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De Gaulle et la défense

de la France,
d’hier à aujourd’hui
Suivi éditorial : Iris Granet-Cornée
Corrections : Catherine Garnier
Maquette : Pascal Le Moal (Scripto)

© Nouveau Monde éditions, 2017


170 bis, rue du Faubourg-Saint-Antoine – 75012 Paris
ISBN : 978-2-36942-539-7
Dépôt légal : mars 2017
Imprimé en Italie par Rotolito Lombarda
Fondation Charles de Gaulle
Sous la direction de Frédéric Fogacci

De Gaulle
et la défense
de la France,
d’hier à
aujourd’hui

nouveau monde éditions


Préface

Cet ouvrage n’est pas un programme. Il peut être


considéré comme un élément d’inspiration, une
modeste source de lumière sur le chemin tortueux
et obscur des relations internationales. Combien
pèserait le représentant de la France assis à la table
des Grands, s’il ne pouvait se fonder sur le poids,
la compétence, la capacité de projection, unanime-
ment reconnus, des armées françaises, sur la force
de frappe, sur une chaîne de commandement rapide
et efficace, bref, sur l’héritage gaullien en matière
de défense ? Il y est légitime, malgré notre taille,
notre démographie, grâce à l’appel du 18 Juin, appel
à la libération de la France par elle-même et avec
le concours de nos alliés, grâce à la puissance fou-
droyante de nos moyens d’intervention militaires,
aussi bien dans une embuscade au Sahel qu’en
n’importe quel point des mers du globe, grâce au
porte-avions Charles-de-Gaulle, grâce à notre puis-
sance industrielle et technologique, fruit d’années
d’efforts, de recherche, d’investissement depuis les
années 1960.

Le commandement ne se dilue pas ; celui qui


l’exerce, et qui prend la décision la plus grave, ne
peut se soumettre à des arrangements partisans et des
négociations d’arrière-cuisine. Élu par le peuple direc-

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De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

tement, il a en charge l’indépendance, la protection et


la sauvegarde de la population et du territoire.

Cet ouvrage fait le point au sens le plus élevé qui


soit sur la volonté absolue de notre pays d’être indé-
pendant, de ne pas s’en remettre uniquement à la
protection, toujours précaire, jamais certaine, de nos
meilleurs alliés, de ne pas renoncer à notre capacité
d’influence. Les discours actuels venus d’outre-Atlan-
tique sur le bien-fondé de participer à la défense de
l’Europe donnent pleinement sens à la vision géostra-
tégique du général de Gaulle.

Qui mieux que la Fondation Charles de Gaulle


pouvait faire ce travail de fond, de réflexion pour ceux
qui décident aujourd’hui de notre rôle pour le présent
et pour la première moitié du xxi  e siècle ?

Chacun sait commémorer, célébrer et cultiver le


passé ; c’est tant mieux. Mais qui sait donner aux déci-
sions politiques la matière pour agir ?

Car si la Fondation est le porte-voix ou le verbe, les


décideurs, politiques, militaires, sont l’action. En les
confrontant à l’héritage gaullien, la Fondation leur a
donné l’occasion de reformuler de manière claire les
grands principes qui fondent encore aujourd’hui notre
effort de défense.

Penser l’avenir arrimé à cette base solide, c’est là


l’une des missions de la Fondation qui a l’ambition
d’éclairer les enjeux actuels à la lueur de l’héritage
gaullien.

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Préface


Ce premier ouvrage en appelle donc d’autres, sur


d’autres domaines structurés par cet héritage dense
et fondateur.

Nos décideurs savent que la force des choses ne


peut être vaincue que par la volonté humaine. Ils
savent que la qualité de notre défense nationale est le
meilleur facteur de paix, de rayonnement, d’influence
pour permettre à notre pays de tenir son rang.

Le message du général de Gaulle est celui-là : pour


nous peuple de France, la voie à suivre est tracée pour
que notre vie ne soit pas que survie mais une source
de rayonnement au profit de tous les hommes de la
planète.

Jacques GODFRAIN

Ancien ministre
Président de la Fondation Charles de Gaulle
Liste des principaux sigles

BCRA  Bureau central de renseignement et d’action


CEA  Comité à l’énergie atomique
CED  Communauté européenne de défense
CEMA  chef d’État-major des armées
CNR  Conseil national du renseignement
CPCO  Centre de planification et de conduite des
opérations
CPE  Centre de prospective et d’évaluation
DGA  Direction générale de l’armement (à partir
de 1977)
DGRIS  Direction générale des relations internatio-
nales et de la stratégie
DGSE  Direction générale de la sécurité extérieure
DGSI  Direction générale de la sécurité intérieure
DMA  Délégation ministérielle pour l’armement
(jusqu’en 1977)
DNRED Direction nationale du renseignement et
des enquêtes douanières
DRM  Direction du renseignement militaire
DRME  Direction de la recherche et des moyens
d’expérimentation
EUFOR  European Union Force (Force de l’Union
européenne)
FAR  Force d’action rapide
FINUL  Force intérimaire des Nations unies au Liban

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PESD  politique européenne de sécurité et de
défense
SACEUR Supreme Allied Commander Europe (com-
mandant en chef des forces alliées en Europe)
SCRT  Service central du renseignement territorial
SDECE  Service de documentation extérieure et de
contre-espionnage
SGDN  secrétariat général à la Défense nationale
SGDSN  secrétariat général de la Défense et de la
Sécurité nationale (depuis 2010)
SNLE  sous-marin nucléaire lanceur d’engins
Introduction

« Nous sommes la France parce que nous avons


toujours combattu. » Cette phrase du général de Gaulle
résume à elle seule une constante de sa pensée, le
fait que l’effort de défense est la mission première de
l’État : « La défense ! C’est là en effet la première raison
d’être de l’État. Il n’y peut manquer sans se détruire lui-
même », lance-t-il le 14 juin 1952. Cet effort de défense
est défini très clairement dans l’ordonnance du 7 jan-
vier 1959 : « Assurer, en toutes circonstances et contre
toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du
territoire, ainsi que la vie de la population. » Sans multi-
plier les citations, on peut affirmer sans grands risques
qu’assurer la défense et le rayonnement de la France a
constitué la grande affaire de la vie et de l’œuvre poli-
tique et militaire du général de Gaulle.

Un rapide survol biographique le prouve à l’évi-


dence. Dans les années 1930, c’est pour réfléchir à
l’articulation entre le pouvoir politique et le pouvoir
militaire, puis pour défendre une conception méca-
nisée et offensive, donc professionnalisée, de l’armée,
qu’il publie La Discorde chez l’ennemi (1924), puis Vers
l’armée de métier (1934). Parallèlement à cette carrière
d’agitateur d’idées, il joue un rôle décisif, au conseil
supérieur de Défense nationale, dans la préparation de
la loi du 7 juillet 1938 sur l’organisation de la nation en

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De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

temps de guerre. Cette œuvre fournie, son expertise,


ses engagements lui valent d’être nommé sous-secré-
taire d’État à la Guerre et à la Défense nationale du
gouvernement de Paul Reynaud le 6 juin 1940, dans
le contexte de la débâcle, trop tard, bien évidemment,
pour pouvoir mettre ses théories en application.

Au débouché de l’immense effort des années 1940-


1945, le général de Gaulle place également les enjeux
de défense au cœur de son passage à la tête du
Gouvernement provisoire de la République française,
de juin 1944 à janvier 1946. Cette période, souvent
méconnue, est fondamentale dans divers domaines
(réorganisation du haut-commandement des forces
armées, création le 18  octobre 1945 du Comité à
l’énergie atomique, mise en avant de la nécessité
d’une capacité d’intervention immédiate, définition de
la sécurité nationale à l’échelle de l’empire), et c’est
symboliquement sur un refus de voir le budget mili-
taire empiété par l’Assemblée nationale que le général
de Gaulle donne sa démission, le 20 janvier 1946.

Enfin, le retour au pouvoir en 1958, dans le contexte


de la guerre d’Algérie, est marqué par plusieurs ini-
tiatives fortes : réorganisation du haut-commande-
ment militaire – la prééminence du président de la
République, chef des armées, selon la Constitution,
étant mise en avant –, choix de la modernisation de
l’outil militaire et de la force de frappe nucléaire, sortie
du haut-commandement intégré de l’OTAN en 1966 et
obsession de l’indépendance nationale. La volonté de
redonner à la France une voix à l’échelle mondiale est
intimement liée à cet effort de défense, ce qui permet à
notre pays de se projeter sur plusieurs théâtres d’opé-

12
Introduction


rations où sont défendus son influence et ses intérêts,


en particulier l’Afrique subsaharienne. Sans doute, des
échecs contribuent également à définir le bilan gaul-
lien, comme celui concernant la défense européenne,
à laquelle, depuis son opposition à la Communauté
européenne de défense (CED), le général de Gaulle
semble accorder un crédit limité. Néanmoins, les
années gaulliennes correspondent à une transforma-
tion profonde de l’outil militaire français, préparé à
affronter un monde postcolonial en continuant à faire
entendre la voix de la France. De fait, la vision d’un
certain impératif d’excellence de l’armée française, la
forte conscience d’une nécessité que notre industrie
d’armement conserve un haut niveau d’expertise tech-
nologique et une totale indépendance ou le maintien
d’une aptitude à intervenir militairement de manière
autonome loin du territoire national ne font plus guère
débat, comme s’il existait en ce domaine une forme
d’« essentiel gaullien », sur lequel droite et gauche ont
par la suite convergé.

Ce bilan à vue de pays permet de poser quelques


questions qui seront au cœur de ce petit ouvrage. La
première consiste à savoir si, en matière de défense,
on peut parler de « modèle gaullien ». Si le terme de
« modèle » peut apparaître normatif, il a néanmoins
pour avantage de poser le problème de manière claire :
le général de Gaulle semble définir des tables de la loi
dans certains domaines, ses successeurs étant par la
suite amenés soit à s’inscrire dans ses pas, soit à se posi-
tionner par rapport à ses choix. Mais cette notion de
modèle renvoie également à la perception des enjeux
de défense par l’opinion publique française. Si ces
enjeux semblent assez mal ou sommairement connus,

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De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

ils se résument pour l’essentiel à quelques grands prin-


cipes relativement consensuels, Bastien Nivet, dans une
note récente pour l’IRIS (Institut de relations internatio-
nales et stratégiques), évoquant même une « dépolitisa-
tion de ces questions ». La question du partage de ces
grands principes par-delà les alternances politiques de
la V e République est en effet une question intéressante,
certaines évolutions, comme la conversion progres-
sive des socialistes à la dissuasion nucléaire dans les
années 1970, ayant pu y contribuer.

Pourtant, cette notion de modèle renvoie à une


forme d’immuabilité plus problématique en matière
de défense, sachant que l’art de la guerre est, par
définition, celui de l’adaptation permanente à des
conditions sans cesse évolutives, de la nécessité d’un
effort de recherche constant. Si des principes sont
évidemment nécessaires, leur caractère immuable
pose problème. Dans quelle mesure peut-on consi-
dérer que des bases posées par le général de Gaulle
dans les années 1960 sont toujours valides ou, plus
exactement, où peut se situer cette « validité » dans
un environnement bouleversé sur le plan géostra-
tégique, industriel, militaire, économique ? C’est ici
que se situe le cœur de notre objet : proposer une
synthèse accessible de ces enjeux de défense en par-
tant du prisme gaullien. Depuis quelques années, la
Fondation Charles de Gaulle travaille précisément
à définir ce qui reste de l’œuvre du Général dans le
modèle français. Cette approche présente plusieurs
avantages : celui de remettre en perspective des évo-
lutions dans le temps moyen de l’histoire, mais sur-
tout celui d’obliger à reformuler de manière claire
des principes qui gouvernent notre modèle politique,

14
Introduction


pour définir des évolutions, des inflexions, parfois des


ruptures. L’hypothèse, dont la valeur heuristique s’est
plusieurs fois vérifiée, est que partir de la refondation
gaullienne est une porte d’entrée particulièrement
appropriée, car celle-ci constitue une matrice présente
chez les responsables politiques et militaires qui déci-
dent de nos choix de défense, et qu’il leur est aisé
de se positionner par rapport à cette matrice, et par
là-même de rendre accessibles des enjeux complexes.
Trois journées ont donc été organisées, avec le plein
soutien du ministère de la Défense, de l’Assemblée
nationale et du Sénat, et le présent ouvrage se propose
de donner une synthèse des débats ayant confronté
des historiens, des hommes de l’art (militaires ou
hauts fonctionnaires, industriels) et des représentants
du monde politique. La difficulté consistait à dégager
de grands axes dans cet héritage gaullien, et trois ont
été mis en avant.

Le premier concerne le dispositif de défense dans


l’État. Il s’agit en effet d’une constante dans la pensée
gaullienne, dès La Discorde chez l’ennemi (1924) ; tout
commence par une articulation claire entre le politique
et le militaire. C’est la défaillance de cette relation qui,
dans l’analyse gaullienne, favorise l’impréparation de
l’outil militaire français dans les années 1930, l’ab-
sence de cohérence entre cet outil et notre politique
d’alliances, donc notre politique étrangère, et à terme
la défaillance du commandement en 1940. Une part
importante de l’œuvre des années 1958-1961 consiste
donc en une refonte du processus de décision mili-
taire : la Constitution de la V e République, mais égale-
ment la refonte des organigrammes, permet de mettre
en place une relation directe entre le président de

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De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

la République et son ministre des Armées, plus tard


ministre de la Défense, tandis qu’est créée la fonction
cruciale de chef d’État-major des armées (CEMA). Un
équilibre est également mis en place avec le chef du
gouvernement, dont dépend le secrétariat général à la
Défense nationale.

Cette redéfinition, sur laquelle nous reviendrons,


permet à la France de bénéficier d’une chaîne de com-
mandement à la fois simple et réactive, offrant une
mise en œuvre extrêmement rapide des décisions.
Cependant, plusieurs questions se posent. La première
est celle de l’incarnation. Les hommes ayant succédé au
général de Gaulle dans son fauteuil de l’Élysée ont-ils
pu s’approprier l’autorité personnelle de l’homme qui
l’avait définie, et avait conservé pendant neuf années,
de 1961 à 1969, le même ministre des Armées, Pierre
Messmer ? Cette relation, ce « triangle » constitué du
président, du ministre de la Défense et du chef d’État-
major des armées, a-t-elle toujours fonctionné comme
à l’époque gaullienne, sachant que plusieurs facteurs
ont pu peser sur son évolution, des facteurs politiques
(la cohabitation, la France ayant connu neuf années
au cours desquelles le président et le ministre de la
Défense n’appartenaient pas au même camp politique),
mais aussi des facteurs institutionnels ? La recrudes-
cence de la menace terroriste, la nécessité accrue d’em-
ployer les forces armées à des opérations de sécurisa-
tion du territoire national ont ainsi pu conduire à une
évolution de la relation avec l’Hôtel Matignon, à travers
notamment l’élargissement du périmètre d’activité du
secrétariat général à la Défense nationale, promu au
tournant de 2010 secrétariat général de la Défense et
de la Sécurité nationale. L’objectif était également de

16
Introduction


questionner la notion même de chaîne de commande-


ment : avec l’évolution des moyens techniques et l’in-
flation des opérations extérieures, jusqu’à quel niveau
de précision technique peut « descendre » la décision
politique ?

Un second champ de réflexion concerne la pré-


sence militaire de la France dans le monde. Dès 1946,
de Gaulle impose la nécessité d’une vision mondiale
de la défense du territoire national, et on ne saurait dis-
tinguer les efforts mis en œuvre dans les années 1960
du contexte de décolonisation. La force de frappe
et le déploiement mondial de la France (grâce aux
DOM-TOM, accords de défense africains, OTAN,
statut de membre permanent au Conseil de sécurité
de l’ONU) se substituent, en quelque sorte, à l’empire
pour conserver à la France un rayonnement mondial.
« La France cesse d’être la France si elle cesse d’être
mondiale », déclare le Général à John Foster Dulles,
en 1958. Cependant, cette présence mondiale se fait
dans différents systèmes de coalitions ou d’alliances.
Il en va ainsi de l’OTAN, que la France contribue à
fonder en 1949 avant d’en quitter sous de Gaulle le
haut-commandement militaire intégré en 1966, puis d’y
faire un retour conditionné en 2009. Il en va également
de la défense européenne dont la genèse remonte à
la CED des années 1952-1954, comme prolongement
des débuts de la construction européenne dans un
contexte de guerre froide, et qui vaudra au général
de Gaulle des échecs marquants, comme ceux des
deux plans Fouchet de novembre 1961 et janvier 1962.
Sur ces deux questions, il était nécessaire de ques-
tionner la « marque gaullienne », quitte à être provoca-
teur : la France rompt-elle véritablement avec l’OTAN

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De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

en 1966 ? Le retour partiel de 2009 constitue-t-il une


rupture, là aussi, avec l’héritage gaullien ? L’Europe de
la défense est-elle encore prisonnière des échecs des
années 1950 et 1960 ? Plus encore, l’héritage gaullien
est à questionner dans le domaine des « opérations
extérieures », dont le rythme s’est intensifié depuis
les années 1990. Les opérations actuelles, notamment
Barkhane et Chammal, s’inscrivent-elles dans une tra-
dition gaullienne ou postgaullienne ? C’est en effet
un paradoxe de noter que la fameuse « Françafrique »
souvent associée aux années gaulliennes, symbolisée
par la personne de Jacques Foccart, ne reposait pas
sur la pratique d’opérations extérieures, mais sur des
accords de défense : si de Gaulle dote l’armée fran-
çaise d’une capacité de projection, il n’en fera guère
usage, en dehors de l’intervention au Tchad, en 1969.
En revanche, l’outil militaire forgé par les réformes de
l’ère gaullienne s’avère décisif pour donner à la France
les moyens d’agir efficacement loin de ses bases.

Le dernier champ de réflexion concerne l’indé-


pendance et ses moyens. De fait, selon l’expression
de F. Varenne, la période gaullo-pompidolienne est
celle de l’instauration d’un véritable « complexe mili-
taro-industriel français », grâce à la mise en place d’un
système de décision au cœur de l’État, symbolisé par
la création en 1961 de la Délégation ministérielle pour
l’armement, devenue Délégation générale pour l’ar-
mement (DGA) en 1977, mais aussi d’infrastructures,
d’arsenaux, de centres de recherche qui permettent à
la France de gagner en compétitivité dans les révolu-
tions technologiques successives qui ont touché l’outil
militaire. Dans ce domaine, on est passé d’un héritage
gaullien faisant de l’État un acteur de la production

18
Introduction


industrielle militaire à une situation présente qui voit


l’État agir davantage en maître d’œuvre. De nombreux
domaines sont concernés par ce processus d’exter-
nalisation/maîtrise d’œuvre/maîtrise d’ouvrage, des
matériels d’armement stricto sensu aux systèmes de
gestion de l’information ou de recueil et de traitement
du renseignement. La qualité d’intégration à l’appa-
reil étatique de cet outil militaro-industriel est source
aujourd’hui à la fois d’une crédibilité et d’une com-
pétitivité reconnues et enviées. Elle est un des fon-
dements de notre puissance et un élément essentiel
en matière de diplomatie et de politique étrangère, la
période récente ayant vu fleurir le concept de « diplo-
matie de défense ».

Là encore, une réflexion est à mener sur le rôle


de l’héritage gaullien. L’obsession de l’indépendance
stratégique conduit la France à un considérable effort
budgétaire, scientifique, technologique dans les
années 1960, qui pave la voie au développement de
notre outil militaire, et définit une relation particulière
entre l’État et ses industriels de défense. Cette relation,
à l’heure de la diversification de l’actionnariat chez
les grandes entreprises de défense, de la concurrence
accrue pour l’accès nécessaire aux marchés extérieurs,
est-elle toujours d’actualité ? Les articles récents sur le
ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, dépeint
comme « VRP » de l’armement français, incitent à
engager la réflexion sur ce sujet.

Cet ouvrage propose donc une synthèse rapide sur


ces questions, partant de l’héritage gaullien pour aller
vers des problématiques contemporaines. Il se fonde
sur le témoignage des acteurs de trois journées d’études

19
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

(cf. annexes), dont nous espérons ne pas déformer le


propos, lequel fera l’objet d’une publication exhaus-
tive ultérieure. L’exercice de prospective peut sembler
hardi. Mais à ce sujet, citons celui qui fut le ministre
des Armées du général de Gaulle, Pierre Messmer : « La
question […] est de savoir si la stratégie et la tactique
gaulliennes restent d’actualité au début du xxi e siècle,
alors que la France, l’Europe et le monde ont tellement
changé. Le Général, dont on connaît le pragmatisme,
n’aurait pas été scandalisé par cette question. »
Première partie

Le dispositif de défense
dans l’État,
de de Gaulle
à aujourd’hui
« La guerre est un art simple et tout d’exécution. »
Napoléon a sans doute inspiré le général de Gaulle dans
sa volonté avérée de mettre en place une chaîne de com-
mandement claire et réduite, se nourrissant de principes
simples : permettre au pouvoir politique de décider rapi-
dement l’usage de la force armée, optimiser le comman-
dement de cette force armée pour la rendre capable d’agir
efficacement, y compris dans des théâtres éloignés et com-
plexes. Ce qui paraît simple ne l’est évidemment pas et
résulte d’un long processus de réflexion, puis d’une mise
en œuvre institutionnelle progressive, mais qui contribue
à nourrir un véritable « héritage gaullien », les successeurs
du Général ayant tous, tour à tour, endossé le costume
de « chef des armées » taillé par le Général – notamment
grâce à la mise en place de la force de frappe – et utilisé
la chaîne de commandement.

Comment le général de Gaulle a-t-il forgé la chaîne


de commandement qui gouverne nos forces armées et
que reste-t-il de son héritage aujourd’hui ? Pour répondre
à cette question, il s’agira de procéder en trois temps.
Tout d’abord, on verra que la pensée politico-militaire du
général de Gaulle naît de l’expérience des années 1930 :
de Gaulle plaide en vain pour une modernisation de
l’outil militaire, mais surtout porte le diagnostic d’un dys-
fonctionnement de la chaîne de commandement, d’un
rapport biaisé et inefficace entre pouvoir politique et pou-
voir militaire qui bloque la préparation de l’outil militaire
comme il contrariera son utilisation en 1940. À bien des
égards, les choix de 1945 puis des années de refondation,
1958-1964, se nourrissent de la volonté de rompre avec

23
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

cet héritage. Ensuite, il s’agira de comprendre comment


se met en place le processus de décision politico-mili-
taire, et comment s’organisent progressivement la préémi-
nence présidentielle et le fameux « triangle de décision »
chef de l’État/chef d’État-major des armées /ministre de
la Défense. Contrairement aux idées reçues, cette orga-
nisation ne naît pas avec la V e République, mais résulte
d’une évolution progressive, dans le contexte de la fin de
la guerre d’Algérie. Le rôle du chef de gouvernement dans
le dispositif change de manière notable entre le texte de
1958 et le décret sur les forces aériennes stratégiques de
1964, qui consacre la prééminence présidentielle. Mais
cet équilibre se nourrit autant d’évolutions politiques et
institutionnelles que de la mise en place de la force de
frappe, qui nécessite à elle seule la création d’une chaîne
de commandement spécifique. Enfin, il s’agira de déter-
miner les grandes évolutions de la chaîne de commande-
ment et de la conduite des opérations. Dans ce domaine,
on tâchera de déterminer la conception gaullienne, assez
limitée finalement à l’organisation d’un outil militaire dont
ses successeurs feront un large usage. Bien évidemment,
cette conduite des opérations et la place croissante qu’oc-
cupe le pouvoir politique relèvent moins d’une évolu-
tion de la chaîne de commandement que d’évolutions
techniques qui permettent à celle-ci de fonctionner diffé-
remment. Cependant, le cadre gaullien rend possible une
extrême rapidité dans l’exécution de l’ordre, le contrôle
parlementaire intervenant a posteriori, sans pour autant
être négligeable.

Au total, il s’agira donc de définir les grandes carac-


téristiques d’un processus de décision à bien des égards
sans équivalents, et souvent jalousé par des pays héritiers
d’une culture politico-militaire différente.
Chapitre 1

Aux origines de
la pensée militaire
du général de Gaulle

Le 6 juin 1940, Charles de Gaulle entre au gouver-


nement comme sous-secrétaire d’État à la Guerre et à la
Défense nationale dans le gouvernement d’un homme
dont il est devenu l’un des principaux conseillers, Paul
Reynaud. Cette nomination, qui fait suite à son élé-
vation au grade de général de brigade à titre tempo-
raire, le 25 mai 1940, intervient bien évidemment trop
tard pour permettre à de Gaulle de peser sur la désas-
treuse campagne de 1940. Cependant, elle constitue
un aboutissement, la période de l’entre-deux-guerres
ayant coïncidé avec la maturation d’une pensée straté-
gique, mais également d’une réflexion approfondie sur
l’organisation du lien entre pouvoir politique et pou-
voir militaire. Pour reprendre une distinction établie par
Tristan Lecoq, de Gaulle mène durant les années 1930
une double carrière.

25
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

D’abord, il s’impose comme expert reconnu des


questions militaires. Son passage au conseil supérieur
du secrétariat général à la Défense nationale, où il est
entré grâce à l’appui du maréchal Pétain, de 1932 à
1937, constitue pour lui « l’ENA du connétable », selon
la belle formule de Pierre Lefranc. L’importance du tra-
vail préparatoire à la loi sur l’organisation de la nation
en temps de guerre, finalement votée le 9 juin 1938, les
séances du conseil supérieur, dont de Gaulle assure le
secrétariat, et qui sont un lieu réunissant politiques et
militaires, constituent une école incomparable, qui va
aider de Gaulle à préciser sa vision de ce que doit être
le dispositif de défense au sein de l’État.

Cependant, et c’est là un paradoxe frappant,


de Gaulle se fait également connaître comme un ico-
noclaste, un « agitateur d’idées » défendant, à travers
des publications comme Vers l’armée de métier (1934)
mais aussi par une présence soutenue dans le monde
des revues, ses thèses sur la nécessité d’un corps moto-
risé mobile qui tranchent alors sensiblement avec les
grandes orientations stratégiques de la France. C’est
précisément pour assurer la défense de ces idées
qu’avec l’aide de quelques hommes liges, comme
Jean Auburtin ou le colonel Émile Mayer, de Gaulle
cherche des relais dans le monde politique, dans des
milieux non conformistes (Tardieu, Déat…), mais éga-
lement auprès de personnalités proches du pouvoir,
Paul Reynaud, donc, ou Léon Blum, qui le reçoit à
l’Hôtel Matignon le 14 octobre 1936. L’histoire a éga-
lement retenu la visite du président Albert Lebrun à
Goetzenbruck, en Lorraine, le 23 octobre 1939 : sur un
cliché devenu célèbre, le colonel de Gaulle lui présente
alors les lourds chars de la 5e armée.

26
Aux origines de la pensée militaire du général de Gaulle

En somme, on serait tenté de considérer que la


pensée gaullienne se forme par un processus cumulatif,
où expertise stratégique, souci de modernité militaire
et nécessité d’une conjonction entre une stratégie de
défense et un système d’alliance, donc une politique
étrangère, conduisent naturellement à reconsidérer la
relation entre pouvoir politique et pouvoir militaire. De
la théorie à la pratique, il existe donc un long travail de
maturation, sur lequel quelques remarques s’imposent.

On peut tout d’abord considérer l’importance des


sources de la pensée stratégique du général de Gaulle.
À relire des ouvrages comme La Discorde chez l’ennemi
(1924) ou Le Fil de l’épée (1932), il est délicat de distin-
guer une filiation stratégique directe chez de Gaulle.
Comme le fait remarquer Martin Motte, les noms cités
en référence sont variés, principalement français, mais
aussi allemands, et le poids de la guerre de 1870, celle
de la génération du père, Henri de Gaulle, excède celui
de la Grande Guerre, à laquelle Charles de Gaulle par-
ticipa. Cette pensée stratégique s’inscrit dans une pro-
fonde filiation historique, faisant ainsi remonter la riva-
lité franco-allemande à la bataille de Bouvines (1214).
La référence la plus fréquente, comme chez Foch,
est Napoléon. De manière plus frappante, de Gaulle
semble moins s’inspirer de théoriciens militaires que
penser la guerre en homme d’action. On retrouve ici la
source du pragmatisme gaullien, résumé par la citation
de Goethe : « Au commencement était le verbe ? Non !
au commencement était l’action », placée en exergue
du Fil de l’épée. Enfin, il est intéressant de constater le
rôle de civils, d’écrivains comme références explicites

27
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

pour de Gaulle. La décision requiert une connaissance


profonde du contexte, du caractère des peuples, de
l’histoire de la géographie, en somme la culture géné-
rale est la meilleure école de commandement, selon
la formule développée dans Le Fil de l’épée. La pensée
militaire, l’art du commandement résultent donc d’une
sédimentation entre profondeur historique et art de
l’adaptation aux circonstances qu’on a pu qualifier de
« pragmatisme gaullien ».

Les années  1930 sont également celles où le


Général se situe dans le débat stratégique opposant les
partisans de l’offensive à outrance, ceux qui, comme
le colonel de Grandmaison, exaltent le « primat des
forces morales », aux temporisateurs, à ceux qui mettent
en avant la célèbre formule de Pétain, « le feu tue ».
Si le choix de corps blindés autonomes, de la capa-
cité de projection, semble inscrire de Gaulle dans le
camp des partisans de l’offensive, rendue de nouveau
possible par l’apparition de l’aviation et des blindés,
l’expérience personnelle du conflit, la grave blessure
en 1916, la douleur de la captivité semblent avoir
modéré les vues gaulliennes, le désir exprimé d’un
certain héroïsme typique des écrits de jeunesse. Pour
le second anniversaire de la France libre, de Gaulle
cite la maxime de Chamfort, « Les passionnés ont vécu,
les raisonnables ont duré », avant de préciser : « depuis
deux ans, nous avons beaucoup vécu, mais duré, éga-
lement, car nous sommes raisonnables ». En ce sens,
la culture doit modérer l’impulsion, la dialectique des
passions et de la raison se situe au cœur de la stra-
tégie. De Gaulle ne dira d’ailleurs pas autre chose dans
son discours au Centre des hautes études militaires,
le 3 novembre 1959 : « L’action de guerre est toujours

28
Aux origines de la pensée militaire du général de Gaulle

contingente, c’est-à-dire qu’elle se présente toujours


de manière imprévue, qu’elle est infiniment variable,
qu’elle n’a jamais de précédent. C’est pourquoi, tout en
se préparant par le travail, par la réflexion, l’action du
chef, en dernier ressort, dépend de sa personnalité, ce
qui sera fait ou ne sera pas fait, c’est ce qui sortira ou
ne sortira pas, non point de l’ordre didactique, mais des
cerveaux et des caractères. » On peut en ce sens dresser
un parallèle avec la relation existant entre le pouvoir
politique et le pouvoir militaire. La défaite allemande
de 1914 s’explique car les militaires allemands se sont
affranchis de ce lien avec le politique que de Gaulle
qualifie de « grand principe de la stratégie » dans La
Discorde chez l’ennemi.

Dernier point notable, les années 1930 voient la


pensée stratégique de de Gaulle s’affranchir du cadre
national et européen pour prendre une dimension plus
large, pleinement exprimée dans le mémorandum du
26 juin 1940. On retrouve ici une autre source, moins
connue, dans la pensée de de Gaulle, celle du général
Mangin, qui, dès 1910, dans La Force noire, théorisait,
avec l’accélération de l’espace-temps, le développe-
ment des circulations, la possibilité pour un conflit
d’excéder le théâtre national pour gagner d’autres
théâtres extérieurs, comme les colonies. Et Mangin
de théoriser l’idée qu’une guerre perdue sur le terri-
toire national ne serait pas définitivement perdue, mais
pourrait se poursuivre sur d’autres théâtres.

On voit donc ce mûrissement d’une pensée stra-


tégique qui guidera la conduite du Général pendant
le conflit mondial. Son travail quotidien au SGDN
l’amène à approfondir un de ces champs de réflexion,

29
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

en rapport avec les théories développées dans La


Discorde chez l’ennemi, à savoir la nécessité d’un lien
de sujétion du pouvoir militaire au pouvoir politique
comme élément crucial d’une chaîne de décision
efficace et d’une gestion cohérente du conflit. Du
principe à la contingence, du politique au militaire
conduisant la guerre, de Gaulle ne peut que dresser
un constat assez amer sur ce point en considérant la
situation de la France dans les années 1930. La tradi-
tion ministérielle française, depuis les débuts de la
III e République, amène en effet les forces armées à
disposer chacune de leur propre secrétariat d’État. La
tentative d’André Tardieu, en 1932, pour regrouper les
trois secrétariats d’État en un ministère de la Défense,
le premier du nom, reste largement rhétorique : selon
une formule célèbre, la réforme se limitera à un chan-
gement d’en-tête sur le papier à lettre des ministères,
ce qui limite de fait la capacité d’impulsion du poli-
tique. De Gaulle ne manque pas de critiquer, dans
ses notes personnelles, une structure qui selon lui
contribue à un effacement, un affaiblissement du pou-
voir politique. Précisément, la leçon de La Discorde
chez l’ennemi est que la conduite des affaires mili-
taires nécessite une soumission du pouvoir militaire
à un pouvoir politique déterminé, capable d’agir et
d’impulser, mais également d’inscrire l’effort militaire
dans une politique globale, notamment diploma-
tique, cohérente, comme l’a montré l’échec allemand
en 1914-1918. Dans les années 1930, le diagnostic
gaullien repose notamment sur ce constat amer : la
stratégie française, attentiste, symbolisée par le retrait
derrière la ligne Maginot, entre en contradiction avec
une stratégie d’alliances de revers qui nécessiteraient
une capacité de projection. Il manque donc au sein

30
Aux origines de la pensée militaire du général de Gaulle

de l’État français une organisation interministérielle


qui permettrait d’aborder la défense du pays dans sa
globalité. Il manque également dans l’organisation
de la défense un échelon interarmées susceptible de
mettre en œuvre une stratégie conforme aux attendus
politiques.

Cependant, comme le souligne Tristan Lecoq,


l’action de Charles de Gaulle se déploie selon deux
directions. La première consiste à penser l’organisa-
tion de la défense nationale. Sa nomination, en 1931,
alors qu’il est lieutenant-colonel, au conseil supérieur
du secrétariat général à la Défense nationale, plus
particulièrement à la 3e section, constitue une étape
décisive dans sa formation politique. Il joue ainsi un
rôle majeur dans l’élaboration de la loi sur l’organi-
sation du pays en temps de guerre, votée le 11 juillet
1938, et qui ne sera finalement jamais appliquée. Le
SGDN est en effet un lieu de contacts importants entre
militaires et civils, et de Gaulle s’y impose comme
expert militaire. À plusieurs reprises, il est ainsi
distingué : en 1932, André Tardieu lui propose de
rejoindre son cabinet à la tête du gouvernement, puis,
en décembre 1934, François Pietri le recommande à
Pierre-Étienne Flandin pour réunir un pôle d’experts
à Matignon.

Pourtant, cette expérience lui permet également


de juger, non sans amertume, de la relation entre mili-
taires et politiques au sommet de l’État, dont le SGDN
est un observatoire privilégié. Les luttes des militaires,
comme le général Weygand, pour obtenir d’y dis-
poser d’une voix délibérative et non plus seulement
consultative conduisent à la neutralisation de fait du

31
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

SGDN après 1935. Plusieurs annotations de la main de


de Gaulle laissent déjà transparaître sa pensée. Face
aux réticences de l’état-major de la Marine à voir se
mettre en place un état-major unifié, il tonne : « trois
états-majors, trois personnels, trois doctrines, résultat,
des cotes mal taillées », avant de souligner la nature
« politique » de la conduite de la guerre. Il est dif-
ficile de ne pas faire le lien avec des réformes que
de Gaulle, au pouvoir, portera après-guerre, notam-
ment la mise en place d’un état-major unique, d’un
ministère unique, mais aussi d’une chaîne de com-
mandement simplifiée.

Mais de Gaulle agit également en stratège, en agi-


tateur d’idées. La publication de Vers l’armée de métier
en 1934 constitue une première étape ; de Gaulle y
théorise la nécessité impérative d’une force de projec-
tion rapide, à partir des forces blindées. Certes, il serait
excessif de voir dans cet ouvrage l’œuvre d’un vision-
naire incompris : la question de l’usage de blindés
dans le débat stratégique remonte aux années 1920,
certains comme Pétain l’ont déjà défendue, et, en
outre, de Gaulle laisse alors de côté certains aspects
de la question, notamment la coordination entre
l’usage des chars et celui de l’aviation de guerre, dont
il sous-estime probablement l’importance, comme
le lui reproche son ami et mentor le colonel Émile
Mayer. Cependant, l’apport de Vers l’armée de métier
ne se limite pas aux blindés : la nécessité d’une force
professionnalisée, formée sur le plan technique, est
également clivante. Pour la majorité des socialistes,
l’armée nationale ne peut être que la nation en armes,
toute armée trop largement professionnalisée pou-
vant servir d’instrument du maintien de l’ordre. Dès

32
Aux origines de la pensée militaire du général de Gaulle

lors, Léon Blum réservera un accueil assez froid aux


thèses gaulliennes, d’abord en critiquant sévèrement
Vers l’armée de métier, puis en ne donnant guère de
suites à l’entretien à Matignon, le 14 octobre 1936.

On aurait pourtant grand tort de sous-estimer l’in-


fluence des idées de de Gaulle dans les années 1930.
Au moment de publier un autre ouvrage majeur, La
France et son armée (1938), il peut écrire à son ancien
mentor, Pétain : « du point de vue des idées et du
style, j’étais ignoré, je commence à ne plus l’être ».
Cet ouvrage, qui retrace sur le long terme l’histoire
de l’armée française, laisse une place croissante à la
vision géostratégique du Général, couronnée par le
fameux mémorandum du 26 janvier 1940. Avant même
la rencontre décisive avec Paul Reynaud, de Gaulle
mène, avec l’aide d’amis comme Jean Auburtin ou
Émile Mayer, une intensive campagne de publications
et d’entretiens pour faire connaître ses thèses, privi-
légiant les non-conformistes, comme Philippe Serre,
membre de la Jeune République, ou même Marcel
Déat, ministre de l’Air en 1935. Ce n’est finalement
qu’à partir d’une rencontre décisive, le 5 décembre
1934, que Charles de Gaulle trouve en Paul Reynaud
et en son collaborateur Gaston Palewski des soutiens
sans faille à ses thèses : « Je le vis, je le convainquis, et
désormais travaillai avec lui. » À compter de son départ
du SGDN, en 1937, et après son passage au Centre
des hautes études militaires, en 1937-1938, Charles
de Gaulle intègre le cercle informel des conseillers de
Paul Reynaud, au sein duquel il côtoie plusieurs futurs
résistants, tel Joseph Laniel, qu’il retrouvera le 26 août
1944 comme représentant du Conseil national de la
Résistance au moment de la Libération de Paris.

