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L'IDENTITÉ DE L'ÉTAT DANS L'UNION EUROPÉENNE : ENTRE «

IDENTITÉ NATIONALE » ET « IDENTITÉ CONSTITUTIONNELLE »

Sébastien Martin

P.U.F. | Revue française de droit constitutionnel

2012/3 - n° 91
pages 13 à 44

ISSN 1151-2385

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Martin Sébastien, « L'identité de l'État dans l'Union européenne : entre « identité nationale » et « identité
constitutionnelle » »,
Revue française de droit constitutionnel, 2012/3 n° 91, p. 13-44. DOI : 10.3917/rfdc.091.0013
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L’identité de l’État dans l’Union européenne :
entre « identité nationale » et « identité constitutionnelle »

SÉBASTIEN MARTIN

Tous les États membres de l’Union puisent dans leur Histoire certaines
caractéristiques qu’ils jugent si essentielles qu’ils entendent les protéger envers
et contre tout. Dans ce cadre, la participation à l’Union européenne peut s’avé-
rer parfois problématique. On sait, en effet depuis longtemps, grâce à la juris-
prudence de la Cour de justice qui a très tôt posé le principe de primauté du
droit des Communautés européennes puis de l’Union européenne, qu’un tel
principe impose aux autorités juridictionnelles nationales de faire prévaloir les
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normes de l’Union européenne sur l’ensemble des normes nationales, fussent-
elles constitutionnelles1. Cette solution n’était pas sans soulever certaines diffi-
cultés. « Le problème [tenait] à ce que la norme constitutionnelle, elle non
plus, [n’a pas renoncé] à sa supériorité face à la norme internationale ou euro-
péenne. »2 Les juridictions nationales n’ont dès lors cessé de contester ce prin-

Sébastien Martin, docteur en droit, CRDEI, Université Montesquieu Bordeaux IV


(EA 4193).
1. Cf. CJCE, 15 juillet 1964, Flaminio Costa c. Ente Nazionale per l’Energia Elettrica (aff.
6/64), Rec. p. 1141 : « le droit né du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature origi-
nale spécifique, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit, sans perdre
son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la commu-
nauté elle-même » ; CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft mbH c. Ein-
fuhr-und Vorratsstelle für Getreide und Futtermittel (aff. 11/70), Rec., p. 1125, pt 3 : « l’invoca-
tion d’atteintes portées, soit aux droits fondamentaux tels qu’ils sont formulés par la
constitution d’un État membre, soit aux principes d’une structure constitutionnelle natio-
nale, ne saurait affecter la validité d’un acte de la communauté ou son effet sur le territoire
de cet État » ; CJCE, 9 mars 1978, Administration des finances de l’État c. Société anonyme Sim-
menthal (aff. 106/77), Rec., p. 629, pt 17 : « En vertu du principe de la primauté du droit
communautaire, les dispositions du traité et les actes des institutions directement appli-
cables ont pour effet, dans leurs rapports avec le droit interne des États membres, non seu-
lement de rendre inapplicable de plein droit, du fait même de leur entrée en vigueur, toute
disposition contraire de la législation nationale existante, mais encore – fait partie inté-
grante avec rang de priorité de l’ordre juridique applicable sur le territoire de chacun des
États membres – d’empêcher la formation valable de nouveaux actes législatifs nationaux
dans la mesure où ils seraient incompatibles avec des normes communautaires. »
2. L. Dubouis, « Le Juge français et le conflit entre norme constitutionnelle et norme
européenne », in L’Europe et le Droit, Mélanges en hommage à Jean Boulouis, Paris, Dalloz,
1992, p. 205 et s.

Revue française de Droit constitutionnel, 91, 2012, supplément électronique, p. e13-e44


e14 Sébastien Martin

cipe de la primauté communautaire, lui opposant le principe de souveraineté


étatique3.
Néanmoins, après plusieurs années d’opposition, la Cour de justice de
l’Union européenne et les cours constitutionnelles nationales auraient trouvé
une certaine voie pour la conciliation de leurs jurisprudences respectives4. Ce
dépassement de l’opposition résulterait d’un mouvement général, partagé par
l’Union européenne et par les États membres, de reconnaissance et de prise en
considération sur le plan juridique de particularités spécifiques intrinsèques des
États, à la faveur de l’élaboration d’un langage commun relatif à leur identité.
En effet, il est possible de constater qu’un rapprochement s’est fait empirique-
ment autour de deux concepts : le concept européen d’identité nationale et d’un
concept national d’identité constitutionnelle.
La première référence faite au concept européen d’identité nationale appa-
raît lors d’une révision importante des traités communautaires. En effet, dans le
traité de Maastricht, est inséré un article F selon lequel « l’Union respecte
l’identité nationale de ses États membres, dont les systèmes de gouvernement
sont fondés sur les principes démocratiques5 ». Pour M.-C. Ponthoreau, « deux
raisons principales expliquent l’introduction de la clause d’identité nationale
dans le traité sur l’Union européenne. La première réside dans le contexte his-
torique spécifique de 1992. La fondation de l’Union européenne a eu lieu au
moment même de la renaissance de l’État-nation en Europe puisqu’en 1989 le
mur de Berlin tombe et entraîne dans les années qui suivent la chute des
régimes communistes de l’Est. […] la seconde explication d’ordre psycholo-
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gique est étroitement liée à la première : il s’agit de préserver les États

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membres6 ». Il faut toutefois souligner que si le concept est énoncé, sa signifi-
cation et sa portée juridique sont, au moins au début, pour le moins obscures.
En effet, « son insertion dans les dispositions communes correspond davantage
à la nécessité de répondre aux inquiétudes de certains États membres7 », et sa
« signification [est] à l’évidence plus politique que juridique8 ». « Toutefois, si
elle n’a par elle-même aucune valeur juridique, cette disposition exprime une
vision d’ensemble de l’Union qui s’incarne dans d’autres stipulations ayant
quant à elles une signification juridique9. »

3. À cet égard, voir F. Fines, « Souveraineté étatique et primauté européenne », Politéïa,


décembre 2004, n° 6 : Souverainisme, nationalisme, régionalisme (I), p. 215 et s.
4. Dans ce sens, voir A. Levade, « Identité constitutionnelle et exigence existentielle :
comment concilier l’inconciliable », in Mélanges en l’honneur de Philippe Manin – L’Union
européenne : Union de droit, Unions des droits, Paris, Pedone, 2010, p. 109 et s. ; D. Ritleng,
« De l’utilité du principe de primauté », RTDE, 2009, p. 677 et s. ; O. Dubos, « Inconci-
liable primauté : l’identité nationale : sonderweg et self-restraint au service du pouvoir des
juges ? », colloque des 18 et 19 décembre 2009 La conciliation entre les droits et libertés dans
les ordres juridiques européens 10e journées du Pôle européen J. Monnet, Faculté de droit de
Metz.
5. Cf. l’article F du traité sur l’Union européenne, JO n° C 191 du 29 juillet 1992.
6. M.-C. Ponthoreau « Constitution européenne et identités constitutionnelles natio-
nales », VIIe Congrès mondial de l’AIDC, Athènes, 11-15 juin 2007.
7. D. Simon « Article F », in V. Constantinesco, R. Kovar et D. Simon, Traité sur l’Union
européenne – Commentaire article par article, Paris, Économica, 1995, 1 000 p., p. 81 et s.
8. Ibid., p. 88.
9. Ibid., p. 89.
L’identité de l’État dans l’Union européenne e15

Le concept, maintenu au gré des révisions successives, a néanmoins vu la


disposition le contenant être régulièrement modifiée. La première évolution
correspond à l’adoption du traité d’Amsterdam10 à l’occasion de laquelle a été
supprimée la référence aux systèmes de gouvernement fondés sur les principes
démocratiques. Des modifications ont également été apportées en 2004 pour
l’élaboration du traité établissant une constitution pour l’Europe11, avant d’être
reprises par le traité de Lisbonne12. L’article 4 § 2 du traité sur l’Union euro-
péenne13 affirme désormais que « l’Union respecte l’égalité des États membres
devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures
fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne
l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État,
notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de
maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier,
la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ».
L’objectif de ces modifications était, en quelque sorte, de préciser l’exigence du
respect de l’identité nationale. L’intérêt pour les États était de porter l’attention
sur des éléments qu’ils jugeaient particulièrement importants14. Il s’agit donc
de mettre en avant, dans le droit originaire, peut-être à la manière d’un leit-
motiv, l’existence de protections spéciales pour les structures politiques et
constitutionnelles, l’autonomie des collectivités locales et certaines fonctions
relevant des autorités publiques nationales. En d’autres termes, l’Union euro-
péenne reconnaît l’existence de certaines caractéristiques essentielles des États.
Reste que, dans les dispositions de droit originaire, rien ne détermine quel rôle
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assument les institutions à l’égard de ces caractéristiques essentielles, ni même

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leur valeur au sein du droit de l’Union.
Cependant, à partir de 199615, le concept fait irruption dans le cadre
contentieux, où il est, d’abord, utilisé comme moyen de défense. Ainsi, par
exemple, dans un contentieux opposant l’Allemagne à la Commission relatif à

10. Cf. l’article 6 (ex-article F) du traité sur l’Union européenne (JO n° C 340 du
10 novembre 1997) : « 3. L’Union respecte l’identité nationale de ses États membres. »
11. Cf. l’article I-5 (Relations entre l’Union et les États membres) du traité établissant
une Constitution pour l’Europe (JO n° C 310 du 16 décembre 2004) : « 1. L’Union respecte
l’égalité des États membres devant la Constitution ainsi que leur identité nationale, inhé-
rente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui
concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État,
notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre
public et de sauvegarder la sécurité nationale. »
12. À noter qu’il est aussi inscrit dans le préambule de la Charte, laquelle a, avec le traité
de Lisbonne, obtenu une valeur juridique contraignante (cf. article 6 TUE : « 1. L’Union
reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fonda-
mentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu’adoptée le 12 décembre 2007
à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités »).
13. Traité sur l’Union européenne tel que modifié par le traité de Lisbonne, JO, n° C 83
du 30 mars 2010.
14. Dans ce sens, concernant le seul traité établissant une constitution pour l’Europe, voir
M. Blanquet, « Article I-5 – Relations entre l’Union et les États membres », L. Burgorgue-
Larsen, A. Levade & F. Picod (dir.), Traité établissant une constitution pour l’Europe - Commen-
taire article par article, tome I, parties I et IV - « Architecture constitutionnelle », Bruxelles,
Bruylant, 2007, 1 106 p., p. 96 et s.
15. CJCE, 2 juillet 1996, Commission des Communautés européennes c. Grand-duché de Luxem-
bourg (aff. C-473/93), Rec., p. I-03207, pt 36.
e16 Sébastien Martin

la sanction de l’ensemble des Länder pour des manquements imputables à seu-


lement trois d’entre eux, l’État membre a fait valoir qu’une telle décision
méconnaissait l’organisation constitutionnelle de la République fédérale d’Alle-
magne et ne serait dès lors pas compatible avec les dispositions du traité faisant
référence au respect de l’identité nationale des États membres16. Le concept a,
par la suite, été développé par certains avocats généraux. Il fut utilisé, en pre-
mier lieu, par M. Poiares Maduro à propos de la procédure de recrutement
d’agents par Eurojust et des exigences linguistiques pouvant être imposées dans
un tel cadre17. En l’espèce, il définit la langue comme un élément de l’identité
nationale des États membres18. L’avocat général eut l’occasion de réutiliser le
concept dans l’affaire Michaniki19 relative à l’ajout par le droit national d’une
cause d’exclusion de la participation aux procédures de passation des marchés
publics de travaux. À cette occasion, son approche se révèle être plus large puis-
qu’il n’identifie pas une caractéristique pouvant entrer dans le champ de l’iden-
tité nationale mais affirme « qu’un État membre peut, dans certains cas et sous
le contrôle bien évidemment de la Cour, revendiquer la préservation de son
identité nationale pour justifier une dérogation à l’application des libertés fon-
damentales de circulation20 ». En second lieu, le concept a été employé par
J. Kokott21 dans une affaire relative à des mesures fiscales adoptées par des com-
munautés autonomes espagnoles s’apparentant à des aides d’États. Se retrouve
ici, comme dans l’affaire Allemagne c. Commission, l’idée selon laquelle le droit de
l’Union doit tenir compte de l’autonomie conférée par la Constitution à cer-
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16. Cf. CJCE, 4 mars 2004, République fédérale d’Allemagne c. Commission des Communautés
européennes (aff. C-344/01), Rec., p. I-2081, pt. 77 : « Le gouvernement allemand reproche à
la Commission d’avoir violé l’article 10 CE. En vertu de cet article, la Commission serait
tenue d’agir avec loyauté à l’endroit des États membres et de respecter leurs intérêts légi-
times. Ce devoir de loyauté comprendrait l’obligation d’avoir égard aux structures constitu-
tionnelles, notamment fédérales, des États membres. Cette interprétation de l’article 10 CE
serait renforcée par l’article 6, paragraphe 3, UE, qui prévoit l’obligation pour l’Union euro-
péenne de respecter l’identité nationale de ses États membres. Dès lors, le respect de la divi-
sion de la République fédérale d’Allemagne en Länder autonomes imposerait de ne pronon-
cer des corrections financières à l’égard des différents Länder que lorsque le FEOGA a
lui-même constaté dans ces derniers une violation du droit communautaire portant préju-
dice au budget de la Communauté. »
17. M. Poiares Maduro, conclusions présentées le 16 décembre 2004 dans le cadre de l’af-
faire C-160/03, Royaume d’Espagne c. Eurojust.
18. Selon l’avocat général, « le respect de la diversité linguistique est l’un des aspects
essentiels de la protection accordée à l’identité nationale des États membres, ainsi qu’il
résulte des articles » du traité (conclusions présentées le 16 décembre 2004, op. cit., pt 24).
Plus loin, il réitère sa position en affirmant que le principe du respect de la diversité lin-
guistique « est un attribut essentiel de l’identité personnelle et, en même temps, un élé-
ment fondamental de l’identité nationale » (pt 36). Cet argument sera repris par l’Espagne
dans une affaire jugée par le Tribunal, le 20 novembre 2008 (République italienne c. Commis-
sion des Communautés européennes, aff. T 185/05).
19. M. Poiares Maduro, conclusions présentées le 8 octobre 2008 dans l’affaire C 213/07,
Michaniki AE c. Ethniko Symvoulio Radiotileorasis, Ypoyrgos Epikrateias, Elliniki Technodomiki
(TEVAE).
20. Ibid., pt 32.
21. J. Kokott, conclusions présentées le 8 mai 2008 dans les affaires jointes C 428/06,
C 429/06, C 430/06, C 431/06, C 432/06, C 433/06 et C 434/06, Unión General de Traba-
jadores de La Rioja UGT-RIOJA c. Juntas Generales del Territorio Histórico de Vizcaya e.a.
L’identité de l’État dans l’Union européenne e17

