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Monstres

Une histoire générale de la tératologie des origines à nos jours

Olivier Roux

DOI : 10.4000/books.editionscnrs.6297
Éditeur : CNRS Éditions
Année d'édition : 2008
Date de mise en ligne : 1 juillet 2016
Collection : Histoire
ISBN électronique : 9782271091031

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782271065780
Nombre de pages : 379

Référence électronique
ROUX, Olivier. Monstres : Une histoire générale de la tératologie des origines à nos jours. Nouvelle édition
[en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2008 (généré le 20 avril 2019). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/editionscnrs/6297>. ISBN : 9782271091031. DOI : 10.4000/
books.editionscnrs.6297.

© CNRS Éditions, 2008


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
Monstres
Olivier Roux

Monstres
Une histoire générale
de la tératologie des origines
à nos jours

CNRS ÉDITIONS
15, rue Malebranche - 75005 Paris
© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2008
ISBN : 978-2-271-06578-0
Introduction

« El sueño de la razon produce monstruos », « le sommeil de la


raison engendre des monstres ». Cette courte maxime écrite en langue
castillane sert de légende à un des Caprice de Goya (le numéro 43).
Elle sera le point de départ à notre réflexion sur le monstre et la
monstruosité. La gravure ne représente pas de monstres proprement
dits ; ce sont des chauves-souris géantes et des chats au regard inquié-
tant, animaux symboliques à forte connotation nocturne. Dans le
deuxième recueil des Caprices, dont ce dessin servit de frontispice, on
trouve des scènes de cannibalisme, de sorcellerie, de sabbat, ou encore
des images de démons et des visages déformés selon la classique tech-
nique de la caricature. Mais cette célèbre maxime semble énoncer une
incompatibilité de nature entre le monstre et la raison, celui-là surgis-
sant lorsque celle-ci est assoupie. Le monstre de nature ne peut être
soumis aux catégories et aux classes, il mélange les êtres, les espèces
ou les sexes, et face à lui la raison est impuissante. Cet affrontement
se poursuit dans les domaines juridiques et théologiques, où une véri-
table casuistique légale va parfois, comme dans le cas des hermaphro-
dites, jusqu’à nier l’existence et la définition médicale mêmes du
monstre car, socialement, il faut relever de l’un ou de l’autre sexe.
Plus précisément, si l’on suit la maxime du Caprice, le monstre
est là lorsque la raison fait défaut, dessinant alors son domaine. L’on
peut qualifier de « monstre » et de « monstrueux » tout ce qui paraît
démesuré ou excessif. C’est cet aspect qui attira l’attention de Michel
Foucault et, comme pour la folie, c’est la dimension juridique et légale
plus que médicale qu’il privilégia. Dans son cours du Collège de
France de 1975, Michel Foucault proposait trois types d’anormaux
élaborés durant la seconde moitié du XVIIIe siècle dans le discours
juridico-médical, trois types qui auraient pris toute leur importance au
e 1
XIX siècle : le monstre, l’incorrigible et le masturbateur .
Le Caprice de Goya est donc contemporain d’une nouvelle accep-
tion du mot « monstre » dont la signification initialement physique
8 Monstres

s’étend au criminel, comme en témoignent les romans contemporains


de Sade. À partir d’affaires juridiques concernant des hermaphrodites
à dominante féminine, Foucault constatait, vers le milieu du
e
XVIII siècle, une progressive atténuation de leur monstruosité physique
– le caractère viril étant presque nié – pour a contrario souligner la
déviance morale de ces femmes qui avaient un penchant pour leur
sexe : elles s’habillaient en homme et quelquefois se mariaient à une
autre femme. Plus que la présence anatomique des deux sexes, de
toute manière niée par le droit, c’est l’argumentation contre l’homo-
sexualité féminine qui prit le dessus, antichambre de la monstruosité
morale qu’incarne le criminel incorrigible. « Qu’est-ce qui empêchait
finalement la formation de cette catégorie de la criminalité mons-
trueuse ? Qu’est-ce qui empêchait de concevoir la criminalité exaspé-
rée comme une espèce de monstruosité 2 » avant les années 1750 ?, se
demandait Foucault. La réponse se situerait dans une « espèce d’éco-
nomie du pouvoir de punir » qu’il se propose d’étudier.
Si avant le milieu du XVIIIe siècle, le criminel n’est pas qualifié
de « monstre », en revanche le rapport entre physiologie et morale
apparaît constant bien avant cette période. Les deux registres diffé-
rents, ceux des lois naturelles et des lois divines et sociales, ne cessent
de s’interpeller et de s’interpénétrer. Avant que le « monstre » puisse
désigner un éventuel criminel, il existait une dimension morale du
monstre, imputable aux circonstances de sa conception et à la confor-
mation de son âme. Peut-être avons-nous affaire au XVIIIe siècle à une
individualisation : la monstruosité physique n’est plus expliqué par
des antécédents (ses géniteurs), l’acte lui-même porte la marque de
l’acteur essentiel et responsable. Le monstre n’est plus dès lors néces-
sairement le fruit d’un acte incestueux mais il est celui qui accomplit
l’acte, c’est-à-dire le criminel incorrigible, objet d’étude d’une « téra-
tologie sociale ». D’ailleurs au début du XVIIIe, la lecture de type
évhémériste de quelques mythes tératologiques – dont le Minotaure –
ou de certaines lois romaines par Giovanni Batista Vico (1688-1744),
préfigure sur le plan symbolique, les notions de « monstre social » et
de « monstre moral ».
D’un autre côté et toujours à l’époque où Goya dessine son
Caprice, la réflexion tératologique prend un nouveau tour. Après un
siècle de débats à teneur théologico-médicale avec, entre autres contro-
verses, celle du préformisme et de l’épigénétisme, les monstres sont,
au début du XIXe siècle, rattrapés par la classification d’inspiration
Introduction 9

linnéenne. Paradoxalement pourrait-on ajouter, car leur rôle fut égale-


ment déterminant dans l’argumentaire transformiste. Ainsi Étienne
Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) énonce le premier quelques règles
anatomiques de formation des monstres. Les cyclocéphales, créatures
à œil unique, qu’il s’agisse d’humains, de porcins ou de poussins,
présentent par exemple les mêmes structures. Leur processus de déve-
loppement se serait arrêté : le monstre est alors une image partielle et
grossie du développement embryonnaire. Quant à Isidore (1805-1861)
fils d’Étienne, il développe dans son essentielle Histoire générale et
particulière des anomalies de l’organisation chez l’homme... 3, une
précieuse nomenclature, accomplissant pour cette nouvelle science, la
« tératologie », une formidable synthèse des cas, des observations et
des théories du temps. Son inspiration est de manière patente positi-
viste, comme le montre en préambule à son travail 4 le schéma histo-
rique de l’appréhension des monstres. Imprégné de l’esprit des
premiers écrits d’Auguste Comte 5, ce schéma a durablement marqué
toute étude diachronique sur la réflexion tératologique.
Toutefois en 1880, dans sa remarquable Histoire des monstres
depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours 6, le Dr Ernest Martin évite les
travers de la conception évolutionniste. Ne suivant pas un ordre chro-
nologique strict, il organise ses chapitres autour de thèmes. Des
époques aussi vastes que l’Antiquité ou le Moyen Âge ne sont plus
ici englobées dans une unique « période fabuleuse », la thématique
prime. Ainsi dans le quatrième chapitre, « Nouvelles hypothèses sur
l’origine des monstres », sont étudiés sur la longue durée, de l’Anti-
quité jusqu’à Bertholin, des théories et des penseurs novateurs : ils
auraient nié à leur époque le caractère surnaturel de l’origine des
monstres. Il n’écarte pas pour autant – positivisme oblige – des temps
où l’explication dominante possédait forcément une dimension reli-
gieuse et montre une bonne connaissance des débats théologiques
(chapitre 9). Il connaît aussi l’importance du juridique (chapitres 1,
8). Il n’est donc pas surprenant que Michel Foucault y ait puisé
plusieurs anecdotes pour son cours sur les anormaux. Cependant,
malgré son évolutionnisme historique et culturel emprunté à Geoffroy
Saint-Hilaire, Ernest Martin ne prend pas assez précisément en compte
la chronologie. Du coup, les enjeux de discours contemporains et de
leur débat se perdent. D’une part, le schéma d’Isidore Geoffroy Saint-
Hilaire écrase pour des périodes entières toutes les controverses, attri-
buant une position unique à des époques et des sociétés entières, et
10 Monstres

d’autre part, le découpage thématique quelque peu excessif d’Ernest


Martin isole chaque question du reste de son temps, rendant ainsi
problématique la notion même d’évolution.
Depuis le XIXe siècle, le sujet a suscité un certain nombre d’études
à utiliser avec prudence, celles-ci n’embrassent pas de longues pério-
des et, si tel est le cas, leur valeur scientifique est problématique 7.
Citons tout d’abord l’ouvrage de Marie Delcourt intitulé Stérilités
mystérieuses et naissances maléfiques dans l’Antiquité classique 8,
l’Antiquité y est conçue de manière homogène sans tenir compte du
débat contradictoire développé par les philosophes. La problématique
générale et la volonté de démonstration de l’auteur n’ont pu manquer
de lui faire négliger une partie du sujet traité. Comme père Lafitau 9
en son temps, comme James George Frazer 10 dans son Rameau d’or
(1890-1915), Marie Delcourt range les Grecs et les Latins dans la
catégorie des « primitifs », les abondantes références à Lévy-
Bruhl 11dans le paragraphe IV de l’Appendice en témoignent. L’Anti-
quité tératologique s’y réduit à une pensée religieuse, qui dans les
temps anciens, obligeait à éliminer le petit monstre.
Y aurait-il donc une difficulté à penser sur le long terme, une
histoire pertinente des monstres et des phénomènes curieux de la
nature ? En réalité, la littérature historique et philosophique sur le sujet
est plutôt riche, notamment à partir des années 1970 où les chercheurs
ont circonscrit leur objet à des périodes plus réduites et la probléma-
tique à un contexte de pensée bien précis. C’est essentiellement celui
de la culture savante écrite. Ainsi, par rapport à la définition prophé-
tique du monstre, Jean Céard étudie dans La nature et les prodiges
les auteurs savants français du XVIe siècle et analyse comment cette
conception finit par être contestée à la fin du siècle 12. L’ouvrage de
Claude Kappler Monstres, démons et merveilles à la fin du Moyen
Âge aborde la question pour la période précédente et montre, a contra-
rio, comment s’est construite cette définition prophétique du monstre
au tournant des XVe et XVIe siècles 13. Patrick Tort aborde les débats
aux enjeux théologiques entre les médecins du XVIIIe siècle, notamment
la controverse entre Winslow et Lémery 14. Bien d’autres auteurs se
sont depuis lors confrontés à ce sujet, et la parution récente de
l’ouvrage collectif dirigé par Annie Ibrahim au sein du Collège inter-
national de philosophie, témoigne de l’intérêt encore vivace pour cette
question 15. Toutes les périodes aux contextes culturels les plus variés
ont fait l’objet de travaux au nombre desquels citons ceux de Claude
Introduction 11

Lecouteux 16 et de David William 17 pour le Moyen Âge, de Marie-


Thérèse Jones Davies 18, de Kathryn Brammall 19, de Katharine Park
et Lorraine J. Daston 20 pour l’époque moderne. Quant à l’Antiquité
classique, Catherine Atherton a réuni plusieurs contributions sur le
thème 21 et Blandine Cuny-Le Callet a étudié les nombreux aspects de
la question 22. Pour les dimensions philosophiques, Charles T. Wolfe
a réuni un ensemble de contributions 23, à l’instar de Régis Bertrand
et d’Anne Carol qui, à l’université de Provence, ont dirigé une publi-
cation collective couvrant essentiellement les divers enjeux des pério-
des moderne et contemporaine 24.
Ces travaux concernent essentiellement les débats savants et
cherchent, ce qui est peut-être le propre de la méthode historique, les
modifications, les différences, les évolutions et les changements. Il
n’existe toutefois pas d’histoire générale des monstres sur le modèle
de l’Histoire du corps d’Alain Corbin et Georges Vigarello, lesquels
ne font d’ailleurs débuter leur enquête qu’au tout début de la Renais-
sance 25. En fait, depuis l’ouvrage d’Ernest Martin récemment
réédité 26, il n’existe pas de véritable synthèse qui allierait périodisation
et thématique, mettrait en perspective évolutions et universaux, rupture
et continuité. Par ailleurs, dans certains travaux comme Monstres.
Histoire du corps et de ses défauts 27, Jean-Louis Fischer reprend
explicitement le schéma d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Dans ce cas
précis, est-il encore besoin de nuancer, plus même, de déconstruire
cet évolutionnisme culturel ?
En tant que phénomène prodigieux, le monstre tolérerait-il mal
la longue durée ? Même en écartant le schéma de Geoffroy, il est
difficile de concevoir une histoire générale comme la juxtaposition de
tous les travaux cités ci-dessus. C’est pourquoi nous nous proposons
dans ce livre de reprendre la question sous l’angle des constantes, des
invariants et des universaux. Il s’agirait ainsi de proposer une anthro-
pologie – symbolique, sociale et historique – des monstres et des
naissances monstrueuses.
Les changements dans les attitudes et les théories sont bien
entendu évidents, comment le nier ? À cette fin, nous allons nous
efforcer, dans le cadre d’une anthropologie de longue durée, d’établir
le contexte afin de comparer et de confronter les discours aux prises
les uns avec les autres. Il convient donc de définir les programmes au
sein desquels ces discours ont été énoncés et d’entreprendre ainsi une
véritable archéologie des discours tératologiques 28 : qui parle à qui ?
12 Monstres

Pourquoi et comment ? Il faudra aussi distinguer l’énoncé de ce qu’il


énonce et définir la situation d’énonciation. L’énoncé est-il fréquent,
rare, voire absent ? L’énonciateur est-il un prêtre, un médecin, une
femme enceinte, une matrone, un lettré qui tient un journal ? Est-il
païen, chrétien, athée ? Appartient-il plutôt à l’élite ou plutôt à la
masse ? La fonction du discours est-elle d’expliquer, de menacer, de
rassurer, de conseiller ? S’adresse-t-il au prince, au quidam, au lettré,
au savant, au peuple chrétien que menace l’Enfer, à la famille, à la
collectivité, inquiets ou suspicieux et craignant le déshonneur ?
L’énonciateur approuve-t-il, doute-t-il, conteste-t-il ou admet-il son
ignorance ? Ose-t-il raisonner ou observe-t-il une prudente attitude
fidéiste ? Le discours est-il partagé seulement par une élite réduite ou
par le plus grand nombre ? Est-il l’objet de critiques nombreuses ?
Est-il « nuançable » et nuancé ou est-il à prendre en bloc et de manière
dogmatique, et que risque-t-on alors à le contester ? Le discours est-il
énoncé par politesse, convention sociale ou crainte de l’hérésie ? Le
cadre de l’énonciation est-il un lieu et un moment précis ou sa péren-
nité limite-t-elle au contraire sa contextualité... ? Ces questions sont
essentielles et sont devenues en réalité les classiques interrogations
des historiens des mentalités et des comportements sociaux : il importe
de faire bon usage des discours anciens. En effet, il peut arriver que
l’un de ces discours, supposé répandu dans une société donnée, ne
soit en réalité l’affaire que de quelques initiés dont la pensée, une fois
mise par écrit, aura été transmise aux historiens et ce à la différence
de la pensée de nombreux anonymes. Inversement, une idée rarement
ou jamais énoncée n’est pas pour autant inexistante : c’est son carac-
tère d’évidence qui, au sein d’un contexte donné, peut en limiter
l’énonciation. Alors, à l’issue d’un comparatisme rigoureux et argu-
menté, il est possible de combler des vides énonciatifs et ainsi, d’enten-
dre d’anciennes voix non enregistrées par l’écrit mais conservées au
cœur d’une tradition orale « folklorique ».
Par ailleurs, il ne faut pas négliger ce que l’on peut désigner
comme l’intuition, autre facteur d’accréditation ou de réfutation de
certaines théories. Il peut s’agir d’une intuition pratique ou pragma-
tique, individuelle ou collective, qui fait que l’on peut par exemple,
nier l’existence des dieux ou de Dieu dans la Grèce ancienne, dans
l’Occitanie du XIVe siècle, dans la France de Rabelais 29 ou a contrario
être croyant dans la France du XXIe siècle. C’est aussi le cas des
théories médicales dont certaines sont l’objet de doutes et de critiques
Introduction 13

alors que d’autres font quasi l’unanimité. Ainsi, le crible élaboré par
Laurent Joubert dans les années 1570-1572, avec sa Médecine et
régime de santé. Des erreurs populaires et propos vulgaires, ne peut
guère être expliqué autrement que par cette notion indéfinissable,
également apparentée à ce que l’on pourrait nommer le « bon sens ».
Cette intuition individuelle correspond à la notion juridique de
l’« intime conviction » qui, en l’absence de preuves claires ou d’aveu,
se propose précisément de dépasser l’argumentation et le raisonnement
rationnels. De ce fait, elle sait aussi s’accorder avec d’autres idées et
préjugés qui ne sauraient souffrir la moindre critique.
Compte tenu de tous ces éléments, on peut, à propos du monstre
ou de la naissance monstrueuse, envisager une histoire sur la longue
durée. Il apparaîtra alors que le discours le plus constant à travers le
temps et les époques n’est pas celui que l’on attend a priori. Ce n’est
pas le discours de type « religieux » qui présente l’événement comme
un phénomène surnaturel, contrairement à ce que laisserait supposer
le vocabulaire. En effet, le grec téras comme le latin monstrum possè-
dent à l’origine le sens de « signe envoyé par les dieux ». Sur bien
des aspects, ce type de lecture s’avère souvent un épiphénomène sans
véritable enracinement populaire. Inversement, c’est l’analyse quali-
fiée d’« hygiéniste » qui bénéficie du crédit le plus longuement
attesté : lors d’une naissance, c’est la femme enceinte qui n’aura pas
respecté toutes les précautions d’usage liées à son état. Ainsi, si l’appel
au « surnaturel » est très fréquent pour évoquer soit un passé lointain
soit les « primitifs », et, par exemple, souligner une évolution, l’étude
comparée démontre au contraire que cette explication est loin d’être
la plus attestée et la plus partagée au sein des cultures éloignées tant
dans le temps que dans l’espace.
Étudier ces discours, en établir les caractères, leurs proximités
ou leurs antinomies, en s’efforçant pour chacun d’eux, de préciser le
cadre de son développement et de sa disparition éventuelle, ou le
contexte précis de l’une de ses énonciations, déceler ce qui put faire
sa force dans sa continuité, c’est ce que se propose cette anthropologie.
C’est une anthropologie historique des monstres et de la monstruosité
en tant que concepts mais surtout une anthropologie des naissances
monstrueuses en tant qu’événement qui bouleverse le cours normal
des choses.
14 Monstres

Il reste encore à préciser deux points. D’abord la double nature


de la notion de monstre : elle dépend du référent qui la définit.
Qu’est-ce à dire ? Un dragon est monstrueux au regard des animaux
auxquels l’homme a affaire de manière plus ou moins quotidienne
mais dans le cadre d’un relativisme méthodologique, ce même dragon
perdra sa dimension monstrueuse par rapport au reste de ses sembla-
bles. Ainsi dans toute l’histoire de la pensée européenne, deux notions
de la monstruosité cohabitent, très rarement distinguées par les auteurs
eux-mêmes : ce sont d’une part, les races monstrueuses humaines et
animales au sein desquelles le semblable reproduit le semblable, et
d’autre part, les déviances qui au sein d’une « race » surgissent quel-
quefois sous la forme d’êtres étranges. Dans ces cas, le semblable a
produit le différent. On le voit, ces deux définitions du monstre diffè-
rent par leur référence à la normalité. Dans le premier cas, la référence
est statique, c’est-à-dire qu’elle se fonde sur l’aspect physique d’un
groupe par rapport à l’aspect physique d’un autre groupe, la « norma-
lité » de chaque groupe étant bien définie. En revanche, dans le second
cas, cette référence est dynamique, ce qui signifie qu’il y a eu échec
dans la reproduction du semblable. Chez de nombreux auteurs anti-
ques, médiévaux et modernes, cette distinction n’est toutefois pas
claire. En effet, la question des races monstrueuses est abordée par
Augustin ou Isidore de Séville dans le même contexte que celui des
malformations congénitales 30. D’autre part, le médecin français du
e 31
XVI siècle Ambroise Paré, auteur d’un traité sur les monstres , étudie
aussi bien les malformations et leurs causes que certains animaux
imaginaires comme la licorne ou exotiques comme la girafe, le camé-
léon et le rhinocéros 32. Il est vrai qu’à propos de la baleine, Paré
manifeste une certaine gêne quant aux limites de la notion de mons-
truosité et, devançant d’éventuelles critiques, il écrit : « Nous abusons
aucunement du mot de monstre pour plus grand enrichissement de ce
traicté ; nous mettrons en ce rang la Balaine, et disons estre le plus
grand monstre poisson qui se trouve en la mer 33. » Les différents
niveaux de la monstruosité ne sont donc pas hermétiques mais la
distinction n’en est pas pour autant ignorée puisque Paré en vient à
préciser que, s’il insère les espèces animales rares, ce n’est pas pour
de simples motifs commerciaux mais aussi pour des raisons épisté-
mologiques. Dans la première édition de son Des monstres et des
prodiges, celle de 1573, il avait établi cette distinction pour justifier
le titre : « Monstres sont choses qui apparoissent contre le cours de
Introduction 15

Nature (et sont le plus souvent signes de quelque malheur à advenir)


comme un enfant qui naist avec un seul bras, un autre qui aura deux
testes, et autres membres. Prodiges, ce sont choses qui viennent du
tout contre Nature, comme une femme qui enfantera un serpent, ou
un chien, ou autre chose du tout contre Nature 34. » On le voit, les
catégories de Paré sont difficilement utilisables dans le cadre d’une
analyse contemporaine, notamment en raison de la définition du contre
nature. C’est pourquoi notre propos concerne aussi bien les monstres
correspondant à des pathologies réelles que les prodiges qui, forcément
irréels, n’en sont pas moins considérés par Paré comme des événe-
ments susceptibles de survenir. Ces deux définitions relèvent du
domaine de la déviance dans la reproduction du semblable par le
semblable.
Quant à notre objet, notre notion de « monstre » est aussi des
plus larges puisque nous voulons traiter tous les cas où un enfant se
trouve corporellement affecté. La gamme peut varier de la monstruo-
sité bénigne à la monstruosité grave, en passant par la difformité du
bossu, la laideur excessive ou encore un simple problème cutané, voire
une pathologie mentale comme la débilité ou le mongolisme. Certes,
comme Henri-Jacques Stiker 35, nous reconnaissons l’importance de la
distinction entre monstres et infirmes, nous aurons même l’occasion
d’apporter quelque précision, mais notre sujet se doit d’englober toutes
les situations où un nouveau-né vient au monde, frappé d’une patho-
logie physique visible et innée. D’une part, parce que certaines distinc-
tions théoriques ne sont pas partagées par tous les discours indigènes
et, d’autre part, parce que les enjeux épistémologiques et moraux de
ces diverses catégories tendraient plutôt à converger et à se compléter
au sein d’une réflexion plus large. Ainsi, si la définition de notre objet
peut sembler imprécise ou effectivement trop vaste, c’est toutefois en
connaissance de cause que nous prenons ce parti.
On pourra enfin regretter qu’il manque un aspect essentiel à la
notion de monstre : la dimension iconographique. En fait, un pan entier
de la notion de monstre, celui du téras grec, n’est pas descriptif
puisque ce dernier exprime la déviance et les auteurs ne donnent jamais
une idée de sa forme. Il existe certes de nombreuses figures mytho-
logiques que l’on pourrait qualifier de « monstrueuses » de par leur
forme, leur origine et leur fonction : les géants à cent bras, Cerbère le
chien à trois têtes, les créatures hésiodiques de la Nuit ou encore les
centaures. Pour la plupart, ces créatures sont représentées iconogra-
16 Monstres

phiquement 36 et ont pu bénéficier de l’expérience de monstruosités


réelles : par exemple, il est possible que les Molionides 37 aient été
conçus sur le modèle de frères siamois mais que dire du mythique roi
Géryon qui aurait disposé de trois têtes ? Les constructions mytho-
iconographiques semblent plutôt s’éloigner de cas tératologiques
réels : elles extrapolent autant qu’elles négligent des modèles patho-
logiques authentiques. Certains auteurs ont voulu voir dans les figures
mythologiques, des transpositions de pathologies, les enfants symèles
inspirant la représentation des sirènes femmes-poissons et les cas
graves de cyclocéphalie l’iconographie classique des cyclopes 38. En
réalité, le sujet demeure plus complexe : de telles recherches sont
entachées d’un esprit positiviste pour qui le monstre réel aurait été
systématiquement considéré comme une manifestation surnaturelle.
Malgré les critiques de certains érudits du début du XXe siècle 39, cette
analyse séduit encore. On ne peut, il est vrai, occulter complètement
cette dimension mais dans l’ensemble, le monstre biologique ne vit
pas la même aventure que ses cousins mythologiques, même si certains
auteurs antiques et médiévaux ne cessent de les mettre en relation 40.
Toute analyse iconographique de ce sujet exigerait une recherche à
part entière, lourde mais sûrement passionnante.
Abréviations

DK édition des présocratiques par Diels et Kranz


GA Génération des animaux (Aristote)
HA Histoire des animaux (Aristote)
HN Histoire naturelle (Pline l’Ancien)
TJ Les travaux et les jours (Hésiode)
Chapitre premier

Le discours scientifique et médical


des Anciens : la naissance
et les monstres

CONTEXTE INTELLECTUEL

Pour bien saisir les enjeux des notions d’anormalité et de mons-


truosité, il est essentiel d’abord de définir des mots tels que « nature »,
« naturel » et « contre nature » auprès des penseurs que l’historiogra-
phie a coutume d’appeler les « rationalistes présocratiques ». Ces
philosophes et « physiciens » au sens ancien du mot (phúsis, nature),
quelquefois médecins, appartiennent à un vaste mouvement rationa-
liste développé dans les cités de l’Asie Mineure durant les VIIe et
e 1
VI siècles av. J.-C. . Cela sera d’autant plus enrichissant que ce
mouvement, tout en modifiant en profondeur la méthode d’analyse du
monde (phúsis et kósmos), ne rejette pas en bloc, loin s’en faut, le
fonds des connaissances anciennes. Il s’agit d’un point fondamental :
il y a continuité d’un certain nombre de théories, dont la dimension
religieuse, au sens traditionnel du terme est critiquée et épurée. Ainsi,
il ne faudra pas être surpris, chez ces savants, de la persistance de
croyances qui peuvent sembler absurdes à nos contemporains. D’ail-
leurs, au mot « croyance » nous préférerons le terme de « théorie ».
Ces théories concernant par exemple le comportement ou les habitudes
de certains animaux, les vertus de telle plante ou de tel minéral,
perdurent. Toutefois, elles ne relèvent plus du registre de la magie ou
du merveilleux et si à l’occasion, elles peuvent sembler étonnantes,
c’est plus à la notion de « remarquable » qu’il faudra se référer.
20 Monstres

Histoires d’animaux

Les critiques d’Aristote au cours du IVe siècle av. J.-C., relèvent


de cet esprit. Il ne s’agit pas pour lui ni pour aucun de ses contem-
porains de faire table rase – seule la science occidentale contemporaine
a été capable à l’occasion, d’une telle démarche – mais de contester
telle ou telle théorie. Ainsi, tout en exerçant une démarche critique,
la vision aristotélicienne de la nature – hors de toute influence surna-
turelle mais soumise à une finalité d’ordre divin – contient des
éléments proches du « merveilleux », à l’instar de sa théorie de la
génération spontanée qui ne fut abandonnée qu’au XIXe siècle à la suite
des découvertes de Pasteur. Régulièrement, il remet en question certai-
nes opinions mais il accepte pour l’essentiel, les contenus de la vulgate
issus aussi bien de la tradition écrite savante que de la tradition orale.
En naturaliste, il s’oppose aussi à une théorie rapportée par Hérodote 2
selon laquelle les poissons se reproduiraient grâce à la simple ingestion
par la femelle de la semence du mâle 3. Il en critique d’autres qui, tout
en appartenant à la tradition orale, pouvaient être soutenues par des
naturalistes comme Anaxagore. Selon ces théories, certains oiseaux
comme l’ibis ou le corbeau s’uniraient par la bouche ou la belette
mettrait bas par la gueule 4... La très probable antiquité de cette
dernière opinion est attestée, y compris dans le mythe 5, car la belette,
était un symbole des accouchements, notamment pour ceux qui se
présentaient mal. Cependant, si auprès de ces savants, le mythe pouvait
être critiqué, aucun argument sur le plan épistémologique ne pouvait
les empêcher de considérer que toutes les belettes mettent bas par la
gueule. Ailleurs, Aristote reproche à Alcméon, philosophe pythagori-
cien du Ve siècle av. J.-C., de prétendre que les chèvres respirent par
les oreilles, tradition ancienne largement attestée 6 ; mais il ne s’agit
pas pour le Stagirite de critiquer la méthode d’Alcméon : nous avons
affaire à des débats écrits, entre savants, qui ayant rejeté le mythe,
dissertent sur tel ou tel point de l’histoire naturelle. D’autant que de
son côté, le même Aristote accrédite des théories a priori tout aussi
fantaisistes comme la fécondation des juments par le vent, la mise à
bas des lézards par la bouche, la transformation d’oiseaux (le rouge-
gorge, le rouge-queue, le coucou et le faucon) 7en un seul...

De plus, dans l’ensemble de la vulgate sur les sciences naturelles,


il existe deux théories particulièrement intéressantes pour nous : la
Le discours scientifique et médical des Anciens 21

génération spontanée et la mixité des espèces. Cette vulgate de la


représentation du monde, peut être dite à la fois « ancienne » ou « anti-
que », « traditionnelle », « grecque », « méditerranéenne », « savante »
et « populaire », « écrite » et « orale », etc. Aristote n’y échappe pas
puisque ces deux théories constituent des points importants de sa
conception du vivant.
Pour la première, la génération spontanée, elle apparaît dans la
cosmogonie d’Anaximandre où les animaux naissent de la boue à la
suite d’une longue évolution. Diodore, au Ier siècle av. J.-C., rapporte
que les Égyptiens affirment que l’humanité est née dans leur pays, en
se fondant sur les facultés génératrices du limon du Nil 8 dont la
fertilité, cause de la naissance d’êtres extraordinaires, est devenue
proverbiale dans toute l’Antiquité. On la trouve également chez Aris-
tote, pour qui la génération spontanée (γνεσι α
τ µατη), qu’elle ait
lieu dans la terre ou l’eau, nécessite une putréfaction, c’est-à-dire une
forme de coction, et de l’eau de pluie. Le mystère de la naissance des
anguilles, puisqu’elles ne pondent pas dans les eaux européennes, est
ainsi résolu : elles sont issues de vers 9, les civelles, eux-mêmes
produits par la vase et la décomposition, le tout étant stimulé par une
pluie salutaire. Il en est de même pour la naissance des mouches et
de bien d’autres insectes comme les abeilles, ainsi que de tous les
testacés à l’exception de l’escargot 10. Toutefois, pour Aristote, la pluie
ne joue pas un rôle équivalent à celui de la semence. L’explication du
biologiste ne se satisfait pas du principe de spontanéité (autómaton),
principe rejeté par la pensée philosophique et médicale, notamment
par l’auteur hippocratique du De l’art (c. 6) 11. Aussi, ce principe
semble paradoxal chez Aristote qui, loin de se contenter de l’autóma-
ton – de rien naissent certains animaux – prétend décrire avec précision
le mécanisme de ce type de génération. Il remonte pour cela jusqu’au
principe initial, le souffle (pneuma) : « Les animaux et les végétaux
naissent dans la terre et dans l’eau, parce que dans la terre existe de
l’eau, dans l’eau du souffle, et que celui-ci est tout entier pénétré de
chaleur psychique [θερµ τητα ψυχικν], si bien que tout est, en
quelque sorte, plein d’âme [πάντα ψυχ εναι πλρη] 12. » Ainsi,
tout en reprenant une idée très vieille et très répandue, son épistémo-
logie demeure cohérente.

La seconde théorie récurrente chez les auteurs anciens est la


mixité des espèces qui implique le non-cloisonnement rigoureux des
22 Monstres

races animales, question centrale en tératologie. L’expérience a pu


résoudre ce problème en partie chez les végétaux par la pratique de
la greffe 13, il s’avère plus difficile à théoriser en ce qui concerne les
animaux. La mythologie présente un certain nombre de cas de croi-
sement entre espèces dont le plus célèbre demeure le Minotaure 14. Par
ailleurs, dans le domaine de l’élevage et depuis bien longtemps,
l’union fructueuse des diverses espèces d’équidés constituait une acti-
vité économiquement intéressante où ânes et juments, chevaux et ânes-
ses procréaient respectivement mulets et bardots. La grande question
restait celle de la stérilité de ces hybrides, qu’Empédocle expliquait
ainsi : « parce que leur matrice est trop petite, trop basse et trop étroite,
et qu’elle est attachée et coudée vers le ventre, de telle sorte que la
semence ne peut y être jetée et que, même si c’était le cas, elle n’y
serait pas reçue 15 ». Quant à Aristote, il avance l’idée qu’il existe des
animaux hybrides tout aussi féconds que les autres et à cette occasion,
il se réfère à une idée répandue ( φασν) selon laquelle le mulet
peut s’unir et féconder jusqu’à l’âge de sept ans 16. S’il est stérile, cela
est dû à la nature même des équidés : leur semence étant particuliè-
rement froide, surtout celle de l’âne, ils ont naturellement tendance à
la stérilité, y compris entre individus de même espèce, et produisent
« à plus forte raison un être stérile et contre nature, qui aura tout pour
être infécond et le sera nécessairement 17 ». Les mules et mulets pour-
raient engendrer mais seulement des avortons, des bidets, c’est-à-dire
des chevaux de petite taille (γννο), comparables au culot de portée
des porcs, mutilé dans l’utérus par manque de place, ou aux Pygmées
mythiques et réels qui se rabougrissent de la même manière au cours
de la gestation.
En règle générale, Aristote admet l’existence d’hybrides qui
constituent parfois une race, comme les chiens indiens provienant du
croisement d’un tigre et d’une chienne, tout en notant également
qu’« il est fort probable que les poissons qu’on appelle anges-raies
viennent d’un ange [sorte de squale] et d’une raie 18 ». Par ailleurs,
fréquents sont les croisements entre les chiens, les renards et les loups,
entre les poules et les perdrix, réputées pour leur lubricité, ainsi
qu’entre espèces d’éperviers. Selon un proverbe populaire, la Libye
(en fait le désert saharien) serait même favorable aux croisements
d’animaux, puisque la rareté des points d’eau y contraindrait des espè-
ces différentes à vivre ensemble. Toutefois, il est vrai qu’à l’égard de
ces phénomènes, Aristote pose deux conditions essentielles : les
Le discours scientifique et médical des Anciens 23

animaux doivent être de taille comparable et, surtout, les durées de


leur gestation doivent être identiques. Quatre siècles plus tard, Pline
expliquait la variété des espèces marines par cette mixité possible.
Dans le livre IX de son Histoire naturelle, consacré à la faune aqua-
tique, il se réfère principalement à l’Histoire des animaux d’Aristote.
La conception chez Pline de la mer et des océans perpétue une tradition
ancienne : c’est un milieu sombre et impénétrable qui renferme les
créatures les plus monstrueuses, et qui s’oppose ainsi à l’élément
aérien, beaucoup plus pur. C’est un lieu où tout se mélange, où toutes
sortes de semences peuvent se rencontrer et produire toujours du
nouveau, du monstrueux et du démesuré, tout comme dans la Libye
d’Aristote 19. Les semences venues d’en haut (accipiente causas geni-
tales <e> sublimi [...] natura) y fécondent tout et n’importe quoi,
théorie qui n’est pas sans rappeler la panspermie d’Anaxagore, pour
qui les semences mâles tombent depuis l’Éther avec la pluie et ainsi
fécondent la terre et les eaux. C’est aussi, nous l’avons vu, en partie
par la pluie qu’Aristote résout ou reprend l’énigme de la génération
des anguilles, conception adoptée par Pline 20.
Cependant, Aristote critique longuement la tératogenèse empé-
docléenne notamment à propos de l’intervention du hasard 21. Si Aris-
tote ne refuse pas par principe une mixité fructueuse des espèces, il
lui impose toutefois des limites. Ainsi, en ce qui concerne les enfants
à tête d’animaux, il est très clair : on peut prétendre qu’ils ont une
tête de bélier, de bœuf, etc., et chez les animaux on peut aussi trouver
un veau à tête d’enfant ou un mouton à tête de bœuf mais il ne s’agit
que de ressemblances. C’est de cette façon que nous nous moquons
d’une personne peu avantagée par la nature et sur ce sujet pensons
aux esquisses du peintre Lebrun qui, au XVIIe siècle, s’efforça de
trouver des caractères animaux dans certaines figures humaines 22. On
le voit donc, sur la question de la bestialité, la position d’Aristote n’est
catégorique ni dans un sens ni dans l’autre. S’il admet un croisement
entre différentes espèces, c’est entre animaux de même taille et de
même temps de gestation 23. Pline s’aventure beaucoup plus lorsqu’il
accepte qu’un escargot marin et un cheval puissent féconder 24. Il n’en
reste pas moins qu’il est admis dans le monde savant d’expliquer
certaines formes monstrueuses par la mixité des espèces. Cependant,
comme nous le verrons plus loin, la bestialité ne fut que très peu
sollicitée dans les argumentations tératogéniques au cours du Moyen
Âge et de l’époque moderne 25.
24 Monstres

L’épistémologie des philosophes physiciens

Nous avons souligné la continuité du fonds, certes passé au crible


de la critique savante. Reste à aborder la méthode scientifique des
penseurs antiques.

Les cosmologies et le recours au surnaturel

Nous en avons dit deux mots précédemment, cette critique philo-


sophique s’attaque d’abord au mythe et tout particulièrement aux
mythes relatifs à la formation du monde. Les premiers « physiciens »
ou « physiologues » 26 expliquent le monde et sa création en rejetant
les grandes personnifications divines. Aux théogonies et cosmogonies
des poèmes religieux comme celui d’Hésiode, succèdent les cosmo-
logies d’Anaximandre ou de Thalès par exemple 27. Lors de sa forma-
tion, le monde a dû se conformer à des lois constantes. La notion de
Nature intègre tout le réel, y compris le divin : elle est soumise à des
lois (nomós) internes fixes, tout comme le Grec qui vit dans la Cité,
à la différence du Barbare qui, lui, est soumis à un monarque aux
décisions arbitraires. La Nature de ces philosophes refuse les concepts
d’autómaton, « spontané », « sans cause », et de túkhè, « fortune »,
« hasard » 28. Toutefois, la pensée de ces philosophes n’est pas la seule
à concevoir des lois et à rationaliser. Prenons l’exemple du héros
Teucros qui, lors d’un combat de la guerre de Troie, vise Hector avec
son arc dont la corde est neuve. Or, celle-ci se casse 29. L’expérience
de Teucros en la matière lui permet de concevoir une ligne de démar-
cation entre ce qui est normal, prévisible, habituel, et ce qui ne l’est
pas. En bon archer, Teucros sait bien qu’une corde neuve ne casse
pas de cette manière : il est donc victime d’une volonté divine. Ainsi,
pour qu’il prenne conscience d’une intervention extérieure, c’est-
à-dire le surgissement de la surnature dans le réel habituel du techni-
cien, il faut bien que Teucros ait conçu un ensemble de lois naturelles.
Comme l’enseignait le philosophe stoïcien Cléanthe, ce sont toutes
ces « exceptions » tels les orages, les foudres, la peste, la tempête ou
la naissance de monstres humains et animaux qui constituent l’une
des quatre causes de l’universalité auprès des hommes, de l’idée de
divinité 30. Certes, comme pour de nombreux systèmes de pensée 31, il
est délicat de parler de « surnature » dans le cas de la Grèce ancienne,
Le discours scientifique et médical des Anciens 25

car les forces religieuses font partie intégrante de la nature à l’instar


des daimones, qui expliquent aussi bien le cours normal des choses
qu’une situation pathologique. Le terme est cependant pratique pour
désigner tout ce qui bouleverse l’ordre habituel des choses. Tout
comme Teucros qui maîtrise un savoir-faire à partir de principes (résis-
tance des matériaux, durée prévisible de l’usage d’une corde d’arc),
le maçon doit tenir compte des lois de l’architectonique et le potier
de règles afin que ses vases ne se brisent pas lors de la cuisson. En
bref, il s’agit de savoirs techniques nécessaires pour mener à bien une
opération.
Dans les sciences naturelles, la question est très comparable. La
« rationalité » n’est donc pas le propre de la pensée philosophique.
Teucros comme le « primitif » font preuve d’une rationalité qu’on peut
qualifier de « cognitive ». De même, les ethnographes et ethnologues
ont pu très souvent constater une grande connaissance du milieu natu-
rel chez les cultures observées. La « pensée sauvage » de Claude
Lévi-Strauss met en œuvre tout un processus de classifications
complexes 32. Donc, ni le principe de classification ni le déterminisme,
pas plus que la notion d’expérience, ne sont le propre de la pensée
philosophique. La différence entre cette dernière et la « pensée
sauvage » est plus évidente lorsqu’il est question du pathologique au
sens large : événements inhabituels, irréguliers et anormaux comme
les grands phénomènes climatiques et terrestres ou encore les accidents
et la maladie. Selon Aétius, pour Leucippe, disciple de Zénon d’Élée,
lui-même disciple de Parménide, « nulle chose ne se produit fortuite-
ment, mais toutes choses procèdent de la raison et de la nécessité 33 ».
Nous l’avons vu plus haut, cette même idée fut exprimée en médecine
par l’auteur hippocratique du De l’art qui refuse toute notion de
« spontanéité » (autómaton) puisqu’elle est, par essence, négation de
la causalité 34. L’originalité du raisonnement philosophique des
penseurs de la Grande-Grèce mais aussi des Ioniens comme Thalès,
Héraclite ou Anaximandre, apparaît de manière la plus éclatante lors-
qu’il s’agit d’expliquer des événements peu courants, ceux dans
lesquels le commun pourra y voir les signes d’une intervention divine.
Ainsi, dans le mythe, la foudre exprime la colère de Zeus mais pour
Leucippe, c’est le feu emprisonné dans les nuages qui, en s’échappant,
produit le tonnerre 35. Les tremblements de terre ne sont pas dus à
Poséidon furieux frappant de son trident le fond des mers : Thalès,
concevant la terre comme un navire flottant, les explique par les
26 Monstres

mouvements de l’eau, tandis que pour Anaxagore, c’est l’air qui


s’infiltre sous terre qui cause les séismes 36. Ces explications concer-
nent tous les séismes et toutes les foudres, et non pas ceux survenus
en telle ou telle circonstance ; elles sont donc universelles. À l’arbi-
traire d’un dieu à la psychologie trop humaine, est substituée une loi
valable pour tous les cas d’un même phénomène.

Les sciences de l’homme et de la nature

Au Ve siècle, la médecine entreprend une démarche comparable


et des écoles philosophiques l’étudient et en débattent. Ainsi, certains
des philosophes physiciens exercent l’art de soigner et de guérir. La
médecine appartient à un ensemble d’arts (téchnai), au même titre que
la rhétorique, la diététique, la sculpture, la musique ou encore la
gymnastique, dont les règles sont consignées dans des ouvrages du
e e
V siècle et du début du IV . Parmi ces philosophes médecins, citons
Alcméon, Philolaos et Empédocle qui, installés en Italie du Sud près
de Crotone, furent en contact avec des écoles médicales célèbres.
Toutefois, ce lien trop étroit entre philosophie et médecine attira les
critiques du courant hippocratique 37 qui, en outre, chercha à se distin-
guer des « charlatans » et des guérisseurs qui bénéficiaient d’un grand
succès auprès de la population 38. La maladie étant le domaine privi-
légié des explications surnaturelles, les critiques furent virulentes.
Ancrée dans les esprits (d’ailleurs, dans le vocabulaire hippocratique
même, l’expression « maladie sacrée » désigne l’épilepsie), la
croyance en des maux dus à une volonté divine se retrouve chez
Homère, Hésiode ou dans la tragédie. Au début du premier livre de
l’Iliade, pour venger l’outrage fait à son prêtre Chrysès, Apollon
descend de l’Olympe et de son arc commence à abattre indistinctement
hommes et bestiaux. Le loimós, le fléau contagieux, envoyé par Zeus
sur la cité abritant le coupable se retrouve chez Hésiode 39, Sophocle
et dans bien d’autres épisodes mythologiques. La pestilence est une
punition divine frappant aussi bien les plantes, les animaux et les
hommes : de son côté, l’auteur hippocratique des Vents précise a
contrario l’existence de maladies spécifiques à l’homme ou à certains
animaux et végétaux. Débarrassé de sa connotation religieuse de souil-
lure, notamment provoquée par le versement coupable de sang, c’est
en suivant sa propre nature que le míasma hippocratique nuit à la
Le discours scientifique et médical des Anciens 27

nature humaine, ou plus spécialement à tel ou tel individu 40. Ainsi, le


miasme obéit aux lois de sa nature et de celles des hommes, ce qui
implique une certaine régularité de la cause. De même, les maladies
des filles pubères sont souvent dues à une mauvaise ou inexistante
évacuation du sang, ce qui rend inutile toute offrande à Artémis 41.
Toutefois, si l’auteur de la Maladie sacrée qui aborde l’épilepsie,
refuse d’y voir une intervention divine, il ne rejette pas pour autant
toute origine divine à cette maladie : en effet, c’est parce que la Nature
est divine, Nature dont dépendent toutes les maladies 42, que tous les
phénomènes le sont, qu’ils soient normaux ou pathologiques 43. Même
si cette épistémologie ne fait pas forcément l’unanimité, beaucoup de
ces philosophes l’adoptent, tout comme les médecins hippocratiques
dont l’auteur de la Maladie sacrée. Si les « merveilles », les « prodi-
ges » (θαυµαστά) et les « monstres » au sens large (τρα) peuvent
être dits « contre nature » (παρὰ φσιν), c’est au sens restreint du
terme : « naturel » est ce qui est fréquent et régulier, et « contre-
nature » ce qui est inhabituel. Ces phénomènes exceptionnels n’en
demeurent pas moins intelligibles selon des causes exclusivement
mécaniques et donc naturelles.

Nous y avons insisté plus haut, un grand nombre d’anciennes


théories des sciences naturelles persiste chez les savants. Dans les
multiples ouvrages intitulés De la nature (Περ φυσε), les auteurs
reprennent souvent d’anciennes idées mais celles-ci sont sélectionnées,
compilées, ordonnées, c’est-à-dire classées par thèmes, structurées,
mises en relation avec d’autres, et pour la plupart épurées d’explica-
tions surnaturelles. Les savants des VIe-IVe siècles av. J.-C. sont – pour
reprendre une image de Max Weber 44 à propos des élites religieuses –,
des « virtuoses » au regard du plus grand nombre dont les connais-
sances ne sont pas du même type. À partir de ces savoirs hérités, ils
ont mis au point des concepts et des catégories linguistiques 45, toute-
fois leur nouvelle classification a brouillé bien souvent les anciens
complexes symboliques que l’on peut malgré tout reconstituer. L’arti-
culation entre ces deux modes de pensée ne se situe donc pas dans
l’élaboration de lois ni même dans leur contenu, mais plutôt dans leur
universalisation. Ce qui manifestait chez Homère ou Hésiode leur
suspension – et c’est la définition du miracle – disparaît dans les
théories des philosophes présocratiques. Tous les événements, même
les plus extraordinaires, font partie intégrante de la Nature et il n’y a
28 Monstres

plus lieu de penser en termes d’intervention divine. C’est pourquoi la


démarche intellectuelle que les φυσιολ γοι ont suivie pour élaborer
leur regard sur le monde se distingue principalement par l’abord de
ces phénomènes qui brisent la régularité du cours des choses. Dans
leur pensée, l’événement jugé « contre nature » s’explique par des
causes physiques : il est réellement et seulement extra-ordinaire.
Ainsi, quelle que soit la nature du phénomène, sismique, météorolo-
gique ou biologique (un nouveau-né monstrueux), l’explication ne
retient que les causes naturelles. Si la mise en relation systématique
d’événements et de causes fonctionne en général comme dans la
pensée magique, en revanche, dans le cas de la naissance d’un monstre
par exemple, la pensée philosophique ne prend en compte que les
aspects matériels où interviennent les différentes humeurs du corps
(sang, sperme) et les organes mis à contribution (verge, matrice).

Pour mieux faire ressortir les aspects originaux de la réflexion


philosophique, nous avons précédemment souligné qu’elle reprenait
certaines opinions anciennes. Certes, pour les auteurs naturalistes, le
corbeau n’est plus le compagnon maudit d’Apollon mais rien ne les
empêche de considérer que cet animal s’unit par le bec. De même, la
belette n’est plus Galinthias, la compagne d’Alcmène, et si Anaxagore
en croise une, il n’y verra pas un signe de mauvais augure à l’instar
du superstitieux de Théophraste qui aurait craché dans ses vêtements
en guise de protection 46. Cependant, rappelons-le une nouvelle fois,
rien sur le plan épistémologique, ne dissuade Anaxagore de continuer
à penser que toutes les belettes mettent bas par la gueule et que cette
particularité relève de leur nature. Le travail que les historiens ont
accompli pour les mythes : séparer le probable de l’impossible afin
d’en dégager une vérité historique, dépouillant ainsi les héros de leur
surnaturalité, les naturalistes l’ont également réalisé vis-à-vis des
mythes étiologiques. Chez les historiens, il n’était retenu de Thésée
que sa fonction royale et le Minotaure était devenu éventuellement un
personnage cruel nommé Taureau. Chez les naturalistes, le mythe était
mis de côté pour ne garder que la définition naturelle de l’animal.
Ainsi, à propos de l’influence lunaire sur le cycle menstruel féminin,
Plutarque expose au IIe siècle ap. J.-C. une théorie tout à fait repré-
sentative de cette épistémologie où seul l’aspect mythologique est
rejeté 47 : la lune met en mouvement l’humidité des corps et contribue
de ce fait à relâcher les humeurs ; les douleurs de l’enfantement s’en
Le discours scientifique et médical des Anciens 29

trouvent ainsi diminuées. C’est pour cela qu’Artémis « qui n’est autre
que la lune » (« ο
κ ο σαν τεραν ! τ"ν σελνην »), est appelée
aussi Locheía ou Eileithya. L’erreur des anciens – poursuit Plutarque –
est d’avoir personnifié un corps céleste 48. Tous les savants ou presque,
y compris Aristote, reconnaissaient l’influence de la lune sur la physio-
logie féminine. Ce dernier se contentait de critiquer ceux qui avaient
attribué à cet astre, un sexe, en l’occurrence féminin 49. L’originalité
ne consiste donc pas en la nouveauté systématique d’un savoir mais
plutôt en la critique « démythologisante » d’un savoir ancien. Nous
ne pensons donc pas que le mouvement des naturalistes et celui de la
critique du mythe diffèrent dans leurs fondements épistémologiques.

Deuxièmement, ce n’est pas non plus la constitution de lois de


la nature qui représente la grande originalité de la démarche philoso-
phique. En effet, pour reprendre le parallèle politique, il est vrai que
l’apparition de lois écrites constitue un phénomène important mais il
n’est ni nécessaire ni suffisant. Tout d’abord, la présence de lois ne
se limite pas au contexte démocratique 50. Elles peuvent certes vite
transcender le particulier c’est-à-dire le monarque qui les conçoit et
sont alors présentées comme ayant été dictées par une divinité :
Shamash à Hammourabi, Yahwé à Moïse, Zeus à Minos. En fait, la
régularité des décisions est ressentie comme également nécessaire dans
un contexte monarchique. Ce n’est donc pas la notion de loi qui
détermine la démarche des présocratiques. La reconnaissance de lois
de la nature est une constante universelle et constitue d’ailleurs une
condition préalable pour déceler le prodige et l’irrégularité puisque
c’est la contradiction de ces lois qui définit elle-même le prodige. Pour
filer la métaphore politique, nous dirons que la nature des anciens
physiciens refuse d’admettre tout décret royal qui pourrait outrepasser
les lois, voire les contredire, c’est-à-dire aller à l’encontre du cours
naturellement légal des choses : le propre de la représentation du
monde de ces savants ne se situe pas dans l’existence de la loi écrite
mais dans le refus du tyran qui quelquefois passe outre aux usages
collectivement admis. Tous les cas observables sont prévus dans les
lois naturelles et aucun « article 16 » 51 ou loi d’exception ne saurait
être prononcé par une quelconque divinité. Le soleil ne peut pas ne
pas se lever tous les matins. Quant aux malformations congénitales
de certains enfants – les monstres toujours désignés par le mot téras,
30 Monstres

« signe » –, elles ne sont pas des oukazes d’origine divine mais doivent
être expliquées par les lois internes du Code civil naturel.

Reste enfin à apporter une dernière précision : le stoïcisme qui


reconnaît une valeur à la divination – et donc à la notion de monstre
présage – ne nie pas pour autant les positions précédentes. Le modèle
n’est certes pas celui de la religion traditionnelle civile qui conçoit
une intervention divine extérieure. Il s’aligne cependant sur les prin-
cipes philosophiques établis. Loin de signifier une suspension provi-
soire des lois de la nature, le monstre était considéré comme la
conséquence naturelle d’une réaction légitime. Il était dans l’essence
même de la nature, du fait de la bienveillance des dieux depuis les
origines, que celle-ci prévînt par des présages, les événements graves
à venir : une naissance monstrueuse ou n’importe quel autre prodige
annoncent des bouleversements prochains. La nature répond ainsi à
une offense faite par un homme 52. Cette vision d’une nature conçue
comme un « grand vivant » où tout est solidaire semble bien corres-
pondre à une sorte de synthèse entre la religion traditionnelle et la
philosophie. Quant au présage lui-même, il n’est pas tant constitué
par du merveilleux que par un réseau sémantique plus ou moins
complexe. Ainsi, un serpent qui s’enroule autour d’une serrure peut
être vu comme un signe, surtout si la porte est celle d’un homme
illustre mais, comme le soulignent depuis des siècles, les détracteurs
de la divination, il y aurait réellement prodige si c’était la serrure qui
s’enroulait autour du serpent 53.

LES LOIS NATURELLES DU CORPS : IDÉES ET THÉORIES

Dans leurs ouvrages, les physiologues comme les médecins ont


exposé diverses théories de la reproduction au nombre desquelles,
celles qui abordent :
– l’origine de la semence : le sang (Alcméon), la moelle
(Hippon) ou l’ensemble du corps (Hippocrate) ; on lui reconnaît une
nature écumeuse, c’est-à-dire un mélange d’eau et d’air 54, et sa forma-
Le discours scientifique et médical des Anciens 31

tion est en tout point semblable à la fabrication du fromage avec la


séparation du serum et du caseum 55 ;
– le sexe de l’enfant, fruit de combinaisons diverses où inter-
viennent des facteurs comme le côté gauche ou droit, le chaud et le
froid, le sec et l’humide, ou le fluide et l’épais ;
– le rôle de la femme et l’existence ou non d’une semence
féminine ;
– la ressemblance des enfants avec leurs parents, souvent pensée
en termes d’affrontement et où interviennent les éléments précédents.
En bref, il s’agit d’interrogations classiques des théories de la
conception qui relèvent de ce que l’on nommera une « ethnobiologie »
ou des « ethnosciences naturelles ». En réalité, tous les débats qui
opposent les savants cachent l’essentiel : chaque auteur ne se limite
pas à une seule théorie mais en combine plusieurs. Par exemple, le
Corpus hippocratique reconnaît la sexualisation des côtés 56 qu’Aris-
tote cumule avec la fluidité 57 et pour certains, si le côté droit produit
des mâles c’est parce que la présence du foie en augmente la chaleur,
etc. Tous les propos convergent sur un point, la valorisation du mâle :
il est admis que la grossesse d’un enfant mâle se passe mieux, les
envies y sont moins violentes et la délivrance moins douloureuse 58 ;
le garçon brille par sa nature plus vigoureuse, il bouge de manière
plus évidente et son corps se forme plus tôt 59. De plus, malgré quelques
débats contradictoires comme celui du premier organe formé, la
plupart de ces questions (nature de la semence, sexe de l’enfant)
puisent dans un fonds collectif partagé par tous les penseurs. Dans ce
système, les différents couples d’opposés peuvent se superposer et se
correspondre : à côté de mâle-femelle, l’on trouvera épais-fluide,
chaud-froid, sec-humide, droite-gauche, extérieur-intérieur, haut-bas,
soleil-lune, méridional-septentrional, limité-illimité, impair-pair...
Aristote le souligne, ce dualisme a été particulièrement présent chez
les pythagoriciens 60 dont Alcméon pour qui « la plupart des choses
vont par deux » mais ils n’ont pas été les premiers à en parler. Dans
la série de couples, le premier terme représente la perfection, la limi-
tation et le bien, le second correspondant à l’imperfection, au moindre
bien pour ne pas dire au pire. Ainsi, l’on y retrouve des éléments
anciens, disons plus prudemment « traditionnels », fondamentaux dans
la culture grecque et re-théorisés par les penseurs de l’époque histo-
rique. Par exemple, la dévalorisation du côté gauche se retrouve chez
Aristote hors tout contexte de superstition et de religion 61, et demeure
32 Monstres

une constante dans la culture occidentale. Ainsi on constate sans


surprise que les discours médicaux et physiologiques se présentent
comme des applications en un domaine particulier d’une idéologie
plus vaste où les notions se répondent. Par exemple, aux fonctions
sociales – domestique pour la femme et donc relevant de l’intérieur
et de la passivité, et politique pour l’homme qui est de nature active
et tourné vers l’extérieur – correspond une structure identique dans la
physiologie et la sexualité. Les appareils génitaux masculin et féminin
s’opposent également de cette manière, en fonction de ce même
clivage intérieur-extérieur et actif-passif. De cette façon, l’idéologie
sociale dans son ensemble se trouve inscrite et par là même légitimée
par les lois biologiques. Elles n’ont rien de gratuit et constituent bien
au contraire, une référence indispenable. En bref, le bouillonnement
apparent que laisse entendre le nombre des débats masque la réalité :
le lourd poids de l’héritage et l’importance de la continuité.

La ressemblance

Un enfant qui ressemble à ses parents, quoi de plus naturel ?


Cette ressemblance est une évidence souvent expérimentée, impliquant
de plus une forte dimension affective. Toutefois, dans de nombreuses
aires culturelles, elle ne se limite pas à une vague constatation flatteuse
pour la famille mais, fondamentale dans le processus de reconnais-
sance de l’enfant et ce dans tous les sens du terme, elle constitue une
part essentielle dans les théories et les représentations relatives à la
reproduction. Reconnaître physiquement l’enfant et donc constater
qu’il ressemble à sa parenté plus ou moins élargie est une condition
pour qu’il soit socialement reconnu comme légitime et ainsi maillon
direct dans la succession des générations. La non-ressemblance trahit
donc le bâtard et à plus forte raison le monstre. Nous le verrons plus
loin, la définition principale du téras est « celui qui ne ressemble pas
à ses parents ».
Dans les théories antiques, cette ressemblance est d’origine géné-
tique, c’est-à-dire due au principe même des semences parentales.
Pour reprendre le cas classique en anthropologie des Trobriandais qui,
selon Malinowski, n’attribuaient aucun rôle à l’homme dans la géné-
ration, la ressemblance était acquise par la fréquentation régulière du
père et de l’enfant, ce dernier en quelque sorte marqué et impressionné
Le discours scientifique et médical des Anciens 33

ex utero par l’image de ce modèle qui ne pouvait être qu’un père


social 62. Ce n’est pas le cas en Grèce ancienne ni à Rome où cette
ressemblance est d’emblée inscrite dans les éléments constitutifs du
corps. L’ensemble des auteurs physiologues et médecins, à l’exception
d’Aristote et d’Anaxagore 63, reconnaissent l’existence des deux
semences, masculine et féminine. L’acquisition du sexe de l’enfant
est dès lors conçue comme un affrontement entre les principes du père
et de la mère. Certes, pour les auteurs tardifs comme Soranos ou
Galien (IIe siècle ap. J.-C.), bien que plus faible, la semence féminine
entre malgré tout dans la fabrication de l’enfant. Le sexe comme la
ressemblance sont déterminés à l’issue d’une véritable guerre
d’influence entre les semences 64 : la dominante impose ses particula-
rités comme le sexe, la forme et les traits du visage. L’auteur hippo-
cratique du Régime 65 propose un ensemble de combinaisons que nous
avons résumées en un tableau synoptique : entrent en jeu les semences
de chacun des deux parents, lesquelles contiennent une double nature,
à la fois mâle et femelle.

AFFRONTEMENT Principe du père


DES PRINCIPES
mâle femelle
mâle [pas d’affrontement] Le principe mâle l’emporte :
homme efféminé
homme très viril et courageux Le principe femelle
Principe l’emporte : femme virile
de la mère
femelle Le principe mâle l’emporte : [Pas d’affrontement]
homme moins fort mais viril
Le principe femelle l’emporte : femme féminine et très belle
femme hardie mais modérée

Le discours sur la ressemblance pose également la question de


l’hérédité ou justement de la non-hérédité de certains caractères physi-
ques. Ainsi, pour les tenants de la théorie pangénétique de la semence,
se pose le paradoxe du père infirme d’un enfant sain 66. C’est aussi la
question de l’hérédité des caractères acquis qui apparaît de manière
sous-jacente. Puisque la semence provient de tout le corps, si chez
l’un des parents, il manque un bras, une jambe ou un doigt, la semence
en est altérée et normalement l’enfant devrait être affecté de la même
tare. Or, constatent les auteurs, ce n’est pas toujours le cas. L’auteur
34 Monstres

du De la génération (XI, 1) le reconnaît : « De parents estropiés [πεπη-


ρωµνων α$νθρ πων], il arrive souvent que les enfants naissent
normaux, en effet la partie mutilée a tous les composants d’une partie
saine. » Il précise malgré tout comment, par le pangénétisme de la
semence, l’infirmité du parent peut se transmettre à l’enfant : « Ce qui
provient de la partie mutilée est plus faible et il ne paraît pas étonnant
que l’enfant soit estropié par le parent. » La semence n’est pas fournie
complètement et l’enfant peut connaître la même tare (τ"ν γον"ν ο
χ
%λην παρχουσιν).
Aristote établit ce même constat : de parents estropiés, il arrive
que les enfants naissent malformés mais plutôt rarement 67. Comment
expliquer ce paradoxe apparent ? Ailleurs, il critique la théorie pangé-
nétique de la semence et rejette donc l’argument de l’hérédité des
tares 68. Pline fait des remarques identiques 69 : il n’y a donc pas de
règle et toutes les combinaisons sont possibles. La statistique ne peut
donc que faire pièce au raisonnement par trop systématique de l’héré-
dité des malformations 70. Mais ici intervient une notion importante :
le saut de génération (δ'α γενεν). Aristote l’invoque dans sa réfu-
tation du pangénétisme et, à l’occasion, fait appel à une anecdote :
une femme d’Élis ayant eu un rapport avec un Éthiopien, ce ne fut
pas son fils qui fut noir mais le fils de celui-ci qui présenta les traits
du grand-père éthiopien 71. À la lecture des auteurs antiques, ce serait
apparemment le cas le plus fréquent dans l’hérédité des tares. Ainsi,
selon la situation type, l’enfant porte comme son nom, la tare du
grand-père en sa chair. Obtenue par hérédité – comme par héritage –
cette tare ne relève en rien du monstrueux, puisque le semblable a
reproduit le semblable et que preuve est ainsi faite que l’enfant est
légitime et qu’il trouve sa place dans la continuité familiale.
En fait, pour revenir à la ressemblance, il existe un véritable code
d’une certaine bonne ressemblance. Le petit-fils, image du grand-père,
en est une des données positives. Pour Aristote et sûrement pour
l’ensemble de la société, la règle « normale » veut – même si, bien
sûr, les « exceptions » sont fréquentes que le fils ressemble plus au
père et la fille plus à la mère 72. Ce schéma type de la bonne ressem-
blance défendu par Aristote et correspondant à la logique de parenté
athénienne constitue la référence, les autres situations devenant ainsi
des écarts. Justement, Aristote dresse une série de degrés qui, de cette
bonne ressemblance, vont, à force d’écarts, jusqu’à la monstruosité.
Certains enfants ressemblent plus aux parents qu’aux ancêtres,
Le discours scientifique et médical des Anciens 35

d’autres plus aux ancêtres qu’à n’importe qui, d’autres à aucun des
parents et enfin, certains n’ont pas même forme humaine et n’ont de
commun que l’animalité 73. Comme nous le verrons plus loin, la
ressemblance est le critère central de la définition aristotélicienne du
téras : celui qui ne ressemble pas à ses parents est dèjà dans une
certaine mesure un monstre 74.
Ainsi, le bâtard devient un véritable monstre social. Dans la
non-ressemblance aux parents, il est dangereux de s’écarter de manière
trop horizontale alors que le saut vertical de génération n’a rien de
répréhensible, bien au contraire. Le matérialiste Lucrèce l’exprime à
sa manière 75 : « Parfois aussi les enfants ressemblent à un aïeul, ou
même font revivre les traits d’un bisaïeul 76, parce que le corps de
chacun des deux époux renfermait un grand nombre de principes
divers remontant de père en père (patribus patres), à la souche primi-
tive (a stirpe profecta) C’est ainsi que Vénus varie la production des
visages en imitant les traits des ancêtres avec leur voix et leurs
cheveux. »
L’exemple du bisaïeul, proavus, déjà mort à la naissance du
descendant, montre comment les ressemblances pouvaient être véri-
tablement cherchées au sein des familles. C’était à la mémoire collec-
tive ou à la confiance de celle d’un ancien que l’on devait ces
rapprochements dont on suppose bien qu’ils étaient trouvés dès lors
qu’on cherchait à les établir. Pour les traits du visage à Rome, dans
les familles plutôt aristocratiques, l’on peut toujours supposer le
recours soit aux portraits réalistes de la tradition républicaine et ce
durant tout l’empire, soit aux masques de cire à l’effigie des ancêtres,
que la famille conservait dans des armoires et qu’elle sortait à l’occa-
sion de défilés funéraires. Ces masques étaient ressemblants, nous
affirme Polybe 77 mais que dire sur le souvenir de la voix de l’arrière
grand-père, critère particulièrement subjectif qui ne pourrait souffrir
la moindre contre-preuve ? Ainsi, qu’il s’agisse d’une marque physi-
que particulière ou d’une ressemblance globale, puisque c’est l’assem-
blage qui produit l’effet 78, porter les mêmes traits que le père ou
l’ancêtre n’est pas si anodin et ne se limite pas au plaisir de se l’enten-
dre dire au grès des compliments bienveillants. Si l’enfant ressemble,
c’est la garantie qu’il appartient bien à cette verticalité familiale dans
ses traits comme dans son nom, celui du clan ou de la phratrie. Pour
Rome, faut-il évoquer si besoin est, l’exemple de Cicéron qui devait
son cognomen, c’est-à-dire le surnom de sa gens, Cicero, de cicer,-eris
36 Monstres

« pois-chiche », à la verrue devenue proverbiale qui marquait le visage


de l’un de ses ancêtres 79 ? L’orateur ne portait plus la marque qui ne
s’était pas transmise mais il y a fort à parier que si tel avait été le cas,
il aurait été, malgré ce défaut, considéré comme rectus au sens de
« conforme à l’aspect humain » mais aussi au sens de « droit », c’est-
à-dire dans la continuité verticale. Ainsi, il n’y eut point de bâtardise
à redouter. Ces marques que sont les naevi, les cicatrices ou d’autres
particularités, peuvent donc être recherchées pour que l’on puisse être
affilié aux ancêtres. Des anecdotes circulent aussi à ce sujet où de
simples caractères acquis comme le tatouage peuvent être transmis.
Aristote réfute mais cite cet exemple : on a déjà vu des enfants porter
la même cicatrice au même endroit que leur parent et à Chalcédon,
un père au bras tatoué (stigma) eut un fils qui portait, bien que confuse
et indistincte, la marque du dessin 80. Pour le monde latin, Pline apporte
des éléments autres que les anecdotes aristotéliciennes, ce qui démon-
tre la pérennité de la théorie. Chez les Daces, une marque au bras
acquise toutes les quatre générations seraient la preuve de leur origine
et donc d’une certaine continuité génétique 81. L’encyclopédiste
rapporte encore l’exemple de la famille des Lépides où trois individus
naquirent avec la même particularité, une membrane recouvrant
l’œil 82. Par ailleurs, des numismates auraient, semble-t-il, déceler chez
des rois parthes une sorte de verrue héréditaire, l’épithéliome adénoïde
cystique ou tricho-épithéliome, adénome transmis par un gène domi-
nant. La présence de ce point sur la tempe des monarques depuis
Mithridate II (roi de 123 à 88 av. J.-C.) jusqu’à Volagèse II et ses
successeurs au début du IIIe siècle ap. J.-C., c’est-à-dire sur une dizaine
de génération, souligne que le souci esthétique – la verrue est quel-
quefois cachée par une mèche de cheveux – ne l’emporta pas sur la
volonté d’exhiber cette marque d’ascendance familiale et donc de
légitimité royale 83.
En revanche, le bâtard ne ressemble pas au père social mais
comme tous les enfants, il est un reflet du père biologique. Une
certaine conception symbolique place la femme – ou son utérus – dans
un rôle assimilé à un miroir. Le mari s’y reflète, y reproduit son image
et le schéma idéal est donc un fils qui ressemble à son père. Au IIe siècle
ap. J.-C., Artémidore présente dans sa Clef des songes une telle traduc-
tion symbolique. Voir dans un miroir son propre visage annonce la
naissance d’un enfant du même sexe : « Pour un homme sans enfant,
cela prédit la naissance d’un fils, pour une femme la naissance d’une
Le discours scientifique et médical des Anciens 37

fille ; car chacun verra une image pareille à lui-même 84. » Les rapports
de ressemblance entre fils et père et fille et mère sont donc bien établis.
En outre, d’autres rêves sont lus au regard d’une symbolique identique.
Un homme, nous dit Artémidore, se vit en rêve en train de se mirer
dans un miroir taché, sûrement un peu corrodé par la rouille. Ce fut
le signe qu’il aurait un enfant d’une putain dont il était épris. La
courtisane lui donna un fils. Quant à la tache du miroir, elle repré-
sentait aussi bien l’aspect moral de la situation – nature matérielle de
la souillure – que la marque concrète qui frappa l’enfant puisque ce
dernier naquit atteint de strabisme 85.
Un enfant trop différent peut donc dénoncer le bâtard et de ce
fait, le délit d’adultère. Deux anecdotes grecques tardives sont ainsi
construites, l’une dans un roman et l’autre considérée comme authen-
tique. La première correspond bien aux exigences romanesques de
l’époque hellénistique tardive. C’est dans les Éthiopiques d’Héliodore
que l’on lit l’histoire d’une princesse éthiopienne qui mit au monde
un enfant blanc. Accusée d’adultère elle dut fuir peu de temps après
alors qu’elle était innocente car si l’enfant était née blanche, c’est que
durant la conception, elle avait regardé avec insistance un tableau
représentant l’héroïne Andromède : l’imagination avait marqué
l’enfant 86. L’autre histoire est symétrique, puisqu’il s’agit d’un enfant
noir né parmi les blancs : une femme grecque qui met au monde un
noir est accusée d’adultère (κρινοµνη µοιχεα) et se rend compte
bientôt qu’elle a une ascendance « éthiopienne » 87. Ces deux histoires
témoignent d’une conception très relativiste du bâtard et du monstre :
ce n’est pas la chose en soi qui le définit mais bien le fait qu’il ne
naisse pas là où il faut. L’imagination est à chaque fois un recours
dans ces quasi-actes de médecine légale. Ce fut le cas longtemps
durant les périodes postérieures où cette théorie était très attestée et
Pline, dans son chapitre sur la ressemblance, le disait aussi : la ressem-
blance peut être altérée par les images de l’esprit 88. « Altéré » est bien
le mot qui convient car, que ce soit par l’imagination ou l’adultère,
les principes sont mélangés et l’image du père devient autre (alter) et
par la même occasion elle est falsifiée. C’est bien le fait de devenir
autre (ad-alter) qui sous-tend le sens de l’adultère latin (adulterium) 89.
Il faudra donc toujours garder ceci à l’esprit : la ressemblance
des enfants aux parents constitue une importante ligne de démarcation
entre d’un côté, l’enfant légitime reconnu et de l’autre, le bâtard et le
monstre. C’est pourquoi une situation collective faste peut être définie
38 Monstres

lorsque les enfants ressemblent aux parents, alors qu’une dissemblance


généralisée entre les enfants et les parents, manifeste une malédic-
tion 90.

Monstre ou infirme ?

Dès qu’il s’agit de pathologie humaine, les réflexions des philo-


sophes ou physiologues divergent de celles des médecins. Nous allons
le voir à propos des malformations congénitales.

Typologies des philosophes

C’est à Empédocle que, dans l’Antiquité tardive (IIe-IVe siècles


ap. J.-C.), la doxographie attribue la première réflexion systématique
sur ce sujet : « Empédocle prétend que les monstres naissent soit par
excès (πλεονασµ(ν) de semence, soit par défaut ()λλειψιν), soit par
perturbation du mouvement (κινσεω α$ρχ"ν), soit par division
(διαρεσιν), soit enfin par une déviation (α$πονεειν) ; ainsi il semble
avoir fait le tour de toutes les causes possibles 91. »
Straton proposait une typologie assez voisine : « Straton [pensent
qu’ils naissent] par addition (πρ σθεσι), soit par soustraction
(α$φαρεσι), soit par un changement de place (µετάθεσι), soit par le
gonflement (*µπνευµάτωσι) 92. »
Dans le même ordre d’idée, la typologie de Galien ne s’articule
plus que sur les deux points essentiels, formant une polarité de deux
opposés : le défaut et l’excès. Le passage galénique cité ci-après
s’insère dans la description de certaines monstruosités, et l’exposé de
l’opinion de certains médecins comparant la semence à du plomb
fondu et la matrice à un moule qui, s’il est incliné, produit un ouvrage
inégal 93. Puis vient l’opinion personnelle de l’auteur, relevant plus de
la philosophie que de la médecine : « Les monstres naissent par défaut
()λλειψι), ou par excès (πλεονασµ() : [ce qui se manifeste] soit
par une grandeur excessive comme les “grandes têtes” (µεγαλοκ-
+αλα), soit par la petitesse comme les “têtes de moineaux” (στρου-
θοκφαλα) 94 ou encore par l’excès comme les sédigitaires
(,ξαδάκτυλα), pourvus d’un doigt surnuméraire 95. »
Le discours scientifique et médical des Anciens 39

EMPÉDOCLE STRATON GALIEN


Excès Addition Excès
Défaut Soustraction Défaut
Division Changement de place
Déviation Gonflement
Perturbation du
mouvement
Typologie des monstres

L’axe central de ces typologies repose sur un principe déjà souli-


gné : une structure bipolaire, en l’occurrence le trop et le pas assez.
La différence essentielle qui distingue ce couple d’opposés de certains
autres couples comme gauche-droite ou masculin-féminin, consiste en
la dévalorisation des deux pôles. L’excès comme le défaut sont
condamnables, ils constituent des tendances à éviter et dont il faut
rester à égale distance afin de conserver la mesure. Il est ici fait
référence à un autre axe de valeurs. Alors que la droite est bonne en
soi et préférable à la gauche, il n’en est pas de même du sec. Dans
ce second cadre d’analyse le bien ne réside pas dans une qualité mais
dans un moyen terme, c’est-à-dire dans un équilibre (isonomía) qu’il
faut établir entre les contraires. C’est la condition nécessaire et suffi-
sante au règne de la santé. Celle-ci s’efface devant la maladie lorsqu’il
y a suprématie (monarkhía) de l’une de ces qualités.

Monarkhía Isonomía Monarkhía


trop peu ; quantité équilibrée < excès
L’équilibre, garantie de la santé

Cette conception n’est pas sans rappeler la réflexion de Georges


Canguilhem : « Le normal est le degré zéro de la monstruosité 96. » Le
monstre est à ce niveau défini comme l’incarnation de l’excès, sans
que des cas tératologiques soient décrits.
40 Monstres

Typologies du Corpus hippocratique

Il est essentiel de noter que nulle part dans le Corpus hippocra-


tique, l’on ne trouve le mot τρα au sens de monstre physique 97.
Pour désigner les individus atteints de malformations congénitales, les
auteurs emploient le plus souvent le terme α$νάπηρο, « infirme » ou
« estropié » (de α$ναπηρα, « infirmité »), ainsi que πρωµα, πηρ 
« estropié », « mutilé » (de πρωσι, « privation » d’un membre ou
d’un sens) 98. Le Corpus ne se préoccuperait donc que des « infirmes »
et non des « monstres ». Quelle en est donc la signification et quel est
l’enjeu de ce manque qui ne peut être attribué au seul hasard ?
– Tout d’abord, l’on peut supposer qu’au Ve siècle, le τρα
comporte toujours, aux yeux des auteurs hippocratiques, une trop forte
connotation religieuse, celle de « signe des dieux ». Ainsi, se limiter
à un adjectif plus neutre constituerait un choix inspiré par des préoc-
cupations de nature matérialiste. Certes, pour l’épilepsie il n’existait
pas d’autre formule que l’expression « maladie sacrée » mais il était
facile dans le cas qui nous intéresse, d’éviter un mot à consonance
trop surnaturelle ou merveilleuse. Ce domaine était désigné dans la
langue latine par le pluriel mirabilia et correspondait au grec teratôdes
et teratología : chose ou discours extraordinaire. Toutefois, d’autres
explications peuvent être envisagées.
– Cette distinction pourrait relever d’une question de degré,
c’est-à-dire que le téras serait affecté d’une infirmité plus grave que
celle de l’ánaperos. C’est ce qui pourrait être établi chez Denys d’Hali-
carnasse lorsque à propos de la loi de Romulus qui autorisait le citoyen
romain à tuer son enfant, il précise que ce dernier pouvait le faire
seulement si c’était un téras ou un ánaperon (τρα / α$νάπηρον), en
bref s’il s’agissait d’un monstre ou simplement d’un infirme 99. En
effet, dans le droit romain, on emploie selon les cas pathologiques des
mots différents. Au début du IIIe siècle ap. J.-C., le jurisconsulte Ulpien
distingue trois types de déficiences physiques, « vel portentosum, vel
monstruosum, vel debile 100 », mais sans véritablement les définir. Dans
la loi 38 du Digeste, le même Ulpien rapporte la terminologie de
Labéon, Ier siècle av. J.-C., pour désigner le monstre humain, lequel
emploie le mot ostentum. Il y est question d’un être à trois mains ou
à trois pieds ou encore pourvu d’une autre partie du corps contre
nature 101 ; l’auteur différencie par ailleurs l’ostentum d’un autre type
de phénomène prodigieux que les Grecs nomment fantasmata « appa-
Le discours scientifique et médical des Anciens 41

rition », « prodiges », « fantômes ». Dans la loi 14 du Digeste, 1, 5


(De statu humana) reprenant une sentence du jurisconsulte Paul, on
distingue les adjectifs monstrosus et prodigiosus mais encore une fois,
leur réalité pathologique n’est pas détaillée dans ses nuances. En fait,
si les mots ne sont pas toujours clairement déterminés, deux catégories
apparaissent plus clairement dans le droit romain. Ce sont d’une part,
les êtres qui ressemblent à des humains et d’autre part, ceux qui n’ont
plus rien d’humain, « non humanae figurae, sed alterius, magis anima-
lis quam hominis 102 ». Cette distinction téras-ánaperos peut cependant
s’appuyer sur un autre critère que celui du degré.
– En effet, le discours hippocratique sur les malformations se
construit autour de deux axes : l’hérédité avec la semence défectueuse
et la forme de la matrice qui peut gêner la croissance du fœtus. Pour
le premier des facteurs, la chose est simple : reprenant la théorie de
l’hérédité et de la spermatogenèse, les auteurs avancent le fait que
d’un parent infirme il peut naître souvent des enfants infirmes bien
que les exemples contradictoires soient majoritaires. Nous l’avons vu
plus haut, « de parents estropiés, il arrive plus souvent que les enfants
naissent normaux ; en effet, la partie mutilée a tous les composants
d’une partie saine » : c’est donc le pangénétisme qui est à l’origine de
cette théorie. Avec l’exemple des Macrocéphales, l’auteur des Airs,
eaux, lieux 103 affine un peu plus le propos. Ce peuple pratiquait une
déformation rituelle du crâne, un allongement, au moyen de bandages
appliqués sur la tête de l’enfant. Au bout de quelques générations, la
culture avait intégré la nature et les enfants naissaient la tête allon-
gée 104. Rien d’étonnant à cela car « la liqueur séminale provient de
toutes les parties du corps, saine des parties saines, altérée des parties
malades ». Cependant, le chapitre de l’hérédité nous fait sortir du
domaine propre de la monstruosité en tant qu’écart. Car si d’un mons-
tre il naît un monstre identique, c’est que la nature aura reproduit le
semblable et l’on ne pourra plus alors parler de déviance. Dans ce
contexte précis, le mot anápêros convient tout particulièrement.
Mais dans le Corpus hippocratique, il existe un autre facteur de
difformité en vertu duquel le semblable n’a pas reproduit le sembla-
ble : c’est la forme de la matrice. Celle-ci, avons-nous vu avec l’exem-
ple de Galien, est pensée comme un moule et si la place manque, la
croissance et le développement de l’enfant seront contrariés, ce qui
pourra entraîner une difformité plus ou moins grave. Deux raisons
expliquent le manque de place : d’une part, la nature de la matrice
42 Monstres

trop étroite qui ne peut produire que des êtres faibles ou déformés et
d’autre part, les accidents. Dans les deux cas, la croissance de l’enfant
est gênée. « Si l’endroit de la matrice correspondant à telle articulation
du fœtus est étroit, il est fatal que, le corps se mouvant à l’étroit, le
fœtus soit estropié à cet endroit. C’est comme les arbres qui dans la
terre n’ont pas d’espace, mais sont arrêtés par une pierre ou autre
chose : en poussant, ils sont tortus (σκολι(ν), gros d’un côté, minces
de l’autre ; de même, l’enfant, si un endroit quelconque de la matrice
est trop étroit pour la partie (correspondante de l’enfant) 105. »
Deux tendances essentielles se dégagent donc de la collection
hippocratique où la réflexion est de nature principalement étiologique :

Principe Hérédité Accident


(schéma préformiste) (schéma épigénétique)

Moteur Semence Matrice

Les facteurs de difformité dans le corpus hippocratique

L’interrogation hippocratique diffère nettement des typologies


philosophiques. Elle ne recherche pas les principes théoriques comme
l’excès ou le défaut mais elle s’interroge sur les causes mécaniques
et matérielles qui peuvent être à l’origine de naissances contrefaites.
Elle décrit le processus même de la fabrication d’un être difforme. En
effet, plus qu’une question de degré, c’est une définition qui sépare
le monstre de l’infirme. Le téras possède une définition théorique
relative à son organisation alors que celle de l’ánaperon est descriptive
correspondant au laid (kakomorphos). Il est tordu physiquement tandis
que le téras est monstre d’abord d’un point de vue philosophique, il
ne ressemble pas à ses générateurs et surtout son organisation intrigue.
Le laid possède un ou plusieurs membres difformes, déviés ou tordus ;
le monstre, lui, est composé de membres sains pris en eux-mêmes
mais leur organisation générale est défectueuse. Il est muni de trois
bras, de deux têtes, de mains et de pieds à six doigts, c’est l’exemple
bénin choisi par Galien, sur le modèle des fameuses générations mons-
trueuses de la cosmogonie d’Empédocle. Durant cette cosmogonie,
des membres d’animaux s’assemblent sans ordre et au hasard des
combinaisons, provoquant la naissance de bœufs à tête humaine ou
d’autres fantaisies de ce genre 106. Ainsi, contrairement à la monstruo-
Le discours scientifique et médical des Anciens 43

sité, l’harmonie – la philía empédocléenne – sait organiser les


membres ou les éléments d’un corps à l’instar de ceux d’un discours
ou d’une création plastique tendant vers et atteignant parfois le
sublime 107. En posant l’éternel rapport entre les parties et le tout, la
définition du téras et du teratôdes est avant tout philosophique.

Aristote

Ce n’est certainement pas Aristote qui nous contredirait sur ce


point. Au chapitre 4 du livre IV de la Génération des animaux, le
Stagirite aborde le sujet et partant d’une réflexion critique à l’égard
de Démocrite 108, il expose les causes matérielles des monstres. Il
emploie certes le mot téras mais lors de la description du processus
mécanique, ce sont les mots pêrôma et kolobà qui sont usités. Selon
lui, les causes tératologiques sont à chercher du côté de la multiparité
et certains animaux seraient plus particulièrement exposés à ces
phénomènes :
– les oiseaux et surtout les poules : quand les poussins sont
séparés par la membrane, il naît deux jumeaux distincts mais quand
la membrane fait défaut, il naît des poussins monstrueux « avec un
seul corps et une seule tête, mais quatre pattes et quatre ailes 109 »,
– les chèvres et les moutons, les chiens,
– les hommes s’ils sont fertiles, comme en Égypte, pays pris en
exemple.
En revanche, d’autres animaux ne produisent jamais de ratés :
grâce aux alvéoles, les « enfants » des abeilles et des guêpes ne
peuvent combiner leur corps.

Il est remarquable que ces exemples appartiennent tous au


domaine domestique avec les volailles, les caprins et les ovins faci-
lement observables et connus des éleveurs. Si les explications d’Aris-
tote prennent en compte d’autres paramètres, celui-ci est néanmoins
déterminant : c’est dans la proximité domestique que l’expérience des
monstruosités a pu se faire de manière plus évidente surtout pour les
esprits qui les ont considérés comme des signes divins. Comme pour
l’imaginaire d’une Égypte foisonnante à la fertilité quelquefois exces-
sive ou celui d’une Libye où tout se mélange et où la nature produit
toujours quelque chose de nouveau, Aristote garde à l’esprit l’ancienne
44 Monstres

notion d’une monstruosité domestique s’opposant à une nature


sauvage plus apte à la perfection.
Sa tératologie ne se limite pas aux monstres par excès (πλεο-
νάζοντε) car elle est complétée de quatre autres catégories :
1. Les monstres par défaut (*λλεποντε) ou mutilés (κολοβὰ)
dont l’explication est le pendant des monstres par excès : les animaux
multipares peuvent produire un ultime enfant déficient, par manque
et faiblesse de semence, dont le « culot de portée », ou avorton, est
l’exemple courant. Le rejeton est faible et quelquefois mutilé 110. Tout
est en fait question de nuance :

1 2 3 ... n (n’)

Dans ce premier cas, n est un monstre par excès et ainsi n’


n’existe pas. L’ampleur est variable depuis le doigt surnuméraire
jusqu’au monstre double

1 2 3 ... n (n’)

Dans ce second cas, n’est un monstre par défaut c’est-à-dire qu’il


peut avoir un doigt en moins (ectrodactylie) ou être le « culot de
portée », le µετάχοιραν, littéralement « [celui qui naît] parmi les
cochons ».
2. Les changements de place (µεταβολα') dont il cite de
nombreux cas de situ inversus des organes internes. À ce propos, les
renseignements fort précis ont pu certes être recueillis auprès de
bouchers et de professionnel de la viande mais comme nous l’avons
souligné pour les autres typologies, certains soucis semblent plutôt
relever de préoccupations divinatoires que les prêtres examinateurs
d’entrailles ont pu communiquer au philosophe. Nous touchons du
doigt la clef de voûte de toute la tératologie laïque antique : la mise
à l’écart de toute explication surnaturelle.
3. La bisexualité qu’Aristote présente comme un résultat si parti-
culier de l’affrontement entre forme et matière, monstruosité par excès
qui serait particulièrement présente chez les chèvres 111. En réalité, un
seul sexe domine et chez un hermaphrodite, un seul sexe peut
produire 112.
Le discours scientifique et médical des Anciens 45

4. Diverses monstruosités, notamment les obstructions et imper-


forations des orifices comme celui du sexe, de l’anus ou des oreilles 113.

L’intérêt aristotélicien pour les monstres ne s’arrête pas à cette


classification de types mais toute sa réflexion s’intègre dans une philo-
sophie globale de la nature où la notion de finalité est fondamentale.
Chez Aristote comme chez ses prédécesseurs, le monstre relève
d’abord d’une philosophique. En ce qui concerne la reproduction, cet
enjeu se manifeste comme suit : seul le mâle est acteur dans la géné-
ration et il tend à se reproduire lui-même, c’est-à-dire à donner nais-
sance à un autre mâle qui lui ressemble. Donc, il y a monstre lorsqu’il
y a dissemblance entre le produit et le générateur 114, nous retrouvons
ici le bâtard avec les degrés de non-ressemblance. Ainsi, lorsque à
partir d’un mâle naît une femelle, on peut considérer qu’il y a produc-
tion tératologique puisqu’il y a eu déviance définie comme une « résis-
tance de la matière » (2λη), contribution féminine, face à l’action de
la forme (µορ+"), contribution masculine. En vertu de ces postulats,
la femme devient le premier degré de la monstruosité : elle n’a de
commun avec son générateur non pas le sexe mais seulement l’appar-
tenance à l’espèce. Le produit n’est pas un anêr mais demeure néan-
moins et nécessairement un ànthrôpos puisque la femelle est utile
pour la reproduction. Un autre degré d’écart plus grave se manifeste
lorsqu’il n’y a plus en commun que l’appartenance à la gent animale
et il s’agit alors du monstre proprement dit 115. Les monstres, les térata,
sont mis en parallèle avec deux autres catégories d’êtres : les animaux
« défectueux » (anápêra) et les animaux « incomplets » (pêromata)
c’est-à-dire ceux qui n’ont pas encore accompli leur fin téléologique
et qui s’opposent ainsi aux téleia. Il faut voir dans ces ateleía, les
larves et plus généralement les enfants. Cette classification repose sur
un référent universel qui est l’humain adulte mâle. Eu égard aux écrits
politiques d’Aristote, nous pourrions préciser « grec ». Alors, deux
schémas de la définition aristotélicienne du monstre et du défectueux
peuvent être proposés :
1. Le schéma dynamique (définition des térata) où le générateur
(A) est défini au moyen de trois critères : il est animal, humain et
mâle. Ainsi, quatre cas de figure peuvent être envisagés à propos du
produit (B).
Il est animal, humain et mâle, A = B. La finalité est accomplie.
Il est animal, humain mais femelle, A ≠ B. La résistance de la
46 Monstres

matière se manifeste dans le sexe. Il s’agit d’une première déviance


qui est nécessaire : la femme est un monstre utile.
Il est animal mais non humain, A ≠ B. C’est une déviance plus
grave et inutile qui produit un monstre proprement dit.
Il n’est pas même animal, comme par exemple la môle, et aucune
finalité n’est accomplie. La résistance de la matière a fonctionné à
l’encontre de tous les items.

2. Schéma statique (définition des pêrômata) où le référent type


par la forme est l’animal, humain, adulte et masculin. Les déviances
sont ainsi :
les êtres inanimés par rapport à l’animal
les animaux qualifiés d’anápêra par rapport à l’humain
les enfants et les larves dits pêromata par rapport à l’adulte
les femmes par rapport à l’homme

Par rapport à sa nature qui n’a pas su se reproduire à l’identique,


le générateur mâle donne naissance à une femelle qui est la première
catégorie de déviance monstrueuse mais Aristote ne peut nier la néces-
sité de l’existence des femelles pour la procréation puisque c’est elle
qui, lors de la gestation, apporte la matière à l’enfant. De ce fait, elle
participe à l’accomplissement de la finalité. La femelle est définie
comme une déviance nécessaire 116.
Cette distinction entre προµατα et τρατα rejoint nos réflexions
sur le corpus hippocratique dont les auteurs n’emploient jamais le
second terme. Une des explications tératogéniques se fonde sur l’héré-
dité : l’enfant hérite des tares de ses parents. Cette catégorie des
α$νάπερα correspond au groupe aristotélicien des προµατα, définition
statique du monstre. En effet, ce n’est pas l’écart vis-à-vis du géné-
rateur qui constitue le référent mais l’écart par rapport à un modèle :
c’est la définition morphologique qui l’emporte et qui justifie chez
Ambroise Paré par exemple, la présence d’animaux comme la baleine
et le caméléon au sein d’ouvrages consacrés aux monstres et aux
prodiges. Ce flottement sémantique jamais dépassé – que ce soit dans
les langues grecque, latine ou française – se manifeste de manière
évidente chez Pline 117, Augustin 118 ou Isidore de Séville 119 qui traitent
conjointement les malformations congénitales et la question des races
monstrueuses. Chez Aristote cependant, l’articulation entre les deux
termes est un peu plus nette, car il tente de systématiser une notion
Le discours scientifique et médical des Anciens 47

passant sans cesse d’un référent à l’autre, morphologique ou étiolo-


gique : la femme est téras par sa cause et l’enfant même mâle est
pêromata par sa forme. Les deux champs sont bien distingués et ne
sont d’ailleurs pas parallèles. On saisira alors véritablement toute la
portée des propos d’Aristote lorsqu’il écrit que l’infirmité est une
forme de monstruosité : l’infirmité est une description alors que la
monstruosité est une définition et une définition de principe.

Opposition des points de vue philosophique et médical

Opposition de nature et opposition d’angle d’analyse, cette


distinction entre téras et anáperos, construite sur le clivage philoso-
phie/médecine, n’est pas apparue ex nihilo. En effet, avant d’être posée
comme monstre philosophique et infirme médical, elle a d’abord été
pensée comme une distinction entre infirmité physique simple, non
dénuée nécessairement de gravité, et forte pathologie à valeur reli-
gieuse ajoutée. Dans la Grèce archaïque et mythique, l’infirmité ne
bénéficie pas forcément d’une valeur religieuse ou magique : si la
cécité connaît un grand prestige, notamment dans les attributs prophé-
tiques ou poétiques comme chez le devin Chalcas ou dans la repré-
sentation traditionnelle d’Homère, en revanche le bossu ou le difforme
sont particulièrement déconsidérés à l’instar de l’anti-héros homérique
Thersite. Le téras est différent. D’abord physiquement : un sixième
doigt est plus marquant qu’une bosse qui, même plus grave, reste une
pathologie assez commune. Quant à sa dimension du non ressemblant,
elle est également ancienne : lorsque Hésiode menaçait certaines
femmes de mettre au monde des enfants qui ne ressembleraient pas à
leurs parents 120, il s’appuyait sur une traditionnelle définition du mons-
tre punitif. C’est donc sur un plan épistémologique que les philosophes
se sont intéressés aux térata et les médecins aux anápera, pérennisant
ainsi une distinction préexistante et sûrement consciente chez Denys
d’Halicarnasse. Leurs soucis étant d’abord préventifs et curatifs, les
auteurs du corpus hippocratique n’avaient pas de raison particulière
de se préoccuper du téras ; il n’en était pas de même des philosophes
pour qui l’examen d’une définition d’abord religieuse ou touchant le
merveilleux représentait une tâche fondamentale. Ainsi, la définition
religieuse du téras (Hésiode) est modifiée d’un point de vue philoso-
phique dans la typologie d’Empédocle ou chez Aristote, alors que
48 Monstres

l’anáperos en tant qu’infirmité neutre et dépourvue de toute valeur


religieuse relève du domaine médical hippocratique.
D’ailleurs, ce caractère philosophique du monstre se vérifie dans
la littérature scientifique plus tardive. Ainsi, chez Galien comme chez
le pseudo-Galien, les réflexions tératologiques d’esprit philosophique
apparaissent dans les moins médicaux des traités 121. Inversement, le
nom d’Hippocrate est absent des diverses doxographies où l’intérêt
est d’abord philosophique. De plus, étonnamment, Aristote ne figure
pas au nombre des auteurs cités dans le paragraphe consacré aux
monstres des traités Opinions des philosophes, que ce soit celui du
pseudo-Plutarque, au IIe siècle ap. J.-C., ou celui d’Aétius, au Ve siècle.
Sur cette question, la pensée empédocléenne avec ses différentes caté-
gories théoriques fait référence aux premiers siècles de notre ère. D’un
autre côté, les œuvres médicales tardives comme celle d’Oribase ne
disent mot sur la question tératologique à l’exception certes de la môle.
Pour les traités de Galien, nous l’avons souligné, seule est présente la
typologie systématique car le problème ne se traite pas sous un angle
médical. Chez Paul d’Égine enfin, VIIe siècle ap. J.-C., quelques cas
sont cités mais leur présence ne se justifie pas par des explications
causales ni même préventives puisque le souci est avant tout curatif
et ne concerne donc que de légères malformations 122.
Dans la tradition médicale savante de l’Antiquité, ce sont en fait
les auteurs du corpus hippocratique et surtout celui du De la génération
qui se sont le plus intéressés aux malformations congénitales. Mise à
part la théorie de l’hérédité que les auteurs postérieurs comme Aristote
ou Pline ont reprise, la mécanique de la forme demeure fondamentale.
Elle est d’ailleurs l’explication type des médecins, selon le doxographe
Aétius c’est le « gonflement de la matrice » qui est évoqué le plus
souvent parmi eux (τν 3ατρν). Cette explication par le moulage est
bonne et facile. Elle appartient pour ainsi dire au registre expérimental
car sa représentation est aisée. En outre, elle est la correspondance in
utero des procédés tératogéniques artificiels accomplis extra utero sur
le corps de malheureux enfants dont on gêne la croissance par des
moyens cruels. Il y a certes la technique des Macrocéphales 123 qui se
déformaient la tête au moyen de bandage, déformation rituelle que
l’on retrouve dans de nombreuses aires culturelles 124. On peut aussi
penser aux procédés décrits et dénoncés par Sénèque le rhéteur ou
Longin 125, lesquels ne sont pas sans rappeler les usages des énigma-
Le discours scientifique et médical des Anciens 49

e
tiques comprachicos de l’Espagne du XVII siècle, immortalisés par
Victor Hugo dans L’Homme qui rit.
Les cages où l’on élève les pygmées, qu’on appelle des nains, non
seulement empêchent la croissance de ceux qui y sont enfermés, mais
encore les estropient par les prisons qui contraignent leur corps (Longin).
Qu’il ait lieu à l’intérieur ou au dehors du corps maternel, le
mode de fabrication est le même 126. C’est pourquoi, cette notion de
corps contraint est mieux exprimée par les mots de la famille de
pêrôma que par le trop vague et peut-être trop racoleur téras.
En fait, la réflexion tératologique de la médecine apparaît en
négatif puisque la monstruosité ou la difformité – comme l’on voudra –
c’est-à-dire la non-conformité du corps aux attentes des hommes, est
précisément ce contre quoi lutte l’art médical. Il propose, quant à lui,
un ensemble de conseils, une ligne de conduite propre à un certain
art, la paidopoía, la kallipaidía ou encore l’euteknía, termes différents
pour désigner la même chose : l’art de faire de beaux enfants. Ces
prescriptions se retrouvent réunies dans des traités dont l’objet essen-
tiel demeure la physiologie féminine et le but avoué, la réussite d’une
belle descendance. Ce sont les γυναικεα, terme que l’on traduit
couramment par « gynécologie » et dont la transcription correspon-
drait plutôt au néologisme « féminitude ». Une procréation peut revêtir
un caractère monstrueux à défaut de cet art et dans l’ignorance de ces
conseils pratiques dont la maîtrise caractérise l’honnête homme, admi-
rablement personnifié par Ischomaque dans les Économiques de Xéno-
phon au IVe siècle av. J.-C. Dans ce cadre toute réflexion sur une
éventuelle bestialité fructueuse est absente, même si cette théorie est
pourtant approuvée par une majorité de savants antiques, dont Aristote.

Les stratégies techniques

Ce mot de Louis-Ferdinand Céline dans Voyage au bout de la


nuit (1932), « Le ventre des femmes recèle toujours un enfant ou une
maladie », pourrait tout à fait se retrouver dans un écrit médical ancien.
En effet, la femme est considérée par la plupart des auteurs comme
la plus sensible des femelles, sensibilité qui se manifeste d’abord par
la crise d’hystérie présentée comme une « suffocation de la matrice ».
La raison en est le flux menstruel qu’elle est la seule à connaître ou
50 Monstres

du moins chez qui il se manifeste le plus 127. Elle est également la


seule femelle à produire des môles, ces masses de chair informes que
la bio-médecine moderne définit comme une dégénérescence kystique
d’un embryon 128. Mais pour quelles raisons la femme bénéficie-t-elle
de ce triste privilège ? À l’origine, écrit l’auteur hippocratique de
l’Ancienne médecine, l’homme devait se nourrir et vivre comme une
bête sauvage, c’est-à-dire sans moudre, sans faire cuire ni bouillir les
aliments. Durant cette époque, hommes et femmes souffraient de maux
multiples qui n’épargnaient que les natures les plus résistantes alors
que les personnes faibles périssaient rapidement 129. Cette véritable
sélection naturelle ne laissait que très peu de chance aux femmes les
plus fragiles et sujettes aux maladies. Les survivantes étaient forcé-
ment plus résistantes que leurs pareilles des périodes suivantes. La
pratique de la cuisine et du régime considéré comme l’ancêtre de la
médecine ouvrit une nouvelle ère. Comparée à l’époque hésiodique,
la situation contemporaine de la femme, la plus maladive des femelles,
serait due à ce facteur culturel aussi bien que biologique : la disparition
de la sélection naturelle par suite de la pratique de la cuisine et de la
médecine, et (en particulier du régime. Plus physiologique que cultu-
relle, la prédisposition féminine à la maladie s’explique aussi par
d’autres facteurs, dont la station verticale. Celle-ci, caractéristique
pour Aristote de la supériorité de l’espèce humaine, provoque selon
Galien, avec les rétroflexions et les antéflexions de l’utérus, la plupart
des graves maladies féminines 130. La supériorité humaine a ses revers :
les maladies utérines pour la femme. La domination sociale masculine
s’ancre de ce fait sur une base physiologique et naturelle qu’il serait
fou de vouloir nier. D’autre part, c’est parce que la monstruosité ne
peut être observée que dans la proximité, celle des humains ou des
animaux domestiques, que les notions de raté, de déviance et d’imper-
fection ont tant de force. L’immuabilité du supralunaire et l’apparente
perfection d’une partie du sublunaire qu’est la nature sauvage soumise
néanmoins à la corruption, relèguent l’homme dans un univers où
l’erreur est partout susceptible d’apparaître et où il doit être acteur
afin de repousser la menace du raté. L’agriculture comme l’élevage
représentent des écarts par rapport à la nature sauvage. Ils nécessitent
des soins particuliers afin que le raté ne s’impose pas. C’est le pari
de la civilisation : pour compenser un état de nature parfait mais où
l’espérance de vie est faible, l’homme devient acteur. Ainsi la terre
doit être retournée, les plantes « cuites », le bétail sailli à la bonne
Le discours scientifique et médical des Anciens 51

saison, etc. Le rapport à la femme s’intègre dans cette même optique :


il faut travailler pour obtenir une euteknía. La fabrication d’enfants,
la paidopoía, s’apparente sur bien des points à ces domaines propre-
ment humains que sont l’agriculture ou à plus forte raison, la technique
et l’artisanat. L’imprécis y doit être le plus possible contenu. Tout
cela constitue cet ensemble à forte connotation religieuse que décrivit
Hésiode en son temps, les erga c’est-à-dire les « travaux ». Au proces-
sus naturel se substitue l’action proprement humaine, incarnée surtout
par le mâle : le savoir-faire.
Les conseils portent sur de nombreux paramètres, depuis le choix
de la bonne épouse jusqu’au moment opportun pour la conception. La
première étape – bien choisir sa compagne – consiste à trouver une
femme susceptible de produire de beaux enfants, une eútekna, et sur
ce point, les médecins ont établi de nombreux critères. Cet art qui
relevait d’abord des sages-femmes et des entremetteuses, constitue un
des piliers parmi les conseils prodigués au sein des ouvrages de gyné-
cologie 131. La non-communication entre la matrice et le haut du corps
constitue le critère le plus important car il signifie la stérilité. Divers
produits aromatiques, en particulier l’ail 132, servent de marqueurs.
Sous différentes formes, pessaires ou fumigation, ils sont appliqués
dans le vagin. Les effluves odoriférants sont censés remonter jusqu’à
la bouche et parfumer ainsi l’haleine. En ce cas seulement, la femme
est jugée pubère et féconde. Hippocrate 133 et d’autres médecins de
cette époque dont Euryphon croient à l’infaillibilité de ce test. Ce n’est
toutefois pas le cas de Soranos au IIe siècle ap. J.-C., il s’oppose à ce
genre de pratiques, et ne manque pas de critiquer de nombreux méde-
cins pour qui l’aspect extérieur est le plus important : « Certains
auteurs ont prétendu impropres à l’enfantement les femmes qui ne
sont pas promptes à manifester joie ou peine par les regards ou par
changement de couleur, et surtout en embrunissant : chez elles, disent-
ils, il y a beaucoup de chaleur dans les désirs, ce qui fait varier le teint
et l’assombrit. La semence rôtit pour ainsi dire à cette chaleur et
disparaît 134. »
Il est donc unanimement établi que d’une femme à la morpho-
logie malheureuse, en particulier de la matrice, il ne peut sortir que
des enfants malformés ou imparfaits 135. Cette mauvaise disposition à
la teknopoía ne peut pas être soignée. Ce constat, Ischomaque
l’exprime à propos d’une terre qui est faite pour porter tel ou tel fruit :
il ne sert à rien d’aller contre la volonté des dieux 136. Il faut planter
52 Monstres

ce que la terre aime à porter et à nourrir car les meilleurs soins ne


rendront pas une terre fertile au-delà de sa nature. La même fatalité
est de rigueur dans le contexte gynécologique : certaines femmes ne
sont naturellement pas aptes à procréer de manière satisfaisante et
pour ces raisons, elles ne peuvent mettre au monde que des ratés. Il
se dégage de cette fatalité, un énième critère de division des sexes.
Par sa nature, une femme sera ou non une eútekna, c’est-à-dire bonne
à procréer alors que l’homme qui se définit sur un plan d’abord cultu-
rel, pourra par son travail et une stratégie appropriée, atteindre ses
buts callipédiques. Dans un paragraphe plutôt pessimiste, Galien souli-
gne cela. L’homme et la femme doivent agir avec la sagesse de l’agri-
culteur mais c’est loin d’être toujours le cas. Il est donc heureux que
la nature compense le plus souvent le non-respect des règles de bonne
conduite :
Il est surtout admirable de voir la nature réussir presque toujours et
se tromper si rarement dans ces choses si délicates, lorsqu’on voit au
contraire, nos pères qui nous engendrent, et nos mères qui nous nourrissent
dans leur sein, si rarement bien faire et si souvent être en faute dans l’acte
de génération, hommes et femmes cohabitant, plongés dans un tel état
d’ivresse et de réplétion, qu’ils ne savent même plus dans quelle région
de la terre ils se trouvent. C’est ainsi qu’à sa naissance, le fruit de la
conception est vicié. Faut-il citer ensuite les erreurs de la femme enceinte
qui, par paresse, néglige un exercice modéré, qui se gorge d’aliments, qui
s’abandonne à la colère, au vin, abuse des bains, fait un emploi intempestif
des plaisirs vénériens ? Qui pourrait compter toutes ses fautes ? Néan-
moins la nature résiste à tant de désordres si dommageables et remédie
au plus grand nombre 137.
Suit une comparaison avec la sagesse du laboureur. Ce témoi-
gnage d’une morale sexuelle tardive et d’un esprit plutôt stoïcien,
résume la conception traditionnelle de la paidopoía et nous livre quel-
ques-unes des prescriptions adressées à la femme enceinte, nous y
reviendrons plus loin.
Pour réussir au mieux sa descendance, il convient donc de suivre
une ligne de conduite stricte. Sans but forcément procréatif, ces
conseils médicaux et moraux constituaient des arts d’existence ou des
techniques de soi pour reprendre la terminologie de Michel
Foucault 138. Outre l’âge lors du mariage et de la procréation qui ne
doit être ni précoce ni tardif 139, il reste pour l’homme à saisir le kairós,
Le discours scientifique et médical des Anciens 53

c’est-à-dire le moment le mieux adapté et le plus opportun. Il faut


tenir compte du moment physiologique, les règles féminines, de la
saison de l’année, éviter l’été, de l’heure de la journée et de la nour-
riture consommée avant la tâche reproductrice notamment en évitant
absolument l’ivresse 140. Grâce à sa connaissance technique, destinée
principalement à l’homme, ce comportement choisi tend à produire
de beaux enfants et à écarter autant que possible l’apparition d’un
raté. Ainsi, la fatalité propre à la situation féminine peut dans une
certaine mesure être corrigée. Par conséquent, la médecine propose
une définition particulière de l’infirme, voire du monstre, définition
négative que caractérise l’absence de savoir-faire : le raté est de la
nature brute, de la matière non travaillée et résistante, comme le dirait
Aristote. Il est la marque de l’ignorance, un degré zéro de la technique
culturelle dont la race humaine ne peut s’écarter sans risques. C’est
dans ce contexte qu’une certaine dimension éthique imprègne la nais-
sance d’un petit monstre.

Quelques métaphores de la gestation

Cette conception technique de la fabrication d’un enfant n’appa-


raît pas pour la première fois au sein de ces traités gynécologiques
mais on peut la voir déjà exprimée dans certaines images, métaphores
ou analogies. Avant même les écrits médicaux hippocratiques, ces
images anciennes des processus internes apparaissent chez des auteurs
scientifiques. La première analogie, nous en avons dit quelques mots,
renvoie au domaine agricole. L’homme ensemence la matrice de la
femme. Celui-ci, à la fois soc de charrue et graine, plante son rameau
dans les sillons maternels 141. Les auteurs médicaux dont les hippocra-
tiques ont régulièrement employé l’image à des fins soit de parabole
soit de démonstration d’une structure identique : la femme est une
terre fertile ou stérile, la mère est un arbre qui porte un fruit, son
ventre peut contraindre la forme de l’enfant telle une pierre peut gêner
la croissance d’une racine 142. Le rapprochement est très fréquent et
relève d’une appartenance symbolique très forte qui regroupe les
divers domaines de la fertilité 143.
En revanche, les autres images correspondent plus à la technique
artisanale. Par exemple, en vertu d’un certain holisme, le rapproche-
ment de la spermatogenèse hématologique avec séparation de la
54 Monstres

semence et du sang sur le modèle de celle du caseum et du serum


dans le lait, fait que l’enfant intra-utérin est pensé comme un fromage.
D’abord constitué d’humeur liquide comme le sang et la semence, il
est ensuite coagulé pour devenir un être solide fait de chair et d’os.
La semence agit comme présure sur le sang menstruel assimilé au lait.
La matrice est alors véritablement conçue comme une forme dans
laquelle l’enfant est moulé 144. Cette image qui bénéficia longtemps
d’une grande faveur en milieu savant grâce à une réflexion d’Aristote
et à un passage de la Bible, était aussi courante dans la population
comme en témoignent quelques éléments relevés dans les enquêtes
folkloriques des XIXe et XXe siècles 145. L’image du four et de la cuisson
en général est aussi utilisée. Le thème de l’enfant-pain et de la force
du levain sert également à expliquer les phénomènes intra-utérins. Le
levain (ζµη) permet de se représenter les phases diverses de déve-
loppement varié : la création du monde chez Platon et la croissance
des œufs des poissons chez Aristote, qui s’inscrit une nouvelle fois
dans la tradition 146. La femme est un four, cette idée est présente dans
le langage courant. Lorsque Trygée, dans La Paix d’Aristophane
« monsieur Lavandange », présente Théoria devant l’assemblée, et lui
ordonne de se déshabiller et de dévoiler son intimité, il déclare :
« Regardez cette cuisine 147 ! Cette association relève également du
langage symbolique que l’on comprend facilement et c’est tout parti-
culièrement l’enfant-pain qui est ainsi décliné. Dans son récit de l’his-
toire du tyran Périandre, Hérodote dit que le fantôme de Mélissa,
épouse défunte du tyran, lui apparaît et pour qu’il en soit convaincu,
elle lui donne sous forme codée, un détail sordide que lui seul peut
connaître, l’amour nécrophile que la tyran assouvit sur le cadavre de
son épouse : « il enfourna ses pains (α4ρτου) dans le four froid (*π'
ψυχρ(ν τ(ν 3πν ν) 148 ».
Cette conception technique de la cuisson est par ailleurs conju-
guée non plus avec le four mais avec le chaudron 149. L’enfant cuit
dans le ventre-marmite et les images symboliques sont nombreuses,
rappelons en particulier celle qui met en scène la magicienne Médée.
Pour montrer ses pouvoirs à Pélias, elle fait découper un vieux bélier
et le met à mijoter dans un chaudron dans lequel elle rajoute des
plantes magiques nécessaires à la réussite de l’opération. Après quel-
ques instants, le bélier ressort jeune et fringant. En revanche, lorsque
l’expérience est tentée sur la royale personne de Pélias, la magicienne
échoue volontairement et le roi finit à l’état de pot-au-feu 150.
Le discours scientifique et médical des Anciens 55

Dans ces représentations métaphoriques, la cuisson n’est pas


exclusivement de nature alimentaire, puisqu’on la retrouve dans cer-
taines techniques comme la cuisson de vases. En Mésopotamie, la
fabrication des verres était placée sous la protection d’une sorte de
génie aussi bien bénéfique que maléfique, le Kūbu. Les statuettes en
terre cuite ou en bronze le représentaient sous la forme d’un être en
position fœtale, on les plaçait à proximité des fours auprès des libations
qui lui étaient offertes 151. Ce génie intervenait aussi bien pour ces
artefacts que dans la gestation d’un enfant à qui, s’il avait été sauvé
d’un mal, on pouvait en guise d’ex-voto donner un nom composé avec
kūbu 152. Dans la Grèce ancienne, les potiers pouvaient, au cours de
la cuisson, invoquer Athéna, déesse des artisans, pour la protection
de leurs vases, et dans le même sens, la déesse virginale possédait
également des prérogatives en matière gynécologique comme la
protection de l’enfant durant la gestation 153. Ventre et four entrete-
naient traditionnellement des relations de type isomorphique. Enfin,
dans la religion romaine, la déesse Ossipagina ou Ossipango organisait
les os de l’enfant durant sa vie utérine 154. L’image pouvait être celle
d’une construction de charpente comme le dit le verbe pangere,
« enfoncer », « ficher », « fixer », mais on peut y voir aussi un écho
de l’image fromagère avec la notion de solidification, ce que semble
impliquer la racine * pāk/-g- que l’on retrouve dans le latin pax,
« paix » et qui est apparentée aux mots grec de la famille de πξι,
« coagulation ». Ici, les deux domaines techniques se conjuguent.
Tous ces exemples nous incitent à inscrire l’image métallurgique
de la fabrication des monstres, présente chez Galien, dans un contexte
plus large. L’assimilation de la gestation à des techniques était
fréquente et les naturalistes ne firent que reprendre un matériau exis-
tant, pour rejeter par exemple le mythe. Certes, Athéna ou Ossipagina
pouvait ne plus être évoquées mais l’idée d’une structure identique
entre gestation et cuisson ou coagulation demeurait. C’est l’interven-
tion extérieure de la divinité qui fut contestée, laissant à l’homme et
la femme l’entière responsabilité d’une euteknía pour laquelle il fallait
par exemple éviter une chaleur excessive. On le voit, les analogies ou
métaphores anciennes, reprises pour une grande part dans les écrits
médicaux et philosophiques, assimilaient clairement la reproduction à
une technique comparable aux divers savoir-faire quotidiens et l’assi-
milation du ventre au four comptait parmi les plus répandues. « Bonne
à penser », on la retrouve déclinée au sein de contextes les plus variés
56 Monstres

comme l’imaginaire grec, tant religieux que philosophique, celui de


sociétés traditionnelles exotiques 155 ou encore en Europe 156.

Des divers sujets abordés, nous retiendrons ces quelques points


importants. Tout d’abord, les médecins et les naturalistes anciens criti-
quent et repensent la notion de « contre nature », antichambre néces-
saire du domaine plus vaste qu’est la « surnature ». Si une chose se
produit, selon eux, c’est qu’elle fait partie intégrante de la nature et
de ce fait, elle ne peut prétendre s’ériger contre elle. Si c’était le cas,
il faudrait considérer l’événement comme le résultat d’une action et
d’une volonté extérieure, dimension que l’on dirait alors « surnatu-
relle ». Cette action ferait ainsi irruption dans une nature dont le
territoire serait limité à ce qui est courant et habituel. Il en est ainsi
de la procréation : les causes et les facteurs agissants ne peuvent être
qu’internes à la nature. Les naissances d’un petit monstre bicéphale,
de frères siamois ou d’un simple bossu se justifient donc par des
principes mécaniques. Toute la réflexion philosophique antique sur le
monstre s’insère dans une épistémologie particulière de la nature où
le monstre est systématiquement défini comme un écart.
D’autre part, d’un point de vue médical, rater un enfant est le
fruit d’une logique mécanique que la maîtrise d’un art permet d’éviter.
Les personnes qui conçoivent des enfants difformes ou monstrueux
sont certes responsabilisées mais comme pourrait l’être un mauvais
technicien ou un mauvais artisan, et d’ailleurs, la connaissance de cette
science callipédique est élevée au rang de critère de distinction. La
dimension morale n’est donc pas absente. Si la ligne de conduite du
stoïcien lui recommande de ne pas agir « contre » la nature, c’est que
sa propre santé ou celle de sa descendance sont leurs propres fins :
c’est ce qui relève de l’éthique. Sur ce point, nous nous situons dans
un univers bien différent de celui des écrits chrétiens de l’époque
postérieure. Les auteurs scientifiques de l’Antiquité préchrétienne qui
ont traité de la sexualité ne classent pas de manière uniforme et systé-
matique les attitudes en deux catégories, les licites d’un côté et les
interdites de l’autre. L’attitude idéale se présente au contraire comme
un jeu d’oscillations évoluant entre le plus et le moins, au sein duquel
il faut éviter les extrêmes et où chaque particulier doit trouver sa voie
selon qu’il est grand ou petit, chaud ou froid, sec ou humide... Cepen-
dant, les évolutions sont très nettes sur la longue durée et les conseils
varient quelquefois du tout au tout 157. Le christianisme se démarque
Le discours scientifique et médical des Anciens 57

ici nettement avec sa volonté affichée d’universalité. Sa morale impose


à tous sans distinction aucune, aux gros et aux maigres, aux jeunes
comme aux vieux de pratiquer la sexualité seulement les jours auto-
risés et dans des conditions bien définies. Cet aspect est déterminant
pour saisir chez les savants antiques, la nature du rapport entre morale
et hygiène. Dans l’optique païenne, c’est la santé physique qui prime
car tout se joue au niveau de la mécanique du corps. Pour réussir sa
descendance, il faut parvenir à trouver un moyen terme entre des excès
opposés. Cette dimension stratégique s’intègre bien dans la notion
que la langue grecque désigne par le mot τχνη, « art » et « savoir-
faire » 158.
Toutefois, c’est à l’art agricole que la paidopoía, l’euteknía ou
encore la kallipaidía sont assimilées de manière la plus convaincante,
l’importance des métaphores le confirme. Idée très largement expri-
mée chez Hésiode, elle est véritablement théorisée par Xénophon :
partie intégrante de l’oikonomía c’est-à-dire la gestion du bien privé,
la reproduction humaine se présente aux côtés de l’agronomía comme
le seul moyen sûr et noble d’accroissement des biens et des richesses.
Les correspondances s’articulent ainsi :

AGRONOMIA TEKNOPOIA
+ terre fertile femme féconde
– terre inculte : mauvais produits femme stérile
+ mauvaises récoltes enfants difformes, monstres
– bonnes récoltes euteknía
L’agriculture et la gestation humaine

Dans l’idéologie générale, cette dimension technique de la repro-


duction, développée notamment par l’exégèse médicale, contribue à
la domination du registre mécanique des facteurs agissants. L’intérêt
se porte d’abord sur les causes matérielles et ainsi, dans la représen-
tation des phénomènes internes au corps, la valeur matérielle finit par
se suffire à elle-même pour expliquer les erreurs. De son côté, la
question morale est limitée à des considérations d’ordre pratique. Le
monstre est une erreur technique qui ne ressemble pas à ses créateurs
comme l’artefact raté ne ressemble pas à ce qu’envisageait de faire le
paysan ou l’artisan : le champ ne donne pas ou que fort peu de blé,
58 Monstres

le vase a été brisé par la chaleur excessive du four, le pain a pris une
curieuse forme ou la statue de bronze a mal été fondue. Pour emprunter
à Rabelais une expression fameuse, le père d’un monstre se trouve en
situation d’être « tout estonné comme fondeur de cloche », lequel peut,
selon la lecture aristotélicienne, assister plus ou moins régulièrement
au spectacle d’une matière qui aura résisté à la forme.
Chapitre 2

Le discours moral et religieux des


Anciens : sexualité, faute
et monstruosité

Nous l’avons vu, la recommandation morale ou déontologique


n’est pas absente des principes médicaux et des considérations physio-
logiques, et ce surtout dans le domaine du comportement sexuel.
Cependant, qui dit morale dit obéissance ou désobéissance à des lois
d’ordre divin. C’est pourquoi, nous proposons d’analyser ces facteurs
exogènes. Ces derniers ne constituent pas une catégorie homogène,
bien au contraire puisqu’il faut notamment distinguer :
– les situations où la pathologie observée demande une explica-
tion plus ou moins médicale et/ou plus ou moins morale : la pathologie
précède le discours moral.
– les situations où la pathologie est considérée comme la consé-
quence d’une désobéissance à une théorie morale et/ou médicale : le
discours moral précède la pathologie.

