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VARIA
RÉSUMÉ
Certains patients présentent un fonctionnement psychotique sans pour autant présenter des symptômes typiques
(hallucinations, délire). Il ne s’agit pas de tableaux cliniques symptomatiques, mais bien plutôt d’une clinique très
discrète, avec la présence de phénomènes à minima. À partir de la psychanalyse, et à l’aide de la psychiatrie
phénoménologique, nous analysons dans ce travail cinq faisceaux symptomatiques qui souvent passent inaperçus car ils
sont négligés par le clinicien qui ne s’y prend pas à l’avance et qui réduit l’examen aux seuls symptômes psychotiques
majeurs et/ou au comportement. Trois vignettes cliniques y seront traitées.
Mots clés : psychose, état limite, cas clinique, symptomatologie psychotique, phénoménologie
ABSTRACT
A common psychosis clinic. Some patients show signs of psychotic behaviour without presenting any typical
symptoms (i.e. hallucinations, delusions). This does not concern symptomatic clinical panels, but rather only very
slight clinical signs, with the presence of a minimum amount of the phenomena. Based on psychoanalysis, and with
the aid of phenomenological psychiatry, in this paper we assess five different symptomatic facets which often go
unnoticed. This is because they are neglected by the clinician who does not take them into consideration in order to
advance and reduce the examination to the major psychotic symptoms alone and/or behaviour. Three clinical cases
are presented.
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Key words: psychosis, borderline, clinical case, psychotic symptoms, phenomenology
RESUMEN
Una clínica de la psicosis ordinaria. Algunos pacientes presentan un funcionamiento psicótico sin por ello presentar
síntomas típicos (alucinaciones, delirio). No se trata de cuadros clínicos sintomáticos sino más bien de una clínica
muy discreta, con presencia de fenómenos al mínimo. Partiendo del psicoanálisis, y mediante la psiquiatría
fenomenológica, analizamos en este trabajo cinco haces sintomáticas que a menudo han pasado inadvertidas pues las
descuida el clínico que no se prepara con antelación y reduce el examen sólo a los síntomas psicóticos principales y/o
al comportamiento. Se estudiarán tres viñetas clínicas.
Palabras claves : psicosis, situación límite, caso clínico, sintomatología psicótica, fenomenología
1
Membre du Laboratoire de psychopathologie et clinique psychanalytique, Université de Rennes-II, E.A. 4050, et de l’Association mondiale
de psychanalyse, 98, rue de Vaugirard, 75006 Paris, France
doi: 10.1684/ipe.2010.0636
<lucchelli@hotmail.com>
2
Maître de conférences au Département de psychanalyse de l’Université de Paris-VIII, membre de l’Association mondiale de psychanalyse,
Laboratoire de psychopathologie et clinique Psychanalytique, Université de Rennes-II, E.A. 4050, 33, rue du Faubourg-du-Temple, 75010 Paris, France
<fabian.fajnwaks@orange.fr>
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d’orienter le traitement d’une manière particulière. Ce sont des restes de liquide anesthésique qui seraient restés dans le
souvent des sujets qui consultent pour des raisons complè- corps et encore agissants » [4]. D’autres expériences
tement différentes aux phénomènes décrits ci-dessous, corporelles répertoriées dans l’échelle EASE [3], échelle
mais pour qui la présence de ces phénomènes permet qui essaye de cerner à travers des différents items cliniques
d’avancer le diagnostic de psychose. toute une série de phénomènes parfois imperceptibles, sont
Il faut situer ces psychoses en perspective avec d’autres très fréquentes. Ainsi des changements morphologiques
termes proches déjà existants dans la psychopathologie (des sensations paroxystiques, ou de perception de raccou-
comme ceux de « psychose blanche » [10], de « psychose rcissement ou de constriction de parties isolées du corps),
froide » [11], des « personnalités comme si » [9], et de des « phénomènes du miroir », des phénomènes de
« prépsychose », pour aborder dans la discussion la diffé- « dépersonnalisation somatique » (le corps ou certaines
rence d’avec ces termes du point de vue nosographique et de ses parties sont perçus tout à coup comme bizarres,
thérapeutique. En plus de l’expérience clinique de la étrangers, sans vie, séparés ou disloqués), des perceptions
psychanalyse, nous allons nous référer aux élaborations de désintégration corporelle (l’impression de désintégra-
cliniques récentes de la psychiatrie phénoménologique, tion ou de dissolution corporelle, comme si le corps se
notamment à partir de l’entretien semi structuré EASE [3]. disloquait, tombait en morceaux ou disparaissait), des
expériences cénesthésiques (des sensations corporelles
inhabituelles d’engourdissement comme dans l’exemple
Des distinctions à l’intérieur même ci-dessus, ou de raideur, des sensations douloureuses inha-
des psychoses bituelles dans une zone précise, des sensations corporelles
mobiles, vagabondant à travers le corps). Il y a lieu de se
Notre proposition consiste à isoler et regrouper en cinq demander ici en quoi ces expériences ou phénomènes de
faisceaux symptomatiques, ou « spectres », des formes corps se différentient de celles répertoriées dans les schizo-
cliniques qui se présentent sous la forme suivante : des phrénies, car de manière évidente, elles en sont très
phénomènes corporels, des troubles du langage ou de proches. Quand ces phénomènes de corps sont présents
de manière constante et au premier plan dans le discours l’existence d’un registre « préréflexif » : le sujet ne semble
du patient, ils constituent souvent le seul phénomène pas avoir besoin de s’expliquer, surtout pour ne pas se
bizarre repérable. Ils sont vraiment isolés, et aucune diviser (ainsi, un patient parlait du mot « tacite » mot dont
autre manifestation de discordance n’est présente comme le sens lui-même lui semblait aussi « tacite » – il parlait de
dans les schizophrénies. Mais de façon récurrente ces phé- sa partenaire). Ou encore des propos qui restent allusifs,
nomènes se présentent de manière discrète et en sourdine : fermés au sujet qui les énonce (proche de ce que les phéno-
les patients ne les évoquent parfois qu’au bout de quelque ménologues appellent « l’ineffable »), par exemple, « je me
temps dans le travail thérapeutique, parfois plusieurs débats avec quelque chose, je ne sais pas avec quoi. Au
années après le début d’un suivi, et très souvent de moment de parler, je ne suis plus sûr de rien », « je ne sais
manière passagère et aléatoire. Loin de constituer le pas ce qui m’arrive, je me force à dire quelque chose », « ce
centre de l’attention du malade, comme dans l’hypocon- que je dis n’est pas complet, alors pourquoi le dire » [4].
drie, ces phénomènes de corps occupent une place Dans un des cas que nous développons ci-dessous (le cas
marginale dans leur discours mais se détachent dans leur de monsieur M.), le mot « sexy » associé à un écrit qu’il doit
caractère bizarre et étranger. Des demandes d’intervention rendre à son chef, et qui l’accueille avec ce qualificatif,
chirurgicale adressées à la médecine qui vont de la simple produit chez notre patient une véritable gêne très particu-
chirurgie esthétique du nez ou des différentes parties du lière, qui dépasse par exemple, tout rapport à la pudeur.
visage, jusqu’aux demandes d’ablation d’un membre, en
passant par des chirurgies concernant les organes génitaux
Prégnance des phénomènes imaginaires
peuvent relever parfois de ces troubles corporels. La
(notamment l’existence du transitivisme)
difficulté majeure à les évaluer et les diagnostiquer
concerne l’absence d’idée délirante, autour de cet organe Nous faisons l’hypothèse que beaucoup de « borderlines »
ou partie du corps : c’est souvent la demande elle-même décrits dans la littérature présentent une clinique qui se
qui apparaît incongrue ou bizarre, d’où l’importance de limite à un rapport à l’autre de type « transitif ». Il peut
l’évaluer et de ne pas précipiter l’acte chirurgical. L’offre avoir ainsi une sorte de « confusion avec autrui » [3] ou
par une certaine médecine d’aujourd’hui, orientée par le bien le sujet ressent un manque de limites entre lui et
profit, surtout à l’étranger et dans des pays qui vouent l’autre, une influence de l’autre qu’il a du mal à définir,
au corps une importance extrême, pourrait laisser penser une perméabilité trop prononcée, il se vit comme étant
que ces demandes ont augmenté comme une conséquence « transparent » ou il se sent envahi. Une patiente dira « je
directe de ce changement social et banaliser en fait ce n’ose plus me regarder dans la glace parce que je ressemble
phénomène. Il nous semble que, souvent, il faut plutôt de plus en plus à ma mère, ses gestes, ses pensées, sa
situer ces demandes dans le cadre d’une structure psycho- manière de voir les choses… c’est très déstabilisant, j’ai
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pathologique, parfois difficile à déterminer, et anticiper l’impression d’être elle… je n’existe plus, je suis ma
ainsi les conséquences qui auront pour le sujet demandant mère… il faut que je me retire de cette image » (nous
une intervention irréversible. avons aussi, dans cette dernière phrase, une tournure parti-
culière, « inadéquate », équivalente peut-être à un trouble
du langage). Il existe très fréquemment des phénomènes
Les troubles du langage ou de l’énonciation
similaires au « signe du miroir » décrit par Abély, que ce
Il faudrait d’abord définir ce que nous entendons par soit dans sa phase autoscopique, ou seulement dans la
« troubles du langage » : les troubles du langage ne se phase de rejet de l’autoscopie, tel que le psychiatre le
limiteraient peut-être pas aux fautes syntaxiques grossières situe dans la mélancolie. D’une manière générale, l’on
ni aux néologismes. Ainsi les « troubles du langage » qui constate l’existence d’un « transitivisme », à des degrés
nous intéressent ici ne se réduisent pas aux bizarreries déjà différents, qui traduit la primauté du registre imaginaire.
repérées par la psychiatrie classique du XIXe siècle : Une bonne partie de la clinique des personnalités
au-delà des psittacismes, stéréotypes verbaux, onomatopées, « comme si » décrites magistralement par Helene Deutsch
c’est plutôt les déformations syntaxiques, les condensa- et restées sans suites dans la psychopathologie se situe
tions originales des mots, les effets de sens singuliers, ou aussi à ce niveau. Le « comme si » désigne souvent des
les parataxes, formes linguistiques que la poésie conte- identifications de type imaginaire mises en place chez des
mporaine, sous la plume d’un Paul Celan, d’un sujets qui présentent un Moi fragile, identifications qui
E.E. Cummings, les écrits de Joyce ou la poésie surréaliste fonctionnent très souvent comme une sorte de prothèse
ont su faire entendre. Nous pouvons aussi ajouter l’impor- moïque. Ces identifications se construisent en empruntant
tance souvent passée inaperçue du « paralogisme », soit des traits d’un personnage de l’entourage du sujet qui peut
l’utilisation d’un terme existant dans la langue, mais à qui fonctionner parfois comme un « double ». À défaut d’être
le patient donne un sens particulier, privé, souvent opaque enracinées dans un Idéal du moi qui leur donne consis-
pour le sujet lui-même. Nous pouvons ajouter également tance, ces identifications sont assez fragiles et dépendent
l’utilisation de certaines métaphores qui témoignent de alors de la présence réelle de la personne sur laquelle
elles se calquent. Ainsi elles peuvent venir à se défaire seuil des francs phénomènes de dépersonnalisation, en
facilement lorsque le sujet perd dans la réalité cette passant par des « sentiments amoindris de soi, de vide,
personne support de l’identification en question. d’angoisse ontologique, de présence diminuée, des
phénomènes de déréalisation et de dissociation » [6], de
Les questionnements radicaux « perte de l’évidence naturelle » [7], des phénomènes
sur le sens de l’existence de perte du sens commun, de perplexité, peuvent se situer
ici, avec la caractéristique fondamentale qu’ils se
Ces questionnements sont souvent caractérisés par une
présentent très souvent de manière discrète, ponctuelle,
certaine perplexité concernant le sens de l’existence qui
isolée, ce qui les différencie des véritables troubles
peut apparaître à un moment dans la vie d’un sujet, et
repérables dans la schizophrénie.
consistent en une sorte de réorientation existentielle ou
En ce qui concerne les troubles de l’identité nous retrou-
sexuelle qui s’impose comme une évidence. Ils traduisent
vons des expériences corporelles diverses, des perceptions
un manque de signification solide de l’existence et/ou de la
de changements morphologiques discrets ainsi que des
sexualité. Nous retrouvons des états « mélancoliformes »,
phénomènes de perplexité face à l’activité sexuelle ou face
« l’impression d’être un boulet pour l’autre », « d’être un
à la propre identité sexuelle. Ces phénomènes se présentent
incapable ». Ou un sentiment de honte quant à sa propre
en général de manière intermittente et ponctuelle, ne
existence. Mais aussi des phénomènes temporels, de
donnant pas lieu à des interprétations de la part du sujet,
« gel du temps ». À noter également des « troubles
ou à un véritable délire, bien que souvent l’on puisse retrou-
sexuels » qui apparaissent parfois au premier plan :
ver des idées qui, de par leur caractère bizarre, ressemblent à
l’impuissance sexuelle, l’idée d’être homosexuel. Cela
des idées délirantes. Les hallucinations sont souvent
peut aussi se présenter comme une réorientation existen-
absentes. Les phénomènes s’arrêtent très souvent au seuil
tielle. Les thèmes souvent rencontrés peuvent être
de l’expérience de dépersonnalisation dissociative, autre
« des phénomènes surnaturels, des religions (notamment
différence avec les troubles présents dans la schizophrénie :
d’inspiration orientale), une expérience mystique, des thè-
ce qui prévaut ce sont des sentiments d’étrangeté et de
mes transcendantaux, la méditation, la lecture de symboles,
perplexité face à des expériences qui risquent de briser les
l’intérêt pour les rituels anciens, la réincarnation, la vie
défenses psychotiques mises en place pour faire consister un
après la mort, le bien et le mal, la paix et la communication
moi fragile exposé ainsi à une possible désintégration.
universelles, des questions concernant le sens de l’exis-
tence, le sort de l’humanité, le salut, les sciences parallèles,
les idées relatives à la santé ou à la nutrition » [3], Trois vignettes cliniques
mais aussi la croyance à des méthodes de self-help, qui
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seront suivies au pied de la lettre, la demande tenace de Monsieur R.
faire une « thérapie comportementale » pour se fixer des
Monsieur R., un homme de 40 ans, est de retour en
limites, ou une psychanalyse afin de mieux comprendre
France depuis 1 an, après avoir passé 15 ans à l’étranger
le « subconscient », l’intérêt par l’alter mondialisme,
dans des missions humanitaires. Depuis 1 an, il sera pendant
le réchauffement climatique, l’écologie, etc. Ces thèmes
tout un temps au RMI et bénéficiera, même maintenant, de
occupent pleinement la vie d’un sujet et il ne les met pas
la CMU. Il a trouvé un emploi de manutentionnaire qui
en question. Le sujet y adhère de manière massive.
consiste en ceci : il conduit un camion et un autre employé
dessine des lignes sur la chaussée – le fameux « marquage
Les troubles de la conscience de soi au sol ». « Nous travaillons en binôme, nous dira-t-il,
Cet axe reprend les « troubles de la conscience de soi » comme à l’armée. » Après une dernière rupture d’avec une
présents dans l’échelle EASE [3] mais les aborde d’une femme qu’il avait connue en Afrique, il décida de rentrer en
manière plus large, non seulement parce que le terme France où il rencontra Céline, qu’il avait connue 10 ans
« conscience de soi » risque de limiter les phénomènes à auparavant. C’est ainsi qu’il commence à fréquenter cette
la perception des questionnements qu’un sujet peut se femme, qui se trouve avoir le même âge que lui (elle est
poser sur lui-même, mais aussi et surtout parce que le née 3 jours avant lui, le même mois, la même année).
terme de « soi » est l’un des plus problématiques et « Nous nous ressemblons beaucoup, dit-il, on est presque
ambigus dans la psychopathologie actuelle [5]. Ces identiques : même goût pour la musique, même goûts
phénomènes concernent des questionnements autour de littéraires, de même pour la nourriture et, même physique-
l’existence et l’identité du sujet qui ne se réfèrent pas à ment… il m’est arrivé de regarder une photo d’elle et de
des identifications fortement consolidées, mais à un penser que c’était moi… on est comme frère et sœur »,
questionnement personnel autour de l’identité sexuelle, dit-il avec une exaltation évidente et comme si cette
du rapport à l’autre sexe et à la sexualité. Tout un spectre « ressemblance » était évidente pour tout le monde. « Dès
de phénomènes concernant l’existence, qui vont des le premier instant que je l’ai vue, j’ai compris qu’on était fait
simples questions autour du sens de l’existence jusqu’au l’un pour l’autre. » Ils se sont connus dans un stage dans
« l’humanitaire », car elle aussi, elle est dans l’humanitaire. incident avec une amie qui lui a laissé des souvenirs
Pendant tout un temps, cela aurait été réciproque. « Notre amers. Il est l’enfant unique d’un « père très docile,
relation coule de source », aurait-elle dit. presque un compagnon de jeux, et d’une mère très
Comme on pouvait s’y attendre, l’idylle avec Céline se autoritaire ». Il s’occupe et s’est beaucoup occupé de
poursuit surtout au lit : c’est dans les rapports sexuels « que cette mère, veuve depuis ses 17 ans, en lui rendant visite
je m’approche le plus d’elle… Au lit nous devenons un, tous les quinze jours. Monsieur M. a rapporté différents
c’est une osmose ». Cette sexualité qui évoque le mythe phénomènes concernant son corps, notamment face au
des êtres circulaires d’Aristophane dans Le Banquet de miroir (il a rapporté sa difficulté à se regarder dans la
Platon, c’est ce qui le fait le plus désirer et qui lui donne glace) et il dit haïr son corps et sa tête : ils l’encombrent
la certitude d’une totale complémentarité entre eux. comme un plus à éliminer. Un autre phénomène imaginaire
L’osmose, nous l’avons dit, s’étend à tout : « Nous savons discret, comme une gêne profonde en présence du regard
ce que l’autre pense et vice-versa… elle lit en moi ce que je soutenu d’autrui en face de lui, est présent. Confronté à son
pense et moi aussi… entre elle et moi, il y a du tacite. » image il s’injurie lui-même. Il dit être un « boulet pour la
Le patient se trouve dans l’impossibilité de mieux expli- société », même s’il occupe un poste important dans une
quer ce qu’il entend par « tacite », et il lui est notamment entreprise, et se dit complètement inutile : son discours
impossible de remettre en question une telle « certitude ». présente un ton de culpabilité et d’autodépréciation diffus
Il nous répondra avec ironie que le mot « tacite » lui mais permanents, sans aller jusqu’aux auto-reproches.
semble tout à fait « tacite ». Par ailleurs, il a été inutile Sommes-nous face à un discours mélancoliforme ou face
d’aller chercher plus loin : il n’y a rien qui nous confirme à des propos clairement mélancoliques ? Si ce tableau
chez ce sujet l’existence d’un automatisme mental avéré. évoque la mélancolie, il manque véritablement un discours
On lit dans l’autre à travers ses gestes, son comportement – où le sujet prenne entièrement la faute sur lui des actes qu’il
cette intuition restant essentiellement « éthologique », ce n’a absolument pas commis, pour assurer cette structure.
qui est déjà beaucoup dire quant à la prégnance de En revanche, le risque d’un passage à l’acte, qu’il n’a pas
l’imaginaire. Il faut savoir que ce type de relation n’est évoqué, mais qui pourrait survenir au moment du décès de
pas nouveau pour lui : « C’est toujours pareil… je ne fais sa mère très âgée, pourrait signer le diagnostic.
que cela avec les femmes… je suis un caméléon. » En ce qui concerne la sexualité, il a pu rapporter sa
On apprend aussi qu’à 28 ans il se décide pour l’humani- perplexité, se retrouvant dans les bras d’une très bonne
taire. Lorsqu’on lui demande « pourquoi l’humanitaire ? », amie – « un peu folle », dira-t-il –, qui lui faisait des
il répond « parce que pour moi c’était une évidence : avances et des insinuations depuis longtemps. « Elle m’a
je passais mon temps à donner de l’argent aux gens dans déshabillé, mais je ne comprenais pas ce qui se passait ni ce
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le métro, je me suis dit autant de le faire sérieusement ». qu’elle voulait particulièrement. Nous nous sommes tout
Dès le début de nos entretiens, ce patient nous prévient de suite rhabillés. » Il n’a pas rapporté, par ailleurs, des
qu’avec sa mère « c’est pareil qu’avec les femmes… elle le fantasmes ou d’autres types de satisfaction sexuelle. On
maltraite, elle l’insulte, elle s’isole, elle boit ». Les parents peut prévoir qu’une éventuelle rencontre avec une femme
ont divorcé lorsqu’il avait 10 ans. Le père, quant à lui, refait serait plutôt déstabilisante pour monsieur M., même si c’est
sa vie avec une femme et, tout de suite, l’enfant commence à paradoxalement cette raison qui l’amène à consulter. Ainsi
ne plus s’entendre avec la belle-mère : « C’est mon père qui lorsque son thérapeute a cherché à le dissuader d’espérer
dit cela, car moi je ne me souviens de rien… mon père m’a aller vers de femmes, monsieur M. s’est offusqué comme si
amené chez une psychologue qui est restée sans me parler l’on avait touché là à un point qu’il fallait préserver.
pendant une heure, en me regardant… je suis parti presque Comme si la raison manifeste qui l’amène à consulter, les
en courant. » Cette seule séance avec la psychologue difficultés avec les femmes, lui permettait par extension de
l’a beaucoup marqué, nous assure-t-il. Cette question de déployer toute une autre problématique qui autrement
« l’amnésie » (entre guillemets) concernant le conflit avec n’aurait pas pu être abordée.
la belle-mère, ainsi que le regard de la psychologue nous
semblent une des clés de ce cas. Les choses se sont plutôt Mlle G.
mal terminées avec Céline : elle l’accuse de harcèlement, lui
Mlle G. présente ce qu’elle-même appelle « une
il écrit des longues lettres qu’il finit par ne pas envoyer ; il
position sacrificielle ». Elle « escamote toujours son
s’effondre, c’est la fin, « je m’angoisse, je me perds, je me
désir » au profit des autres, plus particulièrement les
meurs », dira-t-il.
membres de sa famille auxquels elle donnait, jusqu’à il
n’y a pas longtemps, tout son salaire. Position qu’elle
Monsieur M. explique par le fait qu’elle ne pense pas avoir ni un corps
Monsieur M. consulte car il dit présenter des difficultés ni un « Moi » : elle n’existe qu’en fonction des autres. Si
avec les femmes. À l’âge de 42 ans monsieur M. a soigneu- l’on regarde de près, ce propos a peu de chose à avoir avec
sement évité tout contact intime avec elles, à part un le dévouement hystérique : le bénéfice que Mlle G. tire de
cette position est plus existentiel que phallique, et si jamais modes de compensation imaginaire auxquels ont recours
elle se trouve débranchée de ce circuit, elle est profondé- les sujets psychotiques, « schizophrènes ». Il s’agit donc
ment perplexe, perdue, sans repères. En dehors d’un des identifications très précaires. La recherche des types
incident ponctuel avec un ami, Mlle G. n’a pas eu des purs et probablement une extrême rigueur clinique font
contacts intimes avec les hommes. Lors de cet incident, dire à Helene Deutsch, dans un colloque à l’American
elle avait ressenti une profonde gêne au moment de l’acte Psychoanalytical Association en 1966, que « depuis 1932,
sexuel, une véritable angoisse de désintégration moïque. c’est-à-dire en trente-trois ans, je n’ai rencontré dans ma
Elle dira après avoir le plus grand mal à « laisser sortir vie professionnelle qu’une seule personne que je puisse
ses émotions », sa fragilité et ses faiblesses se rendant considérer comme appartenant au type “comme si” » [9].
évidentes au moment où elle pourrait ressentir quelque Mais la clinique de la psychose ordinaire laisse apprécier
chose. « Je ressens là, dira-t-elle, le risque de me un recours assez fréquent à des types d’identification
déstructurer. » Elle tiendra les mêmes propos par rapport instables, fragiles et fragmentaires sous la forme de celles
à ses craintes concernant ces entretiens, le fait que rencontrées dans les personnalités « comme si ».
ceux-ci « puissent s’attaquer à ses défenses ». Il y a un En ce qui concerne la « psychose blanche » proposée
autre propos interrogeant également son existence : elle par André Green [10], elle nous paraît cliniquement très
dira à un moment donné, en parlant du fait qu’elle ne doit proche des « psychoses ordinaires » en ceci que Green
déclarer aux impôts que l’argent gagné, qu’il faut « que je décrit des phénomènes qui se trouvent en germe dans ce
reste toujours avec le minimum vital… oui, il faut que type de psychoses « subcliniques », mais l’oscillation de
je reste avec un minimum de vie ». Face à la voracité de l’auteur entre la description d’une structure ou des phéno-
l’Autre à qui il faut qu’elle donne son argent, Autre à qui mènes se situant seulement dans un syndrome, nous paraît
elle sacrifie son existence, il lui reste quand même un éviter la question cruciale à prendre en compte dans la cli-
« minimum de vie », « minimum de vie » qui est aussi sa nique avec ces patients : la considération de cette psychose
façon de nommer le « minimum de désir » dont elle dispose. comme une véritable structure psychopathologique à part
entière. Ainsi la « psychose blanche » pêche, à notre avis,
par les mêmes insuffisances que la « prépsychose » : elle
Discussion ne prend pas en compte ce que la structure psychotique
hors déclenchement possède de plus spécifique, à savoir
Le concept psychanalytique de « psychose ordinaire » des modes de compensation et de suppléances.
tente de faire valoir l’existence de sujets avec un fonction- L’existence des « noyaux psychotiques » existantes dans
nement psychotique sans qu’ils présentent pour autant de les structures névrotiques nous paraît brouiller chez Green
symptômes typiques (hallucinations et délire). Si nous quelque part les pistes pour procéder à un net diagnostique
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avons traité d’emblée de la question des « spectres » ou de structure névrose-psychose. Quant aux « psychoses
des faisceaux symptomatiques c’est parce qu’elle nous froides » de Kestemberg [11] bien que le concept présente
semble répondre à une réalité clinique de plus en plus un véritable intérêt à l’heure d’aborder certains hystéries
présente dans notre pratique. Elle nous oblige à sortir graves ou des troubles anorexiques, il nous semble que
des catégories nosographiques habituelles ordonnées à l’auteur a eu un certain mal à se détacher des structures
partir des grands syndromes, des signes et symptômes psychopathiques ou perverses, sans se résoudre à ramener
univoques. Cette nouvelle clinique dimensionnelle se les phénomènes étudiés vers le terrain de la psychose.
veut moins attachée à la présence de symptômes où prévaut Pour revenir à nos vignettes cliniques, dans le premier
une logique du « tout ou rien » pour faire valoir, en revan- cas présenté, nous retrouvons une sorte de transitivisme,
che, une quantification du comportement fondée sur des d’hégémonie du registre imaginaire, où le sujet construit
degrés. Nous ne pensons pas la « psychose ordinaire » un rapport à l’autre sexe « à l’Aristophane », si nous
comme une pathologie intermédiaire entre psychose et pouvons nous exprimer ainsi. Difficile de ne pas voir le
névrose, mais bien plutôt comme une différentiation rapport de continuité entre la relation que le sujet a aux
clinique à l’intérieur même des troubles psychotiques, femmes et le rapport qu’il a toujours eu avec sa mère.
comme le montrent les vignettes présentées, dans la mesure À ceci près que le rapport à la mère est purement spécu-
où rien ne nous permet d’évoquer, à notre avis, ni la laire, sans qu’il y ait une triangulation œdipienne, comme
névrose ni le refoulement (au sens freudien). Dans le lui-même le dira un jour en affirmant « mon père ne m’a
même temps, certains signes cliniques nous orientent vers rien transmis ». Il y a aussi la présence d’un discours
la psychose sans constituer pour autant des critères pour « préréflexif », qui se soutient du registre imaginaire en
une schizophrénie (ni au sens du DSM-IV R ni au sens ceci : le sujet de l’énonciation y est élidé (par exemple,
des critères de Schneider). « il y a du tacite entre nous », « je sais ce qu’elle pense »,
Si nous considérons, par exemple, les « personnalités « notre relation coule de source », etc.). Dans ces cas, on ne
comme si » [8], nous pouvons constater que Helene peut nullement parler, à notre avis, d’automatisme mental.
Deutsch semble avoir repéré avec toute pertinence les Le discours préréflexif [3] veut dire ici que le sujet n’a pas
besoin de s’expliquer : soit de se diviser en s’expliquant. très prévisible et probable, ce qui viendrait boucler son
Tout apparaît comme une « évidence ». En effet, de même impossibilité radicale à passe à l’acte par ailleurs, l’une
que nous rencontrons une primauté du registre imaginaire, des principales plaintes présentes dans son discours
de même, nous avons pour ce sujet la présence du regard
comme déterminant du rapport à autrui et, en particulier, à
l’autre sexe : il « lit » dans le visage de son amie, « il la Conclusion
confond avec lui en regardant une photo », il est resté très La pertinence du concept de « psychoses ordinaires »
marqué par « la psychologue qui le regardait sans parler », réside dans le fait d’inscrire et de proposer une organisation
etc. Même le discours préréflexif est soutenu, probablement, nosographique de phénomènes que nous avons abordé ici
par le regard : ce sont des choses « évidentes ». Ce qui nous dans une structure psychique. Le diagnostic permet d’orien-
amène à parler de psychose dans le cas présent est d’une ter la cure, notamment dans le suivi psychothérapeutique,
part, ladite prégnance de l’imaginaire ainsi que d’un car nous avons intérêt à connaître la stratégie à adopter
transitivisme avéré, mais d’autre part, la présence d’un dans le transfert ainsi que les différentes interventions du thé-
discours préréflexif, ce qui traduit un défaut dans l’énoncia- rapeute. Reconnaître des formes particulières de psychose,
tion : le sujet peut proférer certains énoncés, mais sans permet de respecter certaines compensations imaginaires
pouvoir les soutenir par une sorte de « métalangage ». mises en place par les sujets, pour parer à la carence d’une
Les cinq « faisceaux » de troubles proposés plus haut ne symbolisation. Leur reconnaissance pourrait épargner à ces
constituent nullement de formes cliniques isolées, bien au sujets des situations qui risquent parfois de précipiter des
contraire, nous rencontrons souvent la combinaison d’au déstabilisations de leur structure psychique. C’est le cas,
moins deux types de « troubles ». Dans le cas présenté, un par exemple, lorsque l’on aborde ces sujets comme s’il
transitivisme et les troubles du langage ou de l’énonciation. s’agissait des sujets névrosés par une erreur de diagnostic.
En ce qui concerne monsieur M. et Mlle G., nous Il s’agit ainsi d’une clinique qui permet de rencontrer et
constatons que c’est surtout les questionnements sur d’identifier la psychose en dehors des phénomènes et des
l’être du sujet qui justifient de parler de « psychose contextes institutionnels plus classiques. Nous avons ainsi
ordinaire », même si d’autres phénomènes sont présents, voulu contribuer par ce travail à reconnaître ce type de
comme la prégnance de mécanismes imaginaires et des psychose afin de pouvoir, dans un deuxième temps, définir
phénomènes du miroir pour monsieur M., ainsi que et proposer une orientation plus adaptée pour leur traitement.
l’angoisse d’anéantisation présente et le fait de se dire
« dépossédée » de son corps chez Mlle G. Des phénomè-
nes de désintégration du corps, de perte de la complétude Références
de soi pour Mlle G., ainsi que la perplexité de monsieur
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M. au moment de la rencontre sexuelle autorisent à 1. First M, Kupfer D, Regier D. A Research Agenda for DSM-V.
penser que quelque chose de l’ordre de l’exercice de la Washington, D.C. : American Psychiatric Association, 2002.
sexualité serait profondément déstructurant pour ces 2. Irma. La Psychose ordinaire. La convention d’Antibes.
sujets. Une position mélancolique pour les deux sujets Paris : Agalma éditeur, « Le Paon », 2005.
pourrait être discutée, même si les symptômes classiques 3. Parnas J. EASE: examination of anomalous self-experience.
de la mélancolie sont absents (un profond sentiment de Psychopathology 2005 ; 38 : 236-58.
culpabilité, des auto-reproches, des délires). Ce qui 4. Irma. La Conversation d’Arcachon. Cas rares : les inclassa-
justifierait de parler de position mélancolique plus que bles de la clinique. Paris : Agalma éditeur, « Le Paon », 1998.
de véritable mélancolie ou trouble unipolaire. Mais ces 5. Gabbard G. Psychodynamic Psychiatry in Clinical
affinités avec la position mélancolique font partie de la Experience. Washington D.C. : A.P.A., 2000, p. 83.
psychose ordinaire : l’identification au déchet et l’attrait
6. Stigler M. Le « patient difficile » en crise et sa compétence à
du non-être surgissent comme une conséquence de la
se responsabiliser. Primary Care 2001 ; 1 : 351-7.
panne d’autres identifications imaginaires mobilisables
pour parer à la carence d’un Idéal du Moi qui lui permette 7. Blankebourg W. La Perte de l’évidence naturelle. Paris :
P.U.F., 1991.
d’articuler des identifications symboliques. Ainsi le sujet
se voit attiré par l’identification au rien comme objet (« je 8. Deutsch H. « Quelques formes de troubles affectifs et leur
suis nul », « je suis vide », « je n’ai rien à quoi me ratta- relation à la schizophrénie ». In : La Psychanalyse des
cher ») ce qui peut donner une allure très mélancolique à névroses. Paris : Payot, 1963.
la psychose, mais avec la présence d’autres phénomènes 9. Deutsch H. « Aspects cliniques et théoriques des personnali-
qu’on ne trouve pas dans la mélancolie classique ou dans tés “comme si” ». In : Les « Comme si » et autres textes.
les troubles unipolaires. Le ton dépressif est en revanche Paris : Le Seuil, « Champ freudien », 2007.
omniprésent et très palpable dans le discours des deux 10. Donnet JL, Green A. L’Enfant de ça. Psychanalyse d’un entre-
sujets. Pour monsieur M., la possibilité d’un passage à tien : la psychose blanche. Paris : Éditions de Minuit, 1973.
l’acte suicidaire au moment de la perte de sa mère est 11. Kestemberg E. La Psychose froide. Paris : P.U.F., 2001.