taines entités infra-étatiques22. L’avocat général emploie de nouveau le concept


à propos de la diversité culturelle. Elle affirme, à cette occasion, que « le respect
et la promotion de la diversité des cultures sont des dimensions que la commu-
nauté doit intégrer dans toutes ses activités […] puisqu’elles sont en dernière
analyse une expression du respect de l’Union européenne pour l’identité natio-
nale de ses États membres23 ».
Certes, comme le note J.-D. Mouton, les arrêts de la Cour de justice, cor-
respondant à ces conclusions, « ne révèlent pas une véritable prise en considé-
ration explicite du respect de l’identité constitutionnelle24 ». Néanmoins, la
jurisprudence s’avère plus complexe. Tout d’abord25, par un arrêt du 12 sep-
tembre 2006 relatif au droit de vote aux élections au Parlement européen pour
des ressortissants du Commonwealth résidant à Gibraltar et ne possédant pas la
citoyenneté de l’Union26, la Cour de justice a estimé conforme au droit de
l’Union, « pour des raisons liées à sa tradition constitutionnelle, [le choix fait
par le Royaume-Uni], tant pour les élections nationales au Royaume-Uni que
pour les élections à la Chambre législative de Gibraltar, d’octroyer le droit de
vote et d’éligibilité aux [citoyens du Commonwealth] remplissant des condi-
tions exprimant un lien spécifique avec le territoire au titre duquel les élections
sont organisées27 ». Ensuite, dans un arrêt du 22 décembre 2010 portant sur un
contentieux opposant l’Autriche à une de ses ressortissantes concernant l’utili-
sation de titres de noblesse sur des papiers d’identité28, le juge a affirmé qu’« il
y [avait] lieu d’admettre que, dans le contexte de l’histoire constitutionnelle
autrichienne, la loi d’abolition de la noblesse, en tant qu’élément de l’identité
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nationale, [pouvait] être prise en compte lors de la mise en balance d’intérêts

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légitimes avec le droit de libre circulation des personnes reconnu par le droit
de l’Union29 ».
Ainsi, il apparaît, à travers ces quelques exemples, que, peu à peu, le
concept européen d’identité nationale des États membres a obtenu, du point de
22. « Nous aimerions rappeler tout d’abord que, en vertu de l’article 6, paragraphe 3,
UE, l’Union européenne respecte l’identité nationale de ses États membres. Cela implique
que l’Union ne porte pas atteinte à l’ordre constitutionnel d’un État membre, que celui-ci
soit centralisé ou fédéral et n’influence pas la répartition des compétences au sein d’un État
membre. La nouvelle version de cette disposition adoptée par le traité de Lisbonne souligne
expressément le respect des structures constitutionnelles des États membres par l’Union »
(conclusions présentées le 8 mai 2008, op. cit., pt 54).
23. J. Kokott, conclusions présentées le 4 septembre 2008 dans l’affaire C 222/07, Unión
de Televisiones Comerciales Asociadas (UTECA), pt 93.
24. J.-D. Mouton, « Réflexions sur la prise en considération de l’identité constitution-
nelle des États membres de l’Union européenne », in Mélanges en l’honneur de Philippe
Manin : l’Union européenne : Union de droit, Unions des droits, Paris, Pedone, 2010, p. 145 et s.
25. Pour une partie de la doctrine, les prémices de la jurisprudence sur l’identité natio-
nale se situent dans l’arrêt Omega de la Cour de justice (cf. CJCE, 14 octobre 2004, Omega
pielhallen- und Automatenaufstellungs-GmbH c. Oberbürgermeisterin der Bundesstadt Bonn (aff. C-
36/02), Rec. I-9609). Dans ce sens, voir par exemple, J.-D. Mouton, « Réflexions sur la prise
en considération de l’identité constitutionnelle des États membres de l’Union européenne »,
op. cit.
26. CJCE, 12 septembre 2006, Royaume d’Espagne c. Royaume-Uni de Grande-Bretagne et
d’Irlande du Nord (aff. C-145/04), Rec., p. I-7917.
27. Ibid., pt 63.
28. CJUE, 22 décembre 2010, Ilonka Sayn-Wittgenstein c. Landeshauptmann von Wien (aff.
C 208/09).
29. Ibid., pt 83.
e18 Sébastien Martin

vue juridique, une certaine reconnaissance. Or, ce concept n’est pas sans entrer
en résonance avec le recours croissant, dans les jurisprudences nationales,
notamment constitutionnelles, au concept d’identité constitutionnelle.
En France, le Conseil constitutionnel a ainsi clairement affirmé « que la
transposition d’une directive ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un
principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France30 », partant du pos-
tulat de principe selon lequel l’existence du principe de primauté « est sans
incidence sur l’existence de la Constitution française et sa place au sommet de
l’ordre juridique interne31 ». Dans les premiers commentaires de cette décision,
ce nouveau concept a été beaucoup discuté. Outre le fait que sa signification
puisse paraître obscure32, il semble certain que cette référence soit faite pour
« [permettre] de maintenir le principe du primat constitutionnel33 » dans un
contexte qui n’est pas sans faire référence aux évolutions du droit de l’Union,
comme s’il existait entre les dispositions du traité et la jurisprudence des juri-
dictions constitutionnelles, un « lien de parenté34 ».
Cette position n’est pas propre à la France. D’autres juridictions constitu-
tionnelles ont, elles aussi, eu recours au concept d’identité constitutionnelle.
Bien que les positions ne soient pas équivalentes sur tous les points, force est de
constater qu’il existe bien entre les différents juges des États membres une com-
munauté d’esprit. Par exemple, la jurisprudence allemande récente permet de
considérer que le juge de Karlsruhe se reconnaît compétent pour contrôler le
respect, par le droit de l’Union, de l’identité constitutionnelle allemande35.
Dans un certain sens, du point de vue constitutionnel, de telles jurisprudences
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participent à la démarche, déjà ancienne, de la reconnaissance de réserves

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constitutionnelles. Cette pratique est apparue dans les années 1970 avec le juge
allemand36 qui, s’inquiétant du niveau de protection européenne des droits fon-
damentaux, avait déjà affirmé qu’il se réservait la compétence pour écarter l’ap-
plication du droit communautaire qui irait à l’encontre des droits fondamen-

30. CC, 2006-540 DC du 27 juillet 2006, « Loi relative au droit d’auteur et aux droits
voisins dans la société de l’information ». On soulignera que la formule employée par le
Conseil constitutionnel en 2006 vient en remplacer une autre développée en 2004 cf. CC,
2004-496 DC du 10 juin 2004, « Loi pour la confiance dans l’économie numérique » : « la
transposition en droit interne d’une directive communautaire résulte d’une exigence consti-
tutionnelle à laquelle il ne pourrait être fait obstacle qu’en raison d’une disposition expresse
contraire de la Constitution. »
31. CC, 2004-505 DC du 19 novembre 2004, « Traité établissant une Constitution pour
l’Europe ».
32. D. Simon, « L’Obscure Clarté de la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative
à la transposition des directives communautaires », Europe, 2006, n° 10, p. 2 et s.
33. B. Mathieu, « Le Droit communautaire fait son entrée au Conseil constitutionnel »,
Les Petites Affiches, 22 août 2006, n° 167, p. 3 et s.
34. F. Chaltiel, « Turbulences au sommet de la hiérarchie des normes. À propos de la
décision du Conseil constitutionnel du 27 juillet 2006 sur la loi relative aux droits d’au-
teurs », Revue du marché commun et de l’Union européenne, 2007, p. 61 et s.
35. K. M. Bauer, « Conditions et contrôles constitutionnels de la validité interne du
droit de l’Union – Cour constitutionnelle fédérale allemande, arrêt du 30 juin 2009, Consti-
tutionnalité du traité de Lisbonne (2 BvE 2/08 e.a.) », Revue trimestrielle de droit européen,
2009, p. 799 et s.
36. Cour constitutionnelle fédérale allemande, 29 mai 1974, 2 BvL 52/71, E 37, 271 ;
note et traduction M. Fromont, Revue trimestrielle de droit européen, 1975, p. 317 et s.
L’identité de l’État dans l’Union européenne e19

taux. Cette problématique a été reprise par le juge constitutionnel italien37,


avec la théorie des contres-limites, par laquelle il s’érige également en « défen-
seur des valeurs suprêmes de la Constitution38 ».
À ce stade, l’étude du droit de l’Union et des droits constitutionnels des
États membres révèle l’existence de deux concepts portant sur la question de
l’identité des États. Reste alors à savoir s’il s’agit, ou non, de concepts distincts.
Si les jurisprudences, encore trop récentes, n’offrent pas d’éléments de réponse,
la doctrine n’apporte pas plus de certitudes. À cet égard, deux remarques doi-
vent être faites. Tout d’abord, pour une partie de la doctrine, les concepts
d’« identité nationale » et d’« identité constitutionnelle » ne correspondent pas
à des concepts autonomes l’un de l’autre39, mais on peut tout aussi bien consi-
dérer que les deux concepts se distinguent clairement. Ensuite, lorsque la dis-
tinction entre les concepts est faite, il est important de souligner qu’il existe des
hypothèses où les références à l’identité nationale ne correspondent pas au
concept utilisé au niveau européen. Ainsi, pour M.-C. Ponthoreau, au sein des
États, existe une identité nationale qui se distingue de l’identité constitution-
nelle en raison du fait que « la constitution ne peut à elle seule constituer
l’identité collective puisque la nation trouve ses fondements dans des pré-condi-
tions constitutionnelles40 ».
Pour trouver quelques pistes, on peut reprendre le point de vue adopté par
certains membres de la Cour de justice. Pour M. Poiares Maduro, « l’identité
nationale visée comprend à l’évidence l’identité constitutionnelle de l’État
membre41 ». De cette affirmation, il ressort qu’il existe sûrement des éléments
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communs entre les deux concepts, mais qu’ils contiennent également certaines

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spécificités. Par ailleurs, si, comme l’affirme l’avocat général, l’identité consti-
tutionnelle s’intègre dans l’identité nationale, cela peut signifier que les effets
d’un concept sur l’autre répondent à un certain schéma. Les rapports entre les
concepts doivent donc également être étudiés au regard de leurs influences
réciproques.
Par ailleurs, si l’on regarde la pratique de ces réserves constitutionnelles,
dans la mesure où celles-ci sont érigées pour être opposées au principe de pri-
mauté, elles représentent une situation délicate pour les institutions euro-
péennes. Le risque d’une violation du principe de primauté de droit de l’Union
par les États membres et la volonté de se protéger contre ce risque peut alors
expliquer que la notion d’identité constitutionnelle ne soit pas ignorée au
niveau de l’Union européenne. Ainsi, l’avocat général M. Poiares Maduro consi-

37. Cour constitutionnelle italienne, arrêt n° 183/73 du 27 décembre 1973, Frontini et


Pozzani, FI, 1974, I, p. 31.
38. J. Rideau, « La Cour constitutionnelle italienne et les rapports entre l’ordre juridique
italien et le droit de l’Union européenne. Autonomie ou intégration ? », Revue des affaires
européennes, 2007, p. 697 et s.
39. Cf., par exemple, la référence faite par A. Levade à l’identité constitutionnelle natio-
nale des États membres (cf. A. Levade, « Quelle identité constitutionnelle nationale préser-
ver face à l’Union européenne ? », in H. Gaudin (dir.), L’État membre de l’Union européenne,
Annuaire de Droit Européen, vol. II, 2004, Bruxelles, Bruylant, p. 173 et s.).
40. M.-C. Ponthoreau, « Constitution européenne et identités constitutionnelles natio-
nales », op. cit.
41. M. Poiares Maduro, conclusions présentées le 8 octobre 2008 dans l’affaire C 213/07,
op. cit., pt 31.
e20 Sébastien Martin

dère qu’il faut « sans doute […] reconnaître aux autorités nationales, et notam-
ment aux juridictions constitutionnelles, la responsabilité de définir la nature
des spécificités nationales pouvant justifier une […] différence de traitement.
Celles-ci sont, en effet, les mieux placées pour définir l’identité constitution-
nelle des États membres que l’Union européenne s’est donnée pour mission de
respecter42 ». Il ajoute tout de même « que la Cour a pour devoir de vérifier que
cette appréciation est conforme aux droits et aux objectifs fondamentaux dont
elle assure le respect dans le cadre communautaire43 ».
Ainsi, au-delà des seuls rapports pouvant se nouer entre le principe de pri-
mauté de l’ordre juridique de l’Union européenne et la protection des règles
juridiques nationales jugées essentielles, il est nécessaire de faire l’étude des rap-
ports entretenus par les concepts d’identité nationale et d’identité constitution-
nelle. En effet, il nous semble que les rapports qui naissent entre ces deux
concepts pourraient, au minimum, constituer une clé de compréhension des
jurisprudences de l’Union et de ses États membres, voire donner une explica-
tion aux rapports qu’entretiennent les États membres et l’Union, et, par consé-
quent, un élément d’analyse de l’intégration européenne.
Dès lors, pour étudier les rapports qu’entretiennent ces deux concepts, il
faut, dans un premier temps, déterminer quelles sont les réalités que chacun
d’eux recouvre, puis, dans un second temps, envisager les résultats de leur rap-
prochement. Constatant que les deux concepts ne recouvrent pas la même réa-
lité juridique, il devient primordial de poser une distinction claire des concepts
d’« identité nationale » et d’« identité constitutionnelle » (I), avant d’envisager
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l’intérêt que représente le recours à ces concepts pour les différents juges (II).