Dans le domaine de la reproduction, les occasions d’intervention


des influences divines ou surnaturelles sont nombreuses. S’il y a
surnature dans l’origine de naissances monstrueuses ou dans un acci-
dent biologique quelconque, ce peut être de multiples façons et il
n’existe pas de cas de figure homogène qui correspondrait à l’expli-
cation dite « superstitieuse » ou « fabuleuse ». Pour la Grèce ancienne,
nous nous proposons d’en établir et définir les nombreux aspects qu’ils
soient cultuels, éthiques ou prophylactiques. De ces catégories, il
ressort trois types principaux :
– Le recours au divin est incontournable pour obtenir une fécon-
dité faste : le culte, public et privé, permet des mariages heureux et
de bonnes récoltes tant agricoles qu’humaines ; « moissons humai-
nes » à prendre donc dans la version faste du sens 1.
60 Monstres

– La punition divine frappe une collectivité : toutes les femmes


mettent au monde des monstres. C’est une situation extrême qui ne
correspond pas à un vécu effectif mais dont la signification se limite
au prophylactique : les événements décrits représentent des risques
envisagés comme possibles mais non expérimentables. Le registre est
exclusivement mythique ou religieux, notamment dans le cadre de
serments.
– Quant au troisième type, il s’agit d’une situation bien réelle :
une femme a mis au monde un monstre. Le registre est potentiellement
historique mais le récit peut aussi appartenir à la légende. Il correspond
à un aspect particulier de la prophylaxie propre au registre mythique :
les divinités sont en colère contre un particulier ou une collectivité et
le font savoir en faisant naître un monstre au sein d’une famille. Dans
ce cas, la sanction ne s’intéresse pas aux problèmes techniques – c’est-
à-dire pratiques et moraux – mais dépasse souvent le seul contexte
familial pour concerner toute la collectivité. Le monstre est un
message.

Cette typologie des situations n’est cependant pas explicite dans


les sociétés concernées, elle n’est donc pas indigène. En effet, ces
registres ont tendance à s’alimenter et à se justifier les uns les autres,
tout particulièrement le deuxième et le troisième. Il convenait toutefois
de les distinguer car selon qu’ils sont théoriques ou expérimentaux,
ils ne répondent pas aux mêmes enjeux.

CULTE ET FÉCONDITÉ

Dans le premier de ces registres, la monstruosité n’intervient qu’à


l’occasion, aussi nous nous contenterons d’en exposer seulement quel-
ques-uns des aspects. Toutes les enquêtes d’ethnographie l’ont souli-
gné : la grossesse, où pendant plusieurs mois, l’enfant est en cours de
gestation, est une période dangereuse. La mère, pour reprendre la
terminologie de Van Gennep, est alors en perpétuel passage et donc
en situation de marge. C’est une période forcément critique au cours
de laquelle les interdits et les obligations propres abondent 2. Dans
Sexualité, faute 61

toutes les anciennes sociétés et dans les sociétés non occidentales


contemporaines, les taux de mortalité puerpérale – aussi bien celle des
nouveau-nés que celle des mères – sont très élevés 3. Moments redoutés
dans la vie de toute femme, la grossesse et surtout l’accouchement
sont à ce point marqués d’incertitudes que la dimension surnaturelle
et divine y est très importante. Face à cette situation physiologique
où l’arbitraire d’un bon vouloir supérieur semble prédominer, l’idéo-
logie médicale masculine des savants s’éclipse devant les impératifs
psychologiques des intéressées.

Technique et divinités

Pour revenir à la Grèce ancienne, rappelons que les auteurs


hippocratiques ainsi qu’un certain nombre de philosophes défendent
une position de type matérialiste où seule compte la maîtrise technique
des événements pour obtenir le résultat escompté. Selon l’auteur des
Maladies des jeunes filles (Ve siècle av. J.-C.), il ne sert à rien d’accom-
plir des offrandes à Artémis 4 et dans la société romaine du Ier siècle
av. J.-C., Lucrèce plaint « les malheureux [qui] arrosent de sang les
autels et les couronnent de la fumée de leurs sacrifices pour obtenir
des dieux l’abondance virile qui féconde les épouses 5 ».
Cette tendance n’est toutefois pas générale : les croyances, les
« superstitions » ou les pratiques liées à une certaine sorcellerie
demeurent nettement ancrées, et la position des auteurs cités ci-dessus
paraît bien minoritaire, lors même que ce sont surtout leurs textes qui
nous sont parvenus. D’ailleurs, au sein même de cette élite intellec-
tuelle, les choses ne sont pas aussi nettement tranchées. La technique
est nécessaire certes mais il est tout aussi utile de demander la protec-
tion divine. Ainsi, Xénophon, à propos de l’agriculture, souligne bien
la nécessité de la technique et du travail, mais les accidents comme
la grêle, la pluie, la sécheresse, les gelées ou la nielle étant nombreux,
il convient, comme à la guerre et à l’instar des sages, d’honorer les
dieux pour que ces derniers protègent les fruits et les troupeaux 6.
Malgré une dévalorisation progressive de la dimension magique de
l’artisan-démiurge, des divinités comme Héphaïstos ou Athéna restent
présentes dans l’imaginaire de l’artisan hellénique 7. Nous avons vu
au chapitre précédent l’exemple des potiers qui font appel à cette
dernière pour prévenir les attaques des démons briseurs de leurs
62 Monstres

vases 8. Bien entendu, cette croyance ne se limite pas à la civilisation


grecque mais constitue un topos épistémologique très répandu, pour
ne pas dire universel 9.
En ce qui concerne la procréation, la « laïcisation » dont font
preuve les ouvrages de médecine ne s’est pas imposée auprès de tous.
De ce point de vue aussi, la reproduction s’apparente moins à l’art de
l’artisan qu’à l’agriculture où la dimension théologique est encore bien
présente. Cette idée est explicite chez Platon, lorsqu’il affirme que le
commencement est un dieu et que pour cette raison, il ne faut pas
faire n’importe quoi lors de l’acte de procréation 10. Concevoir un
enfant reste une action religieuse. Cette opinion se trouve partagée
par de nombreux philosophes, et ce malgré leur refus partiel de voir
la marque d’une quelconque action divine dans les accidents et la
pathologie.
Dans le domaine public, les rapports entre hommes et dieux sont
identiques, notamment en ce qui concerne le personnage du roi archaï-
que et mythique. Ce dernier ne doit sa place qu’à la seule volonté des
dieux et, de ce fait, il se situe dans une position d’intermédiaire qui
le rend garant de la fertilité des sols, des troupeaux et des femmes.
Ses compétences ne se limitent pas seulement à la maîtrise politique
et économique de la société mais s’étendent aussi aux phénomènes
naturels, atmosphériques et saisonniers. Ainsi, en cas de manquements
rituels et moraux, tous ces dons accordés par les autorités divines
disparaissent et toute la contrée plonge dans le chaos. Lorsque la
fécondité cesse ou se dévoie et que surviennent les mauvaises récoltes,
la stérilité, les avortements ou les naissances monstrueuses, ces sanc-
tions ne s’adressent pas au mauvais technicien de l’agronomía ou de
la teknopoía, mais visent celui ou ceux qui auraient manqué à certains
de leurs devoirs rituels. C’est pourquoi, « apud veteres neque uxor
duci neque ager arari sine sacrificiis peractis », nous dit Servius à
propos de Rome 11.

Les divinités de la procréation et leurs actions

En Grèce, trois grandes divinités féminines sont particulièrement


sollicitées dans le domaine de la reproduction, depuis la conception
jusqu’à la naissance : Héra, Aphrodite et Artémis. Cependant, les
nombreuses assimilations et les variables géographiques et culturelles
Sexualité, faute 63

tendent à gommer leurs différences, notamment sur le plan cultuel :


selon la cité, on invoque aussi bien Héra qu’Aphrodite pour le mariage
et la fécondité 12 ou on accorde sa préférence à telle ou telle. Quant à
l’Artémis d’Éphèse elle s’éloigne assez de son homonyme de Délos,
décrite notamment par Callimaque dans l’Hymne à Artémis – dont le
caractère de déesse des marges a été souligné par les érudits 13. Elle
est celle qui protège les divers passages et à qui l’on s’adresse pour
ne plus en être souillé 14. Elle préside aux carrefours, lieux de passage,
aux décès, passages entre la vie et la mort, ou encore aux naissances,
passages de la vie intra-utérine à la vie indépendante, ainsi qu’à bien
d’autres passages : sociaux, comme l’initiation, l’éducation ou le
mariage ; éthiques, comme les excès dans la guerre, la chasse ou
l’amour, à caractère technique, comme le don des prémices agrico-
les 15, ou physiologiques, notamment chez la femme avec les mens-
trues, l’accouchement ou la ménopause. Cette dimension apparaît de
manière tout aussi claire dans la nature des dons que lui accordent les
jeunes filles ou les femmes enceintes : principalement certaines parties
de leur corps, cheveux et ongles, qui sont marginales, mortes ou du
moins placées entre le vivant et le non-vivant du fait de leur
insensibilité 16.
Pour les autres déesses, les choses sont moins marquées : Aphro-
dite 17 contribue à bien des égards au rapprochement, aussi bien social
par le mariage ou moral avec l’amour et la promesse des fiancés, que
physiologique et sexuel. Elle préside aux aphrodisía indispensables à
l’union des corps et au mélange des semences. Quant à Héra, son
action s’inscrit dans la continuité des processus et la poursuite des
engagements comme la durée du mariage, la fidélité, la gestation de
l’enfant, les soins du nouveau-né et son développement.

Aphrodite Union <;

Artémis Passage —/.../<

Héra Continuité ———————<

Au-delà de ces principes généraux, chacune de ces divinités


exerce concrètement son action sur les femmes. Comme son frère
Apollon, l’Artémis délienne est armée de l’arc et comme son frère
elle est la cause des morts subites par arrêt cardiaque mais les femmes
64 Monstres

en couches constituent sa cible de prédilection 18. L’autre déesse grec-


que de l’enfantement est Ilithye et plusieurs divinités semblent se
mélanger dans sa représentation : sa référence lunaire (Artémis) est
évidente au vu du lien étroit entre les cycles féminins et ceux de
l’astre ; la divinité nocturne Hécate est dite poluphásmatos 19, « aux
nombreuses formes » – cruelle (α$πην), porteuse de flèches d’or
(χρυσο5λεµνο) comme Artémis, elle est en même temps Ilithye 20.
Une prière à Hécate, rapportée par l’auteur de la Préparation évan-
gélique 21, souligne ces diverses assimilations. Elle est ainsi la déesse
de la bonne délivrance tout en incarnant aussi le versant néfaste de la
complication obstétricale qui peut provoquer la mort de la parturiente,
de l’enfant ou des deux. En plus de ces déesses, il existe également
des démons provoquant des malformations ou plus souvent des patho-
logies particulières à ces moments : mort du nourrisson par fièvre
puerpérale, hémorragie, etc. Ces démons mâles ou femelles intervien-
nent directement sur la matière puisque l’ensemble des phénomènes
du monde sont accomplis par l’intermédiaire de ces divinités secon-
daires 22. Pour s’en défendre, il faut demander la protection des bonnes
divinités qui les combattent ou leur ordonnent simplement de cesser
leurs assauts 23.
Pour revenir aux trois grandes déesses, leurs correspondantes
romaines, Vénus, Diane et Junon, occupent des fonctions proches, et
leur assimilation progressive a dû largement y contribuer. Toutefois,
la religion romaine a particulièrement développé la division en étapes
du long processus biologique de l’agriculture et de la reproduction,
surtout à l’occasion de rituels de prières nommés « indigitations »
(indigitamenta) 24 : chacune des étapes est placée sous l’auspice d’une
divinité particulière dont on implore la protection et la bienveillance.
Ces entités représentent en fait les actions successives d’une divinité
plus importante, en l’occurrence Junon pour la procréation. Par
ailleurs, d’autres divinités secondaires peuvent intervenir à certains
moments de la gestation :
– Janus, Saturne 25 : préparation à l’éjaculation, ils « ouvrent les
portes » de la semence ;
– Liber et Libera 26 : éjaculation ;
– Fluvonia, Mena 27 : débit du sang menstruel qui constitue la
matière du corps de l’enfant ;
– Alemona 28 : alimentation du fœtus ;
Sexualité, faute 65

– Ossipagina 29 : constitution et solidification de la charpente


osseuse ;
– Vitumnus : animation et donc à partir des mouvements in
utero ;
– Carmenta Postvorta et Carmenta Antevorta 30 : retournement
de l’enfant pour une bonne ou une mauvaise présentation
– Opigena, Partula, Lucina 31 : accouchement ;
– Sentinus : don des sens.

Ces indigitations démontrent un fait important : le raisonnement


religieux, ou la « pensée primitive » pour reprendre la terminologie
de Lévy-Bruhl, n’est pas forcément de nature automatique, loin s’en
faut. Les actions magiques peuvent également être décomposées en
moments qui n’excluent pas toute représentation des événements inter-
nes au corps 32. La frontière avec la pensée médicale n’est pas étanche
car la pensée qui accepte l’intervention divine, comme la pensée dite
« primitive » de Lévy-Bruhl, admet aussi, et non exclusivement,
l’automatisme dans l’ordre des phénomènes possibles. De plus, ces
descriptions ne sont pas uniquement métaphoriques mais aussi litté-
rales.
Ainsi, un certain nombre de croyances se réfèrent à la notion de
nœud et de ligature dont voici quelques exemples : lorsque les jeunes
filles romaines se rendaient au temple de Lucine, elles devaient le
faire sans nouer leurs cheveux 33, ni leurs vêtements, ni leurs doigts.
En Grèce, elles offraient à Artémis des objets personnels dont leur
ceinture 34, mais dans l’île de Sphaïra, en face de Trézène, c’est à
Athéna Apatouria qu’elles les donnaient 35. Il est vrai que la ceinture
bénéficie d’une symbolique importante dans la vie de la femme athé-
nienne : absente de son costume d’enfant, elle apparaît à l’âge pubère
pour être par la suite offerte à Artémis à l’occasion du mariage. Au
cours de cette cérémonie, elle est remplacée par le « nœud d’Héra-
clès », Hèrákleios désmos ou Hèrákleion hámma 36, lié par le mari.
Pauline Schmitt replace cette symbolique dans l’idéologie de la divi-
sion et des rapports des sexes que résume la formule « le mariage est
à la femme ce que la guerre est à l’homme ». Sans que ce rapport
symbolique convaincant soit remis en question, l’on peut supposer
qu’il s’est construit sur une notion plus générale et moins socialement
connotée. « Desserrer la ceinture » est une périphrase courante pour
exprimer l’acte sexuel et tout particulièrement celui de la nuit de
66 Monstres

noces 37. L’on dit à ce propos que les héroïnes « dénouent leur virgi-
nité ». Mais la notion de ligature ne s’arrête pas là. Afin d’empêcher
une naissance ou du moins une délivrance facile, il est recommandé
aux témoins mal intentionnés de croiser leurs doigts ou leurs jambes 38.
Analogiquement, le sexe de la femme est comme un sac qui s’ouvre
et se ferme, qui aspire la semence de manière à concevoir et expulse
ce qu’il a en lui, le sang ou le fœtus, accomplit des mouvements
d’ouverture et de fermeture. Les médecins en ont une conception très
comparable. Dès que son « sac » est susceptible de fonctionner, c’est-
à-dire à la puberté, la femme est affublée d’une ceinture. La ceinture
nubile le ferme provisoirement jusqu’au jour du mariage où la femme
le dénouera ou se le fera dénouer par son mari dans un souci non
exclusivement érotique. Les divinités romaines qui surveillent ces
événements portent des noms évocateurs : Iuno Cinxia (cinctus, cein-
ture) ou Solvizona, « dénoueuse ». De plus, un rite pour un bon accou-
chement recommande à l’homme de dénouer sa ceinture, de la mettre
à sa femme puis de la lui enlever en disant : « Celui-là même qui l’a
liée la déliera 39. » Pour la femme enceinte, « être déliée 40 » signifie
être délivrée, autrement dit desserrer le sac pour que l’enfant puisse
enfin sortir. Toute cette symbolique se retrouve par exemple chez les
Saxons 41 et dans l’Inde védique 42 où tous les nœuds de la parturiente
doivent être défaits. En Provence, on ceignait le ventre de la future
mère d’un cordon qui avait été au préalable mesuré sur une statue de
Madeleine ou de la Vierge ; en Italie du Sud, on défait les coutures
du matelas pour faciliter la naissance de l’enfant. Que les stratégies
diffèrent selon les contextes culturels, la chose est indéniable, mais il
n’en demeure pas moins que le fonds symbolique demeure très
semblable et qu’il s’appuie sur une vision figurative et littérale de
l’action des forces surnaturelles éventuellement tératogènes.
Tous ces usages sont d’abord préventifs puisqu’ils se fondent sur
la réalité des pathologies nombreuses, souvent douloureuses, et quel-
quefois mortelles : le mal précède le discours moral. Ce souci des rites
est tout aussi préventif que le discours technique médical. Il partage
même avec celui-ci le fait de mêler actions matérielles et préoccupa-
tions morales qui, loin de se contredire, se complètent parfaitement.
Il serait donc illusoire de les opposer ou de montrer l’un des deux
comme l’aboutissement ou le dépassement de l’autre.
Sexualité, faute 67

Enfin, qu’elles soient connues par l’archéologie, notamment les


ex-voto anatomiques 43, par les sources écrites concernant les cultes
(même si pour l’Antiquité, elles sont rarement explicites), ou encore,
pour d’autres aires, par la littérature ethnographique, il existe de
nombreux cas de croyances pour lesquelles la monstruosité ou la
non-conformité de la descendance n’intéressent que le simple parti-
culier. Ces croyances sont répandues dans la population et correspon-
dent à une attente bien précise : « réussir » sa descendance et éviter
les multiples pathologies.

PUNITION DIVINE ET COLLECTIVITÉ

Toutefois, les théories que nous allons aborder maintenant répon-


dent assez peu aux préoccupations générales d’une population soumise
à des pathologies et à une morbidité fréquentes. Inverse et symétrique
du précédent, nous qualifierons ce registre de mythique et de littéraire.
On peut le résumer par la formule « toutes les femmes mettent au
monde des monstres » : le discours moral précède ici la pathologie.
En fait, ce processus n’est qu’imaginaire puisqu’il ne correspond pas
à une réalité concrète : sa nature est donc essentiellement celle d’une
prophylaxie morale qui cependant, entretient souvent des relations de
complémentarité avec le registre précédent. Les raisonnements a priori
et a posteriori relèvent d’une même conception : un intime lien entre
discours moral et réalité matérielle.

Le principe

Prenons d’abord le cas d’une collectivité punie par la stérilité


des femmes, idée qui n’est pas propre à la culture hellénique. Pour
l’aire européenne antique, elle se retrouve dans l’histoire mythique
des Latins. Malgré l’enlèvement des Sabines, les Romains ne parvien-
nent pas à obtenir de descendance car leurs femmes sont frappées de
stérilité. Dans le meilleur des cas, elles ne parviennent pas à mener
leur grossesse à terme et c’est une épidémie d’avortements qui
68 Monstres

survient. Une voix se fait alors entendre dans le bois sacré de l’Esqui-
lin : « Que le bouc sacré pénètre les matrones italiennes. » Un oracle
étrusque interprète ce prodige : le bouc désigne Iunnus 44, incarnation
du dieu Faunus. Le devin fait tuer et écorcher un bouc, tailler des
lanières (februa) de sa peau pour que l’on en fouette les femmes : la
fête des Lupercales était née. De même, la flagellation du sol se
pratique lors des Feriae sementinae, forme de lustration intimement
reliée au thème de la fécondité dans la culture latine 45. Dans ce mythe
des Sabines, il est clair que la sanction frappe la violence du rapt. En
demeurant stériles, les Sabines incarnent la punition des Romains mais
elles ne mettent pas au monde de monstres. L’historiographie romaine
a limité cette sanction à l’absence, la stérilité, au lieu de développer
le thème de la déviance et de la monstruosité.

En revanche, dans la culture grecque ce genre de punition collec-


tive suit un cours très souvent différent : d’une part, la fécondité est
affectée dans tous les domaines de la vie (femmes, terres et troupeaux),
d’autre part, à la stérilité, se substitue la monstruosité 46.
La forme originelle du thème pourrait être celle que présente
Eschine. Il nous apprend qu’après la guerre contre Cirrha, provoquée
par l’accusation portée à l’encontre de ses habitants de profaner la
terre de Delphes, cause des Guerres sacrées, sa population fut réduite
en esclavage sous les coups d’une coalition dont les membres, les
Amphictyons, jurèrent de ne jamais cultiver la terre sacrée delphienne
et que serait puni tout coupable quel qu’il fût 47 : « Et l’on demande à
ces dieux que la terre coupable ne porte pas de fruits, que les femmes
ne mettent pas au monde des enfants semblables à leur père, mais des
monstres, que leur bétail n’ait pas sa progéniture naturelle [...] 48. »
Cette malédiction qui lie les acteurs du serment se présente
comme une ancienne formule que le contexte stéréotypé des impré-
cations religieuses aurait permis de conserver. Dans le cas d’un appel
au serment ou d’un engagement moins solennel, Hérodote attribue au
roi des Perses des propos très semblables. Blessé et sentant la mort
venir, Cambyse demande à ses proches de ne pas laisser choir le
pouvoir aux mains des Mèdes et en particulier des mages – l’histoire
donna d’ailleurs tort au roi. « Si vous le faites, puisse la terre porter
pour vous des fruits, vos femmes et vos troupeaux être féconds, [...] ;
mais si au contraire vous ne récupérez pas le pouvoir, ou que vous
ne l’essayez pas, je fais vœu pour que le sort inverse vous échoie 49. »
Sexualité, faute 69

Ici la punition se limite au strict inverse de la fécondité, c’est-


à-dire la stérilité, mais le sens du discours demeure identique. Cette
malédiction n’est pas une simple formule religieuse qui n’aurait que
peu d’importance hors du contexte des serments. Au contraire, elle
reprend le type même de la malédiction, celle qui frappe le particulier,
la cité ou la nation coupables de parjure ou de n’importe quel autre
sacrilège, qu’il ait été individuel ou collectif.
Ainsi, le loimós décrit par Sophocle dans son Œdipe roi, souvent
à tort qualifié de peste, serait, selon Marie Delcourt 50, une épidémie
bien particulière. Les femmes de Thèbes mettraient exclusivement au
monde des enfants monstrueux que les parents seraient tenus ou choi-
siraient d’exposer. La chose relève du possible mais il est délicat de
l’affirmer avec certitude.

Variations littéraires

Si les textes s’en tiennent souvent à décrire la situation néfaste,


d’autres se limitent à la situation heureuse. Optimistes ou pessimistes,
certains débordent le cadre traditionnel de la fécondité, qu’elle soit
terrestre, animale ou humaine. D’ailleurs, la volonté des auteurs joue
un rôle non négligeable, privilégiant un domaine aux dépens des autres
en fonction du contexte. Ils peuvent aussi ajouter des éléments que la
tradition religieuse, rapportée avec fidélité par Eschine, ignorait. Par
exemple, Hésiode au VIIIe siècle av. J.-C., brosse le portrait de deux
cités imaginaires, l’une juste et l’autre vivant dans la démesure. Le
poète veut insister sur le pouvoir de Zeus qui punit ou récompense
les mortels selon leurs actes et leur moralité. Il commence par la cité
juste :
Sur leur pays s’épand la paix nourricière des jeunes hommes, et
Zeus au vaste regard ne leur réserve pas la guerre douloureuse. Jamais
ces droits justiciers ne sont suivis de la famine ni des désastres : ils
jouissent dans les festins du fruit des champs auxquels ils ont donné leurs
soins. La terre leur offre une vie abondante ; sur leurs montagnes, le chêne
porte, à son sommet, des glands, en son milieu des abeilles ; leurs brebis
laineuses sont alourdies par leur toison ; leurs femmes leur enfantent des
fils semblables à leurs pères ; [...] ; et ils ne partent point en mer, le sol
fertile leur offrant ses moissons 51.
70 Monstres

Au contraire, dans la cité de l’húbris, « les hommes se meurent,


les femmes cessent d’enfanter, les maisons dépérissent 52. ».
Dans les vœux formulés par le chœur des Suppliantes d’Eschyle,
les descriptions des maux menaçant la cité d’Argos alternent avec les
souhaits bénéfiques 53. La fécondité est exprimée chaque fois en termes
positifs : que les terres et les troupeaux soient fertiles et que les femmes
accouchent sans difficulté grâce à l’aide d’Artémis. De leur côté, les
malheurs sont exprimés par des fléaux comme la guerre et la maladie.
À la fin de l’Odyssée, Homère insiste sur l’aspect faste de
l’influence des dieux et ne se prive pas – dans cette description d’un
royaume dirigé par un homme juste – de quitter les trois domaines
traditionnels de la fécondité. Ulysse s’adresse à Pénélope et la compare
à un roi qui « craignant les dieux, gouvernant sur des peuples
nombreux et forts, tient ferme les sentences justes, et la terre noire
porte froment et orge ; les arbres plient sous les fruits, les brebis
mettent bas régulièrement ; la mer donne du poisson ; tout cela vient
de son bon gouvernement et les peuples prospèrent sous son règne 54 ».
La présence de la mer poissonneuse est une nouveauté et même un
hapax : on ne peut cependant le considérer comme fantaisiste car le
versant faste de l’élément marin se rapporte bien au thème de la
profusion, s’opposant ainsi à la vision hésiodique de la mer qui, plus
qu’une source de richesses, constitue plutôt une source de dangers
pour celui qui devra l’affronter.
Le chœur des Euménides exprime des vœux à l’égard de la cité
d’Athènes, notamment que son terroir soit fécond 55. Ici aussi, les
différents points traités se démarquent du schéma traditionnel, Eschyle
y apportant des éléments nouveaux. La fécondité des femmes y est
abordée d’assez loin, dans le cadre du mariage heureux, sous-entendu
en amour mais également, bien sûr, en descendance. Quant au terroir,
il offre aux hommes tout ce que le sol peut produire :
Qu’un vent funèbre n’endommage jamais les arbres ! Voilà quel sera
mon bienfait ; que le feu qui arrête l’éclosion des bourgeons ne passe
point les frontières du pays [+λογµο6 τ’ 7µµατοστερε8 +υτν τ( µ"
περα̃ν %ρον τ πων] 56 et que les tristes maladies qui ravagent les moissons
n’en approchent jamais ; que la terre nourrisse des brebis fécondes qui
mettent bas deux agneaux au temps fixé ! et que le produit tiré d’un sol
riche fasse toujours honneur à l’heureux présent des dieux 57 !
Sexualité, faute 71

Dans ce texte, l’auteur insiste sur les risques climatiques, guer-


riers ou pathologiques qui menacent les cultures et surtout, il ajoute
un élément au premier abord assez éloigné du thème de la fécondité.
Les commentateurs de ce passage reconnaissent souvent dans les
derniers vers (946-948 : « γ νο <δ’ α$ε> πλουτ χθων ,ρµααν
δαιµ νων δ σιν τοι ») une allusion aux mines du Laurion découver-
tes en Attique au Ve siècle 58. Cette interprétation ne nous semble pas
évidente car nous pourrions traduire ce passage ainsi : « que toujours
le produit d’un sol riche soit considéré comme un présent bienveillant
des dieux 59 ». Les Euménides souhaitent que les Athéniens n’aient
jamais l’occasion de constater la colère divine dont la stérilité serait
la manifestation. Cependant, l’allusion aux mines de métaux n’est pas
impossible. Les richesses minérales du sous-sol, les pierres et les
métaux précieux sont aussi des « dons bienveillants des dieux »,
notamment de Ploutos, dieu de la richesse assimilé à l’Hadès infernal.
Ces richesses sont le fruit d’une gestation accomplie dans le ventre
d’une divinité, la Terre, et tout comme en agriculture, les mines ont
besoin d’être mises en jachère pour produire à nouveau 60. De ce fait,
ne plus y trouver de métaux serait dû à une action néfaste des dieux
en colère.
Ces descriptions prophylactiques des malheurs soutiennent
l’image d’un Zeus juste et exerçant une justice immanente : le mal ne
paye pas, affirme ces discours. C’est pourquoi, lorsqu’un cynique – ou
plutôt un réaliste pour ne pas commettre de contresens philosophique –
comme Adimante, interlocuteur de Socrate dans la République de
Platon, critique l’hypocrisie, voire l’immoralité de cette croyance,
c’est aux textes d’Homère et d’Hésiode qu’il se réfère 61.

Bien entendu, cette trilogie « terres, troupeaux, femmes » n’est


pas aussi systématique. On peut ne trouver qu’un seul des trois
éléments. Des fléaux touchant la terre ou les troupeaux pris séparément
se rencontrent fréquemment dans la réalité comme la sécheresse, la
nielle ou une quelconque épizootie. En revanche, la généralisation des
naissances tératologiques aux milieux humain ou animal est un phéno-
mène totalement hors du commun, et donc plus marquant. On en a un
dans certains récits de l’histoire des Locriens. En vertu des termes
d’un accord, ces derniers devaient envoyer régulièrement des servantes
à Ilion au temple d’Athéna mais « les jeunes filles envoyées à Troie
y ont vieilli jusqu’à la mort, celles qui devaient leur succéder n’arrivant
72 Monstres

pas. Les femmes se mirent alors à enfanter des infirmes et des mons-
tres 62 ». D’autres versions de cette histoire font d’ailleurs mention
d’une stérilité du sol. Les Locriens vont alors à Delphes interroger
Apollon qui finit par leur répondre : il faut remplacer les deux servan-
tes décédées. La sanction vise ici le non-respect d’un contrat.

Transgressions et punitions

Après avoir cerné le thème dans un contexte littéraire large, nous


voudrions pousuivre notre exploration en abordant la symbolique des
punitions.

Les trois niveaux de ce loimós, femmes, troupeaux, terres, sont


complémentaires et correspondent – pour reprendre la terminologie
dumézilienne – à la troisième fonction de l’idéologie indo-
européenne : celle de la fécondité, de l’échange et du commerce.
À priori, il pourrait donc sembler étonnant qu’elles soient intimement
liées au personnage royal 63. En réalité, le personnage royal n’est pas
envisagé dans le cadre de la deuxième classe de la société, celle des
guerriers, mais il se rapporte bien à la troisième fonction, celle de la
prospérité que le monarque est censé réguler. Pour cela il doit mani-
fester trois qualités : le courage, l’absence de jalousie et la générosité,
c’est-à-dire éviter l’avarice 64. Dans le monde celtique 65, les délits et
les calamités correspondant aux qualités requises pour chaque fonction
se manifestent ainsi : pour la première, c’est un druide ignorant ou
menteur ; pour la deuxième, c’est un guerrier lâche ou traître ; pour
la troisième, c’est un roi avare, injuste ou mesquin. Un texte celtique
tardif fournit un exemple clair de cette trilogie à l’œuvre dans la culture
grecque (terres, troupeaux, femmes), mais aussi dans d’autres ères
culturelles 66 :
Le deuxième fléau c’était un grand cri qui se faisait entendre chaque
nuit de premier mai au-dessus de chaque foyer dans l’île de Bretagne ; il
traversait le cœur des humains et leur causait une telle frayeur que les
hommes en perdaient leurs couleurs et leurs forces ; les femmes, les
enfants dans leur sein ; les jeunes gens et les jeunes filles, leur raison.
Animaux, arbres, terre, eaux, tout restait stérile 67.
Sexualité, faute 73

Dans l’esprit de la méthode dumézilienne – et de l’« idéologie »


indo-européenne – nous pouvons proposer une sous-division dans ces
calamités :
– les hommes qui perdent leur courage : deuxième fonction ;
– les jeunes gens qui perdent la raison : première fonction ;
– la stérilité sur toute la terre dont les femmes qui avortent :
troisième fonction.

En examinant attentivement les délits que sanctionnent ces nais-


sances monstrueuses ou ces stérilités, nous pouvons en cerner la logi-
que. Il existe quatre types de fautes :
– Les serments non respectés : celui de Cambyse (Hérodote, III,
65) qui menace aussi bien la terre de stérilité que les troupeaux et les
femmes de descendance monstrueuse ; le serment de Delphes
(Eschine, Ctésiphon, 110) qui recouvre aussi ces trois domaines – ainsi
que le faux serment de Platée par lui influencé ; le manquement des
Locriens (Élien, Histoires véritables, frag. 47) avec seulement l’enfan-
tement de monstres.
– Les meurtres : celui de Laïos selon l’oracle de Delphes (Sopho-
cle, Œdipe roi) avec une possible allusion aux monstres ; celui des
enfants des Athéniennes par les Pélasges de Lemnos (Hérodote, Histoi-
res, VI, 139) où se retrouvent les trois domaines mais avec la stérilité ;
celui d’Androgée (Plutarque Thésée, 22, 6-7) où il est question des
terres, des bêtes et des fleuves.
– La démesure d’un monarque et l’hubris au sens large : la
démesure des rois (Hésiode, TJ, v. 228-245), où les trois domaines
sont traités (terre, troupeaux et femmes) ; Agamemnon brutalise le
prêtre Chrysès (Homère, premier livre de l’Iliade), avec loimós épidé-
mique et épizootique.
– Le vol et le rapt (exemple latin) : l’enlèvement des Sabines
(Ovide, Fastes, II, 25 sq.) avec stérilité ou avortements des Sabines.

Parmi ces délits présentés dans les textes anciens, on ne trouve


aucune mention directe de crimes ayant trait à la procréation, autre-
ment dit les écarts accomplis ne concernent pas des pratiques sexuelles
proscrites et réputées fort graves. Nous nous sommes ainsi éloignés
de la moralisation technique entourant l’euteknía mais que dire alors
de l’inceste d’Œdipe ? À ce propos, il est toujours possible d’envisager
cette question de l’inceste souvent invoquée par les commentateurs
74 Monstres

tardifs. Un acte aussi impie, négation des obligations d’échanges


exogamiques et de surcroît exercé par un monarque, pourrait constituer
une raison suffisante pour voir la terre devenir stérile et les femmes
enfanter des monstres.
Frazer en donne de nombreux exemples 68. Les Battas de Sumatra
(en 1886) attribuent à l’inceste la plupart des calamités qui frappent
le peuple : épidémies et destruction de récolte... Cette croyance se
retrouve encore à Bornéo, chez les Macassar et les Bugins au nord
des Célèbes : les calamités se manifestent par l’assèchement des riviè-
res, la rareté du poisson, les mauvaises récoltes et les maladies. Au
contraire, chez les Galelareeses de Halmahéra, on pense qu’un inceste,
frère-sœur ou père-fille, est en train de s’accomplir lorsqu’il pleut à
torrents, et autrefois (1895), précise Frazer, les fautifs étaient noyés
ou précipités dans le volcan. Les Toradjas des Célèbes détournent à
leur profit ces conséquences de l’inceste et des débordements sexuels
en les faisant commettre par les animaux : les dieux se vengent en
faisant pleuvoir. Dans l’archipel des Banggai à l’est des Célèbes, ce
sont les esprits qui provoquent les tremblements de terre pour protester
contre les amours coupables. Cette croyance n’est pas le seul fait des
sociétés océaniennes. Dans de nombreuses sociétés d’Afrique, les
crimes sexuels de tout genre comme l’inceste mais aussi l’adultère ou
les grossesses illégitimes sont censés provoquer des sécheresses.
Frazer fait encore allusion à la croyance celte ainsi qu’aux malheurs
(incendie) survenus à la ville de Munster au XIIIe siècle qui furent
attribués à un couple incestueux. Nous voyons bien ici que la corres-
pondance – c’est-à-dire une sorte de porosité – entre les niveaux social,
biologique et cosmique ne constitue pas une originalité grecque ou
indo-européenne. Il s’agit plutôt d’un invariant culturel qui établit des
rapports entre débordements et déséquilibres de toute nature. Ces excès
se correspondent dans un univers où tout est relié, comparable au
« grand vivant » comme peuvent le décrire le Quintus de Cicéron (De
la divination) ou Pline dans le second livre de son Histoire naturelle.
D’autre part, à partir des sociétés africaines et en particulier des
Samo, Françoise Héritier a proposé un mode de lecture nommé
« mécanique des fluides » qui permet d’envisager une correspondance
entre les différents registres ou domaines que sont le corps et sa
physiologie, la société et le cosmos 69. Fondée sur des couples d’oppo-
sés universels comme le chaud et le froid, le sec et l’humide, etc.,
cette notion repose sur la crainte du rapprochement d’éléments iden-
Sexualité, faute 75

tiques. Chez les Samo, l’inceste se manifeste par un cumul d’identi-


ques, chaud sur chaud, qui provoque l’assèchement du corps mais
aussi du cosmos comme l’assèchement d’une rivière, l’absence de
pluie ou une trop forte chaleur. Il en est de même des rapports pendant
les règles : la chaleur du sang menstruel se conjugue à celle du sperme.
D’autres situations se lisent en des termes semblables : ainsi, on consi-
dère que la femme enceinte est chaude car elle accumule dans son
ventre le sang menstruel particulièrement chaud ; au contraire, l’accou-
chée, qui a perdu toute cette chaleur, cherche à compenser cette perte
à n’importe quelle source : four, feu ou femme enceinte. Cette inter-
prétation permet de lire un grand nombre d’interdits découlant de ces
réalités physiologiques : nous aurons largement l’occasion d’y avoir
recours car elle donne des résultats satisfaisants pour la culture occi-
dentale. Mais, pour revenir à la légende d’Œdipe, l’inceste n’y joue
qu’un rôle très secondaire : c’est le parricide qui est un crime bien
plus déterminant.

Sens des délits

Les délits dont nous avons eu l’occasion de parler dans les cultu-
res grecque et romaine se limitent à quatre groupes. Aux serments non
respectés, à la violence (meurtre) et au vol, s’ajoute la démesure d’un
monarque, notion très générale, pouvant recouvrir les trois premières.
Ces délits s’avèrent tout particulièrement dangereux pour la cohésion
sociale, la paix et la prospérité, ausssi n’est-il pas surprenant que la
vindicte divine les punisse aussi lourdement. En effet, le vol de trou-
peaux et le rapt de femmes caractérisent un état qui précède tout ordre
social, c’est-à-dire antérieur à l’établissement des lois. Une fois
installé, cet ordre social impose un tout autre type d’accroissement.
De ce fait, la razzia doit laisser sa place à la moisson et à la repro-
duction (troupeaux), quant à l’échange exogamique dont les femmes
sont l’objet, il doit se substituer au rapt ou à l’inceste endogamique 70.
Il en est de même du meurtre et, notamment, celui du père ou du roi,
c’est-à-dire celui qui détient l’autorité. Au sein de l’ordre social, la
succession doit s’accomplir sans violence et en vertu de règles précises
alors que la prise de pouvoir par meurtre est le fait de l’usurpateur ou
du tyran 71. Enfin, le respect des serments comme celui des règles
76 Monstres

sociales s’avère de la même manière, une garantie incontournable de


l’ordre et du bien-être cosmique. Les contrevenants sont punis au
travers de leurs revenus agricoles et de leur descendance. Sans enfants
et donc sans femmes à échanger, sans troupeaux renouvelés ni mois-
sons récoltées, les coupables – qu’ils fussent des particuliers comme
le roi ou des collectivités comme une population impie – sont ainsi
frappés d’immobilité : tout échange leur devient impossible. Dans ce
contexte, la monstruosité et la stérilité possèdent des significations
très proches. Mais l’élément prépondérant de ce discours n’est pas la
naissance tératologique qui est conçue comme une vague notion puni-
tive et de ce fait théorique. L’important réside en fait dans le contenu
moral, en l’occurrence l’obéissance aux lois sociales fondamentales.
Le rapport de causalité se pose alors de cette manière : la morale induit
la pathologie.

Quant aux modalités d’action, l’intermédiaire d’une ou de


plusieurs divinités dans les sanctions, n’est pas systématiquement
explicité. Ainsi, l’on peut poser deux cas de figure possibles bien qu’il
ne soit pas toujours évident de les distinguer :
– le type psychologique : délit < colère divine < sanction ;
– le type mécanique : délit et démesure humaine < démesure
de la nature [correspondance des domaines].
J. G. Frazer proposait de voir dans le premier cas qui fait appel
à des entités supérieures, dieux ou démons..., un stade plus accompli
et historiquement plus récent que le second, comme s’il était le produit
d’une évolution positive. Rien n’est moins évident et il est bien clair
que cette théorie est redevable aux a priori culturels de Frazer, l’évo-
lutionnisme culturel et religieux. Type religieux ou type magique, les
deux constituent des directions possibles. Selon la conception évolu-
tionniste de Frazer, il faudrait considérer le système de la mécanique
des fluides comme primitif par rapport au système religieux de la
Grèce ancienne mais sur quels arguments et avec quelle légitimité ?
Chacun de ces deux systèmes s’adapte au reste du contexte culturel
et aucun d’eux ne constitue un stade plus ou moins avancé par rapport
à l’autre. En effet, lorsque le médecin Eryximaque critique la démesure
sous tous ses aspects en analysant les maux de la nature comme une
conséquence du déséquilibre, œuvre de polymnía l’amour désordonné,
il disserte sur un thème ancien, ce déséquilibre :
Sexualité, faute 77

[il] gâte et abîme bien des choses ; car ses dérèglements occasionnent
d’ordinaire des pestes et beaucoup d’autres maladies variées aux animaux
et aux plantes ; les gelées, la grêle, la nielle proviennent en effet du défaut
de proportion et d’ordre que cet amour met dans l’union des éléments 72.
Cette description s’appuie exclusivement sur les qualités fonda-
mentales du chaud, du froid, du sec ou de l’humide : il n’intervient
aucun dieu et tout est mécanique. En respectant ainsi les impératifs
épistémologiques des penseurs philosophiques et médicaux, il n’y a
pas lieu de considérer ce schéma comme primitif, pas plus qu’il serait
opportun d’ailleurs d’en faire l’accomplissement positif du système
religieux. Il s’intègre à la représentation du monde d’un certain maté-
rialisme grec mais il ne lui est pas exclusif, comme nous venons de
le voir avec la mécanique des fluides présente en d’autres cultures.
Ce dernier exemple du médecin Eryximaque démontre une fois de
plus la proximité morale entre d’un côté, le discours tragique et reli-
gieux et de l’autre, l’analyse scientifique. L’excès et la démesure y
sont condamnés et l’on passe du schéma religieux au schéma magique
de manière progressive comme au travers d’un prisme. La cosmologie
adoptée par la plupart des écoles philosophiques – à l’exception des
Épicuriens et des Sceptiques – présente l’univers comme un Grand
Vivant (ζον )ν) où des correspondances peuvent s’établir entre des
actions cosmiques et humaines. Il s’agit d’ailleurs de l’une des bases
théoriques de l’astrologie antique. Dans certaines théories de la nature,
la dimension morale y est bien développée comme chez Pline : face
à l’affront commis par un homme, la nature peut réagir dans d’autres
domaines 73. Pour cela, elle obéit à des lois précises car la divinité
n’est pas extérieure mais inhérente au monde. Ainsi, le rentrait des
divinités classiques n’ôte pas systématiquement les dimensions mora-
les à l’obéissance des lois naturelles. Le sens de la monstruosité
demeure une punition et reste ainsi une notion théorique que les traités
de gynécologie plus concrets définissent ainsi : donner naissance à un
monstre est le propre de celui ou de celle qui n’ont pas respecté les
règles, les lois et les principes de la nature et qui au contraire, ont
commis bien des excès. Les différences que l’on serait tenté au premier
abord de considérer comme catégoriques tendent à s’estomper gran-
dement. Entre l’explication religieuse ancienne qui présentait le
phénomène tératologique comme la punition d’une faute non-sexuelle
et l’éthique philosophico-médicale, la nuance est quelquefois difficile
78 Monstres

à établir. Il ne faut certes pas nier pour autant les divergences mais
nous retiendrons que les discours savants – religieux comme philoso-
phiques – construisent une définition plutôt que de fournir une solution
concrète à des pathologies véritables que l’on voudrait éviter.

L’APPARITION RÉELLE DU MONSTRE

Ce troisième registre que nousqualifions d’« historique » corres-


pond à un comportement effectif, c’est-à-dire qu’il est un vécu réel.
C’est l’une des façons de réagir à l’occasion d’une naissance mons-
trueuse. Comme nous l’avons souligné pour la nécessité cultuelle dans
l’acte de procréation (registre A), c’est la pathologie qui précède la
cause. Ici, contrairement au registre précédent où l’essentiel portait
sur les principes moraux à forte teneur sociale, c’est la monstruosité
constatée qui est l’objet de la réflexion (monstre < réflexion moral).
Toutefois, le registre mythique (B) et le registre historique (C) se
répondent l’un l’autre, se font échos et se justifient en se donnant
mutuellement du sens. Ils diffèrent malgré tout sur plusieurs points,
que ce soit pour la nature des événements, pour la recherche des causes
et aussi pour les réactions rituelles de traitement (dimension expia-
toire). Le registre mythique (B) se présente principalement sous la
forme « si un délit est commis, toutes les femmes mettront au monde
des monstres », alors que le registre historique se construit autour de
l’événement : une femme a mis au monde un monstre (éventuellement
décrit), ce qui signifie ceci. Il ne s’agit plus de la population féminine
totale mais d’une ou de quelques femmes ou femelles animales. Le
signe incarné de la déviance marque également un désordre et en
particulier celui des relations entre les hommes et les dieux. À Rome,
ce genre de prodige marque le glas de la pax deorum, la « paix des
dieux ». Il arrive comme pour le registre mythique que l’on reproche
au prince d’être le premier responsable de ce genre de dérèglements
de la nature, puisqu’il en est le garant auprès des divinités 74 : cepen-
dant le sens du signe n’est pas compréhensible par tous. Qu’un corbeau
se mette à chanter la nuit au sommet d’un temple, qu’une statue saigne
ou qu’un enfant naisse avec quatre mains, les dieux manifestent leur
Sexualité, faute 79

colère et il importe de savoir lire ce message. Alors, aussi bien dans


la pratique historiquement attestée que dans le mythe, le recours à un
devin s’impose.
Concernant la nature des événements dans le registre mythique,
toutes les femmes et toutes les femelles mettent au monde des mons-
tres, des térata qui ne sont jamais décrits : on sait seulement qu’ils
sont différents de leurs parents. Dans le registre historique, les maux
collectifs comme les épidémies, les épizooties ou les maladies végé-
tales possèdent aussi cette dimension collective mais à propos des
naissances monstrueuses, les choses sont différentes : une épidémie
tératologique ne peut guère être observée, même si l’on peut toujours
la trouver en la cherchant. Ainsi, l’on nous apprend qu’une femelle
ou une femme a mis un monstre, lequel est le plus souvent décrit : sa
forme est un code qui peut être déchiffré.
Sur la recherche des causes, le mode divinatoire employé dans
le registre mythique est la divination inspirée avec fréquemment une
consultation de la pythie de Delphes. Dans le registre historique elle
est quelquefois inspirée mais elle est surtout déductive, c’est-à-dire
que le sens est tiré de la forme monstrueuse elle-même. Quant au
traitement des causes, dans le mythe comme dans certaines pratiques
religieuses attestées historiquement, il consiste à chasser l’agòn du
loimós, le véhicule du mal contagieux. L’on a alors recours soit à la
pratique du pharmakós dans un contexte propitiatoire, un être se
charge de toute la souillure, soit à l’expulsion ou la punition de l’auteur
du crime ou du sacrilège : l’action est alors expiatoire.

Le cas de la naissance monstrueuse effective correspond à une


situation individuelle, c’est-à-dire qu’une seule femme est concernée.
Par là, elle diffère grandement de la maladie épidémique qui concerne
le collectif. L’imaginaire de la monstruosité ne cesse toutefois de se
référer à une prophylaxie mythique. La monstruosité tend à s’aligner
sur ce cas extrême jamais atteint où toutes les femmes seraient concer-
nées sur le modèle des épidémies 75. La terminologie que nous avons
adoptée, registre mythico-littéraire et registre historique, peut s’avérer
quelquefois contestable, puisqu’il arrive que dans le cadre d’une
histoire légendaire apparaisse un seul monstre-présage dont il convient
de tirer un sens. Le contexte n’est plus celui de la monstruosité géné-
rale non descriptive et assimilée à la stérilité mais celui de pratiques
divinatoires et expiatoires. Sur l’articulation mythique/historique, on
80 Monstres

peut superposer le clivage inexpérimentable/expérimentable. C’est en


effet, à partir de l’expérience effective de la monstruosité qu’est
construit ce discours même si, il est vrai, ce dernier peut extrapoler
des formes monstrueuses imaginaires. Il existe à ce propos, une tech-
nique particulière dont l’importance au sein de la population n’est pas
toujours aisée à établir : c’est la tératomancie. Qu’est-ce à dire ?

Les interprétations divinatoires

Cette divination déductive à partir des formes tératologiques s’est


particulièrement développée dans l’aire de la culture mésopotamienne
où fut pour la première fois employée un système d’écriture. À côté
de la divination de type inspirée, la divination dite déductive que l’on
pourrait nommer divination écrite, a bénéficié d’une plus grande atten-
tion 76. L’univers est pensé en quelque sorte comme une tablette
d’argile sur laquelle les dieux ont la possibilité d’écrire. Lorsque l’un
d’eux veut exprimer un sentiment ou un dessein, il écrit sur le monde.
Ce langage ou plutôt cette écriture des dieux, tout comme celle des
humains (cunéiforme), utilise un code qu’il convient d’apprendre. La
connaissance ainsi que la lecture de ces pictogrammes divins relèvent
de la compétence de « devins professionnels », les bârû, c’est-à-dire
les « examinateurs ». Les « supports » de cette écriture sont variés, il
peut s’agir aussi bien de phénomènes météorologiques comme la pluie
qui tombe anormalement durant une saison plutôt sèche ou inverse-
ment, d’événements moteurs, un coq chante la nuit, une chèvre monte
sur un toit..., de certains phénomènes biologiques comme la forme du
foie de victimes animales, des pathologiques comme les formes bizar-
res de corps et les naissances véritablement monstrueuses. Ce dernier
mode est particulièrement présent dans la culture mésopotamienne où
des traités de tératomancie en tant que pratique divinatoire fondée sur
les formes pathologiques de nouveau-nés animaux ou humains, appa-
raissent dès la fin du IIIe millénaire 77. Chaque oracle est composé de
deux parties :
– une proposition que l’on peut nommer protase, introduite par
la préposition « si », en akkadien Šumma d’où le nom généralement
donné à ces traités, Šumma izbu, « si l’enfant... » ;
– une principale au futur qui annonce l’oracle, l’apodose.
Nous aurons par exemple :
Sexualité, faute 81

« Si une femme donne naissance à un nain mâle/troubles ; la


maison de l’homme sera dispersée »
« Si une femme donne naissance à un enfant aveugle/le pays sera
perturbé ; la maison de l’homme ne sera pas prospère 78. »
Il existe deux natures de liens. D’un côté les anciens oracles sont
empiristes c’est-à-dire qu’ils établissent un lien de causalité entre deux
événements qui se sont produits dans un temps rapproché. Dès lors,
à l’apparition de l’un, l’autre aura de fortes de se répéter. Le raison-
nement se contente de la simple coïncidence des faits sans le moindre
relation logique unissant protase et apodose. Cependant, pour les
oracles plus tardifs, il convient de regarder de plus près le texte dans
la langue originale. En effet, au sein d’une culture où le mot et la
chose sont si intimement liés, les jeux de mots ont toute leur impor-
tance. Ainsi : « S’il pleut (zunnu iznum) le jour [de la fête] du dieu
de la ville, ce dernier sera fâché (zéni) contre elle » ; « Si la vésicule
biliaire est en retrait (nahsat) c’est inquiétant (nahdat) » ; « Si la vési-
cule biliaire est prise (kussa) dans la graisse, il fera froid (kussu). »
D’autres liens logiques extra-linguistiques sont encore possibles
en témoigne cet oracle : « Si une femme donne naissance à des
jumeaux soudés l’un à l’autre par le côté : le pays qu’un seul gouver-
nait, deux le gouverneront. » Ici et contrairement aux cas précédents,
le lien n’est pas phonologique mais métaphorique.
Ce mode particulier d’explication d’un monstre insiste sur la
dimension sémantique et s’y limite de manière exclusive. Comme dans
le registre précédent, tout le versant mécanique, c’est-à-dire tout ce
qui relève de la matière est négligé. Ainsi, le sens prime sur le support.

Cette réalité n’est pas absente des cultures grecque et romaine


puisqu’en effet, dans les langues et y compris chez les médecins – ou
plutôt les philosophes – les mots usuels servant à désigner les cas de
fortes malformations congénitales conservent cette connotation reli-
gieuse divinatoire. Le mot grec τρα a d’abord pour sens « signe
envoyé par les dieux », racine que l’on retrouve dans le nom de l’un
des plus célèbres devins de la tradition grecque, Tirésias (Τειρ-εσα) 79.
Le mot latin monstrum fait partie d’un ensemble de six dont les sens
n’étaient pas réellement distingués par les anciens Romains. Miracu-
lum, omen, ostentum, portentum et prodigium désignaient la même
chose et étaient employés indifféremment 80. Parmi ceux-ci, certains
ont donné des mots français dont les registres appartiennent encore
82 Monstres

au religieux et au merveilleux. Ce sont « prodige » et surtout « mira-


cle ». En revanche, le mot « monstre » a pris un sens beaucoup plus
neutre, plus précis et plus imagé.
Quant à cette tératoscopie définie comme la consultation divi-
natoire des formes tératologiques, il semble qu’elle ait inspiré un
intérêt assez réduit en Grèce. Elle est certes attestée et les devins
savent à l’occasion lire cette part d’avenir que le monstre annonce.
C’est d’ailleurs cette pratique et donc cette définition du monstre qui
est la cible de certaines attaques philosophiques. Toutefois, la chose
semble moins prononcée que dans la ville de Rome où les différentes
fonctions religieuses se spécialisent selon la nature des présages. Les
monstres y relevaient principalement de la compétence des prêtres
étrusques, les haruspices, pour lesquels l’influence mésopotamienne
est indéniable. L’extispicine par exemple, c’est-à-dire l’observation
des entrailles et plus particulièrement l’hépatoscopie avec l’observa-
tion du foie divisé en zones, en est la manifestation la plus probante 81.
L’intermédiaire grec s’impose comme le schéma le plus logique. En
effet, l’extispicine mésopotamienne est sûrement à l’origine de celle
pratiquée en Grèce, d’où elle aurait été apportée chez les Étrusques
puis chez les Latins. À Rome, elle était la spécialité des haruspices
toscans dont le nom même évoque l’origine asiatique, le mot akkadien
bârû, « prêtre », aurait donné le mot étrusque haru, d’où le latin harus-
pex. Quant à la tératoscopie à proprement parler, le schéma n’a pas
lieu d’être différent. Si l’on regarde de plus près les textes de ces
oracles, on constate des ressemblances évidentes. D’ailleurs, les
oracles chaldéens n’étaient pas inconnus des anciens à l’instar de
Cicéron qui écrit quant à leur contenu : « s’il naissait une fille à deux
têtes, il y aurait sédition dans le peuple, corruption et adultère chez
les particuliers ; si une femme rêvait qu’elle accouchait d’un lion, l’État
où se produisait le rêve serait vaincu par des nations étrangères 82 ».
Ces oracles sont effectivement authentiques, puisqu’on peut les
retrouver tels dans les traités mésopotamiens dont le Šumma izbu. Pour
le second, le texte original dit : « Si une femme enfante un lion, la ville
sera prise ; son roi sera mis dans les fers 83. » Cette croyance à propos
d’un lionceau né d’une mère d’une autre espèce que la gente féline se
retrouve dans le contexte culturel grec. C’est à l’occasion d’une anec-
dote rapportée par Élien que l’on peut lire : « Les habitants de Cos
disent que chez eux, dans un troupeau du tyran Nicippos, une brebis
Sexualité, faute 83

avait mis bas (τεκε8ν) ; mais au lieu de mettre au monde (τεκε8ν) un


agneau, ce fut un lionceau. Ce signe (σηµε8ον) présagea à Nicippos
sa tyrannie à venir alors qu’il n’était qu’un simple particulier 84. »
La naissance d’un monstre assimilé de par sa forme à un lion et
réellement considéré comme tel – ou plus plausiblement le rêve de sa
naissance – annonce à chaque fois des troubles politiques dont le
renversement du pouvoir en place : prise de la ville par un ennemi ou
prise du pouvoir par un tyran 85. On pourra objecter que l’image est
suffisamment allégorique pour n’être qu’une coïncidence, l’équivalent
de notre loup dans la bergerie qui a peu de chance d’être directement
issu du Proche-Orient antique. Mais l’allusion directe de Cicéron aux
oracles chaldéens ne laisse aucun doute quant au schéma diffusion-
niste. De plus, d’autres exemples de ressemblances existent. Le
premier oracle cité par Cicéron apparaît dans les traités mésopota-
miens. Il écrit, rappelons-le : « s’il naissait une fille à deux têtes, il y
aurait sédition dans le peuple, corruption et adultère chez les particu-
liers ». L’on retrouve il est vrai, le même oracle dans une vieille
version babylonienne : « Si un anormal naît avec deux têtes/une
personne sans droit pour le trône s’en emparera 86. » Un autre oracle
plus récent dit encore : « Si une femme donne naissance à un enfant
à deux visages,, le règne d’un roi despotique sera changé 87. » L’opi-
nion des haruspices consultés pour des cas semblables survenus en 65
ap. J.-C., est aussi très proche. Il naquit, nous dit Tacite, des
« embryons à deux têtes, soit d’hommes, soit d’autres êtres jetés dans
les chemins ou trouvés dans les sacrifices où l’usage est d’immoler
des victimes pleines 88 ». Un autre prodige survint cette même année
concernant une monstruosité céphalique : un veau né avec la tête au
niveau de la cuisse 89. Les haruspices en conclurent qu’« on voulait
donner à l’empire une autre tête mais qu’elle ne serait pas forte et
serait connue parce que le développement de l’animal avait été arrêté
dans le ventre < de la mère > 90 ». Pour l’auteur, ces présages funestes
pourraient avoir annoncé le complot raté de Pison contre Néron en
65. Le changement de régime évoqué bien que manqué, s’annonçait
ici aussi par divers cas de monstruosités bicéphales ou du moins en
rapport à la tête. Toujours à propos des luttes politiques, Plutarque
nous rapporte un fait aux sens assez comparables. Dans l’une des
terres de Périclès, naquit un bélier qui n’avait qu’une seule corne au
milieu du front. Le devin Lampon qui était présent interpréta le signe
84 Monstres

comme une union prochaine des deux partis de la ville, celui de


Périclès et celui de Thucydide. Il en conclut que « la puissance des
deux serait toute réduite en une, et notamment en celle de celui en la
maison duquel ce signe était advenu » 91. De plus, le fait qu’il s’agisse
d’un bélier n’est peut-être pas innocent. En effet, un oracle mésopo-
tamien dit : « Si une femme donne naissance à un bélier, le prince
n’aura pas d’adversaire » 92, et il est possible que l’analyse de Lampon
soit le fruit d’une contamination d’un oracle par un autre. Quoi qu’il
en soit, la structure de cette dernière anecdote est symétrique. Dans
les premiers cas, c’est ce qui était normalement unique qui se doublait
(1 < 2), alors qu’ici, c’est la paire réduite à l’unité qui constitue la
monstruosité (2 < 1). La teneur politique du message demeure cepen-
dant et le devin Lampon – si l’anecdote est réelle – était forcément
sensible à l’esprit des décodages de cette science divinatoire.

TEXTES GRECS ET LATINS TEXTES MÉSOPOTAMIENS


Références Présages Références Présages
Cicéron accoucher d’un lion Leichty, p. 32 [5] Si une femme accou-
De la divination, I, 121 = pouvoir renversé che d’un lion, la ville
(les Chaldéens) sera prise
Elien brebis accouche d’un
Histoires variées, I, 29 lion = prise de pouvoir
Tacite enfants à deux têtes Leichty, p. 204 Si un produit a deux
Annales, XV, 47 = conspiration [vieilles versions têtes, usurpation du
(analyse étrusque) babyloniennes 23] pouvoir
Tite-Live 27, 11, 5 enfant à tête Leichty, p. 33 [12] Si une femme
Pline VII, 34 d’éléphant 93 accouche d’un
Valère Maxime I, 65 éléphant, le pays sera
mis en friche

La thèse diffusionniste est convaincante pour le monde antique


et entre la Mésopotamie et le monde gréco-latin, on peut encore suppo-
ser un intermédiaire hittite mais là n’est pas notre propos 94. Toutefois,
des ressemblances existent entre des cultures pour lesquelles cette
explication est difficilement recevable. Pour nous en convaincre nous
reprendrons l’oracle des enfants bicéphales. On le retrouve avec les
mêmes significations dans la civilisation chinoise où plusieurs traits
de culture se rapprochent assez de ce que nous avons vu pour l’Anti-
Sexualité, faute 85

quité classique. Dans la Chine ancienne, le souverain est nommé « fils


du Ciel » (Tian zi) et pour se maintenir au pouvoir il doit bénéficier
du Tian ming, le « Mandat du Ciel », équivalent chinois de la pax
deorum romaine. S’il est indigne de sa fonction, des catastrophes
naturelles, sécheresse et inondations, s’abattent sur le pays et des
signes tels que les malformations humaines ou animales (wou hing)
apparaissent. Tous ces événements fourmillent dans les annales chinoi-
ses comme les Mémoires historiques de Sseu-ma Ts’ien 95. Il est clair
au travers de ces textes que la culture chinoise n’ignorait pas non plus
les experts en lecture de monstre et que sur cette science, il existait
des traités comme le commentaire du Yingjing de Jing Fang. Voici
quelques exemples 96 de ces textes au style très classique pour ce genre
de littérature :
« Au cours de l’ère yongjia (307-313) dans la ville de Shouchun
(Anhui) une truie mit au monde un porcelet à deux têtes qui ne vécut pas.
Zhou Fu le fit examiner. L’expert dit : “le cochon est animal du nord ; il
symbolise les barbares. Il a deux têtes. Il n’y aura donc pas de chef. Il
est mort tout de suite après sa naissance : la rébellion avortera [...]” »,
« Au vingt-deuxième jour du dixième mois de cette année (316),
une jeune femme de vingt-cinq ans, née Hu, mariée à un certain Ren Jiao,
mit au monde deux sœurs siamoises. Elles se faisaient face. Le cœur et
les viscères étaient communs et elles se séparaient au-dessus du buste et
au-dessous du nombril. Le prodige annonçait la division de l’Empire »,
« Au septième mois de la première année de l’ère Jianwu de l’Empe-
reur Yuan des Jin (317) [...], une vache mit bas un veau à deux têtes. Le
commentaire du Yinjing de Jing Fang dit : “lorsqu’une vache met au
monde un veau à deux têtes l’Empire sera divisé” »,
« Dans la seconde année de l’ère taixing (318), une jument [...] mit
au monde un poulain à deux têtes. Elles se séparaient en haut du cou.
L’animal mourut juste après sa naissance. Les deux têtes annonçaient que
le pouvoir allait tomber entre les mains de particuliers ».
L’aire asiatique qui a donné aux tératopages leur nom commun
en Occident, « siamois », fournit d’autres exemples. Au Siam juste-
ment, les enfants éponymes Chang et Eng Bunker naquirent en 1811
et auraient dû être exécutés sur l’ordre des autorités, d’origine
chinoise, afin qu’ils ne portassent pas malheur au Royaume 97 : le
message politique pouvait correspondre à la signification courante des
monstres doubles. Il est vrai que cette métaphore politique ne nous
est pas inconnue. La tête surnuméraire ou quelquefois les corps
86 Monstres

complets d’enfants siamois tératopages représentent une révolte, une


division ou une dyarchie, bref, une remise en question du pouvoir
établi. Dans le cas chinois, comment envisager le schéma diffusion-
niste ? Il est toujours possible de supposer l’intermédiaire de l’Inde
védique entre la culture mésopotamienne et l’aire chinoise car d’autres
éléments laissent penser une telle diffusion. Cependant, le diffusion-
nisme atteint ses limites lorsque nous entrons dans le domaine de
l’Amérique précolombienne. L’effondrement de l’empire aztèque
aurait été annoncé par de nombreux présages comme des comètes ou
des cris venus de nulle part. Il y eut aussi de nombreuses naissances
d’enfants monstrueux qui présageaient la fin du pouvoir, il naissait
« des hommes à deux têtes mais à un seul corps 98 », signe particuliè-
rement expressif en ces circonstances et analysé ainsi par Mocté-
zuma II. Par ailleurs, à la même époque, à la fin du XVe et au cours
du XVIe siècles, ces phénomènes biologiques reprennent une place
importante dans la culture de l’Europe occidentale chrétienne. Fruits
du développement de l’imprimerie – plus précisément des bois
gravés – les feuilles volantes ou canards circulent dans toute la popu-
lation qui se met à se passionner plus que jamais pour les phénomènes
prodigieux et merveilleux au sein desquels, des enfants ou des animaux
monstrueux occupent une place capitale pour qui l’analyse prophétique
est souvent préférée 99. Parmi ces nombreux auteurs d’ouvrages consa-
crés aux phénomènes tératologiques, Pierre Boaistuau est en France
l’un des plus illustres. De manière plus intense que Ambroise Paré,
son contemporain et auteur lui aussi d’un traité 100, il est attentif à
l’aspect prophétique de ces naissances et à trois reprises dans ses
Histoires prodigieuses (1560), la métaphore politique des enfants
doubles apparaît. Dans le premier cas, ce sont deux enfants siamoises
nées en 1475 qui pronostiquèrent certains malheurs, les guerres de
succession en Lorraine, en Espagne et au Portugal. Le deuxième cas
est celui de deux enfants identiques nés à Rome qui annoncèrent les
calamités du pontificat d’Alexandre VI telles les dissensions politiques
et les guerres civiles. Enfin, le troisième cas est un symétrique d’autant
plus intéressant. Un enfant né avec quatre bras et quatre jambes mais
pourvu d’une seule tête (monstre xiphadelphe ou jancipeps) fut
« engendré en Italie le propre jour que les Venitiens & les Genevois
[les Génois] (après avoir respandu tant de sang d’un costé & de l’autre)
confirmerent leur paix, & furent reconciliés ensemble 101 ». Les deux
Sexualité, faute 87

enfants siamois ne possèdent qu’une seule tête qui symbolise une unité
perdue puis retrouvée.

Que penser du modèle diffusionniste à partir de ces exemples ?


Certes, les auteurs du XVIe siècle ne connaissaient plus les traités
mésopotamiens mais dans ce cas précis ils n’ignoraient pas l’œuvre
de Cicéron dont le De divinatio citant cet oracle. La tête est le lieu
de la pensée et de la conscience puisqu’elle renferme le cerveau. C’est
en elle que le sujet suppose penser et c’est elle qui donne ses ordres
à un corps entièrement soumis ou presque. L’univers comme la hiérar-
chie sociale se structurent sur le modèle du microcosme corporel et
le monarque se trouve « à la tête » de son royaume 102. Cette vision
très répandue dans l’Occident médiéval 103, celle de l’isomorphisme
entre le corps humain et l’État avec assimilation de la tête au gouver-
nement, est une donnée universelle. Dans la langue grecque, l’adjectif
aképhalos, « sans-tête », désigne une des races monstrueuses censées
peupler les limites du monde connu, en Inde, en Libye ou en Éthio-
pie 104. Ce peuple d’Acéphales figurant au milieu des Sciapodes, des
Arimaspes, des Monocoles et autres Troglodytes a pu être considéré,
selon la méthode positive, comme une race de papier. Selon cette
interprétation, le mot ne désignait pas l’absence de tête au sens physi-
que mais plus symboliquement l’absence de chef. Ce peuple forcément
primitif et barbare était monstrueux sur le plan de son organisation
sociale, précisément absente puisqu’il vivait sous le mode de l’anar-
chie. La déformation supposée d’un peuple sans chef en un peuple
d’individus sans tête correspond en quelque sorte au processus inverse
de l’interprétation tératomantique car c’est à partir du registre politique
qu’est déduite la description des corps monstrueux. Cette hypothétique
construction de monstres de papier constitue un pan de ce symbolisme
très riche en occurrences que l’héraldique a particulièrement bien traité
en particulier avec l’aigle à deux têtes. Il faut toutefois avoir à l’esprit
que cette lecture d’esprit évhémeriste et positive des races monstrueu-
ses fut aussi celle des auteurs antiques puis médiévaux, en parallèle
avec celle sur les mythes : chercher dans le discours merveilleux, le
noyau véridique pour trier et séparer le mensonge du plausible. C’est
pourquoi ce type d’analyse sur les races monstrueuses appartient aussi
à l’histoire de la pensée ancienne.
En réalité, l’universalité de certaine lecture ne fait aucun doute
et le schéma diffusionniste semble souvent douteux. De même, la
88 Monstres

référence à la surpopulation fait partie des lectures courantes des


naissances multiples. On la trouve chez Pline 105 et dans nombre de
cultures d’Afrique noire. La structure de la métaphore est aisée à
saisir : à naissances surnuméraires répond la conséquence population
surnuméraire, d’où famine. La nature de cette relation sémantique est
simple et il n’est pas surprenant qu’elle se retrouve dans des cultures
différentes et éloignées 106.
Pour revenir plus proprement à la tératomancie, a-t-on véritable-
ment affaire à une pratique courante et partagée par tous ? Est-ce que
cette manière de comprendre un monstre en décelant un message est
accréditée par une grande partie de la population ? En l’absence en
Grèce ancienne, de l’équivalent des annales pontificales romaines, peu
d’anecdotes y font référence. Il y a certes l’histoire du bélier unicorne
analysé conjointement par Anaximandre et le devin Lampon ainsi que
l’histoire de l’hippocentaure né dans les terres de Périandre et expliqué
en termes de bestialité par Thalès. Ces deux histoires nous sont rappor-
tées par Plutarque au IIe siècle ap. J.-C., donc assez tardivement : quel
crédit leur accorder 107 ? Un troisième récit tout aussi tardif raconte
l’histoire de Polycrite dont voici la trame simplifiée 108 : Polycrite est
élu chef des étoliens – il épouse une locrienne – il meurt quatre jours
plus tard – sa veuve met au monde un hermaphrodite – l’enfant est
porté sur la place publique où les devins discutent 109 – interprétation :
il y aura un différend entre Locres et l’Étolie – certains pensent qu’il
faut mener la mère et l’enfant au-delà du pays et les brûler – le spectre
de Polycrite apparaît et demande grâce pour l’enfant – il n’obtient pas
gain de cause – la foule veut supprimer le monstre – le spectre dévore
l’enfant sauf la tête – celle-ci se met à parler et annonce un avenir
funeste (une guerre). Il nous semble clair que l’une des morales de
l’histoire conduit à observer une grande réticence à l’égard de l’ana-
lyse divinatoire tératoscopique. En insistant, les prêtres provoquent la
colère du fantôme : la guerre se produit malgré tout et elle est annoncée
sous forme de divination directe et inspirée, ou plutôt révélée, puisque
la tête se met à parler.
Il existe toutefois une tradition littéraire qui, à propos d’Alexan-
dre le Grand, met en scène un cas d’analyse tératomantique. À la fin
du IIIe siècle avant J.-C. – soit un siècle après la mort de l’intéressé –
un texte faussement attribué à Callisthène parle d’une naissance mons-
trueuse annonçant la fin du règne du conquérant macédonien 110. De
retour à Babylone, peu de temps avant sa mort, Alexandre apprend
Sexualité, faute 89

qu’une des femmes de ce pays a mis au monde un nouveau-né mons-


trueux. Des interprètes convoqués, un seul osera dire la vérité : ce
prodige annonce la mort d’Alexandre L’oracle s’accomplira malgré
la mesure expiatoire (τ( δ; βρο καναι επεν / mortis impetunt) 111.
Tradition certes tardive dont il est malaisé de déceler les sources
historiques mais qui nous parle assez bien de la tératomancie. Il faut
certes noter que les sources moins fantaisistes ne parlent pas de cette
naissance et malgré la venue de prodiges, ce petit monstre humain n’y
figure pas 112. Cependant, il faut souligner : l’analyse mantique de
monstres humains est l’objet d’une compétence de la part d’experts
et est le propre d’une région bien déterminée du monde. Alors que
sur le territoire « national » grec, cette mantique semble peu suivie,
la terre babylonienne – celle du Proche-Orient ancien – semble être
le lieu privilégié non seulement des analystes mais d’abord des phéno-
mènes eux-mêmes. Ce qui se produit en terre d’Hellade n’est pas
forcément vérifié sous les cieux mésopotamiens et inversement : la
région du Tigre et de l’Euphrate serait plus propice aux naissances
tératologiques de la même manière que la région de l’Étrurie apparaît
comme naturelle aux expressions des foudres. Ainsi, ce qui est crédible
sous les cieux babyloniens, s’avère-t-il moins évident sous les latitudes
helléniques. Il n’est pas innocent que la mention positive de cette
science dans les sources grecques ait lieu en terre proche-orientale.

L’accueil réservé au monstre

Les données dans la Rome ancienne sont nombreuses mais diffi-


ciles à exploiter car peu explicites. Le père antique peut exposer son
enfant de sa propre volonté. Cependant, certaines prescriptions légales
n’accordent pas ce droit au père. À Sparte, une loi attribuée à Lycurgue
imposait aux parents de soumettre leurs enfants au conseil des anciens.
Si l’enfant était mal conformé ou tout simplement jugé pas assez
robuste, il était exécuté 113. Nous avons vu précédemment que pour
Rome, le Grec Denys d’Halicarnasse parle d’une loi attribuée à Romu-
lus interdisant aux parents d’exécuter leurs nouveau-nés, sauf s’ils
étaient infirmes (anápèron) ou monstrueux (téras). Dans ce cas-là
seulement et après consultation de cinq hommes libres du voisinage,
le père pouvait abandonner son enfant 114. Si l’on accorde du crédit à
Denys, cette loi considérerait le monstre comme le cas unique où le
90 Monstres

père pouvait abandonner un enfant mâle. Ell constituait une mesure


limitant la pratique légale de l’abandon 115. Toutefois, un passage de
la loi des Douze Tables, en partie reconstituée, exprime peut-être plus
clairement cette obligation : « Comme est tué en vertu de la loi des
Douze Tables, l’enfant difforme 116 », mais ici également, on peut
supposer qu’il s’agit du seul cas autorisé. De plus, c’est l’adjectif
deformitas qui est usité et non le mot monstrum ou l’un de ses cousins
comme portentum par exemple.
En fait, l’inspiration de ces lois semble plus de nature économi-
que ou démographique que de préoccupations religieuses. Pour Plutar-
que, le cas spartiate est clair : c’est parce que l’enfant faible ou
difforme ne pourra pas servir militairement qu’il est exécuté. De leur
côté, les auteurs politiques de l’époque classique, admirateurs du
modèle spartiate, recommandent l’exécution des difformes et sur ce
point ils se fondent sur des raisons eugéniques et économiques. C’est
le cas de Platon 117 pour qui la race des gardiens doit rester pure et il
en est de même d’Aristote 118 qui ne fait allusion qu’à l’enfant pepê-
rôménon et non au téras. Tous les deux recommandent la mort des
enfants qui, atteints d’une malformation faible, pourraient survivre à
la différence des monstres plus graves, condamnés à plus ou moins
long terme par la nature. Cette pratique était de toute manière très
acceptée au point de devenir métaphorique 119 et à n’en pas douter,
c’est la raison économique qui domine. La crainte de posséder trop
d’enfants – exprimée dès Hésiode – justifiait l’abandon, y compris
d’enfants sains. A fortiori les enfants infirmes qui de ce fait n’auraient
pu être d’un quelconque secours plus tard, constituaient une charge
inutile. Abandonner des enfants était courant ou du moins moralement
admis et même approuvé : dans l’esprit des Grecs et des Latins,
l’accueil et l’éducation de tous les enfants constituaient un critère de
distinction entre les peuples civilisés et les barbares au nombre
desquels les Juifs, les Germains ou les Égyptiens chez qui l’on
s’amusa, nous dit Strabon, à nourrir un homme « qui avait sur chaque
face de la tête, deux yeux, lesquels d’ailleurs ne voyaient pas 120 ». Il
ne faut toutefois pas se représenter une société antique à ce point
eugéniste qu’elle serait dépourvue de toute difformité physique. Les
représentations iconographiques de pathologies sont malgré tout
fréquentes 121 et les discours contradictoires à l’égard de l’eugénisme
sont à replacer dans le contexte du débat moral plutôt que d’une
pratique sociale quasi systématique.
Sexualité, faute 91

Cependant, Marie Delcourt a voulu discerner pour la Grèce deux


types d’exposition dont la distinction n’aurait plus été consciente à
l’époque historique mais que seul le vocabulaire grec aurait conservée.
D’un côté, l’ekthésis concernerait l’abandon d’enfants sains et suscep-
tibles d’être recueillis, situation dont la comédie est friande. Par
ailleurs, l’apothésis désignerait l’abandon des enfants difformes en
des lieux retirés, à l’écart du monde social. Dans le premier cas, le
choix serait le fruit d’une initiative privée : le père refuse de recon-
naître l’enfant, de le prendre dans ses bras comme c’est l’usage et de
célébrer les Amphidromies, cérémonie athénienne de la reconnais-
sance collective du nouveau-né. Dans le second cas, la chose publique
primerait et ce serait l’État qui imposerait comme à Sparte, l’élimi-
nation des enfants susceptibles de transmettre un loimós 122. Il est
toujours possible en effet d’envisager qu’au fur et à mesure de l’évo-
lution, ce genre d’obligation rituelle ait été rationalisée et limitée aux
seules justifications démographique et eugénique. Ce schéma demeure
de l’ordre du possible mais aucune source grecque ne précise l’obli-
gation.
À Rome, cette obligation n’est pas non plus attestée véritable-
ment pour les monstra, prodigia et autres portenta. Les prodiges
privés, c’est-à-dire ceux survenus en des lieux privés comme les nais-
sances monstrueuses pouvaient être communiqués aux autorités à l’ini-
tiative du particulier. Sous présentation par les Pontifes, le Sénat
décidait si tels prodiges étaient pris en charge par la ville et devenaient
ainsi prodigia publica ou si tels autres devaient être traités par le
particulier et restaient de ce fait prodigia privata 123. Dans ces deux
cas, il faut comprendre la requête des dieux (postiliones) et préparer
une parade (responsa). Il est donc tout à fait concevable que bien des
naissances monstrueuses humaines ou animales soient passées inaper-
çues, soit que le foyer concerné n’ait pas jugé utile de s’y attarder,
soit que ce fut l’État qui l’ait négligé. Cependant, de nombreux cas
foisonnent dans les ouvrages de Tite-Live ou de Julius Obsequens,
auteurs qui se sont servis tous deux des Annales pontificales dans
lesquelles étaient inscrits tous les prodiges survenus dans l’année 124.
Nous présentons en Annexe I un certain nombre d’anecdotes
appartenant au monde romain qui évoquent, parmi bien d’autres prodi-
ges, des cas curieux de la nature – comme des mules fécondes – et
des malformations congénitales plutôt courantes puisqu’il y apparaît
essentiellement des êtres doubles, des cas d’ectromélie (membre en
92 Monstres

moins) et de pygomélie (un ou plusieurs membres surnuméraires) ou


d’hermaphrodisme très certainement partiel. D’autres descriptions
peuvent être lues comme des monstruosités plus complexes ou plus
rares, à l’instar par exemple, de l’enfant à « tête d’éléphant » mais
toutes semblent correspondre à des réalités. En effet, l’on y découvre
peu de fantaisie, si ce n’est dans certaines appellations qui évoquent
des ressemblances mais les cas pathologiques décrits sont connus en
tératologie vétérinaire.

Les sources ne précisent pas toujours si l’enfant ou l’animal


monstrueux sont exécutés et si c’est le cas, le mode d’exécution peut
aussi faire défaut. Reflet des usages ou imprécisions, il est difficile de
juger avec certitude. Cependant, en ce qui concerne l’androgynie
considérée dans l’Antiquité comme la forme de monstruosité la plus
funeste 125, le mode d’exécution est presque toujours précisé. Il ne se
limite certes pas aux hermaphrodites mais leur sort est toujours la
noyade. Le second mode très présent dans ces sources est le bûcher
dont nous avons pu constater la présence dans l’histoire du fils de
Polycrite. Que peuvent signifier ces modes particuliers d’exécution ?
À propos du bûcher, avant que les coutumes funéraires ne se
modifient dans les premiers temps de l’ère chrétienne, les funérailles
des enfants mort-nés ou en bas âge ne s’accomplissent pas par le feu
mortuaire mais par un mode qui s’imposa par la suite à tout le monde,
l’inhumation 126. Dans le cadre de certaines conceptions, l’inhumation
qui consiste à redéposer l’être dans le sein de la Terre, permet à
l’enfant de pouvoir « revenir », c’est-à-dire à son âme de se réincarner
en un autre corps 127 tant il est vrai que le sort réservé au cadavre
détermine irrévocablement l’avenir de l’âme du défunt. Dans le mythe
et la comédie, l’enfant abandonné vivant est placé dans un coffre ou
un pot (khútra, óstrakon). Symboliquement cela revient à le remettre
dans un autre ventre d’où il sortira lors de sa découverte par ses parents
adoptifs pour une seconde naissance, sociale cette fois. Si le petit
monstre, vivant ou mort, est brûlé de la même manière que les adultes,
c’est qu’on ne lui propose qu’un aller simple sans espoir de retour.
On lui réserve cependant une sorte de funérailles pour éviter qu’il ne
revienne sous forme d’âme malfaisante, ces terribles áôroi thanátoi
grecs 128. Pour l’eschatologie chrétienne, la Résurrection de la chair au
jour du Jugement Dernier ne s’accomplit que pour les personnes décé-
dées ayant reçu les ultimes sacrements et inhumées selon les rites. Le
Sexualité, faute 93

bûcher imposé aux hérétiques, morts ou vifs et quelquefois aux petits


monstres humains tel le nouveau-né de 1565 sans os et muni d’une
oreille sur une épaule et d’une bouche sur l’autre 129, s’inscrit dans la
continuité de cette symbolique. Selon d’autres croyances et représen-
tations, ce n’est pas le feu calcinant qui accomplit cette tâche destruc-
trice post mortem mais le broyage qui sous l’action de meules peut
punir une personne bien longtemps après sa mort. L’idée demeure la
même : broyer les ossements comme les calciner et en répandre les
cendres au grès du vent sont des usages qui visent à se débarrasser
d’un être de manière efficace. Le fait que les os aient été souvent
considérés comme le lieu de la spermatogenèse – ou du moins un lieu
de son passage – pourrait expliquer en partie la pratique du broyage
des ossements accomplie en punition post-mortem.
Quant à l’immersion du monstre ou de l’être indésirable, elle
apparaît de manière plus systématique et la symbolique n’en est pas
très éloignée. Elle est très représentée à Rome aussi bien en milieu
fluvial que maritime. On la trouve également dans l’aboutissement
d’un rite exorcistique mésopotamien accompli à l’encontre d’un
cochon monstrueux 130. Elle est aussi le mode d’exécution de certains
monstres durant l’époque moderne tel le monstre de Genève (1609)
qui fut jeté dans le Rhône 131 et elle apparaît souvent dans la littérature
ethnographique des cultures non occidentales. Françoise Héritier
analyse cet usage selon une logique thermique en vigueur chez les
Samo (Afrique de l’Ouest) : les produits monstrueux ou douteux
comme les cadavres de jumeaux, d’albinos ou de ceux suspectés de
zoophilie, d’inceste ou de n’importe quel autre crime qui contribue à
« concentrer de la chaleur », ne sont jamais inhumés dans le sol du
pays car leur chaleur naturelle pourrait se transmettre à la terre et
provoquer une sécheresse 132. Les corps sont de préférence suspendus
aux arbres ou précipités dans les fleuves, c’est-à-dire dans des
éléments froids comme l’air ou l’eau. Toutefois, une deuxième expli-
cation non pas thermique mais analogique peut se substituer à celle-ci.
Tous les éléments de l’univers sont reliés par des correspondances et
dans ses travaux sur le thème mythique de la naissance du héros, Otto
Rank 133 avait constaté que le nouveau-né est très souvent abandonné
dans un panier ou un pot mais qu’au lieu d’être déposé en terre, il est
confié au courant d’un cours d’eau ou d’une mer. Les exemples sont
nombreux : la légende mésopotamienne de Sargon, le récit non moins
légendaire de la naissance de Moïse, la toute prime enfance de Romu-
94 Monstres

lus et de Rémus, celle de Persée, etc. De manière analogique, le héros


est replacé dans une poche au sein d’un univers aqueux comparable
au liquide amniotique. En quelque sorte, le rite contribue à faire
dé-naître l’enfant. En ce qui concerne le héros, la corbeille est avec
bienveillance dirigée vers les berges ou le rivage d’où les parents
adoptifs pourront lui faire accomplir une seconde naissance (sociale)
pourvue de nombreuses analogies avec la première. L’immersion du
monstre fonctionne sur le même modèle symbolique, que ce soit en
Mésopotamie, à Rome et dans bien d’autres cultures : il est déposé
sur une embarcation et si tout se passe comme prévu, il ne parvient
pas à gagner la terre ferme et il est englouti. Il « dé-naît » de manière
irrévocable sans espoir de retour. Ce rite comporte une forte valeur
ordalique c’est-à-dire que la ou les divinités choisissent le sort de
l’individu ainsi exposé : sera-t-il sauvé et ainsi marqué d’un signe
divin ou périra-t-il ré-englouti ? Il existe dans l’aire culturelle celte,
un rite de légitimation qui fonctionne de manière comparable. En cas
de doute de paternité, le père pouvait placer l’enfant sur un bouclier
qui errait au grès de l’eau de la rivière ou de la mer. L’échouage
signifiait la légitimité alors que l’engloutissement était la preuve d’une
bâtardise aussitôt sanctionnée. En quelque sorte, le père remettait son
enfant en jeu pour lui faire accomplir une seconde naissance plus
importante que la première qui n’était que biologique 134. En fait,
l’explication thermique des Samo n’est certainement qu’un habillage
d’une première symbolique à la portée plus générale. Il en va en effet
de même pour les Nuer : ils déposent l’enfant monstrueux dans les
cours d’eaux car il est à leurs yeux un hippopotame, né par erreur
parmi hommes, qu’il faut rendre à ses semblables 135. L’axe central du
rituel demeure le même et le discours explicite indigène est une ratio-
nalisation au sens d’une ré-explication d’un rite ressenti comme néces-
saire mais dont les causes originelles sont inconscientes et oubliées.
Cependant, ces exécutions et leur mode particulier ne prouvent en rien
la valeur véritablement prophétique du monstre. Il est certes indési-
rable et bien d’autres explications peuvent intervenir mais, que ce soit
pour l’Antiquité préchrétienne durant laquelle l’exposition d’enfants,
y compris normaux, étaient possibles ou dans d’autres contextes cultu-
rels, la dimension collective d’un message apporté par le monstre est
dans l’ensemble assez peu attestée. Si message il y a, c’est souvent à
ds occasions polémiques. Toutefois, un schéma diachronique n’est
peut-être pas inutile pour préciser cette question.
Sexualité, faute 95

Changements dans les comportements ?

Usages religieux antiques

En effet, l’on ne peut aborder ce sujet sans préciser l’époque de


la manière la plus rigoureuse possible. Dans la Grèce ancienne, cette
attitude religieuse semble avoir été peu suivie. Selon nos sources assez
réduites et si il y eut en Grèce, comme le supposait Marie Delcourt,
une prescription d’écartement des monstres, la pratique courante, que
nous qualifierons de laïque, de l’exposition prima. C’est donc à Rome
que cette page de l’histoire religieuse est réellement écrite mais il faut
encore préciser les époques. Dans l’œuvre de Tite-Live, ces actions
expiatoires sont surtout signalées lors des pires heures des guerres
puniques à la fin du IIIe siècle av. J.-C. Lucain en signale l’existence
durant la guerre civile au Ier siècle av. J.-C. et Tacite rappelle cette
attention – sans exécution rituelle – dans le cadre de la fin du principat
de Néron dans les années 60 ap. J.-C. : les périodes troubles semblent
tout naturellement plus propices à ce type de recours. Si l’on regarde
de plus près le cas des hermaphrodites chez Tite-Live et Julius Obse-
quens, on se rend compte que quatre d’entre eux n’ont pas été exécutés
dès leur naissance mais bien plus tard puisqu’ils étaient âgés de huit,
dix, douze et seize ans. On pourra toujours objecter que la difformité
sexuelle put ne devenir manifeste qu’ultérieurement, à la puberté pour
deux d’entre eux. En effet, il existe des anecdotes avecdes femmes
mariées qui au cours de leur vie, peut-être dans leur adolescence,
constatent sur leur corps un développement anatomique viril de plus
en plus évident au point qu’elles en viennent à changer officiellement
de sexe et de nom : Diodore de Sicile nous rapporte les histoires de
l’arabe Héraïs qui devient Diophante et de Callo de la cité d’Épidaure
qui masculinise son nom en ajoutant un « n » pour devenir Callon 136.
Ces histoires obéissent au même schéma : il s’agit d’une femme qui
devient un homme, et jamais l’inverse, sûrement – comme cela arrive
en ces occasions d’hermaphrodisme – lorsque le clitoris est d’une
certaine ampleur et qu’il prend l’aspect d’un pénis pourvu d’un gland.
Contrairement aux cas de l’époque moderne étudiés par Michel
Foucault, ces femmes devenues hommes sont socialement reconnues
comme telles ou plutôt comme tels, l’une d’entre elle subissant d’ail-
leurs une intervention chirurgicale. Pline rapporte aussi des exemples
96 Monstres

où il est question non pas de mélange de sexe mais d’un changement


de l’un à l’autre, sûrement imposé par la logique sociale :
Le changement de femmes en hommes n’est pas une fable. Nous
avons observé dans les Annales que, sous le consulat de P. Licinius
Crassus et de C. Cassius Longinus, une fille, encore sous la puissance
paternelle, devint un garçon à Casinum, et fut transportée, par l’ordre des
haruspices, dans une île déserte. Licinius Mucianus rapporte qu’il vit à
Argos Arescon qui avait porté le nom d’Arercuse, qui avait même pris
mari : il lui vint de la barbe et des parties viriles, et il prit femme. Il en
arriva autant à un garçon de Smyrne qu’a vu le même Licinius Mucianus.
Moi-même j’ai vu en Afrique L. Cossicius, citoyen de Thysdris, qui fut
changé en mâle le jour de ses noces 137.
La fille devenue garçon n’est pas exécutée, elle est juste recluse
sous ordre des haruspices. Elle dut très certainement son salut aux
circonstances politiques du temps : l’époque de ces consuls, an 581
de la fondation de Rome c’est-à-dire 172 av. J.-C., n’est pas particu-
lièrement troublée. Il n’en fut pas de même pour cette femme de
Naples dont Diodore nous raconte la mésaventure. Mariée, il s’avéra
bientôt qu’elle était un homme ou du moins qu’elle possédait aussi
un membre viril, très certainement un clitoris phallique révélé tardi-
vement. Malheureusement, Rome entamait sa guerre contre les
Marses 138, peuple du Latium, et la valeur prophétique dut prendre
d’autant plus d’importance. Aussi, le mari la dénonça au sénat et les
devins étrusques la condamnèrent à être brûlée vive 139 : contrairement
aux femmes des histoires précédentes, elle n’eut pas à changer de sexe
et à s’y tenir mais, considérée comme androgyne, elle fut supprimée
en tant que mauvais présage. Ainsi, à propos des hermaphrodites
exécutés tardivement dont parlent Tite-Live et Julius Obsequens, il
serait préférable d’attribuer ce décalage au fait que la dimension
prophétique passa inaperçue à l’époque de leur venue au monde pour
revenir au galop par la suite et pour leur plus grand malheur, à un
moment où l’on cherchait des prodiges susceptibles d’apporter une
justification et surtout pour mettre un terme aux catastrophes du temps.
Il est vrai qu’un siècle et demi après la dernière exécution par noyade
d’un androgyne, la plus récente rapportée par Julius Obsequens datant
de 99 av. J.-C. 140, Pline constate un changement radical en leur faveur
et caricature un peu rapidement la situation. De prodiges antérieure-
ment, ils n’étaient plus à l’époque contemporaine, nous dit l’encyclo-
Sexualité, faute 97

pédiste, que des objets de plaisir. Pline idéalise ! Comment est-on


passé d’un sentiment d’horreur religieuse à une excitation érotique ?
par l’intermédiaire d’Hermaphrodite, personnage imaginaire de la
mythologie grecque. La statuaire sut le représenter en des positions
lascives suggestives 141. Il y a là une forte part de phantasme que
pouvaient certes assouvir certains grands personnages et qu’une partie
de la pornographie contemporaine semble redécouvrir 142. D’ailleurs,
Pline souligne le changement de vocabulaire : « il naît aussi des
enfants qui ont les deux sexes : nous les appelons hermaphrodites ; on
les appelait autrefois androgynes, et on les regardait comme des prodi-
ges : aujourd’hui on en fait un objet de délices 143 ». Les deux mots
sont toutefois d’origine grecque ; le latin, semble-t-il, ne disposait pas
vraiment de mot spécifique autre que les génériques monstrum ou
portentum, à l’exception toutefois du terme semimas,- aris, « moitié
mâle », qui désigne aussi bien les hommes et les animaux châtrés que
les débauchés 144. Le premier, « androgyne », formé sur les racines
andr-, « homme » et gyn-, « femme », en grec androgúnos
(α$νδρογνο), est un adjectif éventuellement substantivé appartenant
à cette famille d’adjectifs qui se déclinent au féminin comme au
masculin, c’est-à-dire selon la deuxième déclinaison. Ici, la grammaire
se garde tout particulièrement d’imposer un choix ! En fait, le grec
semble distinguer les tendances sexuelles selon l’organisation des mots
puisqu’il existe le symétrique gúnandros (γνανδρο). Ainsi, andro-
gúnos, littéralement « homme-femme » désignerait d’abord un homme
efféminé et éventuellement un hermaphrodite selon le processus
 < . En revanche, le ou la gúnandros, « femme-homme », corres-
pondrait à une femme virile et à l’occasion un être bisexuel dans le
sens < . En réalité, la valeur de cet « homme-femme » et de cette
« femme-homme » est plus souvent conçue comme une qualité morale
– certes déterminée par la physiologie avec notamment la proportion
des semences 145 – et plus rarement comme un réel mélange des sexes.
Toutefois, la forme gúnandros ne semble pas être usitée en latin, le
mot *gynandrus, -a n’étant pas attesté. Dans les textes relatant des
prodiges, nous venons de le voir, c’est la forme générique androgynus
qui est employée, forme qui semble être populaire comme en témoigne
cette réflexion de Tite-Live, « androgyne, comme on les appelle
couramment (vulgus... appelat) ». Dans ce cas précis, seule la forme
masculine est employée : si l’androgyne mélange les deux sexes, la
grammaire lui impose toutefois son appartenance au genre masculin.
98 Monstres

C’est en fait dans un tout autre contexte que l’on rencontre la forme
féminine d’androgynus puisqu’il s’agit de décrire non pas un physique
ambigu mais une qualité morale. Dans ses Faits et dires mémorables,
Valère Maxime (début du Ier siècle ap. J.-C.) nous parle d’une certaine
Amesia, de la ville de Sentinum en Ombrie, qui se serait défendue
seule en justice avec une telle ardeur qu’elle avait été surnommée par
la suite, Androgyne 146. Or l’auteur écrit « Androgynen appelabant »
alors que la forme accusative attendue en latin serait soit androgynam
soit androgynem. Cet androgynen est en réalité l’accusatif correspon-
dant dans la langue grecque (α$νδρογνην), ce qui souligne d’une part
l’importance du référent hellénique dans ce domaine et d’autre part,
le caractère néologique de la forme féminine. L’imaginaire – positif –
de ce quasi-oxymore, « feminae virilem », est ici exclusivement moral,
sans aucune allusion physique, à la différence d’une formule telle que
« feminae marem » qui aurait plus impliqué le mâle du côté de la
nature. Cette dimension morale n’est d’ailleurs pas absente des mots
grecs et avec androgúnos, on approche de l’idée de débauche, c’est-
à-dire de rôle et d’obligations non assumés selon son sexe. Ainsi, dans
une épigramme attribuée à un certain Myrinos en qui certains ont
voulu voir la forme hellénisée de Lucinius Varron Murena (siècle
d’Auguste), érudit latin qui se plaisait à écrire aussi en grec, le vieux
Ploutôn Statylios, débauché qui se parfume à outrance, qui porte des
habits féminins, se maquille et s’est affublé de cheveux postiches,
est-il qualifié d’androgúnos, qu’il faudrait traduire ici par « homme
féminisée » 147. L’univers du plaisir et de la perdition morale n’est
donc pas loin : il est tout à fait condamnable de ne pas faire honneur
à son sexe, comme put l’être aussi durant un temps de sa vie mythique,
le héros Héraclès sous l’influence d’Omphale 148. Ainsi, lorsque Pline
constate le recul du mot « androgyne » face à « hermaphrodite », le
premier pouvait posséder déjà, pour une bonne part, cette connotation
qu’il attribue entièrement au second, celle d’objet de délices, mis
particulièrement en valeur dans la sculpture. L’hermaphrodite fut un
thème de prédilection pour la sculpture mais ce personnage mythique
d’Hermaphroditos, fils d’Hermès et d’Aphrodite, incarne l’union des
corps dans l’amour 149. Pour le héros, il ne s’agit pas d’une pathologie
de naissance mais d’un état acquis qui, d’une certaine manière, appa-
raît comme le symétrique du mythe des trois sexes originels raconté
par Aristophane dans le Banquet de Platon. Les représentations icono-
graphiques de cet Hermaphrodite n’ont rien de pathologique au sens
Sexualité, faute 99

qu’elles ne veulent pas figurer une horreur repoussante, bien au


contraire. Il n’y a donc pas de clitoris excessivement développé ou de
barbe poussant sur le visage d’une femme. L’hermaphrodite présente
l’union des deux sexes de manière bien typée où taille et poitrine de
femme accompagnent un membre viril parfaitement formé et dépourvu
de toute vulve attenante. La représentation d’abord d’origine helléni-
que, consiste en réalité à mettre en parallèle les attributs considérés
comme les plus beaux de chaque sexe, les seins et le phallus 150. Elle
va même jusqu’à symboliser la mixité sexuelle dans le cadre de bains
ouverts aussi bien aux femmes qu’aux hommes 151.
Pour revenir aux actions de grande ampleur entreprises à Rome
à l’encontre des monstres, l’une des dernières semblerait celle attribuée
dans la Pharsale de Lucain au vieux devin étrusque Arruns, en 48 av.
J.-C. alors que César vient de franchir le Rubicon et marche sur Rome.
De nombreux prodiges néfastes se produisent alors au nombre
desquels des naissances monstrueuses 152. Le vieillard toscan propose
de brûler tous les produits mal nés : « Monstra iubet primum quae
nullo semine discors/protulerat natura rapi sterilique nefandes/ex
utero fetus infaustis urere flammis 153. »
Par la suite, ce genre d’action n’a plus eu tellement cours. La
stabilité politique et la « paix » d’Auguste dut jouer pour beaucoup.
Toutefois, la pratique publique et privée de la divination toscane ne
faiblit pas. Le sénat avait déjà vers le IIe siècle av. J.-C., légiféré pour
que soit poursuivi l’enseignement de cette science 154 mais le mouve-
ment de ce que l’on a pu appeler la « renaissance étrusque » ne s’arrête
pas là : les savoirs furent mis par écrit et des traités anciens traduits
en latin 155. Par ailleurs, au Ier siècle ap. J.-C., l’empereur Claude créa
le collège des Haruspices 156. Ainsi donc, une chose est claire, cette
disparition au début de l’Empire des procurationes expiatoires et cette
évidente inflation des naissances tératologiques dans les pratiques
divinatoires ne correspondent pas véritablement à un déclin
d’influence de la culture étrusque.

Le droit romain

Le droit s’intéresse aux monstres mais pour des questions juri-


diques matrimoniales ordinaires. L’on ne trouve nulles traces d’exé-
cutions obligatoires de ces enfants. Les auteurs jurisconsultes se
100 Monstres

demandent plutôt si un petit monstre peut être comptabilisé au nombre


des enfants légitimes et s’il peut ainsi contribuer à donner à la mère
le titre privilégié de ter enixa, « trois fois mère ». Selon Ulpien,
e 157
III siècle ap. J.-C. , le monstre même le plus éloigné de l’humanité
(non humanae figurae sed alterius, magis animalis quam humanis)
compte parmi les enfants car comme l’enfant mort-né, il est la marque
de la bonne volonté des parents. De son côté, le jurisconsulte Paul est
plus sévère puisqu’il distingue deux situations : si le nouveau-né a
plusieurs membres en trop, il peut être comptabilisé mais s’il n’a pas
forme humaine, il ne peut être quantifié (non sunt enim liberi, qui
contra formam humani generis [...] partum, qui membrorum huma-
norum officia duplicavit, aliquatenus videtur effectus et ideo inter
liberos connumerabitur) 158. En revanche, les triplés donnent en une
seule fois à la mère son statut privilégié. D’autres questions portent
encore sur l’enfant posthume monstrueux et sur son pouvoir de briser
le testament 159. Nous voyons bien avec ces quelques exemples que
les soucis juridiques sont de nature bien différente, le droit ayant exclu
de son domaine, les aspects surnaturels. Quant à son effort de classi-
fication rigoureuse, il va jusqu’à nier la définition médicalement recon-
nue de l’hermaphrodisme. Ainsi, selon le droit romain, on ne peut être
à la fois homme et femme 160 : les anecdotes de Diodore vues plus
haut vont dans ce sens. Quant à la loi 135 du Digeste (50, 16), elle
définit trois types de malformations, c’est-à-dire trois types de gravi-
tés, les êtres portentosa, monstruosa et debile, le sens religieux des
deux premiers mots étant étranger aux préoccupations juridiques.

Christianisme versus paganisme

Au IVe siècle, cette dévaluation progressive est largement enta-


mée. À propos des sacrifices lustraux, Jérôme ne fait allusion à aucun
rite en vigueur auprès de ses contemporains païens mais il se réfère
seulement aux « vielles histoires 161 ». D’ailleurs, Augustin parle d’un
monstre double en Y qui vécut longtemps et que beaucoup allaient
visiter :
Il y a quelques années, à notre époque cependant, naquit en Orient,
un homme double quant à ses membres supérieurs, simple quant aux
inférieurs : il avait deux têtes, deux poitrines, quatre mains ; mais comme
Sexualité, faute 101

un homme normal, un seul ventre et deux pieds. Il vécut assez longtemps


pour que la renommée lui attirât un grand nombre de curieux 162.
S’agit-il du monstre qui serait né en 358-359 à Daphné, faubourg
d’Antioche, dont parle Ammien Marcellin et qui était « horrible à voir
et à décrire, un enfant bicéphale, avec une double dentition, une barbe,
quatre yeux et deux oreilles minuscules 163 ». Selon la signification
classique des monstres bicéphales, ce nouveau-né si contrefait aurait
laissé présager l’avilissement de la puissance romaine. Cependant,
précise l’auteur, « des naissances de ce genre se produisent souvent
et annoncent le tout que vont prendre différentes affaires, mais comme
elles ne sont plus l’objet de purifications officielles, comme elles
l’étaient chez nos ancêtres (ut apud veteres), on en parle point et elles
passent inaperçues ». Le ton semble assez nostalgique et sous la plume
de ce partisan de Julien l’Apostat, il est tentant d’y déceler une attaque
toute particulière contre le christianisme, religion reconnue et adoptée
par le pouvoir impérial depuis le début du siècle. L’importance accor-
dée aux naissances monstrueuses décline depuis longtemps 164 mais si
Ammien Marcellin se réfère à d’anciennes pratiques déjà chancelantes,
c’est pour revigorer l’identité païenne à l’encontre d’un christianisme
qui manifeste à haute voix son hostilité vis-à-vis de la divination et
de toute la religion traditionnelle. Ce thème fut l’un des sujets de
polémique entre intellectuels des deux courants religieux adverses :
dans sa critique du passé non encore chrétien, Orose (390-418) ironise
sur l’attention des païens à l’égard des prodiges au nombre desquels
les naissances monstrueuses 165. Il poursuivait les attaques proférées
par son maître Augustin (354-430), lequel d’ailleurs ne l’approuva pas
en tout, lui qui construisit la critique la plus virulente à l’encontre des
païens, notamment sur la divination et la place des monstres dans la
nature. Pour l’évêque d’Hippone, le monstre ne présente aucune
dimension divinatoire. Dans l’esprit d’Aristote et de la philosophie
plinienne de la nature, il refuse de le considérer comme un être contre
nature puisque le créateur sait ce qu’il fait : « les éclipses [...], les
tremblements de terre, les naissances monstrueuses chez les animaux
et mille choses semblables n’arrivent sans la volonté de Dieu 166 ».
Quant aux races monstrueuses qui peupleraient le monde à la péri-
phérie des terres connues, elles sont humaines et donc descendent des
enfants de Noé et même d’Adam 167. Tous ces phénomènes révèlent
la beauté générale de la Création et Dieu ne peut s’être trompé lorsqu’il
102 Monstres

crée un enfant avec plus de cinq doigts aux mains. En réalité, dans
ces controverses entre chrétiens et païens, Augustin attaque moins la
vision proprement religieuse de ses adversaires et leur attention toute
particulière pour les prodiges que la méthode philosophique dont il
condamne la vanité (vanitas philosophorum). Ces philosophes, pour-
suit-il, ne s’intéressent qu’aux causes matérielles et secondes au lieu
de remonter à la cause première qui est la volonté divine (id est
voluntatem Dei) 168. Sur les monstres, sa position est donc plus
anti-matérialiste qu’anti-païenne au sens religieux. Le monstre
comporte une finalité divine – il s’écarte donc sur ce point d’Aristote
pour qui le monstre pouvait être défini par l’absence de finalité – qui
n’est pas prophétique mais contemplative : il montre la toute-puissance
divine et la variété du monde en tant qu’œuvre de Dieu. C’est cette
position intermédiaire qui pourrait expliquer la valeur prophétique que
les docteurs chrétiens postérieurs ne craignirent pas d’attribuer à
nouveau aux monstra et autres portenta.
Durant toute cette période d’affrontements idéologiques des IVe et
e
V siècles, les naissances monstrueuses comme les prodiges en général
apparaissent comme l’une des pierres d’angle des joutes rhétoriques
et philosophiques mais certains événements politiques troublent quel-
que peu les données établies. Comme le regrettait en son temps Thucy-
dide 169, les peuples en danger se jettent toujours dans les bras des
superstitions les plus folles et bien des anecdotes rapportent des faits
comparables dans les moments critiques : par exemple, durant le siège
de Rome par le Goth Alaric (408), le pape Innocent Ier consulte les
haruspices 170 ou encore, assiégés par les Arabes en 717, les habitants
de Pergame tuent une femme enceinte, l’éventrent et confectionnent
avec le fœtus une soupe magique 171. Peu importe la véracité de ces
dire, ils expriment à leur manière une donnée psychologique indénia-
ble. Quoi qu’il en soit, l’enjeu idéologique du monstre semble décliner
au VIe siècle. Grégoire de Tours (538-594), homme d’Église issu de
la gente patricienne gallo-romaine, multiplie dans ses écrits les récits
de prodiges 172. Le refus identitaire de se référer à des signes n’est plus
strictement observé et le contexte trouble du règne de Chilpéric (580)
contribue largement à ce recours. Parmi tous les prodiges cités, il n’est
fait aucune allusion à des naissances monstrueuses. Ce ne sont souvent
que des phénomènes astrologiques, géologiques ou humains de grande
ampleur comme des épidémies ou des incendie de villes etc. La ques-
tion du monstre difforme est pourtant abordée par Grégoire mais dans
Sexualité, faute 103

un autre contexte, celui de la sexualité. Déjà, Jérôme voit dans une


naissance monstrueuse la punition des seuls parents. En se limitant à
la sphère privée, le monstre devient un élément central de la prophy-
laxie sexuelle chrétienne. Toutefois, pour les périodes antérieures, on
peut se demander si l’importance de la croyance n’a pas été exagérée
aussi bien par les chrétiens que par les païens c’est-à-dire s’ils
n’ont pas surestimé l’ancrage d’une telle théorie qui relevait plus
d’une culture religieuse d’élite que d’une croyance répandue dans la
population.

L’Occident chrétien postérieur : Moyen Âge et Renaissance

Nous avons insisté précédemment sur l’importance du contexte


de la naissance. Cependant, il est bien évident que le réflexe ne se
construit pas ex nihilo et qu’il n’a rien de naturel. Cependant la
conjoncture n’est pas créatrice mais agit plutôt comme catalyseur, le
recours à certaines croyances religieuses ne pouvant se faire que si
ces croyances préexistent et si elles demeurent latentes dans le milieu
culturel. Nous l’avons dit, une certaine ambiguïté d’Augustin a permis
au monstre de retrouver rapidement en terre chrétienne, sa valeur de
présage. Sur cette question, Isidore de Séville (560-636) apparaît
comme une charnière. Ce contemporain de Grégoire de Tours et
proche du pape Grégoire le Grand, consacre aux monstres un para-
graphe non négligeable de sa synthèse encyclopédique, les Origines
ou Étymologies (livre XI, chap., De portentis 173). Du temps s’est
écoulé depuis Augustin et Orose et l’évêque de Séville se trouve sur
ce point, plus proche de l’esprit d’un Grégoire de Tours. Bien entendu,
l’époque n’est plus aux lustrations et aux rites expiatoires qui
pouvaient se terminer par l’exécution du monstre 174 mais dans ce texte
qui inspira une bonne part de la tératologie médiévale, Isidore déve-
loppe de manière claire la théorie divinatoire des phénomènes térato-
logiques. Deux siècles plus tard, en se fondant sur ce texte, Raban
Maur (780-856), abbé de l’abbaye de Fulda, louait encore cette forme
de tératomancie 175. Toutefois, il convient de souligner que ces auteurs
du Haut Moyen Âge appartiennent au cercle réduit de la culture
savante ecclésiastique et on ne peut pas véritablement se fier à leur
seul témoignage pour déduire une éventuelle théorie divinatoire dans
la population. Dans l’imaginaire savant, l’esprit demeura présent
104 Monstres

notamment avec la légende d’Alexandre le Grand et l’enfant mons-


trueux qui aurait pronostiqué sa mort à Babylone. Isidore résume
brièvement cette vieille histoire, qui comme nous l’avons vu, remonte
au IIIe s. av. J.-C. 176. Même si pour l’époque médiévale, il existe des
représentations iconographiques diverses de ce monstre, nous avons
affaire à des sources d’esprit avant tout littéraire 177.
Au XIIe siècle, une certaine exégèse des monstres est établie mais
elle repose d’abord sur le thème des races monstrueuses dont chacune
contient une signification morale, positive ou négative 178. À côté de
cette tendance, au XIIIe, Albert le Grand fonde son discours tératologi-
que essentiellement sur Aristote et n’accorde aucune valeur prophétique
à ces frères siamois qui auraient vécu vingt ans et dont il a entendu
parler par des témoins dignes de foi (narraverunt nobis multi fide
digni) 179. Ce regard, curieux mais dépourvu de toute analyse divina-
toire, semble une tendance générale dans les écrits savants. Au
e
XIII siècle encore, l’encyclopédie écrite en langue vernaculaire, le
Dialogue de Placide et Timeo 180, explique la tératologie par des causes
exclusivement matérielles ; diverses anecdotes décrivent le monstre, en
particulier les monstres doubles, comme une curiosité de la nature
attirant le public. Ce comportement est souvent évoqué durant le Moyen
Âge et l’époque moderne pour devenir fréquent au XIXe siècle avec les
cirques où l’on allait admirer les « phénomènes ». Augustin connaissait
de réputation ce monstre double qu’en payant l’on venait voir. Le
christianisme ayant prohibé l’infanticide, ces cas de figures pouvaient
être devenus plus fréquents, alors qu’à l’époque préchrétienne, de tels
enfants étaient tués comme tous ceux déclarés indésirables sans que la
raison en fût forcément religieuse 181. Citons comme exemple les deux
filles siamoises qui naquirent le 6 juin 1429 à Aubervilliers : « deux
testes, quatre bras, deux coulz, quatre jambes, quatre piez, et n’avœint
que ung ventre, ne que ung nombril 182 ». La mère, Gillette Discret,
s’en sort vivante, elle reçoit de la part des curieux, « plus de dix mil
personnes », offrandes et aumônes et les deux enfants sont baptisées
(christiennées) – très certainement deux fois comme les théologiens
le préconisaient car deux têtes signifient deux âmes 183 – d’ailleurs,
elle reçoivent deux prénoms, « la dextre fut nommée Agnès, la senestre
Jehanne » ; après leur baptême elles vivent une heure.
Le Bourgeois de Paris qui nous rapporte ce récit, précise qu’il a
pu les tenir dans ses bras et on peut se représenter la scène grâce à
une enluminure contemporaine des événements 184. Dans l’esprit de
Sexualité, faute 105

ces témoins, ces faits divers ne s’analysent pas autrement que comme
des curiosités de la nature. Pas de dimension prophétique et ce malgré
le contexte politique difficile que fut le début du règne de Charles
VII. Il n’est fait nullement allusion à un quelconque message divin
néfaste bien que la situation semble idéale : il naît des monstres
doubles alors que la France connaît une contestation du trône ! Seul
le choix de l’un des deux prénoms, Jehanne, nous replonge dans
l’actualité du temps. D’ailleurs, quelques décennies plus tard, dans les
présages favorables à la victoire de Charles VII, les Vigiles de Charles
VII de Martial d’Auvergne n’évoquent qu’une croix apparaissant dans
le ciel : pas de monstre humain ou animal au service d’un quelconque
message 185. En fait, dans les manuscrits illustrés de Tite-Live ou dans
les traditions historiques médiévales, les nombreux présages signalés
sont, comme nous l’avons dit pour Grégoire de Tours, essentiellement
de nature sismique ou céleste à l’instar des conjonctions des astres,
des éclipses, des comètes, des météores ou encore du comportement
des oiseaux : c’est le cas notamment des prodiges qui annoncent la
mort de Charlemagne dans les Chroniques françaises de Guillaume
Crétin 186. Il existait donc de nombreux moyens divinatoires plus ou
moins tolérés et encadrés – d’origine savante comme l’astrologie –
visiblement préférés à la lecture des monstres biologiques. Il y a certes
un passage de Vincent de Beauvais (1190-1264) qui rapporte une
anecdote accompagnée d’une analyse tératomantique : au début du
règne de Guillaume de Normandie (Guilielmus), vers 1060, naquit
deux filles doubles avec deux têtes, quatre bras et tout le reste en
double jusqu’au nombril. L’encyclopédiste médiéval ajoute, sur la foi
de ses sources, que l’une des deux têtes mangeait plus que l’autre et
qu’elle commandait le reste du corps, symbolisant ainsi l’union de la
Normandie et de l’Angleterre, sous autorité de la première, et préfi-
gurant l’issue politique de la bataille d’Hastings en 1066 187. En fait,
il s’agit, comme pour l’enfant d’Alexandre, d’une histoire officielle,
tirée d’annales savantes écrites après coup et éventuellement conta-
minées par d’autres sources antérieures. Rien ne prouve que, sur le
moment, les siamoises furent ainsi analysées et Vincent précise bien
avant son commentaire : « il est possible à partir [...] de la tradition
savante... (Putatum est a quibusdam, et literis traditum quod...) ».
Chez le Bourgeois et les Parisiens de 1429, la lecture prophétique de
la naissance d’un être double n’allait pas de soi, et n’était pas réin-
terprétée a posteriori : aurait-elle été trop défavorable à la cause par
106 Monstres

une union symbolisant les couronnes de France et d’Angleterre ? De


fait, elle n’est pas énoncée, l’explication mantique d’un monstre
double n’a rien d’un réflexe évident. La lecture tératomantique du
monstre double lui attribue très souvent – et nous avons pu dire de
manière universelle – un sens de dyarchie ou de discorde politique
mais cela ne signifie pas pour autant que cette tératomancie est univer-
selle et systématiquement évoquée.
En fait, le retour du monstre, dès la fin du XVe siècle, dans la
sphère publique s’établit sur des facteurs littéraires et non politiques.
C’est la redécouverte, la traduction et l’exégèse des traités anciens qui
sont déterminantes, ainsi qu’une tradition savante sur le point de se
répandre par les feuilles volantes ou « canards ». Le phénomène cultu-
rel appartient d’abord à la culture savante écrite avant d’être, pour un
temps seulement, démocratisé. De même, si l’attention portée à l’égard
des monstres et des prodiges a été forte dans une période de l’histoire
romaine, c’est qu’elle venait d’une science constituée et complexe, la
mantique étrusque d’origine mésopotamienne. Les circonstances
conjoncturelles n’ont fait que stimuler une réalité déjà existante. Dans
l’Europe du XVIe siècle, la montée rapide de l’intérêt prophétique des
monstres n’a d’égal que son déclin assez net, dès la fin du siècle et
ce du moins, dans les écrits savants 188. En effet, le manque de relais
efficace dans le reste de la société n’a pu contenir les critiques des
uns et l’indifférence des autres pour qui la monstruosité de certains
rejetons, humains et animaux, trouvait son explication dans d’autres
causes et d’autres théories, notamment celle de l’imagination et de
l’émotion. Il est ainsi impossible d’établir une vision proprement chré-
tienne ou propre à l’époque moderne. Les écrits les plus contradictoires
peuvent être comparés et on pourra encore les confronter à des faits.
Indifférence, simple curiosité ou peur panique accompagnée de l’exé-
cution du petit être et de sa mère. La palette est large et dans ce dernier
cas, comment définir le référent ? Est-il inquisitorial – théories offi-
cielles de l’Église catholique – ou s’appuie-t-il plutôt sur les lectures
des Anciens comme Tite-Live ou Julius Obsequens ? En bref, pour
chacun de ces faits divers, il conviendrait de prendre en compte de
nombreux paramètres, sociaux, religieux ou intellectuels. Il n’existe
pas en la matière, de théorie véritablement propre à son époque ni
même à son contexte culturel, intellectuel et social. Certes, des histo-
riens ont pu souligner certains changements dans les théories savantes
dominantes, entre le début du XVIe et le début du XVIIe siècles 189 mais
Sexualité, faute 107

la chose ne peut être conçue comme une évolution nécessaire et posi-


tive. Ces évolutions ou ces changements s’accomplissent en fonction
d’un nombre limité de directions, prises ou rejetées en un moment et
dans un contexte donné pour des raisons que l’historien tente d’établir.
Dans tous les cas, il semble que la théorie tératomantique n’était pas
tellement inscrite dans les usages mais qu’elle appartenait plutôt à une
culture d’élite. C’est le cas aussi bien pour l’Antiquité païenne que
pour les époques postérieures, les périodes médiévale et moderne.

