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Contes et légendes des Indiens

I. L'histoire de Maconaura et d'Anuanaïtu.

La légende que nous allons reproduire, se rapporte aux Arrouacks et paraît originaire
de la Guyane Anglaise. 11 nous semble probable que les Caraïbes en sont les auteurs.
Beaucoup de légendes de Surinam sont de type à la fois Arrouack et Caraïbe, ce que
prouvent les noms mêmes des personnages mis en scène. On voit dans cette légende un
Dieu principe de toutes choses, un état primitif de bonheur, le bien à côté du mal; on y
voit la décadence et l'animisme déformant les plus beaux caractères; on y voit enfin les lois
du mariage inexorables pour tout transgresseur, vengées souvent d'une manière sauvage
dans le sang de plusieurs familles.
II fut un temps bien loin de nous, si loin même que les grand'mères de nos
grand'mères en remontant le cours des âges n'étaient pas encore nées. .Dans ce temps-là le
monde était tout autre qu'aujourd'hui : les arbres portaient sans cesse des fruits d'un bout de
l'année à l'autre; les animaux vivaient en parfaite harmonie et le petit agouti se faisait sans
crainte un jouet de la barbe du tigre. Les serpents n'avaient nul venin; les rivières
coulaient d'un mouvement uniforme sans baisse, ni crues; l'eau même des cascades glissait
lentement et doucement du haut des rochers. En un mot tout allait de bien autre façon
qu'aujourd'hui.

Nul homme n'était encore parvenu à la vie et Adahéli, que maintenant nous invoquons
pour notre Dieu, mais qui alors s'appelait le Soleil, s'en affligeait. Il descendit des deux,
et l'homme ne tarda pas à naître du Caïman1: il y en eut des deux sexes. Les femelles
étaient toutes d'une beauté ravissante; mais parmi les mâles, il y en avait plusieurs aux
traits hideux et repoussants. Ce fut la cause de la dispersion. Les hommes au gracieux
visage ne purent vivre longtemps en leur compagnie; ils se séparèrent et émigrèrent vers
l'Occident. Les laiderons se fixèrent à l'Orient avec es femmes qu'ils avaient choisies.

Bien des siècles se sont passés, depuis bien des générations se sont succédées les
unes aux autres. La mémoire de ce temps est tombée dans l'oubli. C'est à peine si quelques
vieilles femmes et les Piay's 1 en ont gardé un souvenir amoindri.

Vers ce temps là vivaient, dans le groupe des beaux Indiens, un jeune homme, appelé
Maconaura, et sa mère déjà bien âgée. Le jeune homme était de tout point charmant.
D'une haute stature, il dominait ses compagnons. Il portait son kwejou2 de façon élégante,
et de jolis anneaux pendaient à ses oreilles. A la chasse, il n'avait point d'égal ; et ses
massou-was3, à la pêche, s'emplissaient toujours de poissons. Tressait-il des corbeilles?
elles l'emportaient pour la grâce et pour la finesse, et de beaucoup, sur toutes celles des
autres jeunes gens.

Sa vieille mère était non moins remarquable : qu'elle confectionnât des hamacs,
préparât le cassave ou filtrât la liqueur de tapana, elle faisait tout avec un soin singulier et
un art merveilleux. On l'admirait.
Tous deux vivaient dans la plus parfaite harmonie, non seulement entre eux, mais avec
tous les membres de leur tribu. Ils n'avaient à souffrir ni de la chaleur ni des frimas; les
bêtes malfaisantes ne les incommodaient point, car il n'en existait aucune dans toute la
région.

Un jour cependant que Maconaura était allé pour relever sa nasse, il fut surpris de la
trouver rompue et tous les poissons qu'elle contenait à moitié dévorés. Jamais, de
mémoire d'homme, pareille chose n'était arrivée dans sa tribu. Furieux, il songe aussitôt à se
venger. Mais comment découvrira-t-il le voleur? La gent animale lui offre ses services: un
hoedoedi (pic serrurier) se présente. Il le place en sentinelle auprès de son mdlsouwa avec
ordre de l'avertir par des coups de bec frappés sur un tronc d'arbre dès qu'un étranger,
homme ou bête, s'approchera de sa nasse.

