LUMIÈRES
Rigorisme moral et antithéâtralisme catholique de la fin du 17e siècle au milieu du
18e siècle
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
2018/1 n° 50 | pages 509 à 525
ISSN 0070-6760
ISBN 9782348036200
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2018-1-page-509.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
DES MŒURS AU TEMPS DES LUMIÈRES
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
de Voisin (1610-1685) publie une Défense du traité du prince de
Conti2. Alors dominée par la sévérité morale caractéristique du
jansénisme, la querelle de la moralité du théâtre s’assoupit ensuite
quelques années avant de connaître une recrudescence à la suite
de la parution de la Lettre d’un théologien illustre par sa qualité et
son mérite consulté pour savoir si la comédie peut être permise ou doit
être défendue (1694) du théatin italien Francesco Caffaro (1650-
1720), publiée anonymement en tête d’un recueil de pièces variées
du dramaturge français Edme Boursault (1638-1701). Pour répli-
quer aux arguments développés en faveur du théâtre par le P. Caf-
faro, Bossuet produit alors ses fameuses Maximes et réflexions sur
la comédie (1694) où il accuse la comédie de corrompre les mœurs
chrétiennes et de disposer l’auditoire au péché. Désormais bril-
lamment illustrée, la tradition antithéâtrale rigoriste va persister
durant tout le 18e siècle. Sévérité antithéâtrale qu’ont obstinément
entretenue les théologiens moralistes et les canonistes catholiques
de la fin du 17e siècle et de la première moitié du 18e siècle. Lar-
gement méconnu, leur apport à la tradition de l’antithéâtralisme
moderne a été pourtant crucial.
Le rigorisme fin-de-siècle et sa postérité immédiate
L’antithéâtralisme est un engagement communément partagé
par les auteurs tributaires de la vague rigoriste des années 1680.
Caractéristiques, ainsi, les attaques portées par l’oratorien Bon
de Merbes (1598-1684) – un antijésuite et un rigoriste forcené
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
sont unanimes à condamner et à interdire la comédie – condam-
nation et proscription qui visent également les pièces modernes,
puisque les motifs pour lesquels elles ont été portées n’ont en rien
disparu. Pour Bon de Merbes, le théâtre éteint la piété dans l’esprit
du spectacteur3. Certes, il y a des théologiens pour prétendre que
le théâtre s’est désormais purifié des excès obscènes des auteurs
anciens, mais l’oratorien maintient que les représentations théâ-
trales sont toujours au moins une occasion prochaine de péché
quand elles n’invitent pas ouvertement à la faute. Clairement
acquis à la cause rigoriste, Bon de Merbes en appelle prévisible-
ment à l’autorité de saint Charles Borromée, qu’il qualifie de « très
intrépide vengeur de la discipline ecclésiastique », « ecclesiasticæ
disciplinæ uindex acerrimus4 », et il note que l’illustre archevêque
de Milan avait en son temps fermement recommandé aux prédi-
cateurs de s’emporter devant leurs auditoires contre les méfaits des
spectacles publics et leur incompatibilité avec la piété chrétienne5.
De la lecture des Pères et de saint Charles Borromée, Bon de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
jours évité de prendre fait et cause pour le rigorisme – exprime
une visible hostilité à l’encontre de la comédie, et elle va deve-
nir une référence importante dans le discours antithéâtral italien
au tournant des 17e et 18e siècles. Que Pignatelli ne puisse être
tenu pour rigoriste, le fait éclate lorsqu’il admet volontiers qu’il
y a des spectacles auxquels il est chrétiennement licite d’assister
pour se détendre et satisfaire aux exigences de la vertu d’eutra-
pélie6. Concession qui est pourtant aussitôt suivie de mises en
garde sans ambiguïté. Pour Pignatelli, il est évident que les fidèles
doivent se tenir à l’écart des comédies honteuses, turpes comœdiæ,
soit les pièces qui donnent lieu à la représentation d’actes morale-
ment répréhensibles entre hommes et femmes, baisers, étreintes,
danses et chants lascifs, qui évoquent le commerce illicite entre
amants, l’adultère ou encore les activités d’entremetteuses, dont,
en définitive, l’argument comporte une histoire d’amour. De quoi
Pignatelli conclut que toutes les comédies modernes sont turpes.