Ces théories dites « surnaturelles » sont variées et il apparaît bien


illusoire de les présenter au sein d’une catégorie homogène caracté-
ristique d’une pensée religieuse et primitive : il convenait donc d’en
discerner les aspects essentiels. Les trois registres que nous avons
distingués selon plusieurs critères, convergent sur quelques points
notamment dans leur dimension morale.
Cependant, il n’y a guère que le premier registre, celui du parti-
culier, qui soit attesté de manière durable et disons le mot, universelle.
On explique une naissance malheureuse par une faute morale ou
cultuelle accomplie par le particulier ou ses proches et stigmatisée
dans la chair de sa descendance. Un devoir religieux complémentaire
a fait défaut dans la fabrication d’un enfant. La culpabilité individuelle
s’en trouve grandie mais l’ensemble du discours conserve une certaine
crédibilité. D’un côté, la dimension trop mythique et théorique du
second registre, de l’autre, la complexité du troisième (tératomancie)
avec son caractère virtuose (culture d’élite) ne permettent pas d’appor-
ter une solution satisfaisante aux interrogations quotidiennes. La
réponse au pourquoi y est essentiellement collective et ne parvient
donc pas à assouvir la quête individuelle (généthliaque) du sens.
C’est dans le premier registre, en réalité le plus répandu, qu’appa-
raît en filigrane le thème de la sexualité. C’est pourquoi il va nous
falloir étudier les aspects moraux de la teknopoía, lesquels comptent
parmi les soucis les plus représentés au regard des considérations
théoriques ou trop impersonnelles des deux autres registres. Les prohi-
bitions – ou recommandations – sexuelles apparaissent comme des
ponts jetés entre deux dimensions complémentaires : l’une est maté-
rielle et physiologique comme l’acte sexuel de la procréation, l’autre
est divine, c’est-à-dire qu’elle relève de la loi morale. Ce va-et-vient
incessant entre ces deux pôles que sont la physiologie et la morale
constitue un point fondamental de cette question.
Chapitre 3

Morale antique et paidopoía

Les considérations théoriques des deuxième et troisième registres


étudiés précédemment, ont assez peu de rapport à la sexualité puisque
les causes sont avant tout d’ordre social et rituel. En revanche, dans
le premier, celui du particulier, le contexte reste lié à la teknopoía et
la littérature ethnographique est riche de ces croyances qui menacent
d’une descendance monstrueuse ceux qui transgressent certains
comportements : lorsqu’ils ne sont pas sexuels, ils restent cependant
relatifs à la reproduction. Ainsi, dans ces cultures anciennes, la ques-
tion posée pour le corps est celle de l’existence de lois intrinsèques
qui sanctionnent les contrevenants de manière à la fois morale et
physiologique. En clair, si le corps bénéficie de ce que l’on pourrait
nommer une autonomie morale active, nous ne sommes plus forcé-
ment dans le cadre d’un univers où des dieux interviennent et agissent
sur le corps de manière exogène. Il est plutôt question d’une autonomie
des éléments physiologique, autonomie effective en deçà des limites
du corps (endogène), lequel est considéré comme un petit grand-vivant
ou plus exactement comme un microcosme.
Ici, les problématiques s’articulent autour de deux notions prin-
cipales : le tabou et la souillure. Ils relèvent à la fois de l’interdit
sexuel au sens moral et de la prescription hygiénique et/ou médicale.
Certes, la médecine antique a pu écarter les valeurs de souillure et de
tabou mais les contenus, c’est-à-dire certains principes « épurés », ont
très souvent été repris. Pour bien comprendre tout cela, il faut sans
cesse accomplir des allers et retours entre les règlements qui régissent
plusieurs domaines : le domaine religieux avec les lois des dieux, le
domaine éthique, avec les lois d’une certaine bienséance sociale, et
médical, avec les lois de la nature et du corps. Il faut encore souligner
un point important concernant la souillure sexuelle : elle n’est pas
forcément une définition absolue, c’est-à-dire que – contrairement à
la sexualité de l’époque chrétienne – la sexualité païenne n’est pas
souillure en soi mais ce sont en réalité des circonstances particulières
110 Monstres

qui peuvent souiller. Sa signification est ainsi relative au contexte.


Cette souillure fonctionne fréquemment comme un court-circuit où
entrent en contact deux éléments qui auraient toujours dû demeurer
distincts comme par exemple, la semence auprès du foyer, situation
fortement déconseillée par Hésiode dans ces deux vers : « ne va pas
non plus dans ta maison, montrer indécemment près du foyer tes
parties souillées de sperme 1 » ; ce peut être encore l’acte charnel
accompli par les amants Comaithô et Mélanippos dans le sanctuaire
de la vierge Artémis 2. En clair, toutes les fois que les choses ne sont
pas à leur place, notamment lorsqu’elle côtoie sa complémentaire
virginité.
Ce chapitre a pour but d’étudier quelques thèmes dont les inter-
dits, et contribuera à définir la monstruosité vécue comme une véri-
table angoisse et ce aux côtés de la mort et de la stérilité. En effet,
les particuliers engagés dans le processus teknopoïque ont à redouter
les conséquences d’actes aussi condamnables que l’inceste, la bestia-
lité, l’adultère ou le non-consentement de l’un des deux époux. Reste,
en plus de ces domaines plus ou moins réalistes, le thème mythique
et fantasmatique de la parthénogenèse considérée de manière unanime
par les auteurs, comme un réel pouvoir de la nature féminine.

INTERDITS PHYSIQUES

Rapports avec le trop proche : l’inceste

Avant d’examiner ce qu’il en est dans l’Antiquité, précisons que


depuis le XIXe siècle, les interprétations des érudits occidentaux pour
expliquer la quasi-universalité de la prohibition de l’inceste peuvent
se classer en trois catégories 3. Le type défendu par Westermarck et
Havelock Ellis mais aussi par un grand nombre de sociologues et de
psychologues, envisage la prohibition comme « la projection ou le
reflet, sur le plan social, de sentiments ou de tendances que la nature
de l’homme suffit entièrement à expliquer ». Cette interprétation fait
intervenir soit la nature physiologique de l’homme soit ses tendances
psychiques. Dans tous les cas, la prohibition serait d’ordre instinctif
Morale antique et paidopoía 111

et la répugnance à la transgresser serait donc congénitale. L’affaiblis-


sement de l’excitabilité érotique vis-à-vis des personnes fréquentées
depuis toujours et quotidiennement en découlerait. L’on pourra cepen-
dant émettre cette objection : pourquoi si la nature s’oppose si radi-
calement, la culture renforce de manière sévère cet interdit qui n’aurait
en fait que peu de chance d’être transgressé ?
Au contraire du précédent, un autre groupe d’explications limite
le tout au plan social, l’expression en termes biologiques étant acci-
dentelle. Ainsi, pour Durkheim 4 et pour d’autres, la prohibition n’est
plus la cause mais une conséquence des règles exclusivement sociales,
celles de l’exogamie.
Le dernier type enfin se place à cheval entre les domaines biolo-
gique et social. La prohibition de l’inceste serait une réflexion sociale
sur un phénomène naturel : l’interdit tendrait à limiter les résultats
néfastes des unions consanguines. Cette interprétation a été notamment
soutenue par Lewis H. Morgan, Henry S. Maine et l’on peut déceler
chez Bergson une analyse très comparable 5. L’erreur fondamentale
de cette théorie consiste à assimiler la raison première inconnue des
particuliers et les discours des sociétés. Sur ce problème, certaines
croyances, par exemple celles du folklore populaire européen ou des
primitifs australiens, promettent diverses monstruosités aux fruits des
unions incestueuses 6 mais l’explication biologique ne tient pas face à
plusieurs objections. D’abord, la manifestation des tares physiques est
représentée par un nombre infinitésimal. De ce fait, les sociétés
auraient dû pour cela établir des statistiques sur un grand nombre de
personnes, ce qui apparaît souvent inconcevable. D’autre part, Fran-
çoise Héritier a rappelé que le champ d’application de la notion ne se
limitait pas aux parents biologiques mais qu’il fallait tenir compte de
diverses sortes d’alliance 7. C’est en effet dans le cadre de la condam-
nation de cet inceste dit du « deuxième type » que le parrain ou la
marraine sont interdits de rapports avec leur filleule et filleul ou qu’un
homme ne peut épouser ou connaître charnellement la femme de son
frère ou la femme de son fils 8... Dans tous les cas, le « cumul des
identiques » est à éviter. Enfin, rappelons que les naissances mons-
trueuses ne sont pas réservées au seul domaine de la reproduction et
que certaines sociétés promettent d’autres maux aux contrevenants à
l’interdit de l’inceste : c’est le cas par exemple des Nuers qui assimi-
lent inceste et syphilis 9.
112 Monstres

À propos de l’aire culturelle européenne, il est courant de dire


que cette crainte n’apparaît pas clairement exprimée avant le
e
XVI siècle et qu’à l’exception d’un texte de Grégoire le Grand laissé
sans suite, les monstres n’ont pas menacé les unions incestueuses de
l’Antiquité et du Moyen Âge 10. Il nous semble cependant important
de reprendre cette question qui ne nous apparaît pas aussi tranchée.

Dans le monde grec classique, prenons le cas d’Antigone : eu


égard à l’obligation d’accorder aux morts une sépulture et face à
l’interdiction énoncée par Créon, elle n’invoque pas une loi humaine,
écrite ou énoncée par un tyran, mais une loi des dieux. Aucun mortel
ne saurait aller à l’encontre de cette loi sans encourir une lourde
punition. En effet, les lois des dieux sont supérieures à celles des
hommes 11. En ce qui concerne l’inceste, la position est comparable :
il n’existe pas de lois écrites qui précisent l’interdit ; d’ailleurs, la
langue grecque va jusqu’à ignorer le mot 12. Cependant, le sentiment
de répulsion existe bel et bien 13.
Il est souvent question dans le mythe, de relations coupables
entre père et fille, mère et fils ou encore entre frère et sœur, relations
qui suscitent l’horreur des dieux aussi bien que des mortels. Toutefois,
la notion d’inceste ne se limite pas à ces relations consanguines aussi
directes. De plus, dans l’Athènes classique, une nuance fondamentale
est établie entre la relation de germains utérins, issus de la même
mère, formellement proscrite, et celle de germains agnatiques, issus
du même père, qui,, elle au contraire, est autorisée lorsqu’elle n’est
pas conseillée 14. Tout cela s’insère dans la logique d’une pratique
traditionnellement endogame dont le but est de limiter les risques pour
une « race » de voir ses biens disperser et surtout son culte familial
disparaître. En effet, la jeune fille – héritière dans le cas d’un père
mort sans héritier mâle et que l’on nomme épiclère – était vivement
encouragée à épouser un proche parent, fût-il son oncle 15. Les maria-
ges entre cousins germains étaient également fréquents : non seule-
ment les mariages d’un degré rapproché n’étaient pas interdits mais
au contraire, ils étaient favorisés. Mais tout cela n’atténue en rien
l’horreur ressentie à l’encontre de ceux qui ont enfreint les limites.
Le respect de l’interdit de l’inceste est une condition nécessaire à la
civilisation et « l’exception égyptienne » mérite quelques précisions.
Morale antique et paidopoía 113

Dans le monde grec hellénistique, les souverains grecs de


l’Égypte lagide sont célèbres pour leur pratique incestueuse : huit
Ptolémée épousèrent leur sœur de père et de mère (adelphê ampho-
térôthen) à partir de l’exemple donné par Ptolémée II (285-246 av.
J.C.) et sa sœur Arsinoé. Pausanias précise que ce Ptolémée ne suivit
« en cela nullement la coutume des Macédoniens, mais bien celle des
Égyptiens qu’il gouvernait 16 ». À la fin du IIe siècle ap. J.-C., l’époque
de Pausanias, les mariages consanguins symbolisaient bien une prati-
que égyptienne. Par contre, sept siècles auparavant dans le livre II de
ses Histoires, Hérodote n’y fait nullement allusion. Platon passe égale-
ment cette question sous silence alors que c’était une pratique effective
limitée toutefois aux couples royaux. Il en est question chez Diodore,
au Ier siècle av. J.-C., à l’époque de la conquête romaine. « Ils [les
prêtres] disent que, si les Égyptiens ont légiféré à l’encontre de la
coutume générale des hommes en instituant d’épouser les sœurs, c’est
qu’Isis s’en était fort bien trouvée 17. »
Le silence des auteurs antérieurs est assez curieux et il est proba-
ble que ce ne soit pas le fait d’une relative tolérance vis-à-vis de l’acte
impie. La fascination exercée par l’Égypte et son idéalisation par les
auteurs pourraient expliquer l’absence de ce détail qui d’ailleurs ne
devait concerner – du moins aux Ve et IVe siècles – que le pharaon et
sa sœur. Il semblerait en effet que la pratique se soit démocratisée à
une époque tardive, plus précisément à l’époque romaine : elle y fut
plus admise que fréquemment attestée et se limitait à la communauté
indigène sans concerner les colonies grecques.

L’homme opposé à l’animal

Dans une fable d’Ésope, on peut découvrir les ruses d’une belette
qui, voulant se régaler d’un coq, cherche à justifier la mort de sa proie
par un quelconque prétexte. Ainsi, elle l’accuse d’avoir indifférem-
ment des rapports sexuels avec sa mère et ses sœurs. Le coq tente
alors de justifier son acte mais la belette lui reproche d’« outrager la
nature » (< α$σε5" ε=η περ' τν +σιν) et le tue pour le dévorer.
Comme à son accoutumée, le fabuliste a attribué à la belette des
sentiments bien humains. En effet, l’observance de cet interdit consti-
tue l’une des nombreuses frontières qui séparent l’animal de l’homme
c’est-à-dire la nature de la culture. Le contexte est ici ambigu. La
114 Monstres

belette parle de pratique contre nature mais elle emploie un discours


proprement humain, puisque si l’inceste est contre nature, c’est par
rapport à la nature propre de l’homme et ce au contraire de la nature
du coq qui autorise, voire encourage ce type d’unions ; il en est de
même pour la belette qui de surcroît met bas par la gueule ! La nature
des animaux permet tout cela et à propos du désespoir d’Oedipe qui
vient de découvrir l’inavouable vérité, Dion Chrysostome ajoute :
« mais de cela les coqs ne s’indignent, ni les chiens, ni aucun
oiseau 18 ». En des termes semblables, Ovide expose cette différence :
« Tous les autres animaux s’accouplent sans choix, il n’y a point de
honte pour une génisse à sentir son père peser sur ses reins ; le cheval
fait de sa fille son épouse ; le bouc féconde les chèvres qu’il a engen-
drées, et du germe dont il a été conçu lui-même l’oiseau conçoit à son
tour. »
Et si cette loi est le fruit des scrupules des hommes, sa violation
irait aussi contre « les lois de la nature toute puissante 19 ». L’obéis-
sance à l’interdit de la prohibition n’est pas fondée seulement sur des
considérations sociales puisque le recours aux principes de la Nature
est invoqué.
L’articulation entre les deux mondes animal/humain s’énonce
plus précisément encore en d’autres circonstances. En premier lieu,
parmi les critères de non-civilisation que les géographes anciens attri-
buent aux peuplades plus ou moins humaines, voire monstrueuses, qui
vivent aux limites du monde connu, figurent l’absence de pratique
agricole, le non-usage du feu (manger cru) et entre plusieurs autres,
la non-organisation de la vie sexuelle 20. Inversement, plusieurs anec-
dotes reconnues comme des prodiges rapportent le cas d’animaux
d’élevage qui refusèrent d’accomplir l’acte forcé qui les aurait unis à
un proche. Selon Aristote, le chameau y serait même réticent par
nature. Il poursuit et raconte l’histoire d’un roi de Scythie qui possédait
une jument de laquelle tous les poulains étaient bons : « Voulant avoir
un produit du meilleur de ces poulains et de la mère, il le fit amener
pour la saillie. Mais le poulain ne voulait pas. On couvrit la mère d’un
voile et il la monta sans la reconnaître. Mais après la saillie, on
découvrit la face de la jument, et le poulain à sa vue prit la fuite et
alla se jeter dans un précipice 21. »
De ce récit, il est difficile de désigner lequel des épisodes est le
plus surprenant, les scrupules du cheval ou son suicide final ?
Dans l’histoire humaine, l’élevage et l’agriculture n’ont eu de
Morale antique et paidopoía 115

cesse de faire se reproduire entre eux des fruits consanguins. Pour


obtenir un bon résultat, le roi de Scythie a le dessein de faire croiser
sa superbe jument avec le plus beau de ses poulains. Il était manifeste
pour les éleveurs que cette pratique endogame particulièrement pous-
sée n’affecterait en aucun cas la santé des rejetons qui en seraient
issus, bien au contraire. Le résultat escompté est une amélioration de
la race puisque l’on ne fait se reproduire entre eux que les meilleurs
de chaque génération. Nulle trace de menace sur la descendance.

L’homme opposé aux dieux

Quant aux dieux, s’ils transgressent quelquefois l’interdit de


l’inceste, ce n’est certainement pas pour l’autoriser auprès des mortels
mais bien pour accomplir une inversion 22. Le couple royal que forment
Zeus et Héra est le type grec du couple divin incestueux. Ils sont issus
du même père, Cronos, et de la même mère, Rhéa, et cela n’empêche
pas Zeus de prendre sa sœur comme épouse 23. De plus, durant le mois
de Gamelion (janvier-février), les Athéniens et les Athéniennes
fêtaient lors des Theogamia, le mariage divin, ou Gamelía, la fécondité
des couples légitimes représentés par le couple modèle que forment
Zeus et Héra. Le caractère incestueux du couple est gommé par la
cérémonie du mariage dont ils sont le symbole, à l’instar du couple
divin égyptien Isis et Osiris. Le gámos n’est non seulement pas dit
ánósios, sacrilège, mais au contraire il est íéros, sacré.

L’homme opposé aux rois

Le cas des souverains ptolémaïques pourrait le confirmer : les


mariages consanguins frère/sœur dont la série fut inaugurée par Ptolé-
mée II et Arsinoé, se réfèrent sans cesse à l’exemple de Zeus et d’Héra.
Si ces mariages ont aussi obéi à une logique conjoncturelle diploma-
tique – c’est-à-dire l’impossibilité d’alliances avec une puissance
étrangère dans un monde où la domination romaine isole de plus en
plus l’Égypte –, leur justification s’établit sur l’exemple des divers
couples divins comme Zeus-Héra ou Osiris-Isis. Avec le troisième
couple incestueux de la série – Ptolémée IV et Arsinoé III – le culte
de la dynastie s’instaure et les mariages consanguins ont la volonté,
116 Monstres

avec la même logique de l’élevage, d’assurer une pureté parfaite à la


race 24. Le raisonnement dynastique ne se fonde pas sur l’interdit de
« cumul d’identique ». Il essaie au contraire d’éviter le plus possible
une dégénérescence due à un apport de sang extérieur forcément infé-
rieur. Dans de nombreuses sociétés, d’origine indo-européenne 25 ou
non, l’inceste rituel ne concerne que les classes dirigeantes ; il est
absolument exclu des autres catégories et tout particulièrement de
celles qui relèvent de la troisième fonction, c’est-à-dire la prospérité.
La logique de l’élite est celle de l’élevage 26. Ainsi, entre pureté de
sang et exogamie, il y a incompatibilité, à la différence de la troisième
fonction où s’impose l’échange. C’est entre autres sur cet écueil que
les discours de l’Église catholique se sont heurtés, c’est-à-dire sur
l’attitude – encore vivace au XIIe siècle – d’une élite militaire « germa-
nique » soucieuse de conserver en son sein et en son sang sa probitas 27
et pour des raisons semblables, l’empereur Frédéric II interdit à ses
sujets siciliens d’épouser des étrangers 28. Les Incas comme les souve-
rains ptolémaïques, et ce malgré toutes les différences et les particu-
larités propres à chacune de ces civilisations, tenaient en matière de
mariages royaux incestueux un raisonnement très voisin 29 : la pureté
du sang royal était garantie par une pratique endogame extrême.

L’inceste des dieux et des rois obéit à une logique différente de


celle qui tend à le proscrire du sein des simples mortels. Ainsi, la
descendance, réduite, de Zeus et d’Héra n’en est pas affectée : Hébè,
Arès ou encore Illithyie, déesse de l’enfantement, le cautionnent. Il y
aurait bien Héphaïstos qu’Homère désigne comme le fruit du couple
royal et pour qui la tare de l’illustre boiteux serait congénitale. En
effet, le dieu forgeron s’insurge et déclare :
« Si je naquis infirme, à qui la faute ? À moi ?... Ou à mes père
et mère ?... Ah ! Comme ils auraient dû ne pas me mettre au
monde. » 30. L’inceste est-il sous-entendu ici ? C’est peu probable. On
pourrait supposer qu’Héphaïstos ait été conçu au temps où Zeus et
Héra « s’étaient unis d’amour à l’insu de leurs parents » 31 ? Mais si
rien ne l’infirme rien ne le confirme. Cependant, si pour l’auteur
homérique il existe un lien entre l’infirmité du dieu forgeron et les
circonstances de sa conception, l’amour avant le mariage – c’est-à-dire
avant sa consécration officielle, sociale et religieuse – pourrait consti-
tuer un facteur plus déterminant à l’instar de ce que nous verrons
ultérieurement pour les bâtards.
Morale antique et paidopoía 117

Quant aux mortels mais toujours dans le cadre du mythe, l’inci-


dence physique sur la progéniture n’est pas attestée. Aucune marque
n’atteint les enfants conçus par Œdipe et par sa mère Jocaste, que ce
soit Polynice, Étéocle, Ismène ou Antigone. Il existe un autre cas
d’inceste on ne peut plus provocateur puisque le fruit des amours
incestueuses de Myrrha et de son père Cyniras n’est autre qu’Adonis 32,
le type de la beauté juvénile masculine. En fait, la sanction demeure
dans un destin particulièrement tragique où la mort est bien souvent
prématurée 33. Cette sanction divine dépasse largement les seuls
personnages concernés puisqu’elle frappe toute une descendance.
Cependant, la place de l’inceste n’y est pas déterminante d’autant que
cette union illicite ne produit pas de monstruosités physiques. Quant
aux justifications de l’interdit, Plutarque reste muet et peu d’auteurs
abordent cette dimension du problème. L’on pourrait alors conclure
que dans la culture grecque, jamais n’ont été établis des liens directs
entre inceste et progéniture monstrueuse alors que cela est clairement
le cas dans la culture européenne dès l’époque moderne. Cependant,
un passage de Xénophon doit attirer tout particulièrement notre atten-
tion. En voici la traduction intégrale :
Et l’interdiction des rapports sexuels entre un père et ses filles et
entre un fils et sa mère ? – Pour ceci, Socrate, dit-il [Hippias], je ne crois
plus que ce soit une loi d’origine divine. – Pourquoi donc ? dit Socrate.
– Parce que, dit-il, je la vois transgresser par certaines gens. – On en
transgresse bien d’autres, dit Socrate ; mais ceux qui transgressent les lois
établies par les dieux subissent un châtiment auquel il est absolument
impossible à l’homme de se soustraire [...]. – Et quelle est cette punition,
Socrate, demanda-t-il, que ne peuvent éluder le père qui a des rapports
sexuels avec sa fille, le fils qui en a avec sa mère ? – C’est, par Zeus, la
plus grande de toutes ; car qu’y a-t-il de plus à craindre pour des gens qui
procréent des enfants que d’en voir de mal venus (κάκω
τεκνοποειεθαι) ? – Comment, demanda-t-il, en ont-ils de mal venus
(κακω [...] τεκνοποιο>νθαι) quand rien ne les empêche, s’ils sont bons
eux-mêmes d’avoir des enfants de mères également bonnes ? (α$γαθο>
α
το> ?ντα *ξ α$γαθν παιδοποεισθαι ;) 34 – C’est que, par Zeus, dit
Socrate, il ne suffit pas que ceux qui s’unissent pour faire des enfants
soient bons, il faut encore qu’ils soient dans la vigueur de l’âge, ou crois-tu
qu’il n’y ait pas de différence entre la semence des hommes à la fleur de
l’âge et celle de ceux qui ne l’ont pas encore atteinte ou qui l’ont dépas-
sée ? – Non, par Zeus, répondit-il ; il est vraisemblable qu’il y a de la
118 Monstres

différence. [....] – Alors ceux qui procréent dans ces conditions procréent
autrement qu’il ne faudrait 35.
Xénophon (Socrate) se limite aux relations verticales et laisse de
côté celles de germanité. La situation envisagée ne correspond qu’aux
cas d’Œdipe, fils et mère, et de Myrrha, fille et père. Donner naissance
à des monstres ou des infirmes, voilà la sanction des couples inces-
tueux qui ne respectent pas la loi des dieux.
Manifestement, Socrate rationalise, c’est-à-dire qu’il sur-expli-
que un interdit mais à quel niveau ? Justifie-t-il un principe médical,
celui de l’âge idéal pour la procréation, par l’éventualité d’un inceste
tératogénique ? Ou inversement, justifie-t-il la prohibition de l’inceste
par des risques tératogéniques attribués par ailleurs aux écarts d’âge
trop élevés ? En clair, la crainte de la progéniture incestueuse mons-
trueuse est-elle rationalisée, c’est-à-dire qu’elle précède Socrate, ou
sert-elle ici la rationalisation de la théorie des écarts d’âges ? Il est
impossible de répondre avec certitude. En revanche, une chose semble
nette : Hippias ignore la croyance. Néanmoins, si elle précède Socrate,
il est probable qu’elle soit le fait d’une tradition orale plutôt réduite,
par exemple celle des matrones et des entremetteuses que Socrate put
tenir de sa mère. En bref, il pourrait s’agir d’une histoire de « bonne
femme » qui ne faisait pas l’unanimité 36. Pour étayer le deuxième cas
de figure, rappelons que dans les sociétés traditionnelles, l’écart d’âge
soulève souvent une forte réprobation. L’ancienne France connaissait
des charivaris particulièrement bruyants à cette occasion 37 et d’autres
cultures menaçaient les époux d’une descendance monstrueuse : au
monstre social que représente ce type d’alliance répond le monstre
biologique. Ainsi, la contamination du thème de l’inceste par celui de
l’écart des âges semble plus convaincante mais nous pouvons toujours
considérer comme plausible l’existence, en Grèce ancienne à une
époque reculée, d’une croyance aux relations incestueuses tératogènes

Au regard de la « mécanique des fluides », la prohibition de


l’inceste vise à éviter d’accumuler trop de semblable. Jongler entre
ces deux pôles, identique et différent, correspond bien à l’enjeu des
diverses lignes de conduite – interdictions, autorisations, encourage-
ments ou obligations – que l’homme civilisé doit suivre dans de
nombreux domaines comme par exemple ceux de la sexualité ou de
l’alimentaire. La conduite humaine se présente comme un compromis.
Morale antique et paidopoía 119

De même que les bêtes sauvages, celles de Libye notamment, n’hési-


tent pas à se croiser entre espèces – excès de différent –, elles ne
reculent pas non plus devant l’inceste que l’on peut définir comme
l’excès d’identique. Cette prohibition est une des nombreuses
marquent qui placent l’homme en une position intermédiaire entre les
mondes animal et divin.

Inceste Rapports hors espèce


DIEUX pratiqué pratiqués
HOMMES interdit interdits
ANIMAUX pratiqué pratiqués
L’inceste et les espèces

En revanche, en ce qui concerne la logique médicale, c’est-à-dire


physiologique, elle semblerait intervenir surtout en faveur de l’inceste
ou plutôt d’une consanguinité poussée, utile dans l’élevage animal et
dans une stratégie de « conservation de la pureté de sang », celui de
l’animal comme celui de l’humain. Il n’existe pas de lecture hygiéniste
vraiment claire de la prohibition de l’inceste déterminée par des
risques tératogènes, hormis le passage de Xénophon qui demeure sujet
à discussions. Cependant, l’on retiendra de ce dernier une énonciation
explicite d’un lien entre une sanction morale traditionnelle – une
naissance monstrueuse – et un écart de nature sexuelle : même s’il y
a rationalisation, elle s’établit dans un contexte plus moral que
médical.

Rapports avec le trop lointain : la bestialité

Alors que la prohibition de l’inceste condamne l’excès d’identi-


que, vivre une sexualité hors de son espèce pèche au contraire par un
excès de différent. Dans l’introduction de son manuel d’oniromancie,
Artémidore classe la bestialité dans la série des actes contre nature.
C’est une offense à la nature et aux dieux et l’horreur qu’elle suscite
est en tout point comparable à celle de l’inceste. Dans le mythe,
l’amour ne peut être provoqué que par la volonté d’une divinité, Éros
étant le plus courant mais d’autres peuvent s’y atteler comme Aphro-
120 Monstres

dite par exemple. Selon l’objet convoité, cet amour s’avère parfois
une terrible punition car il peut concerner un animal : c’est le cas dans
la célèbre histoire de Pasiphaé, l’épouse de Minos. Ce dernier ayant
soustrait d’un sacrifice, un superbe taureau blanc, il attira la vengeance
de Poséidon 38 qui fit inspirer à sa femme une passion impie pour
l’animal jalousé. Aidée de Dédale qui conçut pour elle une vache
mannequin où elle put se glisser, elle parvint à ses fins et mit au
monde le Minotaure de nature mi-humaine mi-bovine. Quant à la
légende de Polyphantè, elle fait intervenir un animal proche de
l’homme par son aspect et ses habitudes : l’ours. Le nom de l’héroïne,
Poly-phontè « Très-meurtrière », pourrait être une épithète cultuelle
d’Artémis, une sorte de synonyme. Dans l’histoire racontée par Anto-
ninus Libéralis qui prétend l’avoir lu dans le livre II de l’Ornithogonie
de Boïos, Polyphantè est fille d’Hipponoos et de Thrassa 39. Dédai-
gneuse des choses de l’amour, elle gagna la montagne et devint compa-
gne d’Artémis. Aphrodite offensée, lui inspira une passion pour un
ours avec qui elle s’unit, sa maîtresse horrifiée la fit poursuivre par
des bêtes sauvages. Elle put se réfugier dans la maison de son père
où elle mit au monde les fruits de ses amours contre nature, deux
enfants 40 à l’allure humaine mais douée d’une force prodigieuse :
Agrios, « Campagnard » d’où « Sauvage », et Oréios, « Montagnard ».
Mis à part leur grande force, leur aspect est humain. Le croisement
ours-femme ne produit pas d’êtres hybrides mi-ours mi-humain
comme c’est le cas du Minotaure ; il est vrai que l’ours est très souvent
considéré comme très proche de l’homme 41. Le caractère ursidé rési-
dait en fait dans leur moralité : ils étaient sauvages, loin du monde
civilisé comme l’indiquent leurs noms, ils n’honoraient pas les dieux
par un culte et de plus, ils pratiquaient le cannibalisme sur les voya-
geurs égarés. Ils furent pris en horreur par Zeus et furent transformés
en oiseaux rapaces : le lagôs 42 et le vautour.
Comme nous l’avons déjà souligné, la mixité des espèces était
acceptée dans le milieu savant. Citons sur le cloisonnement des genres,
l’anecdote de Plutarque à propos de Thalès 43. Rappelons les faits : un
des amis du sage organise chez lui un banquet mais peu de temps
avant le début des festivités, on annonce au maître la naissance dans
son troupeau, d’un hippocentaure ; l’hôte interprète cela comme de
fort mauvais augure mais Thalès qui est présent observe le jeune et
beau palefrenier. Il conseille plutôt à son ami, afin que ce genre
d’incident ne risque plus de se reproduire, de donner une femme à
Morale antique et paidopoía 121

celui qui a la garde de ses juments. La mixité des espèces s’érige ici
en argument matérialiste puisqu’il n’y a pas lieu de concevoir une
influence divine. Cette théorie des croisements de genres n’est pas
propre au mythe souvent décalé par rapport aux faits possibles. Au
contraire, une partie non négligeable du monde savant lui accorde foi.
La punition de cet acte délictueux et sexuellement impie coule de
source puisqu’il s’inscrit dans le physiologique : c’est la conception
de monstres hybrides. Pour ne pas être expérimentable, cette théorie
n’en est pas moins intéressante et très riche, puisque la logique qui
régit la sanction est de nature mécaniste, au même titre que se jeter
d’une falaise est sanctionné par la chute. Que ce soit Agrios, Oréios
ou de manière plus probante le Minotaure, les monstres conçus sont
viables et se posent comme la manifestation honteuse de la faute
maternelle. La logique du corps est ici si évidente que la dimension
morale de la punition tend à s’éclipser. Aussi, il faut garder à l’esprit
que la vengeance divine a commencé bien avant ces naissances, c’est-
à-dire dès l’inspiration de l’amour bestial, en représailles d’un autre
délit.
Toutefois, rappelons que dans les discours médicaux sur les
monstruosités, la théorie n’est à aucun moment sollicitée. Si elle est
considérée comme plausible, elle reste périphérique et loin des causes
les plus admises.

INTERDITS SOCIAUX : LA QUESTION DU CONSENTEMENT

Le consentement des conjoints

Le consentement des époux n’est pas un argument essentiel dans


l’Athènes classique. Dans le cas type, le père de la jeune fille s’entend
directement avec le prétendant, obéissant lui-même aux accords passés
au préalable entre les pères des mariés 44. L’accord, l’engyesis, a non
seulement force de serment mais il peut être conclu lors de la toute
petite enfance de la fiancée 45 qui ne fait souvent la connaissance de
son mari que le jour de son mariage 46. D’un autre côté, la morale ne
voit pas d’un mauvais œil un père qui laisse le libre choix à ses enfants,
122 Monstres

y compris à ses filles, bien au contraire. Hérodote ne tarit pas d’éloges


pour un certain Callias qui un siècle auparavant, au VIe siècle av. J.-C.,
donna à chacune de ses trois filles une belle dot et les laissa épouser
les jeunes gens qu’elles avaient choisis 47. Mais bien que louable et
loué, cet usage devait être assez exceptionnel 48. La règle qui régissait
les unions matrimoniales se rapprochait plutôt de cette maxime :
« Prends pour mari celui que veulent tes parents 49 » et son application
ne se limitait pas aux jeunes filles.
Mais ces convenances semblent aller à l’encontre de la théorie
reconnue par la majorité des médecins. Pour qu’il y ait fécondation,
la femme doit, selon eux, ressentir du plaisir et donc de l’amour,
l’enfant étant d’autant plus beau que l’amour est partagé. C’est cette
idée que Xénophon attribue à Lycurgue, lequel aurait décrété que
serait honteux celui qui serait surpris entrant dans la chambre de son
épouse. Pour quelles raisons ? Parce que ainsi séparés « les époux se
désirent davantage l’un l’autre et les enfants, s’il en naît, sont plus
vigoureux que si les époux sont rassasiés l’un de l’autre 50 ».
Le désir est indispensable : il faut que les époux soient amoureux
pour que soit procréé un bel enfant. Les propos de Diotime que
rapporte Socrate vont dans le même sens. Le beau ne peut provenir
que du désir : notre nature ne peut engendrer que dans le beau et non
dans le laid. La génération, œuvre divine, permet à l’individu mortel
de participer à l’immortalité. Le beau est nécessaire « or le laid ne
s’accorde jamais avec le divin, tandis que le beau s’y accorde ». La
Beauté, compare Diotime, est pour la génération, une Moire ou une
Ilithye, c’est-à-dire une « accoucheuse » ; elle est donc une condition
nécessaire. « Aussi quand l’être pressé d’enfanter s’approche du beau
il devient joyeux, et, dans son allégresse, il se dilate et enfante et
produit ; quand au contraire, il s’approche du laid, renfrogné et
chagrin, il se resserre sui lui-même, se détourne, se replie et n’engen-
dre pas ; il garde son germe et il souffre 51. »
Pour les médecins aussi, la femme doit ressentir du plaisir. À
l’exception d’Aristote qui dans sa théorie de la génération n’accorde
pas de semence à la femme et de ce fait considère son plaisir inutile,
tous reconnaissent que l’épouse doit aussi éjaculer sa semence. Se
présente alors le problème du viol fécond. Pour le Stagirite, il suffit
que l’orgasme atteigne l’utérus pour s’ouvrir à l’unique semence
masculine. Plusieurs siècles plus tard, le médecin Soranos au IIe siècle
ap. J.-C., reconnaît à la femme un rôle actif dans la reproduction avec
Morale antique et paidopoía 123

un sperme féminin et explique le cas du viol fécond par l’existence


d’un désir physique non reconnu par l’esprit 52. Quoi qu’il en soit, rien
de bon ne peut être produit à partir d’un viol. Si l’union forcée s’avère
fructueuse, cela ne sera pas sans incidence sur l’enfant. Les circons-
tances physiques et morales de la conception jouent un rôle essentiel
sur le physique et la moralité de l’enfant : il faut qu’entre les deux
époux, il existe de la cháris, le plaisir sensuel, alors que de peithô,
« persuasion », ou de bía, « violence », il ne peut rien sortir de bon 53.
À bien des égards, le cas romain présente des aspects compara-
bles aux pratiques sociales grecques. La pratique des mariages impu-
bères était répandue et il semble certain que ceux-ci auraient été
effectivement consommés 54. L’âge minimum légal pour une fille fut
fixé à douze ans et quatorze pour les garçons alors que les fiançailles
pouvaient être célébrées dès l’âge de sept ans 55. Les médecins grecs
contemporains de l’Empire comme Soranos ne cessaient de s’opposer
à cette pratique bien trop ancrée dans les esprits. Le cas fameux de
Calpurnia, la très jeune et troisième épouse de Pline le Jeune en dit
long sur certains aspects de la condition féminine. Par contre, au
e 56
II siècle ap. J.-C., le droit stipulait le consentement mutuel . Le
principe en vigueur sous la République et même le Haut-Empire était
certes plus sévère mais l’on y découvre malgré tout la trace d’une
volonté sous-jacente de consentement, fut-il exprimé par simple omis-
sion : « Une jeune fille qui ne s’oppose pas explicitement à la volonté
de son père est considérée comme donnant son consentement. Et l’on
ne permet à une fille d’être d’un avis différent de son père que si
celui-ci choisit pour fiancé un homme indigne ou taré » dit le droit 57.
Au IIe siècle, à l’époque d’Hadrien, le consentement devient une
condition sine qua non de la validité d’un mariage et le jurisconsulte
de l’époque Salvius Julianus écrit : « Nuptiae consensu contrahentium
fiunt ; nuptiis filiam familias, consentire oportet 58. » En réalité, la
question n’est pas de savoir si les règles furent ou non respectées mais
de souligner le principe théorique : l’amour partagé et le consentement
des époux sont toujours ressentis comme indispensables pour conclure
un mariage, souci exprimé tout particulièrement dans les cultures
méditerranéennes, comme l’a souligné Jack Goody 59. Le mariage est
alliance de deux familles par l’intermédiaire de deux conjoints et s’il
se distingue du rapt c’est bien par cet aspect. D’ailleurs, la philosophie
stoïcienne qui eut son influence à cette époque avait même réussi à
contourner le problème en prétendant que le fils marié contre son grès
124 Monstres

y consentait cependant par nature. Ainsi, que ce soit en Grèce ou à


Rome, face à la pratique sociale qui tend à forcer l’enfant, le discours
moral établit dans le même temps la nécessité de l’amour partagé.
Comme dans toutes les sociétés où la logique collective prime sur
l’individu, vient s’ajouter un troisième facteur : le consentement
parental.

Le consentement des parents

Dans l’histoire de Comaithô et de Mélanippos, il est possible que


les relations amoureuses des amants qui outrepassèrent l’opposition
de leurs parents aient contribué aussi à la colère de la déesse Artémis,
garante du mariage officiel et de la virginité nubile. L’aval du groupe
et des parents, c’est-à-dire du seul père la plupart du temps ou éven-
tuellement du conseil de famille, se présente comme une condition
indispensable. Si elle est malgré tout contournée, une sanction morale
peut se faire sentir. Concevoir un enfant dans ces conditions implique
que l’acte sexuel ait lieu avant le mariage officiel et selon une scholie
à Homère, certes d’époque chrétienne, la boiterie d’Héphaïstos semble
être liée à ce délit 60. Le passage pourrait être traduit ainsi : « En
cachette de leurs parents (λάθραι δ; τν γον;ων), ils [Zeus et Héra]
allèrent l’un vers l’autre et eurent un fils, Héphaïstos, lequel n’était
pas parfait, il était boiteux des deux pieds, “amphiguēnta” comme dit
le poète 61. » Il est vrai que l’ensemble de la scholie rappelle plusieurs
fois ce détail : la chose est accomplie à l’insu des parents. La phrase
suivante reprend l’expression λάθραι δ; τν γον;ων 62 et plus loin
dans le texte du scholiaste, on peut lire comme commentaire au
vers XIV, 296 : « ayant l’habitude de se retrouver au lit, ils en oubliè-
rent leurs chers parents 63 ». On le voit, ce détail des circonstances
semble important, y compris pour les auteurs anciens non chrétiens
comme Homère ou Apollodore. Toutefois, pour revenir au physique
de Héphaïstos, rien n’est vraiment explicite. Le dieu est dit ο
χ
@λ κληρο c’est-à-dire « non fini », « non achevé ». Peut-être est-il
un enfant prématuré que Héra ne put garder dans son ventre le temps
nécessaire, peut-être est-il le résultat d’une tentative d’avortement ? Il
est impossible de répondre avec certitude mais l’insistance sur le
caractère clandestin des amours divines – λθοντο τοκα, κρ+α ou
encore λάθραι τν γονων – est le pendant de l’imperfection bien
Morale antique et paidopoía 125

visible de l’enfant ainsi produit. Comme nous l’avons vu plus haut,


Xénophon le fait dire à Socrate : « quelle est la punition (δκην) que
ne peuvent cacher (ο
δναται δια+εγειν) ceux qui ont des relations
intimes (µιγνµενοι) » non conformes ? Si l’on peut commettre des
délits sexuels en cachette, on ne peut en cacher le résultat désastreux
car « qu’est-ce qui est le plus oppressant pour les hommes qui font
des enfants que de les faire mal ? » 64. Il apparaît déjà dans ce discours,
le clivage qui fut plus tard, particulièrement développé par les auteurs
chrétiens : à l’intimité de l’acte sexuel s’oppose la publicité de la
conséquence néfaste, l’enfant difforme ou monstrueux.

Le décalage apparent entre la pratique où s’exprime d’abord le


droit des parents et une certaine morale officielle qui reconnaît un
droit des mariés, découle directement de la fonction sociale fonda-
mentale du mariage. Ce dernier s’intègre dans une stratégie d’alliance
en vue d’un équilibre social assurant la paix et la prospérité. Il va de
soi que le consentement des partis (les clans) comme celui des inté-
ressés, (les mariés), sont une condition nécessaire car il en va de la
santé de cet équilibre recherché : le mariage est un échange et ne peut
de ce fait s’accomplir dans un contexte de violence, qu’il soit rapt ou
amour forcé. Le viol est souvent stérile et peut être tératogène, c’est
ainsi que peut être lu le mythe grec d’Ixion. Quant au thème romain
de la stérilité des Sabines, étudié précédemment, il va dans ce sens :
le rapt ne peut être une solution matrimoniale. Comme les moralistes,
les médecins insistent sur ce principe essentiel, certes peu explicité,
que le viol peut engendres ds monstres, principe constituant un moyen
terme entre morale et physiologie, entre éthique sociale et logique du
corps.

Le cas de l’adultère

Ambivalence du bâtard

Le texte de Xénophon sur la honte des Lacédémoniens pourrait


tout aussi bien s’appliquer aux amours adultères. En effet, l’interdit
social de l’adultère tout comme sa honte tendent à provoquer une
excitation et un fort désir. Ainsi, en tant que fruit d’un amour véritable,
l’enfant adultérin pourrait bénéficier d’une constitution plus avanta-
126 Monstres

geuse. La plus grande clémence dont pouvaient bénéficier les violeurs


au regard du sort réservé aux adultères tend à le supposer 65. Dans le
premier cas, l’âme de la femme n’est pas conquise et une grossesse
illégitime est peu probable. Par contre, en ayant rendu sa victime
consentante, le séducteur provoque le trouble et on ne sait plus de qui
sont les enfants. Le bâtard correspond alors à la définition fondamen-
tale du monstre : sa mère met au monde un enfant qui ne ressemble
pas à son père, le père social bien entendu.
D’autre part, nombreuses sont les traditions qui font des fruits
d’amours adultères des enfants plus beaux et plus intelligents que les
autres parce que nés d’un amour partagé et véritable 66. Diotime dont
Socrate rapporte le discours dans le Banquet de Platon, ne pourrait
rien dire contre de tels propos traditionnels. Le cadre d’une relation
adultère est bien celui d’un grand amour plutôt favorable à la géné-
ration et même une génération réussie. Cependant, il faut être prudent
et il ne s’agit pas pour les auteurs anciens de confondre d’un côté, le
tendre amour conjugal et de l’autre, la passion amoureuse toute impré-
gnée d’hubris. Les médecins le reconnaissent, une femme trop
passionnée, et donc trop « chaude », fait courir le risque à la semence
masculine d’être cuite dans l’utérus et ainsi de dépérir. D’autre part,
une croyance populaire, du moins répandue dans la Rome de l’Anti-
quité, versant funeste et complémentaire, irait chercher comme cause
des naissances monstrueuses des unions adultères. Si l’on en croit
l’astronome et poète Manilius (fin du Ier siècle av. J.-C.) qui s’y oppose
d’ailleurs, la croyance était répandue. Aux vers 102-104 de son Astro-
nomica on peut lire : « Non seminis ille / partus erit ; quid enim nobis
commune feris que, / quisve in portenti noxam peccarit adulter ? »
À première vue et selon Manilius, cette croyance était – à Rome
du moins – une explication couramment admise pour les naissances
d’enfants monstrueux. Elle serait la superstition populaire type, celle
que combat l’astronome savant. L’on pourrait encore faire appel à une
lecture de type évhémériste présente chez le lexicographe Festus qui
rapporte – sans en préciser la source – que pour certains, le Minotaure
serait le fruit de Pasiphaé mais non pas unie à un taureau mais à son
amant appelé Tauros. Les liaisons adultères auraient ainsi produit un
petit monstre mais l’auteur n’en explicite pas véritablement la cause
théorique 67.
Morale antique et paidopoía 127

Les notions

Léotychidès le bâtard

Cette croyance a quelques résonances dans la culture grecque.


Le rapport étroit entre bâtardise et boiterie a été déjà largement souli-
gné par les érudits, intégrant un ensemble de notions dans un plus
vaste cadre 68 :
– bâtardise : la filiation ne se transmet pas en ligne droite
– boiterie : le déplacement ne se fait pas droit
– bégaiement : le discours n’est pas énoncé droitement
– oubli : il n’y a plus de fil conducteur entre une consigne et son
souvenir

NOTIONS DROIT TORDU


Transmission de la vie Enfantement normal Stérilité, malformation,
monstruosité
Lien entre générations Liens de père en fils Rupture : bâtardise, prise
successives de pouvoir par un tyran
Échanges verbaux Compréhension Malentendu
Communication de soi Présence d’esprit Oubli
avec soi
Naissance, légitimité et monstruosité

Ce cadre a été proposé par Claude Lévi-Strauss dans son étude


sur Œdipe 69. La catégorie du « boiteux » est vaste mais si l’on s’en
tient au rapport entre « bâtard » – nóthos qui s’oppose à gnēsios – et
« boiteux » (chōlós), le cas étudié par Vernant, du roi de Sparte
Âgésilas ne doit pas nous faire commettre de contresens. L’histoire
de ce roi nous est racontée avec toute son ambiguïté par Xénophon et
Plutarque 70. À la mort d’Agis, son frère Âgésilas et son fils Léoty-
chidès se disputent le trône. Ce dernier n’a pas été reconnu par son
père – il est supposé être le fils naturel d’Alcibiade qui l’aurait conçu
lors de son exil à Sparte –, quant à son oncle Âgésilas, il est boiteux.
L’oracle interrogé recommande – dans une réponse toujours à double
sens – de ne pas choisir une « monarchie boiteuse » 71 ; selon l’inter-
prétation admise par la suite, le message divin ne désignerait pas le
128 Monstres

personnage atteint de claudication physique (Âgésilas) mais le bâtard


qui est un véritable boiteux social (Léotychidès). En fait, les Spartiates
ont le choix entre deux boiteux, un nóthos ou un chōlós. C’est soit
l’un soit l’autre mais l’un des deux est préférable. Le schéma que pose
cette anecdote historique peut s’écrire en terme de symbole logique :
nóthos – chōlós. En aucune manière cependant, les liens entre les deux
notions ne sont établis comme nóthos < chōlós, « tout bâtard est
physiquement boiteux » ou nóthos < chōlós, « il est boiteux donc c’est
un bâtard » 72

La verticalité sociale

La proximité de ces notions se manifeste en d’autres occasions.


Dans les rites anciens de reconnaissance, l’enfant déposé à terre dès
sa naissance est pris dans les bras de son père et soulevé : à partir de
ce moment, il est reconnu et légitimé. La formule de Tertullien ut
auspicaretur rectus est, littéralement « pour voir s’il est droit », peut
faire référence à la conformité physique, c’est-à-dire qu’avant de la
reconnaître, le père vérifie s’il n’a pas affaire à un infirme. Mais la
notion de rectitude peut aussi se référer à la verticalité symbolique,
celle de la parenté : elle signifie que le père accepte de donner à
l’enfant la lignée de ses ancêtres. Ainsi, si la naissance biologique est
horizontale, la reconnaissance sociale se lit sur un axe vertical 73. En
latin, le verbe tollere comporte aussi la polysémie du verbe français
« élever », c’est-à-dire qu’il se comprend aussi bien dans les sens
matériel qu’éducatif. D’un autre côté, dans l’ancienne France et dans
toute l’Europe, l’éducation et surtout les soins des nouveau-nés et des
jeunes enfants par la pratique de l’emmaillotage serré accompli jusqu’à
un âge avancé, contribuaient à former la rectitude de l’homme au sein
de la culture. Laissé à l’abandon ou tout simplement à sa nature,
celui-ci ne se tiendrait pas debout, c’est-à-dire sur deux pattes, mais
sur ses quatre membres à la manière des animaux. Souvent, le fait de
ne pas pouvoir se tenir debout est avancé parmi les critères de réussite
ou d’échec de sa descendance. Lorsque Artémis punit Patras, elle
frappe les femmes en les tuant en couches ou en leur faisant mettre
au monde une « progéniture qui ne se tient pas droit et ferme 74 ».
Dans le mythe mésopotamien qui relate le défi lancé entre Enki et
Ninmah, le monstre créé par le premier du sein d’une femme se définit
Morale antique et paidopoía 129

de cette manière 75 : il ne peut tenir debout sur ses jambes. L’enfant


qui ne se tient pas droit ou qui n’est pas droit physiquement est
difficilement admis dans la continuité sociale et rectiligne de sa
famille.
Toutefois, il n’est pas exprimé de lien de causalité inverse : un
bâtard n’est pas forcément monstrueux. Si l’on se limite aux liens
symboliques évidents que la culture grecque entretient entre bâtardise
et boiterie, on constate qu’il n’existe pas de lien de cause à effet entre
l’enfant adultérin et la claudication. Ces deux données ne se cumulent
pas forcément mais relèvent d’une même notion dans des domaines
diférents. Elles appartiennent toutes les deux à la même catégorie,
celle du « tordu » ou de la « déviance ». Il est vrai que l’enfant légitime
défectueux est souvent écarté de son droit, notamment celui d’aînesse
(à l’écart biologique se rajoute un écart social) mais le symétrique,
écart social < écart biologique, n’est pas nécessairement vrai 76. Dans
la France et l’Italie anciennes par exemple, ces deux déviances étaient
regroupées dans un ensemble plus grand, une catégorie que caractérise
souvent une réduction et que la langue définit comme les « B » néfastes
qu’il faut éviter 77. Ce sont les bègues, les borgnes, les bossus, les
bigles, les boiteux et les bâtards. Il n’est pas question non plus dans
ce contexte culturel, d’un lien de causalité mais il s’agit plutôt d’une
mise en parallèle d’infirmités au sein d’une même catégorie et renfor-
cée sur le plan linguistique, par le b initial.

Sur le plan du corps

Les conséquences physiologiques de l’adultère commis par une


femme mariée se manifestent d’abord par le contact entre deux semen-
ces masculines, celle du mari et celle de l’amant. La littérature ethno-
logique présente de nombreux cas où le problème s’exprime en terme
de « conflit des semences » : chez les Nzakara, Afrique équatoriale,
la femme enceinte adultère provoque ce conflit des « eaux » des deux
hommes. Ainsi, l’enfant meurt ou porte une blessure, plaie ou malfor-
mation. On retrouve dans le traité mésopotamien Šuma izbu, des consi-
dérations voisines. « Si une femme donne naissance à un géant mâle
ou femelle, un pécheur féconda cette femme dans la rue 78. » Nous
n’avons pas affaire à un pronostic oraculaire mais à un diagnostic. La
femme a fauté – commis l’adultère et qui plus est dans la rue –, c’est
130 Monstres

la raison pour laquelle l’enfant mis au monde est atteint de gigantisme.


Il n’est pas précisé si la punition vient d’une divinité ou si c’est par
la physiologie des corps que survient cette sanction morale. Est-ce le
mélange de deux semences masculines qui provoque la naissance d’un
géant 79 ?
Bien que l’anecdote ne relève pas totalement de l’adultère ni
d’ailleurs du monde exclusif des mortels, le cas d’Alcmène nous
présente une situation comparable. Durant la même nuit 80, Alcmène,
l’épouse d’Amphitryon, connaît d’abord Zeus apparu sous les traits
de son mari et avec qui elle conçoit Héraclès, puis c’est au tour de
son authentique époux, union dont naît Iphiclès. Les deux semences,
s’il est permis d’appliquer ce terme aux dieux, ne se sont ni mélangées
ni concurrentes. Les deux enfants sont nés distincts, l’un humain,
l’autre demi-dieu.
Il est bien clair que la physiologie des dieux est différente tout
autant que certaines de leurs pratiques matrimoniales mais dans l’his-
toire d’Alcmène, deux acteurs n’appartiennent pas à la race divine :
elle-même et son mari Amphitryon. C’est d’ailleurs cet exemple
qu’Aristote utilise à propos de la superfétation : conçus dans le même
temps, les enfants sont parvenus à terme ensemble 81. Ce qui eut pu
porter préjudice à l’un des deux fœtus serait d’avoir été conçu à des
époques différentes, à l’instar de cette femme qui, grosse de deux
jumeaux, en conçut un troisième qui n’avait que cinq mois lorsque
les autres naquirent. Cet enfant mourut aussitôt, précise-t-il. Ce dernier
détail pourrait nous permettre de progresser dans le cas des concep-
tions adultérines.
Qu’en est-il pour les animaux ? « si une jument couverte par un
cheval est saillie par un âne, l’embryon qu’elle portait est détruit »,
écrit Aristote 82. Au contraire, le cheval ne détruit pas le produit de
l’âne 83. L’explication ne repose ici, ni sur la superfétation ni sur la
différence des époques de conception. C’est bien l’incompatibilité de
nature – l’affrontement des principes – qui en est la cause : c’est celui
de l’âne qui l’emporte 84. C’est pour Aristote, une question de tempé-
rature. La semence de l’âne est froide car l’animal est originaire des
régions froides alors que celle du cheval est plus chaude. Ainsi, l’effet
de la première sur la seconde est destructeur 85. Le froid impose sa
nature au chaud, lequel faillit et s’incline. Il est question ici de diffé-
rence de nature, plus précisément de qualité, celle des semences qui
appartiennent à des espèces différentes. Entre individus de la même
Morale antique et paidopoía 131

espèce, les choses diffèrent. Il n’y a chez les médecins nulle trace de
« conflit de semence ». Aristote rapporte le cas d’une « femme adul-
tère [qui] mit au monde un enfant qui ressemblait à son mari et un
autre qui ressemblait à son amant 86 ». Dans ce passage où il présente
plusieurs anecdotes dont le cas mythique d’Alcmène, le Stagirite ne
cherche pas, contrairement à Manilius, à attaquer une théorie soutenue
soit par des auteurs savants soit par le bouche-à-oreille des bonnes
femmes, des entremetteuses, des sages-femmes ou autres nourrices
toutes au fait de ces choses-là. Ce serait pourtant bien dans son habi-
tude et cette absence laisserait supposer que cette croyance n’avait
tout simplement pas cours dans les divers milieux culturels de la Grèce
du IVe siècle av. J.-C.
La relation conflictuelle de semences apparaît chez certains
auteurs mais elle y explique la détermination du sexe ou la ressem-
blance à l’un des deux parents c’est-à-dire qu’elle a lieu entre la
semence du père et la semence de la mère. Fruit d’un mélange de
semences, l’enfant ne peut pas « mélanger » les sexes comme chez
les hermaphrodites. Ainsi, à l’issue de cet affrontement, un seul sexe
doit l’emporter. Par contre, la question de l’adultère n’est pas vraiment
abordée par les médecins. On trouve certes chez Plutarque la trace
d’une réflexion physiologique où le bâtard peut être défini comme
celui qui naît du mélange de deux semences masculines. En effet, à
propos du mot latin spurius qui sert à désigner l’enfant sans père,
c’est-à-dire sans père biologique précis et sans père social, il rapporte
tout en la contestant, l’étymologie que les Grecs de l’Empire donnaient
à ce mot latin. Pourquoi les Romains appellent-ils spurii les enfants
naturels ? « Ce n’est pas, comme les Grecs le pensent et comme les
hommes de lois l’affirment au cours des procès, qu’ils soient nés d’une
semence composite et commune 87. » La dimension monstrueuse du
bâtard pourrait ainsi consister à mélanger non seulement des lignages
mais aussi des ressemblances physiques entre deux hommes de famil-
les différentes. L’idée n’est cependant pas développée de manière
suffisamment claire pour en tirer des conclusions.
Par ailleurs, dans le livre IV de la Génération des animaux,
Aristote cite l’explication que donnait Démocrite au sujet des membres
ou des parties surnuméraires : « deux semences tombent dans l’utérus,
l’une s’élançant d’abord, l’autre ensuite ; et cette dernière une fois
sortie du mâle pénètre elle aussi dans l’utérus : si bien que leurs parties
confondent leur croissance et s’entrecroisent 88 ».
132 Monstres

En fait, il s’agit ici d’une seconde éjaculation durant le même


rapport qui, comme le signalent Hippocrate et d’autres, s’accomplit
en plusieurs étapes, souvent deux. La deuxième semence provient du
même père et très certainement du même coït. Françoise Héritier 89
interprète ce passage comme la présence dans le même utérus de deux
semences issues d’êtres différents, conséquence d’un adultère ou d’un
inceste du deuxième type. Cela nous semble peu envisageable pour
ce contexte-ci car nulle part il n’y a chez les autres médecins, une
rationalisation en terme de physiologisation des interdits. Cela est vrai
aussi bien pour l’inceste que pour l’adultère.
À propos des jumeaux, Pline expose l’explication de la superfé-
tation en citant lui aussi l’exemple mythique d’Héraclès et d’Iphi-
clès 90. Il a très certainement puisé ce renseignement chez Aristote
mais il ne signale pas de théories, latines ou étrangères, concernant
l’adultère ni un éventuel « affrontement des semences ». Dans tous
les cas, il est clair qu’il coexiste deux raisonnements contradictoires
qui se retrouvent fréquemment dans toute l’Antiquité :

Morale médicale Morale sociale


positive négative négative
amour partagé superfétation < parenté de notion entre bâtard
< beaux enfants avortement, enfants (ν θο) et boiteux (χωλ )
malformés et affaiblis

À propos de l’adultère, il est important de souligner l’absence


de moralisation dans les lois corporelles ou inversement, de physio-
logisation des principes moraux. Les notions sont ressenties comme
très proches mais aucun lien de causalité ne s’exprime clairement dans
la culture grecque, que ce soit chez les moralistes ou chez les méde-
cins. À part une trop brève réflexion de Festus, le témoignage de
Manilius demeure sans échos. Énoncé rare, il semble mettre en
évidence l’existence d’une telle croyance dans la Rome du Ier siècle
après J.-C., époque de Manilius, mais il n’est pas possible d’en établir
un cadre plus précis. Toutefois, le rapport entre les deux notions reste
riche de sens.
Morale antique et paidopoía 133

LA PARTHÉNOGENÈSE

Contrairement aux précédents, ce thème ne concerne pas de prati-


ques prohibées mais relève du discours théorique sur la femme. Cepen-
dant, et ce n’est pas la moindre des curiosités, l’expérience n’y fait
pas défaut. En effet, le fantasme parthénogénétique énonce la possi-
bilité pour la femme de pouvoir enfanter sans recours à la sexualité,
c’est-à-dire en évitant le rôle déterminant du mâle. Ce type de renver-
sement effrayant apparaît à l’occasion dans la culture grecque
ancienne. Toutefois, même dans la société des Amazones, on ne trouve
pas d’échos de cette théorie sur le plan biologique. Les mâles dominés
et asservis y sont encore nécessaires pour la procréation. C’est le
renversement complet du schéma aristotélicien pour qui la femme est
considérée comme un « monstre utile » : chez les Amazones, les
hommes sont des indésirables utiles à la reproduction. Les enfants
mâles y sont estropiés dès la petite enfance afin que par leur nature
forcément plus forte, ils ne rétablissent pas la hiérarchie naturelle dont
la société civilisée doit s’inspirer.
C’est cependant dans ce discours théorique que la monstruosité
est la mieux explicitée car, loin des préoccupations morales préven-
tives, il correspond d’abord à une définition. La morale qui s’en dégage
ne condamne ni n’encourage certaines pratiques mais se présente
comme un critère supplémentaire au sein d’un véritable édifice discur-
sif, celui de la différenciation des sexes.

Les générations des dieux

Dans l’histoire des dieux, la reproduction sexuelle, c’est-à-dire


l’union utile de deux êtres pour en constituer un troisième, est une
évolution récente et pour tout dire bénéfique et nécessaire. Dans le
récit mis en poème par Hésiode dans la Théogonie, deux modes de
procréation coexistent durant un certain temps : le premier s’opère par
division et le second par union. Les premières divinités se multiplient
par le premier mode. La Terre met au monde Ouranos, les Montagnes
et Flot sans amour 91. Il en est de même pour Nuit et de tous ses
enfants souvent néfastes qu’ « elle enfanta seule, sans dormir avec
134 Monstres

personne 92 ». De la même manière, Nuit est issue de Chaos (Béance).


Elle est née comme sa descendance par un « processus de scissiparité,
et non par un processus d’union, selon la guerre et non selon l’amour,
comme toutes les premières procréations 93 ». Le principe en est la
division. Pour deux des enfants, d’ailleurs les seuls bénéfiques, Éther
et Lumière du Jour (Α3θρ κα' BΗµρα), le doute demeure. Le vers
125 que Paul Mazon considère comme interpolé, précise « οD τκε
κυσαµνη ’Ερβει +ιλ τητι µιγεσα » 94. Il est possible que ce vers
ait été effectivement interpolé mais l’époque de cet éventuel commen-
tateur demeure impossible à déterminer. Si l’on considère que ce vers
n’est pas de la plume d’Hésiode, il reste cependant très évocateur.
Pour ce commentateur plus ou moins tardif, les deux enfants bénéfi-
ques de Nuit ne pouvaient être, à l’instar de leurs germains, conçus
sans amour et terrifiants pour la plupart. La descendance parthénogé-
nétique ne peut rien produire de favorable. Paul Mazon analyse la
suite de la Théogonie d’Hésiode comme la victoire de l’Amour. Cet
Amour apparu au tout début du poème pourrait avoir bénéficié d’un
modèle orphique mais sa signification semble avoir échappé au poète
d’Ascra 95. L’ère de la procréation par union amoureuse voit donc le
jour avec la naissance d’Aphrodite née de la castration d’Ouranos 96.
Le poète précise d’ailleurs que cette nouvelle ère où Aphrodite appa-
raît, concerne aussi bien les hommes que les Immortels 97. Cette idéa-
lisation de la reproduction sexuée ne concerne d’abord que les divi-
nités. Il est mis un terme aux productions monstrueuses et anarchiques
puis à la troisième génération, c’est-à-dire celle des Olympiens, l’ordre
définitif est établi. Les théogonies d’Hésiode et d’Orphée se retrouvent
sur la présence de l’Amour bien que son rôle y soit différent dans
l’une et dans l’autre. Il est le principe de la formation du monde par
rapprochement, comparable à la génération humaine 98. Cette notion
apparaît plus tard chez Empédocle sous le nom de Philía dont le défaut
ou la faiblesse empêche la nature de créer du beau. Ainsi, les premières
générations étaient constituées de monstres hybrides, imparfaits,
inadaptés et non viables. Puis, les membres d’abord dispersés se sont
retrouvés harmonieusement. Cette idée d’une évolution positive au
rythme des progrès de l’amour et cet esprit sous-jacent d’une repro-
duction sexuée faste sont demeurés très forts dans la philosophie
ancienne. L’on retrouve d’ailleurs sur la même toile de fond, le prin-
cipe qui exige de la charis dans l’acte de procréation. Quel qu’ait été
la théorie dominante de la procréation à l’époque archaïque, la repro-
Morale antique et paidopoía 135

duction accomplie selon le bon modèle se présente comme une union.


C’est donc un mélange des semences, des corps et des humeurs mais
aussi des âmes, que la langue grecque désigne par le mot µξι 99,
« mélange » d’où « union sexuelle » 100. Avec µιγεσα, l’auteur hésio-
dique du vers 125 de la Théogonie emploie bien cette racine pour
désigner l’union d’amour entre Nuit et Érèbe.

L’apparition de la femme

La question est toutefois bien différente pour les mortels. Dans


le même texte d’Hésiode, la création de la « race des femmes » est
présentée comme une sanction à l’encontre des humains. Dans un
premier temps, anthrôpoi et andrès ne se distinguent pas. Lors du
partage du bœuf sacrifié, Prométhée a cependant voulu tromper les
dieux en ne leur laissant que les os et les graisses et en réservant aux
hommes les parties nobles (v. 535-560). Alors Zeus refuse de leur
procurer du feu. Alors, Prométhée le vole dans une férule et en fait
don aux mortels. Ulcéré, Zeus décide de créer la femme en punition
à l’égard des hommes et des deux Titans, Prométhée et Épiméthée.
C’est Héphaïstos, l’« illustre Boiteux », qui modèle le corps de
Pandore dans de la terre, puis diverses déesses dont Athéna, la parent
de vêtement, de bijoux et de charme 101. Les vers 590-591 l’expriment
ainsi : « $Εκ τ γὰρ γνο *στ' γυναικν θηλυτεράων / Τ γάρ
7λFι ν *στι γνο κα' +Gλα γυναικν » (Car c’est d’elle qu’est sortie
la race des femmes, nées femmes / Car c’est de celle-là qu’est sortie
la race, l’engeance maudite des femmes) 102.
La femme est une calamité sociale pour l’homme : elle faute par
son ventre inassouvi et elle mange le bien patiemment accumulé à
l’instar du frelon dans une ruche (v. 594-599) 103. Mais désormais
l’homme a besoin de la femme pour la reproduction. Un lourd dilemme
se pose à lui : le célibat prolongé et l’usage de ses biens en pleine
maturité physique deviennnentt un obstacle à la constitution d’une
descendance, de préférence un enfant mâle unique, le soutien des vieux
jours 104. Au contraire, le mariage expose l’homme au risque d’être
victime d’une femme dépensière ou au mieux si elle est sage, de voir
« le mal compenser le bien 105 ».
La sexualité, celle qui permet la postérité et l’immortalité dans
la race, on le voit, n’est pas aussi bien vécue par les hommes que par
136 Monstres

les dieux. La nécessité de s’unir pour se reproduire en ayant affaire


de ce fait aux terribles affres de l’amour, constitue la punition de Zeus
à l’encontre des hommes. C’est le sens qui ressort du curieux mythe
raconté par Aristophane dans Le Banquet de Platon 106. À l’origine,
l’espèce humaine comptait trois genre : le mâle de nature solaire, la
femelle de nature lunaire et l’androgyne qui relève des deux astres.
Les individus de chacun des trois sexes étaient pourvus de quatre
jambes, quatre bras, quatre mains, deux dos, deux têtes, deux organes
de la génération... Leur corps rond et leur huit membres leur permet-
taient de se déplacer rapidement en roulant. Mais ces hommes béné-
ficiaient d’une grande force et d’un grand courage, aussi ils décidèrent
d’attaquer les dieux. Zeus choisit alors de les diviser en deux moitiés :
pour les mêmes griefs, le dieu de l’Ancien Testament « divise » les
hommes par le langage (mythe de Babel), ici, ils sont divisés en leur
chair ; le résultat est identique. Ainsi, chaque humain n’eut plus que
deux bras, deux jambes, une seule tête, un seul dos mais un ventre
pourvu d’un nombril que façonna Apollon. Alors, ils ne passaient leur
temps qu’à essayer de retrouver leur ancienne moitié perdue, ils s’enla-
çaient et tentaient ainsi de reconstituer l’ensemble originel. Les mâles
de l’ancien monde formèrent deux mâles distincts en quête l’un de
l’autre et il en fut de même pour les femelles. Ceux et celles qui les
ont comme ascendants penchent du côté de l’homophilie. Par contre,
des anciens androgynes, se formèrent des couples hétérosexuels, les
seuls qui furent aptes à se reproduire. Comme elle était désespérée,
la race des humains périssait. Aussi, Zeus modifia de nouveau leur
nature. Auparavant, les humains se reproduisaient et engendraient sur
la terre, comme les cigales précise Aristophane. Y avait-il d’abord
rapport sexuel puis ponte de la femelle comme cela est le cas chez
tous les ovipares ? Assurément non. La cigale est prise en exemple
pour sa tige caudale qui lui permet de creuser et de pondre des œufs
en terre, comme le faisaient les humains de jadis, au temps où leurs
organes génitaux étaient situés à l’arrière, comme l’appendice de
l’insecte. Zeus fait déplacer les organes vers l’avant et institua la
gestation intra-utérine : « Il plaça donc les organes sur le devant et
par là fit que les hommes engendrèrent les uns des autres, c’est-à-dire
le mâle dans la femelle. Cette disposition était à deux fins : si l’étreinte
avait lieu entre un homme et une femme, ils enfanteraient pour perpé-
tuer la race, et, si elle avait lieu entre un mâle et un mâle, la satiété
Morale antique et paidopoía 137

les séparerait pour un temps, ils se mettraient au travail et pourvoi-


raient à tous les besoins de l’existence 107. »
Pour les dieux, la reproduction par sexualité que caractérisent
l’union et le mélange s’avère une grande étape fondamentale et béné-
fique. En revanche, au regard d’un âge d’or et tant chez Hésiode que
dans le mythe de Platon (Aristophane), la sexualité nécessaire est
acquise dans le cadre d’une sanction qui marque la condition humaine.
Cela ressort davantage chez Hésiode : cette contrainte de la sexualité
apparaît dans un ensemble plus vaste de calamités que les dieux adres-
sent aux mortels comme le travail de la terre et la consommation des
céréales, la vieillesse, les maladies... Dans un contexte culturel géogra-
phiquement proche, il est tentant de songer à propos de ces thèmes
– ceux de l’homme au travail et de la femme au prise avec les douleurs
de l’enfantement – à la punition de Yhawhé 108 et aux mythes méso-
potamiens 109. Il n’est bien évidemment pas question de parler
d’influence orientale à ce bref niveau. Il s’agit plutôt d’une constante
de la condition humaine, un vécu universel et intemporel des hommes.

Les écarts

À ce principe fondamental de la reproduction, dieux et humains


doivent se soumettre avec une liberté plus ou moins grande. Dans la
Théogonie d’Hésiode, la troisième génération des dieux, celle des
Olympiens, voit ce principe dominer définitivement mais deux écarts
sont accomplis par les plus puissants d’entre eux, Zeus et Héra.
Pour le premier, il est dit que Zeus « tout seul de son front, il
donne le jour à Tritogénie 110 », c’est-à-dire Athéna. Une autre tradition
précise que Zeus a dû au préalable avaler Métis afin de concevoir la
vierge déesse 111. En fait, dans cette seconde tradition, Métis était
enceinte d’Athéna lorsqu’elle fut engloutie par Zeus 112. Quoi qu’il en
soit, l’iconographie de cette scène présente souvent Zeus en partu-
riente, assis sur une sorte de fauteuil obstétrical où des sages-femmes
s’affairent tout autour. C’est une variante du thème de l’homme
enceint qui a pu s’autoféconder. Dans tous les cas, Hésiode est clair :
Zeus a conçu Athéna tout seul (autós).
Après le récit de la naissance d’Athéna, le poète présente celle
d’Héphaïstos comme une riposte d’Héra : « Héra, elle, enfantait l’illus-
tre Héphaïstos, sans union d’amour, par colère et défi lancé à son
138 Monstres

époux 113. » Héphaïstos est crée par parthénogenèse mais le résultat


reste imparfait. Au contraire d’Athéna qui est bien constituée, le dieu
forgeron est boiteux (v. 571 : amphiguêeis). Alors que la tradition
homérique semblait accuser les amours illicites prémaritales – et en
quelque sorte incestueuses –, Hésiode et certains scholiastes homéri-
ques tardifs manifestent leur préférence pour l’explication parthéno-
génétique 114.
Les personnalités des dieux ainsi créés sont riches de sens. C’est
aux cultes observés par les artisans que se trouvent très intimement
associés Hépahaïstos et Athéna. À Athènes, la déesse Athéna est dite
Hephaistía et de même, la fête en l’honneur du dieu forgeron, les
Khalkeía, porte aussi le nom d’Athênaía 115. Ce sont les dieux de la
téchnê qui savent associer philosophía et philotékhnê, sagesse et
savoir-faire. Il faut avoir à l’esprit que dans son aspect positif, l’artisan
(dêmiourgós) bénéficie d’une intelligence, sa mêtis, qui lui permet de
fabriquer tout seul quelque chose à partir de la matière brute. Contrai-
rement à l’agriculteur, il n’a pas besoin d’une divinité comme la terre
parce que la forme de l’objet façonné est présente dans son esprit et
qu’il ne tient qu’à lui de la faire s’imprimer dans la matière. C’est
pourquoi, l’association des deux divinités Héphaïstos et Athéna dans
les cultes des artisans fait écho à Zeus et Héra. Ce sont deux dieux
nés par parthénogenèse ou du moins d’un seul parent. Tous deux n’ont
pas eu recours à la sexualité, notion plus proche de l’activité agricole.
Le corps et les humeurs du partenaire absent ainsi que les lois trans-
gressées de la gestation ont été compensés par le recours au savoir-
faire technique. Cependant, rien n’indique de manière certaine que la
claudication de Héphaïstos est tributaire de cette impuissance féminine
dans l’acte de reproduction et a fortiori, dans la parthénogenèse.

Cette notion de parthénogenèse ne s’inscrit pas dans le seul


domaine du mythe puisque les naturalistes et les médecins l’ont abor-
dée, et ce par le biais de phénomènes physiologiques réels : les œufs
clairs et les môles. Pour Aristote, les œufs clairs n’ont pas été fécondés
et n’ont pas bénéficié du principe (archê), c’est-à-dire de l’action
fondamentale du mâle. Le savant emploie le mot courant pour cette
sorte d’œuf, Hπηνµια « qui ne contiennent que du vent » (α4νεµο) 116,
adjectif que Pline transcrit en latin en hypenemia 117. Nous connaissons
par Aristote une autre terminologie où il est question d’œufs
κιν σουρα, ο
ρα, ou encore ζε+ρια, « œufs de zéphyr » 118. Le
Morale antique et paidopoía 139

premier pourrait se traduire, propose Pierre Louis 119, par « pisse de


chien » si la finale se rapporte bien au verbe ο
ρω « uriner ». Par
contre ο
ρα est traduit par « séreux ». Dans l’Histoire des animaux,
Aristote prétend que sur trois œufs de pigeons ou de colombe, deux
seulement éclosent alors que le troisième est un œuf clair 120. Dans la
Génération des animaux, il étend cette caractéristique aux oiseaux à
serres recourbées et en explique la cause : les œufs sont entretenus
dans une certaine chaleur jusqu’à ce que l’oisillon éclose. La mère,
la terre et le soleil contribuent à fournir cette chaleur nécessaire.
Lorsque la chaleur est excessive, notamment à cause du climat ou de
la nature des oiseaux – et ceux à serres recourbées sont de nature
chaude –, les œufs sont trop chauffés et le liquide qu’ils renferment
bouillit 121. Ce serait donc l’excès de chaleur qui provoque les œufs
ouria. Quant aux zephuria qui désignent la même chose, ils seraient
ainsi appelés « parce que au printemps les femelles d’oiseaux reçoi-
vent évidemment des souffles chauds » 122. La chaleur du Zéphyr, vent
doux de l’Ouest, contribuerait à chauffer outre mesure les œufs, action
que l’on peut provoquer soi-même en les palpant avec les mains d’une
certaine façon 123. Ici, Aristote reprend et adapte à sa biologie une
ancienne théorie qui attribuait une certaine fertilité au vent et plus
précisément au zéphyr. Les œufs hupênémia sont « plein de vent »
parce qu’ils ont été conçus par lui et il en est certainement de même
pour les zephúria. L’explication par la chaleur – le zéphyr est un vent
chaud – pourrait être une rationalisation aristotélicienne et le thème
du vent fécondant les juments serait un autre aspect de cette
croyance 124. En effet, selon Ovide, c’est au jardin de Flore, déesse
enlevée par Zéphyr, que Junon put concevoir Mars à partir d’une fleur
et donc de manière parthénogénétique 125.
Cependant, on peut se demander si les termes hupênémia ou
zephuria ne sont pas à considérer aussi sur un plan plus imagé que
littéral. Le champ sémantique d’hupênémia s’est par la suite élargi en
un sens figuré se rapprochant de l’adjectif « vain ». C’est un œuf qui,
n’ayant pas été fécondé, ne peut rien produire. La même remarque
vaut aussi pour zephúria et ouría 126. Ce sont des œufs auxquels seules
des femelles ont contribué. Quand il n’y a pas de pigeon mâle, explique
Pline, les femelles se cochent et produisent les hypenemia 127. La tenta-
tive parthénogénétique des femelles oiseaux se solde par un échec et
les hypenemia, cynosures, zephyria et ouria illustrent la même réalité :
l’impossibilité pour la femelle de procréer seule.
140 Monstres

Pour les mammifères et tout particulièrement la femme, l’équi-


valent de ces œufs clairs se présente sous la forme de ces productions
monstrueuses, amas de chairs informes nommés par les auteurs µλη
(en grec) ou mola (en latin), c’est-à-dire la « môle » que la médecine
définit aujourd’hui comme une dégénérescence kystique d’un
embryon 128. Pour Aristote 129, elle est la marque de l’insuffisance de
coction de l’embryon. La nature ne peut parvenir à l’achèvement de
son œuvre et ce manque de chaleur est la cause de la dureté quasi
proverbiale de la môle 130. De son côté, les auteurs hippocratiques
attribuent son origine à un sperme trop faible, donc pas assez chaud 131.
De ce fait, le sperme masculin ou féminin ne peut se développer.
Quant aux encyclopédistes plus tardifs comme Pline et Oribase, ils
privilégient la thèse d’une conception survenue sans l’intervention du
mâle comme les œufs clairs : « molas,..., gigniputant, ubi mulier non
ex mare, verum ex semet ipsa tantum conceperit ». Comme elle n’est
pas constituée par le mélange des deux sexes, la môle ne possède
qu’une vie « végétative » (habere per se vitam illam quae satis arbo-
ribusque contingat) 132. Oribase est encore plus précis et sa démons-
tration compare explicitement la môle féminine avec les hypénémia
des oiseaux :

Si les femmes n’ont pas de sperme provenant du mélange (µ"


µεµιγµνον) des deux sexes, et si l’utérus, au contraire, conçoit, pour
ainsi dire, un œuf de vent, dans ce cas dis-je, (σπερ Hπηνµιον
δξηται α$π( θατρου) il se forme ce qu’on appelle une môle, et cette
môle n’est ni un animal, parce qu’elle ne provient pas des deux sexes,
ni un être inanimé, attendu que ce qui a été conçu était animé comme
les œufs de vent. (οIτε ζJον διὰ τ( µ" παρὰ α$µφο8ν, οIτε α4ψυχον
διὰ τ( )µψυχον λη+θ;ν εναι σπερ τὰ Hπηνµια) 133.

L’équivalence est donc claire entre les deux déviances :


– chez les ovipares, les femelles qui se cochent toutes seules ou
la chaleur (dont celle du vent) produisent des œufs clairs,
– chez les mammifères, le sang menstruel – avec ou sans
semence féminine – produit des môles.

La définition de la môle rejoint d’autres aspects propres à la


monstruosité. La conception d’Héphaïstos accomplie sans père, selon
la version hésiodique, peut s’y intégrer ainsi que la définition aristo-
Morale antique et paidopoía 141

télicienne, elle qui pose comme principe la résistance de la matière


femelle à la forme mâle. Sur les divers plans de la pensée, mythique,
médicale ou philosophique, le monstre fait irruption à l’occasion d’un
excès de féminin. Les occurrences sont multiples et elles ont pour fil
conducteur les diverses circonstances où le féminin sort du domaine
qui lui est strictement limité, outrepassant ainsi ses vocations naturel-
les. En résumé, dans différents domaines, la monstruosité est pensée
comme un excès voire une exclusivité du féminin.
Monstre social : domination féminine dont le type est la société
des Amazones.
Monstre moral : dans les relations de couple, c’est la femme plus
âgée qui commande ou la femme qui prend l’initiative en amour.
Monstre biologique : femme qui se passe de l’homme et crée une
môle parthénogénétique / « résistance de la matière » du schéma aris-
totélicien qui produit un monstre.

On le voit, la définition éthique du monstre par excès de féminin


a une expression physiologique, y compris chez les auteurs médicaux.
D’un côté, la sanction morale se conjugue avec la sanction biologique
et de l’autre, la science des médecins n’est pas dépourvue d’une
dimension éthique, notamment contre les abus de tout genre. Toute-
fois, ce thème où s’exprime le mieux la question tératologique ne
constitue pas à proprement parler un discours sur la sexualité. Il n’y
est pas question de dynamique des rapports ni de leurs limites. Cette
théorisation de la monstruosité construit elle aussi des limites, donnant
à chaque sexe des attributions propres. C’est dire combien l’enjeu
n’est pas une éthique des comportements sexuels : l’idéologie générale
de la division des sexes et son expression sociale prime ici.

L’ÉTHIQUE SEXUELLE PAÏENNE ET LE MONSTRE

La littérature ethnographique présente de nombreux exemples


d’une autonomie morale du corps. Les lois qui régissent le corps sont
aussi les gardiennes des lois sociales, puisque par les maladies, les
grossesses difficiles, les avortements ou les naissances monstrueuses,
142 Monstres

elles sanctionnent des fautes, non spécifiquement sexuelles (pratiques


prohibées). En d’autres termes, pour bien comprendre un discours
médical, il faut l’inscrire dans le cadre social et culturel où il a été
développé : ils faut connaître les normes imposées par la société, quels
en sont les interdits et les obligations. Cela semble une évidence
aujourd’hui et cette problématique constitue d’ailleurs l’objet de
l’anthropologie médicale et plus précisément dénommée en France,
l’« anthropologie de la maladie » 134.

Nous avons pu constater pour l’Antiquité classique païenne,


l’existence de considérations similaires : les notions de monstruosité
et de pathologie s’éclairent à la lumière des préceptes moraux collec-
tifs. En ce qui concerne l’inceste, le problème pèche par une trop
grande incertitude, même si quelques bribes de discours nous ont
apporté des renseignements. Pour l’adultère, la chose est plus probable
puisqu’elle est au moins explicite dans un témoignage latin mais elle
reste toutefois ambivalente. Il existe une forte parenté entre les notions
de bâtardise et de boiterie mais à ce versant néfaste, correspond un
versant plutôt bénéfique. En effet, le bâtard peut être quelquefois
supérieur en beauté, en intelligence et en qualités morales car il est
certainement né de la cháris. Quant au fantasme parthénogénétique,
il est le thème explicitement le plus développé et conjugué sous tous
les registres. Toutefois, il ne correspond pas à une pratique sexuelle
prohibée mais se présente comme une limite extrême des lois natu-
relles, limite qui définit et légitime non seulement les compétences de
chacun des deux sexes mais encore leur organisation sociale, c’est-
à-dire leur différenciation.

L’existence d’une médecine qui s’est souvent positionnée contre


certaines croyances peut poser quelques problèmes de méthode mais
son étude nous a permis de définir les pans d’une morale sexuelle
païenne. L’on saisit la présence de la monstruosité aux abords de
l’interdit. Certes, dans le discours savant, la monstruosité collective
tient la part belle mais la responsabilisation individuelle existe bel et
bien et sanctionne les limites de ce qui est naturel. Comme l’univers,
le corps vivant réagit à ces outrepassements de la mesure. Pour les
savants, l’enjeu se limite à une technique. Le quidam qui ne respec-
terait pas les prescriptions s’expose à concevoir un enfant malade,
faible ou difforme, conséquence comparable à celles des abus alimen-
Morale antique et paidopoía 143

taires, sexues ou physiques. Il faut bien sûr établir une nuance entre
cette autonomie moralisante et l’hygiène dont la nature s’apparente
au bon sens mais cette nuance est très subtile voire inexistante car le
rapport à l’hygiène – tel qu’il apparaît également de nos jours – est
construit aussi sur le modèle moral. En outre, il faut tenir compte
d’une évolution accomplie entre le Ve siècle avant et le IIe siècle
après J.-C. En effet, selon Paul Veyne, Michel Foucault et d’autres
érudits 135, la morale sexuelle du début de l’Empire (Ier siècle ap. J.-C.),
annonce la période chrétienne sur de nombreux points, les significa-
tions restant malgré tout très différentes. La virginité par exemple,
commence à être idéalisée au IIe siècle après J.-C, au sein des écrits
médicaux. C’est aux alentours de ce siècle que l’on peut observer une
première étape d’universalité : la sexualité est jugée de plus en plus
dangereuse pour le corps, elle est apparentée à la maladie, voire au
mal. Le discours médical se soumet au discours moral. La moralité
du corps suit toujours la courant dominant. Ainsi, l’idéal sexuel se
rapproche du contenu de la future morale chrétienne. C’est pour cela
que les excès se doivent d’être dominés non plus au regard du statut
social de la personne mais au nom de la fragilité universelle du
corps 136. Tous les humains sont ici concernés tant sur le plan de la
nature que sur celui de la raison. Quant à la question tératologique,
les premiers auteurs chrétiens ont développé le thème des naissances
monstrueuses dans le cadre réduit des particuliers. C’est ainsi qu’à
l’instar de la médecine antique, la nouvelle prophylaxie sexuelle reli-
gieuse a circonscrit la place du monstre à la sphère privée, en lui
attribuant une simple fonction, celle de sanctionner les parents coupa-
bles de péchés exclusivement sexuels.
Toutefois, dans ces discours théoriques savants païens, nous
n’avons trouvé nulle trace d’ une réelle politique morale préventive
construite sur l’expérience effective de naissances malheureuses et de
sa mise en pratique dans la population. L’arrivée du christianisme, à
l’origine d’une nouvelle politique sexuelle avec des conceptions telles
que le mal et la chute, pourrait avoir modifié les données. Ni prophé-
tique, ni de nature sociale ou cultuelle, du moins pour les premiers
siècles, la dimension du monstre dans la morale chrétienne est propre-
ment inscrite dans la sexualité.
Chapitre 4

La tératogenèse
dans le christianisme :
ruptures et continuités

Le contexte chrétien est bien représentatif des enjeux posés entre


morale et physiologie, c’est-à-dire entre les commandements qui relè-
vent de l’obéissance à la loi et la logique des fonctionnements du
corps 1. C’est pourquoi dans ce chapitre où il va être abondamment
question de la longue durée, nous devons insister sur le fait détermi-
nant de l’histoire européenne : l’instauration du christianisme comme
unique religion officielle autorisée. Au cours de cette longue période
qui va de l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, c’est entre des
continuités et des ruptures aussi bien culturelles, linguistiques, reli-
gieuses, épistémologiques etc., que s’appréhende l’histoire de chacun
des discours. Au cours des siècles, des idées ont été transmises tant
par l’écrit que par l’oral, et ce dans des registres variés comme la
théologie, la médecine ou la technique. Comparer des traces d’idées
issues d’époque et de milieux culturels différents nécessite de décor-
tiquer autant que possible leur parcours sinueux mais néanmoins logi-
que. En effet, même si une théorie attestée chez Pline l’Ancien au
er
I siècle ap. J.-C. se retrouve pratiquement inchangée chez un auteur
savant du XVIIIe siècle ou auprès d’une catégorie de population dans
la France du XXe siècle, les méthodes et la manière d’envisager la
diffusion des idées ne sont pas les mêmes. Ainsi, lorsqu’une idée
« refait surface » ou semble apparaître ex nihilo, il convient bien
entendu de nuancer les apparences.

Pour étudier une théorie, nous pouvons dresser trois grands axes
d’analyse historique, c’est-à-dire trois perspectives pour en expliquer
la pérennité.
146 Monstres

– Continuité indirecte ou contamination. La culture savante


imprègne les classes subalternes. Le premier domaine est celui de la
religion : on cherchera dans quelle mesure de nouveaux interdits reli-
gieux ont été respectés par la population de l’Antiquité tardive, du
haut Moyen Âge et des époques postérieures. Le second domaine est
celui de la médecine ancienne perpétuée dans le milieu savant par le
biais de l’écrit, qui a ainsi pu pénétrer d’autres couches culturelles.
On peut considérer que ce mouvement existe toujours à notre époque
où ont été développés de nouveaux moyens de communication surtout
audiovisuels : une part du discours scientifique est ingurgitée, défor-
mée et reformulée au sein d’une grande partie de la population non
spécialiste 2.
– Continuité directe d’une culture « folklorique » séculaire ou
millénaire. Comme l’avaient fait en leur temps les partisans de la
survivance (Sébillot, Béranger-Ferraud, etc.), on peut établir des liens
et attribuer certains comportements à une ancienne tradition toujours
vivante où les éléments sont encore logiquement structurés. Tout cela
n’implique pas pour autant – bien au contraire – le principe de dégé-
nérescence et de « perte de sens ». Ainsi, le pouvoir bénéfique des
hirondelles sur les yeux se lit aussi bien chez Pline l’Ancien que dans
la littérature folklorique, un conte provençal par exemple 3.
– Convergence analogique universelle. Le comparatisme ethno-
logique permet de constater des ressemblances apparentes entre
croyances issues de contextes culturels fort éloignés dans le temps et
l’espace. Si la réponse à ces universaux peut être étudiée hors du
champ de nos compétences, en l’occurrence la psychanalyse, il faudra
malgré tout rappeler certaines règles de fonctionnement comme la
magie sympathique ou la psychologie individuelle et collective. Pour
chacun des thèmes à traiter, il convient d’aborder ces différents types
d’analyse, qui d’ailleurs se conjuguent et se complètent plus qu’ils ne
s’excluent.
Certes, nous ne perdons pas de vue que ce qui importe dans cette
étude de la longue durée et donc de la continuité, ce sont moins les
éléments, croyances et théories, que les structures mentales dans
lesquelles elles évoluent : logique sympathique ou analogique,
pensée primitive ou sauvage, spécificité de tel ou tel système symbo-
lique. Cependant, on peut constater que ces structures, constituant
souvent des universaux, n’ont pas disparu durant un Moyen Âge que
l’on a pu prolonger jusqu’au XIXe siècle, voire au lendemain de la
Tératogenèse et christianisme 147

Seconde Guerre mondiale. Cerner l’histoire particulière de chacune


des croyances en insistant autant sur les continuités que sur les modi-
fications du contexte culturel où elles ont eu cours, voilà notre démar-
che. Ainsi pour chacune d’entre elles, nous pouvons mieux établir la
nature de l’articulation et les rapports entre, d’un côté, la dimension
morale avec les notions d’intentionnalité ou de surnature, et de l’autre,
l’hygiénique qui suit une logique médicale et physiologique, notam-
ment dans ce qui nous préoccupe en premier lieu : la réflexion téra-
togénique.

SEXUALITÉ, MONSTRUOSITÉ ET MORALE CHRÉTIENNE

Dès le Ve siècle, l’Église s’attela à faire connaître – et si possible


à faire respecter – de nombreux interdits sexuels dont la liste ne fit
qu’augmenter. Elle se servit pour cela d’un intermédiaire direct, le
sermon prononcé par le prêtre, l’évêque ou l’archevêque, mais elle
développa aussi dès le siècle suivant et dans le cadre de la confession,
une nouvelle littérature, celle des pénitentiels. Tout écart accompli à
l’encontre de ces directives tombe sous le coup de l’accusation de
fornication, de concupiscence ou de luxure, notions fondamentales
dans cette entreprise de peccamination de la chair. Les péchés visés
sont certes ceux de la sexualité hors mariage, de l’homosexualité et
de l’adultère, mais concernent aussi le cadre conjugal légitime comme
les positions illicites, à savoir toutes sauf celle du missionnaire, la
contraception, les périodes interdites ou tout simplement le plaisir.
Hugues de Saint-Victor va jusqu’à affirmer que l’on ne peut concevoir
un enfant sans déplaire à Dieu, opinion très exceptionnellement
combattue, en particulier par Albert le Grand 4. Ainsi, aux anciens
interdits préexistant dans la Bible ou la tradition païenne, l’Église
apporte de nouvelles restrictions qu’on peut résumer ainsi :
– qui ? avec qui ? : inceste, homosexualité, adultère, bestialité,
masturbation, érections et éjaculations involontaires (priapisme et
gonorrhée) ;
– quand ? : calendrier de la physiologie féminine (menstrues,
grossesse, post partum) ou calendrier universel (samedi et dimanche,
148 Monstres

fêtes religieuses, carême, les trois jours qui suivent le mariage, en


plein jour) ;
– comment ? : positions interdites (equus, de retro, coït anal et
buccal) avec élargissement du champ sémantique de la sodomie ;
– où ? : à l’extérieur, hors du lit conjugal ;
– pourquoi ? : les fins doivent être procréatrices d’où la condam-
nation de l’hédonisme sexuel.

Parmi les manifestations punitives de toute sexualité illicite et


désordonnée, on trouve en bonne place la maladie, symbole fantas-
matique de cette longue période médiévale, et ce jusqu’à la peste noire
du XIVe siècle, la lèpre. Elle est censée ne toucher que les vilains et
épargner les nobles, lesquels savent respecter les commandements
religieux. Il se constitue alors une hiérarchisation et une socialisation
du comportement sexuel où la chasteté et la maîtrise dont font preuve
les membres des classes dirigeantes se distinguent de l’incontinence
et de la rusticité propres aux classes dominées. Toutefois, pour que
soient respectés ces nouveaux interdits, quelques auteurs du haut
Moyen Âge ont exercé sur les esprits un véritable « terrorisme » (Jean-
Louis Flandrin) : la menace d’enfants monstrueux planait sur tout acte
sexuel illicite et principalement sur les nouveaux interdits.
Il serait erroné de considérer que la position de l’Église, depuis
les origines jusqu’au XIXe siècle, fut immuable. Bien que relevant d’un
dogme révélé et écrit, et ne pouvant de ce fait souffrir aucun change-
ment, elle a connu en ce domaine une transformation et évolué 5. Ainsi,
certains péchés de chair, tous mortels durant le haut Moyen Âge,
devinrent au cours des siècles de simples péchés véniels.
Un deuxième facteur intervient dans la question : en plus de
l’évolution officielle, il faut tenir compte des niveaux de culture,
ecclésiastique savante ou folklorique populaire laïque. En étudiant les
cas des péchés constamment considérés comme mortels et des péchés
qui connurent une sorte d’« inflation » dans leur gravité, il faut tenter
de cerner le poids de l’héritage, païen et/ou médical, dans le discours
savant et d’évaluer l’impact effectif de cette culture savante sur la
culture folklorique orale de l’ensemble de la population.

La nouvelle religion, malgré quelques nuances, manifeste un


véritable mépris du corps. Toutefois, les actions du Christ sont très
tôt assimilées à des traitements médicaux. Cette tendance, présente
Tératogenèse et christianisme 149

dès l’époque paléochrétienne avec Tertullien et Origène, montre le


Christ comme un médecin : Jésus guérit l’ignorance et la méconnais-
sance de Dieu, véritables cécités. Quant aux fautes morales, elles sont
perçues également comme des maladies ou des blessures 6. D’autre
part et symétriquement, on constate un « passage à l’acte des méta-
phores » 7, c’est-à-dire que de notions parallèles, l’on passe à une
relation de causalité 8. En prenant consistance, ces métaphores condui-
sent à ce principe très répandu : l’affection corporelle est le signe de
la souillure spirituelle. Ainsi, un malheur physique constitue une juste
conséquence de la punition divine de la faute, autrement dit l’image
du corps est le reflet extérieur de l’âme. En même temps, cette image
peut être trompeuse. Un corps disgracieux peut cacher une belle âme
et l’on recommande ainsi une grande méfiance vis-à-vis des apparen-
ces. Le corps de certains saints est difforme et, comme chez les martyrs
suppliciés, c’est en leur chair qu’ils accomplissent leur pénitence.
Cette ambivalence, à l’égard des lépreux par exemple se poursuit tout
au long du Moyen Âge. L’on considère soit que leur maladie met en
évidence leurs péchés, soit au contraire que leur corps souffrant les
rend semblables aux saints martyrisés.
C’est dans ce contexte de pensée qu’il faut analyser les croyances
concernant les naissances monstrueuses, stigmates qui inscrivent dans
la chair du nouveau-né, les péchés commis par les parents et ce en
vertu du principe « nihil occultum quod non manifestetur », il n’y a
rien de caché qui ne ne finisse par être dévoilé 9. Alors que, à la
différence de la tradition vétérotestamentaire, en ses débuts le chris-
tianisme évangélique distinguait l’impureté physique de l’impureté
morale, la souillure physique a rapidement été considérée comme une
clef de l’âme. Le discours médical pouvait alors s’engager dans cette
brèche. En effet, la proximité des enjeux entre, d’un côté, ceux d’une
population observant des comportements traditionnels préventifs et,
de l’autre, ceux du discours savant officiel, pourrait expliquer le succès
global du respect de cette nouvelle morale sexuelle.
150 Monstres

LA SEXUALITÉ PENDANT LA PÉRIODE MENSTRUELLE

Parmi les péchés sexuels, certains sont devenus véniels, princi-


palement les interdits occasionnels, c’est-à-dire ceux qui condamnent
toute activité sexuelle pour une période précise. Il peut s’agir aussi
bien de périodes physiologiques comme les menstrues, la grossesse et
l’allaitement, que de périodes universelles comme les périodes sacrées
du calendrier religieux. Nous allons nous consacrer d’abord à l’interdit
pendant la période menstruelle.

Les menstrues dans la symbolique préchrétienne

Dans la médecine savante grecque, les menstrues ont pour rôle


de purger le corps féminin du trop-plein d’humeur. D’autre part, en
période de grossesse, ce sang menstruel contribue à la génération en
fournissant nourriture et matière. Parmi les physiologues et les méde-
cins, Empédocle (Ve siècle av. J.-C.) et Dioclès (IVe siècle av. J.-C.),
auteur d’une Gynaikeía aujourd’hui perdue, établissaient un rapport
étroit entre les règles féminines et la lune. Plusieurs siècles plus tard,
Soranos écrivait à ce propos : « Le plus souvent elles se produisent à
l’échéance propre à chaque femme, et non comme le dit Dioclès, au
même moment pour toutes les femmes, et pas non plus comme le dit
Empédocle, pendant la lune descendante 10. » Malgré les observations
de Soranos, cette croyance a eu de beaux jours devant elle. Le discours
ancien sur les menstrues est cependant plus complexe. Dans la litté-
rature savante, d’autres particularités de ce flux sont assez longuement
évoquées et c’est chez Pline le naturaliste que l’on en trouve le tableau
le plus complet. Elles y sont souvent présentées comme néfastes, alors
que cet aspect n’était pas explicité dans les écrits présocratiques,
hippocratiques et aristotéliciens.

Les méfaits du sang menstruel

C’est dans les livres VII et XXVIII de son Histoire naturelle que
l’encyclopédiste latin aborde la question. Le sang des règles posséde-
Tératogenèse et christianisme 151

rait des pouvoirs abortifs même sans contact direct, par le seul biais
du regard 11. Il peut tuer les insectes, comme les abeilles ou simplement
les détourner comme les fourmis 12. Sur d’autres matières organiques,
il a un effet nocif : les moûts tournent (acescunt musta) à la seule
approche d’une femme en cet état ; à son contact (tactae) les céréales,
les greffons, les plantes des jardins deviennent stériles (sterilescunt),
meurent (moriuntur) ou sont brûlés (exuruntur) 13. L’action néfaste
s’étend aussi sur les matières minérales et en particulier sur les
métaux 14. Même les éléments climatiques peuvent en être affectés et
ce, d’ailleurs, à des fins devenues fastes : si la femme indisposée se
dénude face aux éclairs, l’orage peut être combattu 15. Par contre,
lorsqu’un chien a goûté de ce sang, il contacte la rage et ses morsures
inoculent un poison sans remède (insanabili) 16.
Un bref récapitulatif nous montre que ces nombreuses caracté-
ristiques se résument dans la notion déterminante de chaleur de
l’humeur menstruelle :
– Elle tue les insectes et les chenilles mais l’opération doit être
accomplie avant le lever du soleil car les semences risqueraient d’être
brûlées (sementia enim arescere) par la conjugaison des deux sources
caloriques 17.
– Elle provoque stérilité et avortement (sterilisco), la sécheresse
étant importante dans la notion de stérilité 18.
– Elle brûle et dessèche (exuro) les feuilles.
– Elle provoque la pourriture, notamment des fruits tombant de
l’arbre qui subissent un mûrissement pensé en terme de coction deve-
nue excessive.
– Elle rend aigre (acesco, -aceo) ce qui est doux, en particulier
le mustum, c’est-à-dire un moût, un vin doux qui n’a pas encore subi
de fermentation. La fermentation que provoque le sang menstruel est,
à l’instar du pourrissement, assimilable à une coction, d’où l’aigreur
du moût.
– Elle provoque l’apparition de la rouille (robigo) du fer et
d’autres métaux, leur donnant ainsi une couleur se rapprochant du
roux (robus) et donc comparable au sang. Ce même phénomène ôte
leur faculté de réflexion aux miroirs fabriqués en métal dont l’oxyda-
tion provoquée par la rouille fait perdre le polissage.
– Elle donne la rage, rabies, qui signifie également « colère » :
le sang menstruel inocule au chien la maladie chaude par excellence,
que les médecins nomment aussi « hydrophobie » 19.
152 Monstres

– La menstruée dénudée peut combattre les éclairs, selon un


raisonnement de type homéopathique où le chaud combat le chaud.

La notion de rouille est vaste. Elle concerne quelques métaux


comme le fer ou le bronze mais s’étend aussi aux êtres organiques
comme les végétaux. Dans les manuels d’agriculture latins, le mot
robigo désigne une maladie des céréales, la « rouille du blé », c’est-
à-dire la nielle, maladie qui a pour effets de dessécher les plantes et
de leur donner une couleur orangée 20. Pour se protéger de ce type de
fléau, la religion romaine dispose d’une divinité tantôt féminine
(Robigo) tantôt masculine (Robigus) 21 dont le culte était célébré lors
des Robigalia, fêtes qui avaient lieu le 25 avril 22 et qui étaient prési-
dées par le flamine de Quirinus. Ovide rapporte le texte de la prière 23 :
Âpre Robigo, épargne les jeunes pousses de Cérès, et laisse leur
pointe lisse frissonner à la surface de la terre [...]. Ce n’est pas un faible
pouvoir que le tien : les blés que tu as marqués, le paysan affligé les tient
pour perdus ; [...] elle [Cérès] ne pâlit pas autant, brûlée par la gelée
marmoréenne, que lorsque le Titan [le soleil] échauffe [incalfacit] les
chaumes humides : c’est alors, déesse redoutable, l’heure de ta colère.
Grâce, je t’en prie ! éloigne des moissons tes mains rugueuses [scabras...
manus], ne nuis pas aux cultures, [...]. Au lieu des tendres récoltes, saisis-
toi du fer dur [...].
Il y a donc bien similitude entre l’action qui brûle les blés et
celle qui rouille le métal.
Par ailleurs, durant la cérémonie des Robigalia, on donnait en
sacrifice, en les livrant aux flammes, les entrailles de deux animaux,
celles d’une brebis et celles d’une chienne 24. Dans son récit, Ovide
précise que, surpris de ce type d’offrande, il demanda au flamine la
raison de la présence du chien. Le prêtre lui aurait répondu ceci : « Il
existe une constellation, le Chien, dit chien d’Icarus ; quand elle se
lève, la terre desséchée a soif et la récolte mûrit avant terme. C’est
pour le chien astral que cette chienne est offerte sur l’autel, et son
nom seul la désigne comme victime 25. »
À propos de la constellation du Chien, Ovide commet une erreur :
il situe son lever immédiatement après le coucher du Bélier 26 qui a
effectivement lieu le 5 avril alors que le Chien ne se lève que le
19 juillet. La réelle période du Chien marque les grosses chaleurs de
la canicule, littéralement « petite chienne », c’est-à-dire la période où
Tératogenèse et christianisme 153

l’étoile Sirius, qui n’est autre que son œil ou sa gueule, est censée
exercer son influence néfaste. Lorsque Sirius apparaît, un coup de
chaleur se fait sentir et les champs deviennent provisoirement stériles,
ce qui correspond en Grèce à la fin des moissons où tout est brûlé et
où la fièvre et la soif accablent hommes et bêtes.

C’est pourquoi, à partir du passage de Pline, nous pouvons suppo-


ser que la chaleur néfaste du sang menstruel provoque chez le chien
la rage, maladie caractérisée par de la fièvre et un comportement
agressif, manifestations d’une chaleur excessive. Ainsi, dans les
domaines animal et cosmique le chien est le véhicule privilégié de la
chaleur :

Cosmique Animal
Constellation du Chien Chien
Canicule Rage, fièvre
Sécheresse Hydrophobie
Le véhicule de la chaleur

Refermons la boucle de ce système symbolique : dans l’Anti-


quité, et jusqu’au siècle dernier, l’on a considéré que la rage affecte
plus particulièrement les animaux dont les chiens durant les dies cani-
culares : « les chiens sont beaucoup plus exposés à la rage pendant
toute cette période », écrit Pline 27. Enfin, l’encyclopédiste latin nous
apporte un renseignement sur l’unique remède reconnu contre la
rage 28 : la racine d’un rosier sauvage, en grec cynorhodon, que l’on
traduira par « rose des chiens » 29, remède qui aurait été annoncé par
un oracle. On peut raisonnablement penser qu’il s’agit de l’églantier
dont le nom scientifique, Rosa canina, rappelle cette vertu reconnue
depuis la plus haute Antiquité 30. Fleurissant de la fin mai jusqu’à la
fin juillet, c’est-à-dire lors de la période des premières chaleurs et de
la canicule ses fleurs sont d’une couleur symboliquement intéressante,
rose vif, et ses fruits d’un rouge très prononcé. Précisons pour finir
qu’à Rome, aux lieux Canaria hospitia et Porta catularia, on sacrifiait
un chien contre l’ardeur de la canicule, lequel devait être, d’ailleurs
comme aux Robigalia décrites par Ovide, une de ces chiennes rousses
dont il est question chez Festus 31.
Concernant la croyance au dépolissage du miroir par simple
154 Monstres

regard d’une femme menstruée, on la retrouve également dans la


culture grecque. Aristote étudie la question dans un de ses petits traités
d’histoire naturelle, Des rêves 32. Chez les Grecs, la femme est assi-
milée quelquefois à un boîtier miroir, objet passif, où l’homme repro-
duit son image 33. En période de règles, les « particules de vue » sont
pleines de sang et viennent ainsi frapper et marteler le miroir. L’action
s’apparente réellement à un martelage, une sorte de ronde-bosse au
repoussé. En effet, si la femme regarde par derrière le miroir affecté,
ce dernier retrouve tout son éclat 34. Le regard sanguin détruit l’image.
Le parallélisme symbolique avec la matrice se conforte puisque le
regard de la menstrueuse possède des vertus abortives vis-à-vis d’une
femme ou d’une quelconque femelle gravide. Pour ainsi dire, elle
martèle un miroir et brouille ainsi l’image, le reflet ou l’empreinte du
mâle fécondateur. Un autre angle d’étude non contradictoire d’ailleurs,
peut se concevoir en termes d’affrontement thermique. La chaleur des
règles et du regard brûle le métal du miroir, c’est-à-dire qu’elle le
rouille : le froid des eaux du miroir est atteint par cette chaleur. Quant
à l’aspect abortif du sang et de la menstrueuse, il se lira de la manière
suivante : la femme indisposée perd de son corps, une forte quantité
de chaleur et par compensation, selon les règles de la « mécanique
des fluides », elle attire la chaleur accumulée dans le corps de la femme
enceinte 35. Elle empêche ainsi la coction nécessaire du fœtus. Inver-
sement et selon le système symbolique qui pense le phénomène, on
peut envisager que le sang apporte une chaleur supplémentaire à celle
de la cuisson de l’enfant dans le ventre : il sera alors trop cuit. Dans
tous les cas, l’enfant risque de mourir, ce qui souligne l’incompatibilité
préexistante et symbolique entre la fonction d’une femme enceinte et
celle d’une menstruée pensée sur le même plan que l’avortée. Le sang
menstruel ne contribue pas à la fabrication d’un enfant mais s’écoule
à l’extérieur du corps de manière quasi pathologique.

Les effets bénéfiques des menstrues

À l’inverse, en vertu des principes d’homéopathie, « soigner avec


le semblable », ou d’allopathie, « soigner avec le contraire », le sang
menstruel peut intervenir dans le traitement de maladies. Pline nous
dresse un inventaire de cas appelant un traitement de type homéopa-
Tératogenèse et christianisme 155

thique désigné par le principe grec de sympathie (sympathia illa


Graecorum) 36 :
– les écrouelles ou scrofules, tumeurs des ganglions du cou qui
provoque une ulcération ;
– les parotidites, inflammations des glandes salivaires 37 ;
– le « feu sacré », qui peut désigner soit une intoxication due à
l’ergot de seigle, c’est-à-dire ce qui fut appelé plus tard le « feu saint
Antoine », soit une infection streptococcique ;
– les furoncles ;
– la goutte, crise des articulations se manifestant par une sensa-
tion très douloureuse de brûlure ;
– les morsures de chiens enragés, la rage se caractérisant par de
la fièvre et une hydrophobie – cette théorie est partagée par tous (inter
omnes vero conuerit) ;
– les fièvres « tierces » et « quartes » ;
– l’épilepsie : le sang menstruel fait reprendre conscience aux
épileptiques (comitialis excitari).
Ces maladies se caractérisent soit par des inflammations de la
peau ou des articulations, soit par de fortes fièvres. Dans le second
cas la chaleur est vécue dans tout le corps alors que dans le premier,
elle est ressentie localement, et verbalisée dans les formules usuelles
comme « ça brûle ! » ou « ça cuit ! » ou le terme médical d’« inflam-
mation ». Quant à l’épilepsie, elle est provoquée par un changement
brutal de température. La crise épileptique intervient
chez les enfants, quand ils ont eu la tête échauffée par le soleil ou par le
feu et qu’un froid subit a saisi le cerveau. Alors en effet la pituite se
sépare. [...] Chez les personnes âgées, l’hiver est la période la plus défa-
vorable ; en effet, quand ces personnes, s’étant échauffé la tête et le
cerveau près d’un grand feu, s’exposent au froid et en sont saisies, réci-
proquement si elles passent du froid à la chaleur et se mettent auprès du
feu, elles éprouvent les mêmes accidents et deviennent épileptiques [...].
Le danger est encore plus grand de contracter cette maladie pendant le
printemps, si la tête est frappée par le soleil. C’est en été que le risque
est moindre, vu qu’alors il n’y a pas de brusque changement 38.
La proximité des symptômes de la rage et de l’épilepsie a d’ail-
leurs contribué à les rapprocher. En 1864 encore, le médecin A.-E.
Laville de la Plaigne concluait de ses recherches que rage et épilepsie
ne différaient que par la gravité d’un seul et même mal 39.
156 Monstres

Ainsi, les maladies supposées être guéries par le sang menstruel


se définissent, se manifestent ou se provoquent en raison d’une chaleur
plus ou moins excessive. L’utilisation des menstrues dans leur traite-
ment s’insère dans le cadre d’un raisonnement homéopathique. Quant
aux ulcérations diverses, elles ne sont pas sans analogies avec la
rouille, étant l’équivalent sur la chair de l’oxydation des métaux et du
dessèchement des plantes.

Enfin, pour clore cet aperçu des théories antiques sur le sang
menstruel, il reste à aborder ses pouvoirs sur les éléments météorolo-
giques. Une femme menstruée peut faire cesser une tempête ou un
orage en se présentant nue face aux éclairs (contra fulgura) à tel point
qu’en mer, même hors période menstruelle, on peut lui demander
d’apaiser les éléments simplement en se dénudant. Et donc, dans ce
cas également, l’action des règles sur les éclairs et la foudre peut se
lire de manière homéopathique. Il est de plus intéressant de souligner
que les effets attribués à la foudre ne sont pas sans rappeler ceux du
sang menstruel. D’après Sénèque 40, sous l’action de la foudre, l’argent
des pièces fond sans que soit abîmée la cassette qui les contient, le
métal de la pointe des javelots coule alors que la hampe de bois n’est
pas touchée, l’épée fond dans son fourreau intact, le vin est coagulé
(stat fracto dolio vinum) dans son tonneau qui n’est en rien affecté.
Lucrèce 41 reconnaît à la foudre les mêmes vertus et évoque aussi le
cas du vin dans le tonneau. Il en est de même pour Pline 42 qui reprend
ces mêmes exemples. La foudre a donc pour effet remarquable de
détruire n’importe quel contenu sans pour autant s’attaquer au conte-
nant (parfois d’un matériau plus fragile que ce qu’il renferme) : l’épée
du fourreau, les pièces du coffre ou le vin du tonneau. On peut y voir
quelque ressemblance avec les vertus du sang menstruel d’autant que,
dans le même registre intérieur-extérieur, Pline relate une anecdote
relative à une certaine Marcia qui, frappée par la foudre, survécut sans
aucune séquelle (« icta gravida, partu exanimato, ipsa citra ullum
aliud incommodum uxit »), alors que l’enfant qu’elle portait fut brûlé
sous l’effet d’une coction excessive 43, comme cela eût pu survenir
dans la proximité d’une menstruée ou de son sang.
Tératogenèse et christianisme 157

Le point de vue médical

La notion de chaleur du sang menstruel a jusqu’ici été déduite


d’éléments implicites. Mais les savants anciens, et notamment les
médecins, l’explicitaient : quelques exemples suffiront à illustrer notre
propos.
Parménide le prétend, les menstrues sont chaudes car le sang
s’accumule. Il va même jusqu’à inverser un schéma profondément
ancré dans toute la culture grecque : partant de l’idée que les animaux
qui vivent en un milieu froid comme le milieu aquatique sont, par
compensation, plus chauds par nature, « Parménide et quelques autres
déclarent que les femmes sont plus chaudes que les hommes parce
que les menstrues viennent de la chaleur et de l’abondance du sang 44 ».
L’importance de la chaleur du sang menstruel dans un but purga-
tif est soulignée par l’auteur hippocratique des Maladies des femmes
(I, 1). L’arrêt ou l’absence des règles sont douloureux parce que
l’évacuation des humeurs nocives ne se fait pas. Aussi, durant cette
période, les femmes doivent absolument éviter toute activité qui
tendrait à leur faire perdre la chaleur nécessaire, ce qui pourrait expli-
quer l’interdiction de bains durant les règles dans l’ancienne France.
Ce conseil est également donné par Soranos 45 et on devait déjà le
suivre du temps d’Hippocrate car, lors d’une description critique des
mœurs des Indiens, Ctésias, médecin natif de Cnide et contemporain
d’Hippocrate, prétend que les femmes indiennes ne se baignent jamais
excepté lorsqu’elles ont leurs règles 46.

L’abstinence sexuelle est-elle pour autant recommandée à


l’homme en période de menstrues féminines ? Oui, si les règles coïn-
cident avec une éclipse de soleil ou de lune, si elles ont lieu pendant
la nouvelle lune, nous dit Pline 47, car la puissance malfaisante est à
son comble et le coït devient alors funeste, voire mortel pour l’homme.
De même durant les fortes chaleurs de l’été marquées par l’apparition
dans le ciel de la constellation du Chien.
Ce même précepte n’est pas nouveau lorsqu’il est énoncé par les
médecins grecs 48. Ainsi, Hésiode : l’été, quand fleurit le chardon et
chantent les cigales, « les chèvres sont plus grasses, le vin meilleur,
les femmes plus ardentes et les hommes plus mous 49 ». Les femmes,
plus froides par nature, récupèrent un certain équilibre en été alors
que durant cette même période les hommes, naturellement plus chauds,
158 Monstres

souffrent d’un excès de chaleur. Cette situation les plonge dans une
grande mollesse et de plus, en cette période de travaux agricoles, il
convient d’économiser sa vitalité. Cette même idée est exprimée par
le proverbe français 50 « En juillet, ni femme ni chou » : il faut éviter
une trop forte dépense pendant la canicule tant sur les plans sexuels
qu’alimentaires, et à ce sujet le chou 51, comme tous les purgatifs, est
à proscrire en certaines saisons : « Si vous voulez raccourcir la vie de
votre mari, donnez en mai et en juin des choux à manger. » Nous
voyons ainsi que se rejoignent des recommandations de l’école de
Salerne, d’origine savante, et des proverbes populaires – d’ailleurs
souvent imprégnés des principes salernitains lorsqu’il est question de
médecine.
Le danger encouru par le mari en période menstruelle est de
même nature : épuisement par la chaleur du corps féminin que néces-
site la purgation. En effet, le seul moment où ces rapports sont conseil-
lés, précisément au début de la période, se situe dans le contexte
thérapeutique du traitement de la fièvre quarte ainsi que du paludisme,
que caractérise une forte fièvre 52. Nous avons vu le lien symbolique
entre les règles et la canicule. Dans les deux cas, il est fortement
déconseillé aux hommes d’avoir des rapports pendant les règles de la
femme, mais aucun interdit religieux ne vient sanctionner ce fait :
d’autre part, les médecins antiques recommandent très souvent de
procréer juste avant la fin de l’évacuation des menstrues, moment où
la femme serait la plus féconde : ce serait bénéfique pour la progéni-
ture, le seul risque couru par l’homme serait un épuisement excessif.

