qu'un malade mcnaœ par une maladie monclle.. et qui pr6voit une mort certaine à moins
qu'il n'emploie un rcm~e es1 cont1ain1 de le cherchcr de toutes ses forces, si inccnain
qu'il soi1; carc'es<en lui que n!sldc IOUt son espoir> (G.II. 6-7.32-~). Pour un oommcntairc,
cf.L. Viociguerra, «Spinoza et le mal d'éternité.-, Fonitude et ~rvinule. .Ucrure.s dt
/'Éthique IV de Spinow. Ch. Jaque~ P.Sévttac, A. Suhamy (dir.), Paris, Klmé, 2003. p. 163·
ISO. a n'y a pas lieu ici de s'tiendrc sur cc parall~le. mais à titre d'exemple, .:ene simple
citation, tin!c:du~but de La maladie à lamortn"cslpas sans n!sonancc avec lcrûildu TIE:
•El quand le danger est devenu si grand que la mort es1 devenue I 'esphancc, le désespoir es1
la d6sesi>Uance de pouvoir même mourir. C' esl donc en ce dernier sens que le d6sespoircs1 la
maladie à la mon. cette tonurante contradiccion, cette maladie du moi qui consiste à mourir
s.ans cesse, à mourir sans mourir, à mourir à la mort. Car mourir signifie que tout est fini, mais
mourir Ja mort, c'est vivre le mourir, et Je vivre un seul instant, c'est le vivre à j;amais. Si un
homme devai1 mourir de ~Spoir comme on mcwt d'une maladie, l'tiemcl qui CSI eo lui,
son moi pourn.it mourir au meme sens que Je oorps meurt de malaclie. Mais cela est impos.
sible; le mourir du d~espoir se transfonne constammc,nt en un vivre•; S. KJertcegaard, Lo
in
ma/adi• à la mort, trad. fr. de Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, Œuvres
compl<tes, Paris, Éditions de !'Orante, vol. 16. 1971. p. 176;cf. aussiC.Anne, •Kierkegaard
lecteur de Spinoza Cl la question de l'ttcmitt», Srudia SpinolJJllQ, vol 10, SpinotD and
Descartes, Kônigshauscn & Neumann, 1994, p. 135- 1S3.
2. Nous empruntons ce ienne • dialectique • à Pierre· François Moreau, qui 1ombe ici à
point pour rcodrc compte du mouvemcn1 et du surencMrissemenl tthiquc de la voie que nous
fait suivre Spinoza au seuil d'une maladie mortelle, qui eSI aussi dangereuse qu'elle peul !IJ'C
salutaire quand elle fail le jeu de la nic.ssiri (e:I non plus du libre choix) d'une vtriiable
gutrison ou rcnai5$4nce: •On paurraic employer ici Je tenne de ••dialectique'". à condition
d'en d6tenniner suffisamment le sens. U s' agil noo pas de mettre en œuvre une n«!gativj16 ori-
ginaire, mais de faire à chaque trape saillir les limitations encore inaperçues qui provoqueront
les dtplacemcnlS productifs d'u cheminement'°'; Spinow. L'expirienceetl'ltemitl, p. 165.

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82 UNION ET SEN.SAT!ON

qui fait frémir. iNotreéternité est dans l'essence de ce qui nous tient et de ce
à quoi nous tenons le plus, el que le plus souvent nous comprenons mal,
nous exposant ainsi à l'éprouver d'une manière plus aiguë encore.
Nous SOmlilles ici en ce lieu où les aspirations du religieux et du
philosophe peuvent se croiser; mais aussi et surtout au point, il faut le
souligner, où ils se distinguent pour diverger à jamais. La conversion du
désir vers l'objet qui en réalise la nature et la puissance au plus haut point
cédera ou ne cédera pas decettemêmepuissaocequi l'a initié à son doulou-
reux cheminement. Il cédera si, au lieu de se faire convertir par la puissance
de l'entendement («lumière divine», dira le ITP), il croit encore pouvoir
en remettre l'autorité à un signe (dieux, religions, ou autres idéologies)
autre que sa puissance même, dans l'espoir que ce transfert .Puisse en
échange le (ré)compenser de ce qu'il croit encore pouvoir lui abandonner:
la vérité de son désir. Rieo n'y fera, l'alliance avec Dieu n'est pas contrac-
tuelle. Spinoza avait appris à ses dépens, mais aussi pour sa propre édifica-
tion, qu'aucun espoir en d'autres biens n'aurait su compenser la perte de
souveraineté de la raison, puissance aussi inaliénable que celle du vrai, qui,
quel qu'en soit le prix, ne peut se changer en faux.