Pour être représentés devant un public, l’inceste, l’adultère ou le
stupre ne cessent pas d’être immoraux. À prétendre que les pièces
modernes sont honnêtes, leurs auteurs et leurs partisans sont bien
les seuls – et Pignatelli de rappeler qu’au chapitre iv de son De
casto connubio Verbi et animæ, saint Lorenzo Giustiniani (1381-
1456) avait menacé des flammes de l’enfer les spectateurs des
comédies7. Pour le canoniste, le théâtre chrétiennement bienséant
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
en promouvant la corruption des mœurs, ils affaiblissent l’État et
la piété religieuse ; ils détournent la jeunesse de l’exercice de la
vertu, ils lui apprennent les amours criminelles, ils lui enseignent
la désobéissance et le mépris des anciens9. La conclusion s’impose
alors selon laquelle les spectateurs ne pèchent pas moins que les
acteurs lorsqu’ils vont au théâtre et apportent par là leur caution
à l’immoralité du spectacle – et Pignatelli insiste sur le fait qu’à
tenir qu’ils ne sont pas coupables de péché mortel, les amateurs
de comédies déshonnêtes contreviennent à la morale chrétienne,
à la doctrine des Pères et des théologiens, et adoptent une posi-
tion hautement nuisible à l’État10. Pour ne pas avoir pris officielle-
ment parti pour la cause rigoriste, le canoniste n’en fait pas moins
preuve d’une évidente sévérité antithéâtrale.
On retrouve une semblable ambivalence chez nombre d’auteurs
qui, peu suspects de rigorisme, finissent pourtant par se montrer
très hostiles à l’encontre des comédies modernes et sont tributaires
à plusieurs égards d’une sévérité morale dont les engagements
ont été considérablement renforcés à la fin du 17e siècle. Ainsi du
jésuite Vincent Houdry (1631-1729), un prédicateur particuliè-
rement réputé et que son appartenance à la Compagnie de Jésus
ne prédisposait pas vraiment à la rigueur11. En 1713, à l’article
spectacles de sa Bibliothèque des prédicateurs (1712-1714) – une
somme qui a été très diffusée en France durant la première moi-
fercula, et omne quod ad explendam spectat corporis uoluptatem, exortum est […].
Talia autem sectantes gehennalibus cruciabuntur flammis. »
8. Pignatelli, Consultationes canonicæ, § 101, éd. citée, p. 258-259.
9. Ibid., § 104, p. 259.
10. Ibid., § 108, p. 259.
11. Sur la morale du P. Houdry, voir Marie-Christine Varachaud, Le Père
Houdry S. J. (1631-1729). Prédication et pénitence, préf. Jean de Viguerie, Paris,
Beauchesne, 1993.
514 SYLVIO HERMANN DE FRANCESCHI
tié du 18e siècle –, le P. Houdry commence par trois remarques.
Il note d’abord « qu’il y a bien de la différence entre ces spec-
tacles [théâtraux], tels qu’on les représente aujourd’hui, et ceux
des Anciens, contre lesquels les Saints Pères se récrient avec tant
de zèle12 » ; on y a en effet supprimé « les impiétés sacrilèges, les
obscénités honteuses et tout ce qui est ouvertement contre la bien-
séance et la religion13 », et depuis l’avènement du christianisme, les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
cruautés du cirque romain et les combats de gladiateurs ont été
abolis. Le P. Houdry observe ensuite qu’il y a des spectacles inno-
cents, comme « les tournois, courses de bagues, carrousels, com-
bats de bêtes, de lions contre des taureaux [...] qui se donnent aux
peuples dans les réjouissances publiques14 ». Enfin, le jésuite met
en garde les prédicateurs contre une sévérité outrée qui taxe indis-
tinctement de péché mortel les fidèles qui se rendent au théâtre
sans tenir compte du fait « qu’il y a des personnes qui ne peuvent
se dispenser de s’y trouver par bienséance et pour le respect qu’ils
doivent aux personnes qui les y obligent15 ». Au moment de rap-
porter une copieuse série d’expressions particulièrement dures
empruntées aux Pères de l’Église, le P. Houdry avertit ses lecteurs
de ne pas les utiliser sans y apporter des modifications. En dépit
des précautions prises, la doctrine générale du jésuite en reste
pourtant à un antithéâtralisme classique et qui a été puissamment
revigoré par la vague rigoriste de la fin du 17e siècle. À l’instar du
prince de Conti, de Bon de Merbes et de Bossuet, le P. Houdry
tient sans hésiter que la comédie corrompt les mœurs : « On y
voit et on y entend tout ce qui peut porter au péché, ou, pour
mieux dire, tout nous y porte au désordre16. » Certes, le jésuite
reconnaît que le théâtre moderne a été purifié des inconvenances
des Anciens, mais il n’en est pas pour autant devenu moralement
irréprochable : « [Les spectateurs] apprennent dans cette école à
justifier leurs passions les plus honteuses et les plus criminelles par
12. Vincent Houdry, La Bibliothèque des prédicateurs qui contient les principaux
sujets de la morale chrétienne unis par ordre alphabétique [1712-1714], 2e éd., 8 vol.,
Lyon, 1717, t. iv, art. spectacles, p. 658.
