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Transférer le conflit d’un niveau

militaire à un niveau politique


Expériences de négociations
et de médiations internationales
Entretien avec William Zartman
John Hopkins University

William Zartman est l’un des universitaires les plus réputés en théorie de la négociation.
Depuis un quart de siècle, ses travaux nourrissent les réflexions de tous ceux qui
étudient cet objet social, ou qui en pratiquent le métier. Il est professeur à la John
Hopkins University, à Washington, et directeur du Programme de management des
conflits et d’études africaines dans l’un des départements de cette université, SAIS,
School of Advanced International Studies1 .

Les intitulés de ses principales publications, comme auteur, co-auteur ou éditeur,


renseignent à la fois sur ses thèmes de recherche, son intérêt pour l’Afrique et, nous y
reviendrons, sur sa volonté d’inscrire son activité d’universitaire au cœur même des con-
flits internationaux et de leurs résolutions : Ripe for Resolution : Conflict in Africa (1985,
1989 – traduit en français dans La résolution des conflits en Afrique, éd. L’Harmattan,
1990), The Practical Negotiator (1982); A Strategic Vision for Africa : The Kampala Mo-
vement (2002); Elusive Peace (1995), Collapsed States (1995), Cooperative Security
(1995) et le désormais classique The 50% Solution (1974). Il a dirigé Preventive Ne-
gotiation : Avoiding Conflict Escalation (2001); Peacemaking in International Conflict :
Methods and Techniques (2001, avec Lewis Rasmussen) et Power and Negotiation
(2000, avec Jeffrey Rubin).

Il a édité également nombre de publications de référence des “SAIS Studies on


Africa Series” : Africa and Europe : The New Phase (1992), The Political Economy of
the Ivory Coast (1984), Tunisia : The Political Economy of Reform (1991), The Political
Economy of Morocco (1987), and The Political Economy of Nigeria (1983).

L’entretien qu’il nous a accordé, en marge du colloque Négocia, à Paris en


décembre 2003, peut se lire à plusieurs niveaux : comme témoignage d’un universitaire
engagé, comme illustration d’une époque ou d’un fonctionnement académique, comme
réflexion pragmatique sur l’activité de négociation.

1 www.sais-jhu.edu/

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114 Entretien avec William Zartman

1 UN TÉMOIGNAGE ENGAGÉ

Le premier niveau de lecture, celui du témoignage, est tout sauf anodin. Car
c’est ainsi que les hommes vivent et que les choses se passent, pourrait-on
dire, en écoutant Zartman nous raconter comment, dans une chambre d’hôtel
de Bogota, sommé par les officiels colombiens de rédiger un rapport à l’issue
de sa visite au Président Barco, il ne sortit de cette difficulté qu’en s’appli-
quant à lui-même ce qu’il recommandait aux autres : rechercher la « formule »
susceptible d’offrir un cadre adéquat aux négociations devant s’ouvrir entre la
guérilla et le gouvernement. . . Le témoignage, ici, est celui d’un universitaire
engagé, parcourant les capitales africaines, quittant une réunion de travail à
Washington pour un séminaire à Abidjan. Témoignage d’un parcours biogra-
phique exemplaire et planétaire, de Yale à Washington, de Paris (il enseigna à
Sciences Po) au Caire (il fut Professeur associé à l’American University), ou de
Brazzaville à Abidjan. Écouter Zartman évoquer ses collègues Jeffrey Rubin,
Bert Brown, Bertram Spector, Dean Pruitt ou Daniel Druckman, c’est aussitôt
flâner entre les rayons d’une bibliothèque universitaire nord-américaine; l’en-
tendre citer Henry Kissinger ou Jimmy Carter, c’est ouvrir son journal quotidien
et suivre pas à pas, en Afrique ou au Moyen-Orient, les efforts de ces envoyés
spéciaux pour rétablir la paix et engager la réconciliation entre ennemis; et s’at-
tarder dans une réunion de travail convoquée à Washington un 11 septembre
2001, ou s’asseoir avec lui dans une salle où sont rassemblés les combattants
et les officiels de Côte d’Ivoire, c’est cheminer avec l’histoire telle qu’elle s’écrit,
avec douleur et courage.

2 UNE ÉPOQUE, UNE MANIÈRE DE FAIRE

Un second niveau de lecture de cet entretien est possible : l’illustration, par Wil-
liam Zartman, d’une époque, ou d’une manière de faire de la recherche. Ses
critiques à l’adresse de certains économistes ne s’intéressant aux processus
de négociation que dans la mesure où ils corroborent leurs préjugés analyti-
ques, ou envers certains spécialistes des relations internationales, prisonniers
de leurs lunettes idéologiques, ou encore à l’endroit d’un fonctionnement en
discontinu de la recherche académique – avec des chercheurs, toutes dis-
ciplines confondues, s’intéressant à un concept, puis le délaissant aussitôt,
s’interdisant ainsi toute possibilité d’accumulation –, ces critiques prennent un
certain relief si l’on rapporte ces propos à l’état du champ de connaissances de
la négociation en Europe. Pour le dire plus explicitement : nous ne sommes pas
très éloignés, de ce côté-ci de l’Atlantique (toutes choses étant égales par ail-
leurs) des travers décrits, ou regrettés, par Zartman : une relative indifférence
des économistes francophones à l’étude de la construction des règles (ne pou-
vant, par là, découvrir comment et combien ces règles sont négociées, ajustées
ou transgressées), ou une certaine propension des chercheurs francophones
Transférer le conflit d’un niveau militaire à un niveau politique 115

à ne pas prendre véritablement au sérieux l’activité sociale de négociation pour


la conceptualiser, préférant vagabonder entre l’étude des transactions et celle
des compromis, mais sans jamais vraiment dresser une cartographie de ces
concepts et de leur relations (à l’exception notable de Pierre Goguelin, veillant
à dessiner, dans La négociation : frein et moteur du management 2 , les champs
sémantiques des termes de négociation, de conciliation, d’arbitrage ou de mé-
diation et s’obligeant ainsi à un travail conceptuel qu’il importe aujourd’hui de
poursuivre et approfondir).

3 UNE CONTRIBUTION D’IMPORTANCE

Attardons-nous maintenant sur un troisième niveau de lecture possible de


cet entretien : la contribution à la théorie de la négociation. Trois notations
s’imposent : les apports eux-mêmes, la question de l’aide aux négociateurs,
le rôle singulier des individus.

3.1 « Diagnostic, Formule, Détails »


La question des apports de William Zartman à l’analyse des négociations sera
ici illustrée par l’une de ses propositions novatrices, qu’il aborde en liminaire de
l’entretien : les séquences « Diagnostic, Formule, Détails ». Qu’est-ce que cela
signifie ? L’analyse en termes de concessions réciproques des négociateurs
et de convergence vers une solution située au point d’intersection des préfé-
rences de chacun – cette solution étant adoptée à l’issue d’un jeu où chaque
négociateur réagit positivement à la concession de son adversaire – permet de
comprendre intuitivement ou empiriquement nombre de situations de négocia-
tion (à propos de salaires ou de limites territoriales). Cette analyse rend-elle
compte pour autant de l’essence, ou de la nature même de tout processus
de négociation ? La réponse de Zartman, dans l’un des chapitres de l’ouvrage
qu’il dirigea en 1977, The Negotiation Process. Theories and Applications3 ,
est clairement négative. Il y invoque deux raisons :
i) La liste des objets à négocier est elle-même objet de négociation;
ii) Les préférences des négociateurs sont évolutives, interdépendantes, et les
choix qu’ils opèrent ne sont pas tous de pures tactiques ni sans lien aucun
avec des valeurs sous-jacentes.
De sorte que l’image profane d’un processus de négociation, ou celle
que donne parfois la lecture des manuels – des parties opposées, cheminant
ensemble et de façon symétrique, à partir de positions fixées à l’avance, vers

2 Pierre Goguelin, La négociation : frein et moteur du management, ESF, Paris, 1993.


3 Wiliam Zartman, « Negotiation as a Joint Decision-Making Process », in W. Zartman, The Nego-
tiation Process. Theories and Applications, Sage Publications, Beverly Hills, 1977.
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un point d’équilibre N (The Nash Solution) – s’en trouve fortement altérée.