De retour à la maison, il raconte son aventure à sa mère. Celle-ci l'écoute en


silence. Tandis qu'il parle, tout ce qu'elle a retenu des vieilles légendes d'antan lui revient
à l'esprit, et elle a peur.

Le lendemain dans la matinée, maître hoedoedi fait grand tapage. On entend son toc!
toc! furieux. Maconaura accourt en toute hâte, mais quelque diligence qu'il fasse, il n'arrive
que pour trouver encore une fois son massouwa vide et défoncé. Tout hors de lui, il
gourmande vivement le pic de sa lenteur et de sa négligence, et met un ponpon
(cassique) à sa place pour faire bonne garde.

Maconaura fut réveillé, le lendemain, par les pon! pon! sonores et répétés du
cassique. Il saisit son arc et ses flèches empoisonnées et prend aussitôt sa course. En
arrivant il aperçoit tout près de son massouwa une tête de caïman. Vite, il tire et sa flèche
en sifflant s'enfonce entre les deux yeux de la bête, qui, avec un glou! glou! formidable
plonge et disparaît dans l'eau.

Maconaura répare sa nasse, recommande au ponpon de bien veiller sur elle, et se retire.

Une heure à peine s'était écoulée, quand soudain retentit un nouvel appel du
cassique. Maconaura rebrousse chemin, il arrive haletant. Oh ciel ! quelle n'est pas sa
surprise! Une jeune indienne d'une éblouissante beauté est là toute en pleurs. Emu de ses
larmes, il lui demande la cause de son chagrin. — «Je ne saurais vous le dire», répondit-
elle; et elle le prie de s'éloigner. Il insiste et déclare qu'il ne s'en ira de là qu'autant qu'elle
consentira à l'accompagner. — «Mais, je ne le puis, reprit la jeune inconnue qui n'était
guère encore qu'une enfant, car.. .», et sa voix s'éteint dans un sanglot. Maconaura la
prend alors sur ses épaules et l'apporte à la case de sa mère chérie. Celle-ci accueille la
petite étrangère avec bonté. «Comment t'appelles-tu, mon enfant?» lui dit-elle. — Et l'enfant
de répondre: «Anua-naïtu». — «D'où viens-tu?» — «De bien loin!» — «Quels sont tes
parents?» — «Oh! ne me demandez pas cela!» fait vivement la jeune fille en se couvrant
le visage de ses mains.

Maconaura et sa mère ne veulent point extorquer un secret qu'on refuse de leur livrer.
Ils se taisent. La vieille femme présente alors à la jeune étrangère du poisson séché, de la
viande, du cassave et une calebasse pleine de Tapana. Anuanaïtu boit et mange, puis s'étend
à terre pour se reposer. Maconaura a beau invoquer les droits de l'hospitalité, elle refuse le
hamac qu'il lui offre cette nuit-là, et le refusera bien d'autres nuits encore. Et toutes ces
nuits-là, le hamac du jeune homme resta vide, car sa délicatesse lui défendait d'occuper une
couche que l'hospitalité lui avait commandé d'offrir à l'inconnue. Sur les instances de son
hôtesse, elle accepte enfin le hamac de la mère en attendant que le sien, auquel on
travaille, soit prêt; mais elle le tendra à l'endroit le plus humble de la case; c'est la
Condition expresse de son consentement.

Tout marchait à souhait et semblait promettre d'heureux jours aux paisibles habitants
de la case, quoique l'étrangère gardât toujours un silence obstiné sur sa famille et les années
de son enfance. C'est à peine si parfois elle venait à causer de sa mère. Mais alors et
toujours son visage s'illuminait et sa voix trahissait l'émotion.

Elle était maintenant devenue une femme accomplie. Maconaura se sentait brûler
d'amour pour elle. Il n'osait le lui dire, mais il s'en ouvrit à sa vieille mère. Celle-ci toute
joyeuse prit son fils par la main et l'amena à Anuanaïtu pour les fiancer ensemble. A cette
demande la jeune fille se mit à fondre en larmes et pria ses hôtes de vouloir bien plutôt la
renvoyer dans son pays.

A quelques jours de là cependant, Maconaura, en rentrant chez lui, voit un hamac


suspendu à côté du sien. Il ne peut contenir sa joie, car c'est le signe assuré qu'Anuanaïtu
a agréé sa demande et qu'elle consent à devenir sa femme. Rien ne manque donc plus à son
bonheur!