Enfants « menstrueux » et enfants monstrueux dans le


christianisme

En interdisant au contraire toute relation pendant les règles, le


christianisme bouleverse la culture antique. Il se fonde notamment sur
le Lévitique et le Deutéronome, les livres de la loi mosaïque, où il est
rigoureusement stipulé que l’homme ne doit pas avoir de rapports
sexuels avec une femme indisposée 53. Plusieurs textes de l’Ancien
Testament soulignent également ce commandement dont un passage
d’Ézéchiel 54 souvent commenté par la suite et où l’on peut lire : « Il
ne s’approche pas d’une femme en état d’impureté. » L’on peut envi-
sager l’interdiction biblique sous plusieurs aspects : tout d’abord, la
Tératogenèse et christianisme 159

notion de souillure y est conçue de manière très matérielle, aspect


critiqué en plusieurs occasions par Jésus ; ensuite, on peut la rappro-
cher de la mentalité dogon pour qui les menstrues sont des enfants
non nés, ce qui rapproche le flux d’un avortement ; enfin, l’on connaît
la méfiance particulièrement prononcée dans la religion hébraïque à
l’égard de toute chose ou de tout être non fini, incomplet, inachevé
ou ayant perdu son intégrité 55.

La position évolutive de l’Église

De leur côté, les auteurs chrétiens et les pénitentiels citent cet


interdit, assez fondamental dans leur vision de la sexualité. Certains
s’interrogent, à l’instar d’Augustin de Cantorbéry qui, dans une lettre
à son ami le pape Grégoire le Grand au début du VIIe siècle, lui
demande s’il faut accepter la menstrueuse dans l’église et notamment
durant les offices religieux et auquel cas, s’il faut lui administrer les
sacrements. La réponse du pape est affirmative 56, insistant sur le fait,
théorique en réalité, que le christianisme accorde plus d’importance à
l’impureté morale qu’à l’impureté physique. La question ne semble
pas vraiment intéresser Grégoire et, déjà au IIIe siècle, ce problème
semble réglé dans l’Église d’Orient, du moins par Origène 57. Le sang
menstruel préoccuperait donc plus l’Occident ? En tout cas et malgré
quelques auteurs critiques vis-à-vis de la loi juive sur l’impureté 58, la
femme menstruée finit par être exclue de l’eucharistie, des prières et
des lieux saints : certainement par respect envers la loi hébraïque et
non du fait de la symbolique traditionnelle du sang menstruel. Cepen-
dant, c’est sur cette même symbolique traditionnelle que l’interdit a
dû se fonder pour trouver une certaine légitimité.
Qu’en pensent les principaux auteurs de l’époque ? La question
d’Augustin de Cantorbéry repose sur la loi hébraïque mais Clément
d’Alexandrie 59 condamne l’acte car l’homme né dans ces conditions
est pollué. De même, certains auteurs menacent les parents qui ne se
soumettraient pas à l’interdit de mettre au monde une progéniture
monstrueuse. Nous choisirons pour étudier cette question trois textes
du haut Moyen Âge : le premier de saint Jérôme (331-420), le
deuxième attribué au même 60, et datable des VIe-XIIe siècles, et le
troisième extrait d’un sermon de Césaire d’Arles (470-543).
160 Monstres

Chaque mois, les corps lourds et apathiques des femmes sont allégés
d’une effusion de sang immonde. Auquel, si l’homme s’accouple avec la
femme, on dit que ces enfants conçus contractent le vice de la semence,
de sorte que, de cette conception, ils naissent lépreux et éléphantiasiques,
et que ce pus vénéneux fait, en l’un et l’autre sexe, dégénérer les corps,
et les rendent difformes par la petitesse ou l’énormité des membres 61.
[Jérôme, Commentaire à Ézéchiel, 18, 6.]
Alors les hommes doivent s’abstenir. Car alors seront conçus des
enfants privés de membres, des aveugles, des boiteux, des lépreux afin
que les parents n’ayant pas rougi de se mêler dans leur chambre, leurs
péchés soient manifestes à tous et soient dénoncés dans les petits 62.
[Pseudo-Jérôme, Glose ordinaire à Ésaïe, 64, 6.]
Celui qui connaît sa femme lorsqu’elle a son flux, ou qui ne peut
se contenir ni un dimanche, ni lors d’une quelconque autre occasion
consacrée concevront des enfants qui naîtront lépreux, épileptiques ou
même démoniaques 63. [Césaire d’Arles, Sermon, 292, 7.]
Les textes de Jérôme et du pseudo-Jérôme sont des commentaires
de prophètes où les règles sont abordées dans un contexte métapho-
rique comme c’est le cas dans d’autres passages de l’Ancien Testa-
ment : ils sont censés éclairer le contenu et le sens de cette méta-
phore 64. Par contre, le sermon de Césaire, très certainement lu à haute
voix, relève plus de l’explicitation d’un interdit nouveau. Quant à leur
contenu, Jérôme parle de la nocivité matérielle du sang (sanies
corrupta), dont les conséquences sont la lèpre, l’éléphantiasis ou la
difformité des membres ; le pseudo-Jérôme de sanctions divines, lèpre,
privation de membres, boiterie ou cécité ; Césaire d’Arles (470-543)
également de punition divine, qui peut rendre l’enfant lépreux, épilep-
tique ou démoniaque.
On le voit, la punition commune aux trois textes est la lèpre,
mais la raison invoquée par Jérôme est d’ordre physiologique : à
l’interdit du Lévitique, il apporte une justification issue de la culture
folklorique ancienne et locale, tandis que le pseudo-Jérôme et Césaire
évoquent la punition divine. Pourtant, la présence de l’épilepsie chez
Césaire, puis chez Grégoire de Tours au VIe siècle, doit nous alerter :
comme nous l’avons vu plus haut, l’épilepsie est l’une des maladies
susceptibles d’être guéries par le sang menstruel ; l’excès de chaleur
est la cause de ce mal longtemps désigné par l’expression « maladie
sacrée » et souvent apparenté à la rage. Quant à la lèpre et l’éléphan-
Tératogenèse et christianisme 161

tiasis, leurs symptômes se rapprochent assez des écrouelles ou d’autres


brûlures purulentes de la peau. Elles se placent donc dans la continuité
de maux, comme la rouille, la nielle, les écrouelles ou les furoncles,
susceptibles d’être provoquées ou guéries par le sang menstruel.

Il est donc clair que l’interdit est judaïque mais que la sanction
évoquée appartient à la symbolique folklorique et savante préchré-
tienne. De la même façon, des savants juifs des débuts de l’ère chré-
tienne et du Moyen Âge, comme les médecins rabbi Avin ou Yosef
ben Me’ir Zabara 65 menacent de la lèpre les enfants des couples unis
en période menstruelle. Les auteurs de certains traités talmudiques ou
médicaux, tout comme leurs contemporains chrétiens, joignaient à leur
foi religieuse la connaissance de la médecine humorale grecque. Ainsi,
Zabara écrit :
Celui qui couche avec sa femme et elle impure, elle sera grosse de
sa semence, le nouveau-né sera à jamais lépreux [...] car le sang des
femmes impures qui est plus chaud que le sang du corps, puisqu’il est
immondices du sang et humeurs mauvaises, se mélangera à la semence
dont naîtra le nouveau-né et sa nature sera comme la nature de ce sang
et avec le temps son sang se perdra et pourrira et en sortira le mal
de la lèpre 66.
Les auteurs chrétiens se sont-ils inspirés des auteurs juifs ou
l’inverse ? Ce dernier cas semble le plus probable puisque dans le
traité Niddah il n’est pas question de lèpre, mais de la connaissance
précise des premiers moments de la menstruation 67. Toutefois, que ce
soit pour les docteurs juifs comme Zabara ou les auteurs chrétiens, il
s’agit de justifier physiologiquement un interdit transcendant.
Ajoutons que cette cause religieuse de la lèpre, punition divine
manifestant sur tout le corps la perversion et la situation de péché, a
ensuite été reprise par tous les auteurs chrétiens, dont Grégoire de
Tours 68, quelquefois d’ailleurs à propos de fautes sexuelles sans
rapport avec le sang menstruel, en particulier le non-respect des jours
sacrés. Conçu dans la concupiscence et la transgression d’un interdit,
il n’est pas surprenant que le lépreux ait été longtemps et à tort
soupçonné d’une forte activité sexuelle 69.
Ainsi, pour le pseudo-Jérôme, Césaire d’Arles et Grégoire de
Tours, la menstrueuse ne représente pas un danger physiologique parti-
culier, mais c’est seulement la vengeance divine qui est prise en
162 Monstres

compte : l’indisposition de la femme est analysée en termes symbo-


liques comme dans un commentaire de Raban Maur (780-856) sur
Isidore de Séville 70. Le mot « menstrues » est apparenté au mot grec
mene, un des noms désignant la lune divinisée. Ainsi, approcher une
femme menstruée est un acte assimilable à l’idolâtrie, au paganisme
ou à l’hérésie.

À l’époque des pénitentiels celtiques, cet acte ne constitue plus


qu’un péché véniel. Et, dès le XIIIe siècle, la sanction des rapports
durant les règles et de la transgression des jours interdits, elle aussi
devenue péché véniel, n’est plus une naissance monstrueuse : si le cas
se produit, l’explication retenue est l’empoisonnement du sang mens-
truel. La question théologique qui se pose alors s’énonce différem-
ment : le mari doit-il absolument s’abstenir de sa femme au risque
d’être tenté par l’adultère ou sa femme doit-elle accomplir son devoir
conjugal même indisposée mais au risque de mettre au monde un
monstre ? L’intérêt de l’enfant et la loi divine entrent alors en contra-
diction 71. Les XIIIe, avec Thomas d’Aquin 72, et XIVe siècles considèrent
que l’interdit de l’adultère prime sur l’enfant à naître. Au contraire,
dès le XVe siècle et jusqu’au XVIIIe, la santé de l’enfant prend le pas
sur le devoir de la femme, et l’homme doit alors s’abstenir. Pour cette
même raison, dès le XVIe siècle, la période des règles redevient l’une
des périodes physiologiques interdites, comme la grossesse et l’allai-
tement. La nocivité intrinsèque du sang apparaît comme une raison
suffisante sans autre référence à l’interdit du Lévitique. La souillure
achève sa complète matérialisation sur des bases symboliques
« indigènes ».

La médecine savante

Ainsi, la nocivité matérielle des menstrues a repris le pas sur la


morale. Chez Thomas d’Aquin comme auparavant chez Jérôme,
l’explication est fondée sur une mécanique physiologique. Les textes
anciens sur la question comme le passage du Traité des rêves d’Aris-
tote 73 à propos du regard de la menstruée et surtout l’Histoire naturelle
de Pline, deviennent les ouvrages de référence des savants. Loin de
toute prédication religieuse, certaines théories médicales se dévelop-
pent et s’affirment : ainsi, du sang corrompu déposé sur du fumier
Tératogenèse et christianisme 163

peut donner le jour à des serpents. Alors que certains s’efforcent


encore de résoudre le paradoxe des fonctions de ce sang, nocif tout
en constituant la matière de l’enfant, la croyance à une descendance
marquée se poursuit et pourrait-on dire se « laïcise » : l’enfant peut
être roux et l’on retrouve le rapport à la rouille, tandis que les maladies
qu’il peut contracter, comme la lèpre et surtout la variole ou la
rougeole, s’intègrent bien dans cette symbolique chromatique. La lèpre
peut toucher non seulement l’enfant mais également le mari lors du
rapport sexuel, que ce soit avec une femme lépreuse ou avec une
menstruée.
Chez les auteurs postérieurs, médecins en même temps que fidè-
les aux commandements de l’Église, la théorie de la nocivité du sang
des règles est attestée mais quelquefois dans un contexte de contro-
verse. Sur le sujet, Ambroise Paré défend une position curieuse tant
elle semble ancienne. Dans sa compilation Des monstres et des prodi-
ges 74, dont la première parution date de 1573, il établit une typologie
des causes de naissances monstrueuses, dont la plupart sont d’ordre
mécanique, évoquant l’excès ou le défaut de semence, l’étroitesse de
la matrice ou la mixité des espèces... Cependant, l’auteur commence
par évoquer des causes divines comme l’ire et la gloire de Dieu, aux
accents augustiniens évidents. Quand il aborde les menstrues, il écrit :
« comme il est escrit en Esdras le Prophete, que les femmes souillees
de sang menstruel engendreront des monstres 75 ». Il poursuit par des
explications matérielles mais le fait d’avoir introduit cette question
dans le chapitre consacré à l’ire de Dieu témoigne de l’ambiguïté
encore vivace du domaine des menstrues puisque Paré le place entre
le sacré et le physiologique. Suivent alors les maladies encourues :
« aucuns seront tigneux, autres goutteux, autres lepreux, autres auront
la petite verolle ou rougeolle, et autres infinitez de maladies ». La
symbolique de ces mots comme des maux nous est devenue familière.
Lorsque, à la fin du XVIe siècle, Laurent Joubert conteste la
croyance selon laquelle les rapports durant les règles peuvent provo-
quer des taches – notamment de rousseur – sur l’enfant, il y a débat
dans le monde savant 76. Certains tiennent encore que la lèpre menace
les enfants conçus en cette période, comme dans la traduction française
(1749) de la Callipédie, ouvrage d’abord édité en latin à Leyde en
1655. Au siècle de Paré et de Joubert, le poète Eustache Deschamps
assure que les chiens peuvent contracter la rage 77 et au XVIIe, Liébault
présente un énième tableau des conséquences d’une conception
164 Monstres

pendant les règles 78. Par ailleurs, la littérature de colportage de culture


savante pour un public de plus en plus populaire étudie bien évidem-
ment le cas du sang menstruel. Dans le « Secrets des femmes » du
Grand Albert, sont énoncés quelques pouvoirs du sang, notamment à
propos des vieilles qui, manquant de chaleur, ne parviennent plus à
brûler et à évacuer leur matière nocive dont la rétention leur donne le
pouvoir d’affecter les jeunes enfants d’un simple regard 79. À cause
de ces pouvoirs particuliers, la femme ménopausée est très souvent
assimilée à la sorcière, ce dont témoigne également la littérature ethno-
graphique. Dans l’Europe de la fin du Moyen Âge et de l’époque
moderne, c’est la littérature inquisitoriale chargée de combattre la
sorcellerie qui brossa un portrait peu élogieux des femmes ménopau-
sées. Dans le Grand Albert, le chapitre consacré aux monstres 80 ne
fait aucune allusion aux rapports pendant les règles mais les relations
symboliques traditionnelles avec le sang menstruel s’y retrouvent : les
couleurs (roux et rouge), les maladies (lèpre et rougeole) ou encore
d’autres pouvoirs nocifs (le regard meurtrier). Le référent dominant
correspond donc bien au corpus des conceptions physiologiques
anciennes

La culture folklorique

Au XVIIIe siècle, dans certains ouvrages, on pouvait encore lire


au sujet du sang menstruel : « S’il en retombe sur de jeunes vignes,
sur des tendres fruits, sur des semences, tout se fane aussitôt [...]. Si
un chien altéré en avaloit, à l’instant il deviendrait enragé 81. » Il
semble fort que l’autorité de Pline ne soit pas altérée chez bien des
auteurs de culture savante. Cependant au tout début du XIXe siècle,
certains relèguent ces théories au rang de « croyances populaires ».
Par exemple, Panekoucke 82 dénonce ceux qui attribuent au sang mens-
truel « diverses propriétés malfaisantes, telles que de corrompre les
viandes, de faire tourner le lait et les sauces, avorter les melons, de
s’opposer à la fermentation panaire, de troubler le vin ».
Il ne nous semble pas raisonnable d’analyser ces croyances en
termes de contamination de la culture populaire par la culture savante
écrite, et ce par l’intermédiaire de la littérature de colportage inspirée
par Pline. Tout d’abord parce que, nous venons de le voir, cette litté-
rature et notamment le Grand Albert ne s’étendait guère sur la ques-
Tératogenèse et christianisme 165

tion. Ensuite, parce que l’universalité de ces préjugés, qui justifient


tant de précautions et de mesures collectives, ne nous pousse pas à
envisager une simple influence livresque, laquelle d’ailleurs ne pour-
rait remonter qu’à deux ou trois siècles tout au plus. Le schéma le
plus satisfaisant est plutôt celui de la continuité.
De nombreuses données ont été recueillies sur cette culture popu-
laire, en particulier rurale, dite « folklorique ». Par exemple, dans
l’ouest et le nord de la France ainsi que dans la province canadienne
du Brunswick, l’accès du saloir et des lieux où s’effectue un travail
de conservation est refusé aux femmes indisposées 83. Elles ne doivent
ni approcher les ruches par crainte de tuer les abeilles, ni pénétrer
dans les raffineries quand le sucre cuit car il noircirait par excès de
cuisson 84. En Bourgogne, ni elles ni les femmes enceintes ne doivent
pénétrer dans les caves car le vin tournerait, ni s’approcher des pots
de lait car il caillerait, ni se présenter en cuisine car les sauces seraient
forcément ratées 85. L’interdit du bain est lui aussi très fréquemment
attesté. Elles ne doivent pas se promener en forêt pendant la période
des champignons, en particulier des cèpes (Gironde), parce qu’elles
les feraient périr 86. Victor Hugo relate d’ailleurs que les champignon-
nières des catacombes de Paris étaient interdites aux femmes à cause
de leurs menstrues, ajoutant que cet état fait également tomber leur
maquillage aux actrices 87. Des témoignages plus récents viennent
confirmer ces croyances. Durant les années 1970, Yvonne Verdier et
une équipe d’ethnologues ont recueilli de nombreuses observations et
usages en cours dans le village bourguignon de Minot (Côte-d’Or) 88.
Les croyances et les interdits sont comparables : par son seul regard,
la menstrueuse fait gâter le lard et les conserves ; elle ne parvient pas
à faire « prendre » ou « monter » des sauces comme le saupiquet, le
civet ou d’autres préparations culinaires comme la mayonnaise ou le
blanc d’œufs en neige. Sa nocivité, qui se transmet par le toucher, le
souffle ou le regard, est comparable à celle que pourrait provoquer
une personne fébrile ou à forte haleine : « Quand on est fiévreux,
chaud, c’est pareil, ça fait pareil que les règles. » Tous ces effets
ressemblent à ceux provoqués par l’orage, qui contribue par exemple
à gâter le lard. Nous avons déjà rencontré le lien symbolique entre les
règles et l’orage dans la littérature latine.
Il ressort une constante de toutes ces anecdotes : la chaleur qui,
cumulée à une autre source calorique, peut devenir excessive. Trop
poussées, la fermentation et la maturation peuvent devenir pourriture,
166 Monstres

forme ultime de coction naturelle comme en témoigne le fumier. Des


opérations quotidiennes, souvent comparées à la gestation, comme la
panification, croissance dans un four chaud, la fermentation du lait,
transformation d’un liquide en solide, les diverses émulsions culinai-
res, transformations d’un liquide en une sorte d’écume visqueuse plus
ou moins consistante, se trouvent alors empêchées. Ainsi, si nous
quittons le registre physiologique pour l’analogique, nous pouvons
dire que la menstruée aux vertus abortives, stérile puisque le sang
consacré à l’enfant s’écoule hors d’elle, constitue un obstacle à tout
ce qui de près ou de loin, par sa structure, rappelle la procréation. La
femme indisposée n’est toutefois pas complètement stérile car elle
peut concevoir durant cette période, conception dont les conséquences
sont bien moins graves que celles qu’attestent les textes médiévaux
et modernes : le seul risque est de mettre au monde un enfant roux
ou taché de roux 89. Yvonne Verdier établit d’ailleurs une parenté
symbolique entre cette couleur et certains infirmes comme les boiteux
ou les bossus : les rousses ou les roux bénéficient de la même répu-
tation d’ardeur amoureuse 90. On se rappellera à ce propos les fantas-
mes qui circulaient au Moyen Âge à l’égard des lépreux dont on
pouvait dire qu’ils étaient « chauds ». Mais de manière plus directe,
la rousse entretient de nombreux liens avec le sang menstruel : la
couleur de ses cheveux et ses taches de rousseur, l’odeur forte que
dégagent sa peau et son haleine, son regard dangereux et la tempéra-
ture de son corps plus élevée que la normale en font une menstrueuse
perpétuelle.
Toutefois, hors les roux, le folklore reste muet sur les véritables
monstres. En fait, la tératogénie menstruelle est essentiellement une
théorie livresque qui avait certes quelques échos dans la représentation
collective du monde mais demeurait malgré tout assez lointaine. D’ail-
leurs, dans l’ancienne France et dans les sociétés européennes qui
furent l’objet d’enquêtes folkloriques aux XIXe et XXe siècles, les mons-
tres sont expliqués par d’autres causes, essentiellement l’imagination
de la mère.

Pour terminer, il n’est pas inutile d’aborder le thème de la « lune


rousse ». Cette lunaison ou simplement la pleine lune censée se
produire entre avril et mai, soit la première lune d’avril soit la première
lune qui suit Pâques, correspond aux dernières gelées de l’hiver
tardif 91. Les proverbes ne l’ignorent pas 92 : « Gelée de lune rousse,
Tératogenèse et christianisme 167

de la plante brûle la pousse » ; « Quand la lune rousse est passée, on


ne craint plus la gelée » (Angoumois) ; « Si vous semez vos fèves aux
Rogations, soyez certains qu’elles se rouilleront » (Auvergne et Bour-
bonnais) ; « Récolte point n’est arrivée, que lune rousse ne soit
passée » (Bourbonnais) ; « La lune rousse ôte tout ou donne tout »
(Franche-Comté) ; « La luno rousso roustis la pousso 93 » (Provence).
La couleur de la lune et ses effets rappellent bien entendu le flux
menstruel. D’ailleurs, faut-il rappeler qu’il s’agit de l’astre qui provo-
que cet écoulement ? La période de la lune rousse est en quelque sorte
celle des hyper-règles, le moment où la lune elle-même est atteinte et
dont la rosée constitue la première manifestation. Comme les règles,
elle provoque le gel des végétaux qu’elle brûle, roussit, dessèche,
rouille. Cette période, fin avril, qui correspond en Provence aux Cava-
liers du froid, est aussi celle des Robigalia romaines abordées plus
haut et qui précisément avaient pour but d’éviter la nielle ou le gel
des récoltes. De même, la rosée possède des vertus néfastes notamment
sur le lait : « Dans l’Anjou, les sorciers ramassaient la rosée sur une
poignée d’herbes et la donnaient à manger aux vaches : celles qui en
mangeaient ne donnaient plus de lait 94. »
De ce fait, on assimile « le statut rituel des fillettes de mai à celui
des filles rousses 95 ». Ainsi, dans l’aire culturelle européenne, on
déconseille de se marier au mois de mai : attestée chez les Gaulois et
à Rome où un proverbe disait : « malae nubent Maia » ou « malum
mense maio nubere » 96, cette recommandation aurait été respectée par
les anciens Écossais 97 ainsi que, selon Van Gennep, dans la France
traditionnelle – où mai est devenu le mois de Marie. Au mieux, les
mariages de mai sont stériles 98 mais les conséquences peuvent être
pires. Procréer un enfant en mai c’est le concevoir pendant les règles
cosmiques, période durant laquelle toutes les femmes sont rousses et
menstruées. Les enfants qui naîtraient de ces unions, rapporte Van
Gennep de ses enquêtes et de ses lectures, seraient « idiots ou badauds,
ils auraient les yeux rouges ou seraient fous ou épileptiques, mour-
raient prématurément 99 ». Si les mots « idiots », « badauds » ou encore
« fous » peuvent donner raison à Claude Gaignebet 100, qui explique
l’interdit par la crainte – neuf mois plus tard – d’une naissance en
plein carnaval et le jour des fous, l’allusion aux yeux rouges et à
l’épilepsie nous fait replonger dans le domaine des menstrues. Un
pont symbolique est jeté avec les textes de Césaire d’Arles et de
Grégoire de Tours, pont sans doute bien indirect mais combien expli-
168 Monstres

cite. Certaines des justifications de l’interdit du mois de mai, établies


après coup, ont donc été construites autour des propriétés du sang
menstruel.

Le schéma historique apparaît donc assez clairement : un interdit


issu du Lévitique et dépourvu d’explications a été appliqué sur une
culture différente. Il était inconcevable de ne pas expliquer cette prohi-
bition et c’est ce qui fut fait par la littérature théologique et savante.
Quant aux croyances folkloriques « indigènes » de l’Occident, elles
n’ont, depuis l’Antiquité, jamais cessé d’être vivantes. D’ailleurs, en
certaines régions de l’Europe chrétienne, cet interdit ne suscite pas de
terreur particulière : dans la Grèce moderne par exemple, Marie-Élisa-
beth Handman a pu recueillir le témoignage de femmes qui, mises en
confiance et dans l’intimité féminine, avouaient que le meilleur
moment pour concevoir un enfant se situait quelque temps avant la
fin des règles. Elles s’écartaient donc en connaissance de cause des
interdits religieux chrétiens tout en se retrouvant sans le savoir du côté
des principes de Soranos et de l’ensemble des auteurs de la médecine
antique.

LA SEXUALITÉ PENDANT LA GROSSESSE

L’Antiquité classique

Sur ce sujet très présent dans le christianisme, il n’existe, pour


l’Antiquité classique, ni interdit religieux ni obligation. Les savants
n’en parlent qu’en termes médicaux, concernant la santé de l’enfant
à naître. Hippocrate déconseille le rapport pendant la grossesse car la
femme qui s’en abstient accouchera plus facilement 101. Aristote
mentionne un risque physique mineur pour l’enfant : si l’homme a des
rapports avec sa femme après le huitième mois, donc à la fin de la
gestation, l’enfant risque de naître recouvert d’une couche gluante et
visqueuse 102. Par la suite, les médecins de l’époque romaine y sont
plus catégoriquement opposés. La raison en est souvent la bonne santé
du fœtus. Pour Galien, l’acte sexuel sans excès pendant la grossesse
Tératogenèse et christianisme 169

est utile car celles qui s’en abstiennent totalement risquent d’avoir une
délivrance difficile mais, comme toujours, point trop n’en faut. L’acte
sexuel trop souvent répété par la gravide lui fait risquer de mettre au
monde un enfant faible 103. De même, Soranos 104 et Rufus 105 s’oppo-
sent aux rapports durant cette période.
De leur côté, les moralistes s’intéressent au problème mais, bien
entendu, les enjeux sont différents. Pour les stoïciens, ennemis décla-
rés de la passion, la sexualité ne peut avoir d’autre but que la fécon-
dation. Aussi, avoir des rapports avec son épouse enceinte ne peut
plus se justifier, l’individu fait donc cela par passion, comme avec
une courtisane, et non par devoir. Le juif platonicien Philon d’Alexan-
drie expliquait ainsi les interdits du Lévitique, se montrant en cela
plus stoïcien et néoplatonicien que juif : ceux qui ont des rapports
avec une femme menstrueuse et les sodomites ont en commun de
gaspiller leur semence et, reprenant une image classique, il écrit : « Tel
un mauvais cultivateur, il perd jour et nuit son labeur sur un sol dont
il ne peut rien espérer 106 », rajoutant : « Tous ceux qui se font un art
d’étouffer la vie de la semence lorsqu’elle se répand se déclarent
ennemis de la nature. » En ce qui concerne les femmes enceintes, cet
interdit est absent du Lévitique, et d’ailleurs lorsque Flavius Josèphe
y fait allusion, c’est à propos d’une secte, celle des esséniens, mais
en aucune manière cette réflexion ne concerne le reste des juifs 107. De
plus, le Talmud 108 autorise ce type de rapports en recommandant
cependant l’usage de tampon afin d’éviter une superfétation nuisible
à l’enfant. L’intérêt qui prime ici est la santé du fœtus.

La position de l’Église

Les auteurs chrétiens des premiers siècles se fondent sur ce même


argument pour proscrire ce type de rapports, comme tous les actes par
nature infertiles. C’est la raison avancée par le chrétien Athénagoras
lorsqu’il plaide la cause de ses coreligionnaires auprès de l’empereur
Marc Aurèle. Il use alors de l’éternelle image agricole : « De même
que l’agriculteur qui a jeté sur la terre les semences attend patiemment
la moisson sans recommencer à semer, de même la procréation des
enfants mesure la satisfaction que nous donnons à notre désir 109. »
Dans l’esprit d’Athénagoras, cette continence est particulière aux
chrétiens, ce qui tendrait à montrer que, malgré les enseignements
170 Monstres

médicaux de Soranos et de Galien, la société du IIe siècle ne se posait


pas et ne s’était d’ailleurs jamais posé le problème. Mais tous les
auteurs chrétiens, sauf Lactance, abordent cette question pour en
condamner la pratique. Sans dresser un tableau exhaustif de toutes les
réflexions des penseurs sur le sujet, citons quelques unes de leurs
motivations :
– Pour Clément d’Alexandrie 110 (160-215), dès qu’un enfant est
conçu dans la matrice, il est interdit de troubler la nature par des
rapports au seul but de jouissance : reprenant l’image agricole, il
prescrit que l’on ne doit semer que là où le sol accepte la semence.
– Origène 111 (185-254), successeur du précédent à la tête de la
Didascalée d’Alexandrie, reprend l’argument de Sénèque et regrette
que toutes les femmes ne prennent pas modèle sur les animaux dont
les femelles pleines savent ne pas céder aux mâles.
– De même, la Didascalie 112 (IIIe siècle) refuse cet acte pour la
même raison.
– Dans ses propos sur le mariage et après s’être référé à des
auteurs païens comme Aristote, Plutarque ou Sénèque, Jérôme 113
(331-420) recommande que les pères ne corrompent pas les enfants
en gestation (« et postquam uxorum venter intrumuerit, non perdant
filios ; nec amatores uxoribus se ehiheant, sed maritos »). De manière
très allusive, il énonce le risque pour l’enfant de ne pas être mené à
terme.
– Ambroise 114 (333-397), évêque de Milan et contemporain de
Jérôme et d’Augustin, reprend le modèle animal de Sénèque et, comme
Clément d’Alexandrie entre autres auteurs, il emploie l’image agri-
cole : l’on ne sème pas là où l’on a déjà semé.
– Pour Jean Chrysostome 115 (347-407), cet acte n’est pas répré-
hensible mais la procréation génératrice est sacrée et relève de Dieu.
S’en mêler est donc illicite.
– Dans sa justification, Jonas d’Orléans 116 reprend les différents
textes de ces auteurs, en particulier Jérôme et Ambroise. Selon lui,
poursuivre les rapports durant la grossesse ce n’est pas aimer sa femme
comme un mari mais comme un amant, c’est-à-dire commettre l’adul-
tère. Pour l’occasion, il reprend un passage de Jérôme pour qui le
souci de ne point corrompre les enfants (« non perdant filios ») est
essentiel, souci que les animaux savent observer, précise-t-il.
Tératogenèse et christianisme 171

Les arguments

Deux arguments moraux se posent donc : d’un côté le gaspillage


de la semence et de l’autre, la souillure de l’enfant. Les stoïciens
comme les premiers auteurs chrétiens estiment que la sexualité doit
avoir comme seul but la procréation et ainsi toute pratique non fertile
accomplie en connaissance de cause constitue une injure à l’encontre
de la nature. La notion de « contre nature », contra naturam, fut parti-
culièrement importante chez les Stoïciens comme dans le christianisme
qui l’assimila au péché, et à propos de la sexualité en période de
grossesse, l’Église la considéra même comme une forme d’adultère.
N’y aurait-il pas cependant derrière cet interdit, une autre raison que
celles que nous venons d’évoquer ? Jean-Louis Flandrin proposait d’y
voir une conséquence de l’impureté de la femme enceinte 117. Que
faut-il en penser ? Il est vrai que malgré l’évocation d’Ambroise
– reprise plus tard par Jonas d’Orléans – il est difficile de déceler une
sacralisation de la femme enceinte. Au contraire, plusieurs indices
peuvent amener à penser que la femme gravide est tachée d’impureté
de la même façon que l’accouchée et la menstruée. Ainsi, Jean-Louis
Flandrin fondait son argumentation sur ces divers points : on s’inter-
roge à l’époque sur la possibilité de la recevoir dans les lieux saints,
de lui administrer la communion ou de la baptiser. Quatre pénitentiels
précisent même qu’elle peut recevoir la communion ; un pénitentiel
s’oppose à la communion durant les quarante jours qui précèdent et
qui suivent l’accouchement 118, un autre (le Bigotianum) impose au
religieux qui a bu dans un verre déjà utilisé par une femme, une
pénitence plus longue si cette femme est gravide. De plus, des auteurs
compétents en théologie se posent des questions. Augustin de Cantor-
béry demande à Grégoire le Grand (540-604) si une femme enceinte
doit être baptisée : ce dernier y répond favorablement car la fécondité
n’est pas coupable en soi mais elle n’est que le résultat d’un acte
coupable 119. Un peu plus tard dans l’Espagne wisigothique, Isidore de
Séville se pose la même question : il y répond lui aussi par l’affirma-
tive, prétextant que l’enfant est indépendant et qu’à son tour il devra
être baptisé à la naissance 120. En fait, la cause de ces hésitations porte
sur ce deuxième être qui vit en elle. Ce dernier ne peut bénéficier des
sacrements que la mère reçoit. Il est pour cela un être dangereux, non
baptisé, incirconcis au sens symbolique, et il attire pour cette raison,
la convoitise toute particulière des démons. Non baptisé, l’enfant
172 Monstres

mort-né devient d’autant plus dangereux. Le pénitentiel de Burchard


qui date du XIe siècle, témoigne de cette pratique que la littérature et
la filmographie des vampires ont popularisée. On peut lire au chapitre
(XLVI) 180 : « As-tu fait comme ont coutume de faire les femmes,
sous l’instigation du démon : quand un enfant est mort sans baptême,
elles prennent le petit cadavre et le cachent en un lieu secret. Elles
transpercent d’un pal le corps de l’enfant et disent que si elles ne le
faisaient pas, l’enfant reviendrait et pourrait gravement nuire à autrui ?
Si oui : deux ans de jeûne. » ;
Au chapitre (XLVII) 181, c’est le cas de la femme morte en
couche qui est étudiée : « As-tu fait comme font toutes les femmes
remplies d’audace diabolique ? Quand une parturiente ne peut enfanter
et qu’elle meurt dans les couches, elles transpercent la mère et l’enfant
d’un pal et les clouent en terre, dans une même tombe. Si oui : deux
ans de jeûne. » 121.
En fait, aucune explication officielle ne porte sur l’impureté de
la femme enceinte comme cela est le cas pour la femme menstruée et
l’accouchée. Alors que le Lévitique leur interdisait dans les trois cas
l’accès aux lieux saints, restriction également prônée par certains péni-
tentiels, Grégoire le Grand dans sa réponse à Augustin de Cantorbéry,
ne veut pas leur fermer les portes et insiste plutôt sur leur continence :
« Tandis que dans l’Ancien Testament on observe surtout les œuvres
extérieures, dans le Nouveau, ce n’est pas tant ce qui est exécuté
extérieurement que l’on observe avec attention, que ce qui est pensé
intérieurement. »
Si l’interdit se justifiait par l’impureté de la femme enceinte, il
n’aurait pour but que la protection du mari : le fœtus pourrait lui nuire
lors de l’acte sexuel. Cependant, alors qu’aucun auteur ni aucun péni-
tentiel ne pose la question en termes d’impureté, plusieurs expliquent
l’interdit par le respect dû au fœtus et à Dieu son créateur : l’intention
procréatrice demeure donc incontournable. Les arguments tels que
celui d’Origène, lequel s’appuie sur le Stoïcien Sénèque, se fondent
sur le respect de la nature. Si les animaux ne le font pas, les humains
par obéissance aux lois de la nature doivent également s’en abstenir.
Contrairement à la prohibition de l’inceste qui constitue une barrière
entre les deux règnes, c’est l’exemple animal qui doit être suivi en
ces circonstances. D’autres auteurs évoquent, à l’instar des médecins
de l’époque hellénistique, la sauvegarde de la progéniture. Jérôme y
fait allusion : l’enfant risque de ne pas être mené à terme, il est
Tératogenèse et christianisme 173

corrompu et détruit (perdere). Quant à Ambroise, il développe longue-


ment son argumentation : l’homme souille, corrompt, contamine
(contaminare) l’enfant et par la même occasion, offense (exasperare)
Dieu le créateur. Il cite alors Jérémie XV : comme les bêtes, il faut
obéir à la nature 122. C’est la condition sine qua non de la santé du
fœtus et du respect de Dieu qui le façonne dans le secret intra-utérin.
La conséquence physiologique – comme pour la terre à qui l’on n’a
pas accordé de jachère – est la stérilité, d’autant qu’il n’est pas bon
non plus pour la femme de subir des grossesses trop rapprochées. On
le voit, le souci se porte plus sur l’enfant que sur les dangers que le
père pourrait encourir en ayant contact avec une créature réputée
dangereuse. Pour ces auteurs, c’est bien le père qui souille l’enfant et
non l’inverse. Aussi, la thèse de l’impureté de la femme enceinte ne
nous convainc pas. Cependant, l’analyse thermique peut apporter quel-
ques éléments de réflexion. En Europe, la femme enceinte est assez
comparable à la menstrueuse. Au lieu d’évacuer son sang et sa chaleur,
elle le concentre dans son ventre durant de longs mois. C’est le cas
semble-t-il dans quelques régions de l’ancienne France où la femme
gravide subit des interdits en tout points semblables à ceux que doit
suivre la menstrueuse. C’est-à-dire qu’elle ne doit pas approcher le
lait car elle le ferait cailler, ni descendre dans la cave car elle ferait
tourner le vin dans les fûts, ni aller en cuisine car les sauces seraient
ratées. Les thèmes symboliques sont très proches mais dans les
premiers temps de l’Église, les conséquences promises aux contreve-
nants différaient cependant puisqu’il n’y a ni lépreux ni monstres en
vue. Toutefois, comme pour le sang menstruel, après le XIe siècle, la
continence durant la grossesse s’explique essentiellement par le souci
de l’enfant 123. Au XIIIe siècle, c’est la principale raison invoquée. Pierre
le Lombard, Gratien ou saint Raymond continuent d’y voir un péché
mortel mais Albert le Grand, en 1248, innove en la matière. Le sort
du père comme celui de la mère attirent plus l’attention. L’intention
procréatrice est toujours importante mais elle doit s’éclipser devant
l’acquittement de la dette conjugale seul remède contre l’adultère. En
période de grossesse, le risque de fornication subsiste et ne peut être
endigué que par des rapports légitimes dans les limites toutefois de la
santé du fœtus. Par la suite et dès Thomas, les théologiens ne consi-
dèrent qu’il y a péché mortel que s’il y a risque pour l’embryon. Le
principe ancien de la dette conjugale ne suffisait pas auprès des auteurs
chrétiens antiques à légitimer certaines pratiques prohibées alors qu’au
174 Monstres

Moyen Âge central, le péché mortel de fornication l’emporte sur la


vénalité de l’incontinence. Le rapport durant la grossesse est devenu
préférable comme un moindre mal, la santé de l’enfant constituant la
priorité. D’ailleurs, pour cette même raison, tous les autres interdits
périodiques tendirent à devenir véniels 124. Examinons ces risques
encourus par l’enfant et présentés par les théologiens ?
Les médecins antiques parlent peu de la chose si ce n’est au
travers des superfétations. Cette notion constitue l’une des deux expli-
cations aux naissances multiples. Le phénomène pose la question des
enfants conçus dans un même ventre mais en des moments quelquefois
différents, par un père éventuellement différent. Le rapport en période
de grossesse est donc ici soulevé. À la suite des auteurs antiques,
certains médiévaux décrivent le cas de femmes qui mettent au monde
plusieurs enfants d’« âges » différents. Si la gémellité n’est pas consi-
dérée comme une monstruosité aussi terrible que les autres, elle est
étudiée dès l’Antiquité de manière parallèle et selon quelques-uns
comme Démocrite ou Aristote, elle est la cause de bien de naissances
tératologiques. Les jumeaux, humains ou poussins, se mélangent
durant leur vie intra-utérine et de ce fait, il naît des êtres à plusieurs
têtes, à quatre bras et quatre jambes etc. En fait, le risque de la
superfétation n’est pas soulevé de manière aussi claire. Dans certains
textes salernitains, il est question toutefois de femmes lombardes à
qui il arrive de mettre au monde en plus d’un enfant normal, une sorte
d’animal appelé arpo ou arpa qui ressemble au crapaud 125. Cette
créature n’est cependant pas pensée en termes de superfétation car
pour les auteurs salernitains, elle provient d’un surplus de sang – c’est-
à-dire de matière – et pourrait ainsi s’apparenter au culot de portée 126.
Autre explication envisageable, l’arpo signifierait quelque chose de
plus inavouable puisque quelques textes précisent que cet être peut
naître à la suite de l’absorption de plantes. Gilles de Corbeil explique
que le suc d’armoise – l’artemisia de la pharmacopée antique – a la
faculté de purger le sang et d’expulser le fœtus mort et le « frère de
Salerne » 127. Il semble que ce rejet ne se pratique pas forcément en
même temps qu’un accouchement normal. C’est pourquoi, Danielle
Jacquart et Claude Thomasset suggèrent d’y voir une allusion aux
pratiques abortives et que le « frère salernitain » ne soit qu’un enfant
indésirable, fruit d’une grossesse trop rapprochée de la précédente 128.
En réalité, les médecins y voient le plus souvent une môle produite
par du sang féminin à qui la semence masculine n’aurait pas fourni
Tératogenèse et christianisme 175

de forme : elle ne serait que de la matière brute, un produit forcément


raté de la parthénogenèse. C’est le cas par exemple de Laurent Joubert
dans ses Erreurs populaires et propos vulgaires (1578) qui donne,
comme synonyme de môle, l’expression « frère des Lombards » :
« Quand au mot de frere des Lombars, c’est d’autant que les femmes
de Lombars (nation jadis fort odieuse) y estoyent fort sujettes. Et parce
que cest amas est prins pour un enfant monstrueux, on l’appelle frere
des autres qui sont parfaits & accomplis : car ils sont conçeus d’un
mesme ventre & nourris d’un mesme sang. Parquoy on les peut dire,
freres uterins, par une medisance à personnes qu’on hait 129. »

L’obligation d’abstinence en période de grossesse n’est donc pas


surdéterminée par des raisons hygiéniques ou des craintes tératologi-
ques. Chez les auteurs préchrétiens et dans la mouvance stoïcienne
principalement, le problème a surtout été posé de manière éthique : il
ne faut pas gaspiller sa semence. Si par la suite, la santé de l’enfant
a pesé plus lourd dans la balance, c’est le péché de fornication qui
demeurait la pierre d’angle de toute cette politique sexuelle. De plus,
le schéma se présente de manière inverse, c’est-à-dire que créer un
monstre dans ces conditions ne représente pas une conséquence – et
donc une punition – mais elle est la cause d’un péché non plus véniel
mais qui dès lors devient mortel. En fait, en ce qui concerne cette
tératogenèse, l’évidence de l’argumentation mécaniste de nature médi-
cale n’a laissé que fort peu de place à un discours axé sur une punition
morale. La nature de la sanction était forcément physiologique et le
discours moral s’est développé sur un autre thème. Cette problémati-
que est encore valable pour d’autres interdits comme celui de la
période d’allaitement. L’importance du lait pour la vie de l’enfant était
un argument pour les médecins puisque la semence et les rapports
sexuels en général étaient censés stimuler les règles et ainsi tarir le
lait, ce qui risquait de mettre en danger la vie de l’enfant. Certes, des
interdits religieux relatifs à la souillure de l’accouchée existaient
comme celui de la période lochiale ou celle des relevailles mais
concernant la santé de l’enfant, la nature quasi mécanique du risque
était trop évidente pour développer le thème de la punition divine.
Dans ce cas, comme dans celui de l’interdit menstruel, le risque
encouru par l’enfant est proprement médical et son évidence nuit au
développement d’une dimension morale où Dieu punirait les parents
dans la chair de l’enfant. Le débat moral fut ainsi posé : il fallait
176 Monstres

choisir entre la fornication ou la dégradation physique de l’enfant,


dilemme où l’un des deux maux restait le moins pire. En aucun
moment, il ne fut conçu comme fornication monstruosité.

LA SEXUALITÉ PENDANT LES PÉRIODES SACRÉES

La question des périodes sacrées ne se présente pas de la même


manière. Alors que le lien logique entre le non-respect de cet interdit
et d’éventuelles malformations congénitales ne s’impose pas, c’est
néanmoins cette infraction qui donnera lieu à une tératogenèse puni-
tive. En effet, dans les premiers siècles, les auteurs chrétiens de traités
ou de pénitentiels se sont préoccupés de dénombrer les temps sacrés
où la continence et le jeûne doivent être de rigueur. À l’échelle de la
semaine, c’est d’abord le dimanche puis le mercredi et le vendredi.
Puis, tout au long de l’année, le calendrier est marqué par des fêtes
durant lesquelles doivent être observés abstinence sexuelle et jeûne.
Ce sont les « trois carêmes » qui d’une durée approximative de
quarante jours – plus ou moins – précèdent les fêtes essentielles du
calendrier liturgique comme Noël (Avent), Pâques et la Pentecôte. À
quoi il faut encore ajouter la semaine qui suit la fête, c’est-à-dire la
semaine pascale et quelquefois la semaine calendale. L’année est
encore ponctuée de jeûnes et de continence à l’occasion de fêtes
journalières variables selon les régions. Enfin, dans le calendrier
personnel de la vie, la continence est commandée aux jeunes couples
durant les trois nuits suivant le mariage 130. Parmi ces restrictions
sexuelles propres au christianisme, celle des jours interdits s’est assez
bien répandue dans la population. Une croyance populaire s’appuie
d’ailleurs sur l’exemple animal. Les œufs pondus à Pâques sont stériles
car les poules et les coqs ainsi que toutes les volailles respectent la
période sacrée vouée à l’abstinence 131. Dans cet exemple et comme
pour l’abstinence en période de grossesse, l’ambivalent modèle animal
est ici une référence à suivre puisqu’il est le reflet naturel et donc non
souillé, d’une certaine perfection.
Tératogenèse et christianisme 177

Les causes

Le principe d’une période sacrée caractérisée par un jeûne et une


abstinence sexuelle n’est pas une particularité chrétienne. Les Hébreux
connaissaient quelques restrictions alimentaires et sexuelles en pareil-
les circonstances, que ce soit à l’échelle hebdomadaire avec la veille
et le jour du Sabbat, ou à l’échelle annuelle. Il en était de même dans
l’Antiquité à l’occasion de fêtes religieuses comme les Thesmophories
athéniennes ou les Cereris de Rome 132. Les raisonnements sont très
comparables puisqu’il y est question d’un temps de passage durant
lequel doivent être distingués les domaines profane et sacré. Cet aspect
religieux semble avoir tout particulièrement pénétré la religion chré-
tienne durant le Haut Moyen Âge. Toute chose sacrée est ainsi consi-
dérée comme propriété exclusive de Dieu et toute activité ou objet
relevant du profane sont à exclure de sa proximité. Ainsi, Théodulphe
d’Orléans, contemporain de Charlemagne, justifie l’interdit comme
une précaution à ne pas souiller le sacré. « Afin qu’ils [les époux] se
présentent à l’Église purs de corps et de cœur et n’aient pas l’audace
de souiller par l’impureté de la volupté la solennité consacrée 133. »
L’Ancien Testament sanctionne l’acte vénérien légitime d’une journée
d’impureté et il est inconcevable de se rendre impur à l’office en ayant
eu des rapports la veille du Jour du Seigneur, c’est-à-dire le samedi.
Ces restrictions regroupent souvent aux côtés de l’abstinence sexuelle,
le principe du jeûne alimentaire et Augustin les assimile tout
particulièrement.
Ce qu’est la nourriture pour la santé de l’homme, le mariage, l’est
aussi pour la santé du genre humain. Mais ce que sont les mets interdits
pour l’alimentation de la vie, la fornication l’est pour la génération des
enfants. Il en est d’une nourriture défendue prise pour le seul plaisir de
l’estomac et de la bouche, comme d’une relation illicite qui tend à la
volupté et non à la procréation. Il en est d’un aliment absorbé glouton-
nement et avec excès, comme des rapports entre époux 134.

Les risques

Cette double dimension tant morale que diététique de la sexualité,


est particulièrement bien exprimée dans le cadre du thème des jours
interdits. La veille du dimanche en est l’exemple type. D’après les
178 Monstres

anciens préceptes diététiques, la consommation de nourriture carnée


avait la faculté d’échauffer le corps et de stimuler le désir sexuel. Pour
cette même diététique, une teknopoía réussie, c’est-à-dire une eutek-
nía, devait s’accomplir en dehors de toute passion et de débordement
des sens. À ce propos, l’évêque Thietmar de Mersebourg (Allemagne
du XIe siècle) raconte deux histoires. La première est celle d’un prince
qui, excité par l’ivresse, s’unit à sa femme le jour de la Cène, le Jeudi
Saint. Le fils qui en naquit fut diabolique à bien des égards. La seconde
est celle d’un dénommé Uffo, qui en état d’ébriété, conçut un fils
pendant la solennité des Saints Innocents :
Comme, le temps venu, elle accoucha d’un enfant qui avait les doigts
des pieds retournés [pareret infantem in pedibus digitos habentem retor-
tos], elle fut frappée de frayeur, et fit constater le miracle à son mari
appelé aussitôt. Et, gémissant sur ce que cela était advenu par leur faute
à tous les deux, elle lui dit : « N’ai-je pas proclamé que tu ne devais pas
faire cela ? Voici, la colère de Dieu se manifeste à nous, et il exige, d’une
cruelle manière, qu’à l’avenir nous n’agissions plus ainsi. 135 »
L’enfant est baptisé et meurt, retournant ainsi auprès des Saints
Innocents. Il ne fait qu’une brève apparition sur terre, le temps simple-
ment d’incarner un signe de la volonté divine. En cela même, il est
bien un monstrum ou un τρα.
Les deux anecdotes introduisent le délit par un épisode d’ivresse.
Dans les deux cas, le père conçoit l’enfant un jour sacré certes mais
à l’issue d’une consommation excessive de boisson alcoolique. On
peut donc se demander laquelle de ces deux raisons s’avèrerait la plus
déterminante ? Bien entendu, l’évêque insiste sur la première, la viola-
tion de la période sacrée. Cependant, toute la paidopoía antique et
médiévale recommande fortement aux parents de ne pas concevoir en
état d’ivresse. D’Hippocrate à Soranos en passant par Platon, ce
conseil traverse l’histoire de la médecine ancienne 136. Ici aussi, pour
bénéficier d’un plus grand crédit, l’interdit religieux s’est greffé sur
un principe hygiénique préexistant. Cependant, tous les modèles
présentés par les auteurs ne se superposent pas sur une lecture diété-
tique. Les auteurs des premiers siècles en effet ont insisté sur l’aspect
moral. Césaire d’Arles (470-543) écrit : « Ante omnia ut quoties dies
dominicus aut aliae festivitates veniunt, uxorem suam nullus agnoscat.
[...]. Nam qui uxorem suam in profluviis positam agnoverit, aut in die
dominico, aut in alia qualibet solemnitate adveniente se continere
Tératogenèse et christianisme 179

noluerit ; qui tunc concepti fuerint, aut leprosi, aut epileptici, aut
daemoniaci nascentur 137. »
Nous avons déjà eu l’occasion d’étudier ce texte à propos des
règles féminines car l’évêque d’Arles y aborde les deux sujets. Il
convient maintenant d’essayer de mettre en évidence une correspon-
dance entre la nature du délit et celle de la sanction. Nous avons vu
que la lèpre était fortement associée aux règles et qu’il pouvait en être
de même pour l’épilepsie. Par contre, il semble bien que le daemo-
niacus (démoniaque) concerne plus particulièrement l’interdit domi-
nical car, outre l’allitération (dominic-/daemoniac-) il est reconnu que
lors de la conception, les parents ne façonnent pas uniquement le corps
de l’enfant mais aussi son âme. Conçue un dimanche et peut-être sous
l’effet du vin, la progéniture est marquée par la faute non dans sa
chair mais en son âme. Ainsi, l’épilepsie pourrait en vertu de ses
symptômes particuliers, se rattacher également à ce dernier thème. La
maladie sacrée deviendrait assez aisément la maladie démoniaque.
Un texte d’un auteur d’une génération postérieure à Césaire,
Grégoire de Tours, aborde aussi ce sujet. L’évêque nous raconte que
dans le Berry (in Biturigo), une femme mit au monde un enfant
malformé 138, « ... cujus poplites ad stomachum, calcanei ad crura
contraxerant : manus vero ejus erant adhaerantes pectori, sed et oculi
clausi erant » 139. La mère finit par avouer qu’elle l’avait conçu une
nuit de dimanche (... nocte illum Dominica generatum). L’enfant,
devenu adulte obtint sa guérison sur le tombeau de saint Martin
(... directis omnibus membris, plenissimam obtinuit sanitatem) et
Grégoire finit son histoire par une exhortation aux parents de ne pas
violer la nuit du dimanche (per violionem noctis Dominicae). Car ceux
qui ne s’y tiendraient pas et auraient des rapports durant la nuit sacrée
– polluant ainsi le jour réservé au Seigneur (autem diem in laudibus
Dei impolluti) – ceux-là donneront naissance à des enfants aux
membres contractés, épileptiques ou lépreux (... contracti, aut epilep-
tici, aut leprosi filii nascuntur). Le premier des trois types de tares
physiques énoncées par Grégoire est directement lié à l’anecdote qu’il
vient de rapporter et dont il précise qu’elle ne lui est pas parvenue au
moyen du bouche à oreille mais directement. La paralysie générale
des membres pourrait faire référence aux miracles accomplis par Jésus
décrits dans plusieurs passages des Évangiles. En revanche, pour l’épi-
lepsie et la lèpre, le domaine correspondrait plutôt à celui du sang
menstruel. Mais les interdits des menstrues et du jour dominical sont
180 Monstres

proches, comme le montre le texte de Césaire d’Arles. Grégoire prend


ses distances vis-à-vis des lectures hygiénistes et mécanistes encore
présentes chez Césaire, moins évidentes malgré tout que chez Jérôme,
qui affirmait la nocivité du sang menstruel. Cette relative confusion
dans les sanctions met en évidence la priorité accordée par Grégoire
à la dimension morale des fautes. Mais chez de nombreux auteurs, le
recours hygiéniste s’est avéré nécessaire dans une argumentation en
quête de véracité.

La position

Ce dernier exemple de péché important dans la politique sexuelle


chrétienne obéit à des règles identiques. Le recours au physiologique
est fréquent et ce dans le but de rendre la dimension morale plus
crédible. C’est le cas pour l’Antiquité gréco-romaine où la question
de la position se fonde sur deux domaines distincts : l’un éthique et
l’autre médical. Dans le premier contexte, n’interviennent que les
rapports de force dans l’acte et leurs sous-entendus sociaux. Dans
l’éthique sexuelle ancienne, il n’y a pas de mal en soi dans la plupart
des situations. En fait, tout dépend des circonstances 140. Un maître
actif dans le cadre d’un rapport homosexuel avec l’un de ses esclaves
est tout à fait acceptable à l’inverse d’un maître qui servirait son
épouse légitime. Ainsi, le cunilingus est-il condamné moralement car
il rend l’homme serviteur de la femme. De son côté, la position equus
est très ambiguë. Elle peut considérer la servante au service du maître
mais en mettant la femme sur l’homme, elle illustre aussi une inad-
missible inversion de hiérarchie. Quant à la science médicale, elle
s’interroge sur la meilleure position susceptible de favoriser la fécon-
dation. Les avis divergent et les conseils des médecins se partagent
entre le missionnaire et le de retro. Lucrèce conseille d’imiter la
position des animaux, présentés encore une fois comme un modèle.
La semence est ainsi projetée bien au fond de la matrice 141. Oribase
retenait aussi cette figure et il en était de même au VIIe siècle dans
l’Orient byzantin – chrétien ! – avec Paul d’Égine 142. Mais les textes
patristiques sont unanimes en dénonçant la position bestiale et lorsque
Burchard de Worms (XIe siècle) condamne le rapport dorsal, il qualifie
la position de « canine » et impose dix jours de pénitence au pécheur.
« Avec ton épouse ou avec une autre t’es-tu accouplé par derrière à
Tératogenèse et christianisme 181

la manière de chiens [canino more] ? Si tu l’as fait tu feras pénitence


dix jours au pain et à l’eau 143. »
D’autres pénitentiels condamnent les positions à des périodes de
jeûne et de pénitence variables. Pourtant, la position dorsale ne semble
pas condamnable de prime abord et aucun soupçon de gêne à la
procréation ne lui est adressé, du moins au début. C’est sa ressem-
blance avec les comportements animaux qui semble déterminante.
Ainsi chez certains auteurs, les positions interdites deviennent l’objet
de péché encore plus grave que l’inceste 144. Ainsi deux logiques
s’affrontent : la logique médicale qui voudrait prendre modèle sur la
nature animale et la logique morale qui refuse les « fantaisies ». Une
fois de plus, la physiologie se mettra au service de l’éthique. En effet,
la position la plus scandaleuse demeure l’equus, selon des raisons
apparentées à celles de Sénèque et d’ordre strictement symbolique.
La femme sur l’homme est un renversement de hiérarchie. Dieu a créé
la femme au service de l’homme et elle ne doit pas quitter cette
situation de soumission. Si lors du rapport, l’homme se place dessous
la femme, il y a inversion de l’axe haut / bas. Une première « physio-
logisation » s’esquisse : l’homme devient femme et la semence qui
sort de son corps retombe dans le ventre et peut alors le féconder.
Cette situation constitue quelquefois l’explication médicale du thème
légendaire de l’homme enceint, théorie cependant fort peu accréditée
faut-il le rappeler 145. Mais le christianisme qui a particulièrement bien
cultivé ce clivage haut / bas ne put admettre ce genre d’inversion.
Aussi, à côté du risque improbable de l’homme enceint, la position
renversée fut soupçonnée de conséquences graves pour l’homme ou
sa descendance. Une fois de plus, la pathologie physique est venue au
secours de la morale. Les Évangiles des quenouilles l’attestent, chan-
ger de position c’est-à-dire placer la femme sur l’homme, peut entraî-
ner la paralysie 146. Enfin, le pas est franchi lorsque le Grand Albert
s’attaque aux positions contraires : c’est parce que celles-ci peuvent
provoquer des naissances monstrueuses qu’il faut les éviter : « Quel-
quefois, le coït contre nature contribue beaucoup à ce défaut, car
lorsqu’un homme, dans le temps qu’il est en action avec sa femme,
est dans une position contraire, il fait un monstre de nature. On raconte
qu’un certain homme s’étant mis de côté pendant le coït, la femme
fit un enfant bossu d’un côté et boiteux d’une jambe à cause qu’il
l’avait connue contre nature 147. »
182 Monstres

Ici, l’image se rapproche du moule métallurgique présenté notam-


ment chez Galien 148 et souvent usité dans les explications tératogéni-
ques. Si les amants se placent de côté, la semence s’en trouvera mal
répartie et l’enfant qui en naîtra sera difforme.
On le voit, les deux aspects problématiques de la position amou-
reuse, le moral comme le médical, jouent depuis l’Antiquité classique.
Le christianisme a dû les harmoniser et vite oublier les préceptes
médicaux anciens qui conseillaient la position animale. C’est cepen-
dant encore sur une base médicale que les idéaux religieux chrétiens
ont par la suite été justifiés. La tératogenèse y a joué un rôle non
négligeable d’autant que la position n’est pas un critère qui de manière
évidente influence négativement la santé de l’enfant. Cette absence
d’évidence mécanique a permis au discours à connotation morale de
mieux s’installer et de jouer sans cesse avec les arguments d’ordre
physiologiques.

Parmi ces différents péchés véniels que nous venons d’aborder,


les interdits de la période menstruelle et de la période dominicale sont
les deux seuls pour lesquels les auteurs énoncent explicitement et de
manière morale, un risque de naissance monstrueuse. La lactation et
la grossesse attirent l’attention des théologiens certes mais si la santé
de l’enfant est un paramètre qui entre en ligne de compte, c’est une
autre dimension morale qui prime dans le débat : celle de la sexualité
non procréatrice ou de la dette conjugale. Les risques encourus par
l’enfant sont définis de manière trop médicale pour être par la suite
transcendés dans un contexte moral. Si l’enfant est affecté dans sa
chair, s’il souffre ou s’il meurt, c’est directement par les effets des
traitements. La punition divine n’a pas même l’occasion de s’exercer
puisqu’elle est accomplie par les parents eux-mêmes qui commettent
le péché mortel en cette occasion. En fait, le système de la tératogenèse
punitive fonctionne lorsque l’interdit se pose d’abord comme un
respect à l’égard du sacré ou du tabou. Lorsqu’il y a infraction, la
monstruosité survient à l’occasion comme sanction. L’argumentation
peut alors se fonder sur des théories médicales et physiologiques
comme c’est le cas pour la période menstruelle avec la nocivité du
sang, et l’interdit dominical avec l’ivresse et l’effet du vin. Pour les
autres, nous l’avons dit, le risque médical est trop évident pour être
érigé en interdit religieux. Sur ces points, si les auteurs savants chré-
tiens ont médicalisé des principes sacrés, ils n’ont pas pour autant et
Tératogenèse et christianisme 183

inversement, moralisé de principes médicaux : ils n’ont par exemple,


pas cherché à canoniser la position animale que recommandait la
médecine. On constate néanmois cette perpétuelle hésitation entre les
deux niveaux d’analyse, entre les arguments matériels et les arguments
spirituels que définit d’abord une obéissance au principe sacré. Nous
avons déjà eu l’occasion de la souligner : loin de s’exclure, ces argu-
ments se complètent mutuellement.

LES PÉCHÉS CONTRE NATURE

Ces délits contre nature correspondent pour la plupart aux péchés


qui sont demeurés mortels, distinction qui se fonde en réalité plus sur
une question de degré que de nature. Péchés unanimement condamnés,
ils ne constituent pas une exclusivité chrétienne mais sont également
stigmatisés dans un grand nombre de sociétés où ils relèvent des
marges de la sexualité. Ils appartiennent au domaine de l’excès et de
la démesure tout en véhiculant, pour ces mêmes raisons, de nombreux
fantasmes. Ce sont l’inceste, la bestialité et bien d’autres rapports
démoniaques où la monstruosité guette la descendance des fautifs.
Leur théorisation savante chrétienne a été construite comme les précé-
dents mais, plus fondamentaux, ils n’ont paradoxalement pas attiré
une attention véritable et déterminante. D’ailleurs, ils ne semblent
guère avoir quitté le milieu savant.

L’inceste

L’inceste est un thème particulier car s’il en est un autour du


quel l’on voit, ou l’on a voulu voir, évoluer l’ombre de la monstruosité,
c’est bien celui-ci. Les lois qui interdisent cette endogamie extrême
ont recours assez fréquemment à cet argument tératologique. D’ail-
leurs, nous l’avons vu précédemment, la littérature ethnographique en
comporte de nombreux exemples.
Pour Rome, les dispositions légales étaient plus complexes que
celles assez limitées de l’Athènes classique. Comme souvent, la limite
184 Monstres

d’alliance en verticalité entre ascendance et descendance est posée à


l’infini. De plus, les relations issues d’une adoption subissent la même
restriction. Sur les axes collatéraux, sont interdites les relations népo-
tiques, tante/neveu et oncle/nièce, et celles qui unissent Ego à ses
cousins germains, tant du côté du père que de celui de la mère. Par
ailleurs, le droit canonique chrétien fondé en partie sur les prescrip-
tions bibliques d’alliance présentée dans le Lévitique, a, dans l’arbre
familial, considérablement élargi le nombre des branches prohibées.
Cependant, cette tendance de la position ecclésiastique s’est heurtée
à d’autres réflexes matrimoniaux contradictoires notamment dans
l’aristocratie franque. La logique d’élevage y a primé dans un but de
conservation. Il fallait, dans une population trop réduite, conserver au
mieux la « qualité du sang ». Logique sociale et logique idéologique
ne furent jamais à ce point antinomiques. Cela n’empêcha pas les
autorités ecclésiastiques de cesser d’augmenter le nombre des degrés
minima de parenté. L’axe vertical reste interdit à l’infini et l’axe
collatéral ne fut possible qu’au-delà du sixième degré 149, puis du
septième décidé au concile de Paris réuni en 829 par Louis le Pieux,
du neuvième proposé par Pierre Damien (XIIe s.) et enfin du quator-
zième au concile de Latran IV (1215) 150. Si le respect du septième
degré était peu observé par les familles aristocratiques pour des raisons
en grande partie stratégiques, il est clair que le quatorzième degré
constituait une sorte de limite à la mémoire collective puisqu’il inter-
disait le mariage entre deux personne n’ayant qu’en commun l’arrière-
arrière-arrière-arrière-arrière grand-père ! Son respect est donc peu
probable dans les communautés villageoises certes respectueuses des
autres restrictions sexuelles mais au sein desquelles les choix sont
cependant très limités par le petit nombre de candidat(e)s. Tous ces
éléments constituent une véritable surenchère théorique à rattacher à
la réforme pontificale dite « grégorienne » entamée au XIe siècle.
Comme à leur accoutumée, les conciles et les pénitentiels imposent
des peines aux contrevenants et exigent le divorce s’il y a eu mariage.
Une autre menace qui intéresse davantage notre propos guette les
couples incestueux, c’est celle de mettre au monde des enfants mons-
trueux. En effet, il ne faut pas attendre le XVIe siècle pour voir établi
en Europe, le lien entre inceste et monstruosité. Un premier texte de
Grégoire y fait une brève allusion : « l’expérience nous a enseigné
que les fruits de ces unions sont mal conditionnés 151 ».
Tératogenèse et christianisme 185

Sur quelle expérience se fonde le jugement de Grégoire ? Diffi-


cile d’y répondre. On pourrait supposer comme source écrite le texte
de Xénophon 152, l’énoncé rare qui établirait l’existence de cette
croyance dans l’Antiquité païenne ou peut-être se fonde-t-il sur une
croyance contemporaine ? Il est impossible d’avoir des certitudes. Les
actes du concile de Trosly, réuni en 909, sont, quant à eux, plus précis.
Concile qui ne se contenta pas de penser le don de la future Normandie
aux Normands, il s’intègre aussi dans le cadre d’une reprise en main
morale surtout à l’égard de la vie des religieux (création de l’ordre de
Cluny). Au chapitre 8, le texte interdit les unions incestueuses, unions
qui peuvent donner naissance à des enfants « caecos, claudos, gibbos,
lippos, aliisque turpibus maculis aspersos 153 ». La notion de stigmate
est ici clairement exprimée : toute difformité peut être la marque de
la faute des parents. Postérieure de moins d’un siècle, l’histoire de
Robert le Pieux est également très riche d’enseignement. Ce dernier
épouse Berthe, une cousine au quatrième degré et dans la foulée, le
concile de Rome de 998 condamne fermement ces noces et ordonne
que l’union soit rompue. Robert ne cède pas et le roi se trouve ainsi
frappé d’anathème par le pape. Tout cela est historique mais un siècle
plus tard, la légende intervient au sein d’un épisode rapporté par Pierre
Damien dans son Histoire de France écrite après 1110 : « La femme
[Berthe] accoucha d’un monstre [enfant à tête d’oie] ; terrorisé, le roi
fut contraint de la répudier ; lui et son royaume furent pour cela
absous 154. »
Cette menace typique par son style des moralisateurs grégoriens
ne se fonde cependant pas sur une théorie construite. Le contenu n’a
rien de commun avec les canons des précédents conciles reposant
eux-mêmes semble-t-il, sur les textes patristiques de Césaire ou de
Jérôme. Mais la lutte particulière engagée contre l’inceste à cette
époque a bien évidemment eu recours à un moyen classique parmi les
prophylaxies morales : l’atteinte de la descendance. Comme pour les
thèmes antiques, la naissance de l’enfant oiseau issu de Berthe et de
Robert le Pieux, sanctionne moins une faute de nature sexuelle, c’est-
à-dire de pratique, qu’une erreur de comportement social 155. Le monar-
que faillit à ses devoirs d’alliance et, contexte grégorien oblige,
d’obéissance à l’autorité pontificale. D’ailleurs, tous les éléments sont
réunis puisque c’est tout le royaume et donc tout le peuple, qui peut
payer les fautes du monarque. Ce principe classique affecte quelque
peu mais de manière simplement théorique, l’idéal chrétien de la
186 Monstres

responsabilité individuelle. À ce propos, quelques-uns uns des thèmes


des légendes anciennes – qu’elles soient tragédies grecques ou légen-
des celtiques du cycle arthurien – sont analysés durant le Moyen Âge
en terme de décadence due à la pratique d’unions incestueuses. On
peut lire ainsi, au tout début du Roman de Thèbes, qui reprend l’his-
toire d’Œdipe : « Edipodès [Œdipe] les engendra / En sa reïne Jocasta
// De sa mère les ot a tort / Quand son père le rei ot mort // Por le
pechié dont sont criié, / Furent felon et esragié » (v. 23-25).
L’auteur insiste sur l’âme mauvaise des enfants mâles Polynice
et Étéocle. Il attribue ce fait aux conditions de leur naissance. Fruits
d’inceste, ils ne peuvent être que maléfiques et bien sûr, rien n’est dit
à propos d’Antigone qui contrairement à ses frères, représente le
courage et la fidélité. On le voit, l’inceste prend une plus grande
importance une fois que le mythe du cycle thébain se trouve récupéré
et analysé dans un contexte culturel chrétien. De même dans la légende
arthurienne, l’agent destructeur du royaume – et du monde – n’est
autre que le sinistre Mordret qui est issu de l’union incestueuse
d’Arthur (inconscient) et de sa sœur Morgane (volontaire). Autre
exemple de moralisation des mythes anciens par le christianisme,
Pierre Boaistuau (1560) explique par des délits sexuels, la ruine des
grandes cités anciennes, comme Troie avec l’adultère, Thèbes
l’inceste, et Rome avec le viol de Lucrèce. C’est la décadence des
mœurs plus que celle des corps qui est dénoncée ici mais les discours
restent bien poreux car la luxure peut bien souvent provoquer la nais-
sance de monstres de nature 156. L’inceste qui produit une décadence
non seulement biologique mais aussi morale, sociale et cosmique
correspond à un thème que nous avons abordé. Dans d’autres légendes
celtiques et germaniques, les enfants incestueux sont quelquefois
fondateurs de dynasties ou de royaumes. L’inceste, ce comportement
endogame excessif, détermine tout aussi bien un début, un état anté-
rieur aux lois sociales, qu’une fin caractérisée par l’abandon de ces
lois garantes de l’union. Évidemment l’imaginaire chrétien allait insis-
ter sur ce second aspect néfaste. Dans ce contexte de punition générale,
la monstruosité rejoint à nouveau le thème de l’anti-fertilité. Les
enfants de couples incestueux sont soit des monstres difformes et donc
stériles soit des êtres maléfiques qui deviennent les agents de la stéri-
lité. Rappelons que cette alternative entre monstre physique et monstre
moral n’est pas propre à l’inceste puisqu’on la retrouve également
Tératogenèse et christianisme 187

dans le cas des jours interdits non respectés. Ce sont deux critères de
ratage d’un enfant : l’un est corporel, l’autre est le critère d’immoralité.
Pour revenir au thème de la stérilité, celle-ci se manifeste par la
sécheresse, l’aridité et le feu, c’est-à-dire tout ce qui s’oppose à l’élé-
ment eau. En son temps, James G. Frazer avait déjà constaté cet aspect
de l’inceste dans ses manifestations cosmiques et Françoise Héritier
depuis y a également beaucoup insisté. La concentration de semblable
provoque un excès de chaleur qui dessèche les corps mais aussi la
nature et le cosmos comme les puits, les plantations, les rivières ou les
pluies devenues rares. La culture chrétienne médiévale développe assez
souvent ce schéma, du moins sous un aspect symbolique. Lorsque la
sanction de l’inceste est cosmique au sens large c’est-à-dire météoro-
logique, géologique, sismique, urbaine ou encore politique, le feu et la
foudre semblent assez prédisposés à intervenir. Les Évangiles des
quenouilles nous donnent un exemple de cette croyance : « prent sa
commere par mariage, toutesfois qu’ilz se conjoindrent charnelement,
qu’il tonne ou fait volontiers oraige ou en terre ou en mer » (IV, 3).
D’ailleurs, le lien ici dénoncé n’est pas celui de sang mais celui
d’alliance, celui de la paternité ou maternité spirituelle : c’est l’enfant
et sa marraine. Certes, cette dernière est par la suite, souvent issue des
proches parents mais pour cet exemple, on pensera d’abord à un
inceste du deuxième type 157.
L’exemple du mariage du comte d’Anjou Geoffroy Martel est
également explicite. En 1032, il épouse Agnès la veuve de son cousin
Guillaume. L’union est donc un inceste par alliance, également du
deuxième type. Sur ce fait, le rédacteur des Annales de Saint-Aubin
écrit : « Geoffroy prit Agnès en mariage incestueux et la ville d’Angers
fut brûlée dans un incendie horrible 158. »
La punition s’exprime ici aussi sur le plan collectif, sous la forme
de feu et de chaleur particulièrement redoutable à l’époque : l’incendie
urbain. Avec le monstre qui est la punition individuelle, le feu demeure
l’élément important qui entre en action dans la punition collective de
pratiques incestueuses. Ainsi, que ce soit pour la menace tératogène
ou la valeur thermique de l’acte incestueux, les discours moraux de
circonstance qui se rapportent à l’idéologie sexuelle tendent évidem-
ment à se greffer sur des bases mentales et théoriques que nous pour-
rions dire plus traditionnelles. Elles appartiennent à un pré-requis,
c’est-à-dire à une représentation séculaire du monde, peut-être essen-
188 Monstres

tiellement savante. Cependant, les exemples de dynasties mythiques


comme celui d’Oedipe dans le Roman de Thèbes ou celui du cycle
arthurien, rejoignent un imaginaire plutôt vivace que plusieurs familles
et dynasties européennes historiques ont pu illustrer. En effet, les
unions endogames à répétition notamment chez les Habsbourg d’Espa-
gne ont été souvent montrées comme la cause essentielle d’une
certaine dégénérescence physique et familiale d’où s’ensuivit une
décadence politique et économique. Les portraits de Philippe III ou
de Philippe IV sont ceux d’attardés mentaux à la santé chancelante
qui représentent le stade suprême d’une tendance déjà amorcée au
siècle précédent. À ceci, on pourrait encore associer le décalage
évident entre leur mandibule et leur mâchoire supérieure qui semble
s’être aggravé de génération en génération depuis Charles Quint. Cette
malformation était dite « menton des Habsbourg ». Quant au plan
politique et économique, la seconde moitié du XVIIe siècle marque bien
le déclin de la puissance espagnole. Ce cas de figure ne se limite pas
aux grandes familles princières. Dans l’aristocratie ou dans n’importe
quelle famille au passé brillant, il correspond bien à l’expression peu
flatteuse de « dégénéré » ou mieux, celle de « fin de race ». Après des
générations d’unions consanguines, bientôt apparaît le dernier de la
dynastie. Il est frappé de débilité, d’impuissance ou de stérilité et sa
mort marquera celle du rameau familial tout entier.
Ce thème est particulièrement bien traité dans L’Eau des collines
de Marcel Pagnol. Le Papet évoque le passé glorieux et révolu des
Soubeyran dont le nom signifie en occitan « souverain » 159. Son neveu
Galinette accuse le Destin et le Papet s’insurge alors :
– C’est pas vrai ! dit le vieillard avec force. Le Destin ça n’existe
pas ! [...]. Ce qui est arrivé c’est la faute des vieux... Un peu pour l’orgueil,
un peu pour ne pas séparer l’argent, ils se sont mariés entre eux, cousin-
cousine, cousine-cousin, et même l’oncle et la nièce... C’est mauvais pour
les lapins, c’est pas bon pour les hommes. Au bout de quatre ou cinq
générations, un fou, mon grand-père Elzéar ; on a dit qu’il était mort à la
guerre de septante mais il est resté vingt ans à l’asile. Deux folles et trois
suicidés. Et maintenant, nous voilà tous les deux, et moi je ne compte
plus. Maintenant, les Soubeyran, c’est toi 160 !
Ce passage présente, rassemblés, quelques points que nous avons
examinés, la connaissance par l’auteur des tragiques grecs n’y est
certainement pas étrangère. D’une part, le réflexe endogame est un
Tératogenèse et christianisme 189

calcul patrimonial qui permet de ne pas diviser les biens. Il est en plus
secondé par un orgueil qui œuvre pour la conservation de la probitas
familiale, sa pureté de sang. D’autre part, les unions incestueuses
répétées altèrent les corps et les esprits de la famille. Il y eut quatre
aliénés et ailleurs dans l’ouvrage, le Papet sous-entend sa propre stéri-
lité. De plus, le personnage de Galinette est roux et ses yeux ne peuvent
rester en place car un tic les fait cligner fortement. On dit que Galinette
parpelège. L’exemple animal, celui des lapins pour qui ce genre
d’unions serait aussi nocif, souligne la nature biologique et non plus
morale de la dégénérescence.
Ce lien intime établi entre l’inceste et la monstruosité ou l’infir-
mité physique, a pu bénéficier comme toujours dans la pensée
commune d’un apport de la culture savante scientifique. Pour l’Anti-
quité et le Moyen Âge, le discours religieux n’a pu guère se fonder
sur des thèmes médicaux. La sanction se décline principalement autour
de l’imaginaire du feu, avec l’aridité, l’incendie ou la stérilité. Par
ailleurs, le cou d’oiseau du fils de Robert le Pieux ne s’explique par
aucune loi physique. La chose est toutefois différente pour l’époque
contemporaine où l’on fait appel à l’élément « physiologique ». En
effet, l’augmentation somme toute assez faible des probabilités
d’apparition des tares congénitales sur les individus d’une population
endogame a légitimé a posteriori l’usage des alliances exogamiques.
C’est en vertu de quelques réalités scientifiques que maints anthropo-
logues ont expliqué dès la fin du XIXe siècle, la prohibition universelle
de l’inceste et quelques chercheurs récents continuent d’analyser cet
interdit au travers de la grille hygiéniste 161. Cette image demeure
encore très forte aujourd’hui et elle n’est peut être pas dénuée de tout
fondement scientifique. En effet, les populations isolées aux pratiques
exogames limitées subissent un fort soupçon de dégénérescence et en
particulier les groupes montagnards. Ce sont les populations alpines
auxquelles se rajoutent de surcroît l’imaginaire issu du crétinisme
thyroïdien avec le goitre et le retard mental, ou la laideur des hillbillies
du Kentucky quelquefois représentés avec plus de cinq doigts aux
pieds... Dans ce domaine, la théorie populaire a bénéficié d’un stimu-
lant récent, celui de la science médicale génétique. À ce niveau, la
notion d’inceste n’existe plus telle quelle puisque le sens du mot aurait
tendance à se limiter aux viols et abus sexuels d’enfants par des
proches parents de la victime. Toutefois pour ce qui nous préoccupe,
c’est une autre notion qui a pris le pas : celle de consanguinité. Cette
190 Monstres

dernière demeure aujourd’hui dans la pensée collective des sociétés


occidentales, l’une des principales causes de naissances tératologiques.
Cet apport scientifique a bien entendu été déformé et simplifié, en
particulier dans son expression : elle ne se pose plus de manière statis-
tique avec l’augmentation des chances mais elle serait devenue
systématique.

L’ADULTÈRE, LA BESTIALITÉ
ET LES RAPPORTS AVEC LES DÉMONS

Inversement, dans ces thèmes, le recours théorique au physiolo-


gique est bien trop évident pour pouvoir être transcendé. Cela signifie
que la mécanique logique du croisement des « races » ou des espèces
fonctionne de manière autonome : l’enfant monstre ainsi produit est
le fruit d’une loi naturelle qui met en évidence les mélanges. En outre,
il faut souligner que ces thèmes ne font pas partie du groupe des
théories les plus accréditées et que sur bien des points, ils souffrent
d’une forte critique savante : ils sont sujets à débat et controverses.

L’adultère

Au sein des cultures européennes, les jumeaux – monstres réussis


pour ainsi dire – sont généralement assimilés à des êtres exceptionnels,
la plupart du temps bénéfiques. Il arrive cependant que les naissances
gémellaires pensées en terme de superfétation trahissent à l’encontre
de la mère un comportement adultérin. Si à propos de l’interdit de
grossesse, nous n’avons pas trouvé trace de physiologisation, c’est que
le péché était seulement véniel et que la santé de l’enfant en constituait
la limite ; par contre, en tant que crime grave de fornication et en tant
que péché mortel, l’adultère était censé pouvoir imprimer sa marque
dans la chair. Ainsi, Paul Diacre (720-799) cite le cas merveilleux
d’une prostituée qui accoucha le même jour de sept enfants 162, assi-
milant par le choix de l’exemple, adultère et luxure. Un lai de Marie
de France (1170) est encore plus clair puisqu’il y est question d’une
Tératogenèse et christianisme 191

femme qui met au monde deux jumeaux et qui pour cette raison
devient l’objet des soupçons de sa voisine : « Si sa femme a eu deux
fils, / Ils sont déshonorés tous les deux / Car nous savons bien ce qu’il
en est : / On a jamais vu / Et on ne verra jamais / Une femme accoucher
/ De deux enfants à la fois / À moins que deux hommes ne les lui
aient faits. » La morale contre la médisance est sauve malgré tout
puisque la voisine met au monde des jumeaux l’année suivante 163.
Cependant, cette théorie est assez peu soutenue par l’ensemble des
savants et n’apparaît pas parmi les superstitions populaires.

La bestialité

En revanche, il existe une catégorie plus ou moins fantasmatique


de rapports illicites, dépassant largement le seul contexte de la religion
chrétienne. C’est d’une part la bestialité – qui peut toujours être effec-
tivement accomplie – et d’autre part les rapports sexuels avec des
démons succubes et incubes ou autres entités surnaturelles. Dans ces
cas, la difformité démontre une ascendance animale ou diabolique.
Pour la bestialité, le débat en milieu savant est largement tributaire
des sources anciennes et, comme nous l’avons vu, la position est loin
d’être unanime. Ainsi, Vincent de Beauvais ou l’une de ses sources
en arrive à déformer les propos aristotéliciens. Sur les naissances
monstrueuses et la mixité des espèces en particulier, ce dernier se
réfère au savant grec et écrit :
Aristote. Parfois quand les mouvements de la vertu active sont
faibles et qu’ils n’arrivent pas à vaincre la matière, il reste le caractère
général et il y a engendrement d’un animal ; mais celui-ci peut avoir une
tête de bélier ou de taureau, ou d’une façon semblable, est engendré un
veau à tête d’homme, ou un agneau à tête de taureau. Ce type de mons-
truosité survient parfois suivant ce mode, c’est-à-dire par le coït entre
espèces différentes, ou par un mode non naturel d’accouplement 164.
Il est bien évident que Vincent de Beauvais n’a pas lu le texte
intégral et original d’Aristote, cette totale déformation en témoigne.
On reconnaît l’esprit de certains passages mais ceux-ci sont utilisés à
des fins souvent contraires. Sa source pourrait être un résumé englo-
bant au moins deux passages dont le 746a 30-31 et le 769b 11-16 de
192 Monstres

la Génération des animaux effectivement d’Aristote mais isolés et


retirés de leur contexte.
La bestialité fructueuse n’entre pas parmi les arguments essen-
tiels des savants grecs sauf dans la petite anecdote concernant Thalès
où il est question de la naissance d’un hippocentaure chez Périandre.
Il n’en va pas de même auprès des savants médiévaux chez qui elle
demeure, si ce n’est importante du moins débattue ou combattue.
Plusieurs savants supposent ces croisements possibles à l’instar de
Guillaume d’Auvergne 165. Toutefois, il est vrai que le thème est plutôt
attesté dans le domaine légendaire que scientifique. De plus, lorsque
dès le XIVe siècle, l’Inquisition s’attaque aux fléaux sexuels, celui-ci
est peu attesté et donc, les naissances d’êtres supposés mi-hommes
mi-animaux ne se présentent pas comme des preuves flagrantes de
cette loi génétique. Il n’en demeure pas moins qu’Ambroise Paré
rapporte une anecdote qui circulait au Moyen Âge, et concernant le
philosophe Albert le Grand. Voici le texte de Paré :
Ce qui advint du temps d’Albert en une métairie, qu’une vache feit
un veau demy-homme : dequoy les villageois se doutant du pasteur,
l’accusèrent en jugement, prétendants le faire brusler avec ladite vache ;
mais Albert, pour avoir faict plusieurs expériences en Astronomie,
cognoissoit, disoit-il, la verité du faict, et dit cela estre advenu par une
spéciale constellation, de sorte que le pasteur fut délivré et purgé de
l’imposition de tel execrable crime. Je doute fort si le jugement du seigneur
Albert estoit bon 166.
On le voit, pour Paré, la bestialité est une explication plus proba-
ble et il inscrit le mélange de semence dans sa typologie tératogénique
en soulignant toutefois que ces commixion et meslange peuvent
s’accomplir de manière accidentelle. De son côté, Pierre Boaistua y
porte encore plus crédit et se réfère également à d’anciennes anecdotes
livresques où le mélange des semences n’a rien d’accidentel mais se
trouve bien accompli dans un acte d’une extrême lubricité. Il est
d’abord question d’« un enfant qui fut conceu & engendré d’une
femme & d’un chien » puis plus loin, se fondant sur un passage de
Celius Rhodiginus, il écrit qu’« un pasteur nommé Crathin en Cibare,
ayant exercé avec l’une de ses Chevres son desir brutal, la Chevre
enfanta quelque temps apres un chevreau qui avoit la teste de figure
humaine, & semblable au pasteur, qui estoit le pere, mais le reste du
corps ressembloit à la chevre » 167.
Tératogenèse et christianisme 193

En réalité, au XVIe siècle, les êtres hybrides décrits et représentés


dans les feuilles volantes ou dans des textes plus sérieux, sont plutôt
considérés comme les manifestations de la colère divine et non comme
les fruits d’amours contre nature. Cette théorie de la mixité des espèces
n’est plus guère accréditée au siècle suivant et déjà au XVIe siècle,
Ulysse Aldrovandi (1522-1607) la conteste largement 168. Si une
femme accouche d’un chien, prétend-il, la semence canine n’y est
pour rien même si l’acte a été consommé. C’est l’obsession de la
femme ou son imagination qui doit être considérée comme la cause
de cette naissance, croyance particulièrement importante sur laquelle
nous aurons l’occasion de nous attarder dans le prochain chapitre. La
mixité des espèces ne semble avoir véritablement pénétrer que le
monde savant et pour un temps seulement.
Une feuille volante cependant semble défendre la théorie et
mérite à ce titre que l’on s’y attarde quelque peu car c’est en prenant
en compte non par les enjeux scientifiques mais les enjeux sociaux
que l’on pourra apporter une explication satisfaisante à l’anecdote. Le
canard s’intitule Discours prodigieux et véritable d’une fille de cham-
bre, laquelle a produit un monstre après avoir eu la compagnie d’un
singe, en la ville de Messine 169. La trame est la suivante : à Messine,
le seigneur Lupo Donati se marie avec une demoiselle de Naples qui
a dans sa suite une servante du nom de Hipolita Biscontina. Le récit
est à charge et précise donc que cette servante quitta Dieu pour le
diable et que se faisant, elle se prit d’affection pour un marmot, sorte
de petit singe. Le style très délicat et retenu de l’auteur du récit ne
laisse toutefois pas de doute quant à l’ampleur de l’affection portée
et il précise : « Cette malheureuse estimait bien le fait secret, ne
croyant pouvoir concevoir de cet animal. Mais Dieu, juste juge, ne
voulant pas qu’une telle abomination demeurât celée et impunie,
permit qu’elle se trouvât grosse. » Dès que cette grossesse devient
manifeste, la servante est interrogée et, niant avoir eu de quelconques
rapports avec un homme, elle est soumise à la question et avoue son
crime de bestialité. Jugée et condamnée, elle est brûlée vive avec le
singe et le monstre, lequel n’avait vécu que trois jours. Toutefois, si
l’on regarde de plus près, un certain adultère semble beaucoup plus
préoccupant dans l’affaire et le texte du canard débute d’ailleurs par
une sorte d’historique : Troie et Thèbes furent détruites à cause de
l’infidélité, les rois de Rome furent chassés pour le viol d’une femme,
les Arabes, les Hébreux, les Lombards, les Égyptiens, les Parthes et
194 Monstres

les écrits pauliniens condamnaient à mort ou menacent de punition


divine les auteurs d’adultère. Le sens du mot est vaste et recouvre
bien des délits sexuels mais on le voit, dans l’argumentation, il n’y a
aucun recours à l’exemple de Pasiphaé. Alors, s’il faut chercher
l’acception précise de cet « adultère », l’histoire peut être lue diffé-
remment car la grossesse d’une servante non mariée est explicable a
priori, et de manière plus simple, par l’infidélité du seigneur Lupo.
L’élément le plus troublant, c’est qu’une prétendue vierge se retrouve
grosse – et non que sa descendance soit « monstrueuse » –, c’est donc
l’honneur d’un grand homme et celui de la famille de son épouse qui
entrent ici en jeu. Comme pour les naissances gémellaires, l’esprit du
récit édifiant consiste à faire taire les mauvaises langues et dans ce
conflit d’intérêts, l’honneur de la servante n’eut pas véritablement de
poids : interrogée, c’est-à-dire torturée, elle eut tôt fait d’avouer le
délit que l’on attendait d’elle. On avait fait de son enfant monstre,
peut-être un avorton, le fruit d’un crime de bestialité bien plus extraor-
dinaire et plus grave que celui que le soupçon public aurait pu subo-
dorer et d’ailleurs, l’importance de la confession publique de la
servante avant son exécution, le dernier quart du récit, prend ici tout
son sens. Si personne ou peu de monde n’est dupe, il faut que la
collectivité fasse malgré tout comme si l’honneur et la paix du ménage
en dépendent. La théorie de la bestialité fructueuse n’est donc pas
véritablement argumentée par cette anecdote qui peut-être ne trompa
pas grand monde d’autant que l’auteur attribue la fécondité de cette
union contre nature, non pas à la Nature justement, mais à la volonté
de Dieu qui « permit qu’elle se trouvât grosse », en suspendant
momentanément les lois naturelles 170.
De son côté, la culture folklorique ne paraît pas non plus l’avoir
assimilée et lorsque au XIXe siècle, Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire attri-
bue à toute la période fabuleuse la croyance en cette théorie, il faut
véritablement nuancer les propos du savant français. L’on pourrait
certes comme lui et sur le modèle du canard précédent, trouver des
exemples tragiques à l’instar de cette jeune fille de Copenhague qui
en 1683 accoucha d’un enfant à « tête de chat » et qui fut pour cela
brûlée vive ob laxiviorem cum fele jocum 171. L’on pourra également
se pencher sur quelques exemples littéraires comme la naissance de
Merlin, un épisode de la Manekine de Philippe de Beaumanoir
(XIIIe siècle) ou encore des versions de La jeune fille qui accoucha
d’un monstre (T 708) collectées au XIXe siècle ! De nombreuses autres
Tératogenèse et christianisme 195

anecdotes rapportent des faits comparables, réels ou imaginaires, sans


que la mère ait été pour autant accusée de bestialité et ait été inquiétée.
Au contraire, il s’agit le plus souvent de canulars organisés par la
famille ou la « mère » et ce à des fins pécuniaires. C’est le cas des
affaires d’Agnès Bowker (1569) ou de Mary Tofts (1726), laquelle fit
croire qu’elle accouchait régulièrement de lapins : plusieurs médecins,
dit-on, se laissèrent abuser mais d’autres confondirent la jeune
femme 172. Il existait un débat mais la croyance était malgré tout assez
peu répandue. Faut-il attribuer cet état de fait au caractère extrême de
l’acte de bestialité auquel les populations eurent tendance à lui préférer
une explication plus bénigne, plus courante et surtout moins culpabi-
lisante comme par exemple l’imagination de la mère envisagée par
Aldrovandi ? C’est bien probable.
Par ailleurs, chez certains auteurs modernes, la monstruosité par
double nature, humaine et animale, doit se lire sous l’angle symboli-
que. Le référent n’est plus celui des anecdotes contemporaines que
l’on peut encore lire dans quelque gazette mais le corpus des sources
antiques. C’est par exemple le cas du philosophe italien Giovanni
Batista Vico (1688-1744) dans sa Science nouvelle. Sa méthode
comme celle d’un certain nombre de ses sources contemporaines est
en bien des points comparable à l’évhémérisme d’un Aristote ou d’un
Plutarque : le mythe mais aussi le droit ancien sont passés au crible
de la lecture symbolique. Les figures mythiques anciennes dont le
Minotaure sont des symboles que la crédulité du peuple ou de l’esprit
humain en général, aurait considérés de manière littérale 173. La défi-
nition du monstre y est résumée selon la seule analyse de l’hybridation
entre humain et animal mais elle n’est pas à prendre au pied de la
lettre. Une lecture politique en devient donc tout à fait intéressante
puisque Vico conçoit, certes implicitement, la notion de monstre
social. Citons-le dans le texte :
Selon d’autres au contraire, Pénélope se prostitua aux prétendants
– ce qui signifie que le mariage légal fut accordé à la plèbe – et aurait
conçu Pan, monstre doué d’une nature double, humaine et bestiale : tel
est le sens du secum ipse dixas de Tite-Live par lequel les patriciens
romains désignaient la descendance de la plèbe si on venait à lui accorder
le droit au mariage mixte ; les enfants nés de telles unions, seraient des
monstres doués d’une double nature, comme le fut Pan, fruit des amours
illégitimes de Pénélope et de ses prétendants – de la noblesse et de la
plèbe 174.
196 Monstres

Ce monstre social est donc le mariage morganatique que les


sociétés anciennes auraient fortement condamné et que le mythe aurait
incarné dans des monstres à double nature. Ailleurs, Vico parle de ces
monstres non pas de papier mais il les dit monstres poétiques. Il cite
à cette occasion une de ses lectures, un certain Antoine Fabre selon
qui « on considérait comme monstres les enfants en droit romain nés
de courtisanes parce que fruits d’unions illégitimes et donc incertaines,
ils participaient de la sorte d’une double nature, humaine et bestiale ;
ce sont là les monstres 175 ». Ni Vico ni Antoine Fabre ne précisent la
source ancienne : est-ce un extrait du Digeste ou du Code théodosien,
un passage de Tite-Live ? Le type d’analyse n’en demeure pas moins
représentatif du contexte intellectuel du temps. La mixité des espèces
fort présente dans le mythe n’est pas à considérer comme la cause de
la naissance des monstres. Ils sont des figures symboliques pour
lesquelles une lecture sociale est plus pertinente et en fait, sous la
bestialité, ne faut-il pas voir le thème du bâtard, monstre social, qui
de simple manière statistique constituait un souci plus préoccupant
que celui du monstre de nature : cela rejoint nos remarques sur une
lecture possible de l’histoire du seigneur Lupo.

La démonologie

L’argumentation démonologique bénéficie d’un crédit plus


important auprès des autorités mais là aussi, l’unanimité fait défaut.
D’une part, la position incertaine d’Augustin 176 certes sceptique mais
non affirmatif, laisse le débat ouvert. Le diable aurait des vertus repro-
ductrices bien que son sperme soit froid. On aime préciser néanmoins
que si la matière – ou plutôt la semence – est diabolique, seul Dieu
peut insuffler la vie. Ainsi, dans la version attribuée à Robert de Boron,
début du XIIIe siècle, sur la naissance de Merlin, illustre enfant du
démon, l’auteur précise : « Si le diable en effet a formé son corps,
c’est Notre-Seigneur qui insuffle en chaque être, selon ce qu’Il a
décidé de lui prêter intelligence et de mémoire, la faculté d’entendre,
de voir et de comprendre 177. »
La monstruosité physique est donc bien le fruit du sperme du
diable et c’est la raison pour laquelle le nouveau-né Merlin est d’un
aspect effrayant. Les femmes qui assistent à sa naissance n’ont jamais
Tératogenèse et christianisme 197

vu un bébé aussi velu et ce, sur toute la surface de son corps, scène
d’accouchement maintes fois représentée dans les divers manuscrits
médiévaux de l’histoire de Merlin.

Cependant, cette thèse du sperme diabolique ne fait pas l’unani-


mité. Ainsi, Guillaume d’Auvergne suppose que les démons qui fécon-
dent des femmes le font par l’intermédiaire de semences animales
susceptibles de compatibilité avec la race humaine. Celle de l’ours est
particulièrement appréciée 178. La monstruosité serait donc imputable
aux lois de la nature et à la possibilité de croisement entre espèces.
La médecine plus spécialisée de l’époque médiévale nie l’existence
d’un être réel. Pour Bernard de Gordon par exemple, les suffocations
propres à cet état de possession sont le fruit soit de refroidissement
du corps soit d’humeur nocives, c’est-à-dire qu’il n’y pas lieu de
penser un acte sexuel effectif, ni stérile ni producteur de petits mons-
tres 179. Par ailleurs, les circonstances de la conception et de la nais-
sance du personnage mythique de Merlin sont contestées par Ulric
Molitor (1489), bien que l’existence des démons n’en soit pas pour
autant niée 180. Ces derniers ainsi que le diable en personne ne peuvent
produire de semence et leur seul pouvoir réside en réalité dans de
simples hallucinations. Le savant allemand prétend donc que le diable
fit croire à la mère du futur magicien une réelle fécondation et qu’il
lui donna même l’impression d’une grossesse. Tout n’aurait été en
fait que simulacre. Le nouveau-né bien réel, aurait été auparavant volé
auprès d’une autre famille. À la même époque, Henry Institoris et
Jacques Springer, auteurs d’un manuel d’inquisiteur, refusent égale-
ment d’attribuer une semence au diable et aux démons. Ceux-ci sont
tantôt succubes féminins tantôt incubes masculins. Dans le premier
cas, ils récupèrent de la semence humaine dont ils se servent pour
féconder des femmes une fois devenus incubes 181. À ceux qui le
contestent et qui comme Molitor insistent sur le fait que la conception
ne peut s’accomplir qu’avec la chaleur de l’âme et donc dans l’acte
d’amour, les auteurs du Malleus maleficorum affirment que les
démons peuvent pourvoir momentanément à la chaleur de l’âme. La
position est sensiblement voisine de celle de Guillaume d’Auvergne
à la différence que seule la semence humaine est susceptible d’inter-
venir. La conséquence est claire : il n’y a pas à considérer de mons-
truosité d’origine bestiale ni démoniaque. Dès les débuts de l’époque
moderne, la théorie démonologique officielle retirait aux démons leur
198 Monstres

faculté de concevoir des monstres, certes non pas par critique maté-
rialiste. Ainsi, la plupart des auteurs du XVIe siècle comme Ambroise
Paré ou Pierre Boaistuau 182 qui par ailleurs acceptaient la bestialité
tératogène, ont sur la démonologie, prudemment suivi les thèses cano-
niques. Au début du XVIIe siècle, Fortunio Liceti explique aussi le
pouvoir tératogène des démons uniquement par leurs actions néfastes
exercées sur des fœtus déjà conçus 183. Le savant italien retrouve à
cette occasion un thème bien antérieur au christianisme. Il s’apparente
à celui de la magie, c’est-à-dire que le démon dysembryogénique est
commandé et dirigé par un pacte de sorcellerie. Au contraire de la
démonologie savante, ce thème se retrouve fréquemment et à diverses
époques dans la culture folklorique européenne et extra-européenne.
Si le lien entre sexualité démoniaque et naissance monstrueuse est
rejeté par l’Église dès la fin du XVe siècle, c’est toutefois après avoir
été admis, du moins dans les débats et ce durant plusieurs siècles. On
remarquera d’ailleurs la particularité des témoignages établis par des
femmes ainsi possédées qui décrivent leur état comme paralysant, une
sorte de sommeil dont le souvenir des moments de la possession est
très vague, voire inexistant. À son réveil, la mère du futur Merlin
s’exclame : « Sainte Marie, que m’est-il arrivé ? Je ne suis plus la
même, hélas, que lorsque je me suis couchée ! » Ce type de description
correspond assez bien à certains récits de femmes fécondées lors d’un
viol et surtout de mères d’enfants difformes, viables ou non. Le refus
de reconnaissance de cette maternité embarrassante, attribuée à une
origine plutôt mystérieuse, renverse la perspective. Le rejet ainsi
accompli pour lequel la psychanalyse a souligné l’importance, a pu
se nourrir de propos démonologiques. La société, c’est-à-dire le
discours masculin officiel et dominant, a peu insisté sur cet aspect,
peut-être parce qu’il était trop culpabilisant et qu’il mobilisait trop
d’enjeux émotifs. Il est clair que par ailleurs, l’argument démonolo-
gique a pu s’alimenter de récits d’expérience, fruits d’une classique
pathologie mentale. C’est une question qui mériterait d’être
approfondie 184.
Pour clore le bref panorama de ce thème, examinons un instant
les Pensées sur la comète (1681) d’un auteur français du XVIIe siècle,
Pierre Bayle (1647-1706). L’action des démons y est dépeinte comme
effective, c’est-à-dire que ceux-ci semblent exercer un réel pouvoir
sur la matière. Comme pour Vico, le matériau d’analyse n’est pas
contemporain, puisque le raisonnement est fondé sur quelques anec-
Tératogenèse et christianisme 199

dotes antiques, plus précisément romaines. L’enjeu demeure le refus


d’une quelconque lecture prophétique de ces monstres. Bayle ironise
d’ailleurs sur quelques contemporains allemands réformés qui conti-
nuent à accréditer ce type de lecture. Dans un exemplaire du Mercure
Galant datant du 23 janvier 1632 et donc vieux d’un demi-siècle au
moment où il écrit, l’auteur lit qu’à Vienne la naissance « d’un monstre
composé de deux enfants [...] faisaient bien dire des choses aux inter-
prètes des prodiges. Le monstre signifiait quelque ligue fort
étrange » 185 ; un peu plus loin, il tourne en ridicule un nommé Peucer,
« luthérien fort entêté », qui inonde ses ouvrages de monstres de
mauvais augure 186. Bayle n’en nie pas pour autant l’existence des
démons et le titre de son article 63 est clair : « Les démons faisaient
prendre pour des prodiges plusieurs effets de la nature. » Il s’appuie
alors quasi exclusivement sur des sources romaines traitant des trou-
bles liés aux guerres de la République 187. C’est l’occasion de critiquer
l’idolâtrie dont faisaient preuve les autorités romaines en ces temps
troublés car les prodiges « n’étaient propres qu’à soutenir le culte des
fausses divinités ». Pour Bayle, les démons agissent néanmoins en vue
d’entretenir les faux dieux. Les résultats de ces actions sont multiples
parmi les prodiges et notamment les monstres biologiques. « Était-il
né à la campagne quelque monstre, un chien à deux têtes, un veau à
six pieds » et les autorités s’affolaient. De quelle manière les démons
pouvaient-ils être à l’origine de ces naissances, Bayle n’entre pas dans
les détails mais il est sûr qu’ils « travaillaient à la propagation de
l’idolâtrie par toute sorte de voies ». La démonologie fructueuse
n’étant pas vraiment canonique – Paré l’avait très prudemment criti-
quée un siècle avant lui – il est possible que ce soit à une action
dysembryogénique que pense l’auteur et donc à une illusion, fruit d’un
démon qui eut pu effrayer la future mère. On le voit, l’imagination
demeure en fait le canal le plus évident, même dans l’argumentation
démonologique.

Au terme de ce chapitre consacré à la tératogenèse dans la morale


sexuelle chrétienne, il nous faut souligner et rappeler plusieurs points.
Tout d’abord, il apparaît que le monstre y tient une place plus impor-
tante que dans l’éthique sexuelle païenne. La sanction est présente
dans des domaines peu exploités par l’ancienne tradition et elle y est
200 Monstres

clairement exprimée en termes médicaux et physiologiques. Il faut


toutefois que le rapport entre le délit et la sanction ne soit pas d’une
trop grande évidence mécanique, comme pourrait l’être par exemple
l’interdit de frapper une femme enceinte. Il convient de laisser la place
à une justification transcendantale, c’est-à-dire un respect fidéiste à
l’égard de la loi sacrée.
En même temps, pour que l’interdit puisse conserver un certain
poids, une physiologisation s’avère fort utile. Dans ce cas, la science
ancienne et l’ensemble des théories médicales et d’histoire naturelle
constituent autant de référents nécessaires. C’est ce que nous avons
pu constater avec le sang menstruel, les jours interdits qui souvent
sont justifiés par l’ivresse éthylique du mari ou encore la position dans
l’acte d’amour. Ce sont des exemples révélateurs de cette transforma-
tion et de ces réemplois intellectuels.
Si la physiologisation est trop évidente comme pour la grossesse,
la lactation ou à certains égards la bestialité, la perspective se renverse.
Au lieu d’avoir affaire aux deux éléments qui forment cette dialecti-
que : « c’est interdit donc c’est dangereux pour l’enfant » et « c’est
dangereux pour l’enfant donc c’est interdit », seul le second élément
suffira et on aura ainsi que très peu l’occasion de se référer au premier.
De ce fait, l’immédiateté de la réaction tend à exclure tout intermé-
diaire divin. D’où la difficulté à saisir les limites précises du domaine
de l’hygiène qui, pour fortifier ses commandements, appelle souvent
une justification morale. La notion même de contre nature relève bien
de cette problématique : sur l’axe moral, l’acte contre nature déplaît
à Dieu, sur l’axe physiologique, il est contraire à la santé et au bien
du corps.
Il faut encore rappeler que la plupart des témoignages cités appar-
tiennent à la culture écrite, c’est-à-dire aux œuvres savantes plus ou
moins virtuoses. Dans ce type de réflexion tératologique, la dimension
morale précède le phénomène pathologique. Même si certains d’entre
eux ont bien pénétré les pratiques collectives, nous n’avons pas affaire
à des principes préventifs où la monstruosité constituerait l’objet
central, c’est précisément cet autre versant de la question qui reste posé.

Enfin, nous avions avancé qu’avec le christianisme, le monstre


vidé de toute valeur prophétique du moins au début, était essentielle-
ment pensé dans la sphère privée. Certes, des historiens ont pu pour
l’Antiquité et le Moyen Âge, remettre en question la distinction public
Tératogenèse et christianisme 201

/ privé mais nous la poserons malgré tout dans l’acception des mots
latins publicus et privatus à propos précisément des prodiges, ce que
l’astrologie grecque établissait avec les mots katholikon et genethlia-
kon, c’est-à-dire « général » (universel) et « particulier ». Ainsi donc,
à l’époque paléochrétienne, le monstre est traité dans le cadre du
discours sur la sexualité et de ses nouveaux interdits. Il s’agit d’une
sanction logique qui frappe les contrevenants à l’interdit sexuel :
l’enjeu n’est que celui du particulier et aucune lecture collective, et
donc prophétique, n’est à considérer. L’on peut cependant s’interroger
sur l’ampleur d’un véritable bouleversement ou d’un changement à
propos de la place du monstre dans la société romaine au tournant de
la période chrétienne. Tout d’abord, nous l’avions souligné, la science
divinatoire mésopotamienne et étrusque comme la théorie prophétique
développée plus tard au XVIe siècle, sont le produit d’une classe réduite
dont les théories n’étaient pas forcément répandues au sein de la
population. Par ailleurs, le texte de Xénophon 188 sur les conséquences
des unions illicites – dont les incestueuses – laissait malgré tout suppo-
ser un lien sous-jacent entre sexualité hors norme et tératogenèse qui
n’avait comme enjeu que la sphère généthliaque. En effet, citons à
nouveau le texte : « ceux qui transgressent les lois établies par les
dieux subissent un châtiment auquel il est absolument impossible à
l’homme de se soustraire [...] quelle est la punition que ne peuvent
cacher ceux qui ont des relations intimes » illicites ? La structure est
claire et rappelle d’une certaine manière l’argument de la négation des
dieux par le Sisyphe de Critias 189 : la justice des hommes sanctionne
les actes connus mais il faut bien des dieux pour punir les délits
demeurés cachés ou les pensées, même les plus intimes. Le clivage
est ainsi posé : ce qui est secret opposé à ce qui est connu de tous.
Les dieux ont pour ainsi dire mission de dévoiler les secrets et cette
mission est clairement établie par Jérôme au sujet du Dieu chrétien
par rapport aux délits sexuels, ceux les plus secrets et les plus intimes.
Ces délits, ces péchés désormais, finissent toujours par être connus
car le monstre ou quelquefois les jumeaux, voire les ressemblances
ou les dissemblances, sont là pour manifester la chose : « nihil occul-
tum quod non manifestetur 190 ». Ainsi, pour le passage de l’ancienne
religion au christianisme triomphant, l’on ne peut considérer qu’un
changement progressif et non une révolution. L’originalité chrétienne
des premiers temps réside peut-être dans l’explicitation violente et
systématique de ce type d’argumentation tératologique.
Chapitre 5

Éviter les monstres

Nous l’avons assez souligné, dans un discours sur la monstruosité


et sur ses causes, si l’argument moral précède et domine, le recours
à la physiologie n’en demeure pas moins utile pour sa crédibilité,
comme si le commandement moral tout seul avait du mal à suffire.
Inversement, on constate de manière fréquente la construction d’une
morale pour transcender des préoccupations d’abord médicales,
tendance qui n’est pas absente de la médecine antique. S’accomplit
ainsi un va-et-vient incessant entre morale et physiologie. Dans le
second mouvement, de la physiologie vers la morale, la pathologie
constitue le point de départ du raisonnement. Partant des diverses
pathologies connues du processus de la procréation, depuis la concep-
tion jusqu’à l’accouchement, la pratique médicale cherche à les préve-
nir. Ces stratégies d’évitement se trouvent être les plus répandues dans
la population au regard des autres discours d’origine savante. Le
contexte social, épistémologique et psychologique de ces stratégies
est bien sûr différent chez les théoriciens et dans le peuple. Les préoc-
cupations inscrites dans le vécu biologique sont surtout pragmatiques,
alors que, comme nous l’avons dit à propos de la Grèce ancienne, les
discours savants, philosophiques, médicaux ou religieux, n’étaient
certainement pas les plus écoutés. C’est au contraire le niveau du
particulier qui tendrait à s’imposer : le monstre vient sanctionner une
faute cultuelle et/ou hygiénique. L’étude comparative des littératures
ethnographique extra-européenne et folklorique confirmera ce point.
La vie des futurs parents, et surtout de la future mère, s’organise selon
d’innombrables règles hygiéniques et de principes préventifs, qui révè-
lent ainsi une bonne part des théories tératologiques populaires, au
sens de « partagées par le plus grand nombre » 1.
204 Monstres

PRINCIPES « UNIVERSELS » DE PRÉVENTION

Ces diverses stratégies d’évitement comme les interdits, les obli-


gations ou les simples conseils, tendent à prévenir les monstruosités
et les malformations. Elles sont construites à partir de l’expérience de
pathologies corporelles réelles et elles semblent en cela universelles.
On en trouve aucune trace dans la médecine gréco-romaine savante
écrite ainsi que dans la médecine médiévale occidentale, largement
influencée par la première. D’ailleurs, les quelques références à ce
type de pratiques les qualifient de « populaires » et les relèguent au
rang de superstitions vulgaires, distinction sociale avant tout. Il est
probable que leur nature plus magique – au sens de mécanique et
d’automatique – que religieuse a rendu moins facile la critique médi-
cale : elles ne peuvent être véritablement « laïcisées ».
Qu’il s’agisse d’universalité des théories, de convergence entre
elles ou de leur continuité sur le très long terme, les nombreuses
données laissent supposer une forte présence de ces pratiques non
seulement en Europe à toutes les époques mais aussi dans d’autres
civilisations. Loin des discours théoriques, elles relèvent d’un souci
et d’un regard particuliers, ceux de l’intéressé(e) aux prises avec la
réalité concrète 2. Remarquons que si durant une longue période, la
littérature médicale savante les passe sous silence, elles apparaissent
très nettement dans les écrits médicaux, sans nuance critique à leur
égard, à partir du XVIe et ce jusqu’au début du XIXe siècle.

L’analogie

En règle générale, cette catégorie de pratiques s’articule autour


d’une notion que J. G. Frazer avait nommée la magie « sympathique
homéopathique 3 ». On pourrait la qualifier également d’« imitative »,
d’« analogique », d’« associative », car l’ensemble fonctionne par
associations d’idées. Il existe aussi les termes de « contagion » ou de
« sympathie » (Arnold Van Gennep) ou encore de « loi de similitude »
(J. G. Frazer). En vertu de ces principes, durant toute sa grossesse,
période qualifiée de « condition organico-psychique de morbidité
magique » par Ernesto de Martino 4, la femme enceinte doit modifier
Éviter les monstres 205

son comportement et respecter un grand nombre d’interdits plus ou


moins importants selon les cultures, afin de prévenir tous les dangers
inhérents à sa situation.

Les interdits

Il en existe principalement trois catégories : alimentaires, moteurs


et verbaux.

Voici quelques exemples d’interdits alimentaires pris surtout


dans le continent noir-africain. Chez les Zoulous d’Afrique australe,
la femme enceinte ne doit pas manger d’une vache morte en vêlant
car elle connaîtrait un sort semblable. Une jeune fille ne doit jamais
consommer de porc, ni d’éléphant, ni de cheval car l’enfant risquerait
d’en avoir les traits. Et lorsqu’elle y est poussée par les circonstances,
elle doit dire : « Peu importe que je donne naissance à un éléphant
pourvu que je vive ; cela vaut mieux que de ne pas mettre au monde
et de mourir de faim. » L’interdit ne se limite d’ailleurs pas aux
femmes enceintes puisque toute jeune personne, homme ou femme,
doit s’abstenir de consommer la lèvre inférieure du bœuf car, par
imitation, celle de son enfant ne cesserait de trembler : lorsque cela
arrive c’est le père qui se voit accusé. Ce dernier ne doit pas non plus
manger la partie « sans poil » de la panse (umtala) du bœuf car ses
enfants naîtraient chauves et les garçons le redeviendraient à l’âge
adulte 5. Chez les Cafres, également d’Afrique australe, le père ne
mange pas deux souris attrapées en même temps car sa femme pourrait
mettre au monde des jumeaux 6. Une étude plus récente aborde la
question pour les femmes ba-sakata, ethnie de la République démo-
cratique du Congo, ex-Zaïre 7. Les Fang du Gabon interdisent la viande
d’écureuil aux femmes enceintes car cet animal se réfugie dans les
cavités des arbres ; pour la même raison, les femmes gestantes ont
horreur de tous les animaux capturés ou vivant dans des trous :
Si les femmes mangeaient un animal de ce type, l’enfant pourrait
lui aussi, rester dans son trou (dans le ventre), et on devrait s’attendre à
un accouchement difficile. De même, pendant cette période, les parents
ne doivent pas chercher à retirer des nids d’oiseau du creux des arbres,
et un de mes employés, qui avait rendu sa femme enceinte, refusa caté-
206 Monstres

goriquement de me confectionner un modèle de miche de manioc, sous


prétexte qu’elle était creuse 8.
En Turquie, les femmes de la région de Bergama 9, l’antique
Pergame, doivent éviter la viande du lièvre ou du chameau car l’enfant
aura les lèvres relevées et fendues, c’est-à-dire un bec-de-lièvre ; le
mouton car l’enfant sera morveux puisque la tête de cet animal est
gélatineuse ; la partie sans poils des tripes car l’enfant sera chauve 10 ;
le poisson car l’enfant aura la bouche ouverte, parlera du nez ou aura
une mauvaise ossature ; la poule car l’enfant sera sale puisqu’elle
picore tout ce qu’elle trouve ; les crabes et les écrevisses car l’enfant
ne marchera qu’à reculons ; les escargots car l’enfant sera baveux ;
les prunes, les mûres noires ou les pétales de rose rouge car l’enfant
aura des taches rouges ou violacées sur le corps ; le poivre noir car
l’enfant sera couvert de taches noires ; le navet car l’enfant sera
péteur... On trouverait des exemples équivalents en Amérique du Nord.
En France (Poitou), il ne faut pas manger un fruit double, fruit
besan, c’est-à-dire jumeau, sous peine de malheur, et la femme même
non gravide qui mange un fruit à deux noyaux aura des jumeaux 11.
Dans la France du Nord-Est, au XVe siècle, il était prescrit aux femmes
enceintes de ne manger ni de la tête de lièvre car leur enfant aurait
risqué de naître avec les lèvres fendues comme cet animal, ni de la
tête de poisson car l’enfant aurait eu une bouche pointant vers l’avant,
ni enfin de fromage mou car le sexe de l’enfant aurait été mal formé 12.
La présence des interdits alimentaires de la femme enceinte est malgré
tout assez limitée en Europe comparée à la dituation dans d’autres
aires culturelles.

La deuxième catégorie, celle des interdits moteurs, est également


assez bien représentée. Les femmes sakata ne doivent pas s’asseoir
sur un tronc d’arbre brûlé ou entretenir un champ nouvellement brûlé
car l’enfant pourrait naître avec des taches noires 13. Elle ne doit pas
traverser une rangée de fourmis rouges car les fourmis risqueraient
d’« arracher les cheveux » de l’enfant qui ainsi naîtrait chauve. On ne
doit pas non plus la réveiller brusquement car cela dérange les esprits
qui façonnent l’enfant à ce moment-là, et des parties pourraient
manquer à ce dernier.
Les Havasupai d’Amazonie pensent qu’une femme enceinte qui
dort sur le côté et se retourne brusquement peut mettre au monde des
Éviter les monstres 207

jumeaux car dans sa matrice le « fluide » s’est divisé en deux parties


sous l’effet du mouvement soudain 14.
En Europe, on trouve des prescriptions comparables. À Grottola
(Mezzogiorno) il ne faut pas brûler du bois de perastro, arbre rugueux
et épineux, dans le foyer domestique car l’enfant aura la peau sèche
et rugueuse. En France, il faut éviter le contact avec les morts ou tout
ce qui est mort, dont le blé à charbon, car cela provoquerait par
« contagion » la mort de l’enfant 15. Les femmes enceintes du Mezzo-
giorno ne doivent pas boire à même le seau puisé dans la fontaine car
l’enfant aurait une bouche grande comme le récipient 16. Dans plusieurs
villes de l’Italie du sud, la femme enceinte ne doit pas passer sous un
licou, ni croiser les mains en étant assise à l’église, ni passer un
écheveau autour de son cou car l’enfant aurait le cordon entouré autour
du sien et pourrait ainsi mourir étranglé. Cette même crainte ferme
les portes des magnaneries aux femmes gestantes chinoises, et en
France, il arrive qu’on leur interdise également l’usage du fuseau, le
pelotage de la laine... ainsi que le port de colliers 17.
Pour faciliter la délivrance, les prescriptions tendent très souvent
à rejeter tout ce qui de près ou de loin a rapport à la notion de nœud,
de fermeture, de ligature. Les femmes sakata ne doivent pas croiser
les jambes car l’enfant risquerait de mettre du temps à sortir 18. Dans
l’Italie méridionale, pour provoquer un accouchement facile, on
découd quelques points au jupon de la parturiente et même au matelas
sur lequel elle est allongée. Enfin, comme pour la consommation du
porc-épic au Congo, on prend garde en France d’éviter à la vache de
marcher sur un hérisson car, à cause des épines de l’animal, elle aurait
un accouchement difficile.

