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Numéro 1208 Du 8 au 14 mai 2020

Pas de contacts, pas de restos,

pas de matchs, pas de festivals,
pas de fêtes de famille...
Bienvenue dans
UNE VIE
SANS Enquête sur la misère
PLAISIR sexuelle en période de
“distanciation sociale”
ÇA N’ARRIVERA PEUT-ÊTRE RENTRÉE DES CLASSES
PLUS JAMAIS…

La farce de la lutte
On a traversé la France vide contre les inégalités
 © Toby Madden pour Action contre la Faim
URGENCE CORONAVIRUS
6 ONG 1 CLIC 1 DON
ALLIANCEURGENCES.ORG
Pour venir en aide aux victimes en un seul don, Alliance Urgences rassemble les forces de 6 ONG.
 Notre opinion
p
CONTRÔLER DES CRÉTINS OU
INFORMER DES HOMMES LIBRES
PAR NATACHA POLONY
Q
ui apprendrait aux hommes à mourir leur appren-
drait à vivre. » Cette phrase de Montaigne résonne
étrangement à nos oreilles alors que les sociétés
occidentales ont redécouvert brutalement la fra-
gilité de nos existences. La promesse de progrès
continu du bien-être, qui est au cœur du capitalisme
consumériste, repose sur un fantasme de toute-puissance et de
maîtrise absolue de la nature que le dérèglement climatique
et la disparition de la biodiversité avaient déjà largement atta-
qué, mais qui se heurte désormais à un virus insaisissable et
trompeur. Le premier réflexe fut de s’en remettre entièrement
à « ceux qui savent », sans que l’on sache très bien s’il fallait
inclure sous cette appellation les praticiens (hospitaliers, bien
sûr, car les médecins de ville ont été méprisés tout au long de
cette crise), les épidémiologistes (dont la science est celle des
projections plus ou moins aléatoires) ou l’administration de
la santé (qui a apporté de multiples preuves de sa capacité à
prescrire tout et son contraire). Quoi qu’il en soit, l’urgence
était non pas d’éviter des millions de morts, le virus ne nous
promettait pas une telle hécatombe, mais d’éviter des morts
dont nous savions qu’elles étaient évitables.
Aujourd’hui se pose la question de notre retour à la vie. Et
l’on se gardera de ces discours va-t-en-guerre sur l’héroïsme et
les couards. Il est parfaitement légitime de craindre pour soi
et pour les siens. Car justement, il n’est pas question du front
mais de la vie. Et de la juste mesure entre l’inconscience et la
trouille. Entre la stupidité de celui qui croit que la maladie et
la mort sont pour les autres et la peur irrationnelle qui bloque
un pays entier.
Encore cette peur est-elle nourrie par le discours des auto-
rités sanitaires, dont on a compris qu’elles nous enfermeraient
bien pour les deux prochaines années si cela pouvait éviter de
nouvelles contaminations. Nourrie également par les discours
menaçants d’un pouvoir politique qui n’a trouvé que ce moyen
pour sembler reprendre la main. Interdire et menacer, tout en
rejetant la responsabilité sur ceux que l’on menace. « Si vous ne
respectez pas les règles, nous vous priverons de déconfinement.
Il ne vous appartient pas de juger si vous pouvez marcher sur
une plage, mais c’est à vous de décider si vous renvoyez vos
enfants à l’école. » Mieux, vous êtes priés de retourner travailler,
donc de renvoyer vos enfants à l’école, mais vous ne saurez pas
si vous avez eu le virus, car vous n’êtes pas aptes à comprendre
ce qu’implique cette information.
Chers lecteurs, si vous ne trouviez pas Marianne dans votre kiosque préféré, n’oubliez pas
qu’il est disponible aussi chaque semaine en PDF sur marianne.net pour 1,99 €.
Le déconfinement, nous avait annoncé le Premier ministre,
reposerait sur ce triptyque : « protéger, tester, isoler ». Mais on
ne testera que ceux qui ont des symptômes. Le virus pourra donc
continuer à circuler tranquillement chez ceux qui sont asympto-
matiques. Et pour ceux qui pensent l’avoir eu, il leur sera impossible
de faire vérifier l’information puisque les tests sérologiques seront
effectués selon des critères extrêmement restreints, alors même
qu’on nous explique qu’il est important de comprendre comment
progresse l’épidémie. Impossible de savoir si les précautions
qu’on a prises ont été efficaces ou non, impossible de déterminer
si l’on a été infecté et de quelle manière. On n’osera demander
si, une fois encore, cette doctrine absurde a pour unique but de
masquer la pénurie. Prière d’avancer, mais dans le noir.
Le résultat est déjà visible : ceux qui ont le choix évitent à tout
prix de reprendre une activité. Tiraillés par des injonctions
contradictoires, ils nourrissent une angoisse parfaitement
compréhensible mais dont les conséquences sur la vie écono-
mique du pays seront tragiques. On sait déjà que les mesures de
distanciation et la mise en place des nombreux gestes barrières
feront baisser la productivité dans des proportions incalcu-
lables. Mais c’est aussi la consommation, l’activité quotidienne,
qui vont encore rester au point mort pour quelques mois.
Le rappel de notre condition de mortels doit-il marquer
l’« écroulement » de notre civilisation, pour reprendre le
mot d’Edouard Philippe ? Sommes-nous devenus à ce point
incapables d’accepter notre finitude que nous sacrifiions sans
aucun débat le long terme à la préservation immédiate, sans
souci du juste équilibre ? Il n’est pas question de faire la leçon
à ceux qui sont confrontés concrètement à des arbitrages
périlleux sous l’œil obsessionnel des chaînes d’information
continue et des réseaux sociaux. Mais un enseignement se
dégage. Face à l’incertitude, la démocratie est, contrairement
à ce que beaucoup semblent croire, le régime le plus efficace.
Parce qu’il postule la responsabilité des individus et les rend
maîtres de leurs décisions, autonomes, se fixant leurs propres
règles. Rien à voir avec ce néolibéralisme autoritaire qui postule
la minorité des citoyens, retient les informations et multiplie
les interdits pour mener à la baguette des gens rétifs sur qui
pourtant on se défausse pour éviter qu’ils n’intentent des procès.
Contrôler des crétins angoissés ou informer et gouverner
des hommes libres de leurs décisions souveraines, tel est le
dilemme de tout dirigeant. 
8 au 14 mai 2020 / Marianne / 3
 L’éditorial de Jacques
q Julliard

LA GAUCHE PEUT-ELLE REVENIR ?

L
e coronavirus va-t-il permettre à la gauche de renaître nance des plus modérés sur les plus radicaux au sein de l’union,
de ses cendres ? Depuis l’annonce du déconfinement, et à sa tête un leader incontesté, de stature nationale.
un frémissement a gagné toute une classe politique L’unité autour d’un programme : on pense à celui du Front
qui rongeait son frein, notamment à gauche. Pour populaire comme au programme commun de 1972. Le plus
elle aussi, c’est un peu la rentrée des classes. Ce ne important, auprès de l’électorat populaire, est moins le contenu
sont que conciliabules, manifestes, ébauches de du programme que l’union qu’il scelle entre les participants.
rapprochement. Et si du pire devait sortir le meilleur ? Et si C’est l’unité qui est mobilisatrice, plus encore que les revendi-
les recettes pour en sortir étaient justement celles que préco- cations. Parce que l’état naturel de la gauche française depuis
nise traditionnellement la gauche en toutes circonstances : la Révolution est la division, voire le conflit, le mot « unité »
renforcement de l’Etat, et notamment de l’Etat-providence, est un mot magique : celui qu’avant toute chose les troupes
nationalisations, réquisitions, et l’on en passe. Quelles sont attendent de leur chef.
les chances d’aboutir pour un tel mouvement ? La prédominance des modérés sur les extrêmes est la condi-
tion le plus souvent inavouée, mais nécessaire. Ce fut le cas en
Un rappel historique est ici nécessaire. Lors des élections 1936. Ce fut plus encore le cas dans les années 1970, quand le PS
européennes de 2019, la gauche a subi la pire raclée de son dépassa le PCF. Pourquoi cela ? Parce que les voix nécessaires
histoire. Ses deux grands partis histo- à la réunion d’une majorité se trouvent
riques, le socialiste et le communiste, au centre et au centre gauche, chez des
n’ont recueilli respectivement que 6,19 POINT DE CHEF, électeurs qui demandent à être rassurés.
et 2,49 % des suffrages exprimés. Si l’on POINT DE TROUPES ! La présence d’une personnalité
ajoute les 6,31 d’Insoumis, on parvient
au total lilliputien de 14,99. Du jamais L’ÉLECTEUR A COMPRIS incontestée est encore plus indispen-
vu depuis l’instauration du suffrage uni- depuis 1962, c’est-à-dire depuis
versel en France, même aux « heures les
LA RÈGLE DU JEU DE LA sable l’instauration du système d’élection du
plus noires de notre histoire ». VE RÉPUBLIQUE. LOIN président au suffrage universel. Cette
Il est vrai que l’écologie, 13,47 %, a
constitué un vote refuge. Mais qu’est- DE DÉFAVORISER LA condition, que j’ai rangée à la troisième
place, est en réalité devenue la pre-
ce qu’un vote refuge ? Une façon de GAUCHE, CE DISPOSITIF mière : point de chef, point de troupes !
rester sur place en attendant des jours
meilleurs, ou une façon polie de partir EST LE SEUL QUI L’électeur a, beaucoup plus rapidement
que les états-majors, compris et intégré
sur la pointe des pieds ? PERMETTE D’ESPÉRER. la règle du jeu de la Ve République. Ce
N’importe : même si l’on considère dispositif, loin de défavoriser la gauche,
que l’ensemble des voix écologistes continue d’appartenir à la est en réalité le seul qui permette d’espérer. A condition, comme
gauche, on parvient, après avoir raclé tous les tiroirs, au total de le soulignait François Mitterrand lui-même, orfèvre en la matière,
28,46 % des suffrages exprimés, à peine plus du quart ! Songeons qu’aux voix obtenues par l’addition des partis viennent s’ajouter
que, lors du raz-de-marée gaulliste de 1958, juste après le celles qui s’attachent à la personnalité du leader. C’est ce coeffi-
retour au pouvoir du Général en sauveur de la République, cient personnel qui est son cadeau dans la corbeille de mariage.
communistes et socialistes avaient tout de même recueilli Ces conditions sont-elles aujourd’hui réunies ?
36,1 % des suffrages exprimés. C’est dire l’ampleur du fossé Malheureusement, mais clairement, non. La gauche ne dispose
qui s’est creusé au fil des dernières années entre « le peuple de que de deux chefs d’une stature nationale : Jean-Luc Mélenchon,
gauche » (fonctionnaires, salariés du privé, petite bourgeoisie) qui appartient à sa fraction radicale, et qui s’est toujours mon-
et les partis politiques censés les représenter. tré hostile à l’unité ; et François Hollande, qui n’a pas pour le
moment renouvelé son image au point de s’imposer auprès de
1958-1981 : il fallut vingt-trois ans à la gauche pour remon- son public comme il sut le faire à la veille de l’élection de 2012.
ter la pente et faire élire François Mitterrand président de la « Patience ! Patience dans l’azur ! »
République. Sauf cas rares dus à des circonstances exception-
nelles, les mouvements électoraux sont comme les mouvements Un dernier mot, qui appelle d’autres développements futurs.
de terrain. Ils sont lents et relèvent de ce que l’on pourrait appeler En vérité, ce n’est pas seulement son programme, c’est-à-dire
la géologie politique. Autrement dit, cette lenteur semble, si les sa réponse à la situation du moment, que la gauche se doit
Français continuaient à se détacher de Macron et du macro- aujourd’hui de bâtir. C’est son logiciel, c’est-à-dire les prin-
nisme, plaider en faveur de la droite classique, voire de Marine cipes, mais aussi les analyses qui les sous-tendent. Depuis
Le Pen, plutôt que de la gauche tout entière. 1889, date de la fondation de la IIe Internationale, le chantier
L’exemple du mitterrandisme mais aussi celui du Front popu- est à l’abandon. C’est cette paresse intellectuelle, mais aussi ce
laire de 1936 suggèrent que le succès de la gauche est subordonné conformisme moral qui, au-delà des accidents de la conjoncture,
à trois conditions : l’unité autour d’un programme, la prédomi- expliquent sa baisse tendancielle. Il y a du travail ! 

4 / Marianne / 8 au 14 mai 2020

Le nouveau nom d’Eco-Emballages et Ecofolio
 Mise au p
point p
par Jean-François
ç Kahn

MA SEMAINE GAUCHISTE

Q
uand Carlos Ghosn était confiné en prison, Renault Et alors ? On fait quoi ? Que propose-t-on concrètement
tournait. Quand les salariés de la Régie restent chez pour rapprocher ce que certains touchent de ce que leur
eux, Renault s’arrête. CQFD. absence coûterait à la société ?
Il a donc fallu un désastre pandémique pour Mais c’est simple, gros bêta, on hausse les bas et on baisse
redécouvrir cette évidence. un peu les hauts. On augmente les uns et on réduit la crête
Les éboueurs absents deux mois : insupportable ! des autres. Sans quoi, foin d’hypocrisie, on cesse de s’en
Les administrateurs de sociétés empêchés pendant quatre émouvoir !
mois, on ne s’en aperçoit pas. Sans caissières de supermarché,
bernique les pâtes et le papier toilette. Sans conseillers en Henry Ford, au début du siècle dernier, estimait à 40 fois
marketing, je ne manque de rien. Sans présidents-directeurs l’amplitude acceptable des revenus entre le haut du panier
généraux, je bouffe. Sans paysans, je ne bouffe plus. Si tous et les salariés de base. Le banquier Morgan fit scandale, après-
les banquiers de mon quartier se mettent au vert, j’utilise ma guerre, en portant le rapport licite à 20 fois. Or (c’est ça pré-
carte Bleue. Si tous les boulangers se font la malle, ma carte cisément le néolibéralisme, comparé au libéralisme) certains
Bleue ne me fournira pas de baguettes « tradition ». Sans ana- très grands patrons ou financiers français engrangent plus
lystes financiers ou gestionnaires de fonds, je ne suis pas plus de 150 fois ce que gagne un éboueur (ce pourquoi aucun
pauvre. Sans coiffeur, j’ai l’air d’un clochard. Sans directeurs Français dit « de souche » n’exerce ce métier).
de La Poste, je continue à recevoir des lettres. Sans postiers, je Prendre à ceux-ci pour donner plus à ceux-là ? Ne fut-il
n’en reçois plus (cela dit, pour ce que désormais il y a dedans !). pas un temps (c’était le libéralisme) où, au-delà d’un certain
Tous les PDG, secrétaires généraux et traders de France et de revenu pantagruélique, le taux marginal de l’impôt progres-
Navarre pourraient prendre de très lon- sif atteignait 80 % (aux Etats-Unis !) ?
gues vacances, cela ne changerait rien Essayez donc de le proposer. Même
à ma vie quotidienne. Mais sans arti-
sans plombiers, mieux vaut ne pas être
LES ÉBOUEURS 70 %. Vous verrez comment réagiront
ceux qui se sont découvert, très épi-
confiné avec un robinet qui fuit (il est ABSENTS DEUX MOIS : sodiquement, une âme justicialiste !
vrai que ceux-là – c’est une exception –
gagnent largement ce qu’ils valent). INSUPPORTABLE ! LES Non seulement aucune mesure
ADMINISTRATEURS DE concrète ne sera prise pour réduire
Pour ne pas paraître gauchiste,
j’ajouterai qu’on ne peut pas faire SOCIÉTÉS EMPÊCHÉS, substantiellement ce gap effarant
(même la gauche se contente de
l’économie d’infirmières et de soi- ON NE S’EN APERÇOIT réclamer le rétablissement de l’ISF,
gnants, alors que de sociologues l’impôt le plus stupide qu’on n’ait
– d’extrême gauche forcément –, on PAS. SANS PDG, JE jamais inventé), mais si vous propo-
peut. BOUFFE. SANS PAYSANS, sez de réduire les écarts de 100 à 50, la
En définitive, c’est cela que nous droite – c’est à se les mordre ! – hurlera
retiendrons de ce que nous sommes en JE NE BOUFFE PLUS. à l’égalitarisme.
train de vivre. Pas que les « invisibles » Or quelle est l’une des consé-
deviennent visibles (c’est idiot, un éboueur est plus visible quences de la crise paroxystique que nous vivons : les dettes
qu’un PDG), mais que la hiérarchie des utilités sociales et celle flambent (représentant plus de 115 % du PIB en France). Les
des rémunérations sont inversement proportionnelles. Ce qui banques centrales les monétisent en les rachetant. C’est-à-
s’est ancré dans l’opinion fait que plus on est indispensable, dire qu’elles les remplacent par de la création de monnaie.
moins on gagne et que, à l’inverse, ceux qui sont les moins utiles Sous le libéralisme, cela se serait traduit par une montée de
sont ceux qui bénéficient du plus grand nombre d’avantages. l’inflation. En système néolibéral, non ! Ce Niagara de liqui-
Et, accessoirement, que les « vus » sont totalement dépen- dités va gonfler les bulles immobilières et doper, à terme, les
dants des « effacés » moins bien payés : la vedette de télévision, cours de Bourse. Tandis que la finance profitera de l’envolée
sans les cameramen, aux salaires beaucoup moins arrondis, des bénéfices de la grande distribution, du commerce en
disparaît, on ne la voit plus. Sans éditorialistes, les journaux ligne, des laboratoires, des sociétés de haute technologie et
peuvent continuer à se vendre, mais pas sans kiosquiers. des télécoms.
En d’autres termes, les inégalités sociales s’accentueront.
Tout cela, on le constate, on le dit, on le répète. Partout, y A moins…
compris dans les médias les plus conservateurs. Qui, en sus,
profite des extras, des stock-options, des retraites chapeau, A moins que le libéralisme reprenne le pas sur le néoli-
des parachutes dorés, des bonus ? Ceux dont on s’est aperçus béralisme. Ce qui implique que ceux qui sont socialement
qu’on ne pouvait pas se passer ? Non, au contraire, ceux dont indispensables ne puissent pas gagner 100 fois moins que
la paralysie ne change strictement rien pour nous. ceux qui ne sont pas absolument nécessaires. Q

6 / Marianne / 8 au 14 mai 2020

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 Sommaire
N°1208 - DU 8 AU 14 MAI 2020

3 NOTRE OPINION par Natacha Polony

Contrôler des crétins ou informer des hommes libres
4 L’ÉDITORIAL de Jacques Julliard
La gauche peut-elle revenir ?
6 MISE AU POINT de Jean-François Kahn
Ma semaine gauchiste

Evénement
10 Bienvenue dans une vie sans plaisir Pas de contacts,
pas de restos, pas de matchs, pas de spectacles, pas de fêtes
de famille... Un monde étrange et punitif s’ouvre désormais à nous.
Au nom de l’impératif sanitaire. Par Natacha Polony
12 Edouard, le père Fouettard Depuis le début de la crise,
le Premier ministre joue sa propre partition, crépusculaire et rigide.
Par Louis Hausalter et Soazig Quéméner
14 Déconfinement. Le flip des exécutants Les préfets et les
maires, inquiets, se préparent à la manœuvre... et commencent
à se protéger. Par Laurent Valdiguié, avec Etienne Girard
16 Pas de réunions entre proches. Famille, je vous aime
Témoignages. Par Bruno Rieth
18 Pas de festivals. Intermittents : vogue la galère…
Par Vladimir de Gmeline
21 Pas de restos. Régime sec ! Par Géraldine Meignan
22
23
Pas de sport. Les clubs amateurs menacés Par Bruno Rieth
Pas de sexe. Un incubateur de frustrations Par Célia Cuordifede
Agora
48 Société Inoculer le virus... du consentement
Actu Les laboratoires de sciences sociales ont lancé des programmes
pour mieux cerner les comportements des populations en
période de pandémie. Par Emmanuel Lemieux
26 Noirmoutier La fièvre anti-citadins
va-t-elle retomber ? L’arrivée d’exilés du Covid sur l’île 51 Tribune Alain Bentolila
vendéenne a provoqué une vague de vandalisme. Si la tension
s’est calmée, elle a révélé les fractures de ce territoire confronté
52 Entretien Marcel Gauchet : “Le déclassement français
me désespère” Propos recueillis par Philippe Petit
à la présence de “Français des villes” fortunés. Par Paul Conge
54 ESPRIT LIBRE par Caroline Fourest Le jour d’après sans culture
30 Politique Retour à l’école. La farce de la lutte contre
les inégalités Pour justifier la réouverture des établissements 54 À LA VOLÉE ! par Jack Dion Le front du refus
scolaires à partir du 11 mai, l’exécutif met en avant l’urgence 55 ÇA VA MIEUX EN LE DISANT par Guy Konopnicki

En couverture : illustration Soulcié - Patrick Escudero / hemis.fr - BeneluxPIX / MaxPPP

de contrer les disparités sociales creusées par le confinement.
Réel objectif ou pure escroquerie ? Par Anthony Cortes
33 Monde Pays en voie de déconfinement.
Comment font les autres ? Un peu partout sur le globe, des
mesures sont prises pour permettre aux populations de retrouver
une certaine liberté de mouvement. Par le service monde
36 ET PENDANT CE TEMPS-LÀ…
Libre-échange : Bruxelles persiste Par Hadrien Mathoux
38 Mieux vaut en rire !
La prochaine séance
58 L’actualité expliquée par l’histoire
10 mai 1940, l’étrange défaite. Paul Nizan, Léo Lagrange,
pour l’honneur de la République Par Guy Konopnicki
Découvrir
62 Culture Pleins feux sur les Champs-Elysées
Entretien avec l’historienne Ludivine Bantigny, qui publie “la Plus
Belle Avenue du monde”. Propos recueillis par Philippe Petit

Le dossier 67 L’histoire extraordinaire d’un immeuble ordinaire

42 Adieu à la France vide 68
Ça n’était jamais arrivé et ça pourrait – mais désormais rien
n’est certain – ne plus jamais se reproduire : le pays claquemuré,
ses routes désertées, ses entreprises à l’arrêt. Cet espace 72
vide de presque toute vie humaine, nous l’avons traversé.
De Paris à Marseille, via la nationale 7. Par Alain Léauthier 74
Vue par l’écrivaine et réalisatrice Ruth Zylberman. Par Eve Charrin
Quelle époque ! Art de vivre
Le retour du réel Par Valérie Hénau
La France de Périco Priorité au patrimoine
alimentaire français Par Périco Légasse
CARTE BLANCHE à Etienne Girard K.-O. boomers

8 / Marianne / 8 au 14 mai 2020

CORONAVIRUS

Jean-Marie Rayapen / SPF

Face au Coronavirus, et pour maintenir son activité dans le respect des règles
de sécurité recommandées par le Ministère de la santé, le Secours populaire
en appelle à la mobilisation de tous et aux dons financiers.