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I – POUR UNE DISTINCTION CLAIRE DES CONCEPTS
D’« IDENTITÉ NATIONALE »
ET D’« IDENTITÉ CONSTITUTIONNELLE »

Partant de ces considérations, certains doutes apparaissent quant à la réalité


recouverte par chacun des concepts. L’identité nationale et l’identité constitu-
tionnelle correspondent-ils à une seule et même idée, ou s’agit-il, au contraire,
de deux concepts distincts ? Pour y répondre44, il est nécessaire de déterminer
quelle est la signification des concepts et le régime juridique qui leur est appli-
cable. Dans cette perspective, il apparaît que, malgré l’existence d’éléments

42. M. Poiares Maduro, conclusions présentées le 20 septembre 2005 dans les affaires
C-53/04 et C-180/04, Cristiano Marrosu, Gianluca Sardino et Andrea Vassallo c. Azienda
Ospedaliera Ospedale San Martino di Genova e Cliniche Universitarie Convenzionate, pt 40.
43. Ibid.
44. On peut penser que les tenants de la théorie réaliste de l’interprétation considére-
raient, sans difficulté, qu’il s’agit de deux normes distinctes, partant du postulat selon
lequel il existe un interprète authentique différent pour l’identité nationale et pour l’iden-
tité constitutionnelle. Sur la théorie réaliste de l’interprétation, voir notamment Michel
Troper, Pour une Théorie juridique de l’État, Paris, Puf, coll. Léviathan, 1994, 358 p. ; La théo-
rie du droit, le droit, l’État, Paris, Puf, coll. Léviathan, 2001, 334 p.
L’identité de l’État dans l’Union européenne e21

communs entre l’identité nationale et l’identité constitutionnelle, les deux


concepts n’ont ni la même signification (A), ni le même régime juridique (B).

A – DEUX CONCEPTS AUX SIGNIFICATIONS DISTINCTES

Malgré la présence d’éléments communs laissant apparaître un champ


matériel, à tout le moins, partiellement similaire, le concept d’identité natio-
nale ne peut avoir la même signification que le concept d’identité constitution-
nelle. En effet, le concept européen ayant une vocation à être appliqué de
manière largement uniforme à l’ensemble des États membres, il se heurte au
concept interne qui s’analysera au regard de caractéristiques propres à chaque
État. Ainsi, il y a bien, au-delà de leurs éléments matériels communs (1), des
concepts construits avec des finalités divergentes (2).

1 – Deux concepts aux éléments matériels communs


Au préalable, il faut souligner qu’aucune définition précise n’a jamais été
posée, que ce soit par les textes constitutionnels ou par les actes de droit de
l’Union européenne. La doctrine, partant du concept d’identité constitution-
nelle ou de celui d’identité nationale, n’en a pas moins tenté de déterminer ce
qu’il fallait entendre par chacun de ces concepts.
Comme point de départ à la réflexion, il est possible de reprendre les pro-
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pos de l’avocat général de la Cour de justice pour lequel « l’identité nationale

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visée comprend à l’évidence l’identité constitutionnelle de l’État membre45 ».
En conséquence, on peut considérer que, s’ils ne sont pas similaires, les concepts
sont intégrés l’un dans l’autre. Dès lors, déterminer ce qui correspond à l’iden-
tité constitutionnelle devrait permettre d’établir les éléments qui sont com-
muns avec l’identité nationale. Restera alors à examiner si ce dernier contient
des éléments autonomes.
Plusieurs auteurs ont vu dans l’identité constitutionnelle, un concept res-
trictif. Ainsi, selon J.-P. Derosier, « le “noyau constitutionnel identitaire” cor-
respond à un ensemble de principes constitutionnels formant une catégorie spé-
cifique de normes que l’on appelle les limites constitutionnelles à l’intégration
européenne : il s’agit de normes constitutionnelles qui échappent à toute possi-
bilité de suppression et qui ont un impact sur le processus d’intégration euro-
péenne, en interdisant la production d’une norme primaire de l’Union euro-
péenne ou en empêchant l’application d’une norme de droit dérivé, malgré les
principes de primauté et d’effet direct. Elles ne peuvent pas, elles-mêmes, être
écartées (par une révision constitutionnelle) car le droit positif ne prévoit
aucune procédure permettant de les détruire46 ». Cette assimilation de l’identité
constitutionnelle à la supra-constitutionnalité se retrouve également dans la

45. M. Poiares Maduro, Conclusions présentées le 8 octobre 2008 dans l’affaire C 213/07,
op. cit. pt 31.
46. J.-P. Derosier, « Le Noyau constitutionnel identitaire, frein à l’intégration euro-
péenne. Contribution à une étude normativiste et comparée des rapports entre le noyau
constitutionnel identitaire et le droit de l’Union européenne », VIIIe Congrès de l’AFDC,
Nancy, 16, 17 et 18 juin 2011.
e22 Sébastien Martin

référence à « l’idée qu’au sein même des normes de rang constitutionnel, cer-
taines seraient plus dignes d’intérêt et donc de protection que d’autres. Cette
distinction fait apparaître en droit positif français une certaine forme de hiérar-
chie entre ce qui est “inhérent à l’identité constitutionnelle” et ce qui ne l’est
pas : le premier ensemble apparaissant, non seulement symboliquement mais
aussi désormais juridiquement, plus important que le second47 ». Concrète-
ment, en admettant cette particularité de l’identité constitutionnelle, les
normes concernées se révéleraient être, en France, très peu nombreuses car la
Constitution n’établit qu’une seule limite à sa révision dans son article 8948. Par
ailleurs, cette idée selon laquelle l’identité constitutionnelle rassemblerait l’en-
semble des normes intangibles est aussi critiquable. En effet, dans le cas de la
France, le Conseil constitutionnel estime que les obligations que la France tient
du droit de l’Union européenne « ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou
d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que
le constituant y ait consenti49 ».
En revanche, en Allemagne, la question se pose en des termes très différents.
En effet, la protection constitutionnelle est beaucoup plus large. En dehors de la
garantie accordée aux droits fondamentaux50, la Loi fondamentale interdit toute
révision « qui toucherait à l’organisation de la Fédération en Länder, au principe
du concours des Länder à la législation ou aux principes énoncés aux articles 1 à
2051 ». Cette clause d’éternité est donc très importante puisqu’elle assure une
réelle intangibilité à ces éléments de l’identité constitutionnelle allemande,
laquelle devra être sauvegardée par le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe52.
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Partant du constat de la doctrine selon lequel « l’identité [d’un État] repose

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sur deux types d’éléments : d’une part, des éléments objectifs tels que la langue,

47. E. Dubout, « “Les Règles ou principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la


France” : une supra-constitutionnalité ? », cette Revue, 2010/3, n° 83, p. 451 et s.
48. Article 89 de la Constitution française : « La forme républicaine du Gouvernement ne
peut faire l’objet d’une révision. »
49. CC, 2006-540 DC du 27 juillet 2006, « Loi relative au droit d’auteur et aux droits
voisins dans la société de l’information », cons. 19.
50. Cf. l’article 19 al. 2 de la Loi fondamentale allemande : « Il ne doit en aucun cas être
porté atteinte à la substance d’un droit fondamental ».
51. Cf. l’article 79, al. 3 – Modifications de la Loi fondamentale.
52. On ajoutera aussi qu’à la différence du Conseil constitutionnel (cf. CC, 92-312 DC
du 2 septembre 1992, « Traité sur l’Union européenne » (Maastricht II), cons. 5) : « Lorsque
le Conseil constitutionnel, saisi en application de l’article 54 de la Constitution, a décidé
que l’autorisation de ratifier en vertu d’une loi un engagement international est subordon-
née à une révision constitutionnelle, la procédure de contrôle de contrariété à la Constitu-
tion de cet engagement, instituée par l’article précité, ne peut être à nouveau mise en
œuvre, sauf à méconnaître l’autorité qui s’attache à la décision du Conseil constitutionnel
conformément à l’article 62, que dans deux hypothèses ; d’une part, s’il apparaît que la
Constitution, une fois révisée, demeure contraire à une ou plusieurs stipulations du traité ;
d’autre part, s’il est inséré dans la Constitution une disposition nouvelle qui a pour effet de
créer une incompatibilité avec une ou des stipulations du traité », le juge allemand se
déclare compétent, depuis sa décision Solange II (Cour constitutionnelle fédérale allemande,
22 octobre 1986, 2 BvR 197/83, E 73, 39 ; note et traduction V. Constantinesco Revue tri-
mestrielle de droit européen, 1987, p. 537 et s.), pour contrôler les révisions adoptées pour
consentir aux limitations des droits de souveraineté. Dans ce sens, voir K. M. Bauer,
« Conditions et contrôles constitutionnels de la validité interne du droit de l’Union – Cour
constitutionnelle fédérale allemande, arrêt du 30 juin 2009, Constitutionnalité du traité de
Lisbonne », op. cit.
L’identité de l’État dans l’Union européenne e23

la religion, la culture, […] et, d’autre part, des éléments subjectifs et tout par-
ticulièrement le sentiment d’appartenance53 », il apparaît possible d’étudier la
jurisprudence afin de rechercher des références aux éléments juridiques qui peu-
vent entrer dans la catégorie des règles ou des principes inhérents à l’identité
d’un État. À cet égard, trois éléments relèvent assurément de l’identité consti-
tutionnelle. Il s’agit des droits fondamentaux54, de l’organisation institution-
nelle55 et des langues officielles56.
Ces éléments, inscrits dans la majorité des Constitutions des États d’Europe
et mis en exergue dans les jurisprudences nationales, se retrouvent au niveau
de l’Union européenne, à la fois dans les traités et dans la jurisprudence de la
Cour de justice, confirmant ainsi l’hypothèse suivant laquelle le concept euro-
péen d’identité nationale intègre le concept national d’identité constitution-
nelle. L’étude des traités laisse apparaître que plusieurs dispositions obligent
l’Union à tenir compte des règles nationales des États membres en ce qui
concerne les droits fondamentaux57, l’organisation institutionnelle58 ou la cul-
ture et les langues officielles59. Parallèlement, des arrêts de la Cour de justice

53. M.-C. Ponthoreau « Constitution européenne et identités constitutionnelles natio-


nales », op. cit.
54. Voir, notamment, Cour constitutionnelle fédérale allemande, ord., 4 octobre 2011,
BVerfG, 1 BvL 3/08, Absatz-Nr. (1 - 75) ; Cour constitutionnelle italienne, arrêt n° 183/73
du 27 décembre 1973, Frontini et Pozzani, op. cit. Pour une analyse générale en France voir
Services du Conseil constitutionnel, « Le Conseil constitutionnel et la protection des droits
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fondamentaux », 1994 (http ://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/

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bank_mm/pdf/Conseil/droitfon.pdf).
55. Pour une étude des positions allemande, française et italienne sur cette question, voir
B. Schöndorf-Haubold, « L’Émergence d’un droit commun de l’autonomie territoriale en
Europe », Revue française d’administration publique, 2007/1, n° 121-122, p. 203 et s.
56. Voir S. Pierré-Caps, « Le Statut constitutionnel de la langue nationale et/ou officielle.
Étude de droit comparé », in Anne-Marie Le Pourhiet (dir.), Langue(s) et Constitution(s), Aix-
en-Provence, Paris, PUAM, Économica, collection Droit public positif, série Travaux de
l’Association française des constitutionnalistes, 2004, 261 p., p. 93 et s.
57. Cf. l’article 2 du TUE : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité
humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des
droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces
valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme,
la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les
hommes » et l’article 6 al. 3 du TUE : « Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis
par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fonda-
mentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États
membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux. »
58. Cf. l’article 4 al. 2 du TUE : « L’Union respecte l’égalité des États membres devant
les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales poli-
tiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. »
59. Cf. l’article 3, § 3, al. 4 du TUE : « Elle respecte la richesse de sa diversité culturelle
et linguistique, et veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel euro-
péen » et plus particulièrement, pour la culture, l’article 167 du TFUE : « 1. L’Union
contribue à l’épanouissement des cultures des États membres dans le respect de leur diver-
sité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l’héritage culturel commun », et
pour les langues officielles, l’article 55 du TUE : « 1. Le présent traité rédigé en un exem-
plaire unique, en langues allemande, anglaise, bulgare, danoise, espagnole, estonienne, fran-
çaise, finnoise, grecque, hongroise, irlandaise, italienne, lettonne, lituanienne, maltaise,
néerlandaise, polonaise, portugaise, roumaine, slovaque, slovène, suédoise et tchèque, les
textes établis dans chacune de ces langues faisant également foi, sera déposé dans les archives
du gouvernement de la République italienne qui remettra une copie certifiée conforme à
e24 Sébastien Martin

ont également pris en considération des règles nationales relatives aux lan-
gues officielles60, à l’organisation institutionnelle61 ou aux droits fondamen-
taux62. Ceci démontre qu’il s’agit de droits différents dans la mesure où ces der-
niers sont établis au niveau de l’Union européenne et n’apparaissent pas tels que
les cours constitutionnelles nationales les ont définis.
À l’heure actuelle, un autre élément pourrait appartenir au champ du
concept d’identité nationale sans pour autant appartenir à celui de l’identité
constitutionnelle. Il s’agit des fonctions essentielles de l’État. La seconde phrase
de l’article 4, § 2, du TUE affirme que l’Union « respecte les fonctions essen-
tielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité
territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale.
En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque
État membre ». Pour A. Levade, « le respect [de ces fonctions] en tant qu’élé-
ment de leur identité nationale apparaît relativement classique63 ». La jurispru-
dence de la Cour de justice, sans se prononcer au regard de l’identité nationale,
a, en effet, déjà pu reconnaître que la protection de l’environnement64, la soli-

chacun des gouvernements des autres États signataires. 2. Le présent traité peut aussi être
traduit dans toute autre langue déterminée par les États membres parmi celles qui, en vertu
de l’ordre constitutionnel de ces États membres, jouissent du statut de langue officielle sur
tout ou partie de leur territoire. L’État membre concerné fournit une copie certifiée de ces
traductions, qui sera versée aux archives du Conseil. »
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60. Voir, par exemple, CJUE, 12 mai 2011, Malgožata Runevi-Vardyn et Łukasz Paweł

