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Anne Reverseau
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ISSN 0011-1600
ISBN 9782707320834
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-critique-2009-5-page-413.htm
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Bernard Vouilloux Paris, Éditions Hermann,
Écritures de fantaisie coll. « Savoir : Lettres »,
Grotesques, arabesques, 2008, 229 p.
zigzags et serpentins
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de lire Marivaux et la génération romantique française en
compagnie de Shakespeare, Sterne, Montaigne ou Schlegel.
Relier ces « deux moments d’une histoire de la prose fran-
çaise » (p. 19) est ambitieux, comme l’est le champ d’étude :
nombreuses sont les références à la musique (Carl Philipp
Emmanuel Bach, Mozart, Haydn ou Beethoven), à la peinture
(la grotesque et les ornements de la Domus Aurea, par exem-
ple), mais aussi à l’art du jardin ou aux développements de
la presse :
Histoire complexe, assurément, que celle de cette prose filée sur
la ligne à basse tension des associations, puisqu’elle mêle une
histoire à la fois sémantique et philosophique de ce que l’on
entend par « fantaisie » et une histoire des formes écrites, laquelle
est assez diffuse, toutefois, pour résister aux assignations de la
rhétorique des styles et de la poétique des genres (p. 18).
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d’attache » dans les arts visuels vers le « règne de la littéra-
ture ». L’« écriture serpentine » se caractérise par une pensée
par association plutôt que par système, et par une « poétique
de la composition libre » (p. 24). « Le mot évoque d’abord la
forma serpentinata chère à l’esthétique maniériste développée
par Giovanni Paolo Lomazzo, soit la ligne qui lie entre eux les
différents points de tension qu’épouse la circonscription
d’une figure et dont celle-ci tire un effet de mouvement »
(p. 73). L’écriture serpentine est donc volontiers labyrinthi-
que, parfois apprêtée ou affectée. Passé dans le corpus aca-
démique français avec le poème didactique du critique et
poète Charles-Alphonse Dufresnoy 2, le terme est repris par
Hogarth 3 au sujet de la « ligne de la grâce » qu’il oppose à la
« ligne de la beauté ». La poétique de l’écriture serpentine est
aussi une éthique car elle prône le naturel, discrédite les atti-
tudes guindées et cherche à substituer l’homme à l’auteur.
Tel Montaigne avec ses « sauts » et « gambades 4 », Marivaux
passe d’un sujet à l’autre et joue d’effets de polyphonie.
Comme les autres contre-modèles de la rhétorique tradition-
nelle que sont les essais, les lettres et les textes conversation-
nels, l’écriture serpentine est liée à la montée de l’individua-
lisme moderne et à ce que Vouilloux appelle la « démocratie
de la parole » (p. 40). Marivaux trouve donc place dans une
généalogie hétérogène de l’écriture serpentine, entre Montai-
gne, Sterne, Nodier, Jean-Paul et les romantiques allemands.
Des analyses précises montrent comment Marivaux
« parvient à tramer et à enchaîner en un tissu cohérent, en
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« la poétique de la variété et du naturel » (p. 62) qu’il revendi-
que. À la suite de Walter Benjamin (Paris, capitale du XIXe siè-
cle. Le Livre des passages) et de Karlheinz Stierle (La Capitale
des signes), Bernard Vouilloux explore les rapports entre ville
et écriture. Remise en contexte, l’écriture de Marivaux,
comme celle de Diderot, est liée à la flânerie urbaine :
doués tous deux d’un sens aigu de l’observation et d’une aptitude
éminente à traverser toutes sortes de milieux, ils ont pour prin-
cipal champ d’exercice la ville, avec ses salons et ses cénacles,
mais aussi avec ses rues, ses promenades publiques, ses bouti-
ques et échoppes, ses cafés, ses lieux de spectacle et ce spectacle
permanent qu’elle constitue elle-même pour le promeneur. Leur
« libertinage d’idées 5 » est indissociable d’une frénésie de locomo-
tion (p. 22).