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CHAPITRE V

LEFINIETLAFINITUDE

«Nous sentons que nous sommes éternels» peut alors d'abord faire
l'effet d'un éclair en plein jour. Pou11ant il s'agit moins d'étonner, que de
nous confirmer dans le senliment de ce que nous sommes censés savoir
depuis toujours, afin que nous puissions enfin le diriger vers la compré-
hension de sa cause. Tout po11e à croire que notre éternité est pour Spinoza
quelque chose d'absolument clair, d'évident, d'incontestable, voire de
normal ou de commun. Aucune emphase ne vient relever l'expression (il
est vrai qu'elle convient si peu au style de Spinoza). Le sentiment de notre
éternité n'est jamais présenté comme une expérience hyperbolique, extra-
ordinaire ou myslique: rien dans le texte n'indique ou ne suggère un mou-
vement d'ascèse. C'est comme s'il nous disait: - «Quoi! L'éternité? Que
croyais-tu? Elle est là. Ne t'obstine pas à la chercher ailleurs». Il s'agit de
réaliser ce qui est déjà en nous depuis toujours, comme si l'effort de
recouvrer notre éternité ne consistait qu'à la libérer de tout ce que nous
faisons par ailleurs pour la recouvrir et nous en distraire.C'est parce que, en
quelque sorte, l'éternité est depuis toujours déjà là, que notre effort peut
consister, alors même que nous nous apprêtons à la comprendre par sa vraie
cause, tout simplement à la laisser être, c'est-à-dire à nous laisser être dans
1'ouverture de sa sensation.
n peut donc se faire que nous soyons parfois comme saisis d'éternité,
surpris par elle, au tournant d'une conjonction fortuite dont les causes nous
échappent; que provisoirement et presque par hasard, nous ne soyons plus
distraits par tous les sens imaginaires que nous prêtons habiruellement à nos
pratiques mondaines (qui par ailleurs ont toutes leurs raisons d'être), avanr
que celles-ci ne reprennent le pas et ne viennent à nouveau pour ainsi dire la
recouvrir. Il arrive donc que nous entrevoyons notre éternité comme au
passage, sans arriver ni à la nommer, ni à la comprendre.
C'est pourquoi, au point où elle se place dans l'itinéraire de J' Éthique,
l'éclat de la proposition n'estcensé qu'ajouterde la lumière à de la lumière

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84 UNION flT SENSATION

et à ce qui a été déjà suffisamment établi et éclairci 1• Car ce qui est certain
à présent, c'est que ce qu'annonce cette sensation d'éternité en Dieu est
contenu dans ce qui constitue le primum de l'être actuel (au sens de
l'essence) de !'&prit humain, dont nous avaitd6jà parl6 E Il, 11. Son corol-
laire nous avait fait découvrir, alors davantage pour provoquer la pensée du
lecteur itinérant et!' orienter dans la bonne voie que pour la confirmer dans
sa progression encore hésitante, qu'il est une partie del' entendement infini
de Dieu. Mais justement, la proposition 11 (complétée et précisée par la 13)
contemple à la fois la perspective sur l'essence et celle sur l'existence,
auxquelles elle satisfait avec la même rigueur. C'est pourquoi Spinoza a
inscrit au sein de la même proposition les deux sens des termes« existence»
et« acte », qu'il ne dévoilera que par la suite2.