33
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

Le péril montant, de Gaulle fait valoir auprès de


Reynaud sa conviction inébranlable d’être l’homme de
la situation. Après une campagne de France au cours
de laquelle de Gaulle, promu général de brigade à
titre temporaire le 5 mai 1940, s’illustre à la tête de la
4e division blindée, lors de la bataille de Montcornet
(17 mai 1940), il écrit le 3 juin 1940 à Paul Reynaud
une lettre décisive dans sa promotion au poste de
sous-secrétaire d’État à la Guerre et à la Défense natio-
nale. Il est tentant d’en livrer de larges extraits, car
cette lettre dit beaucoup de la conviction gaullienne
que ses thèses mises en application auraient pu éviter
la déroute : « 1. Notre défaite provient de l’application
par l’ennemi des conceptions qui sont les miennes,
et du refus du même commandement d’appliquer les
mêmes conceptions. 2. Après cette terrible leçon, vous
qui, seul, m’aviez suivi, vous êtes trouvé le maître,
en partie parce que vous m’aviez suivi et qu’on le
savait. […] 6. Sortez du conformisme des situations
acquises, des influences d’académie. Soyez Carnot ou
nous périrons. Carnot fit Hoche, Marceau, Moreau.
7. Venir auprès de vous comme irresponsable : chef
de cabinet ? chef de bureau d’études ? Non ! J’entends
agir avec vous, mais par moi-même. Ou alors c’est
inutile et je préfère commander. » Avec cette lettre,
puis son entrée au gouvernement deux jours plus
tard, de Gaulle, militaire de carrière juste à l’orée de
sa cinquantième année, opère une rupture spectacu-
laire qui annonce bien évidemment le 18 juin 1940,
mais plus largement son passage dans le champ poli-
tique, car la réorganisation de l’outil militaire est avant
tout politique : de Gaulle retrouve ici une considéra-
tion déjà exprimée en 1934 : « La responsabilité de la
guerre est politique. »

34
Aux origines de la pensée militaire du général de Gaulle

Ce détour par une période de formation des idées


gaulliennes permet donc de poser plusieurs prin-
cipes qui dicteront la pensée gaullienne en matière de
défense. La première concerne la relation du politique
et du militaire. À bien des égards, la volonté de clarifica-
tion gaullienne, mise en œuvre avec énergie dès 1945,
repose sur ce dogme intangible : la chaîne de comman-
dement doit être clarifiée, ce qui implique la mise en
place d’un ministère unifié et d’une hiérarchie claire :
un homme, le chef de gouvernement, doit disposer de
la capacité de décision. L’organisation de l’État-major,
unifié, doit répondre à cette volonté de simplification
et de fluidité. Les querelles byzantines entre le général
Gamelin et le général Georges, ayant conduit à la mise
en place d’une chaîne de commandement incompré-
hensible décrite par Jean-Baptiste Duroselle, semble
bien avoir ici servi de contre-modèle absolu : la ques-
tion de la chaîne de commandement apparaît cruciale
à tous égards.

Néanmoins, la force militaire française dépend


également de capacités, humaines et technologiques.
Ces capacités humaines sont au cœur du combat de
de Gaulle pour une armée professionnalisée, qu’il
entend renforcer quel qu’en soit le coût budgétaire, au
détriment d’une mise en avant de la réserve. En 1945,
de Gaulle se prononce ainsi pour un service militaire
d’une année, et non de deux, considérant que l’essentiel
pour la défense du pays ne se situe pas là, mais dans la
mise en œuvre d’une force professionnalisée capable
de se projeter hors des frontières. Mais ces capacités
sont également technologiques. L’obsession de la
modernité, l’idée que la défense repose sur une course
à l’innovation permanente, est également centrale dans

35
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

la pensée gaullienne. La création du CEA, le 18 octobre


1945, instance qui relève directement de la présidence
du Conseil, participe par exemple de ce mouvement et
pose le premier jalon du primat du nucléaire comme
instrument de souveraineté, trait constant de la pensée
gaullienne.

Enfin, les années 1930 voient la progressive matu-


ration d’une pensée « géostratégique », indissociable
d’un système de défense nationale. Le mémorandum
de 1940 pointe la nécessité de penser le système de
défense de manière globale, interministérielle, en
veillant en particulier à articuler système d’alliances,
politique étrangère et politique d’armement. La défense
de la France – de Gaulle tire cette leçon de l’expérience
de la ligne Maginot – ne se fait pas à ses frontières, mais
rend indispensables une capacité de projection, une
présence européenne, voire mondiale.
Chapitre 2

Une refondation gaullienne


du processus de décision
politico-militaire ?

Le général de Gaulle a-t-il inventé un modèle de


décision stratégique encore de mise aujourd’hui ? Voici
une question apparemment simple à laquelle nous
allons tenter d’apporter des éléments de réponse qui
le sont moins. Le système de prise de décision poli-
tico-militaire français contemporain se caractérise par
son extrême fluidité. En effet, le président, chef des
armées selon la Constitution de 1958, peut ordonner
un déploiement de nos forces, voire un engagement
de celles-ci selon une chaîne de commandement
directe. Ce modèle diffère de celui d’autres pays,
comme l’Allemagne, où la nécessité d’un contrôle
parlementaire extrêmement strict retarde, voire même
contrarie, dans certains cas, cette capacité d’engage-
ment. Cette spécificité française repose sur plusieurs
grands principes fondamentaux, dont beaucoup sont

37
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

fréquemment rattachés à un « héritage gaullien ». Or


si la pensée gaullienne se nourrit de l’expérience des
années 1930 pour élaborer certains grands principes
intangibles, leur mise en œuvre dépend également
de circonstances militaires et politiques, et s’avère
donc très progressive et pragmatique. La nécessité
de reconstruire l’outil de défense français en 1945
comme celle de faire face au conflit algérien dans les
premiers temps de la V e République participent sen-
siblement au façonnement du processus de décision,
qui ne sera stabilisé qu’après 1962. C’est donc empiri-
quement que de Gaulle définit un équilibre considéré
aujourd’hui comme un modèle.

La chaîne de commandement fonctionne-t-elle


encore, à proprement parler, de la manière dont la fixa
le général de Gaulle ? De fait, il faut dans ce domaine
distinguer les principes et les circonstances. Le recours
à l’idée de modèle gaullien permet de définir une orga-
nisation générale, de grands principes qui apparaissent
globalement intangibles : la prééminence présiden-
tielle, renforcée par le poids de la dissuasion nucléaire,
la création d’un chef d’État-major des armées – fonc-
tion définie en 1962 –, l’existence d’un trinôme avec le
ministre de la Défense dans la prise de décision, enfin,
la disjonction progressive entre la tâche du ministre de
la Défense (le général de Gaulle employait à dessein
le terme de ministre des Armées), qui prépare l’outil
militaire, et le chef de l’exécutif, à savoir le président,
qui l’emploie. Pourtant, cette notion même de modèle,
comme sa pérennité, mérite d’être questionnée. Il est
en effet intéressant de comprendre que cet apport
relève d’une mise en place progressive, d’équilibres
forgés peu à peu, notamment dans la définition de la

38
Une refondation gaullienne du processus de décision politico-militaire ?

place du Premier ministre dans le dispositif, puis de la


fonction de chef d’état-major particulier du président.
De même que les institutions de 1958, la chaîne de
commandement a été peu à peu façonnée par la pra-
tique gaullienne. N’oublions pas qu’en 1958 beaucoup
d’observateurs voyaient dans les prérogatives présiden-
tielles en matière de commandement des armées une
concession purement rhétorique au passé militaire du
général de Gaulle, quand celui-ci n’avait pourtant cessé
de refuser que le chef du gouvernement soit privé d’at-
tributions militaires.

Plusieurs variables semblent susceptibles d’avoir


fait évoluer ces fondements gaulliens. Tout d’abord,
se pose la question de l’incarnation : les succes-
seurs de Charles de Gaulle ont-ils choisi, délibéré-
ment, de revêtir le costume par lui façonné, ou au
contraire ont-ils pu avoir la tentation de le faire évo-
luer ? Les circonstances politiques ont pu jouer dans
ce domaine : en 1986, François Mitterrand et André
Giraud inaugurent ainsi une situation où le prési-
dent de la République et son ministre de la Défense
n’appartiennent plus à la même famille politique. Par
ailleurs, certains usages moins visibles ont pu jouer,
comme celui de nommer au poste de CEMA d’an-
ciens chefs d’état-major particuliers du président de
la République. Afin d’éclairer le processus initié par le
général de Gaulle, plusieurs points nécessitent donc
d’être approfondis. Le premier concerne la mise en
place progressive de la prééminence présidentielle,
alors que l’ordonnance du 7 janvier 1959 consacre
le chef du gouvernement comme « responsable de
la défense nationale ». En effet, comme le souligne
Philippe Vial, le décret sur les forces aériennes straté-

39
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

giques du 14 janvier 1964, qui acte de fait la préémi-


nence présidentielle, constitue une rupture avec les
dispositions de 1958. Le second concerne l’évolution
du fameux « triangle » président de la République/
ministre de la Défense/chef d’État-major des armées.
La relation entre le président de la République et le
ministre de la Défense est elle aussi entièrement refor-
mulée dans la période 1958-1962, et reste fondamen-
talement marquée par le modèle originel De Gaulle/
Messmer, même si les présidents et les ministres de
la Défense qui se sont succédé ont bien entendu fait
évoluer cette relation. Enfin, il s’agit de comprendre
en quoi ce modèle de décision raccourci hérité de
de Gaulle constitue encore aujourd’hui un facteur
d’efficacité unanimement reconnu.

De la pensée gaullienne à sa mise en œuvre en


matière de chaîne de commandement, le chemin est
long et pavé de nombreux obstacles : en effet, les tra-
ditions héritées de la III e République pèsent fortement
sur les initiatives gaulliennes. La période 1945-1946
apparaît ainsi comme celle des occasions manquées,
malgré la publication, peu avant le départ du pouvoir,
de l’ordonnance du 4 janvier 1946. Quelques avancées
significatives datent de cette période, avant tout l’unifi-
cation des trois armées en un seul et même ministère,
même si le contexte de tripartisme amène à la création
d’un secrétariat d’État à l’Armement, occupé jusqu’en
décembre 1946 par le communiste Georges Gosnat.
En revanche, la volonté gaullienne de concentrer la
décision militaire dans les mains du chef de gouver-
nement tombe rapidement en désuétude après 1948,

40
Une refondation gaullienne du processus de décision politico-militaire ?

le ministre en charge des forces armées devenant


de fait celui de la Défense. Des décisions militaires
fondamentales, comme celle de l’opération de Suez,
se prennent donc en concertation entre le président
du Conseil et son ministre de la Défense, ce qui cor-
respond de fait au caractère composite des majorités
gouvernementales.

Il est finalement difficile pour de Gaulle d’imposer


ses conceptions à une classe politique qui se méfie
d’un pouvoir trop concentré en matière de défense.
Cependant, dès son retour au pouvoir, en juin 1958, il
en revient à sa conception propre, en s’appropriant le
titre de ministre de la Défense en sus de celui de prési-
dent du Conseil, et en faisant entrer trois officiers supé-
rieurs dans son cabinet à Matignon. La rupture est pro-
gressive : les présidents du Conseil de la IV e République
ne disposaient pas d’un cabinet militaire et de Gaulle
se garde bien de le ressusciter, puisqu’il ne donne pas
de dénomination officielle à ce groupe de collabora-
teurs. L’essentiel est que, somme toute, le texte de la
Constitution de 1958 amène de Gaulle à de nombreuses
concessions par rapport à ses vues. L’ordonnance du
7 janvier 1959 donne au chef du gouvernement de
larges moyens pour diriger la défense nationale, en
particulier en redonnant du lustre à la fonction de chef
d’état-major général de la Défense nationale, poste
placé sous l’autorité du Premier ministre : il s’agit là
d’un poste de direction globale des affaires de défense,
là où le ministre des Armées se voit confier une tâche
de gestion.

Dans la V e République des premiers temps, la posi-


tion du président de la République se situe donc à mi-

41
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

chemin. Il est constitutionnellement « chef des armées »,


mais cette prérogative, déjà donnée aux présidents
de la IV e République, et restée largement théorique,
devient désormais effective, en particulier au travers
de la mise en place d’un état-major particulier du prési-
dent. Par ailleurs, de Gaulle fait des conseils de Défense
nationale une instance consultative, au service de ses
décisions. Mais c’est le contexte algérien qui permet au
Général de peu à peu imposer dans la pratique sa pré-
éminence. Le remplacement de Pierre Guillaumat par
Pierre Messmer au ministère des Armées enclenche la
réorganisation du 5 avril 1961, qui met notamment fin
au système des trois états-majors, et génère le regrou-
pement du pôle industrialo-militaire dans le cadre de la
Délégation ministérielle pour l’armement, future DGA
(à partir de 1977). Enfin, point important, le général
Olié, ancien chef d’état-major particulier à l’Élysée,
devient au même moment chef d’état-major général
de la Défense nationale. Sans que la loyauté de cet
état-major ait été un instant remise en cause, le putsch
d’avril 1961 conduit cependant à une réorganisation
en profondeur, que facilite le remplacement de Michel
Debré par Georges Pompidou à Matignon. Le puis-
sant état-major de la Défense nationale, dépendant de
Matignon, est « civilianisé », il devient secrétariat général
à la Défense nationale et cède ses prérogatives mili-
taires à l’état-major interarmées, placé sous l’autorité
stricte du ministre des Armées. Pour le chef de l’État,
ce tournant s’avère décisif. D’une part, car la relation
directe entre le général de Gaulle et Pierre Messmer
devient alors centrale dans la politique de défense et,
d’autre part, car les réunions du conseil de Défense
nationale, que préside le chef de l’État, prennent une
place essentielle dans la chaîne de commandement. On

42
Une refondation gaullienne du processus de décision politico-militaire ?

est là assez loin du texte de 1958, et, comme le souligne


Philippe Vial, le décret du 14 janvier 1964 sur les forces
aériennes stratégiques, qui acte cette chaîne de com-
mandement nouvelle, fait l’objet de vives critiques de
l’opposition de l’époque, qui va jusqu’à dénoncer son
inconstitutionnalité. Mais la cohérence tient à ce prin-
cipe : la responsabilité de la force nucléaire nécessite
une légitimité politique, que procure l’élection directe
au suffrage universel.

Cependant, par-delà les considérations strictement


constitutionnelles, la prééminence présidentielle en
matière militaire s’affirme également, fait observer
Jean-Pierre Chevènement, à travers les circonstances :
l’article 16, activé le 23 avril 1961 après l’insurrection
d’Alger, donne au président des pouvoirs exceptionnels
qui en font, de fait, le chef des armées. L’activation de ce
dispositif coïncide avec la réorganisation de la chaîne
de commandement, que l’évolution des années 1959-
1962 inscrit dans la durée. Par ailleurs, la mise en place
du programme nucléaire militaire, relevant directe-
ment de la décision présidentielle, accentue encore
la prééminence présidentielle, le choix du nucléaire
s’avérant éminemment stratégique dans la politique
de défense de la France à compter des années 1960.
François Mitterrand s’appropriera d’ailleurs pleinement
cette conception gaullienne, dans le contexte de coha-
bitation des années 1986-1988, avec sa formule restée
célèbre, « la dissuasion, c’est moi ».

On le voit donc nettement, la mise en place de


la fameuse « chaîne de commandement » propre à la
V e République résulte d’un processus complexe. Ce
sont les pratiques, les usages, voire les circonstances

43
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

qui permettent d’élaborer, non sans pragmatisme, les


grandes lignes du modèle actuel. En un sens, l’affirma-
tion du rôle militaire du président de la République,
conforté par la suite avec la dissuasion nucléaire, est
l’un des points cruciaux de cette définition du modèle
républicain français : c’est notamment par elle et par le
décret de septembre 1964 que s’expriment l’interpré-
tation gaullienne du texte de 1958 et la prééminence
présidentielle. Reste évidemment à questionner l’usage
que les successeurs de de Gaulle ont pu faire de cet
héritage. À entendre les points de vue de praticiens
récents de cette chaîne de commandement, plusieurs
éléments centraux doivent être mis en avant.

Le premier réside dans l’incarnation présiden-


tielle de la fonction de chef des armées. Force est
de constater que tous les successeurs du général
de Gaulle ont pleinement usé de ces prérogatives, ins-
crites dans les articles 15, 20 et 21 de la Constitution,
et ce quelle que soit leur orientation politique. Des
opérations africaines de Valéry Giscard d’Estaing à
la guerre du Golfe menée par François Mitterrand
ou aux récentes interventions, comme l’opération
Serval au Mali, décidées par François Hollande, tous
les présidents de la V e République ont revêtu cette
tunique de « chef de guerre » qui participe de leur légi-
timité. Cependant, deux domaines ont pu connaître
des variations et jouer dans le processus de décision
politico-militaire : d’abord la relation particulière
entre le ministre de la Défense et le président de la
République, ensuite l’évolution de la fonction de chef
d’État-major des armées, sachant que ces variations
définissent le « trinôme » de décision propre au modèle
français, réuni tous les lundis matin à 11 heures à

44
Une refondation gaullienne du processus de décision politico-militaire ?

l’Élysée. La présidence des conseils de Défense, des


conseils restreints, sont le cœur du processus de déci-
sion militaire sous la V e République, comme le sou-
ligne le général Georgelin.

La fonction de ministre des Armées de la


V e République a été inaugurée par Pierre Messmer, qui
l’occupa du 5 février 1960 au 22 juin 1969. La préci-
sion est doublement importante : Messmer fut, dans la
terminologie gaullienne, ministre des Armées, et non
de la Défense nationale. Cette distinction s’inscrit plei-
nement dans la fameuse disjonction entre la tâche de
préparer l’outil militaire, qui est celle du ministre, et
celle d’en user, qui, on l’a vu, devient progressivement
celle du président de la République. La terminologie
et l’acceptation pleine et entière par Pierre Messmer
de ce distinguo expliquent pleinement sa durée à ce
poste. Lui-même l’écrira : « Quand on est le ministre du
général de Gaulle, on n’est pas un homme politique,
quand on prend les armées. On est son secrétaire d’État
aux armées. » La relation de confiance personnelle
entre Pierre Messmer et le général de Gaulle a donc
contribué à façonner, initialement, la fonction : la rela-
tive marginalisation du Premier ministre dans le dispo-
sitif a, de fait, renforcé le poids du ministre des Armées,
par son lien exclusif avec le président de la République.
C’est ce qui amènera Michel Debré à adopter la déno-
mination de « ministre de la Défense nationale », en
1969, avec le plein assentiment du président Georges
Pompidou. Seules les périodes de cohabitation ont pu,
finalement, menacer cet édifice institutionnel. Pourtant,
à bien y regarder, un relatif consensus prévaut rapi-
dement. D’une part, l’article 13 de la Constitution a
pour conséquence directe que toute nomination d’un

45
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

ministre de la Défense ne peut se faire qu’en consensus


avec le président. En 1986, l’épreuve de force entre
François Mitterrand et André Giraud, marquée notam-
ment par le fort différend sur le développement du
projet des S4 (missiles nucléaires mobiles transpor-
tables sur camions) et tranchée par les élections de
1988, conduit finalement à fixer les rapports entre les
différents acteurs gouvernementaux, dans le sens de
la prééminence présidentielle. Par la suite, par-delà les
heurts de personnalités, on ne reviendra plus sur cette
répartition des rôles.

Jean-Pierre Chevènement en définit les grandes


lignes : d’abord, le ministre de la Défense est chargé
de préparer l’outil militaire. Cette tâche passe d’abord
par la défense devant le Parlement des crédits mili-
taires, même s’il existe dans ce domaine une tradition
conduisant à une relative discipline de vote. Le CPE,
Centre de prospective et d’évaluation du ministère
de la Défense, créé en 1964, joue à cet égard un rôle
aussi crucial que souvent sous-estimé, car il permet à
l’armée française de se développer selon le système
des lois de programmation militaire : tous les cinq à
six ans, un point est fait sur l’état de développement
de l’outil militaire, et des priorités sont fixées. Du
point de vue du général Georgelin, il s’agit là d’une
spécificité essentielle au développement du potentiel
militaire français, très envié par les militaires d’autres
pays. Le ministre est aussi responsable de la condition
militaire, chargé de veiller au statut, au niveau de vie,
à l’attrait des carrières militaires : l’absence de syn-
dicats dans l’armée, donc de dialogue social au sens
classique du terme, n’empêche pas le ministre d’avoir
pour mission d’écouter certains mécontentements et

46
Une refondation gaullienne du processus de décision politico-militaire ?

d’y apporter une réponse. Jean-Pierre Chevènement


cite pour exemple sa gestion de la crise des gen-
darmes, à l’été 1989. Enfin, le portefeuille conduit le
ministre de la Défense à être un ministre de l’Indus-
trie bis et un ministre du Commerce extérieur bis.
Pour conserver les moyens de son indépendance,
la France se doit en effet de disposer d’un appareil
industriel performant qui, compte-tenu de la surface
du seul marché français de l’armement, a un besoin
impératif de réaliser à l’export une part significative
de son chiffre d’affaires. Cette tâche, pour laquelle le
ministre bénéficie du soutien de la Direction générale
de l’armement, a sans doute gagné en importance
depuis les années 1990. Enfin, il s’agit pour le ministre,
en lien avec le chef d’État-major des armées, de gérer
les opérations extérieures et d’en rendre compte régu-
lièrement au président de la République.

C’est la multiplicité de ces tâches qui caractérise


finalement la relation particulière entre le président et
son ministre de la Défense. Jean-Pierre Chevènement
définit le ministre comme un « grognard », c’est-à-
dire comme un homme qui, par sa fonction, doit
taire ses éventuels désaccords, du moins en public.
Cependant, comme il le souligne, il est rare qu’un
conflit durable existe au sein de la chaîne de com-
mandement : les entretiens hebdomadaires entre le
président, son ministre de la Défense et le CEMA
visent précisément à aplanir ces différends et, pour
reprendre l’expression de Jean-Pierre Chevènement,
« on reste en famille », l’intérêt supérieur de la nation
prévaut. Les conflits ouverts, comme celui entre
François Mitterrand et André Giraud au sujet des
missiles S4, relèvent de l’exception. Paradoxalement,

47
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

pour Philippe Vial, les périodes de cohabitation ont


au contraire conduit à une amélioration du processus
de décision, la préparation des conseils de Défense
nationale étant renforcée pour tenir compte des équi-
libres politiques. Ces périodes de cohabitation ont
d’ailleurs coïncidé avec la fin de la guerre froide, c’est-
à-dire avec la fin d’un cadre d’engagement plus pré-
visible. Au contraire, le passage à un monde apolaire,
« zéropolaire », selon l’expression de Laurent Fabius,
laisse une plus large place à l’analyse politique précé-
dant la décision d’engagement.

Ce n’est finalement qu’en des circonstances excep-


tionnelles que le ministre de la Défense peut être amené
à prendre des positions politiques et à marquer ses dis-
tances avec le chef de l’État. Jean-Pierre Chevènement
cite comme exemple la guerre du Golfe, en 1990. Sa
position, privilégiant une solution diplomatique, allait
à l’encontre de la position du président de l’époque,
François Mitterrand. Pourtant, le président lui-même lui
dit s’accommoder de cette position, et lui demande de
retarder sa démission, proposée le 7 décembre 1990.
Cette position était censée offrir à la France des marges
de manœuvre supplémentaires au plan international, ce
qui n’empêcha pas Jean-Pierre Chevènement de donner
suite ultérieurement à sa décision, marquant ainsi un
désaccord politique de fond.

Mais la chaîne de commandement ne se résume


pas toujours au fameux triangle président/ministre de
la Défense/CEMA. D’autres figures majeures peuvent
y jouer un rôle, le directeur de cabinet du ministre de
la Défense, d’une part, en lien avec toutes les compo-
santes du ministère, et le chef d’état-major particulier

48
Une refondation gaullienne du processus de décision politico-militaire ?

du président de la République, d’autre part. Comme le


souligne le général Georgelin, le renforcement global
des pouvoirs du CEMA depuis la création de la fonction
est lié à l’usage, désormais établi, que celui-ci soit un
ancien chef d’état-major particulier du président de la
République. De fait, le CEMA arrive au ministère de la
Défense en ayant souvent une relation établie, person-
nelle, avec le président de la République, ce qui rend la
relation avec le ministre de la Défense parfois tendue.
La fonction de chef d’état-major particulier du président
de la République a elle aussi évolué, dans un sens de
plus en plus stratégique, puisque c’est à lui qu’il revient
de préparer les réunions du conseil de Défense. Bien
souvent, le triangle décisionnel, pour reprendre l’ex-
pression de Jean-Pierre Chevènement, devient donc un
« rectangle », voire un pentagone, selon le rayonnement
du chef de cabinet du ministre de la Défense.

La mission du chef d’État-major des armées répond


dès lors à plusieurs missions de fond, lesquelles s’ins-
crivent dans la tradition gaullienne. Tout d’abord, il
se doit de défendre la part d’influence des militaires
dans la décision globale contre la vision de certains
adeptes d’une séparation scrupuleuse visant à can-
tonner les responsables militaires à la stricte exécution
de la décision civile. À cet égard, la comparaison avec
d’autres cas européens semble accréditer l’idée que le
CEMA est le chef militaire disposant de l’impact le plus
large sur le processus de décision global, y compris
dans les aspects géostratégiques, économiques, juri-
diques… Néanmoins, le CEMA se doit également de
faire comprendre aux militaires la nécessité d’un dis-
cours commun, d’un relatif consensus, en particulier de
faire taire autant que possible les rivalités entre armées.

49
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

Conscience morale des armées au sein du pouvoir


politique, il lui revient d’imposer une vision globale
de la défense, une complémentarité entre les armées,
dans un contexte de réduction des moyens. Enfin, son
combat fondamental reste d’imposer les objectifs de
programmation militaire, notamment face au minis-
tère des Finances. En effet, si l’utilité de l’effort finan-
cier en matière de défense n’est jamais contestée en
période d’opérations, il est plus difficile de le défendre
en période de paix relative, où celui-ci apparaît moins
justifié. Pourtant, il s’agit d’un effort continu, la concur-
rence, notamment sur le plan technologique, nécessi-
tant un effort constant de recherche et de développe-
ment. Selon la formule du général Georgelin, évoquant
la notion de surprise stratégique, il est impossible de
rattraper en temps de guerre les retards budgétaires
pris en temps de paix. C’est ce qui peut expliquer les
rares interventions du CEMA dans le débat public,
comme celle du général de Villiers dans Les Échos du
20 décembre 2016, pour demander un budget de la
Défense à 2 % du PIB.

En définitive, plusieurs conclusions semblent res-


sortir de ce tour d’horizon. Le schéma gaullien semble
encore aujourd’hui prévaloir, puisque la prééminence
présidentielle, le rôle des conseils de Défense, le rôle
du ministre de la Défense et celui du CEMA, soit
l’essentiel de l’héritage gaullien, subsistent encore,
en dépit de quelques évolutions. Si l’article 21 de la
Constitution donne au Premier ministre la responsa-
bilité de la force armée, cette fonction ne s’exerce
que sur le territoire national, via la figure du secré-

50
Une refondation gaullienne du processus de décision politico-militaire ?

taire général de la Défense et de la Sécurité nationale


(SGDSN). Ce recentrage vers le théâtre national est
symbolisé par la réforme de 2010, qui voit le SGDN
devenir le SGDSN : si ses missions sont élargies, elles
sont donc recentrées vers des enjeux de sécurité du
territoire national. L’opération Sentinelle, lancée au
lendemain des attentats de janvier 2015, a cependant
pour effet d’activer cette chaîne de commandement,
puisque plus de 10 000 militaires sont alors affectés
à la sécurisation du territoire, placés sous une chaîne
de commandement au sommet de laquelle se trouve
le SGDSN, et bien souvent concrètement placés sous
l’autorité directe des préfets.

En revanche, le trinôme décisionnel président/


ministre de la Défense/CEMA et le rôle des conseils
de Défense nationale ont survécu et se sont imposés
comme instance décisionnelle. L’intérêt de ce système
est d’offrir à la France une chaîne de commandement
réduite, rapide, le contrôle parlementaire intervenant
a posteriori. Le 11 janvier 2013, l’opération Serval est
décidée par un conseil de Défense dans la matinée,
et quelques heures plus tard ont lieu les premiers
échanges de tirs. Cette extrême rapidité dans la déci-
sion et dans la mobilisation de l’appareil militaire
français est une spécificité que d’autres pays, comme
l’Allemagne ou le Royaume-Uni, ne possèdent pas. Elle
résulte de la capacité du président à décider un enga-
gement sans véritable contre-pouvoir, au terme d’un
conseil restreint de Défense nationale, mais aussi du
rôle d’anticipation du CEMA, dont l’une des fonctions
est de préparer des plans de réaction (les Anglo-Saxons
emploient le terme de contingency planning) pouvant
être mis en œuvre dans des délais rapides.

51
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

Cependant, comme l’observe Jean-Pierre


Chevènement, plusieurs bémols doivent être apportés.
Tout d’abord, les opérations militaires françaises depuis
la guerre du Golfe se font de manière croissante dans
le cadre de coalitions internationales ou dans le cadre
de l’OTAN. La prise de décision, en particulier dans
la conduite des opérations, doit donc s’accommoder
d’autres chaînes de commandement. Une forme
d’action diplomatico-stratégique est donc devenue
nécessaire afin de coordonner l’usage des forces
armées sur les théâtres d’opérations. Second point,
cette efficacité de la chaîne de commandement à la
française peut avoir pour effet de pousser à l’interven-
tion, puisqu’elle est, selon la formule de Jean-Pierre
Chevènement, « conçue pour faire la guerre » ; l’accès
direct du CEMA au président de la République peut
avoir pour effet, selon certains analystes, de favoriser
l’option militaire, même si, comme le précise le général
Georgelin, la décision d’engagement ne peut être prise
que par un conseil restreint, qui n’est nullement un
tête-à-tête entre le CEMA et le président, puisque les
principaux ministres (Premier ministre, Affaires étran-
gères, Économie et Finances, Intérieur) sont présents.
La question du contrôle parlementaire est donc posée,
celui-ci s’effectuant généralement a posteriori. Pour
toute intervention extérieure, une mission d’évalua-
tion regroupant des membres de la commission de
Défense de l’Assemblée nationale, de la commission
des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces
armées du Sénat est organisée tous les quatre mois,
pour acter la poursuite d’une opération. Néanmoins,
des points très réguliers sont faits en commission par le
ministre de la Défense. Enfin, dernier point, l’indépen-
dance de décision présuppose l’indépendance straté-

52
Une refondation gaullienne du processus de décision politico-militaire ?

gique et technologique. La décision concerne autant le


militaire que les enjeux d’armement et de recherche, le
court terme que le moyen et le long terme, qui assure
la pérennité de l’outil militaire à un haut niveau de
performance et de réactivité.

Pour conclure sur ce point, si la IV e République


avait fait du président de la République le chef des
armées, c’est donc la V e République, et l’ombre portée
du général de Gaulle, qui a donné un contenu concret
à cette disposition constitutionnelle.
Chapitre 3

La chaîne de
commandement
face à la conduite
des opérations

Une fois la décision d’engagement prise, quel est


le contenu concret de la fonction de chef des armées ?
La question mérite d’être posée car la responsabilité
politique ne se limite évidemment pas à cette prise de
décision, mais couvre la totalité d’une opération mili-
taire, y compris dans ces aspects les plus douloureux,
assumer devant l’opinion publique les pertes militaires
ou la nécessité d’un engagement sur la durée. Jusqu’à
quel niveau de précision peut descendre la décision
politique ? Dans ce domaine, l’héritage du général
de Gaulle est à la fois essentiel et complexe à définir, ce
pour plusieurs raisons. La première, évidente, est que la
réorganisation de la chaîne de commandement se fait
dans le contexte, très complexe, de la fin de la guerre

54
La chaîne de commandement face à la conduite des opérations

d’Algérie. La question de la conduite des opérations


est donc indissociable de celle d’une réorganisation de
l’état-major opérée, comme nous l’avons vu, entre 1961
et 1962, mais également de la mise en place du triangle
décisionnel précédemment exposé. Cependant, c’est
une évidence de le rappeler, mais on aurait grand tort
de l’oublier, le général de Gaulle est un militaire de
carrière et de vocation. S’il définit le président de la
République comme chef de guerre, c’est également qu’il
connaît personnellement les enjeux stratégiques et que
sa conception de l’armée française, présentée dans le
discours de Strasbourg, le 23 novembre 1961, vise pré-
cisément à instituer une armée française capable de se
projeter sur des théâtres extérieurs. Son lien personnel
avec de nombreux chefs militaires fait de lui un partici-
pant à part entière aux opérations extérieures. Comme
le souligne le général de Saint-Quentin, la refondation
de l’armée française par de Gaulle est aussi une refon-
dation générationnelle, de nombreux chefs accédant
aux responsabilités dans le contexte de la France libre
et impulsant à l’armée française une forme de tradition
expéditionnaire, forgée sur les champs de bataille du
continent africain, puis aguerrie en Indochine, après
1945. De Gaulle recommanda ainsi au général Massu
de se faire breveter parachutiste avant son départ en
Indochine, suggérant par là qu’il s’agissait d’une voie
d’avenir pour l’engagement militaire.

Cependant, il faut ajouter deux bémols, qui complexi-


fient la définition d’un héritage gaullien en la matière,
mais permettent en revanche de poser des enjeux
actuels. Le premier est qu’il convient de distinguer les
opérations intérieures des opérations extérieures. Pour
les opérations intérieures, à quelques exceptions près

55
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

(la défense aérienne du territoire, qui relève de l’interar-


mées), la chaîne de commandement, de la lutte contre
l’OAS du début des années 1960 à l’opération Sentinelle
aujourd’hui, relève du Premier ministre. Dans le cadre
actuel de l’opération Sentinelle, mission dans laquelle
les armées ne sont pas primo-intervenantes, le lien avec
les autorités, notamment préfectorales, se fait via les
officiers généraux de zones de défense et de sécurité
(OGZDS), qui jouent le rôle de contrôleurs opération-
nels. De manière significative, un décret de 1961 spécifie
également le rôle du Premier ministre dans la défense
aérienne du territoire. La pratique dans ce domaine s’est
mise en place progressivement à l’époque gaullienne.
Pierre Messmer mentionne ainsi dans ses Mémoires
l’habitude prise par Georges Pompidou d’organiser à
Matignon des conseils restreints destinés à préparer les
conseils de Défense nationale : le Général s’en irrita, et
très vite cette pratique disparut.

La question est plus complexe pour ce qui concerne


les opérations extérieures. Mais contrairement à ce
que pourrait laisser penser l’image souvent associée
au général de Gaulle de « Françafrique », celui-ci a bien
moins engagé les forces françaises sur le continent afri-
cain que ses successeurs. La seule « opération exté-
rieure » à proprement parler est engagée au Tchad en
1969, et se poursuivra jusqu’en 1972. Pour le reste, le
Général n’engage les forces françaises que de manière
ponctuelle, pour des opérations de stabilisation poli-
tique, comme au Gabon en 1964. Peut-on véritable-
ment distinguer un « modèle gaullien » à partir d’une
expérience somme toute bien plus réduite, quand
Georges Pompidou ou Valéry Giscard d’Estaing ont
bien plus abondamment engagé les forces françaises

56
La chaîne de commandement face à la conduite des opérations

sur des théâtres extérieurs ? L’héritage gaullien ne se


définit-il pas en creux, avant tout dans la préparation
d’un outil militaire mobilisable ? Quelle est la place du
contrôle parlementaire dans ce domaine ?

Le second bémol est d’ordre technique. Le contrôle


politique de la conduite des opérations nécessite une
liaison en temps réel entre le pôle de décision et celui
d’exécution, sur le terrain. Cette liaison, qui permet de
faire descendre la décision proprement politique à un
degré de précision accru, relève de progrès technolo-
giques accomplis depuis les années 1960. En somme,
les successeurs du général de Gaulle disposent de
moyens concrets de contrôle et de prise de décision
que le fondateur de la V e République n’avait pas, ce qui
ne pouvait qu’influer fortement sur le fonctionnement
de la chaîne de décision. Il s’agira donc de se demander
en quoi les progrès technologiques ont redéfini le
contrôle opérationnel et la part de la décision politique
dans tout engagement militaire, de réfléchir également
à la part d’initiative qui reste aux chefs militaires sur
le théâtre d’opérations. Enfin, dernier point, les opé-
rations extérieures contemporaines ne relèvent pas
exclusivement de l’action militaire. Dans une approche
dite globale, le rôle des ONG, de la diplomatie, de la
logistique d’aide aux populations nécessite un travail
de coordination supplémentaire.

En un sens, le général de Gaulle a porté depuis


les années 1930 le projet d’une force militaire fran-
çaise capable de mener des opérations extérieures
bien plus qu’il n’a finalement usé de cette capacité.

57
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

Dès le conseil de Défense nationale du 2 octobre 1944,


de Gaulle définit l’une des missions essentielles de la
force armée française : la capacité d’intervention immé-
diate, plus exactement « une force d’intervention com-
prenant des éléments terrestres, aériens et navals, et
tenue prête à intervenir à tous instants ». Il s’agit alors
de tirer les leçons des années 1930 et en particulier
de l’incapacité de l’armée française à réagir aux initia-
tives hitlériennes des années 1930. Symboliquement,
de Gaulle s’oppose alors à un service militaire de deux
ans, et le limite à une seule année : l’armée régulière
n’aura, dans ce schéma, à être mobilisée qu’en cas de
guerre généralisée. La réorganisation de l’armée dans
les années 1958-1969, dans un contexte de décolonisa-
tion, se fait en cohérence avec cet objectif de conserver
une capacité de projection rapide, c’est même, avec la
dissuasion, l’un des piliers de la politique de défense
de la France.

La distinction opérée dès La Discorde chez l’en-


nemi entre la conduite de la guerre, fait du politique,
et la conduite des opérations, fait du militaire, trouve
dans les réformes de 1962 une articulation à la fois
pragmatique et efficace. En effet, comme le souligne
le général de Saint-Quentin, le chef d’État-major des
armées est à la fois le conseiller militaire du gou-
vernement et le commandant des opérations mili-
taires : il se situe donc à la charnière entre la prise de
décision politique d’engagement (participation aux
conseils de Défense) et sa mise en œuvre opération-
nelle. Le CPCO, Centre de planification et de conduite
des opérations, l’aide à proposer des solutions de
gestion de crise en amont de l’intervention, puis à
optimiser la gestion de l’intervention militaire en

58
La chaîne de commandement face à la conduite des opérations

temps réel. Le rôle du chef d’état-major particulier est


également crucial dans cette articulation, car il offre
au chef d’État une information actualisée, une forme
de proximité permanente avec les enjeux militaires
immédiats. Enfin, comme le souligne le sénateur
Jacques Gautier, certaines expériences effectuées
en début de mandat, une plongée en sous-marin
nucléaire lanceur d’engins (SNLE), la découverte des
cibles et des moyens de la dissuasion, ont pour consé-
quence d’aider des hommes politiques qui n’avaient
pourtant pas d’appétence pour les enjeux de défense
à entrer dans le costume de chef des armées.

Les opérations extérieures conduisent à la mise


en place d’une chaîne de commandement finalement
spécifique, et fondamentale. Du temps de de Gaulle,
comme le montre Jérôme de L’Espinois, la boucle
est raccourcie au maximum. En février 1964, une
opération est ainsi décidée en conseil des ministres
pour venir en aide au président Léon M’Ba, ren-
versé par un coup d’État. Par le hasard du calendrier,
celui-ci se déroule dans la nuit du mardi au mer-
credi, et, à 10 heures, un échange entre le Premier
ministre, Georges Pompidou, et le général de Gaulle
déclenche l’ordre d’intervenir ; la décision passe
avec rapidité par le ministre des Armées, puis le chef
d’État-major des armées, le général Ailleret, qui mobi-
lise le Comanfor, commandant supérieur de la zone
outre-mer, qui mobilise des unités parachutistes et
des moyens aériens basés à Bangui, en République
centrafricaine. Cependant, comme le souligne Jérôme
de L’Espinois, l’autonomie sur place du Comanfor est
somme toute assez large, faute de moyens techniques
permettant d’assurer un suivi de la décision militaire.

59
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

Une circulaire du ministère des Affaires étrangères,


datée du 23 août 1963, stipule qu’« au terme des
accords en vigueur, le gouvernement français reste
seul juge dans chaque cas de la décision à prendre
en ce qui concerne tant l’opportunité même de l’in-
tervention que le choix et l’emploi des moyens. En
particulier, les commandants supérieurs français ne
peuvent donner l’ordre d’ouvrir le feu que selon les
règles en vigueur dans l’armée française, c’est-à-dire,
à charge pour eux, s’ils le peuvent, d’en référer au
gouvernement français ou, s’ils ne le peuvent pas,
sous leur propre responsabilité, à l’exclusion de toute
autre » : du fait de la faiblesse des moyens techniques
en vigueur, c’est peu dire que cette responsabilité
propre est bien souvent engagée.