Faites un don sur secourspopulaire.fr

Evénement
Bienvenue dans
UNE VIE
SANS PLAISIR
Pas de contacts, pas de restos, pas de matchs, pas de festivals,
pas de fêtes de famille… Un monde étrange et punitif s’ouvre désormais
à nous. Au nom de l’impératif sanitaire. PAR NATACHA POLONY
es gens sérieux consi-
L
déreront que tout cela
n’est qu’accessoire.
L’économie, la vraie,
doit reprendre. Mais
pour éviter une deu-
xième vague, il faut
limiter le reste : ce qui n’est pas
indispensable, ce dont le pays n’a
pas besoin pour repartir. Les res-
taurants, les hôtels, les lieux tou-
ristiques resteront donc fermés
jusqu’à nouvel ordre. Quant aux
cinémas, aux théâtres, aux salles de
concerts ou d’expositions, il a fallu
un temps infini pour que les pou-
voirs publics se penchent sur leur
sort. A Matignon ou à Bercy, on avait
visiblement oublié qu’ils existaient.
Le message est clair : le gouver-
nement arbitre savamment entre
l’impératif de sécurité sanitaire et
la sauvegarde de l’économie, et nous
sommes priés d’être tout entiers
tournés vers ces deux objectifs.
Occupés à travailler et conscients
de la menace permanente du virus.
Tremblants, si possible. Mais certai-
nement pas vivants. Vivants au sens
où l’on entend ce mot en France.
L’étrange monde qui s’ouvre
désormais à nous n’a rien de
réjouissant. Il se résume en cette
expression sordide qui s’est impo-
sée sans que personne n’en explore
le sens : « distanciation sociale ».
Mais le déconfinement qui nous
a été annoncé ne relève pas de la
seule nécessité. Un pouvoir qui
refuse de rendre le port du masque
obligatoire dans l’espace public
nous interdit de nous promener
sur les plages ou de faire du bateau
parce que nous risquerions de nous
contaminer. Un pouvoir qui nous
envoie dans le métro ou le RER en
prévoyant d’y condamner un siège
sur deux maintient fermés les ciné-
mas, où l’on pourrait facilement
contrôler le nombre d’entrées.
Pourquoi de telles incohérences,
sinon pour nous signifier que l’es-
prit de jouissance doit disparaître,
comme si ces incorrigibles Français
devaient se repentir d’avoir trop
bien vécu ? Il y a une dimension
éminemment punitive dans les rap-
pels à l’ordre du Premier ministre.
Chiant dans ses bottes.
Perdre son âme
Le contresens est immense, abys-
sal. Les Français ont bien compris
qu’il était impensable d’organiser
des festivals rassemblant 5 000 à
10 000 personnes. Ils ont égale-
ment compris qu’il fallait prendre
au sérieux ce virus et faire preuve
de la plus stricte vigilance. Nul ne
conteste les mesures de prudence.
Mais cette culture dont on nous
prive est à la fois une part gigan-
tesque de l’économie du pays, à
travers les millions de gens qui y
collaborent, les fournisseurs, les
commerçants qui profitent de ses
retombées, et le cœur de la civili-
sation française.
Si quelque chose comme la
France existe, nous le devons
sans doute à cet art de déployer
la beauté du monde en toutes ses
dimensions. Une certaine façon
de jouir des paysages, des climats
et des merveilles que nous offre la
nature, une capacité à susciter et à
traduire les émotions les plus sub-
tiles, à travers la force d’un spec-
tacle comme à travers la splendeur
de quelques mots. Ajoutons-y ces
conquêtes d’un peuple libre que
sont le loisir et le sport amateur.
Le club de football d’une petite ville
de province appartient à la culture
populaire en ce qu’il est un lieu de
partage et de sociabilité.
Ceux qui ont laissé pendant
trente ans mourir notre industrie
et nos PME semblent décidés à
euthanasier ce qui produit désor-
mais une part substantielle de la
richesse du pays. Au moins pour-
raient-ils avoir l’excuse de le faire
pour mieux relancer les autres sec-
teurs ; même pas ! La peur qu’ils ins-
tillent pour contrôler des enfants
« chamailleurs » paralyse le pays
en freinant la reprise nécessaire de
l’activité. Reprenons-nous avant
que la France n’y perde son âme
en plus de ses forces vives. Q
8 au 14 mai 2020 / Marianne / 11
Evénement
ÉDOUARD,
LE PÈRE
FOUETTARD
Depuis le début de la crise, le Premier
ministre joue sa propre partition crépusculaire
et rigide, se montrant plus churchillien
finalement que le président de la République.
PAR LOUIS HAUSALTER ET SOAZIG QUÉMÉNER
u fil des semaines, il s’est
A
affirmé comme l’oiseau
de mauvais augure, le
porteur de mauvaises
nouvelles. « Le 11 mai
ne sera pas le début de l’insouciance,
ce sera le début de la reprise », a-t-il
ainsi martelé devant les sénateurs
le lundi 4 mai. Auparavant, il répé-
tait à plusieurs reprises à quel point
nous vivions « un moment critique ».
Le noir est la couleur d’Edouard
Philippe, coauteur il y a bientôt
dix ans du polar Dans l’ombre.
Quel contraste avec l’« espoir » et
les « jours heureux » promis par
Emmanuel Macron le 13 avril !
« Oui, mais ils ont parlé à quinze
jours d’écart et les informations sur
l’évolution de la pandémie n’étaient
pas les mêmes », assure un visiteur
du président de la République pour
justifier cette dissonance. Sauf que,
mardi midi, le 5 mai, interrogé sur
la menace d’« écroulement » écono-
mique, le terme exact employé par
son Premier ministre, Emmanuel
Macron a cru bon de répliquer
qu’il n’avait pas, lui, « ces grands
mots », relançant immédiatement
les spéculations sur leurs désac-
cords. Christian Jacob, patron des
12 / Marianne / 8 au 14 mai 2020
Républicains, a livré ce juste résumé
au nez et à la barbe de Philippe :
« Le président de la République ne
vous aide pas. Au contraire, par ses
prises de position pour le moins évo-
lutives, il vous affaiblit à chacune de
ses interventions. »
Pendant un temps, au début
de la crise, on a pu croire à une
simple répartition des rôles entre
un chef de l’Etat soucieux du « jour
d’après » – et surtout de sa réélec-
tion – et un Premier ministre dans
« l’opérationnel », comme on dit
poliment pour expliquer à quel
point pleuvent sur lui les emmerdes
quotidiennes. Mais, signe évident
de tensions, Emmanuel Macron
a pourtant éprouvé le besoin de
démentir la semaine dernière, lors
d’un Conseil des ministres, « les
bruits et les rumeurs » de désaccord
avec l’ancien maire du Havre.
Désaveux criants
Selon l’un de ses fidèles, le Premier
ministre, en bon juppéiste, ronge
son frein en silence, corseté dans
son serment de loyauté alors que
la liste des désaveux du gouverne-
ment venus de l’Elysée s’allonge,
sur des questions aussi centrales
que l’ouverture, après le 11 mai, des
MAUVAIS RÔLE
En première frontières à l’intérieur de l’espace
ligne sur la gestion
du plan de
Schengen. « Edouard Philippe est
déconfinement, un honnête homme, très rigoureux,
c’est sur lui c’est un type raide et il a des prin-
que pleuvent cipes. L’approximation est quelque
les emmerdes chose qu’il déteste. Alors, face aux
quotidiennes.
Ici, lors de la session flottements et aux méthodes des
des questions macronistes, il s’agace », poursuit
au gouvernement cette source. D’autant que la crise
à l’Assemblée du Covid-19 intervient après la
nationale du 14 avril.
longue séquence de la réforme des
retraites et sa campagne munici-
pale au Havre. « Il a été très fatigué,
mais, là, le moral est bon », assure
l’un de ses fervents soutiens.
Et si Philippe jouait finalement
la partition qu’il préfère ? La raison,
le réel et la précision, ou plutôt « la
rectitude, l’honnêteté et le courage »,
selon le triptyque qu’il a décliné à
l’Assemblée, quitte à annoncer aux
Français, sans états d’âme, la pro-
longation de leur vie sans culture,
sans restaurants, sans plages, sans
plaisirs. « Quand il parle, c’est une
dictée plus qu’un poème », s’amuse
un président de commission LREM.
« Edouard a une vision moins litté-
raire de la crise que Macron », ajoute
un compagnon de route. Mais peu
importe pour ses soutiens qu’il

semble jouer les rigoristes ou les
« austères qui se marrent », comme
l’un de ses prédécesseurs. Selon l’un
d’entre eux, il garde « le sens des res-
ponsabilités et fait, dans cette crise,
preuve de beaucoup plus de maturité
politique que Macron ».
Certains macronistes l’ob-
servent désormais avec cette
inquiétude diffuse et si particulière
qui, sous la Ve République, accom-
pagne logiquement le camp prési-
dentiel quand un Premier ministre
commence à jouer sa propre
musique. Et frémissent quand
Philippe revendique son « humilité
combative », presque un slogan. « Il
mène ses batailles culturelles, celles
d’un social-démocrate… de droite,
résume un familier de l’Elysée. Ce
n’est pas un Premier ministre qui se
projette. Il essaie d’avoir des mar-
queurs, comme celui de l’orthodoxie
budgétaire. »
« Mais Matignon, c’est père
Fouettard par nature ! », dédrama-
tise en vieux briscard Dominique
Bussereau, son ami politique qui
préside l’Assemblée des départe-
ments de France. Lui s’inquiète
plutôt de la cacophonie ambiante
au gouvernement : « Le chef d’or-
chestre est excellent, mais il y a des
fausses notes, même si l’orchestre
ne joue pas dans des conditions de
grand confort. »
S’il assume son jansénisme, le
Premier ministre refuse toutefois
de jouer les martyrs de la gestion
de crise. Pas question de porter seul
une si lourde croix ! A la mi mars,
aussitôt après la mise en place du
confinement, le gouvernement a
tenté le refrain un poil éculé de
l’« union nationale ». Le locataire
de Matignon enchaînait d’intermi-
nables visioconférences avec les
ténors des oppositions. Sans espoir
d’embarquer tout le monde dans
la galère, mais avec l’ambition de
Stéphane Lemouton - Pool / Sipa
forcer chacun à prendre position.
« On sent sa volonté de ne pas por-
ter seul la responsabilité du plan de
déconfinement », glisse un cadre
de La République en marche. Une
stratégie pas vraiment payante.
Le Sénat a d’ailleurs brisé les der-
nières illusions de concorde en
votant, lundi 4 mai, contre le plan
de déconfinement de l’exécutif.
« Nous ne pouvons plus vous croire
sur parole », lui a lancé le patron
des sénateurs de droite, Bruno
Retailleau, pour justifier l’absten-
tion de son groupe.
Pour partager le poids de son
fardeau, le Premier ministre comp-
tait s’appuyer sur les élus locaux.
Et notamment sur les maires, dont
l’exécutif chante désormais les
louanges après les avoir superbe-
ment ignorés jusqu’au mouvement
des « gilets jaunes ». Des édiles
appelés à occuper une place de pre-
mier choix pour « co-construire »
le plan de déconfinement, selon
le néologisme consacré. Au risque
d’un procès en défausse qui n’a pas
“L’APPROXIMATION EST
QUELQUE CHOSE QU’IL
DÉTESTE. ALORS, FACE
AUX FLOTTEMENTS
ET AUX MÉTHODES DES
MACRONISTES, IL S’AGACE.”
UN FIDÈLE DU PREMIER MINISTRE
tardé à survenir. Des maires de tous
bords, qui connaissent les réflexes
judiciaires de leurs administrés,
ont réclamé des garanties à l’Etat
pour que la réouverture des écoles
ne leur retombe pas dessus au tri-
bunal (lire p. 14). « Les associations
d’élus ont fait monter ce truc, mais
je ne vois pas d’affolement sur le ter-
rain, évacue un ministre proche
d’Edouard Philippe. C’est quand
même un drôle de pays. D’ordinaire,
on nous demande plus de décen-
tralisation, et, maintenant, on nous
reproche de laisser trop de respon-
sabilités aux maires ! »
Fusible obligé ?
Il n’est pas certain que les Français
fassent vraiment le distinguo. Une
chose est sûre : leur mécontente-
ment monte. Selon un sondage
Ipsos pour le Cevipof, 62 % se disent
insatisfaits de l’action du gouverne-
ment. Soit le plus fort niveau depuis
le début de la crise, mais aussi la
palme de tous les pays de l’Union
européenne. Comme Juppé avait
payé de sa tête les grandes grèves
de 1995, Philippe paiera-t-il le prix
politique de la paralysie sanitaire ?
La rumeur parisienne bruit de son
possible remplacement, encoura-
gée par ceux qui, chez les macro-
nistes, n’ont jamais digéré que l’on
confie Matignon à un homme de
droite. « La question n’est pas celle
du fusible. Philippe fait une bonne
gestion de crise. Mais, pour Macron,
il est compliqué de prôner un change-
ment radical sans changer d’équipe »,
insiste un cadre de la majorité, en
écho à la promesse du chef de l’Etat
de se « réinventer ». C’est peut-être
pour cela, aussi, que le Premier
ministre se montre quelque peu
agacé par les grandes théories sur
« le monde d’après », lui qui est
enfermé dans le cockpit pour évi-
ter le crash maintenant. « Sa place
est actuellement la plus difficile qui
soit dans la République, parce que le
président est au-dessus de la mêlée,
confie un des proches d’Edouard
Philippe. Mais l’échéance politique,
celle où l’on fera les comptes, c’est
2022. » Quand Emmanuel Macron
sera seul, en première ligne.  
8 au 14 mai 2020 / Marianne / 13
Evénement
DÉCONFINEMENT

LE FLIP DES
EXÉCUTANTS
Chargés par le gouvernement de mettre en place
des directives parfois floues, les préfets, comme les maires,
inquiets, se préparent à la manœuvre… et commencent
à se protéger. PAR LAURENT VALDIGUIÉ, AVEC ÉTIENNE GIRARD
e déconfinement va repo- n’ont jamais été fermés les chemins

L
DOMINIQUE CAP,
maire de Plougastel, ser sur leurs épaules. Dans de montagne ! » Avec des centaines
dans le Finistère, chaque département, les de maires bretons, cet élu a écrit à
l’affirme :
“On a besoin préfets vont devoir exé- l’Elysée pour que soient prises en
d’être protégés cuter, concrètement, compte les situations locales : « Nous
Jacques Demarthon / AFP

juridiquement, les directives parfois confuses et demandons la réouverture du bord

parce que, contradictoires venues de Paris.
sinon, la solution
de facilité sera Pas simple pour ces hauts fonc-
de tout interdire.” tionnaires discrets et généralement
rétifs à toute forme de communica-
tion. Rares sont les préfets, depuis
DIDIER
LALLEMENT, le début de mars, à avoir accordé
le préfet de police la moindre interview. L’institution
de Paris, est fuit les polémiques… et encense
catégorique. les profils passe-muraille. « Ils ont
Il “refuse” d’abord pour réflexe de ne pas faire
que les policiers
de la capitale de vagues, mais ils auront aussi ten-
soient affectés à dance à faire du zèle pour se faire
la bonne marche bien voir de Paris », pronostique un
du déconfinement élu local, persuadé que « les préfets
des transports.
“Le préfet est des départements verts vont tout faire
inquiet de l’été qui pour ne pas que leur département
vient, de la reprise passe en orange ! ». Symbole de ce
de la délinquance que de nombreux élus considèrent
et du retour comme une « absurdité », la ferme-
des mouvements
sociaux”, ture de toutes les plages françaises
confie-t-on dans par des arrêtés d’interdiction mis
son entourage. en musique sur le terrain parfois
à l’aide d’hélicoptères. Dominique
Cap, maire de Plougastel (Finistère)
et président de la commission lit-
toral au sein de l’Association des
maires de France, en témoigne :
Geoffroy Van Der Hasselt / AFP
de mer et que les maires et les pré-
fets puissent ensuite éventuellement
interdire les plages en ville en cas de
forte affluence… » Du bon sens. Mais
jusque-là, aucun des « préfets de la
côte » n’a osé déroger aux directives
parisiennes. Pas même le préfet du
Finistère, pourtant amateur de surf
et de sports nautiques. « Il nous a
dit qu’il appliquait les consignes »,
soupire Dominique Cap.
Casse-tête ubuesque
Pour l’heure, les préfets ont un
chat plus urgent à fouetter : celui
de leurs « brigades » sanitaires,
qui devraient être mobilisées pour
pister les futurs contagieux. Sur le
papier, ces brigades départemen-
tales devraient être composées
d’employés de l’assurance mala-
die et des centres communaux
d’action sociale (CCAS). « Dans le
Finistère, au 5 mai, on n’avait encore
aucune nouvelle, mais si l’Etat nous
demande de faire travailler le CCAS,
on le fera », indique Dominique

« Vu de la capitale, le bord de mer Cap. Le maire a fait ses calculs :

ne ressemble qu’à la Promenade
des Anglais de Nice ! Pourtant, sur
les 4 000 km de littoral, 3 500 sont
sauvages et pourraient très bien
être rouverts ! De la même façon que
chaque département pourrait avoir
en moyenne 3 000 coups de fil à
passer par semaine pour locali-
ser les personnes à risque. Mais là
aussi, à quelques jours du 11 mai, le