Il y manquait l'assentiment de la famille de l'inconnue.

Quelques mois s'écoulent heureux et tranquilles; puis, un jour, Anuanaïtu se sent pressée
d'un grand désir de revoir sa mère. Une seule lurie lui suffira, dit-elle, pour aller et revenir.
Maconaura consent au voyage, mais veut accompagner sa femme. Epouvantée, elle s'efforce de l'en
dislua-der. N'y pouvant parvenir, elle déclare alors qu'elle aime mieux s'abstenir et rester. — «
J'irai donc seul réplique Maconaura, demander aux tiens leur consentement à notre mariage!» —
«Oh! cela! non, jamais! s'écrie Anuanaïtu terrifiée. Toi aller seul c'est nous perdre tous, nous deux
et ta mère chérie!»

La résolution du jeune homme est inébranlable. Il construit un grand canot, rassemble des
présents pour les offrir aux parents de sa femme et s'approvisionne de vivres pour trois semaines de
route. Anuanaïtu le suivra.

Au moment de partir, il prend congé de sa vieille mère: «Mère, lui dit-il, le voyage que
j'entreprends est semé de périls, je le sais, mais les esprits, par la bouche du Piay, m'ont assuré que
je n'en souffrirai aucun mal et que je vous reviendrai sain et sauf. Ne craignez donc rien, ma bonne
mère.» Il part. Le canot glisse léger à la surface des eaux et trois semaines après il aborde
heureusement à un campement d'Indiens.

«Nous y voici, dit Anuanaïtn, merci! Je m'en vais chercher ma mère! Elle viendra t'apporter
une calebasse pleine de sang, avec de la viande crue, et une autre gourde remplie de beltiri^ avec
du pain de cassave. Sois prudent, fais bien ton choix, notre sort à tous deux en dépend». Elle ne
tarde pas à revenir, accompagnée d'une femme qui porte deux calebasses. «Epoux de ma fille, dit
cette femme, accepte ces rafraîchissements». Et, ce disant, elle pose les deux calebasses devant lui.
Sans hésiter, Maconaura prend le beltiri et le pain de cassave. La mère d'Anuanaïtu sourit. «C'est
avec raison dit-elle, que ma fille vous décernait tout à l'heure .de si grands éloges, à toi et à ta
mère. Tu as fait un bon choix. Aussi donnai-je volontiers mon consentement à votre mariage, mais
je crains bien que mon mari ne s'y oppose fortement.»

On s'assied et l'on tient conseil. On discute sur ce qu'il faut faire pour vaincre la résistance du
père d'Anuanaïtu. Quand on s'est mis d'accord, les deux femmes se lèvent et vont le trouver, mais
pour revenir bientôt éplorées. Kaikoulji2 — c'est son nom — est inexorable! Il jure de venger dans
le sang le rapt de sa fille! . . . Que Maconaura donc se tienne caché dans la forêt tant que durera sa
fureur sanguinaire! Si le calme un jour renaît dans le cœur de ce père irrité, on viendra l'avertir.

Trois jours après, la mère d'Anuanaïtu lui annonce que Kaikoutji consent enfin à le voir et à
accepter ses cadeaux. Maconaura se rend alors au village, et sa femme, venue à sa rencontre, le
conduit aussitôt auprès de son père.

A leur vue, celui-ci entre dans une violente colère: «Comment, s'écrie-t-il, osez-vous vous
approcher de moi!» Le jeune homme lui répond d'un ton tranquille: « I I est vrai que mon
mariage avec votre fille ne fut pas selon les rites, mais je suis venu ici justement pour réparer mon
erreur. Je suis prêt à faire et à* vous offrir tout ce qui vous plaira.» L'autre rit d'un air de mépris.
«Faites-moi donc, dit-il, en une nuit une haJla;1 il y faut une tête de jaguar d'un côté et
mon portrait de l'autre».