La question du lien technique entre théâtre d’opé-


rations et lieu de décision s’avère un enjeu essentiel
des années postgaulliennes, en ce qu’il permet ou non
à la décision politique d’influer sur l’action militaire
proprement dite. L’opération Lamantin, menée en
Mauritanie entre la fin de l’année 1977 et l’été 1978,
montre dans ce domaine un dispositif qui ne permet
guère de micromanagement. Le général Forget, de
l’armée de l’Air, qui commande l’opération dans son
Transall C-160, est relié à Paris via une liaison HF, au
centre d’opération des armées c’est le général Méry qui
reçoit l’appel et Méry lui-même est en communication
téléphonique avec le président Giscard d’Estaing. Un
tel mode de fonctionnement, aléatoire, ne permet pas
de décrire une situation tactique, le général Forget se
bornant à requérir un bingo vert (ouverture du feu) ou
rouge. Dans ce domaine, la technologie a donc bou-
leversé du tout au tout le cadre et les possibilités de

60
La chaîne de commandement face à la conduite des opérations

la décision politique, le passage au champ de bataille


virtuel permettant de nos jours de faire remonter la
décision d’ouvrir le feu au pouvoir politique avec une
précision accrue.

Le modèle gaullien repose cependant sur un autre


pilier, la relation personnelle que le Général prenait
soin de nouer avec les grands chefs militaires, gage
d’une autorité directe, la plupart des commandants
en opération recevant des instructions personnelles
et secrètes avant leur départ en mission. Beaucoup
de ces instructions relevaient sans doute plus d’un
dialogue direct que d’une voie hiérarchique suivant
la chaîne de commandement de manière classique :
de fait, le général de Gaulle se considérait probable-
ment comme le premier responsable militaire, et pas
uniquement politique, de toute opération. Son peu
d’appétence pour les opérations extérieures était sans
doute justifié par son appréciation militaire, pas seu-
lement géopolitique ou stratégique, de leurs enjeux
et de leur faisabilité. Sous Georges Pompidou, l’état-
major particulier du président est diminué de moitié,
et malgré l’habitude que conserve le président de ren-
contrer personnellement les commandants de SNLE
(la mise en service actif du SNLE Le Redoutable date
de décembre 1971), le fait que le chef d’État-major des
armées soit doté d’une cinquième étoile peut corres-
pondre à une forme de compensation à l’espacement
de la relation personnelle, mais aussi à une forme de
responsabilisation accrue de celui-ci. En revanche, la
pratique de faire des chefs d’état-major particuliers
des présidents de futurs CEMA permet d’entretenir la
dimension personnelle de la chaîne de commande-
ment en opération.

61
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

Néanmoins, c’est aussi de l’époque gaullienne que


date l’ébauche de ce qui deviendra l’approche glo-
bale de toute opération extérieure, celle-ci disposant
d’un volet militaire, mais aussi d’un accompagnement
politique et humanitaire. L’opération Limousin, menée
au Tchad entre 1969 et 1972, est à cet égard fonda-
trice. Décidée par le général de Gaulle dans les der-
nières semaines de sa présidence, en réponse à l’appel
du président Tombalbaye (le CEMA de l’époque, le
général Fourquet, est alors, selon Jérôme de L’Espinois,
réticent), l’opération se monte dans une approche réso-
lument interministérielle, associant une action militaire
qui mobilise uniquement des soldats professionnels
– et mêle action de terrain (essentiellement du soutien
aérien) et action de formation de l’armée tchadienne –,
une action diplomatique gérée par le ministère des
Affaires étrangères afin d’isoler les rebelles du Frolinat
et une mission de réforme administrative, menée par le
ministère de la Coopération, visant à rétablir l’autorité
de l’État tchadien et à répondre aux besoins de la popu-
lation. L’ambassadeur de France constitue l’autorité de
référence sur place, en charge d’arbitrer les inévitables
empiètements entre ces composantes. En outre, cette
opération se déroule sur le long terme, jusqu’en 1972,
conclue symboliquement par une visite de Georges
Pompidou au Tchad. L’évaluation du succès se fait
selon une grille à la fois militaire (division et affaiblis-
sement du Frolinat), diplomatique (le Soudan et la
Libye, soutiens du Frolinat, ont pris leurs distances) et
politique (l’armée nationale tchadienne est modernisée
dans son fonctionnement et la formation de ses cadres,
et est désormais en mesure d’assurer la sécurité du
pays). Ces trois piliers définissent la stratégie de contre-
insurrection, modèle pour de nombreuses OPEX.

62
La chaîne de commandement face à la conduite des opérations

Comme le fait remarquer le général de Saint-


Quentin, toute opération extérieure contemporaine
intègre cette approche globale, l’aspect militaire étant
étroitement connecté à d’autres, notamment l’aspect
humanitaire. Certes, la spécificité militaire française
se situe dans la droite ligne d’une « culture expédi-
tionnaire », d’un sens de l’adaptation à des théâtres
d’opérations variés, d’une habitude de la projection
qui ne dépend pas seulement du niveau d’équipe-
ment mais aussi d’une véritable culture militaire qui
permet d’opérer rapidement pour exploiter l’avan-
tage de la surprise initiale et d’évoluer avec aisance
dans un milieu humain et physique à chaque fois
renouvelé. L’autonomie des échelons tactiques, l’ac-
ceptation du risque ont un coefficient multiplicateur
beaucoup plus déterminant que dans la phase de sta-
bilisation qui suivra. C’est le différentiel qualitatif qui
permet, alors que le dispositif initial est encore en
cours d’opération, d’imposer à l’adversaire un tempo
soutenu. Cependant, l’approche globale conduit à une
imbrication de plus en plus rapide de la sécurisation
des zones d’intervention et de l’implication logistique
de l’armée, mais aussi des ONG pour venir en aide
aux populations civiles. Plusieurs opérations de paci-
fication, comme l’opération Turquoise au Rwanda,
ont ainsi démontré une forme d’expertise française
dans ce domaine. La responsabilité du commandant
en chef des opérations est de plus en plus complexe
et diversifiée, à la fois dans la gestion d’une projection
militaire souple, rapide et adaptable à tout milieu, et
dans la coordination avec les autres aspects, diplo-
matique, politique, humanitaire, de l’intervention. La
création en juin 1992 du Commandement des opé-
rations spéciales vise à entretenir la capacité logis-

63
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

tique et militaire de l’armée française à intervenir. Par


ailleurs, l’état-major des armées se dote du poste de
« chef opérations », actuellement occupé par le général
de Saint-Quentin, ancien commandant en chef de
l’opération Serval au Mali.

Quelle est finalement la latitude d’action du com-


mandant en chef sur place ? Celle-ci a-t-elle finalement
diminué, notamment avec les nouveaux moyens de
communication, qui offrent un contrôle accru, mais
aussi une visibilité, médiatique notamment, plus déli-
cate à gérer au quotidien ? Tout d’abord, il convient
de rappeler qu’une certaine marge d’appréciation
a toujours été laissée au commandant en chef sur
place. Jérôme de L’Espinois cite ainsi deux exemples.
Pendant l’opération Lamantin en Mauritanie, en 1977,
le général Forget est en liaison avec le centre d’opé-
ration des armées du général Méry, pour qui la situa-
tion est urgente. Méry cherche à joindre le président
de la République : les Jaguar ont dans leur ligne de
mire des dizaines de Toyota du Front Polisario, avec
leurs camions-citernes. Les Jaguar tournent autour,
prêts à ouvrir le feu, il ne manque que le bingo vert.
Mais le président Giscard d’Estaing n’est pas joignable.
Méry donne donc un bingo rouge. Forget est furieux,
car ce n’était pas une mince affaire que de faire se
rencontrer ces Jaguar et ces Toyota dans le désert. Il
donne donc comme instruction au chef de patrouille,
par radio, « vous tirez au plus près, vous m’entendez ?
Tirez au plus près ! » Le chef de patrouille comprend
bien, ajuste son tir, et gagne un petit effet sur le terrain.
On peut aussi citer l’attaque de N’Djamena en 1987.
Le colonel Menu commande, déclenche le tir, abat un
Tupolev – une initiative qui relève là aussi la liberté

64
La chaîne de commandement face à la conduite des opérations

d’appréciation puisqu’elle ne correspondait pas aux


ordres qu’il avait reçus de l’état-major des armées.

Cependant, pour le général de Saint-Quentin, le


principe de subsidiarité est de toute manière consubs-
tantiel à une efficacité maximale sur le terrain. À condi-
tion de clairement distinguer les niveaux d’opéra-
tion – niveau stratégique, niveau du commandement
opérationnel, niveau du théâtre, autant dire celui du
contrôleur opérationnel, et niveau tactique –, il peut
être « bien plus efficace opérationnellement de définir
les niveaux, de leur dessiner un cadre à partir de la
mission qu’on leur fixe, puis simplement de contrôler ».
On peut d’ailleurs dresser un parallèle avec la nécessité
pour de Gaulle de composer, à l’époque de la France
libre, avec des chefs militaires n’hésitant pas à prendre
des initiatives assez étendues, comme le général
Leclerc : ces marges d’initiatives relèvent de leur res-
ponsabilité. Concernant le contrôle politique sur les
OPEX, le principe est le même : dans des opérations de
longue durée, l’idée d’un contrôle quotidien est vaine,
la part d’initiative des chefs militaires reste bien réelle.
Cependant, la question d’une responsabilité civile s’est
posée, par exemple dans le cadre de l’engagement en
Afghanistan : la nomination en 2009 d’un « représentant
spécial » par Nicolas Sarkozy, représentant chargé de
coordonner les initiatives diplomatiques, politiques et
l’aide au développement, en laissant de côté les aspects
proprement militaires, relève d’une recherche d’adé-
quation avec la stratégie opérationnelle des États-Unis,
attachés à ce modèle.

Si les OPEX relèvent d’une chaîne de commande-


ment réduite initiée par le président de la République,

65
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

le contrôle politique qui s’exerce est également un


contrôle parlementaire. La réforme constitutionnelle
de 2008 a dans ce domaine modifié la procédure,
puisque désormais le gouvernement doit informer le
Parlement dans les trois jours suivant une interven-
tion extérieure. Cette procédure a toujours été scru-
puleusement respectée : en 2008, le Premier ministre,
François Fillon, a ainsi réuni les présidents des deux
Chambres, des groupes parlementaires et des commis-
sions de Défense alors que les avions Rafale étaient
encore au-dessus de la Méditerranée. Le strict respect
de cette procédure fonde le pacte de confiance entre
les gouvernements successifs et le Parlement sur les
questions de défense, et ne modifie pas la chaîne de
commandement en boucle rapide. Comme le souligne
le sénateur Jacques Gautier, il n’existe guère d’équi-
valents dans d’autres pays européens. En Allemagne,
l’armée est souvent désignée comme « armée du
Parlement », et ne peut intervenir sans une procédure
parlementaire longue et très réglementée, avec l’ac-
cord des Länder. En 2013, au début de l’opération
Serval, une mission parlementaire française de deux
jours fut ainsi envoyée auprès du Bundestag pour
tenter d’obtenir un soutien financier et logistique. Au
Royaume-Uni, la relation de confiance entre l’exécutif
et le Parlement pour les interventions extérieures
semble avoir été altérée par l’intervention irakienne
et la question des armes de destruction massive.

Mais la relation de confiance entre exécutif et légis-


latif en France ne signifie pas pour autant qu’il existe un
blanc-seing inconditionnel. Ainsi, pour des opérations
comme Sangaris ou Serval, le ministre de la Défense
est venu chaque semaine faire un point détaillé de la

66
La chaîne de commandement face à la conduite des opérations

situation, lequel, comme le souligne Jacques Gautier,


n’a fait l’objet d’aucune fuite dans la presse ou sur les
réseaux sociaux, preuve que la relation de confiance
est à double sens. La réforme constitutionnelle de 2008
ainsi que la loi de programmation militaire de 2013
prévoient un débat parlementaire au bout de quatre
mois, pour valider la prolongation d’une opération, et
un débat parlementaire annuel sur ces opérations. Peu
après cette réforme de 2008, l’opportunité de prolonger
la présence française en Afghanistan a ainsi été dis-
cutée. Afin de nourrir le débat parlementaire, une mis-
sion sénatoriale, représentant toutes les tendances poli-
tiques, a été mandatée auprès des forces françaises. Le
dialogue avec les commandants sur place a contribué
au vote de la prolongation à une quasi-unanimité (abs-
tention des sénateurs communistes). Le débat annuel
sur les opérations extérieures va dans le même sens :
il ne s’agit pas nécessairement de contrôler l’action
militaire sur place, mais de permettre au Parlement
de bénéficier d’un niveau d’information suffisant pour
pouvoir nourrir sa décision. Cependant, comme le
suggère Jacques Gautier, la procédure de validation
parlementaire peut être amenée à évoluer avec l’allon-
gement des opérations. Une opération de dix ans ou
plus, comme en Afghanistan, ne doit-elle finalement
être validée qu’une fois par le Parlement ? Ne peut-on
pas envisager plusieurs échéances de ce type ?

Par ailleurs, le contrôle parlementaire est garant


d’une recherche constante de l’approche globale,
notamment de l’articulation entre les aspects militaires
et diplomatiques. De fait, au Sénat, c’est une même
commission qui chapeaute les Affaires étrangères, la
Défense et les Forces armées, et un rapport parlemen-

67
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

taire publié à l’été 2016 a insisté sur l’absolue néces-


sité d’imbriquer ces deux aspects. Par ailleurs, la pré-
sence d’un représentant politique peut avoir pour effet
de donner du poids – et des moyens – aux initiatives
civilo-militaires, celui-ci étant, pour Jacques Gautier,
actuellement trop réduit. Le budget du commandant
en chef pour l’opération Barkhane alloué à des actions
de reconstruction n’est pas à la hauteur des besoins.
Il s’agit également d’un enjeu de coordination entre
initiatives civiles et action militaire sur place. Jacques
Gautier donne pour exemple la République centra-
fricaine. Bangui est alimentée en électricité dix-huit
heures par jour par l’usine hydroélectrique de Bouali,
inaugurée en 1964, désormais en mauvais état de fonc-
tionnement. Cas rare, les grands donateurs se mobi-
lisent et décident de rénover cette usine. Du matériel,
des turbines, des ouvriers arrivent donc sur place. Mais
ces initiatives n’ont pas été coordonnées avec les mili-
taires sur le terrain. Dès lors, à la livraison du matériel
et à l’arrivée des ouvriers, les coupeurs de route inter-
viennent, les ouvriers s’éparpillent… et finalement rien
n’est réglé. Du point de vue français, une coordination
plus poussée des opérations extérieures avec le travail
de l’Agence française pour le développement (AFD)
semble nécessaire.

Reste finalement un autre aspect important suscep-


tible d’influer sur la conduite des OPEX, la question de
l’interopérabilité et du lien avec d’autres états-majors
dans le cadre de coalitions internationales, euro-
péennes ou dans le cadre de l’OTAN. Les différences
de chaînes de commandement et de processus de
décision entre la France et ses partenaires européens
posent, selon le général de Saint-Quentin, un problème

68
La chaîne de commandement face à la conduite des opérations

difficilement contournable. Ainsi, il n’y a pas à pro-


prement parler d’« opérations » menées dans le cadre
européen, mais des missions non exécutives : en effet,
le tempo d’une opération nécessiterait une harmoni-
sation des chaînes de décision. En outre, en Europe,
seule la France et le Royaume-Uni possèdent une tradi-
tion interventionniste, quand d’autres pays ont du mal
à concevoir une OPEX autrement que sous la forme
d’opération de maintien de la paix. La mécanique de
validation européenne, assez lourde, est mal adaptée à
la réactivité nécessaire, au point que pour le général de
Saint-Quentin c’est l’OTAN qui sert de cadre d’interopé-
rabilité entre Européens. Ces questions seront toutefois
abordées en détail dans les chapitres suivants.

Au total, cette exploration de la chaîne de comman-


dement, aussi bien dans la prise de décision que dans
le contrôle opérationnel, conduit à deux conclusions
nettes. La première est qu’il existe un modèle fran-
çais, à tous égards atypique, entièrement tourné vers
un objectif d’efficacité et de réactivité. Ce modèle est
impulsé par le général de Gaulle et a depuis été investi
par ses successeurs. Il place le président au sommet
de la chaîne décisionnelle, mais donne également une
responsabilité importante au ministre de la Défense et
au chef d’État-major des armées. Ces deux fonctions
ont évolué depuis l’époque gaullienne, gagné en auto-
nomie et en capacité de proposition. Mais une forme
de complémentarité entre les différentes instances, une
« équipe France », est la clé de la rapidité et de la perti-
nence de la décision, les conseils de Défense jouant un
rôle de validation et les assemblées un rôle de contrôle,
selon des modalités en évolution. Il n’y a guère d’équi-
valent chez nos alliés, en particulier en Europe, et c’est

69
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

là ce qui nourrit la capacité d’initiative et le rôle moteur


des armées françaises, notamment dans le cadre des
OPEX.

La seconde conclusion nette est que ce mode de


fonctionnement hérité de l’époque gaullienne fait
l’objet d’un consensus large, pluri-partisan : en dépit
de sa complexité apparente, il permet une décision
rapide et adaptée. Du point de vue de ses différents
acteurs, civils ou politiques, cette chaîne de décision
fonctionne, à court comme à moyen terme, avec les
lois de programmation militaire qui permettent d’entre-
tenir l’outil militaire et de le préparer aux missions de
demain. L’anticipation et la prospective, via le CPCO et
le rôle du CEMA, la préparation de l’outil militaire, rôle
du ministère de la Défense, l’approche globale via les
conseils de Défense : tous ces piliers permettent une
décision rapide, étayée et immédiatement opératoire.
Les témoignages recueillis au cours de ces tables rondes
permettent de dégager une autre idée fondamentale : ce
système, pour spécifique qu’il est, suscite l’admiration,
voire la convoitise d’homologues européens ou extra-
européens, et participe donc pleinement du rayonne-
ment de l’appareil de défense français.
Deuxième partie

La présence militaire
de la France
à l’échelle mondiale,
depuis la décolonisation
et l’émergence du nucléaire
Au tournant des années 1958-1959, le général
de Gaulle définit deux principes fondateurs de ce que
sera sa doctrine stratégique pour la décennie à venir.
Le 4 juillet, répondant à un discours de John Foster
Dulles, il affirme clairement : « Si la France cesse d’être
mondiale, elle cesse d’être la France. » Mais ce rôle
mondial doit s’exercer en conservant sans cesse une
priorité absolue, celle de l’indépendance nationale,
car : « Un pays comme la France, s’il lui arrive de faire
la guerre, il faut que ce soit sa guerre. Il faut que son
effort soit son effort. S’il en était autrement, notre pays
serait en contradiction avec tout ce qu’il est depuis
ses origines, avec son rôle, avec l’estime qu’il a de lui
même, avec son âme » (discours à l’École militaire,
3 novembre 1959). En somme, il faut concilier indé-
pendance et capacité à conserver un rôle mondial
dans un contexte marqué par la décolonisation et la
guerre froide, les deux Grands disposant de moyens
militaires conventionnels nettement supérieurs à ceux
de notre pays, la force de frappe entrant dans une
autre dimension. La France doit cependant tenir son
rang de membre permanent au Conseil de sécurité
de l’ONU.

Cette exigence, cette aspiration fait de la France


un allié incommode, ombrageux, quoique d’une fidé-
lité irréprochable dans les crises (Berlin ou Cuba),
pour les États-Unis. La question des alliances, moyen
de ce rayonnement, est donc fondamentale. On verra
d’abord combien le rapport du général de Gaulle
à l’OTAN est trop complexe pour être réduit à la

73
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

décision de 1966 de quitter le haut-commandement


intégré, décision dont le sens est d’ailleurs souvent
mal interprété. Si de Gaulle se réjouit de l’entrée de
la France dans l’OTAN en 1949, la décision de 1966
résulte surtout de l’échec à peser sur la réforme de la
gouvernance de l’Alliance atlantique et sur ses orien-
tations d’avenir. Il ne s’agit pas d’une rupture mili-
taire, les conditions de poursuite d’une collaboration
étroite étant assurées. Dès lors se pose la question de
la décision du retour de la France dans le même com-
mandement intégré, en 2009 : s’agit-il d’une rupture
avec l’héritage gaullien, ou au contraire d’un abou-
tissement logique, la France obtenant en 2009 des
garanties et des possibilités d’initiatives, notamment à
travers la création du commandement Transformation,
refusées à de Gaulle dans les années 1960 ?

La façon d’appréhender la construction d’une


défense européenne s’inscrit dans ce même rapport
douloureux aux alliances. Les initiatives du général
de Gaulle en la matière s’inscrivent d’abord dans un
mouvement de balancier vis-à-vis de l’OTAN, mais
également dans la volonté de faire de la défense
un moteur de la construction d’une Europe de type
confédéral. À terme, il peut être tentant d’attribuer
aux blocages datant des années 1960 les difficultés
que traverse aujourd’hui l’Europe de la défense. Est-ce
pourtant le cas ? Ces difficultés ne démontrent-elles
pas au contraire qu’il ne saurait y avoir de défense
commune sans une convergence des diplomaties
européennes autour de principes communs, sans
une convergence des doctrines de défense, sans inte-
ropérabilité dans un cadre européen ? Pourtant, la
défense européenne dispose également d’atouts et de

74
La présence militaire de la France à l’échelle mondiale

possibilités, pour certains types d’interventions spéci-


fiques, mais aussi pour piloter des projets industriels
communs.

La présence mondiale de la France relève de sa


capacité, qu’elle ne partage en Europe qu’avec le
Royaume-Uni, à intervenir seule loin de son territoire
national. Si de Gaulle a contribué à organiser une force
de projection, on lui attribue souvent à tort un goût
pour les interventions extérieures, surtout en Afrique
subsaharienne. À la vérité, ce sont surtout ses succes-
seurs qui ont développé le modèle d’une approche
globale à la française dans les interventions extérieures,
à partir des années 1970. Cependant, malgré le succès
d’opérations comme Serval au Mali, la complexifica-
tion de ces opérations, leur durée croissante, leur coût,
pour faire face à de nouveaux types de périls, posent la
question de la capacité de la France à agir seule.
Chapitre 4

La France et l’OTAN,
de de Gaulle à aujourd’hui

Si l’on retient généralement de la politique étran-


gère du général de Gaulle son peu d’enthousiasme
pour l’ONU, le célèbre « machin », la décision signi-
fiée le 7 mars 1966 au président américain Lyndon
Johnson de quitter le haut-commandement intégré de
l’OTAN, souvent interprétée à tort comme une sortie de
la France de l’OTAN, est couramment définie comme
l’acte fondateur de la politique d’indépendance natio-
nale gaullienne. Le général de Gaulle lui donne d’ail-
leurs ce sens en écrivant à Johnson que la France « se
propose de recouvrer l’entière souveraineté sur son
territoire ». Cette initiative, qui arrive entre la reconnais-
sance diplomatique de la Chine populaire, le 27 janvier
1964, et le discours de Phnom Penh, le 1er septembre
1966, au cours duquel il condamne implicitement l’in-
tervention américaine au Viêt-Nam, semble donc s’ins-
crire dans une politique d’indépendance et de prise
de distance vis-à-vis de l’allié américain, au point de

76
La France et l’OTAN, de de Gaulle à aujourd’hui

devenir l’un des « marqueurs » de l’héritage gaullien :


quand la France envisage, en 1997, de réintégrer le
commandement intégré de l’OTAN, puis franchit le pas
en 2008, des voix s’élèvent dans le débat public pour
dénoncer une trahison de cet héritage.

L’OTAN, créée par les 14  articles du traité de


Washington, signé le 4 avril 1949, définit en partie la
politique étrangère de la France, dans un contexte
de guerre froide où il s’agit, en outre, de contrôler le
réarmement allemand. Le rapporteur du texte devant
le Parlement, le radical René Mayer, n’invoque pas
d’autres arguments pour défendre la ratification fran-
çaise : il s’agit pour les hommes de sa génération
d’établir la paix et la sécurité en Europe, et d’assurer
la défense des valeurs démocratiques. Dès l’origine,
l’OTAN repose donc sur un double pilier, militaire et
politique. Accueillant à l’origine 12 pays, les États-Unis,
le Canada ainsi que des États d’Europe occidentale,
dont la France, le Royaume-Uni et le Portugal (seul
pays à ne pas être une démocratie parlementaire),
l’organisation met en place, par le fameux article 5, le
principe de solidarité de ses membres en cas d’attaque,
quand bien même cette solidarité n’est pas absolument
automatique. Il est en effet question d’« assister la ou
les parties attaquées, y compris par l’emploi de la force
armée ». Un commandement intégré est créé à cet effet
en 1950. Quoi qu’il en soit, il s’agit là d’une alliance
durable et contraignante, en particulier pour les États-
Unis, habitués à ne pas se lier en temps de paix. Pour
les Européens, l’OTAN apparaît à l’époque comme
une garantie importante, la solidarité militaire euro-
péenne envisagée l’année précédente dans le traité de
Bruxelles (1948) restant lettre morte (malgré le principe

77
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

d’automaticité de l’engagement militaire aux côtés de


l’agressé). Il s’agit également d’un cadre de coopéra-
tion franco-britannique, ce que ne sera pas l’Europe
de la CECA puis du traité de Rome. L’entrée de l’Alle-
magne en 1955, de l’Espagne en 1982 et d’autres pays,
comme la Turquie dès 1952, porte à 28 le nombre de
signataires aujourd’hui, à tel point que l’OTAN a pu
devenir le cadre privilégié de la coopération militaire
entre Européens.

Le geste gaullien de 1966 vise à retirer la France


du commandement intégré de l’OTAN, et non de la
faire sortir du Traité, dont de Gaulle a approuvé la
ratification en 1949. Souvent interprétée comme une
rupture, cette initiative vise en fait à conclure un pro-
cessus entamé de longue date et à tirer les conclusions
d’un échec de la France à réformer le fonctionnement
de l’OTAN, notamment sur le plan militaire. De fait, la
tension entre la France et l’OTAN, liée intimement à
la relation bilatérale franco-américaine, remonte à la
fin de la IV e République, et plus particulièrement à la
crise de Suez, comme l’ont bien montré les récents tra-
vaux de Jenny Raflik1. L’arrivée du général de Gaulle
au pouvoir en 1958 conduit à la mise en place d’une
tentative de révision du commandement militaire,
résumée dans le mémorandum d’octobre 1958, qui
esquisse le projet d’un directoire à trois, États-Unis,
France et Royaume-Uni. La passivité des Américains
devant ces initiatives, ainsi que la volonté ferme du
général de Gaulle de mettre en place la dissuasion
nucléaire dans le cadre national conduisent donc à

1.  Cf. Jenny Raflik, La IV e République et l’Alliance atlantique,


Rennes, PUR, 2013.

78
La France et l’OTAN, de de Gaulle à aujourd’hui

un recul progressif (refus des armes nucléaires amé-


ricaines sur le territoire français dès juin 1959, désen-
gagement graduel des forces navales, refus en 1962
de placer sous commandement de l’OTAN les forces
militaires mobilisées pour pouvoir assurer la transi-
tion en Algérie) et annoncé clairement par le général
de Gaulle en septembre 1965. Si les réactions sont vio-
lentes en septembre 1966 (seule L’Humanité se félicite
de cette décision), la surprise n’est donc pas de mise,
et, surtout, dans la stratégie gaullienne, la réflexion sur
la relation France/OTAN a pris de l’avance, et a permis
d’anticiper les conséquences de ce départ. Restent
plusieurs enjeux, liés à cet héritage, qui permettent
de définir quelques perspectives contemporaines.

La première concerne le positionnement de la


France vis-à-vis de l’OTAN. De Gaulle n’enclenche
évidemment pas de rupture avec l’Alliance atlan-
tique, et insiste même pour que le siège de l’Alliance
demeure à Paris, en vain. De fait, comme l’ont montré
les travaux de Frédéric Bozo2, le départ de la France
du commandement intégré ne contrarie nullement
l’interopérabilité entre l’armée française et les troupes
de l’OTAN. Il s’agit donc de réfléchir au sens du retour
de 2008 : que reste-t-il du positionnement recherché
par le général de Gaulle ? peut-on avec le recul mieux
en comprendre la signification et l’héritage ? S’agit-il
au final d’un recul ou d’une opportunité pour la
France de peser, comme le souhaitait le Général, sur
les adaptations de l’OTAN ?

2.  Voir notamment Frédéric Bozo, Deux stratégies pour l’Europe.


De Gaulle, les États-Unis et l’Alliance atlantique, 1958-1969, Paris,
Plon, 1996.

79
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

Le second champ de questionnement repose sur


un paradoxe : organisation de guerre froide, l’OTAN
n’a jamais servi militairement avant la chute du mur de
Berlin en 1989. Ses opérations militaires, par exemple
en ex-Yougoslavie, interviennent au moment où la plu-
part de ses membres souhaitent tirer parti des « divi-
dendes de la paix » et réduisent considérablement leur
effort militaire. Le coût financier et militaire de l’OTAN
est également soulevé par les États-Unis, le président
élu, Donald Trump, n’ayant pas hésité à la qualifier
d’« obsolète et trop coûteuse ». La question de la trans-
formation de l’OTAN et du rôle que la France peut
y jouer est donc essentielle, en particulier face à des
défis d’avenir, comme la cybersécurité ou le terrorisme,
domaines dans lesquels la prospective et l’anticipation
sont déterminantes.

Enfin, la relation France/OTAN est indissociable


des enjeux européens. Si l’OTAN a servi de cadre
d’interopérabilité aux états-majors européens, elle
interroge la perspective d’une défense européenne,
mais également la nature du lien entre les puissances
européennes à travers l’OTAN. Le Brexit pose ainsi
la question du couple franco-britannique en matière
de défense, de la nécessité accrue de faire vivre l’Eu-
rope de la défense dans le cadre de l’OTAN, à travers
des procédures d’interopérabilité comprises dans les
accords « Berlin plus » de 1999.

Le principal héritage que laisse le général de Gaulle


à la France pour définir sa position vis-à-vis de l’OTAN
réside peut-être dans la recherche d’un cadre parti-

80
La France et l’OTAN, de de Gaulle à aujourd’hui

culier, adapté aux ambitions et à la recherche de sou-


veraineté de notre pays. De fait, 1966 ouvre une ère
nouvelle dans la relation franco-otanienne, plus exi-
geante, plus critique, mais nullement moins étroite.
Le retrait français – et le désengagement des forces
américaines, échelonné jusqu’au 1er avril 1967 (qui
conduit au départ de 100 000 personnes) –, constitue
avant tout une catastrophe stratégique pour l’orga-
nisation militaire de l’OTAN, dans deux domaines :
le lien entre forces atlantiques et forces basées en
Méditerranée, d’une part, le positionnement de
troupes en Allemagne, d’autre part. Il est intéressant
de constater que ces deux problèmes sont résolus très
rapidement. Dès mars 1966, les troupes françaises sont
maintenues sur le territoire allemand et un accord de
décembre 1966 les place sous commandement intégré
en cas de conflit. De même, l’autorisation annuelle de
survol du territoire français par les avions militaires est
rapidement reconduite : l’aspect opérationnel et mili-
taire du fonctionnement de l’OTAN est finalement peu
affecté par le retrait français, en dépit des inquiétudes
d’une partie de l’état-major français. En revanche, la
décision gaullienne est porteuse de plusieurs prin-
cipes forts. Le premier, le plus important, est la volonté
d’affirmer la souveraineté de la France et son refus
de se laisser entraîner de manière inconditionnelle
par les conséquences de l’Alliance. En avril 1964, des
avions américains décollent de bases françaises pour
bombarder les rebelles congolais à Stanleyville : cette
initiative pèse sans doute dans l’accélération du calen-
drier de désengagement du commandement intégré,
tant la France est soucieuse de ne pas voir son terri-
toire associé à des initiatives qui ne relèvent pas de sa
propre politique étrangère. Plus largement, de Gaulle

81
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

affirme son refus de voir le pays entraîné dans un


conflit généralisé, possiblement lié au conflit vietna-
mien, qui ferait de la France une cible privilégiée, alors
que les conséquences de l’engagement dans l’OTAN
entreraient en contradiction avec ses efforts diplo-
matiques. En un sens, le retrait du commandement
intégré de l’OTAN rend finalement possible le discours
de Phnom Penh, le 1er septembre 1966, dans lequel le
général de Gaulle prend ouvertement ses distances
avec l’intervention américaine au Viêt-Nam.

Bref, c’est avant tout une forme de pragmatisme, ainsi


qu’une volonté de faire évoluer l’OTAN qui guident la
démarche gaullienne. Comme le souligne l’ambassa-
drice Pascale Andréani, c’est l’article 12, celui sur la révi-
sion du traité, et non l’article 13, celui sur sa dénoncia-
tion, que de Gaulle invoque dans son mémorandum de
1958. La rupture de 1966 s’inscrit donc en pleine cohé-
rence avec le déploiement de la diplomatie gaullienne
à l’échelle mondiale, sa volonté de dépasser les blocs et
de favoriser l’émergence d’une Europe « européenne »,
d’où son double veto à l’entrée du Royaume-Uni. Cette
décision s’explique également par la clé de voûte de la
stratégie d’indépendance gaullienne, à savoir le choix
de la dissuasion à l’échelle nationale. Le désaccord avec
la stratégie de riposte graduée formulée par le secré-
taire d’État américain McNamara après la crise de Cuba
(1962) amène ainsi progressivement la France à refuser
une intégration de sa force de frappe dans le cadre de
l’OTAN, et à faire, dans un cadre national, le choix du
maintien de la doctrine de représailles massives, via les
forces aériennes stratégiques, placées sous le comman-
dement direct du président de la République selon le
célèbre décret de 1964.

82
La France et l’OTAN, de de Gaulle à aujourd’hui

À bien des égards, le retour de la France dans le


commandement intégré de l’OTAN, effectif en 2009,
ne constitue pas une rupture profonde avec l’héritage
gaullien. Le rapport d’Hubert Védrine à ce sujet, datant
de 2012, mentionne un « consensus gaullien » dans
la façon dont ses successeurs à l’Élysée conçoivent
l’OTAN. Fidèle à l’OTAN, entièrement interopérable
avec elle sur le plan militaire, la France ne voit pas
son retour dans le commandement intégré boule-
verser la donne, pour plusieurs raisons. Tout d’abord,
le refus de la France d’entrer dans le comité des plans
nucléaires, bref, sa volonté de conserver une totale
autonomie sur sa force de frappe nucléaire. De fait,
cette condition ne génère pas de conflit majeur et ne
constitue une rupture avec les principes otaniens qu’à
la marge : la mutualisation de la force de frappe améri-
caine sous double clé américaine et européenne dans
le cadre de l’OTAN est à relativiser, et ne concerne
que du matériel militaire déjà daté. Deuxième point,
la France ne met pas à disposition de troupes per-
manentes dans le cadre de l’OTAN, et, à ce jour, n’a
d’ailleurs mis aucune troupe à disposition depuis son
retour dans le commandement intégré. Dernier point,
la France fait en 2009 le choix d’une autonomie sur
le plan de l’armement. Elle choisit ainsi d’acheter les
avions de détection AWACS plutôt que de dépendre
de ceux stationnés en Allemagne dans le cadre de
l’OTAN ; il en va de même pour les drones : la chaîne
de commandement est ainsi plus rapide et plus réac-
tive, et surtout relève de la pleine et entière souverai-
neté nationale, sans déclencher la procédure propre
à l’OTAN (pour exemple, dans le cas des AWACS sta-
tionnés en Allemagne, tout décollage nécessite l’ac-
cord du Parlement, ce qui réduit considérablement la

83
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

réactivité de cet outil militaire). Reste à savoir si les


intérêts de la France sont mieux défendus de l’exté-
rieur, selon la position gaullienne, ou grâce au retour
au sein du commandement intégré. Ce retour permet
à la France de peser, notamment au cours de sommets
récents, à Newport en 2014 ou à Varsovie à l’été 2016,
en faveur d’une doctrine commune, exercice com-
plexe à mener avec 28 membres. Cependant, Pascale
Andréani fait remarquer que ce retour n’empêche
nullement la France de mener des opérations dans
d’autres cadres, l’Union européenne, l’ONU ou des
coalitions de volontaires. Le problème est finalement
de faire progresser la vision française d’une évolution
nécessaire de l’OTAN, dans un contexte où l’Europe
ne parle pas toujours d’une même voix.

De fait, la décision de 2009 n’empêche pas la


France de rester à la pointe du mouvement pour la
réforme de l’OTAN, dans la droite ligne de la décision
de 1966. Dès 1996, dans le contexte de la guerre en
ex-Yougoslavie, la France réintègre le comité militaire
de l’OTAN. C’est au début des années 2000 que peu à
peu s’impose la décision de revenir au sein du com-
mandement intégré pour, du point de vue du général
Paloméros, permettre à notre pays de peser plus effi-
cacement sur la refonte et l’évolution de l’OTAN. De
fait, les années 2000 voient l’OTAN utiliser plus régu-
lièrement ses capacités militaires : c’est en Afghanistan,
après les attentats du 11 septembre 2001, qu’est mis en
pratique l’article 5, à la demande des États-Unis. Par
la suite, l’OTAN devient un cadre commode quand il
s’agit d’intervenir en contournant le veto d’un membre
permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Pourtant,
cette évolution se fait dans un contexte de baisse

84
La France et l’OTAN, de de Gaulle à aujourd’hui

constante des budgets et des effectifs militaires, et de


retrait de certaines implantations européennes, comme
en Allemagne, malgré l’élargissement de l’OTAN à
28 membres, notamment grâce à l’intégration des pays
d’Europe de l’Est anciennement signataires du pacte
de Varsovie. Comme le souligne également le général
Paloméros, cette intégration, si elle donne à l’OTAN
un rôle central dans la défense de l’Europe, contraint
à repenser l’interopérabilité avec des pays ayant un
outil et des doctrines militaires souvent obsolètes, ou
nécessitant un important investissement.

Dans ce contexte, la France possède des atouts


fondamentaux, notamment un outil militaire entre-
tenu et régulièrement modernisé grâce aux lois de
programmation militaire, et une capacité réelle à l’uti-
liser sur des théâtres extérieurs. Son poids relatif au
sein de l’OTAN s’en trouve alors renforcé. La réorgani-
sation des commandements en témoigne puisqu’aux
côtés du commandement opérationnel stratégique,
SACEUR, toujours commandé par un Américain
(son adjoint étant un Britannique), la France assume
depuis 2009 le commandement du deuxième pilier de
l’Alliance, le commandement Transformation (géné-
raux Abrial, Paloméros et Mercier), chargé du travail
de prévision, d’anticipation des crises, d’harmonisa-
tion des doctrines militaires et de modernisation des
capacités opérationnelles. Parallèlement, le nombre
des commandements régionaux a été réduit d’un tiers,
amoindrissant ainsi la visibilité des autres partenaires.
On peut donc y voir une reconnaissance du poids
militaire de la France dans l’OTAN, mais aussi du
modèle militaire français, de sa capacité à se renou-
veler et à se moderniser. C’est dans le cadre de ce

85
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

commandement Transformation que sont élaborées


certaines doctrines communes, comme l’objectif de
consacrer 2 % du PIB au budget de l’OTAN. Il s’agit
également de penser les défis du futur, comme le ter-
rorisme et la cybersécurité, et de définir des stratégies
communes. L’exemple de la cybersécurité, développé
par le général Paloméros, le montre : la définition
d’une stratégie commune en la matière, longtemps
délicate, beaucoup de pays la considérant comme un
élément de souveraineté, a progressé grâce à cette
structure nouvelle, la question de la sécurisation des
opérations internationales étant à cet égard centrale.
C’est également par ce biais, dans le cadre d’une col-
laboration OTAN/Union européenne, que se mettent
en place progressivement une doctrine commune et
les outils communs qui en découlent.

La modernisation de l’Alliance demande un investis-


sement soutenu, et la contribution financière constitue
d’ailleurs un enjeu de plus en plus décisif, les États-
Unis abondant à eux seuls 22 % du budget de l’OTAN.
Pour le général Paloméros, le budget de fonctionne-
ment annuel, opérations exclues, est d’environ 2 mil-
liards d’euros, un coût sensiblement réduit depuis les
années 1990 par les opérations de rationalisation et la
réduction à deux grands commandements. La question
de la hausse de la contribution européenne, réclamée
par le nouveau pouvoir américain, sera cependant
cruciale dans le maintien de l’équilibre transatlan-
tique. La présence dans la nouvelle équipe américaine
du général Mattis, bon connaisseur de ces enjeux et
prédécesseur du général Abrial au commandement
Transformation, peut à cet égard jouer un rôle d’apai-
sement des tensions.