13. Ibid.
14. Ibid.
15. Ibid.
16. Ibid., p. 659.
ANTITHÉÂTRALISME CATHOLIQUE 515
les exemples qu’on leur met devant les yeux. [La comédie] fait à
l’égard du public un mal irréparable par l’oisiveté qu’elle entretient
[…]. En l’état qu’elle est aujourd’hui, [elle] n’est pas un divertisse-
ment innocent17. » Que l’on tienne que les pièces modernes soient
plus respectueuses de la bienséance morale que celles des Anciens
ou non, il semble qu’il soit alors très difficile pour les moralistes
catholiques de faire preuve d’indulgence à l’égard des amateurs de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
comédies.
Concina et la ferveur de l’antithéâtralisme catholique
Dans la péninsule italienne, la diffusion désormais générale du
goût pour les plaisirs du théâtre a pu conduire les autorités ecclé-
siastiques à faire preuve d’une tolérance pragmatique qui s’installe
durant le premier 18e siècle. Dans sa préface à Théodore, vierge et
martyre (1645) au tome iv de son édition du théâtre de Corneille,
Voltaire rapporte en 1764 la réponse faite en 1742 par l’oratorien
italien Gaspare Cerati (1690-1769) – un ami de Montesquieu,
mais dont les sympathies jansénistes et les engagements en faveur
de la cause rigoriste sont patents –, alors de séjour à Paris, à la
question de savoir s’il est chrétiennement licite d’assister à la repré-
sentation de pièces honnêtes. Pour ouvertement acquis au rigo-
risme qu’il fût, Mgr Cerati a souligné le fait que les conciles et les
Pères qui ont condamné la comédie lui reprochaient son obscé-
nité, le mélange de sacré et de profane auquel elle procédait, les
blasphèmes qu’elle multipliait. Il a rappelé que saint Thomas avait
adopté une position beaucoup plus modérée et considéré que le
métier de comédiens n’était pas illicite en lui-même. Enfin, l’ora-
torien a livré son témoignage sur la situation du théâtre en pénin-
sule italienne :
L’usage de l’Italie est de permettre toutes les représentations qui ne portent
point de scandale. On joue des pièces à Rome, dans de certains temps, et par-
ticulièrement dans des collèges. Les comédiens approchent des sacrements, et
on ne trouve aucune bulle ni aucun décret des papes qui les en privent. On
leur donne la sépulture dans les églises comme à tous les autres bons catho-
liques, avec toutes les cérémonies sacrées, con tutte le sacre fonzioni18.
17. Ibid.
18. Voltaire, Commentaires sur Corneille [1764], Paris, 1851, p. 254. Sur l’édi-
tion voltairienne du théâtre de Corneille, voir François Bessire, « Voltaire éditeur
516 SYLVIO HERMANN DE FRANCESCHI
D’évidence, la rigueur antithéâtrale de l’âge patristique est
désormais largement oubliée en Italie, et le théâtre a acquis droit
de cité en catholicité en dépit de l’hostilité de la morale chrétienne
à son encontre.
