Vous êtes sur la page 1sur 12

LES ÉCRITURES SERPENTINES, DE MARIVAUX À CATULLE MENDÈS

Anne Reverseau

Éditions de Minuit | « Critique »

2009/5 n° 744 | pages 413 à 423


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit
ISSN 0011-1600
ISBN 9782707320834
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-critique-2009-5-page-413.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de Minuit.


© Éditions de Minuit. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Les écritures serpentines,
de Marivaux
à Catulle Mendès
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit
}
Bernard Vouilloux Paris, Éditions Hermann,
Écritures de fantaisie coll. « Savoir : Lettres »,
Grotesques, arabesques, 2008, 229 p.
zigzags et serpentins

Les fantaisies visuelles que sont les serpentins de Sterne


dans Tristram Shandy et de Balzac dans La Peau de chagrin
ou les schémas de Nodier dans Histoire du Roi de Bohême...
intriguent le lecteur, mais plus encore le critique. Alors que
se développe l’intérêt pour les rapports entre le verbal et le
visuel, ce type de figuration dans le texte soulève la question
de la mise en image des mots. Mais si Bernard Vouilloux
s’intéresse ici au zigzag dessiné par Sterne, ce n’est pas pour
analyser comment on voit le texte ou comment on lit l’image,
mais pour tracer l’histoire des écritures serpentines depuis
la Renaissance, car la figure du serpentin est envisagée
comme le symbole de la fantaisie et sert à remonter, dans la
littérature, le fil souterrain qu’il appelle « ligne Marivaux ».
Qu’y a-t-il de commun entre la « prose serpentine » de
Marivaux et les « écritures de fantaisie » de l’époque roman-
tique ? Ces deux écritures appartiendraient-elles, malgré le
siècle qui les sépare, à la même famille ? Écritures de fantaisie
reprend, en les mettant en perspective, un essai sur le Spec-
tateur français de Marivaux suivi d’un autre sur le concept
de « fantaisie » au XIXe siècle. De ces deux objets d’étude, Ber-
nard Vouilloux tire un fil : les écritures serpentines, définies
par « l’arabesque » et « l’humour », « deux versions du grotes-
que », proches du « genre excentrique » (Nodier et autres
autour de 1830) et du « genre fantaisiste » (autour de 1850-
414 CRITIQUE

1860), sont le signe du passage d’un âge du discours à un


âge du texte. De façon surprenante, l’hypothèse est dévelop-
pée après coup, dans une troisième partie sous forme de syn-
thèse 1.
Le but est d’« inscrire la tradition nationale de la fantaisie
dans un horizon européen et dans la longue durée » (p. 11) et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit
de lire Marivaux et la génération romantique française en
compagnie de Shakespeare, Sterne, Montaigne ou Schlegel.
Relier ces « deux moments d’une histoire de la prose fran-
çaise » (p. 19) est ambitieux, comme l’est le champ d’étude :
nombreuses sont les références à la musique (Carl Philipp
Emmanuel Bach, Mozart, Haydn ou Beethoven), à la peinture
(la grotesque et les ornements de la Domus Aurea, par exem-
ple), mais aussi à l’art du jardin ou aux développements de
la presse :
Histoire complexe, assurément, que celle de cette prose filée sur
la ligne à basse tension des associations, puisqu’elle mêle une
histoire à la fois sémantique et philosophique de ce que l’on
entend par « fantaisie » et une histoire des formes écrites, laquelle
est assez diffuse, toutefois, pour résister aux assignations de la
rhétorique des styles et de la poétique des genres (p. 18).