86
La France et l’OTAN, de de Gaulle à aujourd’hui

Il s’agit d’ailleurs là d’une constante de la relation


transatlantique : Pascale Andréani rappelle ainsi les
propos de Kissinger dans Les Malentendus transatlan-
tiques, paru en 1965 : « la vitalité de l’OTAN dépendra du
fait que les États-Unis acceptent de passer de relations
de tutelle à l’association entre égaux ». Pour le général
Paloméros, l’arrivée d’un nouveau pouvoir américain
oblige quoi qu’il en soit les Européens à repenser leur
niveau d’engagement dans l’OTAN, et à se souvenir
que le traité de 1949 faisait coïncider aspects militaires
et intérêts économiques autour d’un socle commun de
valeurs, l’OTAN étant, selon la formule de Robert Frank,
le « bras armé des démocraties ». Mais cet investissement
accru oblige également à repenser l’articulation entre
OTAN et défense européenne, ainsi que le rôle actuel
de la France, le Brexit en faisant la seule puissance à la
fois européenne et otanienne à siéger comme membre
permanent au Conseil de sécurité de l’ONU.

Cette articulation entre OTAN et défense euro-


péenne constitue finalement un autre enjeu central,
dans le cadre duquel la France a la possibilité de jouer
un rôle moteur. Selon la formule de Robert Frank, si
l’Europe économique repose sur le couple franco-alle-
mand, l’Europe en matière de défense repose, elle, sur
le couple franco-britannique, le couple anglo-allemand
n’ayant jamais véritablement réussi à s’imposer dans
l’un ou l’autre domaine. La rencontre de Saint-Malo, les
3 et 4 décembre 1998, a conduit à l’ébauche d’un axe
franco-britannique en faveur d’une Europe de défense,
s’étant terminée par une déclaration appelant à la mise
en place de moyens militaires autonomes pour l’Union
européenne, et initiant la politique européenne de
sécurité et de défense validée au sommet européen de

87
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

Cologne en 1999. De fait, le positionnement par rapport


à l’OTAN joue un rôle central dans cette avancée : c’est
parce que la France, qui vient pourtant de renoncer
à revenir au sein du commandement intégré, affirme
sa volonté de ne pas penser la défense européenne
de manière concurrente à l’Alliance atlantique que le
Royaume-Uni, de son côté, semble faire un pas vers
une défense européenne qui ne soit pas exclusivement
assurée dans le cadre de l’OTAN.

Cependant, il convient de relativiser cette avancée,


qui s’inscrit dans une longue succession d’échecs pour
l’Europe de la défense, remontant symboliquement
à celui de la Communauté européenne de défense,
rejetée par la France le 30 août 1954, et conduisant au
réarmement allemand, via les accords de Paris, dans
le cadre de l’OTAN. C’est l’échec des Européens à agir
de concert lors de la crise en ex-Yougoslavie, et la
nécessaire intervention américaine (symboliquement,
les accords de paix concernant un conflit sur le terri-
toire européen sont signés à Dayton, aux États-Unis)
qui conduisent à cette prise de conscience, et à cette
avancée. Cependant, il manque un consensus sur le
sens donné à la défense européenne, notamment dans
le cadre de l’OTAN. Pascale Andréani, ancienne ambas-
sadrice de la France à l’OTAN, résume cette problé-
matique par une anecdote. En 2010 sont signés entre
la France et le Royaume-Uni les accords de Lancaster
House, qui viennent relancer la coopération militaire
franco-britannique. Les ambassadrices française et
anglaise, suite à ces accords, en font une présentation
devant le conseil de l’OTAN. Et la divergence d’inter-
prétation apparaît de manière visible : alors que du
point de vue de la France, Lancaster House constitue

88
La France et l’OTAN, de de Gaulle à aujourd’hui

une étape en vue du renforcement de la coopération


européenne dans le domaine de la défense, la repré-
sentante britannique le présente de son côté comme un
accord strictement bilatéral : c’est en particulier le cas
des protocoles secrets du traité, concernant la coopé-
ration dans le domaine nucléaire. Héritage historique,
la difficulté à faire vivre le couple franco-britannique
en matière de défense renvoie finalement au refus des
Britanniques de faire dépendre leur sécurité de l’Eu-
rope, à leur tropisme atlantique datant de la Seconde
Guerre mondiale. Comme le souligne Robert Frank, il
existe sans doute à la base un moment 1940 du point
de vue britannique, une perte durable de confiance
dans les capacités militaires de l’Europe, et en particu-
lier de la France, qui définit une stratégie de long terme
tournée vers les États-Unis, du moins vers le grand
large, selon la célèbre formule employée par Winston
Churchill en 1944.

La période récente montre bien la difficulté pour cet


axe franco-britannique d’exister durablement hors du
cadre otanien. Les accords dits de « Berlin plus », signés
en 1999 et rendus opérationnels par une déclaration
datant de décembre 2002, permettent aux pays euro-
péens d’avoir recours au commandement intégré de
l’OTAN pour agir sur le continent, et ce cadre s’avère
souvent bien utile, car c’est dans l’OTAN que se struc-
ture l’interopérabilité des forces militaires européennes.
Certes, la mise en œuvre de ce cadre est singulièrement
complexifiée par l’opposition entre la Turquie, membre
de l’OTAN, et Chypre, qui rejoint l’Union européenne
en 2004. La tension entre les deux pays conduit fré-
quemment la Turquie à jouer un rôle de blocage qui
limite l’opérabilité de « Berlin plus ».

89
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

Il est en outre à noter, comme le souligne Pascale


Andréani, que le poste de commandant suprême adjoint
des forces de l’OTAN, généralement connu sous l’acro-
nyme anglais de Deputy-SACEUR, ou D-SACEUR, est
traditionnellement occupé par un militaire britannique,
actuellement le général Adrian Bradshaw. La perspective
du Brexit devrait rouvrir le débat sur la répartition des
postes de commandement à l’OTAN. En effet, historique-
ment, ceux-ci ont toujours obéi à un subtil équilibre : dès
le début des années 1950, la France affirmait sa primauté
sur les forces terrestres, quand l’Angleterre assurait la
sienne sur les forces maritimes. La répartition des grands
commandements relève également de ce principe : si
le commandant suprême, le SACEUR, est américain, le
D-SACEUR, commandant adjoint, est anglais, et le chef
d’état-major (Chief of Staff) allemand. À terme, le rôle
stratégique du D-SACEUR dans l’activation de la conver-
gence stratégique et opérationnelle entre les forces de
l’OTAN et le système européen peut se trouver fragi-
lisé par un éventuel départ du Royaume-Uni de l’Union
européenne. En revanche, comme le souligne le général
Paloméros, la place de la France est particulièrement
centrale et stratégique, puisqu’elle se trouve en position
d’interface privilégiée entre OTAN, Union européenne
et Conseil de sécurité de l’ONU. On retrouve sans doute
ici une part du rôle d’influence dont rêvait le général
de Gaulle…

Au total, la France a hérité du général de Gaulle une


relation particulière, exigeante, souvent critique, mais
aussi une implication continue dans l’OTAN. Cet héritage
est aussi important que la volonté de peser de l’extérieur

90
La France et l’OTAN, de de Gaulle à aujourd’hui

définie par la sortie du commandement intégré en 1966,


et contribue substantiellement à assurer à la France un
poids particulier au sein de la structure. Plus encore, la
France est une des rares puissances militaires de pre-
mier plan sur la scène européenne, capable de s’investir
dans des théâtres d’opérations extérieurs et acceptant
de le faire selon sa doctrine militaire et sa tradition his-
torique. Elle se situe donc à l’interface de l’Europe et de
l’OTAN, tout en conservant une capacité à agir hors de
ces cadres pour ses opérations extérieures. Plus encore,
la France apporte des traditions diplomatiques héritées
du gaullisme, comme le lien particulier avec la Russie,
fruit du voyage de de Gaulle en URSS en 1966 et de
son refus de la stratégie des blocs. Le rôle de notre pays
dans le conseil OTAN/Russie, pour restaurer une rela-
tion de confiance abîmée par la crise ukrainienne, est
donc fondamental. Bref, la France dispose aujourd’hui
d’une capacité d’initiative, d’influence historiquement
très importante.

Cependant, ce rôle d’interface, pour être fondamental,


est aussi porteur de responsabilités et d’enjeux com-
plexes à gérer. L’influence française au sein de l’OTAN
passe paradoxalement par un renforcement de la défense
en Europe, par les pays européens, dans un contexte
de Brexit annoncé, et alors que sa mise en application
se heurte à de réels obstacles. La difficulté notamment
à mettre en place une politique industrielle commune
constitue un défi majeur, et certains indicateurs, comme
le choix récent par la Pologne d’équipements américains
plutôt que français, laissent augurer du caractère tortueux
du chemin qui reste à parcourir.
Chapitre 5

La France et
l’Europe de la défense

L’héritage du général de Gaulle est fait d’aspirations,


de principes, d’initiatives, mais ne se constitue pas uni-
quement de réussites et d’avancées. Certains échecs
sont même fondateurs et servent à définir un cadre
d’action. S’il est un domaine où le général de Gaulle
semble avoir beaucoup tenté pour une faible réus-
site, c’est bien dans la constitution d’une Europe de la
défense. À première vue, on peut être incliné à penser
qu’il n’y a jamais véritablement cru. Plusieurs déci-
sions fortes semblent l’attester, notamment le choix de
l’accord franco-soviétique de décembre 1944, dirigé
contre l’Allemagne, ou, surtout, son combat, avec la
dernière énergie, contre le traité de la Communauté
européenne de défense, auquel il oppose ses troupes
parlementaires. Toute idée d’une perte de souverai-
neté lui est alors insupportable, et c’est dans la lignée
de ce combat que de Gaulle met rapidement fin, dès
son retour au pouvoir, aux aspects potentiellement

92
La France et l’Europe de la défense

militaires de l’EURATOM, traité signé en 1957. L’arme


nucléaire, symbole et outil de la souveraineté natio-
nale, se fera donc dans un cadre national.

Pourtant, cette vision ne rend pas entièrement


justice à la volonté du général de Gaulle, à partir du
début des années 1960, de faire vivre une défense euro-
péenne dans le cadre d’une Europe « européenne »,
sans le Royaume-Uni, considéré comme une tête de
pont atlantique. Plusieurs initiatives, les deux plans
Fouchet, le traité de l’Élysée, semblent aller dans ce
sens, cette défense européenne (dans le cadre de l’Eu-
rope des Six) devant bien évidemment accorder une
forme de primauté aux forces armées françaises. Dans
ce domaine, le général de Gaulle multiplie les initia-
tives, lesquelles se finissent presque immanquablement
par un échec. De fait, la défense européenne se heurte
au tropisme otanien des partenaires européens, en par-
ticulier l’Italie et la Hollande, et à la difficulté de penser
cette défense hors du « couple » franco-anglais : l’idée
même d’une « Europe-puissance », propre à la pensée
gaullienne, ne suscite aucun consensus chez les parte-
naires européens. Plus de cinquante années plus tard,
peut-on considérer que les problèmes actuels que ren-
contre la PESD (politique européenne de sécurité et
de défense) s’inscrit dans l’ombre portée de cet échec
gaullien ?

De fait, la comparaison est difficile tant plusieurs


données du problème ont considérablement évolué.
Bien évidemment, l’Union européenne a progressé
dans son intégration économique, mais également
politique. Dans l’esprit de de Gaulle, la défense com-
mune pouvait être un moteur, un vecteur d’intégra-

93
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

tion progressive. À l’évidence, l’agenda européen a


donné tort aux visions du Général, puisque la défense
européenne n’a finalement fait l’objet de dévelop-
pements véritables, quoique limités, qu’à partir du
sommet franco-britannique de Saint-Malo, en 1998,
lequel faisait suite à l’échec douloureux des Européens
à intervenir de manière concertée et efficace dans le
règlement du conflit yougoslave. Plus encore, l’Union
européenne s’est élargie avec l’entrée du Royaume-Uni,
en 1973, mais aussi des pays de l’ex-pacte de Varsovie,
lesquels ont été amenés, l’exemple yougoslave aidant,
à considérer l’OTAN comme une garantie autrement
plus solide à leur sécurité qu’une éventuelle défense
européenne.

Mais surtout, la défense européenne semble se


limiter à des actions de stabilisation, de sécurisation ou
de maintien de la paix, sans véritablement s’intéresser
aux logiques d’intervention. Cette doctrine renvoie à
plusieurs champs d’explication complémentaires : la
différence de doctrine militaire entre les Européens, le
travail de mise en commun et d’interopérabilité se fai-
sant fréquemment dans le cadre de l’OTAN, la grande
disparité des capacités militaires, seuls la France et le
Royaume-Uni ayant véritablement les moyens et la
volonté de projeter leur force militaire sur des terrains
extérieurs. Enfin, bien évidemment, la faiblesse de la
défense européenne renvoie à l’absence de diplomatie
commune, qui limite les opérations « européennes » à
un cadre finalement restreint.

En somme, trois enjeux semblent se poser. Le


premier est de comprendre l’ambiguïté de l’héritage
gaullien et la place que la France est censée occuper

94
La France et l’Europe de la défense

dans une défense européenne. Cet héritage varie avec


le temps et le contexte, la décolonisation favorisant
évidemment des initiatives en ce sens. Cette défense
vise à initier une détente strictement européenne, et
s’inscrit dans l’objectif gaullien de dépassement des
blocs, tout en cherchant à assurer à la France une pré-
éminence. La question de l’articulation avec l’OTAN,
dont la France quitte le commandement intégré, est
donc fondamentale. Le deuxième enjeu est de com-
prendre le processus de mise en place de la PESD
(politique européenne de sécurité et de défense), sa
courte période de développement et les raisons de
son blocage actuel. La question des coûts est en ce
domaine fondamentale : à travers des opérations exté-
rieures comme Serval ou Barkhane, la France assure
des missions de défense concernant l’ensemble du
continent européen, mais en assume quasiment seule
les coûts financiers. Enfin, il s’agit de voir en quoi
la défense de l’Europe (comme le souligne Jacques
Gautier, le terme « Europe de la défense » est spéci-
fiquement français, et n’est guère repris en dehors
de nos frontières), aujourd’hui sans dynamique du
point de vue de la doctrine et des objectifs, peut être
relancée, d’une part par les récentes « surprises stra-
tégiques » qu’ont été l’élection de Donald Trump et
le Brexit, et d’autre part par le lancement de projets
industriels communs, comme le drone européen :
ces projets sont peut-être un vecteur pour surpasser
l’échec relatif du « paquet défense » européen de 2009
(processus de régulation qui visait à s’assurer qu’un
État-membre puisse acheter le meilleur produit dispo-
nible sur le marché, peu importe qu’il soit fabriqué par
l’une de ses propres entreprises ou par une entreprise
située dans un autre État-membre).

95
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

Déterminer l’héritage gaullien en matière d’Europe


de la défense relève d’un exercice complexe. Il s’agit
de distinguer l’attachement à la souveraineté nationale
et la volonté de bâtir une Europe-puissance qui œuvre-
rait au dépassement des rivalités, mais également de
faire de la défense le vecteur d’une Europe véritable-
ment « européenne », libérée autant que possible de la
tutelle, voire de l’ingérence, américaine. Ces objectifs
sont complexes, cette ligne est ténue, et comme le sou-
ligne Guillaume de Rougé, la vision gaullienne se situe,
en somme, quelque part entre des aspirations de long
terme qui apparaissent peu réalisables aux contempo-
rains, des initiatives souvent sanctionnées d’échecs et
la recherche d’un positionnement intermédiaire entre
l’Union de l’Europe occidentale, née des accords de
Paris de 1955 à la suite à l’échec de la CED, et l’OTAN
au sein duquel la relation privilégiée anglo-américaine
contrarie les attentes françaises.

Dès 1958, de Gaulle multiplie en effet les initiatives,


qui conduisent paradoxalement la France à s’enfermer
progressivement dans un « splendide isolement ». Le
mémorandum de 1958, proposant une direction tri-
partite de l’OTAN, se conclut, on l’a vu, par un échec
cinglant. Devant l’hostilité de de Gaulle à toute décli-
naison militaire de l’EURATOM, en particulier à travers
les accords Chaban/Strauss/Taviani conclus en 1957 (le
Général met fin au projet de centrale nucléaire isoto-
pique développé en commun dès 1958), l’initiative sui-
vante est politique, via la proposition des deux plans
Fouchet, puis du traité de l’Élysée (1963). Les deux
fois, il faut comprendre que la proposition gaullienne
s’inscrit dans un projet confédéral d’Europe des États.
La défense étant à ses yeux l’élément fondamental de

96
La France et l’Europe de la défense

souveraineté des États, la coopération en matière de


défense ne peut conduire qu’à une forme de coopé-
ration politique entre États souverains, sachant que
la mise au point de la force de frappe dans un cadre
national assure à la France une forme de prééminence
souhaitée par le Général.

Plus encore, le projet de coopération en matière de


défense constitue l’un des piliers de l’axe franco-alle-
mand souhaité par de Gaulle, et envisagé dans le traité
de l’Élysée. Pour reprendre la formule de Guillaume de
Rougé, il s’agit de constituer un « môle » de stabilité en
Europe, permettant d’attendre une période de détente,
avant d’envisager un dépassement de la guerre froide
dans un cadre proprement européen. Cette stratégie
trouve son aboutissement dans le développement de
coopérations bilatérales effectives en matière d’arme-
ment ; le programme Transall en est un parfait exemple.
Elle aboutit pourtant, une fois de plus, à un échec
notable après le remplacement de Konrad Adenauer par
Ludwig Erhard, en 1963, et l’ajout du fameux préambule
imposé par le Parlement allemand lors de la ratification
du traité de l’Élysée, qui réaffirme le caractère central
du lien transatlantique, réduisant ainsi la portée des
initiatives gaulliennes. Il s’agit là d’un tournant fonda-
mental, car de Gaulle adopte alors une attitude d’attente,
d’isolement consenti, la France tentant à elle seule de
mener une politique européenne telle qu’elle devrait
être. L’Europe de la défense est alors condamnée à être
une aspiration plus qu’une réalité, tandis qu’elle n’existe
dans les faits que dans le cadre de l’OTAN, sous para-
pluie nucléaire américain. La sortie du commandement
intégré en 1966 ne conduit à aucune relance notable de
l’Europe de la défense. La politique d’ouverture à l’est,

97
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

symbolisée par la reconnaissance de la Chine en 1964,


puis par le voyage en URSS, ouvre la voie à l’Ostpolitik
allemande. Celle-ci se trouve progressivement absorbé
par l’agenda de l’OTAN et initie la politique de détente et
les négociations de désarmement des années 1970 entre
les deux Grands.

Au moment où de Gaulle quitte le pouvoir, en 1969,


son bilan dans le domaine de la construction d’une
défense propre à l’Europe est donc très contrasté. Il
est immanquablement faible en réalisations, les parte-
naires européens privilégiant l’OTAN comme seul élé-
ment de leur sécurité et de leur défense. Plus encore,
la volonté gaullienne de doter l’Europe d’une forme
d’autonomie stratégique rencontre un refus unanime.
L’idée d’une Europe-puissance se heurte aux faits, à la
réalité de la division du continent par la guerre froide :
l’intervention soviétique à Prague symbolise une forme
d’impuissance gaullienne. La signature des accords
d’Helsinki, en 1975, peut sembler un échec quasiment
total : la partition du continent européen s’opère sous
le contrôle des deux Grands. Pour reprendre une ter-
minologie américaine, la vision gaullienne d’une auto-
nomie stratégique européenne peut apparaître comme
relevant d’une politique héroïque, s’inscrivant dans
une temporalité indéfinie.

Mais c’est précisément là que se situe le legs gaul-


lien, l’aspiration à une Europe-puissance, à une forme
d’autonomie stratégique européenne, peu partagée sur le
continent, mais dont la France, en raison de ses moyens
militaires, de sa force de frappe autonome, ne peut être
que le moteur, ou du moins l’élément clé. L’entrée du
Royaume-Uni dans la Communauté économique euro-

98
La France et l’Europe de la défense

péenne, refusée à deux reprises par le Général, mais


acceptée par Georges Pompidou dès la conférence de La
Haye (décembre 1969) et actée en 1972, modifie cepen-
dant la donne, car un couple franco-anglais dans le cadre
européen devient un vecteur possible d’évolution, ce
qu’il sera d’ailleurs à partir de la rencontre de Saint-Malo,
en 1998. L’autre aspect, moins évident, du legs gaullien,
réside peut-être dans l’idée que la question d’une Europe
de la défense se posera quand se posera celle d’une
Europe politique, la défense étant, par définition, l’instru-
ment d’une souveraineté politique des États.

Si ce legs est complexe, ce sont les échecs autant


que la volonté politique qui relancent l’Europe de la
défense. L’incapacité des Européens à agir de manière
coordonnée et efficace lors des conflits en ex-Yougos-
lavie, le caractère incontournable de l’implication amé-
ricaine dans les opérations conduites par l’Alliance, les
perspectives d’élargissement de l’OTAN aux ex-pays
du pacte de Varsovie conduisent les deux grandes
puissances militaires du continent, la France et le
Royaume-Uni, à proposer une relance de l’Europe de
la défense à l’occasion du sommet de Saint-Malo, les 3
et 4 décembre 1998. Cette relance est toutefois modeste
dans ses ambitions. Comme le souligne le général
Bentégeat, il n’est alors question dans l’esprit d’aucun
des participants, Tony Blair pour le Royaume-Uni,
Jacques Chirac et Lionel Jospin pour la France, d’envi-
sager la mise en place d’une défense européenne. Il
s’agit plus prosaïquement, dans la continuité des prin-
cipes définis à Petersberg en 1992 ouvrant la voie à la
création de coalitions ad hoc au sein de l’Alliance, de
mettre au point des procédures permettant d’agir sur le
terrain dans le cadre de l’OTAN lorsque les États‑Unis

99
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

ne souhaitent pas le faire. S’il existe chez les Français


une volonté de consolider le pilier européen au sein de
l’OTAN (cette initiative suit d’ailleurs de peu une ten-
tative avortée de retour de la France dans le comman-
dement militaire intégré) et de pérenniser le modèle
de force de réaction rapide mis au point avec les
Britanniques lors du conflit yougoslave, l’enthousiasme
suscité par cette initiative de Saint-Malo est loin d’être
unanime. De nombreux responsables militaires euro-
péens la perçoivent comme un risque de fragilisation
du lien avec les États-Unis qui, à leurs yeux, n’ont pas
besoin de cet argument pour s’interroger sur l’intérêt
de leur engagement en Europe. Au Royaume-Uni, le
Foreign Office ne cache pas non plus ses réticences
vis-à-vis de cette énième structure à laquelle il n’est pas
question de consacrer des moyens supplémentaires.

Finalement, l’initiative conduit à la mise en place


des mécanismes de « Berlin plus » qui actent le caractère
séparable du pilier européen de l’Alliance à l’occasion
du sommet de Washington d’avril 1999. Avec le sou-
tien de l’Allemagne, les conditions sont alors réunies
pour que, lors du congrès européen de Cologne de
juin 1999, se mette en place la politique européenne
de sécurité et de défense (PESD) et ses organes d’action
que représentent le Comité militaire de l’Union euro-
péenne (CMUE) et l’état-major de l’Union européenne
(EMUE). Comme le souligne le général Bentégeat, la
création de cet EMUE est le fruit d’une volonté poli-
tique forte et, même si initialement les avis divergent
sur ses attributions, les Britanniques voulant limiter son
effectif à trente membres, la pression franco-allemande
permet de surmonter ces réticences à le mettre en place
le 11 juin 2001.

100
La France et l’Europe de la défense

Cette politique de défense européenne va alors


connaître une surprenante fortune pendant une
décennie. Sans pour autant reposer sur des bases claires
et consensuelles, l’outil européen se développe grâce à
certaines circonstances finalement favorables. La nomi-
nation en 2003 de Javier Solana, secrétaire général de
l’OTAN, au poste de haut commissaire à la politique
européenne de sécurité et de défense permet un déve-
loppement rapide. Plus encore, l’entrée de Chypre dans
l’Union européenne le 1er juin 2004 conduit de fait à une
paralysie des mécanismes d’interopérabilité « Berlin plus »
avec l’OTAN, en raison du conflit avec la Turquie : c’est
paradoxalement ce blocage qui va servir de moteur à la
politique de défense européenne dans les années sui-
vantes. La stratégie européenne de défense est définie en
2003, et plusieurs initiatives majeures suivent, comme la
création d’une Agence européenne de défense fin 2003,
l’acquisition rapide d’une dimension capacitaire : deux
opérations sont menées dès 2003 (opération Concordia,
en Macédoine, opération Artémis, dans la région des
Grands Lacs, en Afrique de l’Est). En dépit des réticences
exprimées au niveau de l’OTAN, cette période corres-
pond en effet à celle au cours de laquelle l’Union euro-
péenne déploie ses atouts en matière de défense, en
particulier sa capacité à intervenir dans le cadre d’une
approche globale, liant aspects militaires, diplomatiques,
judiciaires, policiers, économiques. Au Tchad, dans
le cadre de l’EUFOR, à partir de 2008, l’aspect écono-
mique et l’aide au développement revêtent par exemple
un caractère essentiel, comme l’aspect judiciaire et
policier est crucial dans l’opération Atalante, menée à
partir de fin 2008 contre la piraterie au large des côtes
somaliennes. Cette dynamique européenne se nourrit
également d’une forme de diplomatie opérationnelle

101
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

menée par la France : si notre pays fournit l’essentiel de la


dimension capacitaire, les commandements sont répartis
entre les pays impliqués : au Tchad, c’est par exemple un
général irlandais qui pilote l’opération.

Pourquoi cet élan s’est-il brisé ? Il convient pour cela


de distinguer des raisons conjoncturelles et des raisons
structurelles. Pour l’aspect conjoncturel, le tournant des
années 2008-2009 correspond à une baisse globale des
budgets militaires, mais également à une réflexion de plus
en plus critique sur les opérations extérieures de longue
durée, l’Afghanistan ayant servi de contre-modèle. Les
moyens baissant, la capacité de projection se réduit natu-
rellement, d’autant que d’autres objectifs, comme la lutte
contre le terrorisme, mobilisent les moyens. Mais la crise
de l’Europe de la défense n’est pas dissociable de la crise
du projet européen dans sa globalité. On en revient ici
à la vision gaullienne : la mise en commun de l’effort de
défense ne peut s’inscrire que dans la construction d’une
Europe politique, sur le modèle confédéral. Cependant,
il existe également une vision plus pragmatique de la
coopération militaire en matière de défense, basée sur
des conceptions bilatérales, déconnectée du projet euro-
péen dans sa globalité, et même de celui d’une militarité
européenne intégrée. La vision anglaise, présente dans
les traités de Lancaster House et ses protocoles addition-
nels, dans le domaine nucléaire, peut s’inscrire dans ce
cadre : le Brexit, à cet égard, n’impactera pas forcément
la relance de la coopération franco-britannique dans le
domaine strictement militaire.

Comme le souligne le général Bentégeat, la défense


européenne se heurte donc aux limites de l’Europe poli-
tique, à son absence de diplomatie commune, de conver-

102
La France et l’Europe de la défense

gence sur les objectifs, les missions fondamentales et à


la disparité des doctrines et moyens d’intervention entre
les États membres. Malgré une perception analogue des
enjeux, y compris vis-à-vis des menaces émergentes, les
migrations massives ou le terrorisme, l’emploi de la force
militaire à l’échelle européenne reste problématique. En
effet, les opérations menées dans le cadre européen
amènent à gérer des armées obéissant à des chaînes de
commandement différentes. Si la chaîne de commande-
ment française est rapide et efficace, le modèle allemand
interdit par exemple tout engagement de forces sans
accord préalable du Parlement. La tendance conduit
donc à privilégier le cadre de l’Union européenne pour
le traitement des aspects civilo-militaires ou d’accompa-
gnement à la modernisation des armées autochtones,
tandis que l’on recourra à un autre cadre d’action pour
l’engagement militaire. Dans une formule saisissante,
le sénateur Jacques Gautier qualifie les opérations
européennes d’« ONG volontariste ». Les engagements
européens actuels, par exemple en Méditerranée, sont
donc avant tout des missions de pacification, et il est
notable que la France, au moment de déclencher Serval
ou Barkhane, ait privilégié un cadre multilatéral plutôt
qu’un cadre européen, ce alors que de telles opérations
participent de la sécurisation du continent européen.
Inversement, les groupements tactiques européens n’ont
jamais été véritablement employés lors d’opérations au
sol, même au Mali. Pour Jacques Gautier, la politique de
sécurité et de défense commune souffre précisément
d’amener à tout faire sauf la guerre, à privilégier des
aspects de sécurisation et de formation des cadres, mais
à laisser la responsabilité de l’engagement militaire soit
aux puissances européennes dans une démarche indivi-
duelle ou intergouvernementale, soit à l’OTAN.

103
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

Il faut également constater qu’au sujet des enjeux


de sécurisation du continent européen, il est difficile
de définir une vision commune à 28 pays : quand pour
les pays Baltes, la menace constituée par la Russie est
primordiale, la France, héritière depuis de Gaulle d’une
tradition de lien diplomatique avec la Russie, porte
plutôt son attention vers la Méditerranée et le conti-
nent africain. Accorder des visions très diverses repose
donc sur un jeu de concessions réciproques, mais qui
peinent à définir une vision stratégique globale.

Cependant, deux évènements semblent aujourd’hui


constituer des surprises stratégiques susceptibles de
relancer le débat sur la construction d’une Europe
de la défense. Le premier est évidemment l’élection
de Donald Trump comme président américain, en
novembre 2016. Ses déclarations sur l’OTAN, alliance
jugée « obsolète et coûteuse », peuvent avoir plusieurs
effets. Le premier serait évidemment de renforcer les
marques d’inféodation aux États-Unis de pays euro-
péens qui considèrent l’Alliance comme garantie
de leur sécurité, notamment via l’augmentation de
leurs commandes de matériels militaires américains.
L’exemple des commandes récentes d’hélicoptères par
la Pologne à l’industrie américaine au détriment des
offres européennes peut nourrir cette interprétation.
Pourtant, comme le souligne le général Bentégeat, l’al-
ternance à la tête des États-Unis et les doutes concer-
nant l’avenir de l’OTAN sont également susceptibles
d’avoir l’effet inverse, c’est-à-dire relancer, par un mou-
vement de balancier, la construction de l’Europe de
la défense, pour anticiper un éventuel désengagement
américain. Plus encore, l’évolution géopolitique peut
amener à repenser la complémentarité OTAN/Europe

104
La France et l’Europe de la défense

en des termes nouveaux. Si, dans les schémas otaniens


actuels, l’engagement militaire est perçu comme le
domaine de l’Alliance atlantique tandis que l’Europe
se charge de leur accompagnement (l’action civilo-
militaire, la coopération, la diplomatie…), l’idée d’un
renforcement de la capacité d’intervention européenne
peut être repensée, la France ayant dans ce domaine un
rôle moteur à jouer, retrouvant par là-même la position
de prééminence ambitionnée par de Gaulle.

La seconde surprise stratégique, le Brexit, oblige


également à repenser l’équilibre interne entre les
puissances militaires européennes, au travers du
questionnement de la place à accorder désormais au
Royaume-Uni, seule puissance nucléaire du conti-
nent avec la France. Certes, les accords de Lancaster
House, signés en 2010, impliquent la poursuite d’une
coopération étroite entre les deux pays : il existe ainsi
deux accords, le second, moins connu et portant sur
le nucléaire (amélioration de la performance des têtes
par simulation), relevant strictement du bilatéral. Un
groupe de quatre parlementaires représentant les com-
missions des deux Assemblées rencontre ainsi chaque
mois des homologues anglais pour assurer la conti-
nuité de la coopération de défense entre les deux pays.
L’existence d’entreprises d’armement multidomes-
tiques, comme Thales ou MBDA, qui vient de mettre au
point un programme de mutualisation de la recherche
entre la France et le Royaume-Uni dans des domaines
hautement stratégiques, est là pour attester du maintien
d’une collaboration étroite.

Mais à l’échelle de l’Union européenne, le Brexit


est porteur d’implications significatives. D’une part,

105
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

la France se trouve seule puissance nucléaire et seul


membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU.
Son rôle dans toute relance européenne en matière
de défense est donc plus central que jamais, même si,
pour ne pas exacerber les susceptibilités, il est prudent
de ne pas se féliciter de cette place prééminente que
certains partenaires européens sont toujours prompts
à dénoncer… D’autre part, comme à l’époque du traité
de l’Élysée, cette relance peut reposer sur le couple
franco-allemand, l’Allemagne ayant récemment aug-
menté nettement son budget consacré à la défense. Si
au sein de ce couple la disparité entre forces militaires
est énorme, c’est dans le domaine de la coopération
industrielle qu’une initiative peut trouver à se déve-
lopper. Comme le souligne Jacques Gautier, plusieurs
projets franco-allemands peuvent apporter de la consis-
tance à cette coopération. Le projet de drone européen,
dont la mise en service est envisagée à l’échéance 2025,
pourrait en être un, même si ce programme est éga-
lement un bon exemple des difficultés à faire coha-
biter des doctrines d’emploi contradictoires, la France
souhaitant développer un drone armé tandis que les
Allemands cherchent à acquérir un drone de maraude
et d’observation… L’OTAN possède également des
programmes de recherche, souvent mieux financés,
comme par exemple un projet de drones sous-marins,
qui, à l’échelle de l’Europe, peuvent jouer ce rôle fédé-
rateur. L’avion européen A 400 M est par ailleurs un
exemple réussi de coopération industrielle.

En somme, la relance d’une politique européenne


industrielle et technologique de défense peut consti-
tuer la clé de la relance de l’Europe de la défense.
L’échec relatif du « paquet défense européen de 2009 »

106
La France et l’Europe de la défense

a bien démontré que tout effort en la matière nécessite


une harmonisation des approches. Cependant, il ne
faut pas sous-estimer les limites d’une telle politique.
La question centrale est en effet pour l’Europe d’être
en capacité de peser sur les logiques de fusion-acqui-
sition dans un sens conforme à ses attentes. L’affaire
du rachat de Renault Trucks Defense (RTD), partenaire
du programme de véhicules blindés Scorpion auprès
de Thales et de Nexter/Krauss-Maffei (KNDS), sera en
ce domaine, comme le souligne Jacques Gautier, un
test important. Le groupe Volvo, propriétaire de TRTD,
ayant décidé de se séparer de son activité Défense,
KNDS est candidat à sa reprise. Il ne fait pas de doute
que le rachat de cette entreprise par un groupe étranger
pénaliserait les intérêts européens. Par ailleurs, une
rationalisation des dépenses de défense est-elle réa-
lisable à l’échelle européenne ? L’Agence européenne
de défense, créée en 2004, ne compte actuellement
que 126 employés, et dispose de moyens financiers
(environ 30 millions d’euros) très insuffisants pour
faire face aux objectifs ambitieux qui lui sont assignés,
notamment en matière de planification et de gestion de
programmes capacitaires. Le lien avec l’administration
européenne semble complexe et lointain, et, selon le
témoignage du général Bentégeat, peu efficace.

En somme, les limites de l’Europe de la défense


apparaissent clairement, en particulier son manque de
moyens, les réticences des 27 pays de l’Union euro-
péenne à concéder des abandons de souveraineté
dans un domaine régalien par essence hors du para-
pluie américain, et surtout la difficulté extrême à faire

107
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

cohabiter des politiques de défense très variées. Pour


l’essentiel, une majorité de pays européens s’en remet
à l’OTAN pour assurer la défense du continent, et voit
la défense européenne comme complémentaire, mais
limitée à des opérations de maintien de la paix, d’aide
au développement, de police, dans une approche glo-
bale où la part du militaire est singulièrement réduite.

Pourtant, face aux défis actuels, y compris aux


frontières de l’Europe ou sur son propre territoire,
le contexte international, lié au Brexit et au change-
ment possible de positionnement stratégique amé-
ricain, ouvre finalement un éventail de possibilités
assez large. Rarement le contexte a été plus favorable
à une relance de l’Europe de la défense, via des pro-
jets industriels communs, servant de pilote à l’intégra-
tion militaire, via une relance du couple franco-alle-
mand et la négociation d’un nouvel équilibre avec le
Royaume-Uni.

Ce contexte est sans doute ce qui a manqué au


général de Gaulle dans les années 1960. Aujourd’hui,
la vision gaullienne d’une défense européenne au
sein de laquelle la France aurait vocation à jouer un
rôle prééminent n’est indéniablement pas dénuée de
fondements.
Chapitre 6

Présence dans le monde


et capacité de réaction
de la France aujourd’hui

Si la France possède une capacité à projeter sa


force armée, dans le cadre de l’OTAN, de l’Union euro-
péenne, de coalitions de circonstance ou de manière
autonome, c’est à la fois en raison de sa culture propre
et d’une organisation de la défense nationale qui
permet de s’adapter aux contingences du moment :
on trouve l’empreinte du général de Gaulle à travers
ces deux aspects. D’une part, la marque gaullienne sur
l’armée française, par-delà les réflexions théoriques des
années 1930, consiste d’abord à faire face à la déroute
de 1940, et à engager au plus vite les forces françaises
sur différents théâtres, notamment en Afrique et en Asie.
Il ne s’agit pas là d’un choix naturel pour de Gaulle :
sorti de Saint-Cyr en 1912 à un rang honorable, il ne
choisit pas, contrairement à nombre d’officiers, l’armée
coloniale, mais l’infanterie métropolitaine. Son souci

109
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

principal est bien de servir dans l’armée de la Revanche


sur le continent européen. Sa connaissance de l’Afrique
est d’ailleurs fort limitée avant 1940, et le restera
jusqu’aux longs voyages qu’il entreprend à partir de
1953. Sa proposition d’armée de métier motorisée est
d’abord destinée à faire face au choc en Europe, à atta-
quer l’ennemi dans la profondeur avant que celui-ci soit
en mesure de déferler sur nos frontières. C’est la néces-
sité pour la France libre de continuer le combat depuis
l’outre-mer qui initie ou renouvelle une tradition d’opé-
rations militaires hors métropole que les guerres de
décolonisation viendront prolonger et inscrire dans le
patrimoine culturel des armées. Le parcours d’hommes
comme le général Leclerc, ou Pierre Messmer, suffit à
l’attester.

Cependant, cette capacité de projection extérieure


relève également d’une volonté gaullienne mise en
œuvre dès 1944 : alors qu’il s’agit de repenser l’orga-
nisation et la doctrine militaire de l’armée française,
de Gaulle insiste sur la nécessité de concevoir une
force capable de maintenir et de justifier le rôle mon-
dial qu’entend continuer à jouer la France, et d’inter-
venir immédiatement, soit pour prévenir des conflits,
soit pour les circonscrire rapidement. Le 17 novembre
1945, il résume ainsi les « trois leviers » de la politique
étrangère de la France : « La diplomatie qui l’exprime,
l’armée qui la soutient, la police qui la couvre. » Pour
défendre l’empire, il faut se donner les moyens de pro-
téger les espaces de souveraineté française, mais aussi
les routes maritimes et aériennes reliant les posses-
sions outre-mer à la métropole. Alors qu’à son retour
au pouvoir, en 1958, s’organise la décolonisation pro-
gressive, de Gaulle inscrit sa politique de défense dans

110
Présence dans le monde et capacité de réaction de la France aujourd’hui

une forme de continuité avec ce schéma : la mise en


place d’un dispositif de protection apte à couvrir la
zone d’influence française, essentiellement l’Afrique
de l’Ouest et l’Afrique équatoriale, alors qu’au prix
d’un effort significatif se développe une force de
frappe nucléaire, symbolisée par la mise à flot du SNLE
Le Redoutable en 1967, trois ans après la livraison des
premiers Mirage 4.