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Wardyn c. Vilniaus miesto savivaldyb s administracija e.a. (aff. C-391/09), pt 86 : « En effet,
aux termes de l’article 3, paragraphe 3, quatrième alinéa, TUE ainsi que de l’article 22 de
la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Union respecte la richesse de sa
diversité culturelle et linguistique. Conformément à l’article 4, paragraphe 2, TUE, l’Union
respecte également l’identité nationale de ses États membres, dont fait aussi partie la pro-
tection de la langue officielle nationale de l’État. »
61. Voir, par exemple, CJCE, 12 septembre 2006, Royaume d’Espagne c. Royaume-Uni de
Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (aff. C-145/04), Rec., p. I-7917, pt 63 : « Pour des rai-
sons liées à sa tradition constitutionnelle, le Royaume-Uni a fait le choix, tant pour les élec-
tions nationales au Royaume-Uni que pour les élections à la Chambre législative de Gibral-
tar, d’octroyer le droit de vote et d’éligibilité aux QCC remplissant des conditions exprimant
un lien spécifique avec le territoire au titre duquel les élections sont organisées. »
62. Voir, par exemple, CJUE, 22 décembre 2010, Ilonka Sayn-Wittgenstein, op. cit., pt 83
et s. : « dans le contexte de l’histoire constitutionnelle autrichienne, la loi d’abolition de la
noblesse en tant qu’élément de l’identité nationale, peut être prise en compte lors de la mise
en balance d’intérêts légitimes avec le droit de libre circulation des personnes reconnu par
le droit de l’Union. […] Dans le cadre de l’affaire au principal, le gouvernement autrichien
a indiqué que la loi d’abolition de la noblesse constitue la mise en œuvre du principe plus
général de l’égalité en droit de tous les citoyens autrichiens [que] l’ordre juridique de
l’Union tend indéniablement à assurer […] en tant que principe général du droit. »
63. A. Levade, « Quelle identité constitutionnelle nationale préserver face à l’Union euro-
péenne ? », op. cit.
64. CJCE, 18 mars 1997, Diego Calì & Figli Srl c. Servizi ecologici porto di Genova SpA
(SEPG) (aff. C-343/95), Rec., p. I-1547, pt 22 et s. : « la surveillance antipollution que SEPG
a été chargée d’assurer dans le port pétrolier de Gênes constitue une mission d’intérêt géné-
ral qui relève des fonctions essentielles de l’État en matière de protection de l’environne-
ment du domaine maritime. [Or,] une telle activité de surveillance, par sa nature, son objet
et les règles auxquelles elle est soumise, se rattache ainsi à l’exercice de prérogatives relatives
à la protection de l’environnement qui sont typiquement des prérogatives de puissance
publique. Elle ne présente pas un caractère économique justifiant l’application des règles de
concurrence du traité. »
L’identité de l’État dans l’Union européenne e25

darité sociale65 ou la sécurité aérienne66 relevaient des fonctions essentielles des


États membres. Ces hypothèses correspondent à la détermination, par le juge,
d’activités ayant un but d’intérêt général, de nature non économique et ne rele-
vant pas du marché, que l’État assume en tant qu’autorité. En somme, la réfé-
rence dans l’article aux fonctions essentielles vise des activités de nature réga-
lienne, appartenant à la compétence de tout État. Dès lors, si la rédaction peut
déjà faire douter de l’appartenance de ces éléments à l’identité nationale, de tels
éléments ne permettent assurément pas d’identifier une quelconque caractéris-
tique identitaire d’un État.
Quoi qu’il en soit, la différenciation des deux concepts se fait à travers les
éléments pris en compte et la garantie qui leur est offerte. Il semble en effet que
le concept d’identité constitutionnelle se révèle plus restrictif ne prenant en
compte que des éléments qui bénéficient de la consécration par la Constitution
des États membres. En revanche, le concept d’identité nationale apparaît beau-
coup plus large, ne restreignant pas la recherche des éléments le composant
dans les seuls textes constitutionnels. Les champs matériels de l’identité consti-
tutionnelle et de l’identité nationale sont donc quelque peu différents, même
s’ils sont pour partie similaires. La différenciation des concepts devient encore
plus évidente au regard de leur finalité respective.

2 – Deux concepts aux finalités divergentes


Les différences entre le concept européen d’identité nationale et le concept
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national d’identité constitutionnelle apparaissent plus flagrantes au niveau des

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buts fixés à chacun d’eux. A priori, les deux concepts ont le même objectif :
offrir une protection aux États. Néanmoins, les deux concepts s’opposent sur
leur finalité respective. En effet, le concept européen vise à s’appliquer pour

65. CJCE, 17 février 1993, Christian Poucet c. Assurances générales de France (AGF) et Caisse
mutuelle régionale du Languedoc-Roussillon (Camulrac), et Daniel Pistre c. Caisse autonome natio-
nale de compensation de l’assurance vieillesse des artisans (Cancava), (aff. C-159/91 et C-160/91),
Rec., p. I-637, pt 14 et s. : « la gestion des régimes visés dans les espèces au principal a été
conférée par la loi à des caisses de sécurité sociale dont l’activité est soumise au contrôle de
l’État, assuré notamment par le ministre chargé de la sécurité sociale, le ministre chargé du
budget et des organismes publics tels que l’Inspection générale des finances et l’Inspection
générale de la sécurité sociale. […] les caisses de maladie ou les organismes qui concourent
à la gestion du service public de la sécurité sociale remplissent une fonction de caractère
exclusivement social. Cette activité est, en effet, fondée sur le principe de la solidarité natio-
nale et dépourvue de tout but lucratif. Les prestations versées sont des prestations légales et
indépendantes du montant des cotisations. [D’où,] il s’ensuit que cette activité n’est pas une
activité économique. »
66. CJCE, 19 janvier 1994, SAT Fluggesellschaft mbH et Organisation européenne pour la sécu-
rité de la navigation aérienne (Eurocontrol) (C-364/92), Rec., p. I-43, pt 21 et s. : « D’après la
convention qui l’institue, Eurocontrol est une organisation internationale à vocation régio-
nale qui a pour objet de renforcer la coopération des États contractants dans le domaine de
la navigation aérienne et de développer les activités communes en ce domaine, en tenant
dûment compte des nécessités de la défense, tout en assurant à tous les usagers de l’espace
aérien le maximum de liberté avec le niveau de sécurité requis. […] l’activité opérationnelle
de contrôle de la navigation aérienne est […] limitée puisque ce n’est qu’à la demande des
États contractants qu’une telle activité peut être assurée par Eurocontrol [qui] assure ainsi,
pour le compte des États contractants, des missions d’intérêt général dont l’objet est de
contribuer au maintien et à l’amélioration de la sécurité de la navigation aérienne. »
e26 Sébastien Martin

l’ensemble des États membres, à la manière d’une matrice européenne propre à


pouvoir réceptionner des revendications étatiques, tandis que le concept natio-
nal tend à prendre en compte les caractéristiques essentielles, les éléments idio-
syncrasiques, de chaque État.
Au niveau du droit de l’Union européenne, l’inscription du concept d’iden-
tité nationale répond, selon Jean-Denis Mouton, à « une double fonction défen-
sive67 ». Pour l’auteur, le traité impose à l’Union de respecter cette identité des
États dans l’exercice de ses compétences et dans le contrôle des États membres.
L’étude des jurisprudences constitutionnelles laisse également apparaître cette
idée à l’égard du concept d’identité constitutionnelle. Cela apparaît particuliè-
rement prégnant en Allemagne en raison de l’existence de la clause d’éternité de
l’article 79 de la Loi fondamentale allemande. La Cour fédérale, interprétant
l’article 24 § 1, selon lequel « la Fédération peut transférer, par voie législative,
des droits de souveraineté à des institutions internationales », a jugé que cette
compétence « n’est cependant pas sans avoir des limites constitutionnelles.
Cette disposition n’autorise pas en effet à aliéner, par le biais de l’attribution de
droits souverains à des institutions interétatiques, l’identité de l’ordre constitu-
tionnel de la République fédérale d’Allemagne par une irruption dans ses élé-
ments fondamentaux, dans les structures qui le constituent68 ».
Identité nationale et identité constitutionnelle ont donc bien le même but,
mais c’est dans leurs finalités que les deux concepts divergent. Le concept euro-
péen vise à permettre au juge de l’Union de reconnaître les prétentions de tous
les États membres qui viseraient à limiter certains effets du droit de l’Union
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européenne. Le concept national sert à protéger les éléments idiosyncrasiques de

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chaque État parce qu’il s’agit, pour lui, de ce qui est le plus essentiel et qui le
singularise en tant qu’État. En conséquence, le concept d’identité nationale
s’avère commun à l’ensemble des États membres et peut être appliqué de
manière uniforme, alors que le concept d’identité constitutionnelle a un
contenu variable, propre à individualiser chaque État.
Pour bien comprendre la différence existant entre les deux concepts, il est
important de mettre en exergue les motifs qui sous-tendent le recours à chacun
d’eux.
Au niveau des États, la consécration par les juges constitutionnels de l’iden-
tité constitutionnelle « consiste précisément à isoler au sein du système consti-
tutionnel ce qui est indispensable à sa pérennité, notamment afin de résister
aux assauts des droits venus d’ailleurs69 ». Pour M.-C. Ponthoreau, « l’émer-
gence de “l’identité constitutionnelle de la France” dans la jurisprudence qui a
suivi la décision sur le traité établissant une constitution pour l’Europe dit
quelque chose de plus : à la logique intégratrice des traditions constitution-
nelles communes, répond une autre logique, cette fois-ci différentielle, qui ren-

67. J.-D. Mouton, « Vers la reconnaissance de droits fondamentaux aux États dans le sys-
tème communautaire ? », in Études en l’honneur de Jean-Claude Gautron – Les dynamiques du
droit européen en début de siècle, Paris, Pédone, 2004, p. 466 et s.
68. Cour constitutionnelle fédérale allemande, 22 octobre 1986, 2 BvR 197/83, E 73, 39,
op. cit.
69. E. Dubout, « “Les règles ou principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la
France” : une supra-constitutionnalité ? », op. cit.
L’identité de l’État dans l’Union européenne e27

voie aux principes fondamentaux propres à chaque ordre constitutionnel70 ». Les


juges constitutionnels cherchent donc à garder la maîtrise des éléments juri-
diques qui font l’essence de l’État et à s’assurer qu’ils ne seront pas remis en
cause par le droit de l’Union. Si besoin est, l’invocation de leur identité consti-
tutionnelle, face à des normes qui mettraient à mal les spécificités nationales,
devrait permettre au juge d’en assurer la protection.
Un tel point de vue ne peut être partagé au niveau de l’Union européenne,
avec le concept d’identité nationale. La Cour de justice, selon des jurisprudences
constantes, considère que la situation juridique particulière d’un État membre
ne peut justifier ni une sanction des règles de droit dérivé ni une violation du
droit de l’Union européenne. Pour le juge, « la validité [des actes de droit
dérivé] ne saurait être appréciée qu’en fonction du droit communautaire71 » car
« le droit né du traité, issu d’une source autonome, ne pourrait, en raison de sa
nature, se voir judiciairement opposer des règles de droit national quelles
qu’elles soient, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en
cause la base juridique de la Communauté elle-même72 ». De même, pour les
violations du droit de l’Union, les États ne peuvent justifier un quelconque man-
quement sur des normes juridiques nationales. Le juge de l’Union européenne a
estimé que « l’attribution, opérée par les États membres, à la communauté des
droits et pouvoirs correspondant aux dispositions du traité, entraîne, en effet,
une limitation définitive de leurs droits souverains, contre laquelle ne saurait
prévaloir l’invocation de dispositions de droit interne de quelque nature qu’elles
soient73 ». La justification de ces solutions repose sur l’idée que « le recours à des
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règles ou notions juridiques du droit national […] aurait pour effet de porter

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atteinte à l’unité et à l’efficacité du droit communautaire74 ».
Le concept national d’identité constitutionnelle repose donc sur une protec-
tion de normes juridiques idiosyncrasiques, ce qui n’est pas le cas pour le
concept européen d’identité nationale qui cherche à respecter les éléments
propres aux États tout en s’assurant de l’application uniforme du droit de
l’Union. Par exemple, lorsque la Cour de justice affirme que « l’Union respecte
l’identité nationale de ses États membres, dont fait aussi partie la forme répu-
blicaine de l’État75 », elle prend en considération la structure politique et
constitutionnelle d’un État, sans s’attacher à la forme républicaine ou monar-
chique du gouvernement. De la même manière, à l’égard du respect de la
langue, les autorités françaises voudront que le droit de l’Union ne porte pas
atteinte à la langue française, tandis que les juridictions de l’Union accepteront
de protéger de manière générale toutes les langues officielles de l’Union. Ce fai-
sant, les juges de l’Union européenne peuvent identifier des catégories com-
munes (« organisation institutionnelle », « langue officielle », etc.) dans les-
quelles pourront être intégrées les particularités étatiques.

70. M.-C. Ponthoreau, « Constitution européenne et identités constitutionnelles natio-


nales », op. cit.
71. CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, op. cit.
72. Ibid.
73. CJCE, 13 juillet 1972, Commission des Communautés européennes c. République italienne
(48/71), Rec., p. 529, pt 9.
74. CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, op. cit.
75. CJUE, 22 décembre 2010, Ilonka Sayn-Wittgenstein, op. cit., pt 92.
e28 Sébastien Martin

On doit toutefois relever que certaines questions pourraient être soulevées à


propos de l’idée de matrice commune, notamment à l’égard d’éléments relevant
de l’identité constitutionnelle qui seraient totalement absents chez certains
États membres. En effet, par exemple76, des juridictions nationales, notamment
la Cour constitutionnelle italienne, ont affirmé que leur constitution protège le
principe fondamental selon lequel l’accès aux emplois dans les organismes
publics s’effectue par concours, qui relève, par conséquent, de leur identité
constitutionnelle77. Le juge pourrait ici éprouver certaines difficultés pour
reconnaître un tel élément dans sa matrice78, à moins d’entendre très largement
le respect des composantes de l’identité nationale79, puisque tous les États
membres ne reconnaissent pas tous le concours comme une modalité privilégiée
de recrutement des emplois publics ayant une valeur fondamentale80.
En somme, il est possible de définir chacun des concepts de la manière sui-
vante. Le concept européen d’identité nationale rassemble des éléments, qui

76. La même question pourrait porter sur la question des langues minoritaires car, jus-
qu’à présent, la Cour de justice a estimé que « l’Union respecte également l’identité natio-
nale de ses États membres, dont fait aussi partie la protection de la langue officielle natio-
nale de l’État » (CJUE, 12 mai 2011, Runevi-Vardyn, op. cit., pt 86). Qu’en serait-il des
constitutions qui offrent des protections aux minorités ? Le juge de l’Union peut-il recon-
naître, au sein de l’identité nationale, un élément que certains juges estimeraient appartenir
à leur identité constitutionnelle, alors qu’il n’existe pas de pendant dans toutes les Consti-
tutions des États membres ? À cet égard, V. Bertile remarque que, partant de la même
diversité linguistique, l’Italie, l’Espagne et la France, qui consacrent toutes trois le principe
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d’unité et d’indivisibilité de l’État, ont réglé différemment la question de la place des

