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Honoré Champion

Bonnefoy, Celan, Deguy, Kirsten : quatre poètes face à l'héritage religieux du XIX e siècle
Author(s): Stéphane Michaud
Source: L'Année Baudelaire, Vol. 16, Hommage à Max Milner Textes réunis par Paolo
Tortonese (2012), pp. 101-110
Published by: Honoré Champion
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/45073912
Accessed: 15-01-2020 23:40 UTC

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Stéphane Michaud

Bonnefoy, Celan, Deguy, Kirsten :


quatre poètes face à l'héritage religieux du XIXe siècle1

Nous n'avons pas, et cela me semble la poésie, à de-


mander à un dieu d'en savoir plus sur nous que nous-
mêmes [...].
Yves Bonnefoy, Paroles d'introduction (2002),
dans La Conscience de soi de la poésie , 2008.

C'est sans doute sur la part la plus audacieuse et la plus nue du


XIXe siècle, son refus chez certains des réponses qu'apporte la religion, que se
fonde la parenté des quatre poètes contemporains, deux Français, deux Alle-
mands, que je me propose d'envisager ici. La poésie s'y donne comme une
expérience du vide et du néant. À creuser dans un même mouvement la
langue et notre condition, elle en ratifie les limites, pour chercher son bien
par-delà les frontières linguistiques nationales dans une conscience europé-
enne, sinon déjà mondiale. De Vigny à Leopardi, de Baudelaire à Nietzsche
et Lermontov, l'homme s'éprouve en exil, livré aux contingences d'un
monde fini. L'héritage que la poésie contemporaine recueille du XIXe siècle
est alors aussi fondamental que sélectif : les figures dont elle se réclame, sont
par-delà l'autorité d'un Victor Hugo en France et d'un Goethe en Allema-
gne, celles qui creusent notre condition, y privilégiant avec Rimbaud, Büch-
ner ou Nietzsche par exemple, la rébellion et le refus de toute transcendance.
C'est en ce sens très particulier que la poésie contemporaine peut
être dite héritière de celle du XIXe siècle. Avec elle, elle occupe une part

1 . La présente contribution a d'abord été présentée sous forme orale au colloque « Les
Religions du XIXe siècle», organisé par la Société des études romantiques et dix-
neuviémistes à Paris, en septembre 2009.

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singulière, sinon pionnière. Car la pauvreté essentielle à laquelle se voue la


poésie contemporaine, dès 1945 avec les premiers poèmes de Celan, et
1953 avec Du mouvement et de l'immobilité de Douve chez Bonnefoy, son essai
pour reconstruire une parole, un lieu pour être, sur les ruines de la Seconde
Guerre mondiale, ne manifestent guère de continuité avec le XIXe siècle,
qui achève de voler en éclats à la Libération. La part la plus contestable du
siècle n'est-elle pas précisément, dans la conscience individuelle et collec-
tive en Europe, celle des idéologies et des religions ? Qu'elles aient
conduit à la catastrophe ou l'aient laissé advenir, elles représentent la part
la plus compromise du passé. L'ébranlement des certitudes est si profond,
qu'au regard de la poésie, la plus exigeante des instances, religions et
idéologies, si assurées d'elles-mêmes ou triomphantes qu'elles puissent
paraître, n'offrent rien de plus qu'une façade illusoire et mensongère.
A cette date, si nul n'échappe à l'interrogation sur le sens de l'exis-
tence, tout est à reconstruire. Le silence de Dieu devant la déportation et
l'extermination de peuples entiers, et des Juifs en particulier, est si massif
qu'il retentit bien au-delà du seul cercle des croyants. La violence des
faits renvoie à l'inconsistance des réponses qu'avaient élaborées les siè-
cles antérieurs. De quel secours est la religion du progrès et de l'humanité
devant les millions de victimes et de morts ? La question s'anéantit d'elle-
même avant que d'être formulée. Le mouvement de profanation
qu'inauguraient Les Fleurs du Mal demeure, jusque chez les esprits reli-
gieux, la seule voie possible.
Quand on sait la dette de la poésie contemporaine envers celle du
XIXe siècle, qu'elle ne cesse d'interroger pour y puiser son audace, ses
formes et jusqu'à son intransigeance, la question de savoir ce qu'il reste des
religions du XIXe siècle dans la poésie contemporaine, loin de se laisser
balayer hâtivement, prend un nouveau sens. Le nom de Paul Celan, et son
destin tragique identifié à celui même de la poésie, parlent avec une vigueur
exemplaire. Ils font lien entre les quatre poètes sur lesquels j'ai choisi de
m'appuyer. Bonnefoy et Deguy ont dit en des phrases définitives le lien
essentiel qu'ils entretiennent à la poésie de Celan2. Elle n'est pas moins
grande dans le cas de Kirsten. En sorte que les quatre noms que je groupe