Zartman lui substitue une autre image, plus conforme au réel : « D’abord la
formule, ensuite les détails » (discovery formula / implementing details). En
d’autres mots : plutôt qu’une succession de cessions, où chaque négociateur
abandonne une prétention en réponse à l’abandon d’une autre par son vis-à-
vis, il faut comprendre un processus de négociation comme un enchaînement
de trois séquences : celle du diagnostic (les parties identifient et négocient à
propos du problème qu’elles veulent régler), celle de la formule (les parties
construisent, par la négociation, un cadre au sein duquel elles vont inscrire
leurs arrangements et qui leur donne sens), puis celle des détails (les parties,
après la construction d’une telle formule, jugée acceptable ou satisfaisante,
en négocient les modalités). Zartman parle ainsi « d’implémentation » de
la formule, « à travers la spécification des détails nécessaire à construire
l’accord ».
La crise des missiles de Cuba, intervenue entre les États-Unis et l’URSS
à l’automne 1962 illustre le raisonnement : plutôt que de négocier un retrait
soviétique de Cuba contre un assouplissement américain à Berlin, ou d’inclure
Castro dans le règlement de la crise et de raisonner en termes de contreparties
aux exigences / concessions de chacun, les dirigeants de ces deux pays ont
opté pour une « formule générale » conduisant à une résolution purement
locale du conflit et la centration du règlement de la crise sur les seuls missiles
litigieux.
Prenons un autre exemple, celui des négociations à propos de l’ARTT,
Aménagement et Réduction du temps de Travail, dans les entreprises françai-
ses, entre 1997 et 2000. La plupart d’entre elles ont d’abord porté sur la dé-
finition d’une « formule générale », jugée satisfaisante ou acceptable par les
parties en présence. Ce n’est en effet qu’à partir du moment où les principes
de l’annualisation du temps de travail (moduler l’activité de travail sur l’année
et non sur la semaine, en fonction de la saisonnalité, et lisser la rémunération),
d’une certaine flexibilité organisationnelle et de la sécurité ou du développe-
ment de l’emploi salarié ont été érigés en clauses possibles d’échange so-
cial que la négociation des « détails » de ce donnant-donnant a pu s’engager.
Quand on est représentant des salariés d’une coopérative agro-alimentaire,
concéder, en réponse à une concession patronale d’embaucher deux salariés
de plus que la législation ne l’impose, le fait de travailler désormais sept sa-
medis par an, n’est en effet possible que si les « principes » sur lesquels ces
« détails » se rapportent ont été jugés dignes d’une contractualisation préala-
ble.
Quelle est l’heuristique d’une telle approche ?
i) Un accord négocié est un tout cohérent, qui possède sa logique propre; il
n’est pas un simple agrégat de gains et ne constitue pas, selon les termes
de Zartman (1997), « une mosaïque composée de petits morceaux que l’on
a découpés et rognés pour qu’ils entrent dans le tableau, sans pour autant
former un dessin cohérent ».
Transférer le conflit d’un niveau militaire à un niveau politique 117

ii) En négociation, la nature des objets échangés importe autant, voire plus, que
le taux de concession; la valeur de ce qui se concède n’est pas anodine et
s’évalue (par les négociateurs, par l’analyste) à partir d’une pesée globale de
l’échange (la « formule ») et non au regard des seules valeurs intrinsèques
des composants de cet échange.
iii) L’approche « formule / détails » inclut l’offre de concessions, intègre les
dimensions psychologiques et les différentes tactiques des négociateurs,
mais ne réduit pas un processus de négociation à ces seules variables. En
effet, ces tactiques ne prennent sens que rapportées à une « gouvernance »
générale de ce processus (négocier la formule) ou à sa construction tech-
nique (négocier les détails).

3.2 Diplomatie privée et nouvelles relations internationales


On partira ici du propos de Raymond Aron à propos de la dualité complé-
mentaire entre l’art de convaincre et l’art de contraindre. « Tant que les États,
écrivait-il en liminaire de son Paix et guerre entre les nations4 , restent en paix,
ils doivent parvenir, vaille que vaille, à vivre ensemble. Faute de recourir à la
violence, ils tentent de se convaincre. Le jour où ils se combattent, ils tentent de
se contraindre. » Que peut faire le médiateur international dans cet entre-deux,
entre guerre et paix, conflit et négociation, conviction et coercition ? Aider les
protagonistes à transférer leur conflit d’un niveau militaire à un niveau politi-
que, répond Zartman à la lumière de son expérience au Congo, au Libéria ou
en Côte d’Ivoire. Autrement dit : aider les parties à résoudre par la voie poli-
tique ce qu’ils ont jusqu’alors voulu résoudre par la voie de la violence et de
la contrainte. Dès lors, la voie est étroite et, comme l’observe ici Zartman à
propos du conflit de la Côte d’Ivoire, dont il fut l’un des médiateurs : « Il faut
savoir marcher sur ce chemin ». A Abidjan, depuis plusieurs mois, tout porte à
croire que rebelles et gouvernement n’ont pas définitivement tranché en faveur
de l’option politique et du compromis. La répression sanglante de la Marche
organisée par l’Opposition fin mars 2004, le limogeage des ministres de cette
même Opposition, pourtant nommés à la suite et dans le cadre des Accords
de Marcoussis, les exactions des « jeunes Patriotes » dans les rues de la ca-
pitale, etc., en sont les signes les plus visibles. Face à l’impuissance de l’ONU
et de l’ancienne puissance tutélaire, la France, les initiatives de type privé –
c’est-à-dire les démarches de type « Tract Two », que l’on peut traduire par
« deuxième piste », ou par « piste parallèle » – prennent alors tout leur sens.
A condition que diplomatie privée et diplomatie institutionnelle s’épaulent et se
complètent.
L’épuisement du « modèle westphalien », pour reprendre le trait des po-
litistes internationaux (indistinction croissante des frontières, multiplicité des

4 Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, Paris, 1962.
118 Entretien avec William Zartman

acteurs, à côté des États nationaux5 ), la fin de la bipolarité (et l’émergence de


« polarités en formation », comme le note ici Zartman), le retour aux haines
ethniques et la fin du primat du politique, les nouvelles pratiques de violence
et de terrorisme, etc., renforcent ainsi l’idée d’un « âge de la négociation »,
même si les défis (théoriques et pratiques) de cette nouvelle donne mondiale
sont nombreux, même si l’actualité internationale, de Grozny à Bagdad, des-
sine plutôt les contours d’un retour à l’état de nature hobbesien.