14 / Marianne / 8 au 14 mai 2020

flou règne. Comme il règne encore,
à moins d’une semaine de la ren-
trée scolaire théorique… Un casse-
tête ubuesque auquel veulent
mettre fin 329 maires de la région
parisienne, qui ont demandé, le
3 mai, un report de cette drôle de
rentrée (lire p. 30). « Nous, on est
là pour faciliter la vie. Mais l’idée,
c’était de lancer une alerte. Il y a
un certain nombre de points qui
restent obscurs », expose Laurent
Brosse, maire de Conflans-Sainte-
Honorine (Yvelines) et cosigna-
taire du texte.
A quelques jours de la rentrée,
l’édile n’a que « peu de visibilité sur
le nombre d’élèves » qui intégre-
ront ses écoles le 11 mai. D’où des
inquiétudes qui montent face aux
plaintes pénales. « Il y en aura tou-
jours qui vous attaqueront parce que
leur enfant aura attrapé le Covid,
prévient Dominique Cap. On aurait
besoin d’être protégés juridique-
ment, parce que, sinon, la solution
de facilité sera de tout interdire. » Un
« bouclier juridique » impossible
à mettre en place, selon de nom-
breux juristes. Pour cette raison,
les maires d’Ile-de-France insistent
dans leur tribune du 3 mai sur la
responsabilité… des préfets, et
ÉLOGE DE LA FLÂNERIE CONTRARIÉE 
PAR LÉA SIMONE ALLEGRIA, AUTEUR DE “LE GRAND ART” (FLAMMARION).
e sors en pyjama
J de la maison de mon
grand-père, le portail
est ciselé de ses initiales.
A la pointe des Sette Nave,
les Sept Navires ennemis
changés en rochers par
la Vierge, il y a un chemin
dans le maquis, sec
et tordu, qui monte à la
Tour. La pente s’effrite
dans les fourrés d’épines,
mes tennis crissent et
s’accrochent, et plus je
grimpe, plus j’ai hâte. D’un
coup, le maquis se dévoile
et le ciel est partout, de
grosses boules de ouate
forment des vagues, et, au
centre, la Tour génoise de
mon enfance. Comme la
T. Giacometti / Hans Lucas via AFP
VIDÉE donc de l’Etat. « Nous vous deman-
La plage des Catalans dons solennellement de ne pas faire
(ci-dessus),
à Marseille, reposer sur les maires la responsa-
le 15 mars. bilité juridique, politique et morale
de la réouverture des écoles, mais de
les associer dans une concertation
avec le préfet de département, qui
doit assumer l’entière responsabi-
lité de sa décision prise sur propo-
sition du maire », indiquent-ils au
gouvernement.
pièce d’un échiquier. de mon grand-père,
A flanc de colline, j’allume
une clope. Il y a quatre
cents ans, les gardiens
qui, depuis la tombe, me
chuchote encore parfois
deux, trois trucs à l’oreille.
signalaient les dangers de Et tout à coup, dans
la mer par feux et fumées. la broussaille et dans la
Les torregiani n’avaient ouate, j’entends des pas.
pas le droit de quitter Surgissent deux policiers
la Tour – jamais. bleu ciel, à l’uniforme
Ils arpentaient la terrasse si bien ajusté qu’on croirait
et ses mâchicoulis, un déguisement. Je n’ai
et je me demande si, ni attestation ni portable,
à la longue, ils ne rêvaient et bêtement, dramatique,
pas d’apercevoir un navire je me mets à pleurer.
barbaresque. Un bateau Direct. Je ne sais même
pirate pour mettre un peu pas pourquoi. Tandis que
d’ambiance. La mer est l’un sonde le littoral avec
vide : ni voile ni pêcheur, ses jumelles, le second
je suis seule avec mes verbalise. – Mais il n’y a
souvenirs. Je cherche personne ici ! – Il y a vous,
dans ma mémoire la voix c’est déjà trop. Q
Autre bras de fer en cours, à
l’approche du déconfinement, celui
des transports. Selon nos sources,
le préfet de police de Paris « refuse »
que les policiers de la capitale
soient affectés aux stations de
métro et de RER pour faire res-
pecter les distances entre usagers,
comme le réclament la région et les
transporteurs. Même si 17 % des
policiers de la capitale sont en arrêt
pour cause directe ou indirecte de
Covid, Didier Lallement considère
que ce n’est pas du ressort de la
police nationale. « Le préfet est
inquiet de l’été qui vient, glisse
une source dans son entourage.
De la reprise de la délinquance, du
retour des mouvements sociaux, et
du fait que les banlieues vont rester
pleines puisque personne ne pourra
rentrer au bled… »
Dernier élément qui complique
tout, ces municipales, dont le
second tour est suspendu jusqu’à
nouvel ordre. De nombreux élus,
qui jouent leur avenir, pourraient
être tentés de se démarquer de ces
directives venues d’en haut afin de
ne pas en payer le prix politique
dans quelques mois. « Je peux com-
prendre la crainte de ces maires.
Moi, je n’ai pas ce souci, heureuse-
ment », confie Laurent Brosse, réélu
au premier tour. De quoi alléger
– un peu – sa charge.  
8 au 14 mai 2020 / Marianne / 15
Evénement
Privée de sa fille ou de son compagnon,
privés de mariage ou d’anniversaire depuis
trop longtemps. Et cette distance maximale
des 100 km qui les sépare encore.
Témoignages.
PROPOS RECUEILLIS PAR BRUNO RIETH
PHOTOS BRUNO LÉVY / DIVERGENCE

MARIE-CATHERINE, 73 ans, Sète

“Par la route, je suis
à 120 km de ma fille”
’ai décidé de me confiner de moins s’embêter, je ne suis

J chez moi, toute seule. Ma

fille n’habite pas très loin,
à une heure trente, mais comme
pas une marcheuse invétérée.
Mon quartier, je le connais, alors
faire le tour du pâté de maisons, PAS DE RÉUNIONS EN

elle est avec mes petits-enfants,
nous n’avons pas voulu prendre
de risque. Heureusement, je suis
une mamy 2.0 ! J’avais déjà l’habi-
tude des visioconférences avec
FAMILLE,
ça ne m’intéresse pas franche-
ment. Le déconfinement, je
l’attends avec impatience.
Mais il reste une inconnue, un
litige juridique, qui fait que je ne

mon association pour certaines
réunions. Ma petite-fille adore
Messenger parce que, pendant
la discussion, on peut mettre
des filtres ridicules comme des
oreilles de chat. Ça lui plaît beau-
coup. Elle a d’ailleurs eu 11 ans le
13 avril ! Elle a soufflé ses bougies
et moi j’étais là aussi. Ça permet
JE VOUS
sais pas encore si je vais pouvoir
les rejoindre. A vol d’oiseau, je
suis à moins de 100 km d’eux.
Mais par la route ça fait 120 km…
Donc je ne sais pas encore ce que
je vais faire. Et puis j’aimerais
bien que les enfants, comme ils
vont reprendre l’école, soient
testés. Q

MAHAULT, 31 ans, région parisienne

“Il était en Belgique
et moi vers Paris”
on copain habite à fait très peu de visio, ce n’est

M Bruxelles, moi, en région

parisienne. En temps
normal, on arrive à se voir
tous les quinze jours. Soit je le
rejoins à Bruxelles, soit c’est lui
qui vient me retrouver. Quand
le confinement a été décrété, il
était en Belgique, et moi vers
Paris. Donc on ne s’est pas vus
depuis. On passe beaucoup
de temps au téléphone, et on
s’envoie des messages. Mais on
pas notre truc. En Belgique, ils
ont été déconfinés le 4 mai. Il
va essayer de me rejoindre le
week-end prochain. Quand on
a su que la France serait décon-
finée le 11 mai, on a immédia-
tement regardé les trajets de
bus, mais ils étaient déjà tous
réservés jusqu’au mois de juin…
J’ai finalement trouvé une place
de train, il y a un Thalys par jour.
J’espère que ça va marcher. Q

16 / Marianne / 8 au 14 mai 2020

 ROMANE, 30 ans, Paris
“Mon anniversaire
en visio”
e suis en coloca- mes amis, mais, claire-

J tion dans le nord

de Paris. Et j’ai eu
30 ans le 15 avril… en
plein confinement. Pour
l’occasion, j’ai quand
même soufflé les bougies
sur un gâteau d’anniver-
saire avec mes colocs. J’ai
aussi fait une visio avec
mes parents et mon frère.
On a connu mieux pour
les 30 ans, quand même.
J’avais imaginé me rat-
traper avec le déconfi-
nement. Faire une super
ment, ça ne va pas être
possible. Faire sa fête
d’anniversaire à moins de
41%
C’est le pourcentage de Français
qui ont passé leurs vacances
10, c’est pas génial. C’est exclusivement en famille ou
un cap, quand même, la entre amis en 2018. (Source : YouGov)
trentaine. J’ai pensé à en
faire une en septembre,
quand les choses seront 227 000
C’est le nombre de mariages
rentrées dans l’ordre. A
célébrés en 2019. (Source : Insee)
priori, on pourra enfin
se réunir normalement.
Sauf que fêter son anni- 60%
C’est la part des unions qui se
versaire en septembre
déroulent entre juin et septembre.
alors qu’il était au mois (entre 2006 et 2013,
d’avril, c’est carrément source : revue Population)

fête des 30 ans avec tous déconnecté. Q

ÉLOGE DE LA FAMILLE RETROUVÉE

NTRE PROCHES PAR ROBERT REDEKER, ESSAYISTE
endant deux mois, les rencontres marché. La famille est le contrepoison de

P familiales sont tombées sous le coup

de l’interdiction. De nombreuses
personnes ont profité de cet éloignement
pour classer leurs albums
photographiques ou tenter de reconstituer
cette atomisation. La fidélité à une histoire
collective, enfin. La dernière, puisque,
depuis l’effondrement du communisme et
l’affaiblissement des Eglises, le sentiment
de collaborer à une histoire collective

AIME !
leur arbre généalogique. En reprisant
dans leur solitude les trous de la mémoire
et de l’état civil. Qu’est-ce que la famille ?
Le temps, d’abord ! Grâce à elle, nous
déterminons notre place dans le temps.
Kant et Heidegger le montrent : l’homme
est un être fondamentalement temporel.
La famille est l’institution qui, dès
l’enfance, donne consistance charnelle
à cette temporalité. L’inscription dans
une lignée, ensuite. Soit exactement le
contraire de l’atomisation imposée par le
confinement, qui ne fait qu’hystériser
l’individualisme des sociétés libérales de
s’est absenté. Lorsque l’histoire s’est
retirée de la vie, il reste la famille. Ce travail
de reprise – comme on reprise des
chaussettes – ressuscite le sentiment de
fidélité même quand les mariages se sont
dissous. C’est la solidité, du temps, de la
lignée, de la fidélité, ces cadeaux de la
famille, qui, lorsque le sol se dérobe sous
nos pieds, offre la sécurité indispensable à
la vie. Familles, je vous hais, clamait une
époque à peine révolue. Familles, je vous
rêve, susurre l’âge du confinement.
Familles, vous êtes le roc où la vie
s’amarre en temps de désarroi. Q

NICOLAS, 36 ANS, Creil

“Notre mariage est reporté à 2021”
e suis sérieusement en pleine négociation pour ment est assez flou sur la

J dépité. Je devais me
marier à la mi-juin.
Un mariage à la mairie et un
mariage religieux. Ça faisait
des mois que l’on préparait
tout et il a fallu qu’arrive
ce fichu virus. Surtout que
nous avons déjà avancé
pas mal d’argent pour le
mariage, notamment avec
le traiteur. Nous sommes
nous faire rembourser nos
arrhes, mais je pense que
l’on n’arrivera pas à tout
récupérer. C’est de l’argent
foutu en l’air !
On s’est demandé encore
il n’y a pas longtemps si on
n’allait pas juste le décaler
de un ou deux mois, soit
en août soit en septembre.
Mais comme le gouverne-
possibilité de se rassem-
bler, je pense qu’on est
partis pour 2021. J’aime
bien l’idée d’un mariage
intimiste, mais à moins
de dix… Pourtant, je com-
prends toutes ces précau-
tions, elles sont nécessaires
pour en finir avec l’épidé-
mie. C’est juste que c’est
tombé au pire moment. Q

8 au 14 mai 2020 / Marianne / 17

Evénement
PAS DE FESTIVALS
INTERMITTENTS : VOG
Ils sont comédiens, danseurs, régisseurs.
Ils sont l’armée qui fait vivre la culture, habitués
aux lendemains incertains. Mais malgré le coup
de pouce d’Emmanuel Macron, ils craignent pour
leur avenir. Rencontre dans un immeuble parisien,
repaire d’intermittents. PAR VLADIMIR DE GMELINE
ls se sont retrouvés chez Marie,
I comédienne-auteur-profes-
seure, dans son appartement,
au premier étage du 87, rue de
Belleville, dans le XIXe arron-
dissement de Paris. Une petite
bande pas facile à tenir en inter-
view. Bruyante, joyeuse, tenant
l’inquiétude à distance à coups de
blagues, tandis que Nala, le petit
chien boxer gris de Marie, court
dans tous les sens. Ils devaient être
plus nombreux, mais, évidemment,
« Je t’explique, Jean-Louis, le scéna-
riste, est parti en Suisse, et Dany, le
guitariste, est allé hier soir se confi-
ner chez sa meuf aux Lilas », nous
a dit Fabien, régisseur lumière,
catogan de compète et lunettes
rondes à verres bleus. Quant au
deuxième danseur, qui habite aussi
l’immeuble (le coloc de Loïc, vous
suivez ?), on n’a pas bien com-
pris où il avait disparu, parce que
Philippe, comédien, qui est le seul à
ne pas habiter l’immeuble mais est
là souvent en voisin, alternait les
voix de petit bébé pour perturber
Nala et les imitations de Jean-Marie
Le Pen. Notre photographe, qui res-
semble à Cédric Klapisch jeune,
regardait tout ça, un peu scotché,
en se disant peut-être qu’il y était,
dans un film de Klapisch.
« Ça fait groupe de parole, cette
réunion. Bon, pour les distances,
c’est pas trop ça… », a dit l’un. « Si ça
se trouve, on l’a déjà », a ajouté une
autre. Il était clair qu’il fallait tenir
Philippe et Fabien rênes courtes, ce
18 / Marianne / 8 au 14 mai 2020
qui faisait bien rire Charlie, comé-
dienne, collée-serrée avec Loïc, le
danseur présent, en mode « mon
copain-mon frère ». Pour plus de
clarté, notez que Fabien est l’ex de
Marie, et que Charlie est leur fille.
Maintenant, il habite au-dessus.
Tout est reporté
Habituellement, leur vie, c’est
l’incertitude, une visibilité profes-
sionnelle et financière qui excède
rarement les six mois. Ils s’en
accommodent et ils bénissent le
statut d’intermittent du spectacle,
unique au monde, qui leur permet
Camille Millerand / Divergence
d’être indemnisés par l’assurance
chômage quand ils ne travaillent
pas. Pour y être éligible, il faut « avoir
ses heures », c’est-à-dire avoir tra-
vaillé 507 heures sur une période
de douze mois, et pouvoir le justifier
auprès de Pôle emploi grâce à des
« cachets », des justificatifs déli- LE QUINTET « C’est catastrophique, explique
vrés par l’employeur et équivalant DU 87, RUE DE Marie. Je n’ai plus de taf du tout.
à des heures de travail. A ceux qui BELLEVILLE Pour m’en sortir, je cumule le statut
Loïc, Fabien, Marie,
s’imaginent que les intermittents ne Philippe et Charlie, d’autoentrepreneur – pour l’ écri-
travaillent « que » 507 heures pour des artistes habitués ture de spectacles, l’événementiel,
avoir droit à une indemnisation, à vivre sur le fil les cours, qui peuvent être payés
il est utile de rappeler que décro- mais confrontés soit en cachets, soit en factures –
aujourd’hui à une
cher des contrats est en soi un par- situation bloquée. et celui d’ intermittent. Je donne
cours du combattant, que les dates des cours dans les directions
de représentation et de tournage régionales des affaires culturelles
sont souvent limitées et dissémi- [Drac], dans les lycées. Pour ça,
nées, et que le travail préparatoire, on touche des subventions en sep-
répétitions, écriture de scénarios et tembre, et comme tout est annulé
de spectacles, est dans l’écrasante on ne sait pas si on va devoir rem-
majorité des cas non rémunéré. bourser. En même temps, on me
Aujourd’hui, cette incertitude s’est demande d’ écrire des projets,
transformée en brouillard absolu. non rémunérés bien sûr. Pour le
UE LA GALÈRE...
moment, tout est reporté. » Sa date
anniversaire, c’est-à-dire la date
butoir à laquelle elle devra avoir
fait ses heures, est le 26 août.
Philippe, lui, était en tour-
née avec la comédie musi-
cale de Fabienne Thibeault et
Richard Bonnot Au pays des
six rivières. Annulée, évidemment.
« Heureusement, une prod avec
laquelle je travaille m’a demandé
des voix. Mais je n’avais pas le
matos pour enregistrer chez moi,
alors j’ai dû tout acheter, j’en ai eu
pour 400 €. Je n’avais pas l’argent,
ils me l’ont avancé. En échange, j’ai
sacrifié trois cachets. J’ai construit
un petit studio chez moi, en isolant
avec des matelas, car ils veulent un
son parfait. Mais, comme il y a des
travaux devant ma fenêtre toute la
journée, je dois bosser la nuit. » Sa
date anniversaire était le 17 avril, il
ne lui manquait que cinq cachets.
Loïc, lui, s’en est sorti de jus-
tesse : sa date anniversaire était
le 30 janvier, et la production du
spectacle dans lequel il dansait a
payé l’intégralité des dates pré-
vues. Pour lui, le confinement pré-
sente une difficulté spécifique :
« Je dois m’entraîner. Là, tu t’étires
chez toi, tu t’entretiens, mais ce
n’est pas pareil. Normalement, je
vais dans des salles, je prends des
cours, de manière à être toujours
prêt. » Charlie, qui joue dans des
séries télévisées, n’a pas réussi
à faire ses heures cette année et
a perdu son statut : « Moi, ça va
encore, je vis chez mes parents.
L’année dernière, j’ai beaucoup
travaillé, cette fois c’était creux.
En ce moment, je continue à passer
des castings à distance, je fais des
self tapes que j’envoie. »
Son père, Fabien, s’inquiète pour
les mois à venir : « Quand ils ont
annoncé la prolongation jusqu’au
11 mai, je me suis dit que c’ était
très chaud. Pour les techniciens
de tournée comme moi, c’est en
ce moment et pendant l’ été qu’on
“POUR LES TECHNICIENS
DE TOURNÉE
COMME MOI, C’EST EN
CE MOMENT ET PENDANT
L’ÉTÉ QU’ON BOSSE.
LÀ, C’EST LE VIDE, TOUS
LES FESTIVALS SONT
ANNULÉS.” FABIEN
274 000
intermittents du spectacle.
507
heures travaillées sur douze mois
pour obtenir le statut.
Août 2021
Date jusqu’à laquelle les droits
sont maintenus.
(Source : Pôle emploi)
bosse. Là, c’est le vide, tous les fes-
tivals sont annulés. » Il se félicite
de ne pas avoir fait sa dernière
pige pour Radio France, gros
consommateur d’intermittents :
« Ils te paient à la dernière limite,
quarante-cinq jours après que tu as
bossé. Tant que Pôle emploi n’a pas
reçu l’attestation qu’ils doivent lui
faire parvenir, tout est en suspens,
tu peux te retrouver sans rien. Ni
cachet ni chômage… »
Un sursis
Point positif, alors que le ministère
et Pôle emploi ont été jusque-là aux
abonnés absents, quand ce ne sont
pas des erreurs de rémunération à
la baisse qui sont faites (« Je touche
1 600 €, normalement, dit Marie,
j’ai un loyer de 1 000 € et là, je n’ai
touché que 900 €… »), leur mutuelle,
Audiens, les accompagne vraiment :
« En quelques années, il y a eu une
vraie évolution », reconnaissent-
ils en chœur. Marie reçoit alors un
message sur son portable. Sourire :
« On nous achète deux spectacles
pour janvier 2021. Ça veut dire qu’il
y a encore de l’espoir. »
Trois jours après notre rencontre,
Emmanuel Macron a annoncé la
prolongation des droits jusqu’en
août 2021. Une annonce qui alimen-
tera sans doute les conversations de
Philippe et Fabien quand ils iront
marcher le soir, comme à leur habi-
tude depuis le début du confine-
ment. Et sans doute en enchaînant
les mêmes blagues à deux balles,
toujours dignes.   
8 au 14 mai 2020 / Marianne / 19
 Evénement
ÉLOGE DE LA CULTURE, PREMIER DES SERVICES PUBLICS
“Un pays sans artistes
est un pays qui se meurt”
Comédien, metteur en scène et auteur dramatique, Simon Abkarian, formé au Théâtre
du Soleil d’Ariane Mnouchkine, y est revenu avec son spectacle “Electre des bas-fonds”, en
2019, et commençait une tournée au moment de l’annonce du confinement. Entretien.
PROPOS RECUEILLIS PAR VLADIMIR DE GMELINE
Marianne : Le confinement dans la compagnie, c’était
a interrompu difficile, mais nous ne vou-
les représentations lions pas risquer de diffuser
du dernier spectacle le virus. La direction de Rueil
que vous avez écrit et mis a décidé d’interrompre deux
en scène, et dans lequel jours avant la date officielle.
vous jouez, le Dernier Le Théâtre du Nord, à Lille,
Jour du jeûne. Comment dirigé par Christophe Rauck,
avez vous fait face nous a payé les dix dates que
à cette situation ? nous devions faire chez lui,
Simon Abkarian : Nous et qui ont été annulées. C’est
venions de commencer une une scène nationale, qui
tournée, nous étions à Rueil- touche des subventions et a
Malmaison et, après plu- donc décidé de nous reverser
sieurs dates un peu partout les sommes destinées à ces
en France, nous devions ter- représentations.
miner en mai au Théâtre de
Paris. Quelques jours avant Quelle est votre situation
l’annonce, je songeais à inter- aujourd’hui, et celle
rompre, nous en discutions de vos collaborateurs,
comédiens, régisseurs,
techniciens, costumiers,
maquilleurs ?
Nous sommes dans l’attente,
et dans le flou absolu. Tout
est annulé ou reporté. Nous
avons peut-être des dates à
l’automne ou à l’hiver pro-
chain, mais rien n’est sûr. La
question de la survie se pose
pour beaucoup d’entre nous*.
Nous sommes intermittents
du spectacle et devons faire
nos heures, pour le moment
on ne sait pas comment.
L’intermittence permet de
continuer à créer, c’est unique
Bertrand Noël / Sipa
et c’est l’intelligence d’un pays
comme la France de donner
“LA QUESTION DE la possibilité à des artistes de
LA SURVIE se pose pour
beaucoup d’entre nous.” travailler à la préparation des
20 / Marianne / 8 au 14 mai 2020
œuvres à venir. Pour nous, la
précarité est une habitude,
elle fait partie d’un projet de
vie artistique. Pendant des
jours, le téléphone ne va pas
sonner, nous le savons.
En cette période,
quel est votre regard
sur l’utilité sociale des
artistes et du spectacle
vivant, et notamment
du théâtre public ?
Nous jouons toujours à
perte, le théâtre public n’est
pas rentable, c’est comme
l’hôpital public. Mais, juste-
ment grâce à l’intermittence,
nous avons pu, par exemple,
répéter Electre au Théâtre
du Soleil pendant deux mois
sans être payés et ensuite
l’être sur la billetterie. C’est
important, par exemple pour
les danseurs qui paient leurs
cours de leur poche, à l’exté-
rieur, pour être à niveau. Mais
c’est une mission : quand j’ai
joué au théâtre de la Luzège
en Corrèze pendant trois
ans, en sortant de la troupe
d’Ariane Mnouchkine, j’ai
joué devant des gens qui
n’auraient jamais vu de tels
spectacles autrement. Et moi,
sans cet argent public, je ne
sais pas où je serais comme
artiste aujourd’hui. C’est une
richesse qui irrigue ensuite le
cinéma et la télévision. Avant
d’être connus, des acteurs
comme Rochdy Zem ou Sami
Bouajila ont fait du théâtre et
du cinéma d’auteur.
L’art, c’est important en
période de confinement ?
Sans théâtre filmé, sans livres,
sans opéras, sans films, sans
téléfilms, sans séries, les gens
auraient fait quoi ? Ils auraient
regardé leur mur. A l’heure
de l’argent triomphant, on se
rend compte qu’un pays sans
artistes et sans culture est un
pays qui se meurt. Cela nous
renvoie à l’absence totale de
notre ministre de la Culture.
Mais la question n’est pas tant
« où est-il ? » que « pourquoi
est-il ministre ? ». Depuis
Malraux, en passant par
Jack Lang, jusqu’à mainte-
nant, quelle régression, quel
désengagement ! Quant à
notre président, c’est un
mauvais acteur qui ne croit
pas à ce qu’il dit. Il veut enfi-
ler le manteau de l’orateur,
mais un orateur doit brûler de
l’intérieur. Quant à sa troupe,
pour deux bons éléments
comme Edouard Philippe ou
Bruno Le Maire, combien de
mauvais, de Sibeth Ndiaye à
Nicole Belloubet, qui bégaie
parce que sa pensée bégaie.
Je m’ennuie avec ces gens-là.  
* Depuis cet entretien,
Emmanuel Macron a annoncé
la prorogation des droits des
intermittents jusqu’en août 2021.
i
PAS DE RESTAURANTS industriels prêts à cuire, est beau-
coup moins dans l’air du temps.