L’indulgence que le pouvoir ecclésial manifeste à l’égard de la
comédie et des comédiens va logiquement être comptée au nombre
des relâchements coupables dont les tenants de la sévérité morale
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
réclament l’abrogation. Au tournant des années 1730 et 1740, se
réalise en Italie une crispation rigoriste dont le dominicain Daniele
Concina (1687-1756) est la plus haute figure19. Depuis 1736,
Concina s’est lancé dans une polémique d’une très rare violence
à l’encontre du probabilisme et du laxisme moral qu’il reproche
aux casuistes modernes, et en particulier aux jésuites. Les ques-
tions de la pauvreté monastique et de la discipline du Carême ont
d’abord retenu son attention. En 1743, il a fait paraître une Sto-
ria del probabilismo e del rigorismo dont la Compagnie de Jésus a
vivement ressenti les attaques. Au sortir d’une âpre dispute autour
de la licéité chrétienne de l’usure, il publie une ample Theologia
christiana dogmatico-moralis (1749-1751) dont on sait que Mgr
Cerati a apprécié la sévérité et l’antijésuitisme. La question de la
moralité du théâtre ne pouvait manquer d’intéresser le domini-
cain. En 1752, il fait paraître un traité De spectaculis theatralibus
composé de trois dissertations et qui constitue la plus ferme syn-
thèse à avoir été produite par un théologien rigoriste contre les
spectacles au 18e siècle. Concina puise ses arguments dans l’arsenal
polémique de la patristique, mais aussi dans les ouvrages produits
à l’occasion des débats français de la fin du 17e siècle. À l’instar des
autres auteurs rigoristes, il fait reposer son argumentation sur la
notion de turpitude ou d’obscénité, définie comme ce qui conduit
au vice et à la débauche20. Minutieux, Concina distingue entre le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
Formellement, ensuite, parce qu’elles ont pour but de susciter du
plaisir chez le spectateur en lui présentant une matière propre à
éveiller sa concupiscence. Dans la mesure où les acteurs ont inté-
rêt à attirer le public le plus large, choix est généralement fait des
personnes les plus attirantes, dont la voix est la plus suave et dont
les gestes sont les plus gracieux. Les représentations, dès lors, ne se
distinguent plus que par les moyens qui sont mis en œuvre pour
susciter les mauvais désirs de l’assistance. Les unes recourent aux
grossièretés de langage, à la vulgarité et à la lascivité des attitudes ;
les autres, plus soignées, dissimulent sous une écriture châtiée
les pires élans de concupiscence. Les premières illustrent l’inca-
pacité et l’ignorance de leurs auteurs, mais, selon Concina, elles
ont l’avantage de moins nuire à un public qui peut s’effaroucher
devant tant de vulgarité ; les secondes, en revanche, sont bien plus
périlleuses et réclament plus d’habileté de la part d’un drama-
turge qui tente d’inoculer plus habilement et plus insidieusement,
mais aussi plus puissamment, le venin des tentations charnelles.
Formule plus raffinée à laquelle se sont ralliés, selon Concina, les
auteurs modernes, et il est ici plus que probable que le dominicain
oppose l’ancienne commedia dell’arte à la réforme du théâtre qu’a
récemment proposée Carlo Goldoni (1707-1793) – le De specta-
culis theatralibus a été publié au moment même où était rédigée
La Locandiera. Du modèle de la comédie goldonienne, Concina
ne pense assurément pas grand bien : il l’accuse de flatter d’autant
plus les vices du cœur humain qu’il lui parle plus délicatement21.
Le théâtre de Goldoni est finalement accusé de contrevenir à la
morale chrétienne de la même manière que les pièces des auteurs
anciens.