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langues minoritaires (cf. Langues régionales ou minoritaires et constitution : France, Espagne et Ita-
lie, Bruxelles, Bruylant, 2008, 516 p.).
77. Cf., notamment, M. Poiares Maduro, conclusions présentées le 20 septembre 2005
dans les affaires C-53/04 et C-180/04, op. cit., pt 41.
78. À plusieurs reprises, des questions préjudicielles ont été posées au juge de l’Union,
pour savoir si l’interdiction absolue de transformer des contrats de travail à durée détermi-
née en un contrat à durée indéterminée dans le secteur public constituait une incompatibi-
lité avec le droit de l’Union et si cet élément de l’identité constitutionnelle pouvait justifier
cette incompatibilité. La Cour de justice n’a, cependant, pas pris position car elle a jugé
qu’en l’état actuel du droit de l’Union, aucune disposition « n’édicte [d’]obligation générale
[…] de prévoir la transformation en un contrat à durée indéterminée des contrats de travail
à durée déterminée, pas plus qu’elle ne prescrit les conditions précises auxquelles il peut être
fait usage de ces derniers » (CJUE, Ord., 1er octobre 2010, Franco Affatato c. Azienda Sani-
taria Provinciale di Cosenza (aff. C 3/10), pt 38).
79. Dans l’affaire Affatato, le juge de l’Union en est arrivé à conclure que la disposition
du droit de l’Union litigieuse, « en tant que telle, n’est en rien susceptible d’affecter les
structures fondamentales politiques et constitutionnelles, ni les fonctions essentielles de
l’État membre concerné au sens de l’article 4, paragraphe 2, TUE » (CJUE, Ord., 1er octo-
bre 2010, Affatato, op. cit., pt 41).
80. « Dans les pays européens, la mise en œuvre [du principe de recruter des fonction-
naires de qualité] comporte notamment un système normalisé de recrutement par concours,
sauf pour des fonctions mineures et banales » (G. Braibant, « Existe-t-il un système euro-
péen de fonction publique ? », Revue française d’administration publique, 1993, n° 68, p. 611
et s.). Néanmoins, y compris en France, « même si le principe du recrutement par concours
est affirmé par la loi et constitue une garantie fondamentale des fonctionnaires, il n’est pas
doté d’une valeur constitutionnelle » (CC, 84-178 DC du 30 août 1984, Loi portant statut
du territoire de la Nouvelle-Calédonie et dépendances, cons. 10 : « aucune règle ou principe
de valeur constitutionnelle n’interdit au législateur de prévoir que les statuts particuliers de
certains corps de fonctionnaires pourront autoriser le recrutement d’agents sans concours »)
(F. Melleray, Droit de la fonction publique, Paris, Économica, coll. Corpus Droit public, 2005,
365 p., p. 248 et s.).
L’identité de l’État dans l’Union européenne e29

relèvent de la nature de l’État, pouvant être intégrés dans une matrice com-
mune adaptable à l’ensemble des États membres, sans bénéficier nécessairement
d’une garantie constitutionnelle. Le concept interne d’identité constitution-
nelle, quant à lui, s’entend comme l’ensemble des caractéristiques idiosyncra-
siques permettant d’individualiser un État et auxquelles le pouvoir constituant
a offert une garantie constitutionnelle. À ces deux définitions distinctes, il est
possible d’associer deux régimes juridiques différents.

B – DEUX CONCEPTS AUX RÉGIMES JURIDIQUES DIFFÉRENTS

Le concept d’identité nationale ou celui d’identité constitutionnelle ont


assurément des régimes juridiques différents. Qu’il s’agisse de leur origine ou
de leur valeur normative, rien ne permet de les confondre. Ainsi, l’identité
nationale s’inscrit dans le cadre juridique de l’Union européenne (1) tandis que
l’identité constitutionnelle reste cloisonnée dans celui des États membres (2).

1 – L’identité nationale dans le cadre juridique de l’Union européenne


La reconnaissance du concept d’identité nationale dans le droit originaire
n’est pas, à elle seule, suffisante. La preuve en est qu’il a longtemps été marqué
par son origine politique. V. Constantinesco soulignait que « les premiers com-
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mentateurs de [l’article F du traité sur l’Union européenne, devenu l’arti-

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cle 6 § 3 UE] insistaient sur la signification essentiellement politique d’une
telle déclaration, excluant a contrario une signification et une portée juri-
diques81 ». La valeur juridique est, d’ailleurs, encore parfois contestée puisque
le Tribunal de l’Union a estimé, dans un arrêt de 2010, constatant qu’il n’y
avait pas de violation de l’article 6 paragraphe 3, que cette disposition « se
limite à indiquer que l’Union respecte les identités nationales82 ».
En somme, la question de la détermination de la force contraignante du res-
pect dû à l’identité nationale des États membres reste posée83. En d’autres
termes, quelle est l’obligation, pour les institutions de l’Union, de ne pas por-
ter atteinte à l’identité nationale des États membres ? La problématique se situe
assurément dans un « entre-deux ». Trop forte, l’obligation nuirait à l’effet utile
du droit de l’Union mais trop légère, elle n’aurait pas grand sens, si ce n’est
celui d’une déclaration d’intention84.

81. V. Constantinesco, « La confrontation entre identité constitutionnelle européenne et


identités constitutionnelles nationales – Convergence ou contradiction ? Contrepoint ou
hiérarchie ? », in Mélanges en l’honneur de Philippe Manin : l’Union européenne : Union de droit,
Unions des droits, Paris, Pedone, 2010, p. 79 et s.
82. TUE, 13 septembre 2010, République italienne c. Commission européenne (T-166/07 et
T-285/07), pt 90.
83. Voir aussi B. de Witte, pour qui « le respect des Constitutions nationales ne peut être
une règle de droit contraignante pour les institutions communautaires ; il peut cependant
servir de principe d’action pour les institutions politiques et de principe d’interprétation
pour la Cour de justice » (cf. « Droit communautaire et valeurs constitutionnelles natio-
nales », Droits, 1991, n° 14, p. 87 et s.).
84. T. Daups, « Limites et virtualités du respect de l’identité nationale des États
membres par l’Union européenne », Les Petites Affiches, 11 avril 2005, n° 71, p. 7 et s.
e30 Sébastien Martin

La Cour de justice donne au concept d’identité nationale la valeur d’une


dérogation aux règles du droit de l’Union européenne, notamment à l’égard des
libertés inscrites dans les traités. Dans sa jurisprudence, l’identité nationale sert
donc de justification pour les ingérences des États membres. Par exemple, dans
l’arrêt Sayn-Wittgenstein, la Cour de justice a admis « que, dans le contexte de
l’histoire constitutionnelle autrichienne, la loi d’abolition de la noblesse, en
tant qu’élément de l’identité nationale, peut être prise en compte lors de la
mise en balance d’intérêts légitimes avec le droit de libre circulation des per-
sonnes reconnu par le droit de l’Union [et que] la justification invoquée par le
gouvernement autrichien par référence à la situation constitutionnelle autri-
chienne est à interpréter comme une invocation de l’ordre public85 ». Toutefois,
l’invocation de la dérogation n’est pas toujours efficace, si bien que le respect de
l’identité nationale n’est pas absolu. En effet, le juge de l’Union a refusé qu’un
tel moyen puisse justifier l’interdiction d’occuper certains emplois dans la fonc-
tion publique posée par un État aux ressortissants des autres États membres de
l’Union. Selon la Cour, « la sauvegarde de l’identité nationale ne saurait justi-
fier l’exclusion des ressortissants des autres États membres de l’ensemble des
emplois d’un secteur comme celui de l’enseignement, à l’exception de ceux qui
comportent effectivement une participation directe ou indirecte à l’exercice de
la puissance publique et aux fonctions ayant pour objet la sauvegarde des inté-
rêts généraux de l’État ou des autres collectivités publiques86 ». Dans son rai-
sonnement, la Cour de justice, analysant de manière classique la proportionna-
lité de la mesure, souligne que « si la sauvegarde de l’identité nationale des
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États membres constitue un but légitime respecté par l’ordre juridique com-

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munautaire, l’intérêt invoqué par [l’État membre] peut toutefois […] être uti-
lement préservé par d’autres moyens que l’exclusion, à titre général, des ressor-
tissants des autres États membres87 ». On notera que le juge a repris le même
raisonnement dans le contentieux relatif aux conditions de nationalités pour la
profession de notaire88.
Dès lors, alors que la finalité du concept aurait pu apparaître comme une
protection juridique pouvant être invoquée par les États membres à l’encontre
du droit de l’Union, il s’avère que l’absence de force contraignante met à mal
une telle interprétation. Au final, comme S. Platon l’a remarqué89, si l’exé-
gèse des dispositions sur l’identité nationale ouvre certaines perspectives quant
aux rapports entre respect de l’identité nationale et gouvernance de l’Union,

85. CJUE, 22 décembre 2010, Ilonka Sayn-Wittgenstein, op. cit., pts 83 et 84.
86. CJCE, 2 juillet 1996, Commission des Communautés européennes c. Grand-Duché de Luxem-
bourg, op. cit., pt 36.
87. Ibid., pt 35.
88. CJUE, 24 mai 2011, Commission européenne c. Grand-duché du Luxembourg (C-51/08),
pt 124 : « Si la sauvegarde de l’identité nationale des États membres constitue un but légi-
time respecté par l’ordre juridique de l’Union, ainsi que le reconnaît d’ailleurs l’article 4,
paragraphe 2, TUE, l’intérêt invoqué par le Grand-duché peut toutefois être utilement pré-
servé par d’autres moyens que l’exclusion, à titre général, des ressortissants des autres États
membres. »
89. S. Platon, « Respect de l’identité nationale des États membres : frein ou recomposi-
tion de la gouvernance ? », in F. Chaltiel & P.-Y. Monjal, L’Union européenne et ses États
membres après le traité de Lisbonne : quelle place et quel rôle dévolus aux États et pour quelle Union ?,
colloque au Sénat, 25 novembre 2011.
L’identité de l’État dans l’Union européenne e31

ces perspectives sont encore assez loin d’être réellement confirmées par la
jurisprudence.

2 – L’identité constitutionnelle dans le cadre juridique des États membres


Les juridictions constitutionnelles ont été amenées à faire référence à l’iden-
tité constitutionnelle dans différentes situations. Le concept a, en effet, pu être
utilisé pour examiner les dispositions du droit de l’Union européenne dans le
cadre du contrôle des normes européennes de droit originaire et dans celui effec-
tué à l’égard des actes de droit dérivé.
Dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois de ratification des
engagements internationaux, le juge constitutionnel a pu faire référence à
l’identité constitutionnelle pour s’assurer de la compatibilité du droit originaire
de l’Union européenne avec les normes constitutionnelles. Lors de l’examen du
traité de Lisbonne90, la Cour constitutionnelle allemande a clairement affirmé
que « l’Union européenne ne doit pas s’emparer de la compétence de sa compé-
tence ou violer l’identité constitutionnelle91 ». À cet égard, elle reconnaît
qu’« il est constitutionnellement nécessaire de ne pas convenir dans le traité des
habilitations générales ou, si elles peuvent encore être interprétées de manière à
ce que la responsabilité nationale d’intégration soit préservée, de prévoir des
mécanismes au niveau interne qui garantissent l’exercice de cette responsabi-
lité ». En somme, il lui revient de « [veiller] à ce que le noyau intangible de
l’identité constitutionnelle de la Loi fondamentale soit respecté92 » afin de s’as-
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surer, en tout temps, que les compétences qui sont déléguées à l’Union euro-

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péenne ne portent pas atteinte aux exigences constitutionnelles sauf à remettre
en cause la participation de l’Allemagne.
Dans la droite ligne de ce raisonnement, le juge constitutionnel allemand a
estimé nécessaire qu’un contrôle soit organisé « afin de garantir que soit res-
pectée l’obligation des organes allemands de ne pas appliquer des actes de
l’Union qui transgressent ses compétences ou qui enfreignent l’identité consti-
tutionnelle93 ». En définitive, cela signifie que le concept peut encore être uti-
lisé dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois, plus précisément
pour l’examen des lois de transposition des normes de l’Union européenne. Ce
besoin de contrôle des actes pris en application des traités relatifs au droit de
l’Union est partagé par plusieurs juges constitutionnels. Ainsi, après avoir
reconnu que la transposition des directives européennes est, pour les autorités
nationales, une obligation constitutionnelle94, le Conseil constitutionnel estime

90. Cour constitutionnelle fédérale allemande, arrêt du 30 juin 2009, 2e chambre, Zwei-
ter Senat. Constitutionnalité du traité de Lisbonne (2 BvE 2/08 e.a.) ; note et traduction
K. M. Bauer, Revue trimestrielle de droit européen, 2009, p. 799 et s.
91. Ibid., § 239.
92. Ibid., § 240.
93. Ibid., § 241.
94. Cf. CC, 2004-496 DC du 10 juin 2004, op. cit. : « la transposition en droit interne
d’une directive communautaire résulte d’une exigence constitutionnelle. »
95. Cf. CC, 2006-540 DC du 27 juillet 2006, op. cit. : « la transposition d’une directive
ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitution-
nelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti. »
e32 Sébastien Martin

qu’il ne lui revient pas de contrôler ces lois de transposition, sauf à ce que ces
dernières ne respectent pas l’identité constitutionnelle de la France95. Dans de
telles conditions, la reconnaissance par le juge, dans une disposition législative,
d’une mesure tendant à contrevenir à un élément appartenant à l’identité
constitutionnelle, lui permettrait de déclarer non conforme à la Constitution la
loi de transposition et partant remettrait en cause l’application du droit de
l’Union ainsi que le principe de primauté.
L’intérêt du concept d’identité constitutionnelle apparaît donc très impor-
tant dans le cadre du contrôle de constitutionnalité96, même si, pour l’heure, les
juridictions constitutionnelles n’ont pas constaté d’incompatibilité entre la
Constitution et le droit de l’Union et n’ont prononcé que des décisions de
conformité. La référence à l’identité constitutionnelle, dans le cadre de ces
contrôles de constitutionnalité, correspond à une réserve d’interprétation97. La
technique de la réserve en droit constitutionnel correspond à « la déclaration de
conformité sous réserve [qui] permet au Conseil constitutionnel de délivrer un
brevet de constitutionnalité à la loi contrôlée sans pour autant lui donner tota-
lement quitus, puisque sa conformité à la Constitution n’est admise que sous
réserve qu’elle revête, dans son application, l’interprétation qu’en a faite le juge
constitutionnel98 ». Cette pratique est aujourd’hui très courante, si bien que les
réserves d’interprétations des lois se retrouvent dans la plupart des jurispru-
dences des Cours constitutionnelles européennes99. Comme l’a démontré T. Di
Manno, grâce à la réserve, « le juge constitutionnel évite de prononcer une
annulation pure et simple de la loi en tant qu’acte. Mais si celle-ci reste for-
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mellement intacte, sa substance normative a été, pour reprendre un terme ita-