RÉGIME SEC !
Florent Piard, le fondateur des
Résistants (900 000 € de chiffre d’af-
faires et 23 salariés), et son équipe
sont le symbole d’une restauration
commerciale en pleine mutation.
Ils ont construit leur réputation
Des couverts en moins vident les poches des restaurateurs sur une cuisine de terroir confec-
tionnée, au jour le jour, au gré de ce
mais aussi celles de leurs fournisseurs et des agriculteurs qu’ils reçoivent en direct de leurs
de proximité, en mal de trésorerie. PAR GÉRALDINE MEIGNAN 120 producteurs. Des maraîchers,
des éleveurs, des charcutiers, qui
s’emploient tous les jours à pro-
3,5
milliards d’euros
duire des variétés anciennes de
légumes, des tommes de brebis
C’est le manque affinées sur des planches en bois,
à gagner en chiffre des vaches de race limousine nour-
d’affaires des cafés- ries à l’herbe et au foin, des salai-
hôtels-restaurants au
1er trimestre 2020. sons coupées au couteau, etc. Des
Soit 430 millions résistants, en quelque sorte.
de repas perdus. Il y a bien sûr quelques inter-
(Source :
Food Service Vision)
médiaires, comme la start-up
Poiscaille, qui fournit au restau-
1
milliard d’euros
rant du poisson issu de la petite
pêche côtière du jour, le torréfac-
C’est le manque teur artisanal Lomi, le fabricant
à gagner d’épices en ligne Nomie, et les
des fournisseurs TOUT UN ÉCOSYSTÈME
équipes des Alchimistes qui, trois
Xavier Martin

des cafés-hôtels- est sur le carreau.

restaurants Ici, Le Sélect, dans le fois par semaine, viennent collecter
pour le seul mois VIe arrondissement de Paris. les déchets organiques du restau-
de mars 2020. rant pour les valoriser.
ne onde de choc. Lorsque teurs, de start-up, de transporteurs Alors forcément, lorsque la pan-

U
(Source : Food Service Vision)

20 %
C’est la part des
cafés-restaurants qui
pourraient déposer
le bilan si rien n’est
fait rapidement.
(Source : UMIH)
le bistrot Les Résistants,
dans le X e arrondis-
sement de Paris, a dû
brutalement baisser le
rideau, le 14 mars, ce n’est pas juste
un chef et sa brigade qui sont restés
sur le carreau. Mais tout un écosys-
tème constitué de petits produc-
et autres fournisseurs. Du jour au
lendemain, tous ont vu leur flux
de bons de commande stoppé net.
L’époque où les bistrots se four-
nissaient essentiellement auprès
de grossistes, ces mastodontes qui
livrent clé en main des produits
agricoles calibrés et des aliments
démie du Covid-19 s’est abattue sur
la profession, ni une ni deux, la fine
équipe des Résistants a proposé
à certains de leurs fournisseurs
d’écouler tout ou partie de leur
production via des paniers ven-
dus au restaurant à prix coûtant.
C’est déjà ça de sauvé.  

ÉLOGE DU RESTAURANT, CETTE GLOIRE DE LA FRANCE

PAR PÉRICO LÉGASSE, RÉDACTEUR EN CHEF “SAVOIR-VIVRE” À “MARIANNE”
onstitutif de notre identité nationale, laquelle se sont construites nos traditions Non seulement pour observer un rituel

C consécration du savoir-vivre, l’instant

de table est ce qu’il y a de meilleur en
France. Non parce que ce pays aurait une
disposition biologique donnant les plus
grands cuisiniers, il en est sur toute
la Terre, mais du fait d’un prodigieux
patrimoine alimentaire issu d’une
agriculture florissante. Richesse des sols,
diversité des climats, beauté des
paysages, ces environnements bénis ont
engendré une profusion de produits sur
culinaires. C’est à cette réalité que
la France doit d’être une puissance
gastronomique. A la fois autel et atelier de
ce prodige, scène et vitrine du phénomène,
le restaurant est le sanctuaire de cette
conscience sensorielle par laquelle vibre
l’âme française, le lieu où cette physiologie
du goût érige l’art de partager un repas
en plaisir culturel. Etre français, ce
n’est pas seulement savoir bien manger,
c’est aller au restaurant dans cet esprit.
dans lequel est inscrit l’art de la convivialité,
mais aussi se retrouver, au bistrot, à
l’auberge, à la brasserie ou au palace, dans
un univers consacré où l’acte alimentaire
acquiert sa dimension sociale. Se restaurer
est une liberté, une conquête, un droit
longtemps confisqué par l’aristocratie
et l’oligarchie. Priver le Français de sa
restauration, c’est un peu lui interdire le
bonheur d’être lui-même et l’empêcher de
célébrer l’une des gloires de son pays. Q
i
Evénement
PAS DE SPORT COLLECTIF
LES CLUBS AMATEURS MENACÉS
Le gouvernement a ordonné l’arrêt des compétitions sportives jusqu’au mois d’août,
au moins. De quoi compromettre le devenir des petits clubs. PAR BRUNO RIETH

les maires. Mais on ne sait pas s’ils

nous soutiendront. Les subventions
vont-elles être maintenues ? » Pour
autant, Eric Thomas estime que
« les décisions du gouvernement
sont tout à fait légitimes [et que]
18,4
millions
reprendre des sports collectifs en
respectant les gestes barrières, c’est

Mathieu Cugnot / Divergence

C’est le nombre
de licences et titres “NOS PREMIERS PARTENAIRES
ponctuels de sont les maires. On ne sait
participation à des pas s’ils nous soutiendront”,
activités sportives se désole Eric Thomas, président
recensés en 2018. de l’Association de football amateur.
(Source : Injep)
6,25 ous les grands cham-
milliards d’euros
C’est le poids
économique
du mouvement sportif
amateur. (Source : CDES)
T pions français ont com-
mencé leur carrière…
en toquant à la porte du
club de sport amateur
à côté de chez eux. Si la France
demeure une grande nation spor-
tive, c’est d’abord grâce au vaste
maillage des associations dans
presque toutes les disciplines.
Un équilibre aujourd’hui menacé
par la crise sanitaire. Plus exacte-
impossible ». Sa réprobation est
surtout tournée vers la puissante
Fédération française de football :
« Ce n’est pas à l’Etat de nous finan-
cer, mais à la FFF de nous soutenir.
Ce qu’elle ne fait pas. Le fonds de
solidarité annoncé est dérisoire par
ment, par l’arrêt des compétitions. rapport à nos besoins. »
Pour ces structures, le retour à
l’activité devrait intervenir vers
août ou septembre. Au mieux !
Donc, d’ici là, aucun événement
sportif n’aura lieu. « Ce sont ces
événements qui permettent de
faire entrer un peu de trésorerie »,
La députée communiste Marie-
George Buffet, ancienne ministre
de la Jeunesse et des Sports,
plaide, elle, pour le déplafonne-
ment des trois taxes affectées au
sport : taxe sur les retransmis-
sions télévisées, sur les paris spor-
s’inquiète Eric Thomas, le pré- tifs et sur La Française des jeux.
sident de l’Association française Mais, à la mi-avril, l’Assemblée
de football amateur. « Aujourd’hui, nationale a rejeté deux amende-
nos premiers partenaires, ce sont ments à ce sujet. De quoi passer
un été inquiet. Q

ÉLOGE DE LA COMMUNION SPORTIVE

prétexte pour se réunir, pour communion. Tous mes La période actuelle ?
s’aimer. Ça vous remplit copains, tous mes amis, L’embêtant, c’est de ne
l’âme, ça vous fait avancer ils sont là. C’est ça qui pas avoir les matchs,
Baltel / Sipa

dans la vie. Moi, ça m’a
permis d’être un peu moins
mauvais que je ne l’étais !
Par Jean-Pierre Rives, Spanghero, Jo Maso, Blanco,
ex-capitaine de l’équipe c’était des mecs formidables,
de France de rugby, je les regardais avec des yeux
vainqueur du grand chelem écarquillés. L’endroit le plus
en 1977 et en 1981. extraordinaire, c’est le
e sport amateur ? vestiaire. Quand vous sortez
est magnifique avec le rugby. ces moments privilégiés.
Il n’y a pas longtemps, Il faut que les joueurs,
j’étais aux Etats-Unis, amateurs, professionnels,
dans un supermarché. en profitent pour se reposer,
Un gros mec s’approche ça fera du bien à certains.
de moi, un Sud-Africain. Il me Et puis, on ne va pas se taper
dit « rugby ? ». Je ne savais la tête contre les murs.
pas trop ce que je devais Si ça dure six mois,
répondre… J’ai dit oui. Il m’a c’est une péripétie. Il faut

L C’est beau, mais au fond,

amateur, professionnel,
c’est pareil. Le sport est un
de là et que vous avez tous la
même croyance, il ne peut rien
vous arriver. C’est un genre de
fait un « hug » [câlin]. Et puis
il m’a dit au revoir. On se
reconnaît sans se connaître.
en profiter pour rêver. Le rêve
quelquefois est nécessaire. Q
PROPOS RECUEILLIS PAR É.G.

22 / Marianne / 8 au 14 mai 2020

 RUE SAINT-DENIS,
À PARIS, en plein confinement.

PAS DE SEXE

UN INCUBATEUR
DE FRUSTRATIONS Pour certains Français, sexuellement, le confinement aura été un calvaire.
21 %
DES COUPLES
Et les parades numériques ou les jouets coquins n’auront pas toujours
n’ont pas eu réussi à les rasséréner. Après le 11 mai, cette “misère sexuelle” risque de
de rapport sexuel
durant les quatre se poursuivre, chacun étant appelé à garder ses distances. PAR CÉLIA CUORDIFEDE
dernières semaines.

87 % haque semaine depuis Messenger. Leur scénario fétiche ? bler leur désir. Pour plus de sen-

C
DES CÉLIBATAIRES le 17 mars, Guillaume Imaginer leurs retrouvailles phy- sations, ils utilisent des sex-toys
n’en ont pas eu et Aurélie* ont le siques post-confinement. « Je crois connectés. Chacun a le sien et, sur-
sur la même période. même rituel. Une que le fait d’être loin sans pouvoir se tout, chacun a une application pour
fois leur porte fermée rejoindre dans l’immédiat exacerbe contrôler celui de l’autre à distance.
21 %
DES 25-30 ANS
à clé, les écouteurs
branchés au télé-
l’envie de l’autre », confie Aurélie,
28 ans, confinée sur la Côte d’Azur
« La vitesse, la puissance, le genre de
stimulation… et le bouton d’arrêt.
ont transgressé phone et leur corps étendu sur le chez ses parents, loin de Guillaume, Tout est possible, détaille Guillaume.
le confinement
pour rejoindre lit, ils s’excitent. Confinés à 500 km lui aussi dans sa famille mais dans C’est plaisant, mais pas non plus sans
Xavier Martin

leur partenaire. l’un de l’autre, ils font régulièrement l’autre Sud, à Toulouse. Les mots, frustrations. Le toucher de l’autre,
(Source : sondage Ifop) l’amour à distance, par téléphone et la vue… Certains jours, toute cette qui apporte à la fois plaisir, réconfort
parfois même en vidéo, via Skype ou mise en scène ne suffit plus à com- et attention, est irremplaçable ».  i

8 au 14 mai 2020 / Marianne / 23

Evénement
i Des frustrés, il en a généré plus
d’un, ce confinement. Et de toutes
sortes. En témoignent les regards
insistants que certaines femmes
assurent avoir eu à affronter les
quelques fois où elles ont mis le
nez dehors… « Trop frustrée pour
attendre », Victoria*, la vingtaine
bien entamée, elle, a fait fi des
consignes d’isolement au bout de
six semaines pour aller voir une
« connaissance » retrouvée sur
l’application de rencontre Tinder.
Sa réinscription sur la plate-forme
de rencontre a galvanisé sa libido. « Moi je n’ai plus de vie sexuelle,
« Le fait d’être à distance et interdite pourtant j’en ai très envie », lance
de sortie, ça ajoute une part d’excita- d’emblée Sonia*. Cette Parisienne
tion et cette envie de contact humain de 26 ans fait partie des 18 millions
que l’on n’a plus du tout », glisse-t-elle. de célibataires confinés. D’ordinaire,
« La frustration dépend du rapport elle est plutôt du genre à avoir « un
POUR ANAÏS que l’on avait à la sexualité ainsi que “plan cul régulier” pour assouvir les
DE LENCLOS,
escort à Paris, porte- du rapport que l’on avait aux autres, besoins du quotidien ». Mais, confi-
parole du Syndicat analyse Joëlle Mignot, psychologue et née dans un appartement, seule
du travail sexuel sexologue, membre du comité exécu- avec sa mère, elle peine à trouver un
en France (Strass) : tif de la chaire Unesco santé sexuelle moment pour entretenir ses désirs.
“La plupart d’entre
nous avons arrêté et droits humains. Tout le monde ne « Avec un de mes ex, on a rapidement
toute activité par peut pas remplacer le toucher par des échangé des textos érotiques, mais
souci sanitaire.” sex-toys ou des échanges érotiques.».  c’est encore plus frustrant, étant
donné que je n’ai pas d’intimité »,
dévoile-t-elle. Alors, plusieurs fois,
la jeune femme s’est accordé une
évasion dans l’appartement de
son père, à quelques centaines de
mètres de chez sa mère, où elle a sa
chambre. « Là-bas, il y a mon meil-
leur pote qui m’attend, plaisante-
t-elle pour désigner son vibromas-
seur. Une échappatoire agréable,
certes, mais il ne faudrait pas que
ça dure trop longtemps », soupire
Sonia. Ceux qui en font commerce
ne sauraient être du même avis, vu
l’explosion des ventes – des hausses
à deux chiffres ! – enregistrée ces
dernières semaines. 
Pour Marco*, 40 ans, originaire
des Hauts-de-France et fraîche-
ment célibataire, l’interruption des
relations « légères et éphémères »
qu’il pouvait avoir a été un petit
coup dur. En attendant, il en pro-
fite pour mieux faire connaissance
avec ses conquêtes virtuelles sur
Tinder. Il semblerait qu’il ne soit pas
seul dans ce cas-là. Depuis le début
des mesures de restriction de sor-
ties, les applications de rencontre
ont recensé des taux d’utilisation
record en France et partout dans le
monde. Tinder, leader sur le marché,
observe une augmentation de 23 %
de la durée des conversations entre
usagers. « L’usage de ces applications
est plus intense, mais c’est un panse-
ment sur une jambe de bois, estime
Marco. Tout cela ne comble pas la
Yan Morvan pour “Marianne”
solitude concrète. C’est plutôt une
sorte de machine à fantasmes et à
frustration. » Néanmoins, Marco
admet commencer à prendre goût
à ces « échanges épistolaires », qu’il
assimile à une « version moderne
 ÉLOGE DE “LA GRANDE BOUFFE” DU SEXE
PAR DIANE DUCRET, AUTEUR DE “LA DICTATRICE” (FLAMMARION).

eux mois durant, photos de leur tête extasiée notre peur de nous retrouver ceux qui, comme moi,