2. Stéphane Michaud, «Lyrik als Verdichtung und Transparenz. Zur Rezeption von
Yves Bonnefoy und Michel Deguy in Deutschland », Arcadia, 46/1, 2011, p. 177-198.

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ici se conjoignent dans une invitation pressante à ne nous arrêter à aucun


oripeau d'un autre âge pour sonder résolument, en revanche, la nature de
la poésie, la mieux démêler de la question de Dieu à laquelle elle est étroi-
tement unie. La radicalité du questionnement fait lien entre nos poètes et
impose sa loi : le temps des slogans venus du XIXe siècle même (celui de la
mort de Dieu, proclamé par Nietzsche, la fameuse revendication anar-
chiste «Ni Dieu, ni maître» qui enchantait encore Breton, mais paraît
aujourd'hui bien rhétorique et insuffisante à Bonnefoy qui y entend un « ni
vieux, ni naître3 ») ce temps laisse la place à celui d'une rupture plus inté-
riorisée. Elle s'inscrit dans une poétique du dénuement. C'est du fond
même de ce dénuement que la question de Dieu fait sens.
Max Milner, dont la pensée critique prend sa source dans la cons-
cience d'une crise dont il a été le témoin immédiat dans le Paris occupé
de la Seconde Guerre mondiale, demeure un guide précieux dans une
interrogation qu'il a été l'un des premiers à formuler. Il a senti très tôt la
nécessité de réévaluer le XIXe siècle et sa genèse au temps de la Révolu-
tion française. Il a reconnu son apport le plus durable dans la vocation de
profondeurs et de ténèbres qu'y assume la poésie. Son interrogation
passionnée l'a maintes fois conduit jusqu'à la poésie contemporaine,
collaborateur d'Yves Bonnefoy au Dictionnaire des mythologies , lecteur avec
Deguy d'un même Baudelaire, s 'avançant jusqu'à Celan, auquel il em-
prunte l'épigraphe de son Essai sur l'ombre , m'encourageant enfin à tra-
duire Kirsten. Sa pensée me soutient dans ce qui, à la différence de ses
vastes enquêtes, ne saurait être ici qu'un repérage du point de vue com-
paratiste, une esquisse de relevé diraient les topographes.
La question est en effet trop massive pour que le présent article en
aborde les nombreux aspects. Aussi bien Bonnefoy et Deguy s'en sont-
ils maintes fois expliqués pour ce qui est d'eux-mêmes, tandis que de
grands travaux m'ont précédé. Je pense en particulier à ceux qui ont été
publiés récemment autour de Bonnefoy lui-même avec la participation
du poète, aux ouvrages collectifs coordonnés par Martin Rueff sur Mi-

3. Intervention d'Yves Bonnefoy à la suite de la communication de Marie-Claire Du-


mas, dans Yves Bonnefoy. Poésie, recherche et savoirs , actes du colloque de Cerisy-la-Salle (23-
30 août 2006), publiés sous la direction de Daniel Lançon et Patrick Née, Hermann,
2007, p. 341.