Détours, digressions et polyphonie chez Marivaux


En fondant Le Spectateur français en 1721, Marivaux
adapte la formule du Spectator d’Addison et Steele, périodi-
que britannique qui rencontra un immense succès dans la
seconde décennie du XVIIIe siècle, mais il invente aussi une
manière d’écrire. La première partie d’Écritures de fantaisie
cherche à « dégager l’originalité du Spectateur français » et
à analyser « les stratégies d’écriture qui ont permis à Mari-
vaux de rendre acceptables pour ses lecteurs les multiples

1. La construction d’Écritures de fantaisie et l’effet d’attente que


provoque chez le lecteur la formulation de la thèse en fin de volume
sont finement analysés par N. Wanlin dans « La fantaisie a son his-
toire », Acta Fabula, Essais critiques, URL : http://www.fabula.org/
revue/document4735.php. Le contraste entre l’impression d’une
« agréable et instructive causerie érudite » que donne un corpus hété-
rogène et la force des hypothèses théoriques est en effet caractéristique
de la démarche de B. Vouilloux.
LES ÉCRITURES SERPENTINES 415

ruptures et incidentes de ses chroniques journalistiques »


(p. 19).
Dans le sillage de Nelson Goodman, Bernard Vouilloux
analyse la métaphore de l’écriture serpentine comme une
« étiquette » appartenant à un « schème » (ensemble des éti-
quettes qui lui sont corrélées) et « transférée » de son « règne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit
d’attache » dans les arts visuels vers le « règne de la littéra-
ture ». L’« écriture serpentine » se caractérise par une pensée
par association plutôt que par système, et par une « poétique
de la composition libre » (p. 24). « Le mot évoque d’abord la
forma serpentinata chère à l’esthétique maniériste développée
par Giovanni Paolo Lomazzo, soit la ligne qui lie entre eux les
différents points de tension qu’épouse la circonscription
d’une figure et dont celle-ci tire un effet de mouvement »
(p. 73). L’écriture serpentine est donc volontiers labyrinthi-
que, parfois apprêtée ou affectée. Passé dans le corpus aca-
démique français avec le poème didactique du critique et
poète Charles-Alphonse Dufresnoy 2, le terme est repris par
Hogarth 3 au sujet de la « ligne de la grâce » qu’il oppose à la
« ligne de la beauté ». La poétique de l’écriture serpentine est
aussi une éthique car elle prône le naturel, discrédite les atti-
tudes guindées et cherche à substituer l’homme à l’auteur.
Tel Montaigne avec ses « sauts » et « gambades 4 », Marivaux
passe d’un sujet à l’autre et joue d’effets de polyphonie.
Comme les autres contre-modèles de la rhétorique tradition-
nelle que sont les essais, les lettres et les textes conversation-
nels, l’écriture serpentine est liée à la montée de l’individua-
lisme moderne et à ce que Vouilloux appelle la « démocratie
de la parole » (p. 40). Marivaux trouve donc place dans une
généalogie hétérogène de l’écriture serpentine, entre Montai-
gne, Sterne, Nodier, Jean-Paul et les romantiques allemands.
Des analyses précises montrent comment Marivaux
« parvient à tramer et à enchaîner en un tissu cohérent, en

2. « Membrorumque sinus, inis flammantis ad instar, Serpanti


undantes flexus » dans Ch.-A. Dufresnoy, De arte graphica, Paris,
1648.
3. W. Hogarth, Analysis of Beauty, 1753.
4. Montaigne, Essais, III, IX : « mes fantaisies se suyvent : mais
par fois c’est de loing : et se regardent, mais d’une veue oblique. [...]
J’aime l’alleure poetique, à sauts et à gambades ».
416 CRITIQUE