LESINGULIERETLEFINI

Reste le dernier terme de cette proposition, peut-être le plus important,


dont on n'a encore rien dit: le fini. C'est avec beaucoup de précaution qu'il
faut ici l'introduire. En effet, le primum, qui constitue l'être actuel de
!'Esprit humain n'est assurément rien d'autre que l'idée d'une certaine
chose existant en acte, qui est singulière, mais qui - la démonstration le
précise sous forme d'une litote-n'est pas infinie [at non rei infinitaeP. On
s'aueru.I donc à ce 4u'elle suil finie (la ûémonstr.<tion ûil « singuUèn: »).Le
sentiment de notre éternité, s'il concerne effectivement l'essence finie de
notre corps dans sa force [vis] de persévérer dans l'être, cette puissance
pourtant il la détient en tanl qu' effet ou propriété d'une cause éternelle et
infinie. L'objet de l'idée qui nous donne la sensation d 'éternité, dans la
mesure où il est conçu comme contenu dans l'attribut éternel de Dieu, est
alors certes singulier, et par conséquent fini, mais on ne saurait le dire fini

1. À cet effet la proposition 22 de EV. marqui!e par le tam•n, agit en coninpoinl à la


proposition 21, faisant rebondir le lecteur sur sa relation inlrinsèque à léternité.
2. C-est·à-dire, comme on L'• déjà rappelé, in En. 45 se et EV, 29 se, ce dernier
renvoyant explicitement au premier. Spinoza fera la même chose avec la proposition
concernant le conatu.s (E Ill. 7): c'est seulement à partir de EV, 25 que l'oa parlera du
summus M•ntis conatus, sans pour autant que cela désavoue sa premi~re mani~re de définir le
conatuJ, et les concepts qui y sont d:ireetement rattach~s (appetitus, cupûlilas). P. Machcrcy,
dans son commentaire de la iroisième partie, ne le souligne pas assez, lendant à ramener la
totalité du con1enu de la prop. 7 à l1exprcssion dans la duRe exclusive de l'é1emi1é, soucieux
davantage d'ea expliquer le sens Cl les conséqueaees pour la vie affective, qui est l'objet du
O. Affectibus. que d'en proje1er la peninence jusque dans la perspective finale que prend le
conaJuJ dans 1' l.thiqu~; cf. P. Macherey, Introduction d l'~thique de Spinot.a. La troisiitM
pa.rtit. La vie affective, p. 90-92. Or, il est vrai que l'étcmil6 ne s'explique pas par la dutte,
mais elle ne l'exclut pas non plus, comme l'atteste la très ~battue demi~re ligne de EV, 20sc.
3. G.ll. 94.25.

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!,i; FIN! !IT LA FlNJTVDE 85

au sens où il pourrait 2tre tenniné par /'existence d'une autre chose. En


effet, il ne s'agit pas de cette existence-là, qui, elle, est toujours comprise
sous le mode de la présence et de la durée, conçue comme une cenaine
espèce de quantité; mais bien d'une existence dont la singularité repose
dans l'infinité de sa cause comme l'une de ses propriétés ou vérité éternelle.
Or, c'est ce renvoi interne ou cette double résonance au sein de l'idée
constituant le primum del' être actuel de l'Esprit entre d'un côté WJjini effet
de fini (le seul mesurable abstraitement, le seul imaginable, que! 'affection
nous présente dans ce qui arrive [contingit] au corps), et de l'autre, un fini
effet d'infini, sinppon essentiel du premier, qui, littéralement.fait sensation.
Ce renvoi interne enjambe la distinction essence/existence. La sensation
d'éternité, que l'opinion voudrait prolonger indéfiniment en la traduisant et
la trahissant en tennes de fini à n'en plus finir, est donc comme le retentis-
sement sur l'essence de l'union éternelle de l'Esprit et du Corps qui se fait
par le truchement des deux fonnes d'existence de son union par les
affections. C'est pourquoi la sensation est à la fois l'union e,/le-même,
comme disait le nE, l'être actuel ou 1'essence éternelle de !'Esprit (comme
affection de la substance), et l 'e.ffet de l'union affectée par la renoontre dans
l'existence (l'affection, en tantqu'affect.ion d'affection(s)).
L'union n'existe et ne dure que par E' affection. Mais l'affection a deux
sens. Ce qui advient (à l'objet de !'Esprit) avec l'affection c'est non
seulement ce que devient le corps dans l'existence, mais aussi la sensation
de l'essence de 1'union sans quoi les affections ne pourraien'! pas être
senties comme affectant la conservation du même corps. Le primum, dans
ce qu'il lui arrive [contingit], contemple ces deux ch05CS à la fois. Il y a
donc bien quelque chose comme une «perspective différentielle» 1 qui
rend à l'expérience ce qui est de l'ordre des vérités étemellesetqlli travaille
l'être-fini dans la contradiction ou contraste au sein de la chose finiel. Mais
à cela il faut ajouter la considération suivante: il n'y a pas que l'infini qui
est en acte; le fini comme tel est aussi en acte, il est acte, et donc il n'est pas
(seulement) finitude, car la chose finie ne s'épuise pas totalement dans ses
conditions, même si elle vient toujours s'inscrire dans la texture des finis.