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chel Deguy et à la belle monographie qu'il a consacrée au poète4. Je


pense enfin à la vitalité de la critique celanienne, en Allemagne et en
France5. Le seul des quatre poètes dont le nom soit moins familier en
France est celui de Wulf Kirsten, même s'il commence à y être traduit et
étudié6. Libéré par les recherches que j'évoquais à l'instant du souci d'un
exposé systématique et sans viser même une tentative de synthèse, je me
limite à quelques propositions7.
Est-il besoin de le dire, la référence chez Bonnefoy, Deguy et Kirs-
ten, n'est ni à une religion fondée sur les émotions et dont l'universalité

4. Pour me limiter aux apports plus récents, je retiendrai pour le présent propos les ou-
vrages suivants : Daniel Lançon, «Bonnefoy et le XIXe siècle. Vocation et filiation», dans
Littérature et nation (Tours), n° 25, 2001 ; Yves bonnefoy. Poésie, recherche et savoirs , op. dt. ; Yves
Bonnefoy. Écrits récents (2000-201 1), textes rassemblés par Patrick Labarthe et Odile Bombarde
avec la collaboration de Jean-Paul Avice, Genève, Slatkine, 2011 (en particulier la contribu-
tion de Jean-Paul Avice : «Théologie et poésie au risque des Peintures noires », p. 107-130) ;
Martin Rueff, Michel Deguy. L'Allégresse pendve , Belin, 2007 ; Le Grand Cahier Michel Deguy ,
Bordeaux, Le Bleu du ciel, 2008 ; Martin Rueff, Difference et identité : Michel Deguy , Hermann,
2009 ; Le Grand Huit, pour fiter les 80 ans de Michel Deguy, sous la direction de Claude Mou-
chard, Martin Rueff et Tiphaine Samoyault, Bordeaux, Le Bleu du ciel, 2010.
5. Pour faire bref, je renvoie sur Paul Celan le lecteur français aux contributions et
traductions régulières dans la revue de Michel Deguy, Po&sie, aux traductions de Jean-
Pierre Lefebvre ( Choix de poèmes , éd. bilingue, coll. Poésie/ Gallimard, 1998 ; Renverse du
souffle, Éditions du Seuil, coll. Points, 2006), et au livre d'Yves Bonnefoy, Ce qui alarma
Paul Celan (Galilée, 2007) qui forme désormais un chapitre de Le Siècle où la parole a été
victime (Mercure de France, 2010, p. 273-288). Il convient de rappeler la déclaration
d'Yves Bonnefoy dans l'entretien qu'il accorde à Pedro B. Rey : Celan y figure avec les
autres rédacteurs de la revue L'Éphémère, au nombre des poètes « aimés » de lui. Et il
ajoute : «Je me sens très proche toujours de ces compagnons d'alors » (Yves Bonnefoy,
Llnachevable. "Entretiens sur la poésie 1990-2010, Albin Michel, 2010, p. 355).
6. Voir Wulf Kirsten, Graviers, présenté et trad, de l'allemand par Stéphane Michaud, Be-
lin, coll. L'Extrême contemporain, 2009, et l'ouvrage que j'ai coordonné : Quatre poètes dans
lEurope monde : Yves Bonnefoy, Michel Deguy, Morton Kalasą Wulf Kirsten, Klincksieck, 2009.
7. Même si la perspective comparatiste que je propose est assez largement neuve, la bi-
bliographie est immense. On se gardera de négliger les travaux fondateurs, les pages par
exemple que Blanchot consacre au Sacré chez Bonnefoy (LEntretien infini, Gallimard, 1961,
p. 51-52). On me permettra de citer encore l'article suivant de ma plume : « L'absence ou le
silence de Dieu dans la poésie contemporaine : Celan, Bonnefoy, Deguy », dans From Ritual
to Romance : littérature comparée et histoire comparative des retirons, colloque de Brème (6-8 août
2008), sous la direction de Manfred Schmeling et Hans-Joachim Backe, préface de Hendrik
Birus, Würzburg, Königshausen & Neumann, 201 1, p. 71-85.