3.3 Des individus singuliers


Dernière notation, en lien avec cette diplomatie, officielle ou parallèle : le
rôle singulier des individus. On ne s’étonnera guère d’écouter ici Zartman
nommer les différentes personnes qui ont joué, jouent ou joueront un rôle
majeur dans le dénouement des crises internationales (Harold Saunders, Chet
Crocker, James Carter, Dennis Ross, etc.), tant on ne peut comprendre ces
dénouements sans mobiliser la figure des hommes qui les favorisent. Cette
singularisation des activités de médiation et de négociation internationale est
pertinente : d’une part, parce que le « facteur de personnalité », comme le
montraient Richard Walton et Robert McKersie dans leur ouvrage canonique,
A Behavioral Theory of Labor Negociations6 , agit comme une variable clé
dans le déroulement de ces processus et, d’autre part, parce que l’analyse de
ces derniers, dans la littérature non anglo-saxonne (et surtout française) tend
souvent à se désincarner : là où des personnes singulières sont intervenues,
l’analyste ne retient souvent que l’institution qu’ils représentent ou, plus grave
encore, réduit ces personnes à de purs agents de ces institutions. . . Or,
à l’instar de ces Messieurs de Melynes et d’Ublé, êtres de chair et d’os,
divergents mais membres d’une même délégation, l’un « si rouge et si finaud »
et l’autre, cet « escogriffe mobile et ricanant comme un diable », que met en
scène Françis Walder dans son roman St-Germain ou la négociation (1958)
– récit fictif mais vraisemblable d’un premier compromis entre huguenots et
catholiques français, signé en 1570, préparatoire à l’Édit de Nantes –, ces
négociateurs ou médiateurs internationaux existent et pensent en propre,
sans se subsumer dans l’organisation au nom de laquelle ils interviennent.
L’Histoire s’écrit ainsi au présent simple, associant dans son cours tumultueux
des identités et des personnalités.
Ch. Thdz

***

5 Cf. l’ouvrage coordonné par Marie-Claude Smouts, Les Nouvelles relations internationales, Pres-
ses de Sciences-Po, Paris, 1998. Voir également Samy Cohen, Les Diplomates. Négocier dans
un monde chaotique, éd. Autrement, coll. Mutations, n° 213, 2002.
6 Richard Walton et Robert McKersie, A Behavioral Theory of Labor Negociations. An Analysis of a
Social Interaction System, Mc Graw-Hill, New York, 1965, chapitre VI.
Transférer le conflit d’un niveau militaire à un niveau politique 119

Revue Négociations : William Zartman, vous êtes un spécialiste reconnu


de la négociation internationale. Comment parvient-on à l’étude d’un tel
objet ?
William Zartman : L’histoire est simple. J’ai été formé dans un département
de relations internationales à l’université de Yale. Ensuite, je me suis engagé
dans la Marine américaine, envoyé au Maroc, où je suis devenu spécialiste des
questions relatives à l’Afrique et au Moyen Orient. J’avais alors écrit un livre sur
les relations internationales entre pays africains. Un collègue lit l’ouvrage et
me déclare : « C’est très bien, mais cela n’a rien à voir avec les réalités. Ce qui
importe, ce sont les relations réelles entre les pays africains et l’Europe ! » Je
me suis donc lancé dans la rédaction d’un livre sur les relations entre les pays
africains et l’Europe. J’ai ainsi publié un ouvrage sur la négociation entre pays
faibles et pays forts, entre le Marché Commun et les pays dits « de Yaoundé ».
Devant traiter de ces négociations, j’ai relu la littérature à ce sujet et j’ai été
insatisfait; cela ne me donnait pas un cadre adéquat. J’ai donc dû inventer, si
l’on peut dire, mon propre cadre. Voilà d’où m’est venu l’idée de la séquence :
« D’abord, négocier la formule, puis négocier les détails », enrichie ensuite
en « Diagnostic, formule et détails ». J’ai ensuite persévéré dans ce domaine.
J’aurais pu rester dans les études régionalistes mais à la fin, cela consistait en
une simple lecture des journaux, en se demandant juste : « Que s’est-il passé
aujourd’hui ? Que se passera-t-il demain ? » ! Je cherchais quelque chose de
plus excitant.

Revue Négociations : Quand vous avez forgé ces concepts, les autres
modèles d’analyse du déroulement d’une négociation vous semblaient
donc insuffisants. Quelles étaient ces insuffisances ? Lorsque vous avez
proposé ce découpage « Diagnostic, formule, détails », quelles ont été
les réactions intellectuelles, notamment du côté des économistes, plutôt
adeptes d’une lecture des négociations en termes de concessions réci-
proques ?
William Zartman : Les économistes, qui avaient des théories très perfec-
tionnées, partaient de l’idée qu’en négociation, les individus savaient ce qu’ils
voulaient atteindre. Et que la négociation débutait par un bout, puis qu’on ar-
rivait, par des concessions mutuelles, au point d’accord. Au niveau des pra-
tiques de négociation, cette conception est fausse : on ne sait pas vraiment
ce qu’on veut ! D’où ma proposition de dire qu’il existe d’abord une phase de
diagnostic. Deuxièmement, on n’arrive pas simplement au point d’accord par
concessions, ou conversion; on ne progresse pas toujours par petites étapes
vers un « milieu », comme un marchand de tapis. Je crois que c’est donner là
une fausse image de la négociation. Quelles ont été les réactions à l’époque ?
Je ne sais plus trop. Ce n’était pas une guerre, on échangeait plutôt des idées.
Mais très rapidement, les économistes ont arrêté de travailler sur le thème des
négociations, et sont partis ailleurs, comme d’ailleurs les chercheurs en psy-
chologie sociale. Je me rappelle le livre que Jeff Rubin et Bert Brown avaient
publié ces années-là, The Social Psychology of Bargaining and Negotiation :
120 Entretien avec William Zartman

il y avait près de mille références dans leur livre. J’avais sorti un ouvrage à
peu près en même temps, The 50% Solution, et où j’avais moi-même plus de
mille références bibliographiques. Mais aucune d’entre elles n’était identique !
Maintenant, je pense qu’un tel divorce disciplinaire ne serait plus possible. Au
fur et à mesure que l’on s’approche, que l’on soit politiste, économiste, psy-
chologue, etc., d’un même champ d’intérêt – la négociation, par exemple –,
chacun s’éloigne, par la même occasion, de ses confrères dans sa propre dis-
cipline. Un de mes grands regrets est que l’étude de la négociation n’ait pas
vraiment pris racine dans l’étude des relations internationales. Il y a bagarre en-
tre « Réalistes », « Libéraux », « Constructivistes », etc., et soit on ne fait pas
référence à la négociation ou aux règlements des conflits, soit on y fait réfé-
rence, et souvent on invente, avec beaucoup de fanfare, quelques concepts
qui nous semblent déjà acquis; on est très contents d’avoir construit cela, et
hop !, on s’en va ailleurs ! Mais c’est, je crois, un phénomène plus général de
recherche.

Revue Négociations : Après plusieurs années de pratique et de recher-


ches, est-ce que ces trois concepts – « diagnostic, formule, détails » –
restent, à votre avis, des concepts clefs ?
William Zartman : Peut-être... Mais cela dit, je n’aime pas me répéter. J’ai dé-
couvert, nommé ces trois phases; d’autres en ont parlé; mais je ne voulais pas
rester éternellement là-dessus, alors j’ai cheminé ailleurs ! Je suis notamment
tombé sur l’idée de « ripeness » et je continue d’explorer cette voie. Il s’agit
de la question du mûrissement, ou de la maturité d’un conflit, ou du règlement
de ce conflit. La théorie indique que les deux conditions nécessaires, mais in-
suffisantes, de l’ouverture de négociations sont, premièrement, que chacune
des parties en présence se voie dans une impasse mutuellement pénible et,
deuxièmement, que chacune de ces mêmes parties voie la possibilité d’une
issue. La portée de cette théorie est capitale pour la pratique autant que pour
l’analyse des négociations : étant perceptuelle et subjective, cette « maturité »
peut être cultivée par l’une des parties, ou par un tiers. Maints exemples con-
firment cette théorie.