Enfin, concernant les interdits verbaux, la future mère, durant la


grossesse, doit absolument éviter de proférer jurons, blasphèmes ou
moqueries, ou même en être témoin, car la faute pourrait s’imprimer
sur l’enfant. Dans le Maine, la personne chargée de mener les femelles
aux mâles ne doit pas blasphémer car les petits risqueraient d’être
tachés de noir (Sébillot). La sanction est ici mécanique alors que, pour
le pays messin, le Dr Westphalen 19 présente la croyance sous une
forme religieuse puisque certains voient dans les naissances mons-
trueuses « un châtiment de Dieu punissant une mère qui a juré ou
blasphémé pendant sa gestation ». Dans le Béarn contemporain, ont
été recueillies des informations comparables :
208 Monstres

Ça, elle est allée à Lourdes dans cet état de grossesse, elle était un
peu je-m’en-foutiste, ça je le sais, elle s’est moquée des malades. Est-ce
qu’elle a vu un malade auquel elle s’est moquée, je ne sais pas, mais elle
s’est moquée et té, bel et bien que la petite est née comme ça 20.
À forte connotation morale, ce dernier thème conserve malgré
tout un côté hygiénique. Intermédiaire divin ou plutôt mécanique de
l’« envie », du « mauvais œil » ou de la baskanía antique, la démesure
physique vient sanctionner et équilibrer en quelque sorte la démesure
de l’esprit que constituent le mépris et la jalousie. Le christianisme a
particulièrement bien exploité ce rapport entre, d’un côté, la moquerie
et le blasphème et, de l’autre, le corps disgracié 21.

Interprétations

Le nombre de ces exemples, très nombreux dans les littératures


ethnographique et historique, pourrait être multiplié indéfiniment. Le
mécanisme de ces croyances obéit en effet, de manière convaincante
aux principes de la magie dite « imitative », « homéopathique » ou
encore « de contagion », obéissant à la maxime « le semblable produit
le semblable ». Mais a-t-on véritablement expliqué les phénomènes
une fois admis ce principe ? Ne faut-il pas chercher d’autres raisons,
c’est-à-dire des raisons premières qui, antérieures, se seraient dans un
second temps « habillées » de cette logique imitative ? De plus, pour
chaque culture ne faut-il pas s’efforcer de replacer l’interdit moteur
ou alimentaire, à l’encontre d’un animal ou d’un végétal, au sein d’un
système global pour ne pas dire une structure ?

Une première famille de réponses peut être dite « hygiéniste » :


l’analyse tend à attribuer aux pratiques religieuses, notamment les
prohibitions alimentaires et motrices, une efficacité hygiénique d’ori-
gine empirique. Celle-ci constituerait la raison première avant qu’elle
ne soit recouverte d’un discours symbolique. L’hygiénisme est un
vieux mirage de l’étude des tabous et des interdits alimentaires, notam-
ment pour ceux du Lévitique qui ont depuis longtemps été l’objet
d’études médicales. En 1841, S. H. Kellog écrivait : « Il est probable
que l’hygiène et l’action sanitaire soient les grands principes détermi-
nant les lois qui figurent dans ce chapitre 22. » Le père Lagrange
Éviter les monstres 209

partage une vision très voisine : « Mais, dans sa [l’impureté] racine,


est-ce autre chose qu’une mesure de préservation sanitaire 23 ? »
À propos des interdits religieux, le matérialisme médical n’est
pas le seul fait des auteurs des XIXe et XXe siècle mais demeure une
tentative intemporelle. Dès l’Antiquité, Plutarque épouse quelquefois
cette lecture, en particulier au sujet des interdits pythagoriciens 24.
Toute la tendance à la physiologisation des interdits chrétiens s’intègre
aussi à cette optique de justification pour des raisons médicales. Pour
revenir au Lévitique, le médecin et philosophe juif espagnol du
e
XII siècle, Maïmonide, explique ainsi les commandements mosaïques.
Cette tendance facile démontre en réalité une proximité des notions
car le sauvage agit bien en vue d’un mieux être mais de là à ce que
ces tabous soient médicalement justifiés par la bio-médecine contem-
poraine, il y a une marge. Certes, cela peut toujours relever d’une
coïncidence mais qu’ils en soient ainsi expliqués par elle, là commence
l’illusion hygiénique ou sanitaire. Il n’empêche qu’aujourd’hui
encore, cette lecture est suivie par plusieurs historiens, anthropologues
et ethnographes. La prohibition de l’inceste par eugénisme, l’interdit
du porc expliqué non pas seulement par des raisons hygiéniques
(risque de trichinose) mais également écologiques 25, piste positiviste
pour la prohibition pythagoricienne de la fève 26, double lecture c’est-
à-dire symbolique et hygiénique pour les interdits des femmes encein-
tes 27. La démarche est tentante et peut tout aussi bien s’avérer satis-
faisante en quelques circonstances mais ne peut être en aucun cas
regardée comme une grille d’analyse.

Cependant, Nicole Belmont reconnaît une raison première qu’il


convient de dégager de sous l’apparence symbolique, à la différence
que la référence n’est plus sanitaire mais psychanalytique. Il s’agit de
la ritualisation des fantasmes pour laquelle les éléments s’articulent
autour de la question des rapports conflictuels homme-femme, notam-
ment pour la domination de cette dernière.
Sur ce même plan psychanalytique, il faudrait évoquer un autre
aspect de la question, celle de l’« assimilation alimentaire » qui fonc-
tionne selon les théories magiques de Frazer ou de Mauss, sympathie
et contagion, mais de manière autonome. En d’autres termes, ce serait
en en vertu des fantasmes humains universels. La formule résumant
bien les faits serait : « l’on est ce que l’on mange 28 », ce qui signifie
que les caractéristiques de l’être consommé, qu’il soit plante, animal
210 Monstres

ou minerais, sont censées être assimilées par l’individu. Ainsi, le


raisonnement peut légitimer par exemple la consommation de chair
de lion afin d’en récupérer une partie de la force. C’est également une
des logiques du cannibalisme rituel. Nous avons vu plus haut de
nombreux exemples de ce schéma, valables pour les sociétés aussi
bien primitives, traditionnelles que contemporaines. Ne lit-on pas dans
un numéro d’Elle (23 juin 1980) une illustration contemporaine de la
traditionnelle théorie des « signatures » : « Les noix ne rappellent-elles
pas le cerveau humain et ses deux hémisphères cérébraux contour-
nées ? Cinq cent grammes de noix peuvent fournir à votre moteur
l’énergie nécessaire à son fonctionnement pour quarante-huit
heures 29. »
Enfin, nous ne saurions clore cet aspect du problème sans rappe-
ler la forte ambivalence entre les fonctions digestive et de gestation.
La symbolique apparaît dans de nombreux contes et mythes et
demeure selon Freud, une pièce fondamentale dans la représentation
infantile de la sexualité et de la reproduction 30. Les enfants seraient
obtenus en mangeant quelque chose de précis et seraient mis au monde
par l’intestin et l’anus, de la même manière que sont produits les
excréments. Selon ces derniers fantasmes, les croyances n’auraient
qu’elles-mêmes pour causes premières c’est-à-dire qu’elles ne consti-
tueraient pas une quelconque rationalisation mais qu’elles seraient
pour ainsi dire autonomes.

Dans l’optique d’une « analyse structurale », il faudrait rappeler


qu’au sein des différentes cultures citées, chaque élément comporte
un sens et une symbolique bien particulière et précise qui s’intègre à
un complexe plus vaste. Sur le plan de la logique imitative, nous avons
déjà eu l’occasion de constater qu’un même animal auquel les mêmes
mœurs étaient attribuées, pouvait être utilisé de manière différente,
voire opposée 31. Il ne s’agit plus alors de comparer uniquement ces
éléments mais les séquences entières au sein desquelles ils s’organi-
sent : c’est précisément en cela que consiste la critique adressée par
Van Gennep à l’égard de Frazer, accusé de compiler et de comparer
des données sous un angle très superficiel. Par exemple, si l’on exami-
nait de manière plus précise la culture sakata, l’interdiction de se
promener sur un champ nouvellement brûlé pourrait être expliqué par
d’autres éléments de la vision du monde de cette culture : symbolique
du champ et de l’agriculture, du brûlis, du feu en général ou encore
Éviter les monstres 211

de la théorie de la procréation... De plus, l’étude de certains mythes


pourrait davantage nous éclairer sur toute la construction. Claude Lévi-
Strauss a ainsi mis en évidence le rapprochement opéré dans les cultu-
res amérindiennes, entre la gémellité et le bec-de-lièvre 32. À partir
d’une pratique attestée chez les Péruviens au XVIe siècle relevée par
le père Arriaga, assimilant ceux qui sont nés par les pieds, ceux
pourvus d’un bec-de-lièvre et les jumeaux, il compare quelques mythes
amérindiens où intervient le personnage de Lièvre, animal aux lèvres
fendues 33 et possédant par là même des qualités de « pourfendeur ».
Cette dernière notion est des plus vastes et peut concerner à l’occasion
d’autres animaux que Lièvre, comme Écureuil aux lèvres également
fendues, et même des éléments comme l’orage et la foudre. Ainsi,
chez les Macha de Bolivie, « on dit aussi que si une femme enceinte
est effrayée par le tonnerre et les éclairs, l’enfant dans son ventre se
divise. On m’[T. Platt] a raconté que les jumeaux naissent quelquefois
les lèvres fendues verticalement par le milieu : on l’attribue également
à la peur causée par le tonnerre et les éclairs 34 ».
Cet exemple amérindien montre clairement que les interdits
doivent le plus possible être analysés dans un cadre plus large et propre
à la culture ou au groupe étudiés. Ils ne constituent pas de simples
prescriptions hygiéniques mais doivent être rattachés à l’ensemble
d’un système symbolique complexe. De plus, si au sein de cultures
différentes, les interdits enfreints se manifestent quelquefois par une
sanction commune, chacune de ces prescriptions alimentaires ou
gestuelles se justifient de manière propre pour chaque système symbo-
lique 35. En fait, les sanctions apparaissent souvent comme autant
d’efforts de rationalisation, comme nous l’avons vu avec le cas de
l’interdit menstruel dans l’Occident chrétien. C’est un interdit plutôt
nouveau en Occident puisque c’est un héritage vétéro-testamentaire
pour lequel les justifications sémitiques ne sont pas connues. La
culture importatrice l’adopte, le justifie et le rationalise dans les termes
de son propre système symbolique. Il est certain que la menace de
lèpre, d’épilepsie ou d’éléphantiasis ne constituait pas la crainte
initiale avancée dans le Lévitique ou le Deutéronome.
Cependant, les conséquences physiques qui peuvent frapper
l’enfant se retrouvent fréquemment et correspondent pour la plupart
à de réelles pathologies cliniques : le bec-de-lièvre ou fente labiale et
labio-palatale, la calvitie, le cordon ombilical autour du cou, un accou-
chement difficile dont une mauvaise présentation ou encore la gémel-
212 Monstres

lité. Nous retiendrons tout particulièrement la première. Il faut souli-


gner d’abord que le « bec-de-lièvre » est très souvent associé à la gent
des léporidés, quelquefois à la taupe et moins souvent à l’écureuil.
Tout cela semble dépasser les particularismes culturels. Peu importe
pourrait-on dire, la place qu’occupe le lièvre dans le système local :
il pourrait sembler qu’il soit prohibé durant la grossesse ou toute la
période de fécondité de la femme simplement pour une question
d’hygiène magique. Le cas du lièvre en Turquie est à ce propos éclai-
rant. Il est prohibé par l’islam en vertu d’une tout autre raison offi-
cielle : la hase est supposée être le seul animal avec la femme à
connaître un flux menstruel. Ainsi, dans la région de Sivas, on craint
que l’enfant naisse avec de longues oreilles et des yeux saillants. Il
est difficile ici d’y reconnaître une quelconque anomalie congénitale.
La raison invoquée par les gens de Sivas se présente plutôt comme
une justification de l’interdit islamique : la conséquence est la punition
de la transgression et il n’y a ici rien d’hygiénique. C’est l’explication
que l’on donne également dans la région de Bergama 36 et elle ne
constitue pas nécessairement une justification a posteriori d’un ancien
interdit. E revanche, la crainte de la fente labio-palatale ne se situe
pas au même niveau et le cas du chameau en est la preuve : helâl dans
l’islam, c’est-à-dire licite à la consommation, il se voit retiré du régime
particulier des femmes enceintes car comme lui, l’enfant pourrait
naître avec les lèvres fendues et tremblantes.
Quant à l’Europe chrétienne où le lapin et le lièvre ne sont pas
prohibés, du moins dans les cultures qui en consomment 37, on trouve
des traces de cet interdit alimentaire pour la femme enceinte. Dans
les Évangiles des quenouilles (France du Nord-Est, XVe siècle), on
peut lire ce conseil de Dame Ysengrine :
On ne doit point donner a jones filles a mengier de la teste d’un
lievre affin qu’elles marieez et par especial enchaintes n’y pensent, car
pour certain leurs enfants en pourroient avoir leurs levres fendues. Dist
tantost Margot des Bledz : Tout ainsi en avint il nagaires a l’une de mes
cousines, car pour ce qu’elle avit mangié de la teste d’un lievre, sa fille
dont elle estoit enchainte, en apporta sur terre quatre levres.
Si l’on peut en faire une analyse linguistique – peut-être
consciente chez l’auteur – en soulignant l’allitération entre « lievre »
et « levre », c’est sans nul doute sur le plan para-linguistique que l’on
doit chercher la solution. La consommation de l’animal, ici tout spécia-
Éviter les monstres 213

lement sa tête, est censée communiquer à l’enfant ses caractéristiques


physiques, en l’occurrence non pas les longues oreilles ou les yeux
saillants mais bien sa fente labiale. C’est une loi magique classique
qui associe le ventre de la digestion au ventre de la gestation et que
l’on retrouve fréquemment dans les collectes ethnographiques de la
France. Dans le conte type T 708 (The Wonder Child) appelé par P.
Delarue et M.-L. Tenèze La fille innocente qui accoucha d’un monstre,
l’héroïne met au monde, à la suite d’une grossesse magique, un enfant
contrefait ou bien un animal, souvent un chat. Une version de Haute-
Bretagne 38 récoltée par Paul Sébillot en 1880, présente les faits ainsi :
Il y avait une fois une domestique ; ses maîtres l’aimaient bien, car
c’était une bonne personne. Mais un jour elle mangea une tête de chat et
devint enceinte. Ses maîtres la chassèrent de la maison et la mirent dans
une cuve qu’il jetèrent à la mer. Pendant qu’elle flottait au gré des flots,
elle mit au monde un chat, et elle aborda sur une île.
L’histoire peut alors commencer. Le motif de la consommation
d’une tête d’un animal qui rend enceinte et par-dessus le marché, d’un
animal de l’espèce consommée, n’est pas très répandu parmi les diffé-
rentes versions françaises réunies par Delarue et Tenèze. Il est fort
probable que le conteur François Marquer de la commune de Saint-
Cast ou l’un des maillons de la chaîne a ressenti le besoin de compléter
le motif de la naissance d’un chat issu du ventre d’une femme par une
explication rationnelle. Nous baignons bien entendu dans le monde
de l’imaginaire mais il n’est pas exclu pour autant que les contes
transmettent des croyances accréditées. En réalité, l’exemple de ce
conte n’est pas forcément bien choisi. D’une part, d’autres versions
insistent sur le caractère magique de ce qui rend la jeune fille enceinte,
d’autre part, le chat n’est pas un animal de consommation courante et
bien qu’il n’existe pas de terreur insurmontable qui tendrait à s’y
opposer, cet animal n’est mangé qu’en des circonstances extrêmes.
Aussi, on peut supposer qu’à une nourriture exceptionnelle répond
une naissance, elle aussi, exceptionnelle. Car ce ne sont pas des pres-
criptions à l’encontre d’aliments interdits pour tous, comme le porc
ou le lièvre dans l’Islam, ou de toute façon peu consommés comme
le chat en Europe. Nous nous intéressons aux aliments courants et
prohibés exclusivement à la femme enceinte.
Que disent les sources antiques du lièvre et de son « bec » ? À
Athènes, le lièvre est aussi bien un animal de compagnie que de
214 Monstres

consommation. Il est présent dans les recettes gynécologiques de Pline


pour des vertus particulières : la matrice de la hase ou les testicules
et la présure du mâle sont des mets supposés favoriser la naissance
d’un enfant mâle 39. Mais nulle trace semble-t-il, d’une quelconque
crainte de bec-de-lièvre, bien que la langue grecque établisse bien un
lien entre l’animal et la fente labiale 40. Par ailleurs, aucun mythe
étiologique ne saurait nous éclairer 41. Qu’ils soient païens ou chris-
tianisés, ces mythes expliquent la fente labiale par un grand éclat de
rire que poussa jadis le lièvre mais rien ne concerne l’interdit aux
femmes. Quant à sa réputation, il est dit parfois que sa rencontre est
de mauvais augure 42 mais aucune autre précision sur la fente. De plus,
de nombreux autres aliments, plantes ou animaux, ne sont interdits
alors qu’en vertu du même principe de sympathie et en mangeant
n’importe lequel des aliments, la mère devrait mettre au monde un
enfant semblable au produit consommé : que ce soit une poule, un
canard ou encore un chou ! Ainsi, la nature de la monstruosité et les
divers risques relatifs à l’accouchement précèdent l’interdit. C’est en
effet, à partir de l’expérience de malformations ou de naissances singu-
lières comme la gémellité et la présentation par les pieds, que sont
établis les interdits. C’est en vue d’éviter ces conséquences que l’on
recherche par le biais de la logique imitative les facteurs favorisant.
Une moralisation peut s’y greffer mais le souci est d’abord hygiéni-
que : prévenir les problèmes liés à la gestation, à la grossesse et à
l’accouchement. Comme le souligne l’exemple amérindien étudié par
Lévi-Strauss, le lièvre comporte des qualités internes de pourfendeurs.
Que ce soit un lièvre, un écureuil ou une taupe, cette qualité, cette
force ou cette quelconque autre entité agissante exerce une influence
sur la matière. Les termes « analogique » ou « imitatif » deviennent
alors mal appropriés car il s’agit bien d’un phénomène physique. La
contagion de ces propriétés ne se pense pas de manière vague mais
elle est considérée comme le fruit d’une causalité concrète susceptible
de s’intégrer dans une représentation physiologique 43. C’est donc
précisément, l’importance pathologique réelle énoncée dans le
discours qui explique la grande importance de cette catégorie hygié-
nique des croyances. Si le principe imitatif peut quelquefois devenir
créateur d’une pathologie fantaisiste, comme le montre l’exemple du
lièvre en islam, c’est malgré tout une réflexion clinique qui se trouve
à la base de ce type d’analyses. Par rapport à l’animal, le végétal ou
l’objet, on aura ces cas de figure :
Éviter les monstres 215

– aspect physique ou constitution : il a les lèvres fendues, il est


rugueux, il est fait avec du sang... ;
– comportement ou fonction : il est sale, il vit dans un terrier ou
les arbres creux, il sert à couper ou enrouler... ;
– réputation morale ou propriétés : il est rusé, peureux, diabo-
lique, acide, chaud ou froid, « pourfendeur »...
L’on peut dès lors distinguer trois types de démarche :
– Relation de cas cliniques réels avec divers domaines comme
l’alimentation ou la gestuelle. Exemple : bec-de-lièvre fente labiale du
lièvre, de l’écureuil ou du chameau / mauvaise suture du crâne scierie /
cordon autour du cou pelotage du fil, nœuds,... / gémellité fruits
doubles, division...
– Anticipation, c’est-à-dire un élargissement à des cas non-
existant au moyen d’une logique identique. C’est le cas du chat dans
le conte T 708 avec l’enfant à tête de chat, l’éléphant dans certaines
cultures d’Afrique où l’enfant peut avoir une tête d’éléphant 44, le
lièvre dans la Turquie musulmane avec aussi un risque d’enfant à tête
de lièvre... Ici, les pathologies ne correspondent à rien de réel.
– Rationalisation d’un interdit préexistant ou importé. C’est
l’exemple du sang menstruel qui donne la lèpre dans l’Occident chré-
tien, ou du lièvre dans la Turquie musulmane.

L’imagination

Dès Platon et les médecins antiques 45, et encore de nos jours en


Europe, le rôle de l’imagination est invoqué : des émotions trop violen-
tes peuvent même provoquer un avortement, ce qui arriva entre autres
femmes, à Julie, l’épouse de Pompée, lorsqu’elle vit son mari couvert
de sang 46. Ainsi, comme dans beaucoup de sociétés, la femme enceinte
de l’Antiquité gréco-romaine est-elle l’objet d’une attention toute
particulière, souci rappelé constamment par les médecins 47. Selon
Pline, cette imagination aux vertus puissantes peut se manifester de
deux manières : il y aurait, d’une part, les réflexions intérieures (cogi-
tatio) transmises par la mémoire (memoria) et, d’autre part, les images
sensorielles (imagines) qui peuvent influencer les cogitationes, la vue
(visus) et l’ouïe (auditus) 48. Il nous faut donc distinguer les images
intérieures, manifestées en particulier par les envies, des images
sensorielles.
216 Monstres

Ressemblances et paix des ménages

L’influence de l’imagination véhiculée soit par l’émotion simple


soit par l’intermédiaire de l’envie non satisfaite, explique un grand
nombre de cas de monstruosités, et dans la vulgate de l’Europe tradi-
tionnelle, elle apparaît comme l’une des premières causes tératogènes.
Il est aussi intéressant de l’aborder pour des écarts autres que le
monstre, notamment dans les théories de la ressemblance. Sur ce sujet,
Bernard Vernier a souligné que dans l’île tunisienne de Djerba, et l’on
pourrait étendre ses analyses à tout le Maghreb, l’imagination de la
femme jouait un rôle capital malgré un contexte social agnatique où
la filiation paternelle est déterminante 49. Loin de n’expliquer que les
écarts, l’imagination maternelles justifie également les cas considérés
comme les plus normaux, c’est-à-dire lorsque le fils aîné ressemble à
son père : au début du mariage, la femme est plus amoureuse du mari
alors qu’au fur et à mesure des autres naissances, son amour est partagé
avec celui pour ses enfants. 50. D’autres nombreux cas de figure, ceux
de ressemblance avec d’autres membres familiaux ou de vicinaux,
sont ainsi expliqués par des raisons sociologiques : promiscuité sous
le même toit, éloignement et nostalgie vis-à-vis des frères, visites
fréquentes de proches... L’imagination est donc le facteur essentiel
d’une distribution de ressemblances aussi bien exceptionnelles – par
exemple avec le voisin – que courantes et idéales 51. Le pouvoir de
l’imagination de la femme est donc « sous contrainte » et doit être
resitué dans une complexe économie d’échanges affectifs et de recon-
naissances. Bernard Vernier souligne bien que la théorie est étendue
à tous les cas et qu’elle explique toutes les ressemblances au sein
d’une société où l’impératif de fidélité féminine est important. Il faut
le plus possible s’efforcer d’assurer une certaine « paix des ménages »
et garantir l’honneur des femmes mariés lorsque certaines ressemblan-
ces viennent à se présenter. Le fait que tous les cas soient ainsi expli-
qués, renforce la crédibilité pour l’explication des cas douteux où
l’hypocrisie collective doit jouer également un rôle non négligeable :
tout le monde est-il dupe ? Il faut alors remarquer qu’en Europe,
l’imagination n’a pas cette importance pour les cas généraux. L’action
de cette faculté apparaît essentiellement comme un brouillage, puisque
la vraie ressemblance est héréditaire, souvent à l’issue d’un affronte-
ment entre les semences des deux parents. Elle est cependant sollicitée
dès le premier écart, à l’occasion d’un souci fréquent qui constitue le
Éviter les monstres 217

premier degré de la monstruosité, c’est-à-dire lorsque l’enfant ne


ressemble pas aux parents ou justement lorsqu’il ressemble trop à
quelqu’un d’autre, c’est-à-dire lorsqu’il y a soupçon d’adultère et de
bâtardise.
La théorie est très présente chez les auteurs antiques. Pour Pline,
il s’agit d’un fait indéniable car selon lui, c’est à ce paramètre qu’il
faut attribuer la grande diversité des physionomies humaines (varietas
multiformis) à l’inverse des races animales où tous les individus se
ressemblent. Tout cela résulte des images que les parents ont soit en
tête soit sous leurs yeux au moment de la conception 52. La méthode
callipédique est connue et recommandée par tous, y compris par Sora-
nos par ailleurs si souvent critique 53. Durant l’acte procréateur, il est
ainsi conseillé aux femmes – et également aux hommes – de regarder
une belle image, un portrait agréable à voir et surtout de ne pas boire
car l’ivresse déforme les images, contribue à les rendre monstrueuses
et provoque ainsi la conception d’êtres disgracieux 54. Le pouvoir
s’avère donc supérieur à celui de l’hérédité puisque comme le « tyran
de Chypre » dont parle Soranos dans son argumentation, un être laid
peut procréer de beaux enfant en fixant des images ou en les faisant
fixer par sa compagne à l’occasion de l’étreinte et après durant la
grossesse. C’est pourquoi les statues placées dans les chambres conju-
gales avec ou non cette finalité, exercent une influence fondamentale
sur l’aspect physique de l’enfant alors conçu. Il semble bien que l’idée
soit acceptée par une large part de la société et le souci d’une certaine
« paix des ménages » et de l’honneur des épouses légitimes doit y
compter pour beaucoup. Deux anecdotes anciennes nous présentent la
croyance au sein d’une mise en scène narrative où, dans un contexte
de soupçon d’adultère, la collectivité semble plutôt sceptique. La
première constitue l’une des intrigues du roman d’Héliodore, les Éthio-
piques : la reine éthiopienne Persinna, dont la peau est noire, explique
dans une lettre adressée à son enfant abandonnée, qu’elle donna nais-
sance à une petite fille blanche car durant l’étreinte, elle avait fixé du
regard une peinture de la belle Andromède :
Lorsque je t’eus mise au monde et que tu étais blanche, et que ton
teint avait une couleur qui n’était pas celle de la nation éthiopienne, j’en
compris tout de suite la raison : pendant mon union avec mon mari, j’avais
sous les yeux un tableau [K γραφ"] représentant Andromède [...]. Je
décidai alors de me soustraire à une mort infamante, sachant bien que la
218 Monstres

couleur de ta peau me ferait accuser d’adultère [µοιχεα] (car personne


ne me croirait, si je racontais mon aventure) 55.
Le doute ou l’ignorance de la théorie par les proches de la reine
renforce la situation dramatique : jusqu’à quel point était-on dupe ou
pouvait-on le rester dans la société ancienne ? Probablement de la
même manière que dans les sociétés traditionnelles contemporaines
où sont attestées ces types de théories dont, discrètement, on peut
douter : en effet, si l’on n’est peut-être pas dupe, une mise en cause
trop marquée serait mal considérée car il s’agit de l’honneur de
femmes et de familles entières. C’est ce que nous dit d’une certaine
manière le texte d’Héliodore et la chose est encore plus claire avec la
seconde anecdote construite sur le même mode dramatique : il y a
soupçon d’adultère et une femme risque sa vie. Augustin qui nous la
rapporte, met en scène Hippocrate dans un cadre anecdotique bien
classique, celui du savant seul contre tous, en conflit contre la majorité
ignorante et qui parvient toutefois à convaincre l’assemblée. Pour
donner plus de poids à un commentaire d’un passage biblique, il s’agit
des troupeaux de Laban et de Jacob sur lequel nous reviendrons, le
Père de l’Église fait une brève allusion à la théorie.
Mais il est reconnu que cela arrive également aux femmes ; on le
retrouve écrit dans les livres du très ancien et très renseigné médecin
Hippocrate : alors qu’une femme soupçonnée d’adultère allait devoir être
punie, elle avait en effet mis au monde un très bel enfant différent du père
et mari, le célèbre médecin résolut le problème ; il chercha à faire se
souvenir si par hasard, il n’y avait pas quelque part dans la chambre, une
peinture [pictura] semblable ; cette peinture une fois découverte, la femme
fut libérée de tout soupçon 56.
Le récit comporte un fort caractère édifiant : l’entourage ignore
la croyance ou dans un premier temps, il n’y pense pas et la femme
est soupçonnée. Hippocrate leur rappelle la théorie qu’il convient de
considérer comme vraie car la paix des ménages et la paix sociale en
dépendent. Accréditée avec plus ou moins d’hypocrisie, l’influence
des images est utile à un certain équilibre et le doute, comme celui
des proches de la reine Persinna, est signe d’ignorance, voire de barba-
rie. Si le médecin Soranos l’évoque positivement dans ses écrits et
sous la forme d’une rumeur concernant un puissant anonyme – véri-
table « légende urbaine » 57 en cours dans le monde antique – alors
que par ailleurs il est très souvent critique à l’égard des méthodes de
Éviter les monstres 219

« bonne femme », c’est que le poids d’une certaine morale sociale


devait protéger cette croyance aux forts et dramatiques enjeux, dans
une de ces sociétés où l’importance de la fidélité féminine et l’angoisse
du bâtard sont particulièrement développées. Par rapport au disgra-
cieux tyran de Chypre qui avait de beaux enfants, la théorie pourrait
servir à masquer de manière tout aussi hypocrite un usage répandu à
Sparte, disait-on, consistant en un adultère officiel 58 : l’essentiel est
d’apporter une explication acceptable pour couper l’herbe sous les
pieds, non pas aux soupçons mais à leur explicitation trop évidente.

L’influence des images

Quelques exemples

La croyance à l’influence des images perdure sans interruption


– peut-être pour les mêmes raisons – dans la culture écrite et tout
particulièrement dans les littératures médicales et scientifiques. Au
e
XVI siècle, Ambroise Paré se fonde sur le roman d’Héliodore alors
que Pierre Boaistuau s’appuie sur un témoignage de Jérôme compa-
rable à celui d’Augustin puisqu’il commente le même récit biblique,
celui des chèvres et des brebis de Laban 59. Dans cette épisode, le
neveu de ce dernier, Jacob, provoque la naissance de cabris et
d’agneaux rayés – qui devaient lui revenir par contrat – en dressant
devant les yeux de leur mère une haie de branches taillées et pelées.
Le nombre de petits ainsi marqués fut considérable. « Chaque fois que
les bêtes robustes du troupeau s’accouplaient, Jacob mettait les baguet-
tes sous leurs yeux, dans les auges, pour qu’elles s’accouplent devant
les baguettes. » L’utilisation de ce procédé dans l’élevage n’est pas
une exception et même si d’après les auteurs anciens cela ne peut
fonctionner qu’avec des êtres doués d’intelligence, l’on a une trace
de cet usage dans la France médiévale du nord 60. Pour la reproduction
humaine, ce principe tient une place capitale dans tous les traités de
callipédie de l’époque moderne. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, c’est
l’explication dominante, la polysémie du mot « impression » contribue
à accréditer et de nombreux savants soutiennent la théorie comme
Cyrano de Bergerac, Bayle, Malebranche, Voltaire et l’Encyclopédie
ainsi que de nombreux médecins et penseurs moins illustres 61. Une
discussion est toutefois engagée au cours du XVIIIe siècle avec la paru-
220 Monstres

tion de l’ouvrage de Jacques Blondel Dissertation physique sur la


force de l’imagination des femmes enceintes sur le fœtus (1727 et
1737), lequel traite cette croyance d’« erreur vulgaire ». Le siècle
médical est également marqué par le débat, à arrière-plan théologique,
engagé entre le préformisme de Winslow et l’épigénétisme de
Lémery 62. Ainsi, déjà contestée au XVIIIe siècle par une moitié des
auteurs, elle est au siècle suivant placée une fois pour toutes au rang
de croyance populaire. Le fait est cependant plus nuancé : il est clair
que les folkloristes la contestent mais elle est très étonnamment répan-
due et vivace. Nous avons pu d’ailleurs en constater l’importance
auprès de populations variées. À la fin du XIXe siècle, la presse britan-
nique attribuait la difformité du célèbre Joseph Carrey Merrick, dit
Elephant-Man, à l’accident survenu à sa mère lors de la grossesse :
elle aurait été fortement impressionnée par l’éléphant d’une ménage-
rie 63. Aujourd’hui, cette croyance s’appuie sur une notion très proche,
celle de la frayeur abortive. Le rapport analogique et sympathique
entre la mort du cochon égorgé – spectacle prohibé pour une femme
gravide – et l’avortement, manifesté par un gros écoulement de sang,
n’est pas forcément établi d’une manière aussi claire 64. On peut en
refuser la coloration superstitieuse mais le poids des émotions n’en
est pas nié pour autant et les avortements, plus fréquents que les
malformations, ont sur ce point pris une place de choix par rapport à
la monstruosité, toujours considérée comme une menace. D’ailleurs,
Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire et d’autres médecins tératologues du
e
XIX siècle ne rejetaient pas la théorie tératogène des émotions, notam-
ment celles du début de la grossesse 65. « L’anencéphalie et la déren-
céphalie paraissent résulter de vives impressions morales, éprouvées
par le mère dans l’un des deux premiers mois de la grossesse. » Toutes
les émotions vives sont dangereuses, chagrins ou langueurs. Geoffroy
est simplement critique vis-à-vis du raisonnement analogique qui
établit un lien entre une chose vue et la forme tératologique potentielle
du nouveau-né. Il raconte l’anecdote au sujet de l’une de ses patientes
qui mit au monde un enfant au bec-de-lièvre après en avoir été
convaincue durant les dernières semaines de sa grossesse pour avoir
assisté par mégarde à l’écorchement d’un lièvre. Geoffroy précise
cependant que la fente labiale était déjà formée bien avant que la
femme ait vu l’animal et réfute ainsi la notion d’expérience dont
pourraient se prévaloir cette patiente et les partisans de la théorie. Il
s’empresse d’émettre une importante nuance entre le vrai – l’influence
Éviter les monstres 221

des fortes émotions et des violences – et ce qui est faux et donc


« superstitieux » comme les taches et l’impression des choses vues :
« Il est surtout contraire à toutes les données de la science et de la
raison de croire qu’un objet vu, craint ou désiré par la mère, puisse
venir pour ainsi dire, se peindre sur le corps de l’enfant qu’elle porte
dans son sein. » Refuser la lecture analogique constitue en effet une
nuance importante mais ses arguments exprimés en « contraire à la
raison » relèvent de son appartenance à une classe sociale et idéolo-
gique, celle d’un savant positiviste du XIXe siècle : ils sont d’abord
des critères de distinction et ne comportent rien de véritablement
épistémologique.

Une monstruosité contagieuse

Cette sensibilité émotive des femmes enceintes est présentée ainsi


comme un facteur de contagion de la monstruosité. Par ce biais, le
monstre peut en effet reproduire son image terrifiante sur le fœtus
malléable et ce par l’intermédiaire de la mère effrayée. Image tradi-
tionnelle à valeur symbolique forte, la femme est un miroir où le
monstre aussi peut venir y refléter son image. C’est la raison pour
laquelle, l’influence des spectacles qui se déroulent sous les yeux de
la femme enceinte peut s’avérer à double tranchant ; il est alors exigé
de la future mère une grande prudence. Il ne s’agit plus comme dans
la callipédie de fascination amoureuse à l’égard de statues d’éphèbes,
essentiellement lors de la conception, mais aussi de grosses frayeurs
à l’origine de naissances de monstres. Alors, effrayée par un rat, un
chien ou un bossu, la femme peut mettre au monde un monstre compa-
rable. C’est pourquoi au XVIIe siècle, Riolan et bien d’autres recom-
mandent pour cette raison l’internement des êtres disgracieux et
monstrueux comme pour endiguer une épidémie. Ce conseil apparaît
déjà chez Boaistuau 66, un demi-siècle avant le début du « Grand
Renfermement » des déviants. Il demeure un argument de poids auprès
de la population qui aujourd’hui accrédite encore la théorie :
Nous avons vu un garçonnet qui pouvait avoir, oh, huit, dix ans,
avec une tête de veau, mais le poil, tout, tout, tout, il partait à la piscine
à Lourdes. On aurait pas dû laisser voir, on devrait cacher ça, une chose
affreuse ! Alors ma tante a fait : « Oh, mon Dieu ! » elle a fait comme ça.
222 Monstres

Et alors, elle a été malade, cette femme, jusqu’à ce qu’elle ait accouché,
elle a eu cette hantise, de peur de mettre au monde un enfant comme celui
qu’elle avait vu 67.
Comme la lèpre et la folie, la monstruosité physique se pense
comme un danger susceptible de se répandre, de contaminer la popu-
lation saine et d’enclencher un processus de décadence. Ainsi, le seul
remède efficace est l’enfermement de ces êtres. Ça n’est cependant
pas la matérialité de la vue qui est envisagée comme l’explication
évidente. Pour Cyrano de Bergerac, lecteur assidu du matérialiste
épicurien Gassendi, la vue est matérielle mais l’action déterminante
dans la fabrication des monstres est celle de la matrice qui modèle
l’enfant dont la chair est malléable 68. Scevole de Sainte-Marthe se
sert d’une comparaison bien classique : la mère et l’enfant sont liés
même par les émotions : « comme la peau de la mère se trouve plus
dure, celle de l’enfant, qui est plus tendre, obéit et reçoit seule et
facilement comme une cire molle, la figure qu’on lui imprime 69 ». Par
modelage ou impression – soulignons une nouvelle fois le double sens
du mot –, la matrice de la femme exerce le rôle d’un support où
l’image vient s’appliquer comme sur un miroir ou sur le fond d’une
chambre noire, comme sur une feuille de papier ou une tablette de
cire. Analogie féminine à connotation plutôt passive et présentant
toujours la même ambivalence, l’image du monde extérieur peut être
positive – celle du père ou celle d’un beau portrait – ou au contraire
négative comme le sont celles du monstre ou du bâtard.

Paix des ménages et paix sociales

À propos des doutes développés à l’encontre de cette théorie, il


reste à en cerner le cadre social, la portée de l’argument épistémolo-
gique apparaissant plutôt réduite. Cela semble particulièrement évident
chez quelques auteurs qui n’osent pas la remettre en question. En effet,
contrairement à ce qu’il pense de beaucoup d’autres « superstitions »,
et à l’instar du médecin antique Soranos, Laurent Joubert (1577) ne
la rejette pas absolument – bienséance oblige ? – mais il se contente
d’en limiter seulement les compétences : « J’accorde bien toutefois
que la grande imagination et appréhension de la mère peut beaucoup
sur le corps de l’enfant, à lui imprimer quelque marque ; mais c’est
Éviter les monstres 223

principalement à l’heure de la conception, ou tout le long qui est


employé à la conformation de l’enfant qui peut être d’un mois [...]
mais quand l’enfant est jà du tout formé, et qu’il se remue étant fortet,
il n’est plus sujet de ces impressions 70. »
Le médecin montpelliérain doute d’une partie seulement de la
théorie et la considère comme possible dans la seule période initiale,
laissant ainsi une porte de sortie honorable à l’explication d’enfants
trop différents de leur père... Le poids social et moral peut avoir joué
dans cette acceptation limite de l’influence imaginative de la mère 71.
La discussion se situe plus dans un cadre médico-légal où pour la
question de l’adultère comme pour celle des naissances posthumes
– c’est le juridique enjeu de la durée de gestation – l’honneur de la
femme pèse fortement dans la balance. S’agit-il véritablement de
mesures protectrices à l’égard des femmes, des moyens de les protéger
de leur mari ou des membres de leur famille et de leur fournir un
argument pour échapper à la punition ? Peut-on placer ces théories
dans le contexte d’une émancipation féminine ? Peut-être selon les
cas mais il convient d’avoir à l’esprit que, plus que l’honneur des
femmes, c’était l’honneur des hommes, du mari, du père et de la
famille qui était en jeu dans ces situations critiques. Si c’est la théorie
qui semble avoir bénéficier de la pérennité la plus grande, au cours
du temps et dans toute la société, c’est probablement dans ces enjeux
qu’il faut trouver un début d’explication. Dans le contexte intellectuel,
un savant du XIXe comme Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire ne pouvait
certes plus l’accepter telle quelle et de manière hypocrite. Elle reste
cependant sous-jacente : les frayeurs ne provoquent pas que des avor-
tements mais peuvent aussi s’avérer tératogènes. La croyance à
l’impression de la future mère est encore évoquée en 1923 dans le
roman de Raymond Radiguet, fort probablement par superstition
romantique mais cela prouve qu’elle est présente et compréhensible
en milieu lettré. « Je l’obligeais à regarder fixement une autre image
d’elle, bébé, pour que notre enfant lui ressemblât », Phrase lourde de
conséquence car l’enfant attendu est le fruit d’un adultère 72. De même
que la théorie peut expliquer des écarts de ressemblance avec le père
social, supposé être également le père biologique, elle peut aussi
masquer la preuve d’un adultère, l’imagination maternelle l’emportant
sur l’hérédité génétique du père biologique.
Enfin, rappelons que l’imagination et la frayeur permettaient
d’expliquer de manière quasi constante la naissance d’êtres dits hybri-
224 Monstres

des. Alors que la bestialité comportait en elle une « logique » plus


évidente, ce n’est socialement pas celle-ci qui fut choisie car si une
femme donnait naissance à un chien ou à un être mi-humain mi-canin,
l’imagination et/ou la frayeur survenue lors de la grossesse furent plus
régulièrement admises. Culpabilité moindre, tensions et enjeux drama-
tiques plus réduits, honneur sauf, tout cela fut déterminant pour accré-
diter ou accepter longtemps et même dans les milieux les plus lettrés,
dont l’Encyclopédie au XVIIIe siècle, ce qui devint assez vite au siècle
suivant, auprès des premiers folkloristes notamment, une « vulgaire
superstition ».

Imagination et anciens interdits

La gestion de la force de l’imagination implique des attitudes


sociales particulièrement restrictives et ne correspond donc pas à un
contexte d’émancipation de la femme. Ces risques nombreux encourus
par la future mère dès qu’elle a franchi le seuil de la maison sont
autant de raisons qui doivent la dissuader de quitter le foyer. Elle doit
se méfier de tout : animal sauvage rencontré par surprise ou domes-
tique, coup sur le front 73, personnes laide entraperçues comme des
infirmes 74, des mendiants ou des vagabonds, participation au carnaval
du Mardi-Gras, au cinéma, au cirque, au théâtre et aux spectacles de
tout genre 75 ; enfin, elle doit également éviter de croiser du regard
certains objets sacrés qui peuvent s’avérer néfastes. La moralisation
sociale ne se situe donc jamais très loin et son imagination aux
pouvoirs difficilement maîtrisables peut en outre intervenir comme
rationalisation, c’est-à-dire comme explication supplémentaire d’inter-
dits préexistants. La question des lieux sacrés mérite ainsi un petit
détour. En effet, dans les sources orales ou écrites, il est souvent
question de femmes ayant mis au monde un enfant infirme ou mons-
trueux après avoir longtemps fixé une image pieuse, en particulier des
statues d’églises. Malebranche rapporte le cas d’un enfant monstrueux,
sûrement un anencéphale, ressemblant à l’effigie de saint Pie V coiffé
de la tiare papale dont la statue avait été longuement fixée par la mère.
On trouve aussi dans les sources ethnographiques, des allusions à
l’influence de statues de cire dont celle de sainte Viviane qui serait à
l’origine de la naissance d’un enfant paralysé avec les mains repliées
sur le ventre 76. C’est pour les mêmes raisons que les femmes italiennes
Éviter les monstres 225

de Valsini et de Stigliano disent dans leur prière à la vierge et en


présence d’une statue : « Belle comme toi, mais de chair et d’os (et
doté de la parole) comme moi 77 ». Les conséquences peuvent être très
graves lorsqu’il s’agit de la statue d’un martyr comme saint Sébastien
percé de flèches, saint Léonard décapité ou encore saint Laurent
grillé... Ces dernières données sont intéressantes à plus d’un titre
puisqu’il apparaît qu’une dimension morale s’est infiltrée dans le
discours. Cet interdit hygiénique d’une grande popularité, c’est-à-dire
d’une grande fréquence et largement accrédité, présent de manière
courante dans les milieux de culture différents et à toutes les époques
– du moins pour l’Occident – s’est quelquefois croisé avec d’autres
interdits à signification plutôt religieuse. En effet, l’interdiction
d’accès aux lieux saints est souvent rappelée aux femmes enceintes
et cette précaution ne fait que confirmer un interdit qui s’est imposé
durant le Moyen Âge bien qu’au tout début de l’histoire ecclésiastique,
sa légitimité n’allât pas de soi. Au VIe siècle ap. J.-C., cette interro-
gation fut l’objet d’une lettre d’Augustin de Cantorbéry au pape
Grégoire le Grand, lequel ne vit rien d’essentiel qui put s’ériger en
loi interdisant l’accès des lieux de cultes aux femmes enceintes et aux
menstruées. Par contre, le Decretum d’Yves de Chartres, aux XIe et
e
XII siècles, stipula une interdiction des quarante derniers jours de la
grossesse à laquelle s’ajoutait la période des relevailles qui s’élevait,
elle aussi, à quarante jours 78. Le modèle mosaïque de la purification
post partum se vit ainsi doublé d’un symétrique qui contribua à mieux
marquer pour l’accouchement, l’aspect de passage et de point critique.

Par la suite, l’interdiction s’est étendue à la durée totale de la


grossesse. En situation de marge, la femme enceinte se retrouva
condamnée à n’évoluer que dans un espace réservé – comme une
projection spatiale de la marginalité – aux côtés des convalescents,
des infirmes et anciennement des néophytes, le narthex de l’église,
lieu explicitement conçu et construit comme une zone de passage. Le
fait que des objets sacrés puissent lui être néfastes par le vecteur de
l’imagination confirme sa situation ambiguë. On le voit, l’interdit
d’accès aux lieux de culte et aux offices d’une part, et la croyance en
l’influence de son imagination sur le fœtus d’autre part, sont deux
théories qui se sont superposées, télescopées et justifiées l’une l’autre.
C’est le symétrique des interdits religieux justifiés par la physiologie :
la morale religieuse vient renforcer une prescription hygiénique et
226 Monstres

quoi de plus naturel au sein d’un monde où tout est relié dans un
complexe et logique réseau de sens. Ainsi, les effets de l’imagination
sanctionnent tout écart à l’interdit religieux nouveau et les précautions
se moralisent d’autant. La culpabilité de la mère s’en trouve chargée
car c’est bien elle qui n’a pas observé les prescriptions propres à son
état et l’on ne s’en étonnera pas lorsque l’on connaît l’ampleur des
attaques proférées – encore aux XIXe et XXe siècles – par l’Église et
une partie de la bonne société morale à l’encontre des manifestations
publiques comme le bal, le Carnaval, le théâtre et le cinéma. L’immo-
ralité de ces arts plus ou moins neufs ne pouvait avoir qu’une action
maléfique sur les mœurs et sur la santé des femmes gravides et de
leurs enfants. Ces croyances d’abord de nature hygiénique avec à la
clef, des pathologies réelles, se sont trouvées noyautées par des consi-
dérations d’ordre moral pour lesquelles les conséquences sur le physi-
que des enfants conçus ont été pour la mère des occasions supplé-
mentaires de culpabilisation. Culpabilité construite sur le non-respect
des interdits ou sur la simple négligence des préventions mais culpa-
bilité qui s’avérait cependant moins grave que celle liée à des interdits
sociaux comme l’adultère.

Les envies et les nausées

Les désis et les dégoûts de la gravide

Comme l’imagination, la théorie de la marque des envies est bien


répandue et est présente dans des aires culturelles diverses et dans les
contextes socioculturels les plus variés. C’est son adaptation à des
contraintes sociales aussi différentes qui mérite toute notre attention.
Même si le terme de logique imitative n’est pas idéal, nous l’avons
vu, il explique au moins le fonctionnement extérieur de la théorie et
c’est peut-être cet aspect qui le fait assez souvent être confondu avec
le thème de l’imagination et de l’interdit. L’argumentation de Dame
Ysengrine sur le lièvre nous l’a montré, les notions ne sont pas toujours
bien distinguées puisque l’on retrouve réunis dans ce passage des
Évangiles des quenouilles, les trois thèmes : interdit, émotion et
envie 79. L’objet contamine par sa forme la physionomie de l’enfant.
Dans la littérature folklorique, ces deux idées sont très souvent confon-
dues ou du moins traitées côte à côte : une envie de fraise marque
Éviter les monstres 227

d’une tache rouge mais une frayeur ou une surprise causées par un
sanglier, un écureuil ou un cochon provoquent un nævus poilu 80. La
proximité des mécaniques est évidente mais le point commun s’arrête
là, notamment dans la gestion sociale de la précaution. Alors que
l’interdit et l’imagination recommandent une attitude négative par le
refus ou la mise à l’écart, l’envie, lorsque son importance est recon-
nue 81, implique l’obligation de la satisfaction et c’est là toute sa
particularité.
L’envie est d’abord définie comme une fringale violente à l’égard
d’un produit de consommation courant ou au contraire surprenant et
inhabituel comme la terre 82. À côté de ce manque, il existe un autre
sentiment, négatif celui-là, dans la mesure où la mère ne désire rien,
pas même pas s’alimenter, c’est ce que l’on appelle les nausées.
Chacun de ces deux désagréments correspond au deux versants d’une
même idée qui considère la grossesse comme une situation de désé-
quilibre. Ces deux niveaux contradictoires mais complémentaires
sont désignés dans l’Antiquité gréco-romaine avec le même mot, la
κσσα / κττα grecque et la pica latine qui dans les deux langues
désignent également la pie 83. La voracité de l’oiseau et son côté voleur
expliquent peut-être l’emploi de ce mot pour désigner ces sensations
dans les langues grecque et latine. Toutefois, les mythes étiologiques
ne confirment pas cette hypothèse.
Quant à ces envies, diverses sources distantes dans le temps et
l’espace établissent de manière unanime que lorsque la mère porte
une fille, les envies sont plus violentes, voire meurtrières. Aristote
soutient cette opinion qui était très certainement courante dans la
société 84 et on la retrouve dans un tout autre contexte, celui des
théories « populaires » du Moyen Âge chrétien 85. La théorie – a priori
vaguement misogyne – prend une toute autre dimension lorsqu’elle
est placée dans la perspective tératologique. En effet, un texte apocry-
phe aux œuvres du médecin gréco-romain Soranos apparaît sur le
pinax du livre II au no 37 dans le manuscrit P § 2153. Il adopte un
style court et concis qui se rapproche assez de celui des doxographes
comme Aétius ou le pseudo-Plutarque des Opinions ou encore des
Aphorismes hippocratiques. Le texte comporte de nombreuses lacunes
ce qui rend la compréhension difficile et peu sûre. On peut malgré
tout le reconstituer ainsi 86 :
228 Monstres

λζ’ : Π σηµειοµεθα τὰ τρατα τικτοσα ;


’Εκ το> κακ χρου α
τά εναι κα' τ"ν κσσαν < πάσχειν µακ>ραν
/ 7χλη>ράν κα' *κ το> µηκτι πολλά τ( )µ5ρυον )<χειν κνησει *ν τL
µη>τρά κα' το> α$νδονα <σπάσµατα > γγνεσθαι κα' <σαν ,λιγµο>
37 : Comment reconnaît-on celles qui portent des monstres ?
Au fait qu’elles ont mauvaise mine et qu’elles subissent des envies
<durables ou éprouvantes>, que l’embryon ne <bouge> plus beaucoup
d<ans la ma>trice et que <les spasmes (?)> deviennent désagréables et il
en est de même pour les retournements.
On le voit, le pseudo-Soranos contribue à placer une fois de plus
le féminin dans une situation intermédiaire entre le masculin et le
monstre, ce en quoi il obéit à l’idéologie dominante sur laquelle nous
avons insisté dans les chapitres précédents. On peut se demander
pourquoi ces écœurements et ces envies sont plus développés lorsque
l’embryon est de sexe féminin. Dans le même passage, Aristote
rapporte une théorie sûrement fréquente à son époque : la mère ressent
ces picae – ou plus exactement ces kíssai – lorsque les cheveux de
l’enfant poussent, vers le cinquième mois, deuxième période où ces
sensations sont fortes. Un pont peut alors être jeté entre deux données
distantes par le temps et l’espace. En effet, dans la Provence du
e
XX siècle, on expliquait parfois ces dégoûts plus prononcés dans le
cas de la grossesse d’une fille, parce que ses cheveux plus longs
chatouillaient plus le cœur de la mère que lorsqu’il s’agissait d’un
garçon 87. Contamination ou deux aspects complémentaire d’une même
théorie ? L’on constatera toutefois sa continuité et son importante
répartition historico-géographique.

La satisfaction obligatoire

Pour ce type de satisfaction, des données dans certaines aires


culturelles géographiquement éloignées confirment nos propos sur les
périodes historiques. Le principe est, en effet, attesté en Inde où l’on
reconnaît que dès la conception ou seulement à partir du cinquième
mois, la femme est soumise à des envies bizarres qu’il faut satisfaire
pou éviter d’avoir un enfant faible, vorace ou même le mauvais œil 88.
C’est pourquoi tous ses vœux doivent être satisfaits car l’enfant en
souffrirait : si elle a envie d’une boucle d’oreille et si on ne lui donne
Éviter les monstres 229

pas, il y a des chances que l’enfant naisse sans oreille ou sans lobe 89.
En Iran, si elle arrive dans un repas en cours, elle est invitée immé-
diatement et si un plat a une bonne odeur, elle a le droit d’en goûter
un petit morceau sinon son enfant aura les yeux gris, mauvais présage,
proche de la vaste notion de « mauvais-œil », dont la préparatrice du
plat sera responsable 90. En Afghanistan, l’envie de manger de la terre
n’est pas contrariée mais au contraire assouvie et l’usage est appelé
gil-khwar 91. De même, dans l’Europe de l’époque moderne, la théorie
des envies n’est pas une superstition combattue comme cela a été le
cas pour d’autres croyances. Elle est répandue dans la population et
aussi accréditée auprès de l’élite socioculturelle savante. Comme nous
l’avons vu pour l’imagination, Laurent Joubert (1578) ne la rejette pas
en bloc. Il conteste certes la marque de l’objet convoité, la précaution
de se gratter un endroit caché ou encore la venue d’un orgelet au coin
de l’œil du frustrateur mais il reconnaît l’importance de satisfaire
toutes les envies et le danger qu’il y a à ne pas s’y soumettre 92. Dans
l’ensemble, le médecin montpelliérain nuance son propos et, comme
pour l’imagination, exprime u rejet partiel, preuve du profond ancrage
de cette croyance qui ne fut que très tard l’objet d’un débat savant.
La précaution de satisfaction est soulignée dans l’Angleterre élizabé-
thaine avec le médecin William Gouge 93. De même, Laisnel de la
Salle rapporte une anecdote lue dans les Mémoires de Saint-Simon et
qui n’est pas sans rappeler le principe en usage dans l’Iran tradition-
nel : « En 1711, lors d’un grand dîner que donna le cardinal de Noailles
au dauphin et pendant lequel celui-ci avait voulu que toutes les portes
fussent ouvertes [...], le prince fit prendre un soin tout particulier
“d’une femme grosse qui s’y était fourrée et lui envoya d’un plat dont
elle n’avait pu dissimuler l’extrême envie qui lui avait pris d’en
manger” 94. » En 1751, on retrouve la croyance attestée dans l’article
de l’Encyclopédie au mot « envie » même si l’auteur en doute : « Ce
mot se dit aussi des taches ou autres choses contre nature qui paroissent
sur le corps des enfans nouveaux-nés, que l’on attribue au pouvoir de
l’imagination des femmes enceintes, d’imprimer sur le corps des
enfants renfermés dans leur sein, ces figures d’objets qui les ont frap-
pées particulièrement, ensuite des fantaisies qu’elles ont eues pour
certaines choses sans pouvoir se satisfaire. Ce qui a fait donner propre-
ment le nom d’envie à ces défectuosités. » Le doute qu’exprime
l’auteur de l’article n’est pas construit sur le rejet de la théorie mais
sur le choix du mot car selon lui, c’est l’imagination de la mère et ses
230 Monstres

frayeurs qui en sont les causes, c’est pourquoi « c’est mal à propos
qu’elles sont nommées ainsi, lorsqu’elles sont réputées une suite de
la crainte, de la frayeur ou de tout autre sentiment de l’âme qui n’est
point agréable ». La mécanique est une fois de plus peu distinguée de
l’imagination mais l’essentiel est dit : il y a marque lorsque l’envie
n’est pas satisfaite. C’est véritablement au cours du XIXe siècle que le
divorce est entamé entre la théorie et la culture savante dominante. À
la fin du siècle elle est reléguée au rang de croyance populaire, comme
en témoigne cette réflexion du folkloriste L. J. B. Béranger-Ferraud
en 1886 : « Cette croyance aux envies est tellement enracinée qu’on
ne pourrait, à ce moment encore, empêcher une Provençale de croire
que son enfant portera l’objet convoité si, pendant qu’elle est grosse,
on lui refuse quelque chose dont elle aura le désir 95. » La théorie est
mise au compte de la crédulité populaire et c’est pourquoi jamais il
ne fut jamais autant question d’elle que dans cette littérature folklo-
rique et ethnographique balbutiante, comme si elle venait d’apparaître
ou plutôt comme si elle connaissait un regain de vitalité. En fait, elle
est à cette époque une théorie énoncée parce que dénoncée et les
accréditants deviennent socialement des crédules. C’est pourquoi, le
quasi- silence des sources anciennes sur la question ne démontre pas
pour autant qu’elle était inexistante, loin s’en faut. Cet usage étant
demeuré longtemps banal, il y avait beaucoup moins de raison d’en
parler 96.
Ainsi donc, les anecdotes folkloriques recueillies et collectées
aux XIXe et XXe siècles étanttrès nombreuses, il n’est pas nécessaire de
prétendre à l’exhaustivité. Toutefois, un échantillon des récits les plus
représentatifs permettra d’en discerner le contenu dans toute son
ampleur 97. Le risque encouru si la mère ne satisfait pas le désir est le
plus souvent une tache ou une affection cutanée sur l’enfant : taches
« café au lait » ou « taches de vin », c’est-à-dire des nævi et des
mélanomes plus ou moins importants. Dans l’Isère, on interdisait
formellement aux femmes de se gratter quand elles avaient une envie
car l’enfant aurait eu une tache à cet endroit. À Vaujaney (Dauphiné),
on disait que si l’enfant avait sur le menton une tache sanguine c’est
que la mère avait eu envie de porc. Pour éviter cet effet des désirs
dont les plus répandus sont ceux de fraises, de framboise ou de vin,
certains recommandaient de penser à autre chose ou même de regarder
une image sainte en faisant des prières 98. En Bretagne, pour conjurer
l’envie on frottait le corps de la mère avec une plante (galium sexatile)
Éviter les monstres 231

dont le mot breton est anviez 99. De plus, si la tache de l’enfant marqué
(marcou, marquet) était un fruit, sa couleur évoluerait dans l’année
de la même façon que le fruit sur l’arbre ; elle passerait par les diffé-
rents degrés de la maturité et ce jusqu’au pourrissement du fruit 100.
La croyance était attestée dans le Valenciennois et le Cambrésis.
Claude Seignolle signale des croyances semblables pour le Languedoc
et la Provence 101. La femme victime d’une envejo de femo grousso
devait toucher une partie cachée afin que la marque ne soit pas visible.
La croyance se retrouve en Corse, en Vendée et dans toutes les provin-
ces de France 102. Les principes sont toujours les mêmes :
– il faut satisfaire l’envie ou au moins mordre dans la chose
convoitée,
– il ne faut pas se gratter ou alors il faut toucher volontairement
une partie cachée pour placer la marque à un endroit discret,
– la conséquence est une tache cutanée de couleur foncée.
On retrouve la chose en Allemagne et dans l’Europe du nord 103,
en Albanie 104, en Grèce, en Turquie occidentale 105 ainsi qu’en Afrique
du Nord où à chaque fois ces principes sont évoqués. D’ailleurs,
l’envie n’est pas forcément alimentaire, puisqu’il peut s’agir de
n’importe quel caprice. Nous avons vu le cas des boucles d’oreille en
Inde. En Tunisie, lorsqu’une femme enceinte ressent une envie, ouam,
c’est-à-dire au début de la grossesse, un marchand de vêtements ne
peut lui refuser d’essayer une belle robe et il la parfume si elle est
attirée par une odeur 106. En Grèce, le marchand d’aliment peut égale-
ment se tirer d’affaire en donnant à sentir des produits comme des
olives ou du café 107.

Morale sociale dans trois récits édifiants

Des récits édifiants circulent dans différentes aires culturelles,


partageant entre eux plus d’un point commun et qui – bien qu’attribués
à une région et une personne précises pour donner plus de crédibilité
à la rumeur –, découlent en réalité d’un même thème initial. Voici
celui recueilli en Tunisie par Bernard Vernier : un jour, une femme
enceinte dit à son frère : « Je veux un morceau de viande de ta jambe. »
Le frère prend un couteau, découpe un morceau de sa jambe et le
donne à sa sœur qui le mange cru. Une fois fini, elle lui redemande
un morceau mais furieux, le frère la tue plutôt que d’être mangé. Il
232 Monstres

trouve dans son ventre des jumeaux, l’un avec un morceau de viande
dans la bouche, l’autre avec rien. Il comprend trop tard que c’était
pour les enfants 108. De même, pour corroborer ses dires, Pierre Boais-
tuau (1560) a recours à un récit de même type : une matrone belge
est grosse de deux enfants et, regardant un beau jeune homme, elle a
envie d’en manger un morceau de chair. N’osant le lui demander, elle
se jette sur lui et lui arrache un morceau de la main, agression que le
garçon accepte de subir assez sereinement. Elle tente un second assaut
mais là, le jeune homme la repousse. Elle tombe alors en dépression
et accouche d’un enfant vivant – le premier qui avait eu son morceau
de viande – et d’un enfant mort, celui qui en avait été frustré 109.
Quelques années plus tard, Laurent Joubert raconte – sans y croire –
une histoire semblable qui met en scène une femme, cette fois native
d’Auvergne 110 : enceinte, elle demande à un boucher de lui donner un
morceau de sa cuisse, ce qu’il fait aussitôt par pitié. La femme mange
de suite le morceau cru : elle donne naissance à deux jumeaux, l’un
avec un morceau de chair au bout des lèvres, l’autre avec la bouche
ouverte par le désir frustré et d’esprit niais. Les trois récits comportent
une structure et des éléments narratifs très ressemblants. La mère porte
des jumeaux, elle ressent une envie cannibale, elle obtient satisfaction
pour son premier caprice mais comme le second lui est refusé, l’enfant
succombe. D’ailleurs, il se pourrait bien que le récit rapporté par
Laurent Joubert ne soit pas complet et qu’il y manque le refus du
boucher à la deuxième demande. Quant à l’exemple des jumeaux, il
apparaît fréquemment dans les argumentations dès lors qu’il s’agit de
prouver ou au contraire d’infirmer une thèse : Augustin y a recours
dans sa critique de l’astrologie. L’élément central de ces trois récits
semble plutôt demeurer dans les deux caprices revendiqués l’un à la
suite de l’autre. Si le premier est accepté avec résignation ou philo-
sophie, par contre le second est refusé, jusqu’au meurtre dans le récit
tunisien. Si ces histoires essayent de nous prouver les risques encourus
par l’enfant, risques bien différents que ceux vus précédemment, elles
semblent nous dire surtout « point trop n’en faut ». La gravide peut
revendiquer l’accomplissement de ses envies dans une certaine mesure
car l’ensemble de la société prévoit un comportement adapté à ces
caprices curieux et en aucun cas elle ne peut accepter abus et écart
excessif, hors d’un cadre précis 111.
Éviter les monstres 233

Morale sociale et juridictions

En effet, cette satisfaction obligatoire comporte des implications


dépassant de simples prescriptions hygiéniques. À partir du moment
où le principe de non-frustration est admis, les conséquences peuvent
s’avérer délicates et la juridiction la plus officielle peut être consultée.
Ainsi, dans la Grèce des années 1950, il y eut une affaire portée devant
les tribunaux : un homme voisin d’une femme régulièrement enceinte
pendant quatre années était las de devoir lui servir les repas qu’elle
désirait car cela constituait un coût financier non négligeable. Le juge
conseilla au voisin non pas de se soustraire à l’impératif de satisfaction
mais tout simplement de changer de domicile 112. Les envies sont
cependant canalisées car si on ne peut rien refuser à la femme enceinte
envieuse, en revanche celle-ci ne doit pas voler 113, c’est-à-dire que la
satisfaction est précisément cadrée et admise comme usage, et quel-
quefois inscrite dans le droit écrit. Ainsi, a été conservé un arrêté
municipal produit par la ville de Toulon à l’époque médiévale, sous
la magistrature du syndic annuel Vincent de Saint-Pierre (1415), qui
stipulait ceci :
Toute femme enceinte peut, à cause de son état, cueillir du fruit,
plein ses mains, dans la propriété d’autrui ou le manger là-même ; mais
si elle en emporte plus que ses mains pleines elle doit cinq sous, s’il n’y
a pas plus grand dégât [...] Il est d’usage dans la dite cité que les femmes
grosses peuvent, à cause de leur état, aller manger des amandons, des
pêches ou autres fruits dans les propriétés d’autrui sans payer ban ni dégât ;
mais si elles en emportent une quantité outre raison, elle doivent payer le
dommage et le ban 114.
C’est quelquefois les arbres de la bordure qui sont seuls sacrifiés
à la fringale d’une gravide et un lieu peut être aménagé à cette intention
comme à Schonaw (Allemagne) où un verger était entretenu dans
l’Enclos aux moines pour que les femmes enceintes puissent venir s’y
satisfaire 115. La prescription légale n’est pas seulement anecdotique
mais souligne l’importance qu’accordaient les coutumes à la protection
des champs et des vergers contre le vol. Par exemple, dans l’Agenais
du XIIIe siècle, un vol commis dans un jardin ou un champ d’autrui
était puni d’une amende de douze deniers 116 et pareillement, les droits
de banderage et de messegairia consistaient pour les Consuls de la
commune de Montréal (Aude) à surveiller les récoltes et tout spécia-
234 Monstres

lement les moissons et les vergers contre les divers larcins et pratiques
inconvenantes. Ainsi, si quelqu’un était surpris dans un verger d’autrui
sans rien avoir pris, il devait payer douze deniers, c’est-à-dire un sou,
et s’il s’était servi, l’amende s’élevait à quatre sous 117. Le cas de la
femme enceinte soumise à une envie est donc à replacer dans le
contexte d’une société très sensible à ce genre d’actions, très soucieuse
de s’en défendre et où le voleur de pommes constitue un véritable
sujet de préoccupation. Signalons d’ailleurs que dans une version
française du conte de Persinette, l’élément perturbateur n’est autre que
l’envie d’une femme enceinte pour du persil ou de la mâche. Le mari
est obligé d’aller la nuit en voler dans le jardin de la voisine qui
malheureusement est une sorcière : pour s’en échapper, le père est
alors obligé de « promettre » sa future fille 118. Le délit est grand et
peut-être que ce mari consciencieux aurait dû laisser sa femme y aller
elle-même pour pouvoir revendiquer son droit. Toutefois, le caractère
nocif de la vicinale sorcière repose aussi sur ce refus d’accorder ce
que le commun reconnaît comme étant un dû inaltérable de la gravide
envieuse : la satisfaction de l’envie.
On le voit, dans les soucis légalistes, l’important est de canaliser
le plus possible les pulsions des femmes enceintes sans que d’un autre
côté, il soit possible de les lui interdire. En d’autres termes, il ne faut
pas que cette liberté devienne licence. La manière dont la théorie est
historicisée par les récits de la Rome ancienne témoigne encore de ce
souci vis-à-vis de l’abus. Le principe est mis en récit et au lieu d’être
présenté comme un usage collectif ancestral, ancien et profond rele-
vant plutôt de ce que l’on pourrait nommer les « mœurs », il est dépeint
comme une décision juridique et politique, datée et circonstanciée,
comme un privilège accordé par la haute instance de la République
romaine, le Sénat.
En 1578, Laurent Joubert rapporte deux récits de l’histoire
romaine qu’il prétend lire chez Marc Aurèle lequel
récite que Macrine, très honnête femme de Torquatus, consul romain,
étant enceinte mourut soudain d’un extrême désir qu’elle eut de voir un
Égyptien monocole, c’est-à-dire n’ayant qu’un œil, et icelui au milieu du
front, qui passait par la rue au devant de sa maison, qu’elle n’osa voir
pour ne rompre sa coutume de n’être vue à la fenêtre – et encore moins
sortir de la maison – durant l’absence de son mari qui était à la guerre
contre les Volques. Le Sénat eut grand regret de la mort d’une si vertueuse
dame, dont quelque temps après se souvenant de ce malheur, entre les
Éviter les monstres 235

privilèges qui furent donnés aux dames romaines qui s’étaient montrées
fort libérales en la grande nécessité de la République, leur donna cestui-ci
qu’on ne peut refuser à une femme enceinte aucune chose qu’elle deman-
dât honnêtement et licitement. La libéralité des dames qui occasionna le
Sénat à les privilégier de la sorte fut telle : Camille, très renommé capi-
taine, partant de Rome pour aller en guerre fit un vœu solennel à la mère
Bérécinthe qu’il lui offrirait une statue d’argent, s’il revenait avec la
victoire. Ayant obtenu l’accomplissement de son vœu, il n’y avait à Rome
de quoi la payer. En telle nécessité, toutes les dames de leur propre
mouvement montèrent au Capitole et offrirent et donnèrent libéralement,
mettant aux pieds du Sénat toutes les bagues et joyaux, chaînes, carcans,
bracelets, ceintures, anneaux, boutons et affiquets avec toutes leurs pier-
reries. Et une d’elles, nommée Lucine au nom de toutes, pria le Sénat de
n’estimer point tant de trésor qu’elles donnaient si libéralement pour faire
l’image de la mère Bérécinthe que elles n’estimaient encore plus que
c’étaient leur mari et enfants qui avaient exposé leurs vies, en hasard de
la perdre, pour obtenir cette victoire. Le Sénat ému de cette grande cour-
toisie et magnificence, les récompensa de cinq beau privilèges, desquels
fut le susdit qu’on oserait refuser aux femmes grosses ce qu’elles deman-
deraient honnêtement. Le second que désormais on ferait honneur à
l’enterrement des femmes en accompagnant leur corps et leur faisant
oraison funèbre et épitaphes. Le tiers qu’elles se pourraient asseoir aux
temples. Le quatrième que chacune pourrait avoir et tenir deux riches
robes sans demander au Sénat congé de les porter. Le cinquième qu’elles
pourraient boire du vin en cas de nécessité et grande maladie 119.
Les éléments du récit sont nombreux et méritent une mise au
point car diverses confusions et autres contaminations avec d’autres
récits sont évidentes bien que l’essentiel du discours demeure. Manlius
Torquatus est un général romain de la période républicaine, célèbre
pour ses hauts faits d’arme et pour son caractère sévère, qui lors de
son troisième consulat en 340 av. J.-C., eut à combattre plusieurs
peuples italiques dont les Volsques du Latium (Volsci) et non pas les
Volques (Volcae), peuples de la Gaule méridionale 120. Camille est un
autre général romain de la période antérieure qui s’empara de la ville
étrusque de Véies à la fin du Ve siècle av. J.-C. Ayant déjà partagé le
butin avec les soldats, il ne put plus honorer son vœu à l’Apollon de
Delphes de lui offrir une statue : les femmes offrirent alors leurs
bijoux 121. D’autres versions précisent que les hommes consentirent à
rendre une part du butin et que les femmes se contentèrent de le
compléter avec leurs objets de valeur. C’est à cette occasion qu’elles
236 Monstres

gagnèrent le droit de se promener en pilentum les jours de fêtes et en


carpentum les jours ordinaires 122. Pour ce qui est de l’honneur funé-
raire, les femmes romaines l’obtinrent en 385 av. J.-C., en payant avec
leur or, la rançon exigée par les Gaulois 123. Il y eut par la suite des
lois établies contre le luxe, en particulier celui des femmes, à l’occa-
sion de la loi Oppia, mais certains privilèges leur furent à nouveau
restitués 124. Quant au vin, son usage était devenu plutôt courant pour
les femmes de la haute société à la fin de la période républicaine et
au premier siècle de l’Empire 125.
On le voit, les contaminations sont multiples mais le principe de
fond reste intact. Les anecdotes conservent l’esprit des récits de l’his-
toire romaine de l’époque républicaine qui énoncent assez souvent des
revendications féminines acceptées ou encadrées. Cela prouve l’exis-
tence d’une permanente tension due à une certaine poussée émanci-
patrice des femmes 126. Ces femmes sont d’ailleurs avant tout des
patriciennes qui sont les premières à pouvoir combattre ou à faire fi
des principes conservateurs des Anciens, à l’image des Claudia ou
Clodia, femmes élégantes et coquettes qui furent pour cela soupçon-
nées et calomniées à l’instar de la vestale Claudia Quinta 127. Les
revendications des femmes patriciennes ne sont pas d’ordre politique
au sens d’une participation officielle aux affaires mais elles secouent
fort la bienséance : c’est le droit de se promener en chariot, de ne pas
être limitées dans la coquetterie ou pouvoir porter de beaux vêtements
et des bijoux. Le fait d’obtenir une bonna memoria correspond peut-
être à l’acquis le plus politique. Dans cette société dépeinte par ces
auteurs anciens, les tensions entre plèbe et patriciat sont doublées de
tensions sexuelles au sein même de l’aristocratie. Les vieux Romains
idéalisés s’efforcent de contenir cette poussée et l’épisode du chariot
en dit long malgré son caractère au premier abord superflu : supprimé,
le privilège fut de nouveau accordé à l’issue d’une lutte vigoureuse
des femmes 128. Ainsi, le principe de satisfaction obligatoire des envies
– très certainement ancré et ce de manière ancestrale – pouvait-il
commencer à poser des problèmes. Il fallait donc le justifier par un
haut fait, comme une contrepartie à une démarche vertueuse observée
par les femmes. Il est donc significatif que d’un usage collectif tradi-
tionnel, il y ait eu besoin de légitimation par une juridiction officielle
et virile : le Sénat. Le recours à une décision officielle montre que
cette liberté exceptionnelle accordée à la femme gravide doit être bien
canalisée. Dans le cadre d’une société de droit coutumier, le recours
Éviter les monstres 237

à la tradition suffit mais pour une société qui se réfère à l’écrit, l’on
ressent bien souvent le besoin de légiférer au niveau le plus haut : ce
peut être un décret sénatorial dans la Rome républicaine, un article
du statut municipal – le coutumier – dans le Toulon de la fin du Moyen
Âge, ou encore la justice dans la Grèce contemporaine.

La conséquence : une marque sur l’enfant

Le deuxième point essentiel de ce complexe narratif est la marque


que peut produire cette envie frustrée. L’avortement ou la mise en
danger de la mère elle-même y sont exceptionnels. Dans l’ensemble,
les risques les plus courants consistent en de petits défauts physiques
sur le corps de l’enfant. Ce sont ces dernières affections que les sources
ethnographiques – les plus proches des préoccupations réelles des
populations – évoquent. Elles correspondent à des pathologies réelles
qu’une logique de type « imitatif » associe à des produits de consom-
mation ou des produits convoités exceptionnellement. Soulignons
qu’en Europe, les nævi sont reliés à des produits comme les fruits
rouges, le sang ou le vin réputés pour leurs effets sur les textiles et
dont la propriété s’exprime souvent par cette formule : « ça ne part
pas ». Les taches sur les tissus comme sur la peau ont la réputation
d’être indélébiles. Désignées également par le terme d’« envies », elles
contribuent à marquer l’enfant qui est dit alors, dans les provinces de
France, marquet, marcou (langues d’oïl), marquat ou marca (langue
d’oc), et segnàto ou marquàto en Italie. L’enfant marqué porte la
signature qui permet de le reconnaître comme sont marqués les
éléments du monde. La plante médicinale ou le poison sont marqués
pour que l’on puisse les distinguer et connaître leur vertu. L’homme
méchant est atteint, lui aussi, d’un défaut physique ou d’une
marque.Citons les « marqués du b » : les boiteux, borgne, bossu, bigle,
bâtard ; les marques insensibles sur le corps des femmes qui ont pactisé
avec le démon ou les marques artificielles mais obéissant à des préoc-
cupations sociales identiques – celles appliquées au fer rouge permet-
taient de reconnaître le bagnard ou la prostituée –, ou encore les
mutilations telles que l’ablation du nez, de la langue ou de l’oreille...
Les exemples sont nombreux. Le principe de contagion est également
présent puisque, son âme atteinte, l’enfant marqué par une envie
restera envieux 129. Une femme envieuse coupable d’un larcin mettra
238 Monstres

au monde un voleur, c’est pourquoi, entre autres causes explicitées, il


ne faut rien lui refuser 130. L’importance de cette marque vis-à-vis de
la collectivité pousse les intéressées à faire en sorte qu’elle n’appa-
raisse pas de manière visible sur le corps et encore moins sur le visage.
Il leur est ainsi recommandé de se toucher les fesses si l’envie ne peut
être satisfaite 131. L’on retrouve, certes en d’autres circonstances, ce
procédé technique en Afghanistan, pays où les envies connaissent une
obligation de satisfaction : les jours d’éclipses solaires ou lunaires, les
femmes enceintes portent des gants pour ne pas provoquer sur leur
enfant des taches au même endroit ; elles ne doivent pas non plus
sortir mais si elles y sont poussées par les circonstances, elle se
touchent le derrière pour que la tache n’affecte que cette partie cachée
de l’enfant 132. La technique appartient aussi à un vaste ensemble
répandu et très ancien.
En fait, la marque de l’enfant est produite par une mécanique
assez proche de celle l’imagination ou de la frayeur, lesquelles sont
d’ailleurs souvent confondues. Elle correspond au pendant féminin du
marquage que l’homme accomplit par l’hérédité. La femme exerce
une influence de type épigénétique alors que celle de l’homme est
d’abord de nature préformiste puisqu’elle est inscrite dans un
programme, la forme que tente de mettre en œuvre sa semence. Nous
avons dit quelques mots au premier chapitre sur les théories anciennes
de l’hérédité et l’importance de la ressemblance. La marque de l’enfant
peut être aussi le gage de son appartenance à la lignée paternelle
comme un sceau inscrit sur la peau. Plutarque l’explicite on ne peut
plus clairement :
De même que les verrues, les taches et les lentilles présentes sur le
corps des pères et absentes sur les enfants, reparaissent plus tard sur les
petits-fils ou les petits-neveux », et de même qu’un personnage fameux
« portait sur le corps le dessin d’une lance, qui ayant traversé le temps et
qui émergeant à nouveau du fond des âges montrait la similitude de la
race, de même souvent, les premières générations cachent et enfouissent
l’état et l’affection de l’âme. C’est plus tard à travers les autres descen-
dants que la nature établit et conduit la famille vers le vice ou la
vertu 133.
Dans ce contexte, les marques cutanées sont porteuses de sens
et les formes qu’elles rappellent expriment un symbole : la lance est
signe de courage de la lignée paternelle et non pas la conséquence
Éviter les monstres 239

d’une frayeur ou d’un désir non satisfait subis par la mère durant la
grossesse. Cependant, la comparaison de Plutarque avec les conditions
de l’âme, vicieuse ou vertueuse, exprime cette proximité entre la
moralité de l’enfant et les marques qui peuvent l’affecter. L’on établira
les mêmes remarques avec un passage de Horace, poète latin du
er
I siècle av. J.-C., tiré de la sixième satire du livre premier où le
narrateur parle ainsi de sa personne :
si ma nature, d’ailleurs honnête n’est affectée que de quelques défauts,
pas bien graves, comme de légères taches semées ça et là sur un beau
corps, si personne n’a le droit de m’accuser de cupidité, de mauvaise
tenue, de passions dégradantes [...] 134.
Le passage rapide de l’évocation des qualités d’un beau corps
aux qualités morales dévoile le rapport entre les deux dimensions de
la notion de nature : la nature physique et la nature morale sont
complémentaires. De ce fait, le double sens du mot « tache », ici
nævus, ne se contente pas d’un simple rapport métaphorique, entre
tache physique et tache morale 135. Le narrateur, Horace lui-même, est
fils d’affranchi – et donc petit-fils d’esclave –, certes il possède donc
sur le corps quelques petites taches mais l’ensemble de sa personne
demeure tout à fait agréable. Ces taches sur le corps étaient considérées
comme des marques de la personnalité, qu’elles fussent marques de
l’appartenance à un clan mais aussi preuve d’une bâtardise ou d’une
situation sociale méprisable. Les quelques taches qui demeurent sur
le corps de Horace sont ainsi des traces qu’en deux générations seule-
ment, la « savonnette à vilain » n’avait pu encore complètement faire
disparaître 136.

Ainsi, dans ce complexe de la théorie des envies marquantes, se


seraient superposées, par la logique imitative, deux idées distinctes :
d’une part l’obligation de satisfaction et d’autre part la théorie de la
signature et de la marque. Non plus transmises par l’hérédité pater-
nelle, c’est aux mésaventures de la mère enceinte que ces affections
cutanées furent alors le plus souvent attribuées.
240 Monstres

Le mauvais œil et l’envie

De manière symétrique, une marque affecte également le frus-


trateur et semble être le fruit de l’action du regard nocif de l’envieuse.
En Europe, c’est une excroissance de chair au coin de l’œil que l’on
appelle orgelet. Cette partie du complexe symbolique est par contre
remise en question par Laurent Joubert, prouvant ainsi son importance
dans la société du XVIe siècle. On la retrouve par exemple en Corse et
dans d’autres régions au cours des collectes de folkloristes. Ailleurs,
si l’on n’est pas forcément marqué physiquement, l’âme reste entachée
car le refus de céder à une convoitise de femme enceinte est, par
exemple en Turquie, assimilé à une péché (günah) alors que l’accep-
tation correspond à une bonne œuvre (sevap). Sa demande est un dû
(göz hakki) et il faut la satisfaire pour qu’elle n’ait pas un « droit de
l’œil » insatisfait 137. On retrouve toujours cette idée générale du
« mauvais œil » et il n’est pas non plus innocent que la sanction du
frustrateur se situe au niveau de cet organe de la vision.
En fait, l’envie fait peur au point que l’on essaye au mieux
d’éviter ses conséquences. Même si pour l’envie propre à la femme
enceinte, le mot utilisé en latin est pica, la « pie », ce dernier tend à
être remplacé par « envie » dans les langues romanes avec par exemple
le provençal envejo ou l’italien invìdia. L’envie divinisée, Invidia, est
décrite en un portrait effrayant par Ovide 138 et elle appartient à un
complexe très dense ; il serait illusoire de vouloir trouver l’équation
qui résoudrait tout l’ensemble. La vaste notion entretient notamment
des rapports avec le regard, puisque in-videre signifie d’abord « regar-
der de travers », c’est-à-dire lancer ce mauvais œil. C’est pourquoi,
ce dernier peut être également provoqué en refusant l’aumône à un
mendiant. Il faut pour comprendre cela, avoir à l’esprit les anciennes
théories qui représentaient la vision comme un véritable bombarde-
ment de particules de vue affectant quelquefois la chose convoitée ou
tout simplement mirée, à l’image du miroir métallique que la mens-
truée pouvait altérer 139. Cette envie fut par ailleurs intégrée par le
Christianisme au groupe des péchés capitaux au sein desquels elle
représente le défaut propre à l’enfance 140. Dans les récits édifiants sur
l’envie, c’est assez régulièrement l’enfant ou – les enfants s’il y a
jumeaux – qui sont présentés comme les véritables êtres désirant, la
mère n’enviant que pour le bien de cet être parasite. D’ailleurs, Galien
emploie une comparaison on ne peut plus claire lorsqu’il dit que les
Éviter les monstres 241

femmes enceintes qui ont envie de choses acides mangent crue de la


patience sauvage « comme le font les petits enfants curieux » 141. Pour
reprendre le fond de l’analyse de Muriel Djéribi, il y a en effet dans
l’attitude de la mère désirante, un acte rétrograde, un retour en arrière
et un retour à une psychologie enfantine que caractérise le caprice 142.
Dans le contexte chrétien où est affirmé le devoir de charité, elle est
placée en symétrique de l’avarice : le frustrateur comme le frustré
sont marqués dans leur chair 143.

Dans cet ensemble assez complexe, les recours aux matériaux


exotiques et au comparatisme entre époques et aires culturelles éloi-
gnées, nous ont permis de distinguer deux points qui, en Europe et
autour du bassin méditerranéen, ont pu se compléter. Il y a d’une part
la logique de la marque : elle affecte l’enfant et renvoie à l’idée plus
générale de la théorie des signatures, et d’autre part, dans l’Ancien
Monde, sur le continent eurasiatique, il existe un sentiment extrême-
ment fort obligeant à la satisfaction des envies de la gravide et se
justifiant d’abord par la crainte d’un « mauvais œil ». Ces deux points,
marque et satisfaction obligatoire, ne sont pas nécessairement liés. Les
argumentations tératologiques ou dysembryogéniques sont entrées au
service d’un commandement dont les causes premières semblent se
situer ailleurs. Alors que dans certaines aires culturelles, les interdits
sont considérés comme indépassables et que l’on nie même l’existence
de ces envies – généralement en Afrique subsaharienne et dans la
culture amérindienne –, dans d’autres aires culturelles, moins
nombreuses, cette nécessité de l’assouvissement est acceptée. D’ail-
leurs dans ces sociétés qui restent très viriles, où les femmes se trou-
vent dominées et placées dans une situation de dépendance, des
barrières juridiques des plus sérieuses et très précises évitent les débor-
dements,. Lorsque l’idée est ancrée, quelque soit le contexte culturel
ou religieux et quelque soit la classe socioculturelle, c’est-à-dire que
ce soit en milieu catholique, musulman ou païen, la condition de la
femme enceinte bénéficie dans tous ces cas d’une amélioration excep-
tionnelle : elle est certes confrontée à un grand nombre d’interdits
supplémentaires mais elle peut, dans un cadre précis, prétendre à la
satisfaction de ses fantaisies dans la mesure où c’est d’abord à l’enfant
in utero que l’on passe le caprice. Il serait intéressant de voir si dans
des situations sociales particulières et difficiles comme l’Afghanistan
des talibans, les femmes gravides pouvaient prétendre à ce qui était
242 Monstres

accepté et reconnu pour elles dans les années trente du XXe siècle. En
d’autres termes, est-ce que l’application intensive et excessive d’une
religion a pu nier et éradiquer des usages millénaires aussi profonds.

ENTRE CONTINUITÉS ET RUPTURES


L’IMAGINAIRE CONTEMPORAIN DES NAISSANCES
MONSTRUEUSES

La morale est au cœur des interdits hygiéniques et l’étude de


certains fantasmes contemporains liés à la monstruosité ne nous
contredira pas. À plusieurs reprises, nous avons souligné la perma-
nence de certaines croyances encore observables aujourd’hui, que ce
soit sous la forme de théories établies et construites ou simplement
d’un préjugé vague et problématique. La théorie des envies et de
l’imagination tend par exemple à se limiter au thème négatif des
émotions et des frayeurs de la femme enceinte : un lourd chagrin
pourra provoquer un avortement ou au mieux – ou au pire – la nais-
sance d’un enfant anormal, physiquement ou intellectuellement défi-
cient 144. De son côté, la dimension répréhensible de la notion d’inceste
se réduit au crime sexuel accompli à l’encontre de mineurs, à une
endo-sexualité de nature d’abord pédophile. Quant à la loi française,
elle se contente de limiter l’alliance officielle, d’empêcher dans
certains cas de contracter un mariage. Ainsi, les articles 161, 162 et
163 du Code civil proscrivent tout mariage entre des individus ayant
des liens verticaux de parenté, des liens de germanité naturelle ou
légitime, demi-frère et demi-sœur, et des liens népotiques 145. Mais en
aucun cas, les relations sexuelles ne sont interdites du moment qu’elles
ne concernent pas d’enfants mineurs. Il s’agit d’une limitation au
mariage c’est-à-dire à la reconnaissance collective mais en aucun cas
elle ne se préoccupe des relations amoureuses. Cependant, à propos
des relations incestueuses, la croyance en une descendance dégénérée
en partie fondée sur les lois génétiques mais construite de manière
beaucoup plus systématique est très répandue. Elle a d’ailleurs été
l’explication invoquée par certains anthropologues pour justifier l’uni-
versalité de la prohibition 146. Répandue dans la population des non-
Éviter les monstres 243

spécialistes, elle est aujourd’hui, comme nous l avons déjà dit, en


Europe, l’une des théories populaires dominantes sur la tératogenèse.

La dégénérescence

Ce thème illustre tout particulièrement le processus de morali-


sation de l’hygiène sur lequel nous voulons insister. Issue de la culture
savante, celle des scientifiques et des médecins et ce dès le milieu du
e
XIX siècle, la notion de dégénérescence explique la décadence et la
fin d’une race au sens large : un groupe racial, des nations, des régions,
des familles ou des dynasties. Cette disparition progressive d’une
population est censée s’accomplir au rythme des vices de comporte-
ments, lesquels provoquent des naissances d’enfants « tarés » qui à
leur tour produiront une descendance affaiblie. Dans les cas extrêmes,
l’individu est stérile ou peu viable et il s’éteint en même temps que
sa lignée. Le grand facteur de ce processus est la consanguinité mais
un autre tend à s’imposer comme l’une des causes essentielles de la
dégénérescence, c’est l’alcoolisme qui connaît dans toute l’Europe un
fort progrès avec l’avènement de la société industrielle aux XVIIIe-
e
XIX siècles. Les termes tels que « dégénérés », « tarés » ou encore
« avariés » apparaissent dans des registres divers et concernent aussi
bien les niveaux corporels que mentaux. Ainsi, le dégénéré a un physi-
que bizarre, les dents souvent cariées – détail traditionnellement relié
au sang menstruel –, et des comportements douteux. Il se masturbe,
nuisant ainsi à son intelligence (la semence provient du cerveau), il
est tricheur, malhonnête, brutal et il accomplit des délits sexuels 147.
L’alcoolisme atteint ainsi les lois biologiques et contribue à expliquer
les désordres sociaux dont le point culminant dans l’imaginaire du
e
XIX siècle français, demeure l’épisode de la Commune (1871). Ce
thème très présent dans la littérature de l’époque avec Guy de Maupas-
sant ou Émile Zola, ainsi que dans les sciences, est fondé sur l’idée
que les défauts physiques et moraux se transmettent par hérédité aux
enfants d’alcooliques, cruelles incarnations de la punition de leur
parent 148. La description des Bretons établie par P. Reynier symbolise
assez bien l’état d’esprit du monde savant médical de l’époque :
« Voyez ces figures maigres, ces corps décharnés, voûtés, dont un
grand nombre titubent, suivis d’une foule d’enfants bossus, béquil-
lards 149. »
244 Monstres

La dégénérescence héréditaire reprend à son compte d’anciennes


considérations, notamment d’analyses historiques. L’alcool aurait
provoqué la chute de l’Empire romain ainsi que la disparition de la
dynastie mérovingienne. D’autre part, on doit à la consanguinité la fin
des Bourbons puis celle des Habsbourg 150, théorie politique que l’écri-
vain hygiéniste L.-F. Céline résume ainsi de manière littéraire en
1937 : « Le bistrot souille, endort, assassine, putréfie aussi sûrement
la race française que l’opium a pourri, liquidé complètement la race
chinoise... le hachisch les Perses, la coca les Aztèques 151... » Mais
dans le domaine proprement médical, au début du XXe siècle, de
nombreux concepts apparaissent, expliquant la dégénérescence et la
naissance courante d’enfants atteints d’une tare ou d’une monstruosité
plus ou moins grave : ce sont l’hérédo-alcoolisme, l’hérédo-tubercu-
lose et surtout l’hérédo-syphilis. C’est cette dernière qui tient le haut
du pavé puisque, en tant que maladie vénérienne, elle ne pouvait que
se grossir d’une dimension prophylactique morale. Cette maladie
transmise par les prostituées dont la position sociale répond à leur
« culpabilité » génétique, est censée jouer un rôle sur la natalité du
pays et sévit tout particulièrement dans les corps d’armée : en clair,
elle constitue une menace essentielle pour la patrie. De ce fait, le
meilleur et le plus efficace moyen de lutte contre cette calamité est le
mariage et ses principes que sont la fidélité et l’observance des précep-
tes religieux 152. À la charnière des XIXe et XXe siècles, on attribue à
l’hérédo-syphilis la plupart des malformations dont le rachitisme, ainsi
que des monstruosités : la tératologie syphilitique compte un grand
nombre de partisans 153. Sur le même sujet, il y a deux générations,
dans les années 1920, pour expliquer la naissance au terme d’un
accouchement pénible, d’une enfant hydrocéphale morte en bas-âge,
il a souvent été évoqué dans notre famille une origine pathologique,
mal que le père aurait contracté dans les bordels de la Grande Guerre.
La représentation de ce mal n’allait guère plus loin mais un lien
probable était établi entre une naissance malheureuse et des conditions
hygiéniques et morales particulièrement mauvaises Cette explication
était préférable à l’absurde de la situation. De plus, chaque foyer
pouvait trouver dans le Larousse médical, souvent l’unique ouvrage
scientifique à disposition, aux articles « alcoolisme », « syphilis » ou
« maladies héréditaires », la description des symptômes accompagnée
de photographies on ne peut plus impressionnantes. On peut lire dans
l’édition de 1925 que « l’alcool imprègne et intoxique le tissu germi-
Éviter les monstres 245

nal » et le descriptif des malformations hérédo-alcooliques précise :


« asymétrie faciale, déviation du rachis, mutité et surdi-mutité, infan-
tilisme, nanisme, myxœdème, sclérose cérébrale, convulsions, chorée,
épilepsie, hystérie, arriération, idiotie, impulsions criminelles, mélan-
colies, manies aiguës ». On le voit, le registre est large, entre l’insta-
bilité mentale et la déformation physique.
Hérédo-syphilis et hérédo-alcoolisme sont des notions que la
médecine d’aujourd’hui rejette. Certes, il existe un risque évident dans
la période de grossesse où la mère en proie à l’alcoolisme et au
tabagisme 154 peut nuire à l’enfant mais les théories du début du siècle
sur l’imprégnation, encore elle, du sperme paternel, théorie des blas-
totoxies et des blastophories, sont abandonnées de nos jours. Dans les
années 1950-1960 cependant, le fantasme d’une hérédité acquise par
alcoolisme était encore présent chez certains scientifiques ainsi que
dans l’édition de 1952 du Larousse médical, lequel doute cependant
des effets de la syphilis. Il demeure également au sein de la population
des non-spécialistes et dans une sorte de fantasme, ce dont témoigne
un dessin de Reiser 155. On le retrouve aussi dans le ton sous-jacent
de la campagne de santé publique des années 1970 avec le slogan
« quand les parents boivent, les enfants trinquent 156 » et explicitement
dans la campagne actuelle du « zéro alcool pendant la grossesse » :
toutes les bouteilles sont ainsi marquées d’un panneau d’interdic-
tion 157.

Sur bien des points, les théories hérédo-alcoolique et hérédo-


syphilitique se placent dans une certaine continuité d’un imaginaire
ancien. À maintes reprises, nous avons vu l’importance de l’interdic-
tion d’alcool lors de la procréation. Quant à la syphilis, apparue au
e
XV siècle, elle a rapidement remplacé la lèpre comme maladie punitive
de toute sexualité débridée et était d’ailleurs dite « lèpre napolitaine »
en France et « mal français » en Italie. Ses symptômes sont assimi-
lables à ceux de la lèpre ou d’autres maladies à ulcères, traditionnel-
lement et médicalement attribués au sang menstruel féminin. Alors
qu’au XVIIIe siècle, elle devient un rite de passage obligé et glorieux
pour les libertins comme en témoigne l’exemple de Casanova 158, elle
se re-moralise d’une certaine façon au siècle suivant. Quant à la notion
d’hérédité, elle n’est pas non plus un fait nouveau au XIXe siècle, parmi
les causes tératologiques avancées dès l’Antiquité, elle tient une place
non négligeable, notamment dans le Corpus hippocratique et chez
246 Monstres

Aristote. Les personnes accablées par une infirmité innée ou acquise,


ont de fortes chances de donner le jour à des estropiés : d’un nain il
naît un nain, d’un bossu un bossu et d’un manchot un manchot. Les
tatouages et tous les caractère acquis entrent aussi en considération.
Mais face à l’évidence expérimentable et expérimentée d’une réalité
tout autre, les auteurs antiques comme Hippocrate, Aristote ou Pline...
ont conçu le principe du saut de génération. Ainsi comme le nom ou
le prénom, le petit-fils aura les marques de son grand-père. Cette
hérédité des infirmités traverse l’histoire de la pensée médicale et se
retrouve chez certains auteurs de l’époque moderne que nous avons
souvent cités 159. Chez ceux-ci et leurs prédécesseurs antiques et médié-
vaux, il est également question d’un concept complémentaire à l’héré-
dité : la « corruption de la semence ». Héritière de ces anciennes
considérations ou simplement transformatrice de savoirs scientifiques
plus récents, sûrement les deux, la culture populaire transmet de telles
notions. Telle famille aura le « mauvais sang » 160 : le père ne possé-
dant pas un bon « germe », l’enfant sera un monstre ou un infirme
La moralisation de l’hygiène n’est pas un phénomène isolé et
particulier. Elle lui est intrinsèque car tout discours hygiéniste corres-
pond avant tout à une socialisation, c’est-à-dire un « processus de
civilisation » au sens de Norbert Elias. Sont punis et restent marqués
dans leur chair, et celle de leurs enfants, tous ceux qui ne savent pas
observer un comportement social acceptable et moral, mot à prendre
dans le sens en accord avec les bonnes mœurs. De ce point de vue,
la remoralisation de la syphilis au XIXe siècle est représentative. D’ail-
leurs, le principe est toujours latent de nos jours et appartient à une
psychologie collective que l’on serait tenté de dire intemporelle. En
effet, au sujet de la moralisation sexuelle, la syphilis a été détrônée
depuis les années quatre-vingt par le sida. Si ce dernier n’agite plus
la menace de dégénérescence tératogène, il reste la maladie qui véhi-
culée par le virus VIH a remplacé la famille des véroles : elle est
mortelle et reste jusqu’à ce jour inguérissable. Aussi, face à la maladie,
un certain discours moral se contente de prôner une sexualité conjugale
et surtout de condamner des comportements déviants. De là à ce que
le sida soit apparu sur terre pour punir toute sexualité perverse comme
pouvaient l’affirmer Jérôme, Paré et bien d’autres en leur temps à
propos de la lèpre et de la syphilis, il n’y a qu’un pas allègrement
franchi par plus d’un. Alors, il ne s’agit plus de savoir comment le
Éviter les monstres 247

mal s’accomplit mais il faut rechercher une réponse au sens, c’est-


à-dire trouver une justification transcendantale.
Il en est de même de l’influence nocive du tabac et de l’alcool
consommés par la femme enceinte pour qui la moralisation laïque se
socialise sur des bases identiques. Ces interdits qui se sont érigés
depuis une trentaine d’années en une troisième pudeur font suite à
celle de la sexualité et de la mort. Alors que la sexualité – ou ne
serait-ce que la nudité du corps essentiellement féminin – connaît une
large diffusion sur les écrans et autres supports de communication, la
représentation de fumeurs ou de buveurs d’alcool a été considérable-
ment réduite sous les coups d’une réglementation légale. Le but étant
d’éviter toute stimulation de désir c’est-à-dire d’incitation à la consom-
mation 161, on peut imaginer le poids de la campagne de santé publique
contre le tabagisme ou l’alcool (et non l’alccolisme) en période de
grossesse. Dans tous les cas, ces thèmes dominants de l’imaginaire
tératogénique contemporain soulignent la primauté du registre hygié-
nique et nous pourrions dire mécaniste face à des principes moraux.
Rappelons une nouvelle fois que ce fait n’est pas le propre de l’époque
récente, comme le fruit d’une longue évolution, mais qu’il correspond
à une donnée universelle. Quitte à être moralisée, c’est dans la matière
que l’on cherche d’abord et majoritairement la cause des écarts biolo-
giques et ce afin de les prévenir.

Les facteurs industriels

Ces facteurs industriels potentiellement ou faussement tératogè-


nes se présentent soit sous forme de pollution régulière de nature
essentiellement chimique soit à l’occasion de l’accident et de la catas-
trophe dont le péril dominant dans l’imaginaire est sans nul doute le
nucléaire. Ils sont les facteurs les plus sollicités aujourd’hui dans les
discours collectifs sur la descendance monstrueuse sans pour autant
que le particulier, c’est-à-dire le non-spécialiste, puisse avoir une
représentation claire de l’action des éléments sur l’organisme des êtres
vivants. La chose est connue et demeure le premier risque envisagé.
Les effets nocifs tératogènes de la thalidomide et du méthyl-mercure
des poissons japonais, les catastrophes de Seveso (1976) et d’Ham-
bourg (1984) avec la dioxine, celle de Tchernobyl (1986) avec le
nucléaire, la pollution de régions ou de villes industrielles avec la
248 Monstres

sidérurgie et la chimie lourde (Pologne, ouest de la Chine actuelle)


ou encore la mer d’Aral 162, l’atoll de Mururoa contribuent à enrichir
l’imaginaire des naissances monstrueuses. Certes, ces craintes sont
souvent considérées par les spécialistes comme exagérées et à propos
de la thalidomide qui avait malgré tout provoqué la naissance de bien
d’enfants mutilés, en particulier phocomèles caractérisés par l’absence
des bras et des jambes, le tératologue français Étienne Wolff avait
beau jeu d’ironiser : « Tous les médicaments nouveaux passèrent au
contrôle tératologique, les anciens aussi, et l’on en vint jusqu’à soup-
çonner l’aspirine, les eaux minérales, le vin, le coca-cola. Cette fièvre
est actuellement passée 163. »
Selon diverses études, il est probable que la dioxine et même le
nucléaire n’ont pas d’effets déterminants dans la tératogenèse 164. Les
craintes demeurent néanmoins intéressantes. En 1984, les presses
italienne et allemande ont argumenté au sujet des malformations surve-
nues à la suite des catastrophes dues à la dioxine 165, des reportages
sur les effets de la catastrophe de Tchernobyl ont présenté des animaux
domestiques nouveau-nés monstrueux. Dans les représentations
collectives, le nucléaire provoque une crainte particulièrement vive
quant à ses pouvoirs tératogènes, et le fantasme des mutations post-
apocalyptiques n’en est pas des moindres, à l’instar de celui filmé par
A. Kurosawa dans Rêves 166. Il se manifeste par des plantes fantaisistes,
des animaux et des humains mutants, une nature déboussolée prête à
produire n’importe quoi de plus monstrueux à chaque fois. Certaines
images auxquelles nous faisions précédemment allusion filmées dans
les alentours de la centrale de Tchernobyl, font basculer tout ceci dans
une inquiétante réalité et la moralisation n’est pas loin. En effet, à ce
sentiment de région et de nature maudites a pu s’ajouter une lecture
de la catastrophe sanctionnant ainsi un système et une idéologie, le
communisme. Il n’est plus dès lors question des risques propres au
nucléaire mais du régime ou système employant cete énergie. Cette
dimension morale a toutefois plusieurs visages : elle est certes une
sanction du communisme pour les uns mais surtout une dérive indus-
trielle pour un plus grand nombre... Dans tous les cas, nous avons bien
affaire à une punition générale à l’encontre d’un groupe où chacun
est présenté comme coupable et complice en tant que consommateur
et bénéficiaire. Il semble que cette dimension collective soit propice
à la moralisation. Dans la vie quotidienne, au travail ou tout simple-
ment en habitant près d’une centrale, les angoisses de la contamina-
Éviter les monstres 249

tion, de la maladie et de la dégénérescence pèsent et doivent être


surmontées. Les naissances malheureuses au même titre que les
cancers, en particulier les leucémies, sont forcément mis en rapport
avec le risque certes en partie imaginaire mais pour une bonne part
fondé 167. Un certain fatalisme s’impose et l’éventuelle tare de la
descendance se présente comme la contrepartie d’un sacrifice.
Cependant, ces discours couramment admis, c’est-à-dire ceux qui
relèvent d’une théorie construite, qu’ils soient de nature préventive ou
bien explicative, ne doivent pas pour autant cacher les angoisses et les
douleurs émotionnelles vécues par les mères qui mettent au monde des
monstres ou des handicapés. Dimension psychologique intemporelle
pour laquelle il est bien difficile de déceler le poids du contexte histo-
rique au sens large, elle n’est pas une explication neutre reconnue par
un certain nombre d’accréditants. Elle est produite par l’individu,
devenu lui-même analyste en même temps qu’objet. Pour la France,
l’INSERM 168 a entrepris auprès de plusieurs centaines de mères, une
enquête sur les malformations congénitales mais les dossiers médicaux
sur les femmes étudiées sont soumis à un interdit de communicabilité
de cent-cinquante ans à partir de la date du dossier le plus récent (1969),
ce qui nous renvoie à 2119. Cependant, une enquête auprès d’un établis-
sement hospitalier, du corps médical et des patients, devrait s’avérer
très fructueuse pour approfondir cet aspect de la question contempo-
raine : crainte durant la grossesse, fatalité, culpabilité, « autorités »
éventuellement mises en causes, ascendants familiaux, spiritualité... La
recherche des causes s’avère essentielle d’autant que les superstitions
et les anciennes théories tendent à ne plus être considérées : c’est une
culpabilité plus brute encore et plus cruelle qui risque de ressurgir.

Avec l’astrologie tératologique (Annexe II), nous pouvons mesu-


rer la faible influence d’un discours laïc savant sur le discours popu-
laire, influence encore plus réduite que pour certains principes reli-
gieux concernant la sexualité. Par contre, lorsque nous avons affaire
à des théories plutôt bien connues de toute la population, le critère de
leur niveau social de culture, voire de leur époque n’est plus pertinent.
Dans le cas des envies par exemple, il est clair que le modèle diffu-
sionniste savant < populaire ou même a contrario populaire < savant
ne convient pas mais qu’il faut lui préférer celui-ci.
250 Monstres

Aucun des deux niveaux sociaux de culture n’exerce sur l’autre


une influence déterminante mais tous deux puisent dans un même
corpus, plus ancien et plus largement répandu. Rappelons qu’en méde-
cine, le clivage savant-populaire ne s’appuie pas jusqu’au XVIIIe et
même au XIXe siècle, sur des considérations d’ordre épistémologique :
il n’existe pas de différence de nature entre les théories issues de l’un
ou de l’autre niveau. Si la culture dominante peut dénoncer les
« superstitions populaires », il n’existe pas pour autant de différences
de méthode. Les choses ont cependant évolué au XIXe siècle, époque
où les folkloristes, souvent d’ailleurs des médecins, collectent les
croyances à des fins de conservation. Les progrès de la médecine
expérimentale au sein de l’élite et le retour à une « religiosité spon-
tanée » ou « naturelle » 169 ont aussi joué. Il ne faut pas pour autant
nier les influences entre les niveaux, accentuées depuis plus d’un siècle
et en particulier, la progressive pénétration du discours savant dans
l’univers populaire. Ainsi, l’imaginaire contemporain de la tératoge-
nèse se fonde autant sur des modèles anciens que sur des discours
scientifiques récents, digérés et adaptés aux enjeux du temps.

Ce panorama envisagé sous l’angle de la longue durée nous a


permis de souligner un second point important : le va-et-vient constant
entre arguments moraux et considérations hygiéniques. De même
qu’un interdit d’abord moral tend à être justifié par des considérations
d’ordre médical, une prescription hygiénique ne fonctionne pas sans
prendre une connotation morale ou éthique. On aura donc aussi bien
une physiologisation d’un interdit moral qu’une moralisation des maux
avec des notions telles que le « destin », la « maladie » ou le « mal »...
Ce second élément appartient à la famille des « qu’est-ce que j’ai fait
au Bon Dieu pour » et ce peut être « un enfant aussi bête », « aussi
fainéant » ou « bossu »... et à cette question, l’explication médicale
n’apportera rien. Ce schéma ne s’exprime pas forcément sur un axe
linéaire n’offrant qu’un choix bipolaire mais le rapport peut être bien
plus complexe. À propos des risques provoqués par des images pieuses
sur l’enfant par l’intermédiaire de l’imagination de la mère, il faut
souligner deux thèmes : d’un côté l’influence de l’imagination mater-
nelle (x) et de l’autre, l’interdit imposé à la femme enceinte (y) durant
le Moyen Âge et ce jusqu’à une époque récente, de se rendre auprès
des lieux de culte. Dans ce cas comme dans bien d’autres, il n’y a pas
lieu de penser en termes linéaire où y découlerait de x (x y) ou inver-
Éviter les monstres 251

sement. Nous avons plutôt affaire à un complexe à deux dimensions


où les éléments se répondent, se réfléchissent et se justifient mutuel-
lement au sein d’un réseau, d’un rhizome a-t-on pu dire, qui se présen-
terait plutôt sur ce modèle (z) D (x) D (y) D (z’)... Chacun de ces
éléments est l’expression en des circonstances différentes, d’une même
idée aux formes multiples. La représentation du monde se pose comme
un univers où tout communique et se retrouve emboîté et relié. Les
explications mécanistes n’y sont pas forcément démarquées de manière
exclusive : elles sont au contraire parfaitement insérées à ce réseau.

Enfin, et cela nous semble essentiel, les analyses les plus répan-
dues dans les sources historiques et ethnographiques, correspondent à
des prescriptions de nature hygiénique construites à partir de l’expé-
rience de pathologies réelles. Loin des discours religieux où l’interdit
moral prime, et de certaines théorisations savantes, les considérations
hygiéniques se concentrent sur les causes matérielles et la prévention.
Les facteurs tératogènes les plus fréquents, attestés quelquefois non
sans hypocrisie, sont de nature mécanique et à ce tite pérennes : ce
sont l’envie non satisfaite et plus généralement les émotions de la
femme enceinte. La présence explicite de l’une dans les sources
anciennes nous a permis de subodorer l’existence de l’autre. quelques
remarques critiques sur la manière de lire ces sources anciennes avec
la possibilité de compléter des silences par le recours à la littérature
folklorique.
Ainsi, après avoir, dans les chapitres précédents, passé en revue
les différentes analyses religieuses, nous avions souligné que les inter-
prétations prophétiques et plus généralement religieuses tant païennes
que chrétiennes, ne correspondaient pas aux idées les plus répandues
mais qu’elles étaient le fruit d’une théorisation savante. En revanche,
nous avons essayé de démontrer une réelle continuité historique des
facteurs hygiéniques sur la longue durée, indépendante du niveau de
culture et à en établir une certaine universalité. Ces théories échappent
sur le plan épistémologique à des appellations comme « imitative »
ou « participationniste »... mais aussi à toute définition culturelle, puis-
qu’elles ne peuvent être qualifiées de grecque, de latine, d’antique, de
païenne, de chrétienne, de médiévale, d’européenne, d’occidentale, de
musulmane, de sémitique ou de sauvage... Pensées et vécues dans
chacun de ces contextes, elles sont tout cela à la fois et ne sont propres
ni à l’un ni à l’autre.
Chapitre 6

Enjeux épistémologiques et moraux :


causalité et responsabilité

LA QUESTION DE LA CAUSALITÉ

Si le rapport entre morale et physiologie est quelquefois conflic-


tuel, il est plus souvent complémentaire, on constate même un
va-et-vient permanent entre les deux niveaux d’analyse.
Avant tout, il demeure une forte tendance à la distinction, de
nature sociale, dépassant largement les seules frontières chronologi-
ques de l’époque moderne. Ainsi, le portrait du savant qui au moyen
d’explications matérialistes tente de rassurer un entourage ou toute
une population en proie aux superstitions les plus folles, est une figure
emblématique. Dans l’Antiquité grecque, Thalès vient rassurer son
ami Périandre en niant toute origine surnaturelle à la naissance d’un
hippocentaure. Durant le siècle de Périclès, Anaxagore lit de manière
également matérialiste la naissance d’un bélier unicorne. Dans ces
deux histoires rapportées par Plutarque, le discours savant combat la
lecture religieuse des événements, réduisant les phénomènes au seul
niveau physiologique. Il s’agit cependant de cas particuliers car les
données peuvent s’avérer bien plus ambiguës : le matérialisme ne
s’élabore pas nécessairement dans un milieu intellectuel athée. Dans
la Saga du christianisme par exemple, saga islandaise écrite aux alen-
tours de l’an mil, le héros Snorri, le godi converti au christianisme,
essaie de convaincre les Islandais d’abandonner leurs anciens dieux
Óðinn, Freyja et þórr, notamment à propos de l’éruption du volcan
Hécla attribué par les prêtres païens à la colère des divinités :
« Croyez-moi, Islandais, l’éruption du volcan dépend des causes natu-
relles et n’est pas vengeance de Thor et d’Odin 1. » Dans ce cas et
comme pour l’astrologie, la cause chrétienne se retrouve du côté des
explications matérialistes.
254 Monstres

L’histoire des sciences, ou plutôt celle des scientifiques, est


souvent présentée ainsi. Par exemple aux XVIIe et XVIIIe siècles, un des
enjeux de certains savants consiste à nier les théories surnaturelles
relatives à l’apparition régulière des comètes. Que ce soit Fontenelle,
Huyghens, Cassini ou encore Pierre Bayle, ils s’efforcent tous de
donner aux corps célestes une définition exclusivement matérielle,
repoussant ainsi la croyance en un présage funeste. Quant aux nais-
sances monstrueuses, le cas de Pierre le Grand se présente de manière
très voisine. Dans sa démarche incessante de « moderniser » la Russie
notamment sous l’angle des mentalités, le monarque se procura à prix
d’or auprès d’un célèbre médecin, une collection de fœtus monstrueux
conservés dans des bocaux 2. Il fit visiter à ses sujets ce curieux musée
qui existe toujours, dans le but avoué de combattre les théories « surna-
turelles » sur l’origine de ces phénomènes car ces êtres en bocaux ne
devaient être pensés qu’en terme de produits de causes mécano-biolo-
giques. Toutefois, est-il impertinent de supposer que l’efficacité de
cette démarche fut quasi nulle et ne faut-il pas d’abord s’intéresser à
l’échec de l’argumentation matérialiste ? Échec qui ne doit pas forcé-
ment être analysé en terme de résistance, c’est-à-dire celle d’une
« manière de penser » face aux assauts d’une seconde, en l’occurrence
la culture des élites contre la culture des masses. Il est en réalité plus
fécond de mesurer l’impuissance de la pensée matérialiste.

Les choix multiples

Parmi les raisons de cette impuissance, on s’attardera d’abord


sur une pluralité de causes s’excluant les unes les autres. C’est le cas
notamment chez Platon à propos des origines de la folie. Il existe
selon lui quatre folies inspirées 3 qui bénéficient d’un certain prestige,
ce sont la mantique (Apollon), la télestique (Dionysos), la poétique
(les Muses) et l’érotique (Aphrodite et Éros) à côté desquelles il existe
une folie uniquement corporelle, qui n’est due à aucune autre cause
que la seule mécanique des humeurs, forme de folie qui n’intéresse
d’ailleurs pas grand monde. Il en est de la folie comme du rêve et de
nombreux auteurs comme Aristote, Cicéron, Artémidore ou Macrobe
(IVe siècle) rappellent qu’il est important lors de l’analyse de ses
songes, de distinguer ceux de nature divine et ceux, les plus communs
et les plus nombreux, n’exprimant rien et relevant de la physiologie
Enjeux épistémologiques et moraux 255

individuelle. Dans le cas du rêve comme dans celui de la folie, l’argu-


mentation physiologique ne peut prétendre être la seule et unique
explication valable car tel cas de folie peut être dû à une complexion
déséquilibrée des humeurs et tel autre peut s’analyser en termes de
possession 4. En bref, il n’existe pas de définition unique.
Quant à la tératogenèse, il est vrai que les typologies des méde-
cins se limitent aux causes matérielles. Les cinq d’Empédocle, les
trois de Straton, les deux des auteurs du Corpus hippocratique ou les
deux du pseudo-Galien se contentent de ce niveau d’analyse. Quant à
la tératologie aristotélicienne, elle exclut également toute dimension
divine de ces naissances puisque non seulement le monstre ne s’y
inscrit dans aucune finalité mais il est défini précisément par la néga-
tion de toute finalité. Ainsi, les typologies causales de ces auteurs
pourraient être qualifiées d’homogènes, dans la mesure où seules les
raisons matérielles sont susceptibles d’expliquer les phénomènes téra-
tologiques les plus divers. Le rêve et la folie peuvent être quelquefois
de nature divine alors que le monstre demeure nécessairement le fruit
d’une mécanique matérielle. C’est ainsi : Aristote et bien d’autres
savants du monde antique préchrétien n’accordent pas la même valeur
à ces phénomènes de déviance puisque les stoïciens et quelquefois le
naturaliste Pline sont pratiquement les seuls à donner une valeur plus
ou moins prophétique au monstre.

Rêve Folie Monstre


Cause mécanique Valeur négative Valeur négative Valeur négative
Cause divine Valeur positive Valeur positive Ø

Monstruosité et valeur

Pour l’Europe du XVIe siècle, la chose est différente. Les auteurs


antiques qui ont traité des monstres de manière médicale constituent
toujours une référence valable mais les causes d’origine divine n’en
sont pas pour autant niées, puisque Isidore de Séville ou les sources
de l’histoire romaine sont également sollicités. Dans le premier chapi-
tre de son ouvrage Des monstres et des prodiges (1573), Ambroise
Paré énonce les treize différentes causes tératogéniques. Il y a la Gloire
de Dieu, l’ire de Dieu, la trop grande quantité de semence, la trop
petite quantité, l’imagination, la forme et petitesse de la matrice, les
256 Monstres

positions assises de la mère, la chute, les coups et les blessures, les


maladies héréditaires ou accidentelles, la pourriture ou corruption de
la semence, la miction ou mélange de semences, les mauvais sorts,
les actions des diables et des démons. Les causes mécanistes dominent,
neuf sur treize, d’autant que l’action des démons et celle des mani-
pulateurs (artifice des meschans gueux de l’ostière) ne sont que des
illusions. Cependant, prétendre que tel monstre est né d’un excès de
semence ou d’une mauvaise disposition de la matrice ne consiste pas
pour autant à nier la possibilité des forces surnaturelles et en l’occur-
rence divine, d’intervenir dans la conception d’un autre monstre.
Chacune des treize causes énumérées par Paré est une cause possible
nullement contradictoire avec les autres 5. Il convient donc selon le
cas, de faire appel à l’une ou l’autre cause. Le fait que chaque parti-
culier puisse choisir ou du moins qu’il y ait un débat, implique qu’une
société soutienne rarement une explication exclusive. Ainsi, dans la
culture mésopotamienne, il était également possible d’attribuer
d’autres causes aux naissances monstrueuses et de justifier l’existence
de môles de manière strictement mécaniste, en particulier par l’ima-
gination de la mère 6. Si ces informations se retrouvent principalement
dans les traités médicaux, il n’est pas moins certain qu’elles devaient
être aussi répandues dans la population au moins autant – et si ce n’est
plus – que les croyances tératoscopiques. Les naissances monstrueuses
y souffraient donc plusieurs explications et causes possibles.
Ce principe d’alternative ne constitue pas seulement une catégo-
rie extérieure au mode de pensée étudié mais il peut aussi être explicité
par l’idéologie indigène. On peut le retrouver par exemple dans
l’ « idéologie indo-européenne » à propos de la théorisation trifonc-
tionnelle des méthodes médicales 7. La racine *med- à l’origine du
mot « médecine » 8 se retrouve aussi dans modus, « modération ». Son
sens serait celui de « prendre avec autorité et réflexion des mesures
d’ordre ; appliquer à une situation troublée un plan médité » et il existe
trois genres de mesures correspondant aux trois fonctions du monde
social :
– la médecine du couteau, chirurgie (fonction guerrière),
– la médecine des plantes (fonction reproductive),
– la médecine des charmes (fonction religieuse) 9.