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BONNEFOY, CELAN, DEGUY, KIRSTEN

s'imposerait à tous, sur le modèle du Génie du chńsńanisme , ni à une religion


de l'humanité, version saint-simonienne, fouriériste ou positiviste dans le
sillage d'Auguste Comte, voire à une religion du progrès dans l'esprit de
Victor Hugo. Rien n'autorise ces vastes espoirs. Le poète est devant une
tache plus élémentaire : sauver ce qui peut l'être de l'existence terrestre,
construire, s'il est possible, un vivre ensemble, ce Mitsammen que le poème
Anabase , du recueil La Rose de personne , pose comme un espoir fou8.
On me permettra de rappeler ici, à l'intention des lecteurs qui ne se-
raient pas familiers de l'œuvre de Celan, le traumatisme que laisse la Shoah
dans la conscience du poète. Interné dans un camp de travail en juillet
1942, Celan, qui n'a pas encore vingt-deux ans, échappe à la mort que
subissent quelques mois plus tard ses parents, arrêtés comme lui en raison
de leur identité juive. Les fascistes roumains, appuyés par les troupes
allemandes, ont reconquis sur l'armée rouge Czernowicz, sa ville natale en
Bucovine. La politique nazie d'extermination des Juifs, nombreux dans
cette métropole centre-européenne, est aussitôt mise à exécution. Le père
de Celan meurt du typhus, tandis que sa mère est abattue d'une balle dans
la nuque. La poésie de Celan, comme celle de son aînée et amie Nelly
Sachs, prix Nobel de littérature en 1966, est tout entière informée de cet
irréparable9. Mais comment prendre en charge la monstruosité, dire le
deuil impossible ? Tout commence chez Celan par un travail sur la langue.
La langue allemande maternelle, dénaturée et souillée par les bourreaux,
cherche appui sur la Bible et la tradition juive ; elle se coule dans le moule
des psaumes et de l'office des ténèbres. Quand elle ne bégaie pas
d'impuissance, ultime ressource de celui à qui les mots manquent, elle
s'essaie à renaître par la musique, et le jeu des coupes violentes qui désarti-
cule les mots afin d'arracher enfin un élément authentique à un monde
envahi par le néant. Car tel est bien l'expérience fondamentale : celle de la
confrontation au rien et à l'impersonnel. Dieu lui-même est remis en cause
par son silence. Fugue de mort (« Todesfuge ») au recueil Pavot et mémoire , fait

8. L'adverbe « Mitsammen / ensemble » qui occupe à lui seul l'espace du vers final de
poème. Voir Choix de poèmes, trad. Jean-Pierre Lefebvre, op. dt., p. 200-201.
9. De Nelly Sachs, le lecteur français lira notamment : Éli - Lettres - Énigmes en feu, trad.
Claude Mouchard, Belin, coll. L'Extrême Contemporain, 1989, et Correspondance Nelly
Sachs - Paul Celan, Belin, coll. L'Extrême Contemporain, 1999.

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entendre le refrain lancinant des déportés qui, à longueur de journée,


boivent le lait noir du matin et, sous la menace de leurs bourreaux nazis,
creusent leur tombe dans les airs où ils partiront en fumée10. Les victimes,
personne ne les pétrira à nouveau de terre et d'argile, personne ne dira une
parole sur leur poussière, chante le poème Psaume . S'adressant à cette
absence, le poème poursuit à la strophe 2 :

Loué sois-tu, Personne.


C'est pour te plaire que nous voulons
fleurir.
À ton
encontre11.

A ce point, le rapport ordinaire que l'homme entretient à Dieu dans


la prière s'est renversé. Dans sa concision, un tercet de Tenebrae fait éclater
le paradoxe, dont, à un tout autre niveau, Le Livre d'heures de Rilke avait pu
s'approcher quand il mettait Dieu sous la domination du moine orant :

Prie, Seigneur,
adresse-nous ta prière,
nous sommes tout près12.

Il est, dans La Rose de personne , un poème dont Bonnefoy, qui ne parle


pas l'allemand, propose une traduction pour accompagner l'hommage qu'il
rend à son ami, au lendemain de sa mort en 1970. La traduction n'a pas été
reprise, lorsque l'hommage, donné à une publication genevoise, la Revue des
Lettres, prend place dans les Entretiens sur la poéde. La pièce s'intitule Man-
dorle. Ce qui retient là l'attention de Bonnefoy, qui a médité sur les chapel-
les de l'Italie, sur l'amande sculptée au mur et au creux de laquelle se tient
la figure du Sauveur, c'est l'Absence, la défaillance, l'effacement, comme il
peut arriver aux murs d'édifices où la pierre s'est délitée sous le poids des
ans. Cette absence vient dans le poème connoter la menace qui pèse sur la
vie du Juif : ses cheveux ne grisonneront pas13.