1. Cf. P.·F. Mon:au. Spinota. l 'expiri•n«<tl 'tttmitt. p. 538-549.


2.Contraircmcot à d'aulres qui se bitent de la critiquer, la perspective cfinitiste•
1

cxplon!c par les derni~res pages du Ji vre de Pierre-François Mon:au, nous semble pettincn~.
à condition de bien distingucc. ainsi qu'on s'efforce de le faire ici. entre 1e (mi e:t la finitude.
Ne convient-il pas de no1er à cc propos que la cinqui~me partie de J'âhique s'ouvre sur un
axiome consacr6 à. la contraritr~? À ce sujet. cf. R. Bordoli. Baruch SpiMUI : etica e onID·
logia, Noie suife novoni di sos1anza. di <U<m:o <di esislerl{IJ IUlll'Etica, MilllJlO. Guerini,
1996. p.169-185.

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86 UNION ET SENSATION

Or, justement, toute "chute» 1 dans l'expérience, qui finit par constituer ce
que l'on nomme comme étant la condition mondaine de la finitude, est
constamment et inlassable ment rel.e vée par une essence, qui, elle, n'en finit
pas de finir.

LES TROIS SENS DU ANI

Il y a donc deux manières d'entendre ce que l'on nomme «fini»: ces


deux sens co-existent dans le concept de «chose particulière» : il y a la
chose (qui est dite) finie(ausens du participe passé); mais il y a aussi le fini
(au sens du substantif masculin singulier) qui est l'acte d'être de la chose
singulière comme mode ou affection exprimant 1'essence infinie de la
substance. On pourra, maintenant, distinguer trois manières d'êtrefini:
a) il y a un «fini de fini» de ce qui est dit [dicirur] fini (au sens du
partic.ipe passé) comme terminé par quelque chose qui est lui-même un
«fini de fini», ce dernier étant à son tour un« fini de fini de fini ... » et ainsi
indéfiniment, selon une série que l' on pourrait confier à l'écriture sous celte
forme: « ... de-fini-de ... » (il s'agira dans ce cas du fini tel qu'il est décrit
par E I, def2; E T, 28);
b) il y a un« fini indéfini», qui correspond à ce qui, ayant été posé dans
l'existence par un autre «fini de fini» (premier sens). s'efforce par son
essence enveloppant r e xisœnce de perdurer indéfiniment dans reue, et
ceci tant qu'un autre fini defini ne vient pas l'arrêter (il s'agira dans ce cas
du fini tel qu' il est compris par Effi, 8). Or, Celte tendance à perdurer
indéfiniment dans lêtre une fois qu'elle a été posée ne serait pas même
concevable s'il n'y avait pas aussi une troisième manière d'être fini;
c)il y a aussi un «fini in-fini», qui est à proprement parler l'essence
même du fini (le fini), c'est-à-dire un fini compris dans l'infini, ou par sa
cause infinie, sans laquelle il ne peut ni être, ni être conçu; ce fini c'est le
mode qui exprime de manière précise et déterminée l'essence de Dieu (il
s'agira alors du mode tel qu'il est compris par El, def 5; Eil, 1).
Le jeu et l'articulation des prépositions in et de permeuent de dénoter
les trois aspects (in-, inde-, de-). simultanés et néanmoins distincts, d u fini
ffinitum] ainsi que leur lien, aidant à rendre compte des rapports logiques
qu'entretiennent l'essence et l'existence selon les trois plans suivants, qui
recoupent les trois qui vieonentd'êtreénoncés:

1. Nous employons à dessein ce terme. pour faire telentir encore plus la dislance et le sens
«Corri&f: »qu'iJ assume vis·à-vis de la cradition judéo-chrétienne et néoplatonicienne qui
communément le sous-tend. En effet. i1 ne faut pa.~ entendre cette chute comme la perte d'un
quelconque ftat de perfection ou de béatirude, qui disqualifierait I'«ici-bas». La chute est
I'tpreuvc de cc qui 6choit et touche l'cxiStanr Cl le limite de l'cx.ttricur, limites sans lesquelles
nous ne pourrions pas sen1iroe qui dans la /;mite ne peut pas êll'C linû1~.

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LE FINI ET LA FINITUDE 87

1) le passage même à l'existence d'une essence comme effet d'une


autre existence;
2) lessence affirmant l'existence comme« perdurance » indéfinie dans
l'êrre;
3) l'essence singulière enveloppant l'existence même [existentiam
ipsam] en Dieu, ou éternité en Dieu (relation interne et absolue du fini à
l'infini, c'est-à-dire la chose singulière exprimant l'une des propriétés de
lessence divine.
On pourrait donc poser entre la « chose singulière" [res singularis] et la
«chose qui est dite finie » [res dicitur finira] la distinction suivante: la
chose finie est celle qui peut être bornée [terminari potest] par une autre de
même nature; la chose singulière est cette mime chose finie, mais en tant
qu'elle ne peut pas être terminée par une chose extérieure de même nature.
On peut donc dire que « le sentiment de la finitude est la condition du
sentiment de l'éternité», sans aller jusqu'à dire, comme on l'a fait, que « il
est le sentiment de léternité » 1• Oest plutôt le sentiment qu'il y a quelque
chose [aliquid] d'infini dans l'acte d'être fini, quelque chose du fini qui est
infini, qui leconstituecommeeffet ou propriété de Dieu. Une résonance, un
retentissement Nous sentons léternité de notre essence s'exhaler de notre
être au contact de lexistence comme le parfum de la rose se répand au
contact de 1'air. De lessence qui nous embaume émane la senteur de l'être
qui nous anime. Que le singulier ne peut pas commencer ni s'achever
totalement dans la chose finie, qu'il est nécessairement quelque chose (une
partie) de l'infini, qu'il y prend part, voilà ce de quoi le fini nous met au
parfum dans le sentimentdel'étemité.
De cette nécessité découle que les démonstrations sont véritablement
les yeux de l'esprit, puisqu 'elles nous donnent un accès rationnel à la
connaissance de l'éternité. Mais les démonstrations ne remplacent pas la
sensation : elles peuvent faire que nous ressentions mieux notre éternité,
que nous en ayons une conscience plus aigu~. orientant la sensation vers sa

1. P.-F. Moreau, Spinoza. L'upirience et/'ltemitl, p. 544. ChantalJaqUCI ne souscrit ni


à la prcmi~re. ni à la seconde de cts deux propositions, et critique l'appnx:he • finiûste• de
l'inteqncation de Moreau, privil~giant la voie de la certitude cl de J' ex~eocc du vrai à celle
du fini; cr. Ch. Jaquet, Sub specie aetcmitatis. t1udes du concepts tk temps, durle et éternité
clrei Spinoza, Paris, Kim6, 1997, en particulier p. 98-106. Dans la mhne ligne, cr. O. Ueno,
« M~nds oculi ipsae demons1rntiones : joujssance et ~monstration dans l' tthique de
Spiooza •, Spinoza : puissance et ontologie. M. Revault d' Allonnes et H. Rizk (dir.), Paris,
Kimt, p. 73-84. qui voit le sentiment de notre 6temitê dans la jouissance de la démonstration
el sa raison dans le fair que le.~ yeux de norre Ame sont les Mmon~trationi elle..'(..~mes.
Malgœ leurs différences (qu'il ne s'agit pas de nier), ces lectures (avec d'autres) n' ont pas
f~meot vocation à s'exclure (bien que ccttaines peuvent p8t3.fire plus ou moins
recevables). Au contraire. rien ne dit que l'accès à ce qui n'est jamais qu'un v6:u se fasse
d'une seule mani~re.