Si l’on peut supposer une association entre maux et remèdes 10,


ce découpage exprime l’acceptation de trois modes de représentation
Enjeux épistémologiques et moraux 257

différents. Ainsi, l’existence d’une méthode religieuse n’exclut pas


intrinsèquement le recours à des moyens plus techniques de chirurgie
ou à l’usage de plantes médicinales. Ces modèles cohabitent et selon
les circonstances on choisit l’un ou l’autre. Ils ne sont cependant pas
hermétiques puisque dans l’usage des simples, certaines prières ou
paroles, certains rites durant la cueillette ou le traitement s’avèrent
nécessaires 11. Pour être efficace, il faut ici utiliser tous les moyens ;
ce cas de figure illustre l’impuissance de l’argumentation matérialiste.

Surdétermination

Ce deuxième facteur d’impuissance de l’analyse matérialiste


n’est pas fondé sur une mise en parallèle des causes s’excluant entre
elles, mais à l’inverse, sur une pluralité de causes se complétant les
unes les autres. En partie issue de la porosité des registres entre physio-
logie et morale comme cela est très explicite chez Ambroise Paré où
la nocivité du sang menstruel est traitée dans le cadre de l’ire de Dieu,
nous nommerons cette conception surdétermination des causes. Ce
type de raisonnement correspond à l’accomplissement de la physio-
logisation d’un commandement moral ou inversement à la moralisa-
tion d’un précepte médical, dialectique que nous avons largement
abordée pour le Christianisme. Il est bien évident qu’elle ne lui est
pas propre puisqu’elle est très courante dans l’Antiquité et ce à tous
les niveaux de culture. Nous venons brièvement d’aborder cette ques-
tion à propos de la médecine des simples mais on la retrouve en bien
des circonstances et dans les raisonnements les plus divers. Ainsi
Plutarque commentant le débat entre le devin Lampon et le philosophe
Anaxagore à propos du bélier écrit :
Au reste, rien n’empêchait, je pense, le savant et le devin de rencon-
trer juste tous les deux en saisissant correctement l’un la cause et l’autre
la fin (το> µ;ν τ"ν α3ταν, το> δ; τ( τλο). Car l’un se proposait de
découvrir les causes et les modalités du phénomène, l’autre de prédire en
vue de quoi il s’était produit (πρ( τ γνονε) et ce qu’il signifiait (κα'
τ σηµανει). Ceux qui prétendent que trouver la cause d’un signe équivaut
à le détruire ne réfléchissent pas qu’avec les signes envoyés par les dieux
ils rejettent également ceux que donnent les instruments de fabrication
humaine, comme [...] la lumière des torches et l’ombre de l’aiguille des
258 Monstres

cadrans solaires, toutes choses produites en vertu d’une cause mais aussi
en vue de servir de signes 12.
On retrouverait les mêmes conceptions dans l’histoire de Thalès
avec l’hippocentaure es événements donneront implicitement raison
au devin qui y a lu un mauvais présage 13. D’ailleurs, il en est de même
de l’histoire des hommes car si ce sont bien ces derniers qui agissent,
ils accomplissent dans le même temps les desseins préparés par les
dieux. Cette conception se retrouve aussi bien chez les tragiques que
chez Hérodote et s’apparente aussi d’une certaine manière à l’histo-
ricisme augustinien. En effet, si l’eschatologie chrétienne diffère gran-
dement de la vision du monde antique, les principes sont très proches
car deux niveaux d’analyse peuvent se superposer : l’acte humain,
totalement libre dans le christianisme, et la finalité. Chez Eschyle, le
messager des Perses attribue autant le désastre de Salamine à la ruse
des Grecs, action humaine, qu’à une malveillance et une jalousie
divines, un phthónos d’origine surnaturelle 14. De même pour Héro-
dote, une lecture approfondie des actions humaines et des événements
peut faire ressortir les desseins des dieux, tout particulièrement leur
vengeance. Cette complémentarité permet d’expliquer le destin ou du
moins de lui attribuer une place et un rôle dans le monde. Un exemple
classique de l’ethnographie, celui de la sorcellerie azandé, permettra
de mieux se représenter les enjeux 15. Si un grenier s’effondre sur
quelqu’un et le tue, la cause dégagée n’en sera pas uniquement les
termites qui auront rongé les fondations et les poutres du bâtiment.
Les insectes expliquent la dimension matérielle de l’événement mais
ils restent muets pour répondre à la question fondamentale « pourquoi
untel s’est-il trouvé dans le grenier au moment où celui-ci s’effon-
drait ? ». La réponse azandé fait intervenir l’ensorcellement de la
victime. De même dans la culture occidentale, les analyses scientifi-
ques du météorite ne peuvent en aucune manière assouvir la soif de
pourquoi de l’homme qui la reçoit sur sa maison. Dans le cas de la
sorcellerie comme dans celui de la punition divine, la surdétermination
permet de combler un vide inadmissible provoqué par l’absurde de la
situation. Avec cette question, nous touchons l’une des bases essen-
tielles de la pensée sauvage 16.
Cependant, il ne faudrait pas simplifier à l’extrême au point de
circonscrire cette conception à un contexte intellectuel caractérisé par
une forte connotation religieuse ou magique, en bref « non-scientifi-
Enjeux épistémologiques et moraux 259

que ». Si Eschyle, Hérodote ou Plutarque l’appliquent chacun dans


leur propre registre en des domaines différents, la typologie aristoté-
licienne des causes ne fait que la théoriser. C’est dans le livre II de
sa Physique qu’Aristote s’exprime sur les causes dont il distingue
quatre sortes : la matière, la forme, l’agent et la fin 17.
– la cause matérielle, c’est par exemple l’airain par rapport à la
statue, l’argent par rapport à la coupe ou encore la lettre par rapport
à la syllabe. Cause comme sujet, elle est la cause au moyen de quoi
l’objet est confectionné ;
– la cause formelle (ou modèle) est cause comme quiddité. C’est
par exemple le tout par rapport aux parties, le composé ou encore le
rapport de deux pour l’octave ;
– l’agent, c’est ce qui provoque le changement ou le repos. Il
est l’acteur, c’est-à-dire l’auteur d’une décision, le père qui est cause
de l’enfant, sa semence qui agit ou le médecin qui conseille ;
– la cause finale cherche le bien. La nature est tout entière
soumise à une telle finalité. Elle est par exemple la santé par rapport
à la promenade car elle est le but de l’initiative.
Toutes les choses peuvent relever de plusieurs causes et l’exem-
ple de la statue est à ce sujet très utile. Sa cause matérielle est l’airain,
sa cause agent est le sculpteur et la cause finale pourrait être le beau
ou la gloire du dieu représenté. De même, un enfant est le fruit de
plusieurs causes que ce tableau présente en parallèle avec le monstre :

CAUSES Enfant normal (mâle) Monstre


1 matérielle sang maternel sang maternel
2 formelle forme humaine ø : impuissance de la forme
3 agent père de l’enfant, action de la semence ø : inaction de la semence
4 finale immortalité de l’espèce ø : absence de finalité
La théorie des causes

Dans ce texte, la question des causes théorisée reprend notre


problématique mais dans le cadre général de la pensée aristotélicienne.
Ces quatre causes ne permettent pas de reconnaître au monstre une
origine surnaturelle puisqu’il est défini différemment et l’on peut
considérer qu’il ne relève que d’une cause, la cause matérielle. Dans
la Métaphysique 18, Aristote reprend cette théorie des quatre causes et
260 Monstres

élabore tout d’abord une histoire de la philosophie depuis les origines.


Il y dénonce l’erreur de tous les philosophes : considérer une seule
cause, la matérielle 19. C’est l’eau chez Thalès ou le feu chez Héraclite.
Que dire alors de la première cause, c’est-à-dire du principe du mouve-
ment (archê kinéseôs) ? Aristote reconnaît néanmoins à Parménide le
mérite d’avoir énoncé deux causes : le complexe terre-froid en tant
que cause matérielle et donc immobile, et le feu-chaud comme cause
efficiente et en action. D’autres philosophes ont également recherché
les principes, que ce soit l’Amitié/Haine pour Empédocle, le Plein/
Vide ou l’Être/Non-être des Leucippe et Démocrite... Mais ils ne se
sont pas demandé, poursuit le Stagirite, pourquoi cela est arrivé car
il est vrai que ce ne sont ni le bois ni l’airain qui, devenus lit ou statue,
sont cause de leur changement 20. Ces principes ne répondent pas à la
question première, celle du commencement du mouvement c’est-à-dire
la cause finale et efficiente. C’est cette cause qui est l’objet de la
métaphysique, la science de l’être, et d’ailleurs toute connaissance
complète nécessite celle de la cause première 21.
Cette systématisation établie par Aristote a servi de base théori-
que pour de nombreux auteurs postérieurs, en particulier les auteurs
chrétiens. De grands pans de la philosophie aristotélicienne ont été
mis de côté comme par exemple la non-création du monde, mais le
cadre de hiérarchisation des causes avec la primauté de la cause
première a été conservé. Cette question des causes est longuement
débattue par Augustin à propos des événements inhabituels et merveil-
leux, les prodiges et les monstres. La volonté de Dieu est la cause
suprême (voluntas divina ultima causa) et la cause supérieure (supe-
riorem caeteris omnibus causam, id est voluntatem Dei). Dans les
changements visibles de la nature, changement au regard d’un ordre,
il faut constamment y voir la marque de Dieu : « Par exemple, les
éclipses et certains phénomènes sidéraux rares, les tremblements de
terre, les naissances monstrueuses chez les animaux et mille choses
semblables dont aucune n’arrive sans la volonté de Dieu 22. »
Et Augustin rajoute à la charge des philosophes naturalistes :
Voilà comment la vanité des philosophes (vanitati philosophorum)
a le champ libre pour attribuer ces faits à d’autres causes (causis aliis ea
tribuere), tantôt causes réelles mais superficielles parce qu’ils étaient inca-
pables d’en reconnaître la cause supérieure à toutes, la volonté divine (vel
veris, sed proximis, cum omnino videre non possent superiorem caeteris
Enjeux épistémologiques et moraux 261

omnibus causam, id est voluntatem Dei) ; tantôt causes prétendues, encore


ne sont elles pas avancées sur la foi d’une étude attentive des êtres et des
rythmes physiques, mais bien sur la prévention personnelle et sur l’erreur
(vel falsis et ne ab ipsa quidem pervestigatione corporalium rerum atque
motionum, sed a sua suspicione et errore prolatis).
La critique d’Augustin adressée à l’encontre des philosophes
païens ne repose pas sur une argumentation proprement chrétienne,
elle s’apparente à celle d’Aristote sept siècles auparavant. La vraie
connaissance exige de remonter à la cause première et efficiente, cause
finale, et non de se contenter des causes secondaires comme les causes
matérielles, formelles et motrices. L’influence aristotélicienne resort
quand l’évêque d’Hippone affirme : les prodiges ne s’accomplissent
pas contre la nature. « Comment en effet, peut être contraire à l’ordre
naturel ce qui se produit par la volonté de Dieu, quand c’est la volonté
même d’un si grand créateur qui fait la nature de toute chose créée ?
Le prodige ne s’opère donc pas contrairement à l’ordre naturel mais
contrairement à celui qui nous est connu 23. »
Il naît des monstres, c’est un fait mais que pouvons-nous en
penser ? « Quis autem omnes commemorare possit humanos fetus
longe dissimules his, ex quibus eos natos esse certissimum est 24 ? »
Comment se faire une idée de leur fréquence ou de leur rareté et
comment juger tout simplement ce que Dieu a voulu : « Nous voyons
naître des enfants avec plus de cinq doigts aux mains et aux pieds et
ce n’est qu’une bien légère étrangeté ; que personne pourtant n’ait la
folie de croire que le Créateur s’est trompé dans le compte des doigts,
bien que la raison du fait lui échappe 25. »
Chez Augustin et contrairement à Aristote, le monstre trouve ici
une finalité : il illustre la limite du savoir humain face aux desseins
du Très-Haut et évoque dans le même temps l’immensité de toute la
Création dont nous ne connaissons qu’une infime partie. Le fondement
du principe est cependant fort comparable : la cause première, cause
finale, importe plus que la seconde, la cause matérielle, et il est préten-
tieux à l’instar des philosophes et des médecins de se contenter de
cette dernière. De fait, ces deux causes ne répondent pas à la même
question. L’une s’intéresse au pourquoi et l’autre au comment. Ainsi,
en reprenant l’exemple de la mantique mésopotamienne, nous dirons
que le monstre est un signe gravé par les dieux sur une tablette d’argile
et pour lequel il y aura deux manières de décrire le signe inscrit. La
262 Monstres

cause matérielle peut se définir par la pression exercée par le scribe


sur le stylet qui marque la matière argileuse ainsi que la forme du
dessin qui en résulte mais la finalité de cette impression sur la tablette
demeure avant tout le sens du pictogramme, c’est-à-dire l’idée que le
scribe a voulue exprimer. À l’articulation pourquoi-comment, vient
alors s’ajouter le couple sémiotique-sémantique.

Ce double questionnement comment-pourquoi apparaît dans tous


les exemples que nous venons d’aborder :
– dans la divination déductive il correspond à sémiotique /
sémantique,
– dans l’histoire selon Hérodote, c’est action des hommes /
desseins des dieux,
– dans les anecdotes de Plutarque, pour le bélier unicorne c’est
forme du crâne (Anaxagore) / message divin (Lampon) et pour l’hip-
pocentaure c’est bestialité (Thalès) / message divin (Périandre),
– dans l’exemple de la physique et de la métaphysique aristoté-
liciennes, c’est causes matérielle (bronze), formelles (statue) et motri-
ces (savoir-faire) / cause finale (projet de l’artiste),
– dans la métaphysique augustinienne, c’est causes matérielles
secondes / grandeur du projet divin,
– dans la sorcellerie azandé, c’est les termites rongent les poutres
du grenier qui en s’effondrant a tué quelqu’un / la sorcellerie a provo-
qué la conjugaison des destins

Il est bien évident toutefois que la cause première, forcément


volonté de ou des Dieu(x), finit par ne plus rien expliquer du tout.
Chez les auteurs chrétiens notamment mais également dans l’Islam 26,
tout événement, qu’il soit merveilleux ou non, ne peut se produire
sans le bon vouloir du Tout-Puissant. C’est autour de ce principe qu’est
construit chez Malebranche, la théorie du choc longuement critiquée
par la philosophie positive d’Auguste Comte 27. Ainsi, lors d’une
épidémie ou de n’importe quelle autre maladie, la volonté divine ne
fait aucun doute en tant que cause première mais il est vrai que les
traitements d’ordre matérialiste, c’est-à-dire ici médicaux, tendent à
être privilégiés. Chez Grégoire de Tours par exemple, les maux qui
frappent la population lors du règne de Chilpéric constituent une sanc-
tion divine à l’égard du mauvais roi mais, précise l’auteur, les traite-
ments médicaux comme les ventouses ou les infusions d’herbes « ont
Enjeux épistémologiques et moraux 263

apporté un soulagement à la plupart des personnes » 28. Le soin des


symptômes, cause matérielle des souffrances, ne nie en rien la cause
première qu’est la volonté du Seigneur, lequel donne la vie et la
reprend à sa guise. C’est la raison pour laquelle s’impose une thérapie
qui parallèlement traite cette cause première, thérapie constituée
d’actes expiatoires, de prières et de repentirs. Inversement, ne compter
que sur Dieu est une marque de lâcheté et la philosophie de toute cette
conception pourra se résumer par le célèbre proverbe « aide-toi et le
ciel t’aidera » car l’action humaine n’est pas forcément déterminée et
vouée à l’échec. Plutarque le rappelle : le pilote du navire prie mais
cela ne l’empêche pas de tenir la barre, comme le cultivateur s’en
remet à Zeus et Déméter mais il laboure et sème son champ 29. La
question soulevée ici est celle traditionnelle du déterminisme : à quelle
cause s’arrêter ? Jusqu’où doit-on ou peut-on remonter le fil de la
causalité ? À quel moment telle cause est recevable et telle autre cause
ne l’est plus ? Tout événement de quelque nature peut se concevoir
comme le produit d’une succession de causes et de conséquences,
schéma que le Quintus de Cicéron assimile à un câble (rudens) 30 et
que l’on peut représenter ainsi :

cause divine ou métaphysique < causen < [...] cause2 < cause1 < événement
CAUSE PREMIÈRE SUCCESSION DE CAUSES MATÉRIELLES

Il peut exister plusieurs causes matérielles successives comme le


défendent les partisans de la tératologie astrologique dont le Grand
Albert : l’action de la semence est déterminée par les astres. Quant à
la cause surnaturelle, nous envisageons mieux ainsi l’originalité épis-
témologique des auteurs présocratiques et hippocratiques (VIe et
e
V siècles av. J.-C.) et de certains philosophes ou médecins postérieurs.
En aucun cas, elle ne repose sur l’élaboration d’une réflexion physio-
logique qui aurait pu être une première prise de distance vis-à-vis du
surnaturel. En effet, bien d’autres cultures ont conçu des physiologies,
des représentations du corps et des processus internes qui mettent en
scène le sperme, le sang, le lait, les os ou la gestation... C’est
l’influence divine qui dans de nombreuses cultures produit les diffé-
rences. L’exemple de la médecine de l’Égypte ancienne est représen-
tatif puisque le sang ou la semence n’y bénéficient pas de pouvoirs et
de qualités intrinsèques : le sang « lie » uniquement si un souffle divin
le dirige 31 et dans le Christianisme ou l’Islam les qualités internes des
264 Monstres

éléments ne peuvent agir que par la volonté divine. Par contre, dans
la science naturelle des philosophes, les humeurs ainsi que les plantes
et les pierres sont actives au sens où leurs qualités sont strictement
internes et ne sont déterminées par rien d’autre. Cette physiologisation
est donc une condition certes nécessaire mais pas suffisante. Le prin-
cipe fondamental repose sur le refus majoritaire de cette notion de
surdétermination par les médecins et les premiers philosophes. L’ori-
ginalité de leur démarche repose sur ce que l’on appellera une hermé-
tisation du registre matériel. Comme le montre le schéma ci-dessous,
on ne remonte pas au-delà de la cause n 32.

cause divine ou métaphysique || causen < [...] cause2 < cause1 < événement
CAUSE PREMIÈRE SUCCESSION DE CAUSES MATÉRIELLES

Ainsi, le Corpus hippocratique n’épouse pas la cause de la surdé-


termination puisque pour l’auteur de La Maladie sacrée, si le malade
est guéri par des soins, en particulier une alimentation adaptée, la
divinité ne peut prétendre à une quelconque efficacité. De ce fait, on
peut constater une certaine porosité entre les deux registres pourquoi
/ comment. Pour les hippocratiques, la question διά τ ne se distingue
pas absolument de la question π. Pourquoi ou comment un individu
souffre d’épilepsie sont des questions convergentes. En fait, la recher-
che d’un au-delà explicatif mène au non-sens et de résoudre ainsi la
question : « pourquoi ? parce que c’est comme ça ». Pour l’auteur
hippocratique, cette question apparaît absurde tout autant que « pour-
quoi l’homme est homme » l’est pour Aristote selon qui la question
ne peut avoir de sens du moment que le sujet et l’attribut sont indis-
tincts 33. Dans le corpus hippocratique, cette convergence aboutit à la
subordination du pourquoi au comment. Dans d’autres registres, cette
surdétermination correspond à la synthèse du mouvement dialectique
qui lie physiologie et morale et sur lequel nous avons largement insisté.

LA QUESTION DE LA RESPONSABILITÉ : LA NOTION DU


« TIERS PAYANT »

Ce deuxième enjeu ne se construit pas sur des considérations


d’ordre épistémologique réfléchissant une représentation du monde
Enjeux épistémologiques et moraux 265

mais il correspond à une problématique morale bien particulière aux


caractéristiques universelles. Qu’est-ce à dire ? Par rapport à Ego,
c’est-à-dire un particulier quelconque, sa communauté d’une ampleur
variable s’organise autour de deux axes que nous appellerons synchro-
nique et diachronique. Le premier correspond à la collectivité spatiale,
que ce soit le clan, la tribu, la cité ou la nation... alors que le second,
axe vertical, place Ego dans une chaîne qui relie ascendants et descen-
dants au sein de laquelle il ne constitue que l’un des nombreux mail-
lons. Dans le domaine plus réduit de la parenté, le premier axe
correspond à la relation de germanité, alors que l’axe diachronique
est identifié à la filiation. C’est autour de ces axes, diachronique et
synchronique, que nous articulerons notre argumentation sur ce que
nous avons appelé le tiers payant.

L’axe synchronique

Nous avons eu l’occasion d’aborder cet aspect dans l’étude de


la punition collective appliquée pour la faute d’un seul. Hésiode admet
non sans une certaine amertume il est vrai, que les peuples doivent
payer la folie de leurs rois, intercesseurs entre les dieux et les hommes.
La contagion, le loimós, s’abat sur toute la communauté de manière
indistincte. Elle ne se limite pas aux seuls véritables coupables qui
dans la tragédie échappent souvent à ce loimós mais non à leur destin
tragique. Sur un plan plus politique et plus humain, les guerres entre
nations ou cités frappent collectivement chaque citoyen ou sujet, en
vertu du seul fait de son appartenance à telle ou telle communauté ou
entité territoriale. Lorsque les Achéens renversent Ilion, c’est jusqu’au
dernier Troyen que doit s’accomplir le massacre, lorsque Crotone punit
Sybaris il en est de même, lorsque le Grand Roi fait le siège des cités
d’Asie Mineure révoltées, il agit pareillement, et les nombreuses guer-
res entre cités grecques des Ve et IVe siècles av. J.-C. furent l’occasion
de comportements similaires 34. En fait, les exemples historiques sont
presque infinis. Cette conception morale également très biblique 35 et
disons quasi universelle, qui consiste à frapper un quidam pour sa
seule qualité de ressortissant d’une communauté, ne froisse pas parti-
culièrement notre morale. Elle peut certes surprendre dans le cadre
d’une vendetta familiale où les protagonistes ne cherchent pas forcé-
ment à frapper le criminel originel, souvent mort depuis plusieurs
266 Monstres

générations, mais un simple membre du clan adverse. Par contre, dans


un contexte international, bombardements de villes, embargos et autres
sanctions collectives constituent des mesures qui bénéficient d’une
totale légitimité éthique auprès des instances dirigeantes contempo-
raines.

L’axe diachronique

Dans le contexte diachronique en revanche et ce sans aucune


raison particulière apparente, le tiers-payant constitue un problème
moral plus préoccupant. Comment admettre de frapper Ego pour un
crime commis par son père ou l’un de ses aïeux ? C’est pourtant un
principe admis dans bon nombre de sociétés et pour la Grèce ancienne,
Plutarque le présente ainsi : « Il n’y a rien de terrible ni d’extraordi-
naire, si venant de leurs pères, les enfants supportent le destin de leurs
parents 36. »
Ce pan de la morale grecque constitue le fondement de la philo-
sophie tragique : Oedipe paye chèrement une faute déjà commise par
son aïeul Cadmos, et ses enfants parachèvent l’accomplissement des
desseins divins. Dans le cadre d’une histoire tragédifiée ou d’une
tragédie historique comme celle des Héraclides, le schéma est identi-
que 37. Gygès tue Candaule mais c’est à la quatrième génération que
la famille est punie en la personne du proverbial roi de Lydie, Crésus,
vaincu par Cyrus et surtout par un oracle à double sens. Ainsi comme
le dit Homère, la justice immanente de Zeus punit les coupables « de
leur propre vie, de la vie de leur femme et de leurs enfants 38 ».
Pour bien saisir toute la logique de cette morale, il convient de
définir d’abord la place de l’enfant. Ce dernier est considéré comme
le prolongement de la vie du père. L’enfant est déjà sa propriété in
utero et c’est dans cette optique qu’il convient d’analyser une certaine
réticence à l’égard de l’avortement 39. C’est au père que revient le droit
de le garder et de l’accepter au sein du clan, au cours par exemple de
la cérémonie des Amphidromies à Athènes, ou au contraire de le
rejeter, de le laisser au sol et de l’exposer, c’est-à-dire de l’abandonner.
Il peut également le laisser en gage ou le vendre. Cette pratique fut
interdite par Solon 40 mais pour ce qui est de la mise en gage ou
l’exclusion (apokèryxis), c’est toujours approuvé par Platon 41. Il est
vrai que sur ce point, le droit grec évolue tout particulièrement dans
Enjeux épistémologiques et moraux 267

le courant du Ve siècle av. J.-C. 42. Toutefois, si l’enfant n’est plus lié
légalement aux dettes commerciales de son père, il l’est toujours pour
les dettes morales, Platon ne cesse de le rappeler 43.
La mise en gage des enfants est attestée dans la morale biblique
au même titre que la notion plus vaste de punition à l’égard d’un
tiers 44. Les vengeances collectives y sont nombreuses, pensons aux
quarante années d’errance dans le Sinaï ou à la captivité. Le même
cas de figure se présente dans la punition des unions illicites et enfin
pour punir David, Yawhé n’hésite pas à faire mourir son fils 45.
Comment accepter cela ou inversement, en posant la question vue
d’un autre angle, pourquoi cela ne nous semble-t-il pas couler de
source ?

Le débat dans les morales préchrétiennes

Dans certaines versions du conte populaire de L’enfant vendu au


diable – et de même pour le motif plus général de l’enfant vendu ou
promis – on peut retrouver les mêmes préoccupations morales. Avant
la naissance et pour des raisons diverses, le père promet l’enfant au
démon ou à une sorcière. Ce dernier doit venir en prendre possession
lorsqu’il aura sept ans. Le jour venu, le père prévient l’enfant : ce
dernier doit alors combattre pour retrouver sa liberté 46. Ici, la valeur
de la dette est donc reconnue mais dans certaines versions à l’esprit
plutôt émancipateur, l’enfant refuse d’assumer l’engagement de ses
parents et bien qu’il se décide malgré tout à se battre contre le diable,
la dimension morale est fortement contestée. La révolte qui transparaît
dans ces versions de conte populaire, à l’égard du devoir moral ou
juridique est un fait ancien. Dans l’Antiquité, des voix s’élèvent contre
cet état de fait et de droit, à l’instar du philosophe académicien Bion
pour qui « Dieu, en punissant les enfants des méchants est plus ridicule
qu’un médecin qui soigne un enfant ou un descendant pour la maladie
de son père ou de son ancêtre 47 ».
Dans le monde latin, Cicéron semble tout aussi sceptique à
l’égard de cette morale 48. En fait, dans la Grèce du Ve siècle av. J.-C.,
l’intentionnalité est un paramètre qui commence à compter aussi bien
dans le cadre des actions louables que dans celui de la souillure. Cette
conception diffère fortement de la vision traditionnelle pour qui le
cœur ne compte pas du moment qu’il y a la main 49. La logique
268 Monstres

mécaniste de cette pensée fonctionne comme n’importe lequel des


dangers : ce n’est pas en ignorant tout de l’électricité que l’on va
échapper à l’électrocution, sur le modèle de ces personnages de dessin
animé qui ne subissent la loi de la pesanteur que après avoir pris
conscience du vide au-dessous d’eux. On a affaire alors à des anec-
dotes, réelles ou fictives peu importe en réalité, qui soulèvent le débat.
Ainsi, le romain très hellénisé Élien, vers 200 ap. J.-C, évoque-t-il
l’histoire d’un enfant sacrilège qui malgré l’innocence de son âge,
avait été condamné à mort et exécuté 50. L’intentionnalité n’entre pas
dans cette notion de la faute. L’auteur est gêné moralement par cette
conception et l’attribue à l’excès de superstition chez les anciens
Athéniens 51. D’ailleurs, l’anecdote qui suit la précédente met en scène
une femme enceinte coupable qui ne fut exécutée qu’une fois son
enfant né : Élien partage alors la sagesse des juges d’avoir épargné
l’innocence 52.
Cette révolte est une constante de la philosophie de la condition
humaine et de l’éternel débat sur l’apparition de l’individu. Quelques
prophètes de l’Ancien Testament protestent contre la punition collec-
tive et l’hérédité des fautes. « Les pères ont mangé des raisins verts,
mais ce sont les dents des enfants qui en sont agacées » 53, dit Jérémie.
Ézéchiel 54 reprend ce même dicton des raisins verts pour le contester :
« Vous ne répéterez plus ce dicton en Israël ! Oui ! Toutes les vies
sont à moi ; la vie du père comme la vie du fils, toutes les deux sont
à moi ; celui qui pèche, c’est lui qui mourra 55. »
Ces textes manifestent une mutation fondamentale : l’entrée dans
une religion collective, d’un caractère individuel. Le débat semble
s’être d’ailleurs toujours posé. Ce mouvement d’individualisation ne
tendit-il pas à légitimer par le biais d’une croyance renforcée en une
justice divine immanente efficace un ancien principe ? Des passages
des Psaumes 56 et des Proverbes présentent le bonheur comme sainteté
et le malheur comme marque d’impiété 57. La figure du juste souffrant
ne serait donc plus d’actualité puisque le malheureux serait forcément
en situation de péché. Dans Job, c’est un autre pan qui se construit :
les desseins de Dieu sont incompréhensibles et d’ailleurs on n’a pas
à les comprendre.
Dans la culture grecque, l’individualisation a pu prendre quel-
quefois des formes différentes que l’on peut retrouver dans d’autres
sociétés et dans certaines tendances mystiques contemporaines occi-
dentales : il s’agit des fautes dans une vie antérieure. Salluste écrit :
Enjeux épistémologiques et moraux 269

« On peut constater la transmigration des âmes d’après les infirmités


congénitales : d’où vient en effet que les uns et les autres naissent
aveugles, les autres paralytiques 58. » Rappelons encore le récit du
mythe d’Er que raconte Platon dans un passage de sa République 59.
Cette direction était cependant impossible au Judaïsme et encore moins
au christianisme qui établit fondamentalement la linéarité du temps.
Le problème allait donc être réglé de manière différente.

Dans le christianisme

Dans les Évangiles, l’individualité du péché est un des points


essentiels du message christique. L’anecdote de l’aveugle est éclai-
rante : « “Maître, qui a péché, lui ou ses parents pour qu’il soit né
aveugle ?” Jésus répondit : “Ni lui ni ses parents n’ont péché, mais
c’est afin que soient manifestées en lui les œuvres de Dieu” 60 »
La question de l’apôtre met en évidence la persistance du modèle
traditionnel. Dans une même phrase, Jésus conteste aussi bien le
rapport entre péché et maladie (individuel) que l’hérédité des fautes
(collectif). L’infirmité ne constitue pas la punition d’une faute ni
accomplie ni héritée. Ce sont les malheurs humains qui en général
constituent le terrain de prédilection de la manifestation de la grâce
de Dieu et de l’action d’une guérison miraculeuse. Un autre passage
de Jean pourrait nous permettre de saisir la pensée de Jésus. Après
avoir guéri un paralytique, il le retrouve plus tard et lui dit : « Te voilà
bien portant : ne pèche plus de peur qu’il ne t’arrive pire encore 61. »
Ce passage peut connaître plusieurs lectures dont voici la nôtre. Le
Christ n’énonce pas de lien entre le péché et la maladie mais paraly-
tique ou non, tout homme et toute femme ont forcément commis des
fautes. Le pire qui pourrait advenir dans le cas de récidive se situerait
bien au-delà d’un simple handicap affectant le corps. On peut supposer
en effet le non-accès au Royaume du Père. En clair, s’il existe une
comptabilité divine, elle ne s’exerce qu’après la mort alors que les
maux du monde ne font que manifester l’existence du mal et ce de
manière collective. Le Mal est une donnée indiscutable du monde des
vivants mais la providence divine peut se manifester. Un homme
assassiné est la victime du mal du monde mais il ne faut pas y voir
la marque d’un dessein juridique divin. Ainsi, un enfant peut être
270 Monstres

frappé dans sa chair mais en aucune manière il s’agit de punir une


faute commise par lui, ses parents ou l’un de ses aïeux.

Parmi les Pères de l’Église, Augustin se rapproche assez de la


morale de Job et surtout de celle du Jésus évangélique : la maladie ou
l’infirmité manifestent en eux les œuvres supérieures de Dieu. D’ail-
leurs, la définition des naissances monstrueuses, nous l’avons vu, se
résume ainsi : immensité de la Création et impossibilité de comprendre
les desseins du Très-Haut.
De manière exceptionnelle et paradoxale, Jérôme exprime dans
l’une de ses lettres une conception assez semblable 62. Mais ce ne fut
pas le cas de tous les Pères de l’Église. En effet, au début du chris-
tianisme, c’est le vécu intérieur de la religion qui prime sur le vécu
extérieur, suspecté d’excès de formalisme. Le pape Grégoire reconnaît
bien cette différence affirmée dans les Évangiles entre l’Ancien et le
Nouveau Testament, notamment à propos du sang menstruel et de
l’accouchée. Malgré tout, dans la pratique, la matérialité de la pollution
s’est imposée 63, comme le montrent les interrogations d’Augustin de
Cantorbéry. La nocivité intrinsèque du sang menstruel présente chez
Jérôme revient en force avec les auteurs du Moyen Âge central comme
Thomas d’Aquin par exemple, ce qui eut tendance à dissoudre le
problème moral dans l’ensemble des lois physiologiques. Le sang des
règles produit des monstres par ses pouvoirs de corruption et non parce
qu’il y a désobéissance aux commandements de Dieu. Ainsi, alors que
l’intentionnalité de la faute aurait dû primer, la tendance générale du
christianisme ancien fut d’accorder au corps un statut d’écho de l’âme
au niveau individuel et d’établir par le biais de la chair, une transmis-
sion du péché originel au niveau collectif 64. Plus aucun obstacle moral
ne peut s’opposer au fait que les enfants aient à payer la faute des
parents. De ce fait, les Pères ont facilement attribué aux naissances
monstrueuses ou aux maladies de la prime enfance, une origine
divine : sanction d’un péché parental dont les plus représentatifs
demeurent les relations durant les menstrues ou les jours saints. Ici,
l’intentionnalité de l’enfant, innocent du péché commis mais conçu à
tel moment, n’est pas prise en compte. Taché dès la conception,
l’enfant subit une sanction mécanique selon l’ancien et traditionnel
mode de représentation. Le type hygiéniste de cette sanction est de
même nature que l’action que peuvent exercer l’imagination de la
mère ou ses envies alimentaires : innocent ou non, l’enfant en porte
Enjeux épistémologiques et moraux 271

les stigmates comme il peut aussi mourir en cas d’épidémie ou de


malnutrition. Ainsi, alors que l’on eut pu s’attendre, au nom des prin-
cipes moraux, à ce que la lèpre par exemple ne frappât que les parents
pécheurs, celle-ci atteignit également et même surtout la progéniture.
Il ne s’agissait pas d’ériger un système moral équilibré et juste mais
bien d’expliquer des situations pathologiques effectives.
Cette morale s’enracine également dans la société de l’époque,
c’est-à-dire celle du Haut Moyen Âge. Bien que la nouvelle religion
ait retiré au père le droit de l’exposer, l’enfant demeure sa propriété
par laquelle il peut être sanctionné. Cette remarque vaut tout aussi
bien pour les populations latinisées que germaniques 65.
L’enfant conserva cette place secondaire assez longtemps,
jusqu’à la fin du Moyen Âge. Le salut du père, rappelons-le, prime
sur la santé de l’enfant car afin que l’homme ne sombre pas dans le
péché de fornication et d’adultère, les moralistes acceptent le risque
que soient conçus durant des périodes interdites, des enfants affectés
dans leur chair. Dans ce contexte, la position d’Hildegarde de Bingen
(1098-1180) n’a pas à surprendre par sa distance vis-à-vis des posi-
tions évangéliques énoncées par Jean : « Et souvent, [...] un mélange
est fait à partir d’un homme et d’une femme dont la chose qui en naît
alors est déformée, car les parents qui ont péché contre moi, retournent
en moi crucifiés en leurs enfants 66. »
Ce principe souligne une fois de plus en ce domaine, la primauté
morale de l’Ancien Testament. C’est de sa sagesse qu’est extraite la
notion de péché originel. Depuis Augustin en particulier, il est censé
se transmettre aux enfants par le biais de la chair et s’appuyant sur
Paul 67, l’évêque d’Hippone a insisté sur cet aspect moral de la condi-
tion humaine et combattu par-là les donatistes qui s’y opposaient 68.
Par la faute d’un seul, Adam, toute l’humanité devient pécheresse :
« Omnes in Adam peccaverunt. » La chose est entendue mais l’ambi-
guïté demeure et bien des casuistes médiévaux en discutent. Ils appor-
tent des arguments à la cause canonique certes mais tout en manifestant
maintes interrogations. C’est le cas par exemple d’Henri de Gand au
e
XIII siècle qui dans un quodlibet, s’interroge : « Les petits enfants
contractent-ils la faute par l’intermédiaire des parents 69 ? » Les argu-
ments opposés sont effectivement tentants mais Henri les relègue au
domaine de l’hérésie. De ce fait, s’il est incontestable que les parvuli
contrahunt culpam, il n’est pas contraire à la religion officielle
d’admettre que la punition de parents pécheurs soit infligée et vécue
272 Monstres

en la chair d’un tiers. Le principe évangélique de l’intentionnalité de


la faute a donc dû s’effacer devant un autre dogme chrétien d’inspi-
ration paulinienne, régissant sans appel possible les rapports entre
Dieu et les hommes, le péché originel.

UNIVERSALITÉ DU STIGMATE

Dans l’optique de l’enfant innocent qui paye une faute qu’il n’a
pas commise, la mère seule ou les deux parents assument la culpabilité
mais la notion de péché originel condamnant toute l’humanité tendrait
à diminuer l’innocence de l’enfant et par là même, le fort sentiment
d’injustice qui en résulte. L’enfant peut donc partager une partie de
la responsabilité. De même, dans le contexte non chrétien de la Rome
républicaine, rappelons que le petit monstre représente tout autant la
conséquence que la cause des malheurs qu’il indique et la responsa-
bilité lui est attribuée dans une forte proportion. C’est la raison pour
laquelle il doit mourir en tant qu’incarnation du néfaste. Ainsi, pour
le monstre grave non viable comme pour le difforme, l’infirme,
l’éclopé, le laid..., le sujet se charge d’une partie voire de la totalité
de la culpabilité. C’est précisément parce qu’il est difficile d’admettre
l’absurde dans une de ses cruelles manifestations que l’on attribue à
l’enfant difforme une partie de ce poids. À propos des parents comme
de la progéniture, il existe un thème développé par de nombreuses
morales dont celles du Proche-Orient antique, de la Bible et sur bien
des points par le message évangélique, c’est celui du juste souffrant.
Cette notion ne parvient cependant pas à étancher la soif de pourquoi
et l’on peut se demander si cela n’est pas dû au fait qu’il ne peut être
apprécié que d’une élite de théologiens virtuoses au sens weberien.
Quoi qu’il en soit, il se manifeste une forme d’individualisation et ce
peut être comme nous l’avons vu précédemment, par le biais d’une
métempsycose moralisante, de type bouddhiste, hindouiste ou plato-
nicienne avec le mythe d’Er bien que cela ne soit pas toujours admis
par la majorité. Il reste qu’une faute est nécessaire pour expliquer et
lorsque celle-ci fait défaut c’est elle que l’on cherche et que l’on exige
dans sa quête de sens. C’est la révolte d’Héphaïstos face à ses
Enjeux épistémologiques et moraux 273

parents 70, Zeus et Héra selon la tradition homérique, ou ce sont encore


les réflexions terribles de cette jeune fille de seize ans née sans nez
et dont le texte de l’une de ses lettres est placée en exergue au livre
de Erving Goffman consacré à la sociologie des handicaps 71 :
« Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter un sort aussi horrible ? Même
si j’ai fait des mauvaises choses c’était pas avant d’avoir un an et je
suis née comme ça. J’ai demandé à papa et il a dit qu’il sait pas, mais
peut-être j’ai fait quelque chose dans l’autre monde avant ma naissance
ou que peut-être j’étais punie pour ses péchés. Mais je ne crois pas
parce qu’il est gentil. »
À qui la faute ? Parents ou enfants ? Quand a-t-elle été commise ?
Après la naissance ou dans un hypothétique monde d’avant la nais-
sance ? Lequel monde ne correspond d’ailleurs pas aux dogmes reli-
gieux et culturels de la jeune fille ; il est en fait véhiculé par certaines
sources de la mystique moderne, en partie laïcisée, et correspond au
vaste domaine qualifié de « para-normal ».
Le théorème de tout ceci établit un lien entre le physique et l’âme
de l’individu. Si une personne est atteinte de manière quelconque, cela
constitue un stigmate c’est-à-dire une marque inscrite à la surface du
corps dans le but de prévenir autrui : ce sont les taches cutanées, les
brûlures au fer rouge réservées aux anciens forçats ou dans la nature,
les couleurs de fleurs ou d’animaux qui peuvent constituer autant de
signes de leur toxicité adressée à leur éventuel prédateur. Ce thème
particulièrement bien décliné par le christianisme ne lui est toutefois
pas propre, loin s’en faut. Il est le principe fondateur d’un pan non
négligeable des sciences de l’homme antiques : la physiognomonie.

La physiognomonie

Selon les principes de cette science, le caractère moral d’une


personne, ses qualités ou ses défauts, sa vivacité ou sa lenteur, peuvent
se lire dans l’apparence du corps et tout particulièrement par l’étude
des traits du visage. La physiognomonie grecque a dû bénéficier
d’apports orientaux, en particulier mésopotamiens 72. Mais sa consœur
orientale comme d’ailleurs la physiognomonie védique par exemple,
s’attellent à déceler le destin du particulier : on se demande si ce
dernier sera heureux ou esclave, riche ou pauvre, s’il vivra longtemps
ou si une mort précoce l’emportera... Par contre, la physiognomonie
274 Monstres

gréco-latine, sauf exception, s’intéresse plus particulièrement au carac-


tère et à la personnalité de l’individu 73. Aristote analyse quelques-uns
des traits du visage, en particulier les yeux : « [...] la position moyenne
est signe d’un très bon caractère. Les yeux sont encore clignotants,
fixe ou dans un état intermédiaire. Ces derniers sont signes d’un
excellent caractère, les seconds sont signe d’impudence, les premiers
d’indécision 74 ». Un ouvrage entier, la Physiognomonia, était même
faussement attribué au Stagirite. D’ailleurs, cette science ne souffrait
pas les critiques des plus sceptiques des savants mais bénéficiait au
contraire d’un fort crédit dans l’ensemble de la population. L’auteur
anonyme latin d’une Physiognomonie 75 qui se fonde sur Loxus, auteur
du IVe siècle av. J.-C., le pseudo-Aristote et Polémon du IIe siècle
ap. J.-C., rappelle l’existence de trois méthodes différentes d’analyse
physiognomonique qui se distinguent chacune par un référent parti-
culier (c. 9). Ce sont les méthodes anatomiques qui se réfère aux traits
du visage dont les yeux, zoologique qui cherche des ressemblances
avec des traits animaux, et ethnologique qui décèle en fonction de la
théorie des climats, certains caractères selon les types raciaux des
divers peuples connus comme les Égyptiens, les Celtes, les Germains
ou les Syriens...
Cette science connut un succès certain durant le Moyen Âge et
l’époque moderne. De nombreux ouvrages attestent d’un intérêt
constant. La littérature de colportage en est également très friande et
le Grand Albert en énonce un certains nombres de principes. Il faut
d’ailleurs rappeler que la culture orale folklorique bénéficiait d’un
terreau particulièrement fertile en la matière. En effet, les difformités
ou les infirmités les plus courantes pouvaient être lues de manière
négative et il était important de décoder les corps 76 car ils représen-
taient le reflet de l’âme. Ainsi, en Provence les disgrâces « marquées
du B », les borgnes, les bègues, les bossus et les boiteux (« bòrni, but,
boussu, bouitous - 4 b qui soun fachous »), doivent inspirer la méfiance
car elles désignent des personnes méchantes. On trouve quelquefois
deux autres b : bastar (bâtard) et bigle. Cette marque suffit pour juger
quelqu’un, pour s’en faire une mauvaise opinion. Dieu l’a fait pour
prévenir, « Dieu ne les marque pas inutilement ». L’étude statistique
des proverbes italiens entreprise par René-Claude Lachal 77 souligne
la proportion écrasante des jugements négatifs à l’égard des infirmités
diverses. Le contenu est souvent le même : « Guardati dai segnati da
Dio », « Prends garde à ceux que Dieu a marqués », ou encore « El
Enjeux épistémologiques et moraux 275

Signor l’à dito : “cave signatis” », « Le Seigneur l’a dit : prends garde
à ceux qui sont marqués ». Marqués dans leur chair, les infirmes
assument aussi un rôle prophylactique dans ces sociétés méditerra-
néennes chrétiennes : ils sont mauvais par nature et Dieu nous les a
marqués pour que nous prenions garde de ne pas les imiter. La lecture
de ces infirmes peut s’entreprendre comme n’importe quelle autre
analyse de type physiognomonique, ils en représentent simplement les
cas extrêmes. Le portrait idéal se caractérise de son côté par un bon
équilibre où l’on ne décèle ni de trop ni de trop peu. Ainsi, pour les
yeux on aura « œil de travers, mauvaise idée » : le code semble souvent
évident comme souvent dans les traités de physiognomonie.
Dans les écrits chrétiens cependant, l’infirmité peut se vêtir d’une
ambiguïté intéressante. Le corps infirme, meurtri et méprisé corres-
pond à celui du saint et du martyr 78. Saint Remi était laid et ceux qui
osèrent s’en moquer en furent cruellement punis. Les bonnes gens ne
doivent pas se fier de manière trop assurée aux apparences - ce qui
va à l’encontre de la morale précédente. L’habit ne fait pas le moine
certes mais le moine n’a pas forcément d’habit. Cependant, ce versant
positif de l’infirmité, de la laideur ou de la monstruosité n’est pas
propre, lui non plus, au christianisme. Dans le monde antique, à l’idéal
du kalós kagáthos pour lequel corps et âmes se répondent harmonieu-
sement, s’oppose la classique méfiance à l’égard de l’apparence. Face
au personnage homérique de Thersite, image traditionnelle du
difforme, laid également par sa moralité, se dressent d’autres figures
plus ou moins légendaires, célèbres pour leur laideur physique et leur
beauté morale : ce sont Ésope 79, Hipponax 80, Ménandre, le fabuliste
Phèdre ou même Socrate 81 à partir de qui Rabelais conçut sa célèbre
« substantifique moelle » théorisée dans les premières pages de son
Gargantua. Cette ambiguïté correspond aux va-et-vient d’une sagesse
qui ne cesse d’hésiter entre deux pôles, entre deux tendances contraires
dont les rapports se construisent plutôt de manière complémentaire 82.

Les causes

Les raisons pour lesquelles les difformes et les infirmes sont


assimilés à de méchantes gens peuvent être classées en trois catégories.
– Tout d’abord, la méchanceté est due à la position sociale
marginale des individus atteints d’une quelconque marque physique.
276 Monstres

La frustration et la rancœur accumulées tout au long des années


peuvent développer chez l’individu, une personnalité aigrie et désa-
gréable 83 comme Thersite dans l’Iliade (II, 211 sq.). Le triste faire-
valoir des héros homériques est pourvu d’un physique disgracieux, il
maîtrise mal le bon comportement social et manque de savoir vivre
lorsqu’il veut prendre la parole avant d’avoir obtenu le sceptre qui lui
en donnerait le droit : il coupe la parole, c’est-à-dire qu’il fait dévier
la discussion. Tous ses défauts sont des reflets de sa personnalité
annoncée d’abord par son physique. Georges Devereux 84 parle même
de traumatisme à son sujet : il est contrefait, le plus laid dans une
société de guerriers qui valorise la beauté du corps, la force et la
virilité. La relation de causalité entre son physique et son caractère ne
fait aucun doute. Son comportement provocateur est le fait d’un névro-
tique pervers, envieux, hostile et aigri, ce qui lui vaut un traitement
également à part puisqu’il est le seul homme dans l’Iliade à être châtié
physiquement par un des membres de son camp. Cette personnalité
négative est donc une caractéristique acquise : elle est la conséquence
de l’histoire de l’individu pourvu d’un physique malheureux.
– Ensuite, toujours dans un cadre dynamique, la moralité
douteuse du personnag neconstitue plus la conséquence mais la cause,
la punition, de sa difformité. Le mal physique est la conséquence du
péché, dans une dimension religieuse classique et universelle.
– Enfin, aucun des deux termes, aussi bien le physique que le
caractère, n’est posé comme conséquence ou cause de l’autre, mais
corps et âme sont l’expression en des domaines complémentaires
d’une même réalité, comme nous l’avons vu plus haut à propos des
bâtards. Dans les théories médicales de la procréation, les parents
façonnent non seulement le corps de l’enfant mais aussi son âme 85.
En Occident, ce principe est présent chez Platon et tout au long de
l’histoire de la médecine, il apparaît encore dans bien des fantasmes
contemporains. Cette croyance justifiait en particulier l’abstinence de
vin avant le rapprochement des conjoints et les imaginations de la
femme comme les états d’âme néfastes du père sur le moment étaient
censés pouvoir provoquer la naissance d’un enfant mal-venu 86. La
physiognomonie se fonde d’ailleurs sur des principes médicaux afin
de jeter des ponts entre l’âme et l’apparence physique. L’élément
fondamental est la proportion de sang qui détermine les deux dimen-
sions de la personnalité. Si le sang se consacre à faire un beau corps
au teint vermeil, il amoindrit dans le même temps l’intelligence. S’il
Enjeux épistémologiques et moraux 277

est au contraire fluide, il amoindrit la beauté mais développe l’intel-


ligence et la finesse. Les paradoxes concernant Socrate ou Ésope
s’éclairent enfin. En effet, c’est le juste milieu qu’il faut atteindre :
« Un tempérament physique moyen est le signe d’un esprit parfait,
qu’est parfait l’esprit dont la vigueur va de pair avec la sagesse, et
qu’ainsi tout caractère a son origine dans la mesure et la proportion
de sang 87. »
Ici aussi, causes médicales et morales ont tendance à se confondre
ou du moins à se compléter. Conçus un jour saint ou avec le diable,
ou encore durant la lune décroissante, les enfants subissent les mêmes
facteurs et les mêmes conséquences, « boiteux, bigles, bossus et
borgnes, sous le croissant sont nés ». Les enfants conçus à la fin ou
au début de la lune, période souvent réputée pour provoquer les mens-
trues aux femmes, sont atteints dans leur chair 88. Bêtise, méchanceté
et laideur ont des origines communes.

Rapports entre physique et caractère :

• dynamique :
– le physique induit le caractère : analyse de type psycholo-
gique,
– le caractère induit le physique : conception religieuse
(méfiance de la marque) ;
• parallèle : il s’agit d’une mauvaise callipédie (une « cacopé-
die ») avec des conséquences physiques et morales

Parmi ces types d’analyse, seuls les deux derniers sont particu-
lièrement bien représentés dans les discours « indigènes », que ce soit
sur les plans de la médecine ou de la moralité. Par contre, l’analyse
psychologique apparaît fort peu et malgré quelques traces que René-
Claude Lachal pense déceler dans certains proverbes italiens, elle n’est
pas explicite. Il est évidemment admis que l’on puisse devenir infirme
mais la méchanceté semble n’être considérée que comme un état de
nature. On ne devient pas mauvais car on l’est depuis toujours, depuis
sa naissance et même depuis sa conception. Comme la monstruosité
physique non acquise, le caractère est lui aussi congénital. Que le
cadre de pensée soit hygiéniste, comme la médecine et la magie méca-
niste, ou plutôt religieux, avec une forte dimension morale et surtout
278 Monstres

l’intervention d’un tiers divin, les données ne changent pas. À rebours


de ce que maintes pratiques sociales pourraient laisser entendre, le
discours officiel en partie fantasmé et idéalisé, considère la prédomi-
nance du génétique sur l’acquis. L’idéologie qui ressort de certaines
théories médicales ou théologiques, de mythes ou de la littérature,
établit bien que l’on naît et que l’on reste génétiquement prince ou
voleur, bon ou mauvais, courageux ou poltron, de la même façon que
l’on est blond, roux ou brun, grand ou petit, beau, laid ou difforme.
En quelque sorte, la monstruosité morale possède aussi sa définition
génétique et médicale répondant ainsi de manière matérialiste à la
polysémie même du mot « monstre ».
Conclusion

Le mouvement de balancier

L’évidence de constantes et d’un nombre limité de choix dans


les attitudes mentales nous ont mené à penser en termes de structure :
les différentes analyses médicales, morales, hygiénistes ou religieuses
font partie d’un ensemble de discours possibles qui dans un contexte
donné vont ou ne vont pas être énoncés. Selon les moments, leur
énonciation se fait rare et les théories semblent demeurer en sommeil.
Elles connaissent ainsi des mouvements de balancier tant dans l’inten-
sité de leur énonciation que dans celle de leur signification.
Le discours sur la valeur prophétique du monstre fait partie de
celles-là. Considéré trop rapidement comme le discours type de l’Anti-
quité préchrétienne, il est effectivement présent dans les sources
anciennes et les étymologies des mots τρα en grec ou monstrum,
ostentum, prodigium et portentum en latin, le disent bien. Cela n’empê-
che pas cependant que ces mêmes mots comportent aussi dès l’époque
historique, une dimension laïque : le téras médico-philosophique
employé notamment par Aristote et les nuances juridiques établies par
le romain Ulpien sont absolument débarrassés de toute acception
surnaturelle 1. Ce sont tout particulièrement les épisodes de l’histoire
romaine qui soulignent cette conception du monstre. Dans les contro-
verses entre chrétiens et païens, les références à des histoires anciennes
ne semblent plus correspondre aux conceptions du temps, même chez
les défenseurs de la religion traditionnelle. Cependant, après Augustin
qui à l’encontre des païens, intègre les monstres dans une argumen-
tation plus antiphilosophique qu’antireligieuse, la définition divina-
toire est à nouveau reconnue et acceptée au sein des représentants les
plus canoniques de la pensée chrétienne : retournant à la source des
mots, Isidore de Séville défend cette conception et pour cela se fonde
sur des anecdotes de tératomancie païenne. L’idée reste donc présente
dans la pensée savante mais le Moyen Âge développe assez peu une
280 Monstres

telle définition du monstre. Durant cette même période, les écrits


médicaux fondés en grande partie sur le savoir gréco-latin donnent en
parallèle une définition plus physiologique : qualité ou quantité de la
semence, forme de la matrice ou encore nocivité du sang menstruel,
sont des explications qui peuvent en outre entrer au service d’une
politique du sexe devenues plus restrictive. C’est à la fin du XVe siècle
puis surtout durant le XVIe que la définition prophétique bénéficie d’une
plus grande énonciation dans un contexte de controverse religieuse
entre l’Église et les premiers penseurs de la Réforme. Puis, à l’exemple
des « matérialistes » antiques, une majorité d’auteurs dont Montaigne,
conteste cette valeur prophétique. Les traités qui abordent la question
comme ceux de Licetti, d’Aldrovandi ou de Riolan se contentent des
explications de nature mécaniste. La « prolifération du monstrueux »
du XVIe siècle pour reprendre l’expression de Jean Delumeau 2, notam-
ment à propos de sa valeur divinatoire, apparaît presque comme un
feu de paille allumé essentiellement dans le milieu savant. Les préoc-
cupations des masses semblent avoir assez peu suivi ce chemin qui,
dans la Rome ancienne et dans l’Antiquité en général, était le fait
d’une science maîtrisée par quelques élites et n’avait donc rien de
« populaire » 3.
Les interrogations morales concernant notamment la culpabilité
des parents, correspondent aussi à ces discours toujours présents ou
latents, résolus d’une manière ou d’une autre par les sociétés. Sans
relancer la querelle de l’apparition de l’« individu », ce dernier semble
régulièrement se révolter contre les logiques sociales qui, elles, ont
plutôt intérêt à penser en terme de collectivité. Balancier ou guérilla
morale permanente, il n’y eut jamais de solution définitive.

Morale, physiologie et surdétermination

La double définition du monstre avec d’un côté la logique reli-


gieuse – franchissement d’un interdit – et de l’autre la logique physio-
logique correspond également à un mouvement oscillatoire. Ce dernier
n’est cependant pas alterné mais simultané au sens qu’il n’y a pas
d’étapes successives et qu’entre les deux niveaux, il existe un rapport
de type dialectique. Les exemples des interdits sexuels chrétiens
comme ceux qui se rapportent au sang menstruel, aux périodes sacrées
ou à la grossesse, nous ont montré que de manière permanente, la
Conclusion 281

physiologie entre au service de la morale et la morale au service de


la physiologie. Loin de s’exclure systématiquement l’un l’autre, les
deux niveaux d’analyse se complètent le plus souvent et se donnent
mutuellement du sens. Le principe de surdétermination qui rend
impuissant l’argument « rationnel » constitue en quelque sorte la
synthèse de ce mouvement dialectique. Les discours médicaux et
philosophiques qui tendirent à exclure de manière hermétique tout
recours à la notion de surnature et donc à la surdétermination, s’avèrent
en réalité extrêmement minoritaires dans la population des penseurs
anciens, les anecdotes rapportées par Plutarque à propos de certains
cas tendraient à le démontrer.

Continuité de discours

Toutefois sur la longue durée, le discours le plus énoncé, le plus


répandu et le plus structurel n’est pas à teneur religieuse mais plutôt
d’esprit hygiénique – notion relevant à la fois de la morale et de la
physiologie – dont le fonctionnement correspondrait à ce qui est tradi-
tionnellement nommé avec plus ou moins de bonheur, « magie sympa-
thique ». Il s’agit de stratégies d’évitement construites sur
l’observation des pathologies réelles dont la plus emblématique reste
le bec-de-lièvre. Avec ces théories présentes dans l’Antiquité, le
Moyen Âge, l’époque moderne et contemporaine et pas uniquement
dans les sources folkloriques, l’on a affaire à un véritable discours
quotidien, à des principes partagés par une large part de la population
et qui franchissent bien les classes socioculturelles. Le monstre n’a
pas durant une longue période, été considéré comme le fruit d’une
volonté divine ou comme un présage mais d’abord comme la marque
d’un ratage technique, d’une erreur de fabrication ou d’une impru-
dence selon une logique essentiellement « matérialiste ». Un rôle
prépondérant est ici attribué à l’imagination de la mère. Ces théories
n’ont pas ou peu été touchées par les changements religieux et on ne
peut les qualifier ni de païennes ni de chrétiennes. Elles n’ont jamais
cessé de circuler même si parfois elles ont été peu – voire pas du
tout – énoncées dans des sources savantes écrites. Ce constat pose une
question méthodologique fondamentale. A contrario, les théories
apparemment représentatives d’une époque et bien documentées, n’ont
pas bénéficié d’un même crédit. Ainsi la bestialité comme la démo-
282 Monstres

nologie, obéissant à une certaine logique, correspondent plus à un


phantasme qu’à une réalité. Que ce soit dû à un frein moral, social ou
théologique, ces explications ne furent quasiment pas retenues et on
leur préféra la mécanique bien moins culpabilisante de l’imagination
maternelle.

Transposition

D’autres théories et d’autres discours semblent également traver-


ser le temps mais en changeant de cadre d’expression et de justification
morale. C’est le cas par exemple de l’influence supposée de l’ivresse
au cours de l’acte charnel. Les médecins gréco-romains évoquent la
vision déformée du père et de la mère et se fondent sur la théorie
imaginationniste. Selon les auteurs chrétiens, elle pousse aux plaisirs
de la chair, même les jours interdits, au XIXe siècle, le discours plus
général de l’hygiénisme antialcoolique développera la même idée. À
chaque fois, la justification diffère mais le fond demeure : boisson et
reproduction sont incompatibles et les conséquences sont d’ordre téra-
tologique. Il en est de même de certains liens de causalité. Ainsi le
lien entre inceste et monstruosité n’est certes pas toujours clairement
énoncé mais il demeure l’une des idées contemporaines les plus attes-
tées : il peut se poser non plus en terme de cause à effet (inceste <
monstre), mais en terme d’égalité (inceste = monstre). C’est alors
l’occasion de développer la notion de « monstruosité morale » (Marie-
Antoinette dans le discours révolutionnaire) puisque le monstre n’est
plus le résultat d’un acte incestueux mais l’acteur même de l’inceste 4.
Si le « monstre moral » apparaît, selon Foucault, dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle, il faut cependant préciser que l’idée existait en
germe dans les époques antérieures sous des formes différentes. Les
races monstrueuses décrites par Pline 5, des Barbares dénués de forme
humaine ou l’enfant démoniaque du Moyen Âge, issu du non-respect
des interdits sexuels, en témoignent clairement. Si le « monstre
moral » du XVIIIe siècle finissant et du XIXe siècle possède une parti-
cularité propre, la proximité des notions est patente : en fabricant un
enfant et en essayant de le rendre beau, on façonnait aussi son âme et
s’efforçait aussi, de le rendre bon. Ainsi, un être mauvais avait-il été
raté de la même manière qu’un être laid. Il reste vrai malgré tout, que
Conclusion 283

le terme « monstre » vit plus tardivement son champ sémantique


complété par une acception morale.

Force et faiblesse de la raison ?

Que dire de cette « raison » qui comme nous l’avons évoqué au


début de notre propos autour du caprice de Goya, s’oppose au « mons-
tre » ? Les adversaires des théories « superstitieuses » se réfèrent bien
souvent à la raison 6. Pourtant la faiblesse de leur argumentation et la
difficulté épistémologique de définir ce qui les distingue des autres
saute aux yeux : comment expliquer les cheminements mentaux guidés
en partie par une intuition comme celle que nous avons rappelée pour
Laurent Joubert à la fin du XVIe siècle. Il convient donc de dissiper le
malentendu sémantique et pour cela il faut s’accorder sur le contenu
de la notion de rationalité et de ses dérivés que sont rationnel, irra-
tionnel, rationalisme... Nous devons pour le dernier de ces termes,
tenir compte de deux acceptions différentes. D’une part, il y a le
rationalisme scientifique dont médical qui s’oppose à l’empirisme et
qui donne l’importance à la théorie, au raisonnement et à la logique
alors que de son côté, l’empirisme préfère s’intéresser aux apports de
l’observation et de l’expérience. La seconde acception du mot pose
un autre clivage, celui entre rationalisme philosophico-théologique et
fidéisme. L’attitude fidéiste se contente d’une foi soumise en se refu-
sant même de prétendre comprendre les principes religieux, attitude
contraire au rationalisme qui se fonde sur la « raison » pour expliquer
les mystères, les miracles ou une quelconque autre réalité religieuse.
Cette critique au sens philosophique passe en quelque sorte les croyan-
ces et les principes au crible du « bon sens ». Mais ce que nous
nommons « bon sens » n’a pas de définition propre ni de contenu
précis puisqu’il appartient à un contexte culturel et qu’il se fonde sur
l’ensemble des pré-requis collectifs et individuels. En bref, dans le
cadre d’une mentalité donnée, que ce soit pour un événement, une
théorie médicale ou religieuse, ce bon sens cherche à rendre une idée
acceptable ou du moins intelligible. La rationalité critique ne se
présente pas comme un contenu de croyances qui seraient dites
« rationnelles » ni même comme une méthode ou une épistémologie :
elle demeure avant tout une démarche. Une idée ne peut être dite que
« rationalisée » c’est-à-dire sur-expliquée, rendue à nouveau intelligi-
284 Monstres

ble pour un esprit culturellement contextualisé. En effet, lorsqu’un


interdit, un principe de conduite ou une théorie ne sont plus compris,
il y a nécessité de justifier les discours par des arguments : le non-sens
n’est pas toujours admis sauf justement dans le cadre d’une démarche
de type fidéiste. Toute sur-explication est une rationalisation, quel que
soit le contexte. Ainsi, l’obéissance à un interdit est justifiée d’une
nouvelle logique raisonnable et non plus par une soumission aveugle.
Cette nouvelle explication peut devenir autonome et créer à son tour
une extension des interdits qui seront une nouvelle fois sur-expliqués.
C’est la démarche des mythographes et des historiens grecs à propos
des mythes, des physiologues à propos de la nature mais aussi des
chrétiens quant aux restrictions sexuelles dont celle de la période
menstruelle. C’est ce que font à divers niveaux et divers moments de
leur histoire toutes les cultures et tous les particuliers dont l’enjeu
demeure identique : rendre cohérent et laisser compréhensible le
discours. Pour les affaires médicales, la sur-explication remplit en fait
l’espace intermédiaire d’une dialectique moralisation de la physiolo-
gie et physiologisation de la morale. Si la physiologisation constitue
une rationalisation au sens large, elle n’en constitue pas pour autant
une pensée intrinsèquement matérialiste car la conception magique et
religieuse des influences exogènes sur le corps n’entraîne pas à nier
de manière systématique toute représentation interne de ce corps.
D’ailleurs, la représentation de ces phénomènes n’est pas forcément
métaphorique. En effet, contrairement aux affirmations de Lucien
Lévy-Bruhl, la « pensée primitive » se montre tout autant mécaniste
et son déterminisme parfois excessif peut se représenter les différentes
étapes d’un phénomènes physiologique 7.

Statistique et systématique

D’ailleurs, de même qu’à l’époque moderne, l’attaque contre les


« superstitions » ne fut pas le fait des seuls penseurs athées comme
Sade mais aussi celui des croyants dans la lignée de la Contre-
Réforme, de même le monstre n’est que très rarement analysé comme
le fruit d’une logique surnaturelle, même si cela est considéré comme
possible. Pour le premier point, de nombreux auteurs du XVIIe siècle
comme Malebranche 8 (1638-1715), l’abbé Thiers 9 ou Furetière 10
doutent des « superstitions populaires » mais à la différence du divin
Conclusion 285

marquis au siècle suivant, aucun d’eux ne nie l’existence de la magie


et du pouvoir des sorciers 11. Ils reconnaissent simplement que l’essen-
tiel des phénomènes dits communément « magiques » ne sont pas à
prendre pour tels. Dans la plupart des situations, la magie est cantonnée
à la superstition et à la « crédulité populaire », c’est-à-dire que l’argu-
ment reste très largement social. En bref, la critique ne s’appuie pas
sur des critères d’ordre qualitatif mais bien plutôt quantitatif et statis-
tique. C’est une lecture matérialiste non pas de droit mais de fait,
comme le superstitieux antique de Théophraste est ridicule non pas
au regard de l’athéisme mais parce qu’il est excessif dans ses obser-
vations religieuses. C’est d’ailleurs tout le contenu de la notion de
superstition dans l’Antiquité classique. Les mot grecs δεισιδαιµονα
et δεισιδαµων désignent la crainte du divin qui finit par devenir
excessive et Théophraste donne une définition de ce comportement 12.
Le mot employé n’est pas + 5ο la crainte ou la peur normale mais
δειλα qui désigne plutôt la lâcheté. Il en est de même pour le latin
superstitio et superstitiosus qui considère que la soumission pieuse
est poussée trop loin. Le mot sert à mépriser des attitudes individuel-
les 13 ou des groupes 14. Tacite précise vana (vaines), ce qui n’est pas
un pléonasme car la crainte des dieux est malgré tout appréciable
lorsqu’elle est raisonnable. Tite-Live emploie par ailleurs une autre
expression qui rejoint ce qui vient d’être dit. Il parle de « prava
religio » 15, c’est-à-dire un sentiment religieux tordu ou déformé et à
propos de l’ensemble auspice, culte et religion, le Quintus de Cicéron
précise bien que tout rejeter serait une faute impie mais tout prendre
est assimilable à la superstition de vieilles femmes 16. L’idéal est donc
de demeurer dans une attitude médiane est d’éviter les excès des deux
côtés. Dans la théorie, toutes les explications sont possibles mais
certaines bénéficient au quotidien de bien plus de crédit. Le raison-
nement suit ici une logique quantitative et non qualitative, statistique
et non systématique.

Dimension psychologique

C’est pourquoi il importe de connaître qui énonce le discours car


selon le contexte et les histoires propres, la question pourquoi – pas
toujours bien distinguée du comment – peut l’emporter. En effet, si
Claude Lévi-Strauss et bien d’autres ont souligné la forte dimension
286 Monstres

rationnelle de la pensée sauvage, Henri Bergson 17 avait auparavant


insisté sur le fait qu’il existe en quiconque une forte dose de primitif
et c’est cette sorte d’invariant psychologique qui tend à privilégier la
question pourquoi. Dans des situations graves, le sujet observateur
devient lui-même objet d’observation et c’est seulement la réponse au
pourquoi qui permet de combler l’inadmissible gouffre de l’absurde.
C’est peut-être sur ce plan précis avec cette dimension psychologique
que l’on pourra définir clairement la distinction entre les deux niveaux
de culture. En effet, faut-il vivre à l’abri de certaines contingences, à
l’écart des soucis de mauvaises récoltes, des souffrances ou des catas-
trophes aux conséquences quelquefois terribles, pour ne plus faire
preuve d’un regard psychologique sur un monde sans cesse animé par
du surnaturel pensant, et pour admettre sereinement l’acception neutre
du mot « destin », accepter l’absurde, l’agissante froideur du hasard
et le non-sens, c’est-à-dire l’absolu désintéressement des faits naturels
pour les êtres ? Ainsi, on pourra déceler des différences d’analyse
entre d’un côté, des écrits théoriques savants et de l’autre, des pratiques
préventives, fruits de préoccupations quotidiennes aux enjeux bien
différents. D’ailleurs, pour la société occidentale contemporaine, qui
peut affirmer que les soucis des futurs parents ont radicalement
changé ? L’enfant sera-t-il en bonne santé, ne souffrira-t-il point d’un
mal rare et incurable, sera-t-il bien conformé et de quel sexe ? La
consultation échographique et les tests de caryotypes plus ou moins
poussés sont des transpositions modernes de terreurs légitimes et,
osons un mot, naturelles. Peut-être même sont-elles encore plus
exacerbées à notre époque. Le monstre est aujourd’hui supprimé dans
l’œuf et n’a plus même l’occasion de naître. Certes, éviter, dans le
cadre d’une ITG (Interruption thérapeutique de grossesse), la nais-
sance d’un enfant symèle ou d’un darencéphale, monstres de toute
manière non viables, permet d’éviter des émotions supplémentaires et
inutiles aux parents. En revanche, avec des pathologies plus communes
comme la trisomie ou la spina bifida, le débat n’est pas aussi évident :
les enfants sont viables et peuvent vivre une vie complète.
C’est le thème plus général de l’infanticide sélectif qu’il faut
aussi étudier. La proximité entre la femme et le monstre se vérifie
dans cette pratique encore admise et vivace dans certains pays. De
nos jours, dans des sociétés à forte empreinte traditionnelle comme
l’Inde ou le Pakistan, l’avortement après consultation échographique
constitue un sérieux problème de discrimination sexuelle à l’encontre
Conclusion 287

des filles : au lieu d’être abandonnées, elles ne naissent plus 18. Dans
la Chine rurale, ces filles sont privées d’identité car leurs naissances
ne sont même pas déclarées aux autorités. D’un autre côté, une déci-
sion de la Cour de cassation (du 17 novembre 2000, confirmée le 28
novembre 2001), à l’encontre d’un gynécologue obstétricien et d’un
laboratoire d’analyse introduit l’argument juridique du « préjudice
d’être né » 19. Les prévenus n’avaient pas décelé in utero une malfor-
mation, le syndrome de Gregg, chez un embryon de moins de onze
semaines dont la mère était atteinte de la rubéole et qu’une IVG
préventive aurait pu empêcher de naître. Toutefois l’affaire commence
en 1984 avec la naissance de Nicolas Perruche gravement atteint par
des handicaps. Puis la procédure est lancée en 1989 pour être favorable
à la famille avec cet arrêt dit Perruche, lequel est annulé, de manière
rétro-active, par la loi du 4 mars 2002 (loi Mattei). L’inconvénient
d’être né est à nouveau relégué aux angoisses métaphysiques des
lecteurs de Cioran mais en aucune manière il ne peut constituer un
argument juridique. Le développement de cette affaire est bien sûr
très riche d’enseignements avec cette notion du droit de ne pas naître
qui n’est pas sans rappeler la problématique de l’euthanasie.
Ce débat proche de celui de l’eugénisme connaît, de la stérilisa-
tion des handicapés mentaux dans certaines démocraties du XXe siècle,
en passant par l’idéologie nazie et jusqu’à des pratiques plus récentes,
quelques éléments invariants. Pourquoi cet idéal eugéniste est-il parti-
culièrement marqué aujourd’hui, telle est la question. La médecine et
le diagnostic prénatal ne permettent-ils pas désormais de dépasser le
fatalisme d’antan, ce même fatalisme qui pour Philippe Ariès aurait
en partie eu raison du sentiment d’amour parental 20 ? Si des procédés
techniques permettent de contourner le fatalisme, et ainsi d’éviter de
voir naître des filles, de choisir la couleur des yeux et des cheveux
ou d’obtenir un enfant pourvu d’un fantasmatique et illusoire QI, le
réflexe d’esprit « eugénique » au sens étymologique de « bien-né »
prend rapidement la place de ce qui n’était auparavant qu’une attente
impuissante ou au mieux des procédés callipédiques sans grande effi-
cacité. Ce choix considéré comme possible s’étend d’une certaine
manière à un droit de vie et de mort : garder le monstre, l’infirme et
l’handicapé ou au contraire l’empêcher de naître. Le poids de la culpa-
bilisation s’en trouve augmenté car, certes accompagnés dans leur
choix par les instances médicales, les parents et essentiellement la
femme, peuvent se sentir seuls. Peut-on garder et tenter d’élever un
288 Monstres

enfant gravement atteint ? Est-ce pour le bien de l’enfant ou par


égoïsme des parents ? Le bien de l’enfant est-il de survivre ou de ne
pas avoir à subir une existence pénible ? Chaque cas est bien entendu
particulier mais au-delà du choix individuel, c’est aussi la société toute
entière qui s’en trouve impliquée : est-elle vraiment prête à accepter
des êtres inutiles lorsque par ailleurs, la science devrait pouvoir éviter
leurs naissances.

En tant que notion relevant du pathologique, expression mani-


feste de l’écart, la naissance monstrueuse au sens large, englobant tous
les types d’affection physiques et quelquefois morales, ne cesse selon
les angles d’analyse, de poser des questions divergentes et de mêler
de manière constante et inextricable, le pourquoi au comment.
Annexe I

Cas de monstres
dans le monde romain

Récapitulatif établi en partie grâce à L. WÜLKER, op. cit. Nous précisons


la source, l’année chrétienne (av. J.-C. sauf si précédée d’un +), le lieu du
prodige, le présage ainsi que les autorités consultées, le sens du présage et
le sort de l’enfant ou du produit lorsque cela est indiqué.

Tite-Live, 23, 31, 15 / (215), Sinuesse (Campanie) : génisse qui met


bas un poulain (bos eculeum peperit).
Tite-Live, 26, 23, 5 / (211), Réate : mule qui met bas.
Tite-Live, 27, 4, 11 / (210), Tusculum : agneau avec mamelle et lait.
Tite-Live, 27, 4, 14 / (210), Tarquinia : porc à visage humain
Tite-Live, 27, 11, 4-5 / (209), Sinuesse : nouveau-né androgyne (natum
ambiguo marem ac feminam sexe infantem : quos androgynos, vulgus [...]
appellat) // nouveau-né à tête d’éléphant (et cum elephanti capite puerum
natum) 1
Tite-Live, 27, 37, 5 / (207), Frusino : nouveau-né au sexe incertain
comme celui de Sinuesse deux ans auparavant. Les haruspices venus d’Étru-
rie, le jugent funeste (foedum ac turpe). Pour être éloigné du domaine romain,
il est mis dans une caisse sans qu’il ait touché le sol puis est jeté à la mer.
Tite-Live, 28, 11, 3 / (206), Caerè : un porc à deux têtes et agneau à
la fois mâle et femelle. (Caere porcus biceps et agnus mas idem feminaque
natus erat)
Tite-Live 30, 2, 11 / (203), Réate : un poulain avec cinq jambes
Tite-Live, 31, 12, 6 / (200) :
– Sabine : nouveau-né androgyne // androgyne de seize ans décou-
vert. Ils sont jetés à la mer « comme on l’avait fait récemment » en 209
et 207.
– Frusinone : agneau à tête de cochon
– Sinuesse : porc à tête humaine
– Lucanie, sur l’ager publicus : poulain à cinq pattes 2
Tite-Live, 32, 1, 11 / (200), Bruttium : un poulain à cinq pieds et
trois poulets à trois pattes.
290 Monstres

Tite-Live, 32, 9, 3 / (199) :


– Suessa Aurunca : un agneau à deux têtes
– Sinuesse : un porc à tête humaine.
Tite-Live, 32, 29, 2 / (197), Aefula : un agneau à deux têtes et à cinq
pieds
Julius Obsequens, 55 = 1 / (190), Réate : une mule met bas
Tite-Live, 39, 22, 3-5 / (186) : androgyne (semimas) de douze ans. Les
haruspices décident son exécution 3
Tite-Live, 40, 2, 4 / (182), Réate : un mulet à trois pieds
Tite-Live, 42, 20, 5 / (172), Calatia : un âne né avec trois jambes
Julius Obsequens, 71 = 10 / (166), Téanum : enfant à quatre mains et
quatre pieds. L’on fait des lustrations efficaces (Urbe lustrata, pax domi
forisque fuit)
Julius Obsequens, 73 = 12 / (163) :
– Terracine : triplets (trigemini)
– Priverne : nouveau-née sans mains
– Céré : porc avec des mains et des pieds d’homme // nouveau-nés
avec quatre pieds et quatre mains (pueri quadrupedes et quadrumanes
nati).
Julius Obsequens 74 = 13 / (162), Réate : mulet né avec trois pattes
(mulus tripes natus)
Julius Obsequens 79 = 18 / (147), Amiterne : nouveau-né avec trois
pieds et une seule main
Julius Obsequens 80 = 19/ (143), Amiterne : nouveau-né avec trois
pieds
Julius Obsequens 81 = 20 / (142), Luna : nouveau-né androgyne. Sous
ordre des haruspices, il est jeté à la mer (praecepto aruspicum in mare
deportatus)
Julius Obsequens 83 = 22 / (137), Mont Esquilin : poulain né avec cinq
pieds
Julius Obsequens 84 = 23 / (136), Régium : nouveau-né (d’une
servante) avec quatre mains, quatre pieds, quatre oreilles et double membre
viril. (... et duplicis obsceano natus). Les haruspices décident de le brûler et
les cendres sont jetées à la mer 4.
Julius Obsequens 85 = 24 / (135), Rome : nouveau-né sans anus
Julius Obsequens, 86 = 25 / (134) :
nouveau-née avec quatre pieds
territoire de Ferentinum (Latium) : nouveau-né androgyne. Il est jeté
au fleuve (in flumen dejectus)
Julius Obsequens, 87 = 26 / (130), Réate : mulet né avec cinq pattes
Julius Obsequens, 91 = 29 / (124), Satura : veau né avec deux têtes
(vitulus biceps natus)
Annexe I 291

Julius Obsequens, 92 = 30 / (122), forum de Vesse : nouveau-né andro-


gyne qui est jeté à la mer (in mare delatus) // veau né avec deux têtes
Julius Obsequens, 94 = 32 / (121), territoire de Rome : découverte d’un
androgyne de huit ans. Il est jeté dans la mer (in mare deportatus)
Julius Obsequens, 96 = 34 / (117 ou 119), Saturnia : découverte d’un
androgyne de dix ans. Il est noyé dans la mer (mari demersus)
Julius Obsequens, 100 = 38 / (108), Nursie : nés d’une femme libre,
deux jumeaux. Une fille normale et un garçon sans anus mais ouvert au
devant, on lui voit l’intestin. Il pousse un cri et meurt 5.
Julius Obsequens, 103 = 42 / (104), Lucanie : deux agneaux nés avec
des pieds de cheval et l’un avec une tête de singe (alter siminino capite)
Julius Obsequens, 107 = 46 / (98) : un androgyne est noyé dans la mer
(in mare deportatus).
Julius Obsequens, 108 = 47 / (97), Rome : on trouve un androgyne
(androgynus inventus) que l’on noie dans la mer (in mare deportatus erat).
On fait des supplications (supplicatum in Urbe).
Julius Obsequens, 110 = 49 / (95) :
agneau né avec deux têtes (agnus biceps) // nouveau-né avec trois
mains et trois pieds
Urbino : nouveau-né androgyne. Il est jeté à la mer (in mare deportatus)
Julius Obsequens, 111 = 50/ (94), Bolsena (Étrurie) : fille mort-née
avec deux têtes, quatre bras, quatre jambes et deux sexes féminins.
Julius Obsequens, 112 = 51/ (93) :
– Rome : nouveau-né d’une servante avec une seule main
– Apulie : une mule met bas 6
Julius Obsequens, 113 = 52 /(92)
nouveau-né d’une servante sans orifice urinaire // on découvre une
femme avec deux parties génitales (sûrement deux sexes féminins).
Arezzo : on trouve deux androgynes, ils ne viennent donc pas de naître
(ils sont inventi et non nati). Aucune précision sur leur sort // poulet né avec
quatre pieds
Julius Obsequens, 118 = 56 / (83 et 81), Clusium (Étrurie) : une mère
de famille met au monde un serpent. Il est jeté au fleuve sous ordre des
aruspices. Il nage contre le courant.
Julius Obsequens, 125 = 64 / (50) : une mule met bas ce qui annonce
des discordes civiles, la mort de gens de biens, un changement de loi et des
enfantements honteux parmi les femmes libres (turpes matronarum partus) 7
Dion Cassius Histoire romaine, 43, 2, 1 / (46) : porc ressemblant à un
éléphant sauf les pieds 8
Julius Obsequens, 130 = 69/ (42), Rome près des Douze-Portes : une
mule met bas.
Dion Cassius, 47, 40 / (42) : un enfant naquit avec dix doigts à chaque
292 Monstres

main ; une mule met au monde un monstre à deux natures, semblable pour
la partie de devant à un cheval, et à un mulet pour le reste du corps.
Pline VII, 33 / (+ 17), Ostie : quadruplés, deux garçons et deux filles.
Annonce une famine : « Vers la fin du règne du divin Auguste, Fausta, une
femme du peuple qui avait mis au monde à Ostie deux garçons et autant de
filles annonça sans aucun doute la famine qui survint par la suite 9. »
Tacite Annales, XII, 64 / (+ 54) fin du principat de Claude : on raconte
qu’il est né un hermaphroditeet qu’un porc est venu au monde avec des serres
d’épervier : pas d’analyse symbolique.
Tacite Annales, XV, 47 / (+ 64) : embryons à deux têtes (enfants et
animaux) : ils sont trouvés dans les chemins (abandon) et lors de sacrifices,
dans les victimes pleines.
Tacite Histoire, I, 86 / (+ 69) : après le principat de Néron mort en 68,
c’est l’année dite « des trois empereurs » (Otton, Galba, Vitellius) : plusieurs
animaux engendrent des monstres (insolitos animalium partus).
Annexe II

Les théories astrologiques :


culpabilisation ou fatalisme

Le thème de la tératogénie astrologique mérite quelques précisions. En


Occident, l’astrologie antique a été la cible des attaques chrétiennes, pour
son prétendu pouvoir de divination et dans le cadre du débat déterminisme
et liberté d’action. Jamais cependant, les influences – exogènes mais inani-
mées – des astres sur le monde sublunaire n’ont été niées et Augustin lui-
même écrivait dans un passage par ailleurs hostile à l’égard de l’astrologie :
Il n’est absolument absurde d’admettre que des changements, mais
d’ordre physique seulement, soient dus à l’influence des astres : ainsi
voyons-nous le soleil, par sa proximité ou son éloignement, provoquer la
variété des saisons : la lune, en croissant et en décroissant, fait croître et
décroître certaines catégories d’êtres, les oursins par exemple et les huîtres,
ainsi que les étonnantes marées de l’Océan 1.

EMBRYOLOGIE ET TÉRATOLOGIE ASTRALE SAVANTE

Au sein de l’univers pensé comme un grand-vivant, les corps célestes


sont supposés exercer une action sur tous les aspects du monde sublunaire.
Toutes les influences du soleil et de la lune 2 sur les plantes, les minéraux,
les animaux ou le corps des hommes et des femmes, tous ces effets appar-
tiennent à l’ordre des évidences. Loin de constituer une théorie qui ne serait
propre qu’à une secte philosophique, ces croyances sont partagées par
l’ensemble de la société. Bien qu’il y ait débat entre savants, le fond du
principe demeure le même : les corps célestes influent sur les corps terrestres.
La lune détermine les règles féminines et il en est de même pour la formation
du fœtus dans le ventre maternel. Mais pour la formation des monstres, la
question n’est plus aussi claire et il faut se rappeler que dans la tératologie
aristotélicienne ou dans les autres typologies médicales, l’influence des astres
n’est pas prise en compte. Les corps célestes pourront toujours être considérés
294 Monstres

comme une cause première qui agit sur d’autres causes secondaires comme
la semence ou la matrice, mais de telles préoccupations sont absentes des
traités hippocratiques. On examine l’heure du jour, le mois de l’année ou la
saison favorables mais la configuration et les conjonctions des astres ne sont
pas considérées comme des facteurs déterminants dans la médecine. Ce sont
les astronomes-astrologues de formation et de profession qui vont étudier
ces éléments, comme le savant alexandrin Ptolémée au IIe siècle ap. J.-C.,
dans le livre III de son traité d’astrologie connu sous le nom de Tetrabiblos 3.
Les thèmes classiques de la génération sont successivement étudiés avec le
sexe de l’enfant (III, 7), les jumeaux (III, 8) et enfin les monstres (III, 9).
Selon sa théorie, il peut naître un monstre, s’il n’existe aucune harmonie
entre les astres, notamment entre celui qui domine au moment de la naissance,
la lune et les signes zodiacaux. Au regard du reste du Tétrabible, ce passage
semble assez surprenant : après une définition matérielle des astres et de
leurs influences considérées comme des qualités fondamentales avec le
chaud, le froid, le sec ou l’humide, Ptolémée poursuit une analyse en termes
de personnification, c’est-à-dire qu’il divinise les constellations et les astres
en les intégrant au reste de la religion officielle. Ainsi, s’il y a une configu-
ration à Jupiter ou à Vénus, les produits ressembleront aux animaux qui leur
sont consacrés comme le chien, le chat ou le singe. En cas de configuration
à Mercure, la ressemblance portera sur des animaux domestiques comestibles
comme les volailles, le porc, la chèvre ou le bœuf. Si le zodiaque est un
signe humain et qu’il n’y a aucune planète dominante ce sera un « monstre
humain ». Dans le cas de configurations malheureuses, Jupiter et Vénus
atténuent la laideur et naissent par exemple des hermaphrodites. Vénus joue
ici, en tant que déesse, son rôle de garante de la beauté et de la finesse.
Quant à Mercure, dieu de la communication pourrait-on dire, il est le seul
en tant que planète et divinité à pouvoir provoquer la naissance de sourds-
muets. Enfin, si le zodiaque dominant est un animal, et c’est statistiquement
le cas deux fois sur trois, il naîtra un monstre animal. La dimension préventive
est quasi absente de ces pages et ce constat est encore plus prononcé chez
l’astronome M. Manilius d’Antioche, contemporain d’Auguste et fondateur
d’une certaine astrologie latine. Selon lui, seules les causes astrologiques
permettent d’expliquer les naissances monstrueuses et par la même occasion,
il rejette la thèse de l’adultère. Il est intéressant de remarquer que Manilius
ne s’attaque pas aux théories médicales mais qu’il se contente de critiquer
une croyance moralisante à laquelle nous avons fait allusion. Par contre,
contrairement à Ptolémée, il ne conçoit pas l’action d’une semence intermé-
diaire car selon lui, seule l’action de Fortuna est à prendre en compte.
Lorsque l’enfant naît avec une tête d’animal, il faut attribuer cela à Fortune
qui est la seule capable de dépasser les lois de la génétique : « Permiscet
Annexe II 295

saepe ferarum / corpora cum membris humanum non seminis ille / partus
erit [...] astra novant formas caelumque interserit ora 4. »
Très certainement, le poids idéologique du principat d’Auguste qui
inaugure l’ère impériale n’est pas étranger à cette tendance à l’arbitraire dans
une discipline assez appréciée par ailleurs des empereurs Julio-Claudiens 5.

Dans l’Occident médiéval, au XIIe siècle, dès sa redécouverte au travers


des manuscrits arabes, l’astrologie est classée au sein des arts mécaniques.
Au XVe siècle, la connaissance de l’astrologie ainsi conçue devient même
nécessaire à un bon exercice de la médecine et elle est déjà importante chez
un auteur comme Raimond Lulle. Dans le même temps et depuis le XIe, est
réapparu le thème de la mélothésie zodiacale présente dans l’astrologie anti-
que. Elle consiste en une répartition des signes sur le corps humain. Ces
figures prennent de l’ampleur surtout aux XIVe-XVe siècles et ont été largement
diffusées au travers de la littérature de colportage. Qu’en est-il alors des
pouvoirs tératogènes des astres ? Albert le Grand (1200-1280) énonce le cas
en demeurant néanmoins sceptique 6. Il en est de même d’Ambroise Paré qui
a pu lire dans les Problèmes d’Aristote et aultres filozophes 7, compilation
de diverses opinions classées par thèmes, une anecdote concernant justement
Albert le Grand. Le médecin français ajoute cependant : « Je doute fort si le
jugement du seigneur Albert estoit bon 8. » Cependant, contrairement à Paré
qui reste sceptique, les commentateurs de Ptolémée ont le plus souvent
accrédité la thèse de l’influence astrale dans la formation des monstres 9. Elle
est restée malgré tout une cause possible mais peu développée dans les
ouvrages tératologiques du XVIe siècle. Pierre Boaistuau, antérieur à Paré, ne
doute pas mais il faut reconnaître qu’il s’y attarde bien peu puisqu’il lui
consacre seulement trois lignes 10. En fait, en dehors des ouvrages spécialisés,
la théorie est peu développée par les généralistes. En revanche, les théories
astrologiques de cette tradition savante tiennent une grande place dans le
Grand Albert et il n’est pas le seul ouvrage à les véhiculer au sein de la
littérature de colportage. Dans les différentes éditions, l’on retrouve d’ailleurs
à chaque fois une gravure suffisamment explicite. L’on y voit un astrologue
– Albert le Grand lui même ? – montrer le ciel étoilé à un couple modeste
dont les enfants souffrent de maux divers comme la gibbosité, la claudication
ou les pieds bots et les pieds retournés.

Fidèle à une théorie soutenue dans de nombreux livres savants qui ont
traité la question, le Grand Albert relie chaque mois de la gestation à
l’influence d’une planète. Cette influence est censée s’accomplir tant sur le
corps que sur l’esprit de l’enfant. En voici une présentation sous forme de
tableau qui nous semble préférable à un laborieux résumé 11.
296 Monstres

Mois Planète Actions physiques Qualités morales


er
1 SATURNE conception du fœtus (dessèche) discernement, raison
e
2 JUPITER ébauche des futurs membres générosité, passions
(chaleur) nobles
3e MARS distinction des membres, tête colère, haine
(chaleur)
4e SOLEIL différentes formes, apparition du science, mémoire et joie
cœur
5e VENUS peaufine les membres, oreilles, mouvements voluptueux
nez, os, sexe, doigts des pieds et
des mains
6e MERCURE organes de la voix, yeux, attrait du plaisir
cheveux, ongle
7e LUNE peaufine l’ensemble par fortifie les autres vertus
l’humidité
8e SATURNE refroidit et sèche (d’où la forte
mortalité des fœtus de huit mois)
9e JUPITER chaleur humide bienfaitrice

Planète et gestation

Ce schéma vaut pour toute gestation. Cependant, chaque naissance a


lieu à une période où domine une planète. Ainsi, les corps et les âmes seront
ainsi tributaires de cette influence.
Si l’astre est Saturne, le corps sera obscur, les cheveux noirs, l’être un
gros barbu et pourvu d’un petit estomac. Son esprit sera méchant, perfide,
coléreux, mélancolique et il aura tendance à être mal habillé.
Si c’est Jupiter qui domine, l’enfant – puis l’adulte – aura beau visage
clair et rond, les dents de devant écartées, la peau blanche un peu rouge par
endroit et de longs cheveux. Le caractère sera bon, modeste, pourvu du sens
de l’honneur, vertueux, et du goût pour les beaux habits.
Si c’est Mars, l’individu aura la peau rougeâtre, de petits yeux, des
cheveux courts, un corps grossier et courbé, le tout couronné par un esprit
inconstant, trompeur, traître.
Si cet astre est le soleil, le corps sera clair, beau, les yeux grands, et
les cheveux longs.
L’esprit sera celui d’un hypocrite chez qui tout n’est qu’apparence ou
un savant, porté sur la science.
Annexe II 297

Si c’est Vénus, le corps est beau, les yeux élevés et la grandeur


moyenne. L’âme est franche et plaisante, elle est portée sur la danse et les
beaux habits.
Mercure produit des êtres bien faits et de taille moyenne. L’esprit est
sage, subtil, philosophe et fidèle ; l’homme est peu riche mais de bon conseil.
Enfin, si c’est la lune, le corps est agréable et assez petit, et les yeux
sont inégaux. L’esprit est celui d’un errant, d’un volage propre à rien.

À ces combinaisons, il faut encore ajouter l’influence d’autres facteurs


comme le jour de la lune où a lieu la naissance, le jour de la semaine ou de
la nuit et enfin l’heure 12. En fait, les jours de la lune ne sont pas présentés
comme propices à l’influence du corps céleste mais sont simplement favo-
rables ou néfastes – sans aucune autre explication – tant en ce qui concerne
l’aspect du corps et de l’esprit que le destin de l’enfant.
La présence de Saturne en tant que planète dans les débuts de la vie
n’est pas originale car on le retrouve, comme divinité, actif en cette tâche
dans l’ancienne religion romaine. D’autres références à des dieux antiques
sont également présentes : Vénus contribue au façonnage du sexe de l’enfant
et donne un caractère voluptueux porté vers les choses de l’amour et de la
séduction. Des remarques semblables pourront être faites à l’égard de Mars
dont la fonction guerrière du dieu antique se retrouve dans les caractères
attribués à la planète. En fait, tout ceci n’a rien de surprenant dans le contexte
de la culture chrétienne, puisque dès les origines, l’une des principales criti-
ques chrétiennes à l’égard des païens était d’avoir transformé des corps
célestes en divinités pourvues de caractère humain. L’influence naturelle de
ces astres n’en fut pas niée pour autant. Alors que Ptolémée, malgré une
certaine matérialisation, continuait de les considérer comme des divinités et
des êtres – l’exemple des monstres est convaincant –, l’astrologie chrétienne
a par force fini de les naturaliser, c’est-à-dire d’en extirper toute personna-
lisation. Ainsi, les arguments ne s’expriment qu’en termes de qualités physi-
ques comme le chaud, le froid, le sec et humide. Sur ce point du moins, on
peut établir que la critique chrétienne a poursuivi l’œuvre entamée par les
« rationalistes » antiques, comme Aristote, Cicéron ou Plutarque qui s’atta-
quèrent aux prétendues influences de la lune. Dans les deux cas, les intérêts
étaient communs. Quant à son épistémologie, l’astrologie du Grand Albert
présente un nombre tel de paramètres qu’un déterminisme rigoureux devient
difficile. Jours du mois lunaire, de la semaine et heures se conjuguent de
manière à ce que plusieurs astres interviennent et que les portraits types se
mélangent. Ainsi, toute distorsion à la règle pourra s’en trouver justifier.
Dans le cas du Grand Albert et de toute l’astrologie en terre chrétienne, cette
absence de rigueur est non seulement assumée mais elle est approuvée et
sur cette question, le Grand Albert prend l’initiative de devancer d’éventuel-
298 Monstres

les attaques théologiques. « On pourrait conclure de mes paroles qui s’ensui-


vrait que rien n’arriverait dans le monde que par nécessité et absolument et
[...] que je voudrais dans ce livre obscurcir et détruire la foi catholique 13. »
Ainsi, il se garde bien de fournir une configuration astrale particulière suscep-
tible de provoquer des naissances monstrueuses. Peut-être parce qu’elle rele-
vait des astres trop souvent sollicités pour le déchiffrage du destin, la téra-
tologie astrologique ne put en aucun moment se targuer d’un déterminisme
théorique qui par ailleurs, ne fut jamais contesté – bien au contraire –, pour
la médecine ou pour bien d’autres sciences.

L’INFLUENCE DES ASTRES DANS LA CULTURE FOLKLORIQUE

La croyance en l’influence des astres sur le monde est répandue dans


la culture folklorique et la météorologie y tient une place importante 14.
Cependant, l’influence des corps célestes semble se limiter à celle de la lune
et sur ce sujet, les folkloristes ont recueilli des témoignages nombreux dont
voici quelques exemples 15. Dans les Vosges et en Gironde, l’enfant conçu
en lune croissante sera un garçon. Au contraire, si la conception a lieu durant
la lune décroissante, ce sera une fille. En Anjou, il en est de même pour les
bêtes mais c’est le contraire dans le Puy-de-Dôme où les mâles sont conçus
en vieille lune. Dans la région de Liège, la configuration est identique mais
c’est le moment de l’accouchement qui importe et non celui de la conception.
Dans les Vosges, un enfant conçu pendant la lune rousse sera vigoureux,
forts mais jaloux, sournois, traître et vindicatif. Il existe un écho de cette
croyance datant du XVe siècle selon laquelle les enfants petits sont engendrés
en l’absence de lune 16.
Quant aux accouchements, ils sont plus pénibles pendant le quartier
descendant (Basse-Bretagne), croyance à mettre en relation avec la théorie
classique présente chez Hippocrate et bien d’autres, qui considère les gros-
sesses et les accouchements d’enfants femelles plus éprouvants. Si dans le
Béarn, l’enfant né en lune croissante est robuste, en Bretagne on pense au
contraire que les boiteux, bigles, bossus et borgne, c’est-à-dire ceux atteints
du B, naissent pendant le croissant. On peut également prédire le destin du
nouveau-né. En Basse-Bretagne, si l’enfant naît la nuit par le clair d’une lune
cernée de nuages, comme étranglée, il périra pendu. Si la lune est en croissant
comme suspendue au ciel, il en sera de même. Si l’astre est submergé de
nuage, il périra noyé. On le voit, l’influence est pensée aussi comme un
message écrit sur le mode analogique.
Annexe II 299

Par ailleurs, selon la période de l’année de la naissance, le caractère


ou la valeur de l’être changent, et même sur les animaux domestiques. Pour
les chats, par exemple, le mois de mars est propice (Anjou) ainsi que le mois
d’avril : ils seront bons chasseurs. Au contraire, ceux de mai et d’août seront
nuls (Lorient) 17. Dans les Deux-Sèvres, c’est le moi de mai qui est le meilleur.
Par contre, il ne faut pas mener la vache au taureau les trois premiers jours
de mai, les trois du milieu et les trois derniers car les veaux seraient torts et
bossus.
L’influence de la lune sur le physique de l’enfant est particulièrement
représentée en Bretagne. La jeune fille qui sort uriner dans la nuit doit éviter
de se tourner vers la lune, surtout si celle-ci est « cornue », en croissant, car
la personne risque d’être loaret, « lunée », c’est-à-dire fécondée par la lune.
Elle doit prendre garde à n’avoir aucun contact avec les rayons de l’astre.
Les enfants qui naîtraient seraient loarer, « lunatiques ». Dans ces derniers
exemples, l’influence est plus pensée sur le mode matériel qu’analogique.
Dans la région de Morlaix (Finistère Nord), la jeune fille doit éviter de sortir
découverte pour des raisons semblables car son enfant risquerait d’être mons-
trueux 18. D’ailleurs, si la femme est déjà enceinte, il lui est strictement
interdit de sortir la nuit : « si tu vas dehors, la lune se vengera » 19. Un enfant
né loariet n’est pas forcément lunatique, il peut être disgracié physiquement
ou moralement. Selon Paul Sébillot, ces croyances se limiteraient à la Breta-
gne où la lune y est perçue comme un astre irritable et vengeur. Au cap
Sizun, même les hommes ne doivent pas aller uriner dehors car si la lune
les voit, elle fera des grimaces et les enfants risqueraient de naître idiots 20.
Par ces derniers exemples, nous nous rapprochons de la théorie de l’imagi-
nation et de l’impression émotive qui fit interdire aux femmes enceintes le
cirque, le carnaval et ses masques grotesques et tous les spectacles en géné-
ral 21. Quant aux théories, tout est dit et son contraire mais l’essentiel
demeure : la lune exerce une influence déterminante.

ASTROLOGIE SAVANTE ET ASTROLOGIE FOLKLORIQUE

Il est clair que les croyances collectées par les folkloristes aux XIXe-
e
XX siècles diffèrent des théories astrologiques savantes véhiculées par le
Grand Albert. À l’exception de la liste des jours lunaires fastes et néfastes 22
dont le principe est fréquent, il est central dans un poème d’Hésiode, Les
Jours, l’astrologie de la littérature de colportage ne puise pas dans la culture
folklorique et celle-ci n’a, semble-t-il, que très peu pénétré celle-là. Voici
comment le Dr Westphalen, après avoir donné différentes causes tératogènes
300 Monstres

recueillies dans sa région de Metz, achève la notice « monstre » de son


dictionnaire (1934) : « Enfin, les guérisseurs mettent en cause une influence
astrologique néfaste entrée en action au moment de la conception 23. »
Le médecin folkloriste limite ici la thèse astrologique au domaine très
particulier des guérisseurs. La théorie de l’influence des astres et des constel-
lations sur le corps du fœtus relève, semble-t-il, d’une tradition exclusivement
livresque. Les sorciers pour qui le livre 24 était important, étaient plus suscep-
tibles d’accréditer l’interprétation astrologique, d’autant qu’a contrario, elle
ne fut retenue que très rarement par le reste de la population. Dans le milieu
« populaire », elle appartenait à une marge culturelle que l’on pourrait dire
« savante » par sa dimension élitiste et « latérale » par sa répartition cultu-
relle.

UN FATALISME EXCESSIF ?

Il est légitime de se demander pourquoi cette théorie d’origine savante


qu’est l’astrologie n’a pas réellement pénétré le corpus populaire des expli-
cations tératologiques. Il est possible qu’elle ait constitué une explication
trop déterministe et théorique, avec une dimension explicative construite
exclusivement a posteriori. En définitive, c’est toute la dimension préventive
qui fait défaut puisque réussir un enfant est le fruit d’une stratégie complexe
dont l’enjeu est le contournement des nombreux dangers et obstacles contra-
riant le bon déroulement du processus biologique. En quelque sorte, la
maxime serait « mieux vaut prévenir qu’expliquer ». C’est bien autour de
ces enjeux divergents que sont distinguées d’un côté, les analyses philoso-
phiques et de l’autre, les analyses médicales : pour ces dernières et notam-
ment en « gynécologie », la notion préventive est fondamentale. De plus, la
méfiance théologique officielle à l’égard du déterminisme ne pouvait que
mal s’accommoder avec cette forme de fatalisme : ce dernier pouvait en
outre, rendre caduque la culpabilisation à l’égard de certaines pratiques
sexuelles éventuellement tératogènes.
Notes

Introduction
1. Michel FOUCAULT, Résumé des cours 1970-1982, Collège de France, 1989,
p. 73-81, et surtout Les anormaux, cours du Collège de France 1974-1975, Galli-
mard-Seuil, 1999 : essentiellement les cours des 22 et 29 janvier 1975, p. 51-74 et
75-100. Sur ce thème, voir aussi F. CHAVAUD, « Les figures du monstre dans la
seconde moitié du XIXe siècle », Ethnologie française, XXI (1991-1992), no 3 :
Violence, brutalité, barbarie, p. 243-253, et plus récemment Anne-Emmanuelle
DEMARTINI, « Portrait d’un criminel en monstre moral sous la monarchie de Juillet :
le discours sur Pierre-François Lacenaire », in Régis BERTRAND et Anne CAROL (dir.),
Le « monstre » humain. Imaginaire et société, Publications de l’université d’Aix-
en-Provence, 2005, p. 69-86.
2. Michel FOUCAULT, Les anormaux, op. cit., 1999, p. 69.
3. Isidore GEOFFROY SAINT-HILAIRE, Histoire générale et particulière des
anomalies de l’organisation chez l’homme ou les animaux ou traité de tératologie,
Paris, 1832-1836, 3 vol. + un atlas de XX pages de gravures, 1837.
4. D’abord, tout au long d’une période fabuleuse s’étendant de l’Antiquité
jusqu’au début du XVIIIe siècle, « le monstre est confondu avec l’extraordinaire, et
c’est alors la signification de la teratologia ». Puis dans la période positive, corres-
pondant au siècle des Lumières, certains auteurs rejettent le merveilleux au profit de
l’observation, comme par exemple Albrecht von Haller qu’admire profondément le
savant français (notamment dans Opera omnia argumenti minorum, Lausanne, Fran-
cisci Grasset, 1768). Enfin, la période scientifique commencerait dans les années
1820 où le monstre est « intégré dans cette unité du monde organique » et soumis à
une nomenclature efficace. Ibid., t. I, p. 4-27.
5. L’écriture et la parution du Cours de philosophie positive s’échelonnent de
1830 à 1842. Ce sont les paragraphes 2 à 16 qui ont d’évidence fortement inspiré
Isidore Geoffroy Saint-Hilaire.
6. Ernest MARTIN, Histoire des monstres depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours,
Paris, C. Reinwald & Cie, 1880.
7. Nous pensons notamment à l’ouvrage très plaisant à lire et bien renseigné
de Martin Monestier dont l’enjeu est avant tout de satisfaire l’appétit des amateurs
d’insolite et de « curiosités » : Monstres : le fabuleux univers des oubliés de Dieu,
Tchou, 1978.
8. Marie DELCOURT, Stérilités mystérieuses et naisances maléfiques dans
l’Antiquité classique, Paris et Liège, Droz et Bibliothèque de la Faculté de philosophie
et lettres, fasc. LXVIII, 1938. L’ouvrage fut sur certains points critiqué par P. Rous-
302 Monstres

sel, « L’exposition des enfants à Sparte », Revue des études anciennes, XLV (1943),
p. 5-17.
9. Le père LAFITAU, Mœurs des sauvages américains comparés aux mœurs
des premiers temps, 1724. Sur le sujet voir les analyses de Pierre Vidal-Naquet,
Chasseur noir, La Découverte, 1981, p. 177-191.
10. James G. FRAZER, Le rameau d’or, Robert Laffont, coll. « Bouquins »,
4 vol., 1981-1984.
11. Marie DELCOURT, op. cit., « Stérilité et naissances anormales dans le
folklore des autres peuples », p. 108-110. Les ouvrages cités sont La mentalité
primitive (1922), Les fonctions mentales et Le surnaturel et la nature dans la menta-
lité primitive (1931).
12. Jean CÉARD, La nature et les prodiges. L’insolite au XVIe siècle en France,
Genève, Droz, 1977, rééd. 1996.
13. Claude KAPPLER, Monstres, démons et merveilles à la fin du Moyen Age,
Paris, Payot, coll. « Le regard de l’histoire », 1980, rééd. 1999.
14. Patick TORT, L’ordre et les monstres. Le débat sur l’origine des déviations
anatomiques au XVIIIe siècle, Paris, Le Sycomore, 1980, réed. Syllepse, 1997. Patrick
Tort a également signé l’article « Tératologie I » dans le Dictionnaire du darwinisme
et de l’évolution qu’il a dirigé aux PUF, 1996.
15. Annie IBRAHIM, Qu’est-ce qu’un monstre ? Paris, PUF, coll. « Débats
philosophiques », 2005. Les différentes contributions portent essentiellement sur les
enjeux philosophiques des auteurs des XVIIe et XVIIIe siècles. D’autres travaux plus
anciens d’Annie Ibrahim concernent ce sujet dont « Le monstre dans l’anthropologie
des Lumières », in Jacques D’HONDT et Georges FESTA (éd.), Présences du matéria-
lisme, L’Harmattan, 1999. Le programme du Collège international de philosophie
de l’année universitaire 2005-2006 est encore axé sur ces enjeux tératologiques. En
philosophie de la vie et pour la période contemporaine, voir en bibliographie les
travaux nombreux et récents de Pierre Ancet.
16. Claude LECOUTEUX, Les monstres dans la littérature allemande du Moyen
Âge (1150-1350), thèse de doctorat, Göttingen, Kummorle Verlag, 1982, et Les
monstres dans la pensée médiévale européenne, Presses universitaires de Paris-
Sorbonne, 1993.
17. David WILLIAM, Deformed Discourse. The Monster in Medieval Thought,
Montréal, Mac Gill & Exeter University Press, 1999.
18. Marie-Thérèse JONES DAVIES (éd.), Monstres et prodiges au temps de la
Renaissance, Touzot, 1980.
19. Kathryn BRAMAL, « Monstrous Metamorphosis : Nature, Morality and the
Rhetoric of Monstrosity in Tudor England », Sixteenth Century Journal, XXVII
(1996), no 1, p. 3-21.
20. Katharine PARK, Lorraine Jones DAVIES, « Unnatural Conceptions : The
Study of Monsters in 16th and 17th Centuries France and England », Past and
Present, no 92 (1981). Plus récemment Wonders and the Order of Nature, New York,
Zone, 1998.
21. Catherine ATHERTON (éd.), Monsters and Monstruosity in Greek and
Roman Culture, Bari, Levante, 1998.
Notes 303

22. Blandine CUNY-LE CALLET, Rome et ses monstres. Naissance d’un concept
philosophique et rhétorique, Grenoble, Jérôme Millon, 2005. L’ouvrage est divisé
en deux parties : « Le monstre comme signe des dieux » (la notion de prodige et les
actions expiatoires) et « Les monstres des philosophes » (notions de destin et de
contre nature, essentiellement chez Cicéron et Lucrèce).
23. Charles T. WOLFE (éd.), Monsters and Philosophy, Londres, University
of London Kings College Press, 2005.
24. Régis BERTRAND et Anne CAROL (dir.), Le « monstre » humain. Imaginaire
et société, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2005.
L’ouvrage est divisé en trois parties : « Définition et visibilité », « La réintégration
du monstre dans le monde », « Le monstre métaphorique ».
25. Alain CORBIN, Jean-Jacques COURTINE et Georges VIGARELLO, Histoire du
corps, Seuil, 3 vol., 2005. La question tératologique y est toutefois abordée par
Jean-Jacques COURTINE, « Le corps inhumain », p. 373-386.
26. Ernest MARTIN, Histoire des monstres depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours,
Grenoble, Jérôme Millon, 2002.
27. Jean-Louis FISCHER, Histoire du corps et de ses défauts, Paris, Syros
Alternative, 1991. Le schéma est également repris dans « De la genèse fabuleuse à
la morphogenèse des monstres », Cahier d’histoire et de philosophie des sciences,
no 13, 1986.
28. Nous faisons bien sûr référence à la méthode développée par Michel
FOUCAULT dans Archéologie du savoir, Gallimard, 1969.
29. Dans Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 (Gallimard, Folio, 1982,
chap. 23, dont p. 534-537), Emmanuel Le Roy Ladurie souligne l’existence de gens
simples incroyants, nuançant au passage les analyses de Lucien Febvre (La religion
de Rabelais. Le problème de l’incroyance au XVIe siècle, Paris, 1942) et de bien
d’autres historiens. Sur cette question, on pensera aussi à la cosmologie bien parti-
culière qu’avait constituée au XVIe siècle un meunier frioulan surnommé Menocchio
et qui lui valut de terminer sur le bûcher. Les actes de l’Inquisition ont été analysés
par Carlo Ginzburg dans Le fromage et les vers, Flammarion, 1980 : le travail porte
en particulier sur les ouvrages que ce meunier aurait pu lire dans l’Italie de la
Renaissance.
30. AUGUSTIN, Cité de Dieu, XVIII, 9 : « ad modum in singulis quibusque
gentibus quaedam monstra sunt hominum, ita in universo genere humano quaedam
monstra sint gentium » (« de même qu’il existe dans chaque peuple des hommes qui
sont des monstres, il y a dans l’ensemble de l’espèce humaine des races de mons-
tres »). Le raisonnement est repris presque mot pour mot par ISIDORE, Origines, XI,
3, 12 : « Sicut autem in singulis gentibus quaedam monstra sunt hominum, ita in
universo genere humano quaedam monstra sunt gentium. »
31. Ambroise PARÉ, Des monstres et des prodiges (1573), éd. critique de Jean
Céard, Genève, Droz, 1971 (elle reprend l’édition de 1585).
32. Ibid., C. 36, p. 131-141 ; c. 35, p. 126-129 : l’autruche et le toucan.
33. Ibid., C. 34, p. 121.
34. Ibid., p. 3. Voir Jean CÉARD, La nature et les prodiges, p. 304.
35. Henri-Jacques STIKER, Corps infirmes et société, Aubier, 1982, p. 86-87.
304 Monstres

36. Si les Sirènes homériques sont représentées, dès le VIe siècle av. J.-C.,
sous la forme d’oiseaux à tête de femme, elles ne sont pas pour autant décrites dans
le texte de l’Odyssée.
37. Selon le scholiaste d’Homère, Iliade, XI, 709 (d’après Phérécyde), ils
pourraient s’agir de frères siamois thoracopages (soudés par le thorax) : étaient-ils
soudés ou pourvus chacun de deux têtes ? C’est la présence dans le texte du mot
grec ékastos, « chacun », qui ne nous permet pas de répondre avec certitude. Voir
par exemple Véronique DASEN, « Des Molionides à Janus : les êtres à corps ou à
parties multiples dans l’Antiquité classique », in H.-K. SCHMUTZ (éd.), Phantastische
Lebensräume, Phantome und Phantasmen, Marburg, 1997, p. 119-141.
38. Dr Paul BARUTAUT, Syméliens et sirènes, thèse de médecine, Toulouse,
1914, p. 129-131 ; Dr Paul VIGIER, Contribution à l’étude de la spina bifida occulta,
thèse de médecine, Toulouse, 1910 ; François-Xavier LESBRE, Traité de tératologie
de l’homme et des animaux domestiques, Paris, 1927, p. 168.
39. Par exemple Waldemar DEONNA, « Essai sur la genèse des monstres dans
l’art », REG, no 28, 1915, p. 288-349. Ces critiques ont été réitérées récemment par
Roberto LIONETTI, Le lait du père, Imago, 1988, à propos du rapport entre certains
développements mammaires chez des individus masculins et le mythe de l’homme
enceint et allaitant. Une étude plus récente essaye d’établir la pathologie d’un héros :
Jesse BYOCK, « Les os d’Egil, héros viking », Pour la science, no 209, mars 1995,
p. 52-58.
40. Par exemple, Isidore de Séville qui cependant, distingue les deux aspects :
pour lui, les figures mythiques ne sont pas les fruits d’expériences tératologiques
réelles puisqu’il développe une analyse de type évhémériste.