En somme, l’héritage gaullien d’aujourd’hui réside


dans cette capacité de la France à projeter ses forces,
qui nourrissent une aspiration à jouer un rôle mondial,
à intervenir dans le règlement de conflits en Europe,
mais aussi sur le continent africain. Cependant, ce
paradoxe a déjà été souligné, si de Gaulle a donné à
notre pays les moyens d’intervenir loin de ses bases,
il a lui-même peu fait usage de cette capacité : seule
l’opération Limousin, au Tchad, relève de sa décision
propre. Plus encore, son héritage militaire concret, par-
delà la doctrine militaire, réside finalement aussi dans
un positionnement fort de la 1re armée française sur le
théâtre européen. En revanche, une force de réaction
rapide, la 11e division légère d’intervention, est créée
pour pouvoir être employée sur le théâtre africain, en
soutien aux forces prépositionnées. Ce sont les héritiers
du Général qui ont pleinement tiré parti de cet outil
militaire, pour l’essentiel sur le continent africain. Ainsi,
actuellement, face à de nouvelles menaces, comme le
terrorisme, la France est engagée, à des degrés divers,
sur huit théâtres différents, au Mali (opérations Serval,
puis Barkhane), en Afghanistan, dans les eaux soma-
liennes (lutte contre la piraterie), au Liban, au Tchad,
au Kosovo, en Côte d’Ivoire et en Libye. Bien évidem-
ment, ces engagements correspondent à des tempo-

111
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

ralité différentes (depuis 1986 au Tchad, dans le cadre


d’Épervier, depuis janvier 2013 au Mali), à des cadres
variés (l’ONU pour le Liban, l’Union européenne pour
la lutte contre la piraterie, la France seule, en coopé-
ration avec les forces armées nationales, au Mali) et à
des degrés d’engagement échelonnés, de la mission de
pacification au Liban ou au Tchad à l’intervention mili-
taire dans le cadre d’une approche globale au Mali. Si
l’on y ajoute des forces de présence aux Émirats arabes
unis, à Djibouti, au Gabon ou au Sénégal, ce sont plus
de 10 000 militaires français qui sont mobilisés hors de
nos territoires en 2016.

Plusieurs enjeux se posent donc pour évoquer en


quoi, dans le domaine de nos opérations extérieures
(OPEX), la situation présente est le fruit d’une vision
forgée dans le courant des années 1960 et, le cas
échéant, ce qu’il serait utile de se remémorer pour les
réflexions d’aujourd’hui. D’abord, si le concept de pro-
jection de forces participe de la doctrine militaire gaul-
lienne, il ne faut pas sous-estimer le peu de goût du
Général pour les « aventures exotiques » et sa volonté
de privilégier la défense du territoire métropolitain, via
la force de frappe et les armements conventionnels.
L’identification d’un héritage gaullien dans le domaine
des engagements extérieurs ne relève donc pas de
l’outil militaire stricto sensu, mais traduirait plutôt le
souci de conforter la position politico-stratégique de
notre pays en stationnant hors de la métropole des
bases, notamment en Afrique subsaharienne. Dans
un second temps, on pourra revenir sur la genèse
des actuelles OPEX, et sur la nécessité de continuer
à entretenir une présence militaire mondialisée, asso-
ciant forces de projection, forces prépositionnées

112
Présence dans le monde et capacité de réaction de la France aujourd’hui

(déployées dans les pays amis) et forces de souverai-


neté (stationnées dans les départements et territoires
d’outre-mer). Par ailleurs, ces opérations extérieures se
complexifient, par leur durée, leur périmètre élargi et
la nécessité de faire face à un ennemi de plus en plus
difficile à identifier et à cerner. L’exemple de l’opération
Barkhane, déployée au Mali depuis 2012, permettra
d’affiner la réflexion.

Il existe sans doute un décalage entre de Gaulle


historien de la force militaire et de Gaulle penseur
stratégique. Son plaidoyer pour les corps cuirassés
et la mobilité, dans les années 1930, s’inscrit dans
une vision dynamique de la défense de notre pays.
Incontestablement, il s’agit de donner à la France
les moyens d’honorer ses alliances, notamment les
alliances de revers contre l’Allemagne, en Europe
centrale, mais aussi de résister au choc initial, avant
la mobilisation plus large des appelés. C’est donc à
un corps d’armée professionnalisé, motorisé, qu’est
confiée cette tâche, souvent opposé à la « nation en
armes » prônée par Jean Jaurès. Mais on aurait tort de
voir dans ce projet une quelconque prescience des
forces pouvant s’impliquer dans les futures opérations
extérieures : bien au contraire, de Gaulle centre sa
réflexion sur le théâtre européen, avec comme priorité
absolue la défense de la frontière du Rhin. « Métro »
et non « colo », il propose, dans ses cours à l’École de
guerre, une vision très critique des « aventures exo-
tiques », comme la guerre de Crimée ou l’intervention
au Mexique : ces interventions sont à ses yeux coû-
teuses en hommes comme en moyens et détournent

113
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

la force militaire française de ses objectifs principaux.


Bref, comme le souligne Frédéric Turpin, il convient
d’opposer hardiesse technique et classicisme dans les
principes généraux.

Il est notable que la vision gaullienne influe sur


les choix de reconstruction de l’armée française en
1944-1945. De Gaulle impose alors sa vision d’une
force d’intervention immédiate, professionnalisée (il
s’oppose alors à un service militaire de deux ans),
capable d’éviter des conflits ou de les prévenir. Mais
cette force, riche de 10 divisions de 25 000 hommes,
de 2 000 avions et de 300 000 tonnes de navires, a
pour mission la défense du territoire national, métro-
politain et impérial : si la force d’intervention rapide
a une vocation fondamentalement européenne, les
forces ultramarines sont conçues avant tout comme
des forces de souveraineté, aptes à se porter si néces-
saire au secours de la métropole. Fondamentalement,
de Gaulle ne remet pas en cause la séparation nette
entre troupes métropolitaines et troupes coloniales.
Cependant, en 1945, la priorité donnée à la force de
frappe modifie évidemment la donne. Comme le sou-
ligne Frédéric Turpin, cette prépondérance fait des
forces conventionnelles des forces d’appui, tout par-
ticulièrement après la mise en place d’un armement
nucléaire tactique. La 1re armée française, stationnée en
France et en Allemagne sous commandement unique,
apparaît clairement comme l’héritière de ce corps tac-
tique mécanisé.

L’engagement sur le continent africain obéit à une


logique plus complexe. Les accords de défense signés
avec la plupart des anciennes colonies qui accè-

114
Présence dans le monde et capacité de réaction de la France aujourd’hui

dent à l’indépendance entre 1959 et 1961 donnent


à la France des obligations fortes en matière de pré-
sence de troupes prépositionnées, mais également en
matière de formation des cadres militaires et admi-
nistratifs africains. Le maintien de forces préposition-
nées permet d’apporter un soutien rapide aux armées
africaines en cas de trouble ou de conflit. Des forces
de soutien, regroupées dans la 11e division légère
d’intervention (cinq régiments d’infanterie parachu-
tistes et un régiment de génie aéroporté) peuvent
être rapidement projetées, notamment grâce à une
flotte aérienne (Transall C-160) et deux porte-avions,
le Foch et le Clemenceau.

Comme le souligne Frédéric Turpin, cette force


de projection, forcément limitée dans ses moyens,
reste dédiée au continent africain, le seul où, selon la
formule du ministre des Affaires étrangères Louis de
Guiringaud, « La France peut encore, avec 500 hommes,
changer le cours de l’histoire ». Si ce cadre suffit en effet
pour les opérations menées par les présidents Georges
Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing, particulièrement
au Zaïre et en Centrafrique, la nécessité de changer de
cadre, notamment avec l’intervention au Liban dans le
cadre de la FINUL, conduit à l’organisation de la FAR
(Force d’action rapide) le 1er juillet 1984. Cette force,
regroupant 47 000 hommes (6e division légère blindée,
9e division d’infanterie de marine, 11e division para-
chutiste, 27e division alpine, 4e division aéromobile),
n’est pas spécifiquement destinée aux théâtres exté-
rieurs, mais permet de renforcer la capacité d’action de
la France. Cet enjeu capacitaire est néanmoins posé de
nouveau avec acuité au moment de la première guerre
du Golfe, en 1991. L’envoi de la division Daguet, dans

115
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

le cadre d’une coalition internationale sous mandat


de l’ONU, montre les limites de ce modèle : la France
s’avère en effet incapable d’engager sur le moyen terme
plus de 13 500 hommes, soit moins de 5 % de l’effectif
de l’armée de Terre. Ce constat, qui souligne la dispro-
portion avec les moyens déployés par les Américains,
amène les dirigeants français à repenser, tout au long
des années 1990, le modèle d’armée de la France.

Cette redéfinition touche d’abord les théâtres


d’opérations  : l’Afrique n’est plus le cadre quasi
exclusif de celles-ci. L’ex-Yougoslavie, l’Afghanistan,
l’Irak obligent la France à opérer dans des cadres
plus complexes et plus contraints. Parallèlement,
l’Afrique cesse également d’être un « pré carré » où nos
forces armées jouissent d’une large capacité d’initia-
tive : l’unilatéralisme fait place à un multilatéralisme
contraint, à la nécessité d’opérer sous bannière de
l’ONU ou de coalitions, par exemple européennes. Les
modes d’action et les objectifs sont dès lors revisités.
Les nouvelles opérations de maintien de la paix, de
protection des populations civiles ou d’évacuation des
ressortissants, la part croissante d’une approche plus
globale des conflits, incluant les aspects de stabilisa-
tion et de reconstruction des pays concernés, rendent
obsolètes les opérations militaires de « maintien de
l’ordre » des années 1970, menées dans un contexte de
guerre froide, sous couvert des relations bilatérales et
à la demande des chefs d’État.

En somme, comme le souligne Frédéric Turpin,


dans ce que constituent nos engagements extérieurs
d’aujourd’hui, l’héritage gaullien est loin d’être si évi-
dent à déterminer. Si la France bénéficie d’un réseau

116
Présence dans le monde et capacité de réaction de la France aujourd’hui

de bases, de forces prépositionnées, ainsi que de la


mobilité stratégique que lui confère sa Marine (porte-
avions Charles-de-Gaulle, bâtiments de projection et
de commandement…) et son armée de l’Air (A 400 M,
avions de combat…), l’organisation gaullienne est fon-
damentalement structurée pour les enjeux du continent
européen. C’est à la fin des années 1990 que, ironie
d’une fin de l’histoire annoncée, les missions de projec-
tion deviennent plus prégnantes. Après la dissolution
de la FAR en 1999, une organisation plus modulaire,
en divisions, est adoptée, afin d’assurer une conti-
nuité d’engagements conforme aux cycles de dispo-
nibilités et aux schémas d’interopérabilité définis par
l’OTAN. Par ailleurs, le principe des compagnies tour-
nantes, favorisé par la professionnalisation de 2001,
met un terme à la distinction, maintenue du temps de
de Gaulle, entre « colo » et « métro » : toutes les unités
de l’armée de Terre servent alternativement à l’étranger
et en métropole. Cette réorganisation coïncide avec un
changement global de doctrine, la capacité expédition-
naire devenant aux côtés de la dissuasion la mission
essentielle de nos forces armées.

L’apparition de nouvelles menaces questionne


donc désormais ce modèle sur plusieurs points. Bien
évidemment, se pose tout d’abord la question du
multilatéralisme. Comme le souligne l’ambassadeur
Jean-Marc Simon, la France a hérité d’une tradition,
d’une connaissance privilégiée du contexte africain,
qui lui permet de faire preuve d’une efficacité que les
opérations internationales ont rarement rencontrée
et l’exemple de l’engagement des Nations unies au
Rwanda en 1994 l’a tristement montré. De fait, les opé-
rations qui ont été conduites avec un réel succès sont

117
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

fréquemment le fruit de l’engagement d’une grande


puissance militaire ayant une excellente connaissance
du contexte et du terrain, comme le Royaume-Uni en
Sierra Leone à partir de 2000. Ce multilatéralisme reste
évidemment à définir dans le cadre des OPEX dans
plusieurs domaines. Celui des objectifs, évidemment,
la différence de doctrines d’emploi de la force entre
puissances européennes rendant difficile des missions
excédant le cadre du maintien de la paix ou de la
coopération. Mais ce multilatéralisme est aussi finan-
cier : avec la mondialisation des risques, la montée
du terrorisme, une OPEX française, comme Serval,
participe de la défense de l’ensemble du continent.
Comme le souligne Patricia Adam, il a fallu convaincre
les partenaires européens, notamment allemands, de
la réalité de ces menaces et de l’urgence d’y réagir
pour obtenir de leur part un soutien financier et maté-
riel. Cette question du coût est d’autant plus cruciale
que le succès opérationnel rapide dépend souvent
de l’entretien de forces prépositionnées, permettant
une action rapide, comme la défense de Bamako lors
de l’opération Serval. Si l’entretien de ces forces peut
apparaître comme une dépense superflue en temps
de paix, c’est en temps de conflit que son utilité se
manifeste pleinement… Il est particulièrement diffi-
cile d’associer les partenaires, notamment européens,
à des engagements financiers dans ce domaine : cette
priorité a ainsi amené la commission des Affaires
étrangères, en 2008, à refuser une diminution des
forces françaises stationnées à Djibouti, comme le
rappelle également Patricia Adam.

La question du multilatéralisme se pose égale-


ment avec les pays africains : les interventions se font

118
Présence dans le monde et capacité de réaction de la France aujourd’hui

ainsi en accord avec le Conseil de paix et de sécurité


de l’Union africaine. Dans le cas de Serval, puis de
Barkhane, le G5 Sahel, créé en février 2014, et réunis-
sant la Mauritanie, le Niger, le Tchad, le Burkina Faso
et le Mali, est un cadre de dialogue et de coopération
militaire parfaitement adapté aux enjeux de la crise
malienne. Comme l’indique l’ambassadeur Simon, il
faut dans tous les cas privilégier l’approche multila-
térale dans le cadre régional, c’est-à-dire ici africain,
pour traiter, au-delà de la seule dimension militaire,
l’ensemble des aspects d’un conflit. Le dispositif de
renforcement des capacités africaines de maintien de
la paix (RECAMP), imaginé par la France et adopté par
l’ONU, est la mise en pratique de ce principe. Il permet
d’organiser l’entraînement et la coopération militaire à
l’échelle des sous-régions africaines, voire parfois du
continent, de conserver du matériel militaire d’interven-
tion prépositionné et de préparer la montée en puis-
sance des forces africaines régionales, répondant ainsi
aux attentes de l’Union africaine : des forces africaines
pour la paix en Afrique.

Enfin, le dernier enjeu est de proposer une


approche globale adaptée à chaque situation. Dans
ce domaine, la synergie entre effort militaire et effort
diplomatique est ainsi essentielle, tout dysfonctionne-
ment d’une des deux chaînes pouvant nuire à l’effica-
cité sur le terrain. Dans le cas de l’opération Licorne,
en Côte d’Ivoire, l’ambassadeur Simon évoque l’im-
portance de la qualité du lien entre l’ambassade et
les autorités militaires françaises dans le succès de
la mission : « Symboliquement, les briefings quoti-
diens avaient lieu alternativement à l’ambassade et au
siège du commandement militaire. Plusieurs missions

119
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

d’interposition complexes, dans un contexte militaire


tendu, étaient interprétées par l’une ou l’autre des
parties en présence comme une marque de partia-
lité entre belligérants. La neutralité devait donc être
constamment affirmée et démontrée sur le plan diplo-
matique avant de pouvoir être concrètement mise en
œuvre sur le plan opérationnel. » De fait, dans des
missions de pacification, aspects diplomatiques et
militaires sont très étroitement imbriqués.

L’autre concept central est celui du Responsability


to Protect (R2P), développé par l’ONU en 2005 et indi-
quant que loin d’être consécutives l’action militaire et
l’action d’aide aux populations devaient être conduites
de conserve. L’aspect militaire n’est en effet que l’un
des aspects d’une OPEX, et l’efficacité du travail de
pacification et de sécurisation dépend souvent de la
rapidité avec laquelle la place est faite aux ONG, aux
organisations de coopération et d’aide directe aux
populations, dont les militaires ont souvent pour tâche
essentielle de sécuriser le travail. C’est d’ailleurs pour
cette raison que la fin d’une opération extérieure ne
peut être qu’un phénomène complexe et progressif,
puisque stabilisation militaire et stabilisation politique
doivent aller de pair. Le désengagement de l’opéra-
tion Sangaris, en Centrafrique, en est un bon exemple :
alors que l’opération est officiellement close depuis
octobre 2016, près de 300 militaires français sont
encore engagés sur ce théâtre. Dans cette opération,
l’engagement proprement militaire n’a finalement duré
qu’un mois. Depuis la fin de l’année 2013, l’essentiel
de l’effort vise à réaliser la passation de responsabi-
lité à la MISCA (Mission internationale de soutien à la
Centrafrique sous conduite africaine).

120
Présence dans le monde et capacité de réaction de la France aujourd’hui

L’opération au Mali contre les groupes armés terro-


ristes, AQMI ou Boko Haram, peut constituer un retour
d’expérience idéal pour réfléchir à ces enjeux. Il est à
noter que cette opération se décompose en deux temps
distincts. Une opération militaire, d’abord, décidée le
11 janvier 2013 et nommée Serval, destinée à stopper
l’avancée des djihadistes en direction de Bamako. Cette
opération recouvrait des objectifs précis et une durée
nécessairement limitée, même si celle-ci fut prolongée
de deux mois par rapport au plan initialement envi-
sagé. La rapidité de l’investissement des forces fran-
çaises (la décision est prise en conseil de Défense le
11 janvier à 10 heures, les premiers engagements mili-
taires interviennent dès le début de l’après-midi dans
la région de Mopti), grâce aux forces prépositionnées,
permet d’atteindre rapidement les objectifs militaires,
à savoir briser l’avancée de groupes djihadistes en
direction de Bamako. Une opération de stabilisation,
ensuite, nommée Barkhane, se déploie sur une zone
géographique plus vaste, avec des moyens militaires
plus réduits, mais avec un degré d’engagement militaire
théoriquement plus faible. Les missions parlementaires
menées dans le cadre de Barkhane ont permis aux élus
de la nation de recenser quels sont les enjeux actuels
d’une opération extérieure.

Le premier concerne la définition de la mission et de


la zone géographique qui lui est attachée. Explicitement
destinée, selon les termes du ministère de la Défense,
à « favoriser l’appropriation par les pays partenaires du
G5 Sahel de la lutte contre les groupes armés terro-
ristes (AQMI, Boko Haram, MUJAO), sur l’ensemble de
la bande sahélo-saharienne (BSS) », elle s’inscrit donc
dans une approche globale, à la fois militaire, diploma-

121
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

tique et de coopération, ces trois aspects étant étroite-


ment imbriqués. C’est ainsi la définition du G5 Sahel, au
sommet de Nouakchott (15-17 février 2014), qui offre
un cadre de partenariat solide, et permet aux acteurs
français politico-militaires de s’engager avec leurs
homologues des cinq pays concernés. Si la présence
militaire française à proprement parler est réduite à
3 000 éléments (contre 6 000 pour Serval), cette mis-
sion implique cependant un engagement de long terme
sur l’ensemble de la bande sahélo-saharienne, soit un
espace plurinational et un milieu naturel complexe à
appréhender. Cette mission comporte plusieurs pro-
blématiques, la première étant bien entendu celle de la
durée. De fait, la procédure parlementaire de prolon-
gation d’une opération extérieure, intervenant après
quatre mois, a donné lieu à un vote quasiment unanime
des commissions des deux Assemblées, conditionné
à l’organisation régulière de missions d’inspection.
La perspective est en effet celle d’un engagement de
moyen, voire de long terme, afin d’atteindre des objec-
tifs à la fois militaires et géopolitiques.

Dès lors, si le travail de formation et de coopération


avec les forces militaires du G5 Sahel peut permettre
de donner comme horizon de fin d’opération l’atteinte
d’un niveau capacitaire suffisant, il apparaît que ce pro-
cessus complexe – nécessitant d’articuler au plus près
aspects militaires et diplomatiques – ne peut être figé
mais doit continuellement s’adapter aux évolutions de
la menace que font peser sur l’ensemble de la zone
les groupes armés terroristes. Ainsi, le Burkina Faso
a récemment fait part de sa volonté de consacrer ses
moyens militaires à la défense de ses propres fron-
tières, quitte à affaiblir le dispositif global. Des aspects

122
Présence dans le monde et capacité de réaction de la France aujourd’hui

de souveraineté peuvent également se poser : comme


le souligne Patricia Adam, la BSS, soumise à la menace
terroriste, est également une zone traversée par des
routes commerciales stratégiques, notamment pour
des trafics illicites, comme la drogue. La force militaire
française doit-elle alors mener une action de répression
qui ne figurait pas explicitement dans les objectifs de
sa mission ? La question de la coordination des enjeux
militaires, diplomatiques, économiques est évidem-
ment cruciale. Il a été régulièrement évoqué l’idée de
nommer un « représentant spécial », sur le modèle amé-
ricain, même si, selon l’ambassadeur Simon, le risque
est de créer un échelon supplémentaire et de potentiels
conflits dans la chaîne de décision. Comme le souligne
Frédéric Turpin, le président de la République et son
ministre de la Défense ont été souvent amenés à jouer
directement ce rôle de garants et de coordonnateurs de
l’approche globale propre à l’opération.

L’autre difficulté de la mission réside dans la défi-


nition de son périmètre. La lutte contre des groupes
armés terroristes ne relève pas de l’intervention dans
des conflits conventionnels, guerre frontalière entre
deux États ou même guerre civile : elle évolue en
fonction des déplacements, des recrutements, des
repositionnements d’un ennemi mobile par définition.
Contrôler les lignes de communication ennemies et
identifier les espaces où celui-ci continue de jouir de sa
liberté d’action exige un effort permanent d’adaptation
qui complique l’appréciation de la durée et du coût de
l’opération. Ainsi, des zones de tension apparaissent,
dans le Nord-Mali, où les discussions entre l’État malien
et les populations touareg avancent lentement, ou,
au sud-ouest de la zone couverte par Barkhane, aux

123
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

confins du lac Tchad, avec la montée en puissance du


groupe Boko Haram. De nouveaux pays, comme le
Nigéria, extérieurs au G5, se trouvent progressivement
impliqués, d’où la possibilité à terme d’une action
conjointe avec les Britanniques, selon des modalités
non encore fixées.

Cette extension permanente pose donc le problème


de l’anticipation des coûts car la France agit pour assurer
la sécurité de l’ensemble de l’Union européenne. Bien
que l’Allemagne, soumise à des règles d’engagement
différentes, étroitement soumises à l’aval du Parlement,
ait renforcé son aide militaire, notamment via l’engage-
ment de son service de santé, il est toutefois complexe
de gérer des aspects diplomatico-opérationnels à la fois
à l’échelle européenne et dans le cadre du G5 Sahel.
D’autant que la France doit régulièrement faire face, à
l’échelon européen, à l’accusation de faire perdurer les
réseaux de la France-Afrique qui n’est plus conforme
aux exigences multilatérales de notre époque. La mise
en commun des ressources, dans le domaine capaci-
taire comme dans le domaine du renseignement, relève
du domaine politique : la France se heurte en Europe
aux différences de cadre d’emploi des forces et des
doctrines évoquées précédemment et qui renvoient
l’Union européenne au modèle de cantonnement aux
opérations de pacification/sécurisation, Barkhane n’en-
trant pas nécessairement dans ce cadre…

Enfin, une opération extérieure de longue haleine


comme Barkhane est un défi énorme dans le domaine
capacitaire. La question de la mobilité des troupes et
des armements, et donc du transport aérien straté-
gique, est ainsi fondamentale. Les Transall C-160, dont

124
Présence dans le monde et capacité de réaction de la France aujourd’hui

le service arrive à échéance, sont en cours de rempla-


cement par les A 400 M d’Airbus, capables d’assurer
en une rotation le travail de trois Transall. Même si l’on
peut regretter que le rythme des livraisons ne soit pas
aussi rapide que souhaité, cette mise à niveau capa-
citaire est la bienvenue. Le poids de ces opérations,
l’effort technologique, industriel et donc financier
qu’elles impliquent pèsent sur les lois de programma-
tion militaire, et contribuent à nourrir la revendication
d’un budget de la défense à 2 % du PIB.

Ce rapide survol montre bien la difficulté à iden-


tifier ce qui peut, dans la situation d’aujourd’hui, être
revendiqué comme hérité de la vision gaullienne. On
en trouve trace dans les cultures d’armées et les tradi-
tions militaires, héritées de la France libre et des opéra-
tions d’après-guerre. On en ressent une certaine réalité
dans le quotidien des relations politico-diplomatiques,
en particulier avec les pays d’Afrique, dont nos accords
bilatéraux ont accompagné la marche vers l’indépen-
dance et qui ont construit peu à peu des synergies dont
les Nations unies et l’Union africaine tirent parti pour
construire les structures de sécurité du continent. Du
point de vue opérationnel et capacitaire, cet héritage
est moins évident. Le général de Gaulle privilégie le
théâtre européen, et ne cache pas son peu de goût
pour les « aventures exotiques ». Comme le souligne
l’ambassadeur Simon, le discours de Phnom Penh qui
condamne l’intervention militaire des États-Unis au
Viêt-Nam, dépourvue à ses yeux de toute perspective
de réussite, n’est-elle pas une condamnation globale
de ces opérations ?

125
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

Les années postgaulliennes sont finalement plus


fondatrices en matière d’OPEX : les années 1970 et
1980 voient la définition d’une approche globale d’au-
tant plus aisée que la France agit dans un cadre unila-
téral, et les années 1990, qui suivent la fin de la guerre
froide, voient la transformation de notre outil militaire
pour l’adapter à ce nouveau cadre. Les perspectives les
plus récentes résident dans l’adaptation de ces opéra-
tions au cadre de conflits non-conventionnels : outre
la nécessité d’articuler action diplomatique et militaire
et action de coopération avec fluidité, le contrôle des
coûts, de la durée et de l’intensité de l’engagement
réside dans l’association étroite des puissances autoch-
tones aux missions de stabilisation. La structure de
l’armée française lui permet d’agir dans le cadre d’un
multilatéralisme choisi (la France a beaucoup contribué
à la constitution du G5 Sahel, élément crucial dans la
mise en œuvre de l’opération Barkhane), mais les
questions budgétaires et technologiques contraignent
aussi à chercher des partenariats, avec les Européens
ou avec les Américains (opération Harmattan en Libye).
La complexité de l’effort militaire en OPEX réside donc
dans la recherche de ce difficile équilibre, crucial pour
le maintien d’une influence mondiale de la France.
Troisième partie

Les outils stratégiques


de l’indépendance :
hommes, industries, capacités
Si l’indépendance nationale est un dogme, la moder-
nisation de l’outil militaire en est le moyen nécessaire.
Cette perception se trouve aux sources de la pensée
gaullienne, dès les années 1930, quand la motorisation
et les corps blindés apparaissent à de Gaulle comme la
condition sine qua non du maintien de la capacité des
armées françaises à faire face au péril allemand.

Cette modernité, c’est d’abord le fait de doter l’armée


française d’un armement performant et dissuasif. En 1945
comme en 1958, l’effort de modernisation est placé au pre-
mier plan, et porte d’abord sur la recherche scientifique
(création du CEA en 1945) et sur ses implications indus-
trielles, notamment en matière d’armement (création de la
Délégation ministérielle pour l’armement, future DGA, en
1961). L’armement étant un outil stratégique, c’est un sys-
tème étatisé que de Gaulle instaure, lequel accompagne
la mise en place rapide de la force de frappe, à travers
des réalisations comme le Rafale, les missiles sol-sol ou le
sous-marin nucléaire lanceur d’engins Le Triomphant, mis
à flot en 1967. Si ce modèle gaullien va longtemps nourrir
la modernisation de l’armée française, la baisse des bud-
gets dans le contexte d’après-guerre froide combinée avec
la hausse du coût des programmes d’armement et la pri-
vatisation de certaines industries d’armement changent les
données du problème. Dans un contexte de concurrence
technologique accrue et d’hyper-accélération du rythme
de l’innovation, il convient de concilier maintien de l’indé-
pendance et innovation permanente dans un environne-
ment économique qui contraint les industries d’armement
à exporter pour survivre.

129
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

Cependant, c’est cette puissance militaire qui nourrit


la diplomatie française et le rayonnement géostra-
tégique du pays. C’est bien évidemment vrai dès les
années 1960 : le primat donné à la force de frappe
permet à la France de bénéficier d’une influence sans
commune mesure avec sa puissance conventionnelle.
Ce modèle reste vrai aujourd’hui, alors que se déve-
loppe le concept de diplomatie de défense. En effet,
en termes de rayonnement, les actions des services du
ministère de la Défense et du ministère des Affaires
étrangères sont de plus en plus étroitement imbriquées,
ce que symbolise la création de la DGRIS (Direction
générale des relations internationales et de la stratégie)
au ministère de la Défense, début 2015. De nouvelles
formes d’influence, de nouveaux types de capacités
servent donc le rayonnement de notre pays, y compris
des formes nouvelles de coopération dans le domaine
industriel ou dans celui de la formation. Les contrats
d’armement passés à l’étranger chaque année sont par
excellence des outils de rayonnement et le moyen de
nouer des partenariats stratégiques, comme récemment
avec l’Égypte ou l’Australie.

Le dernier vecteur essentiel de l’indépendance est


la connaissance du terrain, des enjeux, des alliés, des
adversaires potentiels, et la capacité à anticiper les
enjeux de demain, pour pouvoir réagir plus efficace-
ment. Dans ce domaine, le rôle du renseignement est
bien entendu fondamental, mais celui de son exploi-
tation à des fins d’anticipation l’est tout autant. Si
de Gaulle réorganise les services du SDECE dans les
années 1960, la reconnaissance du rôle du renseigne-
ment dans la souveraineté nationale relève d’un pro-
cessus finalement récent, avec la mutation du SDECE

130
Les outils stratégiques de l’indépendance : hommes, industries, capacités

en DGSE en 1982 et la reconnaissance du rôle du ren-


seignement dans le livre blanc de 2008. Cependant,
l’exploitation du renseignement, dans un contexte où
l’information et la désinformation abondent, est un
exercice de plus en plus complexe, qui laisse parfois
place à la surprise stratégique, au non-anticipable,
et dont il convient de ne pas attendre une fiabilité
absolue, impossible à atteindre.
Chapitre 7

Les outils scientifiques,


technologiques et industriels
de l’indépendance nationale

L’un des moteurs de la pensée du général de Gaulle


réside dans une recherche permanente et obstinée
de la modernité technologique. L’expérience des
années 1930 y joue un grand rôle, de Gaulle y gagnant le
surnom de « colonel Motors ». Son obsession à défendre
la motorisation de l’armée française, son intérêt pour
les enjeux d’alimentation énergétique (question du
pétrole) démontrent sa perception précoce du fait
que les affrontements qui se préparent alors relèvent
autant de la doctrine militaire et de la stratégie que
des innovations techniques qui permettent de sortir du
cadre convenu. Le mémorandum du 26 janvier 1940,
adressé aux chefs militaires et principaux dirigeants
politiques, proclame cette foi dans la technologie et
l’innovation : « Le moteur combattant restitue et multi-
plie les propriétés qui sont éternellement à la base de

132
Les outils de l’indépendance nationale

l’offensive. » Cette recherche constante de l’innovation


amène d’ailleurs de Gaulle à remettre régulièrement en
cause ses propres conceptions. En 1934, au moment
de la parution de Vers l’armée de métier, peu de place
est laissée à l’aviation, cantonnée à un rôle d’observa-
tion tactique. Son ami le colonel Mayer reproche d’ail-
leurs à de Gaulle cette vision, qu’il juge dépassée. Six
ans plus tard, dans le mémorandum, cette dimension
est intégrée, de Gaulle écrivant que « l’aviation et les
engins blindés possèdent désormais un tel potentiel
de surprise et de destruction par rapport aux troupes,
batteries, convois à découvert, que dans la bataille tout
mouvement constitue pour ceux-ci un risque d’anéan-
tissement ». Une mention du danger apporté par la
force aérienne et les opérations combinées avec les
blindés sera d’ailleurs ajoutée dans la réédition de 1945
de Vers l’armée de métier.

On le voit donc, la recherche de l’innovation est


pour de Gaulle la clé de la capacité militaire, et donc
de l’indépendance nationale. La création du Comité
à l’énergie atomique, le 18 septembre 1945, puis les
initiatives lancées dès son retour au pouvoir, en 1958,
s’inscrivent dans cet élan : il s’agit de doter la France
de moyens militaires capables d’assurer son indépen-
dance et sa liberté de parole sur la scène internationale,
capables aussi de lui permettre de faire ses propres
choix et non ceux imposés par les systèmes d’alliance.
Le discours à l’École militaire du 3 novembre 1959
résume cette doctrine : « Un pays comme la France, s’il
lui arrive de faire la guerre, il faut que ce soit sa guerre.
Il faut que son effort soit son effort. S’il en était autre-
ment, notre pays serait en contradiction avec tout ce
qu’il est depuis ses origines, avec son rôle, avec l’estime

133
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

qu’il a de lui-même, avec son âme. Naturellement, la


défense française serait, le cas échéant, conjuguée avec
celle d’autres pays. Cela est dans la nature des choses.
Mais il est indispensable qu’elle nous soit propre, que
la France se défende par elle-même, pour elle-même,
et à sa façon. » La mise en œuvre d’un appareil militaro-
industriel indépendant et performant est donc une clé
de l’indépendance nationale.

Pour atteindre cet objectif, le général de Gaulle dis-


pose d’un héritage en matière de recherche de pointe,
mais également d’un lien particulier avec les entre-
prises d’armement, nationalisées par le Front popu-
laire selon la loi du 18 juillet 1936. Cependant, le début
des années 1960 marque un tournant fondamental
avec la création, en 1961 de la Délégation ministérielle
pour l’armement. En effet, cette création, voulue par
le général de Gaulle et Pierre Messmer, vise à donner
à l’État un contrôle accru sur la recherche et la mise
au point de prototypes, et à renforcer le lien entre les
besoins des armées et la production industrielle sous
contrôle de l’État. Le corps des ingénieurs généraux de
l’armement, créé en 1968, joue un rôle central dans ce
processus. Plusieurs succès industriels fondamentaux,
l’avion de combat Mirage IV, lancé en 1964, le sous-
marin nucléaire lanceur d’engins Le Redoutable, mis à
flot en 1967, ou les missiles sol-sol, liés au développe-
ment de la force de frappe nucléaire et conditionnant
le développement de celle-ci, viennent concrétiser les
débuts couronnés de succès de ce système. En effet,
vertébré et cohérent, il permet une montée en capa-
cité très rapide en dépit d’une baisse tendancielle du
budget de la Défense tout au long de la présidence du
général de Gaulle (6 % du PIB en 1958, 4,6 % en 1969,

134
Les outils de l’indépendance nationale

cette tendance s’expliquant en partie par la fin des


guerres coloniales). Comme le souligne Georges-Henri
Soutou, le ministre des Armées, Pierre Guillaumat, avait
pu conclure une réunion avec le Comité à l’énergie
atomique d’une formule rare dans la bouche d’un
ministre : « L’argent n’est pas un problème », mais cet
investissement n’excluait pas une rationalisation accrue
des choix et de la chaîne de production.

C’est donc un modèle étatisé, élaboré pendant les


années gaulliennes, qui prévaut jusqu’au tournant des
années 1980. Celles-ci constituent un moment char-
nière, marqué par une hausse des coûts de production
des programmes d’armement et une baisse progressive
des budgets militaires, en particulier après la chute du
mur de Berlin (les fameux « dividendes de la paix »).
En effet, la DMA, devenue DGA en 1977, évolue consi-
dérablement au tournant des années 1980-1990. Ses
effectifs se réduisent drastiquement (70 000 employés
en 1982, 10 000 en 2008), tandis que ses composantes
prennent leur autonomie : la Direction des construc-
tions navales en 1991 ; Thomson CSF, nationalisé par la
gauche en 1982, privatisé en 1998. Le système vertébré
hérité du général de Gaulle se trouve refondé, la DGA
jouant désormais un rôle de définition des besoins
des armées françaises, de commande et de négocia-
tion avec les industriels, d’accompagnement de pro-
grammes, d’expertise, d’essai et d’achat : elle est le plus
gros investisseur de l’État français, avec 11 milliards
de contrats passés avec les industriels de l’armement
chaque année. Son rôle, et par là-même l’action de
l’État en matière d’armement, s’est complexifié : il s’agit
d’anticiper des pistes de recherches futures corrélées
aux besoins des armées françaises (tâche récemment

135
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

réaffirmée par le plan DGA 2025) et d’accompagner les


industriels dans leur politique d’export, la commande
nationale ne suffisant plus à assurer la survie d’entre-
prises pour certaines globalisées, comme Airbus ou
Thales. En 2016, c’est ainsi plus de 20 milliards d’euros
de contrats à l’export qui sont conclus par les entre-
prises françaises.

Plusieurs problématiques se posent donc, mais


toutes recoupent un concept central, celui d’indépen-
dance nationale. Le modèle étatique gaullien vise à
l’assurer de manière rapide et intransigeante, même
si, comme nous le verrons, ce principe n’exclut pas
des coopérations, européennes ou transatlantiques, et
un modèle économique dans lequel les exportations
d’armement ont déjà leur place (celles-ci doublent
entre 1958 et 1970 et constituent un argument de diplo-
matie de défense non négligeable). Cependant, dans
un contexte économique et technologique marqué par
une concurrence accrue – une part croissante de l’inno-
vation venant du secteur civil – et par une nécessité
toujours plus importante d’exporter, certaines équa-
tions se posent en des termes nouveaux. Les enjeux de
l’indépendance nationale imposent de protéger, voire
de sanctuariser une part de la production des entre-
prises de défense et d’armement. La politique d’export
ne constitue-t-elle dès lors pas une mise en danger de
celle-ci, les transferts de technologie étant souvent la
condition sine qua non de la signature de gros contrats ?
Ici se pose en fait la problématique de la protection de
technologies se situant dans le périmètre de la souve-
raineté nationale, et donc la question des compétences,
de la capacité à maîtriser la chaîne de production d’ar-
mements stratégiques de bout en bout. Dans certains

136
Les outils de l’indépendance nationale

domaines très spécialisés sur le plan technologique, des


formes de coopération, notamment européenne, sont
peu à peu mises en place, quand bien même celles-ci
sont étroitement encadrées par les enjeux de souve-
raineté nationale. L’exemple du modèle franco-anglais
One MBDA, dans le domaine des missiles, va dans ce
sens, et repose sur un principe de partage des bureaux
d’étude et d’interdépendance réciproque entre les deux
pays. Dernier point, l’accélération technologique pose
la question de la gestion des programmes dans la durée
par la DGA et de l’impact de la commande publique,
structurellement en baisse depuis l’époque gaullienne,
de ses rythmes et de ses priorités dans des domaines
soumis à une concurrence technologique accrue : com-
ment concilier la réponse à des besoins déterminés dans
un cadre national et la compétitivité à l’international,
cet équilibre étant absolument nécessaire à la survie
des industries d’armement ? Un échange avec les diri-
geants de trois des principales industries d’armement
en France, Dassault Aviation, DCNS et Thales, permet
d’éclairer ces enjeux.

L’appareil militaro-industriel, aujourd’hui désigné


sous le sigle BITD (base industrielle et technologique
de défense), est bien évidemment la clé de la souve-
raineté nationale, mais également un des piliers du
modèle de défense gaullien. En effet, il s’agit d’un
système à la fois vertébré, intégrant toutes les com-
posantes de l’élaboration du produit d’armement, et
fortement étatisé, afin d’imposer à cette industrie de
suivre les priorités définies par le pouvoir politique.
Si le pouvoir gaulliste s’appuie sur une forme d’héri-

137
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

tage – l’existence d’industriels privés de pointe, comme


Dassault, et le début du programme nucléaire fran-
çais, lancé depuis 1953 –, on distingue un aspect de
refondation dans les choix forts pris au tournant des
années 1958-1961 : ce sont eux qui, dans le contexte
économique propice des années 1960, permettent une
très rapide montée en capacité des armées françaises.
Le discours du 3 novembre 1959 place au cœur de
cet effort l’obsession pour l’indépendance nationale,
laquelle, dans un contexte de décolonisation, passe par
l’acquisition d’une force de frappe et de composantes
capables de la porter. Il s’agit toutefois de préciser cer-
tains de ces concepts.

