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FREUD ET LA SEXOLOGIE DE SON TEMPS

Sylvie Chaperon
in Jean-François Marmion, Freud et la psychanalyse
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Editions Sciences Humaines | « Petite bibliothèque »

2015 | pages 50 à 54
ISBN 9782361063542
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/freud-et-la-psychanalyse---page-50.htm
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FREUD ET LA SEXOLOGIE
DE SON TEMPS

L oin des Légendes dorée ou noire, patiemment brodées par


les hagiographes ou les détracteurs de Sigmund Freud,
l’historiographie la plus sérieuse a consisté à resituer l’œuvre de
Freud dans le contexte scientiique de son élaboration. Depuis
les travaux pionniers d’Ola Anderson ou d’Henri Ellenberger, les
recherches historiques ont peu à peu brossé le portrait nuancé
d’un Freud qui, loin de la double igure du génie isolé ou de
l’imposteur, ressemble plus prosaïquement à un scientiique de
son temps1. Cet efort de contextualisation a surtout porté sur la
production psychiatrique ou psychologique, moins sur la sexolo-
gie, laquelle était pourtant en plein essor au tournant du siècle et
portée par des psychiatres et des psychologues. À quelques excep-
tions près, dont celles remarquables de Georges Lanteri-Laura
ou de Frank J. Sulloway, la sexologie a été l’objet des études gays
et lesbiennes et non de l’histoire des sciences2. Ce point aveugle
de la sexologie dans l’historiographie des sciences psychiques a
permis que s’installe durablement le mythe selon lequel l’audace
originelle de Freud (et le mépris dans lequel il aurait été tenu)
réside dans son airmation de l’étiologie sexuelle des névroses.
Pourtant Freud s’inscrit là dans une longue lignée. Le lien entre
sexualité et folie, ou entre sexualité et maladie, existe depuis les
tout débuts du discours médical sur la sexualité. Les médecins
n’ont cessé de répéter sur tous les tons les efets pathogènes des
abus, de la continence, ou des mauvais usages du sexe, mettant
l’accent, selon leur spécialité, sur les dégâts mentaux ou soma-
1- O. Andersson, Freud avant Freud. La préhistoire de la psychanalyse (1886-1896), 1962,
rééd. Synthelabo, 1996, et H.-F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient,
1970, rééd. Fayard, 2001.
2- G. Lanteri-Laura, Lectures des perversions. Histoire de leur appropriation médicale,
Masson, 1979, et F.J. Sulloway, Freud biologiste de l’esprit, 1979, rééd. Fayard, 1998.
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tiques qu’ils produisent. C’est même le ressort principal de la
sécularisation du sexe par la médecine et « le cliché le plus com-
mun de toute l’histoire de l’hystérie3 ».

Un scientiique ancré dans son époque


Pour beaucoup, les Trois Essais sur la sexualité ont introduit
une rupture radicale, inaugurant un avant et un après Freud,
schéma qui a organisé bien des récits historiques. Sans nier
l’indiscutable originalité de la pensée freudienne, il faut, à la
suite de plusieurs auteurs, la relativiser en montrant son enra-
cinement dans le terreau discursif de la sexologie in de siècle4.
Le premier essai freudien, sur « Les aberrations sexuelles », sur-
vole la littérature sexologique des années 1880 à 1900, princi-
palement allemande et autrichienne – Karl Heinrich Ulrichs,
Richard von Kraft-Ebing, Albert Moll, Paul Julius Moebius,
Albert von Schrenck-Notzing, Leopold Löwenfeld, Iwan Bloch,
Magnus Hirschfeld –, dont il cite la revue Jahrbuch für sexuelle
Zwischenstufen. Quelques spécialistes français sont aussi men-
tionnés – Julien Chevalier, Eugène Gley, Alfred Binet, Charles
Féré. L’anglais Havelock Ellis est cité à plusieurs reprises. Dans
son rapide panorama, Freud simpliie des débats fort complexes
(par exemple les questions de l’acquis et de l’inné, celle de la
bisexualité, ou encore la théorie du fétichisme de Binet). Comme
la plupart de ses contemporains, il prend ses distances avec la
théorie de la dégénérescence sans parvenir à l’écarter déinitive-
ment, puisqu’il la réintroduit, notamment dans ses conclusions
à propos des « variations dégénératives de la syphilis ». Comme
eux, il relativise le fossé entre pathologie et normalité sans le
combler complètement, et comme eux, il inscrit la vie sexuelle
dans un schéma évolutionniste, l’ontogenèse renseignant sur la
phylogenèse. Il utilise la plupart des notions inventées dans les
décennies précédentes et rendues classiques par Kraft-Ebing
(taxinomie et étiologie des perversions, libido, pulsion sexuelle,
3- F. Laplassotte, « Sexualité et névrose avant Freud : une mise au point », Psychanalyse à
l’université, vol. III, n° 10, 1978.
4- Outre les auteurs déjà cités voir plus récemment A.I. Davidson, L’Émergence de
la sexualité. Epistémologie historique et formation des concepts, Albin Michel, 2005, et
V.A. Rosario, L’Irrésistible Ascension du pervers entre littérature et psychiatrie, Epel, 2000.
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Freud en son temps
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zone érogène). S’il reprend la classiication inalement adop-
tée par Kraft-Ebing dans sa dernière édition de la Psychopatia
sexualis entre les perversions d’objet et de but, il introduit au
sein de ce dernier ensemble deux sous-groupes de perversions,
celles qui élèvent « au rang de but sexuel des manœuvres intéres-
sant d’autres parties du corps » (bouche, anus, fétiche) et celles
qui igurent « des arrêts aux relations intermédiaires avec l’objet
sexuel » (voyeurisme, exhibitionnisme, sadisme et masochisme)5.
Cette innovation lui permet d’introduire la notion de « pulsion
partielle », empruntée à Moll, et qu’il retrouve à l’œuvre chez les
névrosés, mais refoulée.
Son deuxième essai a été salué à l’instar d’une nouvelle « révo-
lution copernicienne ». Freud emploie une longue note de bas
de page à expliquer que personne ou presque ne s’est intéressé
à la sexualité infantile avant lui. Pourtant, elle était largement
connue et reconnue par tous les médecins s’intéressant à la sexua-
lité. Tout au long du xixe siècle, les observations qui démon-
traient les ravages de la masturbation tendaient à mettre en scène
des enfants de plus en plus jeunes. Le même mouvement était
à l’œuvre dans les centaines d’observations de pervers dont les
souvenirs remontaient souvent à la prime enfance. Ce processus
était induit par la théorie de la dégénérescence puisque, pour
établir leur diagnostic, les médecins devaient démontrer le carac-
tère inné et largement inconscient des troubles, et donc inviter le
patient à remonter le plus loin dans son histoire.