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lien approprié, “manipulé”, pour satisfaire aux exigences constitutionnelles100 ».
Au-delà de la seule déclaration de conformité, et par conséquent de l’évite-
ment de la non-application du droit de l’Union, le recours à la technique de la
réserve interprétative implique d’autres effets non négligeables. En France, par

96. On remarquera toutefois une différence entre les juridictions constitutionnelles. Le


Conseil constitutionnel, dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des engagements
internationaux, ne fait pas référence au concept d’identité constitutionnelle. Cela s’explique,
non seulement en raison des différences entre les contrôles, mais aussi par les conséquences
qui s’attachent à la décision prise par le Conseil constitutionnel. Dans le cas français, le
contrôle du juge ne porte pas sur une loi nationale de transposition mais sur l’accord inter-
national lui-même, dans le cadre d’un contrôle abstrait et a priori. Dès lors, la reconnaissance
d’une incompatibilité entre le traité et la Constitution, ayant lieu avant l’entrée en vigueur
de l’acte international, offre la possibilité aux autorités nationales de reprendre les négocia-
tions internationales ou de modifier la Constitution, afin de supprimer toute contradiction
entre les deux normes.
97. La Cour constitutionnelle allemande exprime, d’ailleurs, cette idée de manière très
claire : « Étant donné que la loi portant approbation du traité de Lisbonne n’est compatible
avec la Loi fondamentale que sous les réserves énoncées » (Cour constitutionnelle fédérale
allemande, arrêt du 30 juin 2009, 2e chambre, Zweiter Senat, Constitutionnalité du traité
de Lisbonne (2 BvE 2/08 e.a.) ; note et traduction K. M. Bauer, op. cit.).
98. T. Di Manno, Le Juge constitutionnel et la technique des décisions « interprétatives » en
France et en Italie, Paris, Aix-en-Provence, Économica-PUAM, 1997, 617 p.
99. Voir, par exemple, Cour constitutionnelle fédérale allemande, Ordonnance, 4 octo-
bre 2011, op. cit.
100. T. Di Manno, Le Juge constitutionnel et la technique des décisions « interprétatives » en
France et en Italie, op. cit.
L’identité de l’État dans l’Union européenne e33

exemple, en vertu de l’article 62 de la Constitution101, la déclaration de confor-


mité sous réserve du juge « intéresse alors au premier chef le législateur qui voit
sa volonté déchiffrée et interprétée par le juge constitutionnel. Mais il adopte
en même temps un comportement directif en s’adressant implicitement aux
autorités infra-législatives auxquelles il indique les conditions conformes à la
Constitution qu’elles devront observer pour appliquer le texte. Son geste inté-
resse alors, en dernière analyse, le juge ordinaire auquel il incombe de sanction-
ner, en interprétant la loi, la conduite des personnes et des autorités qui entrent
en conflit au moment de son application102 ». Dans la mesure où la jurispru-
dence du Conseil constitutionnel affirme « que l’autorité des décisions visées
par cette disposition s’attache non seulement à leur dispositif mais aussi aux
motifs qui en sont le soutien nécessaire et en constituent le fondement
même103 », cette réserve d’interprétation oblige l’ensemble des autorités natio-
nales à s’assurer autant que faire se peut que l’application de la norme de trans-
position ne contrevient pas à l’identité constitutionnelle, et, si besoin est, de
laisser inappliqué le droit de l’Union européenne.
La contrainte juridique du concept national d’identité constitutionnelle est
donc très importante. Même si la mise en œuvre de la réserve peut apparaître
virtuelle, ce concept a tout de même été avancé avec l’objectif de pouvoir
mettre en échec l’application du droit de l’Union, quand bien même cela s’avé-
rerait contraire au principe de primauté. Ces jurisprudences présentent un autre
écueil. Au regard des particularités du droit de l’Union, les réserves formulées
à l’occasion des contrôles de constitutionnalité par les juges nationaux s’adres-
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sent dans un certain sens, non pas seulement aux autorités nationales, mais éga-

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lement aux autorités de l’Union et en particulier à son juge. Or, au titre de l’ar-
ticle 267 du TFUE104, la Cour de justice est le seul interprète authentique du
droit de l’Union. Dès lors, en prononçant ces réserves, les juges nationaux
outrepassent leur compétence juridictionnelle.
Tout cela démontre bien la distinction des deux concepts. Quand bien
même possèdent-ils un champ matériel partiellement commun, les concepts
d’identité nationale et d’identité constitutionnelle ne se confondent pas. Néan-
moins, en raison de leur proximité, le recours à ces différents concepts, que ce
soit par le juge de l’Union ou par les juges constitutionnels des États membres,
n’est pas sans intérêt, notamment parce que chaque juridiction a pris acte du
concept développé par l’autre, comme si une forme de dialogue s’était instaurée
entre elles.

101. Article 62 de la Constitution française : « Une disposition déclarée inconstitution-


nelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. […]
Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’impo-
sent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles. »
102. A. Viala, Les Réserves d’interprétation dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel,
Paris, LGDJ, 1999, 318 p.
103. Cf., par exemple, CC, 92-312 DC du 2 septembre 1992, « Traité sur l’Union euro-
péenne ».
104. Article 267 du TFUE : « La Cour de justice de l’Union européenne est compétente
pour statuer, à titre préjudiciel sur l’interprétation des traités, sur la validité et l’interpréta-
tion des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l’Union. »
e34 Sébastien Martin

II – POUR UNE CONCILIATION JURISPRUDENTIELLE


DES CONCEPTS D’« IDENTITÉ NATIONALE »
ET D’« IDENTITÉ CONSTITUTIONNELLE »

Dans quelles mesures les juges constitutionnels accueillent-ils le concept


européen d’identité nationale et, inversement, le juge de l’Union intègre-t-il le
concept national d’identité constitutionnelle ? Jusqu’à présent nous avons vu
comment chaque ordre juridique considérait « son » concept. La question qui
est ici posée tend à s’interroger sur les effets juridiques, dans l’autre ordre juri-
dique, que les concepts relatifs à l’identité des États peuvent avoir. En effet,
bien loin de garder chaque jurisprudence hermétiquement close aux autres,
toutes les juridictions sont attentives aux évolutions qui se produisent
ailleurs105. Eu égard à la proximité des ordres juridiques106 et des concepts, les
juridictions de l’Union tout comme les juridictions constitutionnelles des États
membres se sont montrées particulièrement intéressées par l’existence d’un
concept tenant à la question de l’identité d’un État dans l’autre ordre juridique.
Elles y ont donc fait référence. Cette réception des concepts par chacun des
juges a permis de mettre en perspective leurs positions respectives (A) et, ainsi,
ce faisant, servir d’instruments favorisant le dialogue des juges (B).
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105. À cet égard, on peut renvoyer aux travaux de Mireille Delmas-Marty sur la notion
de pluralisme juridique. Pour l’auteur, il existe « de multiples interactions (judiciaires et
normatives, spontanées et imposées, directes et indirectes) entre des systèmes, ou plus lar-
gement des ensembles juridiques (nationaux ou internationaux), que l’histoire avait séparés.
Pour tenir compte de l’instabilité actuelle, la méthode proposée privilégie l’approche dyna-
mique sur l’approche statique et présente les principaux processus d’interaction par degré de
hiérarchisation croissante : de la coordination, par entrecroisements horizontaux, à l’unifica-
tion imposée verticalement par transplantation ou par hybridation, en passant par l’harmo-
nisation qui implique le rapprochement mais sans prétendre à l’uniformité » (cf. « Le Plu-
ralisme ordonné et les interactions entre ensembles juridiques », D., 2006, n° 14, p. 951 et
s.). Voir également Le pluralisme ordonné, Paris, Éd. du Seuil, 2006, 303 p. ; « Du dia-
logue à la montée en puissance des juges », in Le Dialogue des juges : mélanges en l’honneur du
président Bruno Genevois, Paris, Dalloz, 2009, 1 166 p., p. 305 et s. ; « Pluralisme et tradi-
tions nationales », in Quelle Europe pour les droits de l’homme ?, Bruylant, 1996, p. 81 et s. ;
« Le Phénomène de l’harmonisation, l’expérience contemporaine », L’harmonisation du
droit des contrats, Économica, 2000, p. 18 et s. ; « Mondialisation et Internationalisation
des tribunaux », in Apprendre à douter, Mélanges Lombois, Limoges, PULIM, 2004, p. 783 et
s. ; « Plurijuridisme et Mondialisation : vers un pluralisme ordonné », in J.-L. Bergel (dir.),
Le plurijuridisme, Actes du VIIIe Congrès de l’Association internationale de méthodologie
juridique (Aix-en-Provence, 4-6 septembre 2003), Presses Universitaires d’Aix-Marseille,
2005, p. et s. ; « La mondialisation du droit : chances et risques », D., 1999, chr. 43.
106. Cf. CJCE, 15 juillet 1964, Costa, op. cit. : « à la différence des traités internationaux
ordinaires, le traité de la CEE a institué un ordre juridique propre intégré au système juri-
dique des États membres […] et qui s’impose à leur juridiction. En instituant une Com-
munauté de durée illimitée, dotée d’institutions propres, de la personnalité, de la capacité
juridique, d’une capacité de représentation internationale et plus particulièrement de pou-
voirs réels issus d’une limitation de compétence ou d’un transfert d’attributions des États à
la Communauté, ceux-ci ont limité leurs droits souverains et ont créé ainsi un corps de droit
applicable à leurs ressortissants et à eux-mêmes. »
L’identité de l’État dans l’Union européenne e35

A – LA RÉCEPTION DES CONCEPTS PAR CHAQUE JURIDICTION

Dans la mesure où les concepts ici étudiés ont pour objectif d’assurer une
certaine protection des États, sans pour autant avoir le même périmètre ni les
mêmes finalités, différentes situations doivent être distinguées. Tout d’abord, il
y a la réception dans le champ du droit national du concept européen. Celle-ci
n’a posé aucune difficulté. Le concept est même repris par les juridictions
constitutionnelles nationales pour admettre la conformité aux constitutions
nationales des traités relatifs à l’Union européenne107 (1). Ensuite, on trouve
l’admission du concept national par les juridictions de l’Union européenne.
Cette situation s’avère plus problématique. Comme le souligne O. Dubos, « la
primauté du droit de l’Union européenne ne diffère pas du principe de la pri-
mauté du droit international, c’est une règle d’inopposabilité des normes natio-
nales contraires à une obligation découlant du droit de l’Union européenne108 ».
Partant, l’acceptation en droit de l’Union d’une notion d’identité constitution-
nelle pouvant empêcher l’application du droit de l’Union européenne crée de
sérieuses difficultés (2).

1 – La réception aisée du concept européen


par les juridictions constitutionnelles nationales
Les juridictions constitutionnelles des États membres ont accueilli de
manière très favorable l’inscription dans le traité du concept européen d’identité
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nationale.
Dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des engagements interna-
tionaux, le juge constitutionnel a fait référence à l’identité nationale pour s’as-
surer de la compatibilité du droit originaire de l’Union avec les normes consti-
tutionnelles. Lors de l’examen du traité établissant une constitution pour
l’Europe109, le Conseil constitutionnel a construit tout un raisonnement pour
apprécier la conformité au regard de la Constitution française. En prenant en
considération l’inscription dans le traité du principe d’attribution des compé-
tences et du respect de l’identité des États membres, le juge constitutionnel
estime que l’instauration d’une organisation unique en lieu et place des institu-
tions créées par les traités antérieurs, n’implique pas de réviser la Consti-
tution110. La Cour constitutionnelle allemande a suivi un raisonnement assez
similaire lors de l’examen du traité de Lisbonne. Pour elle, « le principe d’at-
tribution limitée des compétences est ainsi non seulement un principe du droit
européen, mais reprend – tout comme l’obligation de l’Union européenne de
respecter l’identité nationale – des principes constitutionnels d’États membres.
Le principe du droit européen d’attribution limitée des compétences et l’obli-
gation, d’après le droit européen, de respect d’identité sont à cet égard des

107. Cf., par exemple, CC, 2004-505 DC du 19 novembre 2004, op. cit., ou Cour consti-
tutionnelle fédérale allemande, arrêt du 30 juin 2009, op. cit.
108. O. Dubos, « Inconciliable Primauté – l’identité nationale : sonderweg et self-restraint
au service du pouvoir des juges ? », op. cit.
109. CC, 2004-505 DC du 19 novembre 2004, op. cit.
110. Ibid., cons. 12 & 13.
e36 Sébastien Martin

expressions contractuelles du fondement du pouvoir de l’Union dans les consti-


tutions des États membres111 ». Comme elle l’affirme elle-même, « le corollaire
de l’identité constitutionnelle inaliénable et résistant ainsi à l’intégration est
l’obligation, d’après le droit européen, de respecter le pouvoir constituant des
États membres comme les maîtres des traités112 ».
L’identité, dans cette hypothèse, apparaît donc comme un moyen juridique
justifiant, pour le juge constitutionnel, l’absence d’atteinte à la souverai-
neté113. C’est pourquoi le concept européen a été si bien reçu dans la jurispru-
dence constitutionnelle nationale. Cependant, on peut se demander s’il n’y a pas
eu de la part des juges un certain travestissement du concept européen, afin que
celui-ci corresponde à la conception qu’ils pouvaient eux-mêmes s’en faire.
D’ailleurs, si l’on reprend le raisonnement suivi par le Conseil constitutionnel,
il apparaît que l’existence de l’identité nationale a été interprétée comme n’im-
pliquant pas « que la Constitution française cesse, dans l’ordre juridique
interne, de se situer au sommet de la hiérarchie des normes ni que les normes
énoncées par le traité accèdent à un rang supra-constitutionnel en droit fran-
çais114 », ce qui lui a permis de conclure que « la primauté du droit de l’Union
restait inopposable, dans l’ordre juridique interne, aux dispositions spécifiques
de la Constitution française, c’est-à-dire celles “inhérentes à ses structures
constitutionnelles et politiques fondamentales”115 ». Dans le même sens,
P. Cassia, se référant à l’inscription de l’identité nationale dans le droit origi-
naire, a pu « estimer que sera inopérante la jurisprudence de la Cour de justice
des Communautés européennes selon laquelle un État membre ne peut exciper
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de difficultés d’ordre constitutionnel pour justifier un manquement au droit

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de l’Union ; il ne sera plus possible d’écrire demain que “la structure constitu-
tionnelle propre de chaque État membre ne peut constituer un obstacle à
l’application uniforme dans toute la Communauté de ce droit commun que
constitue le droit communautaire”116 ». Or, comme l’a souligné O. Dubos,
« c’était une interprétation du traité établissant une Constitution pour l’Europe
dont on peut douter qu’elle aurait pu être confirmée par la Cour de justice
[puisque], bien évidemment jamais la Cour de justice n’avait admis qu’un État
puisse se prévaloir de son identité nationale pour méconnaître le principe de
primauté117 ».