Tout d’abord, celui d’indépendance nationale


n’exclut pas des formes de coopération et d’échange.
L’objectif, pragmatique, est de parvenir dans les meil-
leurs délais à une autonomie stratégique totale, quitte à
acquérir à l’extérieur une partie de cet équipement. Des
formes de collaboration, généralement bilatérales, sont
donc envisagées et suivies dans plusieurs domaines,
même si la France se réserve le droit de refuser ces
collaborations dans des secteurs jugés stratégiques.
L’Allemagne, le Royaume-Uni ou même les États-Unis
sont des partenaires privilégiés : l’avion de transport
Transall, développé et mis en service en 1963, est par
exemple le fruit d’un partenariat franco-allemand. De
même, l’avion Jaguar relève d’un projet franco-bri-
tannique : c’est à la demande de l’État français que
Dassault avait fait l’acquisition de la société Breguet,
à l’initiative du projet. En revanche, certains impéra-
tifs stratégiques font échouer des collaborations : par
exemple, le projet de char franco-allemand développé
à partir de 1962 est abandonné en raison de préoc-

138
Les outils de l’indépendance nationale

cupations stratégiques et d’objectifs technologiques


incompatibles entre Français et Allemands. Enfin, dans
le domaine touchant au nucléaire militaire, de Gaulle
refuse toute collaboration dans le cadre européen, met-
tant fin dès son arrivée au pouvoir, en 1958, à un projet
commun d’usine d’enrichissement isotopique franco-
allemand. Ce n’est qu’en 1962 que la porte s’entrouvre,
pour discuter non pas du matériel militaire lui-même,
dont il est hors de question de partager l’accès, mais de
la doctrine d’emploi : la force de frappe devient alors
un argument pour favoriser une défense européenne
balbutiante, de Gaulle ayant refusé avec fermeté, après
le sommet des Bermudes, la même année, d’inscrire
la force de frappe française dans un cadre atlantique.
L’indépendance est avant tout, dans le contexte des
années 1960, pensée en termes de compétences, c’est-
à-dire de capacités à maîtriser au maximum la chaîne
de production de matériels militaires stratégiques sans
recours à des technologies étrangères, quitte pour cela
à opérer des choix dans les programmes, et à acheter
« sur étagère » certains éléments, comme les avions ravi-
tailleurs 707, nécessaires aux Mirage IV, commercialisés
par l’Américain Boeing.

Comme le souligne le professeur Georges-Henri


Soutou, le modèle gaullien est avant tout performant
dans les années 1960 en raison de sa cohérence : il
s’agit d’un système intégré, de la recherche scienti-
fique à l’acquisition de compétences et de capacités
industrielles, mis au service d’une volonté politique
claire d’accès à l’indépendance nationale. De fait, cette
cohérence s’observe du début à la fin de la chaîne :
le décret de 1964 sur les forces aériennes straté-
giques, qui sanctuarise la prééminence présidentielle

139
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

dans l’emploi de la force de frappe, coïncide avec la


livraison des Mirage IV de Dassault, outils fondamen-
taux pour l’usage de cette force de frappe. La notion
de synergie en matière de recherche est également
profondément gaullienne, la création de la DMA et
de la DRME (Direction de la recherche et des moyens
d’expérimentation, en 1961) allant dans ce sens : il
s’agit d’imposer aux chercheurs une direction fixée par
le pouvoir politique, et de favoriser les coopérations
de ceux-ci avec les industriels. Le développement du
Mirage IV, comme le souligne Éric Trappier, P-DG de
Dassault Aviation, résulte de cette volonté politique de
faire travailler en étroite collaboration un chercheur,
un ingénieur général de l’armement et un ingénieur
de la société Dassault. La création en 1964 du CPE,
Centre de prospective et d’évaluation, vient renforcer
cet aspect de planification de l’effort militaire.

Il convient enfin de souligner que ce modèle gaul-


lien, s’il se nourrit d’un effort financier important, n’est
pas dépourvu de modèle économique cohérent. En
effet, il est souvent tentant d’expliquer l’ampleur des
réalisations gaulliennes par le contexte économique
spécifique de croissance et de hausse des moyens bud-
gétaires de la fin des Trente Glorieuses. De fait, deux
lois de programmation menées à terme permettent
d’initier les principales avancées : entre 1960 et 1964,
avec la mise en place du premier escadron de Mirage IV,
le 1er octobre 1964, une avancée dans les études ther-
monucléaires et le développement des SNLE ; une
seconde entre 1965 et 1970, avec l’achèvement de la
composante aéroportée de Mirage, la préparation de la
composante sol-sol opérationnelle au plateau d’Albion,
le lancement du Redoutable en 1967 et la première

140
Les outils de l’indépendance nationale

explosion thermonucléaire en 1968. Ces programmes


coûtent cher, dépassent parfois l’enveloppe prévue
(deux fois le coût initial pour le plateau d’Albion).
Mais ce développement spectaculaire s’opère dans un
contexte de relative stabilité budgétaire (6,3 % du PIB
en 1960, 4,6 % en 1968, en notant toutefois que la part
des dépenses d’équipement passe d’un tiers à 51 % du
total dans la même période, 30 à 40 % de ces dépenses
d’équipement étant consacrées à l’effort atomique).
Comme le souligne Georges-Henri Soutou, cette ges-
tion du budget de la Défense est permise par un choix
rigoureux des programmes par la DMA. On peut éga-
lement souligner que les exportations participent de
l’équilibre de ce modèle économique, puisque celles-ci
triplent en valeur (750 millions en 1958, 1 500 en 1970),
même s’il faut alors distinguer leur rôle dans l’équi-
libre financier de l’effort de défense et leur rôle dans
une diplomatie de défense et d’influence voulue par
le général de Gaulle, ce second aspect étant alors sans
doute prioritaire dans son esprit.

Cet héritage, soumis aux mutations technolo-


giques, mais aussi à la baisse tendancielle de l’effort
militaire liée à la fin de la guerre froide (entre 1990
et 2008, le budget de la Défense diminue en valeur
absolue de 11 %) et à l’évolution du rôle de la DMA,
devenue DGA en 1977, désormais investie dans un
travail de prospective, commande, maîtrise d’ouvrage
et achat auprès d’entreprises devenues multidomes-
tiques, comme Thales, ex-Thomson, reste à ques-
tionner. Le premier enjeu réside dans le rôle joué par
les grandes entreprises de défense dans l’indépen-
dance nationale. D’abord celle-ci serait parfaitement
virtuelle sans l’indépendance de moyens reposant sur

141
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

la souveraineté technologique des industriels français


voulue par le général de Gaulle pour la dissuasion,
rappelle Éric Trappier. L’indépendance nationale
constitue évidemment pour certaines d’entre elles le
cœur de leur métier et de leur identité industrielle,
mais l’inscription dans ce cadre doit trouver sa place
dans un modèle économique viable, donnant les
moyens de se situer sans cesse à la pointe de l’inno-
vation. L’exemple de Dassault, entreprise nationalisée
en 1936, le démontre, depuis la production symbo-
lique du Mirage IV. Comme le souligne son P-DG, Éric
Trappier, dès les années 1960, cette participation à
l’autonomie nationale est jugée compatible et même
souhaitée par le pouvoir gaulliste, avec une politique
d’exportation, par exemple la vente du Mirage III à
l’Australie ou à Israël, en soutien de l’action diplo-
matique de la France. Plus encore, les exportations
de technologies participent d’une politique de souve-
raineté nationale et d’influence. La même probléma-
tique vaut pour DCNS, héritière de la DCN, séparée
dans sa composante industrielle de la DGA en 1991.
L’autonomie nationale constitue non pas une rente
– bien que les chantiers navals y participent somme
toute depuis la fondation des arsenaux par le cardinal
de Richelieu en 1624 –, mais un véritable moteur pour
l’ensemble de l’industrie française. Comme le souligne
Hervé Guillou, son P-DG, c’est l’ensemble des arse-
naux qui ont été reconfigurés par la mise en place de
la seconde composante de la force de frappe, sous la
pression du général de Gaulle qui impose une synergie
entre la DMA et le CEA pour hâter l’élaboration du
premier SNLE, Le Redoutable, après l’échec du Q 244.
Les principaux sites, Cherbourg, Brest, Cadarache, sont
adaptés pour répondre à cette ambition nouvelle.

142
Les outils de l’indépendance nationale

Cependant, si la participation de ces entreprises


à l’effort d’indépendance nationale peut apparaître
comme l’assurance d’une collaboration de long terme
avec la DGA et la garantie de pouvoir compter sur des
commandes d’État régulières, il s’agit aussi d’un défi
technologique constant : en effet, qui dit indépendance
dit maintien de compétences de pointe, pour assurer
l’entretien d’objets d’une très haute complexité tech-
nologique sur une durée de vie assez longue. La fabri-
cation d’un SNLE par exemple représente un chantier
industriel hors norme : 14 millions d’heures, un mil-
lion de composants, etc. Mais c’est aussi et surtout une
trentaine de domaines techniques au sein desquels les
compétences sont dites critiques (voire orphelines),
détenues par un très petit nombre de personnes. Ces
compétences sont extrêmement longues à acquérir,
très faciles à perdre et presque impossibles à récu-
pérer. Dès lors, les commandes extérieures, comme les
12 sous-marins récemment commandés par l’Australie
à DCNS, apparaissent indispensables pour maintenir
une activité dans les bureaux d’études et ainsi trouver
une viabilité économique à ce modèle, parant aux
risques de la discontinuité de la commande publique,
celle-ci étant par définition cyclique. En effet, le main-
tien de l’autonomie nationale repose sur un effort pour
maintenir une supériorité technologique dans la durée,
notamment un travail de recherche et développement
constant. En ce sens, l’idée que le civil est devenu un
domaine d’innovation d’une importance croissante
peut être nuancée : si de nombreuses entreprises d’ar-
mement développent des activités duales (ayant des
débouchés civils et militaires), les principales ruptures
technologiques restent du domaine de la recherche à
des fins militaires, sauf dans certains domaines ciblés

143
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

(l’informatique, le big data). Seul le domaine militaire


déploie en effet une puissance de recherche et d’expé-
rimentation apte à générer de véritables ruptures tech-
nologiques.

Cette course permanente à l’excellence techno-


logique est particulièrement fondamentale pour une
entreprise comme Thales, qui intervient dans cer-
tains secteurs sensibles de l’autonomie nationale, par
exemple le domaine de la transmission de l’ordre
nucléaire et du contrôle gouvernemental, ou l’acous-
tique sous-marine. La nécessité d’assurer une sécu-
rité absolue à ce qui relève du cœur de la dissuasion
nationale constitue une contrainte d’excellence tech-
nologique vitale, mais aussi un enjeu majeur. À l’évi-
dence, dans un environnement concurrentiel, pour une
entreprise globalisée comme Thales, certaines formes
d’optimisation de ces compétences dans le cadre de
coopérations bilatérales doivent rester par définition
limitées par le devoir de conserver certaines compé-
tences dans le périmètre de la souveraineté nationale.
C’est particulièrement vrai dans le domaine de l’acous-
tique sous-marine, où les convergences technologiques
entre pôles français et anglais sont limitées, ou dans
le domaine des radars (France et Pays-Bas constituent
les deux pôles d’excellence technologique en Europe).
Comme le souligne le P-DG de Thales, Patrice Caine,
le modèle de commande publique français, piloté par
la DGA, n’offre donc aucune rente de situation : l’exi-
gence d’innovation, de respect des délais, de contrôle
très strict de la qualité oblige l’entreprise à faire preuve
de maîtrise dans la gestion des budgets, mais aussi à
faire face à des risques technologiques liés à l’innova-
tion pure, même si le travail en amont mené avec la

144
Les outils de l’indépendance nationale

DGA peut aider à les prévenir. Certains domaines civils,


comme l’aéronautique et le spatial, peuvent bénéficier
des technologies militaires. Le transfert d’innovations
peut d’ailleurs s’opérer, plus rarement, dans l’autre
sens : certaines technologies, la connectivité, le big
data, l’intelligence artificielle et la cybersécurité, pro-
viennent autant du monde civil que du monde militaire.
À ce titre, ils constituent des enjeux d’avenir importants
pour la défense.

On peut cependant objecter que le modèle de la


période gaullienne restait lié à un rythme d’innovation
plus lent, permettant de maîtriser le développement
d’une rupture technologique sur le moyen terme en
conservant un avantage concurrentiel et stratégique.
Le modèle lié à l’indépendance nationale doit concilier
l’innovation avec le rythme des commandes publiques
soumis aux lois de programmation militaire, alors que
l’accélération constante du rythme de l’innovation dans
un contexte concurrentiel rend cet équilibre fragile.
Dans certains domaines, l’apparition d’innovations
de type disruptif rendent encore plus complexe un
contrôle sur le moyen terme de schémas d’innovation.
En effet, comme le souligne Éric Trappier, un produit lié
à la souveraineté nationale comme un avion de combat
de nouvelle génération se prépare à une échéance de
dix années, mais les technologies doivent être matures
plusieurs années à l’avance pour pouvoir gérer le déve-
loppement de programmes dans le respect des délais
et des coûts encadrant la commande publique. Le
souci est dès lors d’« encapsuler » ces innovations, afin
de lier excellence technologique, pérennité et confi-
dentialité. Pour Patrice Caine, l’innovation doit rester
ouverte pour être au meilleur niveau mondial car on

145
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

ne peut plus innover seul ou de manière isolée. Cela


passe d’abord par un lien accru avec les laboratoires
de recherche, publics ou privés. Dans le cas de Thales,
des laboratoires communs ont été développés avec le
CNRS depuis l’époque Thomson : c’est d’ailleurs dans le
cadre de l’un de ces laboratoires qu’ont été développés
les travaux d’Albert Fert, Prix Nobel de physique en
2007, sur la magnétorésistance géante. Il faut enfin noter
que cet enjeu d’innovation dans un cadre de souve-
raineté conduit fréquemment les grands industriels de
l’armement à travailler avec de nombreuses PME/PMI,
véritable « incubateurs de l’innovation », selon la formule
de Patrice Caine.

Cette problématique se pose toutefois en des


termes légèrement différents pour une entreprise
tournée vers des produits duaux, comme Dassault
Aviation ou Thales, et pour DCNS, qui par définition
s’inscrit moins dans ce cadre. Comme le souligne Hervé
Guillou, le développement de « technologies orphe-
lines », sans débouché civil, nécessite une segmenta-
tion dans le processus de production, la Marine étant
seule détentrice de capacités nécessitant l’usage de ces
matériels. La logique économique est dès lors difficile à
trouver : trop de segmentation prive de tout débouché
dans le civil, et les tentatives d’application dans des
zones économiques mal maîtrisées peuvent conduire
à des échecs financiers. Dans ce domaine, le travail
en amont, avec la DGA, est donc fondamental. Pour
les autres aspects de recherche et développement, un
technocampus créé à Nantes, au contact d’une tren-
taine d’entreprises, participe d’un désir d’ouverture,
même si se pose ensuite le problème de l’« encapsula-
tion » de technologies innovantes liées à un domaine

146
Les outils de l’indépendance nationale

de souveraineté, selon des contraintes de confidentia-


lité et de gestion de la temporalité des besoins et des
commandes.

Précisément, combiner maintien de la souveraineté


et nécessité de s’inscrire dans un contexte concurrentiel
constitue un enjeu crucial. D’une part, il s’agit de déter-
miner quelles sont les technologies de souveraineté,
quelles sont celles qui peuvent être développées dans
le cadre d’une coopération bilatérale et quelles sont
celles qui peuvent être acquises sur le marché inter-
national. Cette dernière option présente bien sûr des
risques : Hervé Guillou mentionne ainsi un fournisseur
américain ayant cessé ses activités, ce qui contraignit à
une totale redéfinition du système de commandement
et d’information du Triomphant. Mais cette question se
pose également dans le sens de l’exportation : quelles
technologies peuvent être exportées ? Plus encore, ces
exportations ne conduisent-elles pas à contribuer à la
formation de futurs concurrents sur le plan industriel,
mais aussi, à terme, sur le plan militaire, les technolo-
gies transférées étant ensuite développées et approfon-
dies par les pays acheteurs ? Le point de vue des indus-
triels est sur ce sujet tranché. D’une part, l’exportation
est une nécessité absolue pour assurer la pérennité des
industries d’armement. De fait, 50 % du chiffre d’affaires
annuel doit être réalisé à l’export, cette part allant d’ail-
leurs croissant : près de 20 milliards d’euros de contrats
à l’étranger ont été conclus en 2016, contribuant au
maintien d’un emploi à 90 % situé sur le territoire
national. D’autre part, le développement de technolo-
gies de souveraineté en coopération bilatérale est un
exercice complexe. Comme le souligne Éric Trappier,
la mise en place d’un programme de développement

147
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

commun entre la France et un partenaire européen


est soumise à deux conditions, l’existence d’un véri-
table besoin opérationnel commun et l’assurance d’une
pérennité d’engagement, non soumise à une alternance
politique, par exemple. Dans le domaine stratégique
des missiles, MBDA a ainsi récemment mis en place
le projet One MBDA, basé sur la mise en commun de
bureaux de recherche par la France et le Royaume-Uni,
selon un principe d’interdépendance réciproque.

Dernier point, l’export ne conduit pas à renforcer


de futurs concurrents, ni à affaiblir à terme le rayonne-
ment et la puissance française. Tout d’abord, l’export
ne concerne que des produits finalisés, et non en cours
de développement : l’organisation d’une chaîne de
production complète à partir des technologies transfé-
rées, du bureau d’étude au processus industriel, chez
de futurs concurrents, prend du temps. L’exemple de
la vente de Rafale à l’Inde l’a récemment démontré.
Enfin, les exports contribuent à nouer des liens, des
accords de défense, des accords de maintenance qui
concourent au rayonnement de la France et à l’entretien
des alliances, tout en étant indispensables à la survie
des entreprises, et particulièrement de leurs « filières
orphelines ». L’exemple du contrat signé par DCNS avec
l’Australie l’illustre : ce contrat permet de maintenir à
pleine activité le bureau d’études sous-marin, tandis
que la mise en place du projet et la mobilisation des
équipes font économiser la construction d’un démons-
trateur pour préparer les futures générations de sous-
marins français. Certains projets nationaux, comme les
frégates FREMM construites à Lorient, ne sont d’ailleurs
réalisables que dans le cadre d’une alternance produc-
tion nationale/export. Enfin, la crédibilité du modèle

148
Les outils de l’indépendance nationale

de défense français est aussi, finalement, un argument


important à l’export. La France peut en effet garantir
une présence à long terme (pour DCNS, par exemple,
le carnet de commandes court jusqu’en 2025), un outil
étatique placé en soutien, et l’excellence opérationnelle
de notre Marine nationale comme gage de qualité et de
fiabilité des matériaux.

Cette capacité à l’export ne diminue cependant


en rien la nécessité d’un effort budgétaire national, à
l’heure du retour des États-puissances, comme la Russie
ou la Chine, qui produisent actuellement une frégate
par mois et un sous-marin tous les quatre mois. Dans
le domaine naval, la sauvegarde des compétences
passe par l’étroite intégration entre construction neuve
et maintien en condition opérationnelle (MCO). Dans
le cas du Charles-de-Gaulle, la maîtrise d’ouvrage est
intégrée sur l’ensemble du cycle de vie du navire. Le
pilotage fin du MCO corrélé au programme de déve-
loppement des équipements du navire permet des
économies significatives. Cependant, l’existence d’une
volonté politique de maintenir les moyens de l’indé-
pendance nationale, notamment à travers le respect
des lois de programmation militaire, auquel veille la
DGA, constitue un enjeu central. Comme le souligne
Éric Trappier, il ne relève pas de la politique de sou-
veraineté de piloter des fusions-acquisitions dans le
domaine de la défense, bref, de faire du « Meccano
industriel » : il s’agit au contraire de donner aux entre-
prises des moyens de développer l’innovation et de se
projeter dans le temps long.

De nombreux pays, comme la Turquie ou la Corée


du Sud, développent actuellement des industries stra-

149
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

tégiques dans la défense, la sécurité ou l’aéronautique,


et, comme le souligne Patrice Caine, le modèle fran-
çais offre des avantages concurrentiels importants. Le
principal est sans doute la qualité du dialogue entre les
industriels et les pouvoirs publics, dans le cadre d’orga-
nismes consacrés à la recherche, comme le CORAC
(Conseil pour la recherche en aéronautique civile) ou
le COSPACE, mais aussi et surtout de la DGA. Il est
d’ailleurs sans doute regrettable que l’équivalent de
la DGA n’existe pas pour les industries civiles straté-
giques ayant de potentiels débouchés militaires ou de
sécurité, comme le digital. Comme le souligne Hervé
Guillou, la comparaison avec d’autres modèles, comme
le modèle britannique, est l’un des meilleurs marqueurs
de la pertinence du modèle français et de l’importance
de la DGA : le dépeçage de son équivalent britannique,
au tournant des années 2000, pour séparer la maîtrise
d’œuvre d’un service consacré uniquement à l’achat, se
traduit par une perte de synergie avec les industriels, et
donc une perte de compétitivité globale de l’industrie
de défense britannique, la nouvelle génération de SNLE
britannique étant annoncée pour un prix deux à trois
plus élevé que son homologue française. À terme, l’une
des clés de l’indépendance, déterminée dès l’époque
gaullienne, est de lier stratégie technologique et stra-
tégie d’achat, afin de sécuriser les entreprises dans leurs
investissements de recherche, et de les associer pleine-
ment à une politique de souveraineté.

Au total, cet examen d’un sujet dense démontre


que, dans un contexte ayant beaucoup évolué depuis
les années 1960, certaines intuitions et certains modèles

150
Les outils de l’indépendance nationale

gaulliens restent valides. Parmi ceux-ci, on peut retenir


une stratégie basée sur la recherche permanente de
l’innovation comme clé de l’indépendance nationale,
mais aussi l’organisation de synergies entre la recherche
et les industries de défense dans un cadre voulu et
organisé par l’État, ce qui lui permet de peser sur les
grandes orientations et de mener une véritable poli-
tique de souveraineté, via des outils comme la DGA.

Cette notion d’indépendance nationale a bien


entendu évolué depuis les années 1960, l’accélération
du rythme de l’innovation, le coût croissant des pro-
grammes, la privatisation des grands acteurs indus-
triels de la défense ayant joué un rôle fondamental.
Cependant, il reste du système vertébré et étatique des
années 1980 un héritage fort, technologique, adminis-
tratif (à travers le corps des ingénieurs généraux de
l’armement), mais peut-être aussi culturel : participer à
l’autonomie nationale relève de l’ADN des entreprises
françaises, par-delà la nécessité économique d’exporter
ou de développer des technologies en coopération
avec des partenaires étrangers. C’est sans doute cette
culture commune entre militaires, ingénieurs de l’arme-
ment et dirigeants ou chercheurs du domaine privé qui
constitue l’une des clés, l’un des verrous de l’indépen-
dance de la France.
Chapitre 8

Diplomatie de défense
et rayonnement
géostratégique

Le 15 mars 1935 a lieu à l’Assemblée nationale


un débat sur les crédits militaires, au cours duquel
Paul Reynaud interpelle le gouvernement, défen-
dant la mise en place des corps motorisés promus
par le général de Gaulle. On sait aujourd’hui que si
de Gaulle n’est pas nommément cité, l’intervention
de Reynaud se nourrit assez largement des fiches
que lui a fournies celui qui n’est encore que lieute-
nant-colonel. Au cœur d’une argumentation dense,
un point fort se détache : le corps motorisé permettra
à la France d’avoir les moyens militaires de son sys-
tème d’alliances, alliances de revers (Petite Entente)
qui peuvent nécessiter une capacité de projection
vers l’est. Léon Blum confiera plus tard avoir été,
entre tous, sensible à cet argument dans le propos de
Reynaud. La nécessaire conjonction entre politique

152
Diplomatie de défense et rayonnement géostratégique

de défense et diplomatie, héritage du désastre des


années 1930, s’impose ensuite comme une constante
de la pensée gaullienne. Dans une déclaration datant
du 17 novembre 1945, de Gaulle, mentionnant son
refus de confier des ministères jugés stratégiques
aux communistes, déclare : « Je ne croyais pas pou-
voir leur confier les trois leviers qui commandent
la politique étrangère, à savoir : la diplomatie qui
l’exprime, l’armée qui la soutient, la police qui la
couvre. » Ces aspects sont donc liés, imbriqués dans
la pensée du Général. L’indépendance stratégique
poursuivie à partir de 1958 sera donc étroitement
corrélée à une diplomatie d’indépendance, sou-
cieuse avant tout d’une défense ombrageuse de
l’intérêt national. La force de frappe autorise par
exemple le retrait du commandement intégré de
l’OTAN, ou l’établissement de relations diploma-
tiques entre la France et la République populaire
de Chine, en 1964, une puissance nucléaire ayant
la possibilité de parler en son nom propre. Ce tour-
nant ne correspond pas pour autant à une « troisième
voie » idéologique entre les deux Grands, mais bien
à un souci de restaurer la puissance et l’influence de
la France à l’échelle mondiale.

On peut considérer que cette politique dite de


« grandeur », selon le titre de l’ouvrage matriciel de
Maurice Vaïsse, repose sur un jeu entre puissance
et influence. La puissance effective de la France,
de Gaulle en est conscient, n’est plus celle d’avant-
guerre. En termes de capacités militaires, d’effort
financier consacré à la défense, il est alors devenu
impossible à notre pays de rivaliser avec les deux
Grands. En revanche, la réorganisation de nos forces

153
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

armées, par le primat donné à la force de frappe, par


le souci d’une indépendance technologique éven-
tuellement exportable et par l’effort fourni pour dis-
poser d’une capacité de projection, vise à préserver
la capacité d’influence de la France et à renouer avec
sa vocation mondiale, nullement abdiquée en dépit
de la perte de l’empire colonial. C’est alors peu dire
que l’outil de défense nourrira l’outil diplomatique, la
France conservant des zones d’influence géostraté-
giques privilégiées, comme l’Afrique subsaharienne :
les accords de défense conclus au moment des indé-
pendances jouent un rôle important dans le maintien
d’une influence française. Comme on l’a vu, cet outil
de projection sera abondamment employé par les suc-
cesseurs du général de Gaulle, Jacques Chirac initiant
la redéfinition des missions de l’armée française et la
tournant vers les opérations extérieures.

La France a-t-elle encore les moyens de mener


cette politique de rayonnement et d’influence ? Nos
gouvernants ont-ils encore la possibilité de s’ins-
crire dans les pas du général de Gaulle ? Il convient
pour répondre à cette question de poser plusieurs
enjeux distincts. Tout d’abord, l’héritage gaullien
doit être étroitement corrélé à la défense de l’in-
térêt national, au service duquel est mise en œuvre
une politique de rayonnement. La dimension per-
sonnelle du Général, sa grande popularité ayant
suivi des actes aussi symboliques que le discours
de Phnom Penh (1er septembre 1966), ne doit pas
occulter ce point. En termes d’équilibre des puis-
sances, le monde bipolaire des années 1960 a laissé
place à un contexte actuel dominé par un relatif
désengagement américain de certaines zones jugées

154
Diplomatie de défense et rayonnement géostratégique

non stratégiques, mais aussi par l’affirmation d’États-


puissances défendant leurs intérêts de manière plus
(Russie) ou moins (Chine) ouvertement agressive et
les aspirations de puissances régionales, comme la
Turquie. Dans ce nouvel équilibre géostratégique,
si la puissance française est proportionnellement
sans doute comparable à l’époque gaullienne, l’in-
fluence s’affirme par d’autres biais, ouvertement, via
les opérations extérieures, mais aussi indirectement
(renseignement, anticipation, capacité à susciter et
diriger des coalitions, actions de formation, notam-
ment dans le domaine militaire, etc.), d’une manière
infiniment diversifiée afin d’assurer la présence de
la France dans les espaces stratégiques. Le rôle du
porte-avions Charles-de-Gaulle, par exemple, s’ins-
crit dans une logique multiforme, puisqu’il joue à
la fois un rôle dans les opérations extérieures et
conforte la crédibilité de la France au sein de ses
alliances, tout en constituant un élément maître de
promotion de la technologie française et de soutien
à l’export.

La diplomatie de défense s’exerce donc de


manière directe et indirecte, dans une grande variété
de domaines, de l’implication militaire à propre-
ment parler au dialogue multilatéral de défense,
des contrats de vente d’armement, déjà envisagés, à
l’accompagnement de programmes et aux actions de
formation. Cette action multiforme lie aspects diplo-
matiques et aspects militaires, à tel point que sur
certains théâtres, l’action du ministère des Affaires
étrangères et celle du ministère de la Défense
peuvent être amenées à se confondre. La création de
la DGRIS marque cette part croissante de la politique

155
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

de défense dans la politique étrangère de la France,


et relève de cet effort de coordination d’aspects mul-
tiformes dans un souci d’efficacité accrue.

La dépendance militaire entraîne la dépendance


politique : qui n’a pas les moyens de se battre doit
s’incliner. Ces préceptes simples, mis en valeur par
Maurice Vaïsse dans son ouvrage de référence,
Diplomatie et outil militaire, résument l’essentiel de la
pensée gaullienne et les leçons qu’il tire de l’effon-
drement de 1940, expérience fondatrice du gaullisme,
mais aussi des humiliations subies par la France sous la
IV e République, en Indochine, puis lors de la crise de
Suez (1956), au cours de laquelle la France se trouve
soumise de fait à un leadership anglais. La compréhen-
sion du général de Gaulle d’un environnement interna-
tional marqué par la guerre froide et des enjeux de la
décolonisation l’amène rapidement à définir des prin-
cipes fondateurs. Si l’appartenance au bloc occidental
n’est jamais remise en cause (de Gaulle salue l’entrée
de la France dans l’OTAN en 1949 comme une « très
heureuse et très importante manifestation d’intention »,
et fait preuve d’une solidarité atlantique irréprochable
à l’occasion des crises de Berlin [1958-1963] et de Cuba
[1962]), il s’agit pour la France, au sein de ce bloc, d’agir
avec la plus grande liberté possible, dans le sens de la
défense de ses intérêts. L’opération de Suez est ainsi
moins condamnée par de Gaulle dans son principe
qu’en raison de l’inféodation aux Anglais. Toute forme
d’intégration militaire est donc rejetée et combattue,
comme par exemple le projet de Communauté euro-
péenne de défense (CED).

156
Diplomatie de défense et rayonnement géostratégique

La force de frappe développée dans un cadre


national revêt alors un double objectif. Il s’agit d’abord
d’assurer l’indépendance à l’égard du système d’al-
liance occidental, selon la formule du discours
à l’École militaire du 3 novembre 1959 : « Un pays
comme la France, s’il lui arrive de faire la guerre, il
faut que ce soit sa guerre. » Certes, cette indépendance
n’est pas complète, la France restant tout au long des
années gaulliennes dépendante du système de l’OTAN
dans plusieurs domaines (les radars et la détection,
par exemple, mais surtout le rôle du glacis allemand).
Néanmoins, le passage à la stratégie de riposte gra-
duée adoptée par les États-Unis dans les années 1960
pose les limites de cette solidarité américaine, ce que
de Gaulle énonce clairement dans une déclaration
datée du 27 avril 1965 : « Au point de vue de la sécu-
rité, notre indépendance exige, à l’ère atomique où
nous sommes, que nous ayons les moyens voulus pour
dissuader un éventuel agresseur, sans préjudice de nos
alliances, mais sans que nos alliés tiennent notre destin
entre leurs mains. » Comme le souligne Maurice Vaïsse,
cette doctrine est corrélée au second aspect de cette
politique, le refus de l’intégration militaire : justifiant,
le 21 février 1966, le retrait de la France du comman-
dement intégré de l’OTAN, de Gaulle mentionne trois
raisons : le fait que la menace directe portée par l’URSS
a diminué, la réduction de la garantie nucléaire offerte
par les États-Unis, les progrès, enfin, de l’armement
nucléaire national.

Or, précisément, cette force de frappe permet à la


France de parler plus haut, plus fort, et, selon la for-
mule consacrée, de « s’asseoir à la table des grands ».
Dès lors, l’effort de pédagogie proposé par le général

157
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

de Gaulle sur les vertus d’une force de frappe natio-


nale s’accompagne d’une affirmation diplomatique
marquée par des transgressions fortes, comme l’éta-
blissement de relations diplomatiques avec la Chine
(1964) ou le voyage en URSS de 1966. Cependant, il
convient de nuancer l’idée d’une automaticité entre
affirmation d’une force de frappe autonome et affir-
mation diplomatique : c’est aussi le contexte inter-
national de détente qui autorise cette dernière, les
initiatives gaulliennes servant de « poisson-pilote »
à l’Ostpolitik allemande, ou au rapprochement
sino‑américain du début des années 1970.

Quels engagements tirer de l’héritage gaullien ?


Le premier enseignement est sans doute une évalua-
tion lucide des rapports de force, et l’effort consenti
pour développer une puissance française destinée
à maximiser sa capacité d’influence. Comme le sou-
ligne Philippe Errera, directeur général des relations
internationales et de la stratégie au ministère de la
Défense, c’est en effet la lucidité du constat gaullien
qui amène à bâtir un outil militaire différent, adapté
et centré sur certaines capacités propres à disposer
d’une influence excédant très largement la puissance
militaire objective de notre pays : en effet, la force
de frappe ne constitue pas uniquement un outil de
dissuasion, mais aussi, et surtout, un outil politique.
L’affaiblissement de la France est donc relatif, et peut
être dès lors compensé dans une certaine mesure
par une politique de rayonnement. Il est toutefois
fondamental, dernier enseignement, d’accompagner
la recherche d’influence d’un effort capacitaire, une
politique visant à la seule influence sans être accompa-
gnée de l’effort idoine pour entretenir et renouveler la

158
Diplomatie de défense et rayonnement géostratégique

puissance militaire pouvant s’avérer très risquée sur le


plan géostratégique, dans une période de réactivation
des rapports de force.

Le constat concernant la France de 2016 est fina-


lement comparable : notre pays représente 1 % de
la population mondiale, 10 % de la population euro-
péenne, 22 % de son PIB. En revanche, le contexte est
différent des années 1960. On assiste en effet à une
montée en puissance capacitaire, militaire, écono-
mique de grands pays et d’acteurs régionaux, comme
la Russie, la Chine ou la Turquie. Cette montée en puis-
sance s’accompagne d’une tentation croissante de ces
pays d’employer leurs nouveaux moyens et de faire
prévaloir leurs intérêts nationaux, d’où un recours crois-
sant aux intimidations stratégiques, comme des opéra-
tions de déni d’accès, notamment au Moyen-Orient, à
des théâtres d’opérations. Parallèlement une forme de
désengagement des États-Unis de zones jugées non
stratégiques, ou du moins un refus croissant d’assumer
un rôle de « gendarme du monde », s’est amorcée sous
la présidence Obama, et risque de se renforcer en dépit
d’une avance énorme sur le plan militaire. Cet environ-
nement stratégique de plus en plus incertain s’accom-
pagne de la montée de la menace djihadiste et de la
résurgence du danger terroriste.

Dans ce contexte troublé, comme à l’époque gaul-


lienne, l’enjeu est de cibler les choix capacitaires sus-
ceptibles de maintenir l’indépendance et le rayonne-
ment géostratégique de la France. Comme le souligne
Philippe Errera, cela passe par le renouvellement et
la modernisation des composantes de la dissuasion,
mais aussi, de manière moins évidente, par le déve-

159
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

loppement de capacités discrètes qui sont gages de


rayonnement et d’influence face aux enjeux actuels.
Parmi celles-ci, on peut citer la possibilité de disposer
d’un renseignement autonome, instrument de souve-
raineté fondamental, comme l’a montré la crise ira-
kienne de 2003. En effet, l’autonomie de renseigne-
ment permet l’autonomie d’appréciation de situation,
et donc de décision. Dans le domaine strictement mili-
taire, la capacité d’entrer en premier sur un théâtre
d’opérations et d’opérer sur un terrain difficile sont
également des vecteurs d’influence fondamentaux.
Enfin, la capacité à animer une coalition et la capacité
cyber sont des atouts discriminants. Ce dernier point
est d’ailleurs souligné par le ministre Jean-Yves Le
Drian dans un discours du 12 décembre 2016 : « on ne
peut pas parler d’autonomie d’appréciation, de déci-
sion, ni d’action sans une autonomie numérique ». La
pratique, récemment constatée, des attaques infor-
matiques, y compris lors d’événements stratégiques,
comme des élections, met en lumière ce nouvel enjeu
de souveraineté.

Sur de nombreux points, la France dispose d’outils


militaires performants qui lui permettent de faire face
à ces défis. La rapidité du déploiement de l’opération
Serval lui a ainsi permis d’initier une action au Nord-
Mali, puis de favoriser un rapprochement diplomatique
entre les pays de la zone concernée dans le cadre du
G5 Sahel. Mais ces opérations sont également l’occa-
sion de démontrer la puissance et la capacité opéra-
tionnelle des armées françaises, de rassurer ou d’im-
pressionner d’éventuels partenaires et d’interagir avec
des partenaires potentiels. L’enjeu est donc de faire
le meilleur usage possible de ces capacités en termes

160
Diplomatie de défense et rayonnement géostratégique

de rayonnement géostratégique. Comme le souligne


Philippe Errera, cela passe avant tout par une implica-
tion accrue des acteurs politiques. L’implication person-
nelle du ministre Jean-Yves Le Drian dans les accords
de défense, leur entretien, leur signature, sa présence
régulière sur les théâtres d’opérations l’ont amené à
parcourir plus de 1,5 million de kilomètres en dépla-
cement depuis le début de son ministère, en juin 2012,
dont 409 000 kilomètres pour la seule année 2016. Ce
chiffre, loin d’être anecdotique, démontre que l’impli-
cation personnelle du ministre est l’un des piliers du
maintien d’un rayonnement important.

Cependant, ce rayonnement dépend également


d’une forme de rationalisation de l’action de l’État fran-
çais. À bien des égards, en particulier dans les zones
stratégiques, l’action du ministère de la Défense et celle
du Quai d’Orsay sont étroitement imbriquées : symbo-
liquement, certains pays africains, comme le Burkina
Faso, ont déjà accueilli un ambassadeur venant de la
carrière militaire et non de la carrière diplomatique.
C’est cette volonté de coordination accrue qui conduit à
la création de la DGRIS, par le décret du 2 janvier 2015.
Sa mission ne relève pas exclusivement du domaine de
la diplomatie de défense, puisqu’elle prend en charge
la réflexion stratégique et de prospective, dans la lignée
lointaine du Centre de prospective et d’évaluation créé
par Pierre Messmer en 1964. Néanmoins, il s’agit pour
l’essentiel de projeter de la manière la plus efficace
et la plus cohérente possible l’influence diplomatique,
militaire et industrielle de la France, pour assurer une
défense optimale de ses intérêts à l’étranger. Outre
l’action de coordination ministérielle, qui implique
un travail commun avec l’état-major des armées et

161
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

la DGA, la DGRIS peut notamment s’appuyer sur le


réseau des attachés de défense auprès des ambassades.
Avec 350 personnes présentes dans 160 pays, la France
dispose du second réseau mondial après les États-
Unis, ce qui lui évite d’avoir des zones géostratégiques
« faibles ». Enfin, le travail commun avec la DGA permet
de soutenir l’effort d’exportation français, mais aussi de
l’imbriquer dans une logique de rayonnement géostra-
tégique plus global.

La diplomatie de défense relève donc de la coordi-


nation des différents domaines d’action de la France à
l’étranger, et surtout du développement de nouveaux
domaines d’action. Pour illustrer ce propos, on peut
étudier deux exemples spécifiques, pour tenter de voir
comment différents domaines d’action et d’influence
peuvent se combiner. Le premier exemple relève du
rayonnement militaire : le meilleur atout de la France
pour inspirer confiance et susciter des partenariats
reste de démontrer et de mettre en valeur ses attributs
de puissance. L’un des meilleurs vecteurs de celle-ci
est le porte-avions nucléaire Charles-de-Gaulle, qui
constitue « 42 000 tonnes de diplomatie », selon l’ex-
pression de son commandant en chef, le capitaine de
vaisseau Éric Malbrunot. Son éventail d’actions est très
large, puisqu’il participe à la maîtrise des espaces aéro-
maritimes, à la projection de puissance, à la stratégie
nationale de connaissance et d’anticipation, et enfin à
la dissuasion, via la force aéronavale nucléaire (FANU)
et le Rafale. De fait, un simple appareillage du porte-
avions constitue déjà un acte diplomatique, un signe
d’engagement, le témoignage du dessein de la France
de s’impliquer dans le règlement d’un conflit. Le faux
départ en Irak de 2002 relevait ainsi de l’intention du

162
Diplomatie de défense et rayonnement géostratégique

président Jacques Chirac de signifier aux autres puis-


sances, notamment aux États-Unis, la volonté de peser
dans le règlement du conflit irakien.