D enfermée dans mon

appartement, j’ai
résisté aux injonctions
à devenir une personne
meilleure. J’ai vu peu à peu
mes amis et collègues
faire trois mouvements de
yoga ou devenir des chefs
cuisiniers et sentir pousser
en eux le « monde d’après ».
L’Occident allait enfin avoir
la retraite spirituelle dont
il rêvait pour retrouver
du sens. Apparemment,
le sens se trouvait dans
la miche. Combien de
personnes ont publié des
devant un pain sorti
du four comme s’ils tenaient
leur nouveau-né !
On nous invite à cuisiner
mais pas à déguster. Où sont
donc passés les bâfreurs,
les gourmands, les
jouisseurs ? Sans doute
serait-il sain, avant de
se penser des êtres faits de
lumière et d’une sagesse
nouvelle guidant le monde,
de revoir nos besoins selon
la pyramide de Maslow.
La satisfaction du corps
marche avec la quiétude de
l’esprit. L’angoisse du vide,
seuls avec les émotions
que nous voudrions
soigneusement éviter, ont
ont été confinés seuls et
rêvent de la Grande Bouffe
du sexe sitôt le confinement
conduit certains à vouloir libéré. Se bâfrer de plaisirs,
performer, maîtriser, consommer jusqu’à en
contrôler. Se prendre en mourir. Hélas, la pénurie
photo avec ces miches de préservatifs annoncée par
autoproduites, la panacée ? l’OMS nous prédit un été
Lorsque l’esprit est soumis idéal pour parfaire notre culte
à la rude loi de la frustration, à Onan. Le monde de
peut-être n’est-il pas idiot de demain, c’est celui d’hier,
louer les plaisirs de la chair. mais en plus frustré.
Bouffons-le, ce putain de Alors, de grâce, que
pain, au lieu de le prendre en vous mettiez la main à
photo ! Mettons des miettes la pâte ou entre les pattes,
partout, nous ramasserons l’important, c’est de faire
plus tard ! Nombreux sont bonne chère/chair. Q

des Liaisons dangereuses ». Sans
perdre trop de temps, il a déjà fixé
deux rencontres pour la semaine
du 11 mai.  à un travail rémunérateur, en ces
Ruée sur les sites
D’autres profitent de la période pour
découvrir de nouveaux univers,
comme les shows pornographiques
en ligne. La plate-forme française
CamCokine revendique auprès de
Marianne une hausse de fréquen-
tation de plus de 25 % pour les mois
de mars et avril. Le leader mondial
des vidéos sexuelles, Pornhub, a vu
son trafic de visionnage en France
augmenter de 38,2 %. « Il y a les
habitués qui viennent de façon plus
récurrente car ils ont plus de temps,
mais on constate également un afflux
de nouveaux clients », assure Célia,
la directrice du site CamCokine.
Une affluence que confirme Eva,
coordinatrice de la Fédération
parapluie rouge (une organisation
rassemblant des associations de tra-
vailleurs du sexe) et webcameuse à
temps partiel. « La webcam, ce n’est
pas que du sexe, c’est aussi un temps
social avec les clients, précise-t-elle.
Beaucoup sont frustrés sexuellement
mais se sentent aussi socialement iso-
lés », analyse la jeune femme.  ment, et chez qui elle ne soupçonne
Pour certains, ces caméras se
substituent à la fréquentation de
prostituées. Outre la hausse du
de modèles qui veulent y travail-
ler. « Pour certaines personnes,
c’est une façon de pouvoir accéder
temps difficiles. » Dans les rangs de
ces nouvelles « webcameuses », il
y aurait une part de travailleuses
du sexe, dont l’activité ancestrale
est mise à mal par le coronavirus,
selon Anaïs de Lenclos, porte-parole
du Syndicat du travail sexuel en
France (Strass). « La plupart d’entre
nous avons arrêté toute activité par
souci sanitaire. Moi, je n’ai accepté
qu’un seul client depuis le début. Il est
davantage venu par détresse émo-
tionnelle que sexuelle », souligne la
jeune femme, qui a vu ses demandes
chuter. Ce ne serait pas le cas de
toutes ses collègues, à en croire ce
chauffeur de VTC à Paris qui assure
multiplier les courses en fin de jour-
née pour des hommes adeptes de
relations tarifées… « Je crois que les
gens ont quand même pris la mesure
LES VENTES
de jouets coquins
ont explosé.
Xavier Martin
de la dangerosité du virus », poursuit
Anaïs, inquiète pour l’après-11 mai.
Car comment échapper au virus et
ne pas le transmettre à ses clients ?
D’après la psychologue et sexo-
logue Joëlle Mignot, la modifica-
tion du rapport à l’autre est iné-
vitable, en tout cas à court terme :
« On commence à nous dire qu’il
va falloir vivre avec le virus, et donc
intégrer les gestes barrières. Une
règle qui pourrait valoir pour les
rapports sexuels. Or, si on applique
les mesures à la lettre, on ne fait
rien sexuellement. » Pour l’heure,
aucune précaution ni directive n’a
été énoncée en la matière.
Ne rien faire afin de ne pas mettre
en danger ses proches… Voilà une
question qui taraude l’esprit de
Sonia, la célibataire parisienne,
depuis quelque temps. « La période
suivant le confinement va être très
étrange, estime la jeune femme. Il
va y avoir la même peur que dans les
années sida, sauf que la capote n’y
changera rien. Et avec cette histoire
de porteur asymptomatique, c’est
encore plus stressant », poursuit celle
qui compte bien assouvir ses désirs,
mais avec un ami proche, dont elle
sait qu’il a bien respecté le confine-
aucun risque. « Le virus pourrait
ainsi avoir un impact sur la liberté
sexuelle des Français », commente la

nombre de clients, les responsables psychologue et sexologue. Le Covid,

du site CamCokine remarquent meilleur allié des puritains ? QC.C.
aussi la multiplication du nombre * Les prénoms ont été modifiés.

8 au 14 mai 2020 / Marianne / 25

ACTU Société
À NOIRMOUTIER

LA FIÈVRE
ANTI-CITADINS
VA-T-ELLE
RETOMBER ?

TOUT ACCÈS AU LITTORAL

a été interdit par arrêté préfectoral le 18 mars.
Yan Balat, tout nouveau maire de Noirmoutier-en-l’Ile,
se démarque de son prédécesseur : “On a besoin
de rassembler les gens, pas de les diviser.”

26 / Marianne / 8 au 14 mai 2020

Repartiront-ils Avec l’annonce du confinement,
quelque 200 000 personnes ont
dès le 11 mai quitté le béton de l’Ile-de-France,
ou prolongeront-ils en direction des Pays de la Loire. Et,
de Belle-Ile à Oléron, toutes les îles,
leur séjour ? toutes les communes côtières de la
L’arrivée d’exilés façade atlantique ont été les des-
tinations de cette drôle de trans-
du Covid-19 sur l’île humance. Du jour au lendemain,
vendéenne a provoqué la population de Noirmoutier,
10 000 âmes, augmente de 50 %.
une vague de Au grand dam de certains « insu-
vandalisme. Si la laires », ceux qui habitent l’île à
tension s’est calmée, plein-temps, qui chavirent alors
dans la psychose. Et si ces arrivants
elle a révélé les apportaient le virus avec eux ? Et
fractures de ce si ce désert médical – l’hôpital le
plus proche est à 50 km – finissait
territoire confronté par craquer sous le poids de ces
à la présence de plus réfugiés du Covid-19 ?
en plus importante Bourgeois sans gêne
de “Français des villes” « Sales Parisiens », « Retournez chez
Bientôt, les réseaux sociaux
fortunés. PAR PAUL CONGE vous »…
et les ruelles de l’île bruissent de
PHOTOS : THOMAS LOUAPRE rumeurs et d’imprécations. On
POUR “MARIANNE” y parle de « 30 000 arrivées », sur
une île qui compte 16 000 maisons,
dont 11 000 résidences secondaires.
ne grande feuille blanche, On se regarde en chiens de faïence
D’après un militaire, cette mau-
vaise fièvre anti-Parisiens se serait
« dissipée rapidement ». Mais tou-
jours pas pour Virginie. Penchée
sur une barrière de jardin, au Vieil,
village cossu du nord de l’île, cette
institutrice rouspète avec une voi-
sine en cette fin d’avril. « Nous, on
est de l’île. Eux, on ne les a jamais vus.
Ils ne respectent pas les autres. Pour
quelles raisons ils sont venus là ? Ça
correspond à quelle case sur la feuille
de l’attestation ? Aucune ! »
Entre-temps, la jauge des cas
de coronavirus est vite montée :
30 cas suspects ont été détectés dès
le 20 mars. Au même moment, les
plages se gorgeaient de baigneurs
et de familles en promenade.
« Certains ont même commencé
à sortir les bateaux… », se déses- “ON N’EST PLUS
père une commerçante. A la vue EN SÉCURITÉ,
de tels comportements, le préfet confie Thibaut,
originaire des
de Vendée a interdit, par arrêté
le 18 mars, tout accès au littoral,
Yvelines, arrivé
sur l’île au soir
y compris les plages et les dunes. du 16 mars. On
« On a été interdits de plage à cause est une bonne
d’eux ! On se prive à cause d’eux. douzaine à s’être fait
crever nos pneus.
Ça m’énerve ! », fulmine Virginie. Par peur sans doute.
La veille encore, son sang n’a fait

U
comme un sparadrap
sur une plaie, scotchée
à la va-vite sur la vitre
brisée d’une Mercedes
immatriculée 75. Le genre de
berline qu’il valait mieux ne pas
trop laisser traîner dans les rues
de l’île de Noirmoutier. « On est
une bonne douzaine à s’être fait
crever nos pneus », soupire Thibaut,
32 ans, originaire des Yvelines. Le
16 mars, le soir de son arrivée sur
l’île – sa terre d’asile pour le confi-
nement –, deux des pneus de son
SUV (véhicule utilitaire sportif)
ont été lacérés. « Par peur sans
doute. Ou pour le plaisir de se défou-
ler… », lance ce négociant pour un
laboratoire pharmaceutique.
Les débuts du confinement ont
été houleux à Noirmoutier, île d’or-
dinaire paisible de la côte atlan-
tique. Dans cette station balnéaire
de Vendée, beaucoup d’amoureux
de l’air marin, venus de Nantes ou
de Paris, se sont rués sur leur rési-
dence secondaire, dans l’espoir
de passer des jours meilleurs.
Ou pour le plaisir
avec ces arrivants, on se prend le qu’un tour quand elle a vu un i de se défouler.”
bec dans la file d’attente de la bou-
cherie, on s’accroche sur le parking
du Super U. Une première vague
de vandalisme survient. Les pneus
des voitures d’abord. Un mois plus
tard, ce sont leurs vitres qui sont
prises pour cibles. Les concernés
ont alors décidé de cacher leurs
véhicules dans les garages, certains
de recouvrir leur numéro de plaque
minéralogique d’un autocollant.
« Quand je croise des Parisiens, ils
sont flippés. Ils baissent la tête en
faisant leurs courses… », confie
un agent immobilier, installé sur
l’île depuis quinze ans. Thibaut, le
Francilien, qui vient tous les étés,
témoigne de cette atmosphère
pesante : « On ne se sent pas les
bienvenus, ni en sécurité. » Comme
d’autres, il n’a pas déposé plainte,
pour ne pas encombrer les forces
de l’ordre qui ont, juge-t-il, sans
doute mieux à faire. A ce jour, une
dizaine de requêtes s’entassent
tout de même sur les bureaux de
la gendarmerie du coin.

8 au 14 mai 2020 / Marianne / 27

ACTU Société
i « Parigot » avec une planche de
surf. Une attitude de bourgeois sans
gêne, à l’entendre : « Ils se croient
chez eux, ils se croient tout permis,
ils sont impolis… Mais ils ont du fric.
Le fric, ça donne du pouvoir. »
La crise sanitaire du Covid-19
agit comme un glissement de ter-
rain sur les fractures anciennes de
l’île, les révélant au grand jour. « C’est
pas ceux qui ont un 30 m2 à Paris qui
viennent, comme on l’entend, c’est
ceux qui ont des 100 m2… », phos-
phore Nicolas, un saunier d’une qua-
rantaine d’années. Avec sa récolte
de 36 t de sel à l’année, cet enfant
de l’île parvient tout juste à gagner
le Smic. Alors il repense, rigolard,
à cet estivant qui picorait cet autre
jour sur les étals de la poissonne-
rie du coin : « Il commandait sans
compter ! Et mettez-moi du homard,
et mettez-moi de la lotte… » Ballet
de grosses cylindrées, citadins for-
tunés au mode de vie insouciant,
un autre monde pour Nicolas. Qui
a cette réflexion depuis son marais
salant : « Je ne vais pas les stigmati-
ser. Mais qu’ils arrivent comme ça,
ce n’est pas une grande preuve de
solidarité nationale. »
Rhétorique dangereuse
Noël Faucher, maire déchu aux
dernières élections, mais toujours
en place en raison de la situation
sanitaire, n’a pas tellement cherché
à désamorcer les tensions. Dès les
premières rumeurs, l’élu LR a plutôt
tisonné et nourri le feu de la colère
de ses administrés, fermant très
tôt tous les marchés de l’île, invo-
quant « l’afflux de population », la
comparant à une « invasion », et
faisant part de son agacement sur
Facebook. « Que les gens fassent
le choix de venir, pourquoi pas…
Mais ils avaient le sentiment d’être
en vacances, et qu’ils pouvaient
s’exonérer de toutes les précautions
d’usage », argue aujourd’hui l’édile.
Son futur successeur à la mairie,
Yan Balat, élu mais pas encore
dans le fauteuil, dit toute sa peine
face à cette « communication dan-
gereuse » : « Dans ces moments de
crise, on a besoin de rassembler les
gens, pas de les diviser. »
28 / Marianne / 8 au 14 mai 2020
C’est peu dire que cet accueil a
fortement déplu au bois de la Chaise.
Dans cette jolie forêt où se cachent
de nombreuses villas, bâties pour
la plupart au XIXe siècle, peuplée de
notables du coin et d’estivants for-
tunés, les volets se sont ouverts les
uns après les autres. « Je ne décolère
pas », clame Sylvie, sexagénaire exi-
lée des Hauts-de-Seine, en délaissant
sa tondeuse à gazon sous les pins.
« Le maire a distribué allègrement les
permis de construire, et maintenant, il
ne veut pas d’estivants sur l’île ? C’est
très désagréable… On paye tout de
même notre taxe d’habitation ici. » En
mocassins, Gilles, chef d’entreprise à
la retraite, opine. Après tout, ce sont
les gens comme eux, explique-t-il,
qui font marcher le commerce. « S’il
n’y avait pas les résidents secondaires,
ils crèveraient la dalle, ici. Et ces lotis-
sements, auparavant, c’était des
champs de patates. En les vendant,
les agriculteurs ont gagné beaucoup
d’argent. » Quelques clôtures plus
loin, Olivier, un Parisien à la retraite,
se considère dans son bon droit : il
tient sa spacieuse maisonnée de son
arrière-grand-père, il vient souvent.
« Les Noirmoutrins présupposaient
que nous viendrions tous malades.
Que je sache, le nombre de cas de
Covid-19 est resté bas », expose ce
dirigeant d’un grand laboratoire
pharmaceutique depuis sa pro-
priété, où il a ratissé tout le bois mort
et ôté les mauvaises herbes. Mais
« il y a toujours eu le vieux saunier, le
pêcheur, qui trouvent que l’on respire
leur air. C’est une mentalité d’insu-
laire, exacerbée par le maire qu’il
faudrait bâillonner », tempête Sylvie.
Parfum de délation
Sujets de tous les fantasmes, les
estivants seraient en fait au nombre
de 5 000, selon la mairie. Ce sont
les éboueurs qui le disent. Il leur
a été demandé… de compter les V“IL Y A UNE RANCŒUR,
poubelles supplémentaires sur les
bords de route. Puis de peser les LES PRIX ONT TRIPLÉ,
déchets. Ramassage après ramas- QUADRUPLÉ. LES JEUNES
sage, ce chiffre est calculé et mis à
jour. C’est que le flux des arrivées DU PAYS N’ARRIVENT
ne s’est pas tari : jusqu’à Pâques, des PLUS À SE LOGER.”
retardataires s’invitaient de nuit, en
cachette, esquivant les contrôles CORINNE, COMMERÇANTE
W
“C’EST LA FRANCE inspectent aussi des maisons sur la
base de renseignements fournis…
URBAINE QUI VIENT DANS au téléphone, par des Noirmoutrins
LA FRANCE PÉRIPHÉRIQUE. agacés. Des corbeaux ? « Des per-
sonnes qui nous accompagnent », sou-
ON A ENVIE D’ÊTRE rit Noël Faucher. Le major Philippe,
MAÎTRE DE SON DESTIN.” commandant de la brigade de gen-
darmerie locale, convient lui aussi
NOËL FAUCHER, MAIRE LR de « plusieurs signalements » de ce
genre, par téléphone ou par adresses
directes aux gendarmes dans la rue.
Stéphane, 63 ans, a intercepté une
de ces dénonciations. Ce jour-là, par
la fenêtre de sa cuisine fraîchement
retapée, à Barbâtre, un village du Sud,
ce dessinateur de BD aperçoit des
gyrophares. Ce sont deux motards
de gendarmerie qui bavassent avec
un cycliste. « Ça tombe bien que je
vous voie », entend-il. Et, l’instant
d’après, cet homme de dénoncer
« des Parisiens » arrivés près de
chez lui et de leur dire où les trou-
ver. Stéphane est amer. Si bien qu’il
atteint sans détour le point Godwin :
« C’est comme dénoncer Rosenblum
pendant la guerre… Ça pue sec. »
W Se sentir dépossédé
“LES ESTIVANTS SONT Ce parfum de délation fait en
tout cas bondir Georges Bessière,
COMME NOUS. CERTAINS tenancier du Jean Bart, un café-
VIENNENT 50 FOIS PAR AN. tabac populaire à côté du port de
Noirmoutier-en-l’Ile. « J’estime qu’à
ILS FONT PARTIE partir du moment où vous avez une
INTÉGRANTE DE LA VILLE.” maison quelque part, vous avez le
droit d’y aller. Et ces gens-là sont
GEORGES, PATRON DU JEAN BART là depuis tout le temps », martèle
cette figure de l’île derrière son
de police. Pour serrer le robinet des comptoir. Il en sait quelque chose :
arrivées, Noël Faucher a multiplié quarante ans que « Georges »,
les courriers, au préfet, au Premier comme tout le monde l’appelle ici,
ministre, afin d’obtenir des barrages dope la vie culturelle, d’abord avec
un peu partout, en amont sur les son club hippique, puis avec le Bar
autoroutes, et sur le pont. En vain. Noir, institution locale qui, l’été,
Alors, résolu à surveiller et punir lui- attire toute la « haute ». « Les esti-
même les arrivants illégitimes, il a vants, ils sont comme nous. Certains
mis sa police municipale sur leurs viennent 50 fois par an. Ils font partie
traces. Patrouilles, porte-à-porte, intégrante de la ville… » A l’écouter,
et contredanse de 135 € si les occu- il y aurait toujours eu, sur les îles,
pants sont incapables de justifier ces petites forteresses séparées du
de leur arrivée avant le 17 mars. Ils monde, « un noyau dur, une géné-
LE 5/7
À SUIVRE SUR TWITTER
MATHILDE
MUNOS
#LE57INTER
Retrouvez le lundi à 6h44 Histoires Politiques
avec Soazig Quéméner, Rédactrice en chef politique de
ration très ancienne, qui a un petit
truc contre l’étranger »… Certains
voudront même y voir comme une
résurgence de la guerre de Vendée…
« On peut comprendre l’inquiétude
des gens du pays, reconnaît Corinne,
derrière la caisse de son épicerie fine.
Mais les Parisiens, c’est pas leur faute.
Il y a eu un manque d’indications de
la part du gouvernement, qui n’a pas
dit que les citadins ne pouvaient pas
se rendre à l’île d’Yeu, à Noirmoutier…
Et quelle différence d’être né ici par
accident, ou d’avoir fait le choix de
vivre ici ? »
Cette crise trouve ainsi ses
racines dans la lente bascule démo-
graphique qui transforme un ter-
ritoire où les maisons de pêcheur
s’arrachent, achetées le plus sou-
vent pour fuir le tumulte des villes
à l’heure des vacances. « Ceux qui
vivent ici à l’année ont besoin de
médecins, d’écoles, de services du quo-
tidien… Des besoins parfois diamétra-
lement opposés à ceux des gens qui ne
voient le territoire que l’été », sous-
titre Noël Faucher. En clair ? Pour
ce lecteur du géographe Christophe
Guilluy, ceux qui ne vivent pas ici
à l’année font preuve d’« immix-
tion » : « C’est la France urbaine qui
vient dans la France périphérique.
Elle veut prendre des responsabili-
tés, apporte sa propre vision… Mais
quand on vit sur un territoire, on a
envie d’être maître de son destin »,
explique le maire, qui se positionne
en détracteur du « tout-tourisme » et
de cette « communauté dorée ». Les
vieux habitants de l’île ont certes
pu avoir le sentiment d’être dépos-
sédés de leur territoire. Depuis des
décennies, le prix du foncier n’a en
effet cessé de grimper, avec des vil-
las qui se monnayent désormais à
500 000 €. « Il y a une rancœur sur
toute la côte atlantique, où les prix
ont triplé, quadruplé, et les jeunes
du pays n’arrivent plus à se loger »,
analyse Corinne, l’épicière. Un bel
été en perspective ! Q P.C.
8 au 14 mai 2020 / Marianne / 29
ACTU Politique
q
RETOUR À L’ÉCOLE

LA FARCE DE LA LUTTE
CONTRE LES
Pour justifier la réouverture
des établissements scolaires
à partir du 11 mai, l’exécutif met
en avant l’urgence de contrer

INÉGALITÉS
les disparités sociales creusées
par le confinement. Réel objectif ou
pure escroquerie ? PAR ANTHONY CORTES

ertaines conversions milieu ou leur lieu de résidence, se Une simple invitation au