Chapitre premier. Le discours scientifique et médical des Anciens : la


naissance et les monstres
1. Jean-Pierre VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs, Maspero, 1974, t. II,
p. 95-124.
2. HÉRODOTE, Histoires, II, 93.
3. ARISTOTE, Génération des animaux (GA), III, 5, 756b 5 sq.
4. Ibid., III, 6, 756b 13 sq.
5. Le mythe rapporte que la servante Galinthias, ayant trompé Ilithye et ainsi
permis la délivrance d’Alcmène, fut par vengeance transformée en belette et condam-
née à mettre bas par la bouche, légende rapportée par des auteurs postérieurs à
Aristote. Voir OVIDE, Métamorphoses, IX, 314 sq. : « Elle conserve son ancienne
promptitude ; son dos n’a pas perdu sa couleur [cheveux blonds] ; mais elle a changé
de forme. Parce que sa bouche avait secouru par un mensonge une femme près
d’enfanter, elle enfante par la bouche » (trad. Georges Lafaye) ; ANTONINIUS LIBE-
RALIS, Métamorphoses, 29 : ce dernier précise en outre que la belette conçoit égale-
ment par les oreilles.
6. Histoire des animaux (HA), I, 11, 492a = frag. Alcméon A 7 Diels-Kranz
(DK). Pour les auteurs postérieurs, voir OPPIEN, Cynégétique, II, 340 ; VARRON, De
l’agriculture, II, 3 : ces auteurs ne se rapportent pas à une tradition orale mais à
Notes 305

Alcméon ou à Archélaüs, peut-être pour donner plus de crédit à une croyance répan-
due. Par contre ÉLIEN Personnalité des animaux, I, 53, se réfère à l’ouï-dire :
« d’après ce que racontent les bergers ».
7. Sur le lézard, voir PLINE, Histoire naturelle (HN), X, 84, et sur le reste
ARISTOTE, HA, VI, 7, 563b ; IX, 51, 632b et ailleurs : 633b (les tourterelles sont les
seuls oiseaux qui pètent)...
8. « Pour prouver que la production d’êtres vivants trouve son origine chez
eux, ils essayent aussi d’alléguer que, maintenant encore, en Thébaïde, le pays
engendre en certaines occasions des rats si nombreux et si grands qu’on reste stupéfié
en apercevant le phénomène ; en effet quelques-uns sont formés jusqu’à la poitrine
et les pattes antérieures et remuent, mais le reste du corps est encore informe tant
que la glaise reste encore dans son état naturel » (DIODORE DE SICILE, Bibliothèque
historique, I, 10, 2, trad. Michel Casevitz, 1991).
9. HA, VI, 16 570a.
10. Nous lisons chez Pline une croyance semblable concernant les grenouilles
en HN, IX, 159 : « semestri uita resluuntur in limum ».
11. Recueil de textes médicaux s’échelonnant semble-t-il de 450 à 350
av J.-C., le Corpus (ou Collection) hippocratique comprend quelque 50 à 70 textes,
selon la façon de les regrouper. Un petit nombre seulement sont dus au médecin grec
Hippocrate (environ 460-377 av. J.-C.). La première grande édition (avec traduction
française) fut celle d’Émile Littré, 10 vol., Paris, 1839-1860.
12. GA, III, 11, 762a 18-21, trad. Pierre Louis. Cette présence universelle
d’« âmes » rappelle la pensée de Thalès. La création « automatique » à partir de la
boue apparaît comme un écho mécaniste de la création des êtres par les dieux et
notamment Prométhée au moyen d’argile (voir ainsi PLATON, Protagoras, 11, 320c).
13. Sur les réticences ou les méfiances vis-à-vis de la greffe, voir Jackie
PIGEAUD, « La greffe du monstre », in Revue des études latines, 66 (1988), p. 197-218.
14. À propos de cette légende, précisons que dès le Ve siècle et durant toute
l’Antiquité, le mythe est passé au crible d’une critique « évhémériste », du nom de
l’écrivain grec Evhémère (v. 320 - v. 260 av. J.-C.) pour qui les dieux de la mytho-
logie étaient d’anciens rois divinisés après leur mort. D’Aristote à Pausanias, de
Thucydide à Plutarque, l’historicité du roi Thésée, par exemple, n’est pas contestée
mais la bête qu’il dut combattre, fruit monstrueux de l’union entre Pasiphaé et un
taureau, ne serait qu’une transformation populaire d’un roi ou d’un personnage
sanguinaire. Voir PAUSANIAS I, 3, 3 ; PLUTARQUE, Thésée, 16, 1-2 : selon les Crétois,
le Minotaure était à l’origine un dénommé Tauros, connu pour sa cruauté. Sur le
sujet, voir Paul VEYNE, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Points-Seuil, 1983,
en particulier p. 17-27. Précisons cependant que ce point de vue critique sur les
mythes était transmis non seulement par l’écrit mais aussi oralement.
15. AÉTIUS, Opinions des philosophes, V, 14, 2 = frag. A 82 DK.
16. GA, 747b 25. Voir HA, VI, 24, 577b 20.
17. GA, II, 8, 748b 7-19, trad. Pierre Louis, CUF.
18. GA, 746a 29 - 746b 11 et 746a 34-35. Voir HA, VIII, 28, 607a.
19. « La cause en est évidemment la surabondance de l’élément liquide. Autre
est la condition des êtres ailés, qui vivent suspendus dans les airs. Mais dans la mer,
306 Monstres

qui s’étale si largement et qui offre une nourriture aussi tendre que généreuse, la
nature reçoit d’en haut les principes générateurs, et, sans cesse, elle procrée ; on y
trouve même beaucoup d’êtres monstrueux, car les semences et les embryons s’y
confondent et s’agglomèrent de multiples façons, roulés soit par le vent soit par la
vague ; ainsi se vérifie l’opinion commune [ut fiat uolgi opinio] que tous les êtres
naissant dans une partie quelconque de la nature se trouvent aussi dans la mer, sans
compter beaucoup d’autres qui n’existent nulle part ailleurs. Elle renferme même
des imitations d’objets inanimés, et pas seulement d’êtres vivants ; on peut s’en
rendre compte en considérant le raisin [uua], l’espadon, les scies, et le concombre
semblable <au concombre terrestre> et par la couleur et par l’odeur ; aussi, rien
d’étonnant à ce que des têtes de chevaux surmontent de minuscules limaçons »
(PLINE, HN, IX, 2-3, trad. E. de Saint-Denis, CUF, 1955).
20. ARISTOTE, HA, VI, 16, 570a 11-12 ; PLINE, HN, XXVI, 95.
21. Question particulièrement approfondie dans le livre II de la Physique.
22. Dans le contexte de la physiognomonie animale, thème que nous aborde-
rons au chapitre 6.
23. « Mais la naissance d’un pareil monstre, d’un animal dans un autre, est
impossible : on le voit par la durée de gestation qui est tout à fait différente chez
l’homme, le mouton, le chien, le bœuf ; or il est impossible que chacun d’eux naisse
en dehors de son temps normal de gestation » (GA, IV, 3, 769b 22-25, trad. Pierre
Louis, CUF). Voir LUCRÈCE, De natura rerum, V, 865-900.
24. Toutefois et sous l’influence d’Aristote, Pline (HN, X, 187) admet la
nécessité d’un temps de gestation identique.
25. Par exemple PLUTARQUE, Banquet des Sept Sages, 149 b-c (Thalès).
26. Physiológoi, de phúsis, « nature », apparenté au verbe phúein, « croître ».
27. Jean-Pierre VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs, t. II, p. 103-104.
28. Dominent les principes d’identité et de non-contradiction (« l’être est et
le non-être n’est pas ») de Parménide (frag. B6 et 7 DK) ainsi que celui de causalité
(tout phénomène obéit à des lois).
29. HOMÈRE, Iliade, XV, 458 sq.
30. CICÉRON, Nature des dieux, II, 12-14.
31. Émile DURKHEIM, Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912),
Livre de poche, 1991, p. 354-355 ; 360-362.
32. Claude LÉVI STRAUSS, La pensée sauvage, Plon, 1962, p. 3-47.
33. AÉTIUS I, 25, 4, trad. J.P. Dumont = frag. B 2 DK. Sur la causalité, Lucien
LÉVY-BRUHL, La mentalité primitive (1922), Paris, Retz CEPL, 1976, p. 87-88.
34. C. 6.
35. AÉTIUS III, 3, 10 = frag. A 25 DK. Sur ce même sujet de la foudre et des
éclairs, voir d’autres penseurs comme par exemple Empédocle (frag. A 51 et A 63
DK), Anaximandre (frag. A 11, A 17a et A 23 DK), Héraclite (frag. A 10 à propos
de Parménide et A 14) ou encore un auteur plus tardif (IVe-IIIe siècles av. J.-C.)
comme Épicure (Lettre à Phytoclès, 101-104).
36. SÉNÈQUE, Questions naturelles, III, 14 = Thalès frag. A 15 DK, et AÉTIUS,
III, 15, 4 = Anaxagore frag. A 89 DK.
37. Critiques proférées dans De l’ancienne médecine et De la nature de
Notes 307

l’homme. La Collection hippocratique comprend toutefois le traité Des chairs, forte-


ment influencé par la philosophie d’Empédocle, d’Archélaos ou de Diogène d’Apol-
lonie, et qui n’est pas sans rappeler non plus la théorie biologique du Timée de
Platon.
38. Nombreuses attaques dans De la maladie sacrée.
39. Hésiode, Les travaux et les jours (TJ), 240.
40. Chez les médecins et les philosophes, demeure malgré tout l’idée de
maladies épidémiques touchant tout ce qui vit : les vents ou la pourriture de l’air
chaud et humide corrompent les fruits, les plantes les animaux et les hommes.Voir
la description de la peste d’Athènes par DIODORE, Bibliothèque historique, XII, 58,
3-5 : dans l’Attique et l’Athènes de 427-426 av. J.-C., tout est diaphtheiros, c’est-
à-dire pourri et corrompu.
41. Maladies des jeunes filles, c. 1.
42. C. 1 : « Περ' µ;ν τ Mερ νοσου καλεοµνη Nδ’ )χει. ο
δν τ µοι
δοκει τν α4λλων θειοτρη εναι νοσων ο
δ; Mερωτρη, α$λλὰ +σιν µ;ν )χει Oν
κα' τὰ λοιπὰ νουσµατα, %θεν γνεται. »
43. Depuis Hippocrate – et même bien avant –, Aristote et Cicéron et ce
jusqu’à Montaigne au XVIe siècle, en passant par Augustin, cet argument est inlas-
sablement avancé : si la chose se produit, c’est qu’elle est naturelle.
44. Max WEBER, Essai de sociologie des religions, A Die, 1992, p. 48.
45. Sur l’aspect liguistique, Geoffey E. R. LLOYD, Pour en finir avec les
mentalités, La Découverte, 1993, p. 24.
46. THÉOPHRASTE, Caractères, 16.
47. PLUTARQUE, Propos de table, III, 10, 657f-659d.
48. Voir CICÉRON, Nature des dieux, II, 119.
49. HA, VII, 2, 582b 1-3 ; GA, IV, 10, 777b. Galien croyait à l’influence
lunaire sur les événements biologiques féminins (Des jours décrétatoires, III, 2 =
IX, 903 éd. Kühn) alors que Soranos fut l’un des rares à ne pas y ajouter foi
(Gynécologie, I, 21).
50. La métaphore de la loi politique est assez peu développée avant les stoï-
ciens. Elle apparaît cependant chez Platon dans l’expression « παρὰ το6 τ φ6σεω
ν µου » mais le mot surtout usité est δκαιο à connotation plus morale (δκαιον
φυσικ ν).
51. Article de la Constitution française de 1958 donnant au président de la
République les pleins pouvoirs en cas de crise.
52. Parmi les auteurs latins voir CICÉRON, De la divination, I (Quintus),
117-121, et PLINE, HN, II, 7.
53. CICÉRON, De la divination, II, 62.
54. ’Αφρ(, « écume », est couramment rapproché du nom Αφρ διτη
(Aphrodite) et du mot α$φρδισα, « choses de l’amour ». HÉSIODE, Théogonie, v. 198 ;
ARISTOTE, GA, 736a ; CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Pédagogue, I, 6, 48 : « Certains
supposent que la semence de l’être vivant est l’écume du sang, pour la substance.
Le sang fortement agité lors des enlacements, échauffé par la chaleur naturelle du
mâle, forme de l’écume et se répand dans les veines spermatiques. Selon Diogène
d’Apollonie, ce phénomène expliquerait le nom d’aphródisia. » Cette structure du
308 Monstres

sperme en permet la coagulation dans l’utérus. De manière analogue, la neige est de


structure écumeuse pour Aristote (GA, 735b 21).
55. Par exemple [HIPPOCRATE] Génération, I, 3. Nous avons bien affaire à une
conception holiste du monde où, à différents niveaux, tout fonctionne de manière
comparable : expliquer la formation du sperme avec la structure du lait, autre humeur
du corps et correspondant féminin de la semence (produit du sang), est un procédé
argumentatif classique présent également dans la médecine médiévale. Marie-Chris-
tine POUCHELLE (Corps et chirurgie à l’apogée du Moyen Âge, Flammarion, 1983,
p. 160 ; 271) les qualifie de « métaphore interne ».
56. [HIPPOCRATE], Aphorismes, V, 48 = t. IV, p. 550, éd. Littré.
57. HA, VII, 3, 583b.
58. HA, VII, 4, 584a.
59. [HIPPOCRATE], Aphorismes, V, 42 ; ARISTOTE, HA, VII, 4, 584a ; Galien,
in ORIBASE, Collection médicale, XXII, 3, 19 (t. IV, p. 59, éd. Daremberg-Busse-
maker). Sur la formation, voir par exemple [HIPPOCRATE], Nature de l’enfant, 18 :
le garçon se forme en trente jours alors que la fille seulement au bout de quarante.
Pour Aristote (HA, VII, 3, 583b), l’embryon mâle bouge au bout de quarante jours
et l’embryon femelle au bout de quatre-vingt-dix jours.
60. Aristote, Métaphysique, A, 5, 986a 20-25.
61. Marche des animaux, 4, 706a 20-21 : « Il est naturel que la droite soit
meilleure que la gauche. »
62. Cette affirmation de Malinowski a souvent prêté à discussions. Voir quel-
ques remarques dans Françoise HÉRITIER, Les deux filles et leur mère, Odile Jacob,
1994, p. 236-237, et la défense construite par Bernard VERNIER, Le visage et le nom.
Contribution à l’étude des systèmes de parenté, PUF, 1999, p. 15-20 (dont la longue
et pertinente note 2).
63. ANAXAGORE, in ARISTOTE, GA, IV, 1, 763b 30 sq. = frag. Anaxagore A
107 DK. Aristote donne son opinion dans, entre autres passages, GA, I, 19, 727a
25-29. Pour Hippon de Rhégion, il y a une semence féminine mais elle est inutile.
64. Par exemple chez des auteurs présocratiques comme le pythagoricien
Alcméon (frag. A 13 DK = CENSORINUS VI, 4, AÉTIUS V, 7, 6) ou Démocrite (in
ARISTOTE, GA, IV, 1, 764a 6).
65. Régime, I, 28-29.
66. On distingue traditionnellement les théories pangénétique (semence issue
de tout le corps) et encéphalomyélogénique (produite dans le cerveau et transmise
aux organes générateurs par la moelle épinière). Comme pour la sexualisation de
l’enfant où plusieurs théories se conjuguent (droite, chaud, masculin - gauche, froid,
féminin), il y a surtout un rapport de complémentarité entre pangénétisme et encé-
phalomyélogénétisme (voir par exemple l’auteur hippocratique du De la génération,
I, 2). Le facteur agissant de cette synthèse théorique est souvent le sang. Comme
pour le lait, caseum et serum se séparent durant la cuisson. La semence a une nature
mi-liquide mi-gazeuse et est apparentée à de l’écume : elle est donc forcément
blanche et, sur ce point, Aristote critique l’affirmation d’Hérodote selon qui la
semence des Éthiopiens serait noire (HÉRODOTE, III, 101). Enfin, sur le pangénétisme,
le principe de non-contradiction de Parménide appliqué par Anaxagore à la physio-
Notes 309

logie aurait été déterminant : voir Marie-Paule DUMINIL, « Les théories biologiques
sur la génération en Grèce antique », Pallas, no 31 (1984), p. 97-112.
67. HA, VII, 6, 585b.
68. GA, I, 17, 721b 17-22.
69. HN, VII, 50.
70. Athénée (in ORIBASE, Collection médicale, livres incertains, 7, 1 = t. III,
p. 107, éd. Bussemaker-Daremberg) présente un raisonnement en la matière très
systématique. L’infirmité est héréditaire.
71. Ailleurs, Aristote donne l’exemple de marques et de tatouages qui ne
s’étaient transmis qu’à la troisième génération (HA, VII, 6, 585b 32-34). Pline reprend
l’anecdote du petit-fils noir : il s’agit de la mère du lutteur byzantin Nicaeus qui était
né d’un adultère avec un Éthiopien : c’est le petit-fils qui naquit noir : « exemplum
est Nicaei nobilis pyctae Byzanti geniti, qui, adulterio Aethiopis nata matre nihil a
ceteris colore differente, ipse avum regeneravit Aethiopiem » (HN, VII, 50).
72. GA, VI, 3, 767a 3-4 : « τὰ µ;ν α4ρρενα µα̃λλον τJ πατρ, τὰ δ; θλεα τL
µητρ » et aussi en 768a 24-25 : Aristote précise que cette situation idéale est celle
qui se produit la plupart du temps. Voir aussi en HA, VII, 6, 586a 4-5. Cette
combinaison est également défendue par Pline (HN, VII, 51).
Pour la Grèce contemporaine, Bernard Vernier (Le visage et le nom, 1999,
p. 13-14 ; 20-49) a analysé deux systèmes de parenté différents qui impliquent des
règles de ressemblance elles aussi différentes. Dans le Magne, région du Péloponnèse
de tradition patrilinéaire prononcée, la théorie de la ressemblance renforce les liens
de parenté, le fils ressemble au père et la fille à la mère, alors que dans l’île de
Karpathos, la ressemblance tend à équilibrer les règles de distribution d’héritage
puisque la fille aînée est sensée plus ressembler au père et le fils aîné à la mère. Le
tout est motivé par un souci d’équilibre afin d’éviter les effets dysfonctionnels (ibid.,
p. 21). La population karpathiote argumente sur la théorie : « c’est Dieu qui l’a voulu
ainsi ». Pour la Grèce ancienne, l’on peut également envisager deux types avec, d’un
côté, une théorie de la ressemblance qui accentuerait la linéarité par sexe dans le
cadre d’un patrilinéarisme fort, Athènes, et, de l’autre, un système de parenté croisée
où les enfants tiendraient autant du père que de la mère (cités ioniennes d’Asie
Mineure). Il est tout à fait possible que ces systèmes aient coexisté à la même époque
dans des régions différentes, ce qui expliquerait par la même occasion les deux
théories contradictoires de la génération : le modèle « hippocratique » où le père et
la mère apportent une contribution égale, et le système « aristotélicien » où seul le
père est procréateur, la mère n’étant que le réceptacle. Voir notre étude : Olivier
ROUX, « Parenté hippocratique et parenté aristotélicienne. Quelques réflexions sur
les théories biologiques de la Grèce ancienne », à paraître dans la revue Pallas
(Toulouse), no 79, mai 2009. Une étude plus approfondie s’avérerait très certainement
fructueuse.
73. GA, VI, 3, 767b 2-5.
74. Μ" *οικQ. Le mot employé le plus souvent par les auteurs pour dire
« ressemble à » est *οικQ + datif. On trouve le pluriel *οικ τα ou *οικ τε et les
formes *οικναι (x 4 : [HIPPOCRATE], Génération, VIII, 1) et )οικε (x 3 : ibid.).
Avec *οικQ et ses dérivés, Aristote emploie également les mots @µοι τητε de la
310 Monstres

famille d’@µοι τητο (%µοιο) mais c’est plus rare : il s’agit d’une notion plus
théorique (voir Éthique à Nicomaque, 8, 1 : « @ %µοιο < τ(ν %µοιον », « le sembla-
ble va vers le semblable »).
75. LUCRÈCE, De la nature des choses, IV, 1208-1224. La traduction d’Henri
Clouard ne suit pas exactement l’ordre du texte en vers latin (Garnier, 1964).
76. 1208-1209 : « Fit quoque ut inter dum similes existere avorum / possint
et referant proavorum saepe figuras »
77. POLYBE, Histoire VI, 53-54.
78. δηµιουργεR [...] τ( τ @µοι τητο α=τιον.
79. Sur le cognomen dû à une particularité physique voir PLINE : Marcus
Curius Dentatus, né avec les dents (HN, VII, 68) ; Caesar, né d’une mère morte
c’est-à-dire à l’issue d’une césarienne (VII, 47) ; Agrippa, né par les pieds (VII, 46) ;
Vopiscus, seul survivant de deux jumeaux (VII, 47). Ces exemples ne sont cependant
pas censés se reproduire régulièrement auprès des membres de la famille. Il y a aussi
Strabo, louche (strabus, στραβ ).
80. GA, I, 17, 721b 32-34. Nous l’avons vu plus haut, il est question de ce
fait en HA, VII, 5, 585b 33 mais la marque saute une génération et est transmise au
petit-fils. Ces marques qui sont transmises aux enfants en sautant les générations sert
parfois d’argumentation à l’hérédité de la peine : le fils peut être marqué physique-
ment – ou moralement – et c’est pourquoi il n’est pas injuste qu’il paie la faute des
parents car il est de même nature : PLUTARQUE, Sur les delais de la justice divine,
21, 563a. L’auteur parle de verrues (α$κροχορδ νε), de grains de beauté ou mélanum
(µελάσµατα) et de taches de rousseur ou lentilles (φακο'). Nous reviendrons sur ces
petites affections cutanées au chapitre 5 avec la théorie des envies et nous traiterons
du thème moral de l’hérédité des fautes au chapitre 6.
81. HN, VII, 50 : « signa quaedam naevosque et cicatres etiam regeneri,
quarto partu Dacorum originis nota in brachio reddita. ».
82. HN, VII, 50 : « In Lepidorum gente tres, intermisso ordine, obducto
membrana oculo genitos accepimus ».
83. Gerald D. HART, « Trichoepithelioma and the kings of ancient Parthia »,
in The Canadian Medical Association Journal, 94, 1966, p. 547-549. Analyse reprise
par Mirko GRMEK et Danielle GOURÉVITCH, Les maladies dans l’art antique, Paris,
Fayard, 1998, p. 51-54.
84. ARTÉMIDORE, Clef des songes, III, 18 (p. 165, Arléa, 1998).
85. Ibid., V, 67 (p. 310, Arléa, 1998).
86. Éthiopiques IV, 8, 3-4. Nous aborderons cette question de l’imagination
dans le chapitre 5.
87. PLUTARQUE, Sur les delais de la justice divine, 21, 563a. Il existe aussi
pour ce cas de figure, l’explication par l’imagination qui sollicitée par un Hippocrate
imaginaire, sauve une femme grecque de l’accusation d’adultère (AUGUSTIN Recher-
ches dans l’Heptateuque, I, 93). Hérédité et imagination semblent bien
complémentaires.
88. HN, VII, 52. Pour l’Antiquité voir aussi Empédocle (in AÉTIUS V, 12, 2) :
certaines femmes amoureuses de statues mettent au monde des enfants qui leur
ressemblent. Ce rôle de l’imagination maternelle pourrait aussi être envisagé comme
Notes 311

un contrebalancement féminin à la toute-puissance génétique de l’homme


(imagination/semence).
89. Adulterium, -ii. On trouve l’adjectif adulter, -eri et adultera, -ae. Le terme
est aussi employé pour des rapports contre nature entre espèces animales (ex. HORACE
Épodes, XVI, 32 : tigre avec biche, colombe avec milan).
90. Par exemple ESCHINE Contre Ctésiphon, 111 ; HÉSIODE? Travaux et jours,
v. 228-237. Les auteurs emploient le mot *οικ τα. La question sera plus largement
abordée sous cet angle au chapitre 2.
91. AÉTIUS V, 8, 1, trad. de l’auteur. L’auteur galénique de l’Histoire de la
philosophie reproduit ce passage (t. XIX, p. 325 éd. Kühn). Leur source commune
est très certainement le pseudo-Plutarque des Opinions des philosophes.
92. [GALIEN] Histoire de la philosophie, 436 = t. XIX, p. 325 éd. Kühn. Trad.
de l’auteur.
93. GALIEN, Définitions médicales, t. XIX, p. 453-454 éd. Kühn : « Τρατα
γνεται, S µν τινε λγουσι, κατὰ παργκλισιν τ µτρα. τ( γὰρ σπρµα
παρεγχοµενον α$νωµάλω ποιε8 τὰ τρατα, Tν τρ πον κα' τ(ν µ λιβδον θαρµ(ν
?ντα, *πειδὰν καταχυθL α$νFµαλον ποιε8 τ( δηµιοργηµα » (« Les monstres nais-
sent, comme le disent certains, à cause de l’inclinaison de la matrice : la semence
qui se répand inégalement produit des monstres à la manière du plomb fondu qui
lorsqu’il a été versé inégalement, produit un ouvrage irrégulier », trad. personnelle).
94. Ce terme ironique de « tête de moineau » apparaît comme un symétrique
à l’expression « tête d’oignon » (σχινοκφαλο) pour désigner au contraire les gros-
ses têtes et dont Périclès – atteint d’une malformation crânienne – fit les frais :
PLUTARQUE Périclès, 3. Le mot σχ8νο désigne aussi le scille (σκλλα).
95. Définitions de la médecine, 449, t. XIX, p. 454 Kühn. Trad. personnelle.
Sur Galien et la reproduction voir M. BOYLAN, « Galen’s conception theory », Journal
of the History of Biology, no 19 (1986), p. 47-77.
96. Georges CANGUILHEM, La connaissance de la vie, Vrin, 1989, p. 160 et
173 où l’auteur cite Gabriel Tarde.
97. Olivier ROUX, « La tératologie médicale hippocratique », in Le Normal et
le pathologique dans la Collection hippocratique, Actes du XIe Colloque international
hippocratique, Nice, 2002, t. I, p. 303-312.
98. Racine *pē- / *pō- : voir le verbe πάσχω, « endurer », « subir », « souf-
frir », et le latin patior, « souffrir »
99. Antiquités romaines, II, 15.
100. Digeste, 50, 16 (De verborum significatione), loi 135.
101. Digeste, 50, 16 (De verborum significatione), loi 38 : « quid contra natu-
ram nascitur, tribus manibus forte aut pedibus aut qua alia parte corporis, quae
naturae contraria est ».
102. Loi 135. Il ne faut pas y voir une preuve de la possibilité de croisement
entre espèces. Lorsque le jurisconsulte parle d’êtres plus animaux qu’humains, ce
n’est pas pour sous-entendre une éventuelle bestialité productive mais pour dire que
le seul point commun entre la créature et ses géniteurs est l’appartenance à l’espèce
animale. Voir ce que nous avons dit plus haut à propos des degrés de ressemblance
chez ARISTOTE GA, VI, 3, 767b 2-5.
312 Monstres

103. C. 14.
104. Voir l’étude innovante de Laurent AYACHE « Macrocéphales : le retour
au naturel ? », in Le Normal et le pathologique dans la Collection hippocratique,
Actes du XIe Colloque international hippocratique, Nice, 2002, t. I, p. 433-444.
105. [HIPPOCRATE] De la génération, 10, 2. Trad. Robert Joly, CUF.
106. ÉLIEN, Histoires variées, XVI, 29 ; SIMPLICIUS Commentaires sur la
Physique d’Aristote, 371, 33 = frag. B 61 DK.
107. Par exemple LONGIN, Du Sublime, 60, 1 ; PLOTIN, Ennéades, I, 6, 1.
108. Génération des animaux, IV, 4, 769b 30-36.
109. GA, IV, 4, 770a 19-20.
110. 770b 8-10 : « Une déficience aussi bien que la présence des parties
supplémentaires est une monstruosité » (« Τ( γὰρ *κλεπειν προσε8να τι τερατ-
δε »).
111. 770b 32-37 : Aristote parle de « chèvre-bouc », les trágainai (τραγαναι),
de trágos (τράγο), « bouc » et aix-aigós (α=ξ, α3γ ), « chèvre ». Les gentes caprine
et ovine seraient tout spécialement portées à produire des individius hermaphrodites.
Pour l’aire culturelle occitane, voir la notion de « cabribocs » (cabribou) qui désigne
en réalité des ovins : Bruno BESCHE-COMMENGE, Le savoir des bergers de Casabède,
vol 1, Textes gascons pastoraux du Haut-Salat, Toulouse-Le Mirail, 1977, p. 31 :
« Ces cabriboucs, je n’en ai vu que trois dans ma vie [...] Ils n’arrivent pas à deux
ans ces animaux. Ils ont les deux... ils sont mâles et femelles, et alors ils n’arrivent
pas à deux ans ». L’aspect domestique y est tout paticulièrement développé.
112. 772b 26-29. Passage qui est opposé à l’idée théorique de Galien qui
conçoit un réel mélange des sexes (Définitions de la médecine, 447 = t. XIX, p. 453
éd. Kühn).
113. Voir aussi les descriptions de ces cas et leurs traitements dans PAUL
D’EGINE, Chirurgie, VI, 23 (p. 140-142) ; 72 (p. 294-296) ; 81 (p. 330-331).
114. GA, IV, 3, 767b 5.
115. 3, 769b 8-10.
116. GA, IV, 3, 767b 5-10.
117. Livre VII de l’Histoire Naturelle.
118. Saint AUGUSTIN, Cité de Dieu, XVI, 8.
119. Origines, XI, 3 (De portentis).
120. Travaux, v. 235.
121. Définitions de la médecine, XIX, 346-462 et Histoire de la philosophie,
XIX, 222-345 éd. Kühn.
122. Sur les soins portés aux doigts surnuméraires voir ORIBASE, Collection
médicale, 47, 15 et PAUL D’ÉGINE, Chirurgie, VI, 43 (p. 207, éd. René Briau, 1855).
123. [HIPPOCRATE] Aires, eaux, lieux, 14.
124. Pour les déformations rituelles dans l’Europe moderne voir Jacques
GÉLIS, L’arbre et le fruit, Fayard, 1984, p. 434-457. Un numéro spécial des Dossiers
d’archéologie (no 208, novembre 1995) regroupe quelques articles qui font allusion
à cette pratique : Luc BUCHET, « La recherche des structures sociales des conditions
de vie par l’étude des squelettes », p. 60-67 (exemples du Haut Moyen Âge) ; Michel
BILLARD et Christian SIMON, « L’os révélateur d’habitude culturelle », p. 22-23 (en
Notes 313

particulier sur la déformation crânienne artificielle). Voir encore Luc BUCHET, « La


déformation cranienne en Gaule et dans les régions limitrophes pendant le Haut
Moyen Âge », in Archéologie médiévale, no 18 (1988), p. 57-71.
125. LONGIN, Du sublime, 44, 5. Trad. J. Pigeaud ; SÉNÈQUE père, Controver-
ses, X, 4, 2-4 : le rhéteur dénonce le trafic d’enfants rendus artificiellement mons-
trueux dans le but d’en faire des mendiants professionnels.
126. Dans une nouvelle intitulée La mère aux monstres (in Contes et nouvelles,
Gallimard, coll. La Pléiade, t. I, p. 842-847), Maupassant raconte l’histoire d’une
femme qui fabriquait contre argent et à volonté, des « phénomènes » pour des cirques.
Le procédé tératogénique est le corset : « Elle estropia dans ses entrailles le petit être
étreint par l’affreuse machine ; elle le comprima, le déforma, en fit un monstre. Son
crâne pressé s’allongea, jaillit en pointe avec deux gros yeux en dehors tout sortis
du front. Les membres opprimés contre le corps poussèrent tortus comme le bois
des vignes, s’allongèrent démesurément, terminés par des doigts pareils à des pattes
d’araignée. Le torse demeura tout petit et rond comme une noix. [...] Comme elle
était féconde, elle réussit à son gré, et elle devint habile, paraît-il, à varier les formes
de ses monstres selon les pressions qu’elle leur faisait subir pendant le temps de sa
grossesse. Elle en eut de longs et de courts, les uns pareils à des crabes, les autres
semblables à des lézards ».
127. HA, VI, 18, 572b ; GA, I, 19, 727a ; PLINE HN, VII, 63.
128. ARISTOTE GA, IV, 7, 775b ; PLINE HN, X, 184 ; ORIBASE, Collection
médicale, 6 = t. IV, p. 65 sq. éd. Daremberg-Bussemaker.
129. Ancienne médecine, 3. L’idée de l’affaiblissement de la race féminine
est également partagée par Rufus d’Éphèse au IIe siècle ap. J.-C.
130. Voir GALIEN, De l’utilité des parties du corps, III, 2.
131. PLATON, Théétète, 149d. À Rome, un examen prénuptial était imposé aux
garçons et se limitait à vérifier la non-impuissance (Code Justinien, V, 60, 3). Il était
pratiqué forcément à quatorze ans, âge légal de la puberté, ce qui ne tenait pas compte
des variations selon les individus.
132. Sur l’usage de l’ail dans la médecine antique voir Aline ROUSSELLE,
« Observation féminine et idéologie masculine : le corps de la femme d’après les
médecins grecs », in Annales ESC, 1980, no 5, p. 1089-1115, en part. p. 1097-1098.
133. Maladies des femmes, II, 214.
134. In SORANOS, Gynécologie, I, 35 : « Euénor et Euryphon assoient les
patientes sur le siège obstétrical et font au dessous d’elles des fumigations des mêmes
produits ».
135. En particulier lorsque le col de l’utérus est fermé. Voir par exemple
[ARISTOTE] HA, X (Sur la stérilité), 4, 636b
136. XENOPHON, Économique, XVI, 3.
137. De l’utilité des parties du corps, XI, 10, trad. Charles Daremberg.
138. Michel FOUCAULT, L’usage des plaisirs, Gallimard, 1984, p. 16-17.
139. Entre seize et dix-huit ans pour la femme et vers trente ans pour l’homme.
140. PLATON, Lois, VI, 775e ; Rufus, in ORIBASE Collection médicale, VI, 38
(= t. I, p. 540 éd. Daremberg-Bussemaker) ; CELSE, Traité de médecine, I, 1 ; PLUTAR-
QUE, Propos de table, III, 6, 653a (analyse physiologique).
314 Monstres

141. ARTÉMIDORE, La clef des songes, I, 51 ; II, 24. Sur une symbolique
semblable présente dans une culture contemporaine voir S. SHKURTI et P. CABANES,
« Légende et rites païens concernant la charrue », in L’Ethnologie, no 106, 1989-1990,
p. 23-31. La charrue a des vertus curatives : soins de l’impuissance sexuelle et de la
stérilité. En latin le mot sulcus, « sillon » et « organe féminin de la reproduction »,
ou bien encore semen, « graine » et « semence animale et humaine », d’où « descen-
dance ». Pour un emploi du mot sulcus, voir par exemple LUCRÈCE, De la nature IV,
1272-1273 : « licit enim sulcum recta regione uiaque / uomeris, atque locis auertit
geminis ictrem » (« elle rejette ainsi le soc de la ligne du sillon et détourne de son
but le jet de la semence ». Trad. Alfred Ernout, CUF, 1924).
142. Par exemple ARISTOTE GA, III, 1, 752 a 18-23 ; [HIPPOCRATE] De la
génération, XII, 1 : « telle est la terre, telles sont aussi les plantes [...] telle est la
santé de la mère, bonne ou mauvaise, telle est aussi la santé de l’enfant ». Trad.
Robert Joly, CUF, 1970 ; De la génération, IX, 3, image du concombre mis dans
une forme : « En général, tous les végétaux se comportent selon la contrainte qu’on
leur impose. Il en est de même pour l’enfant : s’il a de la place pour sa croissance,
il devient plus grand ; s’il est à l’étroit, (il reste) plus petit » ; De la génération, X,
2 : « c’est comme les arbres qui dans la terre n’ont pas d’espace, mais sont arrêtés
par une pierre ou autre chose : en poussant, ils sont tordus, gros d’un côté, mince de
l’autre » ; De la nature de l’enfant XVII, 2 : développement et ramification du fœtus
comme un arbre : « κα' δ" κα' διοζο>ται F δνδρεον » ; Galien, in ORIBASE, Collec-
tion médicale, livres incertains, VI, 18 (p. 12) : le poids du fœtus de huit mois pèse
vers le bas du ventre de la mère « comme les fruits des arbres, lesquels penchent
vers le bas, quand l’arbre leur a fourni ce dont ils avaient besoin ». Ailleurs, Oribase
lui même compare les femmes qui ont trop d’enfants et qui se sont épuisées, aux
arbres qui ont eu trop de fruits (Livres incertains, VII, 4-5, p. 108-109) ; SORANOS,
Gynécologie, I, 11 : fatalisme à l’égard de femmes peu fécondes comme des terres
peu fertiles.
143. Voir les rapprochements entre sécheresse/stérilité et eau/fertilité étudiés
par Françoise Héritier.
144. Sur l’Europe traditionnelle : Nicole BELMONT, « L’enfant et le fromage »,
in L’Homme, no 105, 1988, p. 13-28 ; sur l’aire culturelle basque : Sandra OTT,
« Aristotle among the Basques : the “cheese analogy” of conception », in Man, XIV,
1979, p. 699-711. Pour la culture populaire européenne, on retrouve l’idée exprimée
dans le Grand Albert, Diffusion scientifique, p. 19 : l’homme est formé « de la
manière que le fromage se fait avec du lait qui est pris ».
145. ARISTOTE GA, I, 20, 729a 11-12. Voir aussi II, 3, 737a 15 ; 4, 739b 21 ;
IV, 4, 771b 24 ; 772a 23 ainsi que Météores IV, 7, 384a 21. Pline suit Aristote en
HN VII, 6. On retrouve l’image dans la Bible, Job X, 10-11, (« Ne m’as-tu pas coulé
comme du lait puis fait cailler comme du fromage ? », TOB, Cerf, 1989) et dans des
textes arabes, chez Hildegarde de Bingen, Liber scivias in Patrologie latine, t. 197,
col. 415 éd. Migne : « Et ecce vidi in terra homines in fictilibus lac portantes et inde
caseas conficientes ; cujus quaedens pars spissa fuit unde fortes casei facti sunt,
pars quaedam tenuis ; de qua debiles casei coagulati sunt, et pars quaedam tabe
permista ; de qua amari casei processerunt, ita vidi quasi mulierum velut integram
Notes 315

formam hominis in utero suo habentem ». L’analogie est poussée assez loin dans
l’encyclopédie anonyme du XIIIe siècle, Dialogue de Placides et Timéo ou li secrés
as philosophes, § 286, p. 131, édition de Claude Thomasset, 1980. De manière
symétrique et complémentaire, le fromage est, en Grèce ancienne, traité comme un
enfant que l’on nourrit (τρφειν).
146. PLATON, Timée, 74 c-d ; ARISTOTE GA, III, 3, 755 a 17 sq. Sur quelques
enjeux de l’enfant-pain dans l’Europe traditionnelle, voir M. MESNIL et A. POPOVA,
« Des ancêtres aux nouveau-nés », in I. SIGNORI (dir.), Uomo, dal grano al pano :
simboli, saperi, pratiche, in La Sapienza, vol. 3 (1990), no 1, Roma, p. 39-73
147. ARISTOPHANE, La paix, v. 891 : « τουτ' δ’ @ρα̃τε το>πτάνιον ». Trad.
Hilaire van Daele, CUF, 1924. το>πτάνιον est la contraction de l’article et du subs-
tantif τ( 7πτάνιον lequel désigne plus particulièrement le lieu où l’on fait rôtir les
viandes. Voir encore l’expression dans ARISTOTE GA, IV, 1, 764 a 15-20 : « on les
mettait dans l’utérus comme dans un four (ε3 κάµινον) ».
148. HERODOTE V, 92, § 7, 2. Il en est de même pour l’interprétation des
rêves. ARTÉMIDORE II, 1 : rêver d’un feu dans un four – et non un four froid comme
pour Périandre – signifie que votre femme va être enceinte.
149. Sur ce thème, voir Monique HALM-TISSERAND, Cannibalisme et immor-
talité. L’enfant dans le chaudron en Grèce ancienne, Paris, Les Belles Lettres, 1993.
150. EURIPIDE frag. 604 (pièce perdue Les Péliades) ; HYGIN Fables, 24 et
OVIDE, Métamorphoses, VII, 300sq.
151. A. L. OPPENHEIM, Glass and glassmaking in ancient Mesopotamia, 1970,
p. 32-33 dont n. 50 ; 52 sq. et sur la naissance Marten STOL, Zwangerschap en
geboorte bij de Babyloniërs en in de Bijbel, Brill, Leyde, 1982, p. 9-13 (photos p. 12)
et note complémentaire p. 115.
152. Exemples de noms dans Marten STOL, p. 10. En tant qu’être surnaturel
il pouvait provoquer le mal. Mort-né ou plutôt prématuré voire monstrueux, la
croyance populaire le rendit dangereux mais il suffisait de se le concilier pour en
obtenir une protection et ce jusque vers la fin du IIe millénaire av. J.-C. Par exemple
dans une lettre de Mari : « ana ku-bi-ki-na qibêma ebur šulmin Zimri-Lim lipuš »
(« Demande à ton kūbu que Zimri-Lim puisse avoir une récolte paisible »). La statue
est placée devant le four comme l’on invoque aussi le kubu pour une grossesse
heureuse.
153. HOMÈRE, Epigr., XIV, 9 : Athéna défendait les vases contre l’assaut de
certains démons briseurs.
154. ARNOBE, Contre les païens IV, 7-8. Éd. Renato Laurenti : « Quella che
indurisce e solidifica le ossa ai piccini si chiama Ossipagina ».
155. Par exemple, chez les Gourmantché, Afrique subsaharienne, une femme
qui ne peut plus enfanter ne peut plus non plus préparer le gâteau de mil : ouvrage
collectif, La notion de personne en Afrique noire, Paris, CNRS, 1973, p. 276. Autres
exemples africains Françoise Héritier, Masculin/Féminin, Odile Jacob, 1996,
p. 72-86.
156. Nous pensons par exemple à l’enquête d’Yvonne Verdier dans la Bour-
gogne rurale des années 1960 : Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la
couturière, la cuisinière, Gallimard, 1979. Précautions encore en usage aux femmes
316 Monstres

enceintes de ne pas s’approcher des fours. Nous étudions les nombreux interdits la
concernant au chapitre 6.
157. Par exemple Aline ROUSSELLE, Pornéia, PUF, 1983, passim.
158. Les nombreuses allitérations du vocabulaire contribuent un peu plus à
identifier les deux domaines. Le sens de la racine commune *τεκ- est « produire »,
« fabriquer », « façonner », et l’éventail de la terminologie apparentée est vaste. Il y
a téknon, tékos, « enfant », « rejeton », tokeús, « père », tókos, « enfantement »,
« enfant », teknopoía, teknogonía, « procréation », « enfantement » et tektonía, « art
du charpentier », téktôn, « charpentier », « travailleur » en général. Un autre verbe
issu d’une racine différente, *τακ- « fondre », rappelle une métaphore que nous avons
vue chez Galien, celle de la métallurgie. Elle a donné notamment le verbe têktô,
« faire fondre des métaux ». Les allitérations sont encore plus évidentes entre les
deux adjectifs eúteknos, « qui a de beaux enfants » et eútekhnos « industrieux,
habile ». Il est bien évident que les convergences phonologiques représentent des
facteurs déterminants pour la théorisation des convergences sémantiques, les
nombreuses recherches étymologiques souvent erronées dont les Anciens étaient
friands, en témoignent.

Chapitre 2. Le discours moral et religieux des Anciens : sexualité, faute


et monstruosité
1. La dimension néfaste des moissons humaines correspond à celles que prati-
que Arès en fauchant les jeunesses dans la guerre : par exemple ESCHYLE, Suppliantes,
v. 637 sq.
2. Arnold VAN GENNEP, Les rites de passage, Picard, 1909, p. 57-64.
3. Sur la question dans l’Europe moderne, voir par exemple Mireille LAGET,
Naissances : l’accouchement avant l’âge de la clinique, Seuil, 1982, passim. Pour
la grossesse et l’accouchement, Ernesto de Martino parle de « condition organico-
psychique de morbidité magique » (Italie du sud et magie, Gallimard-NRF, 1963,
p. 45).
4. C. 1. Voir aussi par exemple Maladie sacrée, c. 2.
5. LUCRÈCE, De la nature des choses, IV, 1233-1238, trad. Henri Clouard
(Garnier, 1964) : « Ce ne sont pas les puissances divines qui refusent à un être humain
la semence créatrice, le privent de ce qu’il y a de douceur dans le nom de père et le
condamnent à passer tout son âge en amours stériles. C’est pourtant ce qu’on croit
trop souvent. » Sur l’ironie à l’égard de ces sacrifices, voir DIOGÈNE LAËRCE, VI,
« Diogène » (GF, t. II, p. 30).
6. XÉNOPHON, Économique, V, 18-19.
7. Françoise FRONTISI-DUCROUX, Dédale. Mythologie de l’artisan en Grèce
ancienne, La Découverte, 1975.
8. Quelques exemples dans Martin P. NILSSON, La religion populaire dans la
Grèce ancienne, Plon, 1954, p. 149-153.
9. Par exemple Bronislaw MALINOWSKI, Les Argonautes du Pacifique occi-
dental (1922), Gallimard-NRF, 1963, p. 173-176.
Notes 317

10. PLATON, Lois, VI, 775e : « archè gàr kaì theòs ». Procréer c’est lui rendre
culte.
11. Sur l’Énéide, III, 136, trad. personnelle : « chez les anciens, l’on ne prenait
pas femme ni ne labourait son champ sans avoir d’abord offert des sacrifices ».
12. Par exemple HOMÈRE, Odyssée, V, 429 ; PAUSANIAS, II, 32, 12 ; III, 13, 9
(Aphrodite).
13. Jean-Pierre VERNANT, La mort dans les yeux. Figures de l’autre en Grèce
ancienne, Hachette, 1985, p. 15-38.
14. Par exemple PLUTARQUE, Superstitions, 10, 170b.
15. Anthologie palatine, VI, 157 ; 267. Pour ne pas avoir observé ces rites,
Oineus vit son champ dévasté et son fils Méléagre périr des conséquences du ressen-
timent de la déesse (HOMÈRE, Iliade, IX, 533 sq.).
16. Anthologie palatine, VI, 271 ; 274. Voir l’interdit hésiodique – et pytha-
gorique – de se faire les ongles dans les lieux de culte.
17. Par exemple EURIPIDE, Hippolyte, v. 448 ; APULÉE, Métamorphose, IV, 29.
18. CALLIMAQUE, Artémis, 126 : « les femmes meurent en couches d’un coup
subit, ou, si elles échappent, mettent au monde une progéniture qui ne se tient pas
droit et ferme ».
19. Déjà chez Eschyle, il y a un rapprochement entre Artémis et Hécate :
Suppliantes, v. 675-680, dont 678-679 : « qu’Artémis Hécate veille aux couches de
ses femmes ».
20. Ε3λεθυια. Une étymologie possible du nom renvoie à la divinité sémitique
Lilith (‫ )לילת‬qui est la représentation de la nuit (‫)לילה‬. Elle est une sorte de sorcière
qui se venge en volant ou en affaiblissant les nouveau-nés et les enfants. Une autre
étymologie sémitique consiste à rapprocher le nom de la racine yld (‫ )ילר‬: « enfant,
enfanter ».
21. IV, 23, 7.
22. La démonologie ancienne présente un ensemble complexe de théories
nombreuses et fort diverses. Voir par exemple Marcel DETIENNE, De la pensée
religieuse à la pensée philosophique : la notion de daïmôn dans le pythagorisme
ancien, Paris, Les Belles Lettres, 1963.
23. En Grèce, il existe un démon femelle, Gellô (ΓελλF), qui vole les enfants
ou leur suce le sang : les enfants ainsi atrophiés sont dits γιλλ 5ρωτα. Les folklores
des divers pays d’Europe ou d’ailleurs comportent des entités semblables, comme
la Babayaga russe ou la fée Carabosse. On peut en outre penser au thème plutôt
médiéval des enfants changelins.
24. Connues en particulier par trois auteurs chrétiens qui auraient puisé leurs
renseignements chez Fabius Pictor (Libri iuris pontifici) et Gravius Flaccus (De
indigitamentis) : Tertullien (v.155-v. 220) en son traité De l’âme, Arnobe († 327)
dans son Contre les païens et Augustin (354-430) en sa Cité de Dieu.
25. AUGUSTIN, Cité de Dieu, VII, 2. Janus était tantôt Patulcius (celui qui
ouvre), tantôt Clusius (celui qui ferme). Voir OVIDE, Fastes, I, 129-130 ; ARNOBE,
Contre les païens, IV, 7.
26. Augustin écrit (Cité de Dieu, VII, 2) : « Ibi Liber, qui marem effuso semine
liberat ; ibi Libera, quam et Venerem volunt, quae hoc idem beneficium conferat
318 Monstres

feminae, ut etiam ipsa emisso semine liberetur. » Libera aussi est censée libérer la
semence de la femme. Cela ne doit pas nous pousser à conclure que la théorie de la
double semence était partagée par l’ancienne tradition romaine. Augustin est plutôt
redevable à la culture médicale savante qui reconnaissait unanimement – le point de
vue d’Aristote n’étant pas retenu dans la compilation d’Oribase au IVe siècle
ap. J.-C. – une semence féminine certes de moins bonne qualité.
27. ARNOBE, Contre les païens, III, 30 ; TERTULLIEN, De l’âme, II, 11. Fluvo-
nia, Fluone a la même racine que le verbe fluo, -ere, « couler », et le substantif
fluxus, « fluide ». Le nom Mena se rapporte à la lune : racine grecque mên-.
28. Elle nourrit l’enfant dans le ventre maternel (« Alendi in utero fetus »).
29. ARNOBE, Contre les païens, III, 30 ; IV, 7.
30. Sur les deux aspects de Carmenta, son rôle embryologique et son rôle
divinatoire, voir L. L. TELS DE JONG, Sur quelques divinités romaines de la naissance
et de la prophétie, Amsterdam, Hakkert, 1960 ; Nicole BELMONT, Les signes de la
naissance, Plon, 1971, p. 161-180 ; Georges DUMÉZIL, Apollon sonore, Gallimard,
1992, p. 101-106.
31. Lucine a pour fonction de « mener l’enfant à la lumière » (lux). OVIDE,
Fastes, III, 255-256 : « Dicite “Tu nobis lucem, Lucina, dedisti” / dicite “tu voto
parturientis ades”. »
32. Nous pouvons encore évoquer les imprécations inscrites sur des amulettes
ou des papyrus magiques du genre : « Toi qui mets en place le disque du soleil, mets
en place où elle doit être la matrice d’une telle. » Voir Danielle GOURÉVITCH, « Gros-
sesse et accouchement dans l’iconographie antique », Dossiers histoire et archéolo-
gie, no 123, janvier 1988, p. 42-48 (dont p. 43-44).
33. OVIDE, Fastes, III, 257-258 : « Siqua tamen gravida est, resoluto crine
precetur / ut solvat partus molliter illa suos. »
34. Anthologie palatine, VI, 59 ; 200-202.
35. PAUSANIAS, II, 33, 1. C’est un cas unique concernant Athéna et sa signi-
fication serait différente de celle du culte plus répandu d’Artémis. Voir Pauline
SCHMITT, « Athéna Apatouria et la ceinture : les aspects féminins des Apatouries à
Athènes », Annales ESC, 1977, no 6, p. 1059-1073.
36. Ce nœud dit d’Hercule est aussi l’objet de commentaires dans le monde
romain. Il en est question chez Pline l’Ancien (HN, XXVIII, 64 : nodus Herculis) et
Festus lui consacre un article (in Paul, 55, 16 L) : la source serait Verrius Flaccus
selon qui ce type de nœud servait entre autre à nouer la robe de la mariée.
37. PLUTARQUE, Lycurgue, 15.
38. OVIDE, Métamorphoses, IX, 310 sq. ; PLINE, HN, 28, 59 rappelle les situa-
tions où il est très déconseillé de croiser doigts, bras ou jambes.
39. PLINE, HN, 28, 42 : « adicit Granius efficaciorem ad hoc esse ferro exemp-
tum. partus accelerat et mas, ex quo quaeque conceperit, si cinctu suo soluto feminam
cinxerit, dein solverit adiecta precatione, et cinxisse eundem et soluturum, atque
abierit ».
40. Il s’agit notamment d’une expression biblique où il est dit que Dieu
« ouvrit » la matrice de Rachel (Genèse, 30, 22) et inversement qu’il « ferma » la
matrice d’Anne (1 Samuel, 1, 5). La Septante grecque dit « ανεξεν [α4νοιξι, ouver-
Notes 319

ture] α$υτ" τ"ν µητρὰν » et « απεκλε8σεν [...] τ"ν µητρὰν α$υτ" » ; la Vulgate latine
de Jérôme : « aperuit vulvam illius » et « concluserat vulvam eius ». Ces traductions
rendent fidèlement le sens concret des mots hébreux PTH (‫ )פתה‬et SGR (‫)סגר‬, ouvrir
et fermer la matrice (RèHèM, ‫ )רחם‬comme on ferme une porte.
41. James George FRAZER, Le rameau d’or, Robert Laffont, 1981, t. I,
p. 652-654.
42. Jeannine AUBOYER, La vie quotidienne dans l’Inde jusqu’au VIIIe siècle,
Hachette, 1961, p. 234.
43. Par exemple, pour les ex-voto anatomiques de la Gaule notamment ceux
trouvés dans les sources de la Seine, voir Aline ROUSSELLE, Croire et guérir. La foi
en Gaule dans l’Antiquité tardive, Fayard, 1990, p. 66-73 et complément de réfé-
rences à la note 10, p. 272. Sur ces ex-voto gynécologiques avec des photographies
voir aussi Danielle GOURÉVITCH, « Grossesse et accouchement dans l’iconographie
antique », et Mirko D. GRMEK et Danielle GOURÉVITCH, Les maladies dans l’art
antique, Fayard, 1998, p. 309-313.
44. Les Anciens rapprochaient son nom du verbe ineo, « saillir ».
45. OVIDE, Fastes, II, 32 ; SERVIUS, Sur l’Énéide, VIII, 343 ; JEAN LYDUS Des
mois, IV, 20.
46. Textes réunis par A. DIETERICH, Mutter Erde, 1913, p. 44 sq. : certains
insistent sur la stérilité, d’autres sur l’imperfection ou encore sur la non-viabilité des
produits.
47. ESCHINE, Contre Ctésiphon, 110 : « O π λι O 3διFτη O )θνο ».
48. Ibid., 111, trad. Victor Martin et Guy de Budé, Paris, CUF, 1928 : « Κα'
*πεγεται α
το8 µτε γν καρπο6 +ρειν, µτε γυνα8κε τκνα τκτειν γονε>σιν
*οικοτα, α$λλὰ τρατα, µτε βοσµατα κατὰ +σιν γονὰ ποιε8σθαι » Cette formule
semble avoir contaminé le faux serment des Athéniens avant Platée (– 479) qui
daterait plutôt du IVe siècle av. J.-C. D’ailleurs, le texte que donne Diodore (IX, 29)
ignore cette allusion aux monstres. Pour l’étude épigraphique de cette stèle athénienne
du dème d’Acharnie, voir Louis ROBERT, Études épigraphiques et philologiques,
Paris, Champion, 1938, p. 307-316.
49. HÉRODOTE, III, 65, trad. Ph.-E. Legrand, Paris, CUF, 1939 : « Κα' τα>τα
µ;ν ποιε>σι Hµ8ν γ τε καρπ(ν *κ+ροι κα' γυνα8κ τε κα' πο8µναι τκτοειν. »
50. Marie DELCOURT, Stérilités mystérieuses et naissances maléfiques dans
l’Antiquité classique, Liège, Bibliothèque de la faculté de philosophie et de lettres
de l’université de Liège, 1938, p. 21.
51. TJ, v. 228-237, trad. Paul Mazon, CUF, 1982.
52. Ibid., v. 243-245.
53. ESCHYLE, Les Suppliantes, v. 634-639 et 659-665 : guerre (néfastes) ;
666-678 : piété et naissance heureuse d’enfants (fastes) ; 679-687 : guerre civile et
maladies (néfastes) ; 689-697 : terres et troupeaux féconds, joie et poésie, (fastes) ;
698-709 : conduite à suivre (éviter la guerre, piété à l’égard des dieux et des ancêtres).
54. XIX, 109-114, trad. Victor Bérard, CUF.
55. ESCHYLE, Les Euménides, v. 938-948. Plus loin elles souhaitent des maria-
ges heureux (956-967) et condamnent la guerre civile (976-987).
56. +λογµ( peut désigner le feu de l’incendie criminel, auquel cas Eschyle
320 Monstres

pense à la guerre, ou le feu ardent du soleil, c’est-à-dire une sécheresse apportée par
un vent chaud et sec, ou le feu du gel, la notion de « brûler » étant ambiguë, ou
encore le « feu » de la maladie : la nielle.
57. ESCHYLE, Les Euménides, Trad. Émile Chambry, Garnier.
58. Paul Mazon, Marie Delcourt (p. 22), Émile Chambry.
59. « πλουτ χθων » peut aussi avoir un sens agricole. De toute manière, la
richesse du sol de l’Attique était réputée autant pour la fertilité agricole que ses
potentiels miniers et carriers. Voir XÉNOPHON, Les revenus, 1.
60. Robert HALLEUX, « Fécondité des mines et sexualité des pierres dans
l’Antiquité gréco-romaine », Revue belge de philologie et d’histoire, no 48, 1970,
p. 16-25.
61. PLATON, République, II, 363b-c.
62. Analyse générale de cette histoire dans Pierre VIDAL-NAQUET, Le chasseur
noir, Maspero-La Découverte, 1983, p. 249-266. ÉLIEN, Histoires véritables, frag.
47 = II, p. 205-206 Hercher. Comme le souligne Pierre Vidal-Naquet, ce sont bien
évidemment les femmes de Locride qui mettent au monde des enfants difformes et
non les esclaves envoyées à Ilion.
63. Georges DUMÉZIL, L’idéologie tripartie des Indo-Européens, 1958, § 13 ;
Mythe et épopée, Gallimard, t. I, 1968, p. 613-616.
64. On reconnaît la dominante des deuxième et troisième fonctions : vertu
guerrière et abondance.
65. Françoise LEROUX et Christian GUYONVARC’H, La société celtique, Ouest-
France Université, 1981, p. 154-157, 170-171.
66. Par exemple sémitique : Deutéronome, 18, 1-14 et 18.
67. Récit de Lludd et Llevelys. Trad. J. Loth. Étudié dans Françoise LEROUX
et Christian GUYONVARC’H, La société celtique, p. 171 ainsi que par Georges DUMÉ-
ZIL, Mythe et épopée, t. I, p. 613-616, comparé à des sources iraniennes – inscriptions
de Darius – et indiennes du Rig Veda (p. 617-623).
68. FRAZER, Le rameau d’or, op. cit., t. I, p. 327-333.
69. Françoise HÉRITIER, Les deux sœurs et leur mère, Odile Jacob, 1994,
p. 273 sq.
70. À propos de l’absence de charis dans les relations, mot que nous pourrions
traduire par « consentement ».Voir Marcel DETIENNE, Les jardins d’Adonis. La
mythologie des aromates en Grèce, Gallimard, 1972, p. 169 : « En Grèce archaïque,
comme dans les sociétés du même type, la circulation des femmes est inséparable
de l’échange et de la circulation des biens ; [...]. Bloquer la charis à l’un de ces
niveaux, c’est perturber tout le système des échanges et des prestations, c’est porter
la corruption jusqu’au cœur du rapport social. »
71. Dans l’ère celtique, c’est le cas du roi d’Irlande Carpre Cennchait. Parvenu
à ce titre par le meurtre, les arbres ne portent plus de fruits et lui-même ne met au
monde que des monstres.
72. PLATON, Banquet, 188a-b. Trad. É. Chambry, Garnier, 1964.
73. PLINE HN, II, 7.
74. Sous l’Empire, les empereurs n’échappaient pas à ce type de soupçons à
Notes 321

l’occasion de catastrophes naturelles. Voir par exemple TACITE, Annales, IV, 64 ;


XII, 43.
75. L’auteur hippocratique des Airs, eaux, lieux (10) conçoit qu’en raison du
climat ou de la saison, les femmes auraient tendance à mettre au monde des enfants
imparfaits. « Si l’hiver est pluvieux, austral et chaud, le printemps boréal, sec et
froid, les femmes qui se trouvent enceintes et qui doivent accoucher à la fin du
printemps, accoucheront prématurément ; celles qui arrivent à terme mettent au
monde des enfants infirmes ; maladifs, qui périssent immédiatement [après leur
naissance], ou qui vivent maigres, débiles et maladifs. » Bien entendu, la cause est
absolument explicable par les qualités de l’airs et n’ont rien de divines. On le voit,
l’épidémie tératologique était tellement considérée comme un phénomène possible
par le mythe que la médecine ne l’a pas rejetée mais l’a expliquée selon sa propre
méthode.
76. Jean BOTTÉRO, Mésopotamie, Gallimard, 1987, p. 199 sq. ainsi que le
rapport sur les conférences de l’Annuaire du Collège de France, 1971, p. 104-131
et « Symptômes, signes et écritures », in Jean-Pierre VERNANT (dir.), Divination et
rationalité, Seuil, 1974, p. 70-92.
77. The Omen Series, trad. Anglaise de E. Leichty, Texts from cuneiform
sources, New York, J.J. Augustin, 1970
78. E. LEICHTY, The Omen Series, p. 36 [54 et 60].
79. Voir Pierre CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque,
1968, p. 1106.
80. SERVIUS, Sur l’Énéide, III, 366 : « modico fine discernuntur, sed confuse
plurumque pronuntur ». À l’époque préhistorique, il est probable que les sens étaient
distingués. Festus tente de les distinguer par leur étymologie mais rien n’est vérita-
blement déterminant. Isidore de Séville (Origines, XI, 3, 2-3) aborde aussi la question
par l’étymologie mais au bout du compte, c’est plus leur point commun que leur
différence qui est établi : les portenta, ostenta, prodigia et monstra annoncent l’ave-
nir. Pour un peu plus de précisions sur cette question, voir Émile BENVENISTE, Le
vocabulaire des institutions indo-européennes, Minuit, 1969, t. II, p. 255-263. Sur
le mot monstrum, voir Claude MOUSSY, « Esquisse de l’histoire de monstrum », in
REL, no 55 (1977), p. 345-369.
81. Par exemple EURIPIDE, Électre, v. 826-833. Pour l’Italie, voir Jean
NOUGAYROL, « Les rapports des haruspicines étrusque et assyro-babylonienne et le
foie d’argile de Falerii Veteres », in CRAI, 1955, p. 509-519.
82. De la divination, I, 121. Trad. G. Freyburger et J. Scheid. Ici, l’un des
oracles n’est pas une naissance effective mais le rêve de celle-ci : c’est un cas fréquent
chez les auteurs qui s’intéressent aux prodiges. D’une certaine manière, cette téra-
tologie onirique gagne en crédibilité. C’est le cas notamment d’Artémidore (Clef des
songes, livre I, p. 56 Arléa) chez qui l’on retrouve ce motif de la tête d’éléphant.
83. Charles FOSSEY, Présages tirés des naissances, 1914, p. 3 ; E. LEICHTY,
The Omen Series, p. 32 [5].
84. ELIEN, Histoires variées, I, 29. Trad. personnelle. En Nicippos il faut très
certainement voir le tyran Nicias historiquement attesté à Cos.
85. Plutarque reste en effet muet quant à l’interprétation du songe que fit
322 Monstres

Agaristè la mère de Périclès : quelques jours avant sa naissance, elle rêva qu’elle
accouchait d’un lion (Périclès, 3). La lecture peut être accomplie selon les deux
modes, faste ou néfaste.
86. E. LEICHTY,The Omen Series, p. 204 : vielles versions babyloniennes [23].
87. Ibid., p. 38, Tab. I, oracle no [74].
88. TACITE, Annales, XV, 47. Trad. Henri Bornecque, Garnier, 1965. « bici-
pites hominum aliorumque animalium partus abjecti in publicum aut in sacri-
fiis quibus gravidas hostias immolare mos est ».
89. « natus vitulus cui caput in crure esset ».
90. « secutaque haruspicum interpretatio, parari rerum humanarum aliud
caput, sed non fore validum neque occultum, qui in utero repressum aut iter editum
sit ».
91. PLUTARQUE, Périclès, 6, 4-5. Trad. Robert Flacelière et Émile Chambry,
CUF, 1969.
92. E. LEICHTY, The Omen Series, p. 33, no [14].
93. La tête d’éléphant peut correspondre à une véritable monstruosité, la cyclo-
céphalie diophtalme à proboscis : « un œil au milieu du front avec une trompe
au-dessus. Cette trompe correspond à l’ébauche frontale. Elle ne peut être prise pour
un nez en raison de l’absence de nerfs olfactifs » (Jean-Louis FISCHER, Monstres,
1991, p. 118).
94. K.K. RIEMSCHNEIDER, Babylonische Geburtsomina in hethitischer Über-
setzung (1970).
95. Sseu-ma TS’IEN, Mémoires historiques, trad. Édouard Chavannes, Paris,
Maisonneuve, 1967, XV vol.
96. Nous remercions Jean Levi de nous avoir communiqué certaines de ses
traductions encore inédites.
97. Il s’agit effectivement d’une période troublée où le Siam connaît une
expansion au dépend de ses voisins : conquête et mise en vassalité des royaumes de
Champasak et de Vientiane.
98. Ces prodiges se trouvent dans le livre XII du Florentine Codex écrit en
nahuatl, lequel fut une des sources de Sahagún pour son Historia general de las
cosas de Nueva España (éd. de Mexico, 1956, t. IV, p. 78-165). Voir Nathan WACH-
TEL, La vision des vaincus, Folio-Histoire, 1992, p. 38-41.
99. Voir quelques éditions de ces canards dans Maurice LEVER, Canards
sanglants. Naissance du faits divers, Fayard, 1993, p. 451-497 : neuf cas de nais-
sances monstrueuses. Pour cette époque, Jean DELUMEAU parle de « prolifération du
monstrueux », Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident, XIIIe-XVIIIe siècles,
Paris, Fayard, 1983.
100. Ambroise PARÉ, Des monstres et prodiges (1re éd. 1573), édition
commentée par Jean Céard, Genève, Droz, 1971.
101. Pierre BOAISTUAU, Histoires prodigieuses, c. 32, Slatkine, coll. Fleuron,
p. 351-352 et c. 36, p. 387.
102. Le mot « tête » est choisi par Aristote pour argumenter sa théorie des
métaphores (Poétique, 1457b). Quant au latin, il accorde au mot biceps, bicipitis
aussi bien le sens concret de double têtes pour décrire en particulier des personnages
Notes 323

mythiques dont Janus, que métaphorique, notamment dans l’expression biceps civi-
tas, une « cité divisée en deux factions ».
103. Marie-Christine POUCHELLE, Corps et chirurgie à l’époque du Moyen
Âge, Flammarion, 1983, p. 198-205.
104. HÉRODOTE III, 116 ; IV, 13 ; 27 ;191 ; PLINE HN, VII, 23-32 ; STRABON
I, 2, 10 ; 35 ; VII, 3, 6 ; POMPONIUS MÉLA, Chorographie, III, 46 ; AUGUSTIN, Cité
de Dieu, VIII, 1 ; ISIDORE DE SÉVILLE, Origines, XI, 3, 15-27.
105. HN, VII, 33 : « une femme du peuple, qui avait mis au monde, à Ostie,
deux garçons et autant de filles, annonça sans aucun doute la famine qui survint par
la suite ».
106. Sur la gémellité en Grèce, voir Claudine VOISENAT, "La rivalité, la sépa-
ration et la mort. Destinée gémellaire dans la mythologie grecque", in L’Homme, no
105 (1988), p. 88-104 ; Françoise FRONTISI-DUCROUX, "Les Grecs, le double et les
jumeaux", in Topique, no 22 (1992), p. 239-262 ; Véronique DASEN, Jumeaux, jumel-
les dans l’Antiquité grecque et romaine, Zurich, Akanthus verlag, 2005. Pour l’Afri-
que noire voir Luc de HEUTSCH, « Jumeaux. Dans les sociétés bantous », in
Dictionnaire des mythologies (1981), t. I, p. 613. Pour une démarche comparative
voir Samba N’DIAYE, Divination, prodiges et sacrifices expiatoires dans la religion
antique et de l’Afrique traditionnelle, thèse de 3e cycle, Lyon (1983).
107. PLUTARQUE, Périclès, 6, 4-5 (le bélier unicorne) ; Banquet des Sept Sages,
149c (l’hippocentaure).
108. PHLÉGON DE TRALLES, Des miracles, 2. Édition de Giannini in Paradoxo-
graphorum graecorum reliquae (1966), p. 178-184 ; PROCLUS, Commentaire de la
République de Platon, II, éd. W. Kroll (1901). Voir la traduction partielle des textes
dans l’étude de Luc BRISSON, « Aspects politiques de la bisexualité. L’histoire de
Polycrite », in Hommages à Maarten J. Vermaseren, Leyde, Brill, 1978, vol. I,
p. 80-122 et plus récemment Le sexe incertain, Belles Lettres, 1997 : comparaison
entre la bisexualité simultanée et la bisexualité successive de certains médiateurs.
109. l. 130 : thútas (θτα) te kaì teratoskópous (plus exactement : « sacrifi-
cateurs et observateurs de présages »). La racine grecque *skp (-scope) correspond
par métathèse entre k et p à la racine latine *spk (spex, spectare) : le sens général
est celui de « observation ».
110. Dans cette version romanesque de la vie d’Alexandre attribuée au pseudo-
Callisthène, ont pris racine trois traditions, l’une orientale (arménienne : A.M.
Wolohdjian, The Romance of Alexander the Great by pseudo-Callisthenes, New
York, 1969 dont une version du Ve siècle est éditée par Aline Tallet-Bonvalet, Paris,
éd. G-F., 1994 ; éthiopienne : E. A. Waalis-Budge, The Life and Exploite of Alexander
the Great, London, 1896, reprint N.Y., 1968), une autre byzantine (grecque et slave)
et une latine qui se répandit en Occident. Julius Valérius, consul en 338 ap. J.-C.,
réalisa une traduction latine, dédiée à l’empereur Constance II, de la version A du
pseudo-Callisthène (Res gestae Alexandri Macedonis, éd. B. Kuebler, Leipzig, éd.
Teubner, 1888). Au cours du IXe siècle, en fut publié un résumé latin, l’Epitome Julii
Valerii (éd. Zacher, Halle, 1867) qui connut un grand succès et qui constitua la
source des « romans » français d’Alexandre du XIIe siècle, lesquels doivent être
étymologiquement définis comme la traduction en langue romane vernaculaire de
324 Monstres

textes latins. Voir Introduction du Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris, édition


critique, traduction et annotation par Laurence Harf-Lancner, Paris, Livre de Poche,
1994, pp. 12-58.
111. PSEUDO-CALLISTHÈNE, III, 30, 1-7 ; JULIUS VALÉRIUS, III 54 ; Epitome,
III, 30 : Scriptores Rerum Alexandri Magni, Paris 1846 repris dans Karl Müller, The
Fragments of the Lost Historians, reprint Chicago, Ares publishers, 1979.
112. ARRIEN, Anabase, VII, 16-18 ; 22 ; 24. ; DIODORE DE SICILE XVII,
112-116 ; PLUTARQUE, Alexandre, 73.
113. PLUTARQUE, Lycurgue, 16, 1-2. α$γενν" κα' α4µορ+ : de mauvaise consti-
tution et d’un mauvaise aspect. On pourrait dire en fait « contestable tant par la
matière que par la forme ». Pour Athènes voir l’étude ancienne mais riche en réfé-
rences de H. BOLKENSTEIN, « The Exposure of Children at Athens », in Classical
Philology, no 17 (1922), p. 222-239.
114. DENYS D’HALICARNASSE, Les Antiquités romaines, II, 15. Sur les diffé-
rentes sources dont les lois voir H. BENNET, « The Exposure of Infants in Ancient
Rome », in Classical Journal, t. XVIII (1923), p. 341-350.
115. En revanche, le père reste complètement libre en ce qui concerne les
enfants femelles.
116. CICÉRON, Des Lois, III, 8, 19 : « necatus tanquam ex XII tabulis insignis
ad deformitatem puer ». Sur la Loi des XII Tables voir Jean Bayet, "La Loi des
Douze Tables", appendice III à Tite-Live III (éd. CUF), p. 129-133. Pour certains
historiens, la pratique certainement peu effective de l’exposition à Rome serait due
à une influence grecque : voir Louis F.R. GERMAIN, « L’exposition des enfants
nouveau-nés dans la Grèce ancienne. Aspects sociologiques », in L’enfant ouvrage
collectif, Recueil de la Société Jean Bodin, Bruxelles, 1975, p. 211-246 (dont p. 214).
Avec une perspective psychologique : W. DEN BOER, Private Morality in Greece and
Rome. Some Historical Aspects, Leyde, Brill, 1979, dont p. 93-128 et 129-150 (sur
l’enfant malformé).
117. PLATON, République, V, 2, 460c.
118. Politiques, VII, 16, 15, 1335b 19-21.
119. PLATON, Théétète, 160d-161a.
120. Juifs : DIODORE XL, 3 ; TACITE, Histoires, V, 25 ; Germains : TACITE,
Germanie, 19 ; Égyptiens : STRABON XVII, 2, 5 ; DIODORE I, 80. Cependant les
Egyptiens auraient exécuté les roux (DIODORE I, 88, 5), fameuse coutume qui surpre-
nait Montesquieu au XVIIIe siècle. Sur les usages égyptiens en la matière voir Véro-
nique DASEN, « Homme ou bête ? Le dieu caché de l’anencéphale d’Hermopolis »,
in Régis BERTRAND et Anne CAROL (dir.) Le « monstre » humain. Imaginaire et
société, 2005, p. 21-44 (dont p. 33-36). Au Ier siècle avant J.-C., DIODORE semble
également approuver l’eugénisme pratiqué chez les Indiens du roi Sopithès (XVII,
91, 5-7) alors que vers l’an 200 ap. J.-C., ÉLIEN (Histoires véritables, I, 7) attribue
aux Thébains une loi contre l’infanticide qui fait toute son admiration.
121. Mirko GRMEK et Danielle GOURÉVITCH, Les maladies dans l’art antique,
p. 199-218.
122. Marie DELCOURT, Stérilités mystérieuses et naissances maléfiques dans
Notes 325

l’Antiquité classique, Bruxelles, 1938, p. 36-46. Cette thèse ne satisfait pas P. ROUS-
SEL, « L’exposition des enfants à Sparte », in REA, XLV (1943), p. 5-17.
123. TITE-LIVE XLIII, 13 : « duo non suspecta prodigia sunt, alterum quod in
privato loca factum esset, alterum quod in loco peregrino ». Sur la question des
prodiges à Rome : L. WÜLKER, Die geschichtliche Entwicklung des Prodigienwesens
bei den Römern, Leipzig, 1903 (catalogue exhaustif des sources) ; Raymond BLOCH,
Les prodiges dans l’Antiquité classique, Paris, 1963. La distinction entre prodiges
dits « publics » et « privés » surtout en ce qui concerne les monstres humains, est
très nuancée par Brian MAC BAIN, Prodigy and expiation : a study in Religion and
Politics in Republican Rome, Bruxelles, Latomus, 1980, p. 30.
124. On en retrouve ainsi des traces dans des ouvrages tels que TITE-LIVE,
Histoire romaine, JULIUS OBSEQUENS, Des prodiges, VALÈRE MAXIME, Dits et faits
mémorables ou encore OROSE, Histoire contre les païens.
125. TITE-LIVE XXXI, 12 : « ante omnia abominati semimares ».
126. JUVÉNAL, Satyres, XV, 140 ; Pline VII, 72.
127. Arnold VAN GENNEP, Les rites de passage, 1909, p. 74-75 ; 218 n. 2.
128. α4ωροι (βιαιο) θάνατοι : littéralement « ceux qui sont morts (par la
violence) hors saison » c’est-à-dire « morts prématurément ». Au contraire, le
mariage dit α4ωρο est le mariage tardif, au moment duquel l’un des deux époux est
trop vieux.
129. Gazette de Tübingen de 1565.
130. Jean BOTTÉRO, « Le péché en Mésopotamie ancienne », in Recherches et
documents du Centre Thomas More, L’Arbresle, no 43 (1984), p. 1-16.
131. Jacques GÉLIS, L’arbre et le fruit, Fayard, 1984, p. 365.
132. Françoise HÉRITIER, « Étude comparée des sociétés africaines », in
Annuaire du Collège de France (1984-1985), 1985, p. 531-550 et Les deux sœurs et
leur mère, Odile Jacob, 1994, p. 274 sq.
133. Otto RANK, Le mythe de la naissance du héros (1909), Payot, 1983,
p. 102 sq.
134. Voir Nicole BELMONT, Les signes de la naissance, Plon, 1971, p. 81-84
et « L’enfant exposé » (1980) rééd. in Dialogue, no 127 (1995), p. 30-44. Cette
errance du monstre au grès des courants d’une masse aqueuse nous rappelle enfin
cette Nef des fous (Nerrenschiff) peinte par Jérôme Bosch, remplie d’individus margi-
naux et d’indésirables chassés de divers endroits dans des embarcations : le thème
n’est pas sans résonance.
135. E. E. EVANS-PRITCHARD, Nuer religion (1956), Clarendon Press, 1970,
p. 84.
136. DIODORE XXXII, 10, 2 – 11 = frag. in PHOTIUS Bibliothèque, codex 244,
377b - 378b. Héraïs avait été de mauvais présage pour le séleucide Alexandre Balas
(mort en 145 av. J.-C.) dans son entreprise contre Démétrius II de Syrie. De son
côté, Callon eut des ennuis car, initiée aux cultes de Déméter lorsqu’elle était femme,
il fut accusé de sacrilège une fois devenu homme.
137. PLINE VII, 36 : « Ex feminis mutari in mares non est fabulosum. inveni-
mus in annalibus P. Licinio Crasso C. Cassio Longino cos. Casini puerum factum
ex virgine sub parentibus iussuque haruspicum deportatum in insulam desertam.
326 Monstres

Licinius Mucianus prodidit visum a se Argis Arescontem, cui nomen Arescusae fuisse,
nupsisse etiam, mox barbam et virilitatem provenisse uxoremque duxisse ; eiusdem
sortis et Zmyrnae puerum a se visum. ipse in Africa vidi mutatum in marem nuptiarum
die L. Consitium civem Thysdritanum, vivebatque cum proderem haec. ». Fait
reconnu chez des animaux comme la poule et le coq : ARISTOTE HA, IX, 49, 631b.
138. Il y eut de nombreuses guerres contre les peuples du Latium durant la
seconde moitié du IVe s. av. J.-C., racontées par Tite-Live dans les livres VIII et IX
de son Histoire romaine, mais il s’agit ici d’une guerre sociale (revendication du
droit de cité par les villes italiennes) qui eut lieu en 90-88 avant J.-C et pour laquelle
Cicéron rapporte quelques prodiges (Divination, I, 99) parmi lesquels celui-ci ne
figure pas. Cette guerre est brièvement résumée par VELLEIUS PATERCULUS Histoire
romaine, II, 15-17, sans toutefois les prodiges.
139. DIODORE XXXII 12, 1-2 = frag. in PHOTIUS codex 244, 379a. L’auteur
raconte que peu de temps après, il arriva un fait semblable à Athènes et que la femme
connut un sort identique.
140. Le sort n’est pas précisé à propos des deux androgynes découverts à
Arezzo en 94 av. J.-C.
141. HN, VII, 34 (repris en partie par AULU-GELLE NA, 9, 4) et encore HN,
XI, 262 ; XXIV, 80.
142. Pour une première réflexion sur ce phénomène comme tendance dans le
cinéma pornographique ou plus exactement dans les vidéos téléchargeables par inter-
net, la revue en ligne Hermaphrodite, no 8, 18 juin 2005 propose un article intéres-
sant : « Porno fric ou porno freak ». Notons au passage que le nain pouvait être dans
l’Antiquité, employé en tant que personnage à valeur érotique comme en témoignent
certaines fresques de Pompéi.
143. HN, VII, 34 : « Gignuntur et utriusque sexus quos hermaphroditos voca-
mus, olim androgynos vocatos et in prodigiis habitos, nunc vero in deliciis. »
144. Tite-Live (XXXI, 12 ; XXXIX, 22, 3) et Julius Obsequens (56 ; 2)
l’emploient dans le sens d’androgyne. Il devait sûrement exister une nuance entre
l’androgynnus et le semimas : la pathologie de ce dernier pourrait être l’absence
naturelle des testicules. Il s’agirait ainsi d’un hermaphrodisme d’incomplétude plutôt
que de mélange.
145. Comme nous l’avons vu avec [HIPPOCRATE] Régime, I, 28-29.
146. VALÈRE MAXIME, VIII, 3, 1 : « quia sub specie feminae virilem animum
gerebat, Androgynen appellabant ».
147. Anthologie palatine, VI, 254.
148. Voir par exemple la condamnation de ces travestissements par le chrétien
Tertullien : Du manteau, 4, 1.
149. Par exemple OVIDE, Métamorphoses, IV, 380-382 : « Ergo, ubi se liqui-
das, quo vir descenderat, undas / Seminarem fecisse videt mollitaque in illis /
Membra,... ». Pour un exemple de statue, voir par exemple celle de marbre, l’Her-
maphrodite endormi, Musée du Louvre, Répliques antiques d’après des originaux de
l’époque hellénistique, aile Sully, rez-de-chausée, section 17 : l’original aurait été
l’œuvre de Polyclès.
150. Anthologie palatine, II, 101 : à propos d’une statue d’un gymnase public.
Notes 327

151. Anthologie palatine, IX, 783 : épigramme sous forme de narration interne
d’une statue.
152. LUCAIN, Pharsale, I, 525-583 (catalogue des présages) dont 563 :
« matremque suus conterruit infans » (l’enfant provoque l’effroi de sa mère). Ce vers
est d’ailleurs cité six siècles plus tard par Isidore de Séville (Origines, XI, 3, 6),
Lucain étant pour son discours tératologique, une source littéraire importante avec
Ovide.
153. LUCAIN, Pharsale, I, 589-591 : « Il demande d’abord que soient jetés
dans les flammes, les monstres, fruits funestes, que, d’une semence vaine, la nature
perturbée a produit d’un ventre stérile ». Trad. personnelle. Il pourrait s’agir d’une
allusion au phénomène de la mule qui met bas.
154. CICÉRON, De la divination, I, 92.
155. Parmi ces auteurs, Caius Nigidus Figulus souvent cité par Pline l’Ancien,
et surtout Tarquitius Priscus, auteur du recueil de prodiges Ostentaria Tusca. Au
nombre de ces ouvrages, certains furent traduits en grec à l’époque byzantine par
Jean Lydus.
156. TACITE, Annales, XI, 15. Comme chez Cicéron, le souci exprimé est
avant tout celui de la peur de l’oubli.
157. Sur les lois Julia et Papia, Digeste, 50, 16, loi 135.
158. PAUL, in Digeste, 1, 5, loi 14 (Sentences IV, 9, 3-4) « Ne peuvent être
comptabilisés parmi les autres enfants ceux qui sont contraires à toute forme humaine
mais sont considérés comme valables et comptabilisés au nombre des enfants ceux
qui ont des membres humains supplémentaires. ». Trad. Personnelle.
159. Code Théodosien, 6, 29, 3 ; Digeste, 28, 2, 12.
160. ULPIEN, Digeste, 1, 5, 10 ; 28, 2, 6, 2 ; PAUL, Digeste, 22, 5, 15, 1. Pour
cette question, Yan Thomas parle d’une « casuistique de l’hermaphrodite », in "La
division des sexes en droit romain", in Georges DUBY et Michèle PERROT (dir),
Histoire des femmes en Occident, Plon, 1990, t. I, p. 103-156 (dont p. 104-106).
Voir aussi Eva CANTARELLA, « L’hermaphrodite et la bisexualité à l’épreuve du droit
dans l’Antiquité », in Diogène, no 208 (2004, 4). Pour une compilation pratique des
sources du droit romain sans en suivre forcément toutes les conclusions, voir Antoine
LECA, « Corpus contra formam humani generis. Notes sur le monstre en droit
romain », in Régis BERTRAND et Anne CAROL (dir.), Le « monstre » humain. Imagi-
naire et société, 2005, p. 89-94.
161. JÉRÔME, Lettre, 72 = Patrologie latine, t. 22, col. 674 éd. Migne : « Lega-
mus veteres historias et maxime Graecas ac Latinas, et inveniemus lustralibus hostiis,
secundum errorem veterum, portentuosas soboles, tam in hominibus, quam in armen-
tis ac pecudibus expiatas ».
162. AUGUSTIN, Cité de Dieu, XVI, 8 (137). Trad. G. Gombès, Desclée de
Brouwer, BA, 1960.
163. AMMIEN MARCELLIN, Histoires, XIX, 12, 19-20. Trad. Guy Sabbah, CUF,
1970.
164. Constater et peut-être regretter la moindre importance accordée aux
monstres est un thème classique. Nous avons vu plus haut que Pline (Ier siècle
ap. J.-C.) faisait la même remarque à propos des hermaphrodites (VII, 34). De plus,
328 Monstres

au Ier s. avant J.-C., Tite-Live avait dit la même chose sur les prodiges en général
(XLIII, 13, 1-2). Il y a possibilité d’une crise du prodige dès le Ier siècle av. J.-C.
mais il faut également se méfier de l’esprit o tempora o mores. Un certain nombre
d’événements étranges dont monstrueux sont présents chez Tacite et témoignent
d’une importance officielle toujours réelle. Sur la fréquence des prodiges entre les
e er
III et I siècles av. J.-C., voir B. MAC BAIN, Prodigy and expiation, p. 106 sq.
165. OROSE, Histoires contre les païens, V, 8-11 (par ex. à propos d’un andro-
gyne né à Rome).
166. Trinité, III, 2, 7. Trad. M. Mellet et t. Camelot, Desclée de Brouwer,
BA, 1955.
167. Cité de Dieu, XVI, 8, 1 : il y a des races monstrueuses parmi les hommes
comme il naît des monstres parmi nous. Argument repris plus tard par Isidore (XI,
3, 12).
168. Trinité, III, 2, 7.
169. Guerre du Péloponnèse, V, 130, 2.
170. ZOSIME V, 41.
171. NICÉPHORE (patriarche), Brevarium, 33.
172. Histoire des Francs, IX, 4. Voir V, 23 ; 41 ; VI, 14 ; 25 ; 44 ; VII, 11 ;
VIII, 5 ; 8 ; 17 ; IX, 6 ; X, 21 ; 25. Trad. René Latouche
173. Les monstres sont du côté de la nature puisque produits avec la volonté
de Dieu (XI,3, 1 : « non sunt contra naturam quia divina voluntate fiunt » et 2 :
« portentum ergo fit non contra naturam, sed contra quam est nota natura ») ; ils
sont créés pour annoncer une partie de l’avenir et c’est d’ailleurs l’étymologie des
différents mots : portentum, ostentum, monstrum et prodigium. La suite du chapitre
est ainsi conçue : XI, 3, 7-11 typologie des monstres et des êtres monstrueux (portenta
et portentuosa) ; 12-27 : les différentes races monstrueuses ; 28-39 : analyse évhé-
mériste de certains monstres mythologiques.
174. Un passage d’Isidore peut cependant poser problème. Il écrit en XI, 3,
5 : « Sed haec monstra quae in significationibus dantur non diu vivunt, sed continuo
ut nata fuerint occidunt » que l’on traduira ainsi : « Mais ces monstres qui sont
envoyés comme signe ne vivent pas un jour : à peine sont-ils nés qu’on les tue ». Le
temps employé est un présent (occidunt) et non un imparfait (occidebant). Faut-il en
conclure l’actualité de l’usage ou est-ce une formule intemporelle qui ne dit rien sur
son temps ? Faut-il comprendre le verbe occidere au sens actif de « dépérir », le
pluriel n’étant plus un impersonnel (ils = on) mais se justifiant par le sujet monstra
valable pour les deux verbes : « à peine sont-ils nés qu’ils meurent » ?
175. De universo, VII, 7 = Patrologie latine, éd. Migne, t. 111, col. 195-199.
À l’exception du dernier paragraphe, le texte de Raban Maur, écrit vers 844, reprend
quasi mot pour mot celui d’Isidore.
176. ISIDORE DE SÉVILLE, Origines XI, 3, 5. « Du temps d’Alexandre, une
femme engendra un monstre dont les parties supérieures du corps étaient humaines
mais mortes et les parties inférieurs étaient vivantes et celles de diverses bêtes ; ceci
annonçait la fin brutale du règne : les pires parties avaient survécu aux meilleures »
Trad. personnelle : « Alexandro ex muliere monstrum creatum, quod superiores
corporis partes hominis, sed mortuas habuerit, inferiores diversarum bestiarum, sed
Notes 329

viventes, significasse repentinam regis interfectionem : supervixerant enim deteriora


melioribus ».
177. La représentations la plus fréquente est celle d’un être humain en haut
du corps et d’une bête en dessous, à la manière des satyres : PSEUDO-CALLISTHÈNE
Des combats d’Alexandre, Italie du sud, fin XIIIe s., BNF ms latin 8501, folio 54 ;
ALEXANDRE DE PARIS Roman d’Alexandre, Paris, milieu du XIVe, ms. français 791,
fol. 98 ; Jean WAUQUELIN, Histoire d’Alexandre, Flandre, milieu XVe, ms français
9342, fol. 203. Par contre, une autre version du XIVe siècle du Roman d’Alexandre
(ms français 790, fol. 168vo) présente une figure tout à fait différente et fantaisiste
qui se rapporte plus à la chimère.
178. Claude LECOUTEUX, Les monstres dans la pensée médiévale européenne,
Presse de l’Université de Paris-Sorbonne, 1993, p. 77-79.
179. ALBERT LE GRAND, De animalibus (Des animaux), XVIII, 1, 6 – 2, 3 =
éd. H. Stadler, Münster, 1920, t. II, p. 1214-1226. L’argument essentiel est la multi-
parité qui favorise les êtres multiples et les hermaphrodites.
180. Dialogue de Placide et Timeo ou Li secrés as philosophes (anonyme du
e
XIII siècle), édition de Claude Thomasset, Genève, Droz, 1980. Tératologie : §§
306-330, p. 141-156
181. Strabon avait été étonné que les chez les Égyptiens, l’on élevait tous les
enfants jusqu’à garder les monstres les plus affreux.
182. Journal d’un bourgeois de Paris (1405-1449), éd. Alexandre Tuetey,
Paris, H. Champion, 1881, §§ 508-509, p. 238-239. Sur le même fait, il y a aussi
Clément de Fauquembergue in Registres du Parlement de Paris (conseil XIA, fol.
13) qui parle, en plus des siamoises, d’un veau à sept pattes ainsi que d’un veau et
d’un porc bicéphales nés à Castelnaudary : pour le contenu de cette source voir
Ernest WICKERSHEIMER, « La descente d’une matrice d’une bourgeoise de Paris et le
monstre bicéphale d’Aubervilliers », in Le Journal médical, no 47 (1931), p. 2099.
Sur le manuscrit du Journal d’Aix de la Méjanes (no 316) dont ce passage fut
retranscrit à la fin du XVIe siècle, figure un croquis rapide copié sur l’original puisque
le texte dit « Ainsi comme ceste figure est, ». Voir à propos de ce manuscrit, les
commentaires d’A. Tuetey p. 9-11. Le manuscrit de Rome laisse la place pour une
illustration, place demeurée malheureusement vide.
183. Sur ce problème théologique voir HENRI DE GAND (XIIIe s.) Quodlibet,
VI, q. 14 : « Utrum si duo capita in monstro apparerent, in baptizando debent ei
imponi duo nomina, an unum ». Sur cette question théologique à l’époque moderne,
voir Marcel BERNOS, « Anomalies physiques, monstruosités et sacrements », in Régis
BERTRAND et Anne CAROL (dir.), Le « monstre » humain. Imaginaire et société, 2005,
p. 105-118. Le problème est toujours posé aujourd’hui, voir Raoul NAZ (dir.) Diction-
naire de droit canonique, 1937, II, 135-136 notamment à propos du Codex juris
canonici, canon 748 « monstra et ostenta semper baptizentur saltem sub conditione ».
184. L’on peut aussi admirer un bicéphale dans une représentation allégorique
du mois de mai où le signe zodiacal des gémeaux est rendu par un enfant à deux
têtes : Calendrier des travaux et des signes zodiacaux, seconde moitié du XVe siècle,
Musée de Cluny, Paris, cl. 2271F.
330 Monstres

185. Représentation iconographique dans le ms. français 5054, fol. 221 (BNF)
qui date de 1484.
186. Dans les manuscrits enluminés, les devins païens de la Rome ancienne
sont essentiellement représentés – et ridiculisés – par les augures observant le vol
de oiseaux : par exemple la traduction de Valère Maxime datant du milieu du XVe s.,
BNF ms. français 287, fol. 39. Cependant, les prodiges et calamités subis par les
populations antiques n’en sont pas pour autant niés. Elles sont représentés mais ce
sont uniquement les catastrophes naturelles comme les séismes, les incendies, les
pluie de sang ou les astres curieux et très rarement des monstres humains ou animaux.
Sur la mort de Charlemagne, la scène est illustrée dans le ms. français 2820, fol.
145.
187. VINCENT DE BEAUVAIS, Speculum historiale, XXV, 38 : « Duo erant
capita et quatuor brachia, caetera gemina omnia usque ad umbilicum ». Un manus-
crit du XIVe dans la traduction française de Jean de Vignay, possède une illustration
de ces sœurs siamoises (BNF, ms. français 52, fol. 56vo). Autre mention d’un monstre
à deux têtes (biceps) né en 1117 : XXVI, 27. C’est d’ailleurs dans un autre manuscrit
de la même traduction française du Speculum historiale (Miroir historial), réalisé à
Paris en 1396, que l’on trouve l’une des rares représentations iconographiques d’un
monstre des sources antiques : BNF ms. français 312, fol. 220. C’est un enfant à
quatre pieds né en 136 avant J.-C. qui est décrit chez Julius Obsequens, 86 (25).
188. L’aspect prophétique des monstres au XVIe siècle où ils sont lus comme
des symboles, apparaît tout particulièrement dans des écrits polémiques du contexte
de la Réforme comme l’âne-pape de Mélanchthon ou le veau-moine de Luther, petits
ouvrages qui furent aussi traduits en français. Voir Jean CÉARD, La nature et les
prodiges. L’insolite au XVIe siècle en France, Droz, 1977, p. 75-84 (dont n. 116, p. 80
pour la référence des traductions françaises). Dans les feuilles volantes, notamment
celles réunies par Maurice LEVER, dans Canards sanglants, 1993, l’aspect divinatoire
est souvent soutenu et préféré aux analyses médicales (c’est la cas des feuilles no 56
et 57 de 1578, p. 453-458). L’on peut remarquer que les anecdotes à discours
prophétiques les plus tardives obéissent à une sorte d’éloignement au sens où il elles
ne concernent que des naissances survenues dans l’empire ottoman, no 61, p. 483-486
(1608) : c’est l’enfant à tête d’éléphant – motif connu – du sultan Amet qui est
analysé comme signe du début de la décadence turque. Il est brûlé et les cendres
sont jetées à la mer ; no 62, p. 487-497 (1624). Cet éloignement pourrait correspondre
à une distanciation comparable à celle entretenue à l’égard des sources anciennes
grecques et romaines (l’on pense en particulier à l’enfant d’Alexandre décrit dans le
pseudo-Callisthène, Isidore de Séville et le Roman d’Alexandre).
189. Jean CÉARD, La nature et les prodiges ; Katharine PARK et Lorraine J.
DASTON, « Unnatural Conceptions : The Study of Monsters in Seexteenth and Seven-
teeth Century France and England », in Past and Present, no 92 (1981), p. 20-54 ;
William J. BECK, « Montaigne et Paré : leurs idées sur les monstres », in Rinasci-
mento, Firenze, vol. XXX (1990), p. 317-342 ; Kathryn M. BRAMMALL, « Monstrous
metamorphosis : nature, morality and the rhetoric of monstrousity in Tudor
England », in Sixteeth Century Journal, XXVII, (1996), 1, p. 3-21.
Notes 331

Chapitre 3. Morale antique et paidopoía


1. HÉSIODE, Travaux et Jours, v. 733-734, trad. Paul Mazon, CUF, 1982 :
« Μηδ’ α3δο8α γονL πεπαλαγµνο )νδοθι ο=κου / MστW *µπελαδ(ν παρα+αιν-
µεν ». Le mot histíē, « foyer », est une variante de hestia divinisée en Hestia, déesse
du foyer familial. Déesse virginale tout comme Artémis et Athéna, elle comporte
aussi une symbolique sexuelle construite en partie sur l’image du four et de la cuisson.
Sur cet aspect d’Hestia, voir Jean-Pierre VERNANT Mythe et pensée chez les Grecs,
Maspero, 1974, t. I, p. 124-170, et Mythe et société en Grèce ancienne, Points-Seuil,
1974, p. 131.
2. PAUSANIAS VII, 19-20.
3. Claude LÉVI-STRAUSS, Structures élémentaires de la parenté, Mouton, 1947,
p. 14-19.
4. Émile DURKHEIM, « La prohibition de l’inceste », in L’Année sociologique,
vol. 1, 1898.
5. Henri BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion (1935),
coll. PUF Quadrige, 1995, p. 128-133. La religion est une « réaction défensive de la
nature contre l’intelligence » de l’individu. Chaque interdit religieux est utile à la
nature et à la communauté. « C’est ainsi que les relations sexuelles, par exemple,
ont pu être utilement réglées par des tabous. Mais, justement parce qu’il n’était pas
fait appel à l’intelligence individuelle et qu’il s’agissait même de le contrecarrer,
celle-ci, s’emparant de la notion du tabou, a dû en faire toute sorte d’extensions
arbitraires, par des associations d’idées accidentelles et sans s’inquiéter de ce qu’on
pourrait appeler l’intention de la nature ».
6. J.M. COOPER, « Incest prohibitions in primitive culture », in Primitive man,
vol. 5, no 1, 1932.
7. Françoise HÉRITIER, Les deux sœurs et leur mère, Odile Jacob, 1994.
8. Sur les relations parrains-filleuls dans la France traditionnelle, voir Agnès
FINE, Parrains, marraines : la parenté spirituelle en Europe, Fayard, 1994.
9. E.E. EVANS-PRITCHARD, « Exogamus Rules Among the Nuer », in Man,
vol. 35, no 7, 1935.
10. H.F. MULLER, « A Chronological Note on the Physiological Explanation
of the Prohibition of Incest », in Journal of Religious Psychology, vol. 6, 1913,
p. 294-295.
11. SOPHOCLE, Antigone, v. 450 sq.
12. Voir G. HUMBERT in C. DAREMBERG et SAGLIO, Dictionnaire des antiquités
grecques et romainess, t. III, 1, p. 449-456 sv. « Incestum, incestus ». Il existe le
composé γάµο α$ν σιο, littéralement « union impie » ou « sacrilège ».
13. Edmond LÉVY, « Inceste, mariage et sexualité dans les Suppliantes
d’Eschyle », in La femme dans le monde méditerranéen, actes de colloque, Lyon,
Maison de l’Orient méditerranéen, 1985, p. 29-45.
14. PLUTARQUE, Thémistocle, 32 ; DEMOSTHÈNE, Contre Euboulidès, 20-21. Il
n’est pas inutile de souligner l’importance de la maternité dans le vocabulaire grec
de la parenté germaine : α$δελ+  et α$γάστωρ (frère, soeur) formés respectivement
sur δελ+, « matrice » et sur γαστρ, « ventre », « matrice », « entrailles ».
15. Sur ce problème de la transmission du patrimoine et des pratiques sociales
332 Monstres

conséquentes dans la Grèce ancienne voir Claudine LEDUC, « Réflexions sur le


système matrimonial athénien à l’époque de la Cité-État VIe-IVe s. av. J.-C. », in ouv.
coll. du GRIEF La dot. La valeur des femmes, Toulouse, Le Mirail, 1982 p. 7-29 et
« Comment la donner en mariage ? La mariée en pays grec, VIIIe-IVe s. av. J.-C. », in
G. DUBY et M. PERROT (dir.), Histoire des femmes en Occident, 1990, t. I, p. 259-316.
16. I, 7, 1. Trad. Jean Pouilloux, CUF, 1992, t. I. « Μακεδ σιν ο
δαµ
ποιν νοµιζ µενα, Α3γυπτοι µντοι Nν Xρχε ».
17. I, 27, 1. Trad. Michel Casevitz, Belles Lettres, coll. "Roue à livres", 1991.
18. X, 29
19. Métamorphoses X, 324-331 Trad. Georges Lafaye. « humana malignas /
Cura dedit leges, et, quod natura remittit, invida iura negant ». Ailleurs, en VII,
386-387 il écrit : « Ménéphron devait s’accoupler à sa mère comme le font les bêtes
sauvages (cum matre Menephron / Concubiturus erat saevarum more ferarum) »
20. Voir références des auteurs de l’Antiquité et des époques postérieures dans
Edward WESTERMARCK Histoire du mariage, trad. fra., Mercure de France, 1934,
t. I, p. 119-121.
21. HA IX, 47, 631a. Trad. Pierre Louis. Nous remarquerons que curieusement
Aristote ne fait pas d’allusions aux pères des poulains D’autres auteurs rapportent
des anecdotes semblables : [ARISTOTE] Des faits surprenants 2, 830b 5 ; ÉLIEN Histoi-
res variées III, 47 ; PLINE HN VIII, 64 ; VARRON, Économie rurale III, 7, 8.
22. Voir à ce propos la révolte de Biblis amoureuse de son frère Caunus
(OVIDE, Métamorphoses, IX, 490 sq.)
23. HESIODE, Théogonie 453-457. Hésiode emploie le mot α4κοιτι (v. 921).
24. Claude VATIN, Recherche sur le mariage et la condition de la femme
mariée à l’époque hellénistique, éd. E de Boccard, BEFAR, 1970, p. 61
25. Georges DUMÉZIL, Du mythe au roman, PUF Quadrige, 1970, p. 59-60 n.
3.
26. À sa manière, le très moraliste poète Théognis de Mégare (VIe siècle avant
J.-C.), défenseur des petits propriétaires terriens, assimile quasi les mariages morga-
natiques à la bestialité et à la mixité des espèces, élargissant donc cette préoccupation
à toute une population. THÉOGNIS, Élégies, v. 183-192 : « Les béliers, les ânes et les
chevaux, nous les cherchons de bonne race, et l’on veut qu’ils aient une bonne
origine ; mais épouser une vilaine, fille de vilain, n’inquiète pas un homme bien né
[...] la race de nos concitoyens s’altère ; bon et mauvais, tout est mêlé ». Trad. E.
Bergougnan in Poètes élégiaques et moralistes de la Grèce, Paris, Garnier.
27. Georges DUBY, Le chevalier, la femme et le prêtre, Coll. Pluriel, 1981,
p. 42.
28. Ernst KANTOROWICZ, L’empereur Frédéric II (1927), Gallimard, 1987,
p. 269.
29. Alfred MÉTRAUX, Les Incas, Points-Seuil, 1983, p. 73 : « Vers la fin de
la dynastie, le principe de la pureté de sang divin que les Incas tenaient de leur
ancêtre le Soleil fut porté à sa conséquence logique : l’empereur ne pouvait prendre
pour principale, la coya, qu’une sœur de père et de mère. Cette forme extrême de
l’endogamie ne s’est imposée que graduellement, car parmi les premiers souverains
il y en eut qui choisirent leur épouse dans des lignages étrangers. Cependant, selon
Notes 333

la mythologie officielle, Mama-Ocllo, la première impératrice, aurait été fille du


Soleil et par conséquent sœur de Manco-Capac »
30. HOMÈRE, Odyssée VIII, 310-312. Trad. Victor Bérard, CUF, 1933. « α
τὰρ
*γF γε Yπεδαν( γεν µην . α
τὰρ οI τι µοι α=τιο α4λλο, α4λλα τοκε δω ».
31. Iliade XIV, 295-296. Trad. Paul Mazon, CUF, 1937-1938. « οZον %τε
πρτ ν περ’ *µιογσθην +ιλ τητι, ε3 ε
ν"ν +οιτντε, +λου λθοντε τοκα »
32. OVID,E Métamorphoses, X, 298-520 ; ANTONINIUS LIBÉRALIS Métamor-
phoses, 34 ; APOLLODORE III, 14, 4 ; HYGIN, Fables, 58
33. Françoise HÉRITIER, Les deux sœurs et leur mère, p. 59-67 : la malédiction
n’accable pas uniquement les incestueux du « premier type » mais aussi ceux du
« second type ».
34. On retrouve la classique opposition α$γαθ  / κακ  c’est-à-dire bon /
mauvais.
35. Mémorables, IV, 4, 21-23. Trad. Pierre Chambry, Garnier, 1967.
36. Avons-nous affaire à ce que Michel Foucault dans l’Archéologie du savoir,
nommait un énoncé rare ? C’est l’évidence du discours qui contribue au fait qu’il
soit peu énoncé. Ici, c’est peu probable au vu du reste du texte.
37. Arnold VAN GENNEP, Manuel de folklore français, t. I-2, p. 614-628.
38. DIODORE IV, 60 ; PAUSANIAS VII, 4, 5 ; VIRGILE, Églogues, VI, 5 sq. ;
APOLLODORE II, 1, 2 ; III, 1, 4. Selon certaines versions c’est Aphrodite qui se vengea
directement de Pasiphaé en lui inspirant cet horrible amour.
39. ANTONINUS LIBÉRALIS, Métamorphoses, 21.
40. δο παιδά.
41. Bien des versions pyrénéennes de Jean de l’Ours sous-entendent la pater-
nité animale non seulement sociale mais aussi biologique.
42. Manolis Papathomopoulos (traduction des Métamorphoses, CUF, 1968)
ne traduit pas ce mot de lagôs qui signifie en quelque sorte « lièvre des airs » mais
si l’on en croit Isidore de Séville (Origines, XII, 7, 53), il pourrait s’agir de la
foulque, oiseau noir aquatique : « Fuliga dicta, quod caro eius leporinam sapiat ;
lagos enim lepus dicitur, unde et apud Graecos lagos vocatur ». Fuliga est une forme
tardive du latin classique fulica ou fulix.
43. PLUTARQUE, Banquet des sept sages, 149c-e.
44. Par exemple DÉMOSTHÈNE Contre Boéotos, II, 12 sq.
45. DÉMOSTHÈNE, Contre Aphobos, III, 43.
46. Claude MOSSÉ, La femme dans la Grèce ancienne, Complexe, 1991,
p. 158.
47. VI, 122
48. Sur les différents types de mariage en usage en Grèce ancienne voir
Jean-Pierre VERNANT, Mythe et société en Grèce ancienne, 1974, chap. « Le
mariage », les travaux de Claudine Leduc cités plus haut et la somme de Anne-Marie
VERILHAC et Claude VIAL, Le mariage grec du VIe siècle avant J.-C. à l’époque
d’Auguste, De Boccard, 1998.
49. NAUMACHOS, Conseils conjugaux, v. 12.
50. XÉNOPHON, La République des Lacédémoniens, 1. Trad. É. Chambry,
Garnier, 1967. Cette conception est également présente dans le Talmud et chez
334 Monstres

Maïmonide : il faut que les parents s’aiment sinon l’enfant sera médiocre de corps
et d’esprit.
51. PLATON, Le Banquet, 25, 206d. Trad. É. Chambry, Garnier, 1964 : « διὰ
τα>τα %ταν µ;ν καλJ προσπελάζW τ( κυο>ν, RλεFν τε γγνεται κα' ε
+ραιν µενον
διαχε8ται κα' τκτει τε κα' γενν[. %ταν δ; α3σχρJ, σκυθρωπ ν τε κα' λυποµενον
συσπειρα̃ται κα' α$ποτρπεται κα' α$νελλεται κα' ο
γεν[ α$λλὰ =σχον τ( κηµα
χαλεπ +ρει ».
52. Gynécologie, I, 37
53. χάρι, πειθF et βα. Le mythe d’Ixion présente une morale identique
(PINDARE Pythiques II, 32 ; ESCHYLE Ixion F 314 éd. H.-J. Mette). Ixion essaie de
séduire Héra et tente de la violer. Elle est substituée par une Nuée et de cette union
naît un monstre, Kéntauros, ancêtre éponyme des centaures. Sur la notion de cháris
voir Marcel Detienne Les jardins d’Adonis, Gallimard, 1972, p. 166-169 et Michel
FOUCAULT, Le souci de soi, Gallimard, 1984, p. 238-240 (à propos du Dialogue sur
l’amour de Plutarque).
54. Marcel DURRY, "Le mariage des filles impubères à Rome", in CRAI, 1955,
p. 84 sq.
55. Digeste, XXIII, 1, 4. Voir Pierre GRIMAL L’amour à Rome, 1979, p. 91-98
56. Digeste, XXIII, 1, 4 ; 5
57. Digeste XXIII, § 12
58. Digeste XXIII, 1, 11. Voir Ulpien in Digeste L, 17, 30 : « Nuptias non
concubitus sed consensus facit ».
59. Jack GOODY, L’évolution de la famille et mariage en Europe, trad. fra.,
Armand Colin, 1985, p. 154-155 ; 194 ; 207
60. Scholie à Homère Iliade (Scholia D in Iliadem), I, 609 (= A 609/Zs), 5-7 :
« λάθραι δ; τν γονων α$λλλοι συνερχ µενοι )σχον υM(ν 4 Η+αιστον ο
χ
@λ κληρον, *κατρου δ; το6 π δα χωλ ν,  +ησιν α
τ(ν “α$µ+ιγυεντα” @
ποιητ ». Le scholiaste commente l’expression πρ( Tν λχο « vers le lit conju-
gal »
61. Scholie à Homère Iliade I, 609, 5-7. Trad. personnelle
62. I, 609, 8-9. Trad. personnelle
63. « ε' ε
ν"ν +οιτντε +λου λθοντο τοκα ». En fait, ce commentaire
est la reprise du vers XIV, 296 et la seule différence est λθοντε. Sur ce vers
précisément, le commentaire de la scholie cite Apollodore (κρ+α τ(ν Δα τι ] Ηραι
συγκεκαθευδηκναι) : « Apollodore rapporte que Zeus avait en cachette couché avec
Héra » (= FGH 244 F 119).
64. XÉNOPHON, Mémorables, IV, 4, 22. Trad. personnelle. Au paragraphe 21,
Xénophon attribue à Socrate des propos semblables concernant l’impossibilité de se
soustraire aux lois divines. C’est « la punition (δκην) [...] à laquelle aucun homme
ne peut se soustraire (Kν ο
δεν τρ ποι δυνατ ν α4νθρωποι δια+εγειν) »
65. LYSIAS, Sur le meurtre d’Ératosthène, 33 : le mari trompé peut tuer l’amant
de sa femme pris en flagrant délit d’adultère. La racine µιχ du mot grec qui désigne
le délit d’adultère, µοιχεα, est d’ailleurs intéressante. Elle signifie « mouiller » d’où
« uriner », voir les mots latins mictus et mictio, -onis. C’est dire sa valeur de pollution
et de mélange (des semences ?).
Notes 335

66. Georges DEVEREUX, Essais d’ethnopsychiatrie générale, Gallimard, 1970,


p. 370 sq.
67. FESTUS sv. minotaurus
68. Jean-Pierre VERNANT, « Le tyran boiteux : d’Œdipe à Périandre », in
Œdipe et ses mythes, Complexe, 1988, p. 54-78 ; édités et commentés par Manolis
Papathomopoulos Nouveaux fragments d’auteurs anciens, Ioannina, 1980 en part.
p. 11-29 : sur le personnage de Plisthène.
69. Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Plon, 1958, p. 235-265
Le cadre est jugé par Vernant « trop général pour rester pertinent » : Jean-Pierre
VERNANT, Religions, histoires, raisons, Maspero, 1979, p. 31.
70. XÉNOPHON, Helléniques, III, 3, 1-3 ; PLUTARQUE, Agésilas, III, 1-9.
71. La notion de monarchie boiteuse est dénoncée également par Plutarque
en Lysandre, 22-12 et par Pausanias en III, 1-9.
72. Platon exprime une idée comparable dans République VII, 535d-536b. Par
ailleurs, dans la geste de Sunjata (Afrique subsaharienne), il est question d’un
royaume qui dispose d’un choix comparable entre un infirme et un héritier illégitime.
Le héros Sunjata est né infirme et ne peut tenir sur ses jambes c’est pourquoi on se
moque de lui et qu’il a été écarté du trône de son père. Des forgerons lui confec-
tionnent des barres de fer pour pouvoir se lever mais il n’y parvient pas car les barres
cèdent sous le poids. Puis, on lui donne le sceptre (bâton) royal de son père : il arrive
alors à se lever et la paralysie disparaît aussitôt. Voir le récit dans Maurice DELAFOSSE,
Haut-Sénégal Niger, 1912, t. 2, p. 166-167.
73. Nicole BELMONT, Les signes de la naissance, Plon, 1971, p. 77-89 et
« Levana ou comment “élever” les enfants », in Annales ESC, 1973, no 1, p. 77-89.
74. CALLIMAQUE, Hymne à Artémis, v. 124-128 ;
75. Jean BOTTÉRO et Samuel N. KRAMER, Lorsque les dieux faisaient l’homme,
Gallimard, 1989, p. 196.
76. Contrairement aux suppositions de Georges DEVEREUX, Femme et mythe,
coll. Champs-Flammarion, 1982, p. 190 : « l’équivalent sociologique de cette défec-
tuosité corporelle, censée être due à la bâtardise de l’enfant, est le handicap réel que
tant de sociétés imposent au bâtard – et souvent aussi à l’enfant légitime amoindri
par des défectuosités, soit physiques, soit morales et donc privé de ses droits
d’aînesse. »
77. René-Claude LACHAL, « Infirmes et infirmités dans les proverbes
italiens », in Ethnologie française, II (1972), no 1-2, p. 67-96.
78. E. LEICHTY, The Omens Series, no 69, p. 38.
79. Il est difficile de juger dès la naissance si tel enfant est un géant. Il est
possible qu’il s’agisse d’un très gros bébé. Toutefois, les phénomènes tératologiques
montrant la faute des parents peuvent intervenir plusieurs années après la naissance.
C’est la cas des hermaphrodites pour qui la puberté reste la période déterminante.
80. « α
τL µ;ν γὰρ νυκτ'... α
τL δ’ » : HÉSIODE, Le bouclier, v. 35-37. Le
récit de la conception d’Héraclès se prolonge jusqu’au vers 54, auxquels s’ajoutent
les deux vers apocryphes 55-56.
81. HA, VII, 4, 585a.
82. HA, VI, 23, 577a.
336 Monstres

83. 577a 26-27 : « @ Rππο τ( το> ?ννου ο


δια+θερει, %ταν ^ Sχευµνη K
Rππο Hπ( ?ννου ».
84. Une fois fécondée, la jument ne peut l’être une seconde fois par superfé-
tation (HA VII, 4, 584b).
85. GA II, 8, 748a 31-35.
86. HA VII, 4, 585a. Trad. Pierre Louis, CUF, 1968.
87. PLUTARQUE Questions romaines, 103. L’on trouve une allusion à cette
étymologie chez le juriste GAIUS Institutes, I, 64 : « Nam et hi patrem habere non
intelleguntur, cum is etiam incertus sit ; unde solent spurii filii appellari vel a Graeca
voce quasi σποράδην concepti nel quasi sine patre filii ». Les mots grecs σπορά (f.)
ou σπ ρο (m.) « ensemencement », « semailles », « rejeton » d’où « postérité »,
comporte aussi l’idée de diffusion par le vent ou par le geste du semeur. L’adverbe
σποράδην signifie « ça et là » et l’adjectif σπορά ou σποραδικ  « dispersé » (voir
l’archipel des Sporades). Le bâtard est né d’une semence qui a été répandue de
manière excessive et l’on ne sait plus à qui elle appartient.
88. GA, IV, 4, 769b 31-34. Trad. Pierre Louis. « )+ησε γνεσθαι τὰ τρατα
διὰ τ( δο γονὰ ππτειν, τ"ν µ;ν πρ τερον @ρµσασσαν τ"ν δ’ 2στερον, κα'
τατην *ξελθο>σαν *λθε8ν ε3 τ"ν Hστραν στε συµ+εσθαι κα' *παλλάττειν τὰ
µ ρια ».
89. Les deux sœurs et leur mère, p. 301.
90. HN, VII, 9.
91. v. 132 « α4τερ +ιλ τητο ».
92. V. 211-232. Trad. Paul Mazon, v. 213 : « οI τινι κοιµηθε8σα θεὰ τκε ».
93. Clémence RAMNOUX, La nuit et les enfants de la nuit dans la tradition
grecque, coll. Champs-Flammarion, 1986, p. 64-65.
94. « qu’elle conçut et enfanta unie d’amour à Érèbe ». Trad. P. Mazon.
95. Paul Mazon, Notice, CUF, p. 27.
96. v. 188-206.
97. v. 204 : « *ν α$νθρFποισι κα' α$θανάτοισι θεο8σι ».
98. Voir Jean-Pierre VERNANT, L’individu, la mort, l’amour, Gallimard, 1989,
p. 153-171. L’action de l’Éros de la nouvelle ère (sexualité) se présente 1 + 1 = 3
alors que le mythe d’Aristophane se pose comme 1/2 + 1/2 = 1.
99. Verbe µγνυµι.
100. Le mélange des semences est nécessaire mais il en est de même de leur
affrontement lors de la détermination du sexe car l’androgyne, fruit comme les autres
êtres d’une mixís de semence, continue d’avoir les sexes en lui mélangés. Par exemple
ISIDORE DE SÉVILLE XI, 3, 11 : « Alia conmixtione generis, ut androguinoi et herma-
froditai vocantur » (« certains mélangent les sexes comme ceux que l’on appelle
androgynes et hermaphrodites »).
101. Description analogue dans une autre œuvre d’Hésiode, Les Travaux et
les Jours, v. 59-82.
102. Trad. Paul Mazon qui juge le vers 590 interpolé.
103. Dans l’imaginaire grec, l’abeille est le symbole de la femme qui agit
avec sagesse au foyer, et les femmes mariées qui prennent part aux Thesmophories
sont appelées melissai. Voir par exemple CALLIMAQUE, Hymne à Apollon, 110-111,
Notes 337

ainsi que la typologie animalière que dresse Sémonide d’Amorgos (VIe s. av. J.-C.)
dans son Poème sur les femmes.
104. Travaux, v. 378 ;
105. Théogonie, v. 609 : « κακ(ν *σθλJ α$ντι+ερζει ».
106. PLATON, Le Banquet, 14-16, 189d-194a.
107. Trad. Émile Chambry, Garnier.
108. « Je ferai qu’enceinte, tu sois dans de grandes souffrances ; c’est péni-
blement que tu enfanteras des fils » ; « Le sol sera maudit à cause de toi ; c’est dans
la peine que tu t’en nourriras tous les jours de la vie, [...]. À la sueur de ton visage
tu mangeras du pain... » Genèse, 3, 16. Trad. TOB, 1989.
109. En particulier le Poème du Super-sage (Atra-hasîs) où après le déluge
provoqué par Enlil, Enki/Ea introduit parmi les hommes une durée de vie maximale
(cent ans), la mortalité infantile, la stérilité de certaines femmes, les maladies, la
rage dentaire...
110. HÉSIODE, Théogonie, v. 924. Trad. Paul Mazon. Α
π( δ’ *κ κεφαλ
γλαυκFπιδα Τριτογνειαν.
111. PINDARE, Olympiques, VII, 34 sq. ; APOLLODORE I, 3, 6.
112. Voir les sources des différentes versions in Jean-Pierre VERNANT et
Marcel DETIENNE Les ruses de l’intelligence, coll. Champs-Flammarion, 1974,
p. 172 ;
113. v. 927-928 : ] Ηρη δ’ ] Η+αιστ(ν κλυτ(ν ο
+ιλ τητι µιγεσα / γενατο
κα' ζαµνησε κα' _ρισε a παρακοτη.
114. Scholie à Homère Iliade, XIV, 292 ; EUSTATHE, Sur l’Iliade, p. 987-988.
115. Héphaïstos s’occupe des métiers du métal (orfèvres, forgerons, ciseleurs,
armuriers,...) alors que Athéna s’intéresse surtout aux métiers de la charpente et du
tissage. Voir Françoise FRONTISI-DUCROUX Dédale. Mythologie de l’artisan en Grèce
ancienne, Lac Découverte, 1975, p. 62-63 et Pierre VIDAL-NAQUET Le chasseur noir,
La Découverte, 1983, p. 289-315.
116. GA, II, 3, 737a 29-30.
117. HN, X, 160.
118. HA, VI, 2, 560a 5-6.
119. Histoire des animaux, édition et traduction Pierre Louis, CUF, p. 66 n.
5. Pline (XN, X, 158) transcrit l’adjectif ο
ρν ou ο
ρνον par urinum.
120. HA, VI, 4, 562b 9-11.
121. GA, III, 2, 753a 31-34 : « Hπερζε8ν τοιε8 τ"ν Hγρ τητα τ"ν *ν το8
Jο8 ».
122. HA, VI, 2, 559b 7-8. Trad. Pierre Louis.
123. 559b 8-9.
124. HA, VI, 18, 572a 16-30. Elle remonterait à Homère (Iliade, XX, 223)
pour la tradition écrite. Voir Simon BYL Recherche sur les grands traités biologiques
d’Aristote : sources écrites et préjugés, Bruxelles, Académie royale de Belgique,
1980, p. 287-288 ; également VIRGILE, Géorgiques, III, 272-275 ; ÉLIEN, Personnalité
des animaux, IV, 6 ; PLINE HN, VIII, 67 ; AUGUSTIN Cité de Dieu, XXI, 5. Au Moyen
Âge, Albert le Grand commente cette théorie en s’appuyant notamment sur
Avicenne : voir Danielle JACQUART et Claude THOMASSET, « Albert le Grand et les
338 Monstres

problèmes de la sexualité » in History and Philosophy of the Life Sciences, Firenze,


vol. III (1981), no 1, p. 73-93 (dont p. 88).
125. Fastes, V, 183-184. Dans ce mythe grec à peine latinisé, l’enlèvement
de Flore par Zéphyr est un thème en partie contaminé par l’histoire de l’enlèvement
de Orithye par Borée.
126. Ouria peut également se rapporter à la notion de vent avec le mot ο
ρ ,
« vent favorable ». Il est fort probable cependant qu’il faille le rapprocher de la racine
des mots ο
ρµα (urine), ο
ρω (uriner) mais qui peuvent aussi signifier « répandre
le liquide séminal », c’est-à-dire « engendrer ». C’est d’ailleurs dans ce sens que
Antoninus Libéralis (41) emploie le verbe ο
ρε8ν. Il est à signaler que le nom du
héros Orion est rapproché par certains auteurs de cette même racine : son vieux père
Hyriée, veuf et sans enfant, se vit proposer par les dieux d’avoir un enfant de cette
manière. Voir OVIDE, Fastes V, 533-536 dont « .../ Hunc Hyrieus, quia sic genitus,
vocat Uriona : / Perdidit antiquum littera prima sonum ».
127. HN X, 160.
128. Il existe aussi un mot latin de la même racine, molucrum, que Festus (sv.
molucrum) définit ainsi : « C’est... de plus une enflure du ventre qui d’ordinaire se
présente même chez les vierges. Afranius dit : “Le ventre d’une vierge se gonfle
autant que celui d’une femme enceinte. On appelle cette enflure molucrum et elle
passe sans douleur.” »
129. GA, IV, 7, 775b ; pseudo-ARISTOTE HA, X [Stérilité], 738b.
130. Les mots µλη et mola désignent aussi la meule, pierre dure, ainsi que
la dent qui broie, la molaire. L’image de la meule dure qui broie le grain pourrait
aussi résonner avec la notion de stérilité : la matière brute écrase la graine de
l’homme.
131. Maladies des femmes I, c. 71 = t. VIII, p. 148-150 éd. Littré ; Maladies
des femmes II = t. VIII, p. 360 éd. Littré. Les traités Maladie des femmes I, Maladie
des femmes II et Femmes stériles sont regroupés en un seul traité par Littré : t. VIII,
p. 1-463.
132. PLINE HN, X, 184. Voir aussi VII, 63 : la femme est la seule femelle qui
connaît un flux menstruel et de ce fait c’est la seule qui peut concevoir des môles.
Comme les embryons, les môles font cesser le flux menstruel.
133. ORIBASE, Collection médicale, XII, 6, 3. Trad. Ch. Daremberg = t. IV,
p. 66, éd. Daremberg-Bussemaeker.
134. Sur ce domaine de recherche, citons Marc AUGÉ et Claude HERZLICH, Le
sens du mal, Archives contemporaine, 1984 ; Marc AUGÉ, « L’anthropologie de la
maladie », in L’homme, no 26 (1986), p. 81-90 ; François LA PLANTINE, L’anthropo-
logie de la maladie, Payot, 1986 ou encore Sylvie FAINZANG, Pour une anthropologie
de la maladie en France : un regard africaniste, Cahiers de l’Homme, EHESS, 1989.
135. Paul VEYNE, « La famille et l’amour sous le Haut-Empire », Annales
ESC, 1978, no 1, p. 35-63 ; Aline ROUSELLE, Porneia. De la maîtrise du corps à la
privation sensorielle, PUF 1983 ; Michel FOUCAULT, L’usage des plaisirs, Gallimard,
1984 (Histoire de la sexualité, t. II) et Le souci de soi (t. III), Gallimard, 1984 :
l’idéologie de l’époque romaine serait aussi en grande partie véhiculée au sein d’un
Notes 339

nouveau genre littéraire, le roman ; Jacques LE GOFF, L’imaginaire médiéval, Galli-


mard, 1985, p. 136-148.
136. Selon Paul VEYNE (« La famille et l’amour sous le Haut-Empire »), c’est
l’arrivée du principat qui aurait provoqué une tendance vers l’universalisation des
principes.