21. Ibid., p. 59 : « Istiusmodi sane sunt drammata percelebris poetæ pluries typis
edita quæ eo efficacius uoluptatis uenenum porrigit quo delicatius cor humanum,
sensus et concupiscentiam titillant. »
518 SYLVIO HERMANN DE FRANCESCHI
La turpitude des comédies modernes est accrue par l’utilisation
de costumes indécents. Sur chaque scène, s’indigne Concina, on
ne voit plus que de beaux jeunes hommes qui imitent les femmes
de leur voix, de leurs gestes et de leurs tenues pour jouer le rôle
d’amantes en séduisant leur partenaire au théâtre. Aux défenseurs
de la comédie, qui prétendent que de telles pratiques théâtrales
sont depuis longtemps en vigueur jusque dans les monastères,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
Concina réplique qu’elles n’en sont pas pour autant dénuées de
malice. Le dominicain ajoute qu’au temps de ses premières études
au collège jésuite de Goritz, il a évidemment assisté à de nom-
breuses représentations, mais qu’il n’y était jamais traité de passion
amoureuse et qu’il n’y avait jamais vu jouer aucun jeune homme
grimé en femme. Au surplus, précise Concina, la Ratio studiorum
– le règlement qui organise les études dans les collèges jésuites –
précise dans la 13e regula rectoris que les tragédies et comédies qui
sont représentées dans les collèges ne doivent être récitées qu’en
latin, que leur argument doit être un sujet pieux et sacré et qu’il
est évidemment interdit aux acteurs de revêtir des costumes fémi-
nins22. La question du travestissement des acteurs qui se déguisent
en femmes a manifestement très vivement inquiété Concina,
qui en fait l’un des motifs les plus cruciaux de sa condamnation
du théâtre moderne. L’adolescent qui revêt successivement les
nombreuses parties d’un habit féminin ne peut manquer d’avoir
autant d’idées malsaines – ainsi lorsqu’il lace son corset, lorsqu’il
relève son décolleté, lorsqu’il maquille son visage, lorsqu’il fait
boucler ses cheveux avec un fer à friser, lorsqu’il se parfume et se
poudre23. Aux amateurs de théâtre qui soutiennent que les jeunes
acteurs ne voient rien de mal à se travestir en femmes et qu’ils
n’en conçoivent pas de mauvais propos, Concina rétorque que les
adolescents ne sont pas soustraits aux conséquences du péché ori-
ginel et qu’ils sont, comme chacun, soumis à la tentation et aux
effets de la concupiscence – et le dominicain de conclure que les
22. Ratio atque institutio studiorum Societatis Iesu - Ordinamento degli studi della
Compagnia di Gesù, éd. Alessandro Bianchi, Milan, 2002, p. 118 : « Tragœdiarum
et comœdiarum quas latinas ac rarissimas esse oportet, argumentum sacrum sit ac
pium, neque quicquam actibus interponatur quod non latinum sit et decorum, nec
persona ulla muliebris uel habitus introducatur. »
23. Concina, De spectaculis theatralibus christiano, éd. citée, p. 62.
ANTITHÉÂTRALISME CATHOLIQUE 519
Saintes Écritures, les Pères de l’Église, les théologiens les plus auto-
risés et l’expérience elle-même enseignent que de revêtir des habits
féminins est, pour les adolescents, une incitation à la débauche
et une source de corruption. Rempli de scènes de douteux tra-
vestissements, le théâtre moderne se révèle décidément honteux,
et d’autant plus que même les femmes participent désormais aux
représentations.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
Les suites de la crispation rigoriste du milieu du 18e siècle
Piqués au vif, les défenseurs de l’art dramatique ont voulu
répliquer aux critiques faites par Concina au nom de la morale
chrétienne. En 1753, le franciscain Giovanni Antonio Bianchi
(1686-1768), lui-même auteur de tragédies, publie sous le pseu-
donyme de Lauriso Tragiense un traité Dei vizi e dei difetti del
moderno teatro où il réfute les analyses du dominicain. En 1753
également, le lettré véronais Scipione Maffei (1675-1755), qui a
lui aussi produit quelques tragédies, fait paraître un court traité
De’ teatri antichi e moderni24. Il en envoie un exemplaire au pape
Benoît XIV le 21 septembre. Le 6 octobre 1753, le pontife romain
adresse à Maffei un bref de remerciement. Pourtant proche de
Concina, qui reste influent en curie jusqu’à sa mort en 1756 et
dont les conceptions rigoureuses ont inspiré la série de décisions
prises en matière de jeûne entre 1741 et 1745, Benoît XIV se tient
à l’écart des outrances antithéâtrales du dominicain. À Maffei, le
pape déclare qu’il n’a jamais entendu fermer les théâtres et pros-
crire d’un seul mouvement toutes les comédies et tragédies25. En
revanche, le pape désire qu’il n’y ait plus dans ses États de repré-
sentations que de pièces dont l’argument soit honnête et conforme
aux principes de la saine morale chrétienne. Benoît XIV persiste
également à interdire aux femmes de jouer sur scène. De l’ouvrage
de Maffei, le souverain pontife a retenu et apprécié la thèse selon
24. [Scipione Maffei], De’ teatri antichi e moderni trattato in cui diversi punti
morali appartenenti al teatro si mettono del tutto in chiaro, con la qual occasione
risponde al P. Daniele Concina, chi vien ora in tal materia così fieramente attaccato
da lui, Vérone, 1753.