Revue Négociations : Outre vos publications et vos activités de recher-


che, qui sont restées débordantes, vous continuez d’intervenir sur le
terrain, de venir en aide aux négociateurs. Récemment, vous êtes inter-
venus en Côte d’Ivoire. Racontez-nous ces interventions. Lesquelles, à
votre avis, ont été les plus marquantes ?
William Zartman : J’ai toujours dit qu’un chercheur ne devait pas être lui-
même un praticien, parce que cela détruisait son objectivité. Moi, ce qui
m’intéresse, ce sont les concepts. Mais je ne pouvais pas refuser les quelques
occasions qui se sont présentées. Je n’ai pas moi-même participé à beaucoup
de négociations. Qu’ai-je fait ? J’ai écrit, en 1986, en Colombie, une partie du
discours présidentiel du Président Virgilio Barco, celle qui touche au conflit.
Puis j’ai fait un voyage d’études au Congo, le Grand Congo, en 1999, pour
Transférer le conflit d’un niveau militaire à un niveau politique 121

le compte des chefs d’états africains, à travers une ONG africaine établie
en Tanzanie. Il s’agissait d’un rapport à écrire, avec des recommandations
sur ce qu’il me semblait devoir être fait à ce moment-là. Ensuite, ce que j’ai
accompli de plus proche d’une négociation, c’est une activité de médiateur
pour le président Jimmy Carter, dans le Petit Congo, à Brazzaville, en 1999
également, pour faire la paix entre les parties. Certes, je n’aime pas dire que
cela a échoué, mais cela a échoué. Cela a quand même « réussi », au sens
où notre proposition de médiation, celle de la francophonie – Boutros-Ghali, à
l’époque secrétaire général de l’ONU, s’était désisté en faveur de notre initiative
– n’a finalement pas été retenue. Le Président Sassou Nguesso a fait appel à
son gendre, le président Omar Bongo, du Gabon, pour intervenir selon une
autre formule que celle que nous avions adoptée, c’est-à-dire négocier la
reddition des lieutenants rebelles plutôt qu’établir une entente entre les trois
chefs de guerre.

Revue Négociations : Et plus récemment, en Côte d’Ivoire ?


William Zartman : L’été 2003, nous avons en effet organisé un séminaire
de réconciliation entre les six partis politiques et les groupes rebelles de
Côte d’Ivoire, qui ne s’étaient pas encore structurés en parti politique. Il ne
s’agissait pas directement d’une négociation, il s’agissait plutôt d’arriver à une
meilleure entente entre les parties. Celles-ci ne sont plus formellement en
guerre ouverte depuis les accords de Marcoussis, signés entre les factions
militaires au printemps 2003, soit pas très longtemps avant notre séminaire.
C’est pourquoi je dis que ce n’était pas exactement une négociation; on semait
une idée : la possibilité d’une réconciliation.

Revue Négociations : Est-ce que cela implique que vous y retourniez ?


William Zartman : Non, absolument pas et c’est cela qui est prometteur.
Je me rappelle qu’en 1993, j’avais également organisé, à Washington, une
journée de réconciliation nationale, à propos du Libéria, sous la forme d’un
workshop, en collaboration avec le Centre Carter. Le gouvernement et Charles
Taylor y avaient envoyé des représentants. Vous savez, il y a beaucoup de
Libériens aux États-Unis; il y a même presque plus de Libériens aux États-
Unis qu’au Liberia, d’ailleurs. Cet atelier fut merveilleusement réussi, c’était
même vraiment touchant. Nous avons utilisé le même modèle que celui que
j’avais utilisé en juillet 2003 à Abidjan; je ne sais plus qui l’a inventé. Nous
posons quatre questions aux protagonistes : « Où en êtes-vous maintenant ?
Où voulez-vous en être d’ici un an, deux ans, trois ans ? Quels sont les
obstacles pour arriver à ce point-là ? Comment surmonter ces obstacles ? » Au
début de la journée, tout le monde levait le poing; cette question divise. Mais
les gens ont petit à petit commencé à collaborer. Nous sommes donc passés
à la seconde question : où voulez-vous arriver d’ici une certaine période de
temps ? Réfléchir ainsi unit les participants : chacun constate que tous ont les
mêmes rêves. Puis, troisième question : quels sont les obstacles ? Cela peut
diviser, mais une fois qu’on a été uni, on tombe vite d’accord sur les obstacles.
122 Entretien avec William Zartman

Et les obstacles étaient variés, allant de la prétendue « nature » des Libériens


jusqu’à la personnalité de tel chef de guerre à qui l’on prêtait des ambitions
politiques personnelles. C’est-à-dire, du général au particulier. Quand on arrive
à la quatrième question : comment surmonter les obstacles ?, on est plutôt uni
pour trouver collectivement une solution. Donc, cette démarche fonctionne très
bien, et c’est celle que nous avons utilisé à Abidjan, tout au long de la semaine
qu’a duré ce séminaire. Mais le problème fut qu’il n’y avait pas de suite; je n’en
avais pas les moyens. En Côte d’Ivoire, actuellement, c’est le Ministère de la
Réconciliation et l’ambassade américaine qui s’en chargent.

Revue Négociations : Une telle tentative de réconciliation constitue-t-elle


une phase nécessaire, ou préalable, à l’engagement d’une négociation ?
Prenons les accords de Marcoussis concernant la Côte d’Ivoire : ils sont
antérieurs à cette phase de réconciliation. Comment se construit cette
articulation entre réconciliation et négociation ?
William Zartman : J’ai écrit là-dessus. J’ai même parlé à ce sujet. Ce qui
est préalable, c’est « la formule »; c’est cela qui a été obtenu à Marcoussis.
Marcoussis a offert un cadre, une possibilité pour, ensuite, parler ensemble.
En ce sens, je crois qu’il y a un préalable. J’ai cité le Liberia parce que, comme
je l’ai dit, ce fut merveilleusement réussi, et tout le monde nous a dit : « Il faut
faire cela une deuxième fois, il faut revenir au Liberia ! » Nous n’avions pas le
temps, nous n’avions pas les fonds. C’était au mois de mai, il fallait revenir au
mois de septembre; or, en septembre, j’enseignais, et je n’avais aucun budget.
C’est pourquoi, pour moi, le cas d’Abidjan est intéressant parce que c’est le
ministère de la Réconciliation nationale qui s’est engagé, et c’est l’ambassade
américaine qui a organisé ce séminaire. Ils voulaient que je revienne – ou
plutôt : que nous revenions, parce que nous étions quatre, moi et mon équipe –,
et je n’ai pas pu revenir à l’automne. Mais j’ai dit que j’allais revenir au printemps.
Entre temps, ils organiseront et débattront d’autres choses.

Revue Négociations : Dans le cas du Liberia et de l’atelier de réconcilia-


tion : pouvez-vous mesurer l’impact de ce genre de processus, par rap-
port au conflit et par rapport au niveau de la transformation des relations
entre les parties en conflit ?
William Zartman : Cela dépend. C’est ce que nous appelons « la malédiction
d’Oslo », ou l’effet de « l’entrée en négociation ». Comment les négociateurs
traduisent-ils cela ensuite ? Cela est tout le problème ! Moi, je ne peux pas
faire cela à leur place, je ne suis que le médiateur. Je n’ai pas à convaincre
les belligérants, mais à leur fournir un cadre où ils peuvent, eux, se convaincre
mutuellement.
Transférer le conflit d’un niveau militaire à un niveau politique 123

Revue Négociations : Revenons au cas de la Côte d’Ivoire : nous sommes


actuellement, en décembre 2003, dans une phase en aval du cessez-le-
feu. Si l’on prend les catégories classiques d’analyse, ce que vous avez
accompli là-bas s’inscrit-il encore dans la phase dite de « management
du conflit », ou est-on déjà entré dans celle dite de « transformation des
relations » ?
William Zartman : Non, parce que les mots « transformation » et « résolu-
tion » signifient que s’engage une résolution des grandes questions en jeu
dans le conflit. Or, tout ce que nous avons fait en Côte d’Ivoire, c’est d’essayer
de transférer un conflit, s’exprimant au niveau militaire, à un niveau politique.