Chapitre 4. La tératogenèse dans le christianisme : ruptures et continuités


1. Voir entre autres Sylvie LAURENT, Naître au Moyen Âge. De la conception
à la naissance : la grossesse et l’accouchement, Léopard d’Or, 1989, p. 228-236.
L’auteur fait remarquer à l’issue de son chapitre « Naissances d’enfants anormaux » :
« Les causes religieuses et médicales sont donc intimement liées dans la génération
d’enfants difformes. »
2. Par exemple Luc BOLTANSKI, « Les usages sociaux du corps », Annales
ESC, 1971, no 1, p. 205-233.
3. PLINE, HN, XX, 12 ; XXIX, 38. C’est l’agate, la peiro d’aroundo, « pierre
d’hirondelle », qui est censée guérir les maux oculaires. Sur ce que l’on pourrait
nommer « pharmacopée comparée », voir notamment les travaux de Françoise
WASSERMAN, « Croyances et superstitions populaires », Archéologie et médecine,
Actes de colloque, VIIe rencontres d’archéologie et d’histoire d’Antibes, 1987,
p. 241-246 (comparaison entre la pharmacopée gauloise connue par Pline et les
théories populaires contemporaines). Sur la continuité des techniques et de certains
cadres mentaux voir les Dossiers histoire et archéologie, no 79, décembre
1983-janvier 1984, où sont présentés quelques travaux d’un colloque organisé par
le centre de recherche A. Piganiol, de l’université de Tours, à l’ENS Paris (7-8 mai
1983), sur « Ethnohistoire et archéologie ». Par ailleurs, à propos d’une continuité
chronologiquement plus réduite (XIIIe-XIXe siècles), le médiéviste Jacques Le Goff et
l’ethnologue de la France Charles Joisten avaient envisagé une comparaison entre
les croyances dauphinoises en cours au XIIIe, collectées par Gervais de Tilbury, et
au XIXe siècles, collectées par les folkloristes : voir les réflexions dans Jacques LE
GOFF, L’imaginaire médiéval, Gallimard, 1985, p. 40-56.
4. John T. NOONAN, Contraception et mariage. Évolution ou contradiction
dans la pensée chrétienne, trad. fr. Cerf, 1969, p. 368.
5. Pour l’étude des évolutions sur plusieurs siècles, John T. NOONAN, Contra-
ception et mariage, et Jean-Louis FLANDRIN, L’Église et le contrôle des naissances,
Flammarion, 1970, abordent la question sur la longe durée (des origines au
e
XX siècle). Sur des périodes précises, voir Jean-Louis FLANDRIN, Un temps pour
embrasser. Aux origines de la morale sexuelle occidentale (Ve-XIe siècles), Seuil,
1983 ; Le sexe et l’Occident, Seuil, 1981 (Moyen Âge et époque moderne) ; Les
amours paysannes. Amour et sexualité dans les campagnes de l’ancienne France,
Gallimard, 1975. Sur les débats savants des origines en Occident et en Orient, voir
Peter BROWN, Le renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le
christianisme primitif, trad. fr. Gallimard, 1995. Sur la formation de certains principes
moraux à partir des cultures germaniques, voir Jean-Pierre POLY, Les chemins des
amours barbares. Genèse médiévale de la sexualité européenne, Perrin, 2003. Sur
340 Monstres

le Moyen Âge et les pratiques gynécologiques sulfureuses, voir Jean-Claude BOLO-


GNE, La naissance interdite : stérilité, avortement, contraception au Moyen Âge,
Olivier Orban, 1988.
6. Tendances déjà présentes dans le Nouveau Testament : Matthieu, 9, 12 ;
Marc, 2, 17 ; Luc, 5, 31.
7. L’expression est de Marie-Christine POUCHELLE, « Le corps dans la Légende
dorée », Ethnologie française, VI (1976), no 3-4, p. 293-308.
8. Nous avons pu constater une tendance semblable avec la relation bâtard-
boiteux.
9. Cette articulation caché-dévoilé apparaissait aussi, nous l’avons vu au
chapitre précédent, dans le contexte grec préchrétien : chez Xénophon (Socrate) à
l’encontre de ceux qui se marient mal et chez certains scholiastes homériques à
propos d’Héphaïstos conçu par Zeus et Héra en cachette de leurs parents.
10. SORANOS, Gynécologie, I, 21 (= frag. Empédocle A 80 DK).
11. XXVIII, 79.
12. VII, 64-65. Une utilisation positive est par ailleurs décrite par COLUMELLE,
De l’agriculture, X, 357-368. Il qualifie ce procédé de dardaniens (dardanicae).
13. VII, 64.
14. « L’éclat des miroirs se ternit rien que par son regard, la pointe du fer
s’émousse, le brillant de l’ivoire s’efface, [...] ; même le bronze et le fer sont aussitôt
attaqués par la rouille et le bronze contracte une odeur affreuse », trad. Robert
Schilling, CUF, 1977, de VII, 64 : « speculorum fulgor aspectu ipso hebetatur, acies
ferri praestringitur, eboris nitor, [...], aaes etiam ac ferrum robigo protinus corripit
odorque dirus aes ».
15. XXVIII, 77.
16. VII, 64 : « in rabiem aguntur gustato eo canes atque insanabili veneno
morsus inficitur ».
17. XXVIII, 78.
18. Voir par exemple Françoise HÉRITIER, Masculin/Féminin, Odile Jacob,
1996, p. 87-132.
19. Hδρο+ο5α et l’adjectif Hδρο+ 5ο, dont la transcription latine est hydro-
phobia, par exemple chez Pline en XXIX, 99.
20. Voir VIRGILE, Géorgiques, I, 57 ; VARRON, Économie rurale, I, 1, 6.
21. Ovide (Fastes, IV, 907 et 911) parle de Robigo (fém.) alors que chez
Varron (Langue latine, VI, 16) et Aulu-Gelle (Nuits attiques, V, 12, 14) il est question
de Robigus (masc.).
22. FESTUS, sv. « Robigalia » : « ROBIGALIA, jour de fête, le septième avant
les calendes de mai, où les Romains sacrifiaient à leur dieu Robigo, qui, dans leur
croyance, détournait la rouille des blés. »
23. Fastes, IV, 911-932, trad. Robert Schilling, CUF, 1993.
24. Ibid., 908.
25. Ibid., 939-942 : « Est Canis, Icarium dicunt, quo sidere moto / Tosta sitit
tellus praecipiturque seges / Pro cane sidereo canis hic imponitur arae, / et quare
fiat nil nisi nomet habet. »
26. Ibid., 901-904. Il est à noter que les constellations et les victimes corres-
Notes 341

pondent : Bélier (mâle) - brebis (femelle) et Chien (mâle) - chienne (femelle). Ce


sont certainement ces associations qui ont fait commettre son erreur à Ovide.
27. II, 107, trad. Jean Beaujeu, CUF, 1950.
28. VIII, 152 : « radix silvestris rosae quae cynorhoda appelatur ». Voir aussi
XXV, 17.
29. Voir aussi PAUSANIAS, IX, 2, 3 : Argos se soigne de la rage par ce moyen.
30. La terminologie populaire française l’appelle aussi « rosier des chiens »
ou « rosier de la Vierge ». D’autres appellations populaires de plantes pourraient
compléter ce dossier : l’aunée (Inula helenium), dite « astre de chien », ou le gnaphale
(Gnaphalium dioicum), dit « œil de chien ».
31. FESTUS sv. « Rutile canes » : « On immole des chiennes rousses, c’est-
à-dire dont la couleur tire sur le rouge, comme le dit Ateius Capiton, dans le sacrifice
appelé Canarium pour les biens de la terre et pour détourner la mauvaise influence
de l’astre de la canicule. ».
32. ARISTOTE, Traité du rêve, 459b : « %ταν τν καταµηνων τα8 γυναιξ'
γινοµνων *µβλ*ψωσιν ε3 τ( κάτοπτρον, γνεται τ( *πιπολ το> *ν πτρου οZον
νε+λη αµατFδη. καbν µ;ν καιν(ν ^ τ( κάτοπτρον, ο
ρB ć διον *κµάξαι τ"ν
τοιατην κηλδα, *ὰν δ; παλαι ν, ρB ćον ».
33. Françoise FRONTISI-DUCROUX, Dans l’œil du miroir, Odile Jacob, 1997,
p. 130, 151-153.
34. PLINE, XXVIII, 82.
35. Françoise HÉRITIER, Les deux sœurs et leur mère, Odile Jacob, 1994, p. 277
sq.
36. XXVIII, 82-84.
37. Lexique en fin de volume de Danielle GOURÉVITCH, Le mal d’être femme,
Les Belles Lettres, 1984.
38. HIPPOCRATE, De la maladie sacrée, c. 13, trad. Robert Joly, CUF.
39. Jean THÉODORIDÈS, Cave canem. Histoire de la rage, Masson, 1986,
p. 165-166.
40. Questions naturelles, II, 31, 1.
41. De la nature des choses, VI, 230-231.
42. HN, II, 137.
43. Ce risque est encore rappelé par le Grand Albert, I, 5, éd. B. Husson,
p. 83.
44. ARISTOTE, Parties des animaux, II, 2, 648a 25 = frag. A 52 DK. Aristote
rappelle qu’Empédocle n’est pas de cet avis. Plutarque (Propos de table, III, 4, 1,
650f-651e) rapporte quelques arguments sur la constitution chaude ou froide des
femmes.
45. Gynécologie, I, 26.
46. CTÉSIAS, F. 45, 42, éd. Jacoby. (éd. et trad. aux Belles Lettres, coll. « La
roue à livres »). Cette inversion des mœurs pourrait être fondée sur des données
authentiques : à l’issue des jours d’impureté, la femme indienne doit se purifier par
un bain (Lois de Manou, V, 66). Devait aussi le faire celui qui avait touché une
menstruée, un criminel, une accouchée, un mort ou un tiers qui en avait lui-même
touché (V, 85). De plus, les lois de Manou interdisent au brahmane tout rapport
342 Monstres

pendant la période des règles (IV, 40) et assimilent cette impureté à d’autres écarts
sexuels (XI, 173). Par contre, dans l’Inde dravidienne du sud, non indo-européenne,
dans le cadre d’une fête nommée Poupounida, l’on a encore recours à des bains
rituels à l’occasion des premières règles de la jeune fille (Karin KAPADIA, Shiva and
her Sisters. Gender, Caste and Class in Rural South India, 1996, p. 92-123 ; Anthony
GOOD, The Female Bridegroom, 1991, p. 97-110). Ctésias a donc pu connaître ces
différents rites quelque peu opposés. C’est plus probablement l’Inde septentrionale
qu’il avait étudiée dans ses Indika dont des extraits ont été conservés dans la Biblio-
thèque (cod. 72) du patriarche Photius, vers 850.
47. XXVIII, 77.
48. [ARISTOTE], Problèmes, IV, 25, 879a 26 sq. ; IV, 28, 880a 12 sq. ; CELSE,
Traité de médecine, I, 3 ; RUFUS in ORIBASE, Collection médicale., VI, 38 = t. I,
p. 543, éd. Bussemaker-Daremberg ; GALIEN in ORIBASE, Livres incertains, VIII,
p. 110. Voir Marcel DETIENNE, Les jardins d’Adonis, Gallimard, 1972, p. 222-223.
49. TJ, v. 585-586, trad. Paul Mazon.
50. Françoise LOUX et Philippe RICHARD, Sagesse du corps. La santé et la
maladie dans les proverbes français, Maisonneuve et Larose, 1978, p. 110.
51. Le chou comporte aussi une forte connotation sexuelle. Voir ibid., p. 111
52. Selon le médecin Icatidas : PLINE, HN, XXVIII, 83.
53. Lévitique, 18, 19 ; 20, 18.
54. 18, 6, trad. TOB.
55. Voir Mary DOUGLAS, De la souillure, trad. fr. La Découverte, 1992,
p. 61-76.
56. MGH, epist. II, 1 (Gregorii I regestri), Berlin, 1893, p. 338-342. Voir
Jean-Louis FLANDRIN, Un temps pour embrasser, p. 78-79.
57. Voir Peter BROWN, Le renoncement à la chair, p. 190-191, 519.
58. Par exemple, Didascalia et constitutiones apostolorum, 6, 21, 1-8. Voir
Charles T. WOOD, « The Doctor’s Dillema : Sin, Salvation and the Menstrual Cycle
in Medieval Thought », Speculum, no 56 (1981), p. 710-727.
59. Pédagogue, 2, 10, 91, 2.
60. L’abbé Migne ne le considérait pas comme authentiquement de saint
Jérôme, d’où son absence de l’édition de la patrologie latine.
61. Patrologie latine, t. 25, col. 174, éd. Migne : « Per singulos menses, gravia
atque torpentia mulierum corpore, immundi sanguinis effusione relevantur. Quo
tempore si vir coierit eum muliere, dicuntur concepti fœtus vitium seminis trahiri :
ita et leprosi et elephantiasi ex hoc conceptione nascantur et foeda in utroque sexu
corpora, paritate vel enormaitate membrorum sanies corrupta degeneret. »
62. « Menstruatae universae iustitiae nostrae Mene Hebraice, Luna latine :
unde menstruatae quae singulis mensibus solent sanguinis fluxum sustinere. Et tunc
viri abstinere debent ab eis. Tunc enim concipiuntur membris damnati, caeci, claudi,
leprosi et hujuscemodi : Ut quia parentes non erubuerunt misceri in conclavi, eorum
peccata pateant eunctis, et aperte redargantur in parvulis. »
63. Patrologie latine, t. 39, col. 2300, éd. Migne : « Quando praesertim ab
uxore abstinendum. Quas plerumque poenas dent qui aliter se gerunt. Nonnuli bestiis
incontinentiore. Ante omnia ut quoties dies dominicus aut aliae festivitates veniunt,
Notes 343

uxorem suam nullus agnoscat. Et quoties fluxum sanguinis muleries patiuntur, simi-
liter observandum est : propter illud quod ait propheta, “Ad mulieram menstruatam
non accesseris” [Ézéchiel, 18, 6]. Nam qui uxorem suam in profluviis positam
agnorevit, aut in die dominice, aut in alia qualibet solemnitate adveniente se conti-
nere noluerit ; qui tunc concepti fuerint, aut leprosi, aut epileptici, aut etiam forte
daemoniaci nascentur. »
64. Autres exemples de cet usage métaphorique ou édifiant chez les prophè-
tes : Isaïe, 30, 22 ; Jérémie, 2, 24 ; Lamentations, 1, 17 ; Baruch, 6, 27-28 ; Ézéchiel,
22, 10 ; 36, 17 ; Zacharie, 13, 1.
65. Sefer Sha’ashou’im, éd. Davidson, Berlin, 1885, p. 173.
66. Traduit dans Ron BARKAÏ, Les infortunes de Dinah ou la gynécologie juive
au Moyen Âge, Cerf, 1991, p. 51. L’auteur présente l’ensemble des débats chez les
penseurs médicaux juifs, notamment la contradiction entre la nocivité du sang et sa
nécessité pour fabriquer aussi bien la chair de l’enfant que le lait de la nouvelle mère
(p. 49-57). La notion fondamentale demeure nidah (‫)נדה‬, c’est-à-dire l’impureté,
alors que les règles sont appelées vesset (‫)וםת‬. Beaucoup d’autres auteurs, en se
fondant sur le Talmud, dont le traité Niddah, affirment qu’il n’y a pas de risque
puisque la femme est stérile durant ses règles. Voir Samuel S. KOTTEK, « Embryology
in Talmudic and Midrashic Literature », Journal of the History of Biology, Harvard
UP, vol. 14 (1981), no 2, p. 299-315 : le problème de l’impureté est posé d’abord
pour la mère après l’accouchement.
67. Repérer le plus tôt possible les traces de l’écoulement du sang permet de
respecter l’interdit mosaïque, et l’impureté commence dès lors qu’il y prise de
connaissance. Ainsi, la contamination des objets n’est pas rétroactive : « Pour toute
femme qui constate sa période régulière, il suffit de se prémunir depuis cette consta-
tation » (Niddah, 1, 1, in Talmud de Jérusalem, trad. M. Schwab, Maisonneuve et
Larose, t. VI, p. 38). Toutefois, cette opinion n’est pas partagée par tous les auteurs.
68. Miracles de saint Martin, II, 24.
69. Danielle JACQUART et Claude THOMASSET, Sexualité et savoir médical au
Moyen Âge, PUF, 1985, p. 253.
70. ISIDORE DE SÉVILLE, Origines, XI, 1, 140 : « Menstrua supervacuus mulie-
rum sanguis. Dicta autem menstrua a circuitu lunaris luminis, quo solet hoc venire
profluvium ; luna enim Graece mene dicitur » ; RABAN MAUR, De rerum naturis, VI,
1 (« De homine et partibus eius »), 86.
71. Sur ces débats, voir John T. NOONAN, Mariage et contraception,
p. 361-362, et Jean-Louis FLANDRIN, Le sexe et l’Occident, p. 361, n. 108, et
p. 193-199.
72. Thomas d’Aquin,Sentences, 4, 32, 1, 2, 2.
73. Sur les règles et notamment le problème des dangers du regard, voir
Danielle JACQUART et Claude THOMASSET, Sexualité et savoir médical au Moyen Âge,
p. 98-109 et bibliographie ; Sylvie LAURENT, Naître au Moyen Âge, p. 230 et biblio-
graphie ; quelques références aussi dans Claude KAPPLER, Monstres, démons et
merveilles à la fin du Moyen Âge, Payot, 1980, p. 266-267.
74. Ambroise PARÉ, Des monstres et des prodiges, édition de Jean Céard,
Droz, 1971 qui correspond à l’édition de 1585.
344 Monstres

75. Ibid., chap. III. Le texte d’Esdras dans la traduction latine dit en 4, 5, 8 :
« Et mulieres menstruatae parient monstra. »
76. Laurent JOUBERT, Des erreurs populaires et propos vulgaires, éd. Made-
leine Tiollais, L’Harmattan 1997, t. II, p. 51-53, 59-60. Les règles ne sont causes ni
de taches ni de « ladrerie » car durant cette période, la femme est stérile.
77. Cité par Paul SÉBILLOT, Le folklore français, t. III, p. 462.
78. LIEBAULT Trois livres des maladies et infirmitez des femmes, Rouen, 1649,
p. 4-5
79. Grand Albert, éd. B. Husson, livre I, 10 (p. 92-93). Certaines cultures
considèrent au contraire que la femme ménopausée n’a plus l’occasion de perdre sa
chaleur, ce qui la rend également soupçonnable : voir Françoise HÉRITIER, Les deux
sœurs et leur mère, p. 285.
80. I, 6 = p. 85-88, éd. Bernard Husson.
81. Pierre DARMON, Le mythe de la procréation à l’âge baroque, Points-Seuil,
1981, p. 127.
82. PANEKOUCKE, Dictionnaire des sciences médicales, Paris, 1815, t. XIII,
art. « Erreur populaire ».
83. Pierre-Octave DUHAZE, Études des prescriptions religieuses et des coutu-
mes concernant la femme pendant la menstruation et les suites de couches, thèse de
médecine (no 259), Paris, 1922 ; Paul SÉBILLOT, Le folklore français, t. III, p.
461-462 : exemples des XVe (Évangiles des quenouilles), XVIe et XIXe siècles.
84. Paul SÉBILLOT, Le folklore français, t. III, p. 461.
85. Henri VINCENOT, La vie quotidienne en Bourgogne au temps de Lamartine,
Hachette, 1976, p. 170 sq.
86. Paul SÉBILLOT, Le folklore français, t. III, p. 462.
87. Victor HUGO, Choses vues, 1830-1846, Gallimard, 1972, p. 441.
88. Yvonne VERDIER, « La femme et le saloir », Ethnologie française, VI
(1976), no 3-4, p. 349-364, et Façons de dire, façons de faire, Gallimard, 1979,
p. 19-49.
89. Gustav-Joseph WITKOWSKI, Histoire des accouchements chez tous les
peuples (1887), p. 163 ; Yvonne VERDIER, Façons de dire, façons de faire, p. 46-48 ;
Jacques GÉLIS, L’arbre et le fruit, Fayard, 1984, p. 36-37.
90. Yvonne VERDIER, Façons de dire, façons de faire, p. 47. À propos du lien
entre boiterie, infirmité, et force sexuelle, voir les réflexions de Georges DEVEREUX,
Femme et mythe, Champs-Flammarion, 1982, p. 191-193.
91. Elle est une des trois lunaisons dites « déphasées » avec les lunes de mars
et d’août.
92. Jean-Philippe CHASSANY, Dictionnaire de météorologie populaire,
Maisonneuve et Larose, 1989, p. 201
93. « La lune rousse rôtit la pousse. »
94. Arnold VAN GENNEP, Manuel de folklore français, t. I, 4, p. 1436.
95. Yvonne VERDIER, Façons de dire, façons de faire, p. 72-73.
96. Ovide (Fastes, V, 489 sq.) explique le dicton par le côté mortuaire du
mois de mai, Maius, que l’on rapproche du nom désignant les ancêtres, maiores.
L’on peut en effet avancer le parallèle avec le mois de juin, Iunius, et les jeunes,
Notes 345

iuniores. Plutarque (Questions romaines, 86) propose aussi bien le côté intermédiaire
de mai placé entre avril (mois d’Aphrodite) et juin (mois d’Héra), mois propices au
mariage, que l’aspect relevé par Ovide. Toutefois, la symbolique de la nocivité du
sang semblerait plutôt relier l’ensemble à la notion de stérilité : mai est le mois des
gelées que les Robigalia de la fin avril s’efforcent de contrecarrer.
97. Walter SCOTT, Démonologie et sorcellerie, trad. fr. Flammarion, 1973,
p. 68.
98. « Les mariages de mai ne fleurissent jamais. »
99. Arnold Van GENNEP, Manuel de folklore français, t. I, 2, p. 380. Pour les
yeux rouges, voir Jacques-Marie ROUGÉ, Le folklore de la Touraine, 1931, p. 4. Pour
les enfants badauds, voir LAISNEL DE LA SALLE, Souvenirs du vieux temps (Berry),
t. II, p. 45.
100. Claude GAIGNEBET, Le carnaval, 1974, p. 38.
101. De la superfétation, 11.
102. HA, VII, 4, 585a.
103. GALIEN, in ORIBASE, Livres incertains, 6, 16 (éd. Bussemaker-Daremberg,
t. III, p. 102) : « συνεχ δ; µισγοµναι α$σθενε8 τ( )µ5ρυον ».
104. Gynécologie, II, 19.
105. RUFUS, in ORIBASE, Collection médicale, 28, 13.
106. PHILON D’ALEXANDRIE, Les lois spéciales, 3, 36, cité par John T. NOONAN,
Contraception et mariage, p. 74.
107. Flavius JOSÈPHE, La guerre des Juifs, II, 8, 13. Cette restriction n’est pas
le fait des plus rigoristes puisque, parmi les esséniens, certains refusent complètement
le mariage alors que ceux qui en voient l’utilité, donc les moins abstinents, observent
cette restriction pour montrer qu’« ils se marient non pour le plaisir, mais pour
procréer des enfants ».
108. Traité Niddah, 45a, du Talmud de Babylone. Voir également en 31a :
les trois premiers mois, les rapports sont nuisibles pour la mère et l’enfant, les trois
mois suivants, ils sont nuisibles pour la mère et avantageux pour l’enfant, les trois
derniers mois, ils sont avantageux pour la mère et l’enfant.
109. ATHÉNAGORAS, Supplique au sujet des chrétiens, in Patrologie grecque,
éd. Migne, t. 6, col. 965, cité par John T. NOONAN, p. 102.
110. CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Pédagogue, II, 10, 93 et 102 cité par
John T. NOONAN, p. 103.
111. ORIGÈNE, Cinquième Homélie sur la Genèse, 4.
112. Didascalia Apostolorum, VI, 28, éd. R. H. Connoly, Londres, 1929, cité
par John T. NOONAN, p. 103-104.
113. JÉRÔME, Contre Jovinien, in Patrologie latine, éd. Migne, t. 23,
col. 280-281.
114. AMBROISE, Traité sur l’évangile de Luc, I, 43-45, cité par
John T. NOONAN, p. 106.
115. JEAN CHRYSOSTOME, cité par John T. NOONAN, p. 105-106.
116. D’après JONAS D’ORLÉANS, De institutione laici, II, 7, in Patrologie
latine, éd. Migne, t. 106, col. 182-183. Voir texte et traduction in Jean-Louis FLAN-
DRIN, Un temps pour embrasser, p. 206-208, n. 10.
346 Monstres

117. Jean-Louis FLANDRIN Un temps pour embrasser, p. 85-88


118. On remarquera qu’il n’y a pas de durée variable selon le sexe de l’enfant.
119. MGH, epist., t. II, 1, (livres VIII-XIV), p. 338
120. Concilia Hispaniae, concilium Brancarense II, § 54 : De praegnantibus
bapizandis in Patrologie latine, éd. Migne t.84, col. 582
121. Cyrille VOGEL, Le pécheur et la pénitence au Moyen Âge, Cerf, 1969,
p. 110.
122. « Pour contenir ta pétulance, prêtes-tu parfois attention aux mains de ton
créateur qui forme l’homme dans l’utérus ? Lui opère et toi tu souilles le lieu secret
dans l’utérus par ta passion sexuelle ! Imite plutôt les bêtes ou [révère] le Seigneur ! ».
TOB.
123. John T. NOONAN, Contraception et mariage, p. 364 n. 7 « Ce qui se
produit au XIIIe siècle, c’est un déplacement de l’accent qui passe du but procréateur
au danger pour l’enfant ».
124. Tableau diachronique de cette évolution dans John t. NOONAN,
p. 390-433.
125. Brian LAWN, The prose Salernitan Questions, no 12, p. 285-287.
126. Voir par exemple ARISTOTE GA, II, 8, 748b.
127. Brian LAWN, p. 286. Signalons que l’armoise, « plante d’Artémis » (arte-
misia), produit un suc rouge et qu’elle était déjà considérée comme emménagogue,
c’est-à-dire favorisant le cycle menstruel, dans l’herboristerie antique.
128. Danielle JACQUART et Claude THOMASSET, Sexualité et savoir médical au
Moyen Âge, p. 224 : « L’imaginaire de la monstruosité et l’explication scientifique
ne serviraient qu’à masquer une réalité plus inavouable »
129. IV, 7. Les femmes lombardes y seraient sujettes à cause de leur mauvaise
nourriture.
130. Les « nuits de Tobie ». Voir Georges DUBY, Le chevalier, la femme et
le prêtre. Le mariage dans la France féodale, coll. Pluriel, 1981, p. 33.
131. Françoise LOUX et Philippe RICHARD, Sagesse du corps, p. 185-186.
132. Culte à Cérès d’origine, ou du moins, d’inspiration hellénique.
133. « solemnitatem celebrem impuritate voluntatis foedare non praesu-
mant ».
134. AUGUSTIN, Les biens du mariage, 16, 18, t rad. G. Gombès.
135. MGH, Script. Germ. Schol., 1889, p. 15-16 (c. 25). Le thème des doigts
de pieds retournés renvoie à celui de l’enfant qui ne peut se tenir debout ou qui
marchera de travers ou vers l’arrière, comme l’une des races monstrueuses de l’Anti-
quité et du Moyen Âge : les Antipodes de Libye.
136. [HIPPOCRATE], Superfétation, 20 ; PLATON, Lois, VI, 775c : « En outre,
on ne doit pas faire des enfants quand les corps sont dissous par l’ivresse, mais pour
se constituer l’embryon veut l’ordre [...], l’ivresse engendre donc de travers et mal,
de sorte qu’elle a chance de produire des êtres mal venus ». Sur les méfaits de
l’ivresse en général, voir Pierre VILLARD, « L’ivresse dans l’Antiquité classique »,
Histoire, Économie, Société, no 7, 1988, p. 443-608.
137. Césaire d’Arles, Sermon, 292, 7 = Patrologie latine, éd. Migne, t. 39,
col. 2300.
Notes 347

138. Miracles de saint Martin, II, 24 = Patrologie latine, éd. Migne, t. 71,
col. 951-952. Grégoire précise qu’il « ressemblait plus à un monstre qu’à l’espèce
humaine ».
139. « ses genoux étaient retournés vers le ventre et ses talons vers les jambes :
quant à ses mains, elles étaient fixées sur la poitrine, et ses yeux étaient fermés ».
Trad. personnelle
140. Voir Paul VEYNE, « La famille et l’amour sous le Haut-Empire », in
Annales ESC, 1978, no 1, p. 35-63. Pour la culture grecque, les traités de Plutarque,
le Préceptes de mariage et le Dialogue sur l’amour, sont essentiels.
141. LUCRÈCE, De la nature des choses, IV, 1263-1267.
142. ORIBASE, Synopsis, IX, 43 (= t. IV, p. 538 éd. Bussemaker-Daremberg) ;
PAUL D’EGINE, Chirurgie, III, 74.
143. Decretum, XIX, 5 = Patrologie latine, éd. Migne, t. 140, col. 959.
144. Exemples dans John t. NOONAN Contraception et mariage, p. 225 ; 234.
145. Roberto ZAPPERI, L’homme enceint. L’homme, la femme et le pouvoir,
trad. fra. PUF, 1983.
146. III, 2. Il s’agit d’un ouvrage anonyme du XVe siècle qui a été écrit en
dialecte de la France du nord (picard champenois). On peut connaître un certain
nombre de croyances et de théories en cours à l’époque, même si l’auteur semble
plutôt critique et ironique à leur égard. Édition critique de Madeleine Jeay, Vrin,
1985
147. I, 6, éd. B. Husson, p. 86-87. Voir encore CONRAD DE MEGENBERG
(XVe siècle allemand) 486, 29 - 488, 9 ainsi que Pierre BOAISTUAU (XVIe siècle français)
Histoires Prodigieuses, c. 5, p. 69
148. Rappelons le texte : GALIEN Définitions médicales, éd. Kühn, XIX,
453-454. « Les monstres naissent, comme le disent certains, à cause de l’inclinaison
de la matrice : la semence qui se répand inégalement produit des monstres à la
manière du plomb fondu qui lorsqu’il a été versé inégalement, produit un ouvrage
irrégulier ». Trad. De l’auteur.
149. Ce sixième degré est présent chez le jurisconsulte romain PAUL, Senten-
ces, IV, 11 (De gradibus).
150. Sur les différentes prescriptions et lois de l’époque mérovingienne voir
Jean GAUDEMET, Le mariage en Occident, Cerf, 1987, p. 100-101 : la Loi romaine
des Wisigoths et les nombreux conciles entre 527 et 590. Sur l’époque carolingienne
et les alentours de l’An Mil, voir le beau travail de Patrick CORBET Autour de
Burchard de Worms. L’Église allemande et les interdits de parenté (IXe – XIIe s.),
Klostermann, 2001. Pour le Moyen Âge central voir Charles DE LA RONCIÈRE, « À
l’ombre de la chasteté » in Marcel BERNOS, Charles DE LA RONCIÈRE, Jean GUYON,
Phillipe LÉCRIVAIN Le fruit défendu. Les chrétiens et la sexualité de l’Antiquité à
nos jours, Le Centurion, 1985, p. 87 sq.
151. Voir par exemple Jack GOODY, L’évolution de la famille et mariage en
Europe, p. 49.
152. XÉNOPHON, Mémorables, IV, 4, 21-23.
153. « aveugles, boiteux, bossus, chassieux et tout autre portant la marque de
la faute ».
348 Monstres

154. Pierre DAMIEN, Histoire de France, X, 211. Voir l’analyse du contexte


politique et idéologique dans Georges DUBY, Le chevalier, la femme et le prêtre,
p. 91-93.
155. Le thème de la tête et du col d’oie avec parfois le détail des pattes pourrait
bien être dû à une contamination par la représentation de la reine Pédauque, de
l’occitan, Pes d’auca, « pieds-d’oie » assimilée parfois à Berthe-aux-grands-pieds,
mère de Charlemagne. C’est un motif très présent dans la région toulousaine où elle
est assimilée à une certaine Austris fille de Marcellus, légendaire roi de Toulouse.
Dans tous les cas, l’assimilation entre cette Pédauque et une Berthe apparaît dans
deux formules occitanes au sens identiques et qui servent à désigner un temps très
ancien et heureux : « dòu tèms que Berto fielavo » et « dòu tèms que la reino Pedauco
fielavo ». Il existe aussi une version italienne : « al tempo che Berta filava ». Voir
Frédéric MISTRAL, Tresour dòu Felibrige, sv. : « Ped » (ped d’auco) et « Berto ».
156. Histoires Prodigieuses, c. 38, p. 402.
157. Sur la notion d’inceste étendue à la parenté spirituelle, voir Anita GUER-
REAU-JALABERT, « Prohibitions canoniques et stratégies matrimoniales dans l’aristo-
cratie de la France du nord », in Pierre BONTE (éd.), Épouser au plus proche, EHESS,
1994, p. 293-321 et « Spiritus et caritas : le baptême dans la société médiévale » in
Françoise HÉRITIER et Élisabeth COPET-ROUGIER (éd.), La parenté spirituelle, Archi-
ves contemporaines, 1995, p. 33-103. Pour la France et l’Europe anciennes, voir
Agnès FINE, Parrains, marraines : la parenté spirituelle en Europe, Fayard, 1994 et
« Adoption et parrainage dans l’Europe ancienne », in M. CORBIER (dir.), Adoption
et fosterage, De Boccard, 1999.
158. Cité par Georges DUBY, Le chevalier, la femme et le prêtre, p. 99.
159. Il s’agit du provençal, « soubeiran, ano » en graphie mistralienne ou
« sobeiran, ana » en graphie normalisée dite classique. Le sens est celui de « souve-
rain » d’où « principal ».
160. Marcel PAGNOL, Manon des Sources, 1973, Pastorelly, p. 80.
161. Par exemple Jean-Pierre VIOLINO, « Sexualité et société dans le monde
gréco-romain », in Archéologie et médecine, actes des VIIe rencontres d’histoire et
d’archéologie, Juan-les-Pins, 1987, p. 131-185 dont p. 167 à propos de l’interdit :
« on peut penser qu’il fut établi pour éviter les effets désastreux des croisements
consanguins »
162. Paul DIACRE, Histoire des Lombards, I, 15 : « His temporibus quaedam
meretrix uno partu septem puerulos enixa, beluis omnibus mater crudelior in pisci-
nam proiecit necandos. Hoc si cui impossibile videtur, relegat historias veterum, et
inveniet, non solum septem infantulos, sed etiam novem unam mulierem semel pepe-
risse. Et hoc certum est maxime apud Aegyptios fieri. ». L’Égypte avait toujours sa
réputation de fertilité et de pays où les naissances multiples étaient fréquentes. Cet
exemple lombard était célèbre puisqu’il fut repris comme argumentation par Pierre
BOAISTUAU, Histoires Prodigieuses (1560), c. 31, Slatkine Fleuron, 1996, p. 344.
Voir chez ce dernier, l’exemple d’un monstre double hétéradelphe (parasite) dont la
mère se prostituait (c. 23, p. 221-223).
163. Marie de France, « Le Frêne ». Trad. L. Harf-Lancner, 1990, p. 89-91.
Au XVIe siècle, Laurent Joubert rapporte un récit édifiant construit sur le même mode
Notes 349

et qui remettrait en cause la croyance : dans la région d’Agen, une servante donne
naissance à des triplets, soupçons de la Dame de Beauville qui pense que son mari
en est aussi le père, mais elle même met au monde neuf enfants par punition de la
calomnie (Des erreurs populaires et propos vulgaires, 1578, livre III, chap. 1, édition
Madeleine Tiollais, 1997, p. 101 éd. -103 et autres anecdotes pour en contester la
véracité, p. 103-114).
164. VINCENT de Beauvais, Speculum naturale, liv. XXII, c. 41, Venise, Nico-
linum, 1591. Cité et trad. in Danielle JACQUART et Claude THOMASSET, Sexualité et
savoir médical au Moyen Âge, p. 222.
165. Croisements entre homme et ours : De universo, III, c. 25 (in Opera
omnia, Venise, 1591, p. 1009). Voir Jacques BERLIOZ, « Pouvoirs et contrôles de la
croyance : la question de la procréation démoniaque chez Guillaume d’Auvergne
(vers 1180-1249) », in Pouvoirs et contrôles socio-politiques, Razo, no 9 (1989),
p. 5-27.
166. Ambroise PARÉ, Des monstres et des prodiges, Céard (ed.), chap. XIX,
p. 62-68. Jean Céard précise dans ses notes à l’édition que Paré est personnel dans
son doute.
167. Pierre BOAISTUAU, Histoires prodigieuses (1560), c. 38, Slatkine Fleuron,
p. 403.
168. Ulysse ALDROVANDI, Monstrorum historiae, éd. 1642, p. 51-52.
169. Dans le recueil de Maurice LEVER, Canards sanglants, il s’agit du canard
no 58, p. 459-464 (gravure p. 458) dont la cote est : BN 8o Tb 73 15 (microfiche). Le
canard est paru « à Paris, par Fleury Bourriquant, pris sur la copie imprimée à
Sienne », s.d. mais l’on peut proposer approximativement vers 1600.
170. La distinction entre Nature et Dieu est bien exprimée par un autre canard,
le BN 8o Tb73 4, chez Fleury Bourriquant, 1605 : « car Nature même, déplaisante de
voir qu’elle a si mal opéré [...] a délaissé souvent telles besognes monstrueuses
aussitôt qu’elle les a montrées – montrées dis-je quelquefois par bravade, quelquefois
par menace, et aucune fois par punition des offenses du père ou de la mère qui sont
choses secrètes, parmi lesquelles Dieu interpose quand il lui plaît son autorité pour
nous divertir de nos perverses inclinations ou plutôt de nos vices pernicieux. Réser-
vons donc les causes de ces choses extraordinaires à Celui qui connaît jusques aux
moindres de nos pensées, et qui lit dans les creux de nos consciences ce que nous y
retenons plus clos et couvert », Maurice LEVER, p. 468.
171. Cas rapporté par l’anatomiste Bertholin. Cité in Camille DARESTE,
Recherches sur la production artificielle des monstruosités ou Essai de tératogénie
expérimentale, Paris, Reinwald 1877 et 2e édition 1891, p. 24
172. Exemple d’étude historique sur ce genre de faits divers par David CRESSY,
« De la fiction dans les archives ? Ou le monstre de 1569 (sur l’affaire d’Agnès
Bowker, 11 janvier 1569) », in Annales ESC, 1993, no 5, p. 1309-1329.
173. VICO, La science nouvelle, § 655, Nagel, 1953 d’après l’édition de 1744,
p. 267.
174. Ibid., § 654, p. 267. Trad. Ariel Doubine.
175. Ibid,. § 410, p. 141. Sur la législation d’Auguste à propos des mariages
350 Monstres

morganatiques : Digeste, 23, 2, 44. Manuel FALCAO, Las prohibiciones matrimoniales


de caracter social en el Imperio romano, Pampelune, 1976.
176. AUGUSTIN, Cité de Dieu, 15, 23.
177. Trad. Emmanuèle Baumgartner de Merlin et Arthur in La légende arthu-
rienne (Robert Laffont, 1989), p. 331-332. Beaucoup de manuscrits illustrent la venue
du démon auprès de la mère, au sein même de sa couche.
178. De Universo, III, c. 25 in Opera omnia, Venise, D. Zenari, 1591, p. 1009.
179. La pratique de maître Bernard de Gordon qui s’appelle fleur de Lys en
médecine, Lugduni (Lyon), 1495. Voir Daniellle JACQUART et Claude THOMASSET
Sexualité et savoir médical au Moyen Âge, p. 227.
180. Ulric MOLITOR, Des sorcières et des devineresses, trad. fr., 1926 et rééd.
Tiquetonne, § 13, p. 139.
181. Marteau des sorcières (éd. A. Danet, 1973), p. 163-173.
182. c. 7, p. 79-82 et c. 15, p. 130-131. À la même époque, Boèce, non pas
le Boèce latin mais l’auteur écossais Hector Boyce, rapporte malgré tout comme bien
d’autres auteurs, l’histoire d’une femme impudique qui avait eu commerce avec des
démons incubes mais qui finit par être enceinte. Elle mit au monde un monstre si
laid qu’il fallut l’étouffer à la naissance : Historia gentis Scotorum, 1527, § 8.
183. Traité des monstres, 1616, trad. fra. 1708, p. 251-252.
184. Inversement, le fantasme de concevoir un être exceptionnel possède un
versant bénéfique, notamment dans le schéma antique où un dieu, souvent Zeus, peut
s’unir à une mortelle. Olympias, mère d’Alexandre le Grand, cultivait, dit-on, ce
genre de fantasme non sans mépriser par ailleurs son époux, Philippe II de Macé-
doine. Par exemple PLUTARQUE, Alexandre, 2-3.
185. Pierre BAYLE, Pensées diverses sur la comète, art. 93, p. 247.
186. Ibid. Les références de ce Peucer sont Traitté de praecip. Divinat. Gene-
ribus et surtout le Teratoscopia.
187. Les sources que cite Bayle sur le sujet sont LUCAIN, Pharsale (fin du
livre 1 et début du livre 2) ; SILIUS ITALICUS, Guerre de Carthage (Ilias latina), fin
du livre 8 ; STACE Thébaïde (livre 7) ; PÉTRONE, poème sur la Guerre civile ; CLAU-
DIEN, Seconde invective contre Eutropius. Par contre, Tite-Live n’y est pas sollicité.
188. XÉNOPHON, Mémorables, IV, 4, 21-23.
189. SEXTUS EMPIRICUS, Contre les mathématiciens, IX, 54 = frag. Critias, B
25 Diels-Kranz.
190. JÉRÔME, Lettre 72 (Ad Vitalem presbyterum) = Patrologie latine, éd.
Migne, t. 22, col. 674.

Chapitre 5. Éviter les monstres


1. À titre d’exemple de théorie « savante » n’ayant que peu pénétré la menta-
lité populaire, voir en Annexe II le cas de l’astrologie.
2. Il s’agit de principes hygiéniques ayant pour but de prévenir des pathologies
comme la monstruosité et l’infirmité, mais aussi les délivrances à problèmes, dont
la mauvaise présentation du bébé, ainsi que la mortalité infantile et maternelle due
Notes 351

principalement à des hémorragies et des infections provoquant des fièvres puerpé-


rales.
3. H. G. Frazer, Le rameau d’or, Robert Laffont, 1984, t. I, p. 55.
4. Ernesto DE MARTINO, Italie du sud et magie, Gallimard NRF, 1963, p. 45.
5. H. CALLAWAY, Nursery Tales, 1868, p. 280-282, cité par J. G. FRAZER, t. I,
p. 80.
6. J. G. FRAZER, t. I, p. 80.
7. Bolakonga BOBWO, « Les tabous de grossesse chez les femmes sakata »,
Africa (Rome), vol. 45, no 4, p. 679-689.
8. G. TESSMANN, Die Pangwe, Völkerkundliche Monographie eines westafri-
kanischen Negerstammes, 2 vol. Berlin, 1913, p. 71, cité in Claude LÉVI-STRAUSS,
La pensée sauvage, Plon, 1962, p. 82.
9. Michèle NICOLAS-ÖZÖNDER, Traditions populaires concernant les naissan-
ces, Paris, La Maison de l’Orient, 1972.
10. Dans le langage courant, les tripes représentent métaphoriquement la
calvitie.
11. Paul SÉBILLOT, Le folklore français, t. III, p. 391.
12. Évangiles des quenouilles, I, 8, éd. M. Jeay. La peur du bec-de-lièvre par
consommation de l’animal éponyme se retrouve quelquefois en France, ainsi en
Languedoc : Daniel FABRE et Jacques LACROIX, La vie quotidienne des paysans du
Languedoc au XIXe siècle, Hachette, 1973, p. 86 ; sur le poisson, Évangiles des
quenouille, I, 22 ; sur le fromage, VI, 4, 16.
13. Bolakonga BOBWO, « Les tabous de grossesse chez les femmes sakata ».
14. L. SPIER, cité in Claude LÉVI-STRAUSS, Le regard éloigné, Plon, 1983,
p. 280-281.
15. Claude SEIGNOLLE, Évangiles du diable, Maisonneuve et Larose,
2e éd. 1983, p. 514, § 593 (Provence, Périgord).
16. Ernesto DE MARTINO, Italie du sud et magie, p. 45 sq.
17. Claude SEIGNOLLE, Évangiles du diable, p. 514.
18. Dans certaines régions de France, les femmes sont également tenues de
ne pas croiser les jambes (Seignolle) mais comme en Italie du Sud la cause est
différente : c’est par crainte de voir l’enfant s’étrangler avec le cordon ombilical.
19. Petit dictionnaire des traditions populaires messines, 1934, col. 500.
20. Sophie PALMER, « Formation et déformation du corps. Les méfaits de
l’extraordinaire au cours de la grossesse », in Le corps humain : nature, culture,
surnaturel, actes du 110e congrès des sociétés savantes (Montpellier), Paris, CTHS,
1985, p. 72.
21. Voir ainsi JACQUES DE VORAGINE, La Légende dorée, GF, 1967, t. II,
p. 251 (saint Remi).
22. The Expositer’s Bible, cité in Mary DOUGLAS, De la souillure, trad. fr. La
Découverte, 1992, p. 50.
23. LAGRANGE, Études sur les religions sémitiques, 2e éd. 1905, p. 155, cité
in Mary DOUGLAS.
24. PLUTARQUE, De l’éducation des enfants, 17.
352 Monstres

25. Peter FARB et George ARMELAGOS, Anthropologie des coutumes alimen-


taires, trad. fr., 1985, p. 135-143.
26. Mirko D. GRMECK, Les maladies à l’aube de la civilisation occidentale,
Payot, 1986, p. 307-354.
27. Par exemple Bolakonga BOBWO, « Les tabous de grossesse chez les
femmes Sakata » (1990).
28. Pour la socitété occidentale contemporaine, voir Claude FISCHLER (dir.),
Manger magique. Aliments sorciers, croyances comestibles, Autrement, 1994, en
particulier Paul ROZIN, « La magie sympathique », p. 23-37.
29. Cité par Hélène LESIRE-OGREL, « Les grimoires du mangeur », in Claude
FISCHLER (dir.), Manger magique, p. 120-126.
30. Sigmund FREUD, Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), trad. fr.,
Gallimard, 1987, p. 125.
31. Exemples notamment dans Claude LEVI-STRAUSS, Le regard éloigné,
p. 82-83.
32. « Préfiguration anatomique de la gémellité », in Le regard éloigné,
p. 277-290.
33. Soit pour avoir vu le sexe (fendu) d’une jeune fille qui furieuse le frappe
de son bâton et lui fend ainsi le museau, soit en ayant voulu imiter le pivert contre
un tronc d’arbre : ce fut lui et non l’arbre qui se fendit.
34. Cité par Claude LÉVI-STRAUSS, Le regard éloigné, p. 290.
35. Bien qu’en fin de compte, l’analyse psychanalytique remonte au stade le
plus en amont, à une raison antérieure qui peut dépasser ainsi les différences
culturelles.
36. « Tavsan yersc, çocuk yarak dudakli alun ».
37. À la différence de la Grande-Bretagne.
38. Paul SÉBILLOT, « La fille qui devint mère d’un chat », in RTP, IX (1894),
p. 267.
39. XXVIII, 248.
40. Le bec-de-lièvre se dit lagó-kheilos (λαγFχειλο) de lagôs, « lièvre » et
kheîlos, « lèvre ». Ex
41. ÉSOPE, 191 « Lièvre et les grenouilles » ; Paul SÉBILLOT, Le folklore fran-
çais, t. III, p. 3 sq. ; Joan AMADES, L’origine des bêtes, trad. fr., Carcassonne,
GARAE, 1988, p. 256-257.
42. Évangiles des quenouilles, II, 3.
43. De même, dans la médecine européenne Moderne, l’on pouvait conseiller
de la poudre de fourmi.Voir.. Mercure Galant, février 1701 : « Comme ces animaux
sont doués d’une grande activité et toujours dans le mouvement, il y a lieu de croire
que lorsque l’on use de leur esprit pour l’intérieur, cela redonne au sang et aux esprits
[...] le mouvement qu’ils n’avaient pas ».
44. Le cas étant présent aussi dans la culture romaine ancienne, chez Tite-Live
ou Julius Obsequens, l’on peut penser à certaines formes de cyclocéphalie où l’être
possède une sorte de trompe nasale au dessus des yeux.
45. Par exemple Galien, in ORIBASE, Collection médicale, XXII, 3 et GALIEN,
Commentaires sur les Aphorismes, IV, 1 = t. XVIIb, p. 653 éd. Kühn. Il est question
Notes 353

de mouvement violent de l’âme. Tertullien qui argumente souvent par des recours à
des théories médicales écrit à propos de la mère et de l’enfant (De l’âme, XXV, 3)
« Vos deux santés ne communiquent-elles pas entre elles, si bien qu’il est marqué
en vous aux mêmes membres des meurtrissures qui vous atteignent ». Sur les réfé-
rences médicales de Tertullien voir Michel PERRIN, « Tertullien et l’embryologie »,
in Paul DUMONT (études réunies par) Médecine antique, Amiens, 1988, p. 91-110
(dont p. 100).
46. PLUTARQUE, Pompée, 53.
47. Par exemple PLATON, Lois, VII, 792 d-e ; ORIBASE, Livres incertains, 6 =
t. III, p. 98 sq. éd. Bussemaker-Daremberg. Importance de l’esprit au moment de la
conception : par ex. [ARISTOTE] Problèmes, X, 10.
48. PLINE HN, VII, 52.
49. Brnard VERNIER, Le visage et le nom. Contribution à l’étude des systèmes
de parenté, PUF, 1988, p. 89-110.
50. Ibid., p. 92-93.
51. Ibid., p. 102-103.
52. VII, 52 : haustae imagines sub ipso conceptu.
53. Gynécologie, I, 39.
54. Sur l’interdiction de vin avant la procréation voir : PLATON, Les Lois, VI,
575c ; ARISTOTE, Politique, II, 3, 1262a 21-24 ; SORANOS, Gynécologie, I, 39 ;
GALIEN, De l’utilité des parties du corps, XI, 10 (III, 885 Kühn).
55. HÉLIODORE, Éthiopiques (ou roman de Théagène et Chariclée), IV, 8, 3-4.
Trad. Pierre Grimal in Romans grecs et latins, coll. La Pléiade, 1958, p. 611. Le
texte grec est édité dans les Erotici scriptores, Didot, 1856, p. 288.
56. AUGUSTIN, Recherches dans l’Heptateuque (Quaestiones in Heptateu-
chum), I, 93. Trad. de l’auteur. « sed et mulieri accidisse traditur, et scriptum reperitur
in libris antiquissimi et peritissimi medici Hippocratis, quod suspicione adulterii
fuerat punienda, cum puerum pulcherrimum peperisset utrique parenti generique
dissimilem, nisi memoratus medicus solvisset quaestionem, illis admonitis quaerere
ne forte aliqua talis pictura esset in cubiculo ; qua inventa mulier a suspicione liberata
est ».
57. L’on peut parler de « légende urbaine » antique au sens où le thème a pu
bénéficier du processus de « rajeunissement » rendant ainsi l’ensemble plus crédible :
certes, aucun tyran chypriote ne peut faire partie de la contemporanéité de Soranos
dans ce IIe siècle ap. J.-C. où l’empire romain est à son apogée mais le thème
appartient à l’aire géographique culturelle du médecin qui, rappelons-le, est natif
d’Éphèse. Le paradoxe des beaux enfants issus d’un père laid est circonscrit à un
lieu : il ne s’agit plus d’un vague préjugé mais d’un récit qui se déroule dans un
contexte précis et géographiquement proche du narrateur.
58. PLUTARQUE, Lycurgue, 15 : « On fait saillir les chiennes ou les juments
par les meilleurs étalons, que l’on se fait prêter par leur propriétaire, soit à titre
gracieux, soit moyennant une somme d’argent. Les femmes par contre, on les tient
sous clef... et leur mari veulent qu’elles n’aient d’enfants que d’eux seuls, même
s’ils sont idiots, vieux ou malades. Comme si ceux qui les élèvent n’étaient pas les
354 Monstres

premiers à souffrir des défauts des enfants s’ils sont nés de parents défectueux ou,
au contraire, à jouir des qualités qu’ils peuvent tenir de leur hérédité ! ».
59. BOAISTUAU, Histoires prodigieuses, c. 5, p. 68-69. « Lis de cecy sainct
Hierosme en ses Questions sur Genese » : c’est-à-dire les Quaestiones hebraicae in
Genesim. La référence biblique est Genèse, 30, 32-42. Trad. TOB. Les chèvres sont
noires et les branches pelées, et donc blanches, provoquent des rayures claires.
60. Évangile des quenouilles, ap. B, III, 32.
61. CYRANO DE BERGERAC, L’Autre Monde (1657), éd. 1978, p. 223-224 ;
MALEBRANCHE, De la recherche de la vérité (1674), II, 7, 3, Vrin, 1962, p. 118-126 ;
BAYLE, Pensées sur la comète (1681), art. 63, p. 163-164 ; VOLTAIRE, Dictionnaire
philosophique, sv. « imagination » ; Encyclopédie, sv. "imagination. Voir références
des médecins partisans dans Pierre DARMON, Le mythe de la procréation à l’âge
baroque, coll. Points-Seuil, 1981, p. 159-166.
62. Voir références des adversaires de cette thèse dans Pierre DARMON, Le
mythe de la procréation à l’âge baroque, p. 168-171 et l’analyse du contexte théo-
logico-scientifique dans Patrick TORT, L’ordre et les monstres. Le débat sur l’origine
au XVIIIe siècle, Sycomore, 1980.
63. Michael HOWELL et Peter FORD, The True History of the Elephant Man,
Penguin Book, 1980.
64. Très fréquent dans les campagnes encore au XXe siècle et déjà signalé dès
l’Antiquité avec l’exemple de Julie, femme de Pompée.
65. Geffroy SAINT-HILAIRE, Histoire générale et particulière des anomalies
de l’organisation... ou Traité de tératologie, t. III, p. 521 ; 539-548.
66. BOAISTUAU, Histoires prodigieuses, c. 28, p. 315.
67. Témoignage recueilli dans les années 1980 en Béarn, par Sophie PALMER,
« Formation et déformation du corps. Les méfaits de l’extraordinaire au cours de la
grossesse », in Le corps humain : nature, culture, surnaturel, actes du 110e congrès
des Sociétés savantes, Montpellier, 1985, p. 67-80 (dont p. 73).
68. Sur la matérialité de la vue, voir p. 137 (éd. Sociales).
69. SCEVOLE DE SAINTE MARTHE, La manière de nourrir les enfants à la
mamelle, 1698, p. 31.
70. Laurent JOUBERT, Erreurs populaires et propos vulgaires, livre III (1577),
chap. 6, édition de Madeleine Tiollais, L’Harmattan, 1997, t. II, p. 148-149
71. Ce médecin refusait déjà de considérer les naissances gémellaires comme
la preuve d’adultère (voir chapitre précédent et la note sur un laie de Marie de France
eyt un passage de Laurent Joubert), suivant en cela un courant de récits édifiants qui
sanctionnaient plutôt les mauvaises langues ; de même pour les grossesses, il admet-
tait des durées possibles plutôt longues, suivant aussi une tradition importante dans
la chrétienté ainsi qu’en terre d’Islam (la volonté de Dieu ne pouvant être soumise
à des délais) ; il admettait la théorie de l’imagination.
72. Raymond RADIGUET, Le diable au corps (1923), PML, 1995, p. 143.
73. Les enfants jumeaux pouvaient alors naître métopages : liés par le front.
Voir BOAISTUAU, c. 6, p. 75-76.
74. Cette précaution est répandue dans beaucoup d’autres cultures comme par
ex. les Lapons. Hugo Adolph BERNATZIK, Overland with the nomad Lapps, New
Notes 355

York, Robert Mc Bride, 1938, p. 95 : la femme enceinte ne doit pas être effrayée ni
voir une personne laide.
75. Par exemple Claude SEIGNOLLE Le folklore de la Provence, Maisonneuve
et Larose, 1963, p. 23-26 ; Les Évangiles du diable, Maisonneuve et Larose, 1983,
p. 514-516 ; Arnold VAN GENNEP, Le folklore du Dauphiné, Maisonneuve et Larose,
1932, p. 33 ; Françoise LOUX, Le jeune enfant et son corps dans la médecine tradi-
tionnelle, Flammarion, 1978, p. 58-61.
76. Arnold VAN GENNEP, Manuel de folklore français, t. I, 1, p. 116.
77. Ernesto DE MARTINO, Italie du sud et magie, Gallimard NFF, 1963, p. 47.
78. Decretum, VIII, 145 = Patrologie latine, éd. Migne, t. 161, col. 616.
79. Évangiles des quenouilles, I, 8 ainsi que I, 17.
80. Karl JABERG, "The Birthmark in folk Belief, Language, Literature and
Fashion", in Roman Philology, vol. X (1954), no 4, p. 307-342 : pour les langues
romanes, il existe quatre catégories d’éléments provoquant ces marques (lunar en
castillan, desig en catalan) : fruit (envie), vin (envie), animaux (envie, crainte – conta-
gion), feu (crainte – contagion). On les évite par la satisfaction, l’évitement ou
l’interdiction. Voir aussi Claudine FABRE-VASSAS, La bête singulière, Gallimard,
1994, p. 55-56. En Grèce ancienne l’auteur hippocratique du Superfétation va jusqu’à
intégrer la précaution à la logique de l’interdit puisque la marque apparaît si la femme
assouvit son envie : « Si une femme enceinte a envie de manger de la terre ou du
charbon, et en mange, l’enfant qui est mis au monde porte sur la tête un signe
provenant de ces choses ». Superféfation, 18. Trad. Émile Littré. « 4 Ην τι κυισκο-
µνη γν *πιθυµW *σθειν d α4νθρακα κα' *σθW *π' τ κε+αλ το> παιδου
+ανεται, @κ τιαν τεχθL σηµε8ον α$π( τν τοιοτων ». Il pourrait s’agir de taches
ou de mélanomes comme la couleur des éléments terre et charbon le laisserait penser.
Cette envie particulière est également évoquée par Soranos (Gynécologie, I, 48).
Voir aussi ARISTOTE HA, VII, 4, 585a : « l’enfant apparaît souvent couvert des
aliments que sa mère a pris ».
81. Nicole BELMONT, « Conception, grossesse et accouchement dans les socié-
tés non occidentales », in Confrontations psychiatriques, no 16, 1978, p. 285-305.
L’auteur pose la question : « Dans la majorité des cultures primitives, l’accent est
cependant placé sur les prohibitions et non sur les envies. Il serait intéressant de voir
si toutes les cultures qui accordent beaucoup d’attention aux envies alimentaires,
imposent en revanche peu d’interdits » (p. 288-289). Les trois éléments importants
sont la prohibition, la nausée et l’envie.
82. Parmi le vocabulaire latin médical, l’auteur de l’article « envie » de l’Ency-
clopédie distingue les envies de produits inhabituels (pica) et les envies subites certes
mais à propos de produits ordinaires (malacia). Le mot latin malacia « calme »,
« langueur » d’où « manque d’appétit » est en fait une transcription du mot grec
µαλακα, « mollesse », « faiblesse ». Le sens latin semble avoir pris un sens opposé
mais l’on retiendra l’idée de dérèglement dans les sensations de faim.
83. La forme masculine correspondant à κσσα désigne le lierre (κσσο) et
certains auteurs expliquent le mot par les entrelacs que forme la plante, comparable
aux envies bizarres de la gravide (SORANOS Gynécologie, I, 48 et CAÉLIUS AURÉLIEN,
Gynécologie, I, 65). Quant à picus masculin de pica, il désigne aussi un oiseau : le
356 Monstres

pivert. Il est toutefois préférable de garder l’idée de pie commune aux mots grec et
latin.
84. ARISTOTE HA, VII, 4, 584a.
85. Évangiles des quenouilles, VI, 2, 82.
86. Le texte se présente ainsi avec les lacunes que Paul Burguière propose de
combler ainsi. Nous le remercions de nous avoir communiqué ce texte non encore
édité.
Ligne 1. ’Εκ το> κακ χρου α
τά εναι κα' τ"ν κσσαν ............... ραν κα'
Ligne 2. *κ το> µηκτι πολλά τ( )µ5ρυον ε................ τρα κα' το>
Ligne 3. α$νδονα................... γγνεσθαι κα' <σαν ,λιγµο>
Pour la ligne 3, d’après la deuxième partie <σαν ,λιγµο> on attend un neutre,
un mot dont le sens serait proche de « contractions », « spasmes », par exemple
σπάσµατα. La traduction de l’ensemble est cependant personnelle et n’engage que
moi.
87. Claude SEIGNOLLE, Folklore de Provence, p. 26.
88. W. CROOKE, The Popular Religion and Folklore of Northern India, West-
minster, 1896, 2e vol. Margaret STEVENSON, The Rites of the Twice-Born, Londres,
1920, p. 113-129 : les différents rites liés à la conception et à la grossesse. Au début
du cinquième mois, a lieu un rite de protection contre les maladies et le mauvais-œil :
le rakşābandhana.
89. Margaret STEVENSON, p. 113.
90. Henri MASSÉ, Croyances et coutumes persanes, Paris, 1938, p. 9.
91. David HOOPER Henry FIELD, Useful Plants and drugs of Iran and Iraq,
Chicago, 1937, p. 189 et « Earth-eating and the Earth-eating Habit in India », in
Memory of the Asiatic Society of Bengal, 1906, p. 240-270. En Grèce ancienne où
il est aussi admis qu’il ne faut pas frustrer l’envie, l’on recommande souvent de faire
consommer de l’amidon sec pour remplacer la terre : par ex. ORIBASE, Collection
médicale, livres incertains, 6, 32 ; Synopsis, V, 4-5 = t. V, p. 197 éd. Daremberg-
Bussemaker. Toujours chez Oribase, le paragraphe 140 des livres incertains aborde
sur trois lignes, la question des envies (περ' κσση).
92. Laurent JOUBERT, Erreurs populaires et propos vulgaires, III, 6.
93. Dont la 3e édition des Domesticall Duties date de 1634. Voir Lu Emily
PEARSON, Elzabethans at home, Stanford University Press, 1957, p. 79.
94. LAISNEL DE LA SALLE, Souvenirs du vieux temps : le Berry, Maisonneuve,
1902, t. II, p. 15-16. Le passage est extrait du tome VI des Mémoires de Saint-Simon.
95. Dès le début du XIXe siècle, le monde médical est quasi unanime pour
dénoncer la croyance. Par ex. Gabriel JOUARD, Des monstruosités et bizarrerie de la
nature, 1806, t. I, p. 311-323 ; t. II, p. 231. Cependant, une curieuse remarque relevée
par Laisnel de la Salle, Souvenirs, p. 14-15, et lue dans le journal le siècle du
7 novembre 1862, montre qu’elle était partagée aussi chez des lettrés et qu’elle était
considérée comme reconnue par la science : « Un cas assez étrange de désirance
s’est produit, il y a quelques jours à Château-Thierry. Une femme est accouchée de
deux jumeaux, portant l’un sur le ventre, l’autre sur la figure, l’emblème d’une
betterave. Ce genre de signe a, suivant la science, cela de particulier que, lorsque la
Notes 357

plante arrive à son état de maturité, la partie du corps qui la reproduit subit les mêmes
phases de maturation ».
96. Comme le rappelait Jeanne FAVRET-SAADA (Les mots, la mort, les sorts,
Gallimard, 1977), la grande différence entre un Zandé et un habitant du Bocage
normand c’est que lorsque le premier se dit ensorcelé, il est un être social et son mal
est collectivement reconnu alors qu’en établissant ce même diagnostic, le second se
met à l’écart de la société officielle, celle de l’école, de l’Église et de l’Ordre des
médecin. Il faut ainsi se rappeler que les croyances aux envies attestées dans l’Iran
et l’Afghanistan traditionnels et partagées dans toutes les couches sociales et cultu-
relles de ces sociétés ont été collectées parce que remarquées par une élite d’obser-
vateurs occidentaux qui n’y croyaient plus : ce qui est recherché c’est moins le
contenu de la croyance que le crédule.
97. Quelques éléments bibliographiques dans Arnold VAN GENNEP, Manuel,
I, 1, p. 115-116 n. 7.
98. Arnold VAN GENNEP, Le folklore du Dauphiné, 1932, p. 33-34.
99. Paul SÉBILLOT, Le folklore français, t. III, p. 399. Il s’agit d’une variété
de gaillet. En breton, le verbe « envier » se dit aviañ.
100. LAISNEL DE LA SALLES, Souvenirs, p. 14-15.
101. Claude SEIGNOLLE, Folklore de la Provence, p. 24.
102. Jules AGOSTINI, « Coutumes, traditions et superstitions de la Corse :
village d’Arbellara », in RTP t. XII (1897), p. 517 ; Fernand BENOÎT, La Provence
et le Comtat Vénaissin, Aubanel, 1975, p. 132 ; Claude SEIGNOLLE, Folklore du
Languedoc, Maisonneuve et Larose, 1960, p. 24 ; Folklore de la Provence, Maison-
neuve et Larose, 1980, p. 24-27.
103. Jacob GRIMM, Antiquités du droit allemand, p. 409 repris par Jules MICHE-
LET, Origine du droit français cherchés dans les symboles et formules du droit
universel, p. 39-40, Calmann-Levy, 1880 (= p. 49-50, Hachette, 1837).
104. Lucy Mary Jane GARNETT, « Albanian women », in The Women of Turkey
and their Folk-lore, London, David Nutt, 1891, p. 243.
105. Michèle NICOLAS-ÖZÖNDER, Croyances et pratiques populaires turques
concernant les naissances. Région de Bergama, thèse de 3e cycle, Paris-Sorbonne,
1970 et la version publiée : Traditions populaires concernant les naissances, Paris,
La Maison de l’Orient, 1972.Il s’agit de la Turquie égéenne car dans la Turquie
continentale et orientale, la femme turque ne bénéficie pas de traitement de faveur
lorsqu’elle est enceinte : Ibrahim YASA, Hasanoğlan : socio-economic structure of
a turkish village, Ankara, 1957, p. 47.
106. Bernard VERNIER, Le visage et le nom, PUF, 1998, p. 89-90 ; 105.
107. Dorothy DEMETRACOPULOU-LEE, « Greece », in Margareth MEAD (edited
by), Cultural Patterns and Technical Change, Paris, Unesco, 1953, p. 77-114, en
particulier sur les envies, p. 86 et 97.
108. Bernard VERNIER, Le visage et le nom, p. 105.
109. Pierre BOAISTUAU, Histoires prodigieuses, chap. 5, p. 70, Slatkine-
Fleuron.
110. Laurent JOUBERT, Erreurs populaires et propos vulgaires, III, 7.
111. Les récits de cannibalisme ou d’une simple tentative sont très nombreux :
358 Monstres

« Il est même arrivé selon Langius, lib. II, epist. 12 qu’une femme grosse avoit eu
une forte envie de mordre le bras d’un jeune boulanger, & qu’il avoit fallu la
satisfaire, à quelque prix que ce fût pour éviter qu’elle ne se blessât. Une autre, selon
le même auteur, avoit eu une fantaisie de cette espèce, bien plus violente encore ;
c’étoit de se nourrir de la chair de son mari : quoiqu’elle l’aimât tendrement, elle ne
laissa pas de le tuer, pour assouvir son cruel appétit ; & après avoir mangé une partie
de son corps, elle sala le reste, pour le conserver & s’en rassasier à plusieurs repri-
ses. » (Encyclopédie, sv « envie »).
112. Dorothy DEMETRACOPULOU-LEE, p. 97.
113. Par exemple pour la Turquie Michèle NICOLAS-ÖZÖNDER, 1970, chap. 2.
114. Reproduit en traduction française dans BÉRANGER-FERAUD, Traditions de
Provence (1886), reprint Jeanne Laffitte, 1983, p. 168-169, qui l’a lu chez HENRY,
Histoire de Toulon de 1789 au Consulat, p. 167 ; 186. Il est également reproduit en
partie dans Claude SEIGNOLLE, Folklore de la Provence, p. 24 ;
115. Jules MICHELET, Origine du droit français, § droits de la femme, p. 39-40
(Calmann-Levy, 1880), qui se fonde sur un passage de Jacob GRIMM, Antiquités du
droit allemand, p. 409. On apprend aussi que les « paysans qui se soulevèrent au
commencement du XVIe siècle, mirent dans leurs conditions que si l’un d’entre eux
avait une femme enceinte, il pût sans que la chose lui fut imputée à mal, pêcher pour
elle un poisson dans le ruisseau ». De même, si un homme avait sa femme en travail,
il pouvait cesser aussitôt ses corvées seigneuriales et se rendre auprès de son épouse
(droit de la Hesse, in Jacob GRIMM, p. 446).
116. Henri-Émile RÉBOUIS, Les coutumes de l’Agenais : Monclar, Monflan-
quin, Saint-Maurin, Paris, Larose et Forcel, 1890 (réimprimé 1982). Il s’agit d’un
coutumier de juin 1256 : § A 25 (vols dans les vergers et les champs).
117. Abbé SABARTHÈS, Les coutumes, libertés et franchises de Montréal
(Aude), Carcassonne, Servière, 1897, p. 40-47. La coutume sur la messegaria (Aisso
so ordenansas del ban e de la messegaria de Montrial) date de 1321.
118. « Persinette » ou « la jeune fille dans la Tour ». C’est le conte T 310 de
la classification d’Aarne et Thompson qui correspond aussi à la Rapunzel, « mâche »,
des frères Grimm.
119. Erreurs populaires et propos vulgaires, III, 6. L’orthographe du français
et la ponctuation ont été modernisées et la transcription des noms propres latins
adaptée aux usages actuels.
120. TITE-LIVE VII, 10 (origine de son surnom) ; VIII, passim (combats contre
les voisins italiens) dont VIII, 7, 1-20 et PLUTARQUE, Fabius, 9, 2 (fait tuer son fils
victorieux parce qu’il lui avait désobéi). Laurent Joubert est natif de Montpellier et
la confusion peut ainsi être expliquée entre les Volsques et les Volques arécomiques
et tectosages qui vivaient sur l’actuel Languedoc.
121. PLUTARQUE, Camille 8, 4
122. TITE-LIVE V, 23, 8 et 25, 8-9. Le pilentum est un char à quatre roues et
le carpentum, un char à deux roues recouvert d’une capote.
123. TITE-LIVE V, 50, 7.
124. TITE-LIVE XXXIV, 1, 3
125. Sur l’interdit : VALÈRE MAXIME, II, 1, 5. Vu du côté moral et non médical,
Notes 359

voir cette épigramme de Martial (VI, 27) qui recommande le vin doux aux jeunes
filles.
126. TITE-LIVE XXXIV, 3 : le passage prouve la dimension également fantas-
matique de cette émancipation féminine.
127. OVIDE, Fastes, IV, 305-329 : miracle d’esprit ordalique au cours duquel
elle parvient seule à tirer la barque de Cybèle.
128. Par rapport à notre propos, il nous semble significatif que le moyen de
pression employé par les femmes fut la grève du sexe et l’avortement volontaire :
OVIDE, Fastes, I, 617 et PLUTARQUE, Questions romaines, 56. Dans son récit TITE-
LIVE (XXXIV, 1, 3) ne fait pas mention de ces avortements volontaires.
129. Une femme enceinte effrayée peut mettre au monde un être peureux, voir
Évangile des quenouilles, I, 15. Poser sur la tête de la mère le plat de l’épée et
l’enfant sera courageux. Au contraire, il risque d’être poltron si la mère est effrayée.
130. Par exemple en Turquie occidentale, Michèle Nicolas-Özönder raconte
qu’une femme qui avait volé un chat marqua son enfant d’une tache poilue et une
autre qui avait une tache rosâtre sur le ventre l’attribuait au vol d’une rose accompli
par sa mère lorsqu’elle était enceinte. Avec de tels éléments symboliques, un chat,
une rose et un interdit transgressé, l’on pourrait se croire dans un conte !
131. Laurent JOUBERT, Erreurs populaires et propos vulgaires, III, 7 : atteste
en la contestant la croyance pour le XVIe siècle. Nombreux exemples folkloriques
chez Paul Sébillot, Béranger-Ferraud, Arnold Van Gennep ou Claude Seignolle.
Principes encore collecté de manière massive par Yvonne Verdier dans la Bourgogne
des années 1960-1970 (Façons de dire, façons de faire).
132. René DOLLOT, L’Afghanistan, Paris, 1937, p. 237 ; Ria HACKIN et Ahmad
Ali KOHZAD, Légendes et coutumes afghanes, Paris, 1953, p. 174.
133. PLUTARQUE, Délais de la justice divine, 21, 563a. Trad. de l’auteur « <
γὰρ α$κροχορδ νε κα' µελάσµατα κα' +ακο' πατρων *ν παισ'ν α$+ανισθεντε
α$νκυψαν 2στερον *ν υMωνο8 κα' θυγατριδο8 [...] *ξαννεγκε λ γχη τπον *ν
τJ σFµατι, διὰ χρ νων τοσοτων α$νασχοση κα' α$ναδση σπερ *κ βυθο> τ
πρ( τ( γνο @µοι τητο, ο2τω πολλάκι _θη κα' πάθη ψυχ αM πρται
κρπτουσι γενσει κα' καταδουσιν, 2στερον δ ποτε κα' δι’ ,τρων *ξνθησε
κα' α$πδωκε τ( ο3κε8ον ε3 κακαν κα' α$ρετ"ν K +σι. »
134. HORACE, Satires, I, 6, 65-68. Trad. François Richard, Garnier, 1967 :
« vitius mediocribus ac mea paucis / mendosa est natura, alioqui recta, velut si /
egregio inspersos reprendas corpore naevos / si neque sordes nec mala lustra ».
135. Le grec σπλο désigne également les taches physiques du corps comme
celles de l’âme c’est-à-dire le vice et la souillure.
136. L’on pourra aussi se pencher sur le mot employé naevus, « tache » : dans
cette même satire, il semble exister un lien phonologique et donc sémantique entre
naevus et novus, « nouveau ». Horace regrette que le peuple préféra Lévinus à Décius
un « homme nouveau » (I, 6, 20 : quam Decio mandare novo), c’est-à-dire à la gloire
trop récente et ne remontant pas à une famille au passé prestigieux, en d’autres
termes, un « parvenu ». Plus loin, le poète parle d’un affranchi qui porte ce nom, un
surnom récent, celui de Novius (v. 40) que l’on peut également rapprocher de novus.
360 Monstres

Ainsi, l’homme nouveau, novus, comme l’affranchi Novius sont-ils encore un peu
tachés socialement comme le ferait un naevus.
137. Michèle NICOLAS-ÖZÖNDER : « Gebeye gördüğü şeyler verilir, göz hakki
omasin ».
138. OVIDE, Métamorphoses, II, 760-830.
139. Voir par exemple Max CASSON, « La science du mauvais œil (malocchio).
Structuration du sujet dans la pensée folklorique », in Terrain, no 30 (1998) : l’auteur
met en perspective les théories populaires du mauvais œil napolitain (jettatura et
malocchio) et les théories de type euclidien de la vision reconnues en milieu savant
jusqu’au XVIIe siècle. Plus proprement sur les théories antiques, voir Françoise FRON-
TISI-DUCROUX, Dans l’œil du miroir, Odile Jacob, 1997, p. 133-146.
140. Carla CASAGRANDE et Silvana VECCHIO, Histoire des péchés capitaux au
Moyen Âge, Paris, 2003, 2e chapitre. C’est au XIIIe siècle que de nombreux exempla
commencent à véritablement populariser le vice.
141. GALIEN, Des propriétés des aliments, II, 48 = t. VI, p. 635 éd. Kühn :
« τν περιρχων παιδων ».
142. Muriel DJÉRIBI, « Le mauvais œil et le lait », in L’Homme, 105 (1988),
p. 35-47. L’auteur propose quelques constances dans les théories liées au mauvais-
œil (sociétés européennes et sémitiques du bassin méditerranéen) : il est particuliè-
rement présent dans le contexte de l’allaitement et d’une demande non satisfaite ; il
correspond par ailleurs au risque de tout acte rétrograde (surtout refaire téter après
le sevrage).
143. En fait, beaucoup de thèmes s’entrecroisent et comme pour le « mauvais
œil » du récit fictionnel d’Arnold Van Gennep, récit que rappelle Muriel Djéribi au
début de son étude, il vaut mieux ne pas chercher l’exhaustivité afin de ne pas risquer
d’être noyé par une documentation quasi infine.
144. Jean Giono évoque cette crainte auprès de villageois de Haute-Provence.
Après la mort de son mari dans un puit, l’on parle de la Mamèche qui était enceinte
lors du drame : « On disait : “Avec ce qu’elle a passé, il naîtra mort”. Non, son petit
était beau » (Regain, 1930, Livre de Poche, p. 13).
145. L’article 164 (10 mars 1938) donne au Président de la République, le
droit de lever les prohibitions portées pour des cas particuliers non précisés, selon
la « gravité » de la situation.
146. Un alinéa de l’article 163 (Rouen, 23 février 1982) précise, sur les
relations entre oncle et nièce : « motivé par des considérations morales et eugéni-
ques ».
147. Par ex. B.A. MOREL, Traité des dégénérescences physiques, intellectuel-
les et morales de l’espèce humaine, et des causes qui produisent ces variétés mala-
dives, 1857 ; MAGAN et LEGRAIN, Les dégénérés. État mental et syndromes
épisodiques, 1875. Les titres de ces travaux sont déjà explicites.
148. Bien que cette hérédité puisse « sauter » des générations : c’est une expli-
cation classique depuis l’Antiquité pour expliquer les nombreux cas qui nient toute
systématisation.
149. Bulletin de l’Académie de médecine, no 58 (1907), p. 407-414.
150. Par exemple P. MÉNÉTRIER, « L’alcoolisme. Cause de la dégénérescence
Notes 361

de la race mérovingienne », in Bulletin de la société française d’histoire de la


médecine, no 14 (1920), p. 301-309.
151. CÉLINE, Bagatelle pour un massacre, Paris, Denoël, 1937, p. 93.
152. Par exemple Alain CORBIN, Les filles de noces. Misère sexuelle et pros-
titution (XIXe-XXe siècle), Aubier Montaigne, 1978, p. 387-393.
153. Dont le Dr Edmond FOURNIER, Les stigmates dystrophiques de l’hérédo-
syphilis, 1898.
154. Ainsi que les tranquillisants et les drogues illégales. Le syndrome qui
affecte l’enfant s’appelle syndrome d’alcoolisme fœtal (SAF) aux USA ou embryo-
foetopathie alcoolique (EFA) en Europe.
155. Mon Papa, 1981, p. 29 : un père alcoolique est entouré d’une ribambelle
d’enfants aux malformations diverses, rappelant sur ce point la gravure du Grand
Albert. Dans le dessin, les enfants sont déçus en apprenant que leur père va arrêter
de boire et ainsi que les petits frères et sœurs naîtront désormais « normaux ». Dans
les mêmes années, le dessinateur André Franquin avait exprimé ses craintes du
nucléaire avec l’argument tératogène et une planche fonctionne sur ce même modèle :
un employé d’une usine nucléaire est au côté de son épouse au milieu d’une descen-
dance de petits monstres, « Radio active », paru dans Fluide Glacial, no 39, rééd.
dans Idées noires, Audie-Fluide Glacial, t. I, p. 35.
156. Certes, dans ce slogan il n’est pas question d’hérédité génétique mais la
structure du discours est la même : la prophylaxie se construit autour du sort réservé
à l’enfant.
157. Bien entendu, il ne s’agit pas de nier le danger de l’alcool durant la
grossesse mais c’est la dimension symbolique de la campagne qui nous intéresse.
158. Voir Claude QUETEL, « Le prix du péché : la vérole sous l’Ancien
Régime », in ouvrage collectif présenté par Alain Corbin, Violences sexuelles, Imago,
1989, p. 35-51. Cette inflation est sensible dès le XVIe siècle où certains se lamentent
de la gloire que les débauchés tirent de leur mal : par ex. dans l’extrait du Catéchisme
chrétien (1558), in Bartolomé BÉNASSAR, L’homme espagnol, 1975, p. 220-221.
159. Pierre BOAISTUAU, Histoires prodigieuses, c. 32, p. 350-351 ; Ambroise
PARÉ, Des monstres et des prodiges, c. 13, édition de Jean Céard, p. 45.
160. Par exemple Françoise LOUX, Le jeune enfant et son corps dans la
médecine traditionnelle, Flammarion, 1978, p. 61-65.
161. Loi no 91-32 du 10 janvier 1991 dite Evin, sur la restriction publicitaire
(art. 3).
162. L’assèchement de la mer intérieure est à l’origine d’un taux de sel trop
important dans l’air provoquant ainsi une augmentation importante de malformations
dont la polydactylie et la syndactylie.
163. Cité par Jean-Louis FISCHER, Monstres : l’histoire du corps humain et de
ses défauts, Syros Alternative, 1991, p. 112.
164. H. TUCHMANN-DUPLESSIS, « Seveso, prédictions et réalité », in Bulletin
de l’Académie Nationale de Médecine, t. 162 (1982), no 7, p. 1001-1008. Sur le
nucléaire, des études ont été faites sur les populations rescapées de Hiroshima et de
Nagasaki et les résultats sont peu probants.
165. Il manifesto, 22/6/1984 ; Die Stern, 28/6/1984.
362 Monstres

166. Voir Hélène PUISEUX, L’apocalypse nucléaire et son cinéma, 1987.


167. Françoise ZONABEND, La presqu’île au nucléaire, Odile Jacob, 1989,
p. 172. En cas de malformations congénitales, la rumeur dit à propos du père : « Il
travaille à l’usine ».
168. Archives de Fontainebleau, INSERM, section Maternité-pédiatrie. Les
dossiers des femmes étudiées portent la cote : 780-207 (1-213) <1963-1969>.
169. Ce retour suit le recul de la culture ecclésiastique dans les campagnes
de la France post-révolutionnaire. Voir Gérard CHOLVY et Yves-Marie HILAIRE (dir.),
Histoire religieuse de la France contemporaine, Toulouse, Privat, 1985, t. I
(1800-1880), p. 99sq.

Chapitre 6. Enjeux épistémologiques et moraux : causalité et


responsabilité
1. Saga de Snorri le Godi (Eyrbyggja Saga), in Sagas islandaises, trad. Régis
Boyer, Gallimard, Pléiade, p. 205-230.
2. C. JACUTA, Description systématique illustrée de la collection des monstres
du Musée d’Anthropologie et d’Ethnographie de Pierre le Grand de l’Académie
Impériale des Sciences, Saint-Pétersbourg, Publication du Musée d’Anthropologie,
1913 ; Anthony ANEMONE, « Les monstres de Pierre le Grand : la culture de la
Kunstkamera à Saint-Pétersbourg au XVIIIe siècle », in Sergueï KARP et Larry WOLFF
(éd.), Le mirage russe au XVIIIe siècle, Paris, Aux amateurs de livres, 2001.
3. Phèdre, 240 sq.
4. Il en est de même dans le contexte culturel chrétien médiéval. Voir par ex.
Jacques LE GOFF, L’imaginaire médiéval, Gallimard, 1985, p. 103-119.
5. Sur les causes de la vérole, voir Œuvres, II, p. VII.o
6. Voir Marten STOL, Zwangerschap en geboorte bij de Babyloniërs en in de
Bijbel, Leyde, Brill, 1982, p. 72-73. Nous avions constaté l’existence de cette
croyance dans l’aire sémitique avec l’épisode biblique des chèvres de Laban (Genèse,
30, 32-42).
7. Émile BENVENISTE, « La doctrine médicale des Indo-Européens », in Revue
de l’histoire des religions, no 130. (1945), p. 5-12. Voir aussi Jaan PUHVEL, « Mytho-
logical reflexions on indo-european medicine », in Indo-european and Indo-
Europeans, Philadelphie, 1970, p. 319-332.
8. Latin medica, osque meddis (sens du latin judex), grec µδοµαι « se soucier
de », µδων et µεδων « chef », µδοµαι « décider », vieil irlandais midiur « pensée
réflexion », gothique mitan « mesurer », arménien mit « penser » et aussi « juger »,
« gouverner » ou « guérir ».
9. C’est dans un texte de l’ancienne Perse que la trilogie est clairement expli-
citée : Videvdat, VII, 44. On y distingue la kaðto¯ bae¯sˇaza (couteau), la urvarō baēšaza
(plantes) et la maθrō baēšaza (charmes). Elle apparaît également chez Pindare, dans
un passage de la IIIe Pythique à propos du centaure Chiron qui instruisit Asclépios
à l’art médical : « Tous ceux qui venaient à lui, porteurs d’ulcères nés en leur chair,
blessés en quelque endroit par l’airain luisant ou la pierre de jet, le corps ravagé
par l’ardeur de l’été ou le froid de l’hiver, il les délivrait chacun de son mal, tantôt
Notes 363

en les guérissant par de doux charmes (*παιοδ), tantôt en leur donnant des potions
bienfaisantes ou en appliquant à leur membres toutes sortes de remèdes (+άρµακα) ;
tantôt enfin il les remettait droits, par des incisions (τοµ) ». PINDARE, Pythique, III,
40-55. Trad. A. Puech, CUF, 1922 légèrement modifiée par Benveniste.
10. Pour le texte de Pindare, Benveniste propose ces associations ulcères/
incisions, blessures de guerre/charme, fatigue du corps/plantes et remèdes. Le passage
est sur ce propos très peu explicite et ces associations ne sont pas absolument
convaincantes. Nous pensons plutôt à une conception binaire où chaque élément
comporterait à la fois un élément faste et néfaste : le couteau tue et soigne (blessures
et chirurgie), la plante empoisonne et guérit (double sens du phármakon grec) et le
charme envoûte et exorcise. Par exemple sur le rapport entre le sang et le fer voir
PLINE, XXXIV, 138 ; 141 ; 146 : la rouille du fer soigne la blessure qu’il a provoquée.
11. Armand DELATTE, Recherches sur le cérémonial usité chez les Anciens
pour la cueillette des simples et des plantes magiques, Bruxelles, Mémoire de l’Aca-
démie royale de Belgique, 1961. Les sources folkloriques européennes rapportent
aussi de nombreux rituels comparables (Paul Sébillot ou Eugène Rolland).
12. Périclès, 6, 4-5, 154f-155b. Trad. Robert Flacelière et Émile Chambry,
CUF, 1969. Raisonnement similaire en Coriolan, 38, 2 à propos des miracles : les
dieux se servent de procédés naturels pour envoyer des signes.
13. Voir HÉRODOTE III, 50-53.
14. Les Perses, v. 352-352. Erwin R. DOODS, Les Grecs et l’irrationnel,
Champs-Flammarion, 1977, p. 40.
15. E.E. EVANS-PRITCHARD, Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé
(1937), Gallimard, 1972.
16. Claude LÉVI-STRAUSS, La pensée sauvage, Plon, 1962, p. 18.
17. II, 3, 194b 23 - 195a 25. Voir aussi Second analytique, II, 11 ; PA, I, 1,
639a-642b 4.
18. Trad. et comm. de Jean Tricot, Vrin. Voir en part. p. 22, n. 1.
19. À partir de A, 3, 984a 16 sq.
20. 984a 21-25. Voir Génération et corruption, II, 9, 335b 29.
21. Voir aussi Physique, I, 1, 184a 10 ; II, 3, 195b 22 ; Métaphysique, H, 4,
1044a 32. Sur la métaphysique et l’embryologie voir par ex. John M. COOPER,
« Metaphysics in Aristotle’s embryology », in D. DEVEREUX et P. PELLEGRIN (dir.),
Biologie, logique et métaphysique chez Aristote, Paris, CNRS, 1990, p. 55-85.
22. De la Trinité, III, 6, 2, 7. Trad. M. Mellot et t. Camelot, BA, 1955. Nous
avons déjà souligné au chapitre 2 qu’à propos des monstres, Augustin critiquait les
païens plus au travers des philosophes que pour les conceptions religieuses qui
attribuaient à ces êtres une valeur prophétique. Cette dernière fut d’ailleurs assez
vite intégrée dans la pensée chrétienne savante.
23. Augustin, Cité de Dieu, XXI, 8. Trad. G. Gombès, BA, 1960.
24. Ibid., XVI, 8 : « Et qui pourrait relever tous les rejetons humains qui ne
ressemblent pas à ceux qui certainement sont leurs parents ». On retrouve ici la
définition classique du monstre : celui qui ne ressemble pas à ses géniteurs.
25. Augustin, Cité de Dieu, XVI, 8.
26. À propos de l’embryologie, le Coran établit un pouvoir absolu de Dieu
364 Monstres

sur le développement du fœtus (sourates XIII, 12-14 et XXII, 5) : Il est celui qui le
fait croître et Il agit avec une totale liberté. Ainsi dans la médecine, un certain
affrontement s’est posé entre les partisans des lois naturelles et ceux de la totale
liberté du Tout-Puissant (en particulier en ce qui concerne la durée légale de la
gestation).
27. Dans son Discours sur l’esprit positif, p. 8. Voir Angèle KREMER-
MARIETTI, Le concept de science positive, ses tenants et ses aboutissants dans les
structures anthropologiques du positivisme, Klincksieck, 1983, p. 98.
28. Histoire des Francs, V, 34.
29. De la superstition, 169b. En 169c, Plutarque critique les Juifs de Jérusalem
qui se soumirent sans combattre parce qu’ils étaient attaqués un jour de Sabbat.
30. Divination, I, 127-128 : « En effet, les événements futurs ne naissent pas
soudainement, mais il en est de l’écoulement du temps comme du déroulement d’un
câble : le temps ne produit rien de neuf ; il fait simplement apparaître chaque chose
successivement en se déroulant » Trad. G. Freyburger, 1992 (« Non enim illa quae
futura sunt subito exsistunt, sed est quasi rudentis explicatio sic traductio temporis
nihil novi efficientis et primum quidque replicantis »).
31. Thierry BARDINET, Les papyrus médicaux de l’Égypte pharaonique,
Fayard, 1995, p. 60-63.
32. C’est le cas de CICÉRON Divination II, 60-61. Refus théorisé notamment
par Auguste Comte : critique des causes finales - et premières - dans Cours de
philosophie positive, leçons no 19 et 40 ; Discours, § 3, 7 et 9.
33. Métaphysique, Z, 17, 1041a.
34. Voir les divers exemples historiques étudiés par André BERNAND, Guerre
et violence dans la Grèce antique, Paris, Hachette, 1999 notamment le chap. 8 : "Les
grandes tueries", p. 214-246.
35. Par exemple Job, 7, 24 sq.
36. Des délais de la justice divine, 16.
37. HÉRODOTE I, 13, 91
38. Iliade, X, 160-163. Voir PLATON, Phèdre, 12, 244d : « quand pour venger
de vieilles offenses, les dieux frappèrent certaines familles de maladies ou de fléaux
redoutables ».
39. Roland CRAHAY, « Les moralistes grecs et l’avortement », in L’ Antiquité
classique, t. X (1941), p. 9-23.
40. PLUTARQUE, Solon, 23. Sur l’abandon en Grèce voir Louis R. F. Germain,
« L’exposition des enfants nouveau-nés dans la Grèce ancienne, aspects sociologi-
ques », in ouv. coll., L’enfant, recueil de la Société Jean Bodin, Bruxelles, 1975,
p. 211-246. Sur Rome, Max RADIN, « The Exposure of Infants in Rome Law and
Practice », in Classical Journal, t. XX (1925), p. 337-343.
41. Lois, 928 d-e. Voir Jean GAUDEMET Les institutions de l’Antiquité, Sirey,
1982, p. 208.
42. Gustave GLOTZ, La solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce,
Paris, 1904 ; Louis GERNET, Recherches sur le développement de la pensée juridique
et morale en Grèce, Paris, 1917.
Notes 365

43. PLATON, Théétète, 173d ; République, 364b-c ; Lois, 856c. Pour les dettes
commerciales chez les Spartiates, voir HÉRODOTE VI, 86.
44. II Rois, IV, 1-7.
45. Nombres, XIV, 33 ; Deutéronome, 28, 32, 41 ; 23, 2, 3 : « Le bâtard
n’entrera pas dans l’assemblée du Seigneur : même la dixième génération des siens
n’entrera pas dans l’assemblée du Seigneur » ; II Samuel, XII, 15, 18.
46. Nicole BELMONT, Poétique du conte, Gallimard, 1999, p. 158 : face à cette
obligation « les garçons plus que les filles tentent de s’y soustraire ».
47. PLUTARQUE, Des délais de la justice divine, 19, 561c. D’après DIOGÈNE
LAËRCE (IV, 46), le philosophe aurait lui-même connu ce sort : « “Mon père, ayant
fraudé le fisc, fut vendu et toute sa famille avec” ». Trad. Robert Genaille, 1965.
48. Nature des dieux, III, 38.
49. Voir par exemple EURIPIDE, Oreste, 1602-1603 : « MÉNÉLAS : J’ai les
mains pures / ORESTE : Mais non le cœur ».
50. ÉLIEN, Histoires variées, V, 16 : Enfant condamné à mort pour sacrilège
(] Οτι παιδον διὰ Mεροσυλαν θάνατον κατεκρθη).
51. V, 17 : Superstition des Athéniens (Περ' ’Αθηναων δεισιδαιµονα).
Exécution d’un sacrilège adulte qui par mégarde avait tué un moineau consacré à
Asclépios.
52. V, 18 : Femme enceinte condamnée à mort (Περ' *γκου γυναικ(
θάνατον κατακριθεση). L’auteur argumente sa position avec l’innocence de
l’enfant mais il faut avoir aussi à l’idée que dans la logique ancienne, cet enfant
n’appartient pas à la mère mais à son mari ou son clan. Étant la propriété des hommes,
c’est une fois né que l’enfant est reconnu ou abandonné par eux et c’est aussi dans
cette optique qu’il convient d’analyser la réticence générale à l’égard de l’avortement,
décision trop féminine.
53. Jérémie, XXXI, 29. Voir Jean BOTTÉRO, Naissance de Dieu : la Bible et
l’historien, Gallimard, 1986, p. 223-251.
54. Ézéchiel, 18, 2-4 ; 33, 12-16.
55. Trad. TOB. Voir aussi II Rois, 14, 6. Sur un antécédent mésopotamien de
Job, voir la traduction d’un texte poétique dans Samuel N. KRAMER, L’histoire
commence à Sumer, Arthaud, 1986, p. 124-126.
56. Bien que l’intentionnalité ne soit pas systématique dans le Psaume, 20,
13-14 : « Qui s’aperçoit des erreurs / Acquitte-moi des fautes cachées », trad. TOB.
57. Par exemple Siracide, 38, 15.
58. SALLUSTE, Des dieux et du monde, 20.
59. PLATON, République, X, 613a.
60. Jean, 9, 2.
61. Jean, 5, 14.
62. Lettre, 72 (Ad Vitalem presbyterum) = Patrologie latine, éd. Migne, t. 22,
col. 674.
63. Mary DOUGLAS, De la souillure, La Découverte, 1992, p. 79-80.
64. Notamment depuis Augustin. Voir Jacques LE GOFF, in ouv. coll., Amour
et sexualité en Occident, Point-Seuil, 1991, p. 187.
65. Dans ces populations, l’adoucissement du sort réservé aux enfants fut,
366 Monstres

semble-t-il, plus tardif, comme le montre par exemple l’édit de Pistres promulgué
par Charles le Chauve (864). Voir Jean-Pierre CUVILLIER, « L’enfant dans la tradition
féodale germanique », in Sénéfiance, no 9 (1980), p. 43-59.
66. HILDEGARDE DE BINGEN, Liber scivias, in Patrologie latine, t. 197, col.
415. Au XIIIe siècle, dans la Légende dorée de JACQUES DE VORAGINE (GF, t. II,
p. 251), l’on retrouve une punition collective sur plusieurs générations : aux paysans
qui se sont moqués de lui, Rémi dit « les hommes qui ont agi ainsi et leurs descendants
auront les membres virils rompus et leur femme seront goitreuses ».
67. PAUL, Épître aux Romains, 5, 12-20.
68. Sur une question assez voisine, la condamnation à l’Enfer des enfants
morts sans baptême, il y eut un débat incarné par le personnage de Pélage. Le
« pélagianisme » fut déclaré hérésie.
69. Quodlibet II, quaestio 11 (éd. R. Wielockx, 1983, t. VI) : Utrum parvuli
a parentibus aliquam contrahunt culpam.
70. HOMÈRE Odyssée, VIII, 310-312 : « Si je naquis infirme (Yπεδαν ), à qui
la faute ? À moi ou à mes parents ? Ah ! Comme ils auraient dû ne pas me mettre
au monde ! ». Trad. Victor Bérard, CUF, 1933.
71. Erving GOFFMAN, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps (1963),
Minuit, 1975.
72. Jean BOTTERO, in Annuaire de la IVe section de l’EPHE (1968-1969) ;
F.-R. KRAUSS, Die physiognomonischen Omina der Babylonier (1935) et Texte zur
babylonischen Physiognomatik (1939).
73. Les éditions : J.G.F. FRANZ, Écrivains physiognomiques anciens (1780) ;
Scriptores physiognomonici graeci et latini, éd. Richard FOERSTER (1893).
74. HA, I, 10, 492a. Trad. Pierre Louis, CUF. Voir encore HA, I, 8-9, 491b
(front, sourcils et paupières) ; I, 11, 492b (oreilles et langue). Sur la physiognomonie
et son influence dans l’art en Europe, voir Laurent BARIDON et Martial GUÉDRON,
Corps et arts. Physionomies et physiologies dans les arts visuels, L’Harmattan, 1999.
75. Édition et traduction de Jacques André, CUF, 1981.
76. Françoise LOUX et Philippe RICHARD, Sagesse du corps, Maisonneuve et
Larose, 1978, p. 14 sq.
77. René-Claude LACHAL, « Infirmes et infirmités dans les proverbes
italiens », in Ethnologie française, II (1972), no 1-2, p. 67-96.
78. Marie-Christine POUCHELLE, « Le corps dans la Légende dorée », in Ethno-
logie française, VI (1976), no3-4, p. 293-308.
79. La tradition qui décrit Ésope comme un être difforme remonte au
e e
XIII siècle byzantin (Planude) mais une kylix attique du V siècle av. J.-C. (Musée
du Vatican) représente un personnage contrefait (souffrant d’une pycnodysostose ?)
en train de discuter avec un renard. S’agit-il du fabuliste ? Voir Mirko D. GRMEK et
Danielle GOURÉVITCH, Les maladies dans l’art antique, Fayard, 1998, p. 33.
80. PLINE XXXVI, 11. Hipponax (2e 1/2 Ve s. av. J.-C.) était réputé pour sa
laideur et pour avoir inventé un nouveau type de vers iambique : le choliambe
(χωλαµ5ο), littéralement « vers boiteux » !
81. PLATON, Phèdre, 215 b.
82. Henri-Jacques STIKER, Corps infirmes et société, Aubier, 1982, p. 95-106 :
Notes 367

pour la société médiévale chrétienne, l’auteur oppose d’un côté une « éthique mysti-
que » à valeur positive et de l’autre, une « éthique sociale » à connotation plutôt
négative.
83. Sur cet aspect précis de la question, voir quelques exemples de proverbes
italiens in René-Claude LACHAL, op. cit., p. 76.
84. G. DEVREUX, Essais d’ethnopsychiatrie générale, Gallimard, 1970, p. 7.
85. Dans l’ancienne France, les bâtards sont dénigrés dans leur âme et leur
esprit et beaucoup moins à propos de son physique. Voir par exemple, concernant
les réflexions de Saint-Simon sur la bâtardise, l’introduction d’Emmanuel Le Roy-
Ladurie au livre de Claude GRIMMER La femme et le bâtard : amours illégitimes et
secrètes dans l’ancienne France, Presses de la Renaissance, 1983, en particulier
p. 25-35.
86. Voir l’anecdote, déjà étudiée, rapportée par Thietmar de Mersebourg pour
l’Allemagne du XIe siècle (MGH, Script. Germ. Schol., 1889, p. 15-16). Il s’agit d’un
prince qui ivre, s’unit à sa femme le jour de la scène : l’enfant qui en naît est
démoniaque.
87. Anonyme latin Physiognomonie, 12 (voir encore c. 57, 73 et 78). Trad.
Jacques André, CUF, 1981.
88. Jean LIÉBAULT, Trois livres sur la santé : fécondité et maladie des femmes,
1582.

Conclusion
1. Par exemple in Digeste, lois 14 (De verborum significatione, 50, 16) et 28
(De statu homini, I, 5).
2. Jean Delumeau, Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident (XIIIe-
e
XVIII s.), Fayard, 1983, p. 152-158.
3. Les sciences divinatoires anciennes dont les traités mésopotamiens de téra-
toscopie (šuma izbu) ou les analyses des haruspices étrusques étaient forcément le
fait d’une élite qui connaissaient l’écriture et savaient ainsi lire les monstres. Le reste
de la population restait à l’écart de ce type de savoir complexe.
4. Michel Foucault, Les anormaux, Seuil – Gallimard, 1999, p. 90-91. Sur
une figure féminine du monstre politique, avant la seconde moitié du XVIIIe siècle,
voir Jean-Raymond FANLO, « Catherine de Médicis, monstre femelle. Agrippa
d’Aubigné, Les Tragiques, livre I », in Régis BERTRAND et Anne CAROL (dir.), Le
« monstre » humain. Imaginaire et société, 2005, p. 169-177.
5. PLINE VII, 9-10.
6. Par exemple Gabriel JOUARD, Des monstruosités et bizarreries de la nature
(1806), t. I, p. 331 sq. ; t. II, p. 3 sq. ; 413 : « la saine raison et la philosophie, base
de la vraie religion ».
7. LÉVI-BRUHL, La mentalité primitive (1922), Retz CEPL, 1976, p. 67-101
dont p. 97.
8. Sur le monstre, voir De la recherche de la vérité (1674) livre II, chap. VII,
§ 31 (Vrin, 1962, p. 128-126).
368 Monstres

9. Traité des superstitions (1679), éd. en 4 vol. Paris, Compagnie des libraires,
1741.
10. Divers articles de son Dictionnaire paru entre 1672 et 1688.
11. Certains comme Fontenelle (Histoire des oracles, 1687) vont malgré tout
jusqu’à douter de l’existence des démons antiques alors qu’à la même époque, Pierre
Bayle dans l’article 63 de ses Pensées sur la comète (1681) explique les prodiges
anciens par l’action des démons qui voulaient poursuivre la propagation de l’idolâtrie.
L’article 65 s’intéresse en outre à la « Théorie de la génération naturelle des mons-
tres » et cite à l’occasion Malebranche.
12. THÉOPHRASTE, Caractères, 16, 1 : δειλα πρ( τ( δαιµ νιον.
13. TITE-LIVE XXVI, 19, 4 : « quandam supersitione » à l’encontre de Scipion.
14. TACITE, Histoires, IV, 54 : « portendi superstitione vana Druidae » à
propos des Druides.
15. XXVII, 23, 2.
16. Divination, I, 7 : « est enim periculum, ne aut neglectis iis impia fraude
aut susceptis anili superstitione obligemur ».
17. Henri BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion (1932),
PUF – Quadrige, 1995, p. 143-165.
18. Voir Stéphanie VELLA, « L’Inde face au déséquilibre croissant du sex-ratio
de sa population : perspectives socio-démographiques d’un manque de filles », Asso-
ciation Jeunes Études Indiennes, séminaire jeune chercheur, Paris, novembre 2001
et Gilles PISON, « Moins de naissances mais un garçon à tout prix : l’avortement
sélectif des filles en Asie » in Population et Sociétés, no 404, septembre 2004 : en
Chine, la proportion de garçons pour 100 filles est passée de 107 en 1980 à 117 en
2000.
19. L’enjeu éthique et juridique de l’affaire est bien présenté par Olivier
CAYLA et Yan THOMAS, Du droit de ne pas naître. A propos de l’affaire Perruche,
Gallimard, 2002. Le second auteur est spécialiste de droit romain et la profondeur
historique est intéressante.
20. L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Plon, 1960. Pour l’Anti-
quité voir Robert ÉTIENNE, « La conscience médicale antique et la vie des enfants »,
in Annales de démographie historique, 1973 (Enfant et sociétés), p. 15-46 : il apparaît
une certaine indifférence des auteurs vis-à-vis de l’enfant malade. Voir aussi W. DEN
BOER, Private Morality in Greece and Rome. Some historical aspects, Leyde, E.J.
Brill, 1979, dont p. 129-150 sur l’enfant malformé ou chétif.

Annexe I. Cas de monstres dans le monde romain


1. Était-ce cette Alcippe, femme renommée pour avoir mis au monde un
éléphant et dont le grand Pompée fit faire une statue pour décorer son théâtre ? PLINE
VII, 34 : « Pompeius Magnus in ornamentis theatri mirabiles fama posuit effigies,
ob id diligentius magnorum artificum ingeniis elaboratas, [...] partus, Alcippe
elephantum »
2. Le point commun de ces monstruosités est le mélange « in alienos fetus ».
Notes 369

L’auteur précise que la plus horrible reste l’androgyne : « ante omnia abominati
semimares ».
3. Julius Obsequens (56 ; 2) date cette naissance de – 188 (consulats de C.
Livius Salinator et de M. Valerius Messalla) : l’enfant y est également désigné avec
le mot semimas.
4. C’est le sort normal des victimes lors des lustrations ordonnées par les
haruspices : par ex. JULIUS OBSEQUENS, 104, 43. L’auteur chrétien Orose signale cette
naissance (Histoire contre les païens, V, 6, 1) pour l’année suivante (consulats de
Q. Calpurnius Piso et de Servius Fulvius Flaccus).
5. Pathologie existante que l’on appelle coelosomienne : les viscères sont en
partie extérieures. Comme le dit effectivement le texte, cette malformation grave est
fatale à l’individu.
6. Mauvais présage : voir PLINE VIII, 44 ; VARRON, De l’agriculture, XI, 1 ;
SUÉTONE Galba, 4.
7. Il ne s’agit certainement pas de monstres qui sont eux-mêmes des présages
mais il semble préférable d’y voir des enfants adultérins.
8. « κα' χο8ρο *λ+αντι πλ"ν τν ποδν %µοιο *γεννθη. »
9. Sur le plan iconographique, signalons que dans les versions manuscrites
médiévales de ces sources, notamment les cinq exemplaires de Tite-Live conservés
à la BNF (cote : ms français 31, 32, 33, 260 et 264), l’on ne trouve jamais illustrés
ces faits divers.

Annexe II. Les théories astrologiques ; culpabilisation ou fatalisme


1. AUGUSTIN, Cité de Dieu, V, 6. Trad. G. Gombès : « Cum igitur non usque-
quaque absurde dici posset ad solas corporum differentias adflatus quosdam ualere
sidereos, sicut in solaribus accessibus et decessibus uidemus etiam ipsius anni
tempora uariari et lunaribus incrementis atque detrimentis augeri et minui quaedam
genera rerum, sicut echinos et conchas et mirabiles aestus oceani ».
2. Claire PRÉAUX, La lune dans la pensée grecque, Bruxelles, Académie royale
de Belgique, 1973. Concernant l’influence sur la physiologie féminine voir le pano-
rama des sources anciennes dans Danielle GOURÉVITCH, « La lune et les règles des
femmes », in Les Astres. Les correspondances entre le ciel, la terre et l’homme. Les
« survivances » de l’astrologie antique, actes du colloque de Montpellier, 1996,
p. 85-96. Un certain nombre de communications porte sur les époques postérieures.
Sur quelques questions en milieu savant voir C.S.F. BURNETT « The planets and the
developpement of the embryo », in G.-R. DUNSTAN (edited by), The Human Embryo.
Aristotle and the Arabic and European Traditions, University of Exeter Press, 1990,
p. 95-112.
3. Éd. et trad. angl. Robins, Loeb CL. Trad. fra. Nicolas Bourdin de Ville-
neuve, rééd. Paris, Belles Lettres, 1993.
4. Astronomica, IV, 101-105 Classical Loeb Library. PLUTARQUE (La Fortune
des Romaines), parle des différents aspects de cette divinité Fortuna.
5. SUÉTONE, Auguste, 94 ; Tibère, 69 ; Néron, 36 ; TACITE, Annales, VI, 22 et
46 (Tibère) ; HORACE, Odes, I, 11, 2 ; Satires, I, 6, 113.
370 Monstres

6. Des animaux (De animalibus), XVIII, 1, 6 (47), t. II, p. 1214-1215 Stadler,


1920
7. Ainsi que chez Boaistuau, Histoires prodigieuses, c. 5, p. 25, Slatkine-
Fleuron.
8. Des monstres et prodiges, c. XIX, de l’édition critique de Jean Céard, p. 68.
9. Junctinus, Cardan (Les Cent génitures), Rodolphe Camerarius (Centuries
des nocivités) ou Garcée (Jugement).
10. Histoires prodigieuses, c. 5, p. 69.
11. [A] : Les secrets admirables du Grand Albert, éd. du XIXe siècle collation-
née sur l’édition latine de 1651 (il y manque le Secret des femmes), éd. fac simile,
Nîmes, Lacour, 1994 / [B] : Les admirables secrets d’Albert de Grand contenant
plusieurs traittez sur la conception des femmes...., Cologne, 1703, éd. fac simile,
Paris, La diffusion scientifique / [C] : Le Grand Albert, éd. de Bernard Husson, Paris,
Belfond, 1970.
12. [A], p. 30-34 (heures) et p. 36-41 (jours de la lune) : au 8e jour l’enfant
aura mauvaise figure, au 12e il est boiteux, au 23e il est laid et mal fait. Il y a en
tout, huit mauvais jours sur trente et un, soit un bon quart. D’autres sont positifs
(l’enfant est parfait au 14e jour, au 17e il naît coiffé), d’autres enfin sont neutres.
13. [B], p. 40 ; [C], p. 78.
14. Par exemple Jean-Philippe CHASSANY, Dictionnaire de météorologie popu-
laire, Maisonneuvre et Larose, 1970.
15. Paul SÉBILLOT, Le folklore français, t. I, p. 41-44 ; t. III, p. 78-83.
16. Évangile des quenouilles, V, 19 (G).
17. Évangile des quenouilles, III, 33.
18. RTP, XV (1900), p. 471.
19. RTP, XV, p. 597.
20. RTP, XVII, p. 586. L’explication des grimaces pourraient bien être une
rationalisation – une explication a posteriori – d’un vieux conseil, à propos du soleil,
présent dans l’Évangile des Quenouilles, III, 1 et 21 (les risques sont un orgelet ou
la gravelle : en VI, 2, 51 il est juste recommander de ne pas regarder le soleil de
face car il peut se fâcher). Pour la lune, l’interdit est exprimé chez Hésiode (Travaux
et Jours, v. 727-730) et expliqué par le fait que la nuit est le domaine des « Bien-
heureux », c’est-à-dire les dieux et les morts. Pour le soleil, la précaution est égale-
ment attestée parmi les interdits pythagoriques (frag. École pythagoricienne C, 6
Diels-Kranz = JAMBLIQUE, Protreptique, 21).
21. Par exemple Claude SEIGNOLLE, Folklore de la Provence, Maisonneuve
et Larose, 1980, p. 25 : les spectacles aussi divers que la Pastorale, Caramantran,
théâtre amateur, Guignol ainsi que le cinématographe et les fêtes foraines.
22. Présente seulement dans le [A].
23. Raphaël DE WESTPHALLEN, « Monstre », Petit dictionnaire des traditions
messines, Metz, Sainte-Barbe, 1934, col. 499-500.
24. Par exemple pour le Languedoc : Jean-Pierre PINIES, « Le livre de magie :
l’écrit dans la tradition sorcellaire », in ouv. coll., Un demi-siècle d’ethnologie occi-
tane. Autour de la revue Folklore, Carcassonne, GARAE, 1982, p. 57-76.
Bibliographie

Nous ne mentionnons ici que les ouvrages traitant de manière


plus ou moins centrale la question tératologique. Pour alléger cette
bibliographie, nous nous sommes efforcé de fournir dans les notes les
informations et les références les plus précises possible.

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la pensée médicale, Paris, PUF, 2004, p. 747-752.
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— Monstres, handicap et tératologie. Essai sur l’ombre du corps, Paris,
PUF, coll. « Science, histoire et société », 2006.
— « Le théâtre de la monstruosité (exhibitions et mises en scène fin XIXe -
début XXe siècle) », in LOUJKINE, S. et RYKNER, A. (dir.), Discours, image,
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Table des matières

INTRODUCTION ................................................................................... 7
ABRÉVIATIONS ................................................................................... 17
CHAPITRE PREMIER : Le discours scientifique et médical des 19
Anciens : la naissance et les monstres ..........................................
Contexte intellectuel ..................................................................... 19
Histoires d’animaux ................................................................ 20
L’épistémologie des philosophes physiciens .......................... 24
Les lois naturelles du corps : idées et théories .............................. 30
La ressemblance ...................................................................... 32
Monstre ou infirme ? .............................................................. 38
CHAPITRE 2 : Le discours moral et religieux des Anciens : sexualité, 59
faute et monstruosité ....................................................................
Culte et fécondité .......................................................................... 60
Technique et divinités ............................................................. 61
Les divinités de la procréation et leurs actions .................... 62
Punition divine et collectivité ....................................................... 67
Le principe .............................................................................. 67
Variations littéraires ............................................................... 69
Transgressions et punitions .................................................... 72
L’apparition réelle du monstre ...................................................... 78
Les interprétations divinatoires .............................................. 80
L’accueil réservé au monstre ................................................. 89
Changements dans les comportements ? ................................ 95
CHAPITRE 3 : Morale antique et paidopoía ........................................ 109
Interdits physiques ........................................................................ 110
Rapports avec le trop proche : l’inceste ................................ 110
Rapports avec le trop lointain : la bestialité ......................... 119
Interdits sociaux : la question du consentement ............................ 121
Le consentement des conjoints ............................................... 121
378 Monstres

Le consentement des parents .................................................. 124


Le cas de l’adultère ................................................................ 125
Les notions .............................................................................. 127
Sur le plan du corps ............................................................... 129
La parthénogenèse ........................................................................ 133
Les générations des dieux ....................................................... 133
L’apparition de la femme ....................................................... 135
Les écarts ................................................................................ 137
L’éthique sexuelle païenne et le monstre ...................................... 141
CHAPITRE 4 : La tératogenèse dans le christianisme : ruptures et
continuités .................................................................................... 145
Sexualité, monstruosité et morale chrétienne ............................... 147
La sexualité pendant la période menstruelle ................................. 150
Les menstrues dans la symbolique préchrétienne ................. 150
Enfants « menstrueux » et enfants monstrueux dans le
christianisme ....................................................................... 158
La sexualité pendant la grossesse ................................................. 168
L’Antiquité classique ............................................................... 168
La position de l’Église ............................................................ 169
Les arguments ......................................................................... 171
La sexualité pendant les périodes sacrées ..................................... 176
Les causes ............................................................................... 177
Les risques ............................................................................... 177
La position ............................................................................... 180
Les péchés contre nature ............................................................... 183
L’inceste .................................................................................. 183
L’adultère, la bestialité et les rapports avec les démons ................ 190
L’adultère ................................................................................ 190
La bestialité ............................................................................. 191
La démonologie ....................................................................... 196
CHAPITRE 5 : Éviter les monstres ....................................................... 203
Principes « universels » de prévention ......................................... 204
L’analogie ............................................................................... 204
L’imagination .......................................................................... 215
Entre continuités et ruptures. L’imaginaire contemporain des
naissances monstrueuses .......................................................... 242
La dégénérescence .................................................................. 243
Les facteurs industriels ........................................................... 247
Notes 379

CHAPITRE 6 : Enjeux épistémologiques et moraux : causalité et


responsabilité ............................................................................... 253
La question de la causalité ............................................................ 253
Les choix multiples ................................................................. 254
Surdétermination ..................................................................... 257
La question de la responsabilité : la notion du « tiers payant » ..... 264
L’axe synchronique ................................................................. 265
L’axe diachronique ................................................................. 266
Le débat dans les morales préchrétiennes ............................. 267
Dans le christianisme ............................................................. 269
Universalité du stigmate ............................................................... 272
La physiognomonie ................................................................. 273
Les causes ............................................................................... 275
CONCLUSION ...................................................................................... 279
Le mouvement de balancier .................................................... 279
Morale, physiologie et surdétermination ............................... 280
Continuité de discours ............................................................ 281
Transposition ........................................................................... 282
Force et faiblesse de la raison ? ............................................ 283
Statistique et systématique ...................................................... 284
Dimension psychologique ....................................................... 285
ANNEXE I : Cas de monstres dans le monde romain ........................... 289
ANNEXE II : Les théories astrologiques : culpabilisation ou
fatalisme ....................................................................................... 293
Embryologie et tératologie astrale savante ........................... 293
L’influence des astres dans la culture folklorique ................ 298
Astrologie savante et astrologie folklorique .......................... 299
Un fatalisme excessif ? ........................................................... 300
NOTES ................................................................................................ 301
BIBLIOGRAPHIE .................................................................................. 371
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