10. Paul Celan, Choix de poèmes , op. rit., p. 52-57.


11. Psaume , ibid., p. 180-181.
12. Grille de parole ( Sprachģtter ), ibid., p. 180-135.
13. La Rose de personne (Die Niemandsrose ), ibid., p. 192-193.

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BONNEFOY, CELAN, DEGUY, KIRSTEN

Si la relation que la poésie de Bonnefoy entretient au divin et à la reli-


gion est profondément différente de celle de son ami, dans la mesure déjà
où le jeune homme grandit dans une famille agnostique, tandis que les
parents de Celan gardaient un lien au judaïsme, quand bien même ils ne le
pratiquaient pas, il est un point commun : la priorité donnée à la présence
au monde, à l'incarnation. Je ne referai pas ici le chemin qui s'impose,
somptueux souvent, à travers la poésie de Bonnefoy. Je l'ai suivi ailleurs. Il
me suffira de suivre ici le parcours que proposent les écrits les plus récents.
Ils jettent une précieuse lumière sur la question qui nous occupe.
La religion apparaît fondamentalement chez Bonnefoy comme un
leurre, une menace : elle détourne de la vie, jette la suspicion, le mépris
tant sur le registre charnel que sur l'intelligence, tous deux identifiés au
péché et au mal, détourne l'attention de l'ici-bas pour la fixer sur un
hors-temps, réputé éternel, qui seul accomplirait notre être au monde et
en réparerait l'imperfection. Bonnefoy se dresse de toute son énergie
contre une entreprise néfaste, qui creuse, évide, discrédite le champ de
l'humain. Que l'Occident chrétien ait pu faire hommage à Dieu de notre
néant lui paraît plus qu'une monstruosité : un malheur qui rend insistant
dans sa mythologie personnelle le rêve d'une Egypte où une humanité
libre, où la poésie et les arts auraient pu s'épanouir. La religion ne consti-
tue une aide pour Bonnefoy qu'à condition d'être retournée, de servir à
rapatrier dans l'expérience les biens qu'elle lui dérobe ordinairement.
L'exil ne s'origine pas chez Bonnefoy dans la perte d'une foi reli-
gieuse qu'il n'a jamais eue, mais fondamentalement dans la perte de la
conscience enfantine qui baignait à ses heures glorieuses dans l'unité, ce
que le poète appelle « l'indéfait » du monde. Les maîtres du XIXe siècle sur
lesquels s'attarde la réflexion de Bonnefoy (les Goya en peinture, Baude-
laire et Rimbaud, Lautréamont en poésie) ont osé, dit-il, descendre à la
pensée d'en dessous, à ce qu'il appelle un inconscient du texte ou de
l'image. Leur descente en dessous du langage, des formes et même du
rêve, les a conduits, par-delà la pensée d'un monde sans Dieu que les
siècles précédents avaient déjà pu former, le cas échéant jusqu'à la violence
nue qui régit l'existence. Celle-ci désigne le vrai comme le lieu des relations
interpersonnelles, du dialogue, l'élan d'un Je vers un Tu. C'est bien dans la
conscience individuelle de l'enfant que prend naissance l'exil. Le remariage
de sa mère avec le général Aupick prive Baudelaire de l'exclusivité de