Revue Négociations : Ces différentes interventions dans les conflits en


Afrique confirment-elles ce que vous avez analysé et réfléchi à propos
des concepts, puisque tel était votre intérêt initial, ou est-ce que ces
pratiques sur le terrain nuancent fortement ces concepts ? Si je pose ma
question autrement : ces expériences sur le terrain ne montrent-elles pas
les limites de certains de vos écrits, dans lesquels pourrait apparaître un
certain optimisme ?
William Zartman : J’apprends, j’apprends : cela confirme, ou cela nuance.

Revue Négociations : Par exemple ?


William Zartman : Une anecdote. En Colombie, j’avais un collègue, un jeune
collègue, qui avait parlé de moi au président Barco et qui lui avait indiqué que
je travaillais sur la négociation. Je pars en Colombie, j’enquête, je m’informe
de la situation. Puis, au moment de repartir, les officiels colombiens me
disent : « Et votre rapport, Monsieur, à quel moment sera-t-il prêt ? » Ils m’ont
enfermé dans un bureau et je me suis dit : « Mon Dieu, comment vais-je m’en
sortir ? » J’avais certes appris beaucoup de choses, mais il me semblait que
j’étais un peu démuni pour faire des recommandations. Je me suis alors
dit : « Et si tu t’appliquais à toi-même ce que tu recommandes aux autres ?
Réfléchis donc sur ‘la formule’ » ! En Colombie, quelle était la formule ? C’était :
« normalisation », soit le fait que les rebelles pouvaient organiser des partis
politiques, participer à la vie politique, mais à la condition de n’être plus rebelles,
c’est-à-dire de se désarmer. Voilà une autre illustration de cette idée d’un
management qui transfère les conflits d’un plan militaire à un plan politique.
Cette idée m’a été utile : je l’ai utilisée comme base du rapport. Je donne un
autre exemple. Nous avions imaginé une « formule » pour le cas du Congo-
Brazzaville; cela marchait très bien, nous étions parvenus à l’idée qu’il devait y
avoir un accord-cadre entre les chefs de rébellion avant qu’ils ne se réunissent
eux-mêmes. S’ils se réunissaient sans accord, ils allaient se bagarrer et rien ne
les ferait tenir ensemble. Ce qui faisait également partie de cette « formule »,
c’était le fait qu’ils étaient ainsi tous mis sur un pied d’égalité. L’un était certes
le chef de l’Etat, mais parvenu illégitimement au pouvoir, et parmi les autres,
l’un d’entre eux était un des anciens chefs de l’État. Il fallait à présent les réunir.
Nous sommes ensuite rentrés aux États-Unis, puisque cette réunion devait s’y
124 Entretien avec William Zartman

tenir, et tous avaient été contactés. Puis nous avons lu dans le journal qu’un
accord avait été signé, je ne sais plus trop où, à Pointe Noire je crois, avec les
lieutenants de la rébellion. J’ai à cette occasion découvert un point important,
c’est le fait de pouvoir contrôler les alternatives. C’est ce que le Secrétaire Chet
Crocker avait dit à l’égard de la Namibie : « We are the only game in town ».
Nous, médiateurs, avions suggérés qu’un représentant officiel des États-Unis
et de la France suggère à l’Angola de recommander aux Congolais de se
retirer s’il n’y avait pas d’accord. Mais nous n’avions pas, en tant qu’ONG,
la possibilité de faire dire à un État qu’il n’était plus dans le jeu. On a reçu
l’indication de Boutros-Ghali que la francophonie n’était plus médiatrice. Les
autres alternatives étaient cependant toujours présentes, et surtout l’alternative
de Bongo, se proposant comme médiateur, mais dans une autre « formule ».
J’ai donc appris sur le tas que ce concept « d’alternatives » était très important.

Revue Négociations : Vous êtes un des spécialistes reconnus de l’Afri-


que. En termes de résolution des conflits et de négociation, comment
peut-on caractériser la période actuelle par rapport à la situation d’il y a
plusieurs années, par exemple celle que vous aviez pu découvrir lors de
vos premiers voyages ? Est-on aujourd’hui dans la même situation ? Ou,
au contraire, y a-t-il eu des évolutions majeures, et lesquelles ?

William Zartman : Oui, nous sommes dans la même situation qu’avant sauf
qu’évidemment, il n’y a plus de « parrains », comme aux temps de la guerre
froide. J’ai évidemment beaucoup appris des écrits de Henry Kissinger et de
l’expérience de Crocker en Namibie. Lui, c’est un ami. Il a indiqué qu’une des
clefs de résolution ou de gestion des conflits était de séparer les parrains
de l’extérieur des combattants de l’intérieur. Ce que nous avons essayé
d’appliquer au Congo en disant qu’il était inutile de chercher une entente entre
les parrains si les gens de l’intérieur parvenaient à résoudre eux-mêmes leurs
conflits. Il n’y aurait pas besoin de parrains dans ce cas là, donc pas d’intrus.

Revue Négociations : Les « parrains » ne sont-ils pas pourtant à l’origine


des conflits ?

William Zartman : Certes, les « parrains » se servent des conflits intérieurs.


Mais je crois fermement que les conflits, en Afrique notamment, viennent de
l’intérieur. On ne peut pas semer le conflit s’il n’y a pas un terrain où il peut se
développer ! On a souvent pensé que la guerre froide était une incitation aux
conflits. Par exemple, nombre d’Africains nous disaient, à nous Occidentaux :
« Vous nous imposez vos conflits ». Je pense que la guerre froide a plutôt été
un frein, un mode de contrôle des conflits. Pourquoi ? Parce que nous avions
peur, à partir de conflits régionaux, que les États-Unis et l’Union Soviétique
ne se lancent dans un conflit qui entraînerait le monde entier. Vous observez
beaucoup plus de conflits à l’heure actuelle parce que l’ordre mondial, jadis
structuré par le système bilatéral, est maintenant rompu. Il n’y a plus de freins,
et il y a beaucoup d’armes en circulation.
Transférer le conflit d’un niveau militaire à un niveau politique 125

Revue Négociations : N’y a-t-il pas, en outre, des conflits plus nombreux
mais aussi d’une autre nature, plus violente - c’est le cas des conflits
visant la destruction d’une ethnie, visant la destruction de l’Autre, et
mettant aux prises des belligérants n’imposant plus de limites à leur
action violente, précisément parce qu’ils ne se pensent plus dans un
cadre planétaire ?
William Zartman : Oui, vous avez raison. Nous sommes alors dans une si-
tuation que nous appelons « le dilemme de sécurité » et qu’on peut présenter
ainsi : « Il me faut vous attaquer pour empêcher que vous, qui allez m’attaquer,
ne m’attaque ». Nous avions vu cela jadis dans le cadre des relations inter-
nationales; cela s’applique désormais aux relations inter-ethniques. S’il existe
une hégémonie américaine actuellement, nous ne sommes pas non plus dans
un système monopolaire et les limites du contrôle – quoiqu’on en pense peut-
être ici en France ! – sont très étroites. On ne peut contrôler que très peu. Plutôt
que de « système monopolaire », je parlerai plus volontiers de « polarités » en
formation : l’Europe est en formation, la Chine aussi est en formation, bien que
cela soit dans un autre sens. Nous sommes actuellement dans l’anarchie, dans
son sens strict, c’est-à-dire au sens qu’il n’y a pas, ou plus, « d’ordre ».
Revue Négociations : Cette nouvelle structuration favorise-t-elle la négo-
ciation ou, au contraire, limite-elle ses possibilités ?
William Zartman : Non, cela la rend beaucoup plus importante ! Mais aussi,
beaucoup plus difficile, avec de nombreux défis ! Les parties aux prises ne
sont pas toujours bien définies. Et, croyez-moi, dans les négociations, cela se
passe beaucoup mieux quand il y a des parties qui sont bien identifiées. . .