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esthétique de la notion éclectique de « fantaisie », Vouilloux
convoque son contexte épistémique et les outils de la lexico-
graphie. C’est avec l’autonomisation de la philosophie, au
tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, que s’est développée en
littérature une conception originale de la fantaisie, au point
qu’on peut dire que, dans la préface des Orientales, Hugo
« s’inscrit dans le main stream ouvert par les théoriciens alle-
mands quand il met en avant son droit imprescriptible de
poète à la fantaisie » (p. 138). L’histoire du terme fantaisie est
celle d’un transfert des arts vers la littérature, transfert qui
obéit à la vision romantique de la notion. En musique, c’est
la spontanéité qui prévaut ; en peinture, c’est l’improvisation,
l’esthétique du pittoresque, celle des monstres et drôleries du
Moyen-âge et des grotesques de la Renaissance (voir par
exemple la « Préface » de Cromwell), jusqu’aux arabesques des
e e
XVII et XVIII siècles. Forte de la légitimité théorique conférée
par les romantiques allemands, la « fantaisie » se nourrit de
nombreuses significations annexes et fait l’amalgame entre
nouveauté, originalité, « goût singulier », vagabondage et
liberté. En France, la notion est plus floue que le terme alle-
mand, clairement conceptualisé à la même époque. Mais cet
éclectisme ne gâta en rien son succès, au contraire, « il est
même permis de penser que le terme dut précisément sa for-
tune à son pouvoir de dissémination ou de vaporisation »
(p. 111).
Comprendre la signification esthétique de la « fantaisie »
implique de dresser une généalogie de la notion :
C’est donc quelque part entre Destutt de Tracy, Joubert et Mme de
Staël, d’une part, Hugo et Nodier, de l’autre, que fantaisie, sorti
du vocabulaire philosophique depuis deux siècles, s’est chargé
d’une signification esthétique à la faveur de sa « contamination »
par l’allemand Phantasie (p. 146).
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la fumée, de l’eau et du feu, éléments souples et fluides.
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l’entrelacement. Le phénomène est récent et accompagne, au
début du XIXe siècle, la sacralisation de la littérature et l’exten-
sion de la sphère scolaire, l’école et le sacré étant jusque-là
les deux principaux champs d’application du terme. Vouil-
loux propose de prendre toute la mesure de cette transfor-
mation, jusqu’aux pratiques du collage et du montage au
e
XX siècle. Les « arts du texte » se sont approprié ces pratiques
issues des arts visuels « en vertu des évolutions internes
qu’ils venaient de connaître » (p. 173). C’est ainsi que le
« modèle iconique » aurait en quelque sorte remplacé le
« modèle musical », largement discuté depuis Mallarmé.
Celui-ci aurait été « déporté » vers l’iconicité, via, par exemple,
le paradigme de la partition. La spatialisation du texte, qui
était de l’ordre de l’exception (les « vers figurés »), devient la
règle avec « Le Coup de dés, les calligrammes d’Apollinaire,
les « mots en liberté » futuristes et les collages dadaïstes et
surréalistes », conçus comme le terreau de la poésie visuelle
qui se développe après la Seconde Guerre mondiale (p. 175).
L’opposition entre les agencements en séries ou en labyrin-
thes théorisée par Henri Focillon (Vie des formes, 1934) est
reprise et historicisée par Bernard Vouilloux qui intègre les
« grotesques, arabesques, zigzags et autres lignes serpenti-
nes » au labyrinthe, « figure latente du paysage pittoresque et
des textualités retorses » (p. 189).
Depuis le XVIIIe siècle, le changement de paradigme est
particulièrement visible dans les textes à travers la multipli-
cation des schémas, des collections tabulaires et d’autres
arborescences que Vouilloux rapproche des « lignes serpen-
tines par lesquelles le narrateur de Tristram Shandy figure
les multiples digressions qui font zigzaguer le fil de son récit »,
qui « ne sont pas autre chose que des diagrammes, des repré-
sentations schématiques de la dispositio narrative » et qui
« matérialisent le cours erratique du récit » (p. 184). L’écriture
serpentine est une écriture dont l’ornementation n’est plus
accessoire, mais nécessaire. Il y a en effet un « renversement
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se construit un véritable musée de la Fantaisie, rassemblant et
confondant sous ce large chapeau d’enchanteur Merlin ou de fée
Clochette toutes les manifestations d’un esprit anti-classique,
volontiers qualifié de « gothique » ou de « baroque », et valorisant
systématiquement ce que les tenants de l’ordre classique, comme
Nisard pour les lettres, ou les gardiens du néo-classicisme,
comme Quatremère de Quincy pour les arts, s’obstinent à rejeter
aux lisières du « goût » (p. 198).