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l'amour maternel, la sécheresse de cœur de Vitālie Cuif, Mme Rimbaud,


condamne par un « attentat maternel » plus dangereux le jeune Arthur à
l'ignorance de l'amour14. Mme Rimbaud, « celle qui s'est séparée, par né-
vrose et orgueil, du courant originel de la vie », ancre son fils « dans la
boue insondable de l'inconscient névrosé», note Bonnefoy lecteur du
poème Mémoire 15. Chez Bonnefoy même, l'enfance entre des parents qui
s'aiment, mais connaissent aussi la fatigue et l'âge, auprès d'une mère qui
ne comble pas proprement l'enfant, laisse un tenace sentiment d'exil ou à
tout le moins d'incomplétude (comme en témoigne encore le cycle « La
Maison natale », dans Les Planches courbes). Cependant, même si elle n'a pas
à subir ces manques d'amour, l'enfance, Bonnefoy ne cesse d'y revenir, est
un moment qu'il faut quitter et, avec elle l'expérience de l'Un. Par bon-
heur, ce que le poète appelle des « épiphanies » ou des « moments épipha-
niques » viennent inscrire dans la mémoire le souvenir d'une unité, dont la
poésie se soutient dans la conscience adulte du créateur16.
Que reste-t-il alors de la Bible chez Bonnefoy et Kirsten, chez qui
l'expérience religieuse est singulièrement absente, sinon pour l'essentiel
un modèle, un langage ; moins que les Psaumes et les litanies chez Celan,
les imprécations des prophètes contre l'injustice, la décomposition d'un
tissu social chez Kirsten, quand ce n'est pas, chez le même Kirsten, une
communauté dissoute. Le poème Graviers ( Stimmenschotter, ; 1987) peint les
restes moribonds d'une communauté allemande de confession réformée
en Transylvanie, dans la Roumanie de Ceaucescu17. Il demeure chez
Bonnefoy le Jardin d'Eden, mais lors même qu'il a été quitté et que ce
départ signe la naissance de l'homme mortel (La Longue Chaîne de l'ancré).
On ne se hasardera pas à dire qu'il reste la figure d'un dieu personnel,
tant celui-ci, tel que le montrent Les Planches courbes , privé de mains, dénué
même d'existence, n'est pas. Il n'existerait qu'autant qu'il est à naître. Dieu
ignore la compassion , manque qui le fait inférieur aux grands artistes selon

14. Yves Bonnefoy, « Rimbaud » [1961], rééd. dans Notre besoin de Rimbaud, Éditions du
Seuil, 2009, p. 139.
15. Ibid., p. 137.
16. Interventions orales d'Yves Bonnefoy dans Yves Bonnefoy. Poésie, recherche, savoirs, op.
dt., p. 603. Yves Bonnefoy, Ne Lieu d'herbes, Galilée, 2010, p. 32-33.
17. Wulf Kirsten, Graviers, op. dt., p. 47.

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le cœur de Bonnefoy : les Baudelaire, Goya et Celan, par exemple. Ce


Dieu muré dans sa solitude et son impuissance, il importe de le tenir au
loin, de peur qu'il ne s'empare de ce qui ne lui appartient pas et sur quoi
il n'a aucun droit, lui qui rôde comme un voleur.
Le Dieu de Bonnefoy n'est plus le Dieu de Baudelaire, injurié, blas-
phémé. Pas davantage celui de Rimbaud, la jeunesse de Bonnefoy, agnos-
tique, n'ayant pas eu à souffrir d'être vampirisée par un Dieu qui n'avait
pas de place au foyer familial. Il existe, au regard de Bonnefoy, un arrière-
pays, un inconscient du langage, oui, mais Dieu n'existe pas. A moins que
ce Dieu ne soit celui de Chestov et de Boris de Schloezer, son traducteur.
Plus besoin de Dieu pour justifier chez Deguy le commandement du
décalogue : « Tu ne tueras pas ». Un poème porte ce titre dans Au jugé.
Composé sur le mode d'une chanson dédiée au chanteur Léo Ferré, il
récuse opiniâtrement toute autorité extérieure à l'homme, d'où qu'elle
vienne, de l'au-delà notamment, relayée par les Écritures des diverses
religions transcendantes : le Dieu biblique est caricaturé en personnage
bonhomme qui attendrait chaque humain à son heure dernière « en buvant
sous la treille » (v. 5) ; celui de l'hindouisme n'est guère plus crédible avec
sa trompe, tandis que l'autorité du Coran est congédiée lestement. Reli-
gions, slogans publicitaires, idéologie nationaliste et haine interethnique
sont rangés sur le même plan. Le seul fondement de l'interdit qu'admette
le poème est la valeur unique et irremplaçable de la vie humaine18.
Je n'entrerai pas ici dans les développements qu'appelle la pensée
de Deguy depuis L'Energie du désespoir (1998), Un homme de peu de foi
(2002), jusqu'à Desolatìo (2007) et Écologiques (2012). Il me suffira de
marquer le programme que dessine la perte de Dieu. Conquérant et
radical, il induit un sursaut, au bénéfice de l'homme : c'est là le sens de
l'anthropomorphose, ligne majeure chez le poète, et de la poésie défen-
due et illustrée par tous les moyens. « C'est maintenant l'énergie du
désespoir qu'il faut échanger en paradoxes, en impossibilités, en sobriété
joueuse. La poésie ne sera ni formaliste, ni creuse à force de vouloir tout
contenir19 ». Les affirmations de Deguy ne laissent aucun doute ni sur sa
détermination ni sur son indéfectible créativité.