25. Benoît XIV à Maffei, Rome, 6 octobre 1753, cité dans Antologia. Giornale
di scienze, lettere e arti, vii/20, août 1822, p. 351 : « Non abbiamo pensato né mai
penseremo di far gettare a terra i teatri e proibire in un fascio tutte le commedie e
tragedie. »
520 SYLVIO HERMANN DE FRANCESCHI
laquelle le théâtre moderne était plus digne et convenable que
l’ancien, et il s’accorde avec le Véronais pour souhaiter qu’avec
le temps, les auteurs parviennent à produire des pièces chrétien-
nement et moralement irréprochables26. Modération pontificale
apparemment sans effet sur Concina : en 1755, le dominicain
fait paraître son traité De’ teatri moderni27. Nourri de la lecture du
Traité de la comédie de Nicole, qui a été traduit en italien en 1752,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
et du Traité de la comédie et des spectacles du prince de Conti, dont
la traduction a paru en 1753, Concina s’obstine à défendre, dans
un ouvrage testamentaire, un antithéâtralisme sévère et particuliè-
rement intransigeant.
Au mitan du siècle, la crispation rigoriste dont on peut obser-
ver la montée en puissance à partir de la fin des années 1730
connaît un apogée qui coïncide avec une vague d’antijésuitisme
dont la violence va aboutir aux expulsions successives des années
1760 avant la suppression universelle de la Compagnie de Jésus
en 1773. La volonté de nuire à la réputation des jésuites conduit
leurs adversaires à exhumer des textes restés inédits et qui ont été
élaborés au temps du rigorisme impérieux du tournant des 17e
et 18e siècles. En 1755, l’année même où Concina produit son
traité De’ teatri moderni, sont publiées à Bruxelles, sans nul doute
à l’instigation des cercles jansénistes, les Conférences ecclésiastiques
sur plusieurs points importants de la morale chrétienne. L’ouvrage
propose aux lecteurs du milieu du 18e siècle le contenu des confé-
rences ecclésiastiques parisiennes auxquelles le P. Jean-Laurent Le
Semelier (1660-1725), prêtre de la doctrine chrétienne, ou doctri-
naire, a assisté à partir de 1697, quand elles ont été instituées par
le cardinal Louis-Antoine de Noailles (1651-1729), archevêque de
Paris, un prélat jansénisant et de convictions sévères. On sait que
le P. Le Semelier a participé très régulièrement aux séances. La
série des volumes qui paraissent à titre posthume en 1755 reprend
les notes qu’il a prises au cours des conférences et auxquelles il a
26. « O quanto è bello e quanto è vero il di Lei pensiero che le commedie ne’ nostri
tempi sono più castigate dell’altre più antiche, e coll’attenzione si possono ridurre allo
stato che si desidera dagli uomini da bene e pratici del mondo », cité ibid., p. 351.
27. Daniele Concina, De’ teatri moderni contrari alla professione cristiana libri
due del P. Daniele Concina in conferma delle sue dissertazioni De spectaculis thea-
tralibus, Rome, 1755.