L’« écriture ornementale » est une métaphore, certes, mais
une métaphore qui, comme la « poésie cubiste » ou l’« écriture
impressionniste », a besoin d’être motivée par le critique. Écri-
tures de fantaisie est l’occasion pour Bernard Vouilloux
d’approfondir la réflexion méthodologique sur ce qu’il appelle
les « styles d’époque 8 ».
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sationnel européen, qui se développe de la Renaissance au
e
XVIII siècle, avec des outils d’analyse rarement appliqués à ce
type de littérature. En effet, l’écriture serpentine de Marivaux
« a trouvé un réflecteur dans les travaux de la pragmatique
et dans les nombreux outils théoriques – actes de langage,
énonciation indirecte, ironie, présuppositions et sous-enten-
dus, inférences, implicatures et maximes de conversation,
parcours argumentatif, etc. – qui ont permis de penser une
linguistique de l’énonciation, et donc de faire droit aux opé-
rations et aux interactions d’un discours en acte » (p. 66).
Dans la deuxième partie, sa méthode consiste à faire à la fois
une histoire sémantique du mot fantaisie (comme l’a fait
Auerbach pour figura) et une « grammaire » qui en retracerait
le fonctionnement autour de 1850. Le recours à une analyse
sémantique en contexte est alors nécessaire : Bernard Vouil-
loux procède par discussion et élimination des termes
concurrents, avant de proposer sa propre définition. Cette
attention portée aux « étiquettes » est typique de sa démarche
parfois austère, mais efficace. Au sujet de Marivaux par
exemple, il commente puis refuse les expressions « prose
pédestre » et « prose courante » avant de proposer sa définition
de l’écriture serpentine (p. 72).
La critique des expressions comme celle d’« impression-
nisme littéraire 9 », qu’il a abordée ailleurs, est également
caractéristique de la démarche de Bernard Vouilloux : « Les
éventuelles lumières que la métaphore graphique apporte à
l’intelligence d’un fonctionnement textuel ne doivent pas
nous éblouir au point de nous rendre aveugles à l’objet
qu’elles étaient censées éclairer » (p. 85). Pourtant, ces pré-
cautions méthodologiques n’empêchent pas de prendre au
sérieux les arabesques, caprices, et autres fantaisies, « méta-
phores dont l’insistance fait sens, toutes renvoyant à l’orne-
mentation telle qu’elle a cours dans les arts visuels » (p. 187).
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l’écriture de fantaisie s’est justifiée et analyser les « artefacts
conceptuels qu’elle a construits, l’ensemble des représenta-
tions qu’elle a mobilisées pour se penser » (p. 200). La
méthode d’analyse que propose Vouilloux pour ce type de
métaphore consiste à prendre en compte les questions for-
melles ainsi que le contexte culturel. Le fil de l’arabesque
passe donc par la fascination d’une époque pour les « formes
inchoatives » ou « ambiguës » (p. 207) aussi bien que par la
mode des « châles de cachemire » du début du XIXe siècle.
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ques » fantaisistes peut surprendre, il est justifié par la
démarche critique : ce sont les analyses, qui vont du plus
précis (remarques lexicales et terminologiques) au plus large
(la transformation, sur plusieurs siècles, du régime d’écri-
ture) qui justifient le rapprochement. La méthode invente
ainsi elle-même ses objets d’étude. En intégrant son histoire
de la littérature à une histoire culturelle, à une histoire des
arts, de la presse et de la philosophie, et en choisissant de
faire un sort aux mouvements transnationaux de concepts,
Écritures de fantaisie donne la preuve de la complémentarité
des approches. Parce qu’elle appartient finalement au champ
de l’art, la littérature est ici traitée de façon interdisciplinaire,
mais aussi transdisciplinaire 10. Plus qu’un énième ouvrage
sur les rapports entre le texte et l’image, l’essai de Bernard
Vouilloux montre que ni l’histoire ni la théorie de la littérature
ne peuvent se passer des autres champs qu’elles ont trop
souvent ignorés.
Anne REVERSEAU