Le fétichisme amoureux
Cette fréquence de l’enracinement dans la petite enfance des
comportements pervers avait d’ailleurs conduit Binet à proposer
une première théorie explicative qu’il nommait le « fétichisme
amoureux », et dont le criminologue belge Jules Dallemagne,
les psychiatres français Féré ou Joanny Roux ou l’allemand
Schrenck-Notzing s’étaient grandement inspirés6 : cette théorie
supposait des mécanismes associatifs, ixés dès le plus jeune âge,

5- S. Freud, Œuvres complètes, vol. VI, Psychanalyse,1901-1905, Puf, 2006.


6- S. Chaperon, Les Origines de la sexologie, 1850-1900, Louis Audibert, 2007, rééd.
Payot, 2012.
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entre des sensations génitales précoces et un objet fortuit, quel
qu’il soit, lequel devenait, au il du développement sexuel, un
fétiche. Ce mauvais aiguillage associatif survenait d’une part sur
un terrain prédisposé (hyperesthésie et faible élaboration men-
tale), mais surtout du fait même de l’état enfantin et du hiatus
entre l’éveil génital et le psychisme encore non sexué.
Bref, dit en termes contemporains, bien des sexologues étaient
conscients que, chez l’enfant, le corps sexuel existe avant que
l’identité genrée et hétéronormée ait eu le temps de se former. Ils
ne supposaient pas de temps de latence, ni de refoulement par
les « puissances animiques », et invitaient les parents à la surveil-
lance ain d’éviter la formation de perversions. Les sexologues
plus jeunes, tels Moll et Havelock Ellis, réfutaient cette théorie
associationniste, tout en airmant que les tendances infantiles
sexuelles font partie du développement normal. Freud connaît et
s’inspire de tous ces travaux. En revanche, la plasticité du corps
à produire des zones érogènes et l’étayage de la sexualité sur
diverses fonctions corporelles sont, semble-t-il, des idées neuves.
Dans son troisième essai, Freud décrit les reconigurations
que doivent subir les pulsions partielles pour se conformer au
but et à l’objet sexuels normaux. En 1905, le complexe d’Œdipe
n’est pas encore formalisé, il s’agit donc d’un raisonnement ina-
liste. La femme doit alors renoncer à l’excitabilité clitoridienne
pour la transférer « sur les parties féminines voisines7 ». Cette
idée poursuit ce que Kraft-Ebing airmait déjà dans sa Psychopa-
tia sexualis, où il distinguait deux zones érogènes selon la matu-
ration de la femme : le clitoris chez la femme vierge, le vagin et le
col de l’utérus après la déloration8. Depuis les années 1880, en
France également, plusieurs médecins avaient récusé le clitoris
comme zone érogène principale de la femme, alors même que
c’était une vue communément admise dans la médecine depuis
le xviie siècle9. Freud prolonge et approfondit, mais n’inaugure
pas cette rupture. Il innove davantage quand il airme que la
7- S. Freud, op. cit.
8- R. von Kraft-Ebing, étude médico-légale, Psychopathia sexualis, avec recherches spéciales
sur l’inversion sexuelle, traduit par Émile Laurent et Sigismond Csapo, Carré, 1895.
9- S. Chaperon, « “Le trône des plaisirs et des voluptés” : brève histoire anatomique du
clitoris de l’Antiquité à la in du xixe siècle », Les Cahiers d’histoire, n°118, 2012.
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Freud en son temps
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libido est de « nature masculine », les sexologues se contentant
alors de la voir plus impérieuse chez les hommes.
Ainsi, les Trois Essais s’inscrivent largement dans la culture
sexologique in de siècle. En 1905, Freud a surtout produit une
synthèse et une réorganisation des connaissances du temps selon
un schéma de développement psychosexuel. Ce travail, constam-
ment remanié par la suite, jouera à son tour une inluence consi-
dérable sur la sexologie de l’entre-deux-guerres.

Sylvie Chaperon

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