ANTITHÉÂTRALISME CATHOLIQUE 521
lui-même ajouté ses propres considérations. L’ensemble présente
un excellent état d’une doctrine morale rigoriste parvenue à matu-
rité dans les années 1720 et dont le cardinal de Noailles souhaitait
faire la promotion dans son archidiocèse. L’antithéâtralisme des
Conférences ecclésiastiques est ouvertement assumé. Acteurs et gens
de théâtre sont exclus des sacrements. De même les dramaturges
sont-ils dénoncés pour être dans l’habitude du péché. Pécheurs,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
également, les spectateurs de comédies, d’opéras ou encore de
farces de baladins. Nourri de la patristique la plus rigoureuse, le
P. Le Semelier dénonce particulièrement les méfaits de l’opéra,
d’autant plus dangereux « qu’à la faveur de la musique […], l’âme
est plus susceptible des passions qu’on y veut exciter et particuliè-
rement de celle de l’amour, sujet le plus ordinaire de cette sorte de
spectacles »28. Aux parents, il est sévèrement interdit de conduire
leurs enfants au théâtre. Impitoyables, les Conférences ecclésiastiques
accusent les auteurs d’ouvrages dramatiques de coopérer aux péchés
des acteurs et des spectateurs. Profitant des acquis polémiques de
la dispute de 1694 qui a suivi la publication de la Lettre d’un théo-
logien du P. Caffaro et dont il rappelle précisément l’occasion et
les péripéties, le P. Le Semelier s’en prend ensuite violemment
aux subterfuges imaginés par les casuistes modernes pour excu-
ser les fidèles qui se rendent au théâtre. À la question de savoir si
les pièces modernes sont plus honnêtes que celles des Anciens, le
P. Le Semelier répond que les tragédies de Corneille et de Racine
sont aussi immorales que celles de Sénèque et que les comédies de
Molière sont aussi vulgaires que celles de Térence ou de Plaute.
Les Conférences ecclésiastiques vont même jusqu’à tenir que le
théâtre antique est en réalité moins licencieux que le moderne :
« Les tragédies des premiers poètes grecs, par exemple de Sophocle
et d’Euripide, […] sont toutes morales et pleines de sentences ;
le crime y est toujours puni et la vertu récompensée29. » Pour le
P. Le Semelier, au contraire, le théâtre moderne est immoral de sa
nature : s’il n’y est question de passion amoureuse, les spectateurs
désertent les représentations.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
demi-siècle, elle fait retentir au temps des Lumières triomphantes
la voix de la sévérité de l’âge louis-quatorzien finissant. Inspiré par
la doctrine de Bossuet, le P. Juénin y fait litière des arguments
avancés par les défenseurs du théâtre contre les attaques des Pères
de l’Église : « La comédie, c’est la raison qu’ils allèguent, telle
qu’elle est aujourd’hui, n’a rien de contraire ni à la modestie, ni
à la pudeur, ni aux bonnes mœurs. Car, ajoutent-ils, elle est si
épurée à l’heure qu’il est, et surtout sur le théâtre français, qu’il n’y
a rien que l’oreille la plus chaste ne puisse entendre30. » Inepte pro-
testation d’innocence morale à en croire le P. Juénin, qui renvoie
aux comédies de Molière pour prouver que le théâtre moderne est
plein d’impiétés et ne doit pas plus être toléré des catholiques que
les spectacles antiques n’avaient été acceptés des premiers chré-
tiens.
En péninsule italienne, l’antithéâtralisme concinien est recon-
duit avec éclat par le dominicain Gian Vincenzo Patuzzi (1700-
1769). Dans son Ethica christiana publiée à titre posthume en
1770, le P. Patuzzi pose d’emblée le principe selon lequel il y a
risque de péché dès lors qu’on assiste à des spectacles publics et
profanes même les plus anodins, comme des joutes, des combats
de chiens et de taureaux ou des feux d’artifice31. Les spectacles où il
peut y avoir mort d’homme, comme la corrida, sont évidemment
condamnés. La méfiance du P. Patuzzi le conduit à mettre en garde
30. [Gaspard Juénin], Théologie morale, t. ii, Paris, 1761, tr. iv, De la charité
que l’homme se doit à lui-même, chap. iii, « Des spectacles, qui sont des occasions
spéciales de péché », p. 66.
31. Gian Vincenzo Patuzzi, Ethica Christiana, siue theologia moralis ex puriori-
bus Sacræ Scripturæ diuinæque traditionis fontibus deriuata et S. Thomæ Aquinatis
doctrina continenter illustrata, Bassano, 1770, 6 vol., t. v, tr. vii, De contractibus, 2e
dissertation, De contractibus in particulari, 3e partie, De contractibus onerosis domi-
nium, uel usum, uel usumfructum transferentibus et a sorte pendentibus, chap. vi,
« De choreis, spectaculis et theatris », § ii, « De spectaculis », p. 93.