Le porte-avions est une manifestation de l’indépen-


dance nationale sur le plan technologique : disposant
d’une propulsion nucléaire de technologie française,
de centrales inertielles qui le rendent indépendant
de tout guidage GPS, et du Rafale, lui aussi souverain
sur le plan technologique, il manifeste l’indépendance
technique de la France, capable de projeter une force
complète sur n’importe quel théâtre d’opérations, et
crédibilise sa dissuasion nucléaire auprès de ses par-
tenaires ou de ses ennemis éventuels. Cette complète
indépendance technologique, qui offre notamment
une totale liberté dans la communication stratégique,
permet également d’apporter au président de la
République et au chef d’État-major des armées une
complète autonomie d’information et de décision sur
n’importe quel théâtre. La mission Arromanches III,
au large de la Syrie, a ainsi permis de récolter assez
de données pour occuper deux années de travail de
décryptage et d’exploitation, via les intercepteurs
électroniques des frégates et du Rafale, auquel il
faut ajouter, pour ce dernier, les enregistrements des
matériels numériques de traitement de l’image (Pod
Reco-NG), notamment sur le mur de défense électro-
nique syrien. Lors de chaque mission, ces données
sont collationnées et commencent à être analysées,
avant même d’être transmises à la DGRIS ou à la direc-
tion du Renseignement militaire. Cette liberté d’action
est garantie par la liberté de la haute-mer, et par la
mobilité tactique d’un porte-avions pouvant parcourir
1 000 kilomètres par jour.

163
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

De surcroît, en positionnant la France dans le « club


des grandes marines », le porte-avions Charles-de-
Gaulle permet des échanges de moyens avec d’autres
puissances militaires désireuses de pouvoir bénéficier
indirectement de son implication sur un théâtre d’opé-
rations. La contribution tactique américaine à l’opéra-
tion Barkhane est ainsi maintenue en échange de la
présence du porte-avions dans le golfe Arabo-Persique.
Lors de la mission Arromanches III, une forme d’inte-
ropérabilité a même été mise en place avec le porte-
avions américain présent dans la zone. Cette puissance
militaire donne du poids à la parole des représentants
diplomatiques de la France : l’implication des Rafale
dans l’opération Chammal, par exemple, permet des
interactions riches avec les pays proches du théâtre
d’opérations, et offre au représentant de la France au
Koweït une position privilégiée dans les négociations.
On peut enfin souligner qu’en démontrant les perfor-
mances de la technologie française, le porte-avions
joue un rôle de soutien à l’export pour les entreprises.
C’est toutefois là que se situe la limite : si le porte-
avions est utilisé au maximum de ses capacités comme
outil de rayonnement (trois déploiements en 24 mois,
360 jours en mer en deux années, quatre mois de fonc-
tionnement consécutifs, performance complexe pour
un outil de très haute technologie), il ne possède ni
homologue ni équivalent au sein de la flotte française.
La refonte de mi-vie récemment entamée va l’immobi-
liser pendant dix-huit mois, privant temporairement la
France de cet incomparable atout géostratégique.

L’autre domaine dans lequel la France a développé


des capacités nourrissant la diplomatie de défense est
le domaine de la formation et de l’accompagnement

164
Diplomatie de défense et rayonnement géostratégique

de programmes. En effet, les accords de défense et


les contrats d’armement avec des pays tiers impliquent
de plus en plus largement une action de formation,
de transfert de savoir-faire qui constitue un élément
d’influence tout à fait notable. La société DCI (Défense
conseil international), fondée en 1972, vise précisé-
ment à transmettre le savoir-faire militaire français aux
pays amis. La naissance même de DCI est instructive :
peu après la guerre de Six-Jours, en 1972, l’Arabie
saoudite, désireuse de ne plus dépendre de la seule
tutelle américaine, se tourne vers la France, en pas-
sant commande de 300 chars AMX 30. Il n’existe pas
alors en Arabie saoudite de structure militaire capable
d’intégrer cette nouvelle capacité, tant en matière de
doctrine que d’entraînement. Le recours à une société
pouvant aider à remplir cette mission est à l’origine de
la création de DCI, nouveau type de société de services
qui vient en soutien d’industriels de l’armement dont le
portefeuille d’activités ne recouvre pas ces prestations
d’accompagnement de programmes. Depuis cette date,
les achats de matériel militaire s’accompagnent d’une
offre de conseil d’acquisition, de formation des offi-
ciers, de réflexion sur la définition de la doctrine. Cette
approche française constitue une plus-value d’autant
plus notable par rapport à des offres concurrentes que
les matériels et les hommes ont le plus souvent l’expé-
rience du combat.

Comme le fait remarquer son P-DG, Jean-Michel


Palagos, les zones d’action de DCI (Golfe, Asie,
Amérique latine) coïncident avec celles dans lesquelles
le Général a pris des initiatives notables, assurant une
belle image de la France encore présente aujourd’hui.
L’action de formation d’officiers, qui s’inscrit dans ce

165
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

cadre, permet de déployer l’influence de la France :


passant cinq à sept ans en France, les officiers de pays
clients apprennent le français, sont formés sur des
matériels français, suivent un apprentissage tactique
et opérationnel dans un cadre français. Le fruit de cet
effort de formation se retrouve dans l’accès de ces offi-
ciers « francophiles » à de hauts postes : le chef d’état-
major de l’armée de terre saoudienne, les comman-
dants de la marine koweïtienne ont en commun cette
formation francophone et francophile : ces aspects ne
sont pas négligeables en mer Rouge, mer d’influence
de plus en plus française. De fait, ils sont facilement
interopérables avec les forces françaises.

En somme, l’influence se déploie grâce à de nou-


veaux vecteurs accompagnant les évolutions techno-
logiques et stratégiques. Comme le souligne Philippe
Errera, le récent contrat passé par DCNS avec l’Australie
pour la vente de 12 sous-marins relève de la mise en
commun de tous ces aspects dans un effort coordonné.
En effet, la France a su apparaître, grâce notamment à
une forte implication des acteurs politiques, à la fois
comme une puissance industrielle présentant des pro-
duits de haut niveau technologique, utilisés par une
marine active et moderne, un partenaire militaire pou-
vant coopérer dans un partenariat de défense y com-
pris sur des théâtres exigeants et lointains, un acteur
politico-militaire pouvant partager sa vision géostraté-
gique, y compris pour des enjeux concernant la zone
pacifique, donc comme un véritable partenaire de
défense, apte à accompagner l’Australie dans l’acquisi-
tion d’une capacité hautement stratégique. Des efforts
y compris sur le plan diplomatico-militaire, pour la
liberté de circulation en mer de Chine, ont aussi joué

166
Diplomatie de défense et rayonnement géostratégique

dans la conclusion de ce partenariat, la France étant un


pays riverain de l’océan Pacifique et de l’océan Indien,
possédant la seconde zone économique exclusive du
monde. Le déploiement du groupe Jeanne d’Arc (un
bâtiment de projection et de commandement plus une
frégate) circulant régulièrement en mer de Chine orien-
tale et méridionale permet notamment à la France de
travailler avec les partenaires stratégiques de la zone,
mais aussi de faire valoir de manière concrète le droit
international de circulation, y compris sur des routes
hautement stratégiques. C’est cet ensemble complexe
qui définit le rayonnement de la France dans cette
zone, et permet des avancées aussi spectaculaires que
la mise en place de ce partenariat avec l’Australie.

En somme, la notion de rayonnement géostra-


tégique s’est considérablement diversifiée depuis
l’époque gaullienne : alors que le Général a paradoxa-
lement bénéficié d’un contexte de détente, notre pays
doit au contraire faire face à une montée des tensions,
une affirmation d’États-puissances et des revendications
de puissances régionales qui rendent très complexe sa
mise en œuvre. Mais la France a également hérité du
général de Gaulle des principes forts qui permettent
d’assurer le maintien de son rayonnement. Le principal
est l’idée que puissance et influence sont liées, et que
la puissance militaire doit servir les objectifs de rayon-
nement et d’influence, comme ce fut naguère le cas de
la force de frappe opérée par de Gaulle. La France ne
peut se lancer dans une surenchère capacitaire, mais
doit au contraire opérer des choix stratégiques permet-
tant d’entretenir ce rayonnement.

167
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

La seconde idée maîtresse est celle de la cohérence


des différents acteurs du monde de la défense, publics
ou privés, au service de ce rayonnement. Le terme
d’« Équipe France » souvent employé renvoie à une
réalité tangible : ministère de la Défense, ministère des
Affaires étrangères, industriels, forces militaires, acteurs
du renseignement, de la prospective et de la stratégie
participent tous de cet effort commun. La création en
2015 de la DGRIS, qui regroupe analyse stratégique,
prospective et coordination de l’action ministérielle
au service du rayonnement va dans ce sens. C’est la
conjonction de ces efforts qui permet finalement à
la France, selon l’expression de Philippe Errera, de
« boxer au-dessus de sa catégorie ».
Chapitre 9

Renseignement
et capacités d’anticipation

Le 15 mars 1935, Paul Reynaud prend donc la


parole à la tribune de l’Assemblée, pour défendre
la nécessité d’une armée de métier motorisée
conforme aux conceptions gaulliennes. Revenons à
l’origine de cette intervention : une lettre adressée
par le Général, le 14 janvier 1935. Dans cette lettre,
de Gaulle apporte d’emblée des renseignements
propres à mobiliser Reynaud : le Reich possède déjà
trois divisions blindées et mécanisées, et s’apprête à
en finaliser trois autres pour 1936. Il poursuit avec
une interprétation de ces informations brutes, dans
laquelle il compare l’absence totale d’initiatives de
la France dans ce domaine au dynamisme allemand,
ce décalage conduisant à des conséquences straté-
giques qu’il est facile de deviner funestes. Comme le
note Thibault Tellier, biographe de Reynaud, cette
lettre eut un effet décisif : « Si de Gaulle a cru que
cette lettre aurait pour effet de me jeter à fond dans

169
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

la bataille qui était la sienne, il ne s’est pas trompé.


Je fus plus irrité encore par la première partie de sa
lettre qu’ému par la seconde », note Reynaud dans
ses Mémoires.

Cet épisode permet de mesurer l’importance


cruciale de deux aspects imbriqués dans l’effort de
défense, le renseignement, la capacité à connaître
et à rassembler des éléments stratégiques sur un
ennemi, un partenaire éventuel ou un théâtre d’opé-
rations, et l’anticipation, la capacité à imbriquer ces
renseignements dans une chaîne d’évaluation de
situation et de raisonnement permettant de valider
des options politiques. De fait, le renseignement
constitue l’un des principaux apports de la France
libre aux Alliés, son apport militaire conventionnel
initial étant par définition réduit. La création d’un
service de renseignement à Londres dès le 1er juillet
1940 (2e bureau, BCRAM, puis BCRA en 1942, soit
Bureau central de renseignement et d’action, avant
un regroupement dans la Direction générale des ser-
vices spéciaux en novembre 1943) est le point de
départ d’une action de fond mêlant renseignement
et action, documentation, propagande et contre-
espionnage sur le territoire métropolitain, en soutien
de l’effort militaire. La création du SDECE (Service
de documentation extérieure et de contre-espion-
nage) le 28 décembre 1945, devenu DGSE en 1982,
vise à faire perdurer après-guerre une structure née
du conflit mondial, et à maintenir certaines filières
ayant opéré avec succès. Il existe également des ser-
vices de renseignement spécifiquement militaires,
regroupés dans la Direction du renseignement mili-
taire (DRM) en 1992.

170
Renseignement et capacités d’anticipation

La question du renseignement et de l’anticipation,


qui sont largement interdépendants, relève de plu-
sieurs problématiques fondamentales. La première
est bien entendu celle de la contribution à l’indépen-
dance nationale. De fait, l’autonomie en matière de
renseignement autorise une prise de décision souve-
raine et permet de ne pas se trouver en situation de
dépendance ou d’influence vis-à-vis d’un pays tiers.
Il y a dans cette dimension de la souveraineté natio-
nale une exigence de collecte d’une information aussi
complète et précise que possible, visant à nourrir une
décision étayée et pouvant le cas échéant être jus-
tifiée. Comme le rappelle l’amiral Guillaud, ancien
CEMA, la même formule est affichée dans tous les
mess d’escadrille de la Royal Air Force pendant la
bataille d’Angleterre, « Know your enemy ». Une autre
problématique relève de la défense contre l’intrusion
de puissances étrangères dans l’appareil d’État, donc
de contre-espionnage. Régulièrement, cette activité
peut acquérir une certaine visibilité à travers des opé-
rations parfois spectaculaires : si le général de Gaulle
obtient l’expulsion du directeur de l’Aeroflot à Paris
en février 1965, François Mitterrand n’hésite pas à
faire expulser 47 diplomates ou attachés d’ambassade
soviétiques en avril 1983. Cependant, le renseigne-
ment est également un vecteur d’influence, de lien
privilégié avec les Alliés. La célèbre affaire Farewell,
au début des années 1980, sert ainsi à cimenter le
lien entre le nouveau pouvoir socialiste en France
et le camp atlantique, ce alors que quatre ministres
communistes siègent au gouvernement. Le fait que
des informations venant d’un transfuge russe, haut
gradé du KGB, soient transmises par la France aux
services américains est interprété comme une marque

171
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

de confiance et de loyauté, et contribue à cimenter les


relations franco-américaines. Enfin, le renseignement
extérieur est un élément de sécurité pour le territoire
national, notamment à travers la lutte antiterroriste.
La création du Conseil national du renseignement,
visant à articuler l’action des sept agences impliquées
dans le renseignement (DGSE, DGSI, DRM, DPSD,
DNRED, SCRT, Tracfin), participe du continuum sécu-
rité/défense.

Le dernier enjeu fondamental est bien entendu de


faire en sorte que l’articulation entre renseignement
et décision politique se fasse de manière optimale,
donc que le renseignement nourrisse l’anticipation. La
connexion entre ces deux aspects n’a rien d’évident.
On relève ainsi souvent que la crise irakienne de 2002
amène deux pays disposant d’un niveau d’informa-
tion comparable sur l’éventuelle présence d’armes de
destruction massive en Irak, la France et la Grande-
Bretagne, à tirer desdites informations des conclu-
sions tout à fait opposées, nourrissant une action
diplomatique et plus tard militaire n’allant pas dans
le même sens. L’anticipation relève donc de plusieurs
aspects complémentaires : si le renseignement peut
l’orienter, elle repose sur une capacité à traiter des
renseignements, et à définir à partir de là ce qui relève
de l’anticipable. Ce travail d’anticipation, désormais en
partie développé par certaines agences elles-mêmes
(en particulier la DGSE), repose sur plusieurs entités
distinctes, relevant à la fois du ministère de la Défense
(la DGRIS ou le CPCO) et du ministère des Affaires
étrangères (Centre de crise et de soutien). Cependant,
comme le souligne Éric Danon, l’idée d’une filiation
avec l’époque gaullienne dans le domaine de l’anti-

172
Renseignement et capacités d’anticipation

cipation est complexe, de Gaulle ayant toujours fait


preuve d’une forme de méfiance vis-à-vis des services
de ce type, se fiant de manière préférentielle à sa
connaissance intime des peuples, de leur culture, de
leur histoire pour essayer de planifier leurs réactions
et de comprendre leurs objectifs cachés.

Le renseignement est au cœur de l’effort militaire de


la France libre, pour une raison évidente : il s’agissait
alors du principal apport que celle-ci pouvait fournir
à ses alliés dans la lutte contre l’Allemagne nazie. De
fait, le service du futur BCRA est créé dans l’urgence
(dès le 1er juillet 1940) et de manière absolument empi-
rique, aucun lien, aucun transfert de structures ou de
savoir-faire n’étant repris des services du SRSR d’avant-
guerre. Organisée par le capitaine Dewavrin, vite
devenu colonel Passy, le service, qui devient Service de
renseignement en 1941, puis BCRAM, en janvier 1942,
et enfin BCRA en juin 1942, se caractérise avant tout
par une dilatation extrêmement rapide de ses tâches.
Du renseignement, il s’investit rapidement dans l’ac-
tion et les sabotages, comptant dès 1941 cinq ser-
vices (renseignement, action, évasion, chiffre, contre-
espionnage, ce dernier service, chargé d’interroger
tout nouveau volontaire, étant confié à Roger Wybot).
L’administration s’étoffe, notamment avec l’arrivée de
Jacques Soustelle à la tête du BCRA en novembre 1943,
alors que se profile la tâche de parachever le lien avec
la Résistance intérieure. Il s’agit également d’un refor-
matage politique, puisque s’opère alors une fusion
entre les réseaux giraudistes et les réseaux gaullistes,
ceux-ci jouissant d’une position éminente.

173
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

Ce sont donc « ses » services que le général de Gaulle


institutionnalise par le décret du 28 décembre 1945,
avec la création du SDECE, lequel fait suite à la DGSS,
puis à la DGER, créées en mai 1945. Plusieurs prin-
cipes hérités du BCRA sont mis en œuvre, l’unité du
service par-delà la diversité des tâches, mais aussi
l’arrimage fort au pouvoir politique : à ce moment,
de Gaulle cumule en effet les fonctions de chef de
l’État et du gouvernement. Ce décret, annoté de la main
du Général lui-même, fixe deux tâches essentielles :
« rechercher à l’étranger tous les renseignements et
documentations susceptibles d’informer le gouverne-
ment », et « procéder à la recherche et à la détection des
agents de puissances étrangères dont l’action serait
susceptible de nuire à la défense nationale ou à la
sûreté de l’État » (de Gaulle supprime ici une mention
initiale supplémentaire : « et à l’économie nationale »).
Cette mission « est exclusive de toute recherche portant
sur les territoires relevant de souveraineté française ».
Le colonel Rémy est l’éphémère premier directeur
du SDECE, fonction qu’il quittera lors du départ du
Général, le 20 janvier 1946. Plusieurs enjeux et ten-
sions accompagnent cette fondation, notamment la
question du rapport entre civils et militaires dans ce
domaine d’action.

Le retour de de Gaulle au pouvoir, en 1958, ouvre


une période de relations orageuses entre le pouvoir
politique et les services secrets. De fait, la réorienta-
tion globale de la doctrine de défense du pays, avec
la force de frappe, conduit à une forme de mise au
rebut des héritages de la IV e République, notamment
en matière de guerre contre-insurrectionnelle, vestige
des guerres coloniales avec lequel de Gaulle entend

174
Renseignement et capacités d’anticipation

rompre. En outre, les relations de de Gaulle avec de


nombreux cadres du SDECE se tendent, le Général
les soupçonnant d’avoir défendu des positions favo-
rables au maintien de l’Algérie française. L’affaire Ben
Barka, à la fin de l’année 1965, conduit à une mutation
institutionnelle forte, puisque la direction du SDECE
passe de l’Hôtel Matignon au ministère des Armées
en janvier 1966. Il s’agit, selon une formule prêtée à
de Gaulle, de laisser des militaires « calmer les zigotos
du SDECE ». La tension entre des militaires de carrière
promus par de Gaulle et des hommes du service Action
formés par vingt années de guerres secrètes devient un
phénomène durable.

Comme le souligne Jean-Pierre Bat, cela se traduit


concrètement par un recentrage des activités du SDECE
sur le théâtre africain. Le secteur C, consacré à l’Asie, va
rapidement péricliter, tandis que le second secteur, qui
couvre le monde arabe, va être amené à accompagner
la politique arabe du général de Gaulle, et à se déve-
lopper. C’est dans le troisième secteur, l’Afrique, que le
SDECE développe une capacité directement politique,
et notamment une capacité à dialoguer directement
avec les chefs d’État : le colonel Richard accompagne
dans la restructuration de ses services la politique arabe
du général de Gaulle, et contribue à la fondation du
secteur N (Afrique) avec son adjoint Maurice Robert,
en 1960. Certains agents, comme Bob Maloubier,
développent de véritables périmètres de compétence
quasi exclusive, tandis que Jacques Foccart assure
un lien direct entre les services et l’Élysée, jouant un
rôle pionnier dans l’exploitation du renseignement.

175
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

Il est très difficile de déterminer quelle était l’activité


exacte des services de renseignement à l’époque de
de Gaulle dans les archives. Différents types de ren-
seignements viennent du SDECE : notes de synthèse
(retirées des archives), indications ponctuelles (notes
apportées directement au responsable concerné au
Quai d’Orsay), interceptions (de communications
diplomatiques qui arrivent au Quai d’Orsay) ou photos
de documents prises dans les valises diplomatiques. Si
le SDECE a dans les années 1960 des informateurs très
bien placés dans certaines capitales occidentales amies
et proches, il dispose d’informateurs moins bien placés
dans les démocraties populaires.

Le bilan est cependant mitigé : les années gaul-


liennes initient notamment une rivalité de long cours
entre le secteur renseignement et le secteur contre-
espionnage, et, surtout, l’affaire Ben Barka connote
négativement l’image des services français, souvent
assimilés à la fameuse accusation de « barbouzerie ».
La modernisation de la culture du renseignement
s’opérera donc via des crises internes (réorganisa-
tion de 1970 voulue par Georges Pompidou, arrivée
d’Alexandre de Marenches, premier directeur civil,
transformation du SDECE en DGSE en 1982). Le décret
de création de la DGSE d’avril 1982 lui donne pour
mission « de rechercher et d’exploiter au profit du gou-
vernement les renseignements intéressant la sécurité
de la France ainsi que de détecter et d’enrayer, hors du
territoire national, les activités d’espionnage dirigées
contre les intérêts français afin d’en prévenir les consé-
quences ». Mais l’essentiel de la réforme, voulue par
son directeur général, Pierre Marion, vise à renforcer
la place des civils dans le service, tout en diversifiant

176
Renseignement et capacités d’anticipation

les compétences : c’est par exemple à cette époque


(en 1981) qu’est créée la direction « Plan, Prospective
évaluation », visant à traiter le renseignement et à déve-
lopper une pensée de l’anticipation à partir de celui-ci.
L’effort de modernisation des moyens d’action s’inscrit
dans la lignée de la création du STE (service technique
du renseignement) sous Pompidou.

Pour Martin Briens, directeur de la stratégie à la


DGSE, les années 2000 constituent un tournant impor-
tant pour la place du renseignement dans l’appareil
de défense. Elles contribuent, notamment lors de la
crise irakienne, à la reconnaissance du renseignement
comme garant important de l’indépendance straté-
gique de la France, ce que confirme le livre blanc de
2008, dans lequel le renseignement est défini comme
une priorité « afin de permettre aux plus hautes auto-
rités de l’État d’anticiper et de disposer d’une auto-
nomie d’appréciation, de décision et d’action ». Il est à
noter que la définition du renseignement alors donnée
recouvre les fonctions de connaissance et d’anticipa-
tion, prolongeant les évolutions initiées au début des
années 1980. La DGSE est un service civil au sein du
ministère de la Défense. Cette double identité tradi-
tionnelle s’explique par le fait qu’environ 10 % de la
production de la DGSE est d’intérêt militaire, mais
aussi par le fait que la présence de militaires permet
à la DGSE de disposer d’une capacité d’action (au
contraire de certains grands services de renseigne-
ment européens, qui n’agissent pas). La DGSE béné-
ficie de moyens importants pour faire face à ses mis-
sions (5 000 employés, des crédits en hausse régulière
depuis la fin des années 2000) et fonctionne comme
un service intégré : elle dispose en effet de capacités

177
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

de recueil et d’analyse du renseignement dans tous les


domaines (humain, technique, opérationnel, « sources
ouvertes »). Elle possède également une capacité d’ac-
tion, qui ne se limite pas au fameux « service action »,
par exemple dans la mise en œuvre d’une politique de
sanction. La DGSE est donc productrice et actrice du ren-
seignement. Enfin, elle dispose du monopole de l’action
clandestine : seuls ses principaux dirigeants sont connus
publiquement sous leur véritable identité. Cette clan-
destinité permet bien évidemment d’élargir la gamme
d’actions possibles au service de l’État et de l’intérêt
national. Ce type d’action n’est, par définition, connu du
grand public que dans les cas, rares, d’échec (opération
sur le Rainbow Warrior en 1985, tentative de libération
de l’agent Denis Allex en Somalie, en 2013).

Les enjeux ont considérablement changé depuis


l’époque gaullienne en raison de l’évolution du
contexte géostratégique (fin de la guerre froide, malgré
une remontée récente des États-puissances), mais
aussi de l’apparition de nouveaux champs d’action,
comme le renseignement de sécurité, la cyberdéfense
ou le contre-terrorisme. Ces enjeux relèvent de tem-
poralités d’action propres : si le terrorisme relève d’un
cycle très court, avec pour objectif de neutraliser une
action hostile, le renseignement politique relève au
contraire d’un cycle long, la qualité du renseignement
passant par une connaissance optimisée et progressi-
vement construite du contexte et des sources. À l’évo-
lution des enjeux correspond une diversification des
compétences, dans la continuité du processus lancé
au début des années 1980, des spécialistes de très haut
niveau étant recrutés dans des domaines pointus, tout
particulièrement l’informatique. Cependant, comme

178
Renseignement et capacités d’anticipation

le souligne l’amiral Guillaud, avec 3 000 emplois, la


direction technique ne compte que la moitié de l’ef-
fectif de son homologue britannique.

Si la DGSE a étendu ses domaines d’action et ses


champs de compétence, constituant quantitativement
l’acteur le plus important en matière de renseignement,
elle évolue dans un cadre contraint, défini par plu-
sieurs impératifs. Le premier est la coordination avec
les autres services, selon des priorités définies par le
PNOR (Plan national d’orientation du renseignement),
notamment sur les enjeux de terrorisme : la création
du Conseil national du renseignement (CNR) et de la
fonction de coordonnateur national, en juillet 2008,
vise à favoriser les synergies avec les autres services
impliqués dans le renseignement (Direction générale
de la sécurité intérieure, Direction du renseignement
militaire, Direction du renseignement et de la sécu-
rité de la défense, Direction nationale du renseigne-
ment et des enquêtes douanières, Tracfin). Le second
est la coopération internationale, afin de multiplier les
sources et de limiter le risque d’intoxication par un
service étranger : cet aspect s’est beaucoup renforcé
depuis l’époque gaullienne, la DGSE travaillant régu-
lièrement avec 250 services étrangers.

Enfin, son action doit répondre à une exigence de


contrôle et de recevabilité croissante (le cadre légal, ren-
forcé en 2015, avec la création de la Commission natio-
nale de contrôle des techniques du renseignement),
voire à une demande de visibilité médiatique accrue,
quand bien même répondre à une telle demande n’est
bien entendu pas naturel pour un organisme comme
la DGSE : des politiques de déclassification d’archives,

179
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

la contribution à l’exposition « Guerres secrètes » ou la


création d’un poste de directeur de la communication
vont dans ce sens. De fait, les procédures de contrôle,
notamment parlementaire, sur l’action des services de
renseignement se sont considérablement renforcées,
dans le cadre de l’évolution plus globale de l’apprécia-
tion de ces services : pour Martin Briens, la nécessité de
la clandestinité et du secret est globalement acceptée
à condition qu’il existe un cadre légal. Celui-ci a été
revu à la satisfaction des services, le précédent datant
de 1991, en tenant compte notamment des avancées
technologiques nouvelles. Le rapport annuel de la
commission technique de contrôle du renseignement
publie par exemple chaque année le nombre de per-
sonnes écoutées, chose encore impossible à imaginer
au début des années 2000. Il existe cependant quelques
points d’achoppement, notamment pour ce qui relève
de l’usage de renseignements produits par la DGSE
dans le cadre de procédures judiciaires.

La multiplication des services de renseignement


réunis dans le CNR ne doit cependant pas faire oublier
la spécialisation de certaines tâches et la nécessité
du maintien de cette diversité dans le paysage du
renseignement français. Comme le souligne l’amiral
Édouard Guillaud, ancien CEMA, des tâches comme
le renseignement militaire tactique et le renseignement
territorial (connaissance de l’état d’esprit de la popu-
lation, des éventuels mouvements sectaires se déve-
loppant…), l’intelligence économique ou la lutte anti-
terroriste ne relèvent pas des mêmes types d’approche
ni des mêmes compétences. Plus encore, la diversité
des agences investies dans le domaine du rensei-
gnement (DGSE, DGSI, DRM, DPSD, DNRED, SCRT,

180
Renseignement et capacités d’anticipation

Tracfin) permet d’éviter le risque de pensée unique, ou


la tentation de complaire dans les analyses au pouvoir
politique. De même, dans le modèle français, la coor-
dination du renseignement ne correspond pas à une
direction nationale du renseignement à l’américaine,
laquelle, ayant débuté avec 100 employés en 2003, est
devenue, avec 6 000 employés aujourd’hui, une forme
de sur-administration.

Si la France a donc la chance de disposer d’un outil


de renseignement varié et performant, son usage essen-
tiel pour ce qui relève de l’effort de défense est l’exploi-
tation du renseignement et sa traduction en décision
politique opportune, donc l’anticipation. Comme le sou-
ligne l’amiral Guillaud, la nature même de l’information
fournie n’est pas la même nature selon qu’il s’agisse de
renseignement intérieur ou extérieur. Si le renseigne-
ment intérieur est généralement fourni de manière brute,
factuelle, dans des délais aussi restreints que possible,
le renseignement dans le domaine extérieur est géné-
ralement fourni à l’issue d’un premier traitement. C’est
d’ailleurs l’une des raisons d’être du Conseil national du
renseignement que d’harmoniser ce rapport à l’infor-
mation. Cependant, l’anticipation repose également sur
la part d’analyse humaine et son imbrication avec les
aspects techniques du renseignement, ce qui constitue
une spécificité et un atout du renseignement français,
notamment par rapport aux services anglo-saxons.
L’exemple du dossier des supposées armes de destruc-
tion massive en Irak, à l’automne 2002, le démontre :
l’affirmation des services américains et britanniques
reposait sur du renseignement technique, et sur une
seule source humaine. À l’inverse, les services français,
soumis à une intense pression par le pouvoir politique,

181
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

avaient justifié leur réponse négative par l’absence de


preuve technique décisive, et par l’absence totale de
recoupement humain, ce qui avait pesé lourd dans la
position française de ne pas cautionner l’initiative amé-
ricaine. L’analyse a posteriori de l’erreur d’appréciation
des services anglais avait d’ailleurs mis en exergue le fait
que la même personne était responsable de l’évaluation
des services de renseignement tout en étant le conseiller
en charge du renseignement du Premier ministre, Tony
Blair, d’où une tentation de faire pencher le renseigne-
ment fourni et son interprétation dans le sens souhaité
par le pouvoir politique. La part de subjectivité, d’inter-
prétation des notes et des renseignements fournis par les
décideurs politiques est toutefois une variable non para-
métrable : il est possible que celui-ci cède à la « volonté
de croire » à une solution jugée moralement souhaitable.
C’est peut-être ce qui a prévalu dans l’anticipation d’une
chute rapide du régime de Bachar El-Assad, qu’un dis-
cours de fermeté aurait pu hâter, comme le souligne
l’amiral Guillaud.

En revanche, l’anticipation vise à fournir des


moyens d’action rapide là où le renseignement
permet de pressentir une crise future : il s’agit alors
d’en reconstituer les différentes facettes pour proposer
des réponses possibles. L’opération Serval, décidée
au Nord-Mali, montée effectivement en moins de trois
semaines et lancée dans des délais extraordinairement
restreints (décision en conseil de Défense le 11 janvier
2013 à 10 heures, premiers tirs en début d’après-midi),
aujourd’hui enseignée dans les écoles de guerre anglo-
saxonnes, a commencé à être envisagée dès 2008,
suite à la recrudescence des prises d’otages d’Occi-
dentaux dans la région. Il s’agissait alors de concevoir

182
Renseignement et capacités d’anticipation

des réactions possibles en cas d’échec d’une solution


politico-diplomatique dans la région. L’opération n’est
pas à l’époque pensée en détail mais, compte tenu
de la situation observée, il s’agit entre 2008 et 2013
de tenir à jour, au cas où, la connaissance du théâtre,
du contexte politico-religieux et des paramètres opé-
rationnels d’une éventuelle intervention. C’est préci-
sément la force du travail d’anticipation que d’offrir
un cadre d’analyse préétabli à l’action militaire, et de
permettre aux décideurs de disposer d’options précises
et affinées, tout en réduisant les contraintes liées au
contexte d’urgence de la décision.

Cependant, l’anticipation peut s’avérer insuffisante,


ou ne permettre d’identifier qu’une partie des enjeux.
En août 2013, des frappes chimiques ont lieu dans
les faubourgs de Bagdad, faisant plusieurs milliers de
morts. Il s’agissait là d’une « ligne rouge » fixée par le
président des États-Unis en accord avec le président
français, censée déclencher une opération conjointe,
laquelle fut finalement annulée par les décideurs poli-
tiques. Les services d’anticipation avaient anticipé, en
cas de non-intervention, un ralliement dans les trois
mois des rebelles jugés « fréquentables » à Al-Qaida.
En définitive ce ralliement ne prit pas trois mois, mais
trois semaines, et concerna non pas Al-Qaida, mais
Daech, organisation comptant à l’époque à peine
500 à 600 combattants, et qui en réunit en quelques
semaines plusieurs milliers. De même, au Nord-Mali,
l’alliance des Touaregs avec les combattants djihadistes
a pu, selon l’amiral Guillaud, constituer une forme de
surprise stratégique pour les services de renseigne-
ment, dont la DGSE. La résurgence, sous-estimée,
d’une forme d’esprit impérial ottoman à travers la

183
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

politique étrangère turque peut également dans une


certaine mesure être interprétée comme une forme de
surprise stratégique.

Face à ce risque d’erreur, plusieurs garde-fous


peuvent intervenir. Le premier est la diversité des
agents, notamment au sein de la DGSE : la variété des
formations, des méthodes, des compétences constitue
une garantie de pluralité des vues. Il existe également
un corpus de méthodes d’analyses pour soumettre
une anticipation ou une interprétation à la critique et
limiter le risque d’erreur, par exemple la méthode dite
de l’« avocat du diable ». Les partenaires extérieurs (uni-
versités, think tanks, partenaires étrangers) permettent
d’entretenir une diversité d’approches et d’éviter les
effets tunnel liés à certaines thèses ou interprétations.
Enfin, le renseignement possède une culture du débrie-
fing systématique, visant à traquer toute source pos-
sible d’erreur ou de dysfonctionnement.

Cependant, comme le souligne Éric Danon, l’erreur


serait finalement de trop attendre de l’anticipation, et
d’oublier de distinguer des évènements anticipables
d’autres qui ne le sont pas. L’anticipable relève d’évo-
lutions mesurables sans disruption rapide : les évo-
lutions démographiques ou climatiques ont ainsi des
conséquences futures qu’il est possible d’anticiper.
Mais certains événements sont à la fois ouverts, c’est-
à-dire qu’il est délicat de leur attribuer un début ou
une fin (par exemple la formation d’un mouvement
engendrant une action terroriste) et non linéaires, un
évènement pouvant apparaître comme marginal ayant
des conséquences massives, comme l’immolation du
jeune marchand de fruits et légumes Mohammed

184
Renseignement et capacités d’anticipation

Bouazizi et ses conséquences sur le déclenchement


des printemps arabes. Enfin, des évènements peuvent
être subjectifs, c’est-à-dire conduire à des anticipations
absolument différentes en fonction de la manière dont
ceux-ci sont interprétés.

Face au non-anticipable, plusieurs écoles existent.


La première est l’école dite du big data, consistant à
considérer que collecter un maximum de données
réduit le risque de mauvaise interprétation de faits.
Cette culture, assez étrangère au modèle français,
peut conduire à des erreurs d’interprétation mas-
sives : une somme de connaissances et d’informa-
tions ne peut rendre anticipable un événement qui,
par nature, ne l’est pas. En revanche, dans le domaine
de l’anticipable, le rôle du renseignement est fon-
damental : dans un contexte d’hyper-abondance de
l’information, et dès lors de désinformation, le rensei-
gnement joue un rôle de tri, car il permet de recouper
un fait, et donc de lui affecter un degré de crédibi-
lité pour nourrir la décision. Comme le souligne Éric
Danon, cette confrontation des décideurs français
à la valeur du renseignement est un fait nouveau,
le général de Gaulle ayant toujours fait davantage
confiance à son savoir historique et à sa connais-
sance de la culture des autres peuples pour anticiper
leurs réactions qu’aux renseignements fournis par
ses services. Cependant, ces ressorts culturels sont
sans doute moins identifiables aujourd’hui, face à
l’hétérogénéité croissante des populations. Dans la
logique d’anticipation développée notamment au
Quai d’Orsay, le renseignement devient donc un
outil fondamental dès lors qu’une grille d’analyse
a été définie. Mais il serait bien entendu erroné de

185
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

demander au renseignement d’anticiper plus qu’il


n’est possible. C’est cependant lui qui permet de pré-
venir un évènement néfaste, voire de l’empêcher : au
contraire, toute anticipation qui n’est pas assise sur
du renseignement relève de la spéculation, même si
celle-ci, portant sur le moyen ou le long terme, est
aussi nécessaire pour organiser l’action et le déploie-
ment des services de renseignement.

Si au commencement du gaullisme de guerre était


le renseignement, on voit donc, au terme de ce par-
cours, à quel point celui-ci a été redéfini par des enjeux
nouveaux et une diversification des compétences. On
pourrait retenir de l’héritage gaullien un cadre global,
caractérisé par l’unité des services extérieurs et par un
arrimage fort au pouvoir politique, quand bien même
dans ce domaine les choix des années  1960 sont
revenus en partie sur ceux de la Libération : de Gaulle
donne ainsi le SDECE en tutelle au chef du gouver-
nement, avant de l’attribuer au ministère des Armées,
dont la DGSE dépend toujours.

Cependant, les guerres secrètes menées par les


« soutiers de la gloire », selon la formule de Pierre
Brossolette, ont constitué et constituent encore un
élément fondamental de la politique de défense natio-
nale, autant pour assurer l’indépendance de décision
que pour nourrir la capacité à anticiper les crises et
à agir en conséquence dans un cadre connu, sinon
maîtrisé. L’articulation entre renseignements extérieur
et intérieur, la capacité à traduire le renseignement en
anticipation constituent des priorités définies par le

186
Renseignement et capacités d’anticipation

livre blanc de 2008. Concluons en citant un penseur


central pour saisir ces enjeux, Sun Tzu : « Si vous vous
connaissez vous-même et connaissez votre ennemi,
vous ne craindrez jamais l’issue de cent batailles. Si
vous vous connaissez vous-même mais pas votre
ennemi, pour chaque victoire emportée vous souf-
frirez également une défaite. Si vous ne connaissez ni
vous-même ni votre ennemi, vous succomberez dans
chaque bataille.
Conclusion

Au terme de ce survol des années gaulliennes


aux nôtres, une rapide conclusion générale et
quelques conclusions particulières se dégagent. Le
général de Gaulle définit un système de défense
pensé dans son ensemble et cohérent sous tous
ses aspects. Dans tous les domaines, notre modèle
de défense en conserve l’empreinte, s’inscrivant
dans sa lignée, ou, parfois, en opposition avec
lui – par exemple sur la question du renseignement.
La politique de défense française vit encore des
questions gaulliennes, ce qui justifie totalement
l’initiative à l’origine de ce petit ouvrage. Ceci posé,
il est possible de tirer une série de conclusions
spécifiques :

1/ C’est dans les années 1930 que se forge la


pensée du général de Gaulle sur le fonctionnement
de l’appareil politico-militaire français. Deux
principes fondamentaux sont posés : la nécessaire
soumission du militaire au politique, selon la
distinction conduite de la guerre/conduite des
opérations, et la nécessité pour le pouvoir politique
de nourrir un effort constant de modernisation de
l’appareil militaire. Ces deux principes guideront
les orientations défendues par de Gaulle en 1945 puis
à partir de 1958.

188
Conclusion

2/ La philosophie de commandement de la
France ne découle pas formellement du texte de la
Constitution de 1958, mais de pratiques instaurées,
au moment où, d’une part, il fallait, dans le contexte
de la fin de la guerre d’Algérie, imposer une vision
politique vis-à-vis de laquelle le haut-commandement
militaire manifestait une adhésion partagée et, d’autre
part, la mise en place d’une force de frappe exigeant
que la décision du feu nucléaire soit endossée par
le président lui-même. C’est toute l’architecture des
institutions de la V e République, avec un exécutif
parfaitement légitime pour donner des ordres de ce
niveau, qui s’en trouve confortée – la chaîne courte
de commandement étant aussi un élément important
de la discipline.