Revue Négociations : Nous avons évoqué, jusqu’à présent, des parties en


présence, au sens étatique du terme. Dans cette nouvelle structuration du
monde, émerge un phénomène important de « diplomatie privée ». Que
pensez-vous de ce phénomène ? Peut-elle favoriser ces négociations ?
William Zartman : Je pense que oui. C’est une pratique de type track two,
qu’on peut traduire par l’expression « deuxième piste », ou « piste parallèle ».
La notion de track one (piste un) renvoie ainsi à la diplomatie officielle,
tandis que celle de “track two” (piste deux) concerne les initiatives privées,
assurées par des ONG, par exemple. Harold Saunders, ancien sous-secrétaire
d’État américain et actuel directeur des Affaires internationales à la Fondation
Kettering 7 , n’aime pas le mot « négocier » et il est en train de pratiquer, dit-il,
une « circum-négociation », ou une « pré-négociation ». . . Il établit un terrain,
et il élargit ce terrain bien au-delà des parties aux prises, voire au-delà des
parties officielles. Je pense que tout cela est important. Il y a eu une petite
guerre méchante entre les diplomates : ceux de type track one pensent que les

7 Harold Saunders fut également membre du Conseil national de sécurité à la Maison Blanche. Il
travailla avec le président Carter, le président égyptien Sadate et le premier ministre israélien
Menahem Begin dans le cadre de la négociation des accords de Camp David (1979). Il est
notamment l’auteur de l’ouvrage A Public Peace Process, New York, Palgrave, 1999. (NDLR)
126 Entretien avec William Zartman

gens non officiels, adeptes du track two, sont des intrus, et les gens de track two
ripostent en affirmant que les gens de track one sont des « cooky-pushers »
(mangeurs de petits fours), qui ne font rien et qui recherchent une solution qui
n’en est pas une. . . Maintenant, ces camps commencent à se respecter un peu,
chacun connaissant ses propres limites ! Les acteurs de type track two peuvent
réaliser des actions comme dans le processus d’Oslo, mais peuvent également
faire des choses comme le fait Saunders : ils peuvent continuer à élargir le
champ des discussions, comme nous l’avons fait nous-mêmes à Abidjan. Je
crois que l’expérience d’Abidjan montre que, si l’on était venu simplement avec
nos yeux bleus, et seulement nos yeux bleus, rien n’aurait été possible ! Les
gens se seraient demandé : « Mais pourquoi viennent-ils ? Pourquoi restent-
ils ? Quelle est leur autorité ou leur légitimité ? » Des personnes privées ont
ainsi travaillé sous l’égide, ou sur l’invitation du ministère de la Réconciliation et
de l’ambassade des États-Unis. L’ambassade n’aurait pas pu le faire seule, non
plus. S’il n’y avait eu que des officiels ivoiriens du ministère, cela n’aurait pas
non plus marché. C’est la coopération des deux institutions gouvernementales
et le brassage des deux initiatives, publique et privée, qui ont rendu possible
la médiation.

Revue Négociations : Abordons maintenant le processus de paix au


Proche-Orient. Après les démarches entreprises par Herbert Kelman, de
l’Université de Harvard, pour favoriser la transformation des relations
entre Palestiniens et Israéliens – je pense notamment à la mise en place
de séminaires regroupant, à intervalles réguliers, des protagonistes de
chaque partie –, le processus semble s’enliser. Estimez-vous qu’il s’agit
d’un échec ?

William Zartman : Il me semble que cela montre les limites de la seule track
two. Je suis un peu critique des efforts de Kelman, mais il faut reconnaître qu’il
a accompli un travail extraordinaire auprès des Palestiniens et des Israéliens. Il
fut très utile dans le groupe Rabin / Pérès. Si ce dernier ne fut pas assez élargi,
ce n’était pas sa faute. Mais il aurait fallu avoir des représentants de toutes
les couches des sociétés israéliennes et palestiniennes dans ces groupes de
discussion. Néanmoins, je ne vois pas comment on aurait pu faire beaucoup
plus qu’il n’a fait. . . Étrange coïncidence : le 11 septembre 2001, je présidais
une réunion que nous tenons tous les mois sur la résolution des conflits, à
Washington. Ce matin là, Dennis Ross était en train de faire une autocritique
du processus de paix sous Clinton. Il nous disait, en substance : « Ce que je
regrette le plus, c’est le fait que nous n’avons pas suivi ce qui était prévu dans
les accords d’Oslo, c’est-à-dire ce qui concernait la publicité, la ‘propagande’
si l’on veut, de ces accords et du processus de paix ». Il a ajouté que nous,
les Américains, n’avions pas assez poussé les Israéliens et les Palestiniens
à le faire. Nous pouvions en effet les y obliger, y compris contre leur volonté.
Puis est survenu le cataclysme de l’attaque contre le World Trade Center, ce
matin-là, et nous avons clos rapidement la réunion. Cela ne signifie pas que
Kelman et ses collègues n’ont pas fait tout ce qu’ils pouvaient faire, mais plutôt
Transférer le conflit d’un niveau militaire à un niveau politique 127

que d’autres personnes auraient dû les aider dans cet effort gigantesque !
Reagan et Gorbatchev peuvent se rencontrer, et au fil des rencontres, changer
d’opinion, de part et d’autre. Mais comment convaincre toute une population
d’aimer son voisin ?

Revue Négociations : Prenons le cas franco-allemand. Il y a eu, en amont


de la rencontre entre De Gaulle et Adenauer, différents visionnaires,
de chaque côté, et qui ont travaillé ensemble. Il y eut la rencontre
officielle, puis la mise en place de l’Office Franco-Allemand pour la
Jeunesse, en 1962, qui a permis à des millions de personnes de mieux se
connaître. Un tel apprentissage n’est-il pas toujours nécessaire, quel que
soit le caractère « gigantesque » de la tâche ? Diffuser le contenu d’un
accord auprès de tout une population, comme le « Pacte de Genève »,
actuellement diffusé dans toutes les boîtes aux lettres de Palestine et
d’Israël, n’est-ce pas là une leçon ?
William Zartman : Il faut que le gouvernement israélien indique clairement
à l’Autre qu’il est prêt à lui donner assez pour le satisfaire, afin que l’Autre
puisse accorder ce qui est suffisant pour satisfaire les Israéliens. Mais le
gouvernement israélien est toujours en train de dire non ! Leur raisonnement
est de type : « Vous cessez les attaques-suicides et, en réponse, je ne vous
donne rien ».