un texte, les fils disparates dont il fait sa matière » (p. 45). Ce


« tissage » est fait de la polyphonie due à la multiplication des
locuteurs, de l’alternance entre un « discours dissertatif » et
des « séquences narratives », des changements d’énonciation
et du développement d’un « métadiscours auctorial » (p. 48),
fait d’amorces et de digressions. Le Spectateur obéit donc à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit
« la poétique de la variété et du naturel » (p. 62) qu’il revendi-
que. À la suite de Walter Benjamin (Paris, capitale du XIXe siè-
cle. Le Livre des passages) et de Karlheinz Stierle (La Capitale
des signes), Bernard Vouilloux explore les rapports entre ville
et écriture. Remise en contexte, l’écriture de Marivaux,
comme celle de Diderot, est liée à la flânerie urbaine :
doués tous deux d’un sens aigu de l’observation et d’une aptitude
éminente à traverser toutes sortes de milieux, ils ont pour prin-
cipal champ d’exercice la ville, avec ses salons et ses cénacles,
mais aussi avec ses rues, ses promenades publiques, ses bouti-
ques et échoppes, ses cafés, ses lieux de spectacle et ce spectacle
permanent qu’elle constitue elle-même pour le promeneur. Leur
« libertinage d’idées 5 » est indissociable d’une frénésie de locomo-
tion (p. 22).

Les trajectoires sinueuses de la fantaisie


L’objet de la deuxième partie est d’analyser la notion de
« fantaisie » telle qu’elle se développe en France dans la pre-
mière moitié du XIXe siècle. Pour comprendre ce « complexe
sémantique » qui se situe à la « confluence des cultures alle-
mande et anglaise », il est nécessaire d’en dresser la généa-
logie, du grec phantasia au français fantaisie, jusqu’au
moment où le terme « flambe tel un manifeste » avec la Revue
fantaisiste qui réunit, en 1861, trois générations d’écrivains :
les « jeunes débutants » (Léon Cladel, Alphonse Daudet,
Catulle Mendès), « des auteurs de la génération précédente »
(Théodore de Banville, Baudelaire, Charles Monselet) et des
écrivains du « temps héroïque du romantisme » (Gautier, Léon
Gozlan) (p. 91). Cette généalogie vise à démêler « l’imbroglio
lexical » (p. 121) source de confusion entre « phantasia » (l’âme

5. Marivaux, Le Spectateur français, Journaux et œuvres diver-


ses, éd. F. Deloffre et M. Gilot, Paris, Classiques Garnier, 2001, p. 132
(Cinquième feuille).
LES ÉCRITURES SERPENTINES 417

rationnelle) et « imaginatio » (l’âme sensitive) jusqu’à la fin du


e
XVI siècle, et à rendre apparent ce fil directeur souterrain, au
prix de nombreux détours du côté de la théorie rousseauiste
de la musique, de la philosophie allemande et des empiristes
anglais.
Pour comprendre comment est actualisée la signification
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit
esthétique de la notion éclectique de « fantaisie », Vouilloux
convoque son contexte épistémique et les outils de la lexico-
graphie. C’est avec l’autonomisation de la philosophie, au
tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, que s’est développée en
littérature une conception originale de la fantaisie, au point
qu’on peut dire que, dans la préface des Orientales, Hugo
« s’inscrit dans le main stream ouvert par les théoriciens alle-
mands quand il met en avant son droit imprescriptible de
poète à la fantaisie » (p. 138). L’histoire du terme fantaisie est
celle d’un transfert des arts vers la littérature, transfert qui
obéit à la vision romantique de la notion. En musique, c’est
la spontanéité qui prévaut ; en peinture, c’est l’improvisation,
l’esthétique du pittoresque, celle des monstres et drôleries du
Moyen-âge et des grotesques de la Renaissance (voir par
exemple la « Préface » de Cromwell), jusqu’aux arabesques des
e e
XVII et XVIII siècles. Forte de la légitimité théorique conférée
par les romantiques allemands, la « fantaisie » se nourrit de
nombreuses significations annexes et fait l’amalgame entre
nouveauté, originalité, « goût singulier », vagabondage et
liberté. En France, la notion est plus floue que le terme alle-
mand, clairement conceptualisé à la même époque. Mais cet
éclectisme ne gâta en rien son succès, au contraire, « il est
même permis de penser que le terme dut précisément sa for-
tune à son pouvoir de dissémination ou de vaporisation »
(p. 111).
Comprendre la signification esthétique de la « fantaisie »
implique de dresser une généalogie de la notion :
C’est donc quelque part entre Destutt de Tracy, Joubert et Mme de
Staël, d’une part, Hugo et Nodier, de l’autre, que fantaisie, sorti
du vocabulaire philosophique depuis deux siècles, s’est chargé
d’une signification esthétique à la faveur de sa « contamination »
par l’allemand Phantasie (p. 146).