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88 UNION ET SENSATION

compréhension plus claire et distincte par des enchaînements d'idées qui


corrigent notre tendance à la joindre à des idées imaginatives ayant rapport
au temps, pour ainsi nous conduire à une connaissance droite de la nature de
celle sensaûoa el de ses raisons. Auo;,;i peuvent-elles l'aider, la conîmner,
la fortifier.
On a pu s'étonner de retrouver ici le verbe senrire, avec tout ce qu'il
semble impliquer de rappor1 affectif au corps alors que, comme l'on sait, la
fin du scolie 20 de la dernière partie de l 'Éthique avait exclu pour la suite
toute relation au corps dans la considération de « ce qui appartient à la durée
de l'esprit » 1• Spinoza lui-même semble prévenir cet étonnement, quand,
au début du scolie de la proposition 23, il avertit son lecteur sur le ton d'un
nec tamen que « il ne peut se faire que nous nous souvenions d'avoir existé
avant le Corps puisqu'il ne peut y en avoir de traces dans le Corps, et
puisque l'éternité ne peut ni se définir par le temps ni avoir aucune relation
au temps » 2. Si donc nous sentons que nous sommes éternels, et Spinoza dit
que nous le sentons et que nous l'éprouvons [experimurque P, cette sensa-
tion ne vient pas de ce qu'elle aurait été attachée au Corps exclusivement
sous l'aspect de sa durée (même s'il n'est pas exclu qu'elle-même puisse
durer), mais de ce qui est exprimé nécessairement de l'union essentielle du
Corps et de !'Esprit en chaque idée d'affection comme la loi ou l'essence de
leur apparition. On comprend pourquoi l'éternité peut être confondue si
facilement avec une représentation temporelle de la durée après la mort du
corps. C'est comme si l'opinion commune avait besoin de passer par la
séparation toute imaginaire de l'âme et du corps pour pouvoir trouver
l'image d'une affirmation qui prolongerait cette durée au-delà du corps,
sans s'apercevoir que ce prolongement n'est que la mauvaise traduction
d'un effort qui est en lui-même indéfini en vertu de l'essence de

1. G.11. 294.22-24.
2. EV, 23 SC (G.11. 295--0.31-3).
3. Notons au passage que Je verbe exJH!rior ici emp loy~ par Spinoi.a, qui a fait
tant parler de lui, est souvent assez mal traduit Experiri ne veut pas di~ en premier
lieu «savoir par cx~ricnce» (Ch.Appuhn, A .Ouérinot) ou «.savoir d'ex~rience•
(B. Paulrat,); P.-F. Moreau dit bien sur ce point que «Spinoza ne parle pas de savoir; il
dit smtir, lprouver• (Spinoza. L'expirience., l'éternité, p.542). Il est donc pr6ftrable
de 1TI1duire, comme on le fait généralement, par •expérimenter • (Duran1e-Gentile-R.adeni,
E. Giancotti, P. Macherey). tout en remarquant, par ailleun, que cc choix ne <!fmele pas les
différents aspects du verbe~ri.menter. qui semblent pourtant être impliqu~s en oeque veut
dire ici Spinoza. On se souviendra alors que le premier sens de txperirl est celui de
·~prouver•. de« faire l'essai• dans le sens de ctprouver ses forces en quelque chose•. ou
encore. •de 1.enter de ~alleu quelque chose». D n•es.1 donc pu interdit de pcn..lôer que par
uperimur l'on puisse (aussi) enteodre un effort propre à ]'esprit de rialistr l'ittmitl en sa
plus grande pan. 0 y a en effet deux sens du verbe réaliser: n:ndreeffce1if ou r6cl, produire
quelque chose: mais aussi se rendn: compte ou prendre conscience, c'est-à-dire comprendre
de mjeuxen mieux l'étemitéqui de plus en plus se réalise en nous.