Revue Négociations : Je reviens sur le Pacte de Genève. Une opinion a


cours en Europe, elle consiste à dire : « Les accords d’Oslo, finalement,
n’ont pas bien marché parce que les négociateurs ont choisi de s’occuper
d’abord des choses qui ne posaient pas problème et ont renvoyé à plus
tard celles qui posaient problème, comme la question de Jérusalem, ou
les droits des réfugiés, etc. Quand ces questions sont revenues sur
la table de négociation, alors la négociation n’était plus possible ! ».
Ces commentateurs ajoutent : « Aujourd’hui, le Pacte de Genève, c’est la
volonté, dans une situation très exacerbée, de s’attaquer directement aux
problèmes qui font problème. » Que pensez-vous de ce raisonnement ?
Peut-on considérer, rétrospectivement, que différer les problèmes était
une bonne tactique de négociation ?
William Zartman : Non. Je crois que cette analyse est fausse. Quand vous
n’osez pas traverser la rue de peur de ce qu’il va vous arriver, mais que vous
engagiez le premier pas pour le faire, on ne peut pas vous blâmer de ne
pas être arrivé tout de suite sur l’autre trottoir ! Ce que vous avez fait, c’est
rompre la hantise de traverser la rue. Vous pouvez, en effet, vous dire que le
fait d’avoir fait le premier pas n’a pas de sens sans l’idée d’atteindre l’autre
trottoir. Faire le premier pas, cela ne veut pas dire que je suis arrivé, cela veut
dire que j’ai l’intention d’arriver, et d’arriver quelque part. Le seul problème
des accords d’Oslo – et c’est la différence avec le Pacte de Genève –, était
le suivant : organiser des échanges sur la durée. Ce qu’Oslo a dit, et qui était
capital, c’est que le problème de Jérusalem n’était pas exclu, et qu’il était prévu
128 Entretien avec William Zartman

d’en parler, mais plus tard. Les Israéliens, auparavant, avaient indiqué ne pas
vouloir en parler, au principe que la ville devait rester unifiée. Les accords
d’Oslo prévoyaient qu’on en parlerait, mais que les parties allaient s’abstenir
de faire quoi que ce soit à ce sujet. On allait donc geler la situation, en prévision
du moment où l’on serait à même de trancher. Je pense que l’erreur d’Oslo,
c’est surtout le fait que l’on n’a pas « vendu » ces accords, que l’on n’a pas
continué à les mettre en application. Quand Benjamin Netanyahou est arrivé
au pouvoir, il a aussitôt gelé le processus ! En résumé, la leçon à tirer est celle-
ci : il ne faut pas simplement se contenter de régler les problèmes d’un conflit,
il faut regarder en avant pour mettre en marche un processus qui va, à la fois,
s’occuper des nouveaux problèmes qui vont surgir, et engager un processus
de transformations, d’échanges, voire même de co-dépendances.
Revue Négociations : Donc : il faut obliger les parties à se projeter dans
un avenir qui leur est commun ?
William Zartman : Oui. Mais cela veut dire aussi que si nous avons envie et
l’intention de régler les problèmes de l’avenir, il nous faut préparer le terrain
pour ce règlement, et ne pas « s’asseoir » sur les réalisations. Les personnes
qui ont critiqué Oslo voulaient une solution immédiate de tous les problèmes,
puis « s’asseoir » dessus. Oslo, d’un certain côté, contenait ce marchandage
entre avenir et présent, en repoussant à l’avenir certains problèmes clefs, non
solubles dans le présent.
Revue Négociations : A ce problème d’anticipation s’associe celui du jeu
des acteurs. Certains acteurs, dans le futur, ne seront peut-être pas d’ac-
cord avec les efforts consentis par leurs prédécesseurs. En Afrique, ce
problème est très fréquent. Pensez-vous qu’on puisse imaginer qu’un
des rôles des puissances extérieures à un conflit africain consisterait
à garantir le fait, stipulé dans un accord, que, par exemple, le prochain
Président du pays concerné est tenu de respecter cet engagement con-
tractuel ?
William Zartman : Absolument ! Et dans tous les exemples cités, ce rôle des
grandes puissances est très important. C’est ce qu’a dit Dennis Ross à l’égard
du Moyen-Orient, c’est le rôle que jouent la France et les États-Unis en Côte
d’Ivoire, c’est ce que nous avons essayé de répéter tout au long de notre
propre séminaire à Abidjan. . . Nous ne sommes pas en train de chercher des
alternatives aux accords de Marcoussis. Il n’y a pas d’autres alternatives ! La
voie est tracée; il faut s’y tenir et savoir comment marcher sur ce chemin.
Revue Négociations : Finalement, peut-on dire qu’un médiateur, ou une
équipe de médiation extérieure, n’est ni confrontée, ni concernée par
le fameux « dilemme de négociateur » ? Elle peut en effet affirmer sa
position, la rendre « dure », et signifier aux parties que cela doit être
de toute façon respecté. Qu’en pensez-vous ?
William Zartman : Oui, en étant « dur », je laisse ainsi la chance aux négo-
ciateurs d’être « souples ».
Transférer le conflit d’un niveau militaire à un niveau politique 129

Revue Négociations : Est-ce qu’il n’y a pas également un problème de


légitimité des protagonistes ? Je pense aux intégrismes religieux. Je
pense à des types de conflit où, en fait, ne sont pas présents à la table
de négociation des personnes qui ont néanmoins une légitimité, par
exemple religieuse, et qui plus est, parfois transnationale. Cela ne pose-
t-il pas problème ?
William Zartman : Évidemment. Les Islamistes ont tablé sur le fait qu’ils
possédaient une légitimité « de l’extérieur », et qu’ils étaient des gens diffé-
rents de nous. Vous posez à juste titre le problème de l’acteur non reconnu,
ou non présent au moment où l’accord s’élabore – je pense ici à l’assassin de
Ytzhak Rabin, je pense aux hommes de troupe en Côte d’Ivoire, voire même au
président Gbagbo : ils n’étaient pas à Marcoussis, et ils ne pouvaient pas y être.
On a pris les acteurs « d’en haut », les chefs, mais non les hommes de terrain
dans l’armée de Côte d’Ivoire. C’est en effet un vrai problème, en dehors du ca-
dre usuel de la question « comment réconcilier les deux parties ? » Je crois que
dans une négociation, ou dans l’étude de la négociation, nous avons jusqu’ici,
et heureusement !, passé beaucoup de temps à voir comment deux parties,
dotées de points de vue opposés, pouvaient s’entendre. De nombreuses ques-
tions restent posées, mais j’ai le sentiment que nous avons ouvert le chemin
nous permettant de chercher d’autres solutions, en particulier : comment pren-
dre en considération ces nouveaux acteurs ? Comment résoudre le problème
de la mise en œuvre des accords ? Comment préparer des négociations ? etc.
Des bonnes choses ont ainsi été écrites sur les « pré-négociations », c’est-à-
dire sur le fait de préparer ce qui est nécessaire, avant que les gens n’arrivent
à la table de négociation.

Revue Négociations : Quittons l’analyse des relations internationales,


pour aborder un champ plus personnel. Vous avez rencontré, ou côtoyé,
beaucoup de négociateurs internationaux. Quel est celui qui vous a le
plus impressionné, et pourquoi ?
William Zartman : D’abord, j’avoue que je n’ai jamais aimé les biographies
historiques; je préfère observer les concepts à travers les actions des hommes
et des femmes. Deuxièmement, je trouve que Henry Kissinger était un très
grand homme d’État; il a su exprimer aussi bien que mettre en œuvre, par
l’action, beaucoup de bons principes de négociation. J’ai beaucoup aimé, et
je travaille toujours avec eux – mais les registres sont différents –, l’ancien
président Carter ainsi que Crocker, notamment ce que ce dernier a réalisé
en Namibie. Quoique, et c’est pourquoi je n’aime pas l’école des « Grands
Hommes », je suis en train de critiquer un peu sévèrement ce que ce même
Crocker a fait au Liberia. Et puis j’avoue que j’apprends beaucoup, mais ce
ne sont pas là des hommes d’action, auprès de mes collègues universitaires,
comme Dean Pruit, ou Daniel Druckman.
130 Entretien avec William Zartman

Revue Négociations : Autre sujet : la place de la négociation dans l’en-


seignement à l’Université. Ne vous semblerait-il pas opportun qu’une
éducation à la négociation soit un peu systématisée, non seulement au
niveau des études supérieures, comme à l’École de Hautes Études inter-
nationales (SAIS) de l’Université Johns Hopkins, mais aussi dans l’en-
seignement de base ?
William Zartman : Notre programme à SAIS est un programme d’enseigne-
ment, mais nous avons aussi d’autres activités. Celle dont je suis le plus fier
est la suivante. Il y a un an et demi, j’ai dit à mes étudiants : « J’ai une idée, à
vous de la mettre en œuvre si cela vous intéresse : créer et organiser un cours
de résolution des conflits pour l’école primaire. » Ma surprise, c’est que six
étudiants ont dit « Chiche ! On va le faire ». J’ai ajouté : « Je n’ai pas de projet
plus précis, c’est à vous de l’inventer et de l’adapter pour une école, mais je
vous soutiendrais. » Depuis, l’école primaire en question leur a non seulement
demandé d’enseigner en sixième, et maintenant en cinquième année – ce sont
des jeunes de 11 et 12 ans –, mais aussi d’instituer, à partir de la classe de
l’année dernière, des moniteurs dans la cour de récréation. Deux autres écoles
sont intéressées par ce programme.