1 8. Michel Deguy, Au jugé , Galilée, 2004, p. 38-40.


19. Michel Deguy, L'Energie du désespoir ; op. dt ., p. 47.

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A bien des égards, il n'est pas de question plus insistante dans la poé-
sie contemporaine que celle de Dieu. Les œuvres les plus récentes d'Yves
Bonnefoy et de Michel Deguy en convainquent. L'urgence des temps a
balayé comme idolâtries inconsistantes les religions du XIXe siècle. Elles ont
été emportées dans la faillite des idéologies. Subsiste-t-il même une religion
du livre, héritée de Mallarmé ? Si le livre, l'écriture demeurent, c'est au sens
d'une expérience individuelle, menée jusqu'au bout, dépouillée de sa dimen-
sion exemplaire ou absolue, susceptible en revanche de prendre en charge
la responsabilité individuelle au sein d'un vivre ensemble à construire.
Non seulement, il n'est plus besoin de Dieu pour fonder la relation
intersubjective à laquelle travaille la poésie contemporaine, mais encore
celui-ci la menace, en la fondant sur une donnée chimérique ou intéres-
sée, celle de la rétribution dans l'au-delà. Dans le meilleur des cas, Dieu
est à naître. Le plus souvent, c'est un parasite, un voleur, qui envie à
l'homme sa fragilité, la tendresse et l'amour dont l'horizon de la mort,
étranger par nature à Dieu muré dans son éternité, le rend capable. Dé-
sormais vidé de la pacotille dont on l'encombrait en vain, Dieu devient
un signifiant libre, l'absent qui fonde le jeu, la mobilité, la liberté hu-
maine. Ce serait pourtant une erreur de penser qu'il s'identifierait au
Dieu des mystiques, inconnaissable, muet, dont le silence ouvrirait un
espace à la parole. Bonnefoy a dépassé la « théologie négative », la seule
qu'en son temps il s'était dit disposé à accepter.
L'absolu chez Bonnefoy et Deguy ne se nomme plus Dieu. Il est ré-
intégré dans la relation interpersonnelle. «Le fait de l'absolu, la "vraie
vie" », écrit Bonnefoy, sont dans « le rapport de présence à présence qui
pourrait s'établir entre les êtres20 ». L'appeler Dieu, c'est rendre cet avène-
ment conditionnel plus problématique encore. Si cependant nos poètes
sont loin de se désintéresser de la pensée religieuse, et même ajoute Bon-
nefoy « de ses formes théologiques les plus absconses », c'est en raison de
la parenté qu'elle entretient avec le poème21. A condition toutefois d'admettre
que c'est à la poésie seule qu'est remis l'espoir. C'est pourquoi il lui importe
de se dégager de la religion sans ambiguïté ; Deguy précise : sans retour.

20. Yves Bonnefoy, L'Imaginaire métaphysique , Éditions du Seuil, 2006, p. 23.


21. Yves Bonnefoy, « La poésie, le savoir : quelques remarques, avec James Lawler »,
dans Yves Bonnefoy. Poésie, recherche et savoirs, op. àt., p. 604.

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