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LE FINI ET LA FINmIDE 89
l'affirmation par l'esprit de l'essence du corps, qui en caractérise l'union
plus profonde. Il n'y a pas un règne des âmes détachées du corps. L' Esprit
affirme éternellement l'essence de son corps. Aucune image ne peut venir
aider la compréhension de cela, c'est pourquoi la sensation del'éternité est
si fragile tout en étant indestructible. L'union de l' Esprit et du Corps, c'est
cela même.
Il n•était pas moins légitime de chercher 1'éternité du côté de la
nécessité. N'appartient-il pas à la nature de la raison de contempler les
choses comme nécessaires, et de les percevoir sous une certaine espèce
d'éternité? Mais la nécessité et la Raison elle-même ne seraient rien sans la
réalité de la chose infinie qu'elles expriment. Le fini n'est donc pas (que)
finitude. La finitude est la condition nécessaire (existentielle, au sens de la
durée quantifiable), le fini est la réalité même de la chose singulière do111
l'essence enveloppe éternellement l'existence comme expression de sa
cause infinie.
Ainsi compris, le fini a une double détermination au sein du même acte
d'être fini. On est fini par un autre fini selon une chaîne et enchaînement
infinis: c'est ce que l'on serait tenté d'appeler, pour rendre compte du latin
terminari, les terminaisons de la chose dite finie conjuguées selon les
verbes de lexistence. C'est là une relation extrinsèque de fini à fini selon
des rapports d'extériorité. Mais au sein de l'être de la chose singulière,
l'infini retentit, dans la mesure où celui-ci l'exprime dès que son essence
est enveloppée dans l'acte d'être. L'acte d'être co.mme conjonction de
l'essence et de l'existence est donc toujours in-fini. Sa singularité, tout en
passant par des terminaisons, révèle l'invariabilité de son thème. Que la
chose singulière que nous sommes soit en quelque sorte toujours à faire,
jamais tout à fait achevée, inlassablement au seuil de ce qui la termine, au
point où nous nous imaginons si souvent que cela puisse continuer aussi
après la mort pour une durée interminable, relève d' une reconduction
imaginaire de sa relation intrinsèque à linfini et à notre éternité.
L'essence de l'existence, qui est l'éternité, est sentie par l' existence de
notreessencedans l'infinitédesa cause. L'existencemêmen'en finit pas de
se faire sentir et de poindre dans notre désir tant qu'elle n'est pas non
seulement sentie, mais aussi perçue par sa vraie cause. On doit à Spinoza de
la lui avoir rendue.

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DEUXIÈME PARTIE

LE CORPS ET SA TRACE

le Spinozisme • st, ptut-en dire, un pur rl alisme.


Jules Lagneau

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TROISIÈMES ECTION

LOGIQUE DEL' AFFECTION

En a-t-on terminé avec la sensation? Pas tout à fait. Sans perdre de vue
1'union âme-corps dans laquelle, comme on a vu, elle joue un rôle essenti.e.I,
il reste maintenant à l'envisagerducôtédu corps. Le T/En'avait pu le faire,
puisqu'il s'était donné pour programme de distinguer les dlff&ents types
d'idées. li faut à présent s'orienter vera l'analyse de l'affectioo [affectio].
Avec l'abandon du substantif sensatio•, le vocabulaire spinoziste dans
l' Élhique se transforme, il quitte le registre et les références de l'empirisme
baconien et de la philosophie cartésienne, pour se constiruer dans le cercle
clos des références internes à un système. Se transforme-t-il au point de
changer de sens, voire de doctrine? Cela.reste à vérifier.
Qu'est-ce qu' une affection? Adfectio est animi aut corporis ex tempore
aliqua de causa commutatio, ainsi la définissait Cicéronl, c'est-à-dire
comme un changement subi de l'état moral ou physique dQ à une quelque
cause. Thomas d'Aquin ne voyait aucune différence entre la passion et
l'affection '. Descartes