Maconaura se met à l'œuvre et vers minuit le halla étant actuÉé à l'exception du


portrait de Kaikoutji. Celui-ci avait la coutume d'aller la face couverte d'une calebasse
percée de deux trous pour les yeux. Maconaura ne l'avait pas vue. 11 demande à sa femme
de lui dépeindre son père. Elle pâlit en disant: «Mon père est Piay, il sait tout. C'est
impossible ! Il nous tuerait tous deux.» Le jeune homme n'a d'autre ressource que de
courrir à la forêt, à la cabane de Kaikoutji pour tâcher de découvrir ses traits. C'est en
vain, car il ne trouve dans le hamac qu'un homme replié en boule. Il va s'en aller confus.
Un macou2 lui bourdonne aux oreilles: «Ne désespère pas!» Et le macou pique aussitôt
Kaikoutji. L'homme ne remue pas. Maconaura sent grimper un insecte le long de ses
jambes. C'était un hajara3. Elle lui dit: «Ne crains rien, aie patience!» Elle s'accroche au-
dessous du hamac et mord vigoureusement le dormeur. Celui-ci la tue encore sans montrer
son visage.

Maconaura était désespéré. Mais voilà qu'une armée de fourmis s'avance et ses chefs lui
crient: «Ne crains rien, nous y voici!» Et l'armée se rue sur cette masse informe et l'attaque
furieusement de toutes parts. Kaikoutji se lève consterné. Maconaura a vu sa face horrible.
Il s'en va en toute hâte achever sa halla. Lorsqu'au matin Kaikoutji vit la halla toute prête,
il s'en montre peu satisfait. «Cela ne suffit pas, dit-il, il te faut encore en une seule nuit me
construire une cabane, dont tout le toit soit fait avec des plumes les plus belles.» Cette fois
le jeune homme se réputa perdu. Mais voilà que soudain arrivent des milliers et des
milliers de colibris, de jacamars et d'autres oiseaux tous d'un plumage ravissant. La cabane
était prête avant le lever du soleil. Ce fi4 la fin des rudes épreuves, qui firent de
Maconaura un membre de la famille de Kaikoutji et l'honorable époux d'Anuanaïtu.

Plusieurs lunes passèrent. Maconaura, inquiet du. sort de sa vieille mère, résolut
d'aller la revoir en compagnie de son épouse. Kaikoutji refusa net qu'Anuanaïtu le suivît. Il
partit donc seul. Comme sa mère fut heureuse tie le revoir! Comme elle compatit à toutes
les peines qu'il avait endurées ! Durant les deux semaines qu'ils passèrent ensemble, ils
échangèrent leurs confidences. Elle lui racontait les légendes des temps passés. Le jour de
la séparation approche pour Maconaura. Il lui faut songer au départ. Il va consulter le Piay.
«Les esprits, lui répond-il, s'opposent à ton voyage! Ne pars pas!» Ebranlé, le jeune
homme hésita un moment, puis se rassure: «J'ai bien pu surmonter naguère, se .dit-il, des
difficultés qui paraissaient insurmontables, pourquoi ne le pourrais-je pas encore cette
fois?» ..-•
Il convient avec sa mère de lui dépêcher un oiseau chaque fois .qu'il
se trouvera en péril; s'il meurt, le hibou lui en annoncera la nouvelle.

La traversée est heureuse; il arrive sain et sauf. Mais sa femme et sa belle-mère sont
venues à sa rencontre; tout en pleurs, elles lui crient: «Retourne-t-en bien vite! Kaikoutji est
furieux d'une nouvelle qu'il a reçue». Sans prendre garde à ce que lui disent les femmes,
Maconaura se dirige droit vers la cabane de son* beau-père. Kaikoutji l'attendait sur le seuil.
D'un coup de sa massue, il l'abat à ses pieds et lui plonge une flèche dans le front entre
les deux yeux.

Depuis le départ de son fils, la mère de Maconaura vivait dans de mortelles alarmes.
Un secret pressentiment de catastrophe prochaine la hantait dans sa veille et son sommeil
souvent était agité de cauchemars affreux. Aussi ne fut-elle point étonnée d'entendre un soir
le «bouta bouta» monotone et plaintif de l'otolin, et quand bientôt le hibou, messager de
mort, gémit à ses oreilles son lugubre «popopô», la funeste nouvelle l'accabla, mais ne la
surprit point. Vite elle met à l'eau son léger canot d'écorce et s'en va chercher la
dépouille de son fils. Devant elle vole le hibou. Il s'arrête au lieu où s'est passé le drame,
et la pauvre mère trouve là les restes meurtris de son Maconaura cachés sous les
broussailles. Elle les recueille pieusement, les dépose dans son canot et les ramène à son
village.