La concomitance du mouvement et de l’« étiquette » « fantai-


siste » est la marque d’une « conscience historisante » qui
418 CRITIQUE

apparaît comme un des « traits distinctifs de la modernité


littéraire ou artistique » (p. 90). Bernard Vouilloux fait de
l’« émancipation progressive de la fantaisie » le signe de l’affir-
mation du mouvement de la pensée et de l’imagination créa-
trice. En effet, la fantaisie obéit au « régime associatif de l’ima-
gination » (p. 130) et se trouve ainsi figurée par les images de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit
la fumée, de l’eau et du feu, éléments souples et fluides.

L’arabesque du texte comme fil directeur


Le lien entre les deux moments historiques est explicité
dans une troisième partie qui se donne pour tâche de les
réunir et de les théoriser. La prose de Marivaux et les écritu-
res fantaisistes deviennent alors les signes de la transition
d’un âge du discours à un âge du texte, d’une modification
des « régimes de fonctionnement » de la littérature. La syn-
thèse, intitulée « Final quasi una fantasia. De l’âge du dis-
cours à l’âge du texte », analyse la « lente conversion » (p. 215)
« d’une rhétorique idéalement construite sur l’idéalité de l’oral
à une esthétique intégrant la matérialité du signe » (p. 20).
Au passage, Vouilloux revient sur les propos de Lessing,
contemporain de Sterne, qu’il critique ailleurs, par exemple
dans « L’évidence descriptive 6 », et montre comment le travail
de refondation de l’auteur du Laocoon (1766) revient à refuser
à la poésie « son régime de fonctionnement textuel » en
« l’écrasant sur la seule successivité de sa chaîne » (p. 186),
en brisant l’analogie entre peinture et poésie qui sous-tendait
la rhétorique et en développant l’opposition fameuse entre la
poésie comme art du temps, soumise à la successivité, et la
peinture comme art de l’espace. Or, pour Bernard Vouilloux,
le « changement de paradigme » correspond à la progressive
spatialisation du texte : « C’est que l’arabesque constitue en
texte l’espace à travers lequel elle se déploie : pas seulement
l’espace verbal de la page manuscrite ou imprimée, mais
aussi l’espace graphique du dessin, l’espace chromatique des

6. « L’évidence descriptive », in Lisible/visible : problématiques,


Actes du Colloque « Texte/Image », sous la direction de P. Mourier-
Casile et D. Moncond’huy (Université de Poitiers, 27 janv.-1er fév.
1992), La Licorne, no 23, 1992, p. 3-15 ; Poésie, no 61, 4e trim. 1992,
p. 100-109.
LES ÉCRITURES SERPENTINES 419