111. Cour constitutionnelle fédérale allemande, arrêt du 30 juin 2009, 2e chambre,


Zweiter Senat. Constitutionnalité du traité de Lisbonne (2 BvE 2/08 e.a.) ; note et traduc-
tion K. M. Bauer (§ 234).
112. Ibid., § 235.
113. « Parce que la garantie, de ce qui constitue l’essence même des États, est désormais
inscrite dans les traités européens, le système repose bien sur le respect de leur souveraineté
matérielle ou substantielle. » Voir F. Fines, « Souveraineté étatique et primauté euro-
péenne », op. cit.
114. J.-E. Schoettl, « Primauté du droit communautaire : l’approche du Conseil consti-
tutionnel », in CE, L’administration française et l’Union européenne, Rapport public pour
2007, Paris, la Documentation française, coll. Études & Documents, n° 58, 2007, 427 p.,
p. 379 et s.
115. Ibid.
116. P. Cassia, « L’article I-6 du traité établissant une Constitution pour l’Europe et la
hiérarchie des normes », Europe, n° 12, 2004, Étude 12.
117. O. Dubos, « Inconciliable Primauté – l’identité nationale : sonderweg et self-restraint
au service du pouvoir des juges ? », op. cit.
L’identité de l’État dans l’Union européenne e37

La réception du concept national par le juge de l’Union européenne s’est


révélée plus complexe.

2 – La réception plus complexe du concept national


par le juge de l’Union européenne
L’identité constitutionnelle représente des éléments essentiels permettant
d’individualiser un État et auxquelles le pouvoir constituant a offert une garan-
tie constitutionnelle. Il s’agit donc de caractéristiques fondamentales auxquelles
aucune autorité ne peut porter préjudice. Dès lors, en vertu des jurisprudences
constitutionnelles, les autorités publiques nationales doivent laisser inappli-
quées toutes les normes qui iraient à l’encontre de l’identité constitutionnelle.
L’utilisation par celles-ci du concept d’identité constitutionnelle peut donc
constituer un manquement118 dans la mesure où il conduit à ne pas appliquer
les actes juridiques de l’Union et ce d’autant plus que l’invocation du concept
d’identité national, comme moyen de défense, ne permet pas, par principe, à
l’État d’échapper à la sanction119. Comme le résume G. Marti, « La primauté n’a
ainsi pas disparu de l’arsenal des outils à disposition de la Cour, arsenal qui s’est
par ailleurs renforcé avec la consécration par la Cour de la possibilité pour un
État de voir sa responsabilité mise en jeu ou d’être condamné en manquement,
alors même que la violation du droit de l’Union émanerait de l’une de ses juri-
dictions. De même la prise en compte croissante d’arguments tirés du droit
constitutionnel des États n’autorise pas les États à déroger unilatéralement aux
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règles prises par les institutions120 ».

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À titre d’exemple, le juge de l’Union européenne a condamné pour man-
quement le Luxembourg121 alors qu’il avançait la justification selon laquelle « la
condition de nationalité à laquelle l’accès à la profession de notaire [était]
subordonné à la protection de l’identité constitutionnelle du Grand-Duché122 ».
Pour la Cour de justice, l’État membre a manqué à ses obligations qui lui
incombent en vertu du droit de l’Union. En effet, « l’intérêt invoqué par le
Grand-Duché peut toutefois être utilement préservé par d’autres moyens que
l’exclusion, à titre général, des ressortissants des autres États membres123 ».
Néanmoins, la position du juge de l’Union à l’égard de cette problématique
n’est pas figée, bien au contraire. S’il venait à montrer un désintérêt total aux
éléments relevant de l’identité constitutionnelle, cela constituerait, à n’en pas
douter, un problème pour l’intégration des États membres concernés. Dès lors,
on peut remarquer, à travers sa jurisprudence, que la Cour de justice n’est pas
restée totalement sourde à l’ensemble des revendications étatiques.

118. Cf. les articles 258 à 260 compris du TFUE.


119. Cf. supra, 1) B du I.
120. G. Marti, « Le statut contentieux du droit constitutionnel devant la Cour de justice
de l’Union européenne », VIIIe Congrès de l’AFDC, Nancy, 16, 17 et 18 juin 2011.
121. CJUE, 24 mai 2011, Commission européenne c. Grand-duché du Luxembourg, op. cit.
122. M. P. Cruz Villalón conclusions présentées le 14 septembre 2010 dans l’affaire
51/08, Commission européenne c. Grand-duché du Luxembourg, pt 141.
123. CJUE, 24 mai 2011, Commission européenne c. Grand-duché du Luxembourg, op. cit.,
pt 124.
e38 Sébastien Martin

Aussi, la Cour a eu l’occasion d’intégrer certains éléments appartenant à


l’identité constitutionnelle dans son propre concept d’identité nationale. C’est
notamment ce que l’on peut constater dans l’arrêt Runevi-Vardyn. Après avoir
noté que « le gouvernement lituanien souligne, en particulier, que la langue
lituanienne constitue une valeur constitutionnelle qui préserve l’identité de la
nation, contribue à l’intégration des citoyens, assure l’expression de la souverai-
neté nationale, l’indivisibilité de l’État, ainsi que le bon fonctionnement des
services de l’État et des collectivités territoriales124 », le juge relève qu’« aux
termes de l’article 3 § 3, al. 4, du TUE ainsi que de l’article 22 de la charte des
droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Union respecte la richesse de sa
diversité culturelle et linguistique. Conformément à l’article 4 § 2 du TUE,
l’Union respecte également l’identité nationale de ses États membres, dont fait
aussi partie la protection de la langue officielle nationale de l’État125 ». Il en
conclut que la « réglementation nationale telle que celle en cause au principal,
visant à protéger la langue officielle nationale par l’imposition des règles de
graphie prévues par cette langue, constitue, en principe, un objectif légitime
susceptible de justifier des restrictions aux droits de libre circulation et de
séjour prévus à l’article 21 du TFUE et peut être prise en compte lors de la mise
en balance d’intérêts légitimes avec lesdits droits reconnus par le droit de
l’Union126 ». À cet égard, il faut remarquer qu’« avant même l’apparition de
l’identité nationale dans la jurisprudence de la Cour de justice, les exigences
constitutionnelles des États ont pu être intégrées dans les compétences réservées
aux États membres, tout spécialement dans le droit du marché intérieur. En
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effet, le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, comme naguère le

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traité de Rome, contient, pour chacune des quatre grandes libertés, des excep-
tions fondées notamment sur l’ordre public127 ».
De manière plus importante encore, la Cour de justice a fait œuvre de juris-
prudence pour répondre à une exigence constitutionnelle particulièrement pré-
gnante pour certains États membres. En effet, à partir de son arrêt Internationale
Handelsgesellschaft, le juge de l’Union, tout en considérant que « l’invocation
d’atteintes portées, soit aux droits fondamentaux tels qu’ils sont formulés par la
constitution d’un État membre, soit aux principes d’une structure constitution-
nelle nationale, ne saurait affecter la validité d’un acte de la communauté ou son
effet sur le territoire de cet État128 », affirme que « le respect des droits fonda-
mentaux fait partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour de
justice assure le respect129 ». Comme l’a mis en exergue D. Ritleng, « la prise
en charge par la Cour de justice d’une protection communautaire des droits fon-
damentaux au moyen de la technique des principes généraux du droit consti-
tuait une réponse directe aux menaces de remise en cause de la primauté du
droit communautaire agitées par les cours constitutionnelles nationales et justi-

124. CJUE, 12 mai 2011, Runevi-Vardyn, op. cit., pt 84.


125. Ibid., pt 86.
126. Ibid., pt 87.
127. O. Dubos, « Inconciliable Primauté – l’identité nationale : sonderweg et self-restraint
au service du pouvoir des juges ? », op. cit.
128. CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, op. cit., pt 3.
129. Ibid., pt 4.
L’identité de l’État dans l’Union européenne e39

fiées par le souci de garantir ces éléments caractéristiques de leurs identités


constitutionnelles, y compris dans le champ des compétences transférées130 ».
Ainsi, même si la Cour de justice garde toujours la possibilité de sanction-
ner un État membre pour manquement lorsqu’il refuse, au nom du respect de
l’identité constitutionnelle, d’appliquer le droit de l’Union, la jurisprudence de
l’Union laisse apparaître que le juge a toujours pris en considération les élé-
ments d’identité constitutionnelle avancés par les États pour choisir entre la
sanction et la reconnaissance d’une dérogation.
Dans tous les cas, et malgré les difficultés pouvant naître de la réception des
concepts par chaque juridiction, ces concepts d’identité constitutionnelle et
d’identité nationale constituent peut-être les instruments d’une autre politique
jurisprudentielle. En disposant de concepts si proches, les juges de l’Union et
des États membres ont des éléments essentiels pour assurer un véritable dia-
logue des juges.

B – LES CONCEPTS D’IDENTITÉ NATIONALE


ET D’IDENTITÉ CONSTITUTIONNELLE
COMME ÉLÉMENTS DÉTERMINANTS DU DIALOGUE DES JUGES

En faisant référence à un concept développé par une autre juridiction, n’im-


porte quel juge indique qu’il tient compte de l’application de ce concept
« étranger » et de l’interprétation jurisprudentielle qui en est faite131. Dans le
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cadre de l’Union, il existe des mécanismes de coopération juridictionnelle qui
cherchent à développer ce que l’on nomme « le dialogue des juges132 ». De
manière quelque peu paradoxale, tout en n’utilisant pas nécessairement ces
mécanismes, les juges constitutionnels, ont tout de même établi un certain dia-
logue avec le juge de l’Union grâce aux concepts relatifs à l’identité des États.
Ainsi, avant d’étudier les éléments du dialogue s’établissant entre les juridic-
tions constitutionnelles nationales et les juridictions de l’Union européenne (2),
il est nécessaire de mettre en perspective comment elles ont dépassé la faiblesse
de l’absence d’un dialogue institutionnalisé (1).

1 – Un dialogue non formalisé


Dans ses conclusions dans l’affaire Cohn-Bendit133, B. Genevois expliquait
« à l’échelon de la Communauté européenne, il ne doit y avoir ni gouvernement
des juges ni guerre des juges. Il doit y avoir place pour le dialogue des

130. D. Rtileng, « De l’utilité du principe de primauté », op. cit.


131. Les rapports entre les juges de l’Union et les juridictions constitutionnelles des États
membres auraient pu être plus complexes. En effet, « le dialogue est ce qui remplace la
guerre (qu’il l’évite ou qu’il la termine) et fait l’économie de la soumission (on doit parve-
nir à un accord, plus ou moins négocié, sur une position de compromis). La question reste
entière de savoir si un tel dialogue est réellement possible lorsqu’il existe une relation de
pouvoir ». P. Wachsmann, « Le Dialogue au lieu de la guerre », in Le Dialogue des juges :
mélanges en l’honneur du président Bruno Genevois, op. cit., p. 1121 et s.
132. B. Genevois, Conclusions sous l’arrêt d’assemblée du 20 décembre 1978, Ministre de
l’Intérieur c. Cohn-Bendit, Dalloz, 1979, p. 155 et s.
133. CE, Ass., 20 décembre 1978, Ministre de l’Intérieur c. Cohn-Bendit, Rec. 524.
e40 Sébastien Martin

juges134 ». Notion construite autour du mécanisme de la question préjudi-


cielle135, celle-ci a d’abord été utilisée pour décrire les rapports s’établissant
entre la Cour de justice et les juridictions ordinaires des États membres dans le
cadre d’une procédure qui a pu apparaître, a priori, comme un frein136 avant de
se révéler en être « le moteur137 ».
Par la suite, cette idée de dialogue s’est étendue à de nombreux rapports
entre juridictions138. Toutefois, il semble que le dialogue n’ait jamais caractérisé
les rapports entre les juridictions constitutionnelles et les juridictions de
l’Union. Comme le soulignait le juge de la Cour de justice, J.-P. Puissochet,
« hormis les cours constitutionnelles belge et autrichienne, les juges constitu-
tionnels des États membres n’ont, à ce jour, pas formé de renvoi préjudiciel
devant la Cour de justice139 ». Pour le Conseil constitutionnel, « il n’y a aucun
dialogue […] avec la Cour de justice des communautés européennes, même en
cherchant bien. Nous n’avons jamais utilisé le recours préjudiciel, compte tenu

134. B. Genevois, Conclusions sous l’arrêt d’assemblée du 20 décembre 1978, op. cit.
135. Article 267 TFUE (ex-article 234 TCE) : « La Cour de justice de l’Union euro-
péenne est compétente pour statuer, à titre préjudiciel : a) sur l’interprétation des traités, b)
sur la validité et l’interprétation des actes pris par les institutions, organes ou organismes de
l’Union. Lorsqu’une telle question est soulevée devant une juridiction d’un des États
membres, cette juridiction peut, si elle estime qu’une décision sur ce point est nécessaire
pour rendre son jugement, demander à la Cour de statuer sur cette question. Lorsqu’une
telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont
les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juri-
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diction est tenue de saisir la Cour. »