A son retour, les hommes de la tribu s'empressent de construire un cercueil avec des
warimbos artistement tressés et l'ornent de belles plumes aux couleurs chatoyantes, tandis
que les femmes préparent à l'envi la précieuse liqueur du Tapana pour le jour des
funérailles. On porte le cercueil dans la case du mort, et près de lui on place ses armes,
ses vêtements, ses ustensiles. Enfin, quand tout est prêt, la tribu s'assemble pour entendre
le chant funèbre, les derniers adieux de la mère à son fils. La pauvre femme exalte les
vertus du défunt, elle vante ses exploits, son adresse à la pêche, à la chasse. Elle raconte
longuement l'histoire de son mariage,, terminée hélas! de façon si tragique, puis, levant sa
coupe pleine de Tapana, elle s'écrie: «Qui a éteint le flambeau de mon fils? qui l'envoya
dans la vallée des ombres? Malheur! Malheur à lui!... Hélas! vous le voyez, ô.vous mes
frères et mes amis, je ne suis qu'une pauvre et faible femme. -Je ne puis rien ! Qui de vous
voudra me venger? »
A cet appel succède un silence de mort. Mais bientôt deux hommes s'avancèrent, ils
prennent la coupe de la main de la femme et la vident, eux deux, jusqu'à la dernière
goutte. Ils s'approchent alors tout près du cercueil, et là ils entonnent le terrible Kenaïmou,
le chant sauvage de la vengeance. En chantant, ils dansent la danse aussi de la vengeance.
Maconaura sera vengé! — L'âme d'un boa constrictor était entrée dans l'un de ces deux
hommes, et dans l'autre celle d'un jaguar.

Or à quelque temps de là on fit une grande fête au village de Kai-koutji : la fête du


Tapana. On s'y préparait déjà. Des invitations avaient été lancées dans tous les villages
d'alentour. On comptait maintenant sur des cordes à nœuds les jours qui restaient à courir
jusqu'à la solennité et chaque soir on dénouait un nœud. Pour être mieux à même de bien
recevoir ses hôtes, Kaikoutji se délassait dans son hamac. Anuanaïtu et sa mère, toutes deux
en grand deuil, ne prennent aucune part à ces préparatifs joyeux.

Le jour venu, les Indiens, par centaines, entourent la cabane où l'on


garde le canot du Tapana. Quand on en ouvre les portes et que la fête
commence, tout le monde, hommes, femmes, enfants, se met à boire: ils
boivent et ils vomissent, ils boivent encore et ils vomissent de nouveau.
Bientôt ils roulent à terre comme des brutes.

Alors deux hommes entrent tout à coup. L'un vêtu d'une peau de jaguar brandit sa
redoutable Apaloi (massue) ; l'autre est couvert d'une peau bariolée semblable à celle du boa
constrictor. En un instant Kaikoutji et tous les^ siens gisent parmi les morts: les uns ont le
crâne fracassé et leur cervelle jonche le sol, les autres ont été étranglés.

Mais la peur a secoué l'ivresse. Les survivants de ce carnage se redressent, ils bandent
leur arc, et des centaines de flèches menacent les deux assaillants. Ceux-ci ne frappent plus.
Ils tendent les bras et l'un d'eux s'écrie: «Arrêtez, amis, notre vie est entre vos mains, mais
laissez-nous seulement vous parler!» — On l'écoute. Il raconte la triste histoire du beau
Maconaura; il dépeint la profonde douleur de sa pauvre mère; il insiste sur la grave
injure faite à sa tribu. A mesure qu'il parle, on voit la pointe des flèches, l'une après
l'autre s'abaisser vers la terre. Quand il a fini, un vieux Piay s'approche, et, d'un ton
solennel, leur dit: «Jeunes gens, vous avez bien fait! Nous vous recevons en amis».
On jette alors les cadavres dans la broussaille, et la fête reprend de plus belle.
Bientôt l'ivresse est de nouveau générale et complète.