tableaux, l’espace plastique de la sculpture, l’espace des jar-


dins et des paysages, l’espace des villes, l’espace des châles
de cachemire et des tapis » (p. 215).
Ce rapport nouveau à l’objet verbal est historicisé par le
critique : la spatialisation du texte va de pair avec la montée
en puissance du terme « texte », qui évoque le tissage et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit
l’entrelacement. Le phénomène est récent et accompagne, au
début du XIXe siècle, la sacralisation de la littérature et l’exten-
sion de la sphère scolaire, l’école et le sacré étant jusque-là
les deux principaux champs d’application du terme. Vouil-
loux propose de prendre toute la mesure de cette transfor-
mation, jusqu’aux pratiques du collage et du montage au
e
XX siècle. Les « arts du texte » se sont approprié ces pratiques
issues des arts visuels « en vertu des évolutions internes
qu’ils venaient de connaître » (p. 173). C’est ainsi que le
« modèle iconique » aurait en quelque sorte remplacé le
« modèle musical », largement discuté depuis Mallarmé.
Celui-ci aurait été « déporté » vers l’iconicité, via, par exemple,
le paradigme de la partition. La spatialisation du texte, qui
était de l’ordre de l’exception (les « vers figurés »), devient la
règle avec « Le Coup de dés, les calligrammes d’Apollinaire,
les « mots en liberté » futuristes et les collages dadaïstes et
surréalistes », conçus comme le terreau de la poésie visuelle
qui se développe après la Seconde Guerre mondiale (p. 175).
L’opposition entre les agencements en séries ou en labyrin-
thes théorisée par Henri Focillon (Vie des formes, 1934) est
reprise et historicisée par Bernard Vouilloux qui intègre les
« grotesques, arabesques, zigzags et autres lignes serpenti-
nes » au labyrinthe, « figure latente du paysage pittoresque et
des textualités retorses » (p. 189).
Depuis le XVIIIe siècle, le changement de paradigme est
particulièrement visible dans les textes à travers la multipli-
cation des schémas, des collections tabulaires et d’autres
arborescences que Vouilloux rapproche des « lignes serpen-
tines par lesquelles le narrateur de Tristram Shandy figure
les multiples digressions qui font zigzaguer le fil de son récit »,
qui « ne sont pas autre chose que des diagrammes, des repré-
sentations schématiques de la dispositio narrative » et qui
« matérialisent le cours erratique du récit » (p. 184). L’écriture
serpentine est une écriture dont l’ornementation n’est plus
accessoire, mais nécessaire. Il y a en effet un « renversement
420 CRITIQUE

complet » des valeurs négatives attachées à l’ornement


(p. 219). L’arabesque, l’ornement, la fantaisie deviennent des
dispositifs 7. Bernard Vouilloux montre la rupture avec la
conception rhétorique de l’ornatus qu’opère au XIXe siècle la
« question de l’ornement ». L’ornement, comme la fantaisie,
appartient à un éclectisme propre au siècle romantique qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit
se construit un véritable musée de la Fantaisie, rassemblant et
confondant sous ce large chapeau d’enchanteur Merlin ou de fée
Clochette toutes les manifestations d’un esprit anti-classique,
volontiers qualifié de « gothique » ou de « baroque », et valorisant
systématiquement ce que les tenants de l’ordre classique, comme
Nisard pour les lettres, ou les gardiens du néo-classicisme,
comme Quatremère de Quincy pour les arts, s’obstinent à rejeter
aux lisières du « goût » (p. 198).
L’« écriture ornementale » est une métaphore, certes, mais
une métaphore qui, comme la « poésie cubiste » ou l’« écriture
impressionniste », a besoin d’être motivée par le critique. Écri-
tures de fantaisie est l’occasion pour Bernard Vouilloux
d’approfondir la réflexion méthodologique sur ce qu’il appelle
les « styles d’époque 8 ».

Une lecture méthodique et rigoureuse des écritures de


fantaisie
Un des intérêts majeurs de cet ouvrage réside dans la
démarche ainsi que dans le souci permanent de Bernard
Vouilloux de justifier une méthode à la fois historique et
sémantique et de la justifier. Même dans la synthèse, l’oppo-
sition entre âge du discours et âge du texte est tempérée par

7. Au sujet de cette notion, voir le débat entre B. Vouilloux et


Ph. Ortel, intitulé « Pour une critique des dispositifs ? » et placé en tête
de Discours, image, dispositif. Penser la représentation II, textes réunis
par Ph. Ortel, Paris, L’Harmattan, coll. « Champs visuels », 2008,
p. 13-58.
8. Cette réflexion sur les styles d’époque a été développée par
B. Vouilloux dans « L’impressionnisme littéraire : une révision », Poé-
tique, 121, fév. 2000, p. 61-92 et dans « Les relations entre les arts et
la question des “styles d’époque” », dans K. Benoudis Basílio (éd.),
Harmonias, Actes de la Journée d’études « Inter-Arts » du 12 déc. 2000,
Faculdade de Letras da Universidade de Lisboa, Fundaçào para à
Ciênca e a Tecnologia, Ediçoes Colibri, 2002, p. 9-35.
LES ÉCRITURES SERPENTINES 421