3/ Le processus de décision actuel repose sur la


relation entre président de la République, ministre
de la Défense et chef d’État-major des armées. Cette
relation dont la dimension évolue selon le degré
d’implication accordé au chef d’état-major particulier
du président et, le cas échéant, au directeur de
cabinet du ministre de la Défense, permet, par son
format resserré, une conduite fluide de la défense,
en particulier dans le domaine de l’engagement des
troupes et, parfois, de la mise en œuvre bien comprise
de la programmation militaire.

4/ La conduite des opérations résulte d’une


chaîne de commandement dont le fonctionnement a
considérablement évolué depuis l’époque gaullienne
pour des raisons techniques évidentes plus que
par une refonte administrative. Il est aujourd’hui
possible de piloter au plus près l’action militaire.

189
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

De l’échelon politique à celui de l’exécution, cette


chaîne de commandement fonctionne aujourd’hui
avec une cohérence qui constitue un modèle envié
par beaucoup de partenaires européens.

5/ Dès les années  1930, le général de  Gaulle


plaide pour une mise en cohérence de la diplomatie
et de la politique de défense. Au moment d’accéder
au pouvoir, il s’efforce de rester fidèle à ce principe.
C’est, pour partie, grâce à cet héritage qu’aujourd’hui
la conduite des opérations extérieures résulte d’une
approche globale, où l’aspect proprement militaire
est imbriqué dans un ensemble d’actions relevant
d’autres ministères (Affaires étrangères, Économie,
Coopération, Intérieur, Éducation nationale,
Culture…). Cette approche intégrée à l’échelon
politique évite de recourir localement à la création
d’un échelon supplémentaire de direction (modèle du
représentant spécial américain), pénalisant en termes
de fluidité de la chaîne de commandement. Toutefois,
sur le plan de la mise en œuvre, si l’on constate
que l’interaction entre ministère de la Défense et
ministère des Affaires étrangères, fondement de la
V e République, fonctionne avec efficacité (au-delà de
son outil militaire, la France dispose du deuxième
réseau diplomatique au monde), il serait utile que
l’ensemble des autres ministères réforment leurs
structures en conséquence. Pour les opérations
intérieures, la chaîne de commandement gaullienne
présente une organisation interministérielle, dans
laquelle le secrétariat général de la Défense et
de la Sécurité nationale joue le rôle charnière de
coordonnateur pour la mobilisation et la mise à
disposition des forces armées au service du ministère

190
Conclusion

de l’Intérieur et des préfets. Comme semble le


suggérer l’opération Sentinelle, la mise en cohérence
évoquée pour les opérations extérieures pourrait
aussi concerner les opérations intérieures. En matière
de défense et de sécurité, notre interopérabilité entre
ministères semble perfectible.

6/ La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui


introduit dans l’article 35 de la Constitution le principe
de l’approbation des opérations extérieures par les
deux assemblées n’a, dans les conditions actuelles,
pas d’incidence sur le processus de décision instauré
par le général de Gaulle. Ce contrôle parlementaire
qui fonctionne a posteriori repose sur une relation de
confiance solide entre l’exécutif et les commissions
de l’Assemblée et du Sénat. Dans le cas d’opérations
longues, il pourrait toutefois être envisageable de
répéter la procédure d’approbation par les deux
assemblées.

7/ Le principe gaullien fondateur est l’autonomie de


décision et d’action, ce qui ne veut pas dire l’isolement,
mais la gestion exigeante des alliances et la capacité à
peser sur les évènements allant au-delà du seul usage
de la puissance militaire. Cette aspiration à tenir son
rang au niveau mondial guide encore aujourd’hui
les choix de politique internationale de la France et
conserve un effet structurant sur sa défense.

8/ À l’heure du réveil des États-puissances, la force


de frappe, via ses deux composantes océanique et
aérienne, voulue par le général de Gaulle et objet
depuis d’un effort constant de modernisation, a été et
reste le fondement de notre politique de défense. Si le

191
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

Brexit est mené à son terme, la France restera la seule


puissance nucléaire de l’Union européenne. Même
si, diplomatiquement, il est parfois opportun pour
notre pays de ne pas apparaître trop hégémonique en
matière de défense, il est temps que cette contribution
significative soit reconnue à sa juste valeur par
l’ensemble de nos partenaires.

9/ La sortie du commandement intégré de l’OTAN


en 1966 relève de la gestion exigeante des alliances de
la France. En 1966, le général de Gaulle marque avant
tout son mécontentement de ne pas pouvoir peser
sur le devenir, l’évolution de l’Alliance atlantique. Les
conditions du retour dans l’OTAN en 2009 – exclusion
des forces nucléaires de l’alliance et création d’un
commandement Transformation, chargé des réformes
et de la prospective, confié à un militaire français –
répondent à l’essentiel des revendications gaulliennes
de 1966. Il existe donc une forme de continuité
politique entre les deux décisions.

10/ La stratégie gaullienne place la France à la


charnière entre défense européenne et OTAN. Si la
défense européenne peut être considérée comme l’un
des grands échecs, finalement fondateur, que rencontre
de Gaulle, ce positionnement est un héritage à ne
pas négliger. Les difficultés pour construire l’Europe
de la défense relèvent de l’absence de diplomatie
commune, du manque de doctrines militaires
convergentes et de la concurrence de fait avec l’OTAN.
La situation internationale actuelle, notamment les
questionnements sur les stratégies américaines et
russes, peut changer cette donne et être l’occasion
d’initiatives de relance. Des projets industriels

192
Conclusion

communs pourraient indéniablement favoriser les


rapprochements. Dans le contexte du Brexit, la France,
en tant que principale puissance militaire européenne,
peut et doit jouer un rôle moteur.

11/ La France est l’un des seuls pays à disposer


d’une capacité de projection autonome, en particulier
sur des théâtres pratiqués depuis l’époque gaullienne,
comme le continent africain. Les opérations récentes,
comme Serval ou Barkhane, relèvent de la défense de
ses intérêts stratégiques, mais plus globalement de la
nécessité de sécurisation du continent européen. La
durée et le coût croissant des opérations réclament
de poursuivre les efforts politiques, militaires et
diplomatiques pour que cette vision soit partagée
par tous les partenaires européens. En contrepartie,
on doit accepter que, de son côté, la France consente
à participer à la défense du limes oriental de l’Union
européenne.

12/ La puissance française et l’influence qui peut


et doit en découler reposent selon de Gaulle sur un
effort constant de modernisation de l’armement, mais
aussi sur la priorité accordée au développement de
certaines capacités stratégiques. Le choix porté sur
la force de frappe en est l’illustration. Fruit d’une
organisation héritée des années gaulliennes qui a
su, au fil du temps, s’adapter à son environnement,
l’exceptionnelle synergie entre le ministère de la
Défense, son bras armé, la DGA, et les industriels de
défense permet à notre pays de disposer des moyens
de son autonomie grâce à ses succès à l’export. Cette
synergie est à préserver avec la vigueur politique qui
convient pour éviter, notamment, que des Meccano

193
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

industriels exotiques, sans relation avec les enjeux de


défense, ne viennent attenter à l’intérêt national.

13/ Si les exportations de défense sont


indispensables au maintien d’une industrie compétitive
et pérenne, elles peuvent s’inscrire dans une stratégie
globale d’influence, les pays clients devenant de facto
des partenaires stratégiques. La politique de soutien à
l’industrie d’armement fait aujourd’hui partie intégrante
de la politique internationale de défense.

14/ Comme au temps du général de  Gaulle, le


maintien de l’influence française résulte d’une cohérence
entre stratégie d’alliances, coopération militaire,
autonomie de la collecte d’informations, acquisition
de moyens indépendants de décision et d’action.
L’environnement s’est toutefois complexifié et s’y ajoutent
aujourd’hui de nouveaux facteurs comme la politique
industrielle de soutien à l’export, le développement
en contexte international de nouvelles capacités
stratégiques (renseignement, cyber). Notre influence
dépend donc désormais étroitement de la qualité de
notre dispositif militaro-diplomatique à l’étranger, grâce
auquel le ministère de la Défense peut agir en cohérence,
via, notamment, la Direction générale des relations
internationales et de la stratégie (DGRIS).

15/ En matière de renseignement, beaucoup


d’orientations prises à l’époque gaullienne peuvent
sembler obsolètes, même si la France en a hérité des
réseaux et des zones d’influence très privilégiés. Les
enjeux nouveaux de contrôle des flux d’information,
de cyberdéfense, de contre-terrorisme ont entraîné une
mutation de nos services de renseignement depuis le

194
Conclusion

début des années 1980, au premier rang desquels la DGSE.


Comme déjà le soulignait le livre blanc de 2008, l’accès à
une information recoupée et indépendante est un atout
incontournable de souveraineté. Toutefois, la difficulté
réside moins dans l’accès à l’information que dans son
traitement pour la transformer en renseignement. Se pose
ensuite le défi d’utiliser les résultats obtenus pour anticiper.
L’exercice est difficile, des surprises stratégiques viennent
régulièrement contredire les analyses les plus minutieuses
et, parfois, la pression politique ou médiatique peut
influencer la perception du moment et peser sur la
décision. L’analyse du retour d’expérience, une relative
humilité dans la prise en compte et le traitement des faits,
la diversification des profils recrutés (multiculturalité) et
la coopération avec d’autres services peuvent contribuer
à diminuer la marge d’erreur.

16/ La cyberdéfense constitue un enjeu fondamental


pour la garantie de notre indépendance et de notre
souveraineté. S’il est indispensable de consentir et
d’entretenir un effort soutenu pour développer et
sanctuariser des savoir-faire particuliers, elle ne peut
être efficace qu’en misant également sur la coopération
interministérielle et internationale.

À ces quelques conclusions, il reste à ajouter que ces


prolongements de l’héritage demeurent profondément
gaulliens, c’est-à-dire communs à celles et ceux qui
servent la France ; en témoigne la sentence du Général
affichée dans la salle où siège la commission de défense
de l’Assemblée nationale : « La défense ! C’est là la
première raison d’être de l’État. »
Postface

Discours de conclusion
de M. Jean-Yves Le Drian,
ministre de la Défense

M. Jean-Yves Le Drian,
ministre de la Défense
Discours de clôture du colloque
« De Gaulle et la défense de la France,
d’hier à aujourd’hui »
à l’hôtel de Brienne, le jeudi 12 janvier 2017

Monsieur le président, cher Jacques Godfrain,


Messieurs les ministres, cher Jean-Pierre
Chevènement,
Monsieur le secrétaire général de la Défense et de
la Sécurité nationale, cher Louis Gautier,
Monsieur le secrétaire général pour l’adminis-
tration, cher Jean-Paul Bodin,
Messieurs les officiers généraux,
Mesdames et Messieurs les officiers,
Mesdames et Messieurs, chers amis,

197
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

Je suis heureux de vous recevoir à l’hôtel


de Brienne pour conclure les travaux de votre
séminaire consacré à « De Gaulle et la défense de
la France, d’hier à aujourd’hui ». Je me réjouis de
pouvoir m’exprimer à ce sujet dans cette maison
qui est, comme vous le savez, l’un des hauts lieux
de la mémoire gaullienne. La croix de Lorraine
sur le fronton de l’hôtel de Brienne, le bureau du
général de Gaulle à quelques mètres de nous, tout
cela exprime de façon éloquente cette empreinte
gaullienne. Bienvenue donc à la Fondation
de Gaulle ; vous êtes ici en voisin, cher Jacques
Godfrain, et je salue le travail de vos équipes pour
interroger l’actualité de la politique gaullienne, hier
dans le domaine constitutionnel et social, aujourd’hui
dans le domaine militaire.
Durant trois journées, vos débats ont été aussi
riches que variés, par les sujets traités comme par
les points de vue exprimés, ceux d’universitaires, de
hauts fonctionnaires, d’industriels, de responsables
militaires et politiques de haut niveau. Ce soir,
j’ai à mon tour l’occasion de partager avec vous
quelques réflexions et convictions que je tire de
mon expérience à la tête de ce ministère. Et je suis
heureux de le faire à la lumière des principes et
des actes fondateurs de la politique gaullienne de
défense.
La vitalité d’une institution se mesure aussi à sa
capacité à réfléchir son histoire, à s’interroger sur
ce qui la prolonge ou la métamorphose. Dans une
période d’engagement intense de nos armées, alors
que notre environnement stratégique connaît de
graves bouleversements, c’est autant une exigence
intellectuelle qu’un impératif politique. Assumer

198
Postface

cela, peut-être est-ce une première manière d’être


gaullien : aborder les problèmes les plus actuels à la
lumière de la longue durée.

Retour du régalien et des questions militaires


Nous en sommes tous conscients, nous sommes
entrés dans une phase nouvelle de la vie internationale ;
elle fait évoluer nos conceptions de la sécurité, avec
de très nombreuses conséquences pour la défense, les
armées, nos services de renseignement, ainsi que nos
industries.

Cette époque nouvelle rend caduques bien des


manières de nous confronter à l’actualité mondiale, à
l’avenir aussi. Nombre de tendances et de certitudes
qui remontent à la période ouverte à la fin de la guerre
froide se trouvent désormais corrigées ou invalidées.
Nous retrouvons la vérité profonde de la formule bien
connue de de Gaulle : « La défense nationale, c’est la
première raison d’être de l’État. »
C’est un paradoxe : nous mesurons bien sûr la
distance qui nous sépare du moment gaullien et
pourtant, dans un contexte stratégique renouvelé,
nous redécouvrons ce qui fut l’un des principes
intangibles de sa politique : donner à l’État les moyens
d’assurer l’indépendance de la nation, ou autrement
dit, il ne peut y avoir de souveraineté politique, ni de
liberté, sans autonomie stratégique, par conséquent
sans les moyens militaires susceptibles de l’assurer.
Lorsque dans le dernier livre blanc, nous avons
identifié deux types de dangers pesant sur la France
et l’Europe, je veux parler des risques de la faiblesse
et des menaces de la force, nous avons du même coup
rappelé la centralité des États dans la vie internationale.

199
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

Que sont les risques de la faiblesse, sinon justement


la fragilisation, voire la faillite, sur le plan sécuritaire
et régalien, de certains États ? Que sont les menaces
de la force, sinon le développement d’attitudes
d’affirmation, y compris militaire, par d’autres États,
souvent au mépris du droit international ?

Dans un contexte d’augmentation mondiale des


dépenses militaires, le rôle des États, leur puissance
et leurs marges d’action, sont à nouveau au centre de
l’attention. Nous assistons au retour d’une conception
réaliste de la puissance accompagnée, parfois, d’une
vision tragique de l’histoire, non sans écho avec les
analyses de de Gaulle. Pourquoi un tel renouveau
de cette approche dans les affaires internationales ?
Parce que dans un monde aujourd’hui multipolaire
et instable, la mondialisation conduit autant à
l’approfondissement des liens internationaux
qu’à la mise en concurrence des puissances pour
l’hégémonie sur certains espaces disputés ainsi
que sur les ressources économiques, matérielles ou
immatérielles. Ce retour des enjeux de souveraineté
sur le devant de la scène redonne une place centrale
dans le débat public aux questions militaires et aux
politiques de défense.
C’est en ce sens que nous continuons d’être
gaulliens  : en plaçant l’exigence d’autonomie
stratégique au cœur de notre politique de défense
afin de garantir notre liberté d’action, élément
indispensable à l’exercice de notre souveraineté, à la
défense de nos intérêts. Ce n’est pas sans difficultés
que la France est parvenue à imposer la thématique
de l’autonomie stratégique au niveau européen. Cette
quête d’autonomie est une particularité française

200
Postface

sur le continent, même si d’autres s’y rallient. Et


c’est une particularité que nous devons en grande
partie à Charles de Gaulle, qui reste la figure la plus
emblématique du xxe siècle français.

C’est tout l’enjeu du maintien, aujourd’hui et dans


les années à venir, de l’ensemble de nos fonctions
stratégiques. Je pense bien sûr à notre dissuasion
nucléaire, dans ses deux composantes, et il n’est
pas besoin de rappeler ce qu’elle doit au général
de Gaulle, pour son organisation selon une force de
frappe nucléaire, mais également pour qu’elle fasse
l’objet d’un véritable consensus national. Le retour
des stratégies de puissance auquel nous assistons
tant en Asie que sur le continent européen ne fait que
confirmer les choix qui ont été faits en la matière, et
qui devront être pérennisés dans les années à venir.
Je pense également à la protection et à
l’intervention ; le niveau actuel de sollicitation de
nos forces montre combien nous devons maintenir
notre capacité à agir dans l’ensemble du spectre des
moyens militaires. C’est également tout l’enjeu de
l’indépendance de notre renseignement et de nos
capacités de recherche et d’analyse. C’est un sujet
que vous avez abordé aujourd’hui.

Quelles que soient les circonstances et les


difficultés économiques rencontrées, la France ne
doit pas renoncer, et aujourd’hui moins que jamais, à
disposer de l’éventail complet des moyens militaires
nécessaires à sa sécurité, son autonomie stratégique,
son indépendance politique. Il y a, en ce sens, le
prolongement volontaire d’une inspiration et d’une
ambition : la défense nationale doit continuer de

201
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

garantir notre souveraineté ; elle doit contribuer


au maintien de notre position dans le monde, celle
d’un membre permanent du Conseil de sécurité
des Nations unies, et d’une puissance majeure dans
l’Europe de la défense. Notre voix ne peut porter que
si elle est fondée sur une capacité d’action autonome.

Réforme et modernisation institutionnelle


Cette capacité réclamait des institutions adaptées.
La première dimension de l’action du général
de Gaulle, c’est d’avoir perçu la nécessité de réformer
l’organisation institutionnelle de la Défense, afin
d’unifier le champ militaire en un seul domaine
ministériel, comme cela a été évoqué lors de la table
ronde à laquelle vous avez participé, cher Jean-Pierre
Chevènement.
Pour agir, il faut un cadre unique et unifiant. Cette
conviction a trouvé sa traduction institutionnelle,
d’abord dans la nomination d’un seul ministre des
Armées, puis avec l’ensemble des décrets de 1961
opérant l’unification administrative du ministère.
Cette réforme, inédite par son ampleur, a permis
de rassembler en un seul domaine la plénitude des
moyens qui définissent la défense nationale : les
forces et leur soutien administratif, technologique et
industriel, avec la création du secrétariat général pour
l’administration, et de la Délégation ministérielle pour
l’armement, qui deviendra quelques années plus tard
la DGA.
Ce point d’orgue d’une dynamique d’unification
datant de la fin du xixe siècle, nous l’avons prolongé
avec le décret du 12 septembre 2013, relatif aux
attributions du ministre de la Défense et du chef d’État-
major des armées comme avec le rassemblement

202
Postface

sur un même site, à Balard, des états-majors, des


directions et des services. Cette volonté d’unité et
de définition claire de l’autorité ministérielle, nous
la retrouvons également avec la tenue régulière des
comités exécutifs que je préside, ici même.

Une stratégie des moyens


Vous connaissez la formule du général de Gaulle
à propos de la force de dissuasion : « Quand on veut
quelque chose, il faut s’en donner les moyens. »
De façon globale, c’est une véritable stratégie des
moyens que le Général a impulsée dans le domaine
de la défense. Je crois que cette stratégie répondait à
deux défis qui sont toujours les nôtres. La cohérence
de long terme des moyens développés, d’abord, et,
corollaire indispensable, la capacité à s’adapter.
Nous nous reconnaissons tous, je crois, dans
la nécessité d’un État stratège capable d’engager
des travaux sur plusieurs décennies, et de soutenir
des investissements au long cours. Vous avez
eu aujourd’hui l’occasion d’en parler, avec les
industriels et la DGA, que je salue. Ce fut le cas
bien sûr du développement de la force de frappe
nucléaire et des technologies de pointe qu’elle
implique. C’est le cas aujourd’hui avec les enjeux
de la modernisation de la dissuasion, mais aussi la
cyberdéfense. Là encore, hier comme aujourd’hui,
il faut un cadre unique et unifiant afin de garantir
l’efficacité de l’action de l’État.
Cette vision, nous en assumons l’ambition. La
Défense a en effet toujours cultivé une capacité
d’adaptation remarquable. Ce qui l’a rendue possible,
c’est le souci permanent de préparer l’avenir, grâce à
une capacité de planification pluriannuelle. Ce que

203
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

fit le Général en décidant de l’institution des lois


d’équipement militaire, traduction sur le plan militaire
de la programmation du commissariat général au
Plan, nous le prolongeons aujourd’hui avec des livres
blancs qui travaillent sur un horizon de quinze ans,
et les lois de programmation militaire régulières, sur
six ans. Je note d’ailleurs que la LPM votée en 2013
intègre la prévision de son actualisation, comme ce
fut le cas en 2015, et qu’elle sera, pour la première
fois d’ailleurs, intégralement respectée.
Un tel dispositif nous permet de préserver notre
capacité à comprendre, décider et agir de manière
autonome ; cela doit rester le guide de notre réflexion
stratégique, au sein d’une « culture de l’adaptation » qui
est la marque de notre action au sein de ce ministère,
y compris face aux bouleversements stratégiques les
plus improbables, comme l’apparition d’un califat en
Syrie et en Irak ou, plus récemment, le Brexit.
Dans le domaine industriel et technologique
justement, le ministère de la Défense s’est donné les
moyens de préparer l’avenir. Cette volonté se traduit
chaque année par un investissement de 3,6 milliards
d’euros dans la recherche et le développement
(R&D) cumulés. C’est une capacité unique au sein
de l’État, indispensable au maintien de l’excellence
technologique de notre pays sur le long terme. Elle
se concrétise aussi avec les écoles d’ingénieurs sous
la tutelle de mon ministère. Former des ingénieurs
aujourd’hui, s’assurer de l’excellence scientifique,
technique, humaine de cette filière, c’est contribuer
au maintien de l’autonomie stratégique française
pour les générations à venir, ceci dans le droit fil de
l’unification dans un même corps des ingénieurs de
l’armement, décidée le 1er janvier 1968.

204
Postface

Politique internationale de défense


Dans le contexte incertain que j’ai rappelé, je suis
convaincu que la France peut jouer un rôle majeur,
dans le prolongement de l’ambition du fondateur de
la V e République. Nous sommes en effet l’un des seuls
pays occidentaux à œuvrer de façon globale en faveur
de la sécurité collective. Aujourd’hui, le ministère
de la Défense joue un rôle international de premier
plan. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité créer
la Direction générale des relations internationales
et de la stratégie qui sert l’action du ministre et des
grands subordonnés sur le plan international. Les
fréquents déplacements qui me conduisent auprès
de nos forces, de nos alliés et de nos partenaires
l’expriment également. Si j’ai parcouru 1,5 million
de kilomètres depuis 2012, ce n’est pas par goût
des avions : c’est par nécessité, parce que, avec mes
équipes, j’ai compris que la France était aussi attendue
dans le monde en tant que puissance militaire. « Nous
sommes un peuple qui doit vivre avec une grande
vocation, avec une grande tâche », disait le général
de Gaulle. Cette vocation de la France, le ministère de
la Défense l’assume avec constance et détermination.
Cette politique internationale comporte différents
niveaux. D’abord, la conduite des opérations et leur
accompagnement international, qu’il s’agisse de
la coalition contre Daech au Levant ou de la lutte
contre les groupes terroristes au Sahel, mais aussi de
la sécurisation de nos flux d’approvisionnement en
océan Indien, ou de nos ressources stratégiques là
où elles pourraient être menacées. Dans tous les cas,
notre action est aussi bien politique que militaire ; et
dans chacun de nos engagements, les combats que
nous menons sont nos combats. J’ai rappelé notre

205
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

volonté de garantir notre autonomie stratégique.


L’indépendance, chez de Gaulle lui-même, n’a jamais
été synonyme de solitude ou d’isolement ; la grandeur
de la France est tout sauf un repli obsidional.

L’enjeu du deuxième volet de la politique


internationale de défense que je conduis, c’est
justement le suivi et l’animation de nos alliances,
européenne et atlantique. Vous avez traité lors de
la deuxième journée de la question du retour dans
le commandement militaire intégré de l’OTAN. Je
salue la présence d’Hubert Védrine qui a travaillé
sur ces questions, à la demande du président de la
République.
À ce propos, je crois que nous sommes aujourd’hui
dans une situation bien différente de celle qui a
motivé la décision de de Gaulle en 1966. Pourquoi ?
Précisément parce que nous bénéficions de cinquante
années de réflexion stratégique nationale ; ceci nous
place devant l’exigence d’être proactifs au sein de
l’Alliance tout en maintenant l’ensemble de nos
capacités d’actions en propre, comme je le rappelais.
L’autonomie stratégique ce sont des moyens mais
aussi un état d’esprit ; c’est cela qui conduit à être
un allié pleinement solidaire mais également, lorsque
c’est nécessaire, résolument critique, notamment face
à l’inflation budgétaire permanente de l’OTAN, que
rien ne justifie.

La France doit également être à l’initiative


concernant l’Europe de la défense. Dans le dialogue
transatlantique, il est certain que nous devrons
montrer à notre partenaire américain que nous
sommes responsables et acteurs de notre propre

206
Postface

sécurité sur le continent européen. Pour cela, nous


devons impérativement renforcer nos moyens en
matière de défense et relancer la politique de sécurité
et de défense commune, dans une logique de
complémentarité avec l’Alliance, garante aujourd’hui
encore de notre défense collective. J’ajoute enfin que,
si les citoyens britanniques ont fait le choix de quitter
l’Union européenne, il importe au plus haut point que
nous maintenions avec le Royaume-Uni la très forte
relation de défense qui nous unit.

Il y a ensuite l’animation de nos partenariats


stratégiques de défense avec des pays qui, s’ils ne sont
pas des alliés au sens juridique du terme, n’en sont pas
moins des partenaires essentiels de notre politique
internationale de défense. C’est dans ce cadre que
s’inscrivent notamment nos relations d’armement :
elles nourrissent ces partenariats stratégiques, dans le
contexte d’une concurrence mondialisée de plus en
plus intense. Elles créent de la dépendance mutuelle.
On fantasme souvent en France sur le fait que les
contrats d’armement nous rendent dépendants de
nos partenaires. C’est un non-sens d’un point de
vue pratique. Si l’on y réfléchit une seconde c’est au
contraire le pays qui se lie à nous sur le plan industriel
qui met sa sécurité entre nos mains et cela nécessite
un haut degré de confiance : confiance que nous
avons su historiquement créer avec l’Inde ou plus
récemment avec un pays comme l’Australie, pour ne
reprendre que nos deux principaux succès.

L’implication de l’État vis-à-vis des exportations de


défense répond également, il faut en avoir conscience, à
une demande accrue de nos partenaires. Un partenariat

207
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

étatique avec un soutien renforcé du ministère de la


Défense devient souvent un paramètre nécessaire et
incontournable pour renforcer la compétitivité des
offres nationales à l’export et répondre aux besoins
des pays partenaires. L’engagement fort des pouvoirs
publics est perçu par les États importateurs comme
un gage de qualité et de crédibilité de notre offre.
C’est notamment ce qui nous a permis de remporter
le contrat pour la commande de 12  sous-marins
à l’Australie. Au cœur de la mondialisation, vous le
voyez, l’État est incontournable dans ce domaine, en
termes d’efficience économique et stratégique, en
termes d’identité aussi. C’est là encore un écho majeur
à la conviction gaullienne.
C’est aussi une clef de notre autonomie  : les
exportations nous permettent de maintenir en France
des filières industrielles majeures et de minimiser
notre recours aux industries étrangères. C’est un effort
permanent de notre part, et qui doit se poursuivre.

Mesdames et Messieurs, chers amis,


Pour conclure, je crois que la compréhension de
notre présent institutionnel et stratégique réclame en
effet une connaissance fine de l’apport gaullien, mais
aussi de ce qui a rendu possible l’irruption sur la scène
de l’Histoire de cette figure visionnaire. Au vu des
défis auxquels notre pays fait face, la préparation des
serviteurs de l’État dont notre pays a besoin n’est pas une
question à laisser de côté.
La contingence des événements fait, certes, que l’on
peut ou non être exposé directement à l’Histoire et à
ses drames. Charles de Gaulle le fut, à travers le feu
des combats et l’épreuve de la captivité. En cela aussi
il a incarné son siècle. Mais il fut également préparé

208
Postface

à assumer le rôle que nous lui connaissons grâce à


une formation académique de haut niveau, je pense
notamment à son passage au Centre des hautes études
militaires, il y a quatre-vingts ans cette année  ; je
pense également à son expérience des grands enjeux
politico-militaires, notamment au secrétariat général
de la Défense nationale. Cette formation de nos élites
civiles et militaires, c’est une exigence qui est devant
nous. L’autonomie stratégique est affaire de moyens ;
elle implique aussi des qualités intellectuelles et morales
indispensables à la décision, en des temps instables et
incertains. La souveraineté de la République est à ce prix.
Je vous remercie.
Remerciements

Ce petit ouvrage propose une synthèse de trois


journées de travail organisées par la Fondation Charles
de Gaulle avec le soutien du ministère de la Défense, de
l’Assemblée nationale et du Sénat. Celles-ci n’auraient
pas été envisageables sans le soutien de M. Jean-
Yves Le Drian, ministre de la Défense, de M. Claude
Bartolone, président de l’Assemblée nationale, et
M. Gérard Larcher, président du Sénat. Nous remercions
également vivement leurs équipes, notamment
MM. Jean-Michel Boucheron, Patrick Rigaudière et
Hubert Tardy-Joubert.

Les intervenants ont accepté de se plier à l’exercice


d’une réflexion sur l’héritage gaullien et sa portée
face aux enjeux actuels. Leurs propos ont nourri cette
synthèse, et feront l’objet d’une publication exhaustive
sous forme d’actes. Qu’ils trouvent ici l’expression
de notre gratitude. Nous remercions également les
modérateurs, qui ont su faire vivre le débat.

Nous tenons à tout particulièrement remercier


le général Pierre de Villiers, chef d’État-major des
armées, l’amiral Philippe Coindreau, major général des
armées, le général Grégoire de Saint-Quentin, sous-
chef « opérations » à l’État-major des armées, M. Louis
Gautier, secrétaire général à la Défense et à la Sécurité

211
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

nationale, le général Frédéric Boucher, directeur


du Centre des hautes études militaires, le contrôleur
général Christophe Jacquot, directeur de l’Établissement
de communication et de production audiovisuelles de
la Défense, le général Christian Baptiste, directeur du
musée de l’Armée, et M. Vincent Giraudier, directeur
de l’Historial Charles de Gaulle, pour leur implication
dans le projet.

Des entreprises impliquées dans l’effort de défense


nationale ont accepté de participer à ces journées et de
nous aider pour permettre l’organisation matérielle de
ce travail et sa publication : nous remercions MM. Éric
Trappier, P-DG de Dassault Aviation, M. Patrice Caine,
P-DG de Thales, M. Hervé Guillou, P-DG de DCNS,
l’amiral Édouard Guillaud, P-DG de Odas, M. Jean-
Michel Palagos, P-DG de DCI, M. Antoine Bouvier, P-DG
de MBDA, ainsi que leurs collaborateurs en charge
des affaires publiques, M. Bruno Giorgianni (Dassault
Aviation), Mme Isabelle Caputo (Thales), Mme Marie-
Colombe Célérier et M. Fabien Menant (DCNS), l’amiral
Xavier Païtard (MBDA), l’amiral Bruno Nielly (DCI).

Le pilotage scientifique de ce séminaire a été mené


à bien grâce à l’implication des membres du conseil
scientifique de la Fondation Charles de Gaulle, présidé
par le professeur Gilles Le Béguec, de l’amiral Jacques
Launay et du professeur Georges-Henri Soutou, de
l’Institut, et la finalisation de cet ouvrage a été menée
à bien grâce au soutien de l’équipe de la Fondation
Charles de Gaulle.

Ces journées feront l’objet de résumés vidéo


élaborés par des étudiants intéressés par les enjeux

212
Remerciements

de défense, venant de l’association Sciences  Po


Défense et Stratégie, de l’école du numérique EICAR
ou de l’université Paris-Sorbonne, que Thomas Vaisset
(SHD) encadre avec nous : Alexandre Bracq, Teddy
Demangeot, Heloïse Fayet, Thomas Garcin, Cécile
Houette, Lina Kortobi, Adrien Pilon, Mathilde Saliou,
Antoine Seychal, Linda Toumi.

Nous remercions enfin notre éditeur, Yannick


Dehée, pour sa fidélité et son efficacité, et ses équipes,
tout particulièrement Iris Granet-Cornée, qui nous a
accompagnés dans la mise au point de ce manuscrit.
Annexe

Programme des
journées de séminaire

Le dispositif de défense
dans l’État, de de Gaulle à aujourd’hui
Jeudi 10 novembre 2016, Sénat – Salle Clemenceau
Accueil (9 h 30)
Gérard Larcher, président du Sénat
Jacques Godfrain, ancien ministre, président de la
Fondation Charles de Gaulle

Table ronde n° 1 : La conception gaullienne de la


Défense nationale avant la V e République, de la théorie
à la pratique (10 h 00-11 h 45)
Modérateur : professeur Georges-Henri Soutou, de
l’Institut
Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des
Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées
du Sénat
Martin Motte, directeur de recherche à l’EPHE, École
de guerre
Tristan Lecoq, inspecteur général de l’Éducation
nationale, professeur associé à l’université Paris-Sorbonne
Hervé Gaymard, ancien ministre

215
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

Table ronde n° 2 :Acteurs et interfaces de la Défense :


une refondation gaullienne du processus de décision
politico-militaire ? (14 h 00-15 h 45)
Modérateur : amiral (2s) Jacques Launay, conseiller
d’État en service extraordinaire
Philippe Vial, chef de la division « recherche, études
et enseignement », Service historique de la Défense
Général d’armée (2s) Jean-Louis Georgelin, ancien
CEMA et ancien grand chancelier de la Légion d’honneur
Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre de la Défense

Table ronde n° 3 : La chaîne de commandement et


la conduite des opérations face aux enjeux du moment
(16 h 00-17 h 45)
Modérateur : Mériadec Raffray, secrétaire général de
l’Association des journalistes de Défense
Général de corps d’armée Grégoire de Saint-Quentin,
sous-chef « opérations » de l’État-major des armées
Jérôme de L’Espinois, chercheur à l’IRSEM
Jacques Gautier, sénateur, vice-président de la
commission des affaires étrangères, de la défense et des
forces armées au Sénat

La présence militaire de la France à


l’échelle mondiale, depuis la décolonisa-
tion et l’émergence du nucléaire
1er décembre 2016,Assemblée nationale – Salle des fêtes
Accueil (9 h 30)
Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale
Jacques Godfrain, ancien ministre, président de la
Fondation Charles de Gaulle

216
Annexe

Table ronde n° 1 : La France et l’OTAN, de de Gaulle


à aujourd’hui (10 h 00-11 h 45)
Modérateur  : Robert Frank, professeur émérite,
université Panthéon-Sorbonne
Jenny Raflik-Grenouilleau, maître de conférence
HDR, université de Cergy-Pontoise
Général d’armée aérienne (2s) Jean-Paul Paloméros,
ancien CEMAA, ancien commandant allié Transformation
au sein de l’OTAN
Pascale Andréani, ancienne représentante
permanente de la France auprès de l’OTAN

Table ronde n° 2 : La France et l’Europe de la défense,


du plan Fouchet à nos jours (14 h 00-15 h 45)
Modérateur : Élisabeth du Réau, professeur émérite
à l’université Paris III
Guillaume de Rougé, enseignant-chercheur à Paris III
et à l’Institut d’études politiques
Général d’armée (2s) Henri Bentégeat, ancien chef du
comité militaire de l’Union européenne et ancien CEMA
Jacques Gautier, sénateur, vice-président de la
commission des affaires étrangères, de la défense et des
forces armées au Sénat

Table ronde n°3 : Présence dans le monde et capacité


de réaction de la France aujourd’hui (16 h 00-17 h 45)
Modérateur : Mériadec Raffray, secrétaire général de
l’Association des journalistes de Défense
Frédéric Turpin, professeur à l’université de Savoie
Jean-Marc Simon, ancien ambassadeur
Patricia Adam, présidente de la commission de
défense, Assemblée nationale

217
De Gaulle et la défense de la France, d’hier à aujourd’hui

La défense et les moyens de l’indépendance


stratégique : hommes, industries, capacités
12 janvier 2017, hôtel national des Invalides –
Amphithéâtre Austerlitz
Accueil
Jacques Godfrain, ancien ministre, président de la
Fondation Charles de Gaulle
Louis Gautier, secrétaire général de la Défense et de
la Sécurité nationale
Amiral Philippe Coindreau, major général des armées
Ingénieur général de classe exceptionnelle Laurent
Collet-Billon, délégué général pour l’armement,
ministère de la Défense (excusé)

Table ronde n° 1 : Les outils industriels, scientifiques


et technologiques de l’indépendance nationale
Modérateur : Frédéric Fogacci, directeur des études
et de la recherche, Fondation Charles de  Gaulle,
remplaçant l’ingénieur général de classe exceptionnelle
Laurent Collet-Billon, délégué général pour l’armement,
ministère de la Défense (excusé)
Georges-Henri Soutou, de l’Institut, professeur
émérite, université Paris-Sorbonne et École de guerre
Éric Trappier, président-directeur général, Dassault
Aviation
Patrice Caine, président-directeur général, Thales
Hervé Guillou, président-directeur général, DCNS
Présentation de l’exposition «  Guerres secrètes  »,
général de division (2s) Christian Baptiste, directeur du
musée de l’Armée

218
Annexe

Table ronde n° 2 : Diplomatie de défense et rayonne-


ment géostratégique
Modérateur : Alain Barluet, journaliste au Figaro
Maurice Vaïsse, professeur émérite à l’Institut
d’études politiques de Paris
Philippe Errera, directeur général des relations
internationales et de la stratégie, ministère de la Défense
Jean-Michel Palagos, président-directeur général de DCI
Capitaine de vaisseau Éric Malbrunot, commandant
du porte-avions Charles-de-Gaulle

Table ronde n° 3 : Renseignement et capacité d’anti-


cipation
Modérateur : Jean-Dominique Merchet, journaliste à
L’Opinion
Jean-Pierre Bat, Archives nationales
Martin Briens, directeur de la stratégie, DGSE
Amiral Édouard Guillaud, président-directeur général
de ODAS, ancien CEMA
Éric Danon, ancien ambassadeur, directeur général
adjoint des affaires politiques et de sécurité, ministère
des Affaires étrangères

 onclusion générale :
C
Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense
Table des matières

Préface............................................................................................................5
Liste des principaux sigles.................................................................9
Introduction................................................................................................11

Première partie
Le dispositif de défense dans l’État,
de de Gaulle à aujourd’hui...................................................... 21
Chapitre 1 : A
 ux origines de la pensée militaire
du général de Gaulle.................................................. 25
Chapitre 2 : U
 ne refondation gaullienne du
processus de décision politico-militaire ?...... 37
Chapitre 3 : L a chaîne de commandement
face à la conduite des opérations....................... 54

Deuxième partie
La présence militaire de la France à l’échelle
mondiale, depuis la décolonisation
et l’émergence du nucléaire................................................... 71
Chapitre 4 : L a France et l’OTAN,
de de Gaulle à aujourd’hui..................................... 76

221
Chapitre 5 : La France et l’Europe de la défense................ 92
Chapitre 6 : P
 résence dans le monde et capacité
de réaction de la France aujourd’hui............... 109

Troisième partie
Les outils stratégiques de l’indépendance :
hommes, industries, capacités............................................. 127
Chapitre 7 : L es outils scientifiques, technologiques et
industriels de l’indépendance nationale........ 132
Chapitre 8 : D
 iplomatie de défense et
rayonnement géostratégique................................ 152
Chapitre 9 : Renseignement et capacités d’anticipation.... 169

Conclusion...................................................................................................188

Postface : D
 iscours de conclusion de
M. Jean-Yves Le Drian,
ministre de la Défense................................................... 197

Remerciements.........................................................................................211
Annexe : Programme des journées de séminaire............... 215

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