Là-bas dans la broussaille une femme s'avance au milieu des cadavres. Elle les retourne
tous, les regarde, les examine attentivement, les yeux secs. Au dernier, pourtant, ses yeux
s'emplissent de larmes. Cette femme était Anuanaïtu. S'étant tenue à l'écart de l'orgie, elle
avait échappé au massacre. Elle se penche sur ce cadavre, se couche à ses côtés; sa douce
voix chante, plaintive, les louanges de la victime, longtemps, longtemps. Tout à coup elle
se lève, les cheveux épars et le visage en feu, et, d'une voix vibrante, elle entonne le
terrible Kenaïmoii. Elle le danse aussi: l'âme du crotale s'est incarnée en elle!...

Cependant la mère de Maconaura et les autres femmes du village préparent le Tapana


pour fêter le retour triomphal des deux Kenaïmou. Plus la vengeance fut horrible et plus
l'honneur de la tribu s'en trouvait rehaussé. C'était une joie délirante ! Chacun dansait,
dansait, dansait jusqu'à en tomber exténué. La mère de Maconaura elle-même, vaincue par
l'ivresse, s'était couchée dans son hamac, et là, dans ses songes elle revoyait son fils, dans
son rêve elle l'appelait. Soudain, Anuanaïtu, la possédée, entra; mais s'entendant nommer,
elle recula épouvantée. «Anuanaïtu, mon enfant, disait la vieille qui s'était réveillée, tu es
bien bonne, comme aussi l'était ta mère! mais que viens-tu faire ici à présent? mon fils
que tu as perdu, n'y est plus... 0 mon fils Maconaura réjouis-toi ! Tu es heureux maintenant,
car tu as été vengé dans le sang de tes meurtriers. Oh! oui, tu as été bien vengé!»
Dans cette case si pleine de souvenirs pour elle, Anuanaïtu avait senti s'élever en son
âme un combat redoutable: le combat de l'amour luttant contre ce qu'elle appelle son
devoir. Mais quand ces mots «tu es heureux mon fils! car tu as été vengé dans le sang!»
vinrent à frapper ses oreilles, elle n'y tient plus! Elle se jette furieuse sur la vieille, lui saisit
la langue, la tire hors de la bouche et y enfonce la dent venimeuse du crotale.

Elle se penche alors sur sa victime agonisante, et voici ce qu'elle lui dit:

« Le caïman que votre fils tua près de son massouwa, c'était mon frère ! Comme mon
père en effet il avait la tête d'un caïman. Je pardonnai. Mon père, lui, a vengé son fils en
infligeant au vôtre la même mort que mon frère avait subie de sa main : une flèche au front
entre les deux yeux. Vos cousins ont massacré mon père et tous les miens. J'aurais encore
pardonné, s'ils avaient seulement épargné ma mère. Maconaura est cause que ce qui me fut
1» plus cher au monde a péri. A mon tour, je lui ravis et j'immole ce qu'il eut jamais de
plus précieux !... •»

Elle dit, pousse un cri effroyable et s'enfuit dans la forêt.

A ce cri, un changement inouï s'opère dans la nature. Les vents y répondent par un
hurlement qui renverse les arbres et déracine les chênes partout où passe Anuanaïtu. D'épais
nuages, voilant la face d'Adaheli, lancent dans les ténèbres de sinistres éclairs au bruit des
plus formidables tonnerres. Un déluge de pluie se mêle au débordement des fontaines. Les
animaux, tout à l'heure paisibles, affolés, s'entre-tuent: le serpent se .met à mordre, le
caïman fait résonner ses terribles mâchoires, le jaguar déchire et dévore l'innocent agouti.
Anuanaïtu entraînant après elle tous les farouches hôtes de la forêt poursuit sa course
insensée. Elle arrive au sommet d'une énorme roche d'où jaillit une cascade. Et là, au bord
du précipice, elle étend les bras, se penche en avant et s'élance dans le vide. Les eaux en
bas la reçoivent et se referment aussitôt sur elle. On ne voit plus là qu'un gouffre
effroyable.
Si quelque étranger, aujourd'hui encore, passe près d'une cascade, l'Indien l'avertira de ne
point évoquer ce nom. Ce serait, dit-il, sa perte infaillible ! car c'est au fond de ces eaux
qu'habitent ensemble Maconaura et Anuanaïtu, dans le merveilleux palais de celui qui est
l'âme et l'esprit des eaux.

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