le soin pris à prévenir les critiques en mentionnant l’erreur


qui consisterait à rabattre sur une trop stricte chronologie ce
qui est avant tout affaire de « régimes de fonctionnement ». Il
plaide ainsi la « coexistence » des deux âges pour éviter d’y
voir une « opposition simplifiée de l’oral et de l’écrit » (p. 216).
Dans la première partie, Vouilloux étudie le style conver-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit
sationnel européen, qui se développe de la Renaissance au
e
XVIII siècle, avec des outils d’analyse rarement appliqués à ce
type de littérature. En effet, l’écriture serpentine de Marivaux
« a trouvé un réflecteur dans les travaux de la pragmatique
et dans les nombreux outils théoriques – actes de langage,
énonciation indirecte, ironie, présuppositions et sous-enten-
dus, inférences, implicatures et maximes de conversation,
parcours argumentatif, etc. – qui ont permis de penser une
linguistique de l’énonciation, et donc de faire droit aux opé-
rations et aux interactions d’un discours en acte » (p. 66).
Dans la deuxième partie, sa méthode consiste à faire à la fois
une histoire sémantique du mot fantaisie (comme l’a fait
Auerbach pour figura) et une « grammaire » qui en retracerait
le fonctionnement autour de 1850. Le recours à une analyse
sémantique en contexte est alors nécessaire : Bernard Vouil-
loux procède par discussion et élimination des termes
concurrents, avant de proposer sa propre définition. Cette
attention portée aux « étiquettes » est typique de sa démarche
parfois austère, mais efficace. Au sujet de Marivaux par
exemple, il commente puis refuse les expressions « prose
pédestre » et « prose courante » avant de proposer sa définition
de l’écriture serpentine (p. 72).
La critique des expressions comme celle d’« impression-
nisme littéraire 9 », qu’il a abordée ailleurs, est également
caractéristique de la démarche de Bernard Vouilloux : « Les
éventuelles lumières que la métaphore graphique apporte à
l’intelligence d’un fonctionnement textuel ne doivent pas
nous éblouir au point de nous rendre aveugles à l’objet
qu’elles étaient censées éclairer » (p. 85). Pourtant, ces pré-
cautions méthodologiques n’empêchent pas de prendre au
sérieux les arabesques, caprices, et autres fantaisies, « méta-
phores dont l’insistance fait sens, toutes renvoyant à l’orne-
mentation telle qu’elle a cours dans les arts visuels » (p. 187).

9. « L’impressionnisme littéraire : une révision », art. cit.


422 CRITIQUE

Bernard Vouilloux propose ainsi de « déplier la métaphore »


de l’ornementation dans son rapport analogique : « les digres-
sions et les recherches stylistiques [...] sont au « fil » du texte
ce que les ornements qui viennent en bordure d’une image
ou d’un texte sont à ceux-ci » (p. 199). Mais l’homologie fonc-
tionnelle s’arrête là et il faut alors comprendre comment
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit
l’écriture de fantaisie s’est justifiée et analyser les « artefacts
conceptuels qu’elle a construits, l’ensemble des représenta-
tions qu’elle a mobilisées pour se penser » (p. 200). La
méthode d’analyse que propose Vouilloux pour ce type de
métaphore consiste à prendre en compte les questions for-
melles ainsi que le contexte culturel. Le fil de l’arabesque
passe donc par la fascination d’une époque pour les « formes
inchoatives » ou « ambiguës » (p. 207) aussi bien que par la
mode des « châles de cachemire » du début du XIXe siècle.