Revue Négociations : J’ai l’impression qu’un des problèmes réside dans


le fait que les compromis que les hommes politiques peuvent obtenir
sont difficilement diffusables dans une société, du fait d’un manque de
réceptivité possible par rapport à cette logique de coopération. Il me
semble donc nécessaire de commencer cette éducation tout petit, dès
l’école primaire. Ainsi, des germes peuvent être semés, et cela peut
changer la face du monde. Dans certains collèges de France, on apprend
par exemple aux élèves à résoudre leur conflit par la parole autrement
que par les coups.
William Zartman : Cela existe aussi aux États-Unis. Mais là-bas, il n’y a pas
de système centralisé d’Éducation Nationale : il y en a 471 ! Donc, il existe
un cours ici, ou un cours là, un autre ailleurs, et on est en train d’intégrer
tout cela dans le système. Mais vous ajoutez autre chose, à propos des
valeurs, que je reprendrais ainsi : il ne faut pas simplement instituer cette
formation en commençant par les plus jeunes, mais il faut aussi entreprendre
une sorte de formation de l’opinion publique, et former l’élite à la résolution
des conflits. Je développe cette idée ainsi : j’agace souvent mes collègues en
disant que la question du règlement des conflits réside en totalité dans les
relations internationales ! Le meilleur exemple de cela est un exemple négatif :
les personnes, dans l’administration actuelle des États-Unis, qui ont pensé
et organisé l’intervention américaine en Irak ont été formés par l’école dite
du Réalisme. Qui, entre autres choses, trace un signe d’équivalence entre
« pouvoir » et « pouvoir militaire ». Ils ont fait, c’est vrai, un travail vraiment
extraordinaire en Irak sur le plan militaire l’année dernière, avec des ressources
limitées, dans un espace de temps également très limité. Et puis ils se sont
dits : « Voilà, c’est fait ». Mais ils n’avaient pas la formation adéquate pour se
Transférer le conflit d’un niveau militaire à un niveau politique 131

rendre compte qu’ils n’en étaient qu’au début ! Et que d’autres pouvoirs étaient
nécessaires pour gérer les conflits.

Revue Négociations : Une dernière question. Affirmer, comme certains le


font actuellement, que la « négociation » est désormais une discipline à
part entière, n’est-ce pas introduire de nouvelles barrières, accentuer la
segmentation, favoriser les jeux de pouvoir ?
William Zartman : Absolument ! La négociation est un sujet, non pas une
discipline, et elle peut bénéficier de l’attention, coopérative, de toutes les
disciplines – la psychologie, la science politique, la science économique,
l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, entre d’autres. Le fait est que nous
avons effectué, au sein du PIN 8 , une production énorme de livres sur la
négociation, et qui sont interdisciplinaires, ou internationaux. Cela augmente
les ressources sur le sujet. Mais nous sommes toujours, néanmoins, présents
dans les disciplines où nous puisons, voire où nous sommes en train de nous
enraciner. Alors, construisons-nous actuellement une sorte de discipline de la
négociation ? Je répondrais ainsi : à l’origine du PIN, il y avait Howard Raïffa, un
des grands noms de la négociation; il était le directeur de l’IIASA, International
Institute for Applied Systems Analysis, constitué aux temps du premier dégel
entre les États-Unis et l’Union Soviétique, à la fin des années 1960. Que
pouvions-nous faire ensemble ? On s’interrogeait, on se grattait le crâne et
on s’est dit : « De part et d’autre, nous utilisons le mot de ‘système’. On ne
veut pas forcément dire la même chose mais, enfin, on utilise ce même mot.
On va donc créer une institution internationale pour l’analyse des systèmes ».
Une analyse « appliquée », parce que nous sommes des gens pragmatiques.
L’IIASA a été créé, Raïffa a été nommé directeur. Il avait conservé l’idée de
constituer un groupe d’études sur les systèmes de négociation. Il y eut plusieurs
premiers pas en ce sens, mais sans suite, ou hésitants. Finalement, en 1987
ou 1988, on a composé le groupe plus ou moins actuel; quelques collègues
sont morts, ont été remplacés, et tout cela s’est un peu élargi. Depuis, il me
semble accomplir un travail extraordinaire, dans un groupe extraordinaire. Je
suis toujours un peu émerveillé de cela : un groupe de sept personnes, de
sept nationalités différentes, de sept cultures différentes, de sept disciplines
différentes, et sans Président ! Nous ne nous réunissons que trois fois par an;
on se bagarre, mais on crée, on travaille ensemble.

Revue Négociations : Et vous accueillez des jeunes chercheurs.


William Zartman : Oui, tout à fait. Le groupe est un groupe, mais chaque
nouveau projet associe un grand nombres de personnes, et bien souvent des
jeunes.

8 Le site du PIN, Processes of International Negotiation Network, est consultable à l’adresse


suivante : http : //www.iiasa.ac.at/
132 Entretien avec William Zartman

Revue Négociations : Vous avez été très souvent invité en divers endroits
du monde entier. Pensez-vous que l’on puisse enseigner la négociation
indifféremment à Bruxelles, aux États-Unis ou en Chine ?
William Zartman : Je méprise, avouons-le, l’aspect culturel dans la négocia-
tion, je suis un peu connu pour cela. Je dis souvent que la culture est impor-
tante, aussi importante pour la négociation que le petit déjeuner pour travailler
toute une journée. Ce que je recherche, c’est plutôt le fond commun d’un même
processus. Un exemple : aux États-Unis, j’utilise depuis des décennies un jeu,
Bertram Spector l’avait construit pour sa thèse, un jeu de négociation sur un
camp d’été. Je l’ai utilisé en Europe, sous la forme d’un camp d’été privé.
J’avais un fois un groupe d’Africains, et pour eux, visiblement, un camp d’été,
une propriété privée, cela n’avait pas de sens. Alors j’ai transféré cela sur un
marché, avec des propriétés et des actifs sur ce marché. Cela a fonctionné, à
merveille ! La leçon ? Il existe des sensibilités culturelles, certes, mais toutes
ont un « fond commun ». Guy-Olivier Faure, de la Sorbonne et membre de
notre groupe PIN, vient de publier, dans le cadre du PIN, un livre, How People
Negociate, composé d’histoires tirées d’un peu partout autour du monde et qui
montrent que la négociation est une habitude universelle9 . Ainsi, sous le vê-
tement culturel, nous sommes tous les mêmes. C’est ce qu’il faut reconnaître
pour pouvoir mieux se comprendre.

Entretien réalisé par Valérie Rosoux (FNRS et Université catholique de


Louvain). Décembre 2003.

9 Guy-Olivier Faure, How People Negociate. Resolving Conflicts in Different Cultures, Kluwer, 2003.
Disponible à partir de http : //www.wkap.nl/books.

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