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136. L. Burgorgue-Larsen, « De l’Internationalisation du dialogue des juges (missive doc-
trinale à l’attention de Bruno Genevois) », in Le Dialogue des juges : mélanges en l’honneur du
président Bruno Genevois, op. cit., p. 95 et s., : « En théorie, l’obligation de renvoi exclut le
dialogue qui est un moment où se manifeste immanquablement une part de liberté propre
à l’échange d’arguments. Or obliger, c’est autoritaire ; obliger, c’est contraindre. L’impéra-
tivité éradique, a priori, le libre arbitre. Et pourtant, même dans le cadre de cette figure pro-
cédurale où aucune place ne permettait en apparence la discussion, un échange de vues s’est
noué. »
137. J.-Y. Chérot, « Le Droit dans un ordre juridique faiblement ordonné – Le cas de
l’Union européenne », in Le Dialogue des juges : mélanges en l’honneur du président Bruno Gene-
vois, op. cit., p. 175 et s., : « La jurisprudence dite de la primauté pouvait être et […] elle a
été le moteur d’une conception du droit de l’Union marquée par l’échange, la comparaison
des droits, la promotion des juridictions nationales et une attention toute particulière aux
raisonnements des cours nationales, lesquelles ont joué d’ailleurs souvent par les proposi-
tions faites dans leurs questions préjudicielles un rôle dans la construction interprétative de
la Cour de justice. »
138. Pour de plus amples analyses sur les différentes conceptions du dialogue des juges,
voir, notamment, F. Lichère, L. Potvin-Solis et A. Raynouard (dir.), Le Dialogue entre juges
européens et nationaux : incantation ou réalité, Actes de la journée d’études à l’Université de
Metz du 10 février 2003 sur le thème, Bruxelles, Nemesis, Bruylant, collection « Droit et
Justice », n° 53, 2004, 242 p. ; Dialogue entre juges, séminaires organisés par la Cour euro-
péenne des droits de l’homme, Strasbourg, Éd. du Conseil de l’Europe, 2005, 2007, 2009,
125 p. ; G. Drago, L’Application de la Constitution par les Cours Suprêmes, Actes du colloque
organise le 4 octobre 2006 par l’Université Panthéon-Assas-Paris II et l’ordre des Avocats
au Conseil d’État et à la Cour de cassation, Paris, Dalloz, 2007, 234 p. ; R. de Gouttes, « Le
Dialogue des juges », in Colloque du cinquantenaire du Conseil constitutionnel du 3 novem-
bre 2008, Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, hors-série, mai 2009, p. 21 et s.
139. J.-P. Puissochet, Intervention au colloque des 12 et 13 mars 2004 pour le 50e anni-
versaire des Tribunaux administratifs, in B. Lukaszewicz et H. Oberdorff, Le Juge adminis-
tratif et l’Europe : le dialogue des juges, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 359 p.,
p. 299 et s.
L’identité de l’État dans l’Union européenne e41

des délais dans lesquels nous devons prendre nos décisions, ce serait extrême-
ment difficile140 ». Mais, pour ses membres, l’absence de dialogue n’est pas liée
au droit de l’Union, cet état se justifie davantage par le fait que « le Conseil
constitutionnel […] se trouve dans une situation qui fait que ces occasions de
dialogue sont assez rares puisque nous intervenons en amont, au moment où la
loi n’est pas encore tout à fait loi, elle n’a pas encore été appliquée par d’autres
juridictions et donc, s’il y a certes des principes que nous pouvons mettre en
avant nous ne revenons pas à la loi une fois qu’elle a été promulguée, sauf
des circonstances très particulières, c’est-à-dire que nous n’avons pas l’occasion
de tenir compte, éventuellement, de la manière dont les autres juridictions
l’appliquent141 ».
Cependant, par de l’absence de dialogue institutionnalisé fondée sur l’im-
possibilité, matérielle142 ou juridique143 d’avoir recours au mécanisme du renvoi
préjudiciel144, la jurisprudence montre des signes d’une certaine coopération
entre les juges constitutionnels et ceux de l’Union européenne.
Ainsi, « en l’absence de mise en cause d’une règle ou d’un principe inhérent
à l’identité constitutionnelle de la France, le Conseil constitutionnel n’est pas
compétent pour contrôler la conformité aux droits et libertés que la Constitu-
tion garantit de dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences
nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive de
l’Union européenne ; qu’en ce cas, il n’appartient qu’au juge de l’Union euro-
péenne, saisi le cas échéant à titre préjudiciel, de contrôler le respect par cette
directive des droits fondamentaux garantis par l’article 6 du traité sur l’Union
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140. J.-C. Colliard, Intervention au colloque des 12 et 13 mars 2004 pour le 50e anni-
versaire des Tribunaux administratifs, in B. Lukaszewicz et H. Oberdorff, Le Juge adminis-
tratif et l’Europe : le dialogue des juges, op. cit., p. 293 et s.
141. Ibid.
142. CC, 2006-540 DC du 27 juillet 2006, op. cit., cons. 20 : « devant statuer avant la
promulgation de la loi dans le délai prévu par l’article 61 de la Constitution, le Conseil
constitutionnel ne peut saisir la Cour de justice des Communautés européennes de la ques-
tion préjudicielle prévue par l’article 234 du traité instituant la Communauté européenne. »
143. J.-P. Puissochet, Intervention au colloque des 12 et 13 mars 2004 pour le 50e anni-
versaire des Tribunaux administratifs, op. cit. : « La Cour italienne a […] précisé qu’elle ne
se considère pas comme une juridiction au sens de l’article 234 CE et qu’elle échappait, de
ce fait, à la discipline qu’impose cette disposition. » Plus récemment, un secrétaire général
au Conseil constitutionnel indiquait que « pour des motifs tant de principe que pratiques,
le Conseil constitutionnel français ne saurait toutefois être soumis à une telle obligation [de
poser une question préjudicielle] comme l’a jugé, pour ce qui la concerne, la Cour constitu-
tionnelle italienne, le Conseil constitutionnel n’est pas une “juridiction nationale” au sens
de l’article 234 du traité » (cf. J.-E. Schoettl, « Primauté du droit communautaire : l’ap-
proche du Conseil constitutionnel », op. cit.). Néanmoins, « par une ordonnance n° 103 du
15 avril 2008, la Cour constitutionnelle italienne a effectué, pour la première fois, un ren-
voi préjudiciel devant la Cour de justice des Communautés européennes. Elle est ainsi reve-
nue sur une jurisprudence pourtant consolidée refusant un tel axe de dialogue avec le juge
communautaire » (F. Jacquelot, « La Cour constitutionnelle italienne et la Convention euro-
péenne des droits de l’homme : la révolution à rebours des arrêts n° 348 et n° 349 de
2007 », cette Revue, 2008/4, n° 76, p. 883 et s.).
144. On notera toutefois qu’une partie de la doctrine appelle de ses vœux que s’établisse
pour les juges constitutionnels, qui refusent encore, le dialogue institutionnalisé par la
question préjudicielle (cf., par exemple, O. Peiffert, « L’Encadrement des règles constitu-
tionnelles par le droit de l’Union européenne », VIIIe Congrès de l’AFDC, Nancy, 16, 17 et
18 juin 2011).
e42 Sébastien Martin

européenne145 ». De manière parallèle, la Cour de justice a estimé que sa com-


pétence préjudicielle « ne s’oppose pas [au mécanisme de la question prioritaire
de constitutionnalité], pour autant que les autres juridictions nationales restent
libres de saisir, à tout moment de la procédure qu’elles jugent approprié, et
même à l’issue de la procédure incidente de contrôle de constitutionnalité, la
Cour de toute question préjudicielle qu’elles jugent nécessaire, d’adopter toute
mesure nécessaire afin d’assurer la protection juridictionnelle provisoire des
droits conférés par l’ordre juridique de l’Union, et de laisser inappliquée, à l’is-
sue d’une telle procédure incidente, la disposition législative nationale en cause
si elles la jugent contraire au droit de l’Union146 ».
Ce respect mutuel des compétences réciproques est un signe important pour
le dialogue des juges. En effet, de telles jurisprudences s’analysent comme la
prise en compte de la position institutionnelle des autres juridictions. Or, la
prise en compte institutionnelle est le préalable indispensable, la condition sine
qua none, pour une prise en compte des positions matérielles. En respectant
leurs compétences réciproques, les juges des États et de l’Union ont donc créé
les bases de leur coopération et, par conséquent, d’un dialogue entre eux.

2 – Les éléments du dialogue


D. Ritleng a parfaitement dessiné la ligne directrice du dialogue qui s’est
instauré entre les juridictions constitutionnelles des États membres et celles de
l’Union européenne. « La reconnaissance par l’Union de la légitimité des pré-
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ventions constitutionnelles nationales à l’égard de la pleine efficacité interne de

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la norme communautaire a pour vertu d’éviter le plus souvent le choc des pré-
tentions des ordres juridiques et le conflit de normes nationale et communau-
taire147. » Ce dialogue n’a pu prendre forme que grâce à l’existence des deux
concepts qui ont servi de « passerelles148 » entre les juges.
Le point de départ de ce dialogue repose sur les pétitions de principe posées
par chacun des juges. Le Conseil constitutionnel, par exemple, a accepté l’ap-
plication pleine et entière du droit de l’Union sauf en cas d’atteinte à l’identité
constitutionnelle149 tandis que la Cour de justice admettait la mesure nationale
fondée sur l’identité nationale de ses États membres tant que celle-ci n’appa-
raissait pas disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi150. Les positions
jurisprudentielles s’analysent donc comme un respect des règles « étrangères »
sous condition de ne pas dépasser certaines limites. L’existence des concepts
relatifs à l’identité des États a ainsi permis à ce qu’un mouvement de rappro-

145. CC, décision QPC n° 2010-79 du 17 décembre 2010.


146. CJUE, 22 juin 2010, Aziz Melki et Sélim Abdeli (aff. C 188/10 et C 189/10), pt 57.
147. D. Ritleng, « De l’utilité du principe de primauté », op. cit.
148. Dans le même sens, voir M.-C. Ponthoreau, « Constitution européenne et identités
constitutionnelles nationales », op. cit. : « D’abord, un lien entre les jurisprudences des cours
constitutionnelles européennes se tisse. Ce serait en effet une erreur de croire que le respect
de l’identité constitutionnelle soit une formulation nouvelle des relations entre droit com-
munautaire et droit constitutionnel national. Il est vrai cependant que chaque cour consti-
tutionnelle crée sa propre passerelle entre l’ordre juridique communautaire et l’ordre juri-
dique nationale. »
149. CC, 2006-540 DC du 27 juillet 2006, op. cit., cons. 19 et s.
150. CJUE, 22 décembre 2010, Ilonka Sayn-Wittgenstein, op. cit., pt 89 et s.
L’identité de l’État dans l’Union européenne e43

chement progressif prenne corps. Comme le notait J.-P. Puissochet, « l’objectif


du dialogue, même le plus constructif et tourné vers la recherche des terrains
d’entente dont je parlais, n’est pas de gommer les personnalités ni ce qui fait
l’identité même des juridictions concernées151 ».
Cela appelle plusieurs remarques.
Tout d’abord, ces concepts apparaissent plus comme des outils favorisant le
dialogue que comme des éléments lui donnant naissance car, encore une fois, les
juges n’ont pas attendu l’existence de ces concepts pour tenir compte de leurs
jurisprudences respectives et par conséquent pour dialoguer. Il est très impor-
tant de mettre en exergue l’attitude de la Cour de justice qui, depuis long-
temps, cherchait à assurer un équilibre entre les revendications des États et
les objectifs poursuivis par l’Union, comme c’est le cas à l’égard des droits
fondamentaux152.
Ensuite, il reste donc toujours un irréductible élément de friction. Mais il
faut souligner que « ces deux conceptions, nationale et communautaire […]
sont irréconciliables. Cette divergence doit être admise pour ce qu’elle est : le
fruit de différences dans le rôle respectif des juges. Il n’y a pas là matière à pré-
occupation, à condition que le Cour de justice veille, comme elle l’a toujours
fait, à intégrer à ses analyses les traditions constitutionnelles auxquelles les
États membres et leurs juges sont légitimement attachés153 ».
Enfin, le juge de l’Union n’intègre pas tous les éléments de l’identité
constitutionnelle. Comme il a pu le faire avec les droits fondamentaux154, toute
référence à un élément de cette identité par une autorité nationale n’offre pas
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une immunité juridictionnelle. Ainsi, lorsque le Luxembourg invoque le res-

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pect de son identité constitutionnelle pour justifier une législation nationale sur
la condition de nationalité des notaires, le juge rejette l’argument, estimant que
l’identité pouvait être protégée par des mesures moins attentatoires au droit de
l’Union155. Quand on sait la place, au sein des objectifs poursuivis par l’Union,
qu’occupe, depuis la création de la première communauté, l’interdiction de la
discrimination en fonction de la nationalité, la solution ne saurait étonner. Tout
dépend donc des intérêts en cause. Si les problématiques juridiques sont réelle-
ment essentielles pour les États membres, la remise en cause d’une règle ou
d’un principe secondaire du droit de l’Union, la Cour de justice n’aura aucun
mal pour tenir compte de l’identité constitutionnelle des États. En revanche, si
cette dernière est utilisée pour simplement mettre en échec le droit de l’Union,
rien ne permet d’assurer que l’argument pourra prospérer.
En conclusion, les jurisprudences de l’Union européenne et des États
membres ont permis le développement de deux concepts tout à la fois proches

151. J.-P. Puissochet, Intervention au colloque des 12 et 13 mars 2004 pour le 50e anni-
versaire des Tribunaux administratifs, op. cit.
152. Cf. supra.
153. J.-P. Puissochet, Intervention au colloque des 12 et 13 mars 2004 pour le 50e anni-
versaire des Tribunaux administratifs, op. cit.
154. Cf. la thèse dite de l’« adéquation fonctionnelle » selon laquelle le juge de l’Union
européenne ne prend en compte les droits fondamentaux seulement dans la mesure où ils
sont compatibles avec la structure et les objectifs de l’Union.
155. CJUE, 24 mai 2011, Commission européenne c. Grand-duché du Luxembourg, op. cit.,
pt 124.
e44 Sébastien Martin

et différents portant sur la protection de l’État membre. Si ces concepts ont


assurément offert une opportunité pour chacune des parties de définir et
prendre en compte certains éléments juridiques jugés essentiels, ils apportent
aussi quelque chose de plus à l’égard de l’intégration des États membres dans
l’Union européenne. J.-D. Mouton l’a très justement souligné : « On peut donc
analyser la montée de la prise en considération de l’identité […] comme la
reconnaissance que l’Union européenne est fondée sur les États-Nations et
qu’elle n’a pas vocation à remettre en cause ce qui procède de ce que j’appelle-
rai leur essence politique156. »
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156. J.-D. Mouton, « Réflexions sur la prise en considération de l’identité constitution-


nelle des États membres de l’Union européenne », op. cit.

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