Les fils de Tristram Shandy


Écritures de fantaisie pose clairement le problème du
« style d’époque » tout en rendant apparent le fil qui court de
Montaigne au XXe siècle. Les hypothèses destinées à intégrer
les expériences modernes (les collages, Apollinaire et le sur-
réalisme) aux écritures serpentines ne sont qu’ébauchées et
Vouilloux passe parfois rapidement sur des rapprochements
qui ne sont pas évidents, mais cette démarche a l’avantage
d’éviter l’écueil d’une vision téléologique qui ferait des avant-
gardes le point d’arrivée des développements labyrinthiques
des écritures de fantaisie. Histoire littéraire, Écritures de fan-
taisie est aussi une histoire artistique et plus largement
culturelle. La prose serpentine de Marivaux et les écritures
de fantaisie du XIXe siècle sont rapprochées des développe-
ments de la presse car « le contexte journalistique favorise les
textes courts et un art de la pointe » (p. 165). Les analyses
des rapports entre la littérature et la peinture (autour de la
notion de « grotesque ») et entre la littérature et la musique
(autour du terme de fantaisie) sont précises et savantes. Mais
la place de la musique dans les méandres des écritures de
fantaisie ne va pas sans poser problème. Tout en expliquant
comment le « modèle musical » se voit dépassé par le « modèle
iconique » à partir de Mallarmé, Vouilloux intègre la musique
à sa démonstration via « la théorie des synesthésies » qui
LES ÉCRITURES SERPENTINES 423

« n’est pas une bizarrerie accidentelle, un épiphénomène


anecdotique, mais une séquelle esthétique de l’arabesque,
une fusée qu’elle tire dans le ciel fin-de-siècle » (p. 218).
L’essai de Bernard Vouilloux vaut avant tout pour la
méthode qu’il invente et qui lui sert de fil directeur. En effet,
si le rapprochement entre Marivaux et les « petits romanti-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 21:44 - © Éditions de Minuit
ques » fantaisistes peut surprendre, il est justifié par la
démarche critique : ce sont les analyses, qui vont du plus
précis (remarques lexicales et terminologiques) au plus large
(la transformation, sur plusieurs siècles, du régime d’écri-
ture) qui justifient le rapprochement. La méthode invente
ainsi elle-même ses objets d’étude. En intégrant son histoire
de la littérature à une histoire culturelle, à une histoire des
arts, de la presse et de la philosophie, et en choisissant de
faire un sort aux mouvements transnationaux de concepts,
Écritures de fantaisie donne la preuve de la complémentarité
des approches. Parce qu’elle appartient finalement au champ
de l’art, la littérature est ici traitée de façon interdisciplinaire,
mais aussi transdisciplinaire 10. Plus qu’un énième ouvrage
sur les rapports entre le texte et l’image, l’essai de Bernard
Vouilloux montre que ni l’histoire ni la théorie de la littérature
ne peuvent se passer des autres champs qu’elles ont trop
souvent ignorés.

Anne REVERSEAU

10. B. Vouilloux propose le terme de « transdisciplinarité » plutôt


que d’« interdisciplinarité » pour désigner le travail sur les « seuils, les
frontières, les limites, les marges, les passages, les plis, les hétérogé-
néités, les multiplicités », dans « Langage et arts visuels. Réflexions
intempestives sur un champ de recherches », dans Lieux littéraires /
La Revue (Université Paul-Valéry), 1er juin 2000, p. 203-223. Voir aussi
« Où commence et comment finit une interdiscipline ? », Word and
Image, bulletin 6, nov. 1990, p. 17-22 et Littérature, no 87, oct. 1992,
p. 95-98. Repris en tête de L’Interstice figural, Discours, histoire, pein-
ture, Grenoble, Le Griffon d’argile / Presses Universitaires de Greno-
ble, 1994. Ces problématiques terminologiques et méthodologiques
ont fait l’objet d’une séance du groupe de travail « La poésie au carre-
four des arts » en nov. 2007 (compte rendu disponible sur
http://www.poesie-arts.com/).

Vous aimerez peut-être aussi