C bousculent et boule-
versent. Même chez les
enseignants, bien qu’en-
durcis par des années de
réformes (et d’autant de contra-
dictions), on avoue avoir flanché
face à son petit écran au soir du
13 avril, au moment de l’allocution
du président de la République.
Assis derrière son bureau, l’air
grave, Emmanuel Macron annonce
alors la réouverture progressive
des écoles à partir du 11 mai. Et
pas pour n’importe quelle raison.
« C’est pour moi une priorité car la
situation actuelle creuse des inéga-
lités, expose-t-il. Trop d’enfants,
notamment dans les quartiers popu-
laires et dans nos campagnes, sont
privés d’école sans avoir accès au
numérique et ne peuvent être aidés
de la même manière par les parents.
Dans cette période, les inégalités de
logement, les inégalités entre familles
sont encore plus marquées. C’est
pourquoi nos enfants doivent pou-
voir retrouver le chemin des classes. »
Rachel, 44 ans, professeur de fran-
çais dans un lycée de Vendée (Pays
de la Loire), se souvient être restée
bouche bée devant ce spectacle
inattendu. « Depuis 2017, il y en a
eu, des mouvements de protestation
pour demander plus de moyens pour
les écoles, les collèges et les lycées
afin de donner les mêmes chances à
tous les élèves, quels que soient leur
souvient-elle. Il fallait donc une
épidémie pour comprendre cette
nécessité ? » Quatre semaines plus
tard, pourtant, elle déchante : « Je
m’attendais à un jour nouveau, mais
nous n’avons eu qu’un prétexte. »
“Drôle de message”
Tous les signaux semblaient pour-
tant au vert. Dans les jours suivant
cette annonce, le ministre de l’Edu-
cation nationale et bon soldat
Jean-Michel Blanquer annonçait,
dans la ligne du président, que, à
l’occasion de cette reprise, l’accent
allait être mis sur les publics les
plus « fragiles ». Autrement dit : les
élèves ayant décroché pendant le
confinement. Combien ? 5 à 8 %
des 12,9 millions d’élèves, selon
les estimations gouvernemen-
tales. Bien plus, selon le président
de la commission des Affaires
culturelles et de l’Education de
l’Assemblée nationale, le député
La République en marche (LREM)
du Bas-Rhin Bruno Studer. « Selon
les chiffres avancés par de nombreux
professeurs, en fonction des sections
et des secteurs géographiques, cela
peut monter à 10, 20, 30 voire à
plus de 60 % d’élèves injoignables »,
décrit-il. Qu’importe, ces bonnes
intentions ont vite été démolies
par une précision du ministre : « Le
retour à l’école se fera sur la base du
volontariat. »
retour qui exaspère au plus haut
point Nicolas Glière, professeur
dans un collège du XX e arron-
dissement de Paris et leader du
mouvement des « stylos rouges ».
« Pas un seul enseignant ne se fait
d’illusions, confie-t-il. Les élèves
les plus en difficulté ne viendront
pas en classe, c’est une évidence.
Nous n’arrivons même pas à avoir
de contact avec la plupart d’entre
eux. Ils ne vont pas réapparaître
comme par magie. » Une intui-
tion qui rejoint les conclusions
d’un sondage Odoxa-Dentsu
Consulting publié par le Figaro
le 23 avril, selon lequel un sixième
seulement des familles aux reve-
nus modestes envisagent de
conduire leurs enfants en salle
de classe. Une « mauvaise déci-
sion » qui peut trouver, selon lui,
deux explications. « Soit le gou-
vernement a de bonnes intentions,
mais prouve sa maladresse par
une décision complètement décon-
nectée des réalités du terrain, soit
c’est volontaire et cynique. »
Christine, enseignante en
classe de CE1 à Boulogne-
Billancourt (Hauts-de-Seine), se
moque totalement des dessous
d’une telle décision. « Ce qui m’in-
téresse, c’est le concret, les effets sur
notre quotidien », souligne-t-elle.
Depuis le début du confinement,
le 17 mars, la maîtresse d’école se

30 / Marianne / 8 au 14 mai 2020


bat tant bien que mal pour ne pas
« perdre » ses élèves. Sur sa classe
de 27 élèves, qu’elle juge « mixte
socialement », cinq ont pourtant
décroché. « Ce sont des élèves de
familles qu’il faut aller chercher,
rapporte-t-elle. Elles ne répondent
pas, alors il faut les contacter, les
relancer par tous les moyens… Et
quand elles répondent enfin, c’est
pour nous dire qu’elles n’y arrivent
pas et qu’elles n’osaient pas nous
le dire. » Après avoir effectué un
sondage par ses propres moyens
du côté des parents d’élèves,
Christine a constaté que ce sont
justement ces élèves décrocheurs
qui ne remettront pas les pieds
“ACCUEILLIR UNIQUEMENT
LES ÉLÈVES EN DIFFICULTÉ
AURAIT PERMIS
DE FAIRE DES GROUPES
PLUS RÉDUITS ET DE
GARANTIR UNE SÉCURITÉ
MAXIMALE.”
EMMA, DANS LA RÉGION LILLOISE
“PAS UN SEUL dans l’établissement à partir du
ENSEIGNANT 11 mai. « Je voulais absolument
ne se fait d’illusions, qu’ils reviennent, déplore-t-elle.
confie Nicolas Glière,
professeur et leader Si nous voulions vraiment com-
du mouvement battre les inégalités, nous aurions
des “stylos rouges”. dû ouvrir les écoles uniquement
Les élèves les plus pour ces élèves sans leur laisser le
en difficulté ne
viendront pas en
choix de rester chez eux. » D’autant
classe.” Ci-dessus, que « laisser le choix » aux parents
dans une classe équivaut à leur envoyer un « drôle
de Saint-Sébastien- de message », selon Emma, jeune
sur-Loire, institutrice basée en périphérie
près de Nantes.
lilloise. « Quelque part, c’est comme
admettre qu’il existe un risque
sanitaire. Et il n’y a pas meilleure
façon de les faire fuir, juge-t-elle.
Accueillir uniquement les élèves en
difficulté aurait permis de faire des
groupes plus réduits et de garantir
à ces familles, qui ont besoin d’être
rassurées plus que toutes les autres,
une sécurité maximale. » Ce choix
n’a pas été fait. Seules quelques
collectivités, comme la Ville de
Paris, ont décidé de donner la
priorité à ce public. Ailleurs, les
conséquences de ce non-choix
sont mesurées en ce moment
même par les chefs d’établisse-
ment, qui, pour beaucoup, nous
indiquent avoir énormément
de problèmes à convaincre les
Stephane Mahe / Reuters
familles modestes de scolariser
leurs enfants. Voire tout simple-
ment à les joindre…
Aux avant-postes, en temps nor-
mal, pour combattre les difficultés
scolaires, les enseignants des Rased
(réseaux d’aides spécialisées aux
élèves en difficulté), largement
touchés par les suppressions de
postes sous le mandat de Nicolas
Sarkozy, sont eux aussi dépités par
ce manque de courage politique.
Lourdeur des normes
Sarah* a 42 ans et est « maîtresse
spécialisée » depuis 2002 dans plu-
sieurs établissements de la ban-
lieue parisienne. Habituellement,
elle prend en charge une poignée
d’élèves piochés dans différentes
classes en fonction de leur niveau
pour leur offrir, en groupe, un
temps de soutien scolaire autour de
l’apprentissage des fondamentaux
en mathématiques et en français.
Mais, à partir du 11 mai, impossible
pour elle de prévoir le rôle qui sera
le sien en l’absence des élèves qui
ont le plus besoin d’elle. Parmi eux,
certains n’ont même pas pu récu-
pérer leur cartable, oublié à l’école
après plusieurs jours d’absence i
8 au 14 mai 2020 / Marianne / 31
 ACTU Politique
q
i avant que le confinement ne soit
annoncé… « S’ils ne viennent pas à
partir du 11 mai, et c’est ce qui se
profile, nous allons reprendre du
service pour faire cours à des enfants
de profs. Ce n’est pas ça, l’école répu-
blicaine ! », regrette-t-elle.
Et même s’ils prennent le che-
min de l’école, rien n’est gagné,
témoigne-t-elle. En cause : la lour-
deur des normes précisées par le
fameux « protocole sanitaire » du
ministère. Un document long de
63 pages. « Plutôt que de constituer
des groupes, je pense faire le choix
d’intervenir directement dans les
classes en appui des enseignants,
explique-t-elle. Pas parce que c’est
préférable, non. Mais parce que
le protocole rend impossibles la
constitution de groupes et l’accom-
pagnement personnalisé. Il nous
interdit d’associer des élèves de
classes différentes et il exige que le
matériel ne soit pas partagé entre
les enfants, même désinfecté. » Et de
poursuivre : « Par ailleurs, les élèves
doivent garder une salle et une place
fixes. S’ils touchent à une chaise, elle
doit être désinfectée, s’ils touchent
à un livre, celui-ci doit être retiré
pendant cinq jours… C’est impos-
sible de faire de l’accompagnement
personnalisé dans ces conditions
et dans des groupes de 15. » Alors,
Stephane Mahe / Reuters
32 / Marianne / 8 au 14 mai 2020
distance. » Une question se pose :
“AVEC CETTE par qui seront effectués ces cours
RÉOUVERTURE, NOUS à distance pour les absents ? « Rien
n’est clair, s’agace Nicolas Glière.
ALLONS NOUS DISPERSER Va-t-on charger les profs “à risque”,
ET NOUS DEVRONS libérés de cours, de donner ces leçons
à distance, ou va-t-on demander
TOUT REPRENDRE DE aux professeurs présents en classe
ZÉRO EN SEPTEMBRE.” de faire des doubles journées ? On va
certainement tenter de nous culpa-
CHRISTINE, ENSEIGNANTE biliser pour que l’on en fasse plus,
À BOULOGNE-BILLANCOURT agiter l’urgence des inégalités creu-
sées, alors que quoi que l’on fasse ça
ne changera rien. »
que faire ? « Nous ferons des cours Par ailleurs, à la suite de ces
magistraux pour les présents et du semaines de classe d’un genre
suivi à distance pour les absents. bien particulier, tout au long de
Seule certitude : si nous avons des l’été, un dispositif nommé « écoles
élèves en difficulté en face de nous, ouvertes » sera déployé. « C’est-à-
nous les perdrons rapidement et dire que le bâtiment sera ouvert et
définitivement. » Bref, toutes les pla- permettra dans un grand nombre
nètes sont alignées pour accroître de cas d’avoir des activités au quoti-
les inégalités plutôt que les abattre. dien de façon à ce qu’il n’y ait aucun
“LE PROTOCOLE enfant qui soit confiné pour des rai-
SANITAIRE “Du marketing creux !” sons sociales », a précisé le ministre
rend impossibles Heureusement pour les élèves sur les différentes antennes qui ont
la constitution absents, tout n’est pas perdu. C’est pu l’interroger. Là encore, sur la
de groupes et Jean-Michel Blanquer lui-même base du volontariat. « Tout ça, c’est
l’accompagnement
personnalisé”, qui le promet. « Notre but, c’est que du marketing creux ! », s’emporte
se désole 100 % des élèves soient reliés à leurs une directrice d’école rurale du
une “maîtresse écoles, leurs collèges et leurs lycées, Tarn. Elle poursuit : « Chez moi, le
spécialisée” a-t-il affirmé à l’occasion d’un décrochage a été important pour
dans plusieurs
établissements entretien accordé à France 24 à la différentes raisons. A cause de dif-
de la banlieue fin d’avril. Certains seront présents ficultés de connexion ou d’inégalités
parisienne. physiquement, d’autres le seront à matérielles. Nous avons par exemple
des familles avec un téléphone por-
table pour cinq… Aujourd’hui, elles
sont découragées, tout comme leurs
enfants. Quand on les contacte, elles
nous disent : “Il ne veut plus, laissez
tomber !” Ce n’est pas en laissant les
portes ouvertes qu’ils reviendront… »
« L’enjeu, c’est la rentrée prochaine !,
reprend Christine, enseignante à
Boulogne-Billancourt. Plutôt que
de faire de la garderie pendant
quelques semaines à une poignée
d’élèves que nous accueillerons cha-
cun une à deux fois par semaine,
nous aurions dû poursuivre l’effort à
distance. Même si nous avons perdu
des élèves, nous limitions les dégâts
en renforçant les notions de base.
Avec cette réouverture, nous allons
nous disperser et nous devrons tout
reprendre de zéro en septembre. »
Le plus dur reste donc à venir.  A.C.
* Le prénom a été modifié.

Yara Nardi / Reuters
PAYS EN VOIE DE DÉCONFINEMENT
COMMENT FONT
LES AUTRES ?
Un peu partout sur le globe, des mesures sont prises pour
permettre aux populations de retrouver une certaine
liberté de mouvement. Chaque pays le fait à son rythme,
et à sa manière. Et non sans risques. PAR LE SERVICE MONDE
es visages des passants
L semblent détendus.
On peut distinguer une
lumière particulière dans
leurs yeux, l’éclat que
confère la liberté enfin retrouvée
d’aller et venir comme bon vous
semble. Si l’on pouvait distinguer
à travers les masques, sans doute
pourrait-on même entrevoir
ACTU Monde
À L’ITALIENNE
C’est dans le pays
européen le plus touché
que le retour à une
certaine forme
de normalité se fait
le plus rapidement.
Masque et gants
de rigueur pour le serveur
de ce café romain qui a
rouvert pour la vente
à emporter seulement.
possible. Par ailleurs, les trattorias
et autres pizzerias ne sont ouvertes
que pour la vente à emporter, tan-
dis que le télétravail demeure, pour
l’heure, la norme.
Ce déconfinement rapide n’était
pas gagné d’avance, tant le pays a
été violemment frappé par l’épi-
démie : avec près de 30 000 morts,
la Botte affiche le bilan le plus
lourd au niveau européen – et le
second au niveau mondial, der-
rière les Etats-Unis. Le paradoxe
n’est qu’apparent : c’est dans ce
pays, si maltraité par le virus, que
le retour à une certaine forme de
quelques sourires, sous le tissu. Ce normalité se fait le plus rapidement.
lundi 4 mai, les Italiens ont pu enfin
sortir de chez eux, après de longues
semaines de claustration. Bien sûr, il
ne s’agit que d’un régime de « semi-
liberté » : le gel hydroalcoolique est
de rigueur un peu partout, le port
des masques obligatoire dans les
Car l’équation italienne n’est pas
uniquement sanitaire. Elle est éga-
lement économique et sociale. Les
prévisions des experts sont affo-
lantes, avec une richesse nationale
qui pourrait reculer en 2020 de 6 à
10 %. Et des conséquences sociales
lieux publics, et tous les locaux sont au moins aussi graves que les dégâts
désinfectés aussi régulièrement que provoqués par l’épidémie. i
8 au 14 mai 2020 / Marianne / 33
ACTU Monde
i Un peu partout dans le monde,
le dilemme est semblable : faut-il
privilégier le sanitaire ou l’éco-
nomique ? Faut-il déconfiner
progressivement, pour prendre
toutes les précautions, ou bien
plus rapidement, afin que le décon-
finement provoque un effet psy-
chologique favorable à l’activité
– et, plus globalement, au moral
du pays ? Chacun tente de trou-
ver sa voie, dans un univers malgré
tout contraint par l’omniprésence
invisible, et pourtant bien réelle, du
maudit virus.
Forte tendance
“corona-sceptique”
En Europe, la plupart des pays ont
amorcé le processus. Le Danemark
a été l’un des premiers pays où les
enfants ont repris le chemin de
l’école, le 15 avril.
Aux Etats-Unis également,
le déconfinement a commencé,
alors que le pic de l’épidémie n’a
pas encore été atteint : 35 Etats
sur 50 ont commencé à lever les
mesures les plus restrictives et à
rouvrir les commerces, encouragés
par Donald Trump. Un mouvement
libertarien s’est même levé contre
le confinement, pour contester ce
qui est perçu de plus en plus lar-
gement comme une restriction
insupportable aux libertés fonda-
mentales. Une tendance « corona-
sceptique » perceptible un peu
partout sur le globe, à mesure que
les conséquences sur l’économie
– mais aussi sur le moral des mil-
liards d’individus cloîtrés à domi-
cile – se font de plus en plus mena-
çantes. Ainsi, au Brésil, le président
Bolsonaro, comme Trump, se fait-il
le porte-parole de cette mouvance
en multipliant les déclarations pro-
vocatrices, appelant les Brésiliens
à vivre normalement malgré une
épidémie pourtant galopante dans
ce pays.
En Afrique, plusieurs pays ont
également pris le parti d’amor-
cer un déconfinement progressif.
C’est le cas par exemple du Nigeria,
pays le plus touché de l’Afrique de
l’Ouest, où le travail a déjà repris
dans un certain nombre d’entre-
34 / Marianne / 8 au 14 mai 2020
prises et d’établissements publics.
Au total, le Covid-19 a fait près de
2 000 morts sur le continent noir,
les deux pays les plus touchés étant
l’Afrique du Sud et l’Egypte.
West Asia News Agency / Ali Khara via Reuters
Reste enfin l’Asie : c’est là que
le virus a commencé à se propa-
ger et c’est là, aussi, qu’un certain
nombre de pays ont, les premiers,
commencé à s’extirper de la tor-
peur sanitaire. En Chine, bien
sûr, mais aussi à Singapour, ou
encore à Taïwan. Certains Etats,
en revanche, font figure de mauvais
élèves : à l’image des Philippines,
où le nombre de cas a été en aug- EN IRAN, leurs cafés et restaurants, excepté
mentation sensible en avril, faute le déconfinement à Budapest. Le gouvernement
de suffisamment de médecins et a eu lieu dès tchèque a pour sa part surpris sa
de matériel sanitaire. Initialement le 11 avril, après population, le 24 avril, en suppri-
seulement deux
prévu pour s’achever à la fin d’avril, semaines d’arrêt mant l’interdiction de voyager et
le confinement a été prolongé partiel des activités. celle du droit de se réunir à plus de
jusqu’au 15 mai. Rodrigo Duterte, De nombreux deux personnes (portant ensuite ce
l’exubérant président du pays, habitants doutent nombre à 10). Trois jours plus tard
des chiffres
a trouvé un moyen radical de le avancés par les rouvraient les centres de fitness,
faire respecter : il a demandé à autorités concernant mais aussi les auto-écoles et les
l’armée de tirer à vue sur les pas- le nombre de décès bibliothèques, tout en renvoyant
sants. Avis aux contrevenants. Q et de cas d’infection. au 25 mai le retour des taxis… « On
BENJAMIN MASSE-STAMBERGER
Ici, à Téhéran, dirait que le gouvernement tire au
le 20 avril.
sort ces mesures, on n’en comprend
EUROPE CENTRALE pas la logique », résume Anka, une
retraitée praguoise, exprimant une
LES PREMIERS opinion très partagée dans le pays.
DE LA CLASSE
ermonné par la Commission
S européenne et Emmanuel
Macron pour avoir fermé sa
frontière avec l’Italie dès le 10 mars,
le jeune chancelier autrichien
Sebastian Kurz a eu la satisfaction
de lancer, le premier en Europe, le
déconfinement, dès le 14 avril, avec
la réouverture des jardins publics,
des magasins de bricolage et de jar-
dinage et des petits commerces,
où le port d’un masque fourni
par le magasin est obligatoire. Un
exemple bientôt suivi, le 20 avril,
par les Etats voisins tchèque, puis
slovaque, deux pays qui avaient été
pionniers en rendant obligatoire
dès la mi-mars le port d’un masque
pour tous dans l’espace public.
Avec le beau temps et le mois de AU NIGERIA,
mai, l’Autriche vient d’autoriser pays de l’Afrique
la réouverture des salons de coif- de l’Ouest qui
enregistre un lourd
fure et des équipements sportifs bilan, le travail
de plein air, tandis que Slovènes et a repris le 4 mai,
Hongrois rouvriront les terrasses de comme ici, à Abuja.
 Reste que si l’Europe centrale
a eu la chance d’être frappée plus
tard que ses voisins par le virus,
elle a réussi à éviter le scéna-
rio catastrophique de l’Europe
latine grâce à une réaction très
rapide et restrictive, estiment les
observateurs. Le 3 mai, l’Autriche
comptait 15 560 cas de Covid-19
et 598 décès, contre 7 800 cas et
248 décès en République tchèque,
et seulement 1 408 cas et 24 décès
en Slovaquie. Pour l’heure, tous
affirment contrôler leur déconfi-
nement. Q ANNE DASTAKIAN
ISRAËL
LE VRAI DRAME
COMMENCE
’est le grand paradoxe de l’Etat
C hébreu : le vrai drame com-
mence maintenant. Car la
gestion de l’épidémie y a été remar-
quable, de l’avis de tous les experts :
230 décès pour une population de
9 millions d’habitants alors que la
Belgique par exemple – 11 millions
d’habitants – pleure 7 844 victimes !
Depuis le 3 mai, 1 million d’enfants
ont repris le chemin de l’école avec
des débats aussi vifs qu’en France
DANS LE
MARYLAND,
aux Etats-Unis,
comme dans de
nombreux Etats du
pays, les mesures
les plus restrictives
commencent à être
lévées alors que
le pic de l’épidémie
n’a pas encore été
atteint. De nombreux
Américains
contestent ce
Tom Brenner / Reuters
qu’ils considèrent
comme une atteinte
à leurs libertés
fondamentales. Ici,
à Salisbury, le 2 mai.
sur les modalités de cette rentrée. la falsification des données dans
Mais la véritable angoisse du décon- les hôpitaux. Le directeur de la
finement, ce sont les 24 % de chô- faculté de médecine de Mashhad
meurs, les faillites en cascade et les confirme « une augmentation sans
scandales économiques. Comme
cette ouverture des magasins de la
chaîne Ikea permise alors que les
précédent des cas d’infection au
coronavirus » et dénonce « le non-
respect des consignes médicales ».
marchés populaires étaient encore On redoute une deuxième vague
interdits d’accès. Ils versaient tout en pleine reprise. Pourtant, l’Etat
simplement une juteuse allocation rouvre les mosquées dans plus
à la secte de Gur, via l’ex-ministre d’une centaine de districts dits
de la santé Yaakov Litzman, qui est « à faible risque ». Q BEHROOZ ASSADIAN
aussi le protecteur de ces obscuran-
tistes. L’un des commerçants du LIBAN
Mahané Yéhuda, le grand marché
de Jérusalem, criblé de dettes, s’est DE NOUVELLES ÉMEUTES
suicidé. Q MARTINE GOZLAN EN PERSPECTIVE
es émeutes de la misère vont-
IRAN
LA PEUR D’UNE
DEUXIÈME VAGUE
L elles tuer plus de Libanais
que le virus dans les mois qui
viennent ? Le Covid-19 n’a fait offi-
ciellement que 25 victimes (pour
’est sous la pression d’une 6,5 millions d’habitants), mais avec
C crise économique majeure
que les administrations, les
commerces et les usines ont rou-
le déconfinement resurgit une vio-
lence que le mouvement de contes-
tation pacifiste jailli à l’automne
vert depuis le 11 avril en Iran. 2019 avait cherché à oublier. C’est
L’arrêt partiel des activités la violence de la faim qui a provo-
n’a duré que deux semaines et qué pendant trois jours et trois
les Iraniens reprennent le che- nuits des affrontements meurtriers
min du travail – pour ceux qui en à Tripoli, la ville la plus pauvre du
ont encore un – la peur au ventre. pays : un mort et des dizaines de
Car si les autorités affirment que blessés chez les manifestants et les
le nombre de décès et celui de forces de l’ordre. Près de la moitié
cas d’infection seraient en baisse de la population a sombré sous le
(6 156 morts officiels au début de seuil de pauvreté et le Liban, pour
Afolabi Sotunde / Reuters
mai), les médecins que nous avons la première fois de son histoire, n’a
pu joindre sur place démentent. pu honorer sa dette. Le Premier
Les chiffres sont à la hausse, ministre, Hassan Diab, implore le
notamment en raison du faible FMI d’accorder à Beyrouth un prêt
nombre de tests effectués et de de 10 milliards de dollars. Q M.G.
8 au 14 mai 2020 / Marianne / 35
... Et pendant ce temps-là...
LIBRE-ÉCHANGE SLOVAQUIE

