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Tristan et Iseut (Ed. F .Michel, t .III, v.

558-680)

Souvent Iseut se plaint de son malheur : ils désirent aborder au rivage, mais ne peuvent l’atteindre.
Tristan en est dolent et las. Souvent il se plaint, souvent il soupire pour Iseut que tant il désire : ses yeux
pleurent, son corps se tord ; peut s’en faut qu’il ne meure de désir.

En cette angoisse, en cet ennui, Iseut, sa femme, vient à lui, méditant une ruse perfide. Elle dit  : « Ami,
voici Kaherdin. J’ai vu sa nef, sur la mer, cingler à grand’peine. Néanmoins, je l’ai si bien vue que je l’ai
reconnue. Dieu donne qu’il vous apporte une nouvelle à vous réconforter le cœur ! » Tristan tressaille à
cette nouvelle. Il dit à Iseut : « Belle amie, êtes-vous sûre que c’est la nef ? Dites-moi comment est la
voile ? » Iseut répond : « J’en suis sûre. Sachez que la voile est toute noire. Ils l’ont levée très haut, car le
vent leur fait défaut. »

Tristan en a si grande douleur que jamais il n’en eut et n’en aura de plus grande. Il se tourne vers la
muraille et dit : « Dieu sauve Iseut et moi ! Puisqu’à moi vous ne voulez venir, par amour pour vous il me
faut mourir. Je ne puis plus retenir ma vie. C’est pour vous que je meurs, Iseut, belle amie. Vous n’avez
pas pitié de ma langueur, mais de ma mort vous aurez douleur. Ce m’est, amie, grand réconfort de
savoir que vous aurez pitié de ma mort. » « Amie Iseut ! » dit-il trois fois. A la quatrième il rend l’esprit.

Alors pleurent, par la maison, les chevaliers, les compagnons : leur cri est haut, leur plainte est grande.
Chevaliers et serviteurs sortent ; ils portent le corps hors de son lit, puis le couchent sur du velours et le
couvrent d’un drap brodé. Le vent s’est levé sur la mer et frappe la voile en plein milieu  ; il pousse la nef
vers la terre. Iseut est sortie de la nef ; elle entend les grandes plaintes dans la rue, les cloches des
moutiers, des chapelles. Elle demande aux hommes les nouvelles : pourquoi sonner, pourquoi ces
pleurs ? Alors un ancien lui dit : « Belle dame, que Dieu m’aide, nous avons ici grande douleur : nul n’en
connût de plus grande. Tristan le preux, le franc, est mort : c’était le soutien de ceux du royaume. Il était
généreux pour les pauvres et secourable aux affligés. D’une plaie qu’il avait au corps, en son lit il vient
de mourir. Jamais si grand malheur n’advint à notre pauvre peuple ! »

Dès qu’Iseut apprend la nouvelle, de douleur elle ne peut dire un mot. Cette mort l’accable d’une telle
souffrance qu’elle va par la rue, vêtements en désordre, devançant les autres, vers le palais. Les Bretons
ne virent jamais femme d’une telle beauté : ils se demandent, émerveillés, par la cité, d’où elle vient et
qui elle est. Iseut arrive devant le corps ; elle se tourne vers l’Orient et, pour lui, elle prie, en grande
pitié : « Ami Tristan, quand vous êtes mort, en raison je ne puis, je ne dois plus vivre. Voue êtes mort par
amour pour moi, et je meurs, ami, par tendresse pour vous, puisque je n’ai pu venir à temps pour vous
guérir, vous et votre mal. Ami, ami ! de votre mort, jamais rien ne me consolera, ni joie, ni liesse, ni
plaisir. Maudit soit cet orage qui m’a tant retenue en mer, ami, que je n’ai pu venir ici  ! Si j’étais arrivée
à temps, ami, je vous aurais rendu la vie ; je vous aurais parlé doucement de l’amour qui fut entre nous ;
j’aurais pleuré notre aventure, notre joie, notre bonheur, la peine et la grande douleur qui ont été en
notre amour : j’aurais rappelé tout cela, je vous aurais embrassé, enlacé. Si je n’ai pu vous guérir,
ensemble puissions-nous mourir ! Puisque je n’ai pu venir à temps, que je n’ai pu savoir votre aventure
et que je suis venue pour votre mort, le même breuvage me consolera. Pour moi vous avez perdu la vie,
et j’agirai en vraie amie : pour vous je veux mourir également.

Elle l’embrasse ; elle s’étend, lui baise la bouche et la face ; elle l’embrasse étroitement, corps contre
corps, bouche contre bouche. Aussitôt elle rend l’âme et meurt ainsi, tout contre lui, pour la douleur de
son ami.

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