ANTITHÉÂTRALISME CATHOLIQUE 523
contre les représentations des acrobates et des funambules : elles
ne sont pas condamnables en soi, mais la participation éventuelle
de femmes, souvent légèrement vêtues, est de nature à susciter la
concupiscence des spectateurs ; quand de surcroît les prouesses
effectuées sont dangereuses, d’y assister et d’y jouer sont un péché.
Au théâtre, le P. Patuzzi réserve évidemment ses plus véhémentes
imprécations. À la suite du prince de Conti, de l’abbé de Voisin,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
de Bossuet ou encore de Concina, dont il mentionne expressé-
ment les noms, le dominicain tient que comédies et tragédies, si
châtiées soient-elles apparemment, sont une école du vice et de
l’obscénité32. Au surplus, le P. Patuzzi ne croit pas que le théâtre
moderne ait jamais été réellement purifié des excès immoraux qui
caractérisaient les spectacles de l’Antiquité. À le suivre, nulle repré-
sentation théâtrale n’est assez innocente pour qu’il soit permis aux
fidèles d’y assister en sûreté de conscience. De son maître Concina,
le P. Patuzzi suit au plus près les enseignements. Il relève que dès
la parution de la Lettre d’un théologien du P. Caffaro, Bossuet a
réagi avec la dernière fermeté et rappelé les motifs qui concou-
raient pour appuyer sa condamnation de la comédie. Résumant le
propos tenu par Bossuet dans ses Maximes et réflexions sur la comé-
die, le dominicain note que les Pères de l’Église, les évêques, les
conciles ont été unanimes à s’emporter contre les représentations
théâtrales. Les défenseurs de l’art dramatique eux-mêmes, précise
le P. Patuzzi, reconnaissent le caractère dépravé et pernicieux du
théâtre – le nom de Maffei est d’ailleurs mentionné. Le P. Patuzzi
va jusqu’à se prévaloir du témoignage de Goldoni. Dans La Putta
onorata (1748), le dramaturge fait significativement dire à Bettina,
une jeune fille du peuple mais qui a le souci de son honneur et
de sa réputation, qu’il n’est pas décent pour elle d’aller au théâtre
– à quoi la marquise, dont l’époux courtise Bettina, répond qu’il
lui faut seulement éviter les comédies scandaleuses33. De quoi le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
auteurs qui prennent la défense d’une morale sévère se gardent
évidemment d’entretenir l’espoir qu’il soit possible de restau-
rer la rigueur de la primitive Église, dont la pureté de mœurs a
été très éloquemment décrite par le dominicain Tommaso Maria
Mamachi (1713-1792), un proche de Concina, au tome iii (1751)
de ses Origines et antiquitates christianæ (1749-1755) consacré spé-
cifiquement à la vie morale des premiers chrétiens34. Si les mora-
listes sévères sont sans illusion et savent qu’il est vain d’espérer
que leurs pénitents se détournent complètement des plaisirs du
spectacle, il n’en demeure pas moins qu’ils ont obstinément mis
en garde contre le théâtre et son immoralité à une époque où les
représentations théâtrales étaient de plus en plus courues. L’anti-
théâtralisme catholique du temps des Lumières reconduit, en la
moralisant encore davantage, l’hostilité antithéâtrale du 17e siècle.
Ses attaques n’ont pratiquement plus aucun motif d’ordre théo-
rique ou philosophique. Marc Fumaroli pouvait encore justement
faire naguère de la querelle de la moralité du théâtre de la fin du
17e siècle un épisode insigne de l’histoire du platonisme chrétien,
il semble qu’au siècle suivant, la dispute sur la licéité des représen-
tations théâtrales se soit singulièrement et très significativement
réduite à une question de mœurs. La Lettre à d’Alembert sur les
spectacles est publiée au cœur de la vaste offensive que les tenants
catholiques du rigorisme ont lancée en catholicité depuis deux
décennies. Si Rousseau n’a pas nourri sa réflexion des arguments
avancés par les adversaires des casuistes modernes, mais plutôt
des attaques antithéâtrales contemporaines issues du monde cal-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 05/06/2020 20:10 - © La Découverte
sa place n’allait plus de soi. En essayant de restaurer les pratiques
du Carême, mais aussi en condamnant l’usure ou en proscrivant
les spectacles, les partisans du rigorisme ont paradoxalement mis
l’accent sur la péremption d’une orthopraxie catholique irréversi-
blement désuète.