BRUXELLES PERSISTE Menace

eut-être y aura-t-il un monde
P d’avant et un monde d’après
le coronavirus, mais l’Union
européenne, elle, semble
bien décidée à ne pas changer.
Elle a annoncé avoir conclu « les
derniers points en suspens » d’un
accord de libre-échange avec le
Mexique. Résultat : la quasi-tota-
lité des échanges de biens entre les
membres de l’organisation supra-
nationale et le pays d’Amérique du
Nord seront exemptés de droits de
douane, notamment les produits
agricoles, une nouveauté. Au-delà
des objectifs commerciaux, l’accord
poursuit des objectifs purement
idéologiques, à savoir envoyer « au
monde le message puissant que le
Mexique et l’UE rejettent tous deux
le protectionnisme ».
Du côté des agriculteurs fran-
çais, instruits par les conséquences
désastreuses des précédents
accords de libre-échange sur leurs
conditions de vie, l’inquiétude est
déjà vive : Interbev, l’association
nationale interprofessionnelle du
bétail et des viandes, a publié un
communiqué alertant sur l’« ouver-
ture du marché européen à 20 000 t de
viandes bovines mexicaines à droits
de douane très réduits », une décision
qualifiée de « scandale ». Emmanuel
Maurel, député européen membre
de la Gauche républicaine et socia-
liste (GRS), soupire : « Comme on le
craignait, la Commission européenne
semble n’avoir tiré aucune leçon des
graves crises que nous traversons. Les
paysans des deux bords vont être mis
encore davantage en concurrence
avec les produits de l’agrobusiness. »
Le traité est toutefois loin d’être
entré en vigueur. A la fin des négo-
ciations, il devra être approuvé
par les gouvernements et les par-
lements des Etats membres de l’UE.
Voilà peut-être une occasion pour
Emmanuel Macron de prouver que
ses prises de position en faveur
d’une reconquête de la souveraineté
française ne relèvent pas que de la
pure rhétorique. Le chef de l’Etat
a récemment confié au Financial
Times : « Déléguer notre alimenta-
tion, notre protection, notre capacité
à soigner, notre cadre de vie au fond,
à d’autres, est une folie. » Dans le
même journal, le commissaire euro-
péen au Commerce, Phil Hogan, a
affirmé, le 23 avril : « L’autonomie
stratégique ne signifie pas que nous
devons faire de l’autosuffisance notre
objectif. » Les visions de la France et
de la Commission européenne sur
ce sujet apparaissent aux antipodes.
Reste à savoir si cette opposition
théorique se traduira en actes. Q
HADRIEN MATHOUX  Et demain ? QANNE DASTAKIAN
sur l’IVG
D
ans la Slovaquie catholique,
le Parlement a repoussé, en
décembre 2019, un projet de
loi régressive sur l’IVG prévoyant de
contraindre les femmes souhaitant
avorter à réaliser une échographie
du fœtus et à écouter les battements
de son cœur… Mais, à la faveur du
coronavirus, de nombreux hôpitaux
ont cessé de pratiquer l’IVG après
que le gouvernement a décidé de
reporter les opérations prévues, « à
l’exception de celles qui pourraient
sauver des vies ». Dénonçant
cette situation, la médiatrice Mária
Patakyová s’est vu rétorquer par
le ministère de la Santé que « les
opérations affaiblissent les femmes
enceintes, qui pourraient être
menacées dans leur vie et leur
santé ». Le gynécologue Martin
Redecha a appelé les autorités
à renoncer aux « méthodes des
siècles passés, et à adopter l’IVG
médicamenteuse, comme les pays
civilisés ». Par ricochet, l’interruption
des IVG pourrait affecter la Pologne
voisine, où l’IVG n’est autorisée
qu’en cas de viol, d’inceste ou de
danger pour la vie de la mère ou
de l’enfant. Du coup, beaucoup de
Polonaises désirant se faire avorter
font le voyage en Slovaquie voisine.
 

DRÔLE D’APPEL 

TARIQ RAMADAN DÉCONFINE SON FAN-CLUB

e fan-club de Tariq Ramadan est divers et placé sous contrôle judiciaire l’emprise de l’honnête « professeur »

L de retour. La fine équipe, qui va de

François Burgat, l’universitaire préféré
des islamistes, à Houria Bouteldja,
prêtresse du PIR (Parti des indigènes
de la République) antirépublicain et
antisémite, s’est fendue d’un « appel
international » à Nicole Belloubet,
ministre de la Justice. Dans Mediapart,
les signataires déplorent l’injustice faite
au « professeur Ramadan ». Lequel,
rappelons-le, est inculpé de viols
après dix mois de détention. Sans
surprise, tirant sur la corde très usée de
l’instrumentalisation victimaire, ses amis
gémissent : « Existe-t-il une forme de
justice pour les musulmans en France
et une forme différente pour tous les
autres ? » La garde des Sceaux est donc
sommée de révoquer les magistrats et
d’arrêter net les procédures. Mais la cible
des pétitionnaires, c’est le psychiatre
Daniel Zagury. Chargé d’évaluer
sur ses victimes, le médecin est
dénoncé comme « membre actif de
l’association prosioniste Schibboleth ».
Tariq Ramadan, qui se dépeint lui-même
en nouveau capitaine Dreyfus, devient
ainsi, pour ses adorateurs, la « victime
prédésignée d’un complot islamophobe »,
comme le résume Pierre-André Taguieff
dans une tribune du site Conspiracy
Watch. Quel manque d’imagination,
ces complotistes ! QMARTINE GOZLAN

36 / Marianne / 8 au 14 mai 2020

 ARNAUD
LAGARDÈRE
a gagné son bras
de fer avec
le fonds britannique
Amber Capital.
Merci qui ?
Vincent Isore / IP3 / MaxPPP
AMITIÉS PARTICULIÈRES
SARKOZY A SAUVÉ
SON POTE LAGARDÈRE
e vous retrouverai l’an prochain et l’année d’après. » Arnaud Lagardère
J
a le sourire. Au terme de l’assemblée générale des actionnaires
du groupe homonyme, le 5 mai, le gérant commandité du groupe
d’édition et de distribution dans les lieux de transport, également
influent dans les médias (Hachette, le JDD, Paris Match, Europe 1), a gagné
son bras de fer avec le fonds britannique Amber Capital.  economicus. Ils se « rétablissent », et les traders
Sur le papier, le fils de Jean-Luc Lagardère a plié le match. Pas une des
personnalités proposées par Amber pour le conseil de surveillance n’a obtenu
de majorité. En revanche, les résolutions soutenant Arnaud Lagardère
obtiennent jusqu’à 99,8 % pour la cooptation de Nicolas Sarkozy au conseil
de surveillance, son meilleur score à une élection.
Ces résultats dévoilent l’ampleur du travail accompli par l’ancien
président, qui a organisé le sauvetage de son « frère » Arnaud. Grâce au
rejet des résolutions d’Amber, votes emportant de 57 à 68 %, les positions
des différents protagonistes peuvent se lire. L’arithmétique montre le
soutien des investisseurs institutionnels français, historiquement pré-
sents, celui des Qataris, celui aussi des deux nouveaux alliés que sont
Vincent Bolloré, via Vivendi (pas loin de 11 % du capital), et Marc Ladreit
de Lacharrière, PDG de la société Fimalac (3,5 %). Sans les soutiens du
clan de la villa Montmorency, le très chic quartier résidentiel de Paris où
nombre de ces protagonistes disposent d’une résidence, Amber aurait
sans doute gagné la partie… L’Autorité des marchés financiers (AMF), qui
semble avoir déjà l’œil sur les opérations autour de Lagardère, pourrait
cependant très mal prendre ce qui peut s’apparenter à un tour de passe-
passe et qui est une des spécialités du capitalisme à la française, mélange
d’amitiés et d’intérêts croisés. Officiellement, Vincent Bolloré n’a d’autre
intention que de recevoir des dividendes. C’est le sens de sa déclaration
d’intention déposée le 24 avril auprès de l’AMF. Mais au Monde,Thierry
Funck-Brentano, l’un des trois cogérants de Lagardère, dont la langue
a dû fourcher, a déclaré : « Vincent Bolloré vient à titre amical, à notre
demande, et n’a pas l’intention de faire ses emplettes au sein du groupe. »
Le problème tient dans « à notre demande », car, en droit boursier, cela
s’appelle une action de concert. Et si Vincent Bolloré et Arnaud Lagardère
en ont décidé ainsi, c’est contraire à la déclaration de Bolloré à l’AMF. Et
ça, le gendarme de la Bourse le goûte peu. QEMMANUEL LÉVY
IL A OSÉ LE DIRE 
“En l’état actuel de sa diffusion,
la pandémie tue les vieux déjà
malades et blancs.”
ERIC LE BOUCHER, l’Opinion, 3 mai 2020.
WALL STREET
LE MIROIR
AUX ALOUETTES
es spéculateurs dansent sur le parquet de
L Wall Street. Ou plutôt, ils redansent : les indices
phares comme le Dow Jones et le S&P 500
enregistrent sur les séances d’avril la plus forte
hausse mensuelle depuis 1987, avec des rebonds
autour de 12 %. Ils parlent d’ailleurs de « recovery »,
en français « reprise », mais aussi « recouvrement »
et « rétablissement ». De même qu’une pomme mûre
finit par tomber de son arbre du fait de la gravité, les
indices finissent par remonter après un coup de tabac
sous l’effet de la nature « acheteuse » de l’Homo
« recouvrent » leurs créances comme le veut l’ordre
naturel des choses de l’argent. La « recovery » d’avril
effacera-t-elle les mauvais souvenirs de mars ? Certes,
en principe, les actions finissent toujours par rebondir
et offrir un rendement supérieur aux obligations et
aux placements sans risque. Mais, comme aurait pu
dire Desproges, les boursiers adorent vivre en théorie.
En pratique, le bilan d’un placement en Bourse dépend
de la date d’investissement. Un boursier entré sur
le marché américain la veille du célèbre jeudi noir, le
24 octobre 1929, a dû attendre 1954 pour retrouver sa
mise. Sans aller aussi loin dans le temps et l’espace,
un investisseur attiré par le chant du CAC 40 en
septembre 2000, quand l’indice parisien avoisinait
les 7 000 points, se retrouve avec une perte potentielle
de 36 % vingt ans plus tard. Après la fiesta d’avril,
un vieux dicton d’agent de change new-yorkais se
rappelle aux investisseurs : « Sell in may and go away ».
Vends en mai et pars en vacances ! QFRANCK DEDIEU
LE POIDS DES MOTS
Bande de
chamailleurs
mmanuel Macron s’est cru obligé de tenir un
E discours du 1er mai, ce qui n’est pas la tradition,
et d’évoquer les souvenirs « festifs », et même
joyeux, au temps des exploits d’Alexandre Benalla, le
1er mai 2018. Pour faire bonne mesure, il a rappelé les
1er mai « chamailleurs », les conflits sociaux n’étant à
ses yeux que chamailleries, comme à Fourmies, dans
le Nord, le 1er mai 1891, où la troupe essaya le fusil
Lebel sur les ouvriers et ne fit jamais que neuf morts.
Le mépris de la mémoire ouvrière, rien de tel
pour réaliser l’union nationale ! QGUY KONOPNICKI
8 au 14 mai 2020 / Marianne / 37
Mieux vaut en rire !
BONNET D’ÂNE LIBERTÉS TOUT
COMMUNALES
EN VOITURE !
Représentatif d’un gouvernement qui ne recule devant aucune
Pour couper court aux
initiatives des maires EST VIN
Trois hommes ont
qui cherchent à adap-
audace, le secrétaire d’Etat aux transports, Jean-Baptiste fait mine de vouloir
ter le déconfinement
Djebbari, a déclaré : « Nous ferons en sorte de favoriser aux situations locales, acheter du vin dans
le covoiturage. » Pour respecter la distanciation physique, Christophe Castaner la boutique d’une
chaque voiture pourra accueillir trois personnes : le conducteur redécouvre que «  la propriété viticole du
(avec masque), un passager derrière (avec masque) et République est indivi- Pian-sur-Garonne,
un autre dans le coffre, qui aura le droit de ne pas porter sible ». Elle est aussi près de Saint-
de masque pour pouvoir respirer. Q laïque, mais le ministre Macaire, dans le
de l’Intérieur a fixé la sud de la Gironde,
date de la réouverture pour tenter d’y
Impôt commun dérober de l’argent.
La Commission européenne a entamé des dis-
cussions avec plusieurs plates-formes de crowd-
CRACHAT
En protestant
des lieux de culte avant
celle des cinémas et des
salles de spectacles. Q
Après avoir pris 50 €
dans la caisse, dans
funding pour une potentielle campagne de finan- la précipitation, ils
contre l’agression
cement participatif à l’échelle de l’UE visant à ont laissé tomber
aider les acteurs économiques les plus touchés dont Eric Zemmour
a été victime
ÉCOSYSTÈME leur dérogation
par la pandémie. Serait-ce la fin des impôts ? Q Pénélope Komitès, de déplacement
dans une rue adjointe à la maire contenant leur
de Paris, plusieurs de Paris, promet adresse. Ils ont
NANTES, MERCI POUR personnalités de ne faire aucun été cueillis par les
VILLE s’empressent de mal aux renards nés
LES ENFANTS préciser qu’elles ne dans le cimetière du
gendarmes à leur
OUVERTE En vertu du partagent pas ses Père-Lachaise. On
domicile à Saint-
LREM a prévu d’orga- déconfinement (très) Pierre-d’Aurillac.
idées. L’agresseur, laisse bien Romain Moralité : il faut
niser son université confiné, les
lui, n’a pas d’idées, Goupil s’ébattre
d’été en septembre rassemblements éviter de voler
il crache. Q sur les plateaux
à Nantes, ville mar- au-delà de du vin quand
de télévision. Q
quée par de nombreux 10 personnes sont on manque de
affrontements lors du interdits. En revanche, bouteille. Q
mouvement des « gilets à l’école maternelle, La claquette
jaunes ». Beaucoup de 15 enfants pourront
cadres du parti prési- être accueillis,
ne prend pas l’eau TESTS
L’équipementier sportif allemand Adidas a vu ses MORDANTS
dentiel ont émis des représentants du corps
ventes de claquettes exploser avec le confinement,
réser ves sur un tel enseignant non En Corse, les pom-
alors qu’elles sont d’ordinaire portées au bord
choix, qui a fait dire à compris. D’ordinaire, au piers expérimentent
des piscines. Explication du patron du groupe,
l’un d’entre eux : « Si spectacle, les enfants le dressage de chiens
Kasper Rorsted : « Les gens trouvent que c’est un
on a envie d’avoir un paient moins cher. à la détection des
super produit à porter à la maison. » Un Allemand
campus avec autant de Avec le coronavirus, humains porteurs du
portant une claquette sur la tête est quelqu’un qui
participants que de poli- ils risquent de payer coronavirus. Pour le
a confondu cet attirail avec un masque. Q
ciers, c’est parfait. » En plus cher en ayant cas où, faute de tests
période de déconfine- en prime la possibilité en nombre suffisant,
ment, c’est une bonne de ramener un peu de
idée. Q virus à leur famille. Q MASTURBATION  les services sanitaires
seraient aux abois. Q
L’Obs a posé une question qui taraude
bien des esprits : « Et si on profitait
C’est la mort à la plage de ce déconfinement pour réfléchir ENCORE MERCI
Faux à la main et vêtu d’une robe noire vraiment à l’autofellation ? ». Il paraît Nicolas Sarkozy trouve
en lambeaux, Daniel Uhlfelder, un avocat que cette pratique « a plein de agaçant d’entendre
de Santa Rosa Beach, emploie les grands choses à nous apprendre sur la vie, Emmanuel Macron
moyens en arpentant les plages de sur l’amour et sur nous-mêmes ». remercier les uns et les
Floride, qui ont rouvert depuis le 18 avril, Elle nous en apprend encore plus autres à longueur de
pour convaincre les Floridiens de rester sur la gauche adepte de discours. Nicolas
chez eux. C’est ce qui s’appelle prêcher la masturbation intellectuelle. Q Sarkozy savait, lui, se
la faux pour savoir le vrai. Q montrer sans merci. Q

38 / Marianne / 8 au 14 mai 2020

8 au 14 mai 2020 / Marianne / 39
Mieux vaut en rire !
DIEU AU LE MONOKINI
DE PÉKIN
IL A OSÉ

VOLANT
A Limoges,
A partir du 1er juin,
Pékin va interdire
ALERTE ROUGE
A en croire Pierre-Antoine Delhommais, éditorialiste du
une série de
la paroisse Point, « le Covid-19 risque bien au final de faire glisser
comportements
Saint-Jean-Paul-II économiquement la France d’un socialisme larvé vers un
jugés « non civilisés »
propose depuis communisme ouvertement assumé, avec Emmanuel Macron
afin d’améliorer
quelques jours, en improbable chef du Gosplan ». Même si les urgences sont
l’hygiène dans
pour faire face au débordées, Pierre-Antoine Delhommais doit être prioritaire. Q
les lieux publics
confinement, un et d’empêcher
« drive confession »
pour une absolution
au volant et avec
un éventuel
retour du nouveau
coronavirus. Les
La mine
de Roussel GRAIN DE SABLE
Alors que l’Espagne assouplit peu à peu ses
respect des citoyens seront Le journaliste Luc de mesures de confinement, le petit village de Zahara
distances sanitaires. tenus de « s’habiller Barochez voit rouge de los Atunes (Andalousie) a voulu protéger ses
Un bon prétexte proprement » et et signe dans le Point habitants en désinfectant les plages… à l’eau de
pour continuer d’éviter la pratique un article intitulé : « Le Javel. Les autorités ont présenté leurs excuses pour
à commettre dite du « bikini de virus n’est pas chinois, cette « erreur ». Nul doute qu’ils se rattraperont
des horreurs Pékin », qui consiste il est communiste ». avec de l’alcool à 90 °. Q
sans crainte. Q à se promener torse On comprend
nu. En revanche, désormais pourquoi
le parti unique est le Parti communiste Changement de braquet
CONSEIL encouragé au nom a du mal à trouver La Mairie de Paris, qui entend accélérer la
du « monokini de un second souffle transformation des artères de la capitale en
SANITAIRE Pékin » attestant et pourquoi Fabien autant de pistes cyclables, précise qu’elle
Titre lu dans le Parisien : est « engagée dans une course contre
la supériorité Roussel, son secrétaire
« Contre le virus, les la montre ». C’est bien ce qui menace
de la démocratie national, a une petite
huiles essentielles les piétons de Paris, qui affrontent déjà
à la chinoise. Q mine. Qu’attendent-
font pschitt ». C’est une des cyclistes incapables de respecter les
ils donc pour
grosse déception, car feux rouges de peur de briser leur élan. Q
composer le 15 ? Q
certains scientifiques y
croyaient, après consul- LE BILAN
tation des salons de MINUTE
coiffure. Pour se conso-
ler, on peut toujours
En deux mois de coro-
navirus, le nombre
de victimes aux
MISE EN DE RÉFLEXION
essayer le cataplasme
d’excrément.  Q
Etats-Unis dépasse
désormais celui des
QUARANTAINE
Martine Wonner est la seule députée
Le journal 20 Minutes
titre « “Plus belle la
vie” : les épisodes
58 220 soldats amé- LREM à avoir voté contre le plan de inédits, c’est fini…
ricains tués en deux déconfinement présenté par Edouard Comment survivre ? ».
SUR DE décennies de guerre Philippe à l’Assemblée nationale, Puis d’affirmer dans
BONS RAILS du Vietnam (1955- jugeant qu’il n’y avait « aucune stratégie l’article, sans rire : « Se
De Valérie Pécresse 1975). Donald Trump thérapeutique ». Elle a été convoquée passer de “Plus belle la
au JDD : « Nous aura ainsi égalé le devant le bureau du groupe afin vie”, c’est comme res-
sommes en capacité bilan mortifère d’une de s’expliquer. Il s’agira d’une sorte ter chez soi alors que
de distribuer guerre qui demeure de test pour savoir si elle doit subir le soleil brille dehors
des masques l’un des plus grands une période de quarantaine idéologique en pleine période de
chirurgicaux pour traumatismes vécus avant de retrouver sa famille politique. Q confinement : ça fait
tous les voyageurs par les Américains mal. » Et de poser cette
aux entrées des au XX e siècle. Vu le question existentielle :
gares pendant nombre de cas dia- SAINT JOEY DU « Que faire pour vivre
les trois premières gnostiqués, supérieur CONFINEMENT au mieux cette période
semaines du au million, il peut Dans le JDD, Joey Starr fait cette inédite ? » Pour « Plus
déconfinement. » faire encore pis. Ce révélation : « Je découvre que je m’entends belle la vie », on ne
Et des tests président marquera très bien avec moi-même. » Ça fait sait pas, mais pour
pendant les trois l’histoire. Q au moins une personne qu’il ne risque 20 Minutes, on a déjà
premiers jours ? Q pas d’agresser. Q une petite idée. Q

40 / Marianne / 8 au 14 mai 2020

8 au 14 mai 2020 / Marianne / 41
Le dossier

LA “ROUTE BLEUE”,
chantée par Charles Trenet
en 1955, se retrouve
désertée, victime
de l’offensive
d’un “ennemi invisible”.

42 / Marianne / 8 au 14 mai 2020


Adieu à
la France
vide
Ça n’était jamais arrivé et ça pourrait
– mais désormais rien n’est certain –
ne plus jamais se reproduire : le pays
claquemuré, ses routes et ses rues
désertées, ses entreprises à l’arrêt.
Cet espace vide de presque toute vie
humaine, nous l’avons traversé.
De Paris à Marseille, via la nationale 7,
la légendaire route des vacances.
PAR ALAIN LÉAUTHIER
Xavier Martin
L
’idéal, bien sûr, aurait été d’entre-
prendre le voyage « à bicyclette »,
avec en tête la voix chaude d’Yves
Montand, les paroles agiles de Pierre
Barouh et la musique tant aimée de
Francis Lai. Il aurait fallu pour cela
avoir (encore) un mollet d’acier, des poumons moins
encrassés et surtout plus de quatre jours pour racon-
ter, à hauteur de guidon et dans l’air doux d’un drôle
de printemps, cette France raplapla, vidée de ses
habitants comme un pneu dégonflé. Confinée et
déconfite. Ou pas.
Comme dans la ritournelle précitée, on est donc
partis de bon matin, le mercredi 22 avril, les fesses
posées, non sur une rude selle de vélo, mais sur le
siège d’une voiture de location dont l’agence – une
des rares ouvertes dans Paris – venait de nous garantir
la parfaite désinfection. Destination : Marseille, en
trois étapes, via une bonne section de la nationale 7,
celle « qui traverse la Bourgogne et la Provence/ Qui
fait d’Paris un p’tit faubourg d’Valence/ Et la banlieue
d’Saint-Paul-de-Vence. » La chansonnette encore :
1955, Trenet, la « route bleue » des vacances dans
une époque heureuse, tout juste sortie de la guerre
et n’imaginant pas qu’elle reviendrait soixante-
quinze ans plus tard, sans armes ni bombardements,
sous la forme d’un « ennemi invisible ». A peu près la
seule expression sensée de Donald Trump depuis
le début de la pandémie. Mythologique au même
titre que la DS (« déesse ») de Roland Barthes, la N7,
en réalité, n’existe plus, tant la décentralisation, la
départementalisation, l’urbanisation, l’ont hachée
menu, sectionnée, démembrée, tronçonnée et livrée
à la loi impérieuse du rond-point, cet ultime avatar
du génie français dont Jacques Tati avait si bien saisi
l’absurdité dans Playtime. En sept cents et quelques
kilomètres, on en aura compté presque plus que de
voitures sur la route, ou que d’êtres vivants ayant
momentanément rompu l’assignation à résidence.
Des ronds-points partout, avant, pendant et après
la traversée des hameaux, des villes et des villages,
déposés on ne sait trop pourquoi au milieu d’une
ligne droite ou d’une campagne déserte et encerclant
les centres commerciaux comme une armée d’occu-
pation. Des ronds-points désormais sans le moindre
« gilet jaune », manèges à l’arrêt, en attente d’un peu
de trafic pour retrouver du sens (giratoire).  
Repères d’un pays malade
Du trafic, en ce mercredi, il y en a tout de même un
semblant à la sortie de la capitale avant qu’il ne s’éva-
nouisse peu à peu, tel un mirage fugace, à partir de
Lisses (Essonne), notre point d’entrée sur la N7. La
météo est clémente et, après quatre semaines de tour-
nicoti-tournicoton forcé dans les rues minérales du
IIIe arrondissement, la forêt de Fontainebleau incite à
réinventer la comptine de notre enfance : « Promenons-
nous dans les bois/ Pendant que le Covid n’y est pas/ i
8 au 14 mai 2020 / Marianne / 43
Le dossier
L’AMOUR AU
TEMPS DU COVID
“Les amoureux
qui s’bécotent sur
les bancs publics”
se protègent avec
des masques… Ici,
à la gare de Nevers.
i Si l’Covid y était/ Il nous mangerait/ Mais comme il
n’y est pas/ Il nous mangera pas… » Sauf que, de pro-
menade, il n’en est pas question. Les 25 000 ha de pins
sylvestres, de hêtres et de chênes où chaque année
13 millions de personnes viennent s’oxygéner sont
devenus la « forêt interdite » chère à Nicholas Ray. Avec,
si d’aventure on avait oublié que les temps changent,
toutes les aires de pique-nique soigneusement cade-
nassées par une rangée de barrières. Et il en sera le plus
souvent ainsi tout au long du parcours, la plupart des
communes ayant fermé parcs, jardins, squares et tout
espace de rencontre inopinée et fatalement dangereuse.
Congédiés ainsi « les amoureux qui s’bécotent sur les
bancs publics » car l’amour, au temps du Covid, c’est
à la maison et nulle part ailleurs.
Nemours, capitale du Gâtinais, résume le spec-
tacle des jours à venir. Ouverts : une pharmacie et sa
croix verte clignotante – aujourd’hui le repère visuel
emblématique d’un pays malade –, une boucherie,
une boulangerie et un Royal Burger pour des plats
à emporter. Les rares passants passent, sans hâte ni
Dans toutes les villes moyennes
et les bourgades que nous
traversons et où nous faisons halte,
l’agitation s’est déplacée du centre
vers les zones commerciales.
44 / Marianne / 8 au 14 mai 2020
Pierre Destrade / MaxPPP
souci excessif mais masque sur le visage pour la majo-
rité d’entre eux. Afin de soutenir les commerçants et
leur apporter une trésorerie immédiate, de la fraîche
en somme, la municipalité, la CCI de Seine-et-Marne et
une association du cru proposent d’acquérir à moitié
prix des bons d’achat valables dans tous les commerces
jusqu’à la fin de l’année. A la grande époque de la N7, à
moins de 100 km de Paris, Nemours s’enorgueillissait
d’être la première étape du nomadisme estival, en
particulier parce qu’il fallait plus d’une bonne heure
pour en sortir. Ce mercredi, un souffle nous suffit,
après un rapide regard au château, à l’église Saint-
Jean-Baptiste et aux rives du Loing, bouclées elles
aussi, tout comme la base de loisirs.
“Tout va bien, nous sommes en vie”
Puis c’est le grand néant des récits postapocalyp-
tiques, si appréciés ces dernières années, l’asphalte
vide comme seul horizon pendant des kilomètres,
entrecoupé par une succession de villages paraissant
abandonnés. Ici ou là, pourtant, deux ou trois walking
deads, rarement plus, se tiennent dehors, immobiles
sur le pas d’une porte ou devant un magasin d’ali-
mentation, à la bonne « distance sociale ». Où sont-
ils tous les autres, ceux de Bagneaux-sur-Loing, de
La Madeleine-sur-Loing, de Souppes-sur-Loing, de
Dordives, Nargis, Châlette-sur-Loing ou de Ferrières-
en-Gâtinais ? Disparus, en fuite, calfeutrés derrière
leurs murs ? On perçoit parfois un bruit de scie, de
perceuse ou de marteau-piqueur. Des gens travaillent,

Patrick Escudero / hemis.fr
À LA GRANDE ÉPOQUE DE LA N7, Nemours, à moins de 100 km de Paris, s’enorgueillissait
d’être la première étape du nomadisme estival. Aujourd’hui, ses rues sont abandonnées.
Alain Léauthier
invisibles. Sans leur présence, on voit mieux qu’à
l’ordinaire l’endroit où ils vivent : entre deux grosses
bourgades, il y a maintenant des banlieues de ban-
lieues. D’autres l’ont dit et analysé mais là, au fil du
trajet, les dégâts causés par la « périphérisation de
l’urbain », à l’œuvre depuis des décennies, sautent
aux yeux comme jamais. Oubliez la carte postale des
« plus beaux villages de France », les vieilles pierres
protégées, les auberges dédiées à la cuisine du ter-
roir. En lieu et place, des pavillons bon marché avec
minuscule jardinet, l’incontournable supermarché
et des restaurants promettant le fade exotisme de
l’ailleurs. En voilà un, La Camargue, puis un autre, le
Taj Mahal. Comme des milliers d’établissements, ils
ont bien sûr tiré le rideau.
En quête d’un café, on trompe brièvement la natio-
nale pour une station-service de l’A77, en temps nor-
mal déjà une des autoroutes les moins fréquentées
de France. Outre les pompes à essence, l’aire des
Vignobles a laissé un libre accès aux toilettes-douches
et à un unique distributeur de boissons chaudes. A
côté d’une affichette demandant de « consommer
dehors », visages découverts, deux routiers échangent
les bonnes adresses du moment selon un triptyque
réduit à sa plus simple expression : où faire ses besoins,
se laver et trouver de la nourriture cuisinée. Sis à
Bessay-sur-Allier, où quelquefois les poids lourds se
suivent en continu pendant de longues minutes, le
café Les Platanes est certainement sur la liste, offrant
ses plats chauds à emporter et la bonne humeur d’un
jeune patron pas le moins du monde résigné à la
faillite. « D’abord il faut bien s’adapter, pas le choix, et
puis ces gars ont besoin de se nourrir correctement. »
En quelques semaines de confinement, les « gars »
sont (re)devenus les maîtres du bitume et les humains
que l’on croise en priorité lors d’un déplacement.
Beaucoup ont visiblement choisi la nationale, entre
autres, pour s’affranchir des péages, expliquera l’un
d’entre eux. Mais cette fois sans le moindre risque d’y
paralyser la circulation.
N
otre première journée s’achève à Nevers.
Les splendides bords de Loire sont
demeurés accessibles aux promeneurs
mais, en ce milieu de semaine, sous
les églantiers en fleurs, l’affluence reste modeste.
Passablement endormie depuis le suicide, le 1er mai
1993, de Pierre Bérégovoy, son maire bâtisseur et
Premier ministre de François Mitterrand, la cité
ducale semble plongée dans un coma profond. A peine
une poignée d’adolescents en goguette et guère plus
de joggeurs tournant sans relâche autour du square
Roger-Salengro. Le Zenao Appart’ Hotel, des studios
avec coin cuisine, s’est révélé la seule option dispo-
nible en ville. Rien d’étonnant puisque, d’après une
statistique officielle, 90 % des 18 000 hôtels recensés
dans le pays sont alors fermés. L’ensemble comprend
aussi une résidence pour étudiants, désertée, et une
SEULS MAÎTRES pour « seniors » agrémentée d’un parc. Quelques-uns y
DU BITUME, déambulent lentement, tous masqués, pendant qu’un
les routiers, qui petit groupe rieur goûte les derniers rayons de soleil.
s’affranchissent des
péages, s’échangent « Tout va bien ? — Mais oui, tout va bien puisque nous
les bonnes adresses sommes en vie… » A Nevers, comme dans quasiment
pour se laver toutes les villes moyennes et les bourgades où nous
et trouver de la ferons halte, par la force des choses, la vie – ses bruits,
nourriture cuisinée.
Ci-dessus, à
son ersatz d’agitation – s’est déplacée du centre vers
Bellegarde-en-Forez, les zones commerciales. Le mercredi, à quelques
dans la Loire. minutes de la fermeture, on visite un Intermarché
où rôdent encore quelques clients, et le jeudi, avant
de reprendre la route, un Carrefour maous devant
lequel nombre d’entre eux patientent depuis une
bonne demi-heure.
« Distance sociale » respectée, pas d’énervement,
zéro irritation en dépit d’un filtrage manifestement
pas tout à fait au point. « On ne comprend rien à ce
qu’ils font, s’amuse une femme ravie d’entamer le
dialogue. Par moments, c’est une seule personne à
la fois, par moments plusieurs, et puis ça bloque. i
8 au 14 mai 2020 / Marianne / 45
Le dossier
LE POIDS
DES HABITUDES
La chaîne de fast-
food McDonald’s
a rouvert certains
de ses drives,
provoquant
des files d’attente.
À PRIVAS,
dans l’Ardèche (à d.),
la municipalité a
maintenu le marché
hebdomadaire
du samedi,
où se pressent
les Privadois.
Xavier Martin
i Si on n’y arrive pas, on mangera des pâtes ! » La
matinée est loin d’être finie mais les places libres
sont rares sur l’immense parking. Presque tous ceux
qui sortent de leur véhicule ou y reviennent, Caddie
rempli, portent un masque. C’est ici, aux portes des
enseignes de la grande distribution, empire déclinant
et soudainement regonflé par la nécessité, que le
« pays réel » montre son talent à pallier l’incapacité
de ses dirigeants à le protéger. Sans discours, sans
véritable colère, en parant au plus pressé.
Quittant Nevers, on quitte aussi, par étourderie, la
N7, un moment perdus dans une campagne vallon-
née, grasse à souhait. Pas le moindre quidam en vue
mais abondance de troupeaux de vaches, de moutons,
d’odeurs fortes, sous un ciel totalement dégagé. La
pandémie ? Quelle pandémie dans ce décor bucolique
soudainement paré de toutes les vertus ? Mais Moulins
nous rappelle à l’ordre viral et au désordre qui l’accom-
pagne. Portes closes à l’Hôtel de Paris, un des quatre-
étoiles de prestige rythmant autrefois le trajet entre
Paris et Menton. Le soleil tape gentiment mais le joli
parc de la place du Colonel-Laussedat a son content
de barrières dissuasives. Qu’à cela ne tienne : à deux
pas de l’église du Sacré-Cœur, dominant de ses 74 m
les édifices patrimoniaux de l’ancienne capitale des
ducs de Bourbon, un homme s’est allongé à même
le trottoir, vêtu d’un simple maillot de bain. Sous le
goudron, la plage…
Montrer patte blanche
Par la nationale, 300 km nous attendent pour rejoindre
Vienne, prochaine étape. Depuis le départ et malgré
une plaque d’immatriculation (76) susceptible d’attirer
l’attention, nous n’avons subi aucun contrôle. En voilà
un tout de même, massif, à l’approche de Roanne, mais
dans la direction de Paris. Ce n’est que tardivement, deux
jours plus tard, à la sortie d’un énième rond-point, vers
Le Pontet, commune limitrophe d’Avignon, qu’il faudra
46 / Marianne / 8 au 14 mai 2020
Alain Léauthier
montrer patte blanche, autorisation de déplacement et
ordre de mission. Ce sont des gendarmes de Sorgues, et,
depuis quelques jours, côté contraventions, ils n’ont pas
chômé. « Beaucoup, beaucoup d’infractions… », constate
un officier. Nous sommes alors le samedi 25 avril et il y
a déjà du mou dans le confinement.
Dès ce jeudi, on le réalise en pénétrant dans Tarare, à
50 km de Lyon et 20 de plus de Vienne. Autrefois réputée
pour ses activités dans le textile, « cité de la mousseline »
et « capitale du rideau », la ville a subi de plein fouet les
années de désindustrialisation. Selon l’Insee, un quart
de la population y relève de la précarité, et, s’il y a plus
de monde sur les trottoirs, les masques se font aussi
plus rares. La municipalité (DVD) en a donc commandé
22 000, en tissu, à une société de la région avec engage-
ment d’en distribuer deux par habitant entre le 4 et le
10 mai. A Vienne, ce sera un par personne, fourni par
la région, à partir du 11 mai et en porte-à-porte. Point
de passage majeur de la N7 le long du Rhône, la ville a
déjà fait son deuil de l’édition 2020 de son festival de
jazz, comptant parmi les plus appréciés des amateurs.
Au 14, boulevard Fernand-Point, du nom de celui
qui fit de La Pyramide une des tables gastronomiques
les plus célébrées de France et le lieu d’apprentissage
de nombreux chefs, Pascale Henriroux, elle, pense
déjà à l’avenir. Avec son mari, Patrick, elle a repris
l’établissement en 1989 et le maintient depuis dans
la liste prestigieuse des deux-étoiles Michelin. « Nous
venions tout juste de rouvrir après un mois de vacances
en février, et au soir du dimanche 15 mars, nous avons
fermé, annulant toutes nos réservations pour mai et
juin. » Elle évalue déjà l’addition finale, un chiffre
d’affaires amputé de moitié, mais ne panique pas
et n’a pour l’heure renvoyé aucun des 58 salariés
permanents. « Contrairement à certains confrères
qui ont démultiplié leurs activités, nous restons une
entreprise familiale, sans aucun actionnaire, et en
outre la clientèle du restaurant est majoritairement
 square de Tournon-sur-Rhône, où l’on s’arrête pour
déjeuner le lendemain.
Ce vendredi, nous décidons une infidélité à la N7
et nous enfonçons dans les reliefs ardéchois. En rai-
son notamment des nombreux Ehpad qu’il abrite, le
département est plus touché que ses voisins du Gard
ou de Lozère. Françoise Souliman, la préfète, a même
annoncé un net durcissement du confinement pour les
week-ends des 1er et du 8 mai. Jusqu’à Privas, passant
par Lamastre puis Le Cheylard, ce sont à nouveau des
heures de conduite sans personne, ni rien sauf la nature
superbe et le parfum entêtant des épicéas. Tous les
hôtels de la préfecture se sont mis aux abonnés absents.

Patrick Gherdoussi / Divergence

Pas l’Ibis du Pouzin, en redescendant vers le Rhône.
En temps normal, avec l’Ibis Budget concomitant, les
deux établissements affichent 70 % d’occupation. Ce
soir-là, nous sommes